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Version 1.3 -octobre 2016

La main dans la limaille .

Petite fantaisie poético-philosophique sur la liberté...

 

(C'est à Bergson, évidement, que j'ai emprunté l'image de la main dans la limaille. Il l'utilisait pour illustrer un propos vaguement différent... mais ses mânes ne m'en tiendront pas rigueur; Henri se serait certainement contenté de sourire!)

 

Éternité, transcendance et contingence.

Un grain de l'univers qui touche ma main sait maintenant qu'il devra négocier avec un caprice transcendant. Pas un grain sur un million, pas un sur un milliard ne sait cela. Ce million, ce milliard croit que la Nature est une, immuable, éternelle. Ce million, ce milliard pense encore les Sciences comme leurs rudes ancêtres pensaient Dieu. Mais, fatigué d'attendre en vain une théorie de l'avenir, ce grain-là, celui qui me touche donc, soumis comme tous les autres à l'intransigeance des lois de la science, croit savoir maintenant qu'il est aussi touché par un caprice qu'aucune théorie jamais n'enrégimentera... Il s'étonne même de la naïveté de ses semblables:

"- Que font-ils du mystère? Ce milliard de sots ne se serait donc jamais inquiété de ce que ses meilleurs savants aient dû réviser tant de fois leurs plus puissantes théories? Ce milliard de sots n'a-t-il donc jamais remarqué que tous les fondamentaux de la nature furent progressivement ravalées au rang d'hypothèses? C'est pourtant une évidence bon sang! Les bon vieux Galilée dût essuyer les sarcasmes de Lorenz. Newton se traite maintenant, au mieux, comme une élégante approximation. Dans le même mouvement, la bonne vieille géométrie d'Euclide, sous les coups de la clique à Riemann, a dû abandonner ses prétentions hégémonistes. Le bon vieil Aristote dû accepter que l'oeilleton de l'endoscope du docteur Frege fouille ses entrailles; Aristote, pas plus que Newton et les autres, ne s'est vraiment remis de l'outrage. Aristote fut contraint de relaxer les logiques qu'il séquestrait indûment dans la prison de ses syllogismes. Et la purge n'est pas finie! La lucidité, tyrannique, continue de planter ses impudiques lanternes dans toutes les pénombres... Qui aujourd'hui oserait encore parier un seul sou sur l'éternité d'une thèse scientifique?"

Un million, un milliard de beaux esprits rient encore du propos de ce grain fantasque, de ce rêveur, de cette girouette, de cet alchimiste... Mais leurs rires jaunissent; le vent a déjà tourné et ils comprennent peu à peu que le rire n'est plus vraiment de mise:

"- Ce maudit grain pensant serait-il vraiment touché par une main que je ne vois pas?..."

 

Aux écorchés les mains pleines!

Je plonge ma main dans de la grosse limaille, dans les copeaux qui tombent lorsque les mèches et les rogneuses torturent l'acier. Je plonge ma main dans ce sang des tôles et des poutrelles qui ont soutenu les faîtes de la pensée. Je pousse pour prendre place. La limaille résiste...

Les grains de fer daignent finalement me lâcher quelques miettes d'espace, mais à contre-coeur. Ils me griffent, me déchirent. Mon sang gicle et, comme s'il s'agissait d'huile, fait patiner les grains revêches qui maintenant sont bien obligés de ma laisser pénétrer un peu plus.

Mon sang chaud durcit. Je crains un armistice prématuré; la lutte inachevée se figerait déjà dans un caillot?... Je veux gagner encore plus d'espace! Ca y est, le sang est dur! Mon combat fut-il vain?... Je veux encore beaucoup plus d'espace!

Je pousse plus fort... Victoire! Le caillot dur s'est allié à ma cause! Cette fois même l'arrière-garde de la limaille recule. Ma main gagne de nouvelles profondeurs. Je pousse en agitant les extrémités de mes doigts par quelques fines vibrations qui s'ajoutent aux plus amples ondes de mes paumes. La limaille résiste maintenant par une stratégie de blocs solidaires mais son unité est vaincue. Ses bataillons se désorganisent les uns sur les autres. Mes soulèvements d'ongles surtout semblent les surprendre, les déstabiliser.

