Le père H., trappiste, puis ermite, puis abbé. Semaine Sainte de l'année 1980 Monition avant la bénédiction des rameaux. Mes frères, Au début du carême nous avons déposé le cantique Alléluia . Nous le reprendrons avec une vigueur renouvelée à la fin de cette Sainte Semaine. Mais pour l'instant, nous portons dans notre coeur, et nous laissons monter à nos lèvres l'invocation Hosanna ; c'est à dire : Seigneur, viens donc nous apporter le salut, ce salut, cet espace de liberté qui nous permet de respirer, d'être nous-mêmes, de nous dilater, d'arriver à notre pleine stature de fils de Dieu. Et nous le savons, ce salut nous est donné par le Christ Jésus. Il a voulu revêtir notre faiblesse pour que nous puissions entrer avec lui dans la plénitude de sa gloire. Mes frères, le Christ Jésus, il est ici parmi nous. Il écoute nos paroles, il regarde notre visage, il voit notre coeur. Nous allons en son honneur bénir les buis. Nous allons les porter. Nous les déposerons devant l'autel. Ils seront les témoins de notre foi et de notre amour indéfectible. Ils resteront là, mes frères, non seulement pour nous, en signe de notre attachement, de notre confiance, de notre fidélité, mais aussi au nom de tous les frères qui sont de par le monde, tous ces hommes qui attendent la délivrance, qui attendent le salut qui leur est promis. Ce salut est en eux déjà, mais la plupart l'ignorent encore et ils vont chercher la délivrance partout, dans des idéologies, dans des évasions en eux-mêmes. Enfin, dans cet homme qu'aujourd'hui on exalte, nous regarderons un homme, mais un homme cloué à une croix. Mais cet homme n'est rien moins que le Fils de Dieu. Mais aujourd'hui, c'est l'homme que nous regarderons, le fils de David, le fils de l'homme. Et avec lui nous entrerons dans son mystère. Et nous savons qu'il nous conduira jusque dans la maison de Dieu, là où il règne en Roi maintenant ; et non seulement nous, je le répète, mais aussi tous nos frères les hommes.
Homélie après la bénédiction des rameaux. Mes frères, Chaque fois que j'entends le récit de l'entrée messianique de Jésus à sa ville de Jérusalem, je sens un petit pincement au coeur. Ecoutez ! Voyez cette cohue enthousiaste, délirante qui acclame son Roi ! Les disciples ont vu tellement de prodiges, de signes, de miracles, qu'ils ne savent plus se tenir. L'heure est arrivée ; le Royaume de Dieu est présent ; le Messie est là. Il va rétablir la royauté en Israël, il va l'étendre au monde entier. Et Jésus laisse faire, il ne les arrête pas. Inutile , rétorque-t-il aux pharisiens, si jamais ils se taisaient, ce sont les pierres elles-mêmes qui commenceraient à crier , parce que tout ce qu'ils disent est vrai. Ils ont les yeux ouverts et me reconnaissent pour qui je suis. Mais vous, votre coeur est obscurci, vous ne voyez pas, laissez-les faire ! Et dans quelques jours, mes frères, cette foule se sera volatilisée, dispersée, disparue dans la nature, tous, même celui que Jésus avait surnommé le roc , la pierre ! Et Jésus restera seul ! Mes frères, ça me fait penser à la Parabole du semeur, cette semence qui est jetée le long de la route, dans les pierrailles où il n'y a pas beaucoup de terre ; elle lève de suite, mais dès que le soleil commence à chauffer un peu fort, elle sèche sur place, elle ne porte pas de fruit. Il n'y avait pas de racines ! Les hommes reçoivent l'événement avec joie, ils s'emballent de suite. Mais, dès que la difficulté se présente, ils s'évanouissent, ils disparaissent, et ne les voit plus ! Mes frères, le moine n'est pas l'homme d'un moment. Il s'est engagé à suivre le Christ jusqu'à la mort, jusque dans la mort. Pourtant l'épreuve ne lui fait pas défaut : épreuves grandes et petites, le plus souvent petites mais combien pénibles. Malgré tout, il tient. Il a entendu la consigne de son père Saint Benoît : qu'il ne se lasse pas, qu'il ne recule pas, qu'il ne cède pas ! Il sent qu'il y a en lui une force qui n'est pas la sienne. C'est la force de son Roi, c'est la force de son Messie, de son Sauveur, de son Dieu, de celui auquel il s'est donné, de celui qu'il suit. Et cette force, elle est là. Il a voulu, ce Jésus, ce Fils de Dieu, revêtir la faiblesse d'une chair pour que la force de la divinité habite en nous. Mes frères, ce Christ Jésus, il est notre Roi, il est notre guide. Il nous précède, il est à notre tête. Il va nous guider, nous conduire jusque chez son Père, dans ce palais où Dieu trône dans sa majesté de Dieu. Lui, il prend place à la droite de Dieu. Et nous, nous serons là pour former sa cour. Nous allons le suivre. Nous allons l'acclamer, et nous lui dirons de tout notre coeur notre confiance, notre fidélité, notre reconnaissance aussi. Nous savons, par expérience, qu'il nous aime et que tout ce que nous avons, tout ce que nous sommes, c'est de lui que nous le tenons. Mes frères, maintenant avançons comme les foules de Jérusalem, heureuses d'acclamer le Messie. Et n'oublions pas cette Parole de Jésus : Si nous ne chantons pas notre joie, alors les murs et les planchers de nos cloîtres chanteront et crieront à notre place !
