La spiritualité et le secret, le droit à l'oubli, la vie privée...
(NB Cet article fait suite à une étude sociologique du secret) La spiritualité donne, à mon avis, la plus élevée et, simultanément, la plus enracinée des raisons d'être du secret. Hélas, l'argument est quasi irrecevable par le profane. Seules les quelques philosophies qui ont approfondi simultanément les questions de l'altérité, de la liberté et de la vie, sont suffisamment armées pour effleurer la somptuosité, l'ampleur, de l'argument que, par exemple, Lanza del Vasto développe en quelques simples phrases lorsqu'il commente Mt7,6.
Un profane ne lira dans cet extrait qu'une affirmation péremptoire ou, au mieux, une amplification poétique sur le thème du non-dit. Mais il a tort; le secret est effectivement à la vie, ce que, par exemple, la logique est à la raison ou le hasard à la causalité. Que pourrais-je, moi, ajouter à ce beau commentaire de del Vasto pour faire valoir que ce n'est effectivement ni l'éthique ni la religion mais la vie elle-même qui exige de nous le respect du non-dit? Nous ne pouvons pas laisser étouffer le souffle de nos existences par des analyses trop caricaturales, trop partielles, trop simples, trop intentionnées... La sagesse nous demande d'assumer que nous ne sommes tout simplement pas à la hauteur de tous ce qui nous est caché. Vivre en acceptant le secret d'un autre, c'est tout simplement accepter qu'il ne soit pas moi et qu'il a lui aussi une valeur. S'il se tait c'est peut-être qu'il a de bonnes raisons que ma raison ne connaît pas. Accepter ce silence, c'est d'ailleurs, parfois, la première étape à respecter pour obtenir sa confiance. La seule chose que je peux faire, moi, après avoir lu et médité cette affirmation de del Vasto, c'est rabaisser le niveau de mes prétentions; mon regard sur le monde n'en sera que plus fiable. À l'altitude des pâquerettes, la relecture des Évangiles me convient très bien pour réfléchir à ce qui m'est caché et ce que je cache. J'y lis que Jésus a régulièrement mentionné, demandé ou fait usage du secret. La soif manifeste qu'avait Jésus d'annoncer son message de paix et d'amour a été considérablement tempérée par la nécessité de ne pas tout faire entendre à toutes les oreilles. Jésus savait cacher, se cacher, et crypter. Les mots-clés pour comprendre la dynamique du secret dans les Évangiles sont:
- La sécurité (l'esquive du conflit inutile): Il s'agissait d'abord pour Jésus de se cacher, de cacher son action ou de cacher ses idées, tout simplement pour esquiver la hargne du clergé et autres ennemis déclarés (Lc6,11, Mc3,6, Mt 12,11, Lc,11,53, Mc11,18...etc). De fait, la sécurité fut l'une des principales motivations à ses cachotteries. Jésus exige parfois le secret avec force (Mc1,43). Il a même demandé explicitement à ses plus proches disciples de cacher qu'il est le Messie attendu par les Juifs! (Mt16,20... "le secret messianique"). En Jn11, l'hésitation de Jésus à aller voir un ami souffrant en Judée, montre l'ampleur de l'enjeu; si l'on en croit Thomas, plus personne n'est dupe: pour Jésus, aller en Judée, c'était se mettre en danger de mort. Dans les Évangiles, il faut donc bien entendre que, souvent, le secret n'est pas recherché pour sa valeur intrinsèque ou par goût de l'ésotérisme, mais par stratégie sécuritaire. NB: En dépit du danger réel, il faut tout de même faire valoir un mouvement de balancier: Jésus fait des miracles en cachette, mais il en fait aussi pour provoquer ses détracteurs (Mt12,10, etc.) Mc1,43 (exigence musclée du secret...) Mt 16,20, Mc8,30, Lc9,21 (secret messianique) Jn11,8 (hésitation, pour aller voir Lazare en Judée) - Maturité (ou maturation). Jésus a toujours pris en compte la maturité de ses interlocuteurs. Cela l'a conduit à faire usage de stratégies pédagogiques. Souvent il s'est senti obligé de procéder par étapes, ce qui implique nécessairement des non-dits provisoires, voués à être dévoilé plus tard, lorsque d'autres données auront été assimilées par ses interlocuteurs. Il y a une très belle image de cette avancée graduée dans la guérison miraculeuse d'un aveugle qui ne recouvre la vue qu'en deux étapes. (Mc8,23...). Je pense qu'il y a quelque chose du même ordre dans l'épisode de la Transfiguration (Mt 17,9...); n'y sera présents que trois témoins dûment choisis. Si Jésus demande ensuite à ces trois témoins de garder le secret jusqu'à l'avènement de la Résurrection, c'est probablement parce qu'il estime que les autres disciples ne sont pas encore en mesure d'assumer correctement l'enjeu de la Transfiguration. Jésus ne voulait probablement pas engager des admirateurs immatures dans une approche de sa mission qui serait, par exemple, trop triomphaliste; il fallait d'abord assumer que la victoire visée passe par l'épreuve, par la Passion. Certains exégètes voient aussi une tactique pédagogique dans le "secret messianique" déjà évoqué plus haut (Mc8,30... ); Jésus