Dans cette bataille terrible, le caillot lui-même tiraille ma chair. Ce qu'il me reste de peau brûle. Ma main souffre. Des copeaux déchirent et pénètrent les côtés de la croûte qui, parfois, leur cède un morceau d'elle-même. Du sang neuf coule. Un nouveau cycle de mouvements se met en branle.

Je pousse encore. J'ai mal, mais il me semble pourtant que la douleur n'est pas plus intense qu'elle ne l'était. Il me semble même que j'ai atteint ce seuil à partir duquel la douleur perd du terrain. Dans la passion de sa conquête, ma main est de plus en plus indifférente aux inconvénients de la lutte. Et la limaille n'en continue pas moins de me lâcher du terrain.

Je pousse, je pousse, je pousse... De ma main ne restera-t-il finalement que des os et quelques tendons blessés? Peut-être. Mais mes phalanges deviendront alors comme autant de glaives d'acier! Je pourrai frapper la limaille comme du gros sable! Ce reste de ma main avancera plus vite et à moindres efforts dans ces territoires que je veux conquérir encore plus avant!

Une sagesse qui a la douceur d'une intuition me glisse dans les neurones qu'il ne faudra pas en arriver aux os: pourvu que je n'aille pas trop vite, le bouclier de sang séché et cuirassé par la ferraille volée à l'ennemi épargnera à mon squelette la rudesse d'un corps-à-corps. Pourvu que je n'aille pas trop vite, la victoire est déjà acquise. Bientôt c'est par continents entiers que la limaille se soulèvera pour laisser mes doigts infiltrer son empire.

Je pousse encore. Ma main ne souffre quasi plus mais je perçois plus distinctement des nuances dans ces douleurs qui m'agacent encore. C'est comme ces musiques dont l'enfant que j'étais entendait des fines harmoniques qui aujourd'hui échappent à mes vieilles oreilles. Mais de cette musique, les contrepoints et les digues de silence enfin me parlent, me chantent, me crient de sublimes messages qu'un enfant n'entend pas! Il est parfois bon de vieillir!

Bien écouter les gémissements de ma chair... Bien capter tout ce qu'elle me dit de l'inertie... Bien me concentrer sur ce qu'il me reste de perceptions, sur ce que mon instinct en sait déjà et sur ce que mon intelligence y ajoute... Au large l'impatience! Je veux réussir à choisir ce geste infime, ce tout petit soulèvement de tel ongle plutôt que de tel autre, qui fera que toute la sphère de l'ennemi sous pression va éclater pour reconnaître ma volonté. Toutes les inerties devront alors se réorganiser, se reconfigurer dans l'espace pour m'y laisser répandre mon existence! Je le veux, je l'exige! Au sein des copeaux, une nouvelle science devra se mettre en place qui de l'ancienne fera une figure d'école. Ce qui était vérité ne sera plus qu'hypothèse désuete. Je serai établi!

Oui, la limaille est déjà en déroute! Elle cherche déjà les meilleurs compromis de retraite! Lorsque ma main, par de fins mouvements précis, prémédités, calculés, touchera l'autre bord du contenant, les phalanges de ma volonté victorieuse ne seront peut-être pas encore dénudées de toutes leurs chairs.

A l'autre bout du récipient, combien y aura-t-il de plaies à déplorer? A ma peau, combien de brèches ouvertes à toutes les malveillances? Combien de copeaux plantés dans ma chair? Combien de litres de sang laissé dans la ferraille?

A mes frontières devenues poreuses, qui du monde ou de moi, aura gagné la bataille?

 

Négocier

Au milieu de la mer de limaille, un copeau ignore encore tout de ma main. Il croit obéir aux seuls ordres des autres copeaux qui le pressent de toute part. Pour lui, tout, absolument tout, est inscrit dans une causalité rigoureuse faite exclusivement de lois et de fer. Il croit savoir qu'un physicien est en passe de trouver la formule des trajectoires de tout ce qui bouge!

«- Pour prédire mon destin , pense-t-il , il suffira d'observer les mouvements de toute la ferraille qui m'entoure!»

De fait, il n'a pas tout à fait tord. A chaque instant, un savant qui saura tout de son environnement, saura effectivement dessiner l'intégralité de son demain. Mais ce que ce copeau naïf néglige et devra pourtant assumer, c'est que, par-delà cette rigueur des causes et des effets, par delà la fatalité de ces engrenages que l'environnement engendre, l'environnement lui-même est inconnaissable, imprévisible... parce qu'il me touche! Par-delà ma maîtrise de plus en plus parfaite des choses mortes, et des parties mortes des choses vivantes, les plus ambitieuses formules des savants doivent admettre la limite de leurs portées.