Mes frères, La puissance de la ténèbres s'est abattue sur Jésus. Elle s'est saisie de Lui. Elle ne l'a pas lâché, qu'elle ne l'eut détruit. Or, Jésus était Dieu .Ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient ! Quand donc les hommes savent-ils ce qu'ils font ? Un instinct bestial les poussait... Cet homme Jésus était trop pur, il était trop limpide, il était trop divinement autre : ça devenait intolérable ! Ou bien lui, ou bien moi, mais un doit disparaître ? Ce sera LUI ! Mes frères, si nous avons le courage de prendre en main la lanterne de la lucidité et de descendre dans les profondeurs de notre être pour en explorer les ombres, nous découvrirons tapis dans un recoin obscur, une bête ; la bête qui observe, qui attend, qui prépare le meurtre de l'autre, l'autre qui est coupable d'être lui, coupable d'être différent, coupable d'occuper ma place ! Mes frères, vous vous en souvenez certainement, le chef d'accusation qui aux yeux des nazis justifiait l'extermination des Juifs, c'était celui-ci : Ces hommes, les Juifs, étaient coupables du crime d'exister ! Au fond, à travers les autres, c'est Dieu que nous essayons d'atteindre, Dieu qui m'empêche d'être tout, qui m'empêche d'occuper toute la place, Dieu qui m'empêche d'être dieu moi-même ! Le péché, quel qu'il soit est toujours de nature métaphysique. C'est toujours contre Dieu, contre l' Etre qu'il est dirigé. Oui mes frères, vraiment nous ne savons pas ce que nous faisons ! Le moine est un homme qui refuse de céder aux enchantements de la bête. Mieux encore, il la débusque, il la force dans son repaire. Il l'oblige à venir au jour, il la livre à un plus fort, au fort , qui la maîtrise et qui la détruit. Saint Benoît ne dit-il pas : les rejetons de la pensée mauvaise, c'est à dire les enchantements, les suggestions de la bête, le moine les prend et les brise contre le roc qu'est le Christ en les révélant à un Père spirituel. Mes frères, le moine ira plus loin encore. Il va s'attacher au Christ jusqu'à devenir un avec lui. Et comme le Christ, il va donner sa vie pour les autres au lieu de la leur prendre, pour que les autres vivent, pour qu'ils soient eux-mêmes, pour qu'ils soient heureux. Il va la donner goutte à goutte ou par pans entiers, mais il la donne. En entendant le récit de cette passion, je me reconnaissais à la fois, et du côté des bourreaux, et du côté de la victime. Je me voyais un parmi cette foule qui hurlait : nous ne voulons pas que Dieu règne sur nous. Et j'étais aussi dans la victime, car c'est mon péché qui était en elle. Elle avait pris sur elle tout le mal qui est en moi, et elle était là qui mourrait à ma place ! Mes frères, nous allons entrer humblement, respectueusement dans le mystère de cette semaine. C'est le mystère du Verbe de Dieu devenu homme, pour que moi je puisse devenir participant à sa vie à lui. J'y entrerai avec confiance. Et n'oublions pas qu'il a donné sa vie pour moi, et que c'est pour moi qu'il l'a perdue afin que moi, enfin, je puisse vivre, et tous mes frères avec moi ; que nous puissions former ensemble une famille baignant dans la même lumière, grandissant dans la même vie, unie à la Trinité des Personnes et devenant le grand Royaume, là où le Christ est enfin reconnu, aimé et adoré pour l'éternité Amen.
Chapitre - L'onction à Béthanie. Mes frères, Si vous le voulez, ce soir, nous allons revenir quelques instants à l'onction de Béthanie. C'est une scène merveilleuse. On pourrait s'attarder longuement à chaque détail. Mais je voudrais, aujourd'hui, la voir dans son ensemble. Mon attention a été attirée sur une espèce de vision, sur un discours qu'elle a été pour moi. Je la saisis comme une Parabole, une Parabole taillée dans le vif de la chair humaine. Elle nous présente deux approches contraires du même événement, cet événement étant la mort imminente de Jésus : une approche spirituelle et une approche charnelle. Il y a dans cette salle nombre de convives. La mort de Jésus est décidée, elle est inéluctable. Certains l'ignorent. D'autres se refusent à y croire. Pierre par exemple, qui disait : Ah non Seigneur, ça ne t'arrivera pas ! une chose pareille ! Mais il y en a pourtant qui savent de science sûre qu'il va mourir. Et parmi ces personnes, il y a une femme : Marie. Pourquoi Marie sait-elle ? Elle sait parce qu'elle aime . Elle vit dans le coeur de Jésus et Jésus vit dans son coeur à elle. Nous savons par un autre évangéliste que Marie se nourrissai1 des Paroles de Jésus, exactement comme Jésus, lui, se nourrissait des Paroles de son Père. Elle ne formait plus, à cause de ce commerce avec Jésus, qu'un coeur et qu'une âme avec lui. Et son intuition féminine naturelle a été comme hypersensibilisée par la grâce, appelons là déjà ainsi. Ce n'était déjà plus elle qui vivait de sa vie humaine normale, habituelle. Non, elle vivait déjà de la vie du Christ. Elle sait donc que Jésus va mourir, et qu'il ne fera rien pour échapper à mort, elle le sait d'un instinct infaillible. Et que va-t-elle faire ? Elle pose un geste, un geste qui est un langage, une parole adressée à Jésus, et que Jésus seul comprend. Elle prend un vase de parfum précieux. Elle en répand le contenu sur les pieds de Jésus, et elle essuie les pieds de Jésus avec ses cheveux. Voilà donc que, et les pieds de Jésus, et la chevelure de Marie deviennent un seul parfum ; les voici tous les deux enveloppés dans un seul parfum ! Que dit Marie à Jésus ? Elle lui dit d'abord qu'elle consent à sa mort, et c'est là un des plus beau témoignage d'amour qu'elle pouvait lui donner. Pierre aimait aussi Jésus, mais il l'aimait pour lui, pour lui-même. Marie aime Jésus pour Jésus lui-même. Elle est perdue en lui. Et elle unit son oui, que ce soit consciemment ou inconsciemment, ça n'a pas d'importance - car Jésus lui le comprend et il le sait ; elle l'unit au oui d'une autre Marie, Marie la mère de Jésus. Elle, non plus, ne s'est pas opposée à la mort de son fils. Elle y a consenti. Dès le premier instant, elle a dit oui à l'ange, et à ce moment là, elle avait déjà consenti à tout ce qui suivrait. Eh bien, Marie entre dans ces dispositions. Pourquoi ? Mais parce qu'elle aime, elle dit oui . Mais à ce moment où elle essuie les pieds de Jésus, ça va beaucoup plus loin encore. Voilà, elle lie presque - il faut voir le geste, c'est le geste qui est une parabole, ici - elle lie Jésus à ses cheveux ! Rappelez-vous ce qui est dit dans le Cantique des Cantiques : Tu m'as ravi par un seul de tes cheveux. Or ici, ce sont tous les cheveux de Marie, et des cheveux parfumés ! Voyez un peu ce que ça a représenté par après pour Marie ? Voici donc Jésus qui est lié, ligoté dans les cheveux de Marie. Or, les pieds de Jésus, ce sont des pieds qui vont maintenant marcher vers la mort. Marie lui dit à ce moment là qu'elle