Version 1.03 - Mai 2011
Dépression et vocation...
Abstract: Une vocation religieuse ou assimilable doit être confrontée à la question de la dépression (et des autres maladies mentales)!
Préambule: Il vaut mieux écrire sur sa propre dépression que de décrire celle des autres. Le dépressif sait le lien entre la singularité du moi et cette maladie; une parole qui négligerait cette singularité serait présomptueuse. Si je me donne le droit d'écrire ce qui suit, c'est parce que j'ai connu les affres d'une dépression, parce que je suis médecin, parce que j'ai connu des moines malheureux et des moines qui ont défroqué sur le tard... Mais aussi et surtout parce que je ne suis toujours pas moine. Je ne suis donc pas encore susceptible d'être la 'victime' d'une pédagogie à la fois magnifique et puissante et dangereuse (parce que peaufinée par pères maîtres, abbés ou autres gourous depuis de nombreux siècles).
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Si je veux faire une analyse critique de ma propre vocation, je ne peux pas éviter d'affronter la redoutable question de ma santé psychologique.
"...Je ne suis pas un homme comique. Je ne suis pas un homme social. Je suis d'une nature timide."
Jusqu'ici, rien de très grave. C'est dommage mais on s'y adapte, on s'y habitue comme à une calvitie, une allergie ou un bégayement. On n'est pas ici dans des matières qui pervertiraient inconsciemment le sens reconnu et déclaré d'une vocation.
"...J'ai une nature sexuelle qu'il ne convient pas d'avoir dans notre société."
C'est très ennuyeux mais, là encore, on peut trouver quelques compromis qui permettent de survivre sans devoir se faire moine ou se suicider. Après tout, la frustration sexuelle chronique est une souffrance tout à fait commune dans le monde et on peut la surmonter sans nécessairement devoir rester puceau, ni devoir acquérir les caractéristiques du 'mal baisé', ni devenir un puritain compulsif. À notre époque, la sexualité n'est plus (ou ne devrait plus être) un sujet qui peut pervertir inconsciemment le sens reconnu et déclaré d'une vocation.
"...J'ai un besoin énorme de solitude, de silence et de temps vide. Je déteste les responsabilités. Je déteste devoir donner des ordres. Je déteste les rassemblements de plus de trois personnes. Je déteste téléphoner. Je déteste penser et gérer l'argent."
Ici non plus on n'est pas dans des matières qui pervertiraient inconsciemment le sens reconnu et déclaré d'une vocation...
Jusqu'ici, je n'ai évoqué en fin de compte que des marginalités et des inconforts existentiels.Ces "mal-être" que je viens de citer ne sont PAS des souffrances pathologiques qui puissent réellement et dangereusement m'illusionner sur le sens d'une vocation religieuse ou assimilable. Il fallait pourtant que j'en parle parcequ'il faut bien passer outre de ces blocages rudimentaires. L'introspection DOIT oser affronter des abîmes bien plus profonds!
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En 2002, j'ai souffert d'une vraie maladie mentale, moi qui avait été jusque-là solide comme le fer! Au regard de ma vie d'alors, c'était prévisible; je ne suis pas un surhomme! J'avais des responsabilités écrasantes, je fréquentais la mort une à deux fois par jour en moyenne, je sortais de prison où j'avais connu la haine et l'humiliation, je vivais chichement (peu de revenus)...
Avec l'aide du vipasana et de l'autobiographie d'un auteur très singulier (« Mars » de Fritz Zorn - Folio) qu'un ami m'avait conseillé de lire, j'avais finalement pu appeler un 'chat' un 'chat ': je ne souffrais plus d'une banale "difficulté d'être" mais bel et bien d'une maladies mentale. J'éprouvais tous les jours, toutes les heures, une douleur mentale inutile et paralysante qui brisait mon efficience, cassait mon repos, détruisait mes relations humaines, déracinait toute forme de joie. J'étais victime d'une dépression!
Or, dans mon occurrence, cette dépression semblait relativement facile à traiter. J'avais donc finalement accepté que, pour vivre et travailler mieux, je devais d'abord me soigner. Il m'est vite apparu que pour me raffermir, le 'prozac' (un antidépresseur parmi d'autres) devait être le traitement de première ligne. Ce médicament m'a effectivement très bien aidé. Après un an, je pensais pouvoir m'en passer et, effectivement, je pus m'en passer sans souffrir d'insomnie au petit matin, sans être encombré de mille cadavres dans mes rêves, sans me sentir en permanence fatigué, sans penser au suicide tous les jours...
