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Présence, existence et représentation
À mes amis et mes amants déçus, que ma présence un
jour supplée ;ce livre se veut plus une trace qu'un signe...
Résumé :
La présence de la chose n'est pas son existence. Elle lui survit et prolonge son pouvoir mécanique sur le monde. Nos présences s’imposent dans les engrenages du monde d’abord par une existence, puis par une existence et des traces disséminées, et finalement rien que par des traces. Chaque trace est hantée non pas par une présence mutilée, mais par la présence entière dans la mesure ou un "re-présentateur" peut en "mécaniser" la partie cachée par les études contextuelles, ...par un travail de nature "paléontologique".
Abstract :
Presence of a thing is not existence of a thing. Presence survives it and extend its mechanical power in gears of the world. Our presences are set in the gears of the world first by an existence, then by an existence and scattered traces, and finally, only by traces. Each trace is haunted not by a mutilated presence, but by the whole presence in so far as presenter can "mechanize" the hidden part by the
contextual studies, ... by a kind of "paleontological" work.
1re partie : point critique. 4
II – Présence versus existence 8
VI-2 L'apprentissage non cognitif 30
VI-4-1 Cognitif versus cérébelleux 34
VI- 5 L’apprentissage cognitif 38
VIII La mort de Malibran et la résurrection de Callas 51
2e Partie : Le grand déphasage 61
IX La dynamique des frontières 61
IX-1 Le supplice du nourrisson 61
IX-2 Deux puzzles – ordre interactif vs ordre informatif 65
"ça divise en moi" - L’ordre interactif 65
"je divise pour moi" - l’ordre informatif 67
X La banquise et les continents 74
X-1 Le lion et le papillon - les technosciences 74
X-2 Dialogue de sourds - Le contexte 77
X-3 L’homme et le donut – La résolution 80
Le possible, l’émergent et le factuel 86
X- 4 La prédictibilité - Maudit futur ! 90
X-5 Le mikado ou l’impuissance de Dame Nature 109
3e Partie : la mécanique défiée 115
Résumé:
La présence de la chose n'est pas son existence. Elle lui survit et prolonge son pouvoir mécanique sur le monde. Nos présences s’imposent dans les engrenages du monde d’abord par une existence, puis par une existence et des traces disséminées, et finalement rien que par des traces. Chaque trace est hantée non pas par une présence mutilée, mais par la présence entière dans la mesure ou un "re-présentateur" peut en "mécaniser" la partie cachée par les études contextuelles, ...par un travail de nature "paléontologique".
Toutes les forces du monde se disputent leurs zones d'influences. Elles se contredisent, se coalisent, se neutralisent, se croisent autour de points critiques que le moindre atome n'approche qu'au risque de voir sa trajectoire soudainement drastiquement changée, ...une trajectoire qui avec les trajectoires des autres choses, entretient le désordre du milieu.
Mais parfois, dans cette mélasse informe, par simple obéissance aux lois mécanique, des paquets de trajectoires atomiques condamnent à une certaine stabilité ici les constituants d'une pierre, et là les constituants d'une fleur. Cela durera quelques siècles ou quelques heures.
Ces choses pérennisées, je les appelle des "athoms". Ce sont donc des agrégats, des millions ou des milliards d'atomes enraillés par leurs géodésiques et par elles confinés quelque temps – mais jamais pour l’éternité – dans des zones identifiables de l'étendue. (Les athoms ont eux-mêmes leurs trajectoires et s'assemblent entre eux de manières plus ou moins pérennes, etc.).
L’univers est le sac de ces choses mortelles.
Comment comprendre que de telles choses qui comprennent des millions ou des milliards de composants arrivent à préserver, ne serait-ce que quelques jours ou quelques heures, une morphologie, une allure globale ?
La pérennité de la forme des bêtes et des plantes nous fait d'abord penser que de nouvelles forces viennent assister celles de la physique. Mais en fait, il semble que nous ne soyons pas obligés d'en arriver là. Ces forces qui sculptent les plantes et les bêtes ne sont pas nécessairement miraculeuses. À lire certains des savants multidisciplinaires les plus impliqués dans ce genre d'études, l'agrégation d'atomes en ces athoms sophistiqués que sont les plantes et les bêtes n'exigent même pas de revoir radicalement les lois fondamentales de la physique (gravitation, magnétisme...). Ce sont plutôt les ressources de la géométrie qui doivent être mieux explorées. Les scientifiques d'autrefois n'auraient simplement pas été assez attentifs à cette généricité formelle des grands ensembles de géodésiques. Pris globalement, ces grands ensembles esquissent des replis, des culs-de-sac et des trous où des atomes, pour un temps, sont confinés en athoms morphologiquement stables.
Il aura fallu attendre la deuxième moitié du XXe siècle pour que quelques savants (René Thom est le plus connu) trouvent une manière d'attaquer l'énigme des formes taguées par les flux de géodésiques sans devoir entrer dans le dualisme métaphysique des religieux, des vitalistes, des évolutionnistes, des gourous et autres théoriciens du hasard et des causes premières. En bons stratèges les plus "généralistes" de ces savants se sont d'abord attaqués à la question de ces formes indépendamment de ce qu'elles pourraient représenter sur le terrain ; un travail de matheux donc, un travail de géomètre.
La géométrie enrichie par leurs somptueuses méditations a été rendue à la mécanique. Des érudits ahuris découvrent alors qu'il se pourrait bien que ce ne soit effectivement rien que l'application stricte des lois de la mécanique aux trajectoires des atomes et des athoms qui donne des formes pérennes, récurrentes, aux fleurs, aux bêtes et bien d'autres choses encore qui semblent – mais semblent seulement – défier l'entropie globale.
En tout cas, les théories dites "critiques" (celles qui décrivent les dynamiques non linéaires), nous permettent de l'espérer car suite à ces méditations purement géométriques, la mécanique, en droit au moins, s’est trouvée capable d’expliquer ce qui avait été pour elle l'énigme des énigmes mille fois observables dans la nature : l'effet d'un tout sur ses parties qui à leurs tours modifient le tout qui, etc. Le rétrocontrôle cybernétique, le repli d'un tissu embryonnaire, l'homéostasie, tout cela, en droit au moins, s'expliquerait maintenant beaucoup mieux sans devoir recourir à des causes finales. Il y a derrière ce "miracle" la fécondité des asymptotes, des mariages micro/macro, des maxima et des minima, des enveloppes, etc. On parle moins de "finalisme" et plus "d'émergence", ce qui veut dire en langage normal que les forces qui sculptent les choses n’obéissent pas nécessairement à des "plans" qui nous attendent dans le futur mais plutôt à des projets qui se dessinnent et se redessinent au jour le jour en fonction de "l'évolution-du-tout", de "l'évolution-des-parties-à-cause-de-l'évolution-du-tout", et de "l'évolution-du-tout-en-fonction-de-l'évolution-des-parties", etc.
Dorénavant les réductionnistes ne manqueront pas de mieux tenir compte de ces finasseries géométriques lorsqu'ils étudieront les géodésiques de millions et de milliards d'atomes. Avec l'émergence, ils pourront alors expliquer la réactivité de tel ou tel athom que n’expliquent pas les atomes qui le composent. Avec cette réactivité "personnalisée" l’athom acquérrera une stature ontologique comparable à celle des particules élémentaires ; il ne sera plus seulement un agrégat de parties.
Quelques physicalistes (ces athées qui croient dur comme fer que tout est mécanique et rien que mécanique) triomphent et crient déjà, à qui veut l'entendre, que l'on en a fini avec les dieux et le vitalisme ; la scrupuleuse obéissance aux lois inchangées de la mécanique dans une géométrie mieux comprise suffit ! Les attractions ou, plutôt, les "attracteurs" que l'on interprétait comme des effets d'une "Cause Finale" (et dont la biologie, quoi qu'elle en ait dit, ne pouvait se passer), ne sont que ces forces émergentes passagères.
Avec ces nouvelles modélisations des dynamiques non linéaires et leurs athoms, quelques savants – dont René Thom lui-même – ont donc pensé que l'on venait enfin de détruire la vieille muraille qui protégeait la biologie des conquérants mécanistes. Mais de l'autre côté de la muraille, ce sera plus compliqué que prévu. Les envahisseurs doivent reprendre et achever leurs études sans quoi il faudra se replier et laisser de nouveau les gourous affirmer que dans la vie, les lois de la physique sont elles-mêmes, autant que les choses qu'elles dirigent d'une main de fer, au service d'autres princes plus puissants encore.
En effet, par-delà quelques déclarations triomphalistes, un malaise subsiste. Certes, les athoms et les atomes impliqués dans la vie obéissent aux lois de la mécanique, aux implications géométriques des dynamiques non linéaires, ...mais une (discrète) intuition récurrente tracasse encore quelques savants. Le besoin de finalisme à la peau dure. L’homéostasie, le langage, la sélection naturelle et beaucoup d’autres choses gardent des zones floutées ; elles n’arrivent toujours pas à se départir complètement d’un dualisme, d’un "quelque chose d’autre" difficile à marier avec l’esprit de la mécanique.
Difficile d'exclure tout à fait l'existence d'une gouvernance finaliste. Les chercheurs travaillent, mais leurs solutions gardent parfois une odeur de soufre parce qu'elles bafouent les intuitions les plus généralement admises : ici, sur le temps, et là, sur les plus élémentaires intuitions statistiques... L’émergence est peut-être effectivement compatible avec le déterminisme qui est le sang de la mécanique (elle renaîtrait bien à chaque instant du contexte qui évolue), mais cette émergence-là (il y en a de plusieurs genres) impose parfois, souvent, de renoncer à la prédictibilité.
Une émergence truffée d’imprédictibilité, cela ne fait pas bon genre ; cela reste malgré tout très "limite" pour ceux qui font de la falsifiabilité un critère central de la scientificité.
*
Je me rends bien compte que tout cela est très/trop compliqué pour le potache éduqué dans les supérettes que je reconnais être moi-même... Je ne suis donc pas totalement convaincu que le pouvoir de la mécanique ainsi élargi par des propriétés émergentes au jour le jour va pouvoir expliquer la vie en général et la mienne en particulier... Mais si demain un théoricien habile et patient arrive à me faire comprendre clairement que l'évolution darwinienne ou l'homéostasie bernardienne n'ont vraiment pas besoin d'une cause finale pour pérenniser des athoms et que les théories critiques, celle des catastrophes et les autres, suffisent, je l’accepterai de bon coeur…
À parler franc, je n'en fais pas une affaire d’État.
En fait, je m'en fous un peu maintenant parce qu’en survolant ces derniers mois les grandes questions qui animent les sciences contemporaines, forcé donc de refouiner parfois du côté de la "mécanique-papy", je suis tombé sur un tout autre souci théorique qui me semble infiniment plus intéressant pour méditer sur la présence, l'existence et la représentation ! Et c'est là qu'arrive mon dinosaure...
Qui gouverne le monde vivant ?
Les René Thom et Cie, après avoir donné aux athoms la dignité ontologique des atomes, pensent que c'est la mécanique. Étant incapable d'étayer des arguments solides contre une telle thèse, je l'admets provisoirement (et à contrecoeur :-)) pour les besoins de ma recherche. Ce serait donc l'application rigoureuse des lois de la mécanique dans une soupe d'atomes et d'athoms qui a fait que les dinosaures ont agité le monde pendant quelques millions d'années. C'est la mécanique et rien qu'elle qui a organisé simultanément leurs neurotransmetteurs, leurs muscles, la position des victimes qu'ils broyaient entre leurs mâchoires... Bref, les dinosaures, tout comme leurs proies, étaient des marionnettes obéissantes aux ficelles des forces décrites par la physique.
Et puis ? Eh bien, c'est simple ! La mécanique a fait savoir que cela avait assez duré et que les dinosaures devaient disparaître. Ils sont donc tous morts. Ils ont cessé d'exister en tant qu'athoms et ont libéré tous les sous-produits physico-chimiques qu'ils avaient asservi pour pouvoir exister et durer.
Jusqu'ici, encore rien de vraiment étonnant ; j'avais bien compris que la stabilité des athoms était toujours strictement confinée dans un territoire d’espace-temps – sans quoi ces athoms seraient des atomes (des particules élémentaires d'un nouveau genre) et pas des athoms ! Après la disparition du dernier dinosaure, ses parties, déliées par sa désagrégation, ont été dispersées au fil d’autres flux pour accomplir d'autres fonctions selon leurs propres lignes d'inerties.
Les caractéristiques spécifiques des dinosaures ont cessé d'agir sur le monde parce qu'ils ont cessé d'exister ne laissant pour traces que des agrégats chimiques plus ou moins déliés les uns des autres, des empreintes dans la boue séchée, etc. Pour un mécaniste, "le dossier dinosaure" est clos ; place aux dossiers de ses os, de sa chair pourrissante, de son ADN menacé, etc. C'est aussi simple que cela.
On en resterait là s'il n'y avait eu un étrange phénomène observé des millions d'années plus tard (et qui s'est généralisé sur toute notre planète à partir de la deuxième moitié du XXe siècle) : le retour du dinosaure en tant que dinosaure ! Voilà que cette bête inexistante, à cause d'un os ou d'une empreinte laissée dans la boue durcie, a recommencé d'agiter certaines parties du monde (en l'occurrence, des neurotransmetteurs dans les cerveaux de certains chercheurs, l'imagination de quelques professionnels de l'audiovisuel, le business des fabricants de jouets et les jeux des enfants...).
Au premier regard une telle proposition est stupide ; ce ne sont pas de "vrais" dinosaures, mais des "faux" qui nourrissent les papiers académiques et la production de jouets. Pourtant, à y regarder mieux, si je veux bien entrer dans toute la complexité de ce phénomène-là, quelques évidences vacillent.
Je peux bien courir dans tous les sens, j'en arriverai toujours à devoir assumer une formule paradoxale du style : "quelque chose qui a été et qui n'est plus, est encore susceptible d'inciter le paléontologue à ranger les mots de telle manière plutôt que de telle autre dans son étude... et, consécutivement, d'influencer l'imaginaire d'un scénariste... et d'induire des tendances nettes dans la fabrication de jouets... ".
Sans la "survie" de ce que certains appellent la "forme du feu dinosaure" et que d’autres appellent des "informations sur le feu dinosaure" mais que, moi, j'appelle sa "présence" pour des raisons précises, sans cette "présence" donc, pas de papier savant, pas de "Jurassic Park", pas de "REprésentation" de la bête (mais simplement des "présentations" de créations de poètes plus ou moins savants).
Des fragments d'os d'un dinosaure agissent encore sur le monde par une pesanteur, une manière d'accrocher la lumière ou des réactions physico-chimiques dans les éprouvettes, mais "en tant qu'os", pas "en tant que dinosaure", tandis que c'est le "dinosaure" et pas "l'os" qui caractérise la force discrète jusque-là et soudainement amplifiée par un jeu de points critiques qui impacte la trajectoire de certains neurotransmetteurs, la forme de certains jouets en plastique, l'inspiration d'un réalisateur de dessins animés, ...et même la trajectoire du prix proposé par l'antiquaire qui veut me vendre tel ou tel os ! Pour le logicien, c'est encore et surtout la réalité du dinosaure qui fait la valeur de vérité de l'étude savante...
Certes, ces flux d'influences d'origine jurassienne sont déformés, partiellement étouffés, salis, déniés parfois, par mille interprétations fantaisistes, mais quand même... C'est comme si les caractéristiques du feu dinosaure, encryptées pendant des millions d'années dans quelques poussières d'os ou de la boue fossilisée, revenaient soudain nous crier – d'autant plus clairement que l'os ou la boue pétrifiée lui en offre l'occasion – que ce dinosaure a été, qu'il "survit à son existence" ainsi et pas autrement, et qu'il faut encore en tenir compte. Quoi qu'en pense le biologiste, il est présent ici et maintenant et donc il agit encore... Preuve en est que même si ce dinosaure n'arrive pas encore à vaincre les puissances déformantes de l'ignorance, de l'imagination et des désirs des hommes, il arrive tout de même à mettre progressivement l'arbitraire de cette re-présentation en déroute à mesure que la lucidité, l'intelligence, la scientificité des penseurs et des artistes se raffinent.
Cette présence (je ne dis toujours ni "forme" ni "information" pour des raisons qui deviendront progressivement évidentes) du dinosaure défunt a suffisamment de consistance "ontologique" pour en faire un acteur du monde à part entière, ayant donc ses propres spécificités dans sa manière d'intégrer les chaînes causales. Ce n'est pas la trace (l'os ou l'empreinte de sa patte dans la boue durcie...) qui agit, mais quelque chose qui fait justement que la trace est trace et non pas simplement un agrégat de calcaire ou de silice comme les éprouvettes pourraient le laisser penser. Il y a comme un petit supplément de complexité à prendre en compte...
Ce qui gêne le mécaniste ici, c'est que cette "présence re-présentée" du dinosaure, cette "représentation" agissante, n'est pas "l'existence" du dinosaure et qu'avec elle, les règles d'usage des référentiels spatio-temporels semblent bafouées. Dans notre occurrence, il y a une discontinuité spatio-temporelle qui fait mal au mécaniste : un trou de plusieurs millions d'années entre la fin de son existence et sa réapparition dans des chaînes causales du monde.
La présence n'est pas l'existence, et...
Eh ! Potache ! Si la mécanique doit maintenant compter avec des forces émergentes d'athoms absents, où allons-nous ?!?
Eh ! Eh ! ...Le mécaniste n'est plus bien dans ses bottes ! Il va devoir enfiler des babouches. Devra-t-il, pour sortir de l'imbroglio avaliser l’autorité d’une présence de la chose absentée par son inexistence (sa mort) ?
Le retour des absents ?...
Alors quoi ? Où va-t-on ?
Retour à la case gourou ?
De la poussière de charbon étalée en une ligne sur une paroi du néolithique... rien de plus... une trace de saleté... Et par-delà cette matérialité triviale, la trace enferme la panique d'un bison qui est revenue agiter tout homme qui sur la terre s'intéresse à la beauté, à la puissance de la présence représentée... Qu'y a-t-il entre la poussière et le bison qui nous laisse ahuris ? Soixante mille ans... Le temps d'effacer tous les codes langagiers... Et pourtant, ça communique, ça passe ! Faute d'existence, c'est la présence d'une panique qui habite cette représentation-là ! Un homme l’a tracé sur un mur…
Fin XVIIIe siècle, un homme compliqué plein de souffrances et d'amertume, d'une sensibilité d'écorché, secrète de temps à autre un état d'âme littéralement stupéfiant et d'une ambiguïté infinie. C'est un état mental qui peut durer de longues heures et qui est corrélé à un mélange de tristesse et de jouissance, un désir de fuite et un désir de rester, une révolte et un abandon... C'est une fleur volatile mais somptueuse qui a émergé dans un cerveau en tempête. Cet homme a pu projeter la présence de cette fleur dans la sphère acoustique... Il l'a aussi écrasé sur du papier avec de l'encre. L'homme s'appelait Ludwig van Beethoven. Il est mort et cette fleur qui n'appartenait qu'à son écosystème a disparu avec lui, faute de sang et de neurotransmetteurs pour la matérialiser.
Mais à l'instar de ces empreintes des dinosaures dans les boues du jurassique, cette fleur, cette configuration mentale très singulière, la trace de cet athom disparu avec l'artiste, lui a survécu. L'état d'esprit de Ludvig van Beethoven habite parfois l'ambiance sonore de ma propre chambre et s’installe dans ma propre conscience ; ma propre complexité s'y abreuve. Elle n'est pas du son, elle n'est pas du papier taché... La musique et la partition ne sont jamais que des vecteurs de cette subtilité-là. Cette présence écrasée au XVIIIe sur les touches d'un piano et sur un papier, a été indéfiniment reproduite ensuite sur des disques, d'autres papiers ou sur d'autres matières tout aussi triviales qui traînent depuis des siècles sur nos chevalets, dans nos médiathèques, nos greniers... Cette trace a fait des petits. Ces traces sont autant de cercueils bien localisés et refermés sur un seul et même corps encore vivant, mais sans lieu... Ces cercueils donc attendent encore et toujours que des interprètes les ouvrent et représentent ce qu'ils portent dans leurs ventres... Re-présenter l'état mental de Beethoven pour offrir à nouveau aux engrenages du monde sa vertu hallucinante : érotiser la cruauté de nos existences...
Ce qui a changé avec la désagrégation du cerveau de Beethoven, c'est que la présence de telle ou telle configuration mentale qu'il a portée à l'existence pendant quelques heures ne peut plus agir sans la manipulation de sa "trace", sans l'intention expresse d'un interprète... Elle doit se confronter radicalement à l'altérité...
Chaque fois qu'une autre pauvre âme ouvre un de ces cercueils et se lance dans le défi de représenter ce qu'il contient, il ressuscite au moins quelques-unes de ses vertus thérapeutiques sur la douleur. La présence qui habite la "trace" essaye inlassablement de réorienter correctement ces représentations plus ou moins étonnantes, plus ou moins foireuses de la sonate. Ce qui est époustouflant dans cette affaire, c’est que la présence partielle et partiale qui émane de chaque représentation n'en reste pas moins habitée par la présence totale, la présence "première" née dans la vie mentale d'un artiste puisqu’il n’est pas tout à fait absurde de considérer qu’un bon interprète peut offrir une "meilleure" interprétation rien qu'en entendant une "moins bonne", sans le papier musique donc...
Parfois dans ma chambre, cette musique érotise mon dégoût de vivre... Le plus étrange des défis de la vie s'est phénoménalisé pour la millionième fois.
Avec Beethoven, j'ai louvoyé, j'ai un peu bluffé mon lecteur ; j'ai caché une énigme – et pas la moindre – qui est entrée en scène.
Je dois parler du mangoustan pour me faire comprendre.
Avant d'avoir moi-même fréquenté l'Orient, un ami m'avait expliqué que le mangoustan est un fruit extraordinaire à la fois par sa saveur, son odeur, sa texture... (Ce fruit n'est pas importé en Europe parce qu'il devient nul et puis franchement mauvais seulement quelques heures après avoir été cueilli.) Cet ami avait beau me décrire ce fruit, je ne recevais que des mots vides. (Le problème est le même, ici, à Chiangmai, lorsque je veux essayer de partager avec des mots l'odeur d'une fleur que j'aime entre toutes : le muguet.) Au bas mot, RIEN ne passe. La communication langagière d'une saveur ou d'une odeur est impossible.
Lorsque je découvre une empreinte ou une peinture rupestre, quelque chose communique sans langage, sans convention. La communication est très limitée, mais reste immensément riche si je la compare à ce que j’obtiens par les descriptions langagières de la saveur du mangoustan ou de l’odeur du muguet.
Et Beethoven alors ? Eh bien il devrait être rangé à côté du mangoustan ; entre lui et moi il n'y a aucune continuité mécanique mais un langage avec ses codes "à la Peirce" : le solfège). Et pourtant, contrairement au mangoustan, par les partitions (langage conventionnel), quelque chose passe entre Beethoven et moi, comme s'il était là, devant moi, dans sa totalité, dans son unicité, à m'imposer son aura ténébreuse et à m'inciter sans cesse à l'interpréter mieux. Comment ce langage a-t-il réussi ce prodige et pourquoi cela ne marche pas pour le mangoustan ? L'énigme de Beethoven, j'y reviendrai au chapitres X-4 de ma recherche... En attendant je vais faire 'comme si' la partition était une trace naturelle dans la boue.
*
Ce ne sont pas tant les existences d'un reptile du jurassique, de la configuration mentale d'un musicien du XIXe, ou de la ruade d'un bison du néolithique qui affectent le monde, que leurs présences représentées aujourd'hui par les vertus du... de... De qui ? De quoi ? Le dinosaure, Beethoven et le bison sont morts depuis très longtemps !
Tout cela à l'air trop poétique pour être sérieux, n'est-ce pas ? Mais toi, 'mon frère, mon semblable', je ne te laisserai pas quitter ici le cheminement de ma pensée sans t'accabler d'incertitudes. Devrais-je renoncer à la paléontologie et à l'art pour parler plutôt de vidéosurveillance et de son usage dans des procédures judiciaires pour être pris plus au sérieux ? C'est toujours la même affaire, exactement la même... La re-présentation d'une suite d'événements révolus susceptibles d’influencer les trajectoires de la lame d’une guillotine... La réactivation automatisée ou accidentelle, désirée ou imposée d'un athom inexistant par une présence représentée.
Dans notre univers, il y a deux écosystèmes séparés par des millions d'années. Le dinosaure fait partie du premier et je fais partie du second.
Ce qui relie le dinosaure à mon monde, c'est sa trace… Une empreinte par exemple...
C'est fait en quoi cette trace et comment ça travaille le monde ?
Restons "coperni-thomien" autant que possible. Je dis donc d'abord que la boue fossilisée du jurassique est un athom fait d'une myriade de "points matériels" en mouvement (entités moléculaires, particules élémentaires, autres athoms...). Les trajectoires de ces "points matériels", ces géodésiques redessinées au jour le jour par les lois de la physique, les rassemblent, les confinent, d'une manière singulière. Cette agrégation singulière, cet athom stabilisé, possédait assez de robustesse pour durer quelques millions d'années...
Mais dire cela, ce n'est pas assez dire, car toutes les boues fossilisées possèdent cette caractéristique-là. Or cette boue-ci est aussi la trace d'un dinosaure parce qu'elle enferme un "quelque chose d'autre" que ce qui fait que de la boue est de la boue. Ce "quelque chose d'autre" semble pouvoir facilement échapper aux éprouvettes du physicien. Les éprouvettes sont d'abord affectées par les caractéristiques chimiques et par les caractéristiques géométriques de la boue séchée, de l'athom porteur donc, et non par le dinosaure qui a marqué en creux cette boue.
Ce trou qui s'est creusé dans la boue est-il aussi un athom ? Un athom immatériel ?... Pas tout à fait immatériel puisque cette "chose" a bien des frontières pérennes assurées par un écosystème matériel… Ce trou est donc un athom sans matérialité redevable du contact mécanique de deux athoms matériels dont l’un n’existe plus depuis des millions d'années…
Heu… C’est moi qui m’embourbe...
En français on dit qu’une empreinte dans le sable, c’est une forme 'moulée', 'modelée', dans le sable et cela me donne alors l’envie de penser l’empreinte du dinosaure comme quelque chose de nature exclusivement géométrique. Or elle est bien plus qu’une forme géométrique ! Cette "pseudo-forme-géométrique" que moi je préfère appeler "présence" détient en elle non seulement des caractéristiques géométriques mais aussi quelques secrets sur la structure osseuse du dinosaure, le fait qu'il était bipède ou quadrupède, le milieu qu'il a fréquenté, la température qu'il a pu supporter, l’époque de son existence, son poids et que sais-je d'autre encore... Les paléontologues m'ont toujours stupéfié par ce qu'ils peuvent tirer d'un silex, d'un fragment d'os, d'une tache, ...ou d’une empreinte !
Le philosophe me dira sans doute que la boue, dans notre occurrence, a deux formes : celle qui fait qu'elle est boue et celle qui fait qu'elle est trace... et il ajoutera que cette deuxième forme "informe" la première. Cette deuxième forme serait "seconde", "accidentelle", "de deuxième ordre" (elle ne se manifeste pas sans la boue, mais la boue peut se manifester sans elle).
En gros je pense que je comprends ce que le philosophe essaye de m’expliquer, mais contrairement à lui, pour des raisons qui vont devenir de plus en plus claires (cf. **VII4), je préfère ne pas utiliser le mot "information" dans ce genre de contexte. Pour moi l’information tombe bien plus loin en aval de la présence, après avoir été soumise à des tortures cognitives et des codes langagiers… Pour moi, la forme et l’information sont déliées de la chose, elles sont intégralement à l’extérieur de la chose, du côté de ceux qui subissent la chose, pas du côté de la chose. Cette "présence", tout immatérielle qu’elle puisse être, détient aussi en elle ce qui fait que les informations en aval peuvent être correctes ou fausses.
Pour être encore plus exhaustif à propos de ce qu’est une trace, je peux faire intervenir un os du dinosaure plutôt que son empreinte. Un crâne de dinosaure n’est pas la présence du dinosaure qui s’opposerait à son empreinte qui elle ne serait que sa trace. Le crâne, le calcaire qui le compose, exactement au même titre que l'empreinte de boue est porteur d'une présence "endormie". Comme l’empreinte, il est incapable de réintroduire par lui-même des chiffres autres que ceux du calcaire dans les engrenages du monde... L'os autant que la boue vitrifiée est le moule ...d'une présence ! Il ne faut surtout pas penser que l'empreinte est le contenant d'une présence et que l'os est la présence elle-même ; l'empreinte et l'os sont les contenants d'une présence.
La présence du dinosaure est donc incrustée par le dinosaure dans l'athom porteur (la trace). C'est cette "ambiguïté formelle" qui distingue la trace d'une quelconque pierre. La trace est possible à cause d'une propriété émergente de l'athom : sa relative stabilité, sa " robustesse" (un terme souvent préféré par les érudits) qui, quoique confinée dans une zone limitée de l'espace et du temps, laisse une certaine marge de manœuvre pour la disposition de ses composants. La boue peut rester de la boue dans de nombreuses configurations différentes (géométriques, bien sûr, mais pas seulement ). Un autre athom (le dinosaure) a exploité cette marge de manœuvre pour y insuffler en catimini par contact, les chiffres de sa propre présence. En cela au moins, la trace est bien coperni-thomienne ; tout ce qui a présidé à sa création relève bien de la mécanique. Il n'a pas fallu qu'un tiers intervienne, ni établir des conventions ; le dinosaure et la boue ont suffi. (Pour l'os, le processus est à quelques nuances près le même.)
En disant les choses comme je viens de le faire j'annonce déjà en filigrane que beaucoup de choses sont des traces d'autres choses. Le monde ainsi pensé est un vaste amalgame de traces...
Last but not least, la trace ainsi définie m'invite à prendre une direction particulière pour comprendre l'acte de représenter. La trace est porteuse de ce qui se laisse représenter.
La trace est un athom qui porte accidentellement des... des…des "chiffres" de la présence d'un existant qui est éventuellement devenu inexistant. (Je reviendrais sur mon choix du mot "chiffre" mais qu’il soit déjà clair qu’il ne s’agit pas nécessairement de nombres!)
Derrière l'événement créateur de la trace, il y a évidemment l'enjeu "scientifisé", de la mémoire et de l'historicité du monde, la racine de l'évolution.
Dans cette manière de modéliser le monde, la présence n'est donc pas l'existence.