aussi, elle va marcher avec lui vers la mort. Car, si les pieds de Jésus sont pris dans les cheveux de Marie, les cheveux de Marie sont attachés maintenant aussi aux pieds de Jésus ; et avec les cheveux de Marie, c'est tout son être ! La bassesse de Jésus dans ses pieds, cette bassesse qui va être clouée vraiment sur une croix, cette bassesse devient dans la chevelure de Marie sa beauté glorieuse. Imaginez encore une fois, c'est presque du roman, ici ! Mais non, voyons un peu les femmes telles qu'elles sont : comment Marie a dû soigner sa chevelure ? Je ne veux pas dire qu'elle allait au coiffeur tous les huit jours, ce n'est pas ça, mais avec quel respect ; parce que Jésus, Jésus savait dès ce moment là que Marie allait l'accompagner jusqu'à la mort ; et que, au moment où il serait seul, il ne serait quand même pas seul, que Marie serait là mystérieusement présente. Même si elle ne l'était pas physiquement, elle serait près de lui. Et surtout, surtout ceci : que lui était toujours vivant dans le coeur de Marie. Et ici, voyons encore la scène qui s'élargit ! Vous avez ce parfum qui se répand dans toute la maison. De la maison il déborde dans tout l'univers et il atteint Dieu le Père. Il avait bien senti, Dieu le père, l'agréable odeur du sacrifice de Noé, il en avait frémi. Il avait dit : « Ca n'arrivera plus que je fasse une chose pareille, maintenant que je sens cette bonne odeur du sacrifice de Noé. » Alors ici, qu'arrive-t-il lorsqu'il respire le parfum de Marie ? A ce moment, il est obligé de ressusciter son Fils. On va dire : « Oui; mais il est certain que de toute éternité Dieu savait qu'il allait ressusciter le Christ ! » D'accord, d'accord avec tout ça, mais la résurrection du Christ devait dans le plan de Dieu passer par le parfum répandu sur les pieds de Jésus, ce parfum par lequel Marie disait à Jésus qu'il continuerait, même après sa mort, de vivre dans le coeur de Marie, donc qu'il ne mourrait pas. Et s'il ne devait pas mourir, Dieu, alors le Père devait restituer Jésus à Marie. Et dans Marie voyons maintenant tous les hommes, voyons tous les hommes et toutes les femmes qui vont aimer Jésus à la suite de Marie. Ces hommes et ces femmes, que vont-ils faire ? Voyons encore maintenant plus loin : ils vont sacrifier leur chevelure. Ils ne voudront pas que leur chevelure serve à d'autres qu'au Christ. Et pour cela, ils vont la couper. Voilà jusqu'où il faut comprendre le geste de la tonsure ! Et ce n'est pas ici du roman, non, vous voyez, c'est un langage, c'est une Parabole. Et il faut, derrière les gestes que les hommes posent, les hommes qui se consacrent, il faut voir là derrière toujours quelque chose. Il faut comprendre qu'ils disent : maintenant, cet ornement qu'est la chevelure, pour moi, ce ne sera pas donné à quelqu'un d'autre ; comme ici Marie, maintenant ses cheveux appartenaient à Jésus. Il y a là dans ce geste du don de soi quelque chose de tellement fort que, Dieu qui voit tout cela, qui voit donc - je reviens à mon idée - ceux et celles qui dans la suite des siècles vont aimer Jésus à la manière de Marie ; rien que pour cela, il est obligé de rendre la vie à Jésus, qui est tant aimé ! J'ai reçu, il y a deux ou trois jours, une lettre d'une personne encore relativement jeune qui dit son émerveillement, son étonnement, sa surprise de découvrir un miracle dans sa vie : témoin d'un miracle .Et je sais très bien de quoi elle parle. C'est une situation analogue à celle de la scène de Béthanie, une situation dans laquelle l'amour, comme ça, a obligé la mort a reculer ; et il est parvenu à vaincre la mort. Et l'Evangéliste nous rapporte une seule parole de cette Marie de Béthanie, et c'est celle-ci : « Si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort ». Et maintenant, dans son geste, dans sa parole silencieuse, elle dit à Jésus en lui tenant les pieds avec ses cheveux, et en les parfumant : « Eh bien, moi je suis ici, et toi, tu ne mourras pas ». Vous voyez, c'est cela l'amour, et c'est cela la vie contemplative ! Et je voudrais que vous reteniez ceci pour aujourd'hui : la vie contemplative ce n'est rien d'autre, c'est de dire au Christ : « Moi je suis ici, eh bien toi, tu ne mourras pas ». Maintenant voyons le Christ dans sa personne physique, Jésus, mais aussi dans chacun des hommes et dans chacun de nos frères surtout, parce que nos frères, ce sont les hommes avec lesquels nous vivons en contact immédiat. Pouvoir dire à chacun des frères : « Moi je suis ici, eh bien toi, tu ne mourras pas ». C'est cela aimer ! Mais si vous le permettez, ce sera plutôt pour demain.
Chapitre - Judas l'Iscariote. Mes frères, Au banquet de Béthanie était attablé un disciple, un Apôtre même, qui savait pertinemment bien que Jésus était condamné. Et le nom de cet Apôtre, c'était un très beau nom, un des plus beaux noms qu'un Juif puisse porter : c'était Judas. Mais en lui un autre nom grandissait, se développait, proliférait comme un cancer. Il devenait Iscariote, ce qui signifie : le trafiquant, le mercanti, celui qui vend pour faire de l'argent. Nous avons donc face à une femme qui aime, un homme qui n'aime pas ou qui n'aime plus. Or un homme qui n'aime pas devient semblable à une forteresse aux murs crénelés, aux portes blindées. Il n'y a même pas une fenêtre qui donne sur l'extérieur, tout est fermé, tout est clos ! C'est l'état de refus ! Un tel homme ne voit plus, il n'entend plus, il ne comprend plus. Il est devenu sourd, il est devenu aveugle, il est bouché. Son coeur est devenu de pierre ou blindé de graisse : plus rien ne sait y entrer. Et vous comprenez qu'avec un tel homme, aucune communication n'est possible et à fortiori, aucune harmonie, aucun accord. Cet homme s'est installé dans le refus. Il s'est fermé. Et son état s'aggravant, il va même faire de la paranoïa. Donc, il va comprendre les choses de travers, il va les interpréter dans un sens mauvais. Tel était devenu Judas ! Pourtant les apparences lui donnent raison, et son raisonnement est d'une logique impeccable. Le parfum que répand Marie vaut bien ses 300.000 FB. Et il y a une quantité de pauvres qui attendent du secours. Mais il ne s'agit pas de cela. Judas est à côté de la question, il commence à mal interpréter. Et alors voyez ce que Judas va devenir : Jésus devient pour lui un objet de trafic. Il n'a pu récupérer les 300.000 FB du parfum, et bien il va vendre Jésus pour 30.000 francs, à 10% ! Mais ça fait sourire ! C'est vrai, mais lorsque l'Evangéliste dit que le parfum valait 300 deniers, ce qui fait environ 300.000 FB aujourd'hui, et lorsqu'il dit que Judas vend Jésus pour 30 deniers, ce qui fait 30.000 FB, donc 10%, il y a là une intention ; rien n'est écrit qui ne soit signe de quelque chose ! Jésus devient la dîme qu'il faut donner. Il est l'impôt qu'Israël devra payer pour être racheté ; et non seulement Israël, mais les hommes du monde entier et de tous les temps. Et un impôt qui est perçu sur un trafic, sur des affaires ! Voyez un peu ce que nous dit Saint Benoît à propos justement du commerce des affaires. Arrangez-vous , dit-il, pour que même à cette occasion là, Dieu soit glorifié en tout. Ne devenez pas des trafiquants, ne devenez pas des Judas, des mercantis. Non, ne devenez pas des professionnels des affaires. Soyez des enfants de Dieu. Il faut même lorsque vous vendez les produits de votre travail, qu'à cette occasion Dieu y trouve sa gloire.