Le père H., trappiste, puis
ermite, puis abbé.
Prédications de 1980
Table des matières
CHAPITRE : PRESENTATION DES VŒUX.
01.01.80
La prochaine retraite
annuelle.
HOMELIE : FETE DE MARIE MERE DE DIEU.
01.01.80*
CHAPITRE : L’ANNEE DE SAINT BENOIT.
02.01.80*
Première réalisation !
CHAPITRE : ORAISON FUNEBRE DU PERE M.
02.01.80
CHAPITRE : L’OFFRANDE DE L’ENCENS.
03.01.80
CHAPITRE : RECOLLECTION DU MOIS DE
JANVIER. 05.01.80
CHAPITRE : LA XENITHEIA. 07.01.80
12. Je ne suis pas
appelé seul !
CHAPITRE : LA XENITHEIA. 12.01.80
13. Les rapports entre
frères.
CHAPITRE : CLOTURE DU TEMPS DE NOËL.
13.01.80
CHAPITRE : LA XENITHEIA. 14.01.80
14. Le respect de mes
frères, le respect de moi-même.
CHAPITRE : LA XENITHEIA. 15.01.80
15. Tu parviendras.
CHAPITRE : FETE DE SAINT ANTOINE.
17.01.80
Pourquoi Saint Antoine
est-il considéré comme Patriarche ?
CHAPITRE : SEMAINE DE L’UNITE.
21.01.80
Pas d’ambiguïté :
Unité selon le vouloir de Dieu.
CHAPITRE : FETE DE LA CONVERSION DE ST
PAUL. 25.01.80
Clôture de la Semaine
de l’Unité des chrétiens.
CHAPITRE : FETE DE NOS SAINTS
FONDATEURS. 27.01.80
Le charisme de nos
Fondateurs.
CHAPITRE : CONCLUSIONS DU REFERENDUM.
31.01.80
La Télévision
peut-elle filmer librement dans l’Abbaye ?
CHAPITRE : RECOLLECTION DU MOIS DE
FEVRIER. 02.02.80
CHAPITRE : LA XENITHEIA. 04.02.80
16. Nous sommes un
temple de Dieu.
CHAPITRE : LA XENITHEIA. 09.02.80
17. La puissance de
la résurrection.
CHAPITRE : INTRODUCTION A LA VISITE
REGULIERE. 10.02.80
CHAPITRE : LA XENITHEIA. 11.02.80
18. Perdre sa volonté
dans celle de Dieu pour se trouver soi-même.
CHAPITRE : LA XENITHEIA. 14.02.80
19. La divinisation
de notre être charnel.
CHAPITRE : LA XENITHEIA. 16.02.80
20. Avertissement
avant de continuer.
HOMELIE DU 6° DIMANCHE DU TEMPS
ORDINAIRE. 17.02.80...78 Les
Béatitudes.
CHAPITRE : LA XENITHEIA. 18.02.80
21. Scruter le noyau.
CHAPITRE : CAREME 1980. 19.02.80
1.Ouverture du
Carême.
CHAPITRE : CAREME 1980. 20.02.80
2. Ne pas courir en
vain.
CHAPITRE : CAREME 1980. 21.02.80
3. Premier
pas dans la pratique du carême.
CHAPITRE : VISITE REGULIERE. 24.02.80
1.Conclusions.
CHAPITRE : ETRE CISTERCIEN
AUJOURD’HUI ? 25.02.80
CHAPITRE : CAREME 1980. 26.02.80
4.Vigilance des
paroles.
CHAPITRE : CAREME 1980. 29.02.80
5.Nous sommes un
champ de bataille.
CHAPITRE : RECOLLECTION DU MOIS DE
MARS. 01.03.80
CHAPITRE : CAREME 1980. 03.03.80
6. Oratio cum
fletibus.
CHAPITRE : CAREME 1980. 04.03.80
6.La lecture de
carême.
CHAPITRE : CAREME 1980. 08.03.80
7.Orationes
peculiares.
CHAPITRE : VISITE REGULIERE. 09.03.80
2. Chacun selon ses
capacités.
CHAPITRE : CAREME 1980. 11.03.80
9.Le dépouillement.
CHAPITRE : CAREME 1980. 12.03.80
10. Le partage.
RETRAITE ANNUELLE 1980 15.03.80
Ouverture de la
retraite par Dom Hubert.
HOMELIE DU DIMANCHE. 16.03.80
Jos 5,9a,10-12. * 2°
Cor 5,17-21. * Luc 15,1-3,11-32.
HOMELIE DU LUNDI. 17.03.80
Michée 7, 7-9. * Jean
9, 1-41
HOMELIE DU MARDI. 18.03.80
Ez 47,1-9,12. * Jean
5,1-16.
HOMELIE DU MERCREDI. 19.03.80
HOMELIE DU JEUDI. 20.03.80
Ex 32, 7-14. * Jn 5,
31-47.
CHAPITRE : CLOTURE DE LA RETRAITE.
21.03.80
Le moine ouvrier de
Dieu.
HOMELIE DU VENDREDI. 21.03.80*
Gen, 12 ,1-40. * Col,
3 ,12-17. * Jn, 17,20-26.
FIN DE LA RETRAITE.
CHAPITRE : CONCLUSIONS DE LA
RETRAITE. 23.03.80
CHAPITRE : DIMANCHE DES RAMEAUX.
30.03.80
La Liturgie de la
Semaine Sainte.
DIMANCHE DES RAMEAUX. 30.03.80*
Monition avant la
bénédiction des rameaux.
Homélie après la bénédiction des
rameaux.
Homélie à l'Eucharistie.
CHAPITRE DU LUNDI SAINT. 31.03.80
L’onction à Béthanie.
CHAPITRE DU MARDI SAINT. 01.04.80
Judas l'Iscariote.
CHAPITRE DU MERCREDI SAINT. 02.04.80
Endurcissement ou
conversion.
HOMELIE DU JEUDI SAINT 03.04.80
VENDREDI SAINT. 04.04.80
Homélie de la Passion
du Seigneur.
Monition avant Complies.
DIMANCHE DE PAQUES. 06.04.80
Chapitre Pascal.
Homélie de la résurrection.
CHAPITRE : LA GRIPPE. 13.04.80
1. La grippe Parole
de Dieu.
CHAPITRE : LA GRIPPE. 14.04.80
2. Définition et
description.
CHAPITRE : LA GRIPPE. 15.04.80 3.
La grippe monastique.
CHAPITRE : LA GRIPPE. 16.04.80
4. Prendre patience.
CHAPITRE : L’HOMME D’EN HAUT. JN 3,
22-36. 20.04.80
CHAPITRE : LA
PATIENCE. 23.04.80
Ce pays qui est le
nôtre !
CHAPITRE : LA PATIENCE. 24.04.80
2. La patience selon
les latins.
CHAPITRE : CONCLUSIONS POUR NOUS.
25.04.80
Suite à la libération
manquée des otages d’Iran.
HOMELIE : DIMANCHE DES VOCATIONS.
27.04.80
CHAPITRE : LA PATIENCE. 28.04.80
3. La patience selon
les grecs.
CHAPITRE : LA PATIENCE. 29.04.80
4. La patience selon
Saint Benoît.
CHAPITRE : LA PATIENCE. 01.05.80
5. La patience selon
les Hébreux.
CHAPITRE : RECOLLECTION DU MOIS DE
MAI. 03.05.80
CHAPITRE : LA PATIENCE. 05.05.80
6. La patience selon
Dieu.
CHAPITRE : LA PATIENCE. 06.05.80
7. Survol du pays de
la patience.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 07.05.80
1.Introduction.
2.Statistiques.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 10.05.80
3.La vie quotidienne.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 12.05.80
4.Facteurs
encourageants.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 14.05.80
5. La prière
continuelle.
FETE DE L’ASCENSION. 15.05.80
CHAPITRE : LA VISITE REGULIERE.
11.05.80
3. Le rapport.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 17.05.80
5.Nous sommes des
contemplatifs.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 18.05.80
7. Le travail.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 18.05.80
7. Le travail.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 19.05.80
8. La pauvreté.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 20.05.80
9. Confort Classe
Moyenne !
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 21.05.80
10.
Vivre ensemble.
11. Dans la paix et l’unité !
HOMELIE : FETE DE LA PENTECOTE.
25.05.80
Croyons-nous
suffisamment ?
HOMELIE : VETURE DU FRERE J.
25-05-80236
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 26.05.80
12. La relation
Abbé-Communauté.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 27.05.80
13. Qu’est-ce qu’un
véritable moine ?
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 28.05.80
14. La formation.
RECOLLECTION DU MOIS DE JUIN.
31.05.80
CHAPITRE DU PERE ABBE GENERAL
02.06.80.
15 Nécessité de
l’hospitalité
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 03.06.80
16. L’accueil des
retraitants.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 04.06.80
17. Les mass medias.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 07.06.80
18. Le téléphone.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 09.06.80
19. La clôture.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 10.06.80
20. La clôture
(suite).
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 11.06.80
21. Etre adulte !
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 12.06.80
22. Etre adulte !
(suite)
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 14.06.80
23. La vie cloîtrée.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 15.06.80
24. L’expansion de
l’Ordre.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 16.06.80271
25. De l’évolution !
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 17.06.80
26. L’homme nouveau !
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 18.06.80
27. Des Observances !
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 19.06.80
28. Les changements.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 21.06.80
29. Comment faire un
changement ?
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 22.06.80
30. Le Chapitre
Général.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 23.06.80
31.
Changer contre quelque chose !
32. Les récriminations mutuelles.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 28.06.80
33. LE VERITABLE RENOUVEAU.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 29.06.80
34. Des Convers –
Relations entre les deux Branches.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 01.07.80300
35. La conversion des
mœurs.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 02.07.80
36. D’abord vivre !
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 03.07.80
37. Notre communauté
a un coeur.
RECOLLECTION DU MOIS DE JUILLET.
05.07.80
Lutter avec ardeur
contre les obstacles !
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 12.07.80
38. Devenir Dieu par
participation.
1. Inauguration de la préparation.
HOMELIE : 15° DIMANCHE ORDINAIRE
ANNEE C. 13.07.80*
Le bon samaritain. Lc
10, 25-37.
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 14.07.80
39. Croire en l’Amour
!
CHAPITRE : LETTRE DU PERE ABBE
GENERAL. 15.07.80
30.
Assimiler réellement les valeurs monastiques.
41. Une orientation dynamique vers
l’avenir.
LE CHAPITRE GENERAL. 22.07.80
2. Concile de
l’Eglise monastique.
RECOLLECTION DU MOIS D’AOUT. 02.08.80
Saint Benoît, un
homme de Dieu.
LE CHAPITRE GENERAL. (EXTRAITS)
05.08.80>
3. Du Postulateur
Général : tendre à la perfection.
DEPART DU PERE E. 04.08.80
CHAPITRE : FETE DE LA
TRANSFIGURATION. 06.08.80
La Transfiguration,
trophée de notre vie monastique accomplie.
LE CHAPITRE GENERAL. (EXTRAITS)
10.08.80
4. Nature et fonction
du Chapitre Général.
CHAPITRE : FETE DE L’ASSOMPTION DE
MARIE. 15.08.80
Secours Notre-Dame.
LE CHAPITRE GENERAL. 22.08.80
5. Comment être Père
Immédiat aujourd’hui ?
LE CHAPITRE GENERAL. 24.08.80
6. L’accueil vu par
les régions.
750 ANS DE L’ABBAYE N.-D. DE SAINT
REMY. 01.10.80.......339
Allocution de Dom
Hubert à la fin du dîner.
RECOLLECTION DU MOIS D’OCTOBRE.
04.10.80
PARTAGE DU CHAPITRE GENERAL.
07.10.80
1. Les canadiens.
PARTAGE DU CHAPITRE GENERAL.
11.10.80
2. Tarrawarra.
(Australie)
PARTAGE DU CHAPITRE GENERAL.
18.10.80
3. Portrait de trois
Abbés Américains.
PARTAGE DU CHAPITRE GENERAL.
19.10.80
4. Le nouveau monde.
PARTAGE DU CHAPITRE GENERAL.
26.10.80
5. Le Symposium :
Lettre aux communautés.
FETE DE LA TOUSSAINT. 01.11.80
A. Chapitre du
matin.
B. Introduction à la célébration.
C. Homélie.
PARTAGE DU CHAPITRE GENERAL.
09.11.80
6. Nature et mission
de l’Abbé – Principes.
CHAPITRE : LA NON-VIOLENCE. 12.11.80
Mais violence envers
soi-même !
PROFESSION TEMPORAIRE DE FR. J.
13.11.80*
HOMELIE : FETE DE TOUS LES SAINTS DE
L’ORDRE. 13.11.80
Devenir les
concitoyens des Saints.
PARTAGE DU CHAPITRE GENERAL.
16.11.80
7. Nature et mission
de l’Abbé – Eléments humains.
FETE DE LA PRESENTATION DE LA VIERGE
MARIE. 21.11.80
Homélie en la Fête
de la Communauté.
CHAPITRE : FETE DU CHRIST-ROI.
23.11.80
L’année liturgique.
CHAPITRE : LA NOUVELLE ANNEE
LITURGIQUE. 30.11.80
Du retour sur soi !
ANNIVERSAIRE DE L’ELECTION
ABBATIALE. 01.12.80
PARTAGE DU CHAPITRE GENERAL :
VOCATIONS ? 03.12.80
1. Défaut de
communication.
PARTAGE DU CHAPITRE GENERAL :
VOCATIONS ? 04.12.80
2. Scandale de la
croix.
RECOLLECTION DU MOIS DE DECEMBRE.
06.12.80
Nous arracher à la
vanité.
UNE JOURNEE AVEC MONSEIGNEUR MATHEN.
08.12.80*
Allocution de Dom
Hubert après le dîner.
FETE DE L’IMMACULEE CONCEPTION DE LA
VIERGE. 08.12.80
Homélie de
Monseigneur Mathen.
PARTAGE DU CHAPITRE GENERAL :
VOCATIONS ? 09.12.80
3. Une société de
profit.
PARTAGE DU CHAPITRE GENERAL :
VOCATIONS ? 10.12.80
4. Le culte du
rendement et de la productivité.
PARTAGE DU CHAPITRE GENERAL :
VOCATIONS ? 11.12.80
5. Marginalisation
des vieillards.
PARTAGE DU CHAPITRE GENERAL :
VOCATIONS ? 13.12.80
6. Vieillissement
des communautés.
PARTAGE DU CHAPITRE GENERAL :
VOCATIONS ? 15.12.80
7. Déstabilisation
généralisée.
PARTAGE DU CHAPITRE GENERAL :
VOCATIONS ? 16.12.80
8. Qu’est-ce que la
Fidélité ?
CHAPITRE : UN GESTE LITURGIQUE.
22.12.80
La bénédiction avant
les lectures.
CHAPITRE : L’OBLATION DE L’ENCENS.
23.12.80
TEMPS DE NOËL : MESSE DE MINUIT.
25.12.80
1. Introduction à la
célébration :
2. Homélie :
TEMPS DE NOËL : MESSE DU JOUR.
25.12.80*
1. Introduction à la
célébration :
2. Homélie :
TEMPS DE NOËL : FETE DE SAINT
ETIENNE. 26.12.80
La non-violence.
TEMPS DE NOËL : FETE DE SAINT JEAN.
27.12.80
Il vit et il crut !
TEMPS DE NOËL : FETE DE LA SAINTE
FAMILLE. 28.12.80
La Trinité.
PARTAGE DU CHAPITRE GENERAL : MOINES
? 28.12.80*
1.Rapport
Anglo-Américain.
TEMPS DE NOËL : ORACLE DE SIMEON.
29.12.80
Amour ou aversion ?
TEMPS DE NOËL :
LE MESSAGE D’ANNE. 30.12.80
Homélie :
Contemplatifs ?
TEMPS DE NOËL : LE MEMRA DE DIEU.
31.12.80 Homélie
:
Chapitre : Présentation des vœux. 01.01.80
La prochaine retraite annuelle.
Mes frères,
Nous voici au premier jour d'une nouvelle année, et
même d’une nouvelle décennie. C'est la coutume
d'échanger des vœux : une bonne et heureuse année. Et
comme autrefois les villageois ici dans le pays disaient
: è l'paradi o coron ! Ce qui veut dire : et le
paradis à la fin de vos jours.
C'est une belle formule, il y avait quelque chose de
lourd, de pesant, presque de glorieux en elle : c'est
cette espérance que portaient tous ces gens des
campagnes de pouvoir un jour contempler celui-là auquel
ils confiaient leurs peines, les labeurs, leurs espoirs.
Mais il ne faut pas, mes frères, que ces voeux soient
chez nous un flatus vocis, une simple émission
de voix. Nous devons les porter dans notre coeur et ils
doivent exprimer ce que nous désirons, ce que nous
demandons pour chacun d'entre nous, pour nous-mêmes, et
pour toute la communauté : une bonne année, mais bonne
dans le sens où Dieu lui-même l'entendait.
Dès le premier jour de sa création, au soir, lorsqu'il
avait terminé son travail, il jetait un coup d'oeil et
il disait : c'est tout de même bon, c'est bien, c'est
beau, c'est réussi. Et ainsi jour après jour, il était
heureux de lui, il était heureux de son travail, il
était ainsi heureux pour ce qu'il avait appelé à
l'existence et à la vie.
Voilà, mes frères, ce que nous devons demander les uns
pour les autres : que nous soyons heureux, que nous
soyons contents, que nous soyons des êtres réussis. Non
pas dans le sens d'un arrivisme quelconque ? Non, mais
un être plein, plénifié, quelqu'un qui est bien dans sa
peau, n'est-ce pas, qui est bien dans sa peau de moine,
qui est bien dans sa peau d'homme, qui est heureux de
vivre, qui est heureux de vivre là où Dieu l'a appelé,
heureux d'aimer, heureux d'être aimé, heureux de
partager et d'échanger.
L'année 80, mes frères, voilà ce qu'elle devrait être
pour nous, à mon avis. Elle devrait essayer d'être une
entrée, une poussée plus hardie, plus décidée, dans la
vérité de notre vie monastique pour que nous la
saisissions mieux. Et la saisissant mieux, que nous
puissions mieux l'épouser, mieux la vivre et devenir
d'avantage ce que Dieu attend de nous, et ce que le
monde aussi attend de nous.
Eh bien voilà, mes frères, ce sera mon souhait pour
chacun de vous cette année-ci. Et ce souhait qui vous
atteint, je suis certain qu'il rebondit et qu'il revient
vers moi, et que ce soit ainsi ce qui soit mon espoir et
ma réalisation pour cette année. Notre programme, si
vous le voulez bien, une entrée plus décidée, plus
hardie, plus confiante dans notre vocation.
Et nous y serons aidés cette année-ci par le fait que
nous allons, à notre façon, célébrer le 15°Centenaire de
la naissance de Saint Benoît. Il en a été beaucoup
question lors de la dernière Conférence Régionale. On
n'a pas mis tout cet échange de vue dans le compte
rendu. C'était sans doute beaucoup trop étendu, je ne
dis pas beaucoup trop riche ! Mais il est apparu d'après
ce que notre dévoué délégué nous a rappelé, il est
apparu une conclusion très sage, la plus sage de toutes.
C'est que dans la plupart, sinon dans toutes les
communautés de la région, l'année de Saint Benoît sera
vécue au plan de l'intériorité.
Nous n'avons pas besoin de faire du bruit, de faire
beaucoup de bruit pour rappeler au monde notre
existence. Non, nous avons quitté le monde, mais nous
lui sommes présents, parce que nous sommes de plus en
plus présents à Dieu par la force et l'intensité de
notre vie contemplative. C'est là notre rô1e, c'est là
notre mission.
Et c'est à ce niveau, le plus vrai pour nous, que nous
devons vivre cette année du Centenaire de Saint Benoît.
Et alors, vous voyez, ça rejoint le voeux que
j'exprimais : que nous soyons plus hardis à vivre notre
vie dans sa vérité. Et pour nous, nous y serons encore
davantage portés du fait que ce sera le 750°
Anniversaire de la fondation de notre monastère.
Ce sera l'occasion de remonter aux sources, aux
origines, et nous pourrons ainsi faire les deux : revoir
Saint Benoît, relire Saint Benoît à la lumière des
origines cisterciennes ; essayer de voir, de toujours
mieux saisir comment ces premiers hommes ont compris
Saint Benoît et comment ils l'ont vécu à la mesure de
leurs moyens. Et alors, essayer aujourd'hui de faire la
même chose, mais dans le contexte d'aujourd'hui.
Non pas bêtement copier quelque chose qui n'est pas du
tout à notre portée, qui serait déplacé d'ailleurs, mais
aujourd'hui comment faire ? Comment faire d'après leur
esprit, leur inspiration qui venait de Dieu, comment
voir Saint Benoît aujourd'hui, et le vivre.
Nous laisserons malgré tout une petite trace de ces
deux anniversaires. Et ce sera la mise en valeur des
ruines, ou plutôt des fondations de la Chapelle de Saint
Remy, celle qui a donné son nom à l'endroit, qui a donné
son nom au monastère. Celle qui est sans doute un des
tous premiers témoins de l'évangélisation ou de la
christianisation de nos régions, ici.
Les architectes ont mis au point un projet que j'ai eu
l'occasion de voir samedi, quand ils sont venus. Et je
dois dire que c'est vraiment bien. Il faut voir
maintenant si c'est abordable, si c'est réalisable. Il
va donc falloir s'informer. Mais un de ces jours, je
pense, il serait utile que vous en ayez connaissance.
Mais laissons encore passer quelques jours parce que
nous sommes encore maintenant en plein dans les
festivités de Noël.
Et lorsque ce petit site sera aménagé, il sera vraiment
un témoin de notre idéal, idéal qui a été poursuivi à
travers bien des vicissitudes, ici sur cette terre de
Saint Remy depuis 750 ans. Et nous sommes bien vous
voyez, vraiment les fruits de la maturité de Saint
Benoît. C'est à la moitié de son âge, 1500 - 750, à sa
maturité que Saint Remy est venu au monde, c'est à dire
la communauté, pas le saint...
Eh bien, je pense qu'il est bon d'avoir un témoin de
cet événement. Lorsqu'il sera là, présent, nous
inviterons Monseigneur Maetens qui viendra passer une
journée avec nous. Et avec lui nous réfléchirons, nous
prierons et nous nous affermirons encore d'avantage dans
notre vie monastique qui, ne l'oublions jamais, n'est
pas indépendante de la vie de l'Eglise locale, mais au
contraire elle en est comme un fleuron.
L'année de Saint Benoît va s'ouvrir officiellement le
21 Mars. C'est la Fête de Saint Benoît dans l'ancien
calendrier. Nous pourrons nous préparer à cette
ouverture par notre retraite annuelle qui commencerait
le 15 Mars au soir et se terminerait le 21 Mars au
matin. Pour cette retraite: annuelle j'aurais eu,
disons, enfin quelques soucis. Je me suis mis en quête
d'un prédicateur valable, pour cette retraite qui doit
être vraiment spéciale, puisqu'elle ouvre l'année de
Saint Benoît, et qu'elle est aussi un peu l'ouverture de
notre 750° anniversaire. J'ai cherché, je me suis
informé, j'ai contacté et, toutes les personnes se sont
excusées.
OUI ! Alors il y avait encore d'autres noms. Mais je
m'en méfie de ces grands noms, du moins de ceux que je
connais parce que, je ne veux pas dire du mal d'eux,
loin de là, d'ailleurs je ne cite pas de noms, je ne dis
pas de qui il s’agit. Mais enfin, connaissant soit la
personne, soit la façon de vivre dans ces communautés,
ça ne me paraissait guère convenable pour présenter une
année de Saint Benoît vraiment pour nous comme je la
vois.
Naturellement chacun a sa façon de vivre, de comprendre
les choses. Il existe même un ou l'autre monastère
Bénédictin où on ne peut plus employer le mot de
"moine". On ne peut presque même presque plus parler de
la Règle de Saint Benoît, mais c'est un monastère qui
sera en pointe pour la recherche Bénédictine. Vous
voyez, ça met mal à l'aise tout ça. Nous ne sommes pas
habitués, nous, à ce genre de choses.
Et alors je me suis vu. acculé, n'est-ce pas, à une
formule qui existe déjà dans l'un ou l'autre monastère,
mais enfin qui serait tout à fait neuve pour ici : c'est
que nous ferons notre retraite monastique entre nous.
C'est à dire que les conférenciers seraient pris dans
son sein ; chacun, alors, y mettrait du sien.
Vous voyez, c'est très commode d'être assis et
d'écouter quelqu'un qui vous parle de belles choses qui
intéressent plus ou moins suivant les jours. C'est tout
autre chose quand soimême on doit commencer à réfléchir,
à se creuser la tête, à prier, à chercher. Et puis alors
ça ne suffit pas encore, il faut communiquer le fruit de
ses découvertes, de ses expériences et de sa prière à
d'autres, à des frères.
Qu'on soit devant des inconnus, disons ça va encore !
Mais quand on est devant des gens qui vous connaissent
depuis des années et qui après viendront peut-être vous
dire pft, pft, j'en aurais bien fait dix fois autant !
Et puis alors qui risquent de vous décourager ! Voyez,
il faut une certaine...allez, il faut avoir un peu du
coeur au ventre, comme on dit.
Alors voilà, mes frères, je pense que nous pourrons
nous organiser ainsi. Je prendrai sur moi la première et
la dernière des conférences, donc l'ouverture et la
clôture. Je pense que ça convient. Et le reste, alors,
serait reparti entre des volontaires, des volontaires
forcés ou bien des véritables volontaires. Je dis des
volontaires forcés parce qu'il y en a tout de même ici
qui par leur fonction dans le monastère sont sensés
vivre de la Règle de Saint Benoît et en plus des Pères
Cisterciens, enfin d'être des hommes capables. Et je
pense surtout en premier lieu au Prieur et au Maître des
Novices, qui eux sont d'office de ces conférenciers.
Il y a alors de véritables volontaires. Il faudrait,
chacun donnerait au moins une conférence, peut-être
deux, mais pas au-delà de deux parce que il ne faut pas
être plus zélé que moi je ne le serais ; et en plus, il
faut laisser aux autres l'occasion de s'exprimer. Parmi
ces volontaires, je pense que je peux déjà en découvrir
un : ce serait notre Père Eugène qui s'y connaît tout de
même un peu dans la Règle de Saint Benoît.
Mais ces conférences ne devraient pas être de
techniques scientifiques. Non, non, ce serait de
véritables fruits d'une expérience spirituelle, mais
toujours sur des bases bien solides ; ça ne peut pas
être éthéré, vaporeux, non, ça doit répondre au réel.
D'ailleurs, le Père Eugène, un de ces jours, va lui-même
aller donner une retraite Bénédictine dans le cadre de
l'année de Saint Benoît à l' Abbaye du Port du Salut.
Alors pour ce qui est des autres, je dirais : pas tous
ensembles, hein ! Il y aurait une ou deux conférences
par jour. Le mieux serait deux, une le matin et une le
soir. Mais enfin, c'est peut-être trop, je n'en sais
rien. Il faudrait donc cinq à dix volontaires. Comme moi
j'en prendrais deux, il en reste 10, dix conférences à
donner à raison de deux par jour. Si chacun en donne
deux, il faut cinq hommes. Si on en donne chacun une, il
en faudra dix. S'il y en a un qui en donne deux et
l'autre une, il en faudra entre cinq et dix.
Je vais attendre ceux qui veulent bien me contacter. Et
puis après, je contacterais peutêtre l'un ou l'autre
aussi. Mais il faudra que pour la mi-janvier ce soit
décidé, parce qu'il faut tout de même que ce soit
programmé. Il ne faut pas que deux hommes parlent de la
même chose. Il faut qu'il y ait une certaine
progression, une certaine avancée dans la réflexion.
Mais je vois un doigt qui se lève ???? Ah, j'allais
justement le dire. Il faut compter pas plus d'une
demi-heure. Mais il faut bien savoir, pour celui qui
écoute, une demi heure parfois ça parait long ; mais
pour celui qui parle, une demi heure, c'est vite passé.
Alors voila, ce serait disons 25' à 1/2 heure, mais pas
au-delà. L'Eucharistie serait peut-être aussi célébrée
tous les jours par moi-même comme je l'ai fait pendant
cette octave de Noël, et je pourrais peut-être dire un
petit mot par rapport à notre vie monastique après
l'Evangile. Mais pas grand-chose, comme je l'ai fait
maintenant, 5, 6, 7 minutes.
Voila je pense quelques idées. Je regarde si je n'ai
rien oublié, mais je ne pense pas. Ce qu'on pourrait
faire alors après, mais il faut voir comment ça va se
dérouler, si ça en vaut la peine, on pourrait peut-être
alors puisque nous avons le nécessaire, imprimer ces
conférences et ainsi chacun pourrait recevoir un petit
bulletin qui serait le témoignage alors d'une expérience
nouvelle ici à Saint Remy, témoignage' d'une réflexion,
d'une recherche en commun, et puis alors d'une mise en
commun de nos efforts et de nos résolutions, puisque
dans une retraite bien conduite il faut tout de même des
résolutions. On appellera ça plutôt aujourd'hui des
conclusions, des conclusions pratiques.
Voici mes frères...encore un doigt qui se lève ???
Intervention du Père Eugène : l'économie effectuée par
le non financement d'un conférencier, ne pourrait-elle
pas par exemple être versée à une Abbaye plus pauvre ?
Ah oui, ça c'est une excellente idée aussi,
certainement il faudra la retenir. Mais il faut dire que
ces derniers temps, enfin depuis que je suis en
fonction, les prédicateurs de retraite ne veulent
absolument pas être rémunérés. Ils disent : ça ne se
vend pas. La Parole de Dieu n'est pas monnayée, elle
vient d'ailleurs. Nous autres nous sommes les prophètes
pour quelques jours parmi vous.
Et alors, c'est bien ainsi, mais on peut toujours dire :
écoutez......
Fin imprévue de la cassette.
Homélie : Fête de Marie Mère de Dieu. 01.01.80*
Mes frères,
Il est heureux que l'année commence, qu'elle s'ouvre
sur la Solennité de Marie Mère de Dieu. Par son état
de Theotokos, Marie est peut-on dire
contemporaine des origines du monde. Pendant des
milliards d'années, l'évolution monte lentement,
sûrement ; elle monte vers un sommet, une fine pointe,
comme dit le texte du Livre des Proverbes, ce Livre
des Proverbes qui nous parle que au début Dieu a déjà
prévu quelqu'un, il a prévu ce sommet. Et sur ce
sommet, sous la douce et puissante chaleur de la
Lumière qu'est Dieu, voici que s'ouvre une fleur
unique.
Et cette fleur, elle accueille le Verbe de Dieu. Elle
est là uniquement pour accueillir le Verbe de Dieu. Et
ce Verbe de Dieu, en elle devient chair et matière. Il
devient homme pour que l'homme puisse devenir Dieu, et
que à travers l'homme la matière elle-même soit
divinisée ; et pour que au terme de l'histoire prévue
par Dieu, Dieu lui-même soit tout en toute chose et
que toute chose ne soit plus que rayonnement de la
gloire de Dieu.
Et alors, comme prêtre de cette création : l'homme,
l'homme lui-même devenu fils de Dieu. Et tout cela,
mes frères, grâce au oui de Marie, cette fleur
née au temps voulu par Dieu au sommet de l'évolution
du cosmos.
Le terme qui au Concile d'Ephèse a défini ce statut
de la Vierge, le terme de Theotokos dit bien
autre chose que notre terme Français Mère.
Marie est la génitrice, elle est l'engendrante de
Dieu. De même que le Père de toute éternité engendre
le Verbe selon sa divinité, ainsi dans le temps Marie
a engendré le même Verbe selon son humanité. Et la
voici ainsi, d'une certaine manière, contemporaine de
Dieu. C'est pourquoi ce Livre inspiré avait dit :
Avant que je ne crée le monde, toi, je t'avais déjà
prévue.
Mes frères, le rôle de Marie ne s'est
pas terminé lorsque s'est trouvé devant elle Jésus son
Fils, le Verbe devenu chair. Son rôle continue, son
rôle de génitrice se poursuit. Maintenant elle
engendre un par un les membre de ce Corps mystérieux
dont son fils Jésus est la tête.
Et cette fonction d'engendrement durera jusqu'à la fin
du monde.
Elle est notre mère au plan mystique et surnaturel
avec autant de vérité et de réalisme que nous avons
une mère au plan naturel et charnel. Et ce rôle
providentiel de Theotokos est pour Marie la
source de tous ses privilèges et prérogatives depuis
sa conception jusqu'à son Assomption, en passant par
sa mission de rédemptrice, de corédemptrice et de
médiatrice.
Et c'est pourquoi elle est entièrement présente et
agissante en chacune de nos Eucharisties. Elle est
présente et agissante, ici même en cet instant. Et
c'est ainsi pour elle un labeur, une oeuvre, un
travail, un travail qui doit lui coûté. Car de même
que son Fils sera en passion et en agonie jusqu'à la
fin du monde, elle, ses douleurs de l'enfantement,
elle les souffrira jusqu'à la fin du monde pour chacun
d'entre nous. Et cela, au moment de fusion vraiment,
qu'est pour elle comme pour nous l'Eucharistie.
Alors, confions-lui l'année qui commence aujourd'hui.
Non pas l'année dans l'abstraction, comme ça. Non,
mais nous-mêmes, chacun d'entre nous, confions-nous à
elle. Elle n'aura pas de repos, comme je viens de le
dire, elle ne goûtera aucune paix qu'elle ne nous ait
entièrement transformé en l'image de son premier né
Jésus, Lui qui doit être le premier né d'une multitude
de frères. Et ses frères, c'est chacun d'entre nous,
n'est-ce pas !
Naître à la vie divine, de Dieu et de Marie
conjointement, voila mes frères quel est notre destin.
C'est un destin magnifique. Assumons-le avec foi,
assumons le avec confiance et abandonnons-nous sans
réserve à l'amour qui nous porte, à cet amour qui est
Dieu à cet amour qui sans cesse coule de Dieu, à
travers son Verbe Incarné, et qui arrive jusqu'à nous
par cette porte qu'est Marie pour l'éternité.
Amen.
Chapitre : L’année de Saint Benoît. 02.01.80*
Première réalisation !
Mes frères,
Depuis quelques temps, il y a un petit problème qui
me préoccupe, et je pense que le moment est venu d'y
apporter une solution. C'est celui des communications
téléphoniques vers l'extérieur, ou venant de
l'extérieur, et destinées ou provenant de membres de
la communauté. Il faut se rendre à la porterie, et
cela crée des difficultés, surtout en cette saison. Le
local là-bas est glacial. Il y a parfois un long
chemin à parcourir. Parfois il fait très noir, il
pleut, il y a de la neige. Alors en plus il faut se
rendre à la porterie, et on rencontre toutes sortes de
monde, parfois ! Et ça ne convient pas, me semble-t-il
?
En outre, je ne veux pas faire de la démagogie, mais
il me semble qu'il y a tout de même une certaine
égalité qui doit s'instaurer entre les membres de la
communauté, quel qu'il soit, que ce soit l'Abbé ou que
ce soit le tout dernier arrivé des novices. Pourquoi
faudrait-il que certains disposent d'un appareil
téléphonique dans leur bureau ? Là, ils peuvent très
facilement, à tout moment, recevoir, téléphoner, alors
que les autres devraient s'exposer. Enfin voyez ! Il y
a quelque chose là qui n'est pas tout à fait juste.
Mais ça ne veut pas dire maintenant que chacun dans
sa chambre doit avoir un appareil téléphonique ; ça
existe peut-être aux USA, ou ailleurs, je ne sais pas,
ils sont déjà plus avancés dans le domaine des
communications. Mais enfin, ici il y a tout de même
quelque chose à régler de ce côté là.
Cela a été un peu aigu au moment de tous les ennuis
de santé l'année dernière. Pour communiquer avec
l'extérieur pendant la nuit, parfois il faut appeler
un médecin la nuit, et bien, c'est chez moi que cela
devait se faire. C'est le seul appareil pour
communiquer avec l'extérieur. Donc, il faut éveiller
l'Abbé pour téléphoner à l'extérieur, ou le portier
alors, mais pour le portier, il faut encore aller là.
Voyez, il y a là tout de même quelque chose.
Alors voici ce qu'on va faire : nous allons installer
une cabine téléphonique du genre de celle qu'on trouve
dans les gares, donc insonorisée. On va l'installer
ici à l'intérieur de la communauté, au bas des
escaliers qui montent à la bibliothèque. C'est un
endroit qui n'est pas très éloigné du central. Il est
bien situé par rapport à l'ensemble de la communauté.
Et voilà, j'ai demandé au Frère François d'étudier la
question, et je pense que cela ne tardera pas avant
que ce soit réalisé.
Maintenant l'appareil de la porterie ? Il sera
réservé aux retraitants et aux parents. Mais l'accès
de l'appareil ne sera pas libre ; ça veut dire qu'il
sera verrouillé, et qu'il faudra chaque fois demander
au portier qu'il déverrouille l'appareil. Et lorsque
la communication est terminée, automatiquement, il est
de nouveau verrouillé. On trouve ça dans les
cliniques, partout dans les endroits publics. On ne
peut pas décrocher un appareil et téléphoner à
l'extérieur.
Donc voila mes frères, une petite amélioration de notre
état de vie. C'est la première réalisation de l'année de
Saint Benoît, n'est-ce pas, mais ce n’est pas la
dernière.
Chapitre : Oraison funèbre du Père. 02.01.80
Mes frères,
Aujourd'hui on a déposé en terre notre Père M. La
communauté a été représentée aux obsèques par le Frère J
et le Frère P, et les innombrables amis du Père M ont
été représenté par Joseph Son.
Le voyage a été très difficile à l'aller et au retour
aussi, l'ensemble a pris plus de 7 heures de route. A
Achel il fait très froid, il y gelait à - 6°. L'église
et le réfectoire sont glacials. Et je pensais, nous
avons eu une petite panne ici à la chaufferie, on
sentait déjà un peu le froid ici à notre église ; mais
en entendant raconter ce qui se passait à Achel je me
suis dit : mais quelle affaire, ici nous sommes presque
au purgatoire tellement il fait chaud par rapport à
Achel.
Alors, le Père M, vous le savez, il est entré ici à
l'Abbaye très jeune. A plusieurs reprises je l'ai
entendu dire qu'il n'avait jamais compris comment il
s'était trouvé ici ? C'était, disait-il, une folie de
jeunesse, mais c'est une folie qui a duré jusqu'à la
mort. Il est resté 50 ans ici à Rochefort. Il est resté
8 ans là-bas à Achel. J'ai eu l'occasion de travailler
assez bien avec le Père M, je pense un peu le connaître.
Lorsque avec mon Frère P, nous avons remis en route la
brasserie, le Père M a été un des collaborateurs de la
première heure. C'est lui, les jours de soutirages, tous
les jours dès 3 heurs du matin au moins, c'est lui qui
mettait en état de marche la petite chaudière à basse
pression qui se trouvait dans le coin de l'actuelle
buanderie qui à cette époque était la salle de
soutirage. Il a fait ça avec une ponctualité exemplaire
et un soin. Si bien que le soutirage commençant très
tôt, et lorsqu'on arrivait, tout était en ordre et on
pouvait commencer.
Il a aussi entretenu tout un temps le chauffage des
deux caves, les deux premières caves où on commençait à
chauffer la bière après le soutirage. Il y avait là un
tout petit poêle colonne. Et voila, c'était encore lui
qui faisait ça, et il a toujours été d'une disponibilité
exemplaire. Faut dire, qu'il commençait à chauffer au
moins à trois heures du matin. Et ça veut dire que pas
question d'Office de nuit, ni rien. Il était à son
travail n'est-ce pas.
Alors après je l'ai retrouvé à la culture, où il a
déversé sur les routes des centaines, sinon des milliers
de camions de pierres reçues à titre de cadeau de
Monsieur L Père. Oh, ça a été quelque chose, je me
souviens à l'époque. J'ai fait une fois le relevé de ces
camions par après parce que Monsieur L commençait à
trouver que c'était peut-être un peu exagéré. Je pense
bien que à l'époque ça représentait, ce qu'on aurait dû
à Monsieur L, une affaire de 800.000 Frs de pierres, à
l'époque n'est ce pas. Voyez un peu !
Eh bien, ça c'était le Père M. Il lui fallait des
travaux à sa mesure, un grand travailleur, mais à sa
façon hors série ainsi. Si bien que lorsque la Brasserie
a évolué, elle s'est modernisée, elle s’est automatisée,
il ne s’y est pas adapté, il n'y trouvait plus sa place.
Et voici qu'on reconvertit l'exploitation agricole ! Et
il a ainsi perdu, il a perdu ici le théâtre de ses
activités, il se restreignait de plus en plus. Il ne
trouvait plus le champ, l'espace nécessaire pour se
déployer. Et alors à Achel, il l'a retrouvé.
Il l'a retrouvé, il m'a raconté tout ce qu'il faisait
là, à son âge, des choses impossibles encore dans cette
fameuse boutique dont il était le pourvoyeur en tout ce
qu'on voulait. Et voila, cela c'était le Père M. C'était
un homme d'une race d'entre-deux. Il n'était plus le
trappiste Rancéen, mais il n'était pas encore le
cistercien en voie de redécouverte. Il voguait là entre
les deux.
Et il avait aussi des qualités qui tenaient encore un
peu à l'enfance. Ce n'était pas de l'infantilisme, mais
des réflexes d'enfant. Par exemple : un attachement
sentimental à l'Abbé. C'était, ça n'avait l'air de rien,
mais c'était pour lui toujours un problème : qu'est-ce
que l'Abbé va en penser ? Qu'est-ce que le Père Abbé va
en dire ? Et voila, ça, toujours. Pour un rien il avait
la larme à l'oeil s'il s’agissait de l'Abbé ; ça, pour
lui, c'est toujours resté jusqu'à son dernier moment.
Quand il revenait, et il est encore revenu à
l'enterrement du Père D, c'est sa dernière visite ici je
pense, mais il m'a encore parlé alors de Dom E. Et je me
disais : comment est-il possible ? Voila un homme qui a
75 ans, et un tel attachement à son Abbé. Il aurait
voulu exercer une sorte de protection sur l'Abbé. Voyez,
comme un enfant, un garçon, un fils devenu plus âgé
prendrait en charge son père, qu'il sentirait devenir
plus faible. C'était très complexe, mais au fond c'était
très beau.
Alors, il était très sincère dans sa recherche de Dieu,
mais toujours, toujours à sa façon. Il se donnait tout
entier à son travail. On peut presque dire qu'il avait
une spiritualité du travail. C'est autre chose que le
frère convers, qui lui venait dans le monastère, et il
le savait, pour lui il devrait surtout s'occuper de
travail manuel. Lui, c'était différent. Il y avait là
une note qui lui était personnelle, et c'est pour ça que
je dis qu'il n'était plus le Trappiste, mais qu'il
n'était pas encore le Cistercien. Il était dans la
période d'évolution entre les deux.
Je pense que, si je puis porter un jugement d'ensemble
sur lui, ce serait celui-ci : je pense qu'on peut dire
que c'était le type du serviteur fidèle, mais sur les
activités duquel il fallait souvent fermer les yeux. Et
je pense bien que Dieu l'aura accueilli maintenant avec
amour, avec grand amour, mais aussi en fermant les yeux
sur certaines choses. Je pense qu'en disant cela, j'ai
bien campé l'homme.
Et nous devons conserver de lui ce souvenir là. C'était
un homme qui aimait, je dirais sentimentalement son
Abbé. Il aimait beaucoup ses frères, même si, même si il
pouvait parfois être à leur endroit un peu dur...et même
beaucoup. Mais c'était son genre. Et alors je vous le
dis, fidèle, fidèle à sa façon et toujours resté très
attaché ici à Saint Remy. Il a vécu 50 ans ici avant
d'aller à Achel. Et à Achel, il est toujours resté
d'ici, resté d'ici dans sa façon aussi de se comporter
là-bas.
Il a été là-bas, je ne dirais pas un modèle, c'est
beaucoup, mais il était aimé. Il a rendu de très grands
services. Il avait la confiance de Dom E. Il a fait tout
son possible, et maintenant il est auprès de Dieu. Il y
a environ 3 ou 4 semaines, avant son décès, il a accepté
le fait de sa mort, car il ne voulait pas y croire. Il a
toujours lutté contre cette perspective d'être atteint
mortellement. Mais le jour où il l'a accepté, la
sérénité s'est installée en lui. Il n'a plus eu de
trouble et s'est vraiment endormi.
Et il est mort tout autrement que ce qu'il avait vécu.
C'est un homme qui a vécu de façon, je dirais, hors
série, tout en étant très régulier. Il était, disons,
régulièrement irrégulier, ou je ne sais pas quoi ? Il
fallait fermer les yeux sur beaucoup de choses. Mais
c'était un homme attaché sur lequel on pouvait compter.