Au risque de commettre un oxymore, je dis que sur notre planète, l'inexistence du dinosaure est partout. Mais sa présence, qui est bien plus qu'une caractéristique géométrique, nous hante par les traces de son passage dans l'existence (et par l'ensemble de toutes ses représentations, ...et par l'ensemble de toutes ses interprétations ). Le mot "hanter" n'est pas tout à fait anodin puisque cette présence, un peu comme peut l'être une information, semble effectivement défier les règles habituellement reconnues de la temporalité et de la spatialité (et donc de sa portabilité!)...
La présence (enfermée dans l'os ou l'empreinte) de la chose défunte défie la temporalité et la spatialité grâce à l'émergence de la stabilité de l'athom porteur, mais elle n'est pour autant ni ubiquitaire ni intemporelle comme pourrait l'être une pure forme géométrique planant dans la sphère des idées platoniciennes. La trace, comme n'importe quel athom, peut cesser d'exister, être "chaotisée"... Emporte-t-elle dans sa perte la présence de l’autre athom qui sommeille en elle si cette présence n'a pas préalablement été tracée ailleurs ?
Non, ...pas nécessairement en tout cas. Il peut rester encore quelque chose de ses "chiffres-là"...
Si des caractéristiques, des "chiffres", de la présence du dinosaure se laissent entrevoir par son empreinte dans la boue fossilisée, ils peuvent aussi être étudiés par ce que la boue, en réaction mécanique, a modifié dans son environnement.
La boue fossilisée pèse, prend de la place, a sa propre robustesse... Elle a donc un rôle et une position dans l'unité mécanique du monde. À cause de cette unité du monde, la destruction d'une trace n'implique pas que la présence qu'elle enfermait par des qualités dites " secondes" est définitivement perdue pour le savant. Le paléontologue le sait bien qui exploite systématiquement ce témoignage indirect que l'environnement propose : le contexte !
La boue-trace est à son tour une présence qui trace... et cette trace de niveau deux détient encore des chiffres du niveau un, des chiffres du dinosaure...
Lorsque le paléontologue étudie un os, une tache ou d'un silex, il étudie ces choses-là, mais il étudie aussi ce qui entourait l'os, la tache ou le silex... Il essaye de comprendre l'écosystème. Il prend au sérieux des indices infimes, mais il s'intéresse aussi à des données aussi globales que les cycles climatiques, l'évolution de la composition de l'atmosphère, de la biosphère... La paléontologie est une science très pluridisciplinaire. Un bon paléontologue exploite jusqu'à la corde à la fois l'unité 'culturelle' d'un écosystème et son unité mécanique. Le paléontologue cherche en tout et partout, dans le micro comme dans le macro, sans exclusive, ces points critiques susceptibles de modifier le mouvement de ses neurotransmetteurs.
C'est surtout la grande tradition scientifique – que je respecte immensément, cela va sans dire – qui obscurcit la trivialité de mon propos, car pour moi, s'il n'y avait pas tous ces savants, il serait évidemment bien plus commode de dire tout de go que la présence précède l'existence, que c'est la présence qui devrait être le concept premier et initiateur de tout travail cognitif. L'existence serait alors simplement sa première "représentation" dans l'espace-temps. Mon propre corps, si je pousse la charrue jusque-là, peut être compris comme la trace de ma présence dans de la matière organique.
Avec son "existence", la "présence" fait son entrée dans le monde, dans le grand bal matériel (et donc spatio-temporel) où elle ne cessera plus d’être"re-présentée" pour danser avec les autres matérialités "présentées" et "représentées" dans le monde.
Quand je parle ainsi, …il y a comme une odeur de soufre :-)
Comment définir la représentation (la "re-présentation") ? Eh bien, pour ne pas échapper à la complexité du sujet, je commencerai par parler d'une manière apophatique : la représentation n'est ni une trace ni un signe.
Elle n'a ni la passivité ni la pérennité de la trace et ce qui la lie à la présence est mécanique ; elle n'exige donc ni conscience ni convention (souvent, le plus souvent même, la représentation se fait sans langage, rien que par le déroulement dans le temps des lois mécaniques). Mais il n'y a pas d'exclusive ; le langage peut avoir un rôle dans cette affaire .
Après cet apophatisme qui est plutôt une mise en garde contre la confusion entre la trace et la représentation, je peux redire autrement ce qui a déjà été dit à demi-mot en parlant de la trace.
Nouvelle définition :
La représentation est un processus qui prend des chiffres inactifs qui hibernent dans une trace pour les insérer (les réinsérer) dans les chaînes causales du monde actuel.
Pas besoin de tiers pour la création d'une trace (le dinosaure et la boue suffisent)... mais cette trace ne représente pas encore le dinosaure (ne lui rend pas encore cette présence qui lui donnerait d'intervenir en tant que dinosaure maintenant, ne serait-ce que très petitement, dans notre environnement) ; pour qu'il y ait représentation du dinosaure, il faut qu'un tiers manipule ces chiffres emprisonnés dans la trace.
Cette "manipulation", cette re-présentation, est plus ou moins automatique et plus ou moins respectueuse de ces chiffres.
Si le tiers respecte scrupuleusement les chiffres enfermés dans la trace, il va les soumettre tous à un même algorithme afin qu'il y ait parfaite corrélation entre les inputs (inactifs dans la trace) et les outputs qui sont cette fois capables de remuer le monde (via les neurotransmetteurs d'un cerveau par exemple). Cette rigueur algorithmique est indispensable car sans une telle corrélation, les chiffres, la "singularité topologique" (relations que les parties de la chose entretiennent entre elles, avec des trous, des angles, des limites...) serait perdue (plus de relation stable entre 'inputs' et 'outputs').
Exemple 1 : un enregistrement musical (bande magnétique, MP3, WAV, OGG...). Ces enregistrements peuvent être considérés comme des traces d'un concert. Ce fichier ne comprend certainement pas tous les chiffres de la musique originale (surtout si c'est un fichier comprimé d'une manière irréversible comme les MP3 ou les 0GG) mais ce qui reste après filtration est parfaitement corrélé à la musique (qui elle-même, en deuxième intention, réveillait Jean-Sébastien Bach, etc. Ce n'est pas cela qui m'intéresse pour le moment.). Ce fichier, quoique rigoureusement corrélé à la musique d'origine est parfaitement silencieux, mort, sans effet musical sur le monde ...mais il peut défier le temps !
Cette trace est parfaitement inactive tant qu'un tiers ne manipule pas les chiffres qu’elle enferme. En l'occurrence, le tiers sera par exemple un appareillage électroacoustique capable de transformer ces chiffres en un flux électromagnétique susceptible de faire vibrer le cône d'un baffle. Avec cet appareillage la trace alimente bien un processus de re-présentation. Bien sûr, les molécules de l'air et de mon tympan sont affectées par des jeux de pressions et d'oscillations, mais par-delà ces réalités physico-chimiques, la musique est bien redevenue présente dans le monde où elle peut de nouveau faire son travail musical sur mes neurotransmetteurs et mes émotions.
Je relève au passage que dans cette manière de penser le monde, la représentation est bien événementielle ; dès que ce processus s'arrête, la trace est renvoyée à son hibernation et cesse donc d'impacter les engrenages du monde...
Exemple 2 : la vieille photo de Marie. C'est la même affaire. Le papier argentique est devenu une trace de Marie par une succession d'interactions physico-chimiques (grâce à l'appareil photo, il y a une corrélation mécanique entre les chiffres de Marie et la photo). Les pigments argentiques y sont distribués d'une manière singulière qui caractérise Marie. (Marie, c'est le dinosaure et le papier, c'est la boue fossilisée du jurassique...) Tant que ces chiffres tracés ne sont pas travaillés par un 'représentateur', la photo de Marie n'agit pas ou quasi-pas sur le monde ...et si elle agit, c'est en tant que papier et pigments colorés, pas en tant que portrait de Marie. Dans le grenier Marie est 'tracée' sur un papier mais sa 'présence' dort, elle n'agit pas sur le monde actuel.
Lorsque la fille de Marie entre dans le grenier, trouve la photo et y reconnaît sa mère elle 're-présente' dans sa conscience la Marie défunte et le papier devient presque accessoire dans cette affaire. Quoi qu'elle fasse, cette fille donne à Marie de redevenir momentanément active (et donc "existante" pour le savant) dans la course du monde. C'est Marie qui agite les neurotransmetteurs, pas le papier porteur. C'est Marie qui fait pleurer sa fille, pas les pigments argentiques.
Dans ces deux exemples, la trace n'a donc fait qu'offrir l'occasion d'une représentation qui elle a été opérée par un tiers (l'appareil électroacoustique, la fille de Marie...).
Il faut donc "computer" les chiffres somnolents dans la trace pour arriver à leur redonner d'être actif dans le monde. Je peux bien parler de computation tant tout cela ressemble à ce que fait un robot informatique qui, à partir d'inputs, produit des outputs susceptibles d'activer tel ou tel moteur électrique...
Le philosophe logicien fera peut-être valoir ici qu'il faut une intention pour "lancer" cette computation... Pour comprendre plus subtilement cette initiation de procédure représentative, c'est vrai qu'il sera probablement utile d'aller fouiner dans les archives de la phénoménologie. Mais qu'importe la phénoménologie pour le moment puisqu'un processus naturel ou moins naturel autre qu'une conscience peut aussi s'en charger (sans conscience, pas de phénoménologie évidemment!). Il suffit encore une fois d'aller voir du côté de la robotique pour s'en convaincre. Par-delà la création de l’appareillage, la simple procédure d'ouverture d'une porte automatique est aussi le résultat d'un projet impliquant un objet extérieur (intention) via la représentation dans des circuits électroniques d'images (traces) captées par une caméra...
Une image photographique peut séduire un acheteur potentiel, inspirer des fantasmes à un homme qui en cherche, triller du courrier, diriger une voiture en pilotage automatique, alerter automatiquement un bureau de police par un programme de reconnaissance faciale... Dans tous ces scénarios, ce qui agit, ce ne sont pas tant les pigments du papier photo (ou les pixels de l'écran) que les relations (proportions de distances) entre ces pigments (ou ces pixels) qui font qu'une image est aussi la trace d'une chose extérieure au papier (à l'écran)... Il y a donc une altérité injectée dans l'image et c'est évidemment cette intuition-là qui, en religion, peut (éventuellement) sauver le dévot iconophile de l'accusation d'idolâtrie. (L’idolâtrie serait la version fétichiste de l’affaire :-)
Puisque j'évoque déjà l'icône et l’idolâtrie, je me dois d'esquisser aussi très succinctement le risque qui s’y attachent et qui est le problème très global de la traduction.
Traduction-trahison... Puisque dans la représentation, il y a introduction d'un tiers, intrusion obligée d'altérité dans une relation binaire, il est possible que la production des outputs ne soit pas très respectueuse de l'intégrité des chiffres de la source ! Déni systématisé de certains de ces chiffres, erreurs de lecture, interprétation tendancieuse par filtration ciblée, étouffement ou dissémination de ces chiffres par des apports massifs d'autres chiffres venus du représentateur... Querelles de présences ? Le représentateur peut être un menteur, un incompétent, un immature, un aveugle, un indiscipliné, un paresseux...
Le représentateur peut être un brillant paléontologue ou un brillant historien limité seulement par son incompétence et/ou la pauvreté de ses sources, mais il peut aussi être un manipulateur tout à fait compétent qui instrumentalise une trace au service de ses propres affaires, tel Staline qui instrumentalise Karl Marx dans une politique où le pauvre Karl aurait eu bien du mal à se retrouver.
Hors de ces considérations vaguement morales, il reste que la "trahison" du représentateur est tout aussi possible dans les sphères non humaines ; l'appareillage biologique ou mécanique, qui trace et/ou représente tant de choses à partir de périphériques plus ou moins foireux, ne représente souvent que des parties outrageusement simplifiées de la source (filtration excessive des chiffres de la source). Sans même avoir nécessairement rompu la corrélation qui lie le peu de chiffres pris en compte, par manque de résolution, le processus représentatif (bio ou techno) peut en arriver à confondre un homme et un donut (je reviendrai longuement sur ce thème de la résolution au chap. **X3) et cette confusion peut avoir des effets calamiteux sur le monde. Rien que de la mécanique dans ce désastre, pas de morale.
Lorsqu'une plante grimpante se perd dans les ténèbres de la toiture de la remise au fond du jardin, elle est typiquement victime d'une filtration perceptive qui laisse passer trop peu de chiffres et simplifie donc trop l'environnement dans lequel elle croît...
Il ne faut pas tout voir en noir parce que les mélanges aussi peuvent être intéressants; le "représentateur" musicien peut aussi être un véritable artiste au même titre que le Jean-Sébastien Bach qu'il interprète et qu'il prétend re-présenter. Lorsque deux génies unissent leurs compétences en se respectant, le monde y gagne. Pas d'exclusive dans l'interprétation… J'écoute la "toccata & fugue" en ré; Bach est bien là, ainsi que Preston qui l'interprète d'une manière jubilatoire et tellement libre ...et tout cela ressemble tellement peu à ce que faisait, quelques décennies plus tôt, l'ascète Helmut Walcha sur des orgues où Bach lui-même avait joué... La version de Preston est diamétralement opposée à celle de Walcha, mais ce qui rend leurs deux démarches passionnantes, ce sont ces chiffres magnifiques qu'ils ajoutent sans pour autant sacrifier les principaux chiffres de la source. (Je montrerai au chapitre **X, pourquoi dans la musique Occidentale, contrairement à bien d’autres musiques, il est si facile d'ajouter des chiffres sans nécessairement sacrifier la source.)
Assimiler le processus de représentation à de la computation serait évidemment confondre la fin – dont, a priori je ne sais rien – et le moyen, mais la relation compliquée dans ce couple exige une méditation complémentaire.
Je vais partir de ce qui se passe tous les jours dans ma vie :
Lorsque j'ouvre mes paupières, un flux de lumière entre dans mon œil. Ce flux est parfaitement corrélé par les lois mécaniques (réflexion, réfraction...) aux positions de telles choses du monde. Une partie seulement de ce flux stimule des photorécepteurs de ma rétine (première filtration) et introduit ainsi dans mon cerveau un flux de chiffres qui est, certes, incomplet, mais ces chiffres sont encore corrélés à ce flux qui vient de l'extérieur. Pas encore de convention avec un tiers, rien que des relations physico-chimiques et du biochimique (photorécepteurs, synapses...). C'est de la mécanique pure et dure.
Je continue de dire "chiffre" et pas "nombre" ! Ces inputs ne sont pas nécessairement numérisables. Je me contente ici de considérer que ces "chiffres" corrélés à des perceptions élémentaires sont susceptibles d'agiter des zones du cerveau sans m'attarder sur la nature de ces interactions qui corrèlent. Dans cet article, les nombres sont des chiffres, mais tous les chiffres ne sont pas des nombres...
Mon lecteur attentif aura aussi remarqué que je continue d’éviter (autant que possible) le mot "information"... Dans ce jeu d’esquives, je préfère parler de "chiffres" pour des raisons qui deviendront de plus en plus évidentes et dont la plus simple à comprendre, est la suivante : d'un seul et même ensemble de chiffres d’une présence, je peux faire cent mille informations différentes : des informations vraies, fausses, contextuées par des conventions, digitales, analogiques, etc. Le mot "chiffre" est ma manière de rester lié à la source principale, la présence, qui accessoirement inspire ma fabrication d'un certain genre d'informations (fabrication stigmatisée par des intentions)... Un phénoménologue dira peut-être ici que ces chiffres sont la donation de la chose, dont telle conscience (ou telle machine!) va faire SES informations...
Dès que ces chiffres sont en moi, mon cerveau peut les torturer par des cascades de computations différentes.
Ces computations ramassent et divisent cette masse de chiffres d'une manière qui n'est pas arbitraire, mais qui n'exige pas nécessairement des conventions, ni même une conscience. C’est ainsi que les nombreuses réactions de mes photorécepteurs rétiniens à l'arrivée des rayons de lumière les distinguent d'emblée par des caractéristiques physico-chimiques (couleur, localisation sur la surface rétinienne, intensité et, peut-être, d'autres choses encore...).
Les divers seuils de réactivité de ma rétine et sa prolongation nerveuse ont ici un rôle clé (courbes maxima/minima qui caractérisent les perceptions...). C'est à partir de ces seuils que peuvent se dessiner des frontières qui permettront ensuite l'usage des notions ensemblistes (inclusions/exclusions/intersections...).
Ces différences d'intensité, de positions et de couleurs isolent des lignes, des zones, des trous... et le géomètre peut déjà y repérer des croisements, des angles... des ruptures de continuité. Si j'ajoute un peu de dynamiques dans la soupe (prise en compte du temps) je commence à pouvoir imaginer dans ces mouvements de courbes des points critiques…
Après ces premiers traitements "ensemblisteurs" de la perception rétinienne, je possède déjà, en droit au moins, les germes de ce que j'appellerai bien plus tard le soleil, l'arbre, la terre, l'herbe, la chenille... Ces choses ne sont pas encore reconnues par ma conscience, mais elles sont isolées les unes des autres par des relations de classes. (Il y a maintenant des frontières qui peuvent par ailleurs évoluer d'une manière étonnante à la manière des caustiques sur le fond d'une piscine, puisqu'il y a de la criticité dans l'air !)
Il y a une continuité strictement régulée – qui préserve une corrélation – entre des choses du monde et ces ensembles obtenus par le triage systématisé des chiffres dès leurs entrées dans mon ‘cerveau-bottom’ (le cerveau qui n’est pas encore pleinement "cognitif").
Ces premiers travaux "computationnels" sont tellement mécaniques qu'ils sont comparables au travail d'une centrifugeuse (qui sépare les atomes lourds des atomes légers), ou encore au travail du chromatographe (qui sépare les molécules en strates distinctes en fonction de leurs dipôles électriques ou de leur solubilité).
Les fameux travaux de David Marr sur la perception visuelle (…) souvent cités par ceux qui s'intéressent aux liens entre la perception et la cognition, arrivent ainsi, à partir du dynamisme et de la répartition planaire d'intensités/couleurs d'origine rétinienne, à catégoriser ces discriminations d'une manière "quasi volumétrique" (sans même devoir recourir à ces calculs de triangulation que la visualisation binoculaire autorise !!!).
Lorsque, le dynamisme de la perception permet de confiner les frontières mouvantes de telle ou telle chose dans des marges ('frontières floues' mais frontières quand même !) l'observateur peut se permettre de placer provisoirement cette chose dans de l'étendue qui n'est peut-être pas encore franchement tridimensionnelle, mais qui s'en approche dans la mesure où elle permet déjà – au prix de ce "flou confiné" – de pressentir qu'une cinématique tridimensionnelle pourrait se cacher derrière ce que l'on observe et qu'en tout cas cette cinématique permettrait d'expliquer facilement ces fluctuations frontalières.
Cette troisième dimension resterait malgré tout très spéculative, puisque infalsifiable à partir des données d'une seule rétine. David Marr parle non pas de 3D, mais de 2D1/2. La différence entre la 3D et le 2D1/2 (et le flou des frontières qui lui est inhérent), j'y tiens, car c'est par le même genre de distinction que je pourrai séparer plus clairement dans la cognition la sphère symbolique et la sphère informative (Cf. **IX2).
Si je confronte cette modélisation mécanique mais floutée, à celle obtenue par l'autre œil (vision binoculaire) et même, pourquoi pas, aux données tactiles ou auditives, les flous s'estompent, les choses se laissent objectiver de plus en plus précisément sur une scène 3D (modélisations de plus scientifiques puisque de plus en plus falsifiables)...
À partir de la dynamique de contours (seuils) de plus en plus clairement confinés dans des espèces de gaines, je commence à pouvoir modéliser une configuration volumétrique de ma chambre même si je suis borgne. Je peux aussi, pourquoi pas, commencer à modéliser la lune et le soleil comme deux boules en mouvement dans des référentiels à trois axes (alors que je partais de données planaires!), etc.
Ces travaux de Marr ont évidemment aussi une portée théorique fondamentale pour étudier par exemple le rôle de la perspective dans les automatismes "cérébelleux" (qui ne disposent pas nécessairement de données binoculaires ou tactiles ou auditives), ...Ils ont aussi une importance certaine pour enraciner plus scientifiquement des analyses de l'usage de la perspective dans la cognition, l'art, le réflexe sportif, etc. (Bref, grâce à David Marr, on peut libérer cette pauvre perspective de cette prison contre-intuitive – les conventions des linguistes – où il n’y a pas bien longtemps certains penseurs avaient confiné son usage pratique !)
Ces ensembles délimités par des frontières plus ou moins floues (elles-mêmes dessinées par l'exploitation des seuils de sensibilités d'un processus perceptif (naturel ou techno) peuvent évidemment, en droit au moins, être utilisés comme des interrupteurs par d'autres processus. Tel ou tel ensemble (reconnu par tel autre processus caractérisé par d'autres seuils de sensibilités) peut me faire exécuter telle ou telle action musculaire par les centres exécutifs du cerveau... et c'est le retour au monde macro !
La réflexion de la lumière sur les choses et qui a mené cette lumière jusqu'à ma rétine serait alors un des maillons d'une chaîne causale exclusivement mécanique qui est susceptible d'expliquer par exemple le clignement de mes yeux lorsqu'un projectile risque d'atteindre mes cornées. C'est du déterminisme pur et dur... (mais cela ne veut pas dire que c'est du prédictible – la prédictibilité est un autre sujet).
Ce cheminement de causes et d'effets qui relie l'impact d'un jet de lumière sur ma rétine et la contraction musculaire de ma paupière peut être comparé, dans le monde sans conscience de l'informatique, à de la reconnaissance vocale qui, à partir d’un flux de son, est susceptible d'activer tel interrupteur plutôt que tel autre.
Entre l'impact rétinien et telles contractions musculaires de mes paupières, pas besoin de conscience ni de conventions linguistique, mais pas d'exclusive ; la conscience et le langage peuvent intervenir.
Pour un savant réductionniste, cet enchaînement de causes et d'effets micro (stimulation de photorécepteurs rétiniens, ou de récepteurs tactiles, ou de récepteurs proprioceptifs, ou, etc.) et macro (contractions musculaires) peut être une explication acceptable et suffisante de beaucoup de phénomènes "cérébelleux" (mot utilisé ici dans son sens fonctionnel et non pas anatomique bien sûr : une réaction automatique à des données perceptives). Ainsi peut s'expliquer la coordination de la marche, de la respiration, de la déglutition...
Depuis que les matheux ont étudié les dynamiques non linéaires, on ne s'étonne plus vraiment de ces passages du macro au micro et du micro au macro dans ces chaînes causales qui lient les événements du monde à mes réactions musculaires. Avec les "points critiques", tous ces brusques changements d'échelles (et des longueurs de corrélations) sont acceptables pour le savant mécaniste et même pour le savant physicaliste puisque sans l’intervention expresse d’un langage, il n’est plus nécessaire d’abandonner le monisme auquel ils tiennent tant.
L'étude de la marche illustre bien des délais qui sont parfois imposés par Dame Nature dans ces affaires. Or ces délais peuvent nous donner un premier éclairage sur ce que peut être un apprentissage...
La marche requiert évidemment un usage intensif de la représentation, mais elle peut se passer du langage même durant son apprentissage. La marche est non pas nécessairement, mais possiblement non dépendante de conventions. Mieux : c'est du physico-chimique sans être nécessairement du cognitif... (sinon je serais obligé de dire qu'il y a du "cognitif" dans la relation entre la lune et le soleil ou dans la chute d'une pierre! Ce serait une manière de parler trop éloignée du langage naturel.)
Lorsque je marche, des flux de chiffres entrent et se succèdent dans mon cerveau (inputs). Ces masses de chiffres entrants se classent d'emblée en catégories très générales en fonction de leur origine. En ce qui concerne la marche, il y a des chiffres émanant de la proprioception (angulation des membres), d'autres provenant de la vision (avec éventuellement les esquisses 2D1/2 qui ont été évoquées plus haut, mais le 2D1/2 n’est évidemment pas propre à la vision), d'autres proviennent du toucher (pressions aux plantes des pieds ou aux cils de l'oreille interne (relations angulaires à la gravité)... et tout ce que j'oublie mais que les spécialistes de la robotique connaissent parfaitement.
Ces grands ensembles de chiffres se divisent eux-mêmes en sous-ensembles selon des critères propres à leurs origines perceptives (pour la vision : intensité lumineuse, coordonnées rétiniennes, couleurs...).
Le dynamisme de ces sous-ensembles révèle d'autres frontières dépendantes d’autres courbes de sensibilités qui autorisent de nouvelles classifications (troisième génération de sous-ensembles), etc.
Pour organiser la marche, les computations du cerveau utilisent ces ensembles de première, deuxième ou ixième génération comme des variables d'un superalgorithme généraliste qui gère automatiquement les contractions musculaires.
Ces réactions automatisées in/out sont étonnamment efficaces au vu du design compliqué du squelette et de la distribution des muscles sur ce squelette, mais si je regarde marcher les bébés, les chiots et les chatons, manifestement "ça ne marche pas tout de suite" (en tout cas pour ces trois espèces-là). Une série de correctifs – eux aussi éventuellement automatisés – demandent du temps et de l'expérience pour produire enfin des réflexes plus adéquats.
À propos de ces correctifs, il n'est pas indispensable de chercher midi à quatorze heures ; il n'y a peut-être là qu'une banale continuité causale du style "balancier":
'Chaque fois que le chaton tombe vers la droite, un correctif durable augmente un tout petit peu des constantes de la computation in/out et lorsqu'il tombe à gauche, ce sont les mêmes ou d'autres constantes qui sont durablement corrigées. Il y a comme un effet de pendule qui conduit progressivement à une fonctionnalité stabilisée (pas nécessairement la meilleure de toutes celles qui sont possibles d'ailleurs).'
L'apprentissage s'arrête s'il ne tombe plus. Il s'arrête non pas parce que le sous-algorithme qui fait les correctifs n'existe plus mais parce qu'il n'est plus stimulé (l'algorithme global de la marche fait son boulot et son sous-algorithme correcteur aussi).
Décrivant ainsi les choses, je constate donc qu'il n'est pas indispensable de faire intervenir de la mémoire dans ce processus, ni de la cognition, ni du langage... (même si la mémoire, la cognition et le langage peuvent y ajouter leurs desiderata comme le prouve l'utilité des coachs dans la recherche de performances sportives particulières).
Dire qu'il n'a pas fallu l'intervention de la mémoire, ce n'est évidemment pas dire que l'histoire personnelle du chaton a été inutile ; elle a clairement été indispensable pour stimuler les sous-algorithmes correcteurs. S'il n'a pas fallu l'intervention d'une mémoire, c'est parce qu'il y a continuité mécanique ("présentielle"). Les correctifs de l'algorithme réflexe se font au coup pour coup (un peu plus, un peu moins...), ajustant progressivement les constantes qui habitent ces grandes mises en relation d'ensemble et sous-ensembles (chiffres du toucher, chiffres de la proprioception, chiffres de la cochlée, délimitation de trous et d'obstacles par la rétine...). La bonne marche s'acquiert après avoir mal marché et cela suffit amplement si l'on ne prétend pas devenir un grand sportif.
Le revers, c'est évidemment que pour l'homme et le chaton, il n'y a pas de bonne marche possible sans avoir mal marché, sans être tombé... Et c'est sans dire que tous ces processus peuvent être très chronophages. (Ce revers incontournable est évidemment crucial pour penser mieux la pédagogie!)
*
Rien ne nous oblige à penser qu'il n'y a pas d'autres moyens physico-chimiques impliqués dans ces correctifs du "grand algorithme" qui dirige nos gestes, pour réorienter les enchaînements de causes et d'effets entre les 'in' et les 'out', entre les perceptions et les contractions musculaires...
Derrière l'éventuelle diversité de ces moyens, il y a par exemple l'enjeu de la personnalisation de la ligne de causes et d'effets qui relie la perception visuelle de taches sur un papier et la danse des doigts au-dessus du clavier d'un ordinateur ou d'un piano... Plus les computations s'enchaînent les unes aux autres pour relier la perception à une contraction musculaire, plus il y a des occasions pour de nouveaux acteurs de corriger le tir – la cognition et la conscience morale, la fatigue, la peur, le plaisir (...).
Pour la peur, la douleur, le plaisir, on peut encore imaginer qu'il est possible d'expliquer les choses par des algorithmes correctifs non intentionnels qui nous maintiendraient dans un cadre mécaniste... Pour le clavier, c'est moins évident ; spontanément nous pensons d'abord que, sinon pour le piano au moins pour le clavier de l'ordinateur, on utilise un outil correctif qui "casse" le côté mécanique de la procédure.
Mais il reste que pour affirmer la réalité d'une telle "cassure" de l'autorité de la mécanique, il faudra admettre préalablement que ce nouvel acteur – la cognition, la conscience, l'amour, une recherche du beau – n'est pas lui-même complètement asservi aux lois mécaniques du monde qu'il prétend asservir ! Il faudrait assumer qu'il existerait alors quelque liberté (dans le sens d’un vrai choix), quelque possibilité d'insérer des "causes premières" dans le schmilblick des interactions physico-chimique. Or çà, ce n'est pas gagné d'avance.
Il y a, bien sûr, des intentions derrière beaucoup de nos contractions musculaires – y compris la marche – mais dans un premier temps je vais simplifier outrageusement cette question de l'intention ; je vais faire semblant de croire que l'on a prouvé qu'il n'y a pas de liberté. Dorénavant et jusqu'à mention du contraire, toute intention (reconnue ou non) est donc supposée prédéterminée par des conditions initiales (reconnues ou non). Chaque intention est présupposée avoir 'émergé' de son contexte et y prend ce rôle que certains ont attribué à la finalité. Point à la ligne.
Cette mise sous le boisseau de toute intention qui ne serait pas imposée par les conditions initiales va au moins me permettre dans un premier temps d'étudier la cognition aussi comme un moyen et non comme une fin, ...comme un mécanisme passif et non comme un acte de conscience (qu'elle peut être aussi, mais cela ne m’intéresse pas encore).
Cette présupposition – dont l'usage péremptoire, pour des raisons souvent théologiques ou assimilables, peut déranger certains – est au cœur de la démarche scientifique. À ce propos, René Thom a écrit des pages dont la pertinence est déroutante : la question pour un scientifique n'est pas et ne peut pas être de savoir s'il y a ou non dans le monde une "liberté" ayant une carrure métaphysique ("causes premières"). Cette neutralisation de la liberté est une exigence méthodologique. Il n'y a évidemment plus de recherche scientifique possible si la causalité elle-même est remise en cause. Ceux qui s'irriteraient de voir la liberté mise sous le boisseau dans une démarche scientifique (ou philosophique!) n'ont tout simplement pas assez ruminé le sujet, car, in fine, si la science restreint considérablement les ambitions de la théologie (et des disciplines assimilables), elle lui laisse paradoxalement plus que jamais un territoire de pertinence qui engloberait même le discours scientifique. Avec la science, Dieu peut rester en scène avec la tête haute... alors que sans la science, on le ridiculise par la réalité du monde hic et nunc.
