Merci, amis thaïlandais, pour vos soins à nos morts…
Des blocs de neige carboniques toute la journée et la nuit répandent leurs fumées blanches et sèches. On début on disposait ces blocs d’une manière quelque peu anarchique. On en posait même directement sur les dépouilles. Mais lorsqu’on s’est aperçu que cela pouvait les abîmer et éventuellement effacer les tatouages, on a finalement préféré les placer entre les corps.
Puis, la hiérarchie a décidé d’en faire aussi des murs d’environ 60 centimètres de haut divisant le champ des morts en zones comprenant environs 50 cadavres. Cela avait au moins deux avantages et un inconvénient.
Notre équipe avait été assignée a retrouver sur les corps qui nous arrivaient par camions le maximum d’indices susceptibles de les identifier. Mais cette fumée qui fondait en montant, brûlée par la force du soleil, gênaient notre travail et notre bonne volonté. Nous devions donc agiter des cartons en guise de grands éventails pour aider l’un à prendre des photos de référence, l’autre à analyser et découper les vêtements, en retrouver les labels et en examiner les poches, le troisième à chercher d’éventuels tatouages, d’éventuels trous aux lobes des oreilles, des cicatrices opératoires, le vernis et la longueur des ongles… Seul celui qui enfonçait ses doigts dans la bouche du cadavres pour analyser au toucher et « in situ » les mâchoires, les éventuels appareillages dentaires et autres chicots tirait peut-être quelque avantage à ne pas voir trop clairement ce qu’il faisait.
Un membre de l’équipe gardait les mains propres et avait pour mission d’écrire sur un formulaire ce que chacun d’entre nous lui disait. Un autre avait pour missions de fournir l’eau nécessaire pour laver les corps et de remplir des petits sacs avec les échantillons de cheveux, les étiquettes des vêtements, les bracelets ou autres boucles… Lorsque nous avions à examiner des petits enfants nous avions choisi de joindre d’emblée le short en entier aux échantillons en pensant que la mère, très certainement, si elle était encore en vie, saurait reconnaître instantanément son enfant de cette manière bien plus efficacement et moins péniblement que par la confrontation au corps ou aux photos.
Même le sexe des victimes n’était parfois plus du tout une évidence. C’est pourquoi il fallait aller vite. (Les cadavres continuaient d’arriver. Chaque heure rendait les identifications plus difficiles : des vêtement de plus en plus noirs, les cheveux de plus en plus rares, eux aussi mangés par la putréfaction…)
L’évaluation de l’âge était plus aléatoire encore.
Mais le plus ardu, en général, c’était de retrouver l’origine raciale. Asiatique ? Européen ? Pour les cheveux blonds (s’il y en avait encore), pas de problème : il suffisait de les comparer aux poils pubiens pour confirmer une origine raciale. Mais pour les autres ? Les pommettes sont plus relevées chez les asiatiques, les poils pubiens plus rares, plus long, moins crépus, les os plus fins, la corpulence moins massive, certains vêtements ou tatouages plus typiques d’une culture que d’une autre, des indicateurs religieux… Bref on a dû se tromper souvent, et dans les deux sens.
Cette question de la race était pourtant, semble-t-il, la seule question qui obsédait les équipes d’experts blancs fraîchement arrivées de l’Occident et qui parfois affichaient une arrogance et un mépris détestable pour les dépouilles asiatiques au point que j’eu honte d’être moi aussi un blanc. Ces équipes de « spécialistes » en ajoutaient au méprisable parce qu’ils ne se mêlaient que rarement au pénible travail de l’ouverture des sacs et de la première identification. Ils prenaient les corps déjà déballés que nous leur indiquions, les analysaient dans leurs zones qu’ils s’étaient fait réserver et les plaçaient ensuite dans des container frigorifiques. Je me suis laissé dire que ces maudits « experts » interdisaient même l’accès des containers aux Thaïlandais qui auraient, suite aux indices et photos publiées par nous, eu l’impression que l’un des leurs s’y trouvait par mégarde.
La difficulté de notre travail c’était, avant tout le reste, d’ouvrir le sac de plastique et en sortir le corps.
Les miasmes sont alors tout simplement indicibles.
Il faut parfois interrompre le travail quelques seconde pour laisser quelques lourd paquets d’effluves se disperser.
Les vers quand à eux, presque aussi écœurants que ces miasmes, dès qu’ils étaient exposés à l’air et à la lumière, essayaient de retourner à l’intérieur des corps. Ainsi, deux-trois minutes après l’ouverture du sac, l’examen était déjà moins pénible. C’est pour cette raison que petit à petit, mûrit par l’expérience, nous les ouvrions rapidement par séries de dix avant de les examiner plus en profondeur.