aurait demandé de ne pas dire qu'il est le Messie parce qu'il aurait estimé que beaucoup de juifs n'étaient pas encore en mesure de comprendre pleinement ce que signifie "être le Messie". Le cryptage parabolique de la pensée de Jésus peut et doit se comprendre par ce même souci pédagogique. Ce cryptage-là est d'autant plus intéressant qu'en a parte, les disciples ont interrogé Jésus sur sa raison d'être (Mc4-10, Mt13,10... mais aussi Mc4,33-34). La réponse que donne Jésus reste d'ailleurs elle-même partiellement cryptée, car je défie quiconque d'expliquer cette réponse sans se mettre en contradiction avec le message fondamental des Évangiles fermement confirmé par l'herméneutique: la promotion de Agapè. (Peut-être que l'évangéliste veut nous faire comprendre ainsi que nous autres, lecteurs lambdas, ne sommes pas encore dans la sphère des disciples mûrs?...) Dans la continuité de sa réponse, Jésus offre même un décryptage (Mt13,18-23... décryptage de la parabole du semeur) qui lui non plus n'est pas facile à comprendre... In toto Jésus nous laisse donc entendre que le secret s'impose parfois non pas à cause du côté séditieux, et donc dangereux, de son message, mais à cause de l'incapacité contextuelle et souvent passagère de comprendre correctement ce qu'il dit et ce qu'il fait. Mt17-9, Mc9,9, Lc,9,36 (transfiguration) Mt 16,20, Mc8,30, Lc9,21 (secret messianique) Mt13,11... Mc4,10...Lc8,9... (motivation du cryptage parabolique) Mt13,18, Lc8,11 (décryptage de la parabole du semeur)
- L'écologie spirituelle.
La parole évangélique ne peut croître que dans un écosystème particulier. Il y a ici quelque chose de plus nettement ésotérique dans la volonté de Jésus. Son message n'est pas à mettre à la portée de n'importe qui, et ce n'est pas nécessairement pour esquiver un conflit ou par souci pédagogique. On est en droit de penser qu'il y a aussi une volonté de filtrer, d'exclure, pour préserver l'écologie d'un milieu. Lorsque Jésus recommande de -je cite- " ne pas jeter les perles aux porcs " (Mt7,6), c'est peut-être parce que les perles, en tant que bijoux, n'entrent pas dans les catégories mentales des porcs qui pourraient, en les voyant, avoir une réaction totalement décalée. Si les porcs en venaient à piétiner les perles ce ne serait pas nécessairement par méchanceté, ni par immaturité...et s'ils en venaient ensuite à retourner leur agressivité contre ceux qui les donnent, ce serait surtout parce qu'ils raisonnent autrement, dans une écosphère totalement différente, où les attentes, les déception et les réactions répondent à d'autres règles. NB: Cette citation du discours sur la montagne doit être utilisée avec beaucoup de prudence sans quoi on risquerait ici aussi d'aller contre le message évangélique (lui aussi mille fois confirmé par l'herméneutique) qui affirme que la porte du paradis chrétien est ouverte à tous... Le grand rhéteur que fut Jésus a parfois lancé à son public des slogans dangereux qui exigent des mises en contextes pour être justement interprétés.
Mt7,6...les perles et les porcs
- Rhétorique. Le brillant prêcheur pouvait parfois esquiver avec génie des questions auxquelles il n'avait pas envie de répondre. Par l'usage de ces entourloupettes rhétoriques, Jésus a même rendu quelques épisodes évangéliques franchement comiques. Sa rhétorique était parfois tellement inattendue que la question qu'on lui posait en devenait une autre qui se retournait contre les interrogateurs (Mt21,23). NB: Il faut opposer à ce côté "beau parleur" qui tourne autour du pot, le fameux passage évangélique du oui-oui non-non (Mt5,37...). Une fois de plus il s'agit de contextualiser les slogans et les silences; il est indéniable que Jésus fut un homme fermement engagé et il n'hésitait pas à l'exprimer lorsque cela servait utilement sa cause (rapport au pur et à l'impur, rapport à la race, rapport à la loi, rapport au sacré...) Mt21,23... (à propos de l'origine de son autorité...) Mt22,15... Mc12,13... Lc20,20... (les deniers de César)
- L'humilité. Les Évangiles répètent en plusieurs occasions qu'il faut prier, jeûner et donner en secret. Le regard, et, a fortiori, le jugement des autres n'a pas à entrer dans ces affaires-là. L'homme généreux devrait même en arriver à ignorer sa propre générosité (sa main gauche devrait ignorer ce que fait sa main droite -Mt6,3...). Dans certains contextes, le secret semble donc ajouter, par sa propre nature, de la valeur à un acte déjà louable par lui-même. On est ici devant la seule approche directement éthique du secret. Le secret participe à cette dynamique morale extrêmement complexe qui en arrive à promouvoir ici la pudeur, là, la discrétion ou le silence ou l'oubli... Prier en secret (Mt6,6...Mt14-23...Mc1,35...Lc5,16... Isolement face à Dieu pour prier ou jeûner Mt6-18, Lc 18,14 Être généreux dans la discrétion Mt6-3...), - Confort. (Se) Cacher pour se reposer. Mc6-31... (se cacher pour se reposer...)