(57, 4-9). Dans notre vie chrétienne, dans notre vie monastique, qui est une vie mystique de tout côté, tout se tient, elle va chercher sa sève vivifiante dans les gestes de Jésus, mais aussi dans les gestes mauvais des traîtres qui l'ont vendu. Elle va chercher ses racines dans la législation d'Israël. Tout fait un ensemble et, dans cet ensemble, maintenant nous sommes les acteurs. Donc, nous devons toujours savoir ce que nous faisons pour ne pas à notre tour devenir des Judas. Voici donc Jésus qui est trafiqué ! On spécule et on fait une affaire sur sa condamnation et sur sa mort. Eh bien, vous avez là l'approche matérielle brutale, cynique du fait Jésus. Il est pesé à la balance de la rentabilité. S'il m'est rentable de le suivre, de le servir je le fais. Mais rentable, cela veut dire que ça me rapporte quelque chose. J'investis, mais je dois en retour recevoir un intérêt et un capital accru. Si ce n'est plus rentable, alors je vends. Lorsque je ne sais plus soutirer du lait de ma vache, eh bien je la vends pour la viande. Ne sachant plus rien soutirer du Christ, et bien je le vends. Voyez, c'est cela le mercantilisme ! Et voici la paranoïa : les gestes d'estime et d'affection que pose Jésus à l'endroit de Judas, ils sont saisis par Judas comme autant de provocations ! Jésus, au cours du repas Pascal de cette nuit de Pâque - nous l'avons entendu, on nous l'a rappelé ce matin au cours de l'Eucharistie - il trempe la bouchée d'honneur et il la donne à Judas. Judas ne peut rien faire d'autre que de la prendre devant tout le public. C'est comme si on levait un toast en l'honneur de Judas. Il est là, il ne peut pas la refuser. Il la reçoit cette bouchée, il la prend. Mais il ne croit plus en Jésus, et il la reçoit avec mépris. Et au moment où elle entre en lui, satan entre en lui avec la bouchée. Et ainsi, mes frères, vous le voyez, il n'y a aucun intervalle entre la haine et l'amour. Voilà, pour la bouchée : pour Jésus elle est amour, un amour divin et au même instant en Judas, elle devient satanique. C'est la même chose, la seule différence tient de la lecture. Voyez Marie ! Marie, elle baigne les pieds de Jésus de son parfum, elle les essuie avec ses cheveux. Par ce geste d'amour, elle dit silencieusement à Jésus qu'elle va mystiquement l'accompagner jusque dans la mort pour qu'il ne soit pas seul, n'est-ce pas ! Judas, lui, qui s'est désolidarisé de Jésus, que fait-il ? Il livre Jésus à la mort. Que Jésus meure seul. Judas devient ainsi la parole qui est par son acte, qui est par son genre de geste de trahison exactement la même parole que celle de Caïphe qui disait, lui, devant le grand conseil : « Il vaut mieux qu'un seul homme meure plutôt que la nation entière ne périsse ». Eh bien, Judas dit exactement la même chose par son geste de partir dans la nuit pour aller vendre Jésus, pour aller chercher la troupe qui va l'arrêter. Jésus doit mourir seul. Mais le résultat, c'est que Judas s'anéantit lui-même, et il ira après se pendre. Tandis que Marie qui, elle, n'a pas voulu laisser Jésus seul, et qui par geste le lui a prouvé, elle va obliger Jésus a ressusciter des morts, et elle vivra avec lui. Voilà le comportement de l'amour, et voilà le résultat de la haine. Mais comme vous le voyez, c'est exactement, on dirait presque, presque la même chose. Il n'y a qu'une différence, c'est dans la vision de la personne de Jésus. Voilà mes frères, une petite explication de cette parabole gestuelle que nous rencontrons dans ce banquet. Nous comprendrons mieux, alors, la parole de Saint Paul qui dit : la lettre tue, et c'est l'Esprit qui donne vie . La lettre, c'est la vision, c'est l'interprétation charnelle, matérielle, superficielle et mercantile des événements, et aussi des personnes. Il y a une façon de voir les personnes qui est criminelle. Elle est criminelle lorsqu'on voit la personne dans ce qu'elle écrit d'elle. Ce qu'elle écrit d'elle, c'est sa conduite superficielle, celle qui nous apparaît à nous. Or la même conduite, le même geste, suivant le regard que je porte sur la personne, il peut être interprété en bien ou en mal suivant qui je suis. Si je suis Marie, je l'interpréterai en bien. Si je suis Judas, je vais faire de la paranoïa et je l'interpréterai en mal. Donc la lettre, attention, elle tue ! Par contre l'Esprit ! L'Esprit, lui, il sait pénétrer au dessus du superficiel. Il sait atteindre le parfum secret, caché, mystérieux qui se dégage de la personne. Et alors cet Esprit donne vie. Il donne vie à celui qui perçoit, mais aussi il donne un surcroît de vie à celui d'où vient, d'où provient ce signal. C'est exactement ce qu'a fait Marie ! Voilà mes frères, vous comprenez que Jésus est en lui-même toujours un objet de scandale, c'est à dire de chute et de relèvement pour beaucoup. Comme il avait été annoncé par Siméon dans le temple : « Celui-là sera posé en Israël comme un signe de contradiction pour le relèvement et la chute de beaucoup ». Toujours suivant le regard qu'on porte sur Lui ! Or, mes frères, ne l'oublions pas, ici c'est tellement important pour nous dans notre vie : le Christ Jésus vient à nous en chacun de nos frères. Ayons au moins des yeux pour voir cela. Si nous ne le voyons pas, alors c'est que nous sommes comme ces forteresses fermées de tous côtés, et nous ne sommes pas loin alors d'être un Iscariote. Non, nous devons voir dans le frère, Jésus qui vient à nous, et réagir vis à vis de lui comme il convient à des hommes qui sont ses membres à lui. Un corps ne se détruit pas lui-même. Non, il soigne chacun de ses membres. Voilà mes frères, nous sommes donc mis chacun à l'épreuve à tout moment. Cette épreuve, je le sais bien, n'est pas facile parce que nous sommes - il faut avoir la lucidité de le reconnaître - des êtres charnels. Nous sommes des êtres matérialistes. Nous ne sommes pas encore des enfants de Dieu achevés. Nous sommes toujours en train de naître. Mais nous sommes maintenant pendant le temps du Carême. Nous allons déboucher sur le Triduum de Pâques. C'est le moment de nous rappeler tout ça. Et si la grippe ne se précipite pas sur une nouvelle victime qui serait votre orateur de ce soir, j'espère bien un peu continuer dans le même sens demain.