Il est mort tout à fait, je ne dirais pas saintement,
mais paisiblement, sereinement, et tout à fait remis à
Dieu ; car il sentait au fond de son coeur, et il le
savait, qu'il avait toujours aimé le Christ, et que sa
folie de jeunesse, eh bien, il l'avait conservée jusqu'à
son dernier soupir. Et cette folie lui avait été
injectée - cela, ce sont les voies de la Providence -
par quelqu'un qui le voulait tout à lui. Et vous savez
que Dieu, lui, appelle tout le monde ; et Dieu façonne
les hommes comme Lui l'entend.
Et nous conserverons de notre Père M un bon souvenir.
Nous prierons encore pour lui. Et maintenant, nous
pouvons être certain que là-bas, là où il est, nous
avons un intercesseur et un protecteur qui nous aime
tous et qui ne nous oubliera pas.
Chapitre : L’offrande de l’encens. 03.01.80
Mes frères,
Le calendrier liturgique nous présente toute une gamme
de célébrations Eucharistiques. Elle s'étend des féries
aux solennités en passant par les mémoires, les fêtes,
les dimanches. Il est important que cette diversité soit
mise en valeur par la célébration ellemême. Il y aura
les ornements, il y aura des chants, il y aura d'autres
détails encore.
Et c'est nécessaire, car il faut savoir que
l'Eucharistie est la mise en en action, elle est
l'actualisation du mystère de l'Incarnation. Non
seulement l'Eucharistie, mais la liturgie dans son
ensemble, la liturgie sacramentelle surtout, le
sacrement étant l'action efficace ex opere operato,
comme on dit en jargon théologique. C'est à dire que le
geste, l'action posée produit par le fait même qu'elle
est posée l'effet attendu, c'est à dire la divinisation
de notre être entier, de notre corps autant que de notre
âme.
Nous ne devons pas privilégier une partie de notre être
qui serait plus ou moins noble. Non, c'est notre être
tout entier qui est saisi par le sacrement et qui est
placé dans un état, qui est la mise en route déjà de la
résurrection qui nous attend à l'heure voulue par Dieu,
l'heure que Dieu seul connaît, résurrection de notre
corps, de notre être entier.
Nous devons donc, dans la liturgie, faire jouer en
plein la symbolique. La symbolique est notre langue
maternelle. Ce n'est pas quelque chose de conventionnel,
une certaine construction arbitraire, comme ça. Non, le
symbole est inscrit dans notre nature d'homme, dans
notre nature matérielle, dans notre nature charnelle.
Par le fait que nous faisons partie d'un ensemble, nous
sommes une petite portion, une portion choisie de
l'univers matériel. Et rien que ce qui se passe en nous
: la parole, les gestes, nos postures, c'est un
incessant rejeu des interactions du réel. Nous les
captons en nous et puis nous les rejouons. Et c'est
ainsi que nous pouvons communiquer entre nous. Il y a
donc un langage commun à tous les hommes, et c'est le
langage du symbole.
Naturellement il y aura des petites adaptations suivant
les cultures, les lieux, les endroits, les expériences
des hommes. Mais il est, je le dis, notre langue
maternelle. C'est la première que nous connaissons.
C'est ainsi que les enfants, les tous petits enfants
s'expriment avant de mettre en oeuvre leurs organes
vocaux. La voix n'est autre qu'un moyen de communiquer
aussi par voie de symboles, mais moins dispendieux
d'énergies que la gesticulation. C'est un mini geste
pratique.
Or, il y a dans notre liturgie un symbole d'une très
grande richesse. Et je pense que le moment est venu, au
seuil de cette année, de le remettre en valeur. C'est
l'offrande de l'encens, ou si vous le préférez, le
rite de l'encensement. Mais je pense que le terme de :
offrande de l'encens, est beaucoup plus vrai.
Je vais essayer très rapidement de vous ouvrir quelques
pistes de réflexions. Vous pourrez les parcourir
vous-mêmes, si vous en avez envie. Peut-être qu'un jour
ou l'autre, à une occasion ainsi, j'aurais l'occasion
d'y revenir. Mais s'il fallait s'y attarder, ça
prendrait beaucoup trop de temps. Je voudrais être court
et bref ce soir.
D'abord l'encensement met en oeuvre du feu et des
substances aromatiques. Vous avez des aromates qui sont
déposés sur un feu. Ces aromates sont consumées
entièrement, elles sont détruites, elles sont
soustraites à l'usage de l'homme, elles sont sacrifiées.
C'est un véritable holocauste. Les Juifs, les Hébreux,
les Israélites le connaissaient déjà. Il y avait à côté
de l'offrande de viandes, il y avait aussi une offrande
d' encens. Naturellement il faudrait étudier maintenant
les rapports entre les deux. Mais enfin, vous comprenez
l'importance de la chose. Vous avez un feu...
Maintenant pensez un peu ce que signifie le feu pour un
homme. Nous ne saurions pas vivre sans feu. Le jour où
l'homme a maîtrisé le feu, c'est alors que la famille
est née, la véritable famille, donc la famille à
l'intérieur de la tribu. Et aujourd'hui encore, on va
dire que ce village compte autant de feux, pour dire
qu'il y a autant de familles.
Alors ce sont des substances aromatiques qu'on va
offrir. Mais cette offrande, elle est accompagnée de
gestes. Et ce sont des gestes de tout le corps. Il y a
les bras, il y a les mains, il y a le corps. C'est un
geste d'offrande. Ce doit être souple, dégagé, ce doit
être beau, ce doit être élégant. Dans des écoles de
chorégraphie, on va pendant longtemps apprendre aux
élèves à effectuer le geste de l'offrande. Et ce n'est
pas facile !
Le rituel cistercien disait auparavant - mais c'est
encore valable aujourd'hui, c'est valable pour toujours
- que l'encens devait être offert gravi et decoro
motu, dans un mouvement lent, et decoro, et
élégant, beau. Voyez, c'était pourtant de ces anciens
trappistes enfin j'ai encore connu cela, ce n'est pas si
vieux, si vieux - c'était des hommes qui étaient malgré
tout des hommes durs pour le travail.
J'ai parlé du Père Michel hier. Voyez encore les
prédécesseurs, c'étaient des gens durs. Mais malgré tout
ils savaient que ce geste d'offrande devait être lent,
dégagé, qu'il devait être beau dans le mouvement de
l'offrande.
Il y a aussi un geste de tout le corps, car lorsqu'il
faut encenser l'autel, il y aura une démarche
circulaire. Et cette démarche circulaire doit être aussi
une véritable marche, ça ne doit pas être désordonné. Et
ici, elle s'apparente à la danse sacrée. Ce doit être un
vestige des danses sacrées qui existaient, qui existent
encore dans les rites, appelons-les païens, qui
existaient dans le rite Israélite, qui existent encore
dans certains rites chrétiens. Eh bien, c'est cela, vous
voyez.
Mais naturellement, tout cela est chargé et lourd,
lourd d'expression gestuelle. Car souvenez-vous de
l'honneur que nous devons rendre à Dieu par notre
attitude. Dieu est créateur de beau, et ce que nous lui
offrons dans un holocauste où nous ne retenons
absolument rien pour nous, ce ne doit pas être un geste
qui nous crispe. Non, c'est tout nousmêmes, dans la
beauté, qui devons nous offrir à Dieu avec cet encens.
Et cet encens, ce sont des aromates. L'encens est une
des portions de ces aromates : c'est un grain. Mais il y
a d'autres choses que de l'encens. Ce sont des aromates,
et ces substances aromatiques dégagent un parfum. Ce
parfum doit être agréable. Il y a des aromates ainsi,
qui sont vraiment bonnes.
Et ce parfum ? Il doit nous rappeler et il nous
rappelle ce que l'Apôtre Paul nomme : la bonne odeur du
Christ que le chrétien doit répandre partout, mais
surtout au moment où il offre le sacrifice
Eucharistique. Et cette bonne odeur du Christ, elle
chasse la puanteur des démons. Ils sont comme lui des
"mis à mort" pour la vérité, en témoignage de ce que
Dieu est vrai, de ce que Dieu est Amour.
L'autel est un tombeau. Mais il est aussi l'endroit sur
lequel descend l'Esprit de Dieu, qui va se saisir de ce
qui est là pour faire apparaître corporellement,
mystiquement le Christ devant nous ; mais le Christ
ressuscité alors, le Christ transfiguré, le Christ
triomphant et le Christ qui va se donner à nous comme
nourriture et comme breuvage. Voila ce qu'est l'autel.
Eh bien, cet autel est alors parcouru, et il est
encensé, encensé toujours avec ce parfum qui est
l'évocation de l'embaumement du Christ. Il a été
embaumé, il a été frotté, enduit de parfums au moment où
il a été enseveli. Et ça nous rappelle aussi que nous
devons enduire, ou verser sur la tête, sur le corps du
Christ le parfum de notre vie, ce qu'a fait Marie de
Béthanie, quelques jours avant la mort du Christ. Elle a
versé sur le Christ ce parfum d'un prix extraordinaire,
en prévision de mon embaumement, disait le Christ. Eh
bien, c'est cela qu'évoque pour nous l'encensement de
l'autel.
C'est là aussi le langage que nous utilisons lorsque
nous allons encenser l'évangéliaire, évangéliaire qui
est le porteur de la Parole de Dieu. Le Christ Parole de
Dieu, ici Verbe de Dieu, va s'adresser à l'assemblée
directement, immédiatement. Et avant qu'il ne parle,
dans un acte de foi et d'amour, on va reconnaître sa
présence, encore une fois, en parfumant la Personne du
Christ qui est là présente dans le Livre Saint.
Il y a alors l'encensement des oblats, du pain, du vin
qui sont là, qui vont être transsubstantiés. Ici, ces
oblats, comme le terme le dit, vont être donnés. Je le
donne à Dieu, je m'en prive. Ils ne sont pas
holocaustes, c'est à dire qu'ils ne sont pas brûlés,
mais ils sont tout de même tout à fait soustraits à
l'usage profane, car ils vont être entièrement
sacralisés, sacralisés par la transsubstantiation.
L'Esprit de Dieu va descendre sur eux va s'en emparer,
va les pénétrer, et alors va les faire Corps et Sang du
Christ ressuscité. Voila donc le sacrifice qui est là
mémorialisé, réactualisé devant mes yeux, devant les
yeux de toute l'assemblée. Ces oblats, maintenant, vont
être encensés. Ils vont être encensés parce qu'ils vont
subir le sort de l'encens.
Regardez l'encens ! Ici, il faut laisser jouer les
yeux, la vue en plus de l'odorat, peutêtre même
d'avantage ici la vue ? Cet encens est brûlé dans le
feu, il s'élève en fumée et cette fumée disparaît. Elle
disparaît et il n'en reste alors que le parfum. C'est
l'image de ce qui se passe à ce moment. Les oblats dans
leur état naturel disparaissent, ils sont enlevés chez
Dieu et ils deviennent Corps et Sang du Christ. Ils sont
devenus autre chose sous les mêmes apparences.
Et il reste là : non plus du pain et du vin, mais
uniquement les apparences du pain et du vin car en
réalité c'est Corps et Sang du Christ. La fumée qui s'en
va montre que ces oblats sont emportés ailleurs. Ils
sont emportés chez Dieu, qui les fait devenir Dieu, et
le parfum qui reste nous montre que ce qui est là
maintenant, c'est la bonne odeur du Christ, c'est le
Christ lui-même.
Il y aura aussi la prière. C'est un geste de prière.
Nous le disons tous les jours maintenant à l'ouverture
de l'Office des Vêpres : que ma prière monte devant toi
comme un encens, comme l'encens de l'offrande du soir.
Et cette prière, c'est l'offrande de nous-mêmes, c'est
l'offrande ici de tout nous-mêmes. Voyez dans la vision
de l'Apocalypse, les vieillards tiennent chacun une
coupe d'encens. Et cet encens monte devant Dieu.
Lorsque lors d'une procession d'entrée, un jour de
solennité, c'est le thuriféraire, c'est l'encens qui
ouvre la procession. Et alors, cette bonne odeur du
Christ chasse les démons. Dans l'enceinte du temple de
Dieu, il n'y a plus place pour le démon. Et cette bonne
odeur du Christ emplit le sanctuaire. Elle doit aussi
emplir nos âmes.
Il ne faut plus qu'il y ait trace chez nous de péché à
ce moment. Nous devons laisser à la porte du sanctuaire
tout ce qui peut nous rendre étranger au Christ. Voyez,
c'est pour cela qu'il faut que ce parfum pénètre tout et
que le démon soit mis en fuite.
Alors, l'offrande de l'encens sollicite nos organes des
sens. D'abord la vue. Lorsque l'encens est offert, pour
que ce soit, ça devrait être vraiment, on devrait être
tourné vers l'autel pour voir le spectacle. Ce doit être
quelque chose de beau, d'agréable, de réjouissant, à
regarder. Il y a la démarche, il y a le geste, il y a la
fumée qui s'élève, il y a je dirais toute l'ambiance.
C'est à voir !
Et puis entre en jeu ici, est surtout sollicité :
l'odorat. Et ça, c'est très important pour nous, car
nous allons aussi vers Dieu par l'odorat. Vous savez que
le moine va à Dieu - je parle du moine parce que nous
sommes dans un monastère - le moine ira à Dieu tout
d'abord par l'ouïe, écouter d'abord. Il ira par
l'odorat, il ira par le toucher, il ira par la vue. Tout
ça c'est la vie contemplative, la recherche de Dieu.
Mais l'odorat aussi, et l'odorat, on en parle très peu,
pourtant il est important, très, très important, car
l'odorat est une pré dégustation.
Les dégustateurs de bière le savent très bien. Il faut
d'abord respirer les arômes volatiles de ce liquide
merveilleux qu'est la bière dans un beau verre, bien
servie, avant d'en découvrir le bon goût par les
papilles gustatives. C'est tout un rite de dégustation.
Et ici, cette odeur, ce parfum est déjà une préparation
à la dégustation que nous allons faire après du Corps et
du Sang du Christ. Voyez, toujours cette bonne odeur du
Christ qui est en nous, qui nous réjouit déjà, qui est
un rafraîchissement, qui exerce une séduction, une
séduction qui éveille le désir et qui nous porte au
seuil de la dégustation proprement dite, de la
jouissance et du plaisir ; au seuil de la sagesse, car
la sagesse c'est le sapor boni, c'est le bon goût
de ce qui est bien. Voila un peu très rapidement
schématisé la symbolique du parfum dans une célébration
liturgique.
Ce parfum va aussi, mais c'est alors le terme, nous
éveiller à la présence de la Divinité...et nous rendre
désireux d'entrer en rapport avec elle, de la voir et
d'être comblé par elle. Je dirais presque : de la
déguster ! Il y a un goût, il y a un goût de la
dégustation de Dieu. Voyez le contemplatif, imaginez-le
ce contemplatif qui voit le Christ. Il voit la Lumière
du Christ qui ruisselle vers lui comme un ruisseau,
vraiment comme une source. Elle arrive à lui et il la
déguste, et elle lui donne un goût, le goût de la Vie
Eternelle. Et alors il ne sait plus se posséder. Eh
bien, tout cela est évoqué déjà par ce parfum de
l'encens qui se répand et qui arrive en nous.
Il y a alors le rite de l'encensement proprement dit.
Il y a l'encensement de l'autel. L'autel, c'est l'icône
du Christ, mais du Christ mort, du Christ enseveli, du
Christ sacrifié. Il est comme une image du tombeau. On a
scellé dans l'autel des ossements de martyrs, les
martyrs qui sont les compagnons les plus proches du
Christ, qui ont vraiment partagé son sort, le plus près.
Et cet encens, ce sont les offrandes, les prières des
saints.
Et c'est la raison pour laquelle il faut maintenant
encenser les personnes. Il faut encenser le célébrant,
mais il est essentiel aussi d'encenser l'assemblée, car
c'est tous ceux qui sont présents ici qui sont pris dans
cette fumée qui s'élève, et qui s'élève et qui monte, et
c'est leurs prières qui montent vers Dieu. Et le parfum
qui reste, c'est que leurs prières ont été agréées par
Dieu et Dieu leur répond.
Voilà, mes frères, j'ai essayé d'expliquer cela très
rapidement. Vous comprendrez que pour bien faire, il
faudrait s'arrêter longuement à chaque point.
En pratique maintenant, qu'allons-nous faire ? Eh bien,
nous allons remettre en vigueur ce rite de l'encensement
ou cette offrande de l'encens. Les jours de solennité,
nous pratiquerons ce qu'on appelait autrefois le grand
encensement, donc entrée avec encens, encensement de
l'autel au début, encensement de l'évangéliaire,
encensement des oblats et de l'autel au moment de
l'offertoire.
Il y aura aussi encensement du prêtre, comme ça se
fait, mais aussi encensement maintenant du chœur :
lorsque le serviteur aura encensé le prêtre, il viendra
se placer sur les degrés du presbytère, et de là
encensera les moines, les frères qui se tiendront debout
en cérémonie et tourné vers lui, comme ça se pratiquait
auparavant. Il faut bien savoir pourquoi. J'ai
essayé peut-être trop rapidement de vous l'expliquer.
Mais je pense que vous l'aurez tout de même saisi en
gros.
Et alors les dimanches et les jours de fête nous
encenserons uniquement les oblats. Et pour les féries
et les mémoires, eh bien nous les laisserons dans
l'état où elles sont maintenant. Et ainsi nous aurons
bien une gradation dans les célébrations
Eucharistiques. Cela nous aidera à mieux saisir la
valeur de la journée que Dieu nous prépare.
Et ainsi, mes frères, je pense que entrant dans ce
jeu des symboles, nous pénétrerons mieux dans ce que
Dieu veut nous dire, nous nous laisserons d'avantage
saisir par lui et nous le laisserons travailler en
nous à plein pour que le plus vite possible et le
mieux possible nous puissions devenir ses véritables
enfants.
Eh bien, voilà, ceci nous fera, mes frères, la
deuxième réalisation de notre année de Saint Benoît.
Mais n'ayez pas peur, ce ne sera pas ainsi jour après
jour. Il y en aura certainement encore une ou l'autre,
mais in tempore opportuno …
Chapitre : Récollection du mois de janvier.
05.01.80
Mes frères,
Les Solennités de Noël nous replacent au coeur de
notre destinée d'homme si bien condensée dans cette
formule de Saint Benoît : ad caelestem patriam
festinare, se hâter, se dépêcher vers notre
véritable patrie qui est le ciel. 73, 22. Et cette
patrie est atteinte lorsque nous sommes devenus avec
Dieu un seul Esprit, de la même manière que lui est
devenu avec nous une seule chair.
Il y a une difficulté et la voici : c'est que nos
mesures, nos unités de mesures spatiotemporelles n'ont
pas cours chez Dieu, dans son Royaume, dans ce qui est
notre vrai patrie. Mais cette difficulté, elle n'est
pas insurmontable. Le Christ, en effet, est venu nous
montrer que, non pas nous pouvons contourner cette
difficulté, mais qu'il était possible dès maintenant
de vivre dans cet aujourd'hui éternel de Dieu. Et il
suffit pour cela de nous glisser à l'intérieur de la
volonté de Dieu, de faire de cette volonté de Dieu
notre habitat, notre vêtement, notre nourriture.
Car, la volonté de Dieu, elle est pour nous toujours
ponctuelle et actuelle. Ponctuelle, parce qu'elle nous
atteint en un point précis de notre histoire
personnelle. Elle est actuelle, parce qu'elle devient
à l'intérieur de nous un principe d'action, d'agir,
qui nous élève à un état de noblesse insoupçonnable au
départ. C'est de devenir co-auteur, co-acteur de la
création, de devenir le collaborateur à cette oeuvre
de Dieu qu'est la création et la transfiguration de
l'univers.
Mes frères, notre fidélité aux vouloirs - et ici je
mets vouloirs au pluriel - à tous ces vouloirs de
Dieu, elle est ainsi présence permanente et agissante
du mystère de Noël, mystère de Noël qui est saisie de
l'humain par le divin, qui est assomption de l'humain
dans le divin mais pour une transformation, une
transfiguration totale qui va faire de nous des
lumières.
Et nous voici au point de jonction entre cette fête
de Noël proprement dites et celle dans laquelle nous
sommes déjà entrés et qui est l'Epiphanie. Chaque fois
que nous faisons amoureusement la volonté de Dieu,
nous ouvrons une fissure dans l'opacité de la chair et
de la matière. Et par cette fissure peut s'échapper la
Lumière, cette Lumière Divine qui est comme
emprisonnée dans le charnel, dans le matériel.
Et cette lumière qui s'est échappée, elle peut alors
se répandre, elle peut agir. Elle peut faire avancer
le monde un peu plus près de son sommet, de son état
de perfection. Naturellement pour nous, à notre
échelle, ce n'est pas pour demain ? Et c'est ici que
nos unités de mesure ne jouent pas ! Mais pour Dieu ?
Pour Dieu c'est bientôt, pour Dieu c'est aujourd'hui
; et c'est ainsi que notre union de volonté à celle de
Dieu nous introduit dans cet aujourd'hui intemporel,
éternel qui est celui de Dieu, Dieu pour lequel le
monde est déjà arrivé à sa totale transfiguration en
lui. Dieu est déjà tout en tout
maintenant. Mais cela doit apparaître à notre niveau à
nous. Et chaque fois ainsi que nous parvenons à nous
unir à Dieu de tout notre être, grâce à la clef de
notre volonté, à ce moment là nous libérons la
Lumière.
Mes frères, l'année de Saint Benoît, nous allons la
placer sous le signe de la Lumière, de cette Lumière
qui attend d' être libérée en nous. Cette lumière, qui
une fois libérée, une fois apparue, attend d'être
admirée, applaudie, vénérée, adorée, aimée. Car la
Lumière de Dieu, nous le savons, c'est la Personne du
Verbe Incarné, la Parole du Christ aujourd'hui
ressuscité et transfiguré. Et nous ne le dirons jamais
assez !
Il faudrait le répéter. Il faudrait presque
l'inscrire partout. Mais n'est-ce pas inscrit partout,
du fait que nous sommes ici chez lui dans la maison de
Dieu, que nous sommes ses hôtes, ses invités. Eh bien,
le Christ ressuscité, il est vivant et présent ici
parmi nous.
Voilà, mes frères, nous devons essayer d'avancer dans
l'année de Saint Benoît sur les traces de cette
Lumière, à la quête de cette Lumière. Et comme le dit
Saint Benoît : courir. La note spécifique qui va
distinguer le moine du chrétien ordinaire, c'est que
le moine c'est un homme qui se hâte, qui se dépêche,
qui se presse comme le dit Saint Benoît, qui court.
Mais il ne court pas à la légère, il sait où il va. Il
court pour essayer de saisir Celui par lequel il a
déjà lui-même été saisi.
Mes frères, cette Lumière, elle est en nous parce que
nous sommes des hommes. Mais disons, qu'elle a été
ranimée, elle a reçu une intensité plus puissante en
nous du fait que grâce au baptême, maintenant nous
avons été greffés, hantés sur le Christ. Nous ne
faisons plus avec Lui qu'un seul Corps. Sa Vie circule
en nous. Eh bien, nous allons maintenant nous
replonger mystiquement dans les eaux de notre baptême
afin de ranimer cette vie en nous, de donner un nouvel
éclat à cette Lumière.
Nous allons demander à l'Esprit de Dieu de descendre
sur cette eau, nous en serons aspergés. Elle va nous
purifier de nos souillures. Et au seuil de cette année
de Saint Benoît, elle va nous donner la force de
courir jusqu'au terme de notre espérance, qui est de
devenir nous-mêmes une lumière ; Lumière dans le
Christ, le Christ Lumière en nous, Lumière qui pourra
alors se propager, s'infiltrer dans tout l'univers et
hâter l'avènement tant désiré du jour de Dieu.
Chapitre : La xenitheia. 07.01.80
12. Je ne suis pas appelé seul !
(Voir précédent : le 18.12.79)
Mes frères,
Lorsque je me suis présenté à la porte du monastère,
invité par Dieu à habiter ici en ce lieu, dans sa
demeure, dans sa maison, quand je suis entré à
l'intérieur et que j'ai commencé à y vivre, je me suis
aperçu que cette maison était occupée. Elle n'était pas
vide. Et le premier occupant de cette maison, c'était
Dieu.
Naturellement étant encore un pauvre postulant, je ne
me rendais pas compte de ça. J'avais très bien
conscience, ma fois, d'être étranger quoi ! C'est pas
moi qui suis chez moi et les autres qui seraient pas
chez eux. Non, c'était l'inverse et je me tenais bien
tranquille comme un postulant qui se recommande.
Mais je n'avais pas du tout conscience que la maison
était d'abord occupée par Dieu. Je ne l'ai découvert que
peu à peu, insensiblement. Cette conscience de la
présence de Dieu pénètre, et alors ça modifie en
beaucoup l'attitude, le comportement, la façon de se
tenir. Cette maison est donc la maison de Dieu. Il y
habite, il y est partout présent. Mais surtout à un
endroit, comme nous le dit Saint Benoît, qui est
l'oratoire.
On pourrait très bien ici se demander : oui, Dieu est
partout présent, mais il y a des endroits où il est plus
présent qu'ailleurs ? Qu'est-ce que c'est que pour un
drôle de Dieu ? On pourrait commencer maintenant tout un
exposé sur les différents modes de présence de Dieu.
Mais enfin pour ça, vous pouvez vous référer aux livres
de Théologie ou de Spiritualité qui vous expliqueront
cela beaucoup mieux que moi.
Prenons les choses plus simplement comme des
contemplatifs doivent les prendre et pas comme des
spéculatifs, et disons : voila, nous sommes chez Dieu.
Et lorsque je vais à l'église, je me rends bien compte à
ce moment là, où je vais m'adresser à Dieu avec tous
ceux qui sont là, que Dieu est beaucoup plus présent. Un
groupe va s'adresser à Dieu, et du fait qu'il va déjà
écouter, il est présent parmi nous.
Car Dieu, pour nous, c'est toujours la Personne de
Jésus Christ. Il est impossible d'aller au Père en
faisant l'économie du Christ. On doit toujours passer
par Lui. Il est la route. Il l'a bien dit : personne
ne va au Père si ce n'est par moi. Et il fallait
déjà une belle audace pour qu'un homme dise cela ! Eh
bien maintenant nous le croyons et nous le savons. Alors
nous comprendrons peut-être un peu mieux, nous, que le
Christ soit présent plus dans un endroit que dans un
autre ; ou plutôt que Dieu soit présent et qu’il risque
de s'évanouir dans l'absolu des idées abstraites.
Mais la maison de Dieu n'est pas seulement occupée par
Dieu. Elle a aussi d'autres occupants, d'autres hommes,
d'autres invités. Je ne suis pas seul à être invité ici.
Ces hommes, comme moi, ont répondu à un appel de Dieu,
ils se sont donnés à Dieu, maintenant ils appartiennent
à Dieu. Dieu leur confie un travail, il leur confie une
mission. Dieu a pris possession d'eux. Eux ont remis
toute leur vie, tout leur être, tout leur avoir, ils
l'ont remis entre les mains de Dieu, ils ne
s'appartiennent plus. Moi alors, qui vit avec eux, je
n'ai donc absolument pas le droit de me les approprier.
Ah non, ils sont la propriété de Dieu, ils le servent.
Ils sont ses serviteurs ; mieux que cela, du fait qu'ils
se sont voués à Dieu après avoir répondu à l'invitation
de Dieu, ce sont maintenant des consacrés. En chacun
d'eux quel qu'ils soient, il brille une lumière, cette
Lumière de Dieu, cette Lumière qui est la Vie
Christique, cette Lumière qui est la Vie de l'Esprit.
Cette Lumière, elle brille en eux de plus en plus.
Naturellement elle est dissimulée derrière le voile de
la chair, c'est à dire derrière le voile de ce qui
m'apparaît de ce frère, de cet homme. Et ce qui
m'apparaît, ce n'est pas le véritable frère, ce n'est
pas le véritable homme, c'est ce qui me tombe sous les
sens. Mes sens ne peuvent jamais voir que l'apparence.
Avec un raisonnement, si je suis psychologue, je
pourrais déduire ce qui se passe, je pourrais induire
plutôt ce qui se passe à l'intérieur de cet homme. Mais
je reste toujours au plan psychologique, au plan
naturel.
Il y a un niveau de profondeur auquel mon regard et mon
analyse psychologique n'atteignent pas. C'est là que
brille cette Lumière de Dieu, c'est là que travaille le
Vie Eternelle que nous appelons la Grâce. Parfois, cette
lumière, elle filtre au dehors, un éclair transparaît.
Mais le regard de la foi qui est le mien, et qui est
adapté à la vision de cette lumière, me permet de voir
le regard de chacun et ça, c'est l'homme en train de
construire son visage d'éternité à partir de cette
lumière. C'est donc cela un consacré.
Et ces consacrés ont été chargés par Dieu de différents
travaux. Ils travaillent à son oeuvre, cette grande
Oeuvre de Dieu, cet Opus Dei qui est la création,
et la transformation, et l'achèvement du monde. Ces
consacrés sont des liturges. Ils seront des prêtres dans
le sens biblique du terme, dans le sens royal du terme,
tous, quels qu'ils soient. Je ne parle pas ici du
sacerdoce ministériel, mais de la fonction liturgique et
sacerdotale que chacun, ici, remplit dans le monastère,
quel que soit sa place.
Voici donc des hommes qui sont éminemment dignes de
respect. Saint Benoît le dira. Il dira : honore
invicem praevenientes, 63, 39. Dans le monastère,
les uns les autres, les frères vont se prévenir
d'honneur. Prévenir, cela veut dire que je n'attendrai
pas que l'on m'honore, moi, pour que j'honore l'autre.
Non, à l'envi, l'un l'autre on va se prévenir de mutuels
égards, donc d'honneur, par les gestes, par les paroles,
par les pensées, par tout.
Je ne peux donc pas m'approprier ces hommes, ces
frères. Pourquoi et comment pourrais-je me les
approprier ? La façon la plus facile de me les
approprier est la familiarité, mais une familiarité
déplacée. Et ça, je n'ai pas le droit. Chacun, comme je
viens de le dire, porte la livrée, porte l'image et
porte le nom de ce Dieu qui est le premier occupant de
la maison. Je ne peux donc pas me mettre à copiner,
copain copain avec les frères ; ça c'est la façon la
meilleure de me les approprier et de les mettre à mon
service...et ça peut se faire mutuellement. Et c'est une
façon très commode de neutraliser ce frère.
Il pourrait très bien arriver, si j'ai une tendance à
traiter les autres comme des copains, que c'est parce
que j'en ai peur, que c'est parce que je suis complexé,
que c'est parce que je dois les réduire à l'impuissance,
et alors je les diminue.
Mes frères, Saint Benoît ne veut absolument pas que
cela arrive. Et il dira ceci : nulli liceat puro
nomine appellare, 63, 27. On ne peut appeler
personne, dans le monastère, de son nom tout simple,
puro nomine. Ce n'est pas un nom pur, dans le sens
de pureté rituelle ou de pureté de coeur. Non, le purus,
ici, le purum du nomen, c'est le nom tout
nu, et on ne peut pas ! Il faut toujours le faire
précéder d'un appellatif qui marque le respect, qui
marque la déférence, la révérence même, et qui marque
aussi la distance. Il faut toujours, dit-il, qu'on
s'appelle frère. Pourquoi ?
Et alors maintenant dans la pratique, mes frères,
aujourd'hui, qu'est-ce qui se passe ? Dans la pratique
aujourd'hui, eh bien je pense qu'on peut presque donner
une décoration à ceux qui prendront encore la peine de
dire frère, le Frère un tel ou le Père un tel. Voila, je
vais vous donner un exemple.
Si je dis, demain, mes frères, Eugène doit partir. Il a
reçu un coup de fil à l'improviste aujourd'hui. Voila,
il est venu me trouver tantôt et il m'a dit : écoutez,
j'ai une affaire, il faut que je parte demain. Je dirai
la messe, j'essayerai d'être rentré pour les Vêpres, si
ça s'achève bien. Bien, Eugène va faire ça. Bon, voyez,
vous sentez tout de suite si je parle ainsi, qu'il y a
quelque chose qui ne va pas. Comment est-ce que je le
traite?
Mais non, je dirai : écoutez mes frères, le Père Eugène
a reçu un coup de fil et demain il doit s'absenter.
Voila, et tout de suite il est à un niveau. Le niveau
bas ? Non, il est au niveau qui est le sien, qui est un
niveau où je lui dois le respect, où je lui dois
l'honneur, où je lui dois une véritable fraternité.
Eh bien mes frères, lorsqu'on évite ainsi comme le
demande Saint Benoît d'employer le mot Frère, qu'est-ce
qui arrive ? Et bien, on désacralise les gens. Ce ne
sont plus des consacrés, ce sont des copains, ce sont
des bons amis, ce sont des camarades avec lesquels on
aime bien vivre. On se sent bien, oui, peut-être ? Ou
bien on peut blaguer, on peut tout faire, on peut tout
demander. Non, ça ne va pas ! Ce n'est pas ça la vie
monastique, ce n'est pas ça la vie dans la maison de
Dieu.
Là, on doit, en parlant de chacun, faire sentir qu’on
l'estime, qu'on l'aime, qu'on le respecte, qu'on a à
faire à un consacré, qu'on parle à un homme qui
appartient à Dieu ; et à travers cet homme, c'est Dieu
que je honore.
Vous voyez, lorsqu'on laisse tomber ce tout petit mot
de frère, c'est un affaiblissement de la foi,
c'est la foi qui est affaiblie. On ne voit plus
l'étincelle de lumière qui se trouve dans cet homme.
Non, on ne voit plus, on voit l'extérieur. Cet homme me
plait ou il ne me plait pas. Et voilà, dans la façon
dont je vais dire son nom, on sentira bien que je l'aime
ou que je ne l'aime pas. Vous voyez, on est à un niveau
purement humain.
Alors si vous le voulez bien, ce que nous pourrions
peut-être faire, eh bien, c'est de remettre en honneur
ce mot frère, de ne plus jamais nous appeler
puro nomine, de notre nom tout nu. Mais chaque
fois le faire précéder du mot Frère ou du mot Père comme
on était habitué, comme ça doit se faire.
Et si vous le voulez bien, ce sera notre troisième
réalisation pour l'année de Saint Benoît. Nous nous
sommes promis au début de cette année de nous revoir,
que ce soit une année de rénovation intérieure, une
année d'intériorité.
Et vous comprenez bien que ce que je vous demande,
c'est beaucoup plus difficile que d'organiser une visite
guidée à l'intérieur, des jeunes, ou bien une fois,
tien, les dames pourraient visiter à Rochefort, elles
auraient une fois vu ; ça ce n'est pas difficile, et
puis c'est fini. Non n'est-ce pas ! Car ici il faut se
surveiller, c'est notre intérieur qui doit redevenir ce
qu'il doit toujours être. Nous devons nous laisser
reprendre par cet esprit de foi qui nous fait voir Dieu
vivant dans nos frères, et qui nous montre que nous
sommes les uns à côté des autres dans la maison de Dieu
tous des serviteurs à nous respecter mutuellement et à
nous aimer, et à aimer Dieu, le Christ qui étincelle en
chacun d'entre nous.
Voila mes frères ce que je vous propose. Je pense que
vous serez d'accord, que nous ferons
tous ensemble l'effort. Et si jamais il y en a un qui
trébuche encore, eh bien, n'ayons pas peur de lui dire
: attention, c’est l'année de Saint Benoît et c'est au
programme.
Chapitre : La xenitheia. 12.01.80
13. Les rapports entre frères.
Mes frères,
Nous aurons peut-être estimé que Saint Benoît parlait
avec une rigueur un peu intransigeante, pour ne pas
dire trop intransigeante, des rapports fraternels à
l'intérieur d'un monastère. Vous savez qu'il dit, pour
le rappeler : il ne faut pas qu'un frère se joigne à
un autre frère en dehors des heures permises. Il ne
faut pas qu'un autre ait la prétention d'assurer une
certaine protection sur un frère, ou de le couvrir de
sa protection, ou de le défendre même, dit-il, s'ils
sont parents par la chair. Il est interdit, dit-il,
d'appeler un frère par son nom tout nu. Cela peut, du
moins dans notre mentalité d'aujourd'hui, créer un
certain malaise.
On va dire : mais alors, que va devenir un monastère
? Nous allons être tous les uns à côté des autres
comme des statuettes, comme des potiches dans une
vitrine. On ne peut même plus se regarder, on ne peut
même plus échanger un mot, ni un geste de sympathie !
Non mais vous voyez ce que ça va devenir ? Nous allons
tous devenir tristes, nous allons devenir déprimés,
nous allons finir par devoir suivre des traitements
reconstituants dans des cliniques spécialisées. Oui,
voilà, ce sont des réflexions que nous portons
peut-être en nous, que nous échangeons peut-être ?
Ecoutez ! Cette intransigeante rigueur de Saint
Benoît, ce n'est rien d'autre que la rigueur
évangélique. Saint Benoît ne fait rien d'autre que de
reprendre les paroles da Christ et de les pousser
jusqu'à leurs dernières conséquences. Je ne vais pas
ici commencer à rappeler toutes les Paroles du Christ,
vous les connaissez. Il y a une logique dans la vie
chrétienne. Et cette logique, nous devons, nous, la
conduire jusqu'à son terme dans un monastère. Il faut
bien nous le dire. Ou alors nous sommes un homme du
monde et nous avons conservé notre âme de mondain sous
une défroque monastique.
Voilà, le moine est un lutteur, il doit lutter contre
lui-même, contre ses tendances. Il existe une
fraternité, une parenté qui est d'autre nature que la
fraternité des affinités charnelles, des sympathies,
c'est cette fraternité spirituelle qui est déposée en
nous que nous devons cultiver. Nous sommes dans le
monastère invités par Dieu. Nous ne sommes pas chez
nous, nous sommes chez Lui. Nous devons nous
respecter, nous aimer, mais comme des hommes invités
par Dieu, comme des enfants qui sont en train de venir
au monde.
Et si ces enfants ne viennent pas au monde dans des
conditions normales, ce sont des handicapés exactement
comme dans une naissance charnelle. Si certains
éléments font défaut, alors, lorsque l'enfant vient au
monde il est handicapé pour toujours. C'est la même
chose dans la maturation spirituelle d'un homme. Et
c'est pourquoi Saint Benoît peut paraître si sévère...
Je vais user d'une comparaison pour essayer de me
faire comprendre. Nous ayons pour observer le monde,
les choses, les hommes, un instrument optique d'une
précision admirable, à condition qu'il soit bien
réglé. Cet instrument a deux lentilles. La première
est celle de notre être charnel.. Et puis en face. il
y a celle de notre être rené en Christ, de notre être
nouveau, de notre être en voie de divinisation, de
notre être en voie de spiritualisation.
Si ces deux lentilles ne sont pas bien accordées,
s'il y a un défaut de réglage, alors notre vision du
monde et de nos frères devient floue, elle est vague,
elle est fausse. Pour que l'instrument fonctionne
comme il doit fonctionner, il faut que les deux
lentilles soient axées sur la même ligne, il faut que
les deux foyers soient concentrés sur le même point. A
ce moment notre vision, notre appréhension est filtrée
par la seconde lentille qui est la lentille
spirituelle, la lentille de notre être nouveau en
Christ.
Et à ce moment, notre perception des choses et des
hommes devient vraie. Nous voyons tout à travers,
toujours, nos yeux, notre intellect, notre
appréhension charnelle. Nous commençons à voir toutes
choses, et nous les voyons dans leur vérité, dans leur
beauté, dans leur force, tel que Dieu lui-même les
voit.
Et toute l'ascèse prévue par la tradition monastique
et reprise ici par Saint Benoît, c'est de procéder à
ce réglage pour que les deux lentilles soient toujours
dans le même champ, bien réglées et pour que notre
jugement devienne le jugement même de Dieu ; ou bien
que le jugement de Dieu prenne possession de notre
jugement à nous et que nous soyons toujours en
possession de la vérité.
Et c'est ainsi que Saint Benoît peut paraître un peu
dur dans la réglementation des rapports entre frères.
Mais cette apparente dureté n'est rien d'autre que la
mise au point de l'appareil. Et cet appareil, il faut
peut-être un peu forcer ; mais dès l'instant où c'est
bien réglé, il n'y a plus de problèmes. Mais on va
dire : oui, mais ça c'est au terme ! Oui c'est au
terme, mais nous sommes déjà engagés sur cette route
dès le départ, et Saint Benoît le dit très bien.
Voici comment Saint Benoît voit les choses. Il dira :
Tous les regards, les regards de tous doivent être
centrés sur la Personne du Christ, du Christ qui est
dans son être Dieu, du Christ qui est Lumière et du
Christ qui est Vie. Alors, par le fait même, tous et
chacun participent à cette Vie, à cette Lumière qui
sans cesse coule de la Personne du Christ, qui envahit
chacun des frères. Et cette participation à la même
vie crée une union dans une saine amitié spirituelle.
Nous fêtons aujourd'hui Saint Aelred qui a été un peu
- pas le docteur, c'est un grand mot, ni le promoteur
- mais le chantre de cette amitié spirituelle, donc de
cette amitié qui a sa source dans l'Esprit de Dieu,
cette amitié qui va unir les personnes divines, cette
amitié qui va unir les deux natures de la Personne du
Christ, cette amitié qui va unir le Christ à son
Eglise, qui va unir tous les hommes entre eux.
Et cette amitié, c'est autre chose que l'amour. C'est
à un niveau, je dirais, plus universel, plus humain
que l'amour. L'amour est un sentiment déjà assez
spécial et assez spécialisé. L'amitié est plus
spontanée. -L'amour est plus recherché. L'amour est
plus sélectif et plus électif. L'amitié est un
sentiment beaucoup plus général, beaucoup plus facile.
L'amitié est la base d'un véritable amour. Il ne faut
pas s'imaginer qu'il y aura de l'amour là où il n'y
aura pas d'amitié.
Et c'est pour ça que Aelred va parler d'abord de
cette amitié spirituelle qui est la base de toute
véritable relation à l'intérieur d'une maison qui
s'honore d'être la maison de Dieu, où vivent des
hommes qui sont des fils de Dieu, des hommes qui ne
vivent que pour Dieu. Et cette amitié spirituelle,
naturellement, elle va engendrer le respect, l'estime,
l'admiration. le service. une authentique fraternité.
Et voici ce qu'en dit Saint Benoît. Enfin vous le
connaissez tous, c'est en soi le dernier chapitre de
sa Règle, où il parle du zèle bon que doivent avoir
les hommes. Le zèle, c'est le mot grec qui signifie le
bouillonnement. C'est donc de l'eau qui bouillonne,
qui est sur le feu, ça remue, et puis il y a toutes
sortes de bulles qui viennent au dessus. Il y a une
vapeur qui se dégage. C'est cela le zèle
étymologiquement.
Saint Benoît va dire, mais je ne vais pas commencer à
commenter cela, je vais simplement le rappeler, le
lire Il dira : ce zèle, il faut que les moines
l'exercent ferventissimo amore, 72,6, avec un
amour brûlant, bouillant, ferventissimo. Entre
zèle et ferventissimus, c'est une synonymie,
c'est donc un zèle à une puissance quasi infinie ; ça
veut dire que pour l'exercer convenablement il faut
être soi-même brûlé par l'amour divin.
Et ça veut dire, dit-il, à savoir : il faut se
prévenir d'honneur les uns les autres. Il ne faut pas
attendre que mon voisin m'ait d'abord salué, même si
je suis l'Abbé. Non, je dois prendre l'initiative de
saluer celui que je rencontre. Et nous devons faire ça
les uns les autres, se prévenir ! Je prends cette
petite chose du salut, mais il y en a bien d'autres
dans une vie. Alors, dit-il, il faut supporter avec
une patience infinie les infirmités des corps et des
morum, les infirmités corporelles, physiques et
psychiques et psychologiques : les siennes propres
d'abord et puis alors celle des autres.
Mes frères, retenez bien ceci : s'il y en a parmi
nous qui ne savent pas supporter leur voisin, c'est
parce qu'ils ne savent pas, d'abord, supporter leur
propre misère, n'est-ce pas. Frère Jules, il me fait
un grand signe d'approbation. Voila un homme
d'expérience qui sait, lui, supporter tout le monde,
vous voyez ! Mais nous devons d'abord savoir ça. Et
soyons bien prudent, parce que ça, ça nous trahit. Et
je vous donne la recette, ne l'oubliez pas.
Alors, dit-il, il faut que les frères se :
impendant certatim sibi oboedientiam, 72, 10,
qu'ils se.... Ici vous voyez, c'est pesé, impendere.
J'ai pesé mon poids, un poids juste, c'est juste. Et
puis alors je le donne aux autres, l'obéissance. Mon
obéissance, c'est moi. Et mon obéissance, elle est
toujours à son poids juste, il n'y a pas de fausse
mesure. Et alors voilà, je la donne et on fait ça les
uns les autres. Il n'y a donc pas de fausseté dans les
balances dans l'obéissance qu'on se donne.
Alors, dit-il, personne ne doit suivre ce qu'il juge
utile pour lui-même mais d'abord ce qui est utile à
l'autre. Et ça va bien, mais c'est toujours comme ça
m'arrange, et puis les autres suivront. On entend dire
si souvent ça. Pas ici, vous savez, mais dans le
monde. Elle est toujours d'accord, dira un époux de sa
femme, ou les enfants de leur mère, elle est toujours
d'accord à condition que ça l'arrange ; et comme ça
l'arrange, tout le monde doit suivre.