Nous n’avions probablement pas le travail le plus écœurant dans la gestion de cette catastrophe. Récupérer les corps dans les débris, la boue ou l’eau stagnante était certainement beaucoup plus pénible. Le seul avantage de ce dernier travail par rapport au notre était, peut-être, d’avoir moins de dépouilles à traiter en une journée. Ce n’était pas nécessairement un avantage d’ailleurs ; la quantité des morts juxtaposés, suscitait rapidement chez nous un déclic dans le cerveau qui nous permettait de mieux prendre distance par rapport à l’humanité de ceux que nous examinions. Je n’ai pour ma part pas vu de seul volontaire à l’identification des corps quitter le travail pour des raisons liées au dégoût. Je n’en ai pas vu vomir non plus.
Ce que nous observions par contre c’est que ces équipes avaient tendance à s’orienter vers une autre mission ; la récolte des échantillons de DNA qui n’exige évidement pas la même proximité au cadavre (un coup de bistouri au quadriceps puis un morceau de chair dans un sachet et on peut déjà passer au cadavre suivant. On n’a pas a sortir tout le corps de son jus… Et plus tard, lorsque les muscle seront trop décomposés, avec un sécateur, ils extrairont plutôt un bout de côte, ce qui est tout aussi facile a opérer).
Un bébé mort avait déjà été examiné. Après le DNA et l’examen complémentaire d’une équipe de dentiste, le bébé fut cette fois définitivement remballé dans un plastic neuf et aligné dans une fille d’une centaine de cadavres. De là, il serait évacué. C’est la procédure normale pour les corps asiatiques et l’on feindra tous de croire que le bébé en question était asiatique puisque les spécialistes occidentaux soit sont arrivés trop tard soit ne se mouillaient pas dans les basse besognes de première main. On calait des blocs de neiges carbonique entre les corps lorsqu’un de ces bloc écrasa malencontreusement le corps du petit qui émit alors un geignement de quelques longues secondes… Panique ! Epouvante ! Le volontaire thaï qui avait déplacé le bloc de glace se confondait en ‘ko thot’ et en ‘wai’ vis à vis du bébé emballé (manière d’exprimer la contrition et le respect)… jusqu’à ce qu’on se calme finalement tous et décidions de ne pas ouvrir le sac puisqu’un connaisseur expliquait qu’il était fréquent que le gaz, cherchant issue dans de tels corps, sorte en chatouillant les cordes vocales. C’était déjà tard le soir mais le lendemain nous étions malgré tout encore tous au travail et rigolions même de l’anecdote.
Il y eu, bien sur, d’autres anecdotes qui resterons gravées en nos mémoires sensibles pour le reste de nos jours. Pas toujours des anecdotes tragiques d’ailleurs. Un peu tendus par le décors ambiant, nous étions même plus facilement qu’en d’autres circonstances la proie de rires nerveux.
Nous travaillions sur un corps de forte corpulence. Le genre de gars « branché », petit cerveau et gros muscles, qui roule des épaules nues dans la rue pour essayer de séduire les jolie filles… Nous essayons, avant de le déshabiller de brosser son T-shirt pour y lire un logo ou quelque autre dessin coloré qui pusse être utile à l’identification …et puis, tout d’un coup, nous avons tous éclaté de rire ! Fou rire dément dont nous avions nous-même honte mais sur lequel nous n’avions plus le moindre contrôle ! Sur le T-shirt nous pouvions enfin lire en bon anglais de chez nous : « THE NIRVANA IS HERE ! »
Le danger de notre travail ?
Sur le plan bactérien, il n’y a pas, à mon avis, de grand risque parce que toute cette pourriture est surtout le fait de germes anaérobiques qui ne peuvent pas faire prise sur nos corps correctement oxygénés par la circulation de notre sang. Il est plus dangereux de séjourner dans une salle d’hôpital où l’un tousse des pneumocoques, l’autre crache de la tuberculose…
Le véritable danger est psychologique. J’ai déjà fait allusion à cette aptitude qu’à notre cerveau de «switcher » lorsqu’il est confronté à tant de morts. Cela peut mal évoluer… Je veux dire que ce n’est pas tant la souffrance que le volontaire doit craindre que la folie qui consiste par exemple de ne plus avoir le moindre respect pour ces cadavres.
J’en ai vraiment pris conscience lorsqu’une fille de notre équipe m’a tapé du coude :
« Je ne voudrait jamais de ma vie être touchée par ce genre d’homme… » me confie-t-elle en m’indiquant un médecin occidental d’une équipe DNA à l’action.