Chapitre - Endurcissement ou conversion . Mes frères, Si vous le voulez, revenons-en à notre onction de Béthanie. Je vous disais hier en terminant que Marie et Judas Iscariote n'étaient pas étrangers au monde monastique. Nous sommes à la fin du carême. Nous entrons dans le Triduum Sacrum. C'est pour nous l'heure de la vérité. Nous allons être jugés avec le monde, surtout vendredi, à l'heure où le Christ sera crucifié. Nous somme aussi à un carrefour, un carrefour vers la conversion et la fécondité ou bien vers l'endurcissement et la stérilité. Nous devons choisir. N'ayons pas peur de regarder les choses telles quelles sont, de regarder la vérité en face. Car la vérité est toujours le premier pas vers la libération de quelqu'un. Nous devons aussi pratiquer une sorte d'autopsie de notre personne, à propos justement de Marie et de Judas. Je m'en vais présenter un type extrême naturellement d'Iscariote, et puis l'antitype Marie. Nous autres, nous ne serons pas naturellement l'un ou l'autre, nous serons un peu des deux. C'est ça le travail de la conversion, c'est de passer de l'Iscariote qui est l'homme qui veut faire des affaires, à Marie qui est le don absolu d'elle-même, l'écoulement dans le don. Judas est un nom très beau. C'est un des plus beau nom de la tradition Juive. Il signifie : celui qui est consacré à la louange de Dieu. Jésus a voulu être fils de Judas parce qu'il était consacré pour manifester la gloire de Dieu, et pour introduire les hommes dans l'intimité de Dieu. Le moine doit être Judas, donc un homme voué, lui aussi, à louer Dieu incessamment. Il loue Dieu par tout son être, par ses pensées, par ses paroles, par toute sa vie. Il doit être une louange de Dieu. Et ça, disons que c'est le moine parfait. Il n'y a rien qui germe en lui, rien qui ne sorte de lui qui ne soit pas glorification de Dieu. Saint Benoît dira : il faut qu'en tout Dieu soit glorifié ...en tout ! Donc toute la vie du moine, même dans les détails les plus bas, doit être révélation de ce qu'est Dieu, doit être louange de Dieu. Mais attention ! Il ne faut pas que insensiblement Judas devienne Iscariote c'est à dire le trafiquant, le mercanti. Il faut qu'il y ait toujours en nous identité parfaite entre le nom que nous portons et l'être que nous sommes. Saint Benoît le dit à propos de l'Abbé : il doit être tel qu'on l'appelle . Il le dira aussi à un autre endroit lorsqu'il dit qu'il ne faut pas vouloir être appelé saint avant de l'être . Il faut d'abord l'être, puis alors on est dit saint en toute vérité. C'est une exigence de justice. Maintenant, des trafiquants, des mercantis, il arrive qu'on en trouve dans les monastères. Voici donc le type, mais vraiment ici à l'extrême naturellement Ce sont les esprits forts, ceux qui s'estiment, qui se prétendent intelligents. Ils ont d'ailleurs toujours souvent deux qualificatifs à la bouche : intelligent et imbécile ; intelligent pour eux, et imbécile pour les autres. En fait ce sont des esprits bornés qui égratignent à peine la croûte du réel. Mais ça ne fait rien, ils se moquent de tout, ils ridiculisent tout. Tout ce qui se fait, tout ce qui se dit dans le monastère, ils le tournent en ridicule parce qu'ils sont les seuls à savoir comment les choses doivent être faites, comment les choses doivent être dites. Ce sont des hommes qui ne parlent pas le même langage que Dieu. C'est pourquoi ils sont très dangereux parce que ce sont des séducteurs. Ils présentent, ils lancent des apparences de vérité. Ils les lancent dans le vide ; mais s'ils rencontrent des esprits un peu simples, alors ils peuvent les égarer. C'est ainsi qu'agit le séducteur ! Ils peuvent devenir victimes alors eux-mêmes de ce séducteur et faire énormément de mal sans le savoir. Ils démolissent, ils détruisent, ils salissent. Ils veulent toujours - ça il ne faut pas le mettre en doute - faire les choses bien. Mais voilà, il leur manque ce que Saint Benoît appelle la discrétion. Ils ne savent pas juger, ils se prennent pour la norme de tout. Et puis, ils sont affligés d'un défaut, un défaut où c'est vraiment là le trafiquant : ils ont un besoin, un prurit du business. Il faut qu'ils fassent des affaires, il faut qu'ils fassent rentrer de l'argent. Ils se prétendent d'ailleurs comme des hommes d'affaire de tout premier plan. C'est exactement le contraire de ce que demande Saint Benoît : que Dieu soit glorifié en tout, même dans les relations commerciales . Mais eux, non, tout leur est bon pour ramasser de l'argent. Ce sont des vendeurs de Dieu. Ils vendent de nouveau le Christ. Ils trafiquent de tout, du spirituel, du divin, du matériel aussi, de tout ! C'est une maladie ! Et c'est un besoin parce qu'ils ont ainsi une sorte de vêtement. Ils doivent se valoriser. Ils revêtent une défroque, des oripeaux qui cachent leur nudité. Car ces hommes sont malheureusement nus, ils n'ont rien ! Il faut dire que c'est une maladie incurable, incurable ! Il est impossible d'en sortir, sauf le miracle, le miracle que Dieu ferait des enfants d'Abraham, ferait sortir des fils de Dieu à partir des cailloux de la route . Il faudrait un miracle aussi extraordinaire que celui-là. Ce sont des suicidés ambulants, ils sont morts, voilà ! Voici donc le type du trafiquant ! Maintenant voyons l'antitype Marie ! Marie signifie océan de parfum. C'est un très beau nom. Imaginez qu'on appelle aujourd'hui une petite fille : océan de parfum. Cela existe encore dans les pays Asiatiques, où les noms qu'on donne aux enfants sont toujours des noms de ce genre, très beaux, très évocateurs comme les noms bibliques. Mais voilà ce que signifie Marie, et nous n'y pensons pas. Mais ici, Marie de Béthanie était tout à fait en accord avec son nom. Elle épanchait son parfum sur les pieds de Jésus. Or le moine, lui, c'est un homme qui doit être un parfum, un parfum qui se répand, un parfum qui pénètre tout. Il pénètre à l'intérieur des êtres, des gens, des choses. Il en déchiffre l'énigme et il les orne de beauté, de lumière et de vie. Ils sont transportés aussi par le vent - l'Esprit - qui répand ce parfum partout. Et ce parfum rafraîchit, ce parfum délecte, ce parfum éveille l'amour partout où il atteint, non seulement dans le monastère, mais bien au-delà parce que le souffle de Dieu traverse l'univers. Ce parfum qui pénètre au coeur des choses, saisit la chose, l'être au moment où il sort des mains de Dieu. Il y a donc là une sorte de contemporanéité entre le moine et Dieu qui crée. Il devient créateur, cet homme qui est transformé en parfum. Telle était Marie de Béthanie ! On pourrait s'arrêter longuement encore à réfléchir sur ce qu'elle a fait, sur la valeur de son geste. Mais sauf imprévu, il y a encore d'autres années après celle-ci. Nous maintenant ? Nous ne sommes ni l'Iscariote, ni Marie. Nous sommes entre les deux, un peu l'Iscariote, un peu de