Vous voyez, c'est çà, et c'est surtout très grave de
la part de l'Abbé, qui ne peut jamais, lui, choisir ce
qui l'arrange lui, mais ce qui arrange les autres.
Mais c'est vrai pour chacun de nous, alors !
Alors, dit-il, il faut que, encore une fois, ils se
donnent chastement la caritatem fraternitatis,
l'amour de cette fraternité. Et voila, nous y sommes.
C'est là que Saint Benoît veut arriver. C'est cela la
véritable amitié spirituelle, celle qui naît d'une
harmonieuse fusion entre la xenitheia, vous
voyez, l'expatriation hors de chez soi, hors de sa
famille, hors de soimême. Cette expatriation qui fait
que nous appartenons au Christ, chacun, mais alors
unis à une participation à la même vie divine.
C'est cet harmonieux équilibre, cette harmonieuse
fusion qui va amener le moine à pouvoir ainsi donner à
tous ses frères - chastement veut dire lumineusement -
cet amour fraternel. Et pourquoi ? Et Saint Benoît
réserve ça pour la fin, parce que c'est le point de
visée, c'est alors que les deux lentilles sont
parfaitement réglées. Si, dit-il, Christo omnino
nihil praeponant, 72, 14. Il faut que absolument
rien ne soit placé pour eux avant le Christ.
C'est ça le point de visée ! C'est ce que je disais
tantôt : tous les regards tournés vers le Christ de
qui vient la Lumière et la vie pour chacun ; cette
Lumière, cette Vie nous transforment chacun et alors
elle nous fait partager vraiment la même Vie Divine,
et non pas les uns à côté des autres, mais les uns
dans les autres. Alors, nous ne formons plus qu'un
seul Corps. Et voilà, mes frères, j'espère que nous y
arriverons. Nous y sommes déjà engagés. Mais j'espère
que nous parviendrons à pousser ce bel idéal qui est
le nôtre jusqu'à son entière perfection.
Chapitre : Clôture du Temps de Noël. 13.01.80
Mes frères,
Nous voici arrivés au terme du temps de Noël. Nous
pourrions nous arrêter encore quelques instants et
essayer de dégager des conclusions, dans la pensée de
cette année qui est consacrée à Saint Benoît.
Noël se dresse au seuil de cette année comme une
lumière, une lumière qui trace la route sur laquelle
nous sommes invités à marcher, et qui la dessine
jusqu'au plus lointain, jusqu'à cet infini qui se perd
en Dieu. Voyez en pleine nuit une autoroute éclairée, de
magnifiques courbes, et on peut suivre ce tracé jusqu'au
plus lointain, jusqu'au moment où-on n'aperçoit plus
rien, où la lumière se perd elle-même dans l'obscurité.
Voila Noël, mes frères !
Mais Noël est aussi pour nous une lumière qui nous
donne la sécurité. La sécurité, parce que cette lumière
est nourriture. Elle est notre approvisionnement pour
que nous ne défaillons pas en chemin. Et enfin, Noël, la
lumière de Noël au seuil de cette année, elle est notre
récompense. Car lorsque nous serons arrivés au terme de
la route, nous serons tout à fait assimilés à elle. Nous
serons nous-mêmes devenus lumière, perdu en elle. On ne
saura plus voir si c'est elle qui nous donne d'être
lumière, ou si c'est nous qui lui donnons à elle d'être
lumière...
Je vais reprendre chacun de ces points. D'abord Noël
est au seuil de notre année le tracé de notre route.
Pourquoi ? Mais parce que Noël est la présence active de
notre vocation d'homme. Dieu est devenu homme. C'est
beaucoup plus que Dieu qui habiterait dans un homme. Les
hérétiques, au début de l'ère chrétienne n'ont pas voulu
croire, n'ont pas pu croire. Ils ne pouvaient pas donner
leur foi à cette réalité que Dieu était homme.
Mais Dieu est homme, il le devient encore maintenant.
Le fait de Noël n'est pas terminé, le fait de Noël se
poursuit encore. Dieu devient homme à tout moment en
chacun de nous. Il deviendra homme jusqu'à ce que il
n'ait plus d'homme sur la terre. Et à ce moment là,
toute l'humanité sera devenue son Corps, toute
l'humanité sera devenue Dieu. C'est jusque là que doit
arriver cette route.
Et ainsi nous voyons que Noël, que la Lumière de Noël
est à côté de nous. Elle est cette présence de ce
travail d'incarnation de Dieu, à côté de chacun de nous,
et à côté de toute l'humanité jusqu'à ce que le grand
Corps soit constitué.
Ainsi, Dieu en devenant homme, il a effectué le saut
décisif par dessus l'abîme qui sépare le divin de
l'humain. Et ce pont, une fois jeté entre les deux, ne
peut être coupé. Voici que notre route devient un pont.
Au début, au départ de cette route, il y a l'homo
pecator, il y a l'homme pécheur que je suis. Au
terme de la route, il y a l'homo deificatus, il y a
l'homme divinisé que je suis devenu. Et entre les deux,
il y a ce pont, ou cette route que Saint Benoît a si
bien définie. Il l'a définie parce qu'il l'a découverte
dans la personne du Christ, qui Christ, Dieu devenu
homme, marche devant nous sur cette route, dessine cette
route, l’ouvre devant nous.
Et c'est la fameuse via obaedientiae de Saint
Benoît, cette route de l'obéissance, la seule par
laquelle il soit possible d'aller à Dieu. Car c'est elle
que le Christ ouvre devant nous, lui qui étant Dieu a
voulu devenir homme afin de pouvoir être obéissant
jusqu'à la mort et ainsi parvenir à la plénitude de la
gloire, de retour auprès de ce Dieu duquel il était
sorti. Voilà mes frères le tracé de cette route que
Saint Benoît, lui, connaissait très bien, que Saint
Benoît a parcouru avant nous, et qu'il nous demande de
suivre à son exemple. Et Noël va être ainsi pour nous
lumière, parce que Noël sera route pour nous.
Mais Noël est aussi ce qui nous donne la sécurité. Il
est une Lumière qui nous donne la sécurité parce que
elle est fortifiante présence de l'amour que Dieu nous
porte. Dieu a tellement aimé le monde qu'il a voulu
devenir homme, qu'il a voulu donner son fils pour que
nous ayons en lui la vie perdurable, la Vie Eternelle,
la Vie qui est la sienne.
Et cette sécurité, cette sécurité nous donne confiance,
parce qu'elle va s'exprimer dans cette formule si belle
encore de Saint Benoît, celle qui nous fait nous jeter
dans l'amour de Dieu, qui nous fait nous nourrir de cet
amour. Car cette Lumière qu'est Noël, elle devient notre
nourriture.
Et cette formule, la voici : de Dei misericordia
numquam desperare, 4, 90, ne jamais désespérer de
la miséricorde, de l'amour que Dieu nous porte, de
l'amour qu'est Dieu. Dieu a voulu devenir homme, pour
que jamais nous n'ayons à perdre confiance. Il savait
très bien qu'en devenant homme, il devenait péché sans
être pécheur. Eh bien, il m'aime comme je suis. J'aurais
donc confiance parce que je vais apprendre à m'aimer
moi-même tel que je suis. Et pourquoi ?
Mais parce que le plus grand honneur, le plus grand
bonheur, la plus grande joie que je puisse lui donner,
c'est de m'aimer tel que je suis. Car c'est tel que je
suis qu'il veut devenir, qu'il devient en me divinisant.
Naturellement, comme il est Lumière, toutes les ombres
qui sont en moi finiront par s'effacer. Mais il est déjà
en moi maintenant, et c'est ce qui me donne confiance.
Mais cette confiance qui me fait m'aimer tel que je
suis, va m'apprendre à aimer mes frères tels qu'ils
sont. Et alors va se tisser entre nous ces liens de la
vraie fraternité, celle dont j'ai parlé hier, la
caritas fraternitatis, cette charité, cette
agapè qui fait de nous des frères. Mais ce ne sont
pas des frères au sens analogique du terme, mais des
frères réels parce que partageant la même vie, parce que
partageant la même nourriture, qui est cet amour et qui
est cette Lumière.
Et enfin, devenant ainsi chacun et tous des lumières
dans le Christ, nous formons un temple mystique, un
temple spirituel, un temple divin dans lequel Dieu
habite. Et ce temple que nous sommes, il devient l'âme
de cette maison de pierre qui est la demeure de Dieu.
Voilà, mes frères, en quoi Noël peut nous donner la
sécurité. Le moine, c'est un homme qui ne devrait jamais
avoir peur, quoiqu'il arrive. Pourquoi ? Mais parce
qu'il est ainsi habité par Dieu, il est maison de Dieu,
il est nourrit par Dieu, il est porté par l'amour de
Dieu, par cette Lumière. Dieu devient en lui, de
nouveau, Christ !
Et alors enfin, Noël est Lumière au seuil de cette
année de Saint Benoît parce que Noël est la présence sur
notre route de notre récompense, car nous sommes en
train de devenir lumière dans le Christ. Et ici, Saint
Benoît est encore très explicite. Il nous dit : Eh bien,
ouvrez les yeux tout grand vers la Deificum lumen,
P, 25, vers cette Lumière qui vous divinise, qui vous
fait devenir des dieux. Ouvrez-les, parce que c'est par
vos yeux que cette Lumière va entrer et transformer
toute votre chair.
Et ici, il n'y a plus de mots, il faut abandonner cette
expérience au secret de chacun. Et Saint Benoît le sait
encore lorsqu'il dit : alors taisons-nous parce que
attendons ce que l'Esprit Saint va daigner manifester en
chacun, Spiritu sancto dignabitur demonstrare,
7, 188. Il va le manifester dans l'invisible du regard
charnel ; mais à travers la lentille spirituelle, dont
j'ai encore parlé hier soir, cela deviendra perceptible.
Voila, mes frères, en quoi au seuil de cette année de
Saint Benoît, Noël peut devenir et rester pour nous une
Lumière, une présence, présence de notre route, présence
de notre sécurité, présence de notre récompense.
Le 1° Janvier, je vous avais proposé de placer cette
année consacrée à Saint Benoît sous le signe de la
Lumière. Eh bien, nous essayerons qu'il en soit ainsi.
Cette Lumière, nous la connaissons, c'est la Personne de
Jésus Christ. Car cette Lumière, ce n'est pas encore une
fois un symbole, ce n'est pas une réalité purement
mystique.
Non, c'est de la chair, c'est un homme. Et cet homme,
il peut être mangé, ne l'oublions jamais. Il se donne à
manger à nous chaque jour dans l'Eucharistie, il y est
bu. C'est une Lumière liquide, c'est une Lumière solide.
Et il est né, il est mort, il est ressuscité, il est
transfiguré pour que nous puissions, nous, faire cette
expérience.
Tous les hommes doivent la faire. Mais il demande, il
attend, il espère que nous, dans notre monastère, dans
sa maison, ici, nous la fassions en plénitude, afin qu'à
partir de nous elle puisse se répandre dans tous les
hommes.
Voila mes frères, c'est notre programme, c'est le
programme de notre vie. Nous allons nous y donner avec
amour, avec confiance et surtout avec cette espérance
qui jamais ne déçoit.
Chapitre : La xenitheia. 14.01.80
14. Le respect de mes frères, le respect de
moi-même.
Mes frères, Me voici donc vivant ici dans ce monastère,
où plutôt dans la maison de Dieu, avec Dieu, et avec des
hommes qui comme moi ont répondu affirmativement à
l'invitation de Dieu. Je suis avec des consacrés à Dieu,
chez Dieu. Et mon être tout entier est saisi de respect,
un respect pour Dieu qui m'a invité, un respect pour ces
hommes qui m'acceptent parmi eux comme un frère.
Saint Benoît nous demande que cette disposition nous
habite à tout moment, jusqu'à la fin de nos jours. Il
faut même qu'elle croisse en nous. Elle ne peut pas
s'évanouir, elle ne peut pas se dissoudre malgré les
chocs que je puis recevoir, malgré les déceptions que je
puis rencontrer. Non, ce respect doit demeurer. Et Saint
Benoît va l'appeler du beau nom d'humilité. Et ça doit
se trouver surtout dans la personne de l'Abbé.
Remarquez combien de fois Saint Benoît lorsqu'il parle
soit de l'Abbé, soit d'un ancien, soit de quelqu'un qui
est soi-disant apparemment élevé en dignité, il usera
d'un comparatif. Il dira "plus", il dira ce doit être
mieux, ce doit être d'avantage. Non pas que cet homme
doive donner l'exemple aux autres, mais c'est parce que
ça répond vraiment à sa situation. Plus il est élevé en
mission par rapport aux autres qui l'ont choisi
justement pour cette mission - je pense ici à l'abbé -,
qui lui ont demandé de prendre sur lui cette charge -
car c'en est une - à ce moment-là il doit être plus que
tout autre saisi par ce respect. Car lui surtout doit
avoir conscience qu'il est chez Dieu et qu'il a à faire
à des hommes qui sont consacrés à Dieu, qui
appartiennent à Dieu.
Mes frères, le fait que je vive chez Dieu avec des
consacrés m'oblige à opérer un retour sur moi. Et je
constate que ma personne acquiert, du fait de cette
situation qui est mienne, que ma personne acquiert une
dignité nouvelle. Mais je ne parle pas ici de
l'Abbatiat, non, simplement d'un frère parmi les autres.
Je parle à la première personne parce que c'est peut
être plus facile pour le sujet qui nous occupe
maintenant. Je suis devenu un domesticus Dei,
comme Saint Paul dira que nous sommes des domestici
fidei. Notre maison, c'est la foi, dira-t-il.
Eh bien, ma maison ici c'est chez Dieu. Je n'ai plus
d'autres maisons que celle-là. Je me suis expatrié de ma
maison, de ma parenté, de mon endroit de travail, du
lieu où je gagnais ma vie. Je m'en suis expatrié, j'ai
traversé un vide, je n'étais plus chez moi. Je n'étais
encore nulle part, et puis je suis arrivé chez Dieu.
Et maintenant la maison de Dieu est devenue la mienne.
Mais j'y suis au titre d'hôte. Mais Dieu, lui,
a des vues sur moi. Il ne veut pas me laisser à un
niveau qui pour Dieu est encore trop bas. Je serais
toujours étranger dans la maison de Dieu, je devrai
toujours m'en souvenir, j'aurai été un invité. Mais Dieu
ne veut pas m'accabler par ce sentiment que je serais
étranger.
Non ! Je ne dis pas que Dieu veut effacer ce sentiment
de moi. Non, il y sera toujours, il demande qu'il y soit
toujours vivant. Mais ça ne peut pas devenir un
complexe, ça ne peut pas devenir un traumatisme chez
moi. C'est un état qui est tel, et je ne saurais pas le
changer. J'ai été invité chez Dieu, et je ne suis pas là
de plein droit.
Mais Dieu, lui, va me faire évoluer. Il va faire de moi
son familier. Cela veut dire qu'il va me faire entrer
dans sa famille. Car ce Dieu qui habite cette maison,
c'est une famille de trois Personnes. J'emploie le terme
de famille, parce que faute de mieux, c'est
naturellement une famille, mais beaucoup plus qu'une
famille. Me voila parmi ces trois Personnes, qui sont le
modèle type de ce que doit être toute relation à
l'intérieur d'une famille, à l'intérieur d'une
communauté, à l'intérieur d'une société. C'est sur ce
modèle type que doit se fonder tout groupement humain.
Mais alors, si je deviens un familier de Dieu, Dieu va
pouvoir me demander des services. Je deviens un
serviteur de Dieu. Il va me demander des services. Il va
aussi me faire partager ses soucis et il va finir par me
confier des secrets, des choses qu'on ne dit qu'entre
soi. Et nous entrons alors dans le domaine de ce qu'on
appelle la vie intérieure.
Et Dieu va m'apprendre à habiter chez lui dans la
mesure où je vais habiter chez moi, avec moi...pour
reprendre la belle expression de Saint Grégoire à propos
de Saint Benoît. J'espère bien qu'un jour ce sujet sera
quelque peu approfondi ici.
Lorsque Dieu m'aura introduit là, il ne sera pas encore
contant. Car de ce serviteur auquel il confie certains
de ses secrets, il va faire un de ses enfants. Il va
commencer à lui confier ce qui est son plus grand
secret, c'est sa propre vie à lui. Je vais pouvoir vivre
de la propre vie de Dieu et je le saurais. Je serais
entraîné dans ce mouvement Trinitaire qu'on ne saurait
expliciter.
Voyez, on nous a encore parlé à midi du projet de ce
théologien, qui est un grand théologien, qui est un des
plus grands d'aujourd'hui. Et pendant une vingtaine
d'année il va réfléchir sur ce problème de la relation
entre la Trinité et sa créature. Comment ce Dieu Trinité
peut s'emparer de sa créature. Mais il ne faut pas que
cette plongée de Dieu dans la chair que je suis devienne
une immanence, c'est à dire une confusion, qu'on ne
sache plus distinguer ce qui est Dieu et ce qui est
homme.
Mais non, il n'y a pas de confusion entre les natures,
il n'y aura pas de confusion entre Dieu et moi. Je serai
devenu un Dieu par adoption. Mais je serai encore
toujours par adoption, et je serai encore toujours cet
étranger. Alors, il est difficile de parler de ces
choses. Il est plus facile de les expérimenter que de
les exposer.
Eh bien voila, il va faire de moi son fils. Mais à ce
moment il va commencer à mettre certain de ses biens à
ma disposition. C'est déjà plus ! Si je suis fils, je
deviens héritier, comme dit l'Apôtre Paul. Je serai un
peu plus chez moi en étant chez Dieu, beaucoup plus que
le serviteur, que le familier. Je suis un fils. Mais il
est possible alors que Dieu ne se contente pas encore de
cela. Il veut peut-être ? Et si je suis dans le
monastère, dans un monastère contemplatif, je pense
qu'on peut affirmer sans trop risquer de se tromper,
qu'il veut certainement, si j'y consens, si j'accepte,
si je ne recule pas, si je n'hésite pas, il veut
peut-être encore me conduire un peu plus loin.
Oui, il veut me conduire jusqu'à cet endroit qui est le
dernier endroit, cette cellule intérieure, là où il n'y
a personne qui entrera que Dieu et moi. Il peut vouloir
faire de mon âme son épouse, cette fameuse sponsa
Verbi dont ont parlé les Pères, les Pères de
Cîteaux surtout, Saint Bernard, et puis celui qui a
continué après lui ses sermons à ce sujet, et puis
d'autres encore. Mais à ce moment, qui est le sommet de
tout, Dieu fait participer l'homme à ses facultés, à
cette puissance de génération et d'engendrement qui fait
que un homme puisse engendrer d'autres hommes à la vie
divine. Et ça, dans l'invisible naturellement.
Je ne pense pas ici à la paternité spirituelle, c'est
encore autre chose. Mais dans l'invisible, dans le
secret, dans le secret de cette cellule où il n'y a plus
rien d'autre au fond de l'homme, Dans cette habitare
secum, il n'y a plus que la Trinité, il n'y a plus
que l'âme, il n'y a plus que le Verbe, il n'y a plus que
le Père et l'Esprit. Voila cette dignité à laquelle Dieu
m'appelle dès l'instant où j'habite chez lui.
Mais alors ? Alors, c'est là que nous devons en venir,
je dois à ce moment me respecter moi-même. Il ne s’agit
pas seulement de respecter Dieu, ni les hommes de Dieu
avec lesquels je vis, je dois aussi me respecter
moi-même. Car cette dignité que Dieu me confère, ce
n'est pas une qualité plaquée de l'extérieur, une sorte
d'uniforme, de livrée que je pourrais enlever ou mettre
à ma guise.
Je pense ici par exemple à ce colonel - mais ce n'est
pas le nôtre vous savez, c'est un autre - qui tous les
jours au matin revêtait son uniforme afin d'avoir le
droit à la caserne de commander haut et fort, comme sa
fonction l'exigeait. Et qui le soir, le soir, était tout
contant d'avoir le droit de ceindre le tablier pour sous
les ordres de son épouse essuyer la vaisselle. Ce n'est
pas ça vous voyez ! Ce n'est pas quelque chose qu'on met
pour s'acquitter d'une fonction, et puis après on le
dépose au vestiaire et on met autre chose, une fonction
tout autre. Non, c'est une dignité qui est attachée à
l'intérieur de moi, qui fait partie de mon être.
Et alors, vous voyez un peu ce qu'est ce rite baptismal
dont on nous a parlé hier. Je ne pense pas ici au
baptême de l'eau, mais à ce baptême, à cette plongée, à
cette immersion dans l'Esprit et dans le feu dont on
nous a parlé. C'est ce baptême que confère le Christ.
L'eau, elle ruisselle à la surface de mon être, elle me
lave, elle me purifie, elle ne pénètre pas à
l'intérieur. Mais ce vent, ce souffle, c'est lui que je
respire, c'est lui qui me fait vivre et c'est lui qui
m'anime. Et je suis immergé en lui. Et ce feu auquel je
ne sais pas échapper, et lui qui va aussi me brûler,
consumer mes chairs, consumer tout mon être jusque dans
ses dernières profondeurs.
Voyez ! C'est cela cette onction, cette onction
spirituelle qui va faire de moi un temple de Dieu, parce
que l'Esprit de Dieu va m'habiter, l'Esprit de Dieu va
me mouvoir. Or, c'est à cela que Dieu veut me conduire,
et c'est la raison pour laquelle cette dignité qui est
mienne, qui devient mienne, qui peut être poussée
jusqu'à ses ultimes conséquences - ultime parce que je
puis ultimement commencer à créer, à procréer à la
manière de Dieu, étant devenu sponsa Verbi - vous
comprenez que ça exige que j'aie pour moi un respect, et
un respect digne de Dieu qui m'appelle à une telle
destinée.
Mais nous allons maintenant à l'église, et si vous le
permettez, nous continuerons cette petite réflexion
demain.
Chapitre : La xenitheia. 15.01.80
15. Tu parviendras.
(Suite le 04.02.80)
Mes frères,
Nous allons pendant quelques minutes contempler et
admirer l'état du moine qui consent à devenir un temple
de Dieu, le moine qui accepte de se laisser exproprier
par Dieu afin que Dieu vive en lui. Cette expérience
doit pouvoir se ramener sous trois chefs principaux :
une expérience d'éternité, une expérience d'amour et une
expérience d'énergie.
D'éternité d'abord, et ça signifie ceci : cette
expérience de vie divine voit la durée se ramasser, se
concentrer, se condenser dans l'aujourd'hui éternel de
Dieu. Et ça se produit par une surintensité de présence
à Dieu, de présence à soi-même et de présence au monde.
C'est la façon dont Dieu est, c'est la façon dont Dieu
vit. Et l'homme dans lequel se trouve cette vie divine,
il participe à cette expérience.
Si bien qu'il se trouve consciemment présent à tous les
instants de ce que nous autres nous appellerons la
durée, que ce soit dans le passe, mais aussi bien dans
l'avenir. C'est ainsi que le Christ maintenant vit,
c'est ainsi que vivent les saints qui sont dans la
gloire. Et c'est ainsi que déjà nous, à notre toute
petite mesure, nous commençons déjà à vivre.
Il y a aussi une expérience d'amour. Et cette
expérience d'amour, elle a pour effet d'abolir l'espace.
Par l'amour je suis proche, je suis contigu à celui que
j'aime. Et il arrive que nous soyons deux, trois,
plusieurs, une multitude en une seule chair. Là où se
trouve celui que j'aime, là je me trouve aussi. J'habite
en lui, il habite en moi.
Et ce que Dieu fait lorsqu'il vient en moi pour s'y
installer, pour faire de moi son temple, il me permet
lorsque je participe à sa vie de faire une expérience
analogue vis à vis de mon frère. Le frère devient le
temple dans lequel moi je vis, et moi je deviens pour
mon frère aussi le temple dans lequel il peut vivre.
Alors vous voyez, à l'échelle maintenant de l'univers
entier, du cosmos, cette inter inhabitation des saints
les uns dans les autres fait qu'il n'y a plus d'espace.
Un homme qui vit cette expérience sait très bien qu'il
est présent partout au même moment.
On entend parfois dans les récits des saints des
exemples ainsi qui nous paraissent un peu bizarres, d'un
saint qui se trouvait à deux ou trois endroits
différents en même temps : on l'a vu ! Naturellement,
disons que tout ça ce sont des façons d'exprimer cette
réalité qui est là, que cet homme a atteint une telle
intensité de vie divine, que voilà, l'espace n'existe
plus pour lui. Et cet homme le sait très bien.
On raconte, ça me revient à l'esprit maintenant, qu'une
personne ainsi pendant la dernière guerre visitait les
camps de concentration en Allemagne et allait vraiment
aider certains prisonniers. Et pourtant, cette personne
était toujours là où elle était. Eh bien c'est ça, on
veut exprimer cette réalité extrêmement belle qui n'est
rien d'autre que la façon avec laquelle, le Christ, Dieu
vit avec nous, tellement proche qu'il n'y a plus
d'espace.
Et enfin aussi une expérience que j'appellerai une
expérience d'énergie. C'est la possession et la
diffusion d'une surabondance de vie par le
bouillonnement incessant de l'Esprit dans un homme.
C'est ainsi que Dieu vit, encore une fois. Il est
tellement surabondant de son être qu'il crée, il crée.
Il ne peut presque pas faire autrement que de créer.
C'est cet excès de vie qui l'a déterminé à avoir en face
de lui, à côté de lui, quelque chose qu'il allait
pouvoir animé de sa propre vie, tout le créé. Mais tout
cela, en Dieu est une même et seule réalité, c'est sa
vie. Et l'éternité, que nous appelons ainsi, l'amour,
l'énergie, c'est son être.
Eh bien voilà, tout ça est déposé en nous en germe au
moment de notre baptême. Et dans le monastère, dans la
maison où Dieu habite, où je vis avec lui, avec d'autres
qui sont appelés à la même vocation que moi, il veut
faire grandir, s'épanouir cette vie en nous et la
conduire à sa plénitude.
Eh bien nous, à notre petit niveau déjà, ou bien à
notre niveau déjà peut-être plus élevé
- mais nous n'en savons rien, il faut laisser cela à
l'expérience, à la conscience et au secret de Dieu -
mais à ce niveau où nous sommes, nous vivons et nous
sommes doublement étrangers. Je deviens étranger à mon
ancienne condition de pécheur, et je suis étranger à ma
nouvelle condition de fils de Dieu.
Ma condition de pécheur, c'est mon ancienne condition.
Comme le dit l'Apôtre, un homme qui est né de Dieu
ne pèche plus, et pourtant je porte encore
toujours en moi les cicatrices du péché. Et plus je me
purifie, plus la vie divine devient intense en moi, et
plus ces cicatrices deviennent cuisantes, plus elles
deviennent visibles aussi à mes yeux. C'est vous voyez
la conscience que prend de sa situation le moine qui
gravit l'échelle de l'humilité ; où au dessus il se
tient devant Dieu comme le pécheur qu'il est et que
pourtant il n'est plus. Mais les cicatrices sont là. Et
il sait très bien que si Dieu ne le soutenait pas par la
puissance de l'amour, eh bien, ses cicatrices
commenceraient à suinter de nouveau le péché, et puis à
s'ouvrir. Eh bien, je suis devenu étranger à cette
ancienne condition, et pourtant cette condition est
toujours, toujours collée à moi. Voyez l'étrangeté !
Mais je suis aussi bien étranger à ma nouvelle
condition, cette condition du fils de Dieu que je suis
en train de devenir. Je sais très bien que c'est un don
magnifique que Dieu me fait à tout moment. Et ce don, je
le reçois avec reconnaissance et en tremblant. C'est un
trésor que je porte dans un vase d'argile, un vase tout
à fait commun, mais c'est un trésor. Et ce trésor, je le
porte. Et je ne peut pas laisser choir le vase, sinon je
risque de perdre le trésor.
Et voilà, cette condition nouvelle à moi, c'est une
condition que je reçois, elle n'est pas mienne. Me voila
donc affligé, si je puis exprimer cela ainsi, ou bien
orné, ou bien doté d'une double xenitheia, d'un
double dépaysement, d'une double expatriation. Je suis
ce que je ne suis plus et en même temps je deviens ce
que je suis déjà. Voyez quel paradoxe !
Et alors quelle tension, une tension énorme entre ces
deux pôles Et c'est de cette tension que va surgir et
sans cesse agir la force qui me fait naître, qui me fait
naître à cette vie divine. Il faut qu'il y ait une
souffrance, il faut qu'il y ait une douleur continuelle
pour que je puisse grandir pour que je puisse naître,
pour que je puisse devenir ce fils que Dieu veut faire
de moi.
L'ancienne théologie, je veux dire la théologie du bon
vieux temps, la théologie scolastique, elle avait un
terme magnifique pour désigner cet état de la double
xenitheia, de la double expatriation, la double
émigration. On disait qu'on était in via, on
était en route, on était en chemin. Et Saint Benoît qui
est un homme d'expérience, il a toute une série de
vocables pour signifier au moine qu'il est un étranger
en chemin. Il y en a quelques uns qui me viennent en
tâte. Il dira ambulare, marcher ; il dira
procedere, avancer ; il dira festinare, se
hâter, se dépêcher ; il dira curere, courir.
Et il a un mot qui est peut-être le plus beau de toute
sa Règle. Il l'a placé au sommet, comme un
encouragement. Il dit tout au commencement : écoute
l'admonition d'un père pii patris, Pr, 4, un père
qui a des entrailles d'amour, très bon. Et alors, ce
père très bon qu'il est, il va nous donner un
encouragement. Et cet encouragement il le plante au
terme, au sommet de toute sa Règle comme un drapeau que
nous ne devons jamais perdre de vue. C'est le tout
dernier mot de sa Règle, où il dit pervenies, tu
y parviendras dit-il, 73, 26, tu y arriveras.
Eh bien, voilà mes frères, ce mot là, plantons-le dans
notre coeur et laissons-le travailler dans notre coeur
pour que toujours nous ayons la force, le courage,
l'endurance, la foi, l'espérance, l'amour de marcher,
d'abandonner notre patrie charnelle, notre état premier
de pécheur ; et puis de nous avancer, de nous hâter de
courir là où Dieu nous attend pour faire de nous son
temple, mais un temple achevé où il est le seul maître ;
et faire de nous son fils, un autre lui-même. Et alors,
gardons au coeur cette parole de Saint Benoît
pervenies, tu y parviendras, tu y arriveras...
Maintenant nous irons à l'église, mes frères, et nous
penserons à chacun d'entre nous, ici, nous tous qui
espérons arriver là où Saint Benoît veut nous conduire.
Nous remercierons Dieu, nous nous remercierons je dirais
les uns les autres pour l'aide que nous nous apportons.
Et nous laisserons venir le jour de demain et tous les
jours qui vont suivre en portant, je le rappelle encore
une fois, en portant toujours au coeur cette dernière
parole de Saint Benoît : Tu y parviendras !
Chapitre : Fête de Saint Antoine. 17.01.80
Pourquoi Saint Antoine est-il considéré comme
Patriarche ?
Mes frères,
Venons-en à la fête d'aujourd'hui. Saint Benoît est
honoré comme le patriarche des moines d'Occident. Saint
Antoine, lui, est vénéré comme le Père de tous les
moines sans exception, les moines d'Orient aussi bien
que les moines d'Occident. Il est donc le père de Saint
Benoît, et il est un peu notre grand père.
Donc, ils sont considérés comme Pères, et pourtant ils
n'étaient pas les premiers dans la vie monastique. C'est
évident pour Saint Benoît, et c'est aussi évident pour
Saint Antoine qui a été initié, qui a été entraîné
pendant des années au labeur ascétique par un Maître,
par un autre que lui. Mais pourquoi alors Saint Benoît
et Saint Antoine sont-ils considérés comme des
Patriarches, c'est à dire comme des Pères qui se
trouvent en tête d'une lignée ?
Eh bien, tout simplement parce que leur vie, leur
expérience, leur enseignement aussi, mais surtout leur
vie a donné naissance à un philum nouveau, un
philum qui donc donne des rejetons, des
propaginès toujours nouveaux, toujours vivants. Et
il en sera toujours ainsi, espérons-le, jusqu'à la fin
du monde.
Les enfants de ces Patriarches, et nous en sommes, ne
font jamais que d'élucider, de porter au jour, à la
clarté, tous les germes qui sont déjà tous sans
exception déposés par Dieu dans la vie de ces hommes.
Ils sont une sorte de personnalité corporative comme les
Patriarches d'Israël : Abraham, Isaac, Jacob, ses
ancêtres, les premiers ; comme le Christ luimême. Ils
ont tous deux connu un moment analogue dans leur vie.
Et c'est sur cet épisode que je voudrais m'arrêter ce
soir. Car il me semble riche d'un enseignement qui nous
permet de découvrir les sens de la vie monastique. Nous
devons bien percevoir ce que Dieu veut nous transmettre
par l'expérience de ces deux hommes, expérience
analogue. Ce n'est pas tout à fait au début de leur vie
monastique. Mais c'est tout de même par rapport à leur
vie, à tout ce qu'ils ont fait, c'est dans les débuts.
Antoine, dans le désert, vit reclus pendant vingt ans
dans un fortin abandonné. Il ne voit personne. Il n'est
vu de personne. Deux fois par an, tous les six mois, on
lui apporte de la nourriture, des biscuits qui se
conservent très longtemps. Il a de l'eau sur place, il y
a une source. Saint Benoît, lui, vit dans une grotte.
Personne ne le sait, sauf un ami qui vient le
ravitailler. Et Saint Benoît est tellement loin de tout,
qu'il ne sait même pas que c'est le jour de Pâques.
Voyez comme il est loin !
Mais les admirateurs de ces hommes, car finalement ça
se sait tout ça, les admirateurs finissent par forcer
l'entrée. On force, on enfonce les portes de ce fortin.
On en extrait Antoine. On oblige Benoît a quitté sa
grotte. Oui, il y a des éléments d'affabulation dans ces
récits, c'est certain ; il y a une outrance dans ces
récits. On met en évidence l'insolite, le paradoxal, le
spectaculaire. Mais pourquoi ?
Pourquoi Dieu permet-il cela ? Oh, ce n'est sûrement
pas pour nous porter à imiter Benoît, à imiter Antoine,
loin de là ! Mais c'est parce qu'il désire frapper notre
imagination. Il veut frapper notre mémoire. Il veut
aussi frapper notre intellect. Il veut attirer notre
attention. C'est donc là une Parabole en acte. Et cette
Parabole, dans le cher de ces deux hommes, est porteuse
d'un enseignement qui vaudra jusqu'à la fin des temps.
Et je pense qu'à travers ce petit épisode, il nous est
possible de découvrir ce que Dieu veut nous communiquer
d'essentiel dans la vie monastique. Mais pour le
comprendre, il faut aller un peu au delà, il faut voir
ce qu’il s'est passé après.
Lorsque Benoît d'abord, mais d'une façon moins
frappante qu'Antoine, il ne faut pas oublier que Benoît
est déjà un fils d'Antoine. Mais de façon extraordinaire
chez Antoine, il se passe quelque chose. Lorsque Antoine
sort du fortin, il apparaît aux regards de tous, de ces
hommes qui ne l'avaient plus vu depuis 20 ans et qui le
connaissaient, il leur apparaît transfiguré. Antoine est
rayonnant.
Maintenant, ici, faisans attention ! Nous devons bien
prendre garde de ne pas projeter sur Antoine et sur
Benoît nos propres idées préalables concernant la vie
monastique. Nous devons essayer d’être objectif. Nous ne
devons pas déposer dans l'épisode Antoine Benoît ce que
nous avons l'intention d'aller y trouver. Nous devons
essayer de voir les choses comme ça, comme elles se
présentent à nous.
Et à mon sens, elles se présentent de cette façon ci. Je
vais essayer d'expliquer cette Parabole en acte, elle se
présente de façon je pense suffisamment claire.
Le désir de ces hommes, leur propos, leur intention
même subconsciente - je veux dire ici le désir qui les
porte, le désir qui les pousse en avant, qui leur fait
entreprendre ces choses là - un désir qui est déposé en
eux par Dieu. Ils sont propulsés par l'Esprit de Dieu.
Mais que désirent-ils donc ? Ils le verront après. A ce
moment la, ils le vivent.
Mais nous qui sommes maintenant devant la scène, nous
pouvons voir de suite. Et leur désir doit être celui-ci
: ils veulent renouer avec l'histoire qui a été
interrompue, qui a été rompue par le péché. Et le péché,
premier péché, péché qui est encore actuel aujourd'hui,
qui est encore le nôtre, ce péché a été de vouloir
devenir des dieux, de vouloir devenir comme Dieu, de
vouloir devenir Dieu par ses propres forces en faisant
l'économie de ce que Dieu préparait à l'homme comme
chemin pour le conduire jusqu'à là.
Le péché a été un refus de ce que Dieu désirait donner.
L'homme a voulu le prendre lui-même ; et voici l'homme
blessé, et voici l'homme maintenant complexé.
Eh bien, le désir du moine est de renouer avec cette
histoire primitive qui a été brisée à un moment donné
pour alors recevoir selon les règles, comme un cadeau
magnifique de la main même de Dieu, le don de la
déification, de la divinisation. Devenir Dieu, mais
recevoir de Dieu la Vie Divine, non pas essayer de la
prendre comme un voleur. Que faire alors pour renouer ?
Il n'y a qu'une seule route, et c'est la route que nous
donne ici Antoine et que nous donnera aussi Benoît, par
leur vie. C'est ce dont nous parlons déjà depuis la
dernière Conférence Régionale, c'est pratiquer la
xenitheia.
Il faut donc s'expatrier. Il faut quitter tout ce monde
qui est le monde du refus, qui est le monde de ce péché,
qui est le monde où on essaye par ses propres forces
d'être comme Dieu, autosuffisant, auto puissant, auto
divinisant. Il faut quitter ce monde, entrer dans le
désert, là où il n'y a plus rien d'attirant. Voila la
première chose !
Et puis alors à partir de cette expatriation physique,
corporelle, il faut pratiquer la seconde xenitheia,
l'expatriation spirituelle, c'est à dire quitter tout
l'univers intérieur du refus, l'univers du péché,
l'univers des vices et des péchés dont parle Saint
Benoît ; quitter ce qui est faussé, abandonner son
jugement, abandonner sa volonté, abandonner ses goûts,
abandonner ses sentiments, abandonner tout ce qui est le
terreau sur lequel peut pousser le péché ; abandonner
toute ambition, sortir de soi, mourir à tout ce qui est
contraire au vouloir et au jugement de Dieu. Voila la
seconde, mais les deux vont ensembles.
Il est pratiquement impossible de pratiquer la seconde
sans d'abord pratiquer la première. Mais pratiquer la
première sans entamer et conduire à bien la seconde,
c'est inutile. Alors on se trouve dans ce désert
physique et désert intérieur, on se trouve plongé dans
un bain, dans un feu purificateur, un feu qui va
transformer l'homme.
C'est cette lutte, cette guerre que mène pendant 20 ans
Antoine dans son fortin. On raconte que ceux qui
venaient roder autour entendaient jour et nuit le fracas
de cette lutte : les démons qui attaquaient Antoine,
Antoine qui ripostait, qui répondait aux démons. Voila !
Vous voyez, naturellement là c'est un peu insolite. Mais
voyons ici la Parabole en acte qui nous dit que cette
lutte intérieure doit être la nôtre, et Saint Benoît le
sait très bien. Il nous l'explique dans sa Règle, il y
fait des allusions.
Naturellement ce n'est pas encore un Maître de
spiritualité, mais à partir de son expérience - même
s'il a puisé ailleurs les termes dans lesquels il
s'exprime - c'est cela qu'il veut dire. Et au bout, il
verra dans son moine purifié des vices et des vertus,
l'état qui était celui d'Antoine au moment où il sortait
de son fortin. Et alors Antoine, comme Benoît plus tard,
peuvent devenir des engendreurs, des générateurs, des
hommes qui peuvent alors engendrer d'autres à la vie de
l'Esprit.
Eh bien voilà, mes frères, ce qui était aussi, ne
l'oublions pas, le propos des Fondateurs de Cîteaux.
Voila des hommes, j'en ai déjà parlé, mais je vais
devoir y revenir parce que ce n'est pas encore fini,
voila des hommes qui se sont enfoncés dans le désert
d'une forêt inhospitalière. Et là, ils ont aussi lutté.
Ils ont lutté contre les éléments, ils ont lutté contre
les démons qui les habitaient, eux. Ils ont voulu
devenir dans leur nouveau monastère, dans leur nouveau
monde, ils ont voulu devenir des hommes nouveaux.
Après avoir contemplé les normes de vie que leur cédait
Saint Benoît, après les avoir contemplé avec un regard
nouveau et devenu des hommes qui à l'exemple de Saint
Benoît et d'autres pouvaient alors se dire parce qu'ils
l'étaient sponsa Verbi, donc des hommes tout à
fait purifiés, en dessous, sous la carapace de leurs
défauts encore naturellement, de leur tempérament
fougueux, impétueux, violent, outrancier. Non. ils
l'étaient quand même.
Eh bien voilà, mes frères, je pense que nous pouvons
retenir ça de la fête d'aujourd'hui. Et nous pouvons le
ramasser peut-être dans une petite sentence de Saint
Paul qui le résume très bien. Il dit : Vous êtes
morts… pensons à Antoine dans son fortin, à Benoît
dans sa grotte, pensons à ces cisterciens dans leur
forêt d'autant plus intéressante qu'elle est
inaccessible ...vous êtes morts, et votre vie, elle
est cachée avec le Christ, en Dieu.
Vous voyez, c'était cela le mouvement de la vie monastique
: mourir à tout ce qui est contraire à Dieu pour alors
vivre d'une vie nouvelle, cachée en Dieu, devenir d'autres
Christ.
Mes frères, voila ce que au cours de cette année de
Saint Benoît nous allons essayer de poursuivre avec plus
de conviction encore. Et pour ma part je suis certain
que si nous sommes confiants dans notre foi, forts dans
notre espérance, et constants dans notre amour, Dieu
nous accordera ce que nous poursuivons. Il comblera ce
désir qui nous pousse. Et à l'exemple de Saint Antoine,
à l'exemple de Saint Benoît, nous deviendrons nous aussi
des hommes de Dieu, des hommes transfigurés, des hommes
qui sont aussi capables d'être des engendreurs, dans
l'invisible toujours naturellement, et sans rien de
spectaculaire ; mais saisissant la moelle, la
substantifique moelle de la vie monastique qui nous est
bien explicitée ainsi à travers la vie parabole en
acte de ces grands saints que sont nos Pères.
Chapitre : Semaine de l’Unité. 21.01.80
Pas d’ambiguïté : Unité selon le vouloir de Dieu.
Mes frères,
De la causerie que le Père Land de Chevetogne nous a
donné vendredi, nous pouvons entre autre retenir ceci.
C'est que si nous voulons oeuvrer au rétablissement ou
au maintien, ou à la consolidation de l'Unité à
l'intérieur du Corps du Christ, à l'intérieur de
l'Eglise, nous devons absolument éviter toute ambiguïté.
Cela veut dire que nous ne devons pas nous laisser
guider par des motivations d'ordre sociopolitique, mais
bien plutôt travailler à l'oeuvre de cette réunion des
Eglises du Christ, parce que c'est la volonté du Christ.
Le Christ a prié à cette intention, c'est son vouloir.
Comme il l'a très bien fait remarquer, les motivations
sociopolitiques ne manquent pas aujourd'hui. Lorsqu'on
pense que la plupart des Eglises Orthodoxes vivent sous
un régime communiste, ou bien à côte ou sous la botte
des Turcs leurs ennemis de toujours, si donc ils peuvent
s'unir à l'Eglise Latine, ils se sentiront beaucoup plus
fort. Ils ont déjà l'exemple d'autres Eglises : l'Eglise
de Pologne, l'Eglise catholique de Hongrie, de
Yougoslavie, des Eglises qui unies à Rome savent tenir
tête à l'oppresseur athée.
Mais ce ne sont pas ces motivations là qui doivent
animer ce travail de réconciliation des chrétiens entre
eux, mais uniquement parce que c'est la volonté de Dieu
qui veut que tous les membres de son grand Corps
mystique soient unis les uns las autres en harmonie,
pour que le Corps soit en bonne santé et, comme le
Christ l'a dit, que le Corps puisse s'épandre, se
répandre à travers la terre entière. Mais il faut
demeurer réaliste. Et nous devons bien savoir qu'il y
aura toujours des interférences humaines qui vont jouer.
Mais ça ne doit pas nous inquiéter.
A travers ces faiblesses qui demeurent qui sont
attachées à notre état d'homme faillible, fragile, état
qui s'est encore aggravé du fait de nos péchés, ça ne
doit pas nous inquiéter. Nous devons nous dire que c'est
à travers et à l'intérieur de cette faiblesse que la
puissance de l'Esprit peut se manifester car l'union des
chrétiens, c'est le travail de l'Esprit de Dieu. Cela ne
peut pas être une construction, une élaboration, une
édification humaine. Non, c'est l'Esprit de Dieu et ça
doit paraître comme tel ; or ça ne paraîtra qu'à travers
la faiblesse.