Après avoir donc provisoirement nié la liberté et après avoir étendu le domaine des automatismes "cérébelleux" jusqu'à l'apprentissage de la marche, que reste-t-il pour la cognition ? Sans avoir recours à l'hypothèse de la liberté est-il seulement possible de distinguer d'une manière claire et définitive la cognition de ces activités "cérébelleuses" élargies par des apprentissages automatisés tels que ceux qui ont été décrits plus haut pour la marche ?
Oui, c'est possible parce qu’entre l'activité automatisée qui ne recourt pas à la cognition et celle qui utilise la cognition, il y a au moins une différence très massive qui ne peut pas être assimilée à de la liberté (même si la liberté peut éventuellement y mettre son grain de sel).
Pour entrer dans cette différence 'massive', peut-être faudrait-il commencer par comparer l'effet sur le monde d'un homme, n'importe qui, vous ou moi, qui ferait un usage intensif de ce que moi (à la suite du langage ordinaire) j'appelle la "cognition" avec l'effet sur le monde d'un autre homme, n'importe qui, vous ou moi, qui l'utiliserait le moins possible (et se contenterait donc de vivre d'une manière plus instinctive que cogitée).
Pour le dire d'une manière lapidaire : l'homme qui utilise intensément sa cognition peut, à partir des contractions musculaires de ses doigts qui clapotent le clavier d'un ordinateur, (faire) fabriquer une bombe atomique tandis que l'homme qui n'en fait pas ou peu usage en est encore à courir derrière ou devant son ennemi ou, au mieux, à jeter des pierres comme son instinct le lui suggère (peut-être un peu plus quand même si je prends en compte l'extension considérable de la sphère cérébelleuse par ces apprentissages automatisés que j'ai évoqués plus haut, mais, blablabla...).
Par cette comparaison, j'entrevois un peu mieux ce que la cognition fait et les enjeux mis en branle par elle. Mais je fais tout de suite remarquer qu'aucun de ces deux frères en humanité, ni le soldat savant ni la brute qui fuit ou attaque, n'a modifié d'un pouce les lois de la mécanique. Le savant les a seulement "mieux" instrumentalisées que la brute. Et c'est dans ce "mieux" – un mot ici tout chargé d'un certain dynamisme – que je devrais chercher l'origine de cette "distinction massive".
En fait, l'ingénieur ne se libère pas du joug de la nature, pour aller d'un point à un autre, il prend simplement un chemin où le joug fait moins mal au cou (ce qui dans le jargon des physiciens pourrait presque se verbaliser comme étant le "choix" du chemin le plus court – la géodésique – dans les trajectoires possibles). Or, à mieux y regarder, l'instrumentalisation des lois naturelles (ce changement d'itinéraire qui soulage le cou), n'est pas un propre de la cognition ! L'action dite instinctive de celui qui court devant ou derrière son ennemi est l'oeuvre d'algorithmes qui organisent, eux aussi ce genre de "changements d'itinéraires". En fait, exister, simplement exister, c'est déjà changer les itinéraires dans l'environnement et se laisser soi-même dévier par l'environnement !
D'aucuns penseront peut-être alors que la cognition est un automatisme cérébelleux qui se distingue des autres par le fait qu'il nous libère de l'oppression de la mécanique en esquivant ses lois les plus désagréables (une distinction plus "soft", moins nette, plus psychologique). Monsieur Daucuns n'a que très petitement raison, car, hélas, la cognition peut aussi nous oppresser plus sévèrement que l'acte instinctif. Au sortir du XXe siècle, faut-il rappeler que beaucoup de tyrannies (qui n'ont pas rendu nos cheminements plus agréables) sont le fruit de cogitations ridicules... Oui, la bêtise aussi est le fruit d'un travail cognitif ; il faut en tenir compte.
Alors quid de la spécificité de la cognition ?
Avant de toucher à ce qui me semble l'essentiel de cette spécificité, je voudrais ajouter sans approfondir, que cette comparaison entre le soldat savant et le bagarreur instinctif me permet d'entrevoir aussi que ce dernier travaille seul ou peu s'en faut, tandis que le travail du savant, qu'il soit employé par le Pentagone ou par l'Institut Pasteur, est toujours engrené dans des réseaux impliquant des dizaines de milliers de tiers (personnes et ordinateurs) en interactions réciproques (c'est une autre manière de dire que le clapotement bien cogité des doigts sur le clavier de l'ordinateur s'impose mais ne suffit pas pour faire la bombe). Cet engrènement n'est peut-être pas consubstantiel à la cognition, mais je vais vite devoir admettre que sans ce réseau de tiers la cognition perd 90 % de son pouvoir, voire plus...
Il faut ouvrir le capot, aller dans les tripes de nos actions bien cogitées pour y repérer ce que ne possèdent pas les processus plus instinctifs.
Sous le capot, la cognition maltraite le cheminement naturellement programmé des inputs par l'usage systématisé de la mémoire.
Sous cet éclairage, l'architecture du cerveau du cogiteur n'est plus alors qu'une fiche technique au regard de l'importance de son histoire personnelle (c'est-à-dire ses relations amoureuses, ses lectures, ses parents, ses écolages, sa vie culturelle, son yoga et toutes les autres formes de confrontation à ce qui n'est pas lui ou qui est étrange en lui).
La cognition modifie la course des inputs vers la sortie musculaire par des re-présentations de choses du monde qui, souvent, n'existent plus et qui ne sont de toute façon PAS dans les perceptions, mais viennent s'y ajouter "comme si elles existaient".
Cette spécificité de la cognition me permet de prendre encore un peu plus de recul par rapport à ce qui me faisait croire (trop naïvement) en la liberté : si la brute et le savant, alors qu'ils ont les mêmes cerveaux, ne réagissent pas de la même manière aux mêmes stimulations dans des contextes très semblables, c'est non pas parce qu'ils sont libres de faire à leur guise, mais parce que leurs histoires respectives sont très différentes. Ils ne disposent pas des mêmes ressources (traces!) mnésiques. Point à la ligne.
En droit, et au prix d'une représentation par un tiers, n'importe quelle présence qui hiberne dans une trace peut avoir quelque autorité mécanique (c'est du moins ce que j'ai essayé de montrer plus haut). Or un travail de mémoire (l'usage d'une trace mnésique) peut être compris comme une représentation ! Le travail de mémoire de Monsieur Untel re-présente dans son activité neurologique des chiffres "mis en hibernation" dans des traces (mnésiques) et qui – par l'effet de son histoire personnelle – traînent quelque part dans son écosystème.
En écrivant "quelque part", j'évite sciemment de me prononcer sur les spécificités physico-chimiques de ces traces mnésiques (et en particulier de leur localisation). La question reste encore trop ouverte chez les spécialistes.
En représentant la présence enfermée dans la trace mnésique, monsieur Untel ne ferait alors rien de moins qu'insérer des chiffres d'un événement inexistant (mais déjà expérimenté et tracés dans la mémoire) dans les processus physico-chimiques qui relient sa perception d'un écran et la danse de ses doigts au-dessus d'un clavier...
Le schéma global devient alors le suivant : les frontières des choses dessinées en aval des perceptions sont retravaillées par ces présences issues de la représentation des traces mnésiques.
Avant l'arrivée de la cognition les chiffres de la perception sont séparés en ensembles (distinction des choses les unes des autres) tout en préservant des corrélations avec le monde par le travail physico-chimique (mécanique) de mes récepteurs perceptifs et des premières computations neurologiques en aval (cf. les travaux de David Marr par exemple).
Après l'arrivée de la cognition, cette cartographie 2D1/2 s'est redessinée par l'effet de présence de choses inexistantes. C'est dire que le travail cognitif peut éventuellement me décrocher du monde existant hic et nunc ce qui, évidemment, va enchanter les rêveurs et les charlatans ! ...et explique l'apparition de spéculations farfelues dont cet article est peut-être le meilleur exemple :-)
Je reformule cela d'une manière plus imagée :
Sous la directive d'intentions (supposées ici, par hypothèse de départ, déterminées par les conditions initiales) la cognition s'intéresse aux traces mnésiques disponibles dans son écosystème. Elle les filtre, elle en représente quelques-unes qui vont alors intervenir dans la chaîne causale qui fait danser mes doigts au-dessus du clavier. Dans cette procédure, l'étape représentative en particulier est le lieu de tous les dangers parce qu'elle est l'occasion d'insérer subrepticement des chiffres étrangers aux données de mes anciennes perceptions. Ma cognition accepte de computer aussi les chiffres fournis par des signes via des procédures langagières (cela deviendra plus clair bientôt, lorsque j’aurai mieux distingué l’information de la présence) (Cf. **VII4). L’autre danger, c’est le non-respect des chiffres de la présence enfermée dans les traces mnésiques, ou la non-pertinence du choix de certaines traces mnésiques plutôt que d’autres… Autrement dit, la cognition est une voie royale pour introduire des fantasmes délirants dans les chaînes causales du monde ! Les deux guerres mondiales en sont de brillants exemples…
Dans cette approche de la cognition, la trace mnésique prend donc un rôle qui ressemble à celui de la boue du jurassique lorsqu'elle figeait les chiffres du dinosaure qui, des millions d'années plus tard, allaient affecter les trajectoires des neurotransmetteurs du paléontologue.
J'insiste sur la temporalité qui est en jeu ici et qui, par des délais qui peuvent être énormes, défie les lois les plus élémentaires d'une approche classique de l'existence, du temps et de l'interaction.
Rappel : selon le vieux paradigme de la mécanique qui a prévalu jusqu'à la moitié du XXe siècle (indépendamment des grandes orientations newtoniennes, relativistes ou quantiques), le monde est affecté par la matérialité de la trace mais pas par cette présence endormie que la trace porte. Selon ce paradigme, la boue avec ses bosses et ses fosses qui délimitent une empreinte a des effets mécaniques mais le dinosaure est complètement snobé par les engrenages actuels du monde. Cf. Supra.)
Moi, curieux et libre comme tous les potaches, j'ai décidé de prendre un peu de distance par rapport à cette approche de la mécanique puisqu'il m'a semblé que les chiffres endormis que la trace emprisonne peuvent être réengagés en respectant une "éthique"plus ou moins scientifique dans les engrenages du monde par un tiers. Je présuppose donc que ces traces mnésiques, comme toutes les autres traces, peuvent agiter mes neurotransmetteurs et, cerise sur le gâteau, j'ajoute qu'elles peuvent le faire plus tard ! Les délais peuvent être énormes pourvu qu'ils ne la sortent pas de mon écosystème. Par ces délais, l'intervention cognitive affecte la répartition temporelle des effets de la chose sur le monde.
En plaçant la cognition dans l'aura de la mémoire, je peux maintenant penser une autre sorte d'apprentissage qui s'ajoute à l'apprentissage non cognitif évoqué plus haut (apprentissage de la marche cf. xx ) et donc comprendre encore mieux l'évolution de la réactivité de l'enfant aux provocations perceptives au cours de sa vie.
Je savais que les correctifs automatisés non cognitifs (souvent très chronophages) pouvaient transformer l'algorithme global 'IN/OUT', mais je dois ajouter maintenant que les correctifs (cognitifs ou réflexifs !) changent l'histoire de l'enfant et qu'en retour, l'histoire de l'enfant (qui ne cesse d'accumuler les traces mnésiques) active les correctifs cognitifs qui changent les 'OUT' et donc l'histoire du monde et ainsi de suite... La réactivité de l'enfant évolue donc inexorablement par l'effet d'un cercle vicieux/vertueux impliquant sa cognition et son histoire. Pour des perceptions identiques, la manipulation computationnelle évolue et évoluera encore parce que tout passe sauf le temps. Avec la mémoire, un nouveau type d'apprentissage s'est donc mis en place qui lui aussi contribue à singulariser les divers parcours de vie.
Si par ailleurs j'assume qu'il n'y a pas de cause première qui affecte mon parcours historique (j'ai provisoirement exclu la possibilité de la liberté par choix méthodologique), alors l'Histoire avec un grand 'H', au moins en droit, peut encore et toujours assumer le rôle attribué autrefois à cette conjectureuse liberté dans les algorithmes IN/OUT. Je peux dire de nouveau (avec toute ma mauvaise foi ;-) que la mécanique suffit pour expliquer le monde ! La cognition n'est possiblement qu'un sous-algorithme correctif comme les autres... une partie du "grand algorithme IN/OUT" (perception/action). La cognition serait comme "cérébelleuse" (au sens élargi du mot)...et donc, malgré la prise en compte de la mémoire, je suis revenu à la case départ !?!
Pour illustrer la distinction entre un apprentissage sans cognition (sans usage de la mémoire) et celle qui l'utilise, je peux maintenant comparer l'apprentissage de la marche à celui de la nage. Avec la marche, je pouvais encore, sans avoir recours à des traces mnésiques, imaginer une amélioration de ma performance par des correctifs irréversibles et donc cumulatifs, automatiques et indépendants de toute forme de convention langagière voire de conscience.
Par contre, lorsqu’un homme veut nager, un travail cognitif s'impose. Les réflexes automatiques aux perceptions reçues lors d'une première immersion ne font qu’aggraver la situation et conduire plus rapidement à la noyade. Manifestement la nature ne nous a pas offert un correcteur automatique irréversible pour arriver à nager en temps utile (ou alors – ce qui revient quasi à la même chose – dans une situation d’immersion, si ce sous-algorithme existe, il ne travaille pas assez vite pour être opérationnel avant le décès).
Lorsque le jeune enfant tombe dans son berceau, il ne meurt pas et il pourra réutiliser l'algorithme légèrement mais automatiquement corrigé par les caractéristiques de sa chute. Il y ajoutera de nouveaux correctifs par d'autres chutes et ainsi de suite jusqu'à ce que la marche devienne fonctionnelle. Mais cet enfant-là, même s'il a joué dans l'eau de sa bassine des heures durant, lorsqu'il tombe dans la Meuse,...
Et si j'arrive à le sauver en temps utile, le correctif gagné – s'il en a gagné un (?) – ne le sauvera pas de la noyade lors d'une deuxième immersion s'il n'y a pas de nouveau un tiers pour l'aider... Les traces mnésiques que l'enfant se serait données à lui-même chaque fois que je l'ai sauvé de la noyade pourraient ne pas suffire même après quatre ou cinq sauvetages !
Pour apprendre à nager, il faut activer un autre type de correctif qui exige l'usage de la mémoire. (En plus de ce qu'il a mémorisé par sa propre expérience, un enrichissement exogène de son pool mnésique est d'ailleurs plus que souhaitable. Les parents le savent qui ne laissent pas leurs enfants jouer dans la Meuse avant qu'ils aient reçu des cours de natation.)
Avec du courage et de la patience, si l'on tolère des prises de risques vitaux, la survie dans l'eau peut probablement s'apprendre aussi sans cours de natation, sans utiliser un langage, sans convention ternaire à la Peirce, ...mais pas sans mémoire ! Les apprentissages de la nage et de la marche peuvent tous les deux tirer profit de la mémoire (et, accessoirement, du langage), mais manifestement la nage, contrairement à la marche (ou le péristaltisme intestinal, ou le réflexe cornéen,…), ne peut pas s'en passer.
Si – comme je le pense non sans arguments – le travail de mémoire est réellement susceptible de défier l’écoulement naturel du temps en représentant des traces (mnésiques ou autres) dans les engrenages du monde, c'est toute la chaîne perception/action ("IN/OUT") qui prend un autre visage. Dans les 'inputs' de la computation, il n'y a plus seulement des perceptions ! En plus de ces paquets de chiffres qui hibernent dans les traces qui frappent aux portes de ma perception (empreinte du dinosaure), il y a encore et surtout ces chiffres qui proviennent de mon stock de traces mnésiques personnelles.
En plus de nous imposer sa pesanteur, sa densité, sa chaleur, sa fermeté, son pouvoir magnétique, (…et tout ce qui intéresse la vieille mécanique), la boue du jurassique ou la trace mnésique d’une de mes aventures perceptives donne l'occasion ici à un dinosaure mort, là à une réminiscence de mon enfance, de modifier le clapotis de mes doigts sur le clavier du piano.
Arrive alors une question décisive pour la cognition : n’y a-t-il que des traces mnésiques relatives à mes expériences passées qui sont utilisables ? N’y a-t-il pas moyen d’utiliser les traces mnésiques des autres ?
La réponse est oui, il y a moyen ! Je n'ai qu'à mettre un peu de langage dans la marmite pour entrer à l'école !...
Si la trace mnésique se situe "quelque part", et, à l'instar de toutes les autres traces, dispose donc de la pérennité d'un athom (pérennité confinée dans un territoire d'espace-temps selon les règles très générales intuitées par les René Thom et autres Ilya Prigogyne) et si la cognition a quelque chose à faire avec elle, alors la cognition pourrait possiblement profiter d'une accumulation massive de ces "athoms-mnésiques".
Au cours de ma vie, chaque expérience est susceptible d'ajouter un souvenir (trace mnésique) dans l'écosystème qui m'héberge. Ce n'est peut-être qu'une goutte, mais toutes ces gouttes de passé tracé peuvent former des océans de présences qui hibernent et attendent que je les re-présente dans les engrenages du monde avec l’aide de mes correctifs cognitifs.
Comme par ailleurs l'unité du monde – un autre prérequis de la pensée mécaniste sur lequel je reviendrai – m'autorise d'espérer que mon écosystème a des zones partagées avec les écosystèmes d'autres cogiteurs – ou que mon écosystème pourra s'élargir jusque-là – ce n'est plus folie que d'espérer aussi qu'il est possible, sous quelques conditions à étudier, de partager des traces mnésiques avec d'autres cogiteurs. (Le langage aurait évidemment quelque chose à voir avec cela !).
Dès que je sors du giron parental, c'est surtout par ma curiosité et mes voyages que j’élargis mon écosystème : 'éprouver' la spiritualité bouddhiste, 'essayer' l'érotisme musulman, 'tester' la cuisine indienne, ...'encaisser' les jugements de la morale thaïlandaise, 'écouter' l'univers esthétique de Jean Sébastien Bach... Expérimenter, toujours expérimenter, pour pouvoir, à partir de ce que mes perceptions absorbent en ces occasions, enrichir mon pool de traces mnésiques et, consécutivement, 'maturer' tant que faire se peut, mes correctifs cognitifs, ...et, enfin, faire danser autrement mes doigts sur les claviers et les autres choses.
Or la plupart de ces expériences seraient rendues compliquées voire impossibles sans le langage. Alors, allons-y pour le langage ! Allons-y d'autant plus vite qu'en plus de cette facilitation de mes voyages perceptifs, le langage, via l'expérience des livres par exemple, semble bien être en mesure de m'offrir l'occasion une exploitation cognitive de traces mnésiques que je n'ai pas moi-même fabriquées. Le langage pourrait alors être un de ces outils qui nourrit les correctifs de mon grand algorithme IN/OUT (perception/action) sans devoir en passer par des expérimentations désagréables ou trop chronophages. Il me permettrait de sauter l'étape de l'expérimentation lorsque celle-ci est purement et simplement impossible pour moi à cause de quelques caractéristiques de mon écosystème, de ma santé ou de ma paresse... L'enjeu principal du langage en un mot ? Partager des traces mnésiques de morts et des vivants avec d’autres vivants et futurs vivants.
À l'aune de cet espoir, je re-regarde le monde et je vois que deux mille ans de traces mnésiques plus ou moins torturées par divers processus langagiers mais susceptibles – comme toutes les traces – de défier le temps et de s'accumuler massivement dans des bibliothèques, ont fait que la balistique des cailloux est passée à la balistique des missiles nucléaires... Les hommes n'ont pourtant jamais cessé de naître avec des cerveaux quasi vides ! Le partage des traces mnésiques semble être une réalité qui a déjà fait ses preuves…
J'ai déjà dit ce que je pense de la représentation. En conséquence, au risque de paraître ridicule pour celui qui n'aurait pas lu ce qui précède, je dois aussi dire que le rôle du langage n'est PAS de représenter, mais de transbahuter ici ou là des chiffres codés (codés pour êtres transbahutables).
Les chiffres qui sont passés par le langage sont-ils encore ceux de la source?
Non. Le codage langagier est une opération "à la Peirce" qui travaille à partir d’une présence ou d’une représentation de la chose qui a déjà été faite en amont du langage.
Lorsque la chose existante ou sa trace a été déchiffrée par l'encodeur d'une manière plus ou moins corrigée par sa maturité cognitive les chiffres de la chose, incomplets mais encore corrélés, sont mis là, devant une liste de signes "syntaxés" et "sémantisés" appartenant à une langue, et attendent que l'encodeur, d'une manière plus ou moins péremptoire, déclare que ces chiffres-là "ressemblent" à ceux qui ont conventionnellement été associés à tel ou tel signe.
Ce signe dépourvu de "charge présentielle" n’est donc pas une trace, mais a souvent plus que la trace le privilège d’être facile à dupliquer et à transbahuter. Un livre par exemple, qui est un paquet de signes, peut facilement atteindre un décodeur qui en fera ce que bon lui semble. Les chiffres originaux de la chose (ceux de sa présence) sont en amont des signes ; ils ont été remplacés subrepticement par une convention très volatile qui assume à tord ou à raison un acte de foi qui veut que le codeur et le décodeur associent les mêmes chiffres aux signes qu’ils s’échangent.
Le choix arbitraire de l'encodeur (jugement de ressemblance) invite le décodeur à faire "comme si" il recevait des paquets de chiffres provenant de la chose signifiée. Mais ces nouveaux chiffres ne ressemblent à ceux de la source que (1) dans la mesure du souci de scientificité de l'encodeur, (2) dans la mesure de la richesse du lexique de signes disponibles du langage et proposés comme candidats aux ressemblances. (3) et dans la mesure des efforts de scientificité du décodeur.
(NB : le nombre de signes convenus disponibles est un nombre fini nonobstant le fait Noam Chomsky lui associe une portée sémantique infinie par des jeux de combinaisons… Il faut ici bien distinguer l’amont et l’aval pour éviter les confusions. L’infinité des liaisons sémantiques possibles faite par l’encodeur se confronte maintenant à l’infinité des possibilités sémantiques du décodeur, ce qui rend l’égalité parfaite entre encodé et décodé non pas impossible mais moins probable. La grammaire générative n’invalide pas mon propos, mais le conforte au contraire ! Pour être opérationnelle en tant que communication, la grammaire générative exige les flous de Wittgenstein dont je parlerai plus loin).
La ressemblance finale entre les chiffres originaux et ceux que décodeur va introduire dans son "grand algorithme IN/OUT" est un pari qui n’est pas gagné d’avance. À bien y regarder, l’identité parfaite est souvent pure chimère...
L’encodeur a remplacé les chiffres d'une chose existante (ou de sa trace) par un signe (un mot écrit et bien contextué par exemple) qui, lui, est un autre athom avec ses propres chiffres (ceux d’une tache d’encre). Ce paquet de chiffres (du signe!) arrive via quelques artifices mécaniques jusqu’à la rétine du décodeur. Ce qui passe (les chiffres perçus), va subir mécaniquement les tortures de David Marr par exemple. Des proto-ensembles sont créés dans son bottom-cerveau. Ces protos-ensembles (qui n’ont pas encore subi les tortures de la cognition) ne contiennent donc PAS les chiffres de la chose qui a inspiré l'acte de l'encodeur mais seulement ceux du signe. Le décodeur doit substituer aux chiffres du signe (tache d’encre sur du papier), ceux de la chose signifiée. Or ces chiffres-là ne sont PAS dans la perception du décodeur ; il y a eu une rupture totale de la chaîne interactive ! Le décodeur va donc devoir générer lui-même ces chiffres manquant par ses facultés cognitives en puisant dans ses traces mnésiques (guidé pour cela par les conventions sémantiques et la syntaxe du langage utilisé).
Ce que fait le décodeur, c’est donc plus "chiffrer" que "déchiffrer"!
Je lis un mot et je "reconstruis", "recaractérise", ..."rechiffre" une chose supposée ressembler à la chose signifiée par ce mot à partir de MES stocks de chiffres présents dans MES traces mnésiques, ...et en fonction de ce que MOI j'ai compris des conventions du langage. Je viens de me fabriquer ce que j’appelle – cette fois sans hésitation – une "information".
Une "information" est aussi un paquet de chiffres, mais ces derniers ne sont pas perçus, ils sont assemblés par une spéculation cognitive personnelle autour de la perception du signe ! Les chiffres de la représentation éventuellement faite à partir du mot lu ou entendu proviennent donc tous de traces calées dans ma mémoire et non pas de la chose signifiée ! Et si je ne possédais pas une telle trace dans ma mémoire, eh bien je ne comprends rien à ce que j'entends ou lis, que j’aie ou non bien étudié les codes langagiers. Lorsque je parle de l’odeur du muguet à un habitant de Chiangmai… Autant parler du sexe des licornes !
Le langage semble d’abord élargir les privilèges spatiotemporels de la trace qui porte des présences endormies, mais dans les faits, c'est souvent un subterfuge qui n'a qu'une valeur indicative... Avec l'intervention des conventions du langage, il est non pas seulement possible mais aussi probable qu'aucun chiffre de ce que j’appelle une présence, pas même un filtrat, n'arrive au cerveau du décodeur. Il y a trop d'heureuses coïncidences à rassembler pour qu'il y ait identité des chiffres…
En matière de computation, quel a été exactement le travail de la cognition dans cette affaire ? Pour que le mot intervienne en tant que signe et non pas en tant que tache d'encre dans le grand algorithme IN/OUT, il y a au moins quatre 'ensembles' à comparer : ils doivent autant que possible être égaux.
(1) L'ensemble des chiffres "présentiel" de la chose qui a été langagée ; la source... (Exemple : les caractéristiques d’une maladie de la peau d’un interlocuteur de Jésus).
(2) L'ensemble des chiffres de la chose associé au mot par la culture langagière de l’encodeur. (Suite de l’exemple : l’ensemble des chiffres de ce que la culture du narrateur biblique associait au mot "lèpre". Comme St Luc n’était pas Juif contrairement à St Matthieu on peut s’attendre à ce qu’ils ne disent pas exactement la même chose en utilisant le même mot.)
(3) L'ensemble de chiffres associé au mot "lèpre" par la culture langagière du décodeur qui ne vit pas nécessairement dans la culture langagière de celui qui a encodé. (Le mot "lèpre" signifie aujourd’hui une maladie bien précise provoquée par le bacille de Hansen alors que le même mot, selon les cultures et les époques signifiaient indifféremment du psoriasis, du vitiligo, une nécrose diabétique,un cancer, …et la maladie de Hansen.)
(4) L’ensemble des chiffres que ce décodeur, guidé par le mot "lèpre" va pêcher dans ses réserves mnésiques acquises par ses expériences personnelles ou par des apprentissages, pour les envoyer au collimatage et réagir en conséquence.
Ce n’est pas un défi insurmontable que de confirmer ou infirmer que deux, trois ou quatre ensembles sont identiques ; si ces ensembles de chiffres sont des nombres par exemple, même le plus simple de nos ordinateurs récréatifs peut faire le job. Si ce ne sont pas des nombres mais d'autres choses (des formes, des couleurs, des susceptibilités biochimiques, des compositions atomiques,...), le défi se corse et une discrétisation intermédiaire (digitalisation) est la bienvenue (même si cette discrétisation, par définition, impose un nouveau problème de résolution/filtrage). Etc.
L’érudition va certainement aider à réduire les malentendus en nous protégeant des ambiguïtés du langage ordinaire. C’est tout particulièrement vrai pour l’érudition scientifique qui par ses méditations sur les référentiels ("transformation de Galilée", "transformation de Lorenz"…) s’acharne justement à les rendre partageables sans trop de pertes (quête de l’objectivité). Mais il reste que même avec ces efforts de scientificité (usage des langages très formels fondés sur des proportions plutôt que des nombres/chiffres), la délimitation de chacun de ces ensembles, même celui qui serait plus directement lié à des perceptions, est retravaillée par ses correctifs cognitifs. Ces frontières qui délimitent des choses (perçues ou non) sont donc influencées par l'histoire personnelle de celui qui les dessine. La parfaite égalité des frontières dessinées pour isoler ces quatre ensembles, sauf cas d'école, est donc très hautement improbable.
Dire cela, ce n'est pas encore évoquer tous les problèmes induits par des limites perceptives qui, nécessairement, impactent ces grands jeux de poursuite sémantico-ontologiques (Cf. le "2D1/2" de David Marr par exemple et tous les problèmes de résolution qui seront évoqués au chap. **X3).
En bref ?
C’est la galère !
Heureusement, il semble que l'empaquetage et de dépaquetage des signes d’un langage dit "naturel" n'exige pas une identification parfaite des quatre paquets de chiffres pour que "quelque chose qui ressemble" à la présence de la source passe malgré tout, ...et c'est bien là la clé de sa réussite. Il faudra donc peut-être commencer à s’intéresser aux incompétences (imprécisions) du langage plutôt qu’à ses rigueurs, puisque paradoxalement une partie de son efficience pourrait bien venir de ces failles-là ! (Cf. Wittgenstein…)
*
Je résume : le langage, c'est tout simplement un camion qui vient débarder aux portes de ma perception, aux portes de mes démarches représentatives, aux portes de mon grand algorithme perception/action, des "signes" censés me guider pour désigner et rechiffrer une chose absente.
Au premier regard, je donne au langage un rôle comparable à celui de la lumière lorsqu'elle m'apporte des chiffres d'une étoile lointaine, sauf que... Sauf que !... Sauf que dans le cas de la lumière, on est de bout en bout en régime interactif ; la présence circule sans "faire semblant". Il n'y a ni code ni signe et la communication est organisée directement par la mécanique. La lumière, à l'inverse de la parole ou la page d'écriture, est elle-même un des chaînons interactifs qui se succèdent pour lier l'étoile à mon "bottom-cerveau" sans conventions langagières.
Ce que la lumière m'apporte impacte mécaniquement mes récepteurs rétiniens qui prennent en charge la suite du cheminement bien corrélé d'un filtrat des chiffres originaux jusqu'à mon bottom-cerveau.
A contrario, le signe, lui, n'a aucun lien mécanique avec ce dont il est le signe. Il est un athom comme tous les autres. Je veux dire qu'il n'est pas même un athom qui aurait été mécaniquement marqué par une autre chose dont il serait ainsi devenu la trace. Le signe, telle une tache d'encre ou une vibration de l'air, a sa propre matérialité, ses propres chiffres, sa propre robustesse, mais, contrairement à la trace, il n'embarque pas les chiffres d'une autre chose... Et si les codes sont perdus, le signe n'a plus que les chiffres de sa propre présence, c'est-à-dire ceux d'une tache d'encre ou d'une vibration sonore (contrairement à l'empreinte du dinosaure par exemple, qui reste empreinte en plus d'être de la boue fossilisée, qu'il y ait ou non un tiers (paléontologue) pour en témoigner).