Marie, plus ou moins. Et nous devons nous dépouiller de tout le mercantilisme qui est en nous pour devenir pure exhalaison de parfum. Le mercantilisme, cela veut dire: cesser de rapporter tout à soi. Je fais cela parce que ça me convient. Si ça ne me convient pas, je le ferai quand même parce que je ne sais pas faire autrement, mais je vais grogner, grogner intérieurement. Vous savez ce que Saint Benoît appelle le murmure ? Tout ça doit disparaître, ça doit fondre comme neige au soleil. Cela ne peut pas être enlevé d'un coup, mais ça doit partir. L'ascèse monastique doit conduire le moine jusqu'à être un pur, un pur reflet de ce qu'est l'Esprit de Dieu. Et ce reflet commence, alors, à dégager des vapeurs odoriférantes qui seront ce que dans le langage plus ordinaire on appellera les vertus. Ce sera surtout l'amour avec tout son cortège, toutes ses fragrances qui sont si belles et si bonnes. Voilà mes frères, nous avons ainsi un mouvement que nous appellerons la conversion. Pendant ces jours de passion et de résurrection qui ne sont pas des jours protocolaires - non, c'est notre propre destinée que nous allons jouer parce que nous sommes insérés dans le Christ, que nous le voulions ou non nous y sommes - donc pendant ces jours là, mes frères, essayons de retenir ceci, simplement ceci : que nous devons passer du stade de marchandage avec Dieu, ou de marchandage à propos de Dieu, jusqu'au niveau de la donation totale de nous, que nous ne soyons plus que fumée de parfum qui s'élève vers Dieu, qui le réjouit, et qui réjouit aussi tous ceux avec lesquels nous vivons.
Homélie Mes frères, A l'heure où nous entrons dans la célébration du mystère Pascal, le Christ Jésus ouvre à notre attention et à notre respect un champ de réflexions qu'il nous invite à explorer et à prospecter. Il nous dit : Je vous ai donné un exemple, et il faut que vous fassiez ce que moi je vous ai fait. Par ces mots, mes frères, il signifie que sa maison, ce monastère dans lequel nous vivons, est à la fois un chantier de travail et un champ de bataille. Un chantier sur lequel des hommes s'efforcent de parfaire l'œuvre à laquelle Dieu lui-même se consacre : la création, la Rédemption, la divinisation du monde. Mais c'est aussi un champ de bataille. Il s'y livre une lutte continuelle et sans merci contre les puissances du mal qui tentent de nous tyranniser à l'intérieur, et qui sans trêve nous attaquent à l'extérieur. Mes frères, le Christ a été investi par son Père d'une mission : attirer sur sa personne la masse des haines et des malheurs accumulés par les péchés des hommes, depuis l'aube des temps jusqu'à la fin du monde. Et cette masse, la noyer dans un amour sans mesure. Il fallait qu'il souffrit, qu'il mourut et qu'il ressuscita. Pour lui, l'Egypte, la terre où ses pères avaient tant souffert, l'Egypte, le pays de la double oppression et de la double angoisse, cette Egypte, elle étendait ses frontières aux limites du monde. L'Agneau, mais c'était lui, perpétuellement immolé et toujours présent. Et le drame demeurait à un paroxysme d'intensité. Il se condense à l'infini dans l'Eucharistie qui en est, et le signe et l'issue. Au cours des temps, le Christ se choisit des hommes dans lesquels il peut monnayer jour après jour sa mission et sa vie. Il en est partout, et nous en sommes. Nous devons le dire avec fierté et reconnaissance. Mais il nous appartient maintenant de nous laisser envahir par lui, pour que nous devenions avec lui, et Seigneur, et esclave. Seigneur, si notre unique mobile d'action est l'amour. Dieu est amour. Et celui qui aime, il participe à la nature et à la Seigneurie de Dieu ; mais esclave aussi ! Descendre au plus bas, en dessous de tous de manière à les soulever et à les porter tous, tous les hommes, en commençant par ceux avec lesquels nous vivons. Tel mes frères est notre travail et notre combat de tous les jours. Nous allons le signifier encore par le geste du lavement des pieds. Ce que Jésus a fait, nous allons le refaire, pas seulement ce soir, mais jour après jour, nous allons nous mettre aux pieds de nos frères, aux pieds de tous les hommes. Mais nous savons que en nous et par nous, à cette condition de notre humiliation volontaire de la perte de notre vie avec le Christ, le Christ lui-même sera finalement vainqueur de tout le mal et de tout le péché. Amen.
Homélie de la Passion du Seigneur. Mes frères, Les exégètes discutent beaucoup au sujet de l'identité de ce mystérieux serviteur dont parle le prophète. Etait-ce un homme ? Etait-ce la communauté d'Israël dans son ensemble ? Ils ne savent pas se mettre d'accord. Pour Jésus, lorsqu'il écoutait cantiler ce poème à la Synagogue, lorsqu'il le psalmodiait en secret, il n'y avait aucun problème, c'est de lui qu'il s'agissait. Que se passait-il alors dans son coeur ? Cet homme sans la moindre tare spirituelle, lui-même un coeur d'une sensibilité extraordinairement ? Mes frères, respectons la douleur du Christ, respectons sa souffrance : c'est la souffrance de Dieu ! Respectons aussi toute souffrance d'homme telle qu'elle soit, car en chacune, nous y voyons un reflet de cette souffrance divine. Jésus a senti venir le drame. Il l'a vu s'approcher, le cerner, l'encercler se précipiter sur lui ; et il ne s'y est pas dérobé. Il a aimé les siens jusqu'au bout. Et au moment de déposer son souffle entre les mains de son Père, il a pu dire : « Tout est accompli !» Arrêtons-nous un instant, mes frères, un tout petit instant sur notre situation à nous. Mais pas longtemps, car nous risquerions d'être accablés par la honte ou bien avalés par le découragement. Au soir de chaque journée, à l'heure où nous abandonnons nos membres au sommeil qui est l'image de la mort, pouvons-nous nous rendre le témoignage que nous avons accompli à la perfection la tâche que Dieu nous avait confiée pour ce jour ? Pouvons-nous dire que nous avons aimé nos frères jusqu'au bout ? Aimer jusqu'au bout! C'est nous laisser ravir notre vie, nous laisser manger notre tranquillité, nous laisser rogner nos loisirs, nous laisser ronger notre santé ! Pouvons-nous dire, mes frères, que nous avons porté les péchés des autres ? Que nous les avons pris sur nous ? Que nous les avons expiés à leur place sur le bois de la patience ? Dans quelques minutes nous allons nous approcher de la croix pour la vénérer. Portons ces questions dans notre coeur lorsque nous serons devant elle ! C'est devant l'amour que nous allons nous prosterner, un amour au delà duquel rien ne peut être conçu de plus grand et de plus beau. Et nous nous relèverons plus fort, décidés à laisser en nous plus de place au Christ et à nos frères, toute la place peut-être ? La vie monastique ne serait-elle pas l'espérance folle d'être capable un jour d'aimer à notre tour jusqu'au bout, et ainsi de triompher en fils de Dieu que nous sommes. Amen.