Cette première maladie mentale aura au moins eu le mérite non seulement d'arriver à dédramatiser l'importance de la prise d'un neuroleptique mais aussi de m'introduire dans les arcanes complexes de la dépression. J'avais déjà pu observer des effets ravageurs de la dépression chez des proches, dans des services de psychiatrie, parmi les détenus, chez des religieux, ...et bien sûr chez mes propres patients agonisants. Mais souffrir d'une dépression et l'observer chez un autre, ce n'est pas la même chose.
Et puis? Eh bien, j'ai continué à vivre, sans prozac, sans repenser à ma santé psychologique. Le mal réinfiltrait pourtant sournoisement ma vie mentale mais sans que je ne le diagnostique clairement. Je me croyais en bonne santé lorsque j'ai reçu (ou compris?) ma vocation.
De fait, je dormais correctement (le réveil aux petites heures est un symptôme classique de la dépression) et je ne me sentais pas fatigué en permanence (autre symptôme classique de la dépression). Je n'avais pas non plus ces troubles de mémoire qui avaient caractérisé ma dépression en 2002 et dont le prozac m'avait aussi miraculeusement guéri.
Pourtant je souffrais de quelques autres symptômes dont j'aurais peut-être dû faire plus grand cas: je repensais très régulièrement au suicide par exemple (un suicide 'de raison' en quelque sorte, une manière comme une autre de résoudre un problème lancinant et qui se résume en un mot: l'absurdité de la vie, l'absurdité de ma vie...)
Il y avait un autre symptôme qui aurait dû m'alerter: hormis cette sexualité 'compensatoire' que je consommais avec gourmandise depuis plus de deux ans parce qu'elle m'était devenue plus accessible (je venais de déménager en ville), je n'éprouvais aucune vraie joie dans la vie.
Quelques mois après avoir reçu ou compris ma vocation, euphorie calmée, j'ai resenti ce que j'appelais dans mon journal un grand «silence de Dieu». C'est alors et seulement alors que je me rendis compte que je souffrais encore d'une mauvaise santé psychologique. Cette constatation s'appuyait sur quelques indices complémentaires décisifs:
Oui, je devais oser comparer ce que je vivais à cette maladie mentale dont j'avais souffert quelques années plus tôt. Je souffrais bel et bien d'une nouvelle forme de dépression, certes moins sévère mais réelle. Il me fallait donc être sûr que cette nouvelle dépression ne fut pas la raison inconsciente de ma décision d'entrer en religion.
J'en étais donc arrivé à la question très simple et pourtant cruciale:
"Dois-je reprendre du 'prozac' pour voir si oui ou non ma vocation résisterait aux effets d'une bonne santé mentale?"
J'ai finalement décidé de n'en rien faire parce que ma vocation n'était à mes yeux, après longues introspections, pas tant une fuite qu'un appel. Pas tant une échappatoire qu'une déduction... Que ma dépression ait suscité l'état réceptif nécessaire à cette vocation est très probable, mais le bon sens m'indiquait que je devais de toute façon acquérir cette réceptivité pour d'autres raisons. Je ne pourrais de toute façon jamais invalider la foi (source de l'appel) et pas mal d'autres pressions ou coïncidences existentielles qui m'invitaient à prendre l'habit d'une manière totalement indépendante de mon état thymique. Il me semblait finalament que cette vocation était autant un choix logique qu'un appel. En l'occurrence, je considérais donc que ma 'vocation' n'était pas invalidée par cette vague dépression qui m'y inclinait aussi. J'en arrivais même à penser:
« Grâce à ma dépression larvée, j'ai eu le courage de voir et de dire ma vocation».
Je ne mis donc pas ma vocation à l'épreuve du prozac. C'était un choix dangereux. Aujourd'hui, je ne le regrette pas. Je ne suis pas encore rentré à l'abbaye. Il ne me reste qu'une dizaine de mois. Mais je suis devenu heureux, très heureux. Cela fait de nombreux mois que cela dure. J'imagine que si j'avais atteint cet état de grâce par l'effet du 'prozac', j'aurais pu (et j'aurais dû!) me poser d'autres questions embarrassantes par rapport à ma vocation.
Aujourd'hui, c'est un homme heureux qui continue de vouloir être moine. C'est bon signe! C'est plus sain que d'éprouver ce bonheur pendant un noviciat car un novice peut aussi être heureux grâce à la libération (consécutive à son nouvel état) du poids des choses du monde.