Si par le plus beau des hasards, les chiffres associés par celui qui entend un mot sont effectivement identiques à ceux qui ont inspiré l’usage du signe par l'encodeur, alors, la présence passe ! C'est une des multiples figures de ce qu’on appelle "l’iconicité" d’un signe. Cela se produit naturellement dans quelques figures d'école (qui heureusement ne sont pas trop rares).
Cette différence d'origine entre les chiffres d'une présence (d'un existant dont il ne reste peut-être déjà plus que des traces) et ceux que je reconstruis moi-même (en rechiffrant un signe) me fait donc préférer utiliser le mot "informations" plutôt que le mot "présence" dès que je suis en aval des signes.
Les informations sont aussi des paquets de chiffres, bien sûr, et bien que ce soit moi qui les ai rassemblées (en allant les puiser dans mes traces mnésiques) ils peuvent aussi affecter mes correcteurs cognitifs par leurs usages, ...et donc changer ma vie et le monde en guidant autrement mon action. Mais il y a eu un subterfuge, un simulacre qui par nature (en fait comme en droit), ne respecte pas les chiffres de la présence de la chose signifiée. Il n’y a pas un tel subterfuge dans la représentation d’une trace.
C'est cela la "fragilité" du régime informatif au regard du régime interactif (mécanique). Les chiffres obtenus par le régime interactif peuvent être incomplets (filtrat) mais ne seront fantaisistes que par l’effet de salissures ...langagières ! S’il y a de la saleté, c’est que le représentateur insuffle de l’information dans ce qui, en droit, peut s’en passer.
Il semble donc que la Nature, pour faire bouger les choses, a pris le risque d’utiliser deux régimes de causalités très différents :
- D’un côté le mode interactif "présence-présence" (qui fonctionnalise des présences, des filtrats de présences, et des présences différées par jeu de représentations)
- De l’autre côté, le mode informatif (qui fonctionnalise des informations vraies, des informations fausses et des informations incomplètes)… Les informations ne peuvent être "vraies" que si j’ai déjà perçu dans ma vie exactement le même paquet de chiffre que ce qu’a perçu l’encodeur.
Toute transmission des influences des choses les unes sur les autres oscille entre le régime interactif et le régime informatif, entre les traces et les signes... Il faudra veiller à ne pas mêler les pinceaux.
Existence/présence/traces/chiffres..., signe/code/informations/langage... interaction/convention/décision... Ces associations mentales riches en finasseries sémantiques sont tellement importantes pour la suite (et en particulier pour l'étude des arts et de la pratique spirituelle) que je dois les clarifier davantage par un exemple.
L'intention explicite de cet article, c'est de donner plus de consistance, plus d'épaisseur ontologique à la présence, de la libérer de ces entraves temporelles où la mécanique a tendance à la confiner. Et voilà que je me suis embourbé dans des spéculations sur la computation, la cognition, le langage... C'est bien malgré moi qui ai été initié aux sciences et à la philosophie dans les supérettes. Je suppose que mon lecteur a compris que je n'avais pas vraiment le choix. Je lui demande donc en plus d'être indulgent vis-à-vis des libertés que j'aurais prises à mon insu en matière de sémantique. Dans les supérettes, en compagnie des potaches, des bonniches et des ivrognes, on est plus souple avec l'usage des mots. On accepte le risque de faire hurler de rire ou de dépit les érudits par l'usage de mots dont ils veulent à bon droit standardiser le sens. (Je note tout de même qu'entre eux ils n'y arrivent pas toujours ; le mot émergence par exemple, blablabla...)
J'écoute de la musique. Mon corps réagit ; je frissonne, mes doigts quittent le clavier et tapotent les accoudoirs de ma chaise, des souvenirs reviennent, des émotions me submergent, je transpire et je pleure peut-être ; ce n'est pas l'extase mais presque !... Un ailleurs m'a saisi. La présence d'un ailleurs m'agite...
Cette suite d'événements offre une illustration parfaite de la mise en branle de ce que j'ai appelé plus haut le "grand algorithme IN/OUT" (perception/action) puisque suite à la perception de sons organisés non seulement mes doigts bougent, mais mon cerveau bout et même des hormones semblent entrer dans le jeu... Ce sont les chiffres de la performance musicale qui agitent mes neurotransmetteurs qui eux-mêmes vont, etc.
Ces chiffres peuvent le faire directement, dans la salle de concerts (où la présence et l'existence de cette musique se rejoignent)... La présence agite mes neurotransmetteurs sans devoir en passer par une représentation ni par des conventions langagières. Tout cela est enrégimenté par des interactions mécaniques.
Mes neurotransmetteurs peuvent aussi être agités indirectement par la représentation d'une trace que ce concert aurait laissée dans le monde. Ce pourrait être une bande magnétique par exemple. C'est presque aussi efficace que le concert en direct... Toujours pas de convention langagière ; cela se fait encore sous le régime interactif.
Le concert pourrait aussi agiter mes neurotransmetteurs d'une manière encore plus indirecte via un langage (solfège, langage MIDI...). La partition, à partir de ses signes, me permet de reconstruire des informations. Ces informations ne portent pas les chiffres originaux de la présence au concert ; je suis devant une simili-présence nourrie par d'autres chiffres que je me suis cru autorisé d'assimiler à ceux de la chose signifiée – guidé pour ce faire par l'assomption des conventions (con-signes) du solfège. Les signes sont des "simili-traces" et non "des vraies traces"... Manière de dire que les chiffres que j'y associe viennent de moi. Par ces chiffres-là, je me retrouve artificiellement en mesure de représenter ce que ...ce que j'ai moi-même injecté dans le schmilblick !
À observer l'histoire de l'humanité, il semble bien que nos neurotransmetteurs acceptent le subterfuge. Manifestement une correction cognitive peut découler d'une lecture des signes d'un livre par exemple... et modifier ma manière de taper un clavier...
Je ne suis pas clair ? ...Je recommence :
Dans la bande magnétique, les chiffres de la source sont, certes, filtrés (seuils de sensibilité du microphone, inertie et seuils de sensibilité des molécules magnétiques, etc.) mais les chiffres qui passent le filtre sont encore corrélés mécaniquement, au concert. La bande magnétique ne dépend pas de conventions entre les musiciens et moi-même ; donc pas de langage entre eux et moi quelles que soient les distances spatiales et temporelles qui nous séparent... La présence est différée par les propriétés spatio-temporelles de la trace (Cf. XXX). On est encore dans un régime interactif, celui où circulent des présences.
Même le plus médiocre des enregistrements magnétiques capture et respecte les variations de tempo, accepte de prendre en compte le millième de croche, rend les plus importantes caractéristiques du timbre, autorise une division illimitée de l'octave et rend donc compte du léger désaccordage de tel ou tel tube de l'orgue, et préserve sinon les chiffres de la dynamique globale au moins ceux de la dynamique relative entre les notes...
Les failles d'une telle transmission ? Le souffle, l'écrêtement des fréquences, la dynamique globale qui se tasse... et ses dépendances à une technologie de représentation relativement compliquée.
Il y a pas mal de chiffres qui sont restés dans le fossé, des floutages par des bruits iatrogènes. Mais, malgré les délais, il n'y a pas de rupture totale de la corrélation entre le concert et mon oreille. Au moins en droit, un savant pointilleux pourrait consigner toute la chaîne des causes et des effets sans sortir de la mécanique. C'est un régime interactif...
La problématique est complètement différente dès que la transmission se fait par un langage qui utilise des signes.
À l'instar du Beethoven sourd qui écrivait sa neuvième, les initiés du solfège peuvent se "pseudo-représenter" dans leur tête la musique sans devoir en passer par du son. Mais pour se donner l'effet d'une musique à partir d'une partition, il faut entrer dans les conventions du solfège. La partition n'est pas une trace, elle est un ensemble de signes appartenant à un langage appelé solfège ( c'est le solfège qui est nativement un langage, pas la musique qui peut accessoirement le devenir, mais cela ne m'intéressera que plus tard – Cf. **X4) .
Le solfège est un langage particulièrement apprécié parce que ses codes scripturaires sont limpides, parce qu'une partition a tous les atouts mécaniques du livre (mise en branle d'une technologie pas trop exigeante, mobilité, robustesse, reproductibilité...) et, cerise sur le gâteau, le solfège n'utilise finalement que très peu de conventions.
Le mauvais côté de la partition, c'est évidemment qu'elle massacre au bas mot tous les chiffres de la performance musicale. Mais tout en massacrant, le solfège a tout de même pris soin de "traduire" une partie des chiffres originaux en signes. Elle n’a "traduit" qu’une infime partie des chiffres du concert, mais à partir de ces signes-là je vais pouvoir me fabriquer des informations et à partir d'elles, me "pseudo-représenter" très partiellement et partialement le concert... (et peut-être même un peu plus s’il y a de l’iconicité qui joue le jeu)...
Réduire un concert en une partition, c'est un véritable génocide, un épouvantable carnage des chiffres originaux au regard des sacrifices commis par les plus médiocres des premiers enregistrements magnétiques du siècle passé qui n'y allaient pourtant pas non plus de main-morte !
-La partition a sacrifié 99,98% des chiffres corrélés au timbre. Il est communément permis d'écrire quelques misérables consignes instrumentales en petites lettres au-dessus de la portée pour compenser cette lacune mais franchement, ...cela ne va en tout cas pas satisfaire celui qui savoure la différence entre les grandes orgues de Leipzig, celles de ND de Paris, ...et le patch 19 (le 'church organ') du générateur MIDI de Microsoft ! Et pour celui qui n'a jamais entendu des orgues, ce mot de dit... rien !
Dans de telles conditions, que peut faire ce solfège de la musique tibétaine par exemple qui insiste presque autant sur le timbre que la musique de nos compositeurs contemporains dits "avant-gardistes" (Stockhausen dans "Le Chant des Adolescents", Pink Floyd dans "Umma Gumma"...
-Le solfège limite la division du temps à la quintuple croche (sous peine de devenir illisible en temps réel). Non seulement les très fines variations de durées sont perdues, mais aussi les différences du volume de chaque battement...
Que peut faire alors le solfège en face de certaines musiques africaines qui exploitent toutes ces finasseries rythmiques ?
-Le solfège divise la montée à l'octave en seulement 12 marches (les demi-tons)...
Que faire alors de toutes ces musiques traditionnelles (thaïlandaise par exemple) qui n'ont pas choisi de diviser l'octave en douze (onze pour la Thaïlande)... Ou encore ces musiques qui ne discrétisent pas ce continuum...
– Le solfège ne dispose que d'un arsenal de conventions très rudimentaires pour rendre compte des variations de tempo et des dynamiques du volume.
– Le solfège ne tient pas compte de la distribution spatiale du son.
– Le solfège ignore les chiffres corrélés à des effets d'environnement (échos, résonances, réverbérations...)
En aval de la partition, que reste-t-il alors de la présence du concert ? L'ombre du squelette du rythme, une partie de la mélodie (et donc de l'accompagnement ou du contrepoint)... et c'est déjà fini.
La radicalité de la perte des chiffres originaux peut se laisser mesurer à l'aune d'un exemple puisé hors de la sphère musicale : tout le monde me concédera facilement qu'à partir d'un texte, personne ne peut se représenter l'odeur d'une fleur qu'il n'a jamais fréquentée ou la saveur d'un fruit qu'il n'a jamais mangé (c'est le problème du mangoustan déjà évoqué au chap. II-3). Eh bien c'est la même chose pour les orgues de ND de Paris et de Leipzig sous le régime timbricide du solfège...
Confronté à une telle impossibilité de représenter en aval d'une partition le timbre des orgues du concert, il n'y a une parade possible, mais elle est loin d'être parfaite : lorsque je lis le mot "orgues" en petites lettres au-dessus de la portée, je peux y associer moi-même des chiffres qui caractérisent des orgues en fouillant dans tous ces souvenirs d'orgues qui dorment dans mes traces mnésiques. Mais, ce faisant, je prends le risque de croire que je suis capable d'assimiler l'objet désigné par le langage à un objet déjà perçu dans mon passé. Or cette identité-là est souvent – quasi toujours ! – une pure chimère...
En dépit de ces terribles limitations du solfège, des chiffres de la mélodie (et donc a fortiori du contrepoint et de certains chiffres de l'accompagnement) semblent pourtant avoir préservé une corrélation avec la source. Les signes du solfège qui transbahutent la phrase mélodique du concert semblent avoir les propriétés de ce que j'ai appelé plus haut des traces (nonobstant le passage par des conventions!)... Mes ressources mnésiques ne sont pas requises pour me représenter la mélodie. Pour ces chiffres-là, le code de déchiffrage (conventions du solfège) me suffit. Lorsque je chantonne une mélodie à partir d'une partition, je représente la mélodie sans devoir fouiner dans mes souvenirs d'autres mélodies... Je peux même la transposer vers le grave ou l'aigu ; la mélodie est encore là qui m'impose encore son génie propre, ...sa présence ! Il en va de même pour la magie d’un contrepoint de JS Bach. La convention serait ici un algorithme qui préserve une corrélation mécanique??!? C'est vraiment étonnant ; c'est comme si une description verbale de l'odeur du muguet me permettait cette fois d'en apprécier le parfum sans que je l'aie jamais humée dans mon passé.
Cette résistance de la mélodie et du contrepoint aux maltraitances du solfège est un des multiples visages de ce que les théologiens et les linguistes appellent l'iconicité.
Ici, c'est la "quantisation" du pitch (la division de l'octave en 12) qui rend possible ce prodige parce qu'une mélodie (en Occident du moins) est faite de rapports numériques. Pour le dire d'une manière plus prosaïque, les chiffres d'une mélodie sont essentiellement une suite de nombres : une organisation dans le temps du nombre de touches du clavier qui sépare la première note de la seconde puis de la troisième, etc. (ici la quinte et là la tierce, et puis, etc.)... Et les relations entre ces nombres restent évidemment les mêmes quel que soit le choix de la première note, quel que soit l'instrument, quel que soit l'environnement acoustique.
Ce qui est préservé du rythme original est aussi redevable de ce genre de quantisation (croche, noire, blanche...)
J'utilise le mot "quantiser" parce que c'est le mot d'usage utilisé dans le langage MIDI qui supplée au solfège dans les séquenceurs et les échantillonneurs. Mais pour me faire comprendre et sous quelques petites réserves, j'aurais pu parler de "discrétisation" voire de "binarisation" (passage de l'analogique au digital)...
L'iconicité est un sujet compliqué et il y en a de plusieurs genres. Il serait vain (et inutile) de le développer davantage ici. Pour le moment, je retiens que les suites de rapports de nombres sont des chiffres/nombres qui, dans certains contextes, supportent très bien les maltraitances langagières. Cela semble prodigieux, mais c'est un fait !
C'est un prodige, car s'il y a entre l'étoile et la photo astronomique un lien mécanique rigoureux précisément localisable dans l'espace et le temps (en ce compris les déplacements de la photo vers mon bureau qui est en droit parfaitement mesurable), il n'y en a aucun entre les taches noires du papier musique et une phrase mélodique. Rien n'est physico-chimique entre la portée et la mélodie, parce que la "convention à la Peirce" a consommé la rupture par le simple fait qu'une telle convention peut être absolument arbitraire (n'importe quoi peut être le signe de n'importe quoi).
Le génocide n'aurait donc finalement pas été total ?
Manifestement le génocide a foiré. Mais ce qui survit, la mélodie et "l'ombre du squelette du rythme" ce n'est plus grand-chose au regard du foisonnement des chiffres dans la salle du concert.
Paradoxalement ce qui reste en aval de la partition est presque suffisant pour l'exploitation artistique du son en Occident. L'Occident s'est contenté en général de rythmes ‘quantisés’ (et donc relativement pauvres). Il a aussi fait de la mélodie ‘quantisée’ et de l'accompagnement les principales variables de sa musique depuis la Renaissance jusqu'à l'avènement des synthétiseurs et autres échantillonneurs dans la deuxième moitié du XXe siècle.
C'est à cause de l'iconicité des signes désignant des variables essentielles de la musique de Beethoven ou de Bach que les présences de Beethoven et Bach ont réussi à nous rejoindre nonobstant le fait que nous ne disposons que des signes et d'aucune trace de leurs musiques – l'humanité ne disposait pas encore des techniques utiles pour transformer la musique en traces.
A contrario, les présences des grands sopranos qui ont précédé les possibilités d'enregistrements sont perdues parce que ce qui fait la distinction entre une grande voix et une autre grande voix n'est pas capturé par les ressources (iconiques ou non) du solfège. La présence de Maria Malibran est perdue ou peu s'en faut.
La présence de Maria Callas passe in extremis à la postérité grâce aux premiers enregistreurs...
Ce qui est immensément intéressant dans l'affaire Callas, c'est qu'avec les poussées de la scientificité la présence de la Callas nous est plus accessible en 2020 qu'elle ne l'était au lendemain de sa mort ; retoucher un enregistrement avec un souci de scientificité permet de récupérer des chiffres perdus dans la bande magnétique (c'est un travail de paléontologie en quelque sorte!). C'est un prodige que j'avais déjà illustré plus haut dans cette dissertation, dans un cadre conceptuel moins nuancé (dinosaure, et autres sonates de Beethoven...). Ce prodige peut commencer à se démystifier dès que l'on assume la distinction que je propose entre ce que j'appelle les chiffres de la présence et les chiffres de ce que j'appelle des informations (consécutivement à la distinction proposée entre l'existence et la présence).
Pas de résurrection de la Callas à espérer mais une possibilité de représentation de plus en plus performante grâce à la scientificité de plus en plus pointue des algorithmes correctifs calculés par les paléontologues du son. Comme pour la paléontologue des dinosaures, ils exploiteront le contexte de l'enregistrement, les comparaisons des enregistrements en fonction de l'âge/lieu/force/faiblesse des enregistreurs et des micros utilisés, des connaissances médicales sur l’évolution de la gorge des femmes avec l’âge, etc.
Pour ceux qui s'intéressent à la théologie chrétienne et en particulier à l'exégèse historique (qui est une sorte de "paléontologie" de la matérialité, de l’historicité du signe), cette réactualisation paradoxale de la présence de ce qui n'existe plus pour les éprouvettes est encore beaucoup plus flagrant ; Le génie absolument stupéfiant des paléontologues de l’écriture (Boismart, Hosty et autres Chouraki) confrontant leurs découvertes au contenu signifié de la même écriture nous a offert durant le XXe siècle de connaître beaucoup mieux les convictions et le caractère de Jésus aujourd'hui qu'il y a mille ans… Jusqu'au XIXe siècle, avant que la scientificité n'entre pleinement dans la méthode exégétique, on en était encore à une approche de Jésus aussi infalsifiable qu'au deuxième, au dixième ou au seizième siècle de notre ère. (En disant cela, je ne préjuge pas de la valeur religieuse des discours ecclésiaux de ces différentes époques ; les théologiens chrétiens ont très vite esquivé ce problème daté en donnant à la Révélation un caractère dynamique où, selon eux, la Tradition elle-même, déviante ou non, est une variable "divinement inspirée".) Ce qui est neuf, c'est qu'avec la paléontologie du Nouveau Testament, la théologie s'offre une crédibilité enfin falsifiable.
Dans la mesure où, par exemple, Hiroshima a témoigné de la redoutable crédibilité de la méthode scientifique, le théologien qui pense avec les ressorts des sciences cesse de se ridiculiser en disant tout et n'importe quoi à partir de tout et n'importe quoi sous le simple prétexte qu'il lirait et comprendrait mieux les Écritures par l'effet une érudition divinement orientée. Je suis de ceux qui pensent que même si nous ne fabriquons plus de belles cathédrales, la Présence de Jésus, ce qui fait qu'il était lui et pas un autre, impacte aujourd'hui plus qu'il y a mille ans les engrenages du monde. (Je revoie mon lecteurs à mes cogitations dédiés à ces questions sur www.stylite.net et que je ferais bien de mettre à jour :-)
"Lorsque je remonte mentalement vers la nuit de l'utérus, lorsque je crawle vers l'origine, au fur et à mesure que j'avance, mon environnement se simplifie, les objets de mon entourage se fusionnent les uns aux autres. Plus loin encore, il n'y a même plus de temps.
Aujourd'hui, je devine ce qui s'est passé.
À la naissance du temps, de 'mon' temps, j'ai dû sentir s'arracher de moi une mère et ce ne fut probablement pas facile. Elle était 'une' puisqu'elle était 'tout moins moi'. Je n'étais plus seul, je n'étais plus tout, ...j'étais! Ce qui restait de moi après cette amputation sauvage manquait de tout. Je n'étais que ce manque. J'étais avec ce manque, par ce manque. Mais je n'étais pas encore en ce manque.
Ma recherche spirituelle sera cette élucidation.
La vie du nourrisson est un supplice. Je suis né d'un démembrement, d'une torture. L'incomplétude m'a créé et par la suite, il m'aura fallu pleurer beaucoup pour obtenir peu. Au cours de ma vie, le non-moi, impitoyable, traçait et retraçait sa frontière :
– Tu n'auras que cela, le reste t'étonnera toujours!
Par la suite, le non-moi n'a jamais cessé de rapprocher ses bornes. À peine arrivais-je à délimiter une partie en moi, qu'il venait me la prendre pour en faire une de ses parties. Il lui fallait toujours plus, toujours plus grand.
Ma vie spirituelle n'a jamais été que cet incessant réajustement de sa frontière.
Ce sillon entre moi et le non-moi se resserre plus et plus. Cette chair du non-moi, plutôt que de m'offrir ce que je crois manger me grignote du territoire à chaque bouchée. Ce n'est pas moi qui absorbe et dissous la bouchée pour servir mes nécessités, c'est la bouchée qui m'infiltre, me prescrit sa loi, resserre ses fers. Le non-moi pénètre au plus profond de ce que j'ai cru jusque-là, dans mon infinie naïveté, être personnel.
De moi, il ne restera bientôt qu'une lucidité. Pour le reste, du non-moi partout, partout, partout... Ma lucidité grandit pour me faire voir que l'îlot où j'habite s'amenuise. Tous les jours quelques mottes de mon champ passent dans l'autre camp, de l'autre côté du sillon. Le sillon se referme sur moi. Enfin, je serai en mon manque.
Ma vie spirituelle cessera. La fin du désir. Le temps s'arrêtera. Sera-ce avant ma mort?"
Ce "poème", qui agacera nécessairement ceux que la spiritualité agace, je l'ai rédigé il y a quelques années, alors que je ne m'intéressais pas encore aux savantes recherches sur la complexité, aux ressorts des dynamiques non linéaires, aux catégories et à la cognition... J'avais voulu traduire en mots ce que je comprenais de l'idéal religieux d'une certaine élite du peuple qui m'accueillait : le Nirvana. Ce petit texte n'était donc qu'une nouvelle tentative de délimitation – une de plus – d'une découverte spirituelle que le Bouddha avait essayé de nous expliquer il y a 2500 ans.
Aujourd'hui, je me reconnais encore assez bien en ce nourrisson qui part du noir, de l'indifférencié, d'un "chaos épistémique", et avance lentement en découpant des frontières. La frontière entre le moi et le non-moi est une question importante en spiritualité, surtout dans le bouddhisme. Mais plus encore que la question du moi, c'est la dynamique de la frontière elle-même qui m'intéresse maintenant. L'enjeu est énorme. C'est une frontière qui sépare la lumière et la nuit, ...à moins que ce soit la lumière qui sépare la frontière et la nuit ?
Je me souviens relativement bien de quelques moments clés dans ma vie où de nouvelles frontières m'ont donné de nouveaux éclairages sur la division du monde en choses différentes.
J'ai, par exemple, été un enfant qui, un certain jour, s'est étonné de devoir admettre que ses cheveux et ses ongles que l'on coupait de son corps n'étaient pas lui, n'ont jamais été lui, pas plus que les amygdales qu'on lui a enlevé chirurgicalement... Jusqu'où pourraient aller ces amputations ?...
Comment ne pas évoquer ici le moment précis – j'avais 24 ans déjà – où, dans mon for intérieur, une ligne a séparé l'ontologie et l'épistémologie. Tout ce que je pensais savoir du monde a été chamboulé en quelques jours...
Dans une adolescence qui s'éternisait, tandis que j'écoutais l'exposé savant d'un jésuite – j'avais 26 ans ; je n'ai décidément jamais été un enfant précoce ! – un couperet est tombé qui a brutalement séparé le "bien" du "non-mal" auquel, sans vraiment m'en rendre compte, je l'avais béatement confondu jusque-là. Ça s'est fait "comme ça", sans avoir été consulté, sans mon acquiescement. Véritable transition de phase : j'étais en ébullition sur ma chaise et même si le jésuite eut son rôle dans cette montée de fièvre, je n'entendais plus rien de son exposé. Cette fulgurance a fait basculer en quelques secondes toute une catégorie de mes jugements d'un régime binaire à un régime ternaire. C'était toute ma morale qui remodelait ses paradigmes. Cette semaine-là, j'ai peu dormi... (Cf. ** www.stylite.net/religion/rel-eth/rel-eth-maturite-tab.htm)
Ce que j'essaye de faire valoir par ces trois exemples, c'est l'évidente organicité des frontières ; tout bouge et tout se tient. Chaque nouvelle frontière, chaque apparition, déformation ou disparition de l'une d'elles, peut avoir un effet systémique ; "ça" se répercute alors en des myriades d'autres corrections frontalières, ...et l'équilibre ne se retrouve pas instantanément.
Dans ces trois exemples, les nouvelles frontières semblent plutôt épistémiques. Mais le monde est unique et par un ironique retour de manivelle, dès que je fus en mesure de penser la question épistémique, l'unité du monde s'est moquée de mes efforts – acharnés parfois – pour séparer les limites épistémiques des limites ontologiques. Les fonctions épistémiques de mon cerveau n'ont d’ailleurs pas nécessairement la prétention de singer une organisation ontologique. N’y a-t-il pas dans chaque blocage épistémique une "stratégie ontologiques" ? L’imprécision épistémique comme maillon d’une chaîne causale ?
Je sortirai d’autant moins de cette mélasse conceptuelle qu’il me semble indéniable qu’une frontière qui n’a manifestement aucune assise ontologique comme celle qui sépare la France de la Belgique peut isoler des "choses" qui acquièrent ipso facto des rôles singuliers dans les chaînes causales du monde tout comme le font les lignes plus clairement ontologiques (tracés de rivières par exemple).
La bêtise qui n’est souvent que l’indicateur d’une faille "épistémique" est active dans les chaînes causales du monde et conduit autant à des catastrophes ontologiques qu’épistémiques… Bref tout cela n’est pas forcément très clair !
Avec un peu de recul, cette distinction "épistémologico-ontologique" pourrait donc bien n’être finalement qu'une ruse de Dame Nature, un algorithme de plus, pour me faire travailler d'une certaine manière et pas d'une autre à la distribution et à l'exécution de ses ordres. Des neurotransmetteurs, des hormones et des parois cellulaires réunifient par l'autorité de lois physico-chimiques, ce que j'avais séparé par un éblouissement cognitif à l’âge de 24 ans. Des points critiques, des seuils de sensibilités, des rapprochements asymptotiques, et même des trous jouent les entremetteurs aux articulations. La belle ligne frontalière qui a eu un rôle essentiel dans la maturation de ma cognition a donc pris pas mal de rides à force de correctifs. Comme toutes les autres frontières, ça naît, ça bouge, ça se déforme et, parfois, ça disparaît laissant aux autres lignes le soin de s'en accommoder.
Ruse ou pas, il reste que dans ces dynamiques des frontières qui dans ma cognition et partout ailleurs font apparaître, disparaître ou transformer les choses et semblent remuer parfois le schmilblick dans son intégralité, il y a une oscillation entre un "ça divise en moi" et un "je divise pour moi".
Le premier camp, celui du "ça divise en moi", de loin le plus important, se moque de mes intentions ou me bluffe en les fabricants lui-même en moi. "Ça" calcule pour moi bien mieux que moi et même mieux que les René Thom et autres David Marr ne pourraient le faire. "Ça" calcule tout seul et "ça" fabrique ainsi tout seul des parties d’ensembles et puis des catégories de parties dans ces ensembles qui serviront ensuite de switches à mes réactions. (A priori, le "ça divise en moi" ne me semble pas s’opposer à mes initiatives ; parfois, il semble même les faire naître).
Les tubules de mes reins, ma rationalité, mes limites perceptives, les membranes de mes poumons, mes affinités sexuelles... Tout cela mature et s'impose à moi, en moi, et malgré moi pour séparer, isoler, réorganiser, assurer ma pérennité... Peut-être puis-je encore décider que le piano sera dans mon bureau et que par ailleurs mon bureau sera au premier étage, mais ce ne sera de toute façon plus moi qui déciderai que dans ces conditions, le piano sera aussi au premier étage. Le "ça découpe en moi" à ses règles de découpage et d’organisation des parties avec lesquelles on ne transige pas.La théorie des ensembles, c’est plutôt du "ça découpe en moi" et parfois "malgré moi" puisque c’est même susceptible de m’étonner ! (On dit que Cantor lui-même était stupéfait devant ses infinis…)
J'ai quelques raisons de penser que ces procédures du "ça divise en moi" ressemblent à celles qui, malgré moi, en moi et hors de moi, séparent les galaxies, les étoiles dans les galaxies, mon corps, les organes dans mon corps, les cheveux et les chevaux, les genres... C'est le diktat de Dame Nature. Elle découpe elle-même ces athoms (que de "vagues perceptions" relient à ma conscience pour stimuler ma réflexion). Ensuite, la Grande Dame articule ces athoms entre eux selon des catégorisations (filtrations) et autres lois qu'elle a elle-même établies.
Chaque particule élémentaire des physiciens a sa singularité et ses affinités propres, ...sa présence qui affecte les autres particules. Dame nature les regroupe souvent en athoms (les atomes des chimistes) pour obéir aux lois de la physique. Et puis elle catégorise ces athoms en faisant abstraction, par exemple, de leurs différences isotopiques lorsqu'il s'agit de les enrégimenter dans ses lois chimiques. Etc.
C'est l'ordre interactif : celui de la physique, de la biochimie, ...C’est mécanique, ça laisse circuler les présences qui se combattent ou se coalisent pour laisser émerger d’autres athoms. Chaque nouvel athom a sa singularité, sa robustesse et sa propre présence qu'elle propage de proche en proche, par contact, pour affirmer qu'elle existe ou qu'elle a existé (trace – Cf. **chap3).