Mes frères, Au soir du Vendredi-Saint, le Christ est mort. Dieu est mort. La première phase de l'histoire du monde a pris fin. Une brisure s'est produite. Le voile du temple s'est déchiré du haut en bas. Les rochers se sont fendus. Tout est en suspens, tout est en attente ! On peut se demander comment l'univers n'est pas retourné au néant dont il était sorti ? Le Christ était LA PAROLE, il est devenu NON PAROLE ; Il était LA LUMIERE, il est devenu ABSENCE ; Il était le CHEMIN, il est maintenant une IMPASSE ; Il était LA VIE, il n'est plus qu'un CADAVRE ! Il s'est fait le compagnon, quasi le complice des hommes qui ont opposé à l'AMOUR un NON qu'ils veulent définitif. Il a été fait péché, c'est à dire NON absolu. Et le vide du Samedi Saint est la matérialisation de cet état de refus jusque dans sa conséquence ultime qui est la chute dans la seconde mort. Descendit inferos , il est descendu, il est tombé dans les abîmes de l'enfer ; Il est tombé au plus bas. Jamais personne ne sera en dessous de lui ! Il a pâti cette mort en vertu d'une mission qu'il a reçue de son Père. Et le tombeau scellé est le cachet apposé par Dieu sur cette mission accomplie à la perfection. Le Christ est mort. Il ne subsiste plus que dans l'amour que lui porte son Père. Le tombeau postule donc une suite, un triomphe sur la mort. Nous venons de l'entendre : Marie, dans son coeur de mère, sentait cette issue du drame. Elle savait que la mort est un accident, qu'elle est une catastrophe, un malheur. Mais l'AMOUR est une personne, l'Amour est Dieu. Et lorsque on vit de l'amour de Dieu, jamais on ne connaît la mort définitive ; on resurgit, même de la seconde mort ! Mes frères, le Samedi-Saint est ainsi un espace théologique vers lequel convergent toutes les destinées humaines. Il est situé hors du temps, au-dessus du temps, et il est contemporain de toutes les époques. Si nous voulons maintenant regarder le projet monastique dans sa motivation la plus pure, ce ne peut être que l'attente du Samedi-Saint, et la quête du lieu de son apparition. La mort mystique, épreuve espérée mais combien redoutée, un moine qui ne l'espère pas, mais que fait-il dans un monastère ? Mais un moine qui ne la redoute pas, c'est un inconscient ! Il est dans l'illusion. Et cette mort, c'est une épreuve terrible, expérience du non-soi, de la non-identité, de la non-vie ; expérience dans une chair et un coeur d'homme de ce que le Christ a du vivre au moment où il a été englouti dans la mort, où pour lui tout était terminé, non seulement accompli au niveau de sa mission, mais aussi accompli au niveau de son être. Mes frères, cette expérience a peut-être été la nôtre hier ? Ou elle le sera demain ? A moins que ce ne soit déjà pour aujourd'hui ? Ayons toutes ces valeurs - ce sont les valeurs suprêmes - ayons-les présentes à notre attention, présentes à notre amour toute la journée de demain. Et lorsque nous entrerons dans la Veillée Pascale, nous saurons que notre vie, dans ce chantier qui est celui de Dieu, elle n'est autre qu'une longue veille dans l'attente du passage de Dieu, passage qui ne manquera pas et qui nous fera tous resurgir de notre néant, car nous ne sommes qu'un néant. Il nous en fera resurgir pour nous combler de ce qu'il est, lui. Et il n'est jamais, ne l'oublions pas, il n'est jamais qu'Amour.
Chapitre Pascal. Mes frères, La grippe printanière taille des coupes de plus en plus larges et sombres dans la chair de notre communauté. Oh non, ce n'est pas fini ! Il y en a d'autres qui sont encore en gestation et nous en serons probablement les témoins sous peu ? Alors, nous aspirons tous au repos et je ne vais donc pas m'attarder ce matin. Mais je vous souhaite à tous une heureuse fête de Pâques. A tous, c'est à dire aux malades, aux rescapés, aux victimes de demain ! Mais une fête de Pâques, qu'est-ce que cela veut dire ? Il ne faut pas que ce soit de la phraséologie, un souhait ainsi qu'on lance, et qui ne répond à rien. Non, la fête de Pâques, c'est ceci : pourrions nous déposer la vétusté de l'homme charnel et revêtir la nouveauté de l'homme spirituel, de cet homme qui est rené dans le Christ ressuscité ? Ce n'est pas quelque chose de difficile. Il suffit de nous laisser agir par cette force de résurrection qui est en nous ; il suffit de nous ouvrir à elle comme une fleur s'ouvre à la lumière. Une fleur ne fait pas grand chose. Le Christ l'a dit lui-même : « Regardez, elles ne font rien. Elles reçoivent le soleil, elles reçoivent la pluie, elles reçoivent les aliments qu'elles tirent du sol par leurs racines. Et pour le reste, elles sont vêtues de façon splendide. Le roi Salomon dans toute sa splendeur n'était pas vêtu comme le plus petit des lys des champs. » Eh bien c'est ça, voyez, la force de la résurrection. C'est cette fleur qui est en nous qui se développe et qui est nous. Il suffit de nous ouvrir à cette lumière, à cette ondée spirituelle, pour que cela s'opère sans que nous le sachions. Le Christ l'a dit encore : « Le Royaume des Cieux est semblable à un homme. Il a jeté sa semence dans son champ et, voilà il ne s'en occupe plus ! Il ne sait pas ce qui se passe - mais maintenant on le sait naturellement, on a fait des études depuis lors - mais ça pousse, dit-il, et voilà, la moisson est arrivée et on passe la faucille ! Et voilà, c'est cela le Royaume de Dieu, c'est cela la résurrection !La difficulté peut-être pour nous, est que nous sommes trop intelligent. Nous réfléchissons trop. Nous voulons bien arriver au bout, mais en sautant par dessus la route. Voyez, c'est encore très moderne. Maintenant pour aller d'ici à l'autre bout du monde, je ne dois plus prendre des routes et marcher, et marcher ; et puis des bateaux toujours dangereux. Non, je prend un super-jet et en quelques heures j'y suis. Je saute au dessus. Voilà notre mentalité ! Mais non, la force de résurrection c'est autre chose. Nous ne savons pas