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Aujourd'hui je ne suis pas encore moine, j'ai toujours une vie mondaine utile, une vie sexuelle active, une activité créatrice... Je ne suis donc pas encore susceptible d'être la victime d'un microsystème d'endoctrinement éprouvé par les abbés et gourous de toutes obédiences depuis des millénaires). Dans cet état, je peu résumer ma conviction ainsi: celui qui se sent appelé par une vocation religieuse ou assimilable devrait oser la critiquer non seulement en termes purement religieux mais aussi en termes de santé mentale! S'il n'était pas un homme pleinement satisfait avant sa vocation -ce qui serait la plus normale des choses- il devrait avant tout arriver à être sûr que cette insatisfaction ne fut pas la cause de sa vocation mais que tout au plus elle fut pour lui une opportunité de la faire apparaître, de la faire sortir de l'ombre, de la verbaliser.
Et si cette certitude n'arrive pas?
Je lui conseille de se soigner jusqu'à devenir 'normalement heureux'! Il n'y a rien de dangereux dans une pilule de prozac au regard des effets incomparablement plus sournois que peut avoir un noviciat sur une autonomie mentale! Il faut qu'il sache et se prépare au fait qu'en s'isolant du monde, le novice quitte beaucoup de luttes, quelques angoisses plus ou moins avouables, pas mal de devoirs et que -même s'il paye très cher ces privilèges- il est probable qu'il éprouvera un énorme bonheur qui n'indique pas nécessairement qu'il est bien là où il doit être. Dans cette figure la vocation risque aussi de n'être qu'une fuite du monde et risquerait fort -à mon avis- de ne pas correspondre à une volonté du Seigneur à son endroit.
J'ai vu trop de moines manifestement non épanouis voire franchement malheureux alors qu'ils disent quasi tous avoir connu une joie extrême et une grande paix intérieure durant les premières années de leur noviciat. J'en ai connu qui ont alors quitté l'abbaye, après avoir prononcé des voeux solennels. Peu m'importent ces voeux, je ne juge pas bien sûr, mais ces voeux ne devait pas simplifier leurs décisions! Le plus grave, ce sont les autres moines malheureux, ceux qui restent parce que dans une obstination malsaine, ils ne voient dans leur malaise croissant qu'une volonté, une «grâce» du Seigneur qu'il faut supporter pour grandir spirituellement, ...incapable qu'ils sont de laisser au Seigneur ne serait-ce qu'un seul moyen de les convaincre qu'ils ne sont pas là où ils devraient être!
Et que faire si le prozac (mais cela pourrait aussi bien être de l'haldol ou l'une quelconque benzodiazépine dans le cas d'autres maladies mentales) rend le bonheur? Alors et seulement alors il faut commencer à reposer la question de la vocation de la manière classique:
Si c'est le cas, alors, il ne sert plus à rien d'attendre. C'est certainement le Seigneur lui-même qui attend! Il faut aller frapper à la porte du monastère au plus vite pour y subir sans trop de danger le dernier test: le noviciat.
paul yves wery - Chiangmai - Août 2006-
Version 1.02 - F évrier 2008
Version 1.03 - Mai 2011
NB J'ai déjà touché à une autre question susceptible d'empoisonner une vocation: l'ouverture des oreilles à un contre-ordre du Seigneur.
Ici je ne peux être compris que par ceux qui savent par leur coeur et leur expérience passée ce que signifie le 'silence de Dieu'. Dans les Evangiles, on peut comprendre qu'il n'est pas très beau de 'tenter Dieu': on ne peut pas sans cesse Lui demander de confirmer un appel car ce serait renoncer toujours un peu plus à faire usage de la liberté, refuser toujours un peu plus de prendre sur soi le poids d'un 'oui'. (Pour comprendre ce que je veux dire ici, il suffit de comparer l'obéissance d'un enfant à qui l'on demande cent fois d'écrire une lettre de remerciement à sa grand-mère et l'obéissance d'un enfant à qui on ne l'a demandé qu'une seule fois. De quel enfant préféreriez-vous recevoir la lettre si vous étiez sa grand-mère? Pourquoi n'en serait-il pas de même dans nos commerces avec le Bon Dieu alors que la liberté y prend un sens abyssal?)
En matière de religion, à cause de cette logique relationnelle que je viens d'évoquer ET à cause de la nature même de la foi, on n'est jamais totalement sûr d'avoir bien compris le «désir de Dieu» à notre endroit. Donc, à coté de la question simple et cruciale «Dois-je mettre ma vocation à l'épreuve du prozac» vient une autre question tout aussi simple et tout aussi cruciale: «Suis-je bien réceptif à un éventuel 'message d'erreur' donné par le Seigneur?». En d'autres mots, je dois être en mesure d'accepter que le Seigneur n'ait pas envie que je me fasse moine et d'admettre que je me serais laisser illusionner par une espèce de crise émotive que j'aurais confondu avec un appel religieux. Le bonheur et les responsabilités mondaines seraient évidemment les outils utilisés par le Seigneur pour m'arrêter dans ma marche vers le portail de l'abbaye...