Ce diktat de Dame Nature – son autorité mécanique plus ou moins correctement conscientisée, mise au clair, mesurée et langagée par les savants – semble vouloir rassembler toutes les choses du monde en une seule formule ; "Le bébé jette son hochet et Sirius chancelle" aurait dit Albert Einstein ! Quelques savants – et pas les moindres – n'ont pas hésité à affirmer que le monde n'est qu'une grande horlogerie dont les engrenages se forment, se déforment et disparaissent, mais restent durant toutes leurs existences parfaitement engrenés les uns avec les autres jusqu'à Sirius et au-delà.
Une autre métaphore très parlante fait du monde un immense puzzle dont les pièces sont à géométries variables mais toujours parfaitement solidaires les unes des autres. L'ordre des choses peut être qualifié de "symbolique"
NB :J’utilise le mot "symbole" comme les Grecs : le "symbole", c’est la pièce du vase brisé qui peut se réintégrer dans le recollage du vase original. Chaque symbole/morceau du vase brisé a des frontières tellement singulières qu'aucun autre vase brisé ne pourrait l'intégrer dans son propre recollage. Ainsi, dans la Grèce antique, un homme pouvait par exemple prouver sa qualité d’héritier en montrant qu’il possédait un des symboles d’un vase brisé par le défunt avant sa mort et dont il avait distribué les morceaux/symboles aux seuls prétendants légitimes.
(En français, le mot "symbole" a aussi un autre sens, celui du mot "signe". Pour cet usage-là, le mot "signe" me suffit ; je renonce à ce deuxième usage sémantique par souci de clarté.)
Dans le deuxième camp, celui du "je divise pour moi" il y a des intentions qui renvoient vers des mots tels que "choix", "décision", "convention", "jugement"...
Ces beaux mots désigneraient-ils des actes fondamentalement libres ? Peut-être... Mais moi, j'ai (provisoirement) fait de la réduction de l'intention une hypothèse de départ. Le moment n'est pas encore venu de remettre en cause cette hypothèse qui me simplifie grandement la tâche.
Je me permets juste de faire remarquer dès maintenant que s'il s'avérait que cette hypothèse était exacte et que l'intention ne serait donc qu'un sous-produit mécanique d'un contexte, il me serait toujours aussi difficile de démystifier pleinement la ruse de la nature qui a fait la ligne de démarcation entre la France et la Belgique, celle qui sépare le sens des mots "bleu" et "vert", celle qui fait la limite de ma générosité ou les frontières de la décence, etc. Au fond, peu importe le concept de liberté ; il ne fait pas avancer le schmilblick. Pour l'heure, l'essentiel est ailleurs !
L'essentiel, c'est qu'avec ou sans liberté, dans le camp du "je divise pour moi", l'organicité des frontières est beaucoup, beaucoup, beaucoup moins évidente que dans le camp du "ça divise en moi" ! Si puzzle il y a encore, alors il manque peut-être des pièces, ...et les jointures entre les pièces peinent à suivre les dynamiques.
Pourquoi ? La réponse est simple : je crains, non sans quelques arguments, que dans ce camp, pas mal de ces frontières par lesquelles je désigne des choses ne sont PAS inspirées par les méthodes de René Thom ou de David Marr. Il existe d’autres moyens de délimiter.
Pour penser un attracteur de René Thom ou un proto-objet 2d1/2 de David Marr, il faut localiser au moins quelques "saillances" dans le substrat, c'est-à-dire quelques ruptures passagères de symétries dans un chaos (chaos cognitif, chaos matériel, chaos perceptif, ...chaos statistique, chaos épistémique, chaos ontologique... peu importe). Or, ce n'est pas seulement la frontière entre la France et la Belgique qui manque de saillances ; c'est aussi la frontière entre le désirable et le désiré, entre le sexy et le répugnant, le normal et le pathologique, le beau et le laid et beaucoup d'autres choses qui modulent pourtant les formes de nos actes (et conduisent aussi bien à la construction de missiles stratégiques qu'au choix d'une épouse).
Ma manière de repérer/désigner une chose et de la classer dans telle ou telle catégorie peut parfois se fonder sur des ruptures de symétries perçues dans le substrat, bien sûr, ...mais elle peut aussi se faire à partir de critères qui ne sont ni repérés, ni même repérables dans le substrat ! Et, dans le même ordre d'idées, si je veux pour une raison ou l'autre réduire l'effet supposément perturbateur de mon aura sur le substrat à découper, je peux par exemple laisser le hasard découper et classer pour moi !
"Tout ce que mon entreprise produira les jours pluvieux sera vendu au plus offrant de l'industrie pharmacologique et rangé dans le hangar A, et ce qui aura été produit les jours ensoleillés sera destiné au plus offrant de l'agroalimentaire et rangé dans le hangar B..."
Ce qui est très interpellant, c’est que ces diverses manières de trancher et de classer qui séparent sans trop se préoccuper des frontières du puzzle interactif/symbolique auront aussi des retours mécaniques concrets et bien différenciés sur le monde – c'est cela aussi "l'Unité du Monde" !
Last but not least, je peux faire des découpages et des classifications qui se fondent sur des comparaisons très globales avec des "archétypes" qui ne sont eux-mêmes pas forcément très précisément définis par des frontières. Cela a été abondamment étudié par les logiciens parce que le langage naturel et la cognition sont très friands de cette manière-là de faire leurs choses et leurs catégories. En termes computationnels, ces séparations et ces classifications-là sont souvent plus faciles à faire ; seulement deux trois critères peuvent suffire pour fonder une classe qui orientera le travail d'un cerveau ou d'une machine.
Si les inputs sont catégorisés a priori par seulement deux trois critères simples (inspirés, pourquoi pas, par d'anciennes perceptions ou des traces mnésiques venues d'ailleurs), alors, pour le cerveau ou la machine, la tâche est moins énergivore et plus rapide que s'il fallait s'intéresser aux myriades de singularités de chaque chose. Pourquoi devrais-je me priver d'une telle économie des ressources ? Après tout, le réflexe palpébral n'a pas besoin de savoir si c'est un insecte ou une pierre qui s'approche dangereusement de ma cornée ( ...cet exemple montre aussi que cette manière de distinguer ne demande pas l’intervention d’une conscience).
Avant de repeindre mon salon, si je dis au déménageur : "Tous les meubles doivent aller dans le garage", le mot "meuble" qui est censé faire la frontière catégorielle entre ce qui va être déplacé et ce qui ne va pas l'être est relativement ambigu hors contexte. L'un inclura le piano, le tapis et le frigo dans les meubles, l'autre se contentera des armoires, des tables et des chaises, le troisième qui sait mon amour des livres et que mon garage est très humide les exclura du lot... On est très très très loin d'une catégorie précise contenant des choses ayant des qualités précises déterminées par des saillances, des asymptotes et autres seuils de sensibilité. On est très loin de la netteté de ces "bassins" et autres "attracteurs" qui engainent dans des territoires les composants des athoms et dont la pérennité est rigoureusement confinée dans un écosystème. Ici, les classes sont élastiques. Elles partent d'une notion "archétypale" vague qui se déforme selon les contextes.
Il y a une très belle illustration de ce genre de dynamiques qui en son temps a stupéfié le monde des savants : l'histoire du "gorille invisible" qui entre sur un terrain de basket-ball. (Cf. "Christopher Chabris & Daniel Simons", 1999 - "le gorille invisible" )
L'expérimentateur demandait à des volontaires de s'intéresser à un match transmis sur écran pour dénombrer précisément le nombre de passes de la balle (intention qui demande un travail du "cerveau-top" et qui, a priori, semble exiger une bonne délimitation des acteurs sur le terrain). Pendant la partie, l'expérimentateur a fait entrer un gorille au milieu de la zone d'échange de la balle pendant quelques longues secondes. À la fin de la vidéo il a demandé aux volontaires ce qu'ils ont pensé de l'intervention du gorille. Aucun d'eux ne l'avait aperçu ! À peine croyable, ...et pourtant ! Oui, c'est bien ainsi que nos cerveaux font des économies d'énergie lorsqu'ils servent nos intentions !
Quels étaient les critères de filtration des inputs utilisés par les volontaires pour rendre leur analyse moins énergivore ? Je ne suis même pas certains qu'ils eussent pu répondre à une telle question, alors j'en imagine vite un assortiment : -1- ne laisser entrer dans le cerveau-top que la trajectoire de la proto-catégorie qui a la couleur de la balle -2- de ce point coloré en mouvement, ne garder que les déplacements dépourvus d'angulation et supérieurs à un mètre cinquante -3- ...heu... Je pense que ces deux critères très accessibles en termes perceptifs (simples filtrations) et computationnels devraient déjà suffire... Pour compter les passes de la balle, tous les autres détails perçus, me semble-t-il, peuvent passer à la poubelle. Ces deux filtrations proposées sont mécaniques, l'algorithme n'est pas trop compliqué ...et laisse évidemment le gorille de côté comme toutes les autres choses de la scène, y compris les visages ou les vêtements des joueurs. Les volontaires qui avaient bien compté les passes du ballon, après la séance vidéo, n'étaient pas nécessairement en mesure de dire combien il y avait de joueurs… Cette expérience qui a été conçue pour étudier l’attention est aussi et surtout une expérience sur les économies d’énergie lors de l’exécution des intentions, ...une expérience sur la quasi-inutilité de la plupart des critères caractérisant les acteurs d’une action pour exécuter correctement leurs actions, ...une expérience sur le thème inépuisable des géodésiques !Ces raccourcis cognitifs sont évidemment indispensables pour réduire les délais entre perceptions et réactions… Ce qui peut être indispensable pour simplement survivre dans certains contextes.
Bien sûr, toutes ces manières de délimiter les choses arbitrairement ou par des ressemblances contextuées dépendent – modérément – d'un arrière-plan divisé par des frontières "à la façon des René Thom et autres David Marr". Cette méditation n'est évidemment pas le lieu adéquat pour rendre compte d'une analyse logique aussi spécialisée que je serais d'ailleurs incapable de produire. Mais sans entrer dans ces finasseries, tout le monde comprendra déjà que si je n'ai rien de mieux que ce genre-là de frontières là pour séparer le religieux du politique, la haine de la méfiance, l'utile de l'accessoire, le bien du non-bien, le mal du non-mal, ...eh bien, …je peux remuer tout un écosystème autant que je le veux par mes contractions musculaires, cela va peut-être me permettre au départ de faire des économies d’énergie mais cela va parfois peiner aux jointures !
Tous les jours, le journal télévisé nous l'illustre à l'envi, car il est évident que les principaux conflits du monde sont induits par ces problèmes de jointures à cause de décideurs qui se risquent à d’audacieuses économies d’énergie pour tracer des frontières et gérer le monde. Des gorilles parfois nous rappellent à l’ordre en nous touchant l’épaule !
Le mariage de frontières aussi floues peut être explosif. Bouddha et Wittgenstein, ces deux grands théoriciens des frontières, auraient même parfaitement démystifié ces insaisissables jointures, que le potache formé aux supérettes et qui rampe dans ces cruautés de la concrétude resterait encore demandeur de bons exégètes. Bienheureux les grands naïfs (à moins qu'ils ne soient que des crétins?) qui n'ont pas besoin de consulter aussi les mystiques et des artistes pour comprendre et apaiser le monde – je devrais plutôt dire : pour arriver à comprendre et apaiser le monde sans froisser le gorille...
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Pour chacun de nous, pour chaque athom pourvu d'une conscience capable de sécréter une intention, il y a donc au moins deux découpages d'un même paysage, deux puzzles, deux "ordres" qui rivalisent pour "granuler" le monde en choses et catégoriser nos perceptions :
-L'ordre interactif du "ça divise en moi" avec ses belles frontières (ce sont ces frontières-là que les René Thom et autres David Marr essayent de nous décrire). Là, le gorille est intégré dans les calculs, et si moi je ne m'en rends pas compte, "ça" en tient compte pour moi. (Pas d'économie sur les détails avec cette gouvernance-là!)
-L'ordre informatif du "je divise pour moi" et ses découpages ontologiquement incertains. Il est "informatif" parce que c'est chacune de nos consciences qui trace les frontières et se fabrique ainsi des informations qui peuvent être fausses, ne correspondre à rien de bien "ontologisé", ou être très incomplètes au regard des listes (toujours exhaustives) des choses de l'ordre interactif...
L'ordre interactif est symbolique ; il ne laisse pas une seule pièce s'emboîter ailleurs que là ou elle est déjà. (Les catégorisations n'y ont PAS pour fonction de faire des économies d'énergie comme elles peuvent l'avoir dans l'ordre informatif ; elles servent à organiser la distribution des énergies selon les lois ici de la chimie, là de la physique, là de la biochimie...) Tout y est singulier. Chaque chose "subit" ses frontières par contacts, c'est-à-dire par un jeu d'actions/réactions à un contexte. Le contexte est dynamique et donc les frontières de la chose s'adaptent. Et chaque remaniement des frontières d'une pièce du puzzle déforme par contamination les frontières de toutes les autres. En général, plus on s’éloigne, plus ces remaniements sont petits.
Les caractéristiques gravitationnelles du hochet d'Einstein sont devenues très très très peu de chose lorsqu’elles atteignent Sirius pour lui dire que ce hochet est tombé sur la terre. Mais il reste que du côté de Sirius, par un effet d'aile de papillon, il se pourrait que ce petit rien fut juste ce qui manquait dans l’inventaire des conditions initiales pour permettre à un savant sirien de prévoir que la troisième planète de Sirius allait blablabla...
En langage vernaculaire, dire que toute frontière impacte et est impactée par toutes les autres frontières, c’est dire que tout ce qui existe impose sa présence jusqu’aux confins de l’univers. Dans un langage plus savant devrais-je alors dire que la longueur de corrélation du potentiel interactif d’une présence sur les autres est infinie ? Et en langage spirituel (art, amour, religion…), blablabla.
Et si je veux être conséquent avec moi-même, après avoir rédigé les chapitres **I à V, je dois ajouter que non seulement tout ce qui existe mais aussi tout ce qui a existé garde quelque pouvoir d’influence mécanique, ...et taquine donc les règles les plus communément admises des localisations spatio-temporelles des choses. (Nos "conditions initiales" sont bien plus riches en présence qu’on ne le pense !)
C’est exactement cela et rien d’autre qui permettait à notre paléontologue du chapitre **II1 de repérer et caractériser un dinosaure des millions d’années après sa mort, à partir de son empreinte laissée dans de la boue. Ce paléontologue a exploité le caractère symbolique des choses ; les frontières d’une chose sont caractérisées autant par son action que par la réaction du contexte à cette action. Il n’y a évidemment plus rien du dinosaure vivant en chair et en os dans ce trou qu’est son empreinte et c’est la seule dynamique des contextes qui fait que ce dinosaure-là, sans exister, agite tout de même mécaniquement les neurotransmetteurs du paléontologue, lui fait comprendre qu’il avait des os, qu’il pesait autant, qu’il était bipède, etc.
A priori, je peux très bien me passer du langage dans ces affaires... Rien que des contacts, des contextes et de la criticité ...Et les présences en profitent pour se déplacer et s’influencer les unes les autres. Les catégories utiles pour certains types de réactions voulues par Dame Nature sont créées par des filtrations mécaniques (taille, masse, polarité magnétique…) qui ne brisent donc pas mais "contextifient" les chaînes causales qui conduisent aux événements (les réactions chimiques qui se distinguent en ne tenant pas compte des différences isotopiques, les enzymes qui ne brisent que les lévogyre et pas les dextrogyre, les cibles hormonales, les seuils d’excitabilité des synapses, etc.).
Les présences des choses circulent ainsi entre des balises placées par des catégories, et modulent les frontières d’autres choses ...jusqu'à ce qu'un premier correctif cognitif fonctionnant avec des signes (conventions) l'arrête (le signe bien plus que les filtrations est l'ennemi de la circulation des chiffres de la présence ! Cf. **VII4).
L'ordre informatif n'est pas "symbolique". Il travaille en "computant" des informations souvent fabriquées "à la va-vite" par celui qui s’informe! Le puzzle n'est pas complet. Certaines pièces ont des frontières floues qu'aucun contact ontologique ne consolide. C'est essentiellement l'ordre informatif qui nourrit notre cognition et nos actes "hétéromatiques"("non-cérébelleux", "non-réflexe"...la frappe de telle touche du clavier plutôt que telle autre). L’information peut être fausse et cette fausseté aura aussi un impact mécanique sur le cours des choses.
La relation entre l'ordre informatif et l'ordre interactif n'est pas nécessairement mystérieuse, pas même énigmatique, mais avec la criticité, elle peut devenir vertigineuse. Une succession de frappes sur un clavier a provoqué un Hiroshima...On dit que tout a commencé chez les Oppenheimer en Allemagne, avec la naissance d'un petit garçon qui n’avait pas peur de s’informer...
L'Ordre Naturel, c'est la résultante de ces deux ordres. Pas le droit aujourd’hui, à l’heure des catastrophes écologiques, de nier le fait que l’homme (avec ses intentions) fait partie de la Nature !Le monde est un ensemble de parties organisées par des lois rigoureuses, mais cette rigueur apparente sécrète une espèce de "noosphère informative" qui, telle une banquise, laboure les continents sur lesquels elle repose.
C'est en aval d'une première distinction de ces deux ordres que l'on peut se demander si l'ordre informatif (très lié à la cognition et aux intentions) est ou n'est pas réductible (sinon en fait au moins en droit) à de l'interactif.
Si la liberté n'existe pas – l’hypothèse provisoire dans ce travail jusqu'à mention du contraire – alors toutes ces manières "informatives" de découper le tout en parties ne sont encore et toujours que des ruses, des chemins de travers très long parfois, que la nature utilise pour faire appliquer ses lois coûte que coûte. Mais attention ! Il reste qu'en utilisant ces "mini-pseudo-causes-finales" que sont nos intentions pour délimiter puis transformer certaines parties de son corps, Dame Nature donne au moindre potache une aura cosmique ! Les parties délimitées apparemment arbitrairement par Potache (France/Belgique, désirable/désiré, etc.)deviennent mécaniquement conséquentes ! Elles font ensembles cette "banquise qui laboure les continents" !
La banquise creuse des vallées, et les continents qui semblent alors monter, font glisser les glaces, brise les blocs, les ravalent dans leurs mers… Ainsi en va-t-il de nos cultures qui labourent le monde. Le monde réagit en forçant leurs rencontres, en forçant leurs interpénétrations, en les évaporant parfois, ne laissant sur place que des traces ; celles d’Anghor, de Persépolis ou de Babylone, qui donnent alors aux présences de ces cultures mortes, l’occasion de temps à autre, d’orienter ici un discours politique, là des tournures langagières, des flux de touristes, des travaux savants…
Selon les caractéristiques et les solidarités plus ou moins importantes de ses propres blocs de glace – son architecture n’est pas symbolique – cette banquise déchire ou caresse le continent qui l’a créée.
Il suffirait peut-être que le soc creuse en tenant mieux compte les contraintes mécaniques (symboliques) du continent sous-jacent, pour que la réaction des continents surprenne moins. Fort de pouvoir anticiper les réactions du continent, la banquise sculpterait alors sa source pour la rendre plus confortable, plus adaptée à nos préférences…
Ces contraintes mécaniques du continent sous-jacent ce sont exactement ces "saillances" que René Thom et ses amis essayent d’exploiter pour mieux comprendre et prévoir le monde. Plus question ici de travailler sous le régime des archétypes ; il s’agit au contraire d’essayer autant que faire se peut d’engainer les flous dans ce que les savants appellent des bassins et des attracteurs pour en démystifier les mouvements.
Cet effort pour retrouver les frontières symboliques du "puzzle continental", c’est par excellence ce que fait la recherche scientifique…
Puisque la conscience de Potache semble s'être approprié quelques secrets des dynamiques non linéaires et que Potache les a même intégrés dans ses correctifs cognitifs, Potache peut maintenant localiser tout seul des points critiques dans ce qu’il perçoit (ici l’endroit où il faut pousser une corde de guitare pour obtenir la résonance harmonique d’une autre corde, là le bon moment pour lâcher la perche et maximiser la performance de son saut, ou encore l’endroit de la planche qu’il faut placer au-dessus de l’épaule pour pouvoir la déplacer sur le chantier...) Potache améliore ainsi son grand algorithme in/out par des correctifs de plus en plus pointus pour servir ses intentions (produites "librement" ou non, peu importe). C'est un cercle vertueux.
Du coup, indépendamment de toutes considérations sur la liberté, chacun de nous qui possède une conscience capable de produire des intentions est devenu une main armée de Dame Nature !
C'est surtout par l'exploitation des effets papillon pour métamorphoser des petits ou grands écosystèmes l'intention du potache peut devenir redoutable. Par l'instrumentalisation de la criticité, mon intention, nos intentions, détiennent la force de frappe de la Nature là où sans ces intentions – et donc sans nos consciences – la Grande Dame avait renoncé à agir directement sur des engrenages qu'elle a pourtant elle-même mis en place !
On appelle cela la "technologie".
Que nous soyons "libres" ou "100 % cérébelleux", nos contractions musculaires peuvent devenir centrales dans ces chaînes causales qui font les bifurcations de nos environnements.
Avec la maîtrise des points critiques, pas même besoin du langage pour jouer les démiurges ! Si mon intention m'amène à fléchir un doigt sur la gâchette pour tuer le dernier lion de l'île où j'habite, je touche à la criticité de l'écosystème de toute l'île... Le contexte bascule subitement dans un nouveau style. L'île bifurque d’une manière irréversible. Tout le paysage bio, le danger de la chasse, l'abondance du gros gibier herbivore, la vie des charognards et les territoires de jeu des enfants vont changer (et cela toujours indépendamment du fait que mon intention est ou n'est pas le fruit d'une liberté !). Pour agir encore dans ce monde changé, la présence du lion mort devra en passer par des représentations gérées par des tiers. Son hégémonie a été et plus rien ne sera comme avant.
C'est par le même genre de manipulations de points critiques qu'un autre athom pourvu de conscience a fabriqué le fusil, et qu'il a fait fondre le métal dont il devait disposer pour faire le fusil, et qu'il a enflammé l'allumette qui allait chauffer le minerai... Autant de points critiques bien localisés qui habitaient leurs environnements spatio-temporels... Autant de "transitions de phases" enclenchées par les effets d'une succession d'intentions – libres ou contraintes – affûtées par des correctifs cognitifs sans cesse enrichis par de nouvelles perceptions et des traces mnésiques (personnelles ou venues d'autres consciences par des transporteurs langagiers).
J’ai focalisé mon attention sur des questions de frontière. Feignant un instant ne pas appartenir moi-même à la nature, je me suis intéressé en particulier à la différence entre ma manière de les tracer (procédure cognitive) et la manière que Dame Nature utilise pour les tracer : deux puzzles différents...
Dame Nature travaille au corps-à-corps avec les pièces d’un puzzle en latex. Son souci, c’est que les pièces du puzzle restent bien assemblées. Lorsque, pour servir une intention, j’essaye de déformer une de ces pièces en gonflant un de mes muscles, Dame Nature réplique,au coup pour coup, en adaptant les frontières des autres pièces aux nouvelles donnes.
Le retour à l’équilibre a un prix ; il coûte du temps. Mais que ce soit tout de suite ou dans un siècle, Dame Nature fera toujours tout ce qu’il faut pour préserver la solidarité du monde. À chaque déformation, elle demande – exige plutôt ! – le retour à un équilibre fondé sur une cohabitation qui prend pleinement compte de la moindre des moindres de ses parties. Les mouvements ne sont tolérés que dans la mesure où ils préservent les cohésions symboliques de ...tout !
Dame Nature est une mère possessive. Elle fourre son nez dans toutes nos affaires, les plus infimes, les plus intimes… Elle surveille tout. Cette Dame qui habite tous les contextes, refuse de ne pas être prise en compte, de ne pas exister, de ne pas se présenter (imposer sa présence) à ma propre présence. Son exigence qui colle tout à tout, c’est ce que nous appellons les lois naturelles. Cette exigence devient pour le coup la seule chose stable dans cette soupe de mouvements. L’unité du monde est totalement redevable de cet incessant travail de ré-équilibration des relations entre les choses déplacées.
Dame Nature n’est donc pas une activiste, elle est une réactionnaire : je dois respecter ses lois lorsque je fais bouger quelque chose (l’interrupteur, la gâchette, le bistouri...), mais il y a tout de même dans cet ordre l’assomption d’un dialogue. À chaque instant, c’est en fonction de mes caprices, qu’elle révise les trajectoires des flux d’électrons,de la faune de l’île, des processus cicatriciels, (…) pour rétablir l’équilibre.
Le problème dans ce dialogue, c’est que si la Grande Dame m’entend parfaitement, moi je n’entends pas tout ce qu’elle me dit. Je négocie donc souvent très maladroitement et, parce que les lois restent ce qu’elles sont, ces malentendus peuvent susciter des réactions calamiteuses.
Mais que je la comprenne correctement ou non, Dame Nature continue de jouer la carte du dialogue. Elle ne change pas ses lois à tous les coups (ce qui tuerait dans l’oeuf tout espoir d’anticiper ses réactions et rendrait les technosciences parfaitement inefficaces. Or blablabla ...donc, les lois sont stables !). Et, surtout, miracle des miracles, elle accepte manifestement aussi de récupérer l’équilibre que j’aurais mis en péril sans revenir à la situation du départ : le puzzle d’hier n’est pas celui d’aujourd’hui ! Il y a de l’irréversibilité dans nos actes, il y a une Histoire…
La Grande Dame écoute ses enfants mieux que ces enfants ne l'écoutent. Elle prend compte du moindre des moindres, et c’est bien là que se situe le problème pour moi. Ma maladresse vient de là. Supposant que je sache où je dois pousser pour obtenir que telle chose aille en tel endroit et serve ainsi mon intention, il reste très compliqué pour moi de prédire toutes les conséquences de mon action ; puisque la Grande Dame colle inlassablement tout à tout, il y a une infinité d’autres choses impactées par mon geste. Certains effets font des petits qui viennent me surprendre par-derrière pour me nuire. Sans m’en rendre compte, sans le vouloir, ce sont toutes les choses de l’univers qui bougent.
De ce grand tohu-bohu, je ne perçois que ce que je perçois, hélas ! Bien sûr, pour mieux comprendre, pour ne pas répéter mes bêtises, pour mieux anticiper et prévenir les dégâts, j’essaye d’étoffer mon expérience perceptive par ce que d’autres ont perçu, ...mais que ce soit eux ou moi, nous sommes limités par les performances techniques de nos caméras.
Voilà bien un problème que Dame Nature ne connaît pas ! Elle, elle est tellement "tout" que seules nos libertés peuvent la surprendre. (Mais n’ai-je pas présupposé que nos libertés n’existent pas ?;-)
Il ne suffit pas de pousser pour servir une intention, il faut savoir exactement où et vers où je vais pousser. Si je pousse telle chose ici, elle va chavirer, tandis que si je la pousse là elle va seulement glisser mais causer aussi le naufrage de sa voisine de gauche, et là elle va tourner, et là elle va réorienter sa voisine de droite qui elle-même va, etc. Quelques points critiques dispersés ici et là font basculer la réaction de Dame Nature d’un style à l’autre.
Où sont ces points critiques ? Où sont ceux que je dois esquiver pour prévenir des réactions naturelles calamiteuses ? Pour les retrouver, même si je connaissais parfaitement toutes les lois naturelles, je devrais encore et toujours différencier toutes ces choses concernées par ces lois – c’est-à-dire tout !
Tout ? Oui, tout ; comme la nature ne travaille pas en linéaire, je n’ai pas à m’attendre béatement à la proportionnalité des causes et des effets.
Esquiver ou flirter des points critiques c'est anticiper les trajectoires, localiser les lieux où ces courbes risquent de se croiser, de se frôler, de se repousser… Tout commence donc par la distinction la plus précise possible des frontières des choses et puis de leurs déplacements, ...et j’en reviens au problème du nourrisson ! Je n’ai peut-être pas découpé mon non-moi en suffisamment de parties distinctes ; comment pourrais-je alors en examiner toutes les trajectoires ?
Ici, il est hors de question de me satisfaire d’un découpage "à la Wittgenstein" avec des archétypes aux bords vagues ! Il ne s’agit pas seulement de servir les nécessités d’un langage, il s’agit de toucher, ...et de toucher au bon endroit ! Il faudra découper "à la René Thom" – partir des saillances ! – parce que c’est ce genre-là de découpage qui peut prétendre retrouver ce symbolisme naturel que Dame Nature impose et qui est la cause de tous les soucis. Je dois scruter mes perceptions pour y repérer la moindre des nuances de densité, la moindre des arêtes, la moindre irrégularité qui distingue chaque chose des autres. Mon pouvoir anticipatif en dépend.
Pour servir correctement mes intentions, je dois écouter toujours mieux ce que ces "saillances" me disent, …les saillances, l’onde de choc entre le monde et moi, l’entrée du monde en moi, la porte de mon jardin !
C’est en infographiste que je veux attaquer la question des saillances, ...parce qu’en infographie tout est tellement plus visible :-)
Pour un infographiste, une photo peut manquer de netteté et elle peut manquer de résolution, ce qui n’est pas exactement la même chose. Un pro de la caméra peut négocier les questions de luminosité, de contraste, de focalisation, de dynamique… Mais si la résolution manque dans ce qu’il appelle ses "rushs", c’est une autre affaire ; il y a dans ce manque quelque chose de plus radical, de difficilement négociable.
La résolution renvoie à un nombre entier naturel : le nombre de "lieux" différents dans un contenant (le substrat). Il va sans dire que le mot "lieu" ne doit pas nécessairement être pris dans le sens géométrique du mot. Pour l’infographiste, la résolution de sa photo désigne d’abord le nombre de lieux géométriquement distingués (pixels) pris en considération par le substrat (l’écran), mais chaque pixel peut être considéré comme plongé dans un substrat colorimétrique. En droit, il y a une infinité de couleurs possibles. La résolution colorimétrique des pixels – dans le jargon, on dit : la "profondeur" des pixels – ravale en un nombre entier naturel les couleurs prises en considération et qui sont donc autant de "lieux" (non géométriques cette fois), où chaque pixel peut prendre une deuxième "localisation". (Pour rester clair je vais faire abstraction ici d’une troisième variable importante pour les infographistes : la luminosité qui peut aussi se négocier en termes de substrat et de résolution.)
Les physicalistes affirment évidemment qu’il n’y a qu’un seul substrat : l’espace-temps ! Ils le croient dur comme fer parce que par le passé, les physiciens ont déjà réussi à "spatio-temporaliser" pas mal de qualités qui semblaient a priori ne pas être "spacio-temporalisables". Les couleurs ont été réduites en longueurs d’onde, de même les sons, le poids des choses a été ravalé par des courbures de Riemann…Votre serviteur, paul yves wery – cela n’engage que lui – trouve cet acte de foi passablement naïf, mais la naïveté pourrait bien être dans mon camp. Qui sait ?