- Logique Le théologien devra confronter l'usage du secret au rôle structurel de l'inconnu (énigme) et de l'inconnaissable (mystère) dans nos vies mentales. Cela n'est pas sans conséquences logiques. Une personne, en théologie chrétienne, ne s'identifie jamais à l'idée que l'on 'sait' en avoir. Cette personne 'peut' donc (et parfois 'doit') se taire pour des raisons qui elles-mêmes peuvent ou doivent rester secrètes. Cette possibilité-là impose une gestion particulière du secret même et surtout dans la vie profane. C'est le cas, par exemple, dans un contexte que tous les médecins connaissent un jour ou l'autre: telle maladie n'est pas annoncée comme vénérienne au malade en présence d'un époux ou d'une épouse parce que, etc. (On entre toujours dans des contextes complexes qu'il n'y a pas lieu de démonter ici). Dans la vie spirituelle comme en médecine, en art, en business, (...), il y a des réalités dont on peut éventuellement soupçonner l'existence mais que l'on laissera sagement dans le champ du non-dit par délicatesse, par stratégie, par gentillesse, par prudence, par respect... Le chrétien n'a pas à transiger: il doit reconnaître d'emblée en chaque personne détentrice d'un secret (un confesseur, un médecin, un excellent ami, une crapule, un criminel...) une part inconnue ou inconnaissable qui, éventuellement, l'autorise à se taire parfois sans que nous puissions nous-mêmes comprendre et justifier ce silence. Nous ne pouvons jamais entrer dans le jugement en conscience d'un autre. La transparence à tout crin est structurellement injustifiable dans la théologie chrétienne, c'est clair, c'est net ...et c'est même logique. Pour illustrer cela avec délicatesse, j'aime toujours évoquer l'affaire Natanaël. Nous ignorons ce qui s'est passé sous le figuier (Jn1,48...) et qui fut pourtant une expérience assez forte pour faire accepter par cet homme les pires efforts de la vie apostolique. La complicité entre Jésus et Natanaël restera pour toute l'éternité connue par tous, mais elle est détentrice d'un secret! Tout ceux qui ont reçu ou donné de vraies confidences savent combien cette discrétion peut être important dans une vie. La vraie amitié par exemple est nourrie de ce sang-là. Jn1,48... (Le figuier de Nathanaël)
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En conclusion - je parle ici en tant que chrétien et non en tant que bouddhiste- j'affirme que Jésus, très clairement, non seulement accepte, mais promeut parfois un espace privé en nos vies. Le silence peut y avoir une place importante. Cela va de la simple discrétion au véritable secret d'initié en passant par le cryptage et le non-dit provisoire. On ne peut même pas repousser d'un revers de la main certains caprices apparemment idiots mais inhérents à la vie privée (je pense surtout à la pudeur...). Il est à mes yeux IMPOSSIBLE pour un chrétien d'accepter cette nouvelle morale de la transparence absolue promue par quelques énarques du monde digital. Un chrétien DOIT se battre pour la protection de la vie privée, le droit à l'oublis, le respect de la pudeur et toutes les autres exigences de la gentillesse. Je ne veux ni ne peux esquiver le fait que dans les Évangiles la dynamique du non-dit s'articule avec deux croyances contrariantes qui sont tout autant évangéliques; d'une part Jésus nous dit que Dieu sait tout sur tous et, d'autre part, il y a une Bonne Nouvelle qui doit se proclamer haut et fort jusqu'aux confins de l'univers. Il est indéniable que dans le christianisme, en termes téléologique ou eschatologique, le secret est plus ou moins condamné à disparaître (Mt10,26 et assimilable...) pour faire place à un paradis où, grâce à Agapè, tout homme sera suffisamment respecté pour pouvoir y vivre libéré d'une telle nécessité. Mais le moyen d'y arriver EXIGE l'usage provisoire du non-dit. Jésus lui-même ne s'en est pas privé! Mt10:26 ...tout ce qui se fait en secret sera dévoilé, et tout ce qui est caché finira par être connu... Marc 4:22 Tout ce qui est caché doit être mis en lumière, tout ce qui est secret doit paraître au grand jour. Etc.
paul yves wery - Chiangmai - août 2014
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