sauter au dessus. Nous ne savons pas faire l'économie d'une mort : mourir à notre façon de voir les choses, à ma façon de voir les choses. Or nous avons chacun notre façon de voir. Voyez quelle anarchie alors ? Une communauté monastique qui serait un lieu pascal - car c'est ça que doit être une communauté monastique - on aurait des hommes qui auraient une seule façon de voir les choses. Ce n'est pas des œillères, hein, attention ! Loin de là ! Mais ils seraient, comme le disaient les anciens, des monotropoï , des hommes qui n'ont qu'une seule façon de voir, de sentir, de chercher et aussi de trouver, mais chacun suivant ce qu'ils sont ! C'est toujours ce difficile problème qui n'est pas la quadrature du cercle, mais qui est difficile quand même, de l'Unité dans un Saint Pluralisme. Comme le disaient nos Pères: una caritate, una Regula, mais similibus moribus . Mais voilà, mes frères, ce que je vous souhaite pour cette année-ci : que nous ayons l'occasion de vivre cette expérience d'une renaissance à un être qui est en nous, qui est nous, mais qui est comme étouffé par toutes sortes de buissonnements... Cette petite affaire de la grippe, elle est en tout cas très instructive à cet égard. Lorsqu'on se sent diminué par le virus qui vous habite, il vous fait monter votre température, on ne sait plus se nourrir, on n'a plus de sommeil ; et le bel homme qu'on était, il est réduit à un sac qui est couché sur un lit. Il aurait des grands projets, il a toujours des grands projets, mais à ce moment là c'est fini, ses projets sont partis. Il n'est plus bon à rien et il doit prendre patience avec lui-même. Enfin il est là, il est réduit à son état de rien ! C'est là une belle petite expérience, car c'est comme une préfiguration de ce qui nous attend à la fin de nos jours, où alors nous serons vraiment acculés au rien définitif. Ce sera fini, ce sera l'impuissance absolue, nous ne pourrons plus rien faire, nous serons morts. Et avant d'en arriver là, nous allons voir décroître nos forces, nos vigueurs physiques, notre vigueur intellectuelle, aussi notre capacité de travail ; tout ça va diminuer. Mais là en dessous, là en dessous il y a autre chose qui grandit : c'est l'homme nouveau. Il est là ! Et sous cette apparence de déchéance de notre être global, il y a à l'intérieur une poussée, une croissance qui finalement sera victorieuse. Mais ce n'est pas l'homme ancien qui sera mieux, non, ce sera un homme nouveau. Il n'aura plus rien à faire avec l'homme ancien. L'homme ancien vit dans sa coquille ; l'homme nouveau aura un corps spirituel qui sera étendu aux dimensions du monde. C'est à dire que par l'Amour, il sera ouvert à tous les hommes, il les accueillera en lui ; et lui, par l'Amour se donnera à tous. Et Dieu qui réalisera cette merveille sera, comme le dit l'Apôtre, lui, tout en tout. Voilà mes frères une petite expérience, je pense, que nous devons essayer de faire, non pas en tendant notre volonté, notre système nerveux, non, mais en nous ouvrant tout simplement à ce que la Providence et l'Amour de Dieu nous donnent tous les jours. Cette expérience n'est pas hors de notre champ. Elle n'est pas hors de notre visée. C'est ça la vie contemplative ! Alors si vous le voulez bien, comme c'est l'année de Saint Benoît et qu'il faut tout de même bien en parler aussi à l'occasion de Pâques, nous penserons à ce que Saint Benoît nous dit. A la fin du carême , dit-il, on doit être dans la joie. C'est la joie de l'Esprit Saint, c'est la joie de Pâques, la Sainte Pâques, c'est à dire cette Pâque qui nous met à part, qui nous fait vivre de la vie de Dieu qui sera la nôtre un jour pour l'éternité.
Mes frères, Si je devais condenser en un mot la contemplation et la méditation du mystère de ce jour, j'userais volontiers de l'antique acclamation hébraïque : Alleluia , c'est à dire rendez vos louanges à Dieu votre Père. C'est de notre Père, en effet, que tout vient; et c'est à Lui que tout retourne car il est amour. Nous sommes ressuscités dans le Christ, avec Lui ! Ce n'est pas de la phraséologie. C'est une expérience que nous devons faire, que nous faisons si nous sommes vraiment des chrétiens. Dès maintenant notre vie est cachée avec le Christ en Dieu, dans le sein de notre Père. Et là, nous participons à l'éternelle génération du Christ. Nous sommes divinisés, nous sommes fils adoptifs par grâce, ce que lui est par nature. C'est pourquoi la partie la meilleure de notre coeur n'est plus dans les choses d'en bas, elle est là où elle voit cette vie divine. Elle ne cherche plus les fantômes que nous offre le monde : l'argent, l'honneur, le profit, tout le poids social. Non, elle cherche les réalités d'en haut : la bonté, la paix, la bienveillance, la justice, l'amour...Tous ces joyaux dont le Père pare ses enfants. Et en chacune de ces perles, il fait scintiller une étincelle de sa lumière à lui, cette lumière qu'on appelle la gloire. Voyons Marie-Madeleine, la femme aux sept démons. Elle était revenue de très loin. Maintenant elle ne vit plus en elle; elle vit hors d'elle-même ; elle vit là où est le Christ ressuscité. Et elle n'est pas encore accoutumée à son nouvel état. Elle cherche encore à l'extérieur parmi les hommes celui qui vit en elle et dans lequel elle vit. Heureux l'homme, mes frères, qui rencontre la même expérience que Madeleine, emporté hors de lui-même, avec le Christ, jusque en Dieu le Père ! Pour en arriver là, mes frères, il faut du courage. Le courage de croire d'abord qu'il est préférable de tout abandonner pour trouver ce trésor caché qu'est la vie divine ; et puis alors, plus de courage encore pour se laisser faire par Dieu. Laissez-moi terminer sur un souhait: que en chacun de nos gestes, en chacun de nos regards brille à tout moment un reflet de la lumière de Pâques. Ne sommes nous pas des fils de la Résurrection ? Amen.
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