Il était en train d’arracher le fémur d’un petit garçon comme on enlève l’os d’une cuisse de poulet trop cuit. Une fois l’os en main, à l’aide d’une machette il a commencé à le hacher en envoyant des éclats de tout cotés pour en extraire un échantillon utilisable. Il y avait dans sa manière de faire quelque chose d’hystérique, quelque chose du boucher, quelque symptôme de la folie guerrière…
Un autre danger semble être ces mauvais rêves qui hantent le volontaire parfois longtemps après qu’il aie quitté le lieux du travail. Mais sur ce point notre équipe était plutôt protégée ; nous avions travaillé ensemble plusieurs années dans un mouroir pour sidéen avec un a deux morts par jours. Nous avions cessé d’y travailler pour des raison de mésententes avec les autorités du mouroir quelques semaines plus tôt. Ce mouroir me permets d’ailleurs d’affirmer qu’il est beaucoup plus difficile, quoique puisse en faire croire les média, de s’occuper de gens qui meurent -et dont l’on connaît le nom, le timbre de la voix , les douleurs…- que d’examiner des corps dont on ne sait quasi rien, pas même la beauté passée.
Globalement, l’atmosphère dans le camps de la mort de Yanyao était et restait « bon enfant ». L’humour et les sourires ne manquaient jamais. Je voudrais rendre hommage ici à ces volontaires Thaïs qui arrivaient encore, après plusieurs jours de travail, à ne toucher ces corps qu’après leur avoir fait un « wai » (mains jointes devant le visage) et dit un « kho tot » (« Excusez-moi ») exprimant ainsi qu’ils gardaient bien vivant au fond d’eux-mêmes un profond respect pour les victimes… Et tout ces Thaïs, eux, ne faisaient jamais de distinctions raciales.
En haut de la hiérarchie du camps, il y avait la Dr Porntip, médecin légiste bien connue en Thaïlande pour avoir géré dans le passé de bruyantes enquêtes… Un miracle que cette dame qui dans un style inimitable savait être présente partout, sourire, répondre aux questions, guider l’un ou l’autre occidental perdu qui ne savait comment rendre service, ordonner et se faire obéir… Malgré l’extrême difficulté de sa tâche, la soudaineté, l’imprévisibilité et l’ampleur des évènements elle arrivait à maintenir une organisation remarquable que, bien sûr, les experts blancs fraîchement arrivés ne pouvaient jamais comprendre, tout perdus qu’ils étaient par sa manière d’utiliser l’espace disponible, l’ordonnance des cadavres, l’usage systématique de la mémoire aiguë des chargés de missions thaïs, la tranquille confiance aux bonnes volontés des volontaires, la gestions des tonnes de donations offertes en temps réels pour ces volontaires… Jamais en Europe nous n’aurions obtenus de telles performance avec aussi peu de moyens… J’en suis absolument certain. Et pourtant la Thaïlande n’a jamais connu une pareille catastrophe dans son histoire.
Nous avions décidé au « jour deux » après le désastre de nous rendre sur les lieux du travail (nous vivons à Lopburi, à mille km de là). Pour nous y rendre, alors que nous ne faisions partie d’aucune organisation, nous n’avons pas du payer les billets d’avion et nous n’avons même pas dû attendre trente minutes pour les obtenir. Sur place, à cause de l’apparence, comme la plupart des arrivants, nous avons cru que rien n’était organisé. Nous avons donc d’abord essayé de donner un coup de main à l’aéroport, comme médecin et traducteurs, jusque tard dans la nuit. Il fallait aider les blessés qui arrivaient massivement pour être transférés vers Bangkok. La plupart de ces blessés avaient déjà reçu les soins de base et avaient déjà avec eux les radiographies et les premiers diagnostics. Les infections étaient le plus souvent déjà en traitement par les meilleurs antibiotiques…
Lorsque le lendemain (jour trois) nous nous sommes rendu aux hôpitaux de la région dévastée, tout était « on control »… Des médecins efficients et nombreux nous faisaient gentiment comprendre que nous serions probablement plus utiles ailleurs. Nous sommes donc revenu vers l’aéroport où cette fois l’armée avait pris l’organisation en main et où nous étions devenus tout aussi inutiles.
Nous avons même pu rentrer gratuitement en avion pour le nouvel an ! Toute notre équipe a été fascinée. Nous avions bien sûr donné nos noms pour le cas où on aurait besoin de nous…
Après le nouvel an on nous a demandé de retourner à Yanyao pour la reconnaissance des dépouilles et une fois encore tout avait été prévu. Billets d’avion gratuits, dortoir pour dormir, nourriture, vêtement de protection, vêtement de rechange pour quitter les odeurs dès que le travail était finit… On offrait même des massages gratuits aux volontaires qui le demandaient ! Je sais que des occidentaux se sont plaints qui ne voyaient dans cet apparent désordre que des signes de désorganisation. Ils se trompaient. On se trompe facilement dans un pays comme celui-ci lorsqu’on travaille en aval de l’organisation et « ex abrupto »…
Pour terminer, je voudrait dire merci aux Thaïlandais.
Par delà la tragédie énorme tout est resté humain, très humain, très très humain.
Je vous remercie, amis Thaïs pour cette politesse et cette compétence que vous avez mis à la disposition de nos victimes. Vous auriez pu tout brûler comme le recommandait l’hygiène, le bon sens et l’urgence… Vous n’en avez rien fait parce que nous vous l’avions demandé.
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