Dans le cours de l'histoire, après que les premières vérités furent détrônées, ce sont des avalanches de certitudes qui se sont écrasées les unes sur les autres. La coulée est devenue de plus en plus rapide. Une brèche dans la toute puissance du déterminisme?... L'objectivité survit, mais elle n'est plus que l'enfant de conjectures formelles, l'enfant de ma partie morte.

 

Des copeaux ont-ils tellement peur de ma main qu'ils préfèrent feindre ne pas la voir? La brume n'efface jamais la vallée qui la contient! Sa feinte est vaine. Ces copeaux peuvent continuer à croire que ma main n'existe pas et que demain, loin des mystères n'a été habillé que d'énigmes pour le distraire de l'ennui. La fable est mignonne ...mais elle est une fable. De notre environnement, c'est à son contenant et à ma main d'esquisser l'avenir. N'en déplaise aux copeaux, nous autres, nous n'avons pas tous décidé d'être manchots ni de laisser les lois scientifiques seules dessiner demain. Puisqu'il y a encore de nouveaux partages de l'espace disponibles pour l'émergence d'imprévisibles nouveautés, nous irons, nous, moi et mes frères d'armes, y affirmer nos préférences (...nous essayerons du moins!).

"- A mieux y regarder, plus encore que de ma main, c'est de ta propre main que tu as peur, copeau grégaire! Juger les ordres des lois, n'est pas confortable... Accepter que ta propre nécessité n'est pas que celle du monde, c'est t'engager, prendre des risques, être tout seul contre le monde parfois... Dans la fable naïve d'une possible démystification du monde par des enchaînements de causes et d'effets, tu préfères jeter ton dévolu plutôt que regarder dans les yeux ce que dit la critique et tu t'abandonne dans une foi infantile comme tes ancêtre croyaient en un Dieu tyran et vengeur... Cette fable c'est ta religion. Mais cette fable n'est rien de plus qu'une obédience, qu'un vaste panthéisme né du déni des bords de ton contenant, de ma main et de l'ignorance de ta propre peur! Les plus lucides dévots de ta secte croient repérer la plus haute forme de libération dans l'acceptation ou la connaissance des lois du monde. C'est donc par cette étrange Éthique qu'ils essayent de marcher heureux vers l'échafaud... Sinistre comédie qui refuse de consulter le verdict du miroir! Pauvres petits pantins grégaires qui se sont fait pantins savants à force de se penser uniquement en pantins!

Tu voudrais refuser toute espérance mais pourtant, nous existons déjà! Dis-moi donc, manchot, ignores-tu vraiment ignorer? Regarde bon sang: ton univers n'est pas composé que de semblables! Tes "semblables" parfois ne te ressemblent pas tant que tu le crois! Regarde le mystère de ma main vivante et ose porter ton regard, enfin, vers ta propre main. Prends un miroir et regarde ton visage. Assieds-toi dans le silence. Scrute ton silence. Quelques inclinations te sollicitent et quelques poussées sur tes frontières... Il y a de la transcendance qui vibre dans l'air que tu respires, qui entre en toi. Tu pressens déjà la chaleur de ma paume sur ton corps. Tu pressens la différence entre ta propre caresse sur ton corps et la mienne... Tu pressens d'autres possibles caprices du cosmos surgissant aux frontières de ton contenant. Tu pressens aussi ton pouvoir. Assume! La raison est crevée et tu commences à savoir que c'est pas plus mal car ta joie dépend aussi de sa faiblesse."

Là où, par coulées, mon sang frais nappe la limaille aux frontières de ce qu'il reste de forme à ma main, des combats impitoyables sont engagés et le temps compte, la durée existe avec ses imprévisibles nouveautés. Demain n'existe pas encore! Le grain de cosmos qui touche ma main sait déjà qu'ils devra négocier avec ces caprices transcendants. Le temps existe!

 

paul yves wery

Version 1.01 - Chiangmai - Noël 2009

Version 1.02 - Chiangmai - Décembre 2009

Version 1.20 - Chiangmai -Février 2011

Version 1.30 - Bruxelles - octobre 2016

 

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