Une résolution découpe donc en un nombre discret de parties exclusives les unes des autres un substrat qui en droit est souvent (mais pas toujours) infiniment divisible (l’étendue des géomètres, le temps, l’espace colorimétrique, l’octave du musicien…) pour que je puisse y "localiser" – y "coordonner" plutôt, et donc y "référencer" – du contenu (matières, couleurs, sons…).
Si l’infographiste réduit progressivement la résolution géométrique (pixels) d’une photo (sans même devoir changer sa résolution colorimétrique), le manque de pixels efface progressivement les nuances de texture, les arêtes, les plus fines vibrations… Les brins d’herbe se confondent, plus moyen de compter les briques du mur, plus moyen de reconnaître les visages ni même de compter les personnes dans la foule…Les choses qui habitaient les substrats de l’écosystème graphique disparaissent les unes après les autres.
Je peux dire cela d'une autre manière : la réduction de la résolution efface ces ruptures de continuité, ces angles et autres concavités… Elle efface ces "saillances" dont René Thom se nourrit pour donner à ses criticités et autres catastrophes, ses bassins et autres attracteurs, une épaisseur ontologique.
Le manque de résolution peut même faire disparaître les indices de la plus emblématique des caractéristiques topologiques d’une chose mondaine : le trou.
Je parlerai dorénavant plus souvent de trous que de topologie, c’est plus à ma portée :-) Je charge mon lecteur d’entendre aussi dans le mot "trou" d’autres genres de qualités.
À basse résolution, topologiquement parlant, un donut n'a qu'un trou, ...et un homme aussi n'a qu'un trou (son tube digestif) ! Si l’homme n’est pas un donut, c'est parce qu’il a beaucoup d'autres trous qui ne se laissent voir que lorsqu'on augmente la résolution jusqu'aux niveaux cellulaires et intracellulaires. Le donut a probablement lui aussi beaucoup d’autres trous, mais, clairement, ils y sont organisés autrement.
Un homme de la taille d’un donut serait encore un homme dans la mesure où il resterait "structuré" par des trous de la même manière qu’un homme de taille normale. En fait, l’homme, c'est qu'un amalgame de trous qui sont organisés entre eux de telle manière plutôt que de telle autre manière et avec, entre ces invariances "architecturale", des distances (nombre de "lieux" disponibles) quantitativement différents : il y a des hommes gros et des maigres des grands et des petits tout comme il y a beaucoup ou peu de briques et de mètres entre les nervures d’une cathédrale… Il y a aussi des grands donuts, des gros donuts...
Changer des quantités, ce n'est pas changer des qualités. Toute personne de bonne volonté répugnerait à dire qu'un homme n'est plus un homme simplement parce qu'il est trop gros ou trop petit. (On pressent déjà que s’il y a des présences à côté des existences – ce que j’essaye de le faire valoir depuis les premières pages – elles sont plus nettement du côté des qualités que des quantités…)
Dans ce genre d'approche ultra-simplifiée du réel, c’est l’organisation des trous qui donnent aux choses de se différencier (qualitatif) mais le nombre de pixels (résolution) qui permet l’apparition, le dénombrement et la localisation des trous pour qu’ils puissent s’organiser ainsi plutôt qu’autrement.C'est donc toujours: "...Je te tiens, tu me tiens par la barbichette…".
Les relations entre les résolutions et les qualités ne sont simples qu’en apparence ; en fait, je flirte déjà du côté de ce qui distingue la topologie au sein des recherches géométriques. C’est ma perception qui réclame de la résolution pour dénicher des trous. Mais le topologue essaye de s’affranchir d’emblée de cette contrainte et prétend offrir à ma cognition la possibilité de penser le trou comme une propriété immanente à la chose trouée et non comme la résultante d’une agrégation particulière de parties appartenant à deux substances distinctes.
La topologie part des rapports de la chose à ses propres parties. Elle part de l’organisation qui qualifie la chose par la chose, qui qualifie le corps par ses propres organes et c’est dans un deuxième temps qu’elle offre la chose déjà qualifiée (trouée, anguleuse, etc.) à la sagacité des écosystèmes perceptifs.Ceci donne au topologue une autorité et une liberté de propos que ne possède pas le "géomètre-papy" de l’écosystème perceptif.
La théorie du big-bang, par exemple, est radicalement préformatée par la tournure cognitive des topologues. C’est par les vertus de la topologie que cette théorie anéantit la pertinence des questions dans le genre : "Ouiiii… d’accord, mais juste avant le Big Bang ?…Et puis cet atome primitif, il était où ?…".
Je m’explique :
Dans l’écosystème perceptif, la chose trouée exige quelque chose d’autre que cette chose pour délimiter/remplir un trou ! En d’autres mots, dans la sphère de mes perceptions, pour avoir un trou, il faut disposer de deux types distincts de points : ‘points matériels’ versus ‘points non-matériels’ par exemple, ou ‘point solide’ versus ‘points gazeux’ ou ‘points blancs’ versus ‘points noirs’... Si je vais jusqu’aux racines de ma perception, j’en arrive à devoir admettre que dans cet écosystème-là (et la "géométrie-papy" qui s’en inspire) une seule résolution (un seul substrat ; l’espace par exemple) ne suffit JAMAIS pour distinguer les choses ! Si je n’ai dans mes outils cognitifs que la géométrie-papy, pour que des trous (et plus généralement des qualités) puissent apparaître, il faut impérativement l’imbrication, la confrontation, d’au moins deux résolutions perceptives distinctes - deux substrats !
En infographie, même avec une résolution spatiale (en pixels) très élevée, s’il n’y a qu’une seule couleur, il n’y aura rien que de l’identique, aucune saillance, et, consécutivement, aucune chose pour habiter l’image !
C’est kif-kif si je pars d’une haute résolution colorimétrique sans avoir de la résolution en pixels. Avec une riche palette de couleurs sans lieux géométriques pour les séparer, ...eh bien, …rien !
(Je tais de nouveau l’intervention de la luminosité pour ne pas encombrer la scène, mais elle se laisse analyser comme celle de la couleur ou la géométrie.)
Face à cette agaçante exigence de la géométrie-papy (et donc de la mécanique-papy), la topologie offre à la cognition une approche qui fait l’économie d’au moins une transcendance : le trou vient de l’intérieur de la chose. C’est dire en termes simplifiés que la topologie est une sorte de computation cognitive qui, si elle est utilisée pour décrire le monde, donne à ma description une fécondité de type cosmogonique !
Le cosmos, par définition, n’a pas de contenant. Aucun observateur ne peut en sortir pour en observer la forme. C’est bien par les vertus de la topologie que le cosmos se laisse étudier sans exiger un substrat, sans exiger un extérieur, une transcendance…
Pour autant que Dame Nature ait donné aux choses leurs qualités indépendamment de ce que des observateurs pourraient en penser, la topologie, cette manière de travailler (a priori purement interne à la cognition), semble bien plus adéquate que la "géométrie-papy" pour nous modéliser les choses. La topologie a tout ce qu’il faut en elle pour penser des trous sans contrainte épistémique complémentaires. L’un ou l’autre philosophe ajoutera peut-être : "...sans devoir ajouter des substances aux substances !".
Lorsque le petit Indien de John Lock cherchait à savoir ce qui supporte le monde, il exigeait une réponse topologique évidemment ! …Et le pauvre John qui n’avait pas la topologie sous la main suait des gouttes de sang !
- Sur quoi repose la terre ?
- Sur le dos d’un éléphant, mon petit.
- Et sur quoi repose l’éléphant ?
- Sur le dos d’une tortue, mon enfant.
- Et sur quoi repose la tortue ?
- Sur ...heu, … Sur un "quelque chose" …
Un "quelque chose" tellement indéfinissable, tellement irréductiblement transcendant, qu’il a obligé notre philosophe à renoncer à la notion de substance plutôt que de s’enfoncer plus encore dans le ridicule où l’enfant le confinait.
Si John Lock avait été initié à la topologie, n’aurait-il pas été moins sévère avec les penseurs de son temps (qui, tous, se gavaient de substances ou gavaient tout de substances) ? Je laisse encore une fois aux plus malins que moi le soin de répondre… Ce n’est pas un sujet pour les potaches.
- Si la résolution augmente, vais-je nécessairement voir "émerger" de nouveaux trous ?
- Je n’en sais rien.
Ce que l’amélioration de la résolution m’offre, ce ne sont pas des nouveaux trous, mais de nouvelles possibilités de percevoir des trous. Ce qui est donné à ma perception, ce sont des nouveaux "lieux" exclusifs les uns des autres pour autoriser ma cognition à découper des choses en parties, pour autoriser de nouvelles possibilités de combinaisons de parties, pour autoriser la qualification des nouvelles combinaisons, leurs catégorisations, leurs référenciations…Ainsi fonctionne la perception ; elle ignore la topologie.
La résolution d’une perception, c’est la "taille" des mailles du filet grâce auquel ma cognition peut pêcher des choses hors de l’indéterminé, de l’homogène, de la symétrie. Mon cerveau picorera ce qu’il veut mais seulement dans cette manne qui, rempli ses filets.
Le problème avec la métaphore du filet, c’est qu’elle est un peu trop géométrique. Les mailles du filet qui récoltent les couleurs pour nourrir ma cognition ne sont petites ou grandes que pour les physiciens, pas pour Picasso ni pour Vermeer qui voient dans leurs palettes autre chose que des longueurs d’onde Le mot "taille" peut m’égarer si je n’y suis pas attentif. Chaque substrat (il en faut au moins deux pour qu’une chose apparaisse dans ma perception) est un écosystème avec son vocabulaire propre, sa cuisine, son style… On ne pêche pas les données spatiotemporelles (distances, durées) comme on pêche les données biochimiques (glycémie, urémie…), ou des données biophysiques (tension artérielle, poids corporel…), ou des données ethnologiques (démographie, langages, autorité...), etc.
Le physicaliste sourit et hausse les épaules parce qu’il pense que tout peut se réduire à des trajectoires de particules élémentaires dans un substrat spatio-temporel. Il plaint le pauvre Picasso qui s’acharne à chercher le coeur sur la peau… Mais il y en a d’autres qui sourient du physicaliste.
Ce qui me tracasse maintenant, c’est que cette possibilité de voir "émerger" de nouvelles saillances chaque fois que la résolution monte annonce quelque chose d’inquiétant pour la prédictibilité du monde. Ce qui commence à s’imposer, c’est ce que des philosophes nous répètent depuis au moins trois cents ans : notre finitude. Il y a du chaos dans l’air...
- En pratique, dans cet écosystème perceptif, lorsque la résolution monte, des nouvelles saillances "émergent" de quoi, d’où ?
- Eh bien de… heu… de ce qui me semblait jusque-là vide, mais ne l’était donc pas vraiment…
En français le mot "chaos" convient assez bien pour désigner "ce-vide-qui-n’est-pas-vide", pour désigner ce en quoi je ne repère rien, aucune asymétrie, aucune saillance, mais qui, peut-être, nous cache que blablabla. En fait comme en droit, là où je ne perçois encore rien (et même là où je perçois déjà quelque chose d’ailleurs !), l’amélioration de la résolution pourrait me surprendre. Ne rien percevoir ne veut pas dire qu’il n’y a rien ! Si moi je "vois" du vide entre la terre et la lune (perception), c’est parce que la résolution de mes sens ne me permet pas de voir ce que Dame Nature y a mis.
Il n’y a de vide qu’épistémique. L’ontologie ne peut pas se prononcer parce que ce serait qualifier sans disposer de saillances pour qualifier. Le vide a le même statut ontologique que la licorne ! Cette difficulté théorique "d’ontologiser" le vide s’harmonise d’ailleurs très bien avec l’intuition qui me faisait dire que pour Dame Nature tout se touche, que l’organisation du monde est symbolique (c’est ma perception du monde qui ne l’est pas ! Cf. **IX2).
Mais par retour du balancier, je m’aperçois aussi que ce symbolisme du monde est aussi une licorne, une hypothèse cognitive qu’aucune saillance ne pourrait confirmer, …une de ces hypothèses qui font pourtant le sang du travail scientifique. Je n’ai que la performance de technosciences pour argumenter le fait que cette hypothèse-là n’est pas totalement absurde.
Attention ! Il n’y a pas d’exclusive dans la sphère des émergences. De l’émergence peut aussi être observée sans l’augmentation d’une quelconque résolution. Comme je ne m’appelle ni Ilya Prigogine ni René Thom, moi, je ne peux parler que de "coïncidences" au sein de ce que je n’arrive pas à percevoir et/ou catégoriser (chaos) ; des "coïncidences" qui agrégeraient des parties imperceptibles en agrégats plus ou moins robustes qui deviendraient alors suffisamment "grands" ou "organisés" pour laisser apparaître de nouvelles saillances. Ça "granulerait" ainsi dans mon écosystème perceptif à partir d’un chaos qui pourrait être aussi bien physique que culturel, social, économique, linguistique, biologique, métaphysique, légotique, politique, spirituel… Peu importe pourvu qu’il y ait là-dedans suffisamment de mouvements, de criticités et de "coïncidences" pour que ça germe. Ma perception, si je la laissais faire mes concepts, réinventerait la "création spontanée" ! Ça fait partie de sa "mécanique" !
Émergences liées à l’augmentation de la résolution de mes caméras... Émergences liées à ces "coïncidences agrégeantes"… Il y a encore beaucoup d’autres genres d’émergences. Ce n’est pas mon sujet, mais je dois tout de même rappeler – pour souligner plus encore la misérabilité de ma cognition – qu’indépendamment des accroissements de résolutions ou de "coïncidences agrégeantes", le genre d’émergence qui invalide le plus souvent mes anticipations est d’une nature plus nettement cognitive que perceptive. Par simple réajustement de mes catégorisations et de mes correctifs cognitifs, je peux aussi voir "naître" des choses qui étaient pourtant déjà depuis longtemps perçues ! Il me suffit souvent que de quelques correctifs cognitifs (apprentissages) pour qu’émerge dans ma cognition ce qui, pour ma perception, était déjà hors de l’eau depuis longtemps ! Ce combat-là, c’est celui de l’intelligence contre la bêtise.
Quelques narrateurs ont vu Jésus purifier un lépreux. Ces gens voyaient (percevaient) aussi bien que nous les lésions cutanées. Ces fils du désert avaient peut-être même de meilleurs yeux que les nôtres. Mais, dans ces saillances pourtant perceptibles à basse résolution, ils n’arrivaient pas à distinguer clairement (cognitivement) le pus, la lymphe, les tissus nécrotiques, l’inflammation, la température, les squames… et mille autres indices qui nous suffisent aujourd’hui pour faire sans labo le diagnostic différentiel entre psoriasis, pitiriasis versicolor, vitilligo, roue de St Catherine, lèpre, mélanome, eczéma, scabies, ...et j’en passe !
Qu’est-ce qu’il y avait derrière le mot "lèpre" de l’évangéliste ? La guérison miraculeuse était la guérison de quoi ? Laissons les simples répondre. Je suis de ceux qui pensent que le rabbi suggérait seulement de mieux regarder ce qu’on voit et de croire nos yeux.Avant lui, Bouddha nous disait la même chose.Il s’agit d’abord d’ouvrir une enquête honnête sur l’énigme des saillances. Ces spirituels-là auraient certainement beaucoup aimé les recherches de ces "savants-faiseurs-de-miracle" d’aujourd’hui. Et si des Pasteur, Flemming ou autres Zénobe Gram avaient vécu à cette époque...on aurait eu leurs statues en bonne place dans nos cathédrales.
Cette troisième sorte d’émergence qui ne me révèle donc aucune vraie nouveauté mais invite à étudier plus, je dois aussi la prendre au sérieux ! Ce texte que vous lisez est très clairement une spéculation que je fais pour affiner mes catégories cognitives avant d’être un effort pour améliorer mes perceptions !
Si mon intention me demande de changer le monde sans faire de la casse, il faudra bien que j’établisse mes stratégies à partir non pas du monde, mais d’une certaine idée du monde, ce puzzle informatif qui est l’écosystème de ma cognition. Je n’ai que ma banquise pour labourer le continent symbolique qui me porte et qui porte les choses que je veux réarranger. Je dois élaborer mes stratégies à partir d’un découpage du monde qui ressemblent autant que possible au découpage des pièces du puzzle symbolique de Dame Nature. Je dois en percevoir et analyser les moindres saillances et le mieux serait peut-être de commencer par augmenter la résolution de mes caméras. Mais suis-je capable d’augmenter mes résolutions perceptives ?
La réponse dépend peut-être du substrat, mais manifestement, pour le duo géométrie/matière c’est "oui". Il me suffit de caler une paire de lunettes sur mon nez pour voir émerger de nouveau "trous". Et si cela ne me suffit pas je peux aller vers le microscope, ...ou même l’accélérateur de particules ! Et dans l’autre sens, je peux aller vers le télescope (qui n’est en fait qu’un microscope orienté vers ce qui est très éloigné).
Bien sûr, au bout de ces prothèses perceptives, le champ visuel s’est rétréci. Mais je peux contracter les muscles de mon cou pour tourner la tête. Je peux donc diversifier les territoires d’observations à l’envi et il ne me reste alors qu’à rassembler le butin perçu par un travail de mémoire (cognition ! Cf. XXX).
Pour le duo neurologie/psychologie, même genre d’aller-retour entre résolutions (espace de travail) et des "qualia" qui viennent y prendre leurs places. De même le duo "société/économie", ou "chimie/gastronomie" ou etc.
Je saurai que je comprends bien Dame Nature le jour où je pourrai prédire avec certitude. Ce jour-là, je connaîtrai aussi la portée et de mes actes. Je négocierai plus intelligemment des compromis avec cette belle femme.
Je n’y suis pas encore, hélas.
La topologie peut bien essayer de me faire croire qu’elle a tout compris et qu’elle dessine de belles courbes qui décrivent bien le dynamisme des choses, l’évolution de leurs qualités d’hier jusqu’à après-demain, et qu’elle s’en bat la jambe de mes petits problèmes de résolutions, elle n’arrive malgré tout pas tout à fait à me cacher qu’elle est elle-même une production cognitive biberonnée par des données perceptives.
René Thom et ses sbires peuvent bien connaître toutes les finasseries de la topologie que son usage restera encore une activité purement masturbatoire si les saillances qui nourrissent leurs spéculations ne sont pas corrélées à des perceptions ! Pour agir sur le monde en esquivant les mauvaises surprises, la topologie peut certainement m’aider à deviner la suite des trajectoires actuelles des choses, mais pour la certitude, il me faudrait disposer d’une parfaite perception des plus infimes réalités.
Or tant que ma cognition – en ce compris mes spéculations topologiques – ne se sera pas clairement émancipée des continuums, il y aura toujours une infinité d’autres points entre deux points. Cela empoisonne les relations qui lient les perceptions à ma cognition ; pour ma cognition, les "conditions initiales" (une autre appellation du contexte) sont et seront donc toujours incomplètement représentées par les saillances que je perçois. Si l’un de ces points non perçus est aussi le "lieu" d’une mauvaise criticité, patatras ! Tout est à recommencer ! Or il suffit de trois corps qui interagissent entre eux d’une manière exponentielle (en fonction du carré de la distance qui les sépare par exemple) pour se retrouver dans des dynamiques non linéaires qui peuvent générer de tels points critiques. Il y a plus d’un siècle qu’Henri Poincaré nous met en garde contre la possibilité de telles surprises.
J’aurais même une bonne maîtrise de la topologie, et une parfaite connaissance des mœurs de Dame Nature (les lois naturelles) que l’imprédictibilité garderait encore un pouvoir délirant. René Thom a beau arriver à dénombrer et classer les extravagances possibles des dynamiques non linéaires, il reste que la factualité du monde garde le pouvoir de remettre en question tous les résultats de ses beaux calculs censés décrire le monde par une seule émergence perceptive, ...voire cognitive !
Je travaille sur et pour le futur sans garantie. Dame Nature, comme toutes les femmes, est un inépuisable mystère. C’est ma finitude. Je dois faire le deuil d’une totale prédictibilité. La certitude est morte, vive l’incertitude ! (Je ne vais pas pleurer la défunte ; ce serait des larmes de crocodile car je suis dans la listes des heureux héritiers, ...et cet héritage-là, c’est pas des cacahuètes !)
Maintenant, ce n’est pas parce que la totale prédictibilité est morte qu’il ne me reste pas ici et là quelques miettes prédictibles. Ma cognition peut parfois (pas toujours évidemment) repérer dans mes incomplètes perceptions des cycles par exemple. Les cycles dans les événements que ma perception capte m’autorisent de travailler sur le futur au moins en termes probabilistes. Des distances, des couleurs, des réactions, des comportements, des guerres, des notes de musique, des effets médicamenteux, se répètent... Il n’est peut-être pas tout à fait vain de miser sur le fait que demain la terre tournera encore autour du soleil.
Alors, plutôt que de me reposer tout de suite sur les plages d’un imprédictible assumé, je vais tout de même prospecter un peu du côté de ces miettes. Je les instrumentaliserai pour améliorer mon confort… Pas la peine d’attendre les surprises sur un tabouret si un bon vieux fauteuil de cuir est disponible !
Serait-ce le retour déguisé de l’autorité prédictive de la topologie (grâce aux statistiques) même lorsque les perceptions sont lacunaires ? Non, oui, peut-être… si rien n’émerge qui puisse… En tout état de cause, il reste que par le passé, mon confort s’est réellement amélioré grâce aux performances des technosciences et cela seul me convainc qu’il y a des miettes de prédictibilité exploitables, au moins momentanément. (Sans prédictibilité pas de technologie possible évidemment !)
Le bémol, c’est que ces compétences prédictives acquises à partir de ces miettes me viennent avec de nouvelles questions qui sont de plus en plus lourdes, nombreuses et sans réponse.Chaque porte ouverte par les technosciences donne sur un couloir de portes fermées. Plus je connais, plus j’ignore. L’imprédictible semble lâcher du terrain, mais il ne fait que changer de territoire ; globalement, dans ma cognition, l’imprédictible engraisse ! C’est au point qu’aujourd’hui c’est l’avenir de toute la planète qui me fait peur…
Pas de résignation donc ! Je renonce seulement à comprendre parfaitement le monde; j’accepte ma finitude et j’avance avec elle. Les anticipations de positions par les modélisations topologiques des trajectoires, c’est trop compliqué pour un potache, mais puisque j’ai déjà parlé de cycles qui détiendraient aussi en eux quelques secrets d’un probable futur, je vais commencer par investiguer de ce côté-là.
Ce qui me permet de détecter des redondances dans mes perceptions est toujours redevable d’un jugement d’égalité. Or chaque chose se singularise de toutes les autres par divers critères dont le contexte où elle est coincée n’est pas le moindre. Comment ma cognition arrive-t-elle alors, dans ce sac de différences, à penser des similitudes qui me permettraient ensuite de parler de cycles, de rythmes, de répétitions ?
C’est très simple : pour décréter une égalité, il me suffit de faire abstraction de certaines de ces caractéristiques textuelles et/ou contextuelles qui distinguent les choses.
La langue française a un mot pour désigner cette recherche de similitudes en sacrifiant des différences : le mot "filtration". Les philosophes parlent plus volontiers de "catégorisations", les savants de "classifications"…mais pour le potache, ce sont toujours des variantes sur le thème de la filtration.
Récolter des miettes du futur en recentrant l’enquête sur le repérage de cycles dans mes perceptions et, consécutivement, sur les filtrations qui en sont comme la matrice, me convient assez bien parce que s’il y a quelque chose dans le monde dont la spécialité est justement le filtrage, c’est bien la vie ! Claude Bernard d’abord, et puis, par un tout autre cheminement, Ilya Progogine bien-sûr, et toutes leurs descendances intellectuelles nous ont montré combien la robustesse d’une frontière entre un "intérieur" et un "extérieur" (assurée par les mécanismes dit "homéostatiques") est essentielle pour la vie.
Tout cela se résume par l’exemple de la membrane cellulaires qui fait frontière avec le milieu où la cellule est immergée. Cette frontière est criblée de postes de douanes pour filtrer les échanges : laisser entrer de l’eau mais pas trop d’acidité, du glucose mais pas trop potassium, de l’énergie contre de l’entropie, etc.
Un petit détour du côté des zones qui sont parmi les plus sophistiquées de la vie, c'est-à-dire du côté des neurones ne sera certainement pas inutile puisqu’il y a quelques raisons de croire que c’est de ce côté-là qu’il faut chercher l’essentiel des engrenages de la cognition.
La neurologie me confirme d’abord que les processus perceptifs filtrent les chiffres du monde par des résolutions. C’est le nombre limité des récepteurs photosensibles de ma rétine par exemple...
Je parle beaucoup de la perception visuelle, mais c’est fondamentalement la même chose pour toutes les perceptions. Il me faudra compter ici des cellules spécialisées, là des molécules dans ces cellules (chémorécepteurs du goût, molécules mécano transductrice impliquées dans la proprioception et l’audition, etc.)...
La neurologie me dit ensuite qu'elle filtre aussi la donation du monde par les "seuils de réactivité". Dire qu’il y a un nombre fini de récepteurs sur la rétine et dire que la lumière ne sera pas perçue si elle n’a pas une intensité suffisante ou une longueur d’onde compatible, ce n’est pas du tout dire les mêmes choses(même s’il s’agit dans les trois cas de filtrations).
En aval des filtrations que je viens d’évoquer, le monde commence déjà à se diviser en proto-catégories, catégories, sous-catégories… Je peux déjà commencer à chercher des redondances dans ce que je perçois : les cycles de la lune, les saisons, les menstrues… J’ébauche mes premières anticipations...
À cela le neurologue ajoute que ces filtrations sont elles-mêmes filtrées par d’autres processus mécaniques ; le seuil de sensibilité d’un récepteur peut, lui aussi, varier !
Je m’explique :
Après avoir été excité, un neurone devient quelques microsecondes totalement incapable de se réexciter. La lumière qui frappe mon récepteur à ce moment-là aurait beau avoir l’intensité et la fréquence requise qu’elle ne passera pas dans le perçu.
Ensuite, si tout va bien, retour à la normale : le seuil de sensibilité (d’excitabilité) revient de l’infini vers la case départ. Et puis c’est reparti ! Cette dynamique marque des battements un peu partout où je pensais d’abord n’avoir que des fleuvestranquilles.
Cette simple observation (qui n’étonnera évidemment pas celui qui sait ce qu’est une synapse), obligera le matheux à placer des asymptotes dans le schmilblick dès qu’il voudra modéliser cette perception par des courbes (trajectoires dans des référentiels). Le seuil de sensibilité a une trajectoire qui tend vers l’infini après chaque excitation. (Attention ; qui dit "asymptote" risque de se trouver vite avec de la criticité dans le caddie !)
Ces tempos de deuxième ordre sont éventuellement des caractéristiques des neurones indépendantes de leur nombre et de leurs fonctions. On retrouve des tempos identiques dans les stimulations motrices, les computations cognitives, les perceptions de sons, les réflexes tendineux… Ils sont souvent endogènes et ne sont pas forcément mystérieux. Ils sont liés, par exemple, aux disponibilités à la fois chimiques, géométriques et chronologiques de réapprovisionnement de mes synapses en neurotransmetteurs.
Rien ne m’interdit de penser qu’éventuellement ces tempos sont eux-mêmes soumis à des tempos de troisième ordre et blablabla.
La stimulation d’un nerf peut être modulée et arrêtée de l’extérieur, mais lorsqu'elle est enclenchée, un tel tempo se met en branle avec une fréquence de battement autonome. Ainsi en est-il par exemple du péristaltisme intestinal. Il est enclenché par l’arrivée du bol alimentaire dont le rythme est corrélé à la prise des repas. L’enclenchement n’est donc pas nécéssairement très régulier, mais le péristaltisme une fois qu’il a été initié a "ses" propres rythmes (dont celui des éventuelles coliques !).
Si l’une ou l’autre de ces cadences est une conséquence des lois biochimiques ou biophysiques, je peux raisonnablement augurer qu’elle sera identique pour tous ceux qui possèdent un système neurologique. Cela fait partie de ces "ça divise en moi" que j’avais opposé plus haut aux "je divise pour moi" (Cf. chap. **IX2). C’est l’ordre interactif de Dame Nature. Personne ne choisit les rythmes de réceptivité de ses synapses sans mettre en péril non pas seulement ce qu’il perçoit mais aussi et surtout la cohérence, l’organicité de l’organe qui perçoit.
*
Mon enquête sur le futur tourne mal. Je voulais retrouver par la neurologie quelques cycles qui me diraient les tendances probables du futur et, finalement, ce que je découvre plutôt, c’est que les neurones maltraitent rudement les chiffres du monde durant leurs cheminements vers mes centres cognitifs. Massivement élagués par la résolution, tronçonnés par les seuils de sensibilités, ils sont aussi criblés de trous par la mitraillette biophysique des synapses…
Que me reste-t-il des chiffres du monde en aval de tels massacres ? Comment pourrais-je encore y repérer des cycles qui ne seraient pas ceux que les neurones produisent eux-mêmes pour leurs propres fonctionnements ? Plus rien de ce qui arrive à ma cognition n’est continu. Toutes les miettes se sont elles-même émiettées. La cognition dispose-t-elle encore de données externes suffisantes pour pouvoir jouer ce rôle de gouvernail qu’on lui attribue ? Ne suis-je pas sur une fausse piste ? Ma cognition n’est-elle pas finalement qu’un simple épiphénomène sans autorité, l’ombre portée sur la paroi de ma grotte d'une dynamique qui se joue ailleurs ? Comment une cognition pourrait-elle imposer ses desseins sur le cours des choses en ne disposant pour élaborer ses stratégies que de ces "épluchures" de réel que ma perception lui donne à manger ?
Pas de panique ! Je remets d’abord les choses à leur place : cette cognition est, certes, très chichement nourrie, mais dois-je rappeler qu’elle est susceptible d’accéder à des chiffres du monde qui lui a valu dans le passé un rôle-clé dans la fabrication de la bombe d'Hiroshima ? C’est donc que ces "épluchures" dont elle nourrit ses computations détiennent en elles bien plus de chiffres que ce que l’on pourrait penser au sortir des labos de neuro. Hiroshima prouve que notre cognition dispose bien d’un pouvoir qui n’est pas que cosmétique !
Ce qui me manque ici c’est le truc, le trick, que la cognition utilise pour organiser, prédire et produire des événements d’une telle gravité à partir de perceptions aussi lacunaires.
Peut-être faudra-t-il me soucier moins des cycles et élargir l’enquête sur le futur à l’étude d’autres genres d’indices ?…
Depuis les premières pages de cette méditation, j’essaye de montrer que les présences s’imposent dans les engrenages du monde d’abord par une existence, puis par une existence et des traces disséminées, et finalement rien que par des traces. J’essayais aussi de montrer – c’est quelque chose de plus difficile à expliquer et mes arguments n’ont donc peut-être pas suffi – que chaque trace est hantée non pas par une présence mutilée mais par la présence entière dans la mesure ou un représentateur peut en revaloriser la partie cachée par des études contextuelles, ...par un travail de type "paléontologique".