Et nous, mes frères, nous pouvons apporter notre
collaboration à ce travail de réunion des Eglises. Et
nous le ferons si nous vivons purement et saintement
notre vie monastique. Purement et saintement, je veux
dire ceci : si, suivant la recommandation du Père Land,
qui est une recommandation de bon sens surnaturel, eh
bien nous ne nous laissons pas déterminer par des
motivations humaines mercantiles : vous voyez, agir dans
le monastère pour des motifs humains. Oui, parce que
cela nous arrange, parce que ça nous rapporte, parce que
ça nous permet des petites choses ici où là. Si on est
bien avec le cellérier ou avec l'Abbé, ou avec un autre,
on peut espérer avoir de petites choses. Vous voyez !
Non, non, hein ! pas de motivations comme ça
mercantiles, de marchandages ou d'intérêts humains. Mais
uniquement et toujours juger et agir dans notre vie
selon la rectitude de la foi. Or mes frères, la
rectitude de la foi, elle passe tout entière par ce
petit mot que Saint Benoît a placé au début de sa Règle
à propos de l'Abbé : creditur, 2, 5. L'Abbé doit
être cru comme étant dans le monastère le Christ en
personne.
Et c'est là je pense que va se trouver le centre et le
noeud de notre unité. De même que la communion à
l'intérieur de l'Eglise est centrée sur la personne du
Christ, de même dans le monastère la communion est
centrée sur la personne de l'Abbé qui n'est rien moins
que le Christ.
Et aussi mes frères, une petite suggestion. Dans le
cadre de l'année consacrée à Saint Benoît, nous
pourrions peut-être continuer à travailler ici à notre
place à cette belle oeuvre de Dieu qu'est la
réconci1iation des chrétiens dans une seule et unique
Eglise visible du Christ. Et ça, nous pouvons le
réaliser si Saint Remy, ce petit monastère inconnu, il
faut bien le dire on en parlait encore il y a quelques
minutes, c'est un monastère inconnu en Belgique. On ne
sait même pas qu'il existe, il faut bien se le dire,
même dans le clergé - donc ce petit monastère caché,
inconnu, qu'il devienne une Eglise, une Eglise une, bien
unie autour de ce centre d'unité qu'est le Christ vivant
dans la personne de l'Abbé. On parviendrait ainsi à
réussir ici, dans notre petit groupement sur lequel
repose l'Esprit de Dieu, ce que le Christ veut réaliser
au niveau de sa grande Eglise, de son grand Corps...
Mes frères, voila encore un objectif que nous devons
tenir devant les yeux au cours de cette année de Saint
Benoît. Je pense que ça vaut la peine, car ça dépasse
des préoccupations purement égocentriques, ça nous
élargit aux dimensions du Corps du Christ, aux
dimensions de l'humanité. N'allons pas moins ! Et
comment faire alors ?
Par exemple une petite idée : voir les frères, voir
chacun des frères comme le Christ, c'est à dire comme
l'Abbé le voit. Et ça demande un effort de purification
de notre regard. Et je donne l' exemple, je n'ai pas
peur de le donner : voir le frère comme moi, Abbé, je le
vois.
Voyez, dans un monastère qui est digne de ce nom,
l'Abbé doit être les yeux de chaque frère, de même que
le Christ est les yeux de l'Abbé. L'Abbé doit voir
chacun des frères avec le regard du Christ, qui vit dans
la personne de l'Abbé. Alors, que chacun des frères voit
chacun des autres aussi avec le regard que l'Abbé porte
sur chacun ; et c'est toujours un regard d'amour, un
regard de bienveillance, un regard de lumière et de
chaleur, jamais un regard qui détruit, un regard qui
critique, un regard qui juge, un regard qui perce, un
regard qui tue. Non, c'est un regard qui doit donner
vie.
Et alors, mes frères, aussi nous regarder nous-mêmes.
Vous regarder chacun d'entre vous comme le Christ, c'est
à dire dans le monastère comme moi, Abbé, je vous
regarde chacun. Donc, se regarder soi-même aussi avec
amour, avec indulgence, avec une certaine chaleur
humaine, et être heureux d'être soi.
Et ainsi, mes frères, il y aura en chacun d'entre nous
du contentement, il y aura de la paix, il y aura de
l'amour et tout cela dans une certaine lumière, une
lumière qui nous habite, une lumière qui rayonne autour
de nous, qui nous enveloppe et qui nous porte.
Et ainsi, cette lumière qui n'est rien d'autre que
l’Esprit Saint, à partir de nous, dans l'invisible de ce
petit monastère caché, inconnu, elle va rayonner et elle
va atteindre jusqu'aux extrémités du monde, jusqu'aux
extrémités de ce Corps qu'est l' Eglise du Christ et il
y aura une meilleure santé dans cette Eglise.
Et les hommes, alors, qui travaillent à la réunion, les
responsables et aussi les simples fidèles, les simples
croyants vont se sentir meilleurs et vont se sentir
porté à se rapprocher, à s'aimer, et à se réunir.
Chapitre : Fête de la Conversion de St Paul.
25.01.80
Clôture de la Semaine de l’Unité des chrétiens.
Mes frères,
Nous clôturons aujourd'hui la Semaine de Prières pour
l'Unité des chrétiens par la Conversion de celui qui
devait devenir l'Apôtre Paul. Vous savez que cet homme
au moment où il ne s'y attendait pas du tout, en plein
midi, a eu le privilège de voir le Christ, le Christ
Lumière du monde, le Christ ressuscité, le Christ
transfiguré.
Il ne faut pas s'imaginer qu'il a vu comme ça une
lumière quelconque. Non, c'est le Christ lui-même qu'il
a vu. Le Christ lui a dit : Maintenant tu vas être
témoin de ce que tu m'as vu. Il a été alors vraiment
dans une situation qui est restée la sienne jusqu'à sa
mort, une situation de converti.
A travers tous ses écrits, à travers tous ses discours
qui nous sont rapportés, nous sentons que cet homme n'a
jamais eu fini d'assimiler l'expérience qu'il avait
faite de voir le Christ ressuscité. Je cours,
dit-il, tendu vers l'avant pour enfin essayer de
saisir Celui par lequel j'ai été moi-même saisi.
C'est tout cela la conversion.
Or depuis ce moment, peut-être à cause de lui, il y a
dans l'Eglise un appel viscéral à la conversion, à une
illumination qui donne un regard nouveau, un regard qui
permet de voir les choses dans leur vrai jour, un regard
qui est celui d'un homme qui est devenu vrai parce qu'il
est dans la ligne exacte de ce que Dieu demande de lui.
Voyez donc ce grand Corps qu'est l'Eglise ! Eh bien, ce
Corps, cet homme immense qu'est l'Eglise et dont la tête
est le Christ, essaye toujours, toujours de se situer
dans la ligne exacte de ce que Dieu demande de lui.
C'est cela ce besoin d'une illumination qui permet de
voir tout comme Dieu le voit.
Or, c'est cela l'appel qui se trouve là inviscéré dans
l'Eglise et dont l'exemplaire premier et le plus beau de
tous est l'Apôtre Paul. Et cette grâce de la conversion,
cette grâce de l'illumination, elle est offerte à tout
chrétien et spécialement à nous, aux contemplatifs, nous
qui allons nous engager par vœux, par promesse à
travailler constamment à la conversion de notre être.
L'entrée dans la vie monastique est le premier geste que
nous posons pour la transformation de toute notre vie.
Ce ne peut plus être après comme avant et, demain ça ne
pourra plus être comme aujourd'hui. Et ça veut dire que
chaque jour, que presque chaque instant est un
commencement. C’est une montée, c'est une ascension. Ce
n'est pas un bouleversement ? Non, le bouleversement
peut s'opérer une fois, mais disons qu'il n'est jamais
terminé, c’est cela notre vie !
Il y a, actives toujours, des forces de désagrégation à
l'intérieur de nous, à l'intérieur de notre communauté
petite Eglise, petite cellule, à l'intérieur de la
grande Eglise, ces forces de désagrégations que nous
appelons le péché. Le péché fait tourner le vivant à
l'état de cadavre. Le cadavre, c'est ce qui se
décompose.
Mais à l'inverse, il y a une force plus puissante. Et
c'est avec celle-là que nous devons collaborer. C'est
celle qui recompose. C'est celle qui au lieu de
désagréger, congère, si je peux me permettre ce
néologisme, elle amoncelle, elle regroupe. Et cette
force plus puissante qui est toujours en oeuvre en nous
et autour de nous, c'est l'Amour. Cet Amour qui est la
vie divine, c'est la Vie qui est à l'intérieur de la
Trinité. Elle est tellement vraie, qu'elle est une
Personne. Nous l'appelons l'Esprit Saint.
Mais cette réalité d'Amour qui est en nous, et qui est
plus forte que les puissances de désagrégation, elle est
aussi dans une communauté le lien de la communion. Une
communauté monastique ne peut vivre si elle n'est pas
animée par cet amour qui crée la communion. Toute
communauté divisée contre elle-même, disait déjà le
Christ, elle est vouée à la ruine.
Et ce qui est vrai en nous, ce qui est vrai dans la
communauté, est aussi vrai à l'intérieur de cette
Eglise. Or, comme l'Eglise vit, et qu'elle est le Corps
du Christ, il y a toujours en elle ce besoin encore une
fois, cet appel lancinant vers la conversion qui n'est
rien d'autre qu'un vouloir de collaborer avec les
puissances infinies de l'Amour pour que le Corps se
construise. Ces forces d'Amour, elles seront agissantes
en chacun de nous grâce à la vigilance, notre vigilance,
notre attention, notre sobriété.
Vous savez que les anciens appelaient le moine le
vigilant, celui qui fait attention à ce qu'il dit,
attention à ce qu'il pense, attention à ce qu'il fait.
Et alors à cette vigilance, joindre la prière. La
prière, c'est le contact établi avec Dieu. La prière,
c'est d'être branché sur cette force qu'est l'Amour,
qu'est l'Esprit Saint. Et les deux, vigilance et prière,
parviennent à éliminer les puissances du mal.
Souvenez-vous de ce que le Christ disait : Cet
espèce de démon, on ne peut le chasser que par le
jeûne et la prière. La prière, ça se comprend,
mais le jeûne ? Le jeûne, ce n'est rien d'autre qu'une
attitude de vigilance, de sobriété et d'attention. Et le
Christ, il a été le premier à nous donner l'exemple.
Il allait si souvent se retirer à l'écart pour y
jeûner, c'est à dire pour y faire attention et pour
prier. Car il savait déjà que à l'intérieur de ce petit
noyau naissant, de ce petit groupe de disciples, il y
avait déjà des discordes, il y avait déjà des
dissensions : rien qu'à savoir lequel était le plus
important parmi eux. Il y avait déjà des disputes. Mais
alors, au moment où il allait partir, où il allait les
laisser, presque les abandonner à eux-mêmes, il demande
expressément qu'ils soient UN.
Qu’ils soient UN, mais d'une unité qui aurait sa
référence dans l'union qui existe entre son père et lui.
Donc ce n'est pas une fusion où l'un disparaît en
l'autre. Non, mais une unité qui fait que chacun puisse
vraiment devenir soi-même. C'est la communion dans
l'Amour où chacun devient parfaitement ce qu'il est sans
préjudice de l'autre et sans porter préjudice à l'autre.
Mes frères, l'histoire de l'Eglise depuis ses origines,
elle est porteuse d'une leçon, d'une quantité de leçons.
Ces leçons sont des paroles, des paroles de l'histoire.
Dieu nous parle à travers l'événement. Il suffit de
pouvoir déchiffrer ce langage, le décrypter, le décoder.
Et ce soir je voudrais retenir une seule de ces leçons.
C'est une leçon de patience. Mais je prends patience
dans ses deux sens étymologiques. D'abord savoir
attendre, et puis savoir souffrir.
D'abord attendre ! Attendre, c'est avoir le sens de la
purification, de la cicatrisation, d'un renouvellement
des tissus d'une blessure. Un homme qui a été blessé
sait très bien que la blessure ne se rétablit pas en une
seconde. Il faut des jours et des jours de patience. On
donnera parfois des semaines d'incapacité temporaire ou
totale pour que la cicatrice puisse vraiment se fermer,
ou que le membre puisse se reconstituer, la fracture se
ressouder.
Eh bien, c'est la même chose à l'intérieur de l'Eglise.
Il y a tellement des fractures, tellement des blessures,
tellement des cicatrices qu'il faut savoir attendre,
avoir la patience de laisser agir cette puissance
d'amour, laisser agir l'Esprit pour que tout cela se
répare. Car ça doit se réparer par une évolution d'abord
des mentalités. On doit apprendre à se rencontrer,
apprendre à se connaître, apprendre à s'estimer, à se
respecter, à s'aimer.
Je pense que de ce côté là on a fait de fameux progrès,
disons depuis la guerre, depuis quelques dizaines
d'années. Eh bien, ça doit continuer. Le Père Land a
fait quelques allusions à des situations qu'on trouvait
encore dans les Pays Orientaux, où ils n'ont pas évolué
si rapidement que nous. Et pour certains prêtres,
certains Evêques aussi, le catholique, c'est une espèce
de démon qu'on doit convertir. On doit le rebaptiser, il
ne fait même pas partie de l'Eglise. Cette mentalité
était la nôtre il n'y a pas tellement longtemps.
C'est pourquoi, mes frères, si ça évolue un peu plus
vite ici, ça évolue plus lentement ailleurs. Mais
laissons faire l'Esprit, laissons-le agir et les
cicatrices et les blessures parviendront à se guérir.
Mais ça ne se fera pas, et c'est ici le deuxième sens de
cette vertu de patience, ça ne se fera pas sans
souffrance. Il faut savoir souffrir. Et ça veut dire
ceci : une souffrance qui doit rester dans notre coeur.
Nous ne devons jamais prendre le parti de nous contenter
de la survivance de cette division.
Nous ne devons JAMAIS en prendre notre parti, ça doit
rester en nous comme une écharde, comme un morceau de
bois dans notre chair, et on ne sait pas l'enlever, et
ça suppure. Il faut donc que ça existe toujours en nous.
Nous ne devons pas prendre le parti de dire un jour : Eh
bien tant pis, qu'ils tirent leur plan ! C'est bien
ainsi, ce sera comme cela jusqu'à la fin du monde, ça ne
changera jamais. Non, Dieu ne pense pas ainsi, le Christ
ne pense pas ainsi, et nous ne devons pas penser ainsi
non plus. Au contraire, le spectacle de cette division
doit devenir pour nous un stimulant à être généreux.
Car, pour en revenir à nous maintenant, la solution du
problème de l'Unité des Chrétien, elle passe par chacun
d'entre nous. Il ne faut pas penser que cela va se
réaliser au niveau du Pape et des Evêques, et des
Patriarches, ou des Commissions Théologiques. Oui
certainement il faut passer par là, mais c'est d'abord,
c'est d'abord en chacun de nous, rétablir ou établir
l'unité de notre être personnel ; que nous ne soyons
plus tiraillés par toutes sortes de passions, par toutes
sortes de désirs, de convoitises, mais que notre être
soit unifié.
Qu’il soit unifié et dirigé vers un seul but qui est :
accueillir la volonté de Dieu, la faire nôtre, nous en
nourrir de façon à devenir UN avec le Christ, et aussi
devenir UN entre nous. Pour que dans notre communauté
nous formions un Corps, mais un véritable Corps, où dans
le respect des diversités de chacun une même âme fait
circuler la vie et un même coeur fait circuler l'Amour.
Et à partir de là, la vie et la santé peut se diffuser
à travers le grand Corps qu'est l'Eglise. C'est un peu
ce que voulait réaliser la petite Thérèse de Lisieux
lorsqu'elle disait : Dans le coeur de l'Eglise, ma
Mère, c'est moi qui serais l'Amour. Car s'il n'y a
plus d'amour dans le coeur de l'Eglise, eh bien, il n'y
a plus rien qui va marcher, tout va s'arrêter, et ça va
périr.
Eh bien, si nous parvenons à réaliser, à créer l'unité
en nous, et l'unité entre nous, voyez un peut quel
surcroît de vigueur et de santé va circuler dans le
Corps de l'Eglise. Et tous ces hommes, maintenant, dont
le rôle est de travailler directement, eux, à l'union
des Eglises parce que telle est leur fonction, leur
charisme voulu par l'Esprit, mais ces hommes alors vont
sentir le dynamisme de cet amour qui va travailler en
eux partout où ils sont.
Voilà, mes frères, je pense que nous pouvons clôturer
cette semaine de prière sur cette pensée. Elle est
encourageante, elle nous révèle la beauté de notre vie.
Et je suis certain que dans cette année jubilaire de
Saint Benoît, elle sera un stimulant, un nouveau
stimulant pour nous aider à mieux comprendre notre rôle
ici, mieux comprendre notre rôle dans l'Eglise et bien
sentir qu'il est indispensable.
Chapitre : Fête de nos Saints Fondateurs. 27.01.80
Le charisme de nos Fondateurs.
Mes frères,
Hier, nous avons fait mémoire de ces trois hommes, de
ces trois saints qui furent les initiateurs de notre vie
cistercienne. Nous ne devons pas les colloquer dans des
niches préfabriquées. C'étaient des hommes comme nous,
habités par les mêmes démons, hantés par les mêmes
rêves, mais ils partageaient un idéal. Ils avaient au
coeur un même projet, une même intention. Et dans la
diversité de leurs caractères, de leur personnalité, ils
marchaient tous d'un même front dans la même ligne.
Et surtout, ils avaient en commun une grâce qui est
très rare. Ils avaient le charisme de la paternité, ce
sont des fondateurs, des réformateurs. Et ce charisme
est encore vivace et fécond aujourd'hui. Tout effort de
ressourcement doit nécessairement transiter par ces
trois hommes. Et c'est important ! Nous ne devons
jamais le perdre de vue surtout en cette année ou nous
allons commémorer le quinzième centenaire de la
naissance de Saint Benoît.
Si nous voulons, à l'issue de cette année, être
d'avantage bénédictin, nous devrons l'être à travers ces
trois hommes. Il n'y a pas un chemin qui passerait à
côté, ou alors nous ne serions plus des cisterciens. Ce
charisme est vivant. Nous devons essayer toujours d'être
branché sur lui pour capter une vie, une vie qui nous
est destinée, une vie qui va nous faire devenir ce que
Dieu attend que nous devenions.
Nous allons essayer de voir un peu ce qu'ils ont
entendu et réalisé, et ainsi conclure les entretiens que
nous avons eu au sujet de la Charte de Charité. Car leur
intention, ils ont voulu l'écrire, la graver, de façon à
ce qu'il n'y ait pas du moins humainement - c'est un
idéal encore une fois - qu'il n'y ait pas trop de
déviations et que leur idéal demeure pur, que nous ayons
à notre disposition un signal, une lumière a laquelle
toujours revenir en cas de doute.
Ce qu'ils ont voulu faire, vous le savez : c'est vivre
une spiritualité du désert dans le cadre de la Règle de
Saint Benoît. Je ne vais pas revenir la dessus, ce
serait beaucoup trop long, et on en a assez parlé. Et
cela, ils l'ont découvert en portant sur le texte
littéral de la Règle de Saint Benoît un regard neuf,
un regard rafraîchi, un regard jeune.
Cette lecture nouvelle de la Règle de Saint Benoît, ils
ont voulu en instruire leurs successeurs, et ils ont
voulu la préserver. Il ne fallait pas que ceux qui
n'avaient pas été possédés par l'enthousiasme et la
ferveur de la conversion première, et de l'expérience
première, et de la recherche et de l'établissement de
Cîteaux, il ne fallait pas que ceux qui viendraient
après introduisent dans la lecture de la Règle un autre
sens, alium sensum.
Ils savaient bien, eux, qu'on pouvait aborder la Règle
de Saint Benoît selon des angles différents. Ils le
savaient, puisque eux étaient passés d'un sens qu'ils
avaient connu, expérimente pendant des années à un autre
sens qu'ils venaient de découvrir. Il fallait donc que
ce sens nouveau fut préservé. Et c'est là le but de la
Charte de Charité.
En conclusion de cette Charte ils demandent qu'il n'y
ait parmi les monastères aucune discorde, nulla
discordia, c'est à dire aucune discordance, aucune
dissonance, aucune fausse note, aucun accord défectueux,
mais que l'ensemble des monastères forme une symphonie.
Donc un ensemble de voix qui se fondent toutes ensembles
afin de constituer une harmonie agréable à entendre, une
harmonie qui séduit, une harmonie qui est oeuvre de
beauté.
Et voici maintenant en conclusion de ce qu'ils disent
de cette Carta, c'est la sentence qui a le plus
frappé tout le monde, celle qu'on cite d'habitude, celle
qui est le fondement profond de tout ce qu'ils ont voulu
faire. Ils disent : una caritate, una Regula,
similitaris usque vivamus moribus. Qu'ils soient,
disent-ils, sous une seule charité, une seule Règle et
selon des coutumes semblables. Il faut donc vivre. Ce
qu'ils demandent, ce n'est pas un consensus spéculatif,
mais c'est une unanimité dans la praxis, donc dans la
pratique, dans une vie. Il s’agit de VIVRE. Il ne s’agit
pas de discuter, ni de spéculer.
Il y a là, ici, eux n'y pensaient certainement pas,
mais enfin ça peut être utile pour nous. Il n'y est pas
dit que vous allez dialoguer à longueur d'années pour
savoir ce que vous aurez à faire. Ils diront : faites
d'abord, vivez, vivez selon une même et unique charité
et puis tout le reste vous sera donné par surcroît.
C'est la vie qui vous apprendra dans la pratique la Regula,
c'est la vie qui vous apprendra ce que vous aurez à
faire au jour le jour.
Il y a des sentences du Christ que nous pouvons
transposer d'un objet à un autre. Lorsqu'il dit par
exemple : Lorsque vous serez conduits devant les
juges, et que vous devrez rendre compte de votre vie,
n'allez pas vous casser la tête d'avance, et vous
dire, qu'est-ce que je vais bien dire ? Mais non, à
l'instant même l'Esprit, mon Esprit mettra sur vos
lèvres ce que vous aurez à répondre.
Eh bien, il en est de même lorsque on vit, lorsque on
cherche réellement le Royaume de Dieu. Au moment même,
Dieu qui est l'occupant de cette maison qui est la
sienne, Dieu met dans notre esprit unanimement ce qu'à
ce moment là nous devons faire pour rester dans son
Royaume. Vous voyez ce qu'Il dit : Tout vous sera
donnés par surcroît, une seule préocupation chez vous,
cherchez d'abord le Royaume de Dieu et sa justice
! et puis tout le reste viendra. Mais cherchez-le,
vous savez, cela veut dire vivez, ne discutez
pas, vivez ! Vivez selon ma loi d'Amour et vous
verrez que la vie par elle-même sera votre meilleure
conductrice.
Ils disent : una caritate, une seule charité.
Ici ils se situent et ils nous situent de suite dans
l'ordre surnaturel. Ils ne disent pas : uno amore,
ils ne disent pas d'un seul amour. Il faut revoir un peu
le texte Biblique de la Vulgate. Eux, ils l'ont dans la
tâte, ils l'ont sur les lèvres, et aussitôt qu'ils
doivent trouver un mot, ils ne le cherchent pas, ce mot
est là, présent. Ils emploient celui de caritas.
Or, aussitôt il y a la jonction - ça c'est automatique,
chez eux, on ne sait pas l'empêcher
- Deus caritas est, Dieu est chanté. Lorsqu'ils
disent une seule charité, cela veut dire : vivez à la
façon de Dieu qui est amour, c'est à dire dans un
respect absolu des personnes et des lieux. Et ce
respect, comment devra-t-il se traduire ?
Mais il devra se traduire en prenant les hommes, en
prenant les frères, et aussi en prenant les monastères
comme ils sont, et en les aimant comme ils sont, et en
leur donnant le meilleur de vous-mêmes. Il faut que la
même vie circule dans votre grand organisme qu'est cette
petite Congrégation qui est en train de se former. Mais
il faut d'abord qu'elle vive dans chaque âme, puis dans
chaque monastère, et ainsi dans tout l'Ordre.
C'est ça cette una caritate, une seule Vie
Divine qui est l'Amour. Et cet Amour sera la base, il
sera l'âme, il sera le progrès, il sera le sommet. Ce
vers quoi nous devons tendre, c'est que l'amour soit en
plénitude à l'intérieur de nous, à l'intérieur de nos
communautés, à l'intérieur de l'Ordre entier. Car
l'Amour n'est rien d'autre que, à notre portée terrestre
ici, ce qui se passe au sein de la Trinité.
Ce qui se passe au sein de la Trinité, nous ne pouvons
pas le savoir parce que c'est d'un autre ordre. Mais
nous participons tout de même à cet ordre, et nous
participons par l'Amour. Lorsque quelqu'un aime, mes
frères, si vous rencontrez quelqu'un qui aime, ditesvous
bien que cet homme là, même s'il l'ignore, est déjà en
train de vivre chez Dieu, à la manière de Dieu. Et c'est
là que nous devons arriver !
Ils disent aussi una Regula, selon une seule
et même Règle. Naturellement ici il y a la Règle de
Saint Benoît, mais il faut aussi aller plus loin. C'est
une seule aisthesis, une seule sensibilité, une
seule façon de sentir, une seule façon de percevoir la
Règle, donc ce qui nous est demandé à travers ce texte
que Saint Benoît nous a laissé et dans lequel il a
condensé le meilleur de la tradition qui était avant
lui. Il faut avoir une même façon de réagir à cette
Règle, ce doit être identique. Voyez cette aisthesis,
il n'y a pas de mot français correspondant, sauf
peut-être sensibilisation ?
Mais alors, que va-t-il se produire ? Il va se produire
que vous allez commencer à créer. Vous allez présenter
une façon de voir Dieu et de vivre avec Dieu qui sera
esthétique, une théologie esthétique, une théologie de
la beauté. Vous allez commencer à produire des oeuvres
belles. Et ce fut réellement ainsi.
Ils ont produits, ces premier$ cisterciens, une
architecture qui était belle, des chants qui étaient
beaux, une liturgie qui était belle, et une littérature
qui était belle, et des hommes qui étaient divinement
beau, c'est à dire des saints. Il faut aller jusque là
lorsqu'ils disent una Regula, il ne faut pas voir
une façon quasi militaire ou régimentaire de marcher
tous au même pas. Non, c'est autre chose ! C'est vibrer
de façon identique aux beautés qui transparaissent à
travers le texte littéral de la Règle de Saint Benoît.
Et alors ils disent pour terminer similimus
moribus. Regardez un peu quelle discrétion et
quelle vérité. Ils disent : une seule charité, une seule
Règle. Mais ils ne disent pas une seule façon
d'appliquer cela, non, mais selon des coutumes
semblables. Les coutumes, dans les différents monastères
ne doivent pas être identiques, elles doivent être
semblables. Ce n'est pas identiques mais similitude.
Il est indispensable qu'il y ait des adaptations au
lieu, à l'endroit, aux personnes, au pays.
Nous avons déjà là, mes frères, ce que les derniers
Chapitres Généraux essayent à grand peine de mettre sur
pied. Mais c'était déjà dans l'intention des Fondateurs
: cette unanimité dans une saine diversité, un
pluralisme dans une unité. Le Statut sur l'Unité et le
Pluralisme, ce n'est rien d'autre que la mise en oeuvre
de cette Charité unique, de cette Règle unique
mais dans des coutumes semblables.
Voila mes frères, je pense que nous avons du pain sur
la planche pour tous les jours de notre vie. Nous devons
nous convertir. Nous devons toujours revenir à cette
unique charité, à cette unique façon de réagir à ce que
nous demande Dieu à travers la Règle, mais à la mesure
de chacun d'entre nous, à la mesure de ce que nous
sommes.
Et nous ne devons pas ouvrir de grands yeux, ou jeter
de grands cris si notre frère, notre voisin fait
autrement que nous, à condition qu'il ait au coeur la
même charité, et qu'il ait le même idéal. Mais il le vit
à sa façon.
Et l'ensemble, alors, fait une concordia, il
ne faut pas qu'il y ait de discordance. Dans un bel
orchestre, il y a une quantité d'instruments, et ces
instruments jouent tous la même partition. Mais chacun
dans leur registre, suivant l'instrument qu'ils sont. Et
l'ensemble forme une symphonie qu'il est beau
d'entendre, qui repose, qui réconforte et qui encourage.
Voila mes frères, c'est ainsi que les premiers
cisterciens ont voulu faire dans leur communauté, et
étendre cela à un ensemble de monastère. Nous allons en
rester là pour ce qui est de la Charte de Charité. C'est
sans doute ici, arrivé à cet endroit, la toute première
élaboration de cette Charte. Le reste n'est rien d'autre
qu'une amplification au sujet de l'organisation des
Chapitres Généraux, des visites régulières, des visites
des Abbés et des Frères dans les monastères les uns des
autres. Mais il est probable que lorsque les premiers
frères partaient pour s'établir ailleurs, on leur
remettait ce petit carton, une carta, sur
laquelle étaient posés ces principes. Et d'après cela
ils devaient vivre.
Et mes frères, nous allons essayer de faire de même,
surtout en cette année où nous allons nous ressourcer
sur la Règle de Saint Benoît, en passant à travers la
paternité de ces trois hommes, de ces trois Saints qui
ont voulu réaliser une oeuvre.
Ils ne pensaient jamais que Dieu se servait d'eux pour
lancer un Ordre nouveau. Mais voilà, il en fut ainsi. Et
aujourd'hui, c'est à travers eux que nous irons vers un
progrès, dans notre conversion, et il faut toujours le
dire, dans notre épanouissement et notre bonheur.
Chapitre : Conclusions du référendum. 31.01.80
La Télévision peut-elle filmer librement dans
l’Abbaye ?
Mes Frères,
Dieu est un être qui n'aura jamais fini de nous
dérouter. Il a des façons d'agir qui lui sont propres,
mais aussi tellement originales, tellement surprenantes,
que lorsque c'est arrivé nous ne pouvons à peine en
croire nos oreilles et surtout nous yeux. Il a un
caractère primesautier. Et lorsqu'il est arrivé à ses
fins, il a comme un petit air moqueur, mais gentiment
moqueur pour dire : Voilà mes routes à moi, elles sont
distantes des vôtres de la hauteur du ciel à la terre.
Et lorsqu'il a réussi, ainsi, à camper un de ses
projets avec un homme, devant un homme, c'est un peu
comme les prémices de ce qu'il réalise, lui, au plan de
l'univers. Et à la fin des temps, lorsque sa création
sera achevée, lorsque son plan sera parfaitement
terminé, ce sera pour nous une surprise. Nous n'en
n'aurons jamais assez pour voir la beauté de ce qu'il
aura fait.
Voici, par exemple, une de ces façons d'agir. Elle
n'est pas fréquente, mais elle est tout de même là.
Lorsqu'il veut arriver à une chose, parfois il enlève de
la mémoire de l'homme intéressé, le souvenir d'un
événement. Si cet événement était présent à l'homme, le
plan de Dieu ne se déroulerait pas.
Que fait Dieu ? Il enlève carrément de la mémoire le
souvenir de l'événement, comme ci cet événement n'avait
jamais existé. Et lorsque la chose que Dieu veut amener
à l'existence est là, il remet l'événement dans le
souvenir de l'homme. Et l'homme, alors, est surpris car
Dieu l'a conduit là où il n'aurait jamais pensé aller.
Eh bien, c'est ce qui est arrivé avec moi à propos de
cette affaire de télévision. J'avais totalement oublié,
ce l'était vraiment, ça a été enlevé de ma mémoire, que
l'affaire était déjà réglée depuis plusieurs semaines.
Si je l'avais su, si je m'en étais souvenu, mais il ne
serait rien arrivé du tout. J'aurais dit au répondant :
Bien voilà, il faut répondre que c'est non, puisque
c'est décidé.
C'est pendant les vacances de Noël, aux environs du
Nouvel An, un peu avant ou un peu après je ne saurais
plus le dire. J'ai plutôt l'impression que c'est un peu
après le Nouvel An. Il s'est présenté ici deux
Messieurs. Et ces Messieurs ont demandé si on leur
permettrait de venir prendre des vues de la vie de la
communauté en vue de réaliser un programme, des
séquences au sujet de la vie Bénédictine, Cistercienne.
Et ils ont dit qu'ils avaient visité des monastères en
France, où ils avaient reçu un accueil largement
affirmatif et positif, exactement les termes que nous
trouvons ici dans la lettre qui vient maintenant de
Klaarland. Je n'ai même pas eu l'idée de demander le nom
de ces hommes. Sans doute ils ont décliné leur identité
au Frère Gérard quand ils se sont présentés ? Mais lui
aussi a oublié, vous comprenez, il voit tellement de
monde.
Mais ces hommes ont été extrêmement honnêtes. Ils ont
dit : Voici, nous venons d'Orval et nous arrivons chez
vous. A Orval, nous avons présenté la même demande. Et
le Père Abbé nous a répondu qu'il jugeait qu'il n'était
pas permis de filmer l'intimité d'une vie communautaire,
qu'il le regrettait beaucoup. Et maintenant, disent-ils,
nous voici à Rochefort. Quelle a été la réponse ? Mais
la réponse qui leur a été donnée est celle-ci : Mais
vous comprenez bien, Messieurs, que ce qui vaut pour
Orval vaut aussi pour Rochefort. Nous regrettons
beaucoup, mais nous aussi nous ne permettons pas qu'on
vienne filmer notre vie communautaire dans son intimité.
Alors ces deux Messieurs se sont excusés, et puis ils
sont partis. Est-ce que ce sont les deux noms donnés
ici, Philippe Dasnoy et Raoul Rolant ? Ou bien est-ce
deux de leurs collaborateurs, car vous comprenez bien
qu'ils ne sont pas seuls dans cette équipe ? Mais
toujours est-il qu'ils savent qu'ils ne peuvent
sélectionner notre monastère pour venir y filmer des
séquences destinées à la télévision.
Mais c'était totalement, vous voyez, totalement sorti
de ma mémoire, c'est à dire que Dieu l'en avait
littéralement retiré. Et voila que hier, hier quand
toute l'affaire est lancée, quand j'en ai déjà parlé,
quand j'ai annoncé une consultation, que tout est
préparé, que tout est fini, hier, il me le remet dans la
mémoire. Vous voyez les façons humoristiques d'agir de
Dieu. Mais où voulait-il en venir avec cela ?
Eh bien, il voulait en venir ici - et ça j'en suis sûr
- son intention était d'éveiller en nous ce qu'on
appelle aujourd'hui une conscientisation, c'est à dire
nous faire prendre conscience que si nous étions engagés
dans la célébration d'une année jubilaire de Saint
Benoît, nous devions le faire avec sérieux et avec
vérité, que notre effort de ressourcement sur la Règle
Bénédictine, à travers les Fondateurs de Cîteaux, ce
devait être quelque chose de vécu, quelque chose de
vrai.
Non pas, comme je le rappelais hier, un prétexte à
cessions, un prétexte à discussions, un prétexte à
voyager. Je pense que notre dernier conférencier sur
Saint Benoît-Cassiodore, y a encore fait allusion, et
pourtant il ne savait rien. Vous voyez la conscience de
la communauté qui parlait aussi par la bouche de ce
conférencier.
Et ce sont là tous des petits coups de pinceaux que
Dieu donne pour brosser un tableau. Et ce ressourcement
à travers la relecture cistercienne, ce doit être
l'objet d'un effort persévérant, d'un effort vécu,
n'est-ce pas. Et si je voulais à nouveau dire de quoi il
s’agit, je pense qu'on pourrais choisir aujourd'hui ce
que Saint Grégoire dit de Saint Benoît. Il dit une toute
petite chose, mais qui défini très bien le projet
cistercien. C'était : soli Deo placere desidera,
il désirait plaire à Dieu seul.
Or, mes frères, l'Ecriture nous dit qu'il est
impossible de servir deux maîtres à la fois. Il est
impossible de plaire en même temps et à Dieu et au
monde. Et les premiers cisterciens, qu'ont-ils fait ?
Ils ont choisi de plaire à Dieu seul. Et pour cela ils
ont tourné le dos au monde, sans mépris pour le monde
naturellement. Mais ils l'ont fuit, ils ont pratiqué la
fuga mundi, ils se sont enfoncés loin du monde
dans une forêt. Ils ont dressé entre le monde et eux la
barrière d'une forêt désertique. Et là, dans cet endroit
où ils étaient seuls avec Dieu, ils ont essayé d'entrer
dans l'Univers de Dieu. Ils se sont mués en véritables
soldats du Christ.
Ils sont partis à la conquête de ce Royaume de Dieu
qu'on ne peut conquérir que par la violence qu'on se
fait à soi-même. Et ce Royaume de Dieu n'est pas de ce
monde. Souvenezvous de ce que Jésus disait au moment où
il était questionné devant le tribunal : Tu es donc Roi
? Oui, disait-il, je suis Roi, mais mon
Royaume n'est pas de ce monde. Et ces premiers
cisterciens partaient à la conquête de ce Royaume-là,
qui n'est pas de ce monde.
Or, mes frères, la télévision, il faut bien le savoir,
c'est le monde. C'est le monde qui fait irruption dans
le monastère avec toute sa virulence, ou bien c'est le
monde auquel on se livre. Hier, on m'a signalé le cas
d'un monastère en Belgique où il arrivait qu'on
modifiait l'heure des Offices, surtout de l'Office de
Vêpres, pour que ceux qui le désiraient puissent
regarder à la télévision les péripéties d'un match
international de football.
Quid hoc ad monacos ? , demanderait Saint
Bernard. Quid hoc ad spirituales viri ?,
qu'est-ce que cela a à faire avec des moines ?
demanderait Saint Bernard. Mais qu'est-ce que cela a à
faire avec des hommes spirituels ? Vous voyez, c'est
cela la différence entre Cîteaux primitif et quoi
aujourd'hui ? Quid hoc ad monacos ? Qu'est-ce que
cela a encore à faire avec des moines?
Mais mes frères, il y a aussi l'inverse. Si je me
livre, moi, à une caméra de télévision, qui va capter ma
vie intime, ma vie de prière - car je suis un homme dont
le but est la prière continuelle - ma vie de relation
avec Dieu, je commets presque un sacrilège, car ma vie
ne m'appartient plus. Je ne suis pas seul dans
l'affaire. il y a Dieu qui est avec moi. Et alors, comme
un autre me disait hier, ça frise l'impudeur, si ce
n'est pas carrément de l'impudeur...Et à ce moment là
vous voyez, c'est moi qui me jette dans les bras du
monde, même si physiquement je reste encore ici.
Vous voyez que cette affaire de télévision, elle est
lourde d'une charge symbolique explosive. Et nous devons
en tenir compte. Il y a derrière cela toute une option,
une option pour ou contre la pureté de notre idéal de
recherche exclusive de Dieu, du Royaume de Dieu...ou
bien quelque chose qui va se diluer et perdre son
identité et nous avec.
Alors, mes frères, je dois maintenant vous remercier et
vous féliciter d'avoir choisi la liberté dans la vérité,
dans cette vérité-là. Car voici ce qu'il ressort de
cette enquête :
Il y en a 30 qui n'ont pas accepté. Il y en a 4 qui
acceptent. Et il y en a un qui ne savait pas ce qu'il
devait faire et qui n'a pas choisi. Il s'est sans doute
abandonné au jugement des autres. Je pense que ce choix
que nous avons fait tous ensembles, est un choix qui va
nous encourager. Car, voyez encore une fois ce que Dieu
a voulu faire, je vous le dis, l'affaire était déjà
réglée depuis un mois et il enlève ce souvenir de ma
mémoire. Je propose alors toute une affaire, qui dans le
fond, je dirais au niveau de la décision était inutile
puisque la décision était déjà prise.
Mais c'est l'occasion que Dieu nous donne de prendre en
main maintenant vraiment notre programme de
revitalisation, de je dirais d'un nouvel embrayage sur
la pureté de notre idéal cistercien ; autrement vous
voyez ça reste dans le coeur, c'est certain, mais ça
reste dans la volonté une décision.
Mais cette volonté s'est exprimée comme maintenant, par
une décision écrite. C'est presque une charte qui a été
écrite hier, comme un engagement qui a été pris comme
cela par toute la communauté. Et je pense que c'est très
beau, et encore une fois c'est très encourageant.
Maintenant n'allons pas nous imaginer que la position
que nous avons prise, qui est tout de même assez
radicale, elle est unique, que nous sommes des gens qui
sortons de l'ordinaire. Non, elle n'est pas unique.
Cet après-midi sont passés ici l'Abbé d'un monastère
Irlandais de Roscrea qui était le délégué de la
Conférence Anglo-irlandaise, Australienne,
Nouvelle-Zélande au Concilium Generale qui vient de se
terminer à Tilburg. Il était accompagné de Dom Jean, le
définiteur de langue Française qui a parlé ici, vous
vous en souvenez, avant la Conférence Régionale, et
aussi du Frère Bruno cellérier d'Orval. Ils ont visité
le monastère, ils sont restés deux petites heures, le
temps de faire un petit tour. Ils venaient de Brialmont
et allaient sur Orval.
Mais on a tout de m&me eu le temps de demander au
Frère Bruno : Qu'est ce qu'on va faire à Orval comme
célébration, je dirais comme manifestation à l'occasion
du 15° Centenaire de Saint Benoît ? Il a répondu: Mais
rien du tout. Il n'y a rien à faire, ça va se vivre au
plan de l'intériorité, comme la Conférence Régionale l'a
recommandé et l'a demandé. Il y aura simplement ceci :
Monseigneur Maetens viendra présider la concélébration
le 12 Juillet, jour de la f&te de Saint Benoît et ce
sera tout. Pour le reste, nous ferons cela entre nous.
Le père Abbé, a-t-il dit, se rendra à Maredsous la
veille, où il y a une réunion de moines et de moniales.
Mais il ira seul quand toute la communauté avait été
invitée, comme toute la communauté de Rochefort
d'ailleurs aussi.
Voila mes frères, n'allons pas nous imaginer que nous
sommes en pointe. Non, je vous le dis, c'est un esprit
qui est ailleurs qu'ici, et c'est un esprit qui est dans
l'Ordre. C'est Dieu qui travaille. Mais il a voulu à
cette occasion-ci, encore une fois, nous conscientiser,
c'est à dire nous faire prendre conscience de cela. Et
comme je vous l'ai dit, avant d'être aimablement
remerciés ici les opérateurs venaient d'Orval où ils
avaient déjà, disons essuyé un refus aimable et poli.
Nous ne sommes donc pas seul.
Chapitre : Récollection du mois de février.
02.02.80
Mes frères,
Un mois s'est déjà écoulé depuis le début de l'année
1980, et nous respirons encore le parfum de Noël avec
plus d'intensité aujourd'hui. Et pourtant nos regards se
portent ailleurs, ils se portent vers le lointain. Nous
savons qu'ici bas nous n'avons pas de demeure
permanente, nous n'avons pas d'établissement fixe. Nous
attendons une cité que Dieu nous a préparée. Nous
espérons la manifestation plénière de son admirable
Lumière à lui, cette Lumière dont il va nous rassasier
dans son Royaume.
Mes frères, pendant tout le mois de janvier, nous avons
encore longuement médité sur notre statut d'étranger,
sur notre état de voyageur. Nous sommes ici dans la
maison de Dieu, et cette pensée nous pénètre d'un
respect profond pour les lieux que nous habitons ; et
aussi pour les frères qui partagent notre vie.
Cette maison de pierre, elle est solidement encrée dans
le schiste, mais en réalité elle est un mystérieux
esquif qui nous transporte là où nous espérons aller. Il
nous transporte audelà du sensible, il nous transporte
vers notre véritable patrie. Et notre vraie patrie,
c'est la société des 3 Personnes Divines. Cela, nous le
savons.
Notre statut d'étranger nous donne un comportement qui
n'est pas un comportement purement humain. Nous essayons
d'emplir nos yeux de ce que notre foi nous fait
percevoir de cet univers divin qui est si beau, de cet
univers de lumière. Et alors, nos yeux projettent cet
univers sur le milieu qui nous environne, sur les frères
que nous rencontrons. Et ces frères alors, par le regard
de lumière que nous posons sur eux deviennent beaux en
eux-mêmes, non seulement à nos yeux, mais aussi dans
leur profondeur à eux.
Mes frères, comment, en pensant à cette patrie qui sera
bientôt la nôtre, qui l'est déjà en espérance, comment
ne pas nous rappeler Saint Benoît, Saint Benoît dont
nous fêtons cette année le 15° Centenaire de la
naissance, et aussi tous les fondateurs de notre Ordre.
Nous les avons rappelés voici quelques jours. Ces hommes
qui ont découvert à l'intérieur d'eux-mêmes un nouveau
courant Bénédictin.
Et ce courant, nous allons essayer de le remonter
jusqu'à sa source afin de nous abreuver au jaillissement
même de leur esprit et ainsi devenir un peu plus ce que
eux-mêmes espèrent que nous devenions. Ce que nous
allons essayer de réaliser au moins inchoativement au
cours de cette année jubilaire, c'est d'être pour notre
temps ce que eux ont été pour le leur.