Sur cette base, laissez-moi maintenant devenir quelques instants un prédicateur "New Age" ;-))
Pour moi, ces "épluchures", c’est comme l’empreinte du dinosaure dans les boues fossilisées du jurassique. Ces "épluchures" sont pleines de présences de choses qui existent ou qui ont existé. Les "épluchures" ne sont pas (ou ‘pas que’) des "signes" par lesquels je pourrais recontruire des informations utiles ; elle sont d’abord et avant tout des "traces" (qui, accessoirement, deviendront parfois aussi des signes par un jeu de conventions, mais qu’importe). Dans ces "épluchures", avec et par-delà ce qu’en disent les éprouvettes du savant, il y a des présences "intégrales" endormies dont les chiffres sont encore susceptibles par quelques processus représentatifs de reprendre un rôle dans les chaînes causales du monde.
La présence ce n’est pas une simple information séparée de sa source par des conventions langagières. En d'autres mots il y a encore une corrélation mécanique entre ces "épluchures" et ce dont elles ne sont que des "épluchures". Sinon en fait au moins en droit, un savant méticuleux, pourrait retrouver tous les maillons du filet mécanique qui aconduit la présence à ce cacher dans cette épluchure.
Cette liaison, cette corrélation, a les mêmes caractéristiques que ce qui lie le dinosaure inexistant depuis des millions d’années à son empreinte dans de la boue fossilisée. Je peux augurer que dans bien des cas, tout comme l’empreinte du jurassique laissait un dinosaure inexistant chipoter l’orientation des flux de neurotransmeteurs dans le cerveau du paléontologue, cette "épluchure" laisse ce dont elle est une épluchure chipoter les trajectoires de mes neurotransmetteurs. L’épluchure défie les modélisations spatiotemporelles dela mécanique-papy comme l’empreinte du dinosaure le faisait… Par ailleurs, cette "épluchure", comme l’empreinte, reste suspendue à la décision d’être ou non représentée par un tiers ; si information il y a dans cette affaire, elle travaille dans ma décision de représenter ou de ne pas représenter mais pas dans ce qui lie la trace du dinosaure au dinosaure.
Ce n’est pas clair ?
Je vais alors vous parler de mon premier smartphone.
Je l’ai acheté il y a trois mois. Ouiiii je sais ; je ne suis pas un enfant précoce. Les archives diront que j’ai été parmi les derniers en Thaïlande à vivre sans smartphone !… C’est ma parano voyez-vous ; c’est plus fort que moi, c’est éthique ! J’abhorre la flicaille, les fouilles-merdes et autres matons déguisés en chefs d’entreprises qui les exploitent pour entrer sournoisement dans les centres décisionnels de nos vies. Mais avec l’épidémie de Covid qui sévit ces jours-ci, pour que je puisse circuler plus librement en prouvant mon statut de vacciné, il a bien fallu que, etc.
Dès mes premièrs essais de domptage de ce petit bijou high-tech, j’ai été bluffé par le degré de fiabilité de son cadenassage biométrique. En trois minutes, j’ai pu apprendre à la petite bête la reconnaissance du bout de mon index pour qu’il devienne la clé du coffre… Et ça marche ! Plus moyen de réveiller mon smartphone et d’accéder à ses trésors avec d’autres doigts… Tout mon entourage a essayé ; impossible !
C’est donc que ma singularité stigmatise mon existence jusqu'au bout de mon index et que quelques manageurs, avec leurs équipes de savants, ont réussi à instrumentaliser ce genre de stigmates au service de leurs obscurs desseins.
Cette empreinte laissée sur une matrice thermosensible du robot (et en l’occurence, rendue évanescente en une ou deux secondes pour des raisons stratégiques évidentes), c’est mon "épluchure" à moi ; une "trace", pas un "signe" ! Parce que c’est la trace d’une présence encore existante (je vis encore), bien caractérisée, localisée et répertoriée, cette épluchure de moi permet aux fouilles-merde, à la flicaille et autres matons déguisés en managers, de pomper un tas de renseignement sur mon compte. Elle lui permet accessoirement de m’intoxiquer par des messages ciblés, de filtrer mes sources d’information… Pour y arriver, le fouille-merde n’a qu’à faire preuve de quelques compétences paléontologiques. Oui, c’est bien de paléontologie qu’il faut parler ici !
Le processus biométrique n’a exigé qu’une toute petite épluchure évanescente laissée par un cent-millième de moi et j’ai été reconnu parmi des milliards d'autres habitants de la terre. Le risque d’erreur est tellement faible que le fouille-merde peut sans grand risque d’erreur miser sur le fait que le "loginneur" Paul Yves Wery, fils de Robert Wery et lydia Gérard, frère de Lionel Wery, de Jean Wery et de Luc-Michel Wery, est encore vivant, qu’il est à Chiangmai, qu’il est éveillé à quatre heures de matin, qu’il n’est pas encore paralysé, qu’il cherche quelque chose à cet instant précis, qu’il espère quelque chose, qu’il s’est mis au service d’une intention... Pour ce fouille-merde, cette intention n'est d’ailleurs plus du tout une totale inconnue puisqu’il ose parfois – pensant ainsi se faire aimer par Paul Yves – lui suggérer des bouts de réponses contextualisées aux mails qu’il reçoit et qu’il n’aurait donc plus à taper lui-même. Par un travail de profilage déjà accompli par ses services secrets – et qui ressemble décidément très fort à ce que faisait le paléontologue pour profiler le dinosaure – le fouille-merde, le manager, le flic, le tyran, savaient à l’avance, par d’autres épluchures (mes récents contacts avec des militants écologistes, les traces de mes amplettes à la supérette ou j’ai commis l’imprudence de prendre une carte de fidélité, mes téléchargements...) que Paul Yves ne chercherait pas en se levant le matin le résultat d’un match de foot, ni les specs d’une voiture de sport, ni une louve aux yeux verts, ni les dernières tendances de la mode vestimentaire…
- "Mais que veut-il donc cet étrange potache ?"ronronne l’ordinateur du manager à l’autre bout du monde. Pourquoi m’attaque-t-il encore alors que je lui offre des distractions, des cours d’infographie, des résumés d’études savantes, des bonnes images des plus plus belles œuvres d’art ?...
Le manager, le flic, le tyran qui en veut toujours plus profitera alors de ce que mon attention est focalisée sur autre chose pour peaufiner ce qu’il sait déjà de moi. il relancera ses recherches paléontologiques avec les nouvelles épluchure de mon activité actuelle. Le "dossier Paul-Yves" s’étoffe…
Par quelques algorithmes de plus en plus personnalisés il essayera d’abord de bien me stabiliser dans mon profil ; mon futur doit ressembler à mon passé, sinon c’est plus gérable ! (C’est en cela que ces profilages, plus encore que les publicités ciblées, sont une calamité écologique ! Le manager le sait, mais il continue d’agir ainsi parce qu’il n’aime pas du tout les surprises). Pour ce faire, il va trafiquer mes correctifs cognitifs d’une manière liminale (informations ciblées, cours gratuits...) ou subliminale...
C’est à ce prix que le manager, le flic, le tyran, sera en mesure enfin de réaliser son Grand-Oeuvre : remodeler nos profils pour le service de ses propres desseins, pour nous conformer à son idée de ce que devrait être le monde.
Complotisme ! Complotiste ! Hummm… J’admets qu’il n’est pas nécessairement méchant et cupide ce manager. Parfois il est même généreusement intentionné. Mais… Beurk ! Quelle misère que son idée managériale du monde qui lui sert d’idéal !...Une raie mieux tracée dans ses cheveux... La richesse en narcissisme et la pauvreté en humanisme voire en humanité de certains d’entre les meilleurs managers me terrorisent parfois autant que les lubies des tyrans. J’avais déjà étudié ce problème à travers la gestion du secret dans un autre papier vers lequel je renvoie mon lecteur – Cf. www.stylite.net/religion/rel-eth/rel-eth-secret-tab.htm )
Le fouille-merde peut entrer dans les chaines causales de mon écosystème. Mais indéniablement cela marche dans les deux sens. Je peux, moi aussi – si le manager ne filtre pas trop – utiliser mon smartphone pour changer les chaînes causales qui sévissent à l’autre bout du monde. Comme ma paire de lunettes, mon smartphone fait de moi un cyborg. Par lui, la portée de mon action mécanique peut être prodigieusement augmentée.
Comme mon smartphone fait corps avec le réseau Internet, je peux étendre les conséquences des contractions musculaires de mes doigts jusqu’aux confins du monde : ouvrir un document, accéder à des images, transférer de l’argent, diriger une caméra de surveillance, diriger un vibromasseur ("télédildonique") ou même, au prix de quelques chipotages techniques, orienter un drone, tuer en incognito…
Bien sûr, en plus de tout cela, le smartphone singe parfaitement ce que faisaient déjà les livres et le téléphone : il fait circuler des signes. Il permet à mes perceptions de collecter des signes par lesquels je vais pouvoir suppléer aux traces mnésiques qui me manquent encore parce que je n’ai ni le temps, ni les compétences, ni l’ubiquité requise, ni même l’envie de tout acquérir par mes propres initiatives. En cela mon smartphone est au creux de ma poche l’équivalent contemporain de la bibliothèque de Montaigne.
*
Le smartphone me laisse croire d’abord que pour servir mes intentions, il travaille en régime interactif. Comme la lumière qui amène jusqu’à ma rétine la présence de l’étoile, mon smartphone transporterait ma présence (le timbre de ma voix, mon rictus, ma colère...) jusqu’au bout du monde sans recourir à des conventions.
À mieux y regarder, je remarque que ce n’est pas exact…
Par une "épluchure" de moi, le smartphone peut étendre l’aura de ma présence jusqu’aux confins des Amériques. Mais pour oser dire une telle énormité, j’ai préalablement – et subrepticement – précisé plus haut dans mon texte que mon smartphone réussissait ce prodige parce que la source de l’épluchure est "...encore existante, bien caractérisée, localisée et répertoriée...".
Pour être pleinement fonctionnel le smartphone exige en effet l’accès à un inventaire, un répertoire global de toutes les destinations possibles dans son écosystème (résolution). Pour laisser filer les chiffres de ma requête ou de ma présence jusqu’ici plutôt que jusque-là, il faut bien en passer par le repérage de la cible. Et si la réponse de la bergère est souhaitée, il faudra aussi en passer par le repérage de la source. En langage savant on parle d’adressage.
Peu m’importe l’approche technique de la transmission mécanique des data d’une adresse à une autre, il faut d’abord et avant tout ne pas se tromper d’adresse sans quoi tout devient foireux.
Que la communication se fasse par un réseau centralisé sur une entité unique du genre "data center" ou qu’elle se fasse par un réseautage plus dynamique animé par de multiples agents transbordeurs programmés pour se rediriger eux-mêmes, au coup pour coup, par des analyses de voisinages (à la manière du "darknet"), il reste toujours qu’une convention d’adressage est indispensable.
Il ne s’agit pas ici d'un simple choix technique entre plusieurs options techniques possibles (du genre 12 volts plutôt que 24 volts ou 5G plutôt que 4G), mais bien de corréler deux univers a priori complètement étrangers l’un à l’autre !
Avec ces conventions, on passe donc en régime informatif avec tous les soucis inhérents à ce régime lorsqu’il faut être précis. En l’occurrence pour l’adressage, il s’agit d’être très très très précis. Pas moyen de travailler avec des approximations à la Wittgenstein : pour chaque chose de la sphère ‘A’, une adresse dans la sphère ‘B’ ! Je peux aussi dire : "pour chaque catégorie de choses dans ‘A’ une adresse dans ‘B’", ou encore "plusieurs adresses ‘A’ pour une chose dans ‘B’" (mail collectif, VDO conférences…), mais hormis quelques figures d’école, il est hors de question de travailler avec des frontières ouvertes.
Bonjour la casse si mon texto de coeur, plutôt que de rejoindre ma belle, arrive chez son mari parce que le répertoire d’adresses mis à la disposition de mon smartphone n’a pas distingué dans ce couple le mari et l’épouse. La suite des événements risque bien d’être très très très éloignée de mes prédictions !
Eh bien, ce que je viens de faire revenir par cet exemple, c’est exactement le problème de la banquise qui laboure le continent ! (Cf.**chap. X)
Dire qu’il y a confusion d’adressages, cela revient à dire qu’il y a confrontation de deux "puzzles" différents.
Dame Nature qui connaît par coeur tous ses enfants – même ses gorilles – et qui n’a donc pas à s’encombrer des problèmes de résolution et de perception, dispose en fait d’un adressage parfait pour faire exécuter les lois naturelles. Cette liste d’adresses, pour elle qui sait tout, c’est le "contexte" : c’est symbolique et c’est tout, ...point à la ligne !
Par contre, chacun de ses enfants qui a reçu un système cognitif pour guider ses actes et qui n’est pas omniscient, débute son existence comme le nourrisson supplicié du chapitre **IX1. Pour pouvoir travailler, sa cognition doit commencer par tracer elle-même des frontières pour distinguer des choses. Sa cognition doit se doter activement, à travers ses problèmes de résolutions, de filtrations et d’informations, d’un répertoire d’adresses de plus en plus complet pour organiser et orienter l’action.
Hélas, le nourrisson ne découpe pas bien. Il confond des choses que Dame Nature a pourtant bien séparées et il ignore encore l’existence (ou les traces) d’autres choses. C’est la faute à son immaturité perceptive, cognitive, …et neurologique ! La conséquence ? Ce texto calamiteux que je n’aurais jamais dû écrire ! Erreur d’adressage, erreur de prédiction des conséquences du clapotis de mes doigts sur le clavier... La banquise a déchiré quelque chose du continent parce que Dame Nature (qui m’a laissé faire) réagit en temps réel pour maintenir l’ordre symbolique sans changer les lois naturelles et sans chercher à revenir la case départ (Cf. **X2).
La différence des répertoires d’adresses, c’est une nouvelle manière de dire la différence entre le régime interactif de Dame Nature et le régime informatif des cogitants. C’est parce nous découpons mal – ou en tout cas pas exactement comme Dame Nature l’a fait avant nous – que la banquise laboure le continent sans que nous puissions prédire parfaitement où cela va nous conduire. Ça peut faire très mal à tout le monde car en dessous de la banquise, tout se touche et donc tout est chamboulé. J’ai poussé ici pour déplacer une choses qui me gênait alors qu’en poussant là j’aurais pu obtenir le même déplacement sans approcher ce point critique qui a gâché la fête...
Je cherchais le moyen de réduire au maximum l’imprédictibilité de mes actes. Je peux maintenant reformuler ma quête : je cherche à reconstruire une liste d’adresse la plus proche possible de celle utilisée par Dame Nature.
En pratique, cela signifie que pour esquiver les désastres, pour mieux prédire les conséquences de mes contractions musculaires, pour que le puzzle sur lequel je me base pour élaborer mes stratégies ressemble toujours plus au puzzle de Dame Nature, je devrai augmenter la résolution de mes perceptions autant que faire se peut et repérer des tas de choses distinctes en chaque chose qui existe déjà.
La lèpre du bibliste devra se morceler : pityriasis, psoriasis, maladie de Hansen, érysipèles, scabies, eczémas et autres mélanomes…
Pour ce faire je devrai distinguer chaque nouvelle chose détectée par ses qualités propres : positionner correctement ses frontières en les corrélant toujours mieux à des saillances perçues.
La perte de sensibilité à la douleur caractérise la maladie de Hansen mais pas le scabies, et le vitiligo ne produit pas de squames contrairement au scabies qui, en cas de déficience immunitaire, etc.
Ces deux gestes, diviser et qualifier, ne vont pas l’un sans l’autre. C’est l’ambiguïté de la relation entre la quantité (dépendante des résolutions) et la qualité (dépendante des "trous" eux-mêmes dépendants des résolutions) que j’avais épinglée au chapitre **X3. C’est le "...je te tiens, tu me tiens par la barbichette..." !
C’est un cercle vertueux qui va me faire admettre dès l’enfance que le nombre total de pièces du puzzle déborde très très largement ce que je peux percevoir et répertorier par mes propres explorations perceptives. Le monde est grand, je ne suis pas ubiquitaire et le temps m’est compté. Je suis prisonnier de ma finitude. Alors si je veux améliorer la prédictibilité des effets de mes actes pour esquiver mieux les désastres, une vie perceptive riche et diversifiée pourra certes m’aider, mais il me faudra aussi enrichir mon stock de traces mnésiques par les traces mnésiques des autres… Bonjour le langage, bonjour les signes !
Et me voilà embourbé maintenant jusqu’au cou dans les imperfections du langage. Je n’avais pas le choix : pour aller plus loin que moi, je devais accepter que des informations viennent prendre dans ma cognition des rôles dévolus préférentiellement aux chiffres des présences.
J’ai déjà dit pourquoi le langage me pose problème avec l’affaire du mangoustan. La transmission des chiffres de la saveur du mangoustan par une conversation ou par un livre est impossible si les interlocuteurs n’ont pas tous les deux déjà fait l’expérience perceptive de la saveur du mangoustan. J’avais fait le même constat d’échec pour la voix de Maria Malibran, le timbre des grandes orgues de Leipzig et l’odeur du muguet.
La conversation et le livre substituent à la présence de la Malibran ou du mangoustan des informations parfois vaguement pertinentes mais le plus souvent absolument creuses… Autant ne rien dire que dire ce qu’on ne peut dire :-)
J’opposais à cette défaite du langage, que la communication d’un contrepoint qui porte une jubilation de Jean-Sébastien Bach se fait quasi sans perte par quelques portées de solfège. Ça communique même si mon interlocuteur n’a jamais entendu du contrepoint. Le solfège est pourtant un langage fait de conventions comme le français ! La partition n’est qu’un paquet de signes, il n’est pas une trace ! Pourquoi ici ça passe ? Qu’a donc fait Jean-Sébastion pour communiquer aussi efficacement et plus de trois siècles après sa mort ?
Tout cela est d’autant plus étonnant que les conventions qu’il y a derrière le solfège sont incroyablement minuscules au regard des conventions de la langue française. Mieux encore : les conventions du solfège utilisées pour transmettre la ligne mélodique ne s’intéressent pas du tout ni à Bach ni à ce qu’est une ligne mélodique. Ces conventions ne réclament aucune trace mnésique de nature strictement musicale sinon peut-être le souvenir d’au moins une expérience de cette consonance qu’à une note, n’importe laquelle, avec son octave. (Il est nécessaire de repérer, grâce à cette perception très typée (résonnance) des cycles d’octaves dans le continuum sonore pour réussir la communication). En dehors de cela, l’essentiel des conventions du solfège ne touche quasi qu’à des questions de nombres que je qualifierais grossièrement de "grammaticales" (choix de diviser l’octave en 12 plutôt que 11 par exemple) et "typographiques".
Face à cet état des lieux, j’avais alors suggéré (chapitre **VIII5) qu’il y a derrière ce prodige une exploitation des propriétés que Dame Nature a données aux proportions numériques.
Le privilège des proportions c’est quoi ? Si je veux expliquer à mon compagnon de travail comment transporter une planche de trois mètres à l’autre bout du chantier sans l’abîmer sur le sol, je vais par exemple lui suggérer de mettre la planche en équilibre sur son épaule. Comme il est très jeune encore et pas très dégourdi, pour lui indiquer le point d’équilibre, je peux utiliser deux manières de parler : soit je lui dis de mettre son épaule à 150 cm du bout de la planche (nombre) soit je lui dis de mettre son épaule au milieu de la planche (proportion). La deuxième méthode est plus intéressante pour faire passer le message parce que par cette manière-là il devient inutile d’en passer par les conventions de Sèvres. En disant ‘moitié’ (ou n’importe quelle autre proportion), le point désigné sera le même pour tous les observateurs quels que soient leurs étalons respectifs par lequel il vont mesurer cette moitié (centimètres, pouces, coudées…) Une proportion issue d’un travail cognitif sur des quantités est un nombre qui ne réclame aucune unité de mesure commune entre les interlocuteurs. Donc moins de conventions nécessaires et blablabla.
La digitalisation virtuelle du son par le solfège crée une grille d’adressage. L’octave numérique peut être synchronisée avec une de ces octave acoustiques déjà repérée par la perception (résonnance) et dont je parlais plus haut. Cette corrélation entre la partition et le réel permet alors d’écrire "certaines musiques" en proportions (tierces, quintes, demi croches, blanches…).
Le solfège demande très peu de conventions pour digitaliser le son mais le prix de cette discrétisation est un véritable génocides dans les choses de l’acoustique. Timbre, pitch entre les demi-tons, nuances rythmiques, dynamiques… tout cela passe à la trappe ! (J’ai déjà fait l’inventaire de massacre au chapitre **VIII5).
Pour le coup, ce massacre résonne avec l’élaguage, le tronçonnage et le criblage des perceptions par la neurologie!) ; en aval du son "solfègisé", il ne reste que des "épluchures". Est-ce suffisant pour faire de la musique ? Oui, incontestablement, il y a moyen de sculpter ces épluchures. Ces sculptures sonores-là, parce qu’elles se disent en proportions, auront le privilège de pouvoir se transmettre en nécessitant peu de conventions.
Le dinosaure a laissé des traces dans la boue, Michel-Ange a laissé des traces dans le marbre et Bach a laissé les traces ...dans un langage ! Le génial Jean-Sébastien Bach a réussit la gageure de laisser l’empreinte de sa tendresse, de sa paix, de son goût du dialogue, de sa joie dans cette acoustique terriblement appauvrie…
*
Avant de continuer, que mon lecteur m’accorde encore une petite échappée ‘excessivement spirituelle’ (Aie ! Le retour du potache "New Age"!) :
Ces massacres inhérents à la communication, les failles du "logos" ne sont pas que les marques d’un échec. La spiritualité chrétienne l’a très vite remarqué et exploité. Elle nous le dit avec ses mots :
- C’est le concept de la personne dont on ne trouve nulle trace ailleurs, pas même dans le bouddhisme : une personne est toujours plus que l’idée que je pourrais en avoir. Etc.
- C’est encore et surtout une certaine idée de la relation interpersonnelle. Y aurait-il ne serait-ce qu’une seule relation possible qui ne dépende de l’imperfection du langages ? Non ! Pas de relation sans imprédictibilité ! C’est par la non-exhaustivité du compte rendu du réel que nous sommes libérés de l’impitoyable dictature de l’interaction. C’est l’impuissance assumée du logos qui a transformé les interactions d’un monde sans coeur et sans choix en relations, laissant ainsi à chaque personne une marge de manœuvre inédite pour changer son environnement – la banquise qui laboure les continents. Au coeur de la relation il y a l’impuissance d’un Dieu/Logos dont le christianisme a fait grand cas (entre autre par la valorisation de la Passion qui est, par delà ses interprétations théologique, surtout et avant tout un aveu d’impuissance assumée).
Le mikado résume tout !
"Mikado", c’est le nom d’un casse-tête vieux comme l’humanité.Pour jouer, il faut juste disposer d’une trentaine de baguettes effilées – grands cure-dents ou petites aiguilles à tricoter, à votre guise. Ce jeu ultra-simple au premier regard est l’un des plus utiles pour initier les enfants aux arcanes de la géométrie et de la physique… J’ajoute aujourd’hui que ce jeu est une parfaite initiation aux arcanes de la criticité et, donc de l’intuition technoscientifique.
On peut jouer dès l’âge de six sept ans, seul ou à plusieurs. Pour commencer la partie, l’enfant empoigne toutes les baguettes au-dessus d’une table et les lâche en une fois de telle sorte qu’elles s’y amoncellent en une montagne informe. Les règles peuvent varier dans les détails mais le coeur du jeu, c’est toujours la même chose : il faut extraire les baguettes de la montagne une à une sans faire bouger les autres. Si, lors d’une extraction, une ou plusieurs autres baguettes bougent, l’enfant doit abandonner celle qu’il tentait d’extraire du tas, il perd un point et passe la main au joueur suivant. La partie se termine lorsqu’il n’y a plus de baguette sur la table...
Si vous voulez que votre enfant devienne un nouveau René Thom, c’est très simple, vous lui interdisez de faire les extractions avec ses doigts ! Qu’il le fasse plutôt à l’aide de deux autres baronnets – ce qui rajoute de la criticité dans l’air. Et si vous voulez lui donner une chance de devenir le premier "Éveillé" de France, imposez-lui en plus de manipuler ces deux baronnets d’une seule main, comme les chinois font pour manger du riz, (de la main gauche s’il est droitier évidemment!).
La montagne de baguettes du mikado est une superbe métaphore de nos écosystèmes où le plus petit geste peut avoir des conséquences systémiques difficiles à gérer. Ce jeu illustre très bien l’unité du monde et, surtout, l’interface entre l’ordre interactif et l’ordre informatif… Une métaphore du continent labouré par la banquise...
Ce jeu exige du joueur une analyse sophistiquée à la fois du tout et de ses parties. Il doit évaluer les équilibres de forces qui assurent la stabilité de la montagne et l’implication potentielle (anticipation) sur cette stabilité de chaque extraction envisageable. Il doit aussi organiser une stratégie, c'est-à-dire l’ordre idéal des extractions pour éviter des impasses mécaniques toujours possibles (impossibilité mécanique de retirer la moindre baguette sans provoquer un effondrement). Etc.
Ce qui intéressera le psychologue, c’est que ce jeu impose au joueur un regard sur ses propres compétences motrices et donc sa propre réalité géométrique (proprioception). Il doit encore évaluer sa capacité à coordonner les directions de ses mouvements, leurs synchronisations, la tremblote liée à sa part émotive… Il doit optimiser la position globale de son corps pour assurer un bon contrôle visuel, etc. Il doit se connaître dans les mêmes termes qu’il connaît le monde.
Un savant fera valoir ici ce dont ni le joueur ni le psychologue qui l’observe ne se soucient : l’unité du monde ! Sans même raisonner, simplement en nous imposant de regarder mieux (à l’aide, par exemple, d’une caméra haute résolution et haut débit d’images par seconde), il nous fera admettre que toutes les interventions de l’enfant font tout bouger ! Le jeu ne prend donc son sens que si la résolution des perceptions est limitée par un seuil "épistémique" qui, en fait, à bien y regarder, n’est peut-être pas tant épistémique qu’ontologique puisque, blablabla…
Si le savant laisse de côté sa caméra de surveillance et aborde son étude par la physique-papy, toute la problématique du mikado va se focaliser d’abord sur la gravité. Le centre de gravité d’une baguette, ni l’enfant ni le savant ne le choisit. C’est un point très très très précisément localisé par Dame Nature. Dès que l’on introduit de la dynamique dans le schmilblick, le déplacement de ce point dessine une courbe tout aussi précise. Cette courbe croise d’autres courbes issues d’autres baguettes et d’autres forces (forces de frottement, effets de levier...) qui déterminent d’autres points critiques, etc. In fine, il lit l’écosystème comme un réseau plein d’angles, de trous, de points critiques… Je n’insiste pas car l’intuition de ces choses-là – pour autant qu’on n’essaye pas de les traduire en langue mathématique;-) – est à la portée de n’importe quel potache qui aurait déjà joué avec une catapulte et des billes.
Pour éviter une réaction calamiteuse de Dame Nature à chaque extraction, l’enfant doit localiser quelques points critiques très précisément…Précisément ? Oui, d’accord, mais comment localiser précisément sans se donner une bonne résolution de travail ?
Il est clair que pour le nourrisson qui n’a divisé son "non-moi" en choses distinctes que par une dizaine de lignes frontalières, il n’y a pas moyen de distinguer ne serait-ce que les baguettes les unes des autres ! Exiger de ce nourrisson une localisation précise n’est pas tant difficile qu’absurde ; il ne peut même pas comprendre la question ! Il faudra que ce nourrisson trace encore des centaines, des milliers, des millions de frontières et isole ainsi dans son "non-moi" des centaines de milliers, des millions, de "lieux possibles" pour que ces questions de précision aient un peu de pertinence.
L’enfant qui cherche à finaliser l’extraction d’une baguette est dans la situation de celui qui, dans le monde, essaye de finaliser une intention que Dame Nature aurait fait germer (ou laissé germer) dans sa tête. Ils n’ont tous les deux qu’un seul moyen de finaliser : contracter leurs muscles d’une manière judicieuse. Toute action possible et imaginable d’un homme sur son environnement passe nécessairement par du musculaire.Pour s’attrister, s’inquiéter, s’imaginer, désirer, anticiper, (…), et même pour jouir, percevoir suffit peut être. Mais dès qu’il faut faire bouger le "non-moi" on n’échappe plus à la nécessité de l’interface neuromusculaire.
Le muscle qui bouge, c’est de la chair qui ‘existe’ et qui est donc aussi ‘présente’ dans une matière répondant aux règles d’une cinématique à quatre dimensions Ce qui est étonnant avec le mikado, c’est que même un enfant de 6-7 ans semble en mesure de comprendre qu’il n’a pas bien orienté le vecteur de ses contractions musculaires… Mieux encore ; il comprend que l’origine de l’erreur d’orientation vient soit du mauvais contrôle de ses propres gestes soit d’une mauvaise évaluation de la réalité en face de lui.
Le jeu stimule en effet deux types très différents de correctifs cognitifs :
- Ceux qui améliorent l’habilité, c'est-à-dire la qualité du contrôle de la direction et de l’intensité du vecteur. (Cela concerne donc le rapport entre le cerveau et les muscles indépendamment du bien-fondé de ce que le cerveau ordonne.)
- Ceux qui, au regard de l’intention à servir, améliorent le bien-fondé des ordres donné par le cerveau aux muscles. Cela exige une anticipation, de la réaction spontanée de Dame Nature à chaque extraction que fera l’enfant.
Je ne m’attarde pas sur la maturation et/ou l’apprentissage de l’habilité parce que cela relève directement de considérations déjà développées lorsque j’étudiais et comparais l’apprentissage de la marche à celui de la nage. Pour simplifier je vais donc me permettre de présupposer que pour l’enfant que j’observe avec le psychologue, la coordination neuromusculaire est un problème résolu ; il est supposé ici avoir déjà acquis un bon contrôle de sa motricité.
Par contre, les correctifs cognitifs qui prétendraient l’aider à choisir mieux l’orientation et l’intensité du mouvement,demandent de percevoir et d’anticiper des réactions du non-moi. Cela mérite donc une analyse complémentaire.