Nous allons donc continuer à nous exercer -
maladroitement peut-être, mais avec tant de bonne
volonté - nous exercer à la condition qui sera un jour
la nôtre, celle de fils de Dieu adulte, de fils de Dieu
achevé, parfait. Et nous allons nous y exercer au jour
le jour, en essayant de rayonner un peu cette Vie Divine
qui déjà bat dans notre coeur.
Nous nous y exercerons en prenant comme mobile de notre
agir : l'Amour. Que sur notre passage, il y ait après
nous un peu plus d'amour. Et ainsi nous deviendrons,
comme je l'ai rappelé ce matin, nous deviendrons les uns
pour les autres : Lumière - Force et Paix.
Et ici, je pense pouvoir faire allusion au Synode des
Evêques Hollandais. Ce Synode qui vient de s'achever,
qui a été une réussite malgré les appréhensions qu'il
avait suscitées un peu partout. Ces hommes viennent de
rentrer chez eux. Ils sont rentrés, mais cela va
commencer pour eux. Ils sont rentrés avec leurs soucis,
ils se trouvent devant les problèmes concrets. Ils se
trouvent devant l'exigence de leur conversion
personnelle. Et les questions qu'ils ont débattues,
elles sont des questions agitées partout dans l'Eglise.
Il est certain que ce Synode aura un retentissement
extraordinaire. C'est un événement d'Eglise autant que
l'événement d'une petite Eglise Nationale.
Mes frères, nous devons apporter notre pierre à
l'édification de ce travail que ces hommes, maintenant
doivent entreprendre, et qu'ils doivent conduire à
l'achèvement. Et nous pourrons les aider, si ici à notre
place, nous faisans les choses comme nous devons les
faire, si à notre tour nous n'avons pas peur de prendre
en main notre conversion, cette conversion qui est au
coeur d'une existence monastique. Le moine est un homme
qui sans cesse se détourne des idoles, se détourne des
illusions pour se tourner vers la Vérité, pour se
tourner vers celui qui est la Vie. Il sait très bien que
du côté de Dieu est la vie, et que de l'autre côté est
le rien.
Mes frères, nous les aiderons donc par la vérité et le
sérieux de l'entreprise de cette année. C'est dans les
mois qui vont venir que ces hommes auront le plus
difficile. Eh bien mes frères, c'est dans les mois qui
vont venir que nous, nous allons continuer à travailler
à ce projet que nous avons mis au point. Et je le
répète, c'est en nous ressourçant au jaillissement de la
source bénédictine captée par nos Fondateurs : être
pour aujourd'hui, pour notre temps, ce que eux ont été
pour le leur.
Dans une petite quinzaine de jours nous allons nous
trouver devant le Carême. Ce temps de Carême va nous
rappeler notre faiblesse. Nous ne devons pas nous faire
d'illusions, c'est la grâce de Dieu en nous qui peut
réaliser quelque chose de durable, quelque chose
d'éternel. Mais ce temps de Ca rame va nous rappeler
aussi que notre faiblesse, elle est aimée de Dieu. Dieu
n'aime pas les hommes qui sont sûrs d'eux-mêmes. Il aime
les hommes qui s'appuient sur Lui, les hommes qui se
savent fragiles, mais qui savent aussi qu'ils peuvent
absolument tout en Celui qui les habite, en Celui qui
les rend fort.
Mes frères, l'eau que nous allons bénir et que nous
allons recevoir dans quelques minutes, cette eau va une
fois encore nous remettre devant notre état, notre état
de créature pauvre, mais aussi notre état de créature
promise à un destin fantastique : partager la Vie Divine
et voir la Lumière de Dieu avant notre mort pour en être
rassasié pour l'éternité. Et pas seulement nous, mais
prendre aussi nos frères les hommes avec nous.
Mes frères, nous vivons maintenant des temps exaltants.
Et ces temps, ils seront nôtres si nous-mêmes sommes des
hommes vrais. Laissons donc venir sur nous cette eau.
Plongeonsnous en elle, c'est nous immerger dans
l'Esprit. Et cet Esprit nous enveloppant pourra nous
porter là où notre espérance nous fait déjà habiter,
chez Dieu. Et cette maison, qui est la maison de Dieu
deviendra alors pour nous-mêmes et pour tous, le Temple
de l'Esprit.
Chapitre : La xenitheia. 04.02.80
16. Nous sommes un temple de Dieu.
Voir Chapitre précédent le 15.01.80
Mes frères,
L'analyse que nous faisons de notre statut d'étranger,
elle ne vise pas un but d'érudition, nous devons bien le
savoir. Elle nous aide à chercher notre véritable
identité. Elle nous aide à entrer dans notre vérité.
Elle a donc un but essentiellement pratique. Elle est
orientée vers un mieux vivre, vers une praxis, vers une
pratique plus intelligente, plus réfléchie, plus hardie
aussi de notre vocation.
La maison de Dieu que nous habitons, cette maison, cet
édifice de briques, de pierres, de bois, cet édifice où
nous partageons une intimité bien réelle avec le premier
occupant de cette maison, cette maison elle est en fait
le signe d'une réalité beaucoup plus haute. Elle nous
rappelle à tous moments, ou du moins elle doit nous le
rappeler et nous devons avoir notre attention ouverte à
cela, elle nous rappelle que nous-mêmes nous sommes dans
notre corps un temple de Dieu.
Je suis, dans mon être unique au monde, je suis une
maison de Dieu. Dieu vit en moi. Et il y vit tellement,
qu'il m'invite mais sans me forcer, il m'invite à lui
céder toute la place pour que finalement ce ne soit plus
moi qui vive, mais que ce soit Lui qui vive en moi.
Donc, que mes yeux soient des yeux de Dieu, que mes
lèvres soient des lèvres divines, que mon coeur soit un
coeur nouveau, un coeur divin.
Alors vous comprenez que dès ce moment là, ma
xenitheia me propulse vers l'impossible. Elle me
fait atteindre les frontières de l'impossible. Elle me
les fait même franchir. C'est là un des côtés les plus
exaltants de notre vie, mais aussi des plus inquiétants.
Tout ce qui touche de trop près au divin a toujours ce
double aspect d'attirance, de séduction, mais aussi de
peur, de recul, de crainte. Et quel est le sentiment qui
va l'emporter en moi ?
Je suis toujours en lutte. C'est une joute entre Dieu
et moi, entre l'attrait et l'inquiétude et la peur. Je
pense qu'il n'existe pas des hommes qui d'un coup cède à
l'attrait que Dieu exerce sur eux. Non, d'ailleurs je
pense que ce ne serait pas dans la vérité de notre être
pécheur. Notre étude encore une fois, notre analyse
comme je le disais au début, doit nous faire découvrir
mieux la vérité de notre être, tous ces aspects-là qui
nous permettent de mieux comprendre, de mieux intelliger
notre vie, et alors de mieux la vivre.
A cet état de Temple, de Maison de Dieu, mais je suis
disposé, je suis appelé. Pourquoi ? Mais dès l'origine,
Dieu m'a créé à son image. Il m'a donc prédisposé à
devenir un jour une image parfaite de lui. Pour
l'instant, je ne suis jamais qu'une ombre, qu'une
silhouette de ce qu’il est. Le terme original d'ailleurs
veut dire image.
Voyons un homme debout dans le soleil. Son ombre
s'étend sur le sol, ou bien elle se projette sur un mur.
Voilà ce que je suis, une ombre. Mais malgré tout, une
ombre qui donne déjà quelque chose de ce qu'est Dieu.
Que va-t-il se passer ? Mais Dieu, alors, est un être
contant de ce qu'il fait, parce que tout ce qu'il fait
est réussi. Il se félicite. Il dit toujours : oh, ce que
j'ai fait est bon, ce que j'ai fait est beau. Il est
contant de lui. Il est contant aussi pour ce qu'il a
créé.
Dieu est bon ! Or le bon, comme le dit le
philosophe,est diffusivum sui, c'est à dire
qu'il a tendance à se répandre autour de lui, à se
diffuser à d'autres. La gloire de Dieu, comme le dira
Saint Irénée et comme l'on repris bien d'autres après
lui, mais la gloire de Dieu ce sera l'homme vivant et
la vie de l'homme, ce sera la vision de Dieu.
Voici donc un homme qui commence à voir Dieu. Saint
Paul le dit : Maintenant nous le voyons comme dans
un miroir. Mais n'oublions pas que les miroirs à
l'époque de Saint Paul étaient des métaux polis. Ce
n'étaient pas les miroirs d'aujourd’hui. C'est donc une
image très floue, indistincte, mais enfin c'était
toujours ça. Mais alors plus tard,
continue Saint Paul, nous le verrons face à face et
je connaîtrai comme je suis moi-même connu.
Alors cela, c'est la vie parfaite de l'homme. Et à ce
moment là, Dieu peut se féliciter d'avoir parachevé un
chef d'oeuvre. C'est la gloire de Dieu. Vous voyez mes
frères, où nous voici emmenés. Or je suis disposé à
cela, parce que dès l'origine Dieu m'a créé comme son
image.
Alors qu'arrive-t-il lorsque je me trouve emporté par
cet agir créateur et amoureux de Dieu ? Je suis alors
projeté vers cet univers. Je n'y suis pas seulement
disposé et appelé, mais m'y voici projeté comme par une
fronde.
Vous savez ce que c'est qu'une fronde ? Autre chose que
dans l'histoire de Goliath ! Peut-être que lorsque vous
étiez jeunes vous avez travaillé avec une fronde ?
Maintenant, je ne sais pas comment ça se passe ? Enfin à
l'époque ça se faisait avec une fronde.
Et je me vois alors tournoyant dans la poche de cette
fronde, on tournoie et puis alors c'est de plus en plus
rapide, le vertige vous saisit, il faut fermer les yeux,
et à un moment donné, vous êtes lâchés, et vous êtes
lancés dans l'inconnu, dans cet inconnu qu'est Dieu.
Car, ne l'oublions pas ici, tout ce que nous pouvons
dire de Dieu, ce n'est jamais que des mots. La
théologie, c'est un discours sur Dieu. Mais les mots ?
Les mots, je vais reprendre ce que nous dit Job. Oh,
dit-il, j'avais entendu raconter beaucoup de choses de
toi, et je pensais te connaître. Et d'ailleurs, j'ai
raconté beaucoup de bêtises à ton sujet - Job, docteur
en théologie ! - Mais maintenant, dit-il, mes yeux t’ont
vu - et alors le réflexe - je mets la main sur ma bouche
et puis je me tais, je n'ai plus rien à dire.
Les mots trahissent ! Seule alors la vision pourrait
nous permettre d'entrer dans ce qu'est Dieu. Mais ne
nous faisons pas d'illusions, ce n'est pas pour tout de
suite même si dans une semi obscurité je peux apercevoir
quelque chose ! Et me voici donc lancé dans l'inconnu.
Sur terre je suis chez moi, je suis vraiment chez moi,
je suis dans mon domaine. Je suis vraiment dans ce qui
me convient parce que je ne suis rien d'autre qu'un
morceau de terre. Je suis de la terre, je suis un
terreux, je suis un boueux ; un terreux qui a un peu
émergé de la terre et qui ne sait pas s'en décoller même
si maintenant il parvient à voler de plus en plus haut,
il va tout de même finalement se retrouver les pieds sur
terre.
Et alors quand ce sera terminé, il le sait, il va
retourner à la terre et puis c'est fini, on n'en parle
plus sauf dans le nécrologe. Mais Dieu qui m'a fait à
son image, il a déposé en moi quelque chose de Lui. Il y
a donc en moi une flamme qui brûle, une flamme qui vient
d'ailleurs, ou plutôt une flamme que j'ai reçue
d'ailleurs.
Et voici que cette flamme prend en moi de plus en plus
de place. Et je me découvre de plus en plus étranger
dans mon milieu naturel. Et en même temps, je me vais
devenir naturalisé citoyen d'un autre univers, d'un
autre monde. Etranger chez moi et naturalisé citoyen de
l'univers de Dieu.
Oh, la terre, je continue à l'aimer la terre, c'est moi
la terre ; la flamme, c'est Dieu. Ce n'est pas parce que
je vais languir après ma patrie d'adoption où je serais
naturalisé Dieu, que je vais pour cela renié ma patrie
d'origine qui est la terre. Nous avons ici toute la
différence entre le néo-platonisme et le Christianisme.
Le platonicien, lui, c'est un être qui vient du ciel.
Il est chez lui dans sa véritable et première patrie au
ciel. Et par un malheur, un accident, un hasard
malheureux, il est tombé sur la terre. Et le voici
emprisonné dans une maison de terre qu'on appelle un
corps. Et il aspire après le moment où ce corps va se
briser pour que son âme alors, pour que lui puisse de
nouveau d'un coup repartir dans l'empiré, dans le ciel
d'où il est tombé parce qu'il s'est peutêtre mis trop
près ! Voilà, mais ça ne fait rien, il va pouvoir y
retourner.
Le Chrétien, lui, c'est autre chose. Il est chez lui
sur la terre. Mais il va recevoir comme un cadeau de la
part de son Créateur la faveur de pouvoir accéder dans
ce ciel qui est la véritable et première demeure de
Dieu.
Mais à ce moment, mes frères, l'amour de la terre va
acquérir son véritable sens. Car dès l'instant où je
suis devenu ce que Dieu veut faire de moi, où je suis
vraiment un citoyen mais ne l'oublions pas, toujours par
naturalisation - de son univers, c'est alors que je
commence à aimer la terre comme lui l'aime, et que je
puis dire que tout ce qui est sur la terre est beau, que
tout ce qui est sur la terre est bon.
Mes frères, il y a une force qui nous propulse comme
cela dans l'univers de Dieu, cette force qui anime la
fronde et puis qui soutient, je dirais, ma course pour
arriver jusque là où Dieu m'attend. Et nous verrons à
une autre occasion ce qu'est cette force. Nous verrons
qu'elle agit en nous et que l'art, vraiment la finesse
de l'art monastique, c'est de collaborer avec elle, de
collaborer pour lui permettre de déployer toutes ses
énergies.
Chapitre : La xenitheia. 09.02.80
17. La puissance de la résurrection.
Mes Frères,
Nous avons vu qu'en nous habitait et agissait une force
qui nous arrache à la pesanteur du terrestre et qui nous
lance dans les espaces inconnus du Divin. Et à mesure
que nous avançons, que nous progressons dans la
direction qui est la nôtre, nous nous reconnaissons de
plus en plus comme étranger à ce monde. C'est un monde
qui n'a aucun rapport avec le nôtre. Lorsque je dis
arraché au terrestre, c'est sans aucun mépris pour le
terrestre. Le terrestre est notre véritable patrie. Nous
sommes de la glaise, et de la glaise nous sommes formés,
et à la glaise nous retournerons.
Et nous voici enlevés à cette glaise pour partir dans
un monde qui n'est pas le nôtre. Et pourtant, à mesure
que nous avançons en lui, nous le reconnaissons quasi
comme nôtre. Nous y sommes de plus en plus étranger, et
en même temps nous pressentons que là sera notre
véritable patrie. Ce ne sera plus la glaise, ce sera le
monde de Dieu mais toujours une patrie d'adoption.
Serait-ce la conscience que nous prenons de cette
adoption, qui nous rend de plus en plus étranger à cet
univers ? Je pense que c'est d'abord l'univers comme
tel. Et c'est l'adoption qui fait que nous soyons en
état de nous y adapter, de nous y intégrer et de nous y
sentir presque chez nous. Et la force qui nous arrache
ainsi pour nous lancer chez Dieu, c'est la puissance de
la résurrection. Mais la résurrection, qu'est-ce que
c'est ?
Ici, nous devons avouer notre ignorance absolue. La
résurrection, nous ne pouvons absolument pas savoir ce
qu'elle est. Elle dépasse nos sens, notre imagination,
notre intellect. Elle est d'un autre ordre, ce n'est pas
le nôtre. Nous sommes dans l'ordre de Dieu. Nous ne
sommes plus dans l'ordre des hommes, même si c'est
l'homme qui ressuscite. L'homme, à ce moment, va entrer
ailleurs, vous voyez.
Et cette puissance de résurrection qui agit en nous,
c'est elle qui nous rend étranger à l'univers qui
devient le nôtre et en même temps, et c'est ça qui est
le plus difficile, elle nous rend étranger à l'univers
que nous quittons. Si bien que nous sommes toujours
entre les deux. C'est une posture difficile à tenir,
nous allons le voir dans un instant.
Mais cette résurrection, elle fait de nous une créature
nouvelle. Et quand on parle de créature, il y a le mot
création. Création est toujours synonyme de nouveau, de
neuf. Toute création est neuve. Créer, ce n'est pas
faire de rien, créer c'est faire du neuf. L'homme ne
fait pas du neuf ! L'homme prend du même pour refaire du
même. L'homme transforme, l'homme réajuste. Dieu seul
peut créer. C'est la production d'absolument neuf et ça,
c'est le travail de Dieu.
Et voici donc que je deviens une créature nouvelle. Je
deviens un être doué d'une vie qui n'est pas
naturellement la mienne. Me voici entré dans l'univers
divin. Et lorsque la résurrection arrive, lorsqu'elle
arrivera - car elle arrivera un jour pour tous les
hommes - à ce moment là, l'univers entier va être
transformé. Mais pourquoi ?
Mais parce que chaque être ressuscité sera comme une
lumière, il sera comme un soleil, il sera ce que le
Christ dit : la lampe placée au dessus du lampadaire. A
présent, la lampe qui existe déjà - c'est ça la
puissance de la résurrection - elle est cachée sous le
boisseau, elle est cachée en dessous du lit. On ne la
voit pas, elle ne remplit pas encore sa fonction mais
elle est là.
Et un jour, Dieu la prendra, il la placera sur le
lampadaire. Et alors, toute la création sera illuminée,
toute la création en sera transformée. Les moindres
détails de cette création apparaîtront aux regards de
tous. Ce sera le rôle du ressuscité, ce sera de
transfigurer le monde. Voyez cette lumière neuve, cette
lumière divine qui sera projetée partout.
Mais je suis déjà, et ici c'est difficile peut-être à
comprendre, je suis déjà eschatologiquement ressuscité
dans le Christ. Et qu'est-ce que cela veut bien dire, ça
? Mais cela veut dire que tel que je suis maintenant, je
suis déjà ressuscité. Le christ, qui est la tête, est
ressuscité. Si la tête est ressuscitée, le Corps aussi
est déjà ressuscité, mais cette résurrection n'apparaît
pas encore. Elle apparaîtra lorsque le Corps entier sera
achevé, parfaitement structuré. Alors, il apparaîtra
dans son état de résurrection. Ce sera à l'eschaton,
ce sera au dernier jour.
Mais cette résurrection, pour employer une autre
expression, elle est déjà acquise maintenant dans la
Tête. Elle est acquise aussi dans le Corps. Elle
apparaît dans la Tête. Elle n'apparaît pas encore dans
le Corps, mais elle est déjà là. Et cette résurrection
acquise eschatologiquement agit déjà en moi. Et c'est
cette action de la résurrection qui fait que je suis
enlevé à l'univers uniquement terrestre, pour accéder à
l'univers qui sera le mien lorsque ma résurrection sera
parfaite.
Lorsque je parle de résurrection, ce n’est pas une
façon allégorique d'exprimer une transformation. Non,
c’est cette fameuse résurrection des morts. Ici, nous
sommes en plein mystère. Voyez, lorsque Saint Paul dit :
Si vous êtes ressuscités avec le Christ, ne cherchez
plus les choses de la terre, cherchez les choses d'en
haut, là où le Christ est à côté de son Père.
Voyez, c'est cette réalité là que nous devrions essayer
de méditer, nous devrions essayer de nous en pénétrer
car c'est le fondement de toute vie humaine, mais c'est
surtout le fondement de toute vie monastique.
La vie monastique ne serait donc rien d'autre qu'un
apprentissage de notre vie de ressuscité. Comme je le
disais il y a quelques jours, il y a quinze jours
peut-être, c'est apprendre à collaborer avec cette force
de résurrection qui travaille en nous. C'est ça qu'il
faut apprendre, c'est ça le fin mot de l'art spirituel.
Donc, cette puissance de résurrection déjà acquise, qui
travaille en moi, je peux très bien la neutraliser et
j'aurais même envie de la neutraliser ; par peur,
d'abord car je ne sais pas du tout où elle me conduit !
Mes sécurités sont derrière moi et mes sécurités sont la
glaise dont je suis sorti, c'est la boue dont je suis
formé. Et ça je le connais, parce que c'est moi. Et ces
sécurités, je dois les abandonner les unes après les
autres. Or, je vais m'y accrocher. J’aurais donc peur et
je vais essayer de neutraliser ça en moi.
Le plus souvent ce sera inconscient, cette tentative de
neutralisation. Je n'en prendrai pas conscience, sauf
lorsque j'y réfléchirai. S'il y a dans la journée du
moine des moments de halte où on essaye de se reprendre,
ce qu'en terme de spiritualité moderne on appellera examen
de conscience, ce n'est pas pour voir ce qu'on
aurait fait de mal peut-être dans les heures qui
précèdent, mais c'est pour essayer de saisir si à un
moment ou l'autre, peut-être sans le savoir, j'ai
neutralisé la force qui agit en moi, cette puissance
qui, il faut le dire, est infinie. Elle est tellement
infinie, qu'elle pourrait m'emporter en une fois.
Mais justement parce qu'elle est infinie, elle est aussi
infiniment respectueuse de ce qu'elle fait. Et lorsqu'elle
m'a créé libre, elle ne forcera jamais mon consentement.
Je vous dis, lorsque nous entrons dans cette façon
d'agir de Dieu, nous ne sommes plus chez nous. Et du
quel côté que nous nous tournions, nous voyons Dieu,
mais Dieu dans tous ses aspects déroutants car Lui, qui
pourrait faire de moi un fils de Dieu, un être divinisé
en un instant, il ne le fera pas, parce qu'il ne veut
pas un pantin qu'il aurait réussi d'un coup. Non, il
veut collaborer avec un être qui ne se laisse pas faire,
avec un être qui va résister, un être qui va lutter
contre lui. Dieu est un lutteur.
Mais vous comprenez que dans ces conditions, il est
nécessaire pour nous d'entrer de plus en plus dans la
vérité de ce que nous sommes, dans la vérité de notre
être, ne jamais oublier ce que nous sommes. Il faudra
aussi revenir peut-être un peu plus tard sur cette
petite réflexion de Saint Benoît qui dit qu'il faut
absolument fuir l'oubli. Qu’est-ce que c'est que l'oubli
? Il y a des toutes petites phrases ainsi dans la Règle.
On dirait presque qu’elles sont tombées par hasard là
dedans.
Non, il y a derrière une énorme expérience, pas
seulement celle de Saint Benoît, mais celle de ceux qui
ont précédé Saint Benoît. Et voilà : nous ne devons pas
oublier ce que nous sommes, entrer dans notre véritable
être, dans notre vérité, dans notre identité vraie. Et
alors, c'est une nécessité, parce que notre identité
vraie, encore une fois, elle est de la terre mais elle
est aussi cette puissance de résurrection qui est en
nous et qui nous projette là où nous n'espérions même
pas un jour aller.
Et alors, si nous entrons dans la vérité de notre
condition, nous devons essayer, et c'est là ce qui va
peut-être encore nous porter à neutraliser cette force,
nous devons engager notre responsabilité d'homme et être
des adultes. Vous savez aujourd'hui, ça revient souvent,
ça, qu'il faut être adulte ! On ne sait pas trop bien ce
que ça veut dire. Il ne faut pas trop y insister, parce
que alors on entre dans le domaine de la psychologie, et
ce n'est pas le moment maintenant.
Mais enfin nous devons bien savoir que dès l'instant où
nous avons choisi, dans le monastère, de collaborer de
cette façon avec ce travail de Dieu en nous, nous
engageons notre responsabilité. Et pour engager sa
responsabilité, il faut savoir ce qu'on fait. Il faut
d'abord être un être réfléchi, un être mûr. Il ne faut
pas être un petit gosse. Et ça encore, c'est tout un
apprentissage.
Je me souviens d'une lettre circulaire - oh, il y a
très longtemps de cela - d'un Abbé Général, je pense que
c'était de Dom Sortais, peut-être une des toutes
premières. Il faisait remarquer qu'un des dangers,
qu'une des plaies dans les monastères pouvait être
l'infantilisme, de ne pas parvenir à ce niveau où
l'homme choisit.
Et voilà, mes frères, à cette puissance de résurrection
qui agit, le moine est donné. Il est donné à elle, il
est réservé pour elle, il s'est donné à elle. Regardez,
le jour où il se lie définitivement à Dieu, donc où il
se jette à la merci de cette force, il dit : Reçois-moi,
accueille-moi Seigneur dans ta miséricorde et je vivrai,
et je vivrai ! Il y a là une vie. C'est cette vie à
laquelle il aspire ; c’est cette vie qui va être la vie
de Dieu, cette vie qui va le faire entrer dans une
condition divine, mais purement divine. Et alors, il se
donne à cette vie, il se livre à elle. Mais voyez un peu
l'audace et la folie de ce geste !
Et, mes frères, je pourrais ici vous poser une question
: Est-ce que la vie vaut la peine d'être vécue, si elle
n'est pas faite de folies ? La vie monastique, c'est une
vie de folie, ce n'est pas une vie de bourgeois ! Et on
se donne à cette vie le jour où on s'abandonne à cette
force de la résurrection. Et alors on se réserve pour
elle. On n'est plus que pour elle. Et on va toujours
essayer d'écarter toutes les influences qui pourraient,
pour reprendre le mot de tantôt, neutraliser, pour ne
pas dire inhiber ou retarder l'action de cette force. Et
dans le langage, dans le jargon classique, ça
s'appellera l'ascèse. L'ascèse, ce n'est rien d'autre
que cela, c'est s'habituer à écarter ce qui peut gêner
cette puissance en nous.
Or cette puissance, elle va surtout agir, mais surtout
agir parce que la source est là, dans l'Eucharistie. Il
faut bien se le dire, c'est à ce moment là, c'est à
partir de là que cette puissance de résurrection agit en
nous. S'il fallait maintenant s'étendre là-dessus, eh
bien, ça prendrait encore des soirées et des soirées. Je
n'aurais garde de le faire. Mais enfin, vous comprenez
bien, vous le savez aussi bien que moi. Mais il faut de
temps en temps nous en souvenir que la puissance de la
résurrection travaille surtout dans l'Eucharistie. Et
chaque jour, elle vient en nous.
Mais une Eucharistie qui se prolonge, alors, toute la
journée par une prière. Je reprends le terme classique
de prière. Vous savez que ces moines, dès l'origine, dès
les débuts, ils essayaient d'accéder au niveau de la
prière continuelle, la continua oratio, donc sans
arrêt. Ils ne devenaient plus que prière. Ils n'étaient
plus, eux, que cri, imploration. Ils étaient jubilation
aussi, ils étaient regard, ils étaient écoute. C'était
cela leur vie,c'était cela la prière.
Or tout cela, ce n'était rien d'autre que l'action
prolongée en eux de l'Eucharistie même s'ils ne la
recevaient au début qu'une fois par semaine. C'était
cela qui travaillait en eux tout le temps. Mais c'était
encore beaucoup plus que cela, car au fond, c'était ce
que Saint Paul dit. Cette puissance de la résurrection,
elle porte un nom, elle est la Personne Divine de
l'Esprit.
C'est elle qui descend sur les oblats au moment de
l'Eucharistie, c'est elle qui couvrait le Christ au
moment de son baptême, c'est elle qui couvrait Marie au
moment de la conception du Christ, c'est elle qui nous
couvre et qui nous enveloppe, et qui entre en nous,
c'est cette Personne de l'Esprit. Et c'est elle, qui en
nous prie, elle crie dans des gémissements
inexprimables, disait l'Apôtre Paul. Et c'est cela, vous
voyez, la prière continuelle, c'est cela la résurrection
qui travaille en nous.
Eh bien voilà, mes frères, nous pouvons terminer notre
semaine sur cette vision, car c'en est une, d'hommes qui
grâce à cet Esprit qui est en eux, à cette puissance de
résurrection qui travaille en eux par l'intermédiaire de
cette Personne Divine, sont arrachés au terrestre et
sont lancés dans l'univers de Dieu, là où ils se
découvrent étrangers et où malgré tout, ils savent
qu'ils ont leur demeure permanente, une demeure qui leur
a été préparée dès avant la création du monde, là où ils
sont attendus, là où ils sont espérés.
Chapitre : Introduction à la Visite Régulière.
10.02.80
Mes frères,
Aussitôt après le Chapitre, le Frère Jacques et le
Frère Julien vont prendre la route. Ils vont chercher
Dom Emmanuel qui va arriver cet après-midi afin d'ouvrir
demain, probablement, la Visite Régulière. Mais Dom
Emmanuel vient aussi pour prendre un peu de repos, voir
d'autres visages, respirer un autre air, prendre un bain
de calme, de solitude, de paix ici à Saint Remy. Les
deux sont compatibles, et Visite Régulière et repos, du
moment qu'il s’agit de Rochefort Eh bien, nous entrerons
dans son intention.
Autrefois, vous le savez, la Visite Régulière était
entourée d'un certain appareil de solennité. C'est déjà
si loin, les jeunes n'ont jamais connu cela. Les trois
jours qui précédaient l'arrivée du Visiteur, on lisait
le soir avant Complies, un chapitre du Directoire
Spirituel qui traitait de la Visite Régulière. Lorsque
le Père Visiteur se présentait à l'hôtellerie, on
sonnait les deux cloches à la volée. Il était reçu par
l'Abbé accompagné de quelques anciens. On le conduisait
dans ses appartements.
Le lendemain, lorsque sonnait l'heure du rassemblement
pour l'ouverture officielle de la Visite, il adressait
un petit mot de circonstance à la communauté. Puis on se
rendait processionnellement à l'église, et là, entouré
de son secrétaire et du sacristain, il inspectait le
tabernacle. Puis il donnait la bénédiction à la
communauté prosternée sur les articles, avec le ciboire.
Il continuait alors la visite par la sacristie. Puis
s'ouvrait le fameux scrutin secret.
Et alors, dans les jours qui suivaient, l'Abbé,
naturellement, était dans ses petits souliers. Et on
attendait la fin, les uns avec curiosité, les autres
avec anxiété, quelques uns dans l'indifférence. Mais
malgré tout il y avait, il régnait, il flottait partout
dans la maison une atmosphère unique.
Aujourd'hui, tout ça se passe avec beaucoup plus de
simplicité et de bonhomie. Mais ça ne veut pas dire que
la Visite Régulière a dégringolé au rang d'une formalité
administrative sans valeur. Auparavant, elle se faisait
tous les ans et maintenant c'est à peu près tous les
trois ans ; ça veut dire que nous devons collaborer à
cette Visite Régulière avec plus de sérieux que jamais.
Le seul terrain vrai sur lequel nous devons nous situer
et rester, c'est vous vous en doutez bien le terrain de
la foi, et à un double niveau.
D'abord le visiteur, nous le connaissons, c'est un très
brave homme. Il nous connaît aussi très bien. Mais
malgré tout dans cette circonstance spéciale, nous
devons ouvrir les yeux, c'est à dire les yeux de notre
esprit, nos yeux habités par cette force de résurrection
dont j'ai parlé hier soir, nos yeux de demain. Nous
devons les ouvrir et dans cet homme, voir Dieu qui vient
ici nous rendre visite. Mais Dieu dans un homme, c'est
le Christ. Et il vient inspecter sa maison. Il vient
nous rappeler à la vérité, ou nous confirmer dans cette
vérité. Ce que nous sommes, ce que nous faisons ici à
Saint Remy, est-ce bien ce que le Christ attend de nous
? Voila la question !
Et alors d'un bond nous remontons aux origines de notre
Ordre. Et nous voyons que c'était déjà l'intention de la
Carta Caritatis. Donc, dans cette charte de
Charité, où le Visiteur, l'Abbé de la maison fondatrice
devait se rendre compte sur place si dans cette nouvelle
communauté ne s'introduisait pas subrepticement un sens
autre que celui que les Fondateurs avaient voulu au
départ, une autre lecture que la leur, une autre lecture
de la Règle que celle que eux avaient découverte.
Mes frères, voila comment nous devons collaborer avec
le Visiteur. C'est avec le Christ lui-même que nous
collaborons. Et ici me revient à l'esprit cette petite
notation encore de Saint Benoît qui dit : voilà, il peut
très bien arriver que se présente pour un séjour dans la
communauté un moine qui vient d'une région étrangère
très lointaine, 61. Et puis cet homme voit avec un
regard autre, un regard nouveau ce qui se passe dans la
communauté. Et il adresse à l'Abbé ou à la communauté
une ou l'autre petite remarque, une chose qu'il a vue.
Eh bien, dit Saint Benoît, il ne faut pas prendre ça à
la légère. C'est peut-être bien pour ça que Dieu l’a
fait venir de si loin pour attirer notre attention sur
ce détail.
Voyez, c'est cela mes frères, l'esprit de FOI. C'est
savoir voir les choses comme Dieu les voit. Et pendant
cette semaine, nous allons nous exercer à cela. Oh, je
sais que c'est déjà notre exercice habituel. Mais dans
cette circonstance spéciale qui ne se présente que tous
les trois ans, nous y serons encore attentif d'avantage.
Et puis, nous allons aussi exercer notre esprit de Foi
à un autre niveau. C'est à celui de notre discours.
Comment allons-nous parler au Visiteur ? Il va nous
recevoir, nous allons nous entretenir avec lui. Il va
peut-être nous poser des questions ? Eh bien, nous
devons lui parler avec honnêteté, avec probité, avec
droiture, avec vérité. Nous devons lui parler comme nous
parlons à Dieu, mais surtout avec vérité. Mais pour cela
nous devons nous comporter en adulte, pas en petits
gosses qui vont rouspéter parce qu'ils ne sont pas
contents.
Non, en hommes mûrs et en frères. Si le Visiteur
perçoit dans notre discours de l'acrimonie, de
l'aigreur, de l'agressivité, oh, ne nous faisons pas
d'illusions, à ce moment là, il nous retire sa
confiance. Oh, il écoute très poliment, c'est un homme
poli, bien élevé, il va bien nous écouter. Mais il ne
tiendra aucun compte de ce que nous disons, ça, il ne
faut pas nous faire d'illusions. Il ne tient compte que
de ce qu'il lui est dit dans la paix, dans l'honnêteté,
dans le calme.
Eh bien, mes frères, je vous exhorte beaucoup à lui
parler de cette manière. Si vous avez quelque chose sur
le coeur, dites-le lui mais dites-le lui avec honnêteté,
dans la vérité. Si vous avez à parler, à faire une
remarque à propos d'un frère, à propos de l'Abbé,
faites-le aussi sans aigreur. Il doit sentir que ce qui
à ce moment là vous anime et vous fait parler, c'est la
charité. Il doit percevoir que c'est l'Esprit qui vous
habite, l'Esprit du Christ qui est en vous et qui se
sert de vous pour lui révéler quelque chose. Et à ce
moment là, il est ouvert, il accueille, il en tient
compte.
Alors, s'il doit adresser une remarque à un frère ou à
l'Abbé, comme cette remarque vient de Dieu, alors elle
sera reçue avec reconnaissance, elle sera reçue avec
joie parce que ce sera la découverte d'une nouvelle
volonté de Dieu. Voila mes frères, comment je vous
exhorte à parler.
Et ainsi, le passage du Visiteur dans notre communauté,
il sera pour nous tous une grâce de renouvellement, une
grâce de ressourcement. Elle se situera dans le cadre de
l'Année jubilaire de Saint Benoît. A mon avis, c'est une
grâce spéciale que cette Visite Régulière ait lieu cette
année-ci. Nous avons pris la résolution de placer cette
année 1980 dans la lumière de Dieu, d'essayer de raviver
en nous la veine Bénédictine et de la raviver à travers
l'esprit qui animait nos Fondateurs. Et ainsi mes
frères, c'est cela que nous allons essayer de vivre les
jours qui vont suivre.
Je vous remercie déjà à l'avance de votre
collaboration. Je vous remercie en mon nom propre, au
nom du Visiteur aussi. Vous savez combien il aime notre
communauté, combien il aime de se retrouver ici. Eh
bien, nous lui faciliterons sa tâche. Et nous retirerons
alors de son passage un encouragement pour continuer
dans la ligne que nous nous sommes tracées.
Chapitre : La xenitheia. 11.02.80
18. Perdre sa volonté dans celle de Dieu pour se
trouver soi-même.
Mes frères,
Nous avons vu que nous étions possédés par une force
qui nous arrache à la pesanteur du terrestre et qui nous
projette dans l'inconnu, dans les espaces inconnus du
divin, où là, nous nous découvrons de plus en plus
étranger. Et cette force qui est le moteur de cette
progression en Dieu; n'est rien d'autre que la puissance
de la Résurrection, Résurrection déjà acquise
eschatologiquement, mais déjà aussi en action en nous
dès à présent.
Cette puissance de Résurrection, elle s'infiltre jusque
dans les replis les plus secrets, les plus cachés, les
plus intimes de notre être, de notre être charnel tout
autant - j'oserais presque même dire - si pas plus que
de notre être spirituel.
Car lorsqu'il est question de résurrection, c'est
toujours résurrection de la chair, ça ne veut pas dire
réanimation d'une chair. Non, nous avons vu que la
résurrection était une réalité qui dépassait notre
entendement et que nous devions ici rester sagement au
niveau de la foi.
Cette puissance de résurrection se propage en nous
quasi à notre insu, mais jamais contre notre vouloir
libre. Et ici se pose la question : mais qu'est-ce que
la liberté ? A quel moment suis-je libre ? Or ça, ça
nous échappe ! Cela nous échappe et c'est peut-être
notre salut. Car cette puissance divine peut alors jouer
en nous en faisant fi de tout ce qui se passe en nous.
Je suis parfaitement libre, lorsque ma volonté ne fait
plus qu'une avec celle de Dieu.
Et à ce moment, chose paradoxale, je suis devenu
totalement étranger à moi-même et au même moment, je me
possède totalement. Donc, je n'ai plus de volonté
propre. Ma volonté est celle de Dieu. Je suis mu par un
autre qui est Dieu, qui est cet Esprit de Dieu, qui est
cette puissance de résurrection qui alors agit en moi
parfaitement.
Mais alors, moi-même dans ce qui me constitue, étant mu
par un autre, qu'est-ce qui me reste ? Mais il me reste
qu'à ce moment je deviens identique dans mon être intime
avec le projet que Dieu a sur moi. Je deviens donc
réellement moi, dans la mesure où je me perds,
dans la mesure où je m'oublie, dans la mesure où je
sacrifie ma volonté propre à celle de Dieu. Et vous
voyez ici toute la ligne de crête de la vie Bénédictine,
de la vie monastique : perdre sa volonté dans celle de
Dieu pour se trouver soi-même dans sa véritable
identité.
Eh bien c'est cela que cette puissance de résurrection
essaye d'opérer en nous. On comprend alors qu'elle soit
assimilée à une brise, à un souffle, à un parfum, à une
onction. Vous voyez, il n'est pas de termes abstraits
disons capable de définir clairement ce qu'elle est. Il
faut user d'allégories empruntées au monde que nous
connaissons. Et alors l'ensemble de ces images tirées de
l'univers matériel nous permet de saisir un peu en quoi
elle consiste.
Et nous comprenons mieux qu'il nous est difficile,
disons qu'il nous est quasi impossible d'échapper à son
action. Il nous est impossible d'opposer un obstacle
qu'elle ne pourrait pas franchir. Voyez, une brise, un
parfum, une onction ça passe toujours, ça pénètre, ça
amollit, ça dissout.
Voyez, un fait ici ! Voici donc l’amour de Dieu qui se
manifeste aux hommes qui ont, eux, opté pour le refus
absolu. C'est ce que nous appellerons les damnés. Donc
je suis condamné, je suis condamné définitivement, je
l'ai choisi et je refuse Dieu et tout ce qui a trait à
Dieu. Eh bien ce parfum disons qui est cette puissance
de résurrection, il va pénétrer ces hommes, ces hommes
qui sont morts, qui sont condamnés. Il va les pénétrer
et il va en quelque sorte les amollir, les attendrir, il
va les détendre, il va les décrisper. Si bien qu'ils
seront en état, mais toujours librement, en état pour la
première fois peut-être d'accueillir l'amour et d'y
répondre.
Ceci pour dire qu'il ne faut jamais désespérer de
personne, que nous ne devons pas classer les gens :
celui-là est en enfer et celui-là au paradis. Non, voyez
cette puissance de résurrection qui agit partout à tout
moment, et comme je le disais, quasiment à notre insu.
Elle est souffle, elle est brise, elle est parfum, elle
est onction,ça nous rappelle qu'elle est Esprit. Ce sont
tous les vocables sous lesquels nous dissimulons ou par
lesquels nous essayons de mettre au jour, de dévoiler la
Personne Divine de l'Esprit, cet Esprit qui est l'Amour,
Amour qui est lui-même brûlant et transformant.
Au cours de l'homélie que nous avons entendu hier, le
Frère Gilbert nous a rappelé cette vérité que l'Amour
qui est Dieu et qui est l'Esprit de Dieu est un feu,
c'est brûlant. Et si ça brûle, ça transforme. Et si ça
transforme, ça transforme dans le sens du feu, aussi de
la lumière. L'amour ne peut faire que du pareil à ce
qu'il est. S'il transforme, c'est pour transformer en
amour.
Et vous voyez, c'est cette puissance de résurrection
qu'est l'Esprit de Dieu en Personne. Il est en nous, et
il travaille, et il nous fait devenir Amour, il nous
fait devenir des fils de Dieu, il nous fait devenir des
êtres divins. C'est jusque là qu'il nous conduit, et
c'est la raison pour laquelle ça nous paraît de plus en
plus étrange, et que nous nous trouvons de plus en plus
étrangers. Car si nous nous laissons à ce que nous
sommes, l'Amour est pour nous une aventure que nous
préférerions éviter.
C'est une aventure prodigieuse, mais dangereuse aussi
car qui se frotte à l'amour va se brûler et il va, s'il
se fait brûler, il va se faire consumer et détruire.
Voyez, nous revenons à ce que je disais pour commencer.
C'est dans la mesure où je vais me perdre donc où je
vais m'oublier, où je vais renoncer à ce qui me semble
être ma personnalité, c'est à dire ma volonté et mon
jugement, c'est à ce moment là que l'Amour va prendre
possession de moi et qu'il va me faire devenir pareil à
lui, c'est à dire un fils de Dieu et un être divin.
Donc, c'est donc là que me projette cette puissance de
résurrection qui agit en moi, faire de nous des hommes
qui ne seront plus rien que des révélations de l'Amour.
C'est là encore une fois une vérité, une réalité vraie
qui dépasse ce que noue oserions jamais espérer. Et
lorsqu'on le dit ainsi avec des mots, ça paraît
peut-être difficile à comprendre, ou bien ça paraît tout
simple, ou bien ça paraît de la rhétorique ou de la
poésie. Nous expérimentons, nous, l'amour que nous
donnons aux autres, nous l'expérimentons un peu comme un
arrachement à nous.
Mais imaginons maintenant l'homme qui est tout à fait
arraché à lui, et qui n'est plus devenu qu'Amour ! Mais
à ce moment là, cet homme vit, cet homme agit
naturellement et il commence à procréer naturellement.
Ce n'est plus lui qui vit, c'est le Christ qui vit en
lui, c'est l'Esprit qui agit en lui, et alors il devient
lui-même collaborateur de Dieu. Voyez un peu dans cette
ligne de pensée tout ce que dit l'Apôtre Paul. On est en
train de lire maintenant pendant l'Office de nuit
l'Epitre aux Galates, l'Epitre aux Corinthiens.
Essayons d'ouvrir les oreilles et de voir là, derrière
cette expérience de l'Apôtre Paul, qui à un moment donné
quand il ne s'y attendait pas - cette puissance de
résurrection qui travaillait en lui et qui l'arrachait à
sa condition charnelle sans qu'il le sache - mais un
moment donné il en a pris conscience. Il l'a vue, il a
vu la Lumière, il a vu le Christ ressuscité. Et alors
pour lui c'était fini. Il s'est trouvé, lui - il était
un être unique naturellement, il avait une mission
unique - il s'est trouvé projeté d'un coup là où nous
allons, nous, lentement.
Mais à travers ce que lui a vécu, et ce qu'il nous dit,
nous devons bien savoir que c'est l'expérience qui nous
attend demain, qui est déjà peut-être la nôtre
aujourd'hui, mais à 1aquelle l'Esprit de Dieu nous
prépare en nous arrachant à nous-mêmes pour nous amener
là, où nous devons aller, chez lui.
Voila mes frères, nous verrons la fois prochaine que
cette expérience nous fait entrer dans un univers qui
nous est, lui, absolument étranger. Il faudra réfléchir
un peu à cela et à partir de là, encore aller plus loin
et comprendre un des éléments de base de notre vie
monastique, ce qui fait la définition toute première du
mot moine, qui est - on n'y pense pas, on n'y pense plus
- qui est tout simplement célibataire ; c'est à
dire un homme qui est un habitant des cieux, qui est un
fils de la résurrection, et qui pour ce destin a renoncé
à tout.
Il y a dans notre vie monastique une unité foncière.
Nous devons toujours essayer de revenir à cette unité.
Mais c'est difficile parce que nous sommes très
dispersés, éparpillés du fait de notre nature humaine,
mais aussi du fait de nos occupations, de tant de choses
que nous avons à faire et à penser, à organiser pour
vivre terrestrement.
C'est pourquoi la vie monastique doit être réduite au
plan matériel à son minimum de nécessités pour que nous
puissions comme ça revenir à l'unité de notre être, à
l'unité de notre vie qui est de devenir des citoyens des
cieux. C'est à dire des hommes qui ne sont plus rien
d'autre que des exemples, ou des rayonnements, ou des
lumières d'amour pour eux-mêmes, pour leurs frères et
pour tous les hommes.
Chapitre : La xenitheia. 14.02.80
19. La divinisation de notre être charnel.
Mes frères,
La divinisation de notre être charnel - car c'est de
cela qu'il s’agit - c'est là que désire nous conduire la
force de résurrection qui agit en nous. Et cette
divinisation de notre chair, elle serait proprement
impensable si nous n'avions pas le précédent de
l'Incarnation du Verbe de Dieu. Dieu s'est fait chair et
il a voulu aussi que cette chair qu'il avait assumée,
ressuscita après sa mort, après son ensevelissement au
tombeau. Il a voulu que cette chair ressuscite, et aussi
qu'elle soit enlevée, qu'elle soit transportée là où est
la demeure de Dieu. C'est un endroit mystérieux que nous
ne pouvons pas imaginer ! Nous ne pouvons pas
d'ailleurs, c'est inutile.
Voici donc cette chair d'homme, la nôtre, qui est
vraiment, mais vraiment devenue par adoption ce que Dieu
est par nature. Il y a là quelque chose d'incompatible.
Une chair divinisée, c'est presque une contradiction
dans les termes. Voilà donc cette chair élevée à un
statut qui lui est absolument étranger. Il est donc
fatal, il est presque normal qu'elle oppose une certaine
résistance à l'action de cette force qui la travaille.
Il faut dire, ne l'oublions pas, que cette force agit
déjà en nous maintenant. Nous ne devons pas imaginer la
résurrection comme un fait ponctuel, qui arrive après la
mort, on ne sait pas quand ! Non, ça agit déjà
maintenant, et si ça n'agissait pas maintenant, ça
n'agirait pas alors. Il faut que nous soyons déjà
prédisposés à cet achèvement qui sera le nôtre un jour.
La chair oppose donc une certaine résistance. Pourquoi
? Parce que la chair est lourde, elle est opaque, elle
est sensuelle, elle est jouisseuse, elle est rapace,
elle est égocentrique. La chair se referme sur
elle-même.
Ici, une toute petite chose : lorsque nous sommes en
face d'un autre, nous aurons peutêtre le réflexe de nous
dérober à son regard. C'est cela un réflexe charnel.
Pourquoi ? Parce que nous avons peur de l'autre. Il
faudra que j'en parle un jour. C'est très important
parce que ça fait partie de notre statut d'étranger.
Mais voici donc cette chair, Cette chair qui est lourde,
elle doit devenir légère, elle doit devenir diaphane,
elle doit devenir ouverte, offerte, donnée, donc,
exactement le contraire de ce qu'elle est au naturel.
Mais ça, ce n'est encore que les effets, les effets,
disons visibles, perceptibles d'une métamorphose qui
s'opère à la racine de notre être. Et la nature de cette
métamorphose, c'est cela la résurrection en route. Mais
il n'y a pas de mots pour la traduire, pour l'exprimer,
parce que c'est une réalité qui est d'un autre ordre.
L'Apôtre le dit. Ce que nous serons un jour
n'apparaît pas encore, dit-il, mais lorsque ce
sera arrivé, alors nous serons semblables à lui
puisque nous le verrons tel qu'il est. Voila
comment l'Apôtre Paul essaye d'exprimer un peu ce qui se
passe maintenant, et qui est le prodrome de ce qui se
passera plus tard.
Alors, que devons nous faire, nous ? Ce que nous devons
faire, c'est d'essayer de maîtriser, de neutraliser et
de paralyser cette résistance que notre être charnel
oppose à l'Esprit qui nous travaille. Car c'est l'Esprit
qui ressuscite, c'est l'Esprit qui transforme et qui
transfigure. En d'autres mots, nous devons pratiquer ce
qu'on appelle l'Obéissance. L'obéissance, j'en ai assez
bien parlé lorsque nous avons réfléchi à notre état
d'esclave, de serviteur de Dieu dans le cadre de la
louange que nous devons lui rendre dans l'Opus Dei.
Mais l'Obéissance, c'est un peu la partie que nous
devons jouer dans une immense chorégraphie dont Dieu est
le Maître, l'inspirateur et l'improvisateur. Notre
réponse, c'est l'obéissance. Et pour cela nous devons
avoir, je le rappelle, une oreille très fine pour
entendre les moindres inspirations de l'Esprit. Et nous
devons être aussi doués, dotés d'une extrême souplesse
pour épouser les moindres ondulations de cette brise.
Et ici encore, voyez comme notre vie monastique forme
un tout. Au cours de l'Office divin nous nous déplaçons,
nous nous mouvons, presque nous pirouettons, nous nous
inclinons, nous nous prosternons, nous nous relevons ;
tout ça exige une souplesse physique. Et cette souplesse
physique, elle est le signe, elle est le langage qui
exprime à l'extérieur cette souplesse intérieure qui
doit être la nôtre.
Il n'est rien dans la vie monastique qui soit corporel,
physique et qui ne soit en même temps symbole, signe,
expression d'une réalité spirituelle. N'oublions jamais
ça ! Il ne faut jamais cracher sur les observances,
toute observance corporelle, je le répète, est un
langage mystérieux pour exprimer une disposition
intérieure d'ordre spirituel.
Nous devons donc nous efforcer de donner notre
assentiment plein et entier à l'action de l'Esprit en
nous. Et cette action de l'Esprit, nous ne devons pas
l'appréhender, nous ne devons pas la craindre. Nous
devons lui faire confiance car, encore une fois, nous ne
pouvons pas savoir ce que l'Esprit de Dieu va réaliser.
Nous sommes dans son domaine à lui, c'est une force de
résurrection hors de notre captus intellectuel.
Saint Benoît le dit aussi. Faisons confiance, dit-il,
ce que l’Esprit dignabitur demonstrare, 7,188,
ce que Dieu par son Esprit daignera faire apparaître.
Mais comme l'Apôtre le disait tantôt : ça n'apparaîtra
qu'après, lorsque mon être ressuscité aura la
possibilité, la faculté et la force de regarder en face
le Grand Chorégraphe que sera Dieu Trinité. A ce moment,
tout sera démontré ; cela veut dire, deviendra public,
cela deviendra visible pour tout le monde et à commencer
par moi. Mais en attendant je dois agir dans une
certaine obscurité que nous appellerons la Foi.
Et puis il y a un danger, nous devons bien prendre
garde. C'est la tentation par excellence du milieu
monastique, et avant lui aussi naturellement, mais c'est
surtout dans les monastères parce que dans les
monastères, on n'a rien, il ne reste rien dans la main.
Et cette tentation, c'est celle d'asservir l'Esprit,
c'est d'utiliser l'Esprit. Utiliser ce que l'Esprit peut
me donner, ce qu'il voudrait me donner pour parader.
J'ai là en moi une certaine puissance spirituelle qui
travaille. Eh bien, je vais essayer de l'utiliser pour
acquérir du prestige, pour me faire un nom, pour
dominer, pour briller. C'est une tentation qui est
vieille, aussi vieille que le christianisme.
Vous connaissez l'histoire d'un certain Simon le mage,
qui voulait acheter à l'Apôtre Pierre l'Esprit Saint
pour que lui aussi pût opérer des actions prodigieuses
qui l'auraient mis en valeur, qui lui auraient rapporté
gros peut-être ? Il aurait pu ouvrir une officine
quelque part. Eh bien, c'est la tentation du monastère
ou plutôt du moine dans le monastère.
Or, ce que l’Esprit demande est exactement le
contraire. C'est qu'on soit absolument désintéressé, que
ce soit gratuit chez nous, que nous devenions donc
diaphanes, transparents, pour qu'il puisse nous
traverser, pour à travers nous alors aller plus loin,
pour que nous devenions légers ; pour que nous puissions
encore une fois épouser les moindres mouvements qu'il
désire nous imprimer et alors, pour faire de nous ce
qu'il désire faire, ce qu'il désire accomplir.
Voilà mes frères, prenons bien garde ! Je pense qu'il
n'y a aucun d'entre nous qui soit exempt de cette
tentation. Elle nous travaille tous. Et chaque fois que
nous trébuchons à cause de l'Obéissance, c'est peut-être
à cause de cela, parce que à ce moment-là nous percevons
combien il ne nous est pas possible de monnayer
l'Esprit.
Voyez donc quelle gymnastique est requise de nous ?
C'est pourquoi Saint Benoît dira que le monastère est
une école où on apprend ainsi à servir Dieu, une
initiation à la façon de se comporter dans ce jeu
sublime que l'Esprit entreprend avec nous. Et puis aussi
il nous fait acquérir le savoir-vivre, les -règles de
savoir vivre qui sont celles de la nouvelle société qui
sera la nôtre, la société des Personnes Divines.
Mes frères, il ne faut pas penser que c'est si simple,
que dès l'instant où on est dans un monastère, où on a
revêtu un habit, où on a fait une profession, on peut
tout se permettre et on peut avancer des exigences. A ce
moment-là, je monnaye l'Esprit, je profite de ma
situation même à l'endroit d'un supérieur, à l'endroit
d'un confrère. Je ne suis plus rien ! A ce momentlà, je
deviens comme le magicien qui voulait acheter l'Esprit.
Prenons bien garde parce que c'est dangereux ; ça peut
un instant réussir, peut-être au plan humain, au plan
charnel, mais au bout, c'est l'avortement, c'est la
ruine.
Que va faire de nous l'Esprit ? Il veut faire du moine
un seul être avec le Christ, un seul Esprit avec Dieu.
Et alors mes frères, si nous devenons un seul Esprit
avec Dieu, notre joie, notre bonheur doit être cette
ressemblance avec Dieu qui devient nôtre. Or, Dieu, il
est dans le monde l'inconnu, l'inexistant, celui dont on
ne tient pas compte. Oh, disons que c'est la situation
de Dieu à l'endroit de la majorité des hommes.
Eh bien, le moine qui est devenu un seul Esprit avec
Dieu, lui aussi il doit devenir un inconnu, un
incompris, un laissé pour compte, un inexistant. Voilà
son véritable sort ! Et cela voudra dire que lui - je ne
pense pas à des persécutions, loin de là savez-vous ! -
mais il sera dans son milieu d'abord, il sera pour
l'extérieur, effacé, humble, modeste. On n'entendra pas
sa voix raisonné sur les places publiques. Non !
N'allons pas penser maintenant qu'un homme qui est
devenu un seul Esprit avec Dieu est un être falot. Non,
toute le puissance de Dieu habite en lui. Mais cette
puissance est tellement énorme qu'il n'est pas
nécessaire qu'elle s'étale. Dieu crée le monde, Dieu
fait évoluer le monde, Dieu soutient le monde par sa
puissance qui est infinie et qui est la sienne. C'est
pour ça qu'il peut se permettre de passer inaperçu,
d'être inconnu, d'être nié.
Eh bien, le moine dans lequel travaille à fond la
puissance de la résurrection, il participe à cette
puissance de Dieu et aussi à ce privilège de Dieu d'être
inconnu. Vous comprenez alors encore un peu mieux la
raison de ce geste premier des moines de s'enfoncer dans
le désert.
Voyez ce que faisait Antoine, voyez ce que faisait
Benoît, voyez ce qu'ont fait les Fondateurs de Cîteaux !
Un instinct les pousse 1à, i1s veulent devenir comme
Dieu. Ce n'est pas seulement pour aller attaquer le
démon dans son repaire. mais c'est aussi pour
disparaître et devenir invisible comme Dieu 1ui-même est
invisible. Mais à ce moment là, étant devenu comme Dieu,
porter tout par la puissance de son être.
Voilà, mes frères, à quel niveau de xeniteia,
de dépaysement nous devons parvenir. Encore une fois
notre chair oppose de la résistance. C'est normal, mais
nous ne devons pas nous laisser faire, nous laisser
dominer par cette crainte. Nous devons plutôt donner
notre confiance totale à l'Esprit qui prend possession
de nous, qui nous transforme, qui nous métamorphose et
qui alors grâce à nous, et par nous, peut réaliser en
notre faveur d'abord, mais aussi pour l'Eglise, et
au-delà encore pour toute l'humanité, des choses grandes
et belles qui ne sont rien d'autre que le salut et la
divinisation de tous les hommes sans exception.
Chapitre : La xenitheia. 16.02.80
20. Avertissement avant de continuer.
Mes frères,
Depuis quelques jours déjà, nous sommes en train
d'explorer le noyau de notre vie monastique, de notre
vie chrétienne, même de notre vie humaine si nous
plaçons comme terme ultime de notre vie d'homme,
l'heure, le moment où nous participerons parfaitement à
la vie de Dieu, et où nous pourrons voir alors Dieu face
à face, pour ne pas dire le voir par l'intérieur de
lui-même, mais alors sans aucune ombre, sans aucun
obstacle.
Or il y a un noyau, pour à partir de là comprendre
cette vie. Et à la suite d'une réflexion sur la
xenithea, j'ai été amené jusque là, jusque dans ce
noyau. Et je dois avouer que c'est une tâche ardue,
c'est difficile ; ce sont des mystères, ce sont des
secrets divins et il n'y a pas de mots aptes à les
rendre parfaitement. Mais j'estime que nous devons faire
l'effort, que cet effort non seulement est payant, mais
qu'il est indispensable.
Car il est utile, il est nécessaire pour nous, de
savoir à qui nous avons à faire : Qui est Dieu ? Comment
Dieu s’y prend avec nous lorsqu'il veut nous infuser sa
vie ? A quel endroit de notre être il va déposer ce
germe pour alors, avec une patience infinie, une
patience divine, la sienne, le faire germer de façon à
ce que nous soyons totalement transformés.
Et je pense ici à la difficulté qu'est la nôtre, et
elle est fameuse, savez-vous ! J'en ai un peu peur ! Je
me suis engagé dans une entreprise hasardeuse parce que
à mon avis elle n'est pas beaucoup explorée. Je dois
avouer que je ne l'ai jamais rencontrée nul part. Ce
sont des choses qu'on n'ose pas aborder dans des livres
car nous réfléchissons là sur notre vie personnelle.
C'est donc une science, un savoir, une connaissance qui
est basée sur l'expérience d'une vie de foi, mais d'une
foi vécue dans l'amour. Il est impossible de spéculer
là-dessus, il est impossible de construire ces choses à
partir de données qui seraient purement intellectuelles,
parce qu'il s’agit de choses divines. On ne peut donc
les percevoir et on ne peut les connaître qu'à travers
une expérience. Mais alors lorsqu'il faut traduire cette
expérience dans le langage courant, on se trouve devant
une difficulté. mais nous ne devons pas avoir peur de
l'aborder.
Et je pense ici à une autre science du noyau. C'est la
science nucléaire, ce qui veut dire Science du Noyau, du
noyau de l'Atome. Vous avez des équipes de savants
partout dans le monde qui, à l'aide de moyens de plus en
plus énorme il faut le dire, des investissements
financiers et aussi matériels, et de la substance grise,
s'efforcent de pénétrer les secrets de l'atome,
d'arriver à l'endroit où à l'intérieur de l'atome il n'y
ai plus, il n'y ai presque plus rien que l'énergie
pure...un grain d'énergie.
Or, à l'intérieur de cet infiniment petit qu'est le
noyau de l'atome - l'atome étant déjà infiniment petit -
ils découvrent encore maintenant des centaines de
particules toujours plus petites, et ça va toujours plus
loin. Si bien que ils n'ont plus de vocabulaire pour
l'exprimer, ça n'existe plus. Ils doivent forger des
noms, n'importe lesquels, pour arriver à expliquer et à
comprendre et aller vers une nouvelle surprise, de
nouvelles recherches, de nouvelles découvertes. Et ainsi
jusqu'au moment où, espèrent-ils, ils arriveront à la
limite de la matière et de l’esprit. Or mes frères, ce
n'est encore, cela, que de la science, de la matière.
Mais dès l'instant où on doit entrer dans la science de
la Vie Divine, et qu'on doit explorer, scruter les
secrets, les mystères de ce noyau, voyez un peu quel
effort et aussi quelle passion ça ne demande pas ? Or,
pour nous c'est nécessaire. Dieu l'attend de nous. Le
moine est un savant. Oh, ce n'est pas un savant qui va
publier beaucoup de grands ouvrages sur toutes sortes de
choses, qui dans le fond sont extrêmement faciles. Du
moment qu'on a les moyens financiers et intellectuels,
on peut en sortir. Mais non, le moine est un savant dans
une science spirituelle et divine où encore une fois on
ne pénètre que par l'expérience.
Donc là, il faut vraiment se nucléiser soi-même. Il
faut s'abîmer soi-même dans une vie de foi, d'amour,
d'humilité pour recevoir de Dieu la grâce de pénétrer
dans ses secrets. Dans les jours qui viennent, je m'en
vais aborder une Parole, une Parole qui est tombée des
lèvres du Christ, et elle est au centre de tout.
Naturellement, je vous dis, on n'a jamais fini
d'approcher du centre de ce noyau.
Et je pense à un homme qui l'a exploré, c'est l'Apôtre
Paul. Or voyez un peu. On est en train pour l'instant de
lire à l'Office la seconde Lettre de Paul aux
Corinthiens, et à l'Office de Nuit, une Lettre aux
Galates. Or ces Corinthiens et ces Galates, mais qui
étaient-ce ? Ce n'étaient pas les savants d'Athènes ?
Non. Ce n'étaient pas non plus les savants de l'Asie
Mineure ? Non. C'étaient des ouvriers, des débardeurs du
port de Corinthe, c'étaient des paysans de la Galatie.
Allons, disons pour prendre les choses maintenant un
peu brutalement : c'étaient des paysans d'Havrenne,
attachés à leur bétail, à leurs champs, et là-bas aux
Marolles attachés à leur Manekens Pis. Or, ces mystères
de Dieu, il les dévoilait à ces gens là. Et ces gens là,
estce qu'ils comprenaient ? Mais il est probable qu'ils
ne comprenaient pas beaucoup. Mais enfin, ils
l'acceptaient et la Vie Divine travaillait en eux, et
c'est arrivé jusqu'à nous.
Mais nous, qui avons deux mille ans de tradition
dernière nous, et près de deux mille ans aussi de vie
monastique qui nous porte, eh bien, nous devons avec
persévérance continuer à scruter ces secrets. C'est cela
aussi le but et la fin de la Lectio Divina. C'est
ce sens spirituel, qui est le sens de l'Esprit, qui nous
aide et qui nous permet de recevoir, et à partir de ce
que nous recevons, de comprendre.
Car mes frères, il faut bien savoir ceci : si une vie
spirituelle, à un moment donné, commence à stagner, puis
à se liquéfier, puis à s'installer dans la routine - et
c’est vrai au niveau personnel, c'est vrai aussi au
niveau communautaire - eh bien, c'est parce que on a
renoncé à chercher, on a renoncé à réfléchir, à méditer,
à recevoir, on a refusé d'enseigner. Vous voyez, c'est
cela !
Mes frères, nous allons donc continuer dans cette
direction-là. J'ai dit ça aujourd’hui parce qu'il n'y
avait pas beaucoup de temps. C'était une journée très
fatigante pour moi, et pour aborder encore un peu plus
loin au centre de ce noyau, je voulais vous prévenir. ,
Nous allons entrer un peu plus loin dans la Parole de
Dieu. Mais c'est la prière qui nous permettra de
comprendre. Et en nous sentant toujours plus étranger
dans ce milieu divin, nous nous-y sentirons aussi de
plus en plus épanouis. Car c'est par LUI que nous sommes
appelés déjà maintenant, mais alors pour l’éternité et
avec tous nos frères les hommes.
Homélie du 6° dimanche du temps ordinaire. 17.02.80
Les Béatitudes.
Mes frères,
Si nous voulons capter dans sa source le sens de ces
Paroles que vient de nous adresser le Christ, le
Prophète et l'Apôtre, nous devons par un effort de cet
organe surnaturel qu'est la foi nous hisser à la hauteur
de la vision qui est celle même de Dieu. Le Christ est
Dieu, ne l'oublions pas ! C'est Dieu qui nous parle par
sa bouche. C'est lui qui a ouvert les yeux du prophète.
C'est lui, c'est sa lumière à lui qui soudainement s'est
emparée de Paul aux portes de Damas, et qui lui a
découvert le sens ultime de toute chose.
Mes frères, essayons de rester à ce niveau de vision
qui est celui même de Dieu ! Alors nous voyons que, en
réalité, sous les apparences qui frappent nos sens et
qui aiguillonnent notre intellect, tout est déjà joué.
Dans le Christ ressuscité, car c'est de cela qu'il
s’agit, dans le Christ ressuscité, non seulement l'heure
dernière est déjà présente, mais même ce qui vient
après. Dans le Christ ressuscité, nous sommes déjà
entrés eschatologiquement, mystérieusement,
mystiquement, dans la création nouvelle, celle dans
laquelle Dieu est tout en toute chose. C'est déjà
arrivé, c'est déjà réalisé. La résurrection du Christ,
c'est l'irruption du Divin dans l'humain, mais c'es
aussi l'assomption de tout l'humain dans le divin.
Le résultat, mes frères, c'est que les lois
rationnelles qui régissent le comportement purement
humain - celui de l'homme psychique ou de l'homme
animal, comme dit l'Apôtre ces lois sont bouleversées,
elles sont inversées. Maintenant : Heureux les pauvres !
Heureux les affamés ! Heureux les désolés ! Heureux les
persécutés, les méprisés ! Mais malheur aux possédants,
malheur aux fêtards ! Malheur aux repus ! Malheur à ceux
qu'on félicite et qu'on acclame partout !
Mes frères, voici maintenant les lois qui doivent régir
le comportement de l'homme qui veut arriver vite
recto cursu, comme dit Saint Benoît, 73,14, - au
terme de sa vocation d'homme. Oh, ce n'est pas là un
manifeste révolutionnaire, ce n'est pas non plus l'éloge
du paupérisme, du misérabilisme ou du dolorisme. Il
s’agit de bien autre chose.
C'est une médication choc que le Christ veut nous
appliquer, qu'il nous applique d'ailleurs aujourd'hui
même pour nous rappeler au réel. Nous nous endormons si
facilement dans les délices, ou nous nous révoltons si
facilement contre les âpretés de la vie d'aujourd'hui.
Mais nous ne voyons pas que derrière les apparences nous
sommes déjà entrés là où nous allons, là où nous devrons
aller.
Et c'est ainsi que la séquence des paradoxes que le
Christ vient de nous proposer, elle agit, elle peut agir
si nous nous laissons faire, à la façon d'un séisme qui
ébranle tout, qui secoue tout. Les prodromes sont déjà
perceptibles loin, très loin dans les paroles du
Prophète. Mais l'Apôtre Paul qui a vraiment été
renversé, même physiquement, par ce séisme, il en situe
l'épicentre dans le fait de la résurrection du Christ.
Pour nous aujourd'hui chrétiens, il faut bien le dire
avec regrets, presque avec larmes, la résurrection du
Christ est un thème théologique, un thème de réflexion
mais ça ne pénètre pas notre vie. Que le Christ soit
ressuscité ou non, ça ne change rien, dira-t-on !
Si ça change tout ! Mais à condition que nous nous
laissions pénétrer par cette force qui vient de la
résurrection du Christ, qui nous habite, qui nous
travaille et qui veut nous transformer.
Mes frères, le moine, c'est un homme qui a reçu de Dieu
la grâce, le don, de vivre déjà maintenant dans
l'au-delà du temps, dans l'état qui sera celui de
l'homme après la résurrection. Il y est transporté par
cette puissance de résurrection qui l'habite et qui agit
en lui. Et alors, il commence à voir les choses tout
autrement. Il se réjouit comme ne se réjouissant pas !
Il pleure comme ne pleurant pas ! Il commerce comme ne
commerçant pas ! Il use de ce monde comme n’en usant pas
! Car pour lui la figure, l'apparence de ce monde est
déjà en train de passer, elle est déjà passée, il est
déjà au-delà.
Mes frères, pouvons-nous nous dire que nous vivons déjà
habituellement à ce niveau ? Je pense que ce serait très
prétentieux que de l'affirmer ! Mais enfin nous y
aspirons et nous savons très bien que nous y allons, que
nous y sommes portés, transportés.
L'Eucharistie, dans laquelle nous sommes engagés
maintenant, elle est la présence invisible mais malgré
tout fulgurante de cet au-delà à l'intérieur de notre
monde d'hommes. Elle est la présence de Dieu parmi nous.
Elle est la présence panifiée, si je puis m'exprimer
ainsi, la présence matérialisée du Christ ressuscité
parmi nous. Elle est cette force qui agit en nous et qui
tantôt va entrer en nous, et va nous prendre en elle
pour nous travailler, pour nous transformer, pour nous
métamorphoser, pour nous transfigurer.
Si nous pouvions nous ouvrir tellement qu'elle soit
mais alors entièrement libre de faire en nous ce qu'elle
veut à la sortie de cette Eucharistie ; mais nous
serions là où se trouvait l'Apôtre Paul. Et notre vie ne
serait plus, à travers toutes les épreuves qui ne nous
seraient pas épargnées d'ailleurs, elle ne serait plus
déjà que témoignage pour tous nos frères les hommes de
cette présence parmi nous de la vie qui nous attend, de
notre vie de ressuscité.
L'Apôtre Paul nous le dit bien, mes frères : Si le
Christ n'est pas ressuscité, nous sommes les plus
malheureux de tous les hommes. Et d'ailleurs, ceux
qui sont hors de l'Eglise et qui voient comment nous
vivons, ne se privent pas de nous le rappeler...surtout
dans notre Occident ici qui vit trop bien, trop
matériellement bien.
Mes frères, essayons donc pour notre part, ici, puisque
c'est à cela que Dieu nous a appelés, essayons de nous
rendre de plus en plus transparent à cette puissance de
lumière qui vient du Christ, ici parmi nous, qui va
entrer en nous dans l'Eucharistie et qui va nous prendre
en Lui pour que nous soyons chacun dans notre milieu,
chacun pour nos frères, pour tous ceux que nous
rencontrerons, que nous soyons les témoins de ce que
Dieu veut faire, de ce qu'il a préparé pour chacun
d'entre nous.
Amen.
Chapitre : La xenitheia. 18.02.80
21. Scruter le noyau.
Mes frères,
C'est avec une certaine crainte, pour ne pas dire une
certaine peur, que je m'aventure à l'intérieur du noyau
de notre vie Divino-humaine. Pour en parler dignement,
pour en parler respectueusement et en toute vérité il
faudrait soi-même être entièrement divinisé. Il faut en
effet raconter des choses qui sont tellement étrangères
à notre univers purement humain, à l'homme encore animal
centré sur lui, que j'ai l'impression quasiment de
commettre une trahison, de déflorer une beauté sur
laquelle ne peut se déposer aucune buée.
Mais enfin, c'est un devoir de parler. C'est un devoir
de parler, parce que il faut admirer la vie à laquelle
Dieu nous convie. C'est sa propre vie à lui. Toute notre
éternité se passera à jouir de cette vie. Il n'est donc
jamais trop tôt pour essayer d'en percer les secrets.
Dieu nous y convie puisqu'il a voulu devenir homme
précisément afin de nous parler de cette vie qu'il nous
destine.
Et aussi, nous devons pouvoir dès maintenant - parce
que c'est maintenant que se prépare notre vie éternelle
- nous devons pouvoir saisir le mouvement de cette vie,
son élan, sa courbe, un peu le chœur de danse qu'elle
veut déjà organiser avec nous maintenant pour que nous
puissions y entrer, nous y couler et alors le suivre
sans jamais le précéder, sans jamais l'anticiper, mais
une sorte d'improvisation avec Dieu, une sorte de
création. Dieu crée parce qu'il est improvisateur. Et
alors dans cet élan, déjà appréhender le terme, le but,
vers lequel Dieu nous achemine.
Et enfin, il faut je pense réfléchir à cette vie, la
contempler déjà, afin de pouvoir remercier Dieu tout de
suite, afin de pouvoir le louer. Nous passons des heures
et des heures au chœur à chanter les louanges de Dieu.
Mais nous devons bien savoir pourquoi ? Et c'est d'abord
en premier lieu parce qu'il nous fait le cadeau de son
être et de sa vie.
Je suis donc obligé de vous en parler aussi parce que,
en vertu ma foi de toutes sortes de circonstances
providentielles me voici en train d'occuper parmi vous
la place du Christ. Je dois donc être son porte-parole,
sa voix. Lui étant toujours la Parole, il faut donc que
ma voix s'adapte à la sienne. Et c'est ce qui crée
malgré tout dans mon être un sentiment, non pas
d'insécurité mais de crainte, de crainte, de respect
devant cette tâche qui dépasse les forces normales d'un
homme.
Car il n'y a jamais qu'un seul qui a le droit de parler
: c'est le Christ. Nous devons inconditionnellement,
entièrement nous soumettre à ce que lui nous dit, à
cette Parole de Dieu. Les affirmations que le Christ
nous donne de sa propre personne, de Dieu, de la Vie à
laquelle Dieu nous appelle, nous devons les recueillir
avec un respect infini et alors essayer, essayer
toujours de les mettre à notre diapason pour que nous
puissions les comprendre et que nous puissions encore
une fois les manger, les ingurgiter, qu'elles deviennent
notre être même et que nous devenions chacun Parole de
Dieu.
Le Christ a seul le droit et le pouvoir de parler avec
autorité. Il l'a dit d'ailleurs luimême dans son
entretien avec Nicodème. Vous savez, Nicodème, c'est un
homme très bien intentionné, mais ces choses là le
dépassent !
Nicodème est docteur en Israël, on dirait aujourd'hui
Docteur en Théologie. Il a pour mission d'enseigner ses
compatriotes. Mais il ne comprend pas. Voyez un peu ! Le
Christ lui dit des choses et cet homme il l'admet, oui,
il l'admet, il fait confiance. Il n'est pas de ces juifs
qui réclament des signes parce qu'ils n'y croient pas.
Non, il y croit mais cela le dépasse tellement qu'il se
demande : mais comment, comment cela peut-il se faire ?
Et alors, Jésus lui dit ceci : Ce que nous savons,
eh bien nous en parlons. Et ce que nous voyons, c'est
de cela que nous portons témoignage. Et alors, mon
témoignage, vous devez l'accepter tel que je vous le
livre. Vous comprendrez plus tard !
Jésus l'a dit aussi aux Apôtres : Plus tard vous
comprendrez. Maintenant, la première fois que je vous
en parle, vous ne savez pas comprendre parce que vous
êtes encore trop charnel. Mais lorsque l'Esprit aura
pénétré en vous, vous serez en harmonie avec mes
paroles, avec mon être. Et alors vous comprendrez et
vous commencerez à collaborer !
Vous voyez, mes frères, tout repose dans notre vie
chrétienne sur le témoignage. Le premier témoin c'est le
Christ. Et puis alors il y a eu les Apôtres. Et les
Apôtres, pour eux c'est la même chose, ils ne peuvent
parler que de ce qu'ils ont vu de leurs yeux, de ce
qu'ils ont entendu de leurs oreilles, de ce que leurs
mains ont touché.
Ou comme l'Apôtre Paul, pendant toute sa vie, mais tout
ce qu'il dit, même les choses qui nous paraissent à nous
les plus éloignées de cela, tout ce qu'il dit, ce n'est
rien d'autre. Il ne fait rien que raconter cette vision
qu'il a eue du Christ, en plein midi, lorsqu'il
approchait de la ville de Damas. C'est ça qu'il voit
tout le temps, c'est ça qu'il raconte. Il ne fait que de
parler de cela : tout ce qu'il a vu dans cette vision,
et tout ce qu'il en tire comme conséquences personnelles
pour lui.
Mais alors tous les autres ? Car le but du Christ, le
but des Apôtres n'est rien que celuici : c'est de créer
une communion. Ce n'est pas pour étaler une science, un
savoir ; ce n'est pas pour briller aux yeux des hommes,
pour paraître au dessus d'eux. Non, c'est pour entraîner
les hommes sur la route d'une expérience identique - je
ne dirais même pas analogue ou semblable, mais identique
- afin, dit-il, que notre communion soit achevée dans la
même vie, et alors que notre joie à tous soit parfaite.
Le Christ a dit : Je vous donne ma joie. Et les
Apôtres disent : nous voulons vous faire partager notre
joie.
Voyez, c'est la raison pour laquelle nous devons, nous,
scruter ce noyau, afin que cette vie nous pénètre et que
nous connaissions nous aussi cette joie. Mais voila, mes
frères, il y a le drame qui est là. Et le drame, c'est
que ce témoignage, c'est que ces témoins, ces hommes qui
savent et qui ont le droit de parler, eh bien, ils
rencontrent la méfiance, ils rencontrent l'incrédulité,
ils se heurtent à l'hostilité des hommes. Et ça, c'est
vraiment à ne pas comprendre ! Pourquoi cela arrive-t-il
? Pourquoi ?
Cela devra faire aussi l'objet de notre recherche, ce
pourquoi ça arrive, parce que ce conflit qui dresse les
hommes contre le témoin, il nous traverse nous aussi, il
divise notre être en deux. Nous le vivons à l'intérieur
de nous. Il y a une partie de nous qui ne veut pas. Mais
pourquoi ? En gros, on peut dire dans une première
approche : mais c'est parce que Dieu est un indésirable,
Dieu est un gêneur, Dieu empêche de vivre !
Dieu m'empêche de vivre à ma façon ; il m'empêche de
vivre, de réaliser ces aspirations égoïstes qui sont en
moi, de domination des autres, d'auto-exaltation,
d'agressivité. Il m'oblige, Dieu, si je m'abandonne à
lui, à m'oublier, à me vider de moi, à me recevoir des
autres plutôt que de les accaparer, que de les dévorer à
mon projet.
Alors on comprend qu'il est préférable, alors, de nier
Dieu...ça se fait ouvertement' Chez les meilleurs
dirait-on, ça se fait ouvertement. Chez les autres, ça
ne se fait pas ouvertement, ça se fait sans qu'on le
remarque, quasi inconsciemment, et on est emporté. Or
ça, nous le vivons à l'intérieur de nous !
Mais voilà, mes frères, nous allons alors avec beaucoup
de prudence et de respect nous mettre à l'écoute du
Christ et entrer dans cet univers étranger, où nous nous
sentirons vraiment étrangers. Et pourtant nous y serons
chez nous. Chez nous, parce que c'est là que Dieu nous
appelle, et c'est là que Dieu nous attend...
Chapitre : Carême 1980. 19.02.80
1. Ouverture du Carême.
Mes frères,
La nature créée, inanimée aussi bien que vivante, est
un fourmillement de signes et de symboles qui nous
parlent d'un univers qui est comme caché, dissimulé
derrière la nature, qui aussi est en elle, qui la
soutient, qui la fait changer, qui la fait évoluer, qui
la fait vivre. C'est l'univers de Dieu et l'univers des
Saints.
Car Dieu n'est pas seul ! Il est dans sa Trinité, mais
il a aussi toute une Cour, une Cour Angélique, une Cour
de Saints. Et ces êtres, déjà entrés dans l'intimité
parfaite de la Sainte Trinité, collaborent avec Dieu à
l'avancement du monde vers son plérome.
La nature est donc un discours prononcé par Dieu et mis
à notre portée. Nous pouvons donc voir comme trois
niveaux dans la Parole de Dieu. Au premier niveau, cette
nature qui est un produit de sa Parole et un fruit de
son amour. A un second niveau, l'Ecriture qui est la
Parole de Dieu mise par des hommes. Et puis au troisième
niveau, la Parole de Dieu incarnée par le Christ.
C'est le Christ qui crée le monde et alors le Christ et
ses collaborateurs, c'est à dire les hommes qui sont
déjà christifiés dans l'au-delà. Mais aussi ceux qui ici
bas sont en voie de chritification et qui sont déjà
efficaces dans l'évolution du monde. Chaque chose,
chaque événement est donc une Parole. Et les anciens
moines voyaient ainsi dans ce monde l'objet de ce qu'ils
appelaient la contemplation première, ou la
contemplation physique c'est à dire pouvoir lire,
déchiffrer les Paroles que sont ces choses.
Vous savez que dans le langage de la Bible, c'est
exactement le même mot qui va rendre parole, action et
chose. La parole qui est énoncée, l'action qui exprime,
qui traduit cette Parole et puis la chose produite,
c'est un seul et même mot.
Vient ensuite après la seconde contemplation qu'ils
appelleront la contemplation mystique. Ce ne sera plus
maintenant voir la Parole produite, mais ce sera de voir
celui qui énonce la Parole, de voir le Logos
lui-même, de voir le Christ lui-même.
Je vais vous citez, vous lire un petit apophtegme. Il
est très connu. Il se trouve dans la collection la plus
ancienne des apophtegmes. Ce sont dix apophtegmes que
Evagre le Pontique a inséré à la fin de son traité sur
le moine.
Un des sages d'alors vint trouver le juste Antoine et
lui dit : Comment peux-tu tenir, oh Père, privé que tu
es de la consolation des livres ? Antoine répondit : Mon
livre, oh philosophe, c'est la nature des êtres. Et il
est là quand je veux lire les Paroles de Dieu. ..
Vous voyez, c'est tout à fait cela ! Antoine dans son
désert n'avait pas de livres. Il n'avait pas une
bibliothèque comme nous avons maintenant. Il n'avait pas
de télévision, naturellement, il n'avait pas de radio,
il n'avait pas de journaux. Il n'avait rien. Et alors
voyez ce philosophe, cet homme des livres ! Comment
peux-tu vivre là dans le désert sans cette consolation
des livres ? Comment pouvez-vous tenir, vous, dans le
monastère sans la consolation de la télévision ou de la
radio ? Voila ce qu'on entend comme réflexion
aujourd'hui. Il suffit de dire : Mais voilà, mon livre à
moi, ce sont tous ces êtres, c'est toute cette création,
et je la lis ! C'était cela ! Antoine se mouvait
naturellement dans ce monde de signes et de symboles.
Eh bien mes frères, tout cela à l'occasion du carême
que nous allons commencer demain. Nous avons aujourd'hui
aux Vêpres, selon la formule consacrée, déposé le
cantique Alléluia, hodie depositur canticum alleluia.
Et c'est fait. Nous entrons donc dans le carême.
Or le carême, le carême est un temps qui parle à notre
être entier. Mais ça, j'y reviendrai peut-être demain.
Je veux simplement m'arrêter aujourd'hui sur deux petits
symboles : celui des cendres et celui du voile.
J'ai demandé qu'on lise aujourd'hui à midi un petit
article qui nous a permis d'entrer dans la signification
symbolique des cendres et du voile. Je ne vais pas
recommencer maintenant, mais simplement rappeler que les
cendres. Dans les cendres, eh bien voilà, nous nous
avouons coupables. Nous avons mérité un châtiment. Et ce
châtiment, c'est à dire les peines, toutes les misères
qui tombent sur nous, eh bien, nous ne les avons pas
volés. Et pour le reconnaître, eh bien, nous nous
mettons sur la tête les cendres, de la poussière car
nous sommes simplement dignes de retourner dans cette
poussière dont nous sommes extraits.
Mais nous n'allons pas en rester là. Nous allons nous
reprendre en main. Nous allons repartir. Nous allons
nous corriger. Nous allons nous convertir. Et alors,
Dieu va nous rendre sa faveur. Mais en attendant aussi,
nous nous jugeons indigne de vivre chez Dieu, d'être
admis à le regarder. Notre place, elle n'est plus dans
sa maison. Elle est dehors, sur le seuil. Nous nous
sommes profanés. Nous avons commis à notre endroit, nous
qui sommes des temples de Dieu, une autoprofanation.
Donc, nous devons être devant le temple, hors du temple,
hors de la maison de Dieu. C'est ça le signe du voile.
Naturellement, nous allons demain recevoir les cendres.
Mais depuis belle lurette on a enlevé la fameuse
courtine. Les jeunes n'ont jamais connu cela. C'était
toute une affaire pour le sacristain de devoir
l'installer. Et une seconde affaire pour le serviteur
d'église de pouvoir la manoeuvrer sans provoquer
d'accidents. Il y en avait qui transpirait des gouttes,
ce n'était pas facile. Mais il faudrait tout de même que
nous ayons là sous les yeux un petit signe discret qui
nous rappellerait que nous sommes en période de carême,
qui nous rappellerait les engagements que nous allons
prendre pour vivre concrètement et sérieusement notre
temps de carême.
Et alors, nous allons à partir de demain voiler
discrètement la croix qui se trouve derrière le
maître-autel. Si bien que chaque fois que nous entrerons
à l'église, que nous ferons l'inclination, que nous
monterons pour l'Eucharistie nous aurons cette croix
voilée devant les yeux. Et nous saurons que, voilà,
c'est le moment de réfléchir à notre conduite présente
et à notre conduite future, donc de nous convertir, de
remettre dans notre coeur l'amour qui s'était peut-être
un peu évaporé, et de renouer la charité qui nous unit
parce que nous sommes tous pécheurs. Et nous sommes tous
malgré tout appelés à partager le même destin final de
fils de Dieu.
Chapitre : Carême 1980. 20.02.80
2. Ne pas courir en vain.
Mes frères,
Hier, nous avons vu que le carême était un univers
symbolique qui atteignait tout notre être, qui se
saisissait de lui dans toutes ses parties. La
conversion, en effet, qui nous est demandée, elle ne
peut s'effectuer que globalement dans notre chair, dans
notre coeur, dans notre esprit. Il y a toujours
interaction réciproque entre les différentes
constituantes de notre personne.
Et ce carême qui est tellement riche en symboles et en
signes nous rappelle aussi que le monastère est une
école. C'est une école de service du Seigneur, nous le
savons. Mais ce service ne sera effectué correctement
que si nous entrons dans les symboles qui nous sont
proposés. Cela veut dire que le monastère est aussi une
école dans laquelle on s'initie au rudiment de ce
langage de signes.
Et, à la suite d'un progrès qui doit être continu, on
peut arriver à une maîtrise. Si bien qu'on est capable
d'interpréter tout ce qui peut se présenter dans la vie
monastique, non seulement au niveau des événements qui
nous touchent personnellement, mais l'ensemble de ce qui
se passe dans le monastère et ce qui le constitue.
Il n'est rien, dans un monastère, qui ne soit pas signe
ou symbole de réalité Divine. Et cela va de soi puisque
nous sommes ici dans la maison de Dieu. Nous habitons
chez Dieu. Donc absolument tout ici nous parle de choses
de Dieu.
Si nous nous arrêtons à ce que nos sens perçoivent, eh
bien on dira : mais ce que vous racontez là est absurde,
ce n'est pas vrai ! Ce n'est donc accessible qu'à notre
être surélevé déjà au niveau de ce que Dieu veut nous
dire. Ce sera donc l'oreille de notre Foi qui nous
permettra d'entendre ce langage. Et n'allons pas penser
que nous l'entendons facilement.
Lorsqu'un homme, dans un monastère, ne se sent plus à
sa place, lorsqu'il est triste, lorsqu'il est accablé,
lorsqu'il ne se sent pas bien dans sa peau, c'est
uniquement parce qu'il n'entend pas ce langage. Donc,
tout ce qu'il fait tout ce qu'il voit, tout ce qu'il vit
lui paraît absurde. Mais c'est certain que c'est
absurde, c'est humainement déséquilibrant.
Il est donc nécessaire de toujours vivre, respirer,
entendre, voir à ce niveau supérieur de la foi. C'est
uniquement là que nous percevons les réalités divines et
que nous entendons, et que nous comprenons le langage
que Dieu nous adresse à travers tout cet univers
symbolique que constitue le monastère.
Et non seulement encore une fois la liturgie ou les
choses qui s'approchent de Dieu plus directement, mais
TOUT, même les prières, les arbres, les fleurs, les
animaux, TOUT, tout ce qui fait le monastère. C'est très
exigeant, c'est certain, mais c'est indispensable si
nous voulons y vivre. Notre vie exige un réalisme qui
est rarement atteint dans le monde.
Dans le monde, il y a une quantité de distractions
possibles. Dans le monastère, il n'yen a pas, à moins
que on ne s'en crée, c'est à dire qu'on essaye de vivre
malgré tout dans le monastère comme si on était dans le
monde. Donc alors, on fausse toutes les interprétations
et on s'enfonce de plus en plus dans l'absurde. Et ça
devient une roue, comme un écureuil qui fait tourner une
roue et qui ne bouge pas de place. On se fatigue pour
rien. Et c'est ce que les anciens moines disaient
souvent : courir en vain, se fatiguer en vain
! Et c'est triste parce qu'on peut mieux utiliser ses
énergies.
Il faut donc prendre garde de ne pas courir le reproche
que Jésus adressait à ses disciples, nous l'avons
entendu raconter dimanche, où il leur disait : Mais
enfin ! Est-ce que vous avez des yeux pour ne pas voir ?
Avez-vous des oreilles pour ne pas entendre ? Avezvous
un esprit pour ne pas comprendre ? Est-ce que vous êtes
tellement bouchés, tellement obtus que vous ne
compreniez pas encore ? Attention ! disait-il, prenez
garde au levain des Pharisiens et au levain d'Hérode !
Et eux, ils discutaient parce qu'ils n'avaient emporté
qu'un pain avec eux.
Voyez un peu à quel niveau de différence se trouvait le
Christ ? Il leur parlait, vous voyez, le symbole, le
signe du levain de ces Pharisiens et d'Hérode. Et eux
alors, bêtement n'est-ce pas, ils étaient là à se dire :
Quoi ? Nous n'avons qu'un pain ! Nous allons nous faire
ramasser, nous n'avons qu'un pain ! Vous voyez, c'est
cela !
Il est vrai que lorsque nous réagissons encore ainsi,
nous sommes en bonne compagnie. Les disciples ont dû
aussi apprendre. Ils avaient comme instructeur la
Parole, de Dieu, Dieu lui-même qui avait à leur endroit
une patience sans borne, une patience infinie à sa
mesure à lui. Donc, ne nous décourageons jamais si
parfois encore, ou même souvent nous avons l'esprit
bouché. Mais ça ne veut pas dire que nous devions
toujours rester ainsi.
Le temps du carême, c'est justement le moment de nous
remettre sur les rails, d'ouvrir une fois les yeux, de
nous laver une bonne fois les oreilles et puis de
décrasser notre coeur. Cette année ci, nous devons nous
y mettre avec plus d'ardeur parce que c'est une année
consacrée à Saint Benoît. Il faut donc qu'au terme de
cette année, nous soyons un peu plus lumineux. Lumineux
pour Dieu d'abord, et puis lumineux pour nos frères,
lumineux pour nous également.
Et nous le serons si nous sommes plus propre. Et le
temps du carême, vous voyez, c'est un bain, mais un bain
qui va nous régénérer. Je dirais presque une sorte de
sauna. Il y en a peut-être bien un ou l'autre ici qui
pourrait nous expliquer exactement ce qu’est un sauna.
Il paraît que c’est très réconfortant, très
ragaillardant ; et quand on en sort, on est vraiment
rajeuni. Pourtant, c'est assez pénible au moment même.
Eh bien, c'est un peu cela le carême. Une petite
épreuve que l'on traverse, mais qui nous rend à notre
jeunesse première. Saint Benoît le dit. Il dit
textuellement ceci, mais il faut bien voir les mots
qu'il utilise. Il dit : Pendant ce temps de carême, il
faut negligentias aliorum temporum diluere, 49,8
. Et on traduit ça ainsi: effacer toutes les négligences
de l'année !
Eh bien, ce n'est pas du tout ça qu'il veut dire. Il
veut dire autre chose. Ce sont les négligences des
autres moments. Ce n'est pas comme si chaque année il
fallait faire une petite cure. Il y en a qui font des
cures chaque année. On fait une cure d’eau ici ou là, on
court même très loin. Au plus loin ça va, mieux ça vaut
parce qu'alors on joint l'agréable à l'utile.
Non, ce n'est pas ça ! C'est de tous les autres
moments, les négligences de tous les autres
moments. On s'est laissé aller, on s'est laissé
salir, on s'est laissé endurcir par la dureté de la vie,
par les difficultés dans le monastère. Voilà, la
lassitude, l’acédie, enfin tout ce qui nous tombe sur le
dos et qui nous rend morose. Eh bien, tout ça, il faut,
dit Saint Benoît, le diluere
Ce n'est pas l’effacer mais c'est le faire fondre,
c'est se soumettre à une bonne savonnée. Le savon
dissout la crasse. Il ne l'arrache pas, il ne l'efface
pas. Non, il procède beaucoup plus doucement, il la fait
fondre. Et alors la faisant fondre, il l'emporte et elle
n'est plus là. On se demande comment? Mais elle n'est
plus là.
Vous voyez, c'est tout à fait ce que je disais. Le
carême, c'est une sorte de bain dans lequel nous nous
nettoyons. Nous nettoyons nos yeux, nous nettoyons nos
oreilles, nous nettoyons notre coeur, et ainsi nous
pouvons de nouveau être bien éveillé pour vivre au
niveau de la foi. Car la foi, une foi vivante, c'est
avoir les yeux, les oreilles et le coeur bien propre et
ainsi avancer vers plus de clarté, et permettre à Dieu
d'entrer en nous et de rayonner, que nous soyons un peu
plus lumière, jusqu'à ce que nous le soyons tout à fait.
Voyez un peu ! Il faut déjà abandonner la partie pour
aujourd'hui. Mais nous devons maintenant descendre dans
la pratique. Ceci est un principe. Mais comment faire
maintenant pour bien se nettoyer ?
Si vous voulez, nous verrons ça dans les jours à venir.
Le carême compte quarante jours. C'est le premier
aujourd'hui. Démarrons tout doucement pour être certain
d'aller jusqu'au bout. Un moteur qui s'emballe est un
moteur qui est en danger. Donc, dans les jours qui
viennent, nous verrons un peu comment nous organiser. Ce
sera, si vous le voulez bien, notre quatrième objectif
pour l'année de Saint Benoît.
Chapitre : Carême 1980. 21.02.80
3. Premier pas dans la pratique du carême.
Mes frères,
Je n'avais pas l'intention de prendre la parole ce
soir, et pourtant me voici. C'est que hier, j'ai posé
les principes qui devaient animer notre carême. J'ai
rappelé que le carême était un ensemble de signes et de
symboles qui nous atteignaient dans notre chair, dans
notre coeur, dans notre esprit. Et je ne veux pas
attendre samedi pour faire avec vous le premier pas dans
la pratique du carême. Nous devons prendre un bon
départ, même si ce départ ne doit pas être précipité.
Car, si on court trop vite, on trébuche, on s'étale et
on est découragé.
Saint Benoît connaissait son métier de moine. Il
connaît aussi sa théologie. Il sait très bien que depuis
un certain jour qui s'appelle la Noël, tout le
divin passe obligatoirement par la chair. Le Verbe de
Dieu s'est incarné et depuis lors, tout ce qui vient de
Dieu passe par la chair, la chair de l'homme, bien
concrète. Et aussi tout ce qui environne cette chair,
tout ce qui sort d'elle et tout ce que cette chair
produit ; donc, par tout le corporel, par tout le
matériel.
S'imaginer arriver à Dieu grâce à la vigueur de son
esprit en faisant fi de l'enveloppe charnelle qui est la
nôtre, c'est une effroyable illusion. Je dis
effroyable, parce que c'est une trahison à
l'endroit du plan de Dieu. Voyez, dans cette hypothèse,
c'est pour rien que le Verbe de Dieu aurait pris chair !
Eh bien, Saint Benoît sait cela. Mais il sait aussi par
son expérience personnelle, et puis par tout ce qu'il
voit autour de lui, que cette chair est malade. Elle est
blessée, elle est tordue. Elle va donc laisser passer
difficilement le divin à travers elle. Il faut donc
redresser cette chair, il faut la guérir, il faut la
purifier. Il faut que, non seulement elle ne présente
plus aucun obstacle à la transmission du divin, mais
qu'elle facilite ce transfert, qu'elle le porte. Il faut
donc qu'elle devienne de plus en plus légère.
Mais alors légère dans le sens de translucide. Une
chair translucide, c'est peut-être une contradiction
dans les termes, mais je veux dire qu'elle doit de plus
en plus tendre vers un état de pré-spiritualisation,
cette spiritualisation qui sera la sienne après la
résurrection.
Vous voyez, c'est toujours cette force de résurrection
qui doit pouvoir agir en nous. Et le carême est le
moment où nous allons essayer de décrasser notre chair
pour que cette puissance divine puisse être libérée.
Elle n'attend que cela !
Or, pour nettoyer notre chair, nous devons de quelque
façon la maîtriser. Car les désirs de la chair, les
convoitises de la chair ne répondent pas au désir de
l'Esprit, c'est à dire de la partie déjà divinisée de
notre être. Il faut donc remettre notre chair au pas. Or
Saint Benoît dit que le meilleur moyen pour arriver à
cela, c'est de concéder à la chair uniquement ce qui lui
est nécessaire. Et, dira-t-il, il faut même aller un peu
en deçà.
Il dira exactement : Profitons du temps du carême
puisque faire cela à longueur d'année, ce n'est que la
force de quelques uns. Nous n'avons pas tous les
mêmes capacités physiques de priver notre chair d'une
partie de son nécessaire. Il dit : subtrahat corporis
sua, 49,17, il doit soustraire à son corps quelque
chose. C'est vraiment soustraire, quasi sans que le
corps s'en aperçoive.
Voyez, c'est un peu soustraire comme on soustrait
quelque chose dans un grand magasin. Vous voyez, c'est
un sport aujourd'hui, surtout pour les jeunes ! Aller
ramasser quelque chose dans un grand magasin, et
personne ne l'a vu ! Maintenant, on ne va plus marauder
des pommes, des cerises ou des prunes, surtout dans les
villes. On va marauder dans les grands magasins. Vous
voyez, c'est soustrait, hop, c'est emporté, c'est dans
la poche, on sort, personne ne l'a vu...sauf peut-être
une dame inspectrice de la police qui alors ! Et puis
c'est le drame chez les parents et le reste.
Mais vous voyez, c'est ce que Saint Benoît demande
lorsqu'il dit soustraire. C'est pas grand chose, mais il
faut faire quelque chose. Il n'y a rien de tel
d'ailleurs pour ne pas céder aux convoitises de la
chair, c'est de lui en enlever un peu, c'est une façon
de la dresser ! C'est de la tenir toujours en éveil sur
le nécessaire, comme ça, toute son attention
physiologique étant branchée sur ce qui lui est
nécessaire, elle ne cherche pas ce qui lui serait
superflu. Voilà un peu de la psychologie de Saint
Benoît, qui est celle de tous les anciens moines
d'ailleurs.
Et Saint Benoît dit ici quelque chose qu'on ne trouve
pas ailleurs dans sa Règle. Il dit : Il faut faire cela
propria voluntate, 49,15. C'est la toute seule et
unique fois où il parle de la volonté propre dans un
sens positif. Sinon toujours, la volonté propre, c'est
ce qui doit être poursuivi, ce qui doit être retranché,
c'est ce qui doit être vraiment évacué pour faire place
à la volonté de Dieu. Or il dit ici : il faut de sa
propre volonté ! C'est le seul endroit. Pourquoi ici, ce
seul endroit ?
Mais parce que je dois ici faire quelque chose qui
vient vraiment de moi. Ce n'est pas quelque chose qui
doit m'être imposé de l'extérieur, fut-ce de Dieu
lui-même ? Non, c'est moi, pour une fois c'est moi. Dans
ma toute petitesse, je vais faire quelque chose de mon
propre fond. Mais Saint Benoît, ici, est encore prudent,
parce que l'illusion peut encore se glisser.
Mais d'abord maintenant, qu'allons-nous faire, nous
ici, en ce carême de Saint Benoît, ici à Saint Remy ?
Qu’allons-nous faire pour, comme le demande Saint
Benoît, soustraire quelque chose à notre corps de
l'alimentation, de la boisson, du sommeil ? Vous
comprenez qu'il n'est pas possible, qu'il n'est même pas
permis, ce serait là aussi une illusion, d'imposer une
norme commune à tous les frères, quand Saint Benoît
lui-même ne le fait pas.
On ne peut pas dire : Mais voilà, nous allons pendant
le carême de 80 ne plus donner de frites. Supposons cela
! Vous voyez, ça ne viendrait pas du propre fond de
chacun. Il y en a qui serait d'accord, il y en a qui
ronchonnerait, il y en a qui dirait : mais si je n'ai
pas mes frites le jeudi, le jour du soutirage, je ne
saurais jamais travailler ! Vous voyez, toutes choses
comme ça. Vous comprenez un peu pourquoi Saint Benoît
laisse cela à la conscience de chacun. Chacun doit
choisir en conscience.
Donc chacun de nous doit faire quelque chose mais
suivant ce qu'il pense pouvoir et devoir faire. C'est
une affaire, ici, de conscience. Il faut certainement
faire quelque chose, mais que chacun choisisse.
Mais lorsqu'on a choisi, il faut, et ici cela
vient corriger la volonté propre,- cette volonté propre
alors va s'axer, va vraiment se mettre sur la volonté de
Dieu - il faut donc que ce que j'ai choisi de faire, que
ce que je me propose de faire, que j'aille le soumettre
au jugement de l'Abbé, ou au jugement du confesseur, ou
au jugement du conseillé spirituel. Et ainsi, se faisant
avec la bénédiction de celui qui pour moi représente
Dieu, je suis certain que ce que je vais offrir à Dieu
ce sera précisément ce que Dieu attendait de moi. Il n'y
aura donc pas d'erreur de ma part.
Et il y aura en plus de cela une sécurité car mon
conseiller spirituel, quel qu'il soit, lui, va porter un
jugement sur mes capacités réelles, sur mon désir de
bien. Mon conseiller spirituel va m'approuver, ou il va
me corriger. Il va me tenir dans la discrétion, il va me
tenir dans l'équilibre. Il ne me permettra pas d'aller
au-delà de mes forces. Il va peut-être modérer mes
désirs ? mais cela ne fait rien !
Je suis certain alors de ne pas me détruire par des
excès. Je ne vais pas ainsi tomber dans des records
athlétiques d'ascétisme à l'occasion du carême. Non, ce
que je ferai sera contrôlé par un autre. Je resterai
dans l'équilibre, je resterai dans la discrétion. Je
serai dans la volonté de Dieu. Et en plus de cela, je
serai encouragé, car je serai soutenu par la prière de
mon conseillé spirituel. Comme le dit Saint Benoît, ça
doit se faire avec sa bénédiction, son accord et sa
prière.
Nous allons donc être deux à travailler ici, et je
serai encouragé parce qu'il y en aura un dans la
communauté qui saura ce que je fais. Ce sera un regard,
ce sera un petit geste, ce sera un rien qui va me
soutenir parce que, oui, me priver d'une certaine chose
pendant huit jours, ce sera peut-être facile ! Mais ce
sera pendant quarante jours !
Voilà mes frères notre premier pas que nous pourrions
faire pour essayer, pour essayer de remettre, ou de
maintenir notre organisme charnel dans la droite ligne
de ce que Dieu attend de lui, pour qu'il devienne de
plus en plus dégagé du terrestre, dégagé de ce qui est
disons bassement matériel, qu'il puisse s'ouvrir comme
une fleur qui s'ouvre au soleil et qui boit les
rayons... que notre chair puisse par tous ses pores
devenir avide de la vie divine, que cette vie entre par
son canal obligé - ne l'oublions pas - qui est notre
chair, qu'elle entre en nous. Et ainsi, étant plus fils
de Dieu, déjà nous commencerons à voir le monde matériel
autrement que ce qu'il est.
Nous le verrons aussi comme un signe, comme un langage
que Dieu nous adresse. Nous serons en consonance avec
lui. Le monde matériel n'est pas détraqué, lui, c'est
l'homme qui est détraqué et qui détraque tout ce qu'il
touche. Mais si moi-même je suis rectifié, redressé, si
je ne suis plus tordu, alors je suis en consonance avec
tout ce qui m'entoure, je suis bien dans ma peau, je
suis bien dans le monde et je suis bien dans l'univers.
Et je peux admirer tout ce que je veux. Par exemple la
danse, la chorégraphie que nous présente tous les jours
au soir les corbeaux sur ce fond bleuté pourpre avec la
lune, le croissant de lune, la planète Vénus. Imaginez
un peu quel spectacle extraordinaire, on pourrait rester
là aussi longtemps que ça dure.
Eh bien, vous voyez, on redevient un peu ce qu'était
Saint François d'Assise qui vivait avec ses frères et
ses soeurs les fleurs, les animaux, l'air, le soleil,
tout ; et même pour finir la mort parce qu'elle n'est
plus pour lui que la porte qui nous ouvre le palais de
Dieu où nous sommes attendu, et où nous nous rendons.
Voilà mes frères ce que je vous propose pour notre
premier jour. Je pense que vous serez tous d'accord, et
que tous nous essayerons avec notre Père Spirituel,
comme le dit Saint Benoît, d'offrir quelque chose à Dieu
de notre propria voluntate, 49,16, de notre
propre fond, et dans la joie de l'Esprit Saint.
Chapitre : Visite Régulière. 24.02.80
1. Conclusions.
Mes frères,
Le Père Visiteur a exprimé le désir que je reprenne la
Carte de Visite et que je vous en donne un bref
commentaire. Voila ce qu'il dit :
Votre Père Abbé va vraisemblablement vous expliquer ce
qui se cache entre les lignes, et faire ressortir
l'important programme spirituel enrobé dans les
différents points qui ont été touchés.
Je pense que c'est là une suggestion heureuse. Car une
Visite Régulière, ce n'est pas un événement banal dans
le cours d'une vie monastique. Non, c'est quelque chose
qui doit imprimer sa marque sur une communauté, et
pendant longtemps.
Une Visite Régulière, c'est le regard de Dieu porté sur
nous, sur chacun d'entre nous, sur nous réunis en
communauté. C'est le regard de Dieu, parce que c'est le
regard d'un homme investi d'une mission par Dieu. Cette
mission lui vient de ce que il est le Père Immédiat,
c'est à dire l'Abbé de la maison qui a fondé Saint Remy.
Et sa mission lui vient au delà du Chapitre Général,
elle lui vient des origines même de Cîteaux, de la
Carta Caritatis qui a prévu cette Visite
Régulière.
Nous voici donc accroché à la fondation de notre Ordre.
Nous voici revenus à l'inspiration de nos premiers
Fondateurs. Il faut donc voir la Visite Régulière dans
cette optique et ne pas avoir peur de revenir de temps
en temps sur le contenu de cette carte de visite, car
chaque fois nous serons replacés dans la vérité de notre
état à ce moment.
La Visite Régulière, elle peut nous demander de
rectifier certaines choses. Elle peut aussi nous
encourager à continuer dans une ligne qui a été tracée.
C'est le regard de Dieu sur nous. C'est aussi, disons,
le regard simplement d'un homme. Voyons l'Abbé Visiteur
à son niveau humain : c'est un homme qui vient de
l'extérieur et qui nous regarde vivre.
C'est un homme qui est bien disposé, naturellement.
C'est un homme qui a beaucoup d'expérience dans sa
propre communauté et puis dans toutes les autres
communautés qu'il visite. C'est un homme qui est investi
de la charge Abbatiale et de la charge de Visiteur
depuis de nombreuses années. Donc, lorsqu'il dit quelque
chose, nous pouvons le prendre au sérieux, même
indépendamment toujours de la référence à Dieu.
Naturellement, si nous ajoutons Dieu, nous nous situons
au véritable plan qui est le nôtre. N'oublions jamais
que nous sommes ici dans la maison de Dieu, que nous ne
devons pas nous laisser guider par des critères purement
humains, mais que nous devons toujours faire un effort
pour nous maintenir à la dignité de notre état actuel
qui est d'être des invités de Dieu.
Donc, Dieu nous regarde maintenant tel qu'il nous voit
vivant dans sa maison, et il nous donne son avis par la
bouche de cet homme. C'est aussi le regard que va poser
sur nous ceux qui fréquentent notre communauté: les
hôtes. Par les yeux du Visiteur, nous verrons comment
eux nous perçoivent.
Donc vous voyez que la suggestion qu'il a introduite
dans la carte de visite est tout de même valable, et que
nous devons nous y arrêter. Or ce dont le Visiteur parle
en tout premier lieu, ce qui l'a frappé et ce qui est
comme le trait saillant de notre visage, du visage du
monastère de Rochefort, c'est la paix. Il dit
ceci :
Cette Visite Régulière m'a procuré un grand contentement,
parce que j'ai constaté que la communauté vit dans la Paix
et la tranquillité.
La paix ! Vous vous rappelez que l'année dernière je
vous ai entretenus des composantes de la vie monastique,
qui étaient la Vérité, la Beauté, la Charité, et la Paix
; la Paix étant le couronnement, la Paix étant le fruit
que naturellement donne la Charité. Si chacun d'entre
nous aime sincèrement Dieu, si entre nous nous sommes
liés par l'amour, si nous nous aimons nous-mêmes aussi,
à ce moment nous nous pacifions nous-mêmes, nous sommes
en Paix dans nos rapports avec Dieu et nous sommes en
Paix entre nous.
Cette Charité qui est la source de la Paix, elle est
elle-même le résultat d'une attitude qui nous place dans
la vérité de notre être. Nous sommes vrais vis à vis de
Dieu parce que nous entrons dans son vouloir, nous
entrons dans son jugement, nous épousons son projet, et
nous essayons de le réaliser. Nous sommes vrais alors en
nous-mêmes. Nous sommes vrais dans nos rapports
fraternels.
Et cette vérité qui habite dans la maison de Dieu, elle
est un spectacle de beauté, car la beauté, c'est la
splendeur de ce qui est vrai. Et de cette beauté sourd
l'Amour. Et de l'Amour germe la Paix. Voilà donc en gros
ce que je vous avais expliqué.
Et puisque nous sommes dans l'année consacrée à Saint
Benoît, un monastère réussi, authentique, c'est un lieu
de Paix. Rappelez-vous que la devise de l'Ordre
Bénédictin, c'est ce seul mot : PAX...PAIX...Ce
n'est pas une paix superficielle, ce n'est pas une paix
artificielle, ce n'est pas une paix créée par le vide
parce qu'il n'y a rien.
Vous savez, c'était la paix de Hitler. La paix, l'ordre
règne à Varsovie, disait-il, oui, il avait tout détruit.
Ce n'est pas cette paix là, non, vous comprenez. C'est
la Paix, encore une fais, qui se répand de chacun des
membres de la communauté, et qui de la communauté se
répand à l'extérieur.
Or mes frères, c'est ça qui est vraiment réconfortant,
encourageant, c'est cette impression que le Visiteur a
recueilli lorsqu'il est entré en contact avec notre
communauté. Et je sais, et vous le savez aussi, que
c'est l'impression que recueille la plus part du temps
ceux qui fréquentent notre monastère.
Je me souviens de cette Abbesse Suisse qui s'était
amenée ici au premier coup des Vêpres, elle se rendait à
Namur. Et voilà, elle pensait assister aux Vêpres ici.
Enfin, elle avait été quelque peu déçue. Pendant les
Vêpres, elle a eu l'occasion de méditer. Elle a cassé la
croûte après les Vêpres et puis elle a repris la route.
Mais elle a dit ceci. C'est la première fois qu'elle
venait et elle ne reviendra sans doute jamais plus.
Eh bien, dit-elle, je n’aurais jamais pensé trouver ça
! Quelle Paix dans votre communauté ! Et pourtant, elle
ne l'avait vu que de l'hôtellerie. Quelle Paix, quel
calme, quel recueillement ici ! Vous voyez ! Pourtant
ces femmes, hein, elles ne sont pas faciles lorsque
elles doivent porter un jugement.
Eh bien, le constat du Visiteur doit être pour nous un
encouragement hors pair. Et notre premier réflexe doit
être celui-ci : c'est de remercier Dieu, n'est-ce pas,
de nous avoir fait cette grâce. Car la Paix, c'est
quelque chose, encore une fois, qui vient au dessus, qui
vient couronner tout un soubassement, tout un édifice.
Et notre second réflexe doit être de ne pas nous
enorgueillir, de nous maintenir humblement à notre
place, de savoir que c'est un cadeau que Dieu nous fait,
que nous n'avons pas conquis cette Paix à la force du
poignet, nous n'avons pas pris d'assaut le ciel. Non,
nous sommes ici chez Dieu et dans la maison de Dieu, il
y a partout la Paix. Et il suffit de s'ouvrir à Dieu, de
s'ouvrir à ce qu’il désire pour qu’aussitôt cette Paix
nous envahisse, qu'elle nous baigne et pour alors
qu’elle nous permette enfin de respirer et de nous
épanouir.
Maintenant le Visiteur continue. Il nous dit que la Paix
qu'il constate ici est le fruit d'un équilibre. Il
utilise, lui, un autre mot : équilibre. Il dit :
J'ai constaté que la communauté vit dans la Paix et la
Tranquillité et qu'elle a trouvé un équilibre.
Or, nous savons que par sa nature, un équilibre est
toujours précaire. Un équilibre doit être maintenu. Il
n'est jamais acquis une fois pour toute. La Paix doit
donc toujours être conquise. Elle doit toujours être
édifiée. Dès l'instant où je m'installe dans la Paix, je
m'expose aux forces qui vont de l'intérieur et de
l’extérieur essayer de faire basculer cet équilibre,
pour que la Paix s'écroule en même temps.
Nous sommes, ne l'oublions jamais, habités aussi par
des forces mauvaises. Nous sommes ce qu'on appelle des
pécheurs, c'est à dire que notre instinct égoïste nous
pousse tout le temps à choisir ce qui n'est pas Dieu. Et
nous sommes encore toujours en plein paradoxe.
Lorsque je me laisse entraîner par ces forces
d'égoïsme, d'égocentrisme, d'autosatisfaction,
d'autarcie, d'autocratie, d'autosuffisance,
d'autopromotion...tout ce qui essaye de faire mousser,
fermenter mon égoïsme, mon petit moi. Et à ce moment,
mais je me referme sur moi, je me coupe des autres, je
deviens dans l'édifice monastique un élément
marginal...marginal, au terme je le deviens...Et alors
je déséquilibre l'édifice qui va peut-être branler? Et
si je ne me corrige pas, si je ne me guéris pas vite, je
risque de le faire chavirer.
Par contre, si je m'oublie, si je me perds, si je
renonce à tous ces AUTO, si je laisse entrer en moi
Dieu, si je laisse entrer en moi mes frères, si ce n'est
plus moi qui vit, mais si c'est Dieu qui vit en moi, si
ce sont mes frères qui vivent en moi...à ce moment, je
deviens comme un océan de Paix. Je suis dans la Paix de
Dieu et je suis aussi dans la Paix des autres. Je
deviens un facteur, un donateur de Paix.
Je vous assure que ce n'est pas facile. Aussi le Visiteur
le sait bien, et il dit :
Si vous prenez vraiment à c œur votre vie monastique,
ça va entraîner sacrifices et efforts et parfois cela
peut être dur. Et alors, je vous renvoie spécialement au
Prologue de la Règle. Si, dit le Prologue, il se
rencontrait dans votre vie quelque chose d'un peu
rigoureux qui fut imposé par l'équité pour corriger les
vices et sauvegarder la charité, garde-toi bien sous
l'empire d'une crainte subite de quitter la voie du
salut dont les débuts sont toujours difficiles.
Donc, mes frères, cette Paix fruit de l'équilibre, elle
est toujours à conquérir. Elle va donc exiger de nous à
tout moment attention, vigilance, effort pour écarter de
nous les forces adverses, pour maintenir à l'extérieur
de nous à l'extérieur de nos communautés le péché et
tout ce qui se dresse contre l'amour. Et ça va demander
sacrifice, ça va demander oubli de soi, ça va demander
effort pour que cette charité grandisse toujours.
Voila mes frères ce que le Visiteur nous dit pour
commencer. Une autre fois nous verrons en quoi consiste
concrètement cet équilibre. Nous verrons qu'il est
édifié, comme dit le Visiteur ici, qu'il est édifié sur
la vérité.
Et ici, j'attire votre attention sur un détail :
Vérité, c'est la traduction française d'un mot que
nous répétons souvent sans trop savoir ce que ça veut
dire. C'est la traduction française de amen.
Vous vous souvenez de l'ancienne traduction des
Evangiles où on avait : en vérité, en vérité je vous le
dis. Maintenant on dit : Amen, Amen je vous le dis. On a
laissé la locution telle qu"elle est sortie de la bouche
du Christ, mais c'est la même chose. La vérité, c'est
l'Amen.
Or l'Amen, c'est la pierre, c'est le roc sur lequel on
peut édifier quelque chose qui doit toujours durer.
Rappelez-vous cette Parole du Christ : Celui qui a
construit sa maison sur le roc, les vents peuvent
souffler, la pluie peut tomber, les torrents peuvent
se déchaîner, cette maison ne branle pas parce qu'elle
est construite sur le roc, c'est à dire sur
l'amen, c'est à dire sur la vérité.
Mais voilà mes frères, une autre fois nous verrons
concrètement en quoi le Visiteur fait consister cette
vérité.
Chapitre : Etre cistercien aujourd’hui ? 25.02.80
Mes frères,
On a commencé au réfectoire la lecture d'un livre sur
Saint Bernard et l'Art Cistercien. Ce livre a pour
auteur le successeur d'Etienne Gilson au Collège de
France. Une succession difficile, car Gilson était non
seulement un savant de premier ordre, mais aussi un
spirituel qui savait comprendre les Saints du Moyen Age
et particulièrement Saint Bernard, par l'intérieur.
Il y avait comme une sympathie entre lui et le Saint,
ce qui est très rare. Il a, vous le savez, parlé de
Saint Bernard avec une maîtrise qui n'a pas encore à mon
sens été égalée jusqu'aujourd’hui. Son livre sur la
Théologie mystique de Saint Bernard est capital, il est
unique en son genre. Et je pense que pendant longtemps
il demeurera la norme de réflexion à laquelle chaque
cistercien peut en toute sécurité se référer pour
conduire sa vie spirituelle.
L'auteur de ce livre, ce Monsieur Duby, est loin
d'égaler Etienne Gilson, ça va de soi ! Il ne va donc
pas se lancer dans des entreprises de prospection
spirituelle, quoi que pourtant, il doive y toucher. Il
va essayer de situer Cîteaux et Saint Bernard dans la
grande mutation historique qui s'est jouée au XII°
Siècle. C'est à ce moment qu'on voit surgir un peu
partout les grandes villes commerçantes, ces villes qui
vont petit à petit cristalliser autour d'elles d'autres
bourgades et constituer pour finir de véritables états
de plus en plus organisés.
Ces villes, ces bourgades sont dirigées par des hommes
surgis d'elles qu'on va appeler les bourgeois. C'est
autre chose, c'est une nouvelle classe sociale qui
arrive, et c'est eux qui finalement tiendront en main le
pouvoir. Dans nos régions, vous vous souvenez
certainement de vos années d'étude, vous aviez Bruges,
vous aviez Gand, vous aviez Liège, vous aviez même
Namur, toutes ces villes qui vont finir par tenir tête à
un pouvoir suzerain éloigné qui devient de plus en plus
nominal.
Il y a aussi une autre mutation dans le domaine de la
recherche intellectuelle. Viennent à la naissance, au
jour, les écoles dites Cathédrales, et puis les
Universités. On aura comme objectif de faire la somme de
l'Universalité du Savoir. C'est toujours ce qui pousse
l'homme, faire la synthèse de ce qu'il connaît. Ce
seront l'apparition alors des grands maîtres à penser.
Dans le domaine de la Théologie, vous savez, il y a
Saint Thomas avec sa Somme. C'est tout autre chose qui
vient au monde.
Et à la charnière de l'ancien monde et du nouveau, il y
a Cîteaux avec Saint Bernard. L'auteur va donc tenter de
brosser une immense fresque dans laquelle émerge, et que
domine Cîteaux avec son représentant le plus autorisé et
le plus représentatif c'est à dire l'homme appelé
Bernard.
Mais un homme de son temps ! Comme si tout ce Moyen Age
qui passe d'une ère à l'autre se condensait dans sa
personne, avec ses qualités, ses aspirations les plus
chevaleresques, les plus belles, les plus folles mais
aussi avec ses défauts, ses outrances, son
intransigeance, et parfois - n'ayons pas peur de le dire
- disons encore une certaine âpreté, grossièreté !
C'était, disons, l'homme barbare qui est en train de
muté. Il conserve encore des traits de ce qu’il est, et
ça va jaillir ça et là vraiment comme des geysers dans
les sermons et dans les lettres de Saint Bernard. Et ça
ne doit pas nous scandaliser, au contraire ! Au
contraire, nous devons admirer les faiblesses et les
outrances de Saint Bernard. Pourquoi ? Mais parce que
c'était un homme qui était de son temps. Et ce temps se
voyait en Saint Bernard comme dans un miroir. Son temps,
disons avec ses défauts mais aussi son temps avec son
idéal. Et c'est ce qui devrait arriver pour nous
aujourd'hui.
Vous savez, le grand problème pour aujourd'hui :
comment être cistercien aujourd'hui sans sombrer
dans un archéologisme mort, ni non plus s'endormir dans
une spiritualité cistercienne idéalisée, donc
inexistante, qui n'a jamais existé ! Comment être
aujourd'hui ? Comment le monde pourrait-il se dire en
voyant un moine cistercien : mais c'est moi celui-là ?
C'est moi, tel que j'aspirerais d'être un jour, mais
c'est moi aussi avec tout ce que je suis, avec ma
faiblesse d'homme d'aujourd'hui, et c'est ça le grand
problème ! C'est le problème autour duquel est sans
cesse en train de tourner le Chapitre Général depuis une
bonne dizaine ou une douzaine d'années. C'est le projet
rêvé par le Statut sur l'Unité et le Pluralisme et tous
ces documents qu'on essaye de faire sortir...
Quand on assiste à une Conférence Régionale, eh bien,
on sent que en dessous c'est toujours ça : comment être
d'aujourd'hui tout en étant pleinement dans l'idéal
défini par les Fondateurs de Cîteaux et incarné en son
temps par Saint Bernard et ses disciples ? C'est un
projet qui est exaltant, mais ça demande des hommes, ça
ne demande pas des femmelettes ! C'est à dire, ce sont
des hommes dans les monastères cisterciens qui n'ont pas
peur d'affronter le monde, donc ce ne sont pas des
fuyards, ni des déserteurs du monde.
Ce sont des hommes qui savent très bien ce qu’ils font.
Ils ont quitté quelques chose de très beau, avec aussi
beaucoup de péchés - mais le péché est toujours
séduisant, il a toujours un côté attirant - mais ils ont
quitté tout cela pour empoigner en pleine chair leur
propre être, pour essayer de le transformer ou de le
laisser transformer par la grâce de l'Esprit. Et alors,
être un homme d'aujourd'hui, mais entièrement divinisé,
spiritualisé. C'était ça le projet de Cîteaux. Et c'est
à ça que Saint Bernard est arrivé et d'autres avec lui.
L'auteur essaye ainsi de situer Cîteaux et Saint
Bernard en son temps. Ce n'est pas facile ! Il y a ici
et là des choses qu'on pourrait évidemment contester, ou
dire autrement, ça va de soi ! Mais voyons un peu : il y
a Cîteaux et Saint Bernard. Saint Bernard donc dans sa
mystique et avec toutes ses faiblesses, et aussi avec
son utopie, son utopie grandiose.
Vous voyez, cette utopie que je viens d'essayer de
définir, mais qui sans le savoir va infléchir l'histoire
dans une direction même en luttant, ou s'opposant, ou
essayant de dresser une digue ou un barrage contre je
dirais la force de l'évolution historique. Mais en
faisant cela, il maîtrise des forces, il les canalise,
il les rend encore plus vigoureuses pour après, mais
dans une direction qui est bonne.
Vous voyez, des forces qui auraient été anarchiques si
elles avaient été abandonnées à elles-mêmes, elles sont
saisies, maîtrisées par Cîteaux, et alors elles peuvent
avancer.
Donc cette utopie grandiose avec sa réussite
extraordinaire, mais aussi une réussite trop hors du
commun pour les hommes faibles qui ont succédé et qui
ont eux sur les bras cet héritage trop lourd pour eux.
Ils étaient des dégénérés par rapport à Saint Bernard.
Et puis, ils étaient déjà 2, 3, 4 générations après. Et
voilà, c'était trop pour eux. Cette réussite, je ne dis
pas que ça les a grisés, mais ils n'ont pas su tenir à
cette hauteur, ce n'était pas possible d'ailleurs.
Et alors aussi Cîteaux et Saint Bernard, à côté de
cette réussite extraordinaire avec ses échecs
providentiels ! Car tout n'a pas été parfait. Il y a eu
des tentatives, comme je le disais tantôt, de bloquer
l'histoire. Et ce n'était pas possible ! Saint Bernard a
vaincu, écrasé Abélard, mais Abélard est ressuscité en
Saint Thomas, vous voyez ! Mais si Bernard n'avait pas
lutté contre Abélard qui lui était aussi à l'origine de
ce mouvement qui allait devenir la scolastique, de ce
mouvement de recherches rationnelles en s'appuyant sur
les grands Maîtres du Paganisme, de la réflexion
païenne, des philosophes Grecs et Arabes.
Et si Saint Thomas n'aurait pas été là, voyez, ça se
serait perdu. Il a fallu que Saint Bernard lutte contre
ça, se dresse comme une digue. Mais alors, tout a été
pris dans un canal et a pu faire tourner et mettre en
route, lentement mais sûrement, avec une puissance,
jusqu'aujourd'hui, la réflexion scolastique.
Voyez, des échecs providentiels ! Il y en aura d'autres
encore ! Mais n'appelons pas ça des échecs, disons que
c'était les moyens dont Dieu se servait pour réaliser
son plan. Voilà mes frères ! Et tout cela va être je
dirais presque incarné dans la pierre, dans une
architecture, surtout dans un art, un art de l'écriture,
un art de l'ornementation très sobre, infiniment sobre.
Et c'est cela qu'on va essayer de dégager.
Mais vient alors de suite à notre esprit : et nous ici
? Ici, il y a un problème qui se pose. C'est le problème
de l'aménagement de notre église. Et ça, c'est aussi
quasiment une utopie. Comment est-il possible de
métamorphoser un bâtiment existant, sans toucher à rien
d'essentiel, pour qu'il puisse incarner ou exprimer dans
l'espace ce qui se passe en chacun de nous ? C'est à
dire la transfiguration d'un homme charnel en un homme
spirituel, d'un homme voué à la mort en un fils de Dieu
dans lequel se déploie de plus en plus puissamment la
force de la résurrection ?
Comment notre église pourrait-elle dans ce qu'elle est
se métamorphoser pour qu'elle devienne l'image spatiale
de ce qu'est un moine cistercien de Saint Remy ? MAIS un
moine qui essaye de vivre et qui laisse vivre en lui,
dans tout son être, cette grande utopie divine de faire,
je le rappelle, d'un paquet de chair un fils de Dieu, un
fils de la résurrection.
Où en sont les choses maintenant ? Dernièrement encore,
deux assistants des Architectes sont venus pour prendre
des mesures. Et si vous me demandez comment cela va se
présenter, ce qui va se passer, eh bien, je vous
répondrai que je n'en sais rien ! Je n'en sais pas plus
que vous ! Disons que, ce n'est pas le secret du roi,
disons que c'est la veine artistique de ces hommes qui
doit travailler. Mais une naissance, la naissance d'une
chose qui doit durer, qui doit être belle, ça prend du
temps !
Il faut du temps pour qu'un bébé vienne au monde. Il
faut du temps pour que ce bébé devienne adulte. Et il
faut du temps pour que cet adulte devienne un Saint.
Donc, laissons faire ces hommes. Je ne sais pas quand,
mais enfin cela va certainement arriver un jour, ils se
présenteront ici avec un projet sur papier. Et alors, il
sera toujours temps de regarder, d'admirer, certainement
de donner son avis, de discuter.
Et puis, ce ne sera certainement pas réussi du premier
coup, de remettre sur le chantier, de retravailler
jusqu'à ce qu'il arrive quelque chose qui se rapproche
le plus possible de la vérité.
Voila mes frères, tout cela à propos de ce petit livre.
Nous allons donc essayer d'en suivre la lecture en
pensant à notre église, à ce qui va se passer là-bas, à
ce qui se passe dans notre monastère, à ce qui se passe
en chacun de nous. N'oublions pas que nous sommes en
l'année de Saint Benoît, une année doit se placer sur le
signe - comme nous l'avons convenu de la lumière jaillit
des origines de Cîteaux, et dans laquelle nous devons de
plus en baigner pour devenir de plus en plus vrai, de
plus en plus nous-mêmes.
Chapitre : Carême 1980. 26.02.80
4. Vigilance des paroles.
Mes frères,
Le carême, nous l'avons vu, blesse notre chair. Mais
s'il la blesse, c'est pour ouvrir à travers notre chair
un accès aux profondeurs secrètes de notre être. Ce que
le carême vise, c'est d'abord notre coeur. Dieu,
lorsqu'il blesse, ce n'est jamais pour rendre quelqu'un
infirme mais c'est pour redresser une défectuosité qui
fait partie de cet homme. Il est peut-être venu au monde
avec ? Et c'est ce que nous appellerons le péché
originel.
Il en portera toujours la charge, le poids. Il le
traînera comme un boulet. Mais les séquelles de cette
infirmité de naissance, Dieu peut les guérir. Et c'est
la raison pour laquelle à travers la blessure qu'il
inflige à notre chair, le carême vise surtout notre
coeur. L'affliction corporelle que nous nous infligeons
pendant le carême est donc le signe d'une lutte intime.
Une lutte intime qui va se dérouler, qui va être menée
sous le regard de Dieu. Dieu seul nous connaît, Dieu
seul nous voit.
Mais Saint Benoît est un homme toujours très équilibré,
et il dira : mais pour éviter l'illusion, pour que vous
combattiez vraiment à l'intérieur de vous-mêmes sous le
regard de Dieu, eh bien combattez extérieurement sous le
regard d'un Maître Spirituel qui lui alors, va être le
garant que ce que vous offrez à Dieu est vraiment ce que
Dieu attend de vous. 49,21.
Mes frères, vous voyez, dans notre vie, comme je l'ai
déjà dit ces derniers temps assez souvent, nous sommes
entourés de signes et de symboles. Nous vivons dans un
univers qui sans cesse nous parle de Dieu et de
nous-mêmes. Le rapport à Dieu passe toujours à travers
des signes extérieurs qui sont extrêmement important,
que nous pouvons, que nous devons utiliser, et que nous
devons aussi déchiffrer lorsqu'ils se présentent à nous.
Saint Benoît va donc dire que pendant le carême il faut
garder sa vie en toute pureté. Il dira : omni
puritate vitam suam custodire, 49,6, dans une
pureté totale, parfaite, Omni puritate, qu'est-ce
que ça signifie ?
Mais il le dit ailleurs, il nous le précise ailleurs.
Il dira que nous devons à tout heure veiller sur les
actions de notre vie, 4,56, à toute heure ? Oui, nous ne
devons pas relâcher notre attention, notre vigilance. Le
moine est un vigilant. Un moine qui ne fait pas
attention à ce qu'il fait, c'est un séculier sous une
défroque de moine ; et finalement, un homme pareil se
demande ce qu'il fait dans un monastère ?
Et c'est vrai ! Il ne sait plus ce qu'il est. Il a bien
conscience qu'à l'intérieur de lui s'est introduite une
césure. C'est un peu de la schizophrénie qu'il vit. Il a
deux personnalités en même temps : celle qui apparaît au
dehors, et celle qu'il vit à l'intérieur. On dit que
l'habit ne fait pas le moine, c'est vrai ! Mais je pense
que le moine fait tout de même l'habit. Et que si nous
ne faisons pas notre possible pour toujours être
attentif à ce que nous faisons, pour le faire dans la
foi, dans l'espérance, dans l'amour, toujours dans cette
recherche de Dieu. Claudiquant, c'est vrai ! Difficile,
on tombe souvent, très souvent. Sept fois par jour le
juste s'étale, dit l'Ecriture. Mais sept fois par jour
il se relève.
Oui, c'est cela garder sa vie à toute heure, veiller
sur sa vie à toute heure. Et ça veut pas dire être
impeccable ? Non, mais c'est savoir ce qu'on fait, et
savoir ce qu'on fait dans un monastère. Saint Benoît
dira encore ailleurs : Il faut se garder à toute heure -
encore une fois des péchés et des vices. Et il précise :
des péchés et des vices des pensées, de la langue, des
mains, des pieds, 7,36. C'est le premier degré
d'humilité. Mais à toute heure ? A toute heure ?
A toute heure, c'est tout de même disons le
franchement, comme Saint Benoît le dira luimême ici dans
le chapitre où il traite du carême, c'est paucorum
ista virtus, 49,4, c'est une force qui est le fait
de bien peu de moines dans un monastère.
Mais disons aussi : bien peu au début parce que Saint
Benoît dira : il arrivera un moment où cet état
sera naturel au moine, 7,186, c'est lorsque son
coeur, le coeur que Dieu aura atteint en pénétrant à
travers les blessures de la chair, que ce coeur aura été
nettoyé, qu'il aura été purifié, qu'il sera devenu pur.
A ce moment là, ce n'est plus à toute heure que le
moine fait attention à lui, car cette attention qu'il
porte à tout ce qu'il vit est devenu son état normal.
Mais enfin, dit Saint Benoît, ce n'est pas facile. Alors
il faut avoir un moment où on s'entraîne à cet état, et
c'est le carême.