Si je me suis bien fait comprendre dans les pages qui précèdent, mon lecteur admettra sans problème que la réaction de la montagne du mikado à chaque action de l’enfant est gérée par Dame Nature sous le mode interactif : c’est une réorganisation par contact. Aucune allégeance à un système perceptif, aucun souci de résolution, aucune convention langagière, le gorille est inclus dans les calculs…
Dame Nature "compute" et répond au coup pour coup. Ce que Dame Nature veut c’est rétablir l’équilibre en péril et elle n’exige pour ce faire qu’un tout petit peu de temps (dans l’ordre de la seconde pour le mikado). L’enfant va vite apprendre à ses dépens que c’est une réorganisation strictement symbolique puisqu’une infime erreur de position commise sur le flanc gauche de la montagne peut très bien avoir des conséquences calamiteuses sur l’avant-centre et le flanc droit.
Pour choisir ses gestes et leurs coordinations, l’enfant exploite les ressources d’un ordre informatif. Il n’est pas dieu, il n’est pas omniscient : il fabrique ses informations à partir de ce qu’il perçoit et il compute avec l’assistance de correctifs cognitifs élaborés dans son passé à l’occasion d’expériences assimilables. Il peut donc mal évaluer et rater quelques gorilles. Il peut, certes, se passer du langage, et donc se passer des acquis cognitifs fait par d’autres, mais la prise en compte des conseils et remarques venues du non-moi sont les bienvenus. L’évaluation des poids, des centres de gravité, des effets de leviers et autres forces de frottement sont les variables que l’enfant va essayer d’instrumentaliser pour évaluer, anticiper et agir.
Ses calculs se basent sur des algorithmes nourris par des souvenirs, mais les ressemblances avec le passé sont invérifiables sinon a posteriori, après d’éventuels désastres. Les frontières par lesquelles il prétend repérer des points critiques ne sont "peut-être" pas trop différentes des réalités ontologiques dessinées par Dame Nature, mais cela reste de l’ordre du pari. En un mot, sa tactique de combat s’organise sur base d’une cartographie du champ de bataille qui a encore pas mal de "terra incognita".
La gestion de la "terra incognita", le goût du risque, la prise en compte de ses propres faiblesses cognitives et motrices… Une vraie école de vie !
Moi, je suis plus branché théologie et métaphysique que psychologie et technologie. Ce qui m’interpelle donc le plus dans cette affaire, ce que je trouve très étrange, c’est que Dame Nature a laissé cet enfant maladroit gérer ces choses tellement dangereuses pour la stabilité du monde !
C’est comme si la Grande Dame travaillait à la destruction de sa propre stabilité qu’elle essaye pourtant sans cesse de restaurer ! C’est à cause des imperfections du puzzle informatif que l’évaluation et l’anticipation et l’action de l’enfant peuvent être foireux. C’est donc bien l’enfant et rien que lui qui force Dame Nature à rétablir autrement l’équilibre. C’est l’enfant et son immaturité musculo-cognitive qui donne un côté imprévisible à l’évolution du contexte ; Dame Nature lui a donné cette autorité ! (Que la cognition de l’enfant soit ou non inféodée à l’ordre symbolique de la nature n’est pas exactement le même problème.)
Cela voudrait donc dire que l’évolution du jeu-monde est influencée par les effets d’une computation faite en aval de perceptions, et même en aval des "précatégorisations" de David Marr. C’est le travail cognitif, c'est-à-dire la partie de la computation qui fait appel à des correctifs utilisant l’histoire personnelle de l’enfant et qui donne une certaine tournure plutôt qu’une autre au jeu, à l’Histoire de la montagne. Dame Nature intervient aussi, mais c’est l’initiative de l’enfant qui l’oblige d’intervenir de telle ou telle manière. Il y a donc eu partage d’influence !
In fine, la montagne du mikado est bel et bien déchirée entre l’action de l’enfant et la réaction de Dame nature. C’est bel et bien la banquise qui laboure le continent, l’intention et la maladresse de l’enfant qui dirigent le soc.
*
Le problème de la liberté se fait de plus en plus pressant. Je dois essayer d’abandonner cette hypothèse qui m’a permis d’avancer jusqu’ici. Je ne peux plus tergiverser ; il est temps d’assumer le risque de l’indicible.
À partir de dorénavant, je lâche l’hypothèse de départ. Je laisse l’intention et la liberté compliquer mon travail… Il fallait bien que j’y arrive…
Avec Hiroshima, avec l’île qui bifurquait à cause de la flexion de mon index sur la gâchette, avec ces continents labourés par les banquises, je ne disais encore rien de ma liberté. J’évoquais seulement l’ampleur de ce que mon action semble pouvoir faire. L’étude des résolution me conduisait au dévoilement des possibles et par là j’ouvrais la porte de la contingence. Cette contingence s’oppose à la nécessité. La question bien plus intime de la liberté surgit en aval de la contingence.
La contingence n’est jamais qu’un sous-produit des hautes résolutions du substrat prit en considération dans tel ou tel écosystème. C’est dans et par cette contingence perceptive qu’une hypothétique liberté personnelle pourrait déployer ses ailes. La liberté, si elle existe, n’est pas la contingence mais elle est contingente.
Si la liberté existe elle est bien plus contingente qu’on le pense : beaucoup d’hommes ne sont pas libre et même pas capables de l’être…
Il me semble difficile de nier qu’il y a de la contingence dans le monde. Et d’ailleurs, les modélisations de la nature les plus déterministes font souvent appel aux mathématiques, qui, toutes mathématiques qu’elles puissent être, nous offrent parfois plusieurs issues à une même équation (la racine carrée de 4 offre deux réponses possibles). Qu’il y ait ensuite une possibilité de choisir indifféremment une option plutôt que l’autre nous incline évidemment à parler de liberté, et c’est bien ce que nous faisons le plus souvent. Mais… Mais où serait le processus décisionnel là-dedans ? Ce n'est pas très clair. Pour répondre je devrais peut-être commencer par mieux définir le "je", supposé être le titulaire de cette liberté encore mal établie !
Les approches scientifiques les plus abouties du "je" ne me semblent évidemment pas être celles des psychologues :-)) Je ne donne pas plus de crédit aux sciences médicales qui ont elles aussi de sérieux problèmes avec nos singularités. Je préfère celles qui partent des dynamiques non linéaires.
Selon ces approches, le "je" serait un athom contrôlé à la fois par le tout qui le contient et par les parties qui le compose. Le "je" serait cette interface, cette frontière entre un intérieur et un extérieur qui présente aux autres existants des propriétés singulières que n’ont pas ses parties prises individuellement. La pérennité de ce "je" émerge sous des conditions dont les René Thom et autres Ilya Prigogine ont essayé de nous dévoiler quelques lignes maîtresses et qui, en aval, président aux destinées des études médicales.
Vu du haut, la question de la liberté d’un tel "je" par rapport à l’ordre naturel devient évidemment très spécieuse et même un peu ridicule. "Je" suis pleinement "de" et "dans" la Nature ! La Nature n'est ni hors de moi ni rien que moi. Je suis de la nature comme mon corps et mon cerveau sont de mon corps. Ce que j'y fais est orienté par "ce-que-je-ne-suis-pas", mais "ce-que-je-ne-suis-pas" est réorienté par "ce-que-je-suis".
Si j’affirme n’être pas libre, c’est peut-être parce que je ne regarde pas assez comment le monde est changé par ma présence. Et si j’affirme être libre, c’est peut-être parce que je sous-estime l’action de l’environnement qui change mes frontières pour changer mes intentions.
Dans ce jeu-poursuite des rééquilibrations homéostatiques, il y a de la place pour la contingence, mais quelque chose me manque pour toucher à la spécificité de la liberté.
*
Je m’embourbe dans des paradoxes de bachelier. Je suis pourtant certain, moi, Paul Yves que la liberté existe… Je ne cherche pas tant ici à le prouver qu’à pouvoir le dire d’une manière audible, …par un langage dont l’impuissance fonde le pouvoir communicatif.
Pour mieux expliquer mon intuition je vais récupérer la mouette de Kant. La mouette de Kant, c'est cet oiseau ivre de son vol qui voudrait voler plus vite encore et qui, pour ce faire, voudrait dissoudre l'air qui semble freiner son élan. Mais c'est l'air qui la porte ! Son euphorie, son élan et sa frustration, c'est le contact de son corps et du vent ! Sans le vent, elle tombe !
Il en va de même entre la liberté et le tiers (qu’il soit ou non pourvu de conscience). Le tiers semble freiner ma liberté. Le tiers me reprendrait-il ce qu'il me donne ?
Le tiers, ce n'est pas le "ce-qui-n'est-pas-moi" mais il y habite. Sans tiers, sans frontières au sein du "ce-qui-n'est-pas-moi" – s'il n'y avait en somme que deux pièces au puzzle : la maman et le nourrisson – personne ne penserait une seule seconde à parler de liberté.
Quel pouvoir supplémentaire devrais-je alors requérir pour préserver ma liberté ? Le pouvoir d'anéantir le tiers ? Vraiment ? Devant ce tiers qui me résiste, ce serpent, ce ravin, cette femme ou que sais-je d’autre qui semble parfois s’opposer à mes caprices, à ma santés, à mon bonheur, comme tout le monde, j’ai eu tendance un jour ou l'autre "à faire le Job" (celui de la Bible) qui pleurniche devant Dieu pour acquérir ce qui lui manque. Dieu répond simplement :
"Mais, fiston, je voudrais bien t'aider moi, et je fais ce que je peux... Mais tu sembles oublier que nous ne sommes pas que deux sur la terre ! Il y a aussi le Béhémoth qui n'en fait qu'à sa tête, la lionne qui choisit elle-même ses proies, l'autruche qui néglige ses petits, les voleurs qui s’accrochent au tapis, et, surtout, surtout, Satan, le plus commun des mortels, qui réclame justice parce qu'il est plus altruiste que toi et qu'il souffre de voir la toute grande majorité de ses semblables croupir depuis la naissance dans la crasse, la misère et la malchance, ...alors que toi, mon cher Job, tu es né le cul dans le beurre sans l'avoir mérité.
Tout se tient, vois-tu. Alors, mon très cher petit Job, qu'attends-tu de moi ? Que je les anéantisse tous pour que toi seul sois libre d’être ce que tu veux être sans tenir compte d’eux ? Autant que tu le saches tout de suite : ma réponse, c’est "niet". Tu peux me clouer sur ton bois, je ne transigerai pas sur ce point ‘parce que je suis celui que je suis’ ! C’est mon conatus à moi, mon très cher petit. Grandis s’il te plaît ! Ouvre tes yeux !"
Heureusement, Job finit par voir et tout va s'arranger pour lui. (Pour une analyse plus fouillée du livre de Job voir : www.stylite.net/religion/rel-exeg/rel-exeg-job-tab.htm)
Si, après avoir distingué la liberté de la contingence, après l’avoir autonomisée par rapport aux choix, et après l’avoir mis en dépendance de l’altérité, ce qui reste de l'ancienne liberté est encore quelque chose, alors ce reste, n’est-ce pas tout simplement un certain rapport aux désirs ?
Le désir ? Il est temps de relire Bouddha.
À mes yeux, l’un des plus grands mérites du Bouddha dans ce dossier, c’est d’avoir pu distinguer sans ambiguïté le désir du védana (ce que l’Occident aujourd’hui encore peine à comprendre et assumer). Tout cela se trouve dans la deuxième partie du "Maha Satipatthana Sutta" (Vous pouvez lire des traductions comparées de ce texte central du Bouddhisme sur www.Stylite.net/religion/rel-bud/rel-bud-vipa-maha-tab.htm#sensations )
Le désir est une intention qui tombe en aval de ce que les bouddhistes appellent le "védana". Le védana lui, n’est PAS une intention, il est une réaction. C'est le védana qui à chaque perception, au cœur de mon cœur décrète pour moi, par moi et parfois malgré moi, un "cela me plaît", un "ça ne me plaît pas" ou un "ça me laisse indifférent". Affinité/répulsion/neutralité, sympathie/antipathie/indifférence… C’est selon les traductions ; moi ma préférence va pour sympathie/antipathie/indifférence…
Ces décrets du védana sont toujours ce que les savants appellent des "événements". Ce sont des sentences ponctuelles, évanescentes, prononcées au coup pour coup et qui se succèdent à un rythme effréné. Ces sentences peuvent se ressembler, ce qui peut donner au flux ces couleurs particulières qui font nos personnalités.
En fait, les décrets de mon védana sont des symptômes de l’homéostasie singulière qui assure ma pérennité dans mon écosystème mental.
Bien sûr, le désir se laisse inspirer par ce flux incessant de sympathies ponctuelles. On peut carrément dire que c’est l’un des composants de ce flux qui féconde le germe du désir comme dans un flux de spermatozoïdes il y en a un qui fécondera l’ovaire. Le désir se construit à partir de l’une ou l’autre de ces sympathies pour fabriquer un projet d’avenir.
Que le désirant investisse beaucoup ou peu pour la réalisation de son désir n’est pas ce qui m’intéresse ici. Ce qui m’intéresse c’est que ce désir est toujours le désir de quelque chose : il vise son objet d’une manière relativement pérenne et s’inscrit donc dans la temporalité. Il fait d’un possible futur une finalité alors que le védana, lui, continue imperturbablement d’essaimer à chaque instant de nouvelles sentences évanescentes.
Bouddha a donc bien observé que je ne désire pas nécessairement ce qui me plaît. La femme de mon meilleur ami me plaît, mais cela ne veut pas dire que je la désire.
Du coup, Bouddha peut faire valoir une distinction (frontière) très nette et opérationnelle entre le désir et la volonté qui n’a plus rien à voir avec deux désirs contradictoires qui se chamaillent dans l’imaginaire de Freud. Il y a une vraie différence catégorielle à prendre en compte (cette distinction que les Occidentaux ont tant de mal à pleinement assumer). Si le védana détient le fécondeur du désir alors, c’est la lucidité qui détient le fécondeur de la volonté. Entre la sympathie et la lucidité, il y a tout un monde, le même genre de monde que celui qui sépare par exemple l’amour de la fécondité ou l’économie de la politique. (Certes, une certaine volonté peut se mettre au service d’un désir, mais c’est un autre sujet qui n’a pas sa place ici.)
C'est par un manque de discernement que certains ont voulu ridiculiser un Bouddha qui "désirerait" ne pas désirer. Il y a dans cette tentative de réduction une confusion de catégories : Bouddha nous invite à "voir" (lucidité) pour ne "plus vouloir" (volonté) désirer.
Cette dynamique – à ma connaissance en tout cas – Freud lui-même ne l'a pas vraiment comprise parce que pour lui la volonté n'est jamais qu'un désir parmi d'autres, un sous-produit d'un passé conflictuel.
À la supérette, on a tous lu notre "Bouddha pour les nuls". Tout le monde sait que l’idéal de Bouddha c’est d’abolir les désirs. Bon, pourquoi pas ? À court terme, je ne suis pas certain que ce soit le meilleur plan à promouvoir pour le bien du monde ; ça me semble un peu trop élitiste. Mais qu’importe, à chacun ses convictions.
Pour autant je ne repousserai pas du revers de la main, ce qui est le coeur de la dynamique spirituelle bouddhiste : une certaine instrumentalisation de la lucidité. Je gagerais d’ailleurs que la plupart de mes lecteurs pensent comme moi que Bouddha ne s’est pas trompé en attribuant à la lucidité le pouvoir d’atténuer ou d’exalter un désir (et même parfois, celui de l'abolir !). Nous avons tous vécu ce genre de conflit désir/lucidité dans nos amours d'adolescents, dans nos soifs d'acheter un gadget, dans nos projets de voyages, dans nos addictions à certaines friandises…
Certes, il faut une très puissante lucidité pour qu’elle soit en mesure d’abolir un désir qui serait devenu addiction. Peut-être que pour ce fumeur-là, cet obsédé, cet alcoolique, ce paresseux, (…) la lucidité ne suffira jamais… Encore une fois, que m’importe : j’accepte l’idée que nous n’avons pas tous été calibrés pour la liberté. Cela aussi il faut le prendre en considération dans ce genre de méditation !
Par rapport au désir, ce que Bouddha propose est donc clair et net : utiliser la volonté, fruit de la lucidité, pour les abolir autant que possible. Il nous donne même quelques trucs pour améliorer notre lucidité. L'outil qui a ses faveurs, c'est la méditation avec ses différentes directives plus techniques que spirituelles : conscientisation des décrets du védana, analyse minutieuse de la posture physique, observation des cadavres, etc.
Je suis de ceux qui ont abordé la méditation bouddhiste par le "vipasana". On a réussi à me faire croire dans ce milieu-là que c’est la forme de méditation la plus intéressante et même la plus proche de ce que Bouddha a enseigné (je suis donc dans mon coeur plus "téravada" que "zen" ou "mahayana". C’est discutable, mais je n’ai pas moi l’expérience requises pour comparer. (Pour le vipassana, voir www.stylite.net/religion/rel-bud/rel-bud-vipa-satipatthana-tab.htm#0 ).
Bouddha me semble par contre nettement plus flou lorsqu'il s’agit de transformer le flux de décrets du védana. Je n’ai en tout cas rien entendu de clair et net à ce propos dans la supérette occidentale qui assure ma formation permanente.
Il y a peut-être une bonne raison à cela : cette modification du flux de sympathies ou d’antipathies n’est peut-être plus du tout importante pour celui qui avorte systématiquement les désirs que védana féconde. Vedana ne dérange plus lorsqu’il n’allume plus aucun désir.
Peut-être dois-je alors préciser qu’il ne faut pas confondre un décret de védana avec un plaisir ou une douleur. Le plaisir et la douleur sont tout d’abord nettement moins liés à notre singularité que ce flux de sympathies et d’antipathies et ils relèvent d’ailleurs d’une tout autre mécanique qui est bien moins cognitive que charnelle dans le sens le plus trivial du mot (endorphines...). Les décrets du védana sont plutôt des réflexes cognitifs fugaces et inoffensifs à certaines perceptions (comme le réflexe rotulien l’est pour le marteau du neurologue).
Si la lucidité seule semble peu efficace pour modifier ce flux de sympathies et d’antipathies, c’est pour une raison qui ne fera pas mystère au moins dans le monde des philosophes : avec mon védana, c’est mon coeur, la plus profonde racine de ma singularité qui est en jeu. Paul Yves reste bien Paul Yves s’il abolit ses désirs plutôt que de les exhausser. En manque de plaisirs et de joies, il n’est peut-être plus qu’une ombre, mais il est encore l’ombre de Paul Yves. En revanche, déstabiliser le flux du védana c'est pour le coup non seulement très "contre-nature" mais aussi dangereux pour Paul Yves. Vouloir "ne pas persévérer dans l’être", c’est l’inverse du conatus.
Conatus ? J’ai dit conatus une deuxième fois ? Le conatus de Spinoza ?
Pour moi indépendamment de ce que Bouddha a pensé ou n’a pas pensé, il est indéniable que la lucidité peut aussi, parfois, changer les caractéristiques dominantes d’un flux de sympathies. Mais elle le fait lentement et modestement, comme si elle voulait laisser du temps à la présence à moi-même de s’y accoutumer sans s’en offusquer… Cela devient alors plus une question de "maturation" que de "transformation" !
Pour changer ce flux vite et fort (faute de pouvoir carrément l’abolir), il faut y aller avec de la chimie ou de la chirurgie cérébrale ! Je pense aux lobotomies d’autrefois, à certains neuroleptiques dits majeurs (LSD, peut-être même l’haldol…), aux hormones sexuelles (castration chimique, changement de sexe, anciens traitements du cancer de la prostate… et même une certaine contraception !). Jouer avec ces techniques à des fins qui ne sont pas strictement médicales, c’est jouer avec le feu. Le vrai souci, c’est que l’orientation du flux de védana est clairement une propriété émergente de l’homéostasie qui assure la pérennité globale du coeur identitaire du patient.
En termes techniques, si j’affecte massivement ce flux-là, c’est l’impact du tout sur les parties qui est massivement modifié et c’est sur un nouveau genre d’émergence que l’ensemble refera son équilibre : une autre personne...
En mots plus simples : quelle que soit la modification massive imposée artificiellement au flux du védana les nouvelles tendances qui viendront s’y substituer sont imprédictibles ...pour le meilleur et pour le pire ! C’est donc en puissance non pas une "guérison", mais un meurtre dans un corps maintenu vivant et donné à un autre. On peut s’attendre à la vengeance des gorilles… Le gorille refuse parfois de laisser place au mutant. Il ne faut donc pas s’étonner des échecs et des déceptions innombrables que l’on observe avec les castrations chimiques, les changements de sexe ou même plus simplement avec l’antabuse censé combattre l’alcoolisme... (J’ai vu un alcoolique qui avait arraché avec ses ongles son implant d’antabuse...)
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Grâce à Bouddha, l’examen de notre liberté se réoriente donc vers des questions de lucidité... (Spinoza nous dira quelque chose de ce genre-là mille ans plus tard). L’homme libre, c’est celui qui n’est plus harcelé par des désirs, observe calmement son flux de sympathies et obéit à sa lucidité qui ne lui demande finalement qu’une chose : laisser le védana mûrir naturellement et laisser ma présence prendre une place, sa place, dans la causalité. La liberté serait une obéissance ?
La liberté, ce serait quelque chose de cet ordre : la maturation de la lucidité, l’obéissance de l’existence à la présence, la capacité à poursuivre un tel protocole… Il n'y a là ni automutilation, ni masochisme, ni peur, ni compromis, mais beaucoup de travail en perspective !
La liberté n’est pas dans le choix et il faut une fois pour toutes admettre qu’il y a des hommes qui ne sont pas calibrés pour la liberté! Mais j’ai cru observer que les hommes libres sont aussi ceux qui aiment travailler à l’amélioration de la lucidité des autres par l’encouragement à l’éducation, à la recherche, à la curiosité… Comme si la lucidité conduisait à quelques impératifs éthiques. Personne ne s’en étonnera, mais "l’impératif catégorique" n’est alors plus aussi catégorique qu’on le dit… (Ce sujet m’entraînerait trop loin et m’écarterait trop du thème de ce travail. J’ai proposé il y a longtemps une esquisse d’analyse de la morale. Je devrais la réviser en fonction de ce que je découvre depuis que je rédige ce texte, mais le temps m’est déjà compté...)
Cette mise en perspective accroche la liberté au cou d'un aigle. Moi, Paul Yves, j’imagine que pour un aigle, se savoir et se sentir libre, ce n’est pas tant choisir sa proie que jouir de la splendeur et de l’altitude de ce vol que le reste de la Nature lui impose pour survivre. Jouir ?
"Ah ma femme, ma chère femme ! Aujourd'hui, je peux bien le dire, j’ai été l’esclave de la quête de ta fréquentation ! Je me sens tellement plus libre aujourd’hui et grâce à cette liberté, je t’aime plus complètement que dans ma jeunesse !"
Le pauvre vieux qui dit cela néglige de dire que si sa jouissance est peut-être plus vive, il tirait de cette relation tout de même beaucoup, beaucoup, beaucoup plus de plaisirs dans sa jeunesse. Il n’y a pas tant de plaisirs que de joie à attendre de l’assomption de la liberté. La distinction entre la joie et les plaisirs est un autre sujet qui pourrait avoir sa place ici. Mais après Bernanos, y a-t-il encore quelque chose à dire à ce propos ?
J’ai essayé de placer la liberté dans un régime plus symbolique. J’ai essayé de faire de ce mot la pièce d’un puzzle mieux contextuée par les autres pièces de son écosystème (désir, lucidité, sympathie, contingence, choix, ...et même joie !).
Ce resserrement de la frontière de la liberté me permet de mieux comprendre quelques paradoxes observables quotidiennement dans nos environnements.
On peut manifestement faire des choix sans être libre… La victime des publicités ciblées en est le modèle canonique en ce début du XXIe siècle.
On peut manifestement être libre en acceptant de renoncer à des choix.
On peut, ...blablabla.
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J’ai rencontré une vraie "grande frappe" qui avait clairement fait ses crimes pour se retrouver en prison où il se sentait manifestement plus libre que dans le monde. Ce génial criminel avait été assez adroit pour arriver à se faire incarcérer dans une prison "porte ouverte" réservée normalement aux prisonniers non dangereux et peu susceptibles de chercher à s’évader. Il y était un roi comme le client d’un hôtel de luxe au Seychelles : libre et joyeux de l’être comme l’aigle qui plane et attend.
J’ai connu un autre prisonnier incarcéré dans la même "prison sans porte", aimé et choyé par ses compagnons de détention comme il ne l’était manifestement pas hors de prison (où il avait vécu d’ailleurs dans un confort bien moindre). Il souffrait tant de son manque de liberté qu’il a essayé de se suicider.
J’ai rencontré pas mal de toxicomanes qui vivaient l’enchaînement de l’héroïne comme un enfer, un enfer qui les tourmentaient bien plus que la prison où on les avait enfermés. Mais j’ai rencontré encore beaucoup plus de toxicomanes qui ne souffraient de fait que de leurs désirs frustrés parce qu’ils n’avaient pas la carrure, l’ampleur, de l’homme pouvant devenir libre.
J’ai connu une autre "grande frappe" qui n’avait pas "choisi" d’être en prison. Il aurait préféré ne jamais la connaître mais une fois dedans, il a pu rencontre sa propre présence avec assez de résolution pour recevoir cette marge de manœuvre qui permet de travailler la lucidité et d’esquiver les désirs vains. Son aura puissante et apaisante rayonnait tant qu’elle aveuglait certain. Relâché par l’intervention d’un évêque après de très très nombreuses années de détention il est devenu sacristain dans une paroisse que j’ai fréquentée où il est mort sans haine (ce qui est rare pour un ancien prisonnier). Lui, il a connu joie sans plaisir de celui qui a accepté une fois pour toutes de n’avoir jamais été compris par les imbéciles qui prennent plaisir à juger.
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Je ne suis évidemment pas en mesure de prouver que la liberté existe. Je l’ai vue et je l’ai expérimenté.
Certain l’on croisée et ne l’on pas reconnue parce ce qu’ils étaient trop enchaînés par le besoin de se glorifier eux-mêmes en glorifiant la raison dont ils ont été généreusement pourvu. De fait il faut être intelligent pour arriver à nier la liberté sans être ridicule ! Chez de telles personnes, cette passion de l’intelligence focalise tant l’attention sur le ballon de basket qu’il augmente démesurément le risque de ne pas voir le gorille qui passe sur le terrain.
Lionel a 25 ans. Il a une bonne santé et il le sait. Il roule sur sa nouvelle moto dans la campagne, …et tout d’un coup, on ne sait trop pourquoi, il s’est senti libre, terriblement libre et heureux de l’être alors qu’il n’y avait en fait plus aucun choix à faire ; tous les choix il les avait fait bien avant d’enfourcher sa moto. Ce n’est que bien plus tard, à cinquante kilomètres de chez lui, après que son excitation se soit calmée, qu’il a éprouvé cette liberté et justifié par elle ses choix – à moins que ce ne fut la justification de ses choix qui lui donna de se sentir enfin libre ?
Philippe qui n’a jamais connu une expérience assimilable à celle-là, a écouté attentivement Lionel. Il réplique d’une manière péremptoire qu’il n’y a pas de liberté dans cette affaire. Lionel aurait simplement profité d’une bonne dose d’endorphine parce que tout allait bien pour lui et qu’il en était soudain conscient.
Assis à la même table, Paul Yves, votre serviteur, qui a lui-même expérimenté dans sa vie pas mal d’épisodes de ce genre, admet qu’il y a probablement eut une décharge d’endorphine dans cette affaire, mais pour lui il reste que c’est bien de liberté et pas de plaisir que Lionel parlait, même s’il éprouvait aussi du plaisir. Il y a une spécificité catégorielle dans la liberté qui est inimitable. Paul Yves affirme donc que Philippe n’a pas vu le gorille…
Paul Yves Wery – ChiangMai – Novembre 2021
Ce genre de méditation très générale ne peut évidement pas citer toutes ses sources. Voici les principales qui ont suscité mon envie d'écrire cet article... (Je présente mes excuse à ceux qui, parmi eux, ne se sentiraient pas à l’aise dans mes citations… Ais-je vraiment le choix ?)
Petitot Jean. C'est à partir de lui que, pour moi, tout démarre... Article difficile, trop difficile, mais dont l'importance et la globalité de son intelligence n'échappera à personne.
- "Forme" (Accessible & téléchargeable gratuitement sur academia.edu)
Miguel Espinoza. Cet auteur clair, généreux, ni jargonneux ni cuistre... et il est inépuisable.
- "La réduction du possible; René Thom et le déterminisme causal" (Accessible & téléchargeable gratuitement sur academia.edu)
- "Le démon de Laplace" (accessible & téléchargeable gratuitement sur academia.edu)
- "René Thom – De la théorie des catastrophes à la métaphysique" (Accessible & téléchargeable gratuitement sur academia.edu)
Piotrowski & Y.-M. Visetti. Une langue somptueuse, une érudition époustouflante (et donc un peu étouffante), limpide, ...captivant.
- "Le jeu de la complexité et la théorisation linguistique" (Accessible & téléchargeable gratuitement sur academia.edu)
Giuseppe Longo (+Francis Bailly, Maël Montévil, Arnaud Pocheville ) Ma source favorite.C'est compliqué mais pas jargonneux. Très utile pour les amplifications métaphysique grâce à la globalité fascinante de ses analyses.
- "Espace, temps et cognition..." (Accessible & téléchargeable gratuitement sur academia.edu)
- "Situations critiques étendues : la singularité physique du vivant" (Accessible & téléchargeable gratuitement sur academia.edu)
- "L'incompressible complexité du réel et la construction évolutive du simple" (Accessible & téléchargeable gratuitement sur academia.edu)
Anaïs Soubeyran. Compliqué parce que le texte n’a pas assez retravaillé, mais passionant ! Surtout pour ceux qui s’intéressent à l’émergence
- "Emergence et problème corps-esprit" (Accessible & téléchargeable gratuitement sur academia.edu)
Pierre Chaigneau Très utile pour re-toucher le sol
- "Contrôle et structure dans les systèmes complexes" (Accessible & téléchargeable gratuitement sur academia.edu)
...et pour terminer, le plus utile de tous:
Nicolas Martin...
Un vulgarisateur très très haut de gamme qui sévit tous les jours une heure sur France Culture. Jamais jargonneux, très polyvalent, sympathique, ...l'art de faire parler ceux qui ne sont doués que pour penser.
- "La méthode scientifique" sur France Culture. (Podcastable gratuitement à l'envi)
NB Je dois encore ajouter que ces très utiles lectures (en français!) m'ont été suggérées spontanément par l'ordinateur marketeur de www.Academia.edu... alors que je ne fais pas partie de l'univers académique. Que justice et grâce lui soit rendue! ...Ainsi qu'à Google que je critique tant, mais que, parfois, souvent, j'aime beaucoup (et qui, en l'occurrence, m'a mis sur la piste d'Academia.)