Le carême est une période d'entraînement intensif
pendant lequel nous devons prendre des bonnes habitudes.
Il est aussi facile de prendre des bonnes habitudes que
des mauvaises, ça demande un peu plus d'effort au début.
Mais comme dit Saint Benoît, il y a une accoutumance qui
se crée. Et ce que au début on faisait avec une
certaine peur, finalement on le fait avec facilité, et
on y trouve une joie ignorée auparavant, 7,184.
Mais Saint Benoît est un homme toujours très pratique.
Vous allez voir jusqu'où il va nous conduire. Il dit que
pendant le carême, il faut s'exercer à la compunctio
cordis, 49,10, à la componction du coeur. Qu'est-ce que
ça veut dire la componction du cœur ? Eh bien, c'est un
coeur qui ne se meut pas à l'aise. C'est un coeur qui
est sur des épines, et aussi peu qu'il remue, il se
pique et il se fait du mal. Si bien qu'il se tient
tranquille et ne bouge plus.
Vous voyez, une des raisons aussi pour lesquelles le
moine cherche ce que les anciens appelaient la
tranquillité, l'hesychia, vivre sans trop se
remuer. D'un moine qui circule beaucoup, Saint Benoît
dira : prenons attention a nous garder au sujet des
péchés des pieds ? Mais on va se demander : ce n'est
pourtant pas donner des coup de pied à ses frères, ou
bien aux meubles pour les endommager ?
Non, le péché des pieds, c'est le péché du moine qui ne
sait pas tenir en place. Il doit toujours être en
mouvement dans le monastère et il cherche, il cherche
une occasion de distraction. Eh bien un moine pareil, il
n'a pas la componction du coeur, il n'est pas sur des
épines, alors il circule. Tandis que l'autre qui, lui,
est sur des épines, il n'ose plus bouger, parce que dès
qu'il bouge, il se fait piquer par son coeur. Il n'est
plus sûr de lui. Il se méfie de lui. Il devient humble,
il n'a pas le verbe haut.
Et voyez, du coeur, le Christ nous l'a dit - mais nous
le savions, il nous l'a rappelé seulement - mais c'est
du coeur que sort toute la sanie qui va sortir de notre
bouche. On a des haut-le-coeur comme on dit parfois, on
a le coeur...enfin ici près du gosier, et on va vomir.
Il y en a ici l'un ou l'autre qui savent ce que c'est.
De temps en temps ils ont leur petite maladie et ils
doivent...comme ça, ça doit sortir.
Eh bien, du coeur sortent aussi toute notre malice, les
pensées, les paroles et les actions malicieuses. Or il
est d'expérience que toute cette malice, elle est
surtout et d'abord contre le prochain. Car le prochain,
il est coupable d'un crime impardonnable : c'est le
crime d'être différent de moi. Et ça, je ne peux pas
l'admettre !
Il faut que tout le monde soi comme moi. Je dois
trouver des répliques de mon image partout. Si le
prochain est différent, donc c'est qu'il n'est pas comme
il devrait être, puisqu'il n'est pas comme moi, alors je
m'en vais le faire savoir à tout le monde que le
prochain n'est pas comme moi. Alors voyez toute cette
malice de mon égoïsme qui sort, qui se répand et qui va
salir. Et bien, il faut que notre coeur se nettoie de
tout cela.
Et cette componction qui est la mienne, toutes ces
épines qui me piquent, elles créent des blessures et le
mauvais sang qui est dans mon coeur peut ainsi
s'écouler, s'échapper de moi, et mon coeur se purifie.
On pratique des saignées spirituelles comme auparavant
on pratiquait des saignées pour soulager quand on avait,
comme on disait, trop de sang.
Ici mes frères, encore un tout petit détail d'ordre
psychologique qui est très pratique. Dites-vous bien
ceci : c'est que le coeur d'un homme, il bat dans ses
yeux ! Si vous voulez connaître le coeur d'un homme,
regardez ses yeux, ça ne trompe pas. Un homme se trahit
toujours dans son regard, toujours, toujours, toujours,
donc, soyons prudents !
D'ailleurs ça ne veut pas dire que maintenant nous
devons marcher les yeux fermés. Non, purifions notre
coeur, c'est à cela que Saint Benoît nous amène. Et
comme il est très pratique, il va dire ceci : Oh
voyez,un peu, c'est un homme d'expérience ! Oh, il
connaît ses frères et il se connaît surtout lui-même. Il
dit : Eh bien il faut retrancher de la loquacitas,
de la loquacité. C'est le prurit de parler, la
démangeaison de parler. C'est cela, dit-il,
qu'il faut retrancher pendant le carême, 49,18.
C'est que voilà, disons encore une fois les choses
comme elles sont. Le bavard, le bavard dans un monastère
- puisque nous sommes dans un monastère, je dis dans un
monastère, mais ça vaut pour l'homme en général. Mais
nous sommes ici entre nous - eh bien le bavard, il
devient facilement anthropophage. Il se nourrit de la
chair de son frère. Il s'en délecte. C'est très
appétissant, savez-vous, de manger la chair des autres !
Saint Benoît le dit : Si tu parles beaucoup, oh tu
n'y échapperas pas, tu va tomber dedans ! C'est
d'ailleurs là que le démon veut te conduire...
Si un moine dans un monastère, et depuis l'origine,
doit s'abstenir de manger de la viande - voyez, c'est
encore un symbole, c’est symbolique tout ça ! - ce n'est
pas parce que la viande pourrait lui donner des allures
carnassières, félines, fauves, dangereuses ? Non, c'est
parce que il ne doit pas manger la chair de ses frères
avec les dents de son coeur. C'est cela ! Et si un homme
mange la chair de son frère, eh bien, il en devient
malade. A la longue, il en devient malade et peut même
en mourir ; ça arrive qu'on en meurt. On en meurt
spirituellement, parce qu'on peut toujours très bien
profiter matériellement.
Alors mes frères, puisque nous sommes dans l'année de
Saint Benoît et que nous avons pris la décision de vivre
notre carême dans l'optique de cette année de Saint
Benoît, est-ce que nous ne pourrions pas cette année-ci
nous entraîner à une chose : c'est que de notre bouche,
de nos lèvres, ne sortent pendant ce carême que des
paroles de bienveillance à l'endroit des hommes en
général, mais surtout à l'endroit de nos frères.
Ce serait une façon très belle de veiller sur son
coeur. S'il y a une parole de malice qui arrive, et
qu'on aurait si bien envie de la partager avec un autre,
quand ce ne serait que pour se moquer. MAIS NON, à ce
moment là, ne la laissons pas sortir. Non, avalons-là
mes frères, ça ne nous fera pas de tort, elle ne nous
fera pas mourir ? Non, mais notre coeur en sera plus
beau, il en sera plus pur.
Et aussi, mes frères, notre regard ! Nous oserons
regarder les autres et les autres pourrons nous
regarder, car ils sauront : celui-là, il n'y a jamais
une parole mauvaise qui sort de ses lèvres. Et pourquoi
? Mais parce que le coeur de cet homme devient bon. Et
ainsi chacun de nous deviendra un foyer de chaleur et de
lumière pour les autres.
Voilà mes frères, je vous propose cela pendant ce
carême, et ainsi nous aurons pris une bonne habitude.
Ecoutez, je sais très bien comme on est, je suis un
homme comme les autres et je le répète, il est parfois
si appétissant de manger la chair d'un autre. On ne se
rend pas compte parfois qu'on le fait, je dirais presque
comme ça tout seul, et on peut faire beaucoup de tort !
Alors prenons garde ! Moi en tout cas je vais prendre
garde.
Eh bien, essayez de faire comme moi, essayons de faire
ça tous ensemble, et vous verrez alors que pour Pâques,
pour le jour de Pâques, nous serons un peu plus blanc,
si je puis dire ainsi, puisque à Pâques nous devons
revêtir un vêtement de lumière. Eh bien, ce vêtement de
lumière, nous l'aurons tissé jour après jour, à toute
heure comme dit Saint Benoît, et nous verrons
arriver Pâques avec au coeur la joie du désir spirituel.
Chapitre : Carême 1980. 29.02.80
5. Nous sommes un champ de bataille.
Mes frères,
Le carême ouvre des blessures dans notre chair. A
travers ces blessures, il pénètre jusqu'à l'intérieur de
notre coeur. Et de notre coeur, il se répand dans tout
notre organisme. Mais parler de notre organisme
spirituel, de notre être spirituel, c'est un peu ambigu.
Car en effet nous sommes habités par deux esprits
antagonistes, deux esprits qui sont toujours en guerre
l'un contre l'autre.
Il y a l'esprit du monde avec ses convoitises,
convoitises des yeux, convoitises de la chair, orgueil
de la vie qu'on peut gloser peut-être en esprit de
domination. Et puis, il y a aussi en nous l'Esprit du
Christ, l'Esprit du Christ qui sera mansuétude, qui sera
douceur, qui sera bonté, qui sera charité, qui sera
patience, et puis qui sera surtout - car c'est la base
psychologique qu'il crée en nous - qui sera oubli de
nous, opposé à toutes ces convoitises.
Et voici ces deux esprits qui se livrent une guerre
dont nous sommes le terrain, dont nous sommes aussi un
peu l'acteur : complice si nous sommes du côté du monde
ou bien collaborateur, si nous sommes du côté du Christ.
Si bien que notre vie monastique, elle est - du moins
pas entièrement, mais en bonne partie - un objectif qui
sera d'éliminer le monde avec ses convoitises et
d'essayer d'entrer dans la liberté du Christ. Car ces
convoitises, je le rappellerai dans un instant, elles
nous asservissent. Tandis que le Christ qui, réellement
ici entre en nous et occupe la place, il nous fait
participer à sa propre liberté.
Il y a là quelque chose, encore une fois, d'ambigu. Car
éliminer le monde, ça ne signifie pas que nous devions
prendre le monde en aversion. Saint Jean dira :
N'aimez pas le monde, et rien de ce qui est dans le
monde. Et le même dira ailleurs : Dieu a tant
aimé le monde, qu'il a donné son propre fils pour que
le monde soit sauvé par lui.
Le monde est donc une réalité extrêmement complexe.
Moi-même, je suis un élément du monde. Et cet élément
est un élément vicié, mais un élément qui à l'origine
est bon, et un élément qui doit redevenir bon. Je ne
devrais donc pas haïr le monde, ni le détester, ni le
condamner, mais je devrais essayer de libérer le monde.
Et je libérerai le monde, si je parviens moi-même à me
rendre libre.
Mais que peut signifier cela : libérer le monde ? Le
monde, comme le dit l'Apôtre - et c'est une
constatation, ce n'est pas lui qui nous l'apprend - le
monde, il est livré contre son gré à un autre, à un être
mauvais, à un tyran, un tyran qui le domine, un tyran
qui l'empoisonne.
L'année dernière, notre Frère René nous a parlé avec
beaucoup de conviction et dans une saine ligne
orthodoxe, il nous a parlé des Saints Anges. Si je
l'osais, je me permettrais de lui suggérer de nous
parler une fois des démons. C'est très difficile ! Mais
aujourd'hui, si on ne parle plus des anges, on parle
encore beaucoup moins des démons, de ce fameux satan.
Mais je sais que la difficulté ne l'effraye pas, qu'il a
des ressources en lui.
Voyez-vous, la création, elle est soumise contre son
gré à ce satan. Lorsque les moines entraient dans le
désert - nous l'avons entendu dans cette vie de Saint
Antoine - c'était naturellement pour aller y chercher
Dieu. Vous savez, le désert idyllique de la rencontre
entre Dieu et Israël, entre Dieu et son épouse, entre
Dieu et l'homme, entre Dieu et le moine.
Mais aussi, ils savaient que dès l'instant où ils
entraient dans ce désert, ils allaient y rencontrer
l'adversaire de Dieu, comme si Dieu exerçait sur cet
adversaire une fascination, fascination qui a son
origine dans la nature extraordinairement belle de cet
être spirituel qu'est l'ange déchu toujours fasciné,
fasciné par Dieu, mais ne voulant pas céder à cette
fascination, refusant Dieu. Et dans ce désert, cette
rencontre entre Dieu et satan.
Et le moine qui entre dans le désert pour y chercher
Dieu, il se heurte d'abord à ce satan. Et voici que la
lutte s'engage. C'est une lutte à mort, un des deux
devra céder la place, et le moine ne cède pas la place.
Il avance toujours plus loin dans le désert jusqu'au
moment où il peuple le désert, où il transforme le
désert en une ville, une ville qui commence à fleurir et
à produire les vertus, une ville qui devient une cité
angélique, qui devient une portion du Royaume de Dieu.
Et voilà satan repoussé toujours plus loin !
C'est donc, ici, le monde qui commence à être sauvé, le
monde qui commence à être libéré grâce à quelques
hommes. Car dès l'instant où un moine est libéré, alors
il libère aussi le monde. Il ouvre pour le monde un
nouvel espace de liberté, fut-ce dans le désert. Et le
monde, alors, retrouve un peu un trait de son vrai
visage, son visage de beauté, le visage qu'il recevra un
jour, au dernier jour, le jour où le Christ qui est le Kyrios
du monde lancera son Esprit pour ressusciter tous les
morts.
A ce moment, le monde sera à nouveau le miroir de la
beauté de Dieu. Il reflétera partout qui est Dieu. Il
sera rempli de la Lumière de Dieu. Il deviendra
transparence de la gloire de Dieu. Voilà le monde ! Or
ce monde est souillé, ce monde est noirci, ce monde est
sali par ces puissances mauvaises.
Eh bien, le carême ? Le carême, il opère en nous une
conscientisation, donc une prise de conscience de ce
fait, que nous sommes habités, nous, par ces puissances
anti-Dieu. Elles sont en nous, elles nous tiennent en
esclavage, elles nous emprisonnent à l'intérieur de
notre propre moi, et elles tentent de nous asphyxier.
Mais disons que habituellement nous ne le remarquons
même pas.
Vous savez que des personnes qui vivent dans une
atmosphère confinée, contaminée finissent par s'y
habituer. Elles commencent par souffrir de toutes sortes
de malaises, mais elles n'en connaissent pas l'origine.
C'est uniquement parce que elles respirent un air qui
est devenu impur. On verra ça surtout dans les grandes
villes, et plus particulièrement les personnes qui
habitent les étages supérieurs de ces nouveaux hauts
buildings qu'on voit grandir dans les villes toujours
plus haut.
Ils s'imaginent qu'étant très haut, dans les derniers
étages, dans les 30°, 35° étages, qu'ils vont respirer
un air plus pur qu'au rez-de-chaussée. Mais c'est là
l'erreur. Car l'oxyde de carbone de tous les
échappements des véhicules, les dégagements de mazout
brûlé, des gaz brûlés, tout ça se tient à une certaine
hauteur du sol, et contamine tous les appartements au
sommet de ces buildings. Et les personnes qui y habitent
deviennent malades.
Mais elles ne le savent pas. Il faut alors des tas
d'examens pour en définir la cause. Ce sont des malaises
qui passent du physique au psychologique, au psychique.
Voyez ! Et cela peut aller même très loin, ça peut
mettre des familles en discorde : les enfants, le mari,
la femme, tous en souffrent.
Et bien, c'est un peu ce qui se passe à l'intérieur de
nous lorsque nous sommes contaminés par ces puissances
occultes qui nous empoisonnent. Elles ferment toutes les
issues et elles nous empêchent de respirer, disons l'air
surnaturel. Elles empêchent l'Esprit de Dieu de souffler
à l'intérieur de nous pour nous vivifier, pour nous
revigorer, pour nous ravigoter, pour régénérer notre
sang et, nous dépérissons par asphyxie.
Naturellement j'utilise ici des images, mais je suis
certain que vous êtes des hommes comme moi. Je vous
explique un peu ce que je ressens en moi, et je
n'oserais pas supposer que vous êtes infiniment déjà
plus loin. Nous sommes tous des hommes et le monastère,
c'est un champ de bataille. Nous devons essayer de
briser cette coquille de notre moi, pour laisser entrer
l'air de l'Esprit, pour qu'il nettoie tout cela.
Eh bien, c'est un peu le but du carême de nous faire
prendre conscience de notre état d'asphyxié et d'essayer
d'ouvrir une brèche vers l'extérieur pour nous permettre
de revivre. Et ce qui nous permet d'ouvrir cette brèche
et de l'élargir, Saint Benoît nous le dit, c'est la
prière. C'est une arme, la prière !
Souvenez-vous aussi que le Christ a dit un jour à ses
disciples qui s'étonnaient qu'ils n'avaient pu expulser
un démon. Mais dit Jésus, c'est vrai, vous avez raison,
mais ce type de démon, on ne peut l'expulser que par
le jeûne et la prière. Traduit en terme
d'aujourd'hui, on dirait : on ne peut l'expulser qu'en
temps de carême ! Car en ce temps de carême on afflige
sa chair par le jeûne et on essaye de briser son égoïsme
par la prière.
Mais je vois qu'il est temps d'aller à l'église. La
fois prochaine nous verrons un peu comment Saint Benoît
voit cette prière à laquelle nous devons nous adonner
plus spécialement pendant le carême. Il y a une prière
de carême et il y a une prière des temps ordinaires.
Nous verrons un peu,ce que Saint Benoît en pense.
Chapitre : Recollection du mois de mars. 01.03.80
Mes frères,
Le mois de Février a été dominé par l'événement
exceptionnel de la Visite Régulière. Elle était à peine
terminée que nous entrions dans le carême, ce carême
qui, aujourd'hui, est déjà pour nous assez avancé. Dans
une quinzaine de jours nous commencerons notre retraite
annuelle. Elle va se clôturer par l'ouverture solennelle
de l'année jubilaire de Saint Benoît. Puis de suite,
nous serons à la Semaine Sainte et nous déboucherons sur
Pâques.
Mes frères, cet enchaînement, n'est-il pas une image de
notre vie ? Notre vie qui, à travers des couloirs
resserrés, puis des voies plus larges, par des vallées
encaissées ou bien par des chemins de crête, nous
conduit jour après jour vers notre bienheureuse
résurrection ; cette résurrection dont la force nous
habite, dont la force nous travaille et à notre insu
peut-être nous transforme. L'idéal, c'est de percevoir
la présence de cette force de résurrection et alors de
collaborer avec elle ! De toute façon, elle est là !
Et c'est ainsi, mes frères, que le moine est un nomme
dont le regard pénètre au-delà du sensible et de
l'intelligible. Derrière ce voile, derrière cette
façade, il contemple à l'oeuvre le Verbe de Dieu, mais
ce Verbe de Dieu qui aujourd'hui pour nous est le Christ
ressuscité des morts. Et le moine voit ce Christ sans
cesse en train de créer, de sauver, de transfigurer.
Mais pour le moine, c'est une contemplation active.
Cela veut dire qu'il s'expose à ce qu'il voit. Il laisse
ce qu'il voit pénétrer en lui, agir en lui. Car ce qu'il
désire, c'est que cette oeuvre de salut et de
transfiguration, elle le prenne, lui, le premier comme
objet, qu'il soit sauvé, qu'il soit transfiguré. Et puis
qu'alors cette force de résurrection puisse rayonner à
partir de lui sur ses frères, et disons le, sur le monde
entier. Le carême, mes frères, va nous rappeler sans
cesse à cette réalité !
Pendant cette récollection, nous devons bien réfléchir.
Je veux dire ceci : il y a là en nous une force d'Amour.
Cette force d'Amour n'est rien d'autre que la personne
de l'Esprit Saint. Elle nous habite. Elle essaye de nous
transformer et elle nous inspire certains actes. Elle
nous inspire, par exemple, de mortifier nos appétits
sensuels et en premier lieu la curiositas, cette
fringale de découvrir, de savoir ce qui nous permettrait
- je ne dis pas de grandir au plan surnaturel, car cela
c'est une science que nous devons connaître - mais de
nous mettre en évidence.
Vous savez que les premiers moines, repris en cela par
Saint Benoît, voyaient dans cette curiosité, le premier
pas sur la route de la suffisance et de l'orgueil.
L'amour va donc nous inspirer de mortifier ces instincts
égocentriques. Il va nous inspirer, aussi, de tenir en
laisse notre langue. Cette langue avec laquelle nous
bénissons Dieu, mais avec laquelle, hélas, aussi, il
nous arrive parfois de dire du mal de nos frères.
Il va nous inspirer également d'intensifier notre
prière personnelle pour que nous devenions plus vrai,
plus vrai dans nos rapports avec Dieu, plus vrai dans
nos rapports fraternels, plus vrais aussi avec
nous-mêmes pour que, entrant dans les vues, dans les
projets de cet Esprit d'amour qui est en nous, de cette
force de résurrection, nous puissions trouver notre
véritable identité et devenir ce que Dieu attend de
nous, cette image qu'il a de nous.
Et je ne dis pas cet idéal, parce que alors ça pourrait
paraître trop platonicien, au-delà de tout. Non, il a un
projet, il a un plan, et lorsque ce plan se réalise sur
nous, c’est alors que nous sommes comblés dans tout
notre être, dans cette chair que nous avons mortifié,
dans cette langue aussi qu'à présent nous maîtrisons. Il
ne sort plus de notre bouche que des paroles de
réconciliation, des paroles d'apaisement, des paroles de
lumière.
Et notre prière devient ce qu'elle doit être, une
flamme. L'homme est transfiguré. L'homme a déjà presque
son corps spirituel qui sera un jour le sien, la force
de la résurrection triomphe en lui. Et alors mes frères,
le projet de Dieu s'achève, et l’heure de notre Pâques
n'est plus loin. Et nous l'attendons, et nous
l'accueillons avec au coeur une certaine joie que
personne ne peut voiler.
Il est une chose, mes frères, que le carême nous
rappelle aussi, c'est que l'homme ancien en nous doit
savoir qu'il est plus que temps pour lui de mourir, et
de mourir le plus promptement et le plus proprement
possible. Il n'a plus sa raison d'être puisque nous
appartenons au Christ, et que dans le Christ nous
devenons une créature nouvelle. Quelle société peut-il
encore y avoir entre la lumière et les ténèbres, entre
satan et le Christ ? Nous devons cesser d'être des
partagés.
Voilà mes frères, tout ce que le carême nous apporte.
Pendant ce jour de récollection, nous allons essayer de
réfléchir à cela, de façon à ce que notre retraite
annuelle qui va bientôt commencer nous trouve ouvert,
disponible et aussi heureux. Heureux de-nous savoir
immergé dans un amour qui nous soutient, un amour que
nous respirons, et un amour qu'il nous est possible déjà
maintenant de partager avec nos frères.
Mes frères, tout cela c'est la grâce, c'est le cadeau
que le Christ ressuscité nous prépare. Il n'attend
qu'une seule chose, que nous l'acceptions. Mais hélas,
il y a en nous une portion de notre être qui n'en veut
pas. C'est cette portion de notre être que nous allons
maintenant lui demander de transformer, non pas la
détruire, mais la corriger, la redresser, la laver.
C'est pourquoi nous allons procéder à la bénédiction
traditionnelle de l'eau. Cette eau va devenir, par notre
invocation, une eau spirituelle.
Nous allons rituellement nous plonger en elle comme
dans un nouveau baptême. Et nous savons que ce carême
est une cure de rajeunissement. A la sortie du carême,
nous serons plus jeune, car nous aurons débouché sur une
nouvelle vie, plutôt sur un surcroît de cette nouvelle
vie qui est déjà en nous, qui bat déjà dans nos veines
et nos artères.
Et cette cure de jeunesse, nous la poursuivrons
jusqu'au grand jour de notre éternité où alors nous
entrerons dans ce que nous espérons, dans l'éternelle
jeunesse de notre Dieu, nous, qui à ce moment là seront
entièrement divinisés. Ce n'est plus nous qui vivront,
mais c'est le Christ notre Dieu qui vivra entièrement en
nous.
Chapitre : Carême 1980. 03.03.80
6. Oratio cum fletibus.
Mes frères,
Nous avons vu que le carême nous faisait prendre
conscience de notre état de prisonnier. Nous sommes
enfermés dans notre égoïsme qui nous enserre comme une
carapace et il nous laisse à peine de quoi respirer.
C'est un air confiné, un air lourd, empoisonné qui ne
nous permet pas de vivre. Si on allait jusqu'au bout, il
nous conduirait à la mort. Mais en attendant il nous
atrophie et nous ne pouvons pas nous développer.
Et alors Saint Benoît, dans la ligne de toute la
tradition, nous met en main un outil qui va nous
permettre de briser cette carapace, un peu comme le
poussin enfermé dans sa coquille et qui, avec son petit
bec, à force de frapper, va briser la coquille. Et il
pourra alors en sortir. Cette arme que Saint Benoît nous
donne, c'est la prière, l'oratio, mais pas
n'importe laquelle. En temps de carême, il nous dit que
c'est une oratio, une prière cum fletibus,
49,9. Qu’est-ce que cela veut bien dire ?
C'est une prière avec des gémissements, avec des
pleurs, avec des sanglots. C'est une prière de deuil.
Mais ça ne veut pas dire que maintenant nous devons
commencer à gémir et à nous lamenter. Il nous dit
d'ailleurs que cette prière doit être le fait du moine
pendant toute l'année, mais doit se manifester surtout
pendant le temps de carême.
Et cette prière, elle ne doit pas être dite in
clamosa voce, 52,9, pas en poussant des clameurs,
mais, dit-il, cum lacrimis, avec des larmes cette
fois et intentione cordis. C'est un coeur qui est
tendu, un coeur qui sait ce qu'il veut. C'est donc une
prière intérieure. Il existe donc des pleurs, des
larmes, des lamentations intérieures. Ce sont les
gémissements que l'Esprit pousse en nous, des
gémissements inénarrables, inexprimables.
C'est donc une prière qui vient de plus loin que nous.
C'est la prière de cet Esprit qui habite en nous et qui
nous change intérieurement. C'est, en d'autres termes,
cette puissance de résurrection qui veut à tout prix se
manifester. Et elle va se manifester sous forme de
prière intense, mais une prière qui est encore
prisonnière et qui gémit. Alors, elle gémit.
Saint Benoît nous dit que cette prière, elle est le
fruit d'un coeur habité par la componction. C'est un
coeur, nous l'avons vu ça aussi, qui est dans des
épines. Et ces épines blessent ce coeur. Et en le
blessant, elles le font saigner. C'est un sang qui doit
sortir et qui est un sang impur. Le véritable sang, le
sang spirituel, lui, il circule. Mais il y a comme un
sang stagnant, comme un sang en voie de coagulation ; et
c'est ce sang que la componction va faire sortir.
J'emploie ici une autre image, l'image du sang, parce
que ça saigne, on est dans les épines. Mais c'est cela,
vous voyez, la componction du coeur. Saint Benoît parle
plutôt, lui, de larmes ou de pleurs. C'est donc quelque
chose qui doit sortir de nous, et qui doit nous
purifier. Il paraît, et c'est certain d'ailleurs, que
les larmes soulagent, que les larmes purifient
quelqu'un. Il y a quelque chose qui doit sortir, même
une sorte d'étreinte ou d'angoisse psychique,
psychologique. Elle va se dégager à l'aide des larmes.
Eh bien, nous avons le même phénomène au plan
spirituel. Je disais aussi que tout ce qui se passe en
nous et autour de nous est symbole, est signe d'une
réalité plus profonde, qui est notre naissance à notre
être éternel. Il faut donc derrière les paroles de Saint
Benoît ou d'un autre auteur monastique, voir toujours la
réalité mystérieuse, cachée. Ils doivent, pour
l'exprimer, utiliser des mots que tout le monde
comprennent. Mais ces mots ne doivent pas nécessairement
être pris littéralement comme s'il fallait commencer à
pleurer et se lamenter ; ça peut arriver d'ailleurs !
Il y a le fameux don des larmes. Mais enfin, je pense
que ça s'est quelque chose d'assez spécial comme des
stigmates et tout ça. N'allons pas nous imaginer
maintenant que nous le possédons, et comme le dit Saint
Benoît, perturber toute une communauté ! Non, dit-il,
pas de tout ça, de l'ordre, pas de bruit, un silence ;
mais à l'intérieur de dans notre conscience, pleurons
notre état.
Alors, par ces brèches qui vont s'ouvrir dans la
carapace de notre égoïsme, l'air, le souffle spirituel
va commencer à pouvoir souffler. Il va pouvoir aérer. Il
va évacuer les miasmes empoisonnantes qui sont à
l'intérieur de nous. Et petit à petit, il va prendre la
place, et nous donner un coeur pur. Un coeur pur, est un
coeur qui n'a plus de carapace.
Voici encore une autre image. Ces larmes, ces pleurs
ont un effet émollient. Cela veut dire qu'ils
ramollissent. Ils ne vont pas seulement fissurer la
carapace, mais ils vont la faire fondre. Elle va
s'amollir et elle va se dissoudre. Il n’y en aura plus.
Nous aurons alors un coeur tendre.
C'est le coeur de Dieu. Dieu a un coeur tendre. Dieu
est LE tendre. On dit parfois : Dieu plein de
tendresse et de pitié. C'est cela ! Mais ne voyons
pas la tendresse comme quelque chose un peu de trop … je
ne dirais pas féminine, non, Dieu est féminin autant que
masculin, mais quelque chose un peu de trop éthéré. Non,
il y a là une véritable émotion, quelque chose de
tendre, quelque chose donc de vulnérable. C'est un coeur
qui laisse pénétrer en lui l'extérieur, donc la misère
des autres. La douleur, la souffrance, les problèmes des
autres pénètrent dans ce coeur; Il n'y a plus d'égoïsme,
et ça entre parce que ça est porté par le souffle de
l'Esprit.
Et voila ce que Saint Benoît essaye de nous rappeler
pour le carême. Et il nous fait découvrir aussi qu'il y
a en nous, qu'il y a en moi, un homme ancien qui, lui,
prend plaisir au péché. N'ayons pas peur de le dire, le
péché étant tout ce qui me plait ; ça me plaît, ça
m'arrange, moi ! Donc, ça m'est bon, donc j'y trouve une
satisfaction et mon plaisir. Tant pis pour les autres et
tant pis pour Dieu ! C'est comme ça pour moi, et puis
c'est bon ; ça doit être comme ça pour tous les autres,
pour tout le monde. Et si ce n'est pas comme ça pour les
autres, si ça ne les arrange pas, eh bien tant pis pour
eux. Et ça c'est l'homme ancien !
Et puis à côté de ça, il y a l'homme nouveau. L'homme
nouveau, lui, c'est un homme qui prend plaisir à la
volonté des autres, à la volonté de Dieu d'abord, mais
aussi à la volonté des autres. C'est une fameuse
gymnastique, un fameux retournement ! Mais, et l'homme
nouveau et l'homme ancien, ce sont les deux faces d'un
même homme ; ça se rencontre à l'intérieur de moi. Et
c'est cet antagonisme et cette lutte toujours entre les
deux qui fait que je suis un homme déchiré.
Je suis déchiré, je suis écartelé, et je sens bien
qu'il y a une partie de moi qui doit mourir. La mort,
qui a été déjà réalisée en germe dans le baptême, elle
doit maintenant devenir une réalité. Cet homme ancien
doit disparaître. Et comme je le disais samedi, le plus
promptement et le plus proprement possible, sans trop
crier. Alors l'homme nouveau, lui, il va pouvoir
grandir, l'homme nouveau déposé aussi en moi en germe au
moment du baptême. Et il doit me prendre tout, cet homme
nouveau étant en moi cette résurrection qui s'achève.
Voilà encore une nouvelle image pour dire en quoi
consiste cette prière avec larmes. C'est le vieil homme
qui pleure parce qu'il doit mourir ! C'est l'homme
nouveau qui pleure parce qu'il ne vient pas assez vite
au monde ! Voyez, c'est tout ce drame qui se joue à
l'intérieur.
Mais voilà mes frères, une petite présentation de notre
prière du carême. Elle doit être comme ça toute l'année,
naturellement. Mais nous devons essayer de remonter nos
mécanismes spirituels pendant ce temps du carême. Et
Saint Benoît va nous y aider aussi à l'aide de la
Lectio.
Mais si vous le voulez, nous verrons ça demain car il
est déjà temps d'aller à l'église, pour intérieurement,
au plus profond de notre être, là où l'Esprit nous
travaille, gémir en attendant ineffablement notre totale
délivrance.
Chapitre : Carême 1980. 04.03.80
6. La lecture de carême.
Mes frères,
Quand Saint Benoît parle de la Lectio, il
s’agit naturellement de la Lectio Divina. Et il
est remarquable chez Saint Benoît, de voir qu'il fait
débuter l'année de lecture avec le commencement du
carême. In caput Quadragesimae, 48,39, dit-il, à
la tête, au commencement du carême, on doit remettre à
chaque frère un livre qu'il doit lire en entier et par
ordre. Donc, sans sauter les chapitres ; ça ne
m'intéresse pas, bouf, je saute au dessus. Non, il doit
tout lire. Mais cela ne veut pas dire qu'il doit avoir
terminé avant la fin du carême. Non, c'est la lecture de
l'année.
C'est donc important de voir qu'on commence, chez Saint
Benoît, au début du carême. Voyez, il y a une année
liturgique qui va commencer au début de l'Avent, et il y
a une année de reprise de la lutte qui va commencer au
début du carême. C'est l'époque où les rois commençaient
à sortir pour faire la guerre. Vous vous souvenez ? En
hiver, pas de guerre dans l'Ancien Testament. Puis, il y
a un moment où les rois se remettent en guerre, c'est au
printemps.
Il y a là une petite note qui nous montre que la
Lectio doit être une arme de guerre entre nos
mains. Auparavant,vous le savez, existait, dans les
monastères et ici, ce qu'on appelait la lecture de
carême. Elle durait en fin d'après-midi une demi-heure,
trois-quarts d'heure même, mais le dernier quart d'heure
pouvait être consacré à l'oraison. On nommait des
circateurs, tout à fait comme dans la Règle de Saint
Benoît, qui devaient aller voir si tout le monde était
occupé à la lecture.
C'était très beau ! Mais c'était tout de même une
littéralité un peu exagérée et d'ailleurs pas tout à
fait correcte de la Règle de Saint Benoît. On a supprimé
tout ça. Mais comme on dit toujours : qu'a-t-on mis à la
place ?
Eh bien, on n'a rien mis à la place. On a fait
confiance aux frères en se disant : Mais voilà,
maintenant ils sont grands assez. Ils vont donc
intensifier leur Lectio Divina pendant toute la
journée, ça ne va pas seulement être pendant tout le
carême, mais cela va être pendant toute l'année. Mais ça
ne veut pas dire que tous les jours ils vont avoir leur
demi-heure de lecture à un tel moment. Non, mais ils
vont faire leur lecture avec plus de coeur, avec plus de
sérieux.
C'est un peu utopique, des choses pareilles! Car on va
se dire : ah maintenant il n'y a plus de lecture
régulière. Donc on va encore rester un peu à son travail
! C'est comme ça dans les monastère où on a supprimé
l'oraison, la demi-heure du matin et le quart d’heure de
l'après-midi. Oui, ils sont assez grands maintenant,
chacun trouvera son temps d'oraison dans la journée ! Et
ça va bien huit jours, quinze jours, chez les meilleurs
ça va bien un mois, pour l'un ou l'autre ça peut durer
jusqu'à la fin de la vie. Mais disons alors que le grand
flot ne fait plus oraison du tout !
Alors attention à la Lectio ! Ce n'est pas
parce qu'on a supprimé cette Lecture de carême que nous
ne devons pas reprendre, maintenant pendant le carême,
notre lecture bien en main, essayer de réfléchir encore
à ce qu'elle est, et puis la pratiquer. Car la Lectio
est quelque chose d'important. Nous avons eu, l'année
dernière une belle lettre du père Abbé Général à ce
sujet. On en a parlé longuement ici. Et je voudrais
simplement rappeler une chose dont lui n'a pas parlé.
C'est que Saint Benoît dit quelque part aussi ceci. Il
dit en parlant de la lecture, ou plutôt de l'objet de la
lecture qui est l'Ecriture Sainte, il parle de medicamina
scripturarum divinarum, 28,11. Il parle de
médecine, ou des remèdes des Divines Ecritures, qu'il
faut donc appliquer sur les plaies, sur les blessures
des moines malades, et ça peut les guérir ! La Parole de
Dieu est donc un médicament qui dans la lecture va se
prendre par voie buccale. Attention ! Un moine, à
l'époque de Saint Benoît - et essayons que ce soit
encore comme ça maintenant - ne lisait pas avec les
yeux. Il ne parcourait pas des yeux un texte. Non, un
moine lit avec sa bouche. C'est sa langue qui
fonctionne, ses lèvres, sa mâchoire. Il articule tout,
il prononce tout. Il le mâche, il le mastique, il le
réduit en bouillie ; et puis il l'avale il le digère, il
l'assimile à sa substance spirituelle. Et alors, il
devient lui-même Parole de Dieu.
Et son oratio, sa prière, donc ce qui maintenant va
sortir de sa bouche et qui va être lancé vers Dieu, ce
sera vraiment une Parole de Dieu. C'est l'Esprit qui
alors va, réellement, par des gémissements, prier dans
l'homme. Il faut être très concret. N'allons pas tout de
suite imaginer des expériences mystiques
extraordinaires. Non, c'est la Parole ingurgitée qui
nous fait devenir Parole. Et alors, sans même que nous
le sachions, nous prions, et c'est l'Esprit plutôt qui
prie en nous. Voyez alors quelle arme c'est pour lutter
contre ces influences mauvaises qui essayent de nous
pervertir, ou de nous faire dévoyer, ou même de nous
faire mourir.
Il y a encore ceci qu'on trouve - c'est tout à fait
courant - dans le monde monastique ancien : c'est que
ces Paroles cueillies au cours de la Lectio
deviennent aussi des armes défensives cette fois-ci, de
véritables armes contre les pensées, pensées
diaboliques, pensées mauvaises, toutes les pensées qui
de notre coeur montent en nous dans notre intellect, ou
bien qui viennent de l'extérieur.
C'est ce qu'on appelle la réplique, ou l'antiréthique.
Le Christ lui-même était un expert. Le démon lui dit :
Voilà, tu as faim, et tu as là des pierres. Eh bien, si
tu es le fils de Dieu, mais qu'est-ce que c'est pour toi
alors mais qu'elles deviennent du pain ! Et puis tu
manges et puis tu es bien. Alors le Christ dit : Oui,
mais il est écrit : L'homme ne vit pas seulement de
pain, mais aussi de toute Parole qui sort de la bouche
de Dieu ! Voyez la réponse, la Parole puisée dans
la Lectio qui est relancée comme un trait pour
détruire la suggestion diabolique.
Et le démon dira encore : Voilà tous les royaumes, là,
c'est à moi tout ça. Et je te les donne si tu m'adores !
Ah oui, dit le Christ, mais il est écrit : Tu
n'adoreras que le Seigneur ton Dieu. Puis alors le
démon prend lui aussi la Parole de Dieu pour attaquer :
Mais Dieu a dit à ses anges, si tu te jettes en bas du
temple, de te porter dans leurs mains. Regarde un peu
comme c'est bien ! Ils te déposeront comme ça, jusque
sur le sol. Regarde un peu quel spectacle ! Imaginez un
peu ça ! On se jetterait en bas d'un building à
Bruxelles, et on descendrait comme ça tout
doucement...et les anges qui vous porteraient ! Mais
alors il répond : Mais il est écrit aussi : Tu ne
tenteras pas le Seigneur ton Dieu. C'est cela la
réplique !
Nous ne sommes plus experts, nous, en ce genre de
combat, parce que nous ne sommes pas éduqués à cela.
Mais ça ne fait rien. Nous devrions tout de même lorsque
la pensée est là, lorsque le trait diabolique est là,
pouvoir toujours dans notre réserve de Lectio
opposer quelque chose. C'est ça la lutte contre les
pensées chez les moines, la plus terrible de toutes. Et
c'est à l'occasion du carême que nous devons essayer de
nous roder de nouveau dans cette discipline, si nous
nous sommes laissés quelque peu aller.
Mais ça demande un travail ! Saint Benoît dit :
operam dare. Et ça veut dire que il faut …. mais
voilà, il faut faire un effort, quoi ! Il faut faire un
effort. C'est un travail dur. Mais cet effort là, c'est
un acte d'amour, parce que nous savons très bien
pourquoi nous sommes venus ici, nous savons qui nous a
appelés, nous savons ce qu'il nous réserve. et nous
pouvons bien à l'occasion de ce carême essayer de
reprendre la lutte car encore une fois, nous ne sommes
pas seul. Nous avons le Christ en nous, nous avons
l'Esprit qui est avec nous, et puis nous avons alors
toute la congrégation des frères. Et lorsque un parmi
les frères est plus fort, c'est toute l'équipe qui est
plus forte.
Chapitre : Carême 1980. 08.03.80
7. Orationes peculiares.
Mes frères,
A propos de notre entraînement du carême, Saint Benoît
nous parle encore d'un petit supplément que nous devons
ajouter à la charge habituelle de notre service. Et ce
sont, dit-il, des orationes peculiares, 49,13,
des prières particulières. A un autre endroit, il dit ce
qu'il entend par ce genre de prières.
Ce sont des prières de peculiariter, 52,6,
c'est à dire chacun en son particulier, au bien secretius,
52,8, an dira plus en secret. C'est à l'intérieur du
coeur. On est là tout seul avec Dieu et an lui parle
dans le silence. Lui seul l'entend. Et il se noue entre
les deux, il se crée une intimité qui n'est peut-être
pas plus profonde, mais qui est d'une autre qualité,
d'un autre genre que celle qu'an pourrait trouver au
cours de l'Opus Dei chanté en communauté.
Saint Benoît nous dit que nous devons pendant le carême
nous entraîner davantage à ce genre d'oraison. Cela
signifie que nous devons aiguiser, affûter cette arme de
la prière qui nous permet de lutter contre notre
égoïsme, donc cette carapace qui nous étouffe à
l'intérieur de nous-mêmes.
Un moine achevé, vous le savez aussi bien que moi,
c'est un homme qui vit en état de prière, sa prière est
perpétuelle. Il a toujours l'oeil ouvert pour voir Dieu.
Il a toujours l'oreille attentive pour entendre les
Paroles que Dieu lui adresse. Et alors il entre - on ne
le répétera jamais assez - dans le vouloir de Dieu, un
vouloir qu'il contemple aussi bien qu'il le reçoit. Et
petit à petit cet homme se transforme. Il devient un
autre Christ et il peut vraiment collaborer efficacement
au travail que Dieu lui confie.
Saint Benoît est aussi attentif à ce genre de chose.
Naturellement il en parle, lui, et avec raison, pour le
moine arrivé au sommet. Il en parle à propos du 12°
degré d'humilité, où nous voyons qu'il décrit le moine
qui est toujours en état de prière. Il dira ceci et
voyez comme ça se rapporte, c'est très proche de ce que
Saint Benoît nous dit à propos du carême. Mais vous
voyez, nous sommes des hommes faibles, nous ne sommes
pas encore arrivés au sommet de la perfection
spirituelle.
Alors Saint Benoît dit : Mais pendant le carême,
entraînons-nous, essayons, avançons un petit peu,
affûtons cette arme qui nous permet de nous oublier pour
entrer en Dieu. Il dit du moine au 12° degré d'humilité
: dicens sibi in corde suo semper, 7,173. Voila
un homme qui répète, qui se dit à lui-même dans son
coeur, et toujours. Et que dit-il ? Oh ! Seigneur,
dit-il, je ne suis pas digne mai, moi qui ne suis
qu'un pécheur, mais de lever les yeux vers toi qui es
au ciel.
Vous avez là un modèle de cette prière avec pleurs,
avec larmes, avec sanglots, avec gémissements. Et cette
prière est toujours latente dans le coeur de ce moine.
Elle n'est pas toujours exprimée avec ces mots, mais ces
mots-ci jaillissent du coeur de temps en temps. Et ils
sont là, ils viennent quasi naturellement. Saint Benoît
dira ailleurs : naturaliter, 7,183, pour
certaines choses. Et ça vient parce que le fond est là,
le fond d'un homme qui est toujours, mais toujours en
état de prière.
Toujours, dit Saint Benoît ! Ecoutez un peu : à
l'oeuvre de Dieu, à l'oratoire, dans le monastère
(donc dans les bâtiments claustraux), au jardin, en
route - en route, donc ça veut dire lorsqu'il se
rend à la clinique ou lorsqu'il en revient. Je prends
cet exemple là puisque nous avons parmi nous des malades
au champs, au jardin, partout, dit-il,
absolument partout, qu'il soit assis, qu'il marche,
qu'il se traîne, debout ! Voilà !
Donc, ça veut dire, Saint Benoît entre dans tous ces
petits détails pour bien signifier qu'il n'y a pas de
moment, qu'il n'y a pas de lieu où ce moine ne soit pas en
état de prière.
Eh bien vous voyez, mes frères, qu'il y a là quelque
chose qui est extrêmement attirant. A propos de cette
prière, Saint Benoît dira aussi : si quelqu'un veut
s'adresser à Dieu de façon plus intime, eh bien, qu'il
entre tout simplement à l'oratoire et qu'il y prie.
Mais, non clamosa, 52,11, donc sans crier, tout se
passe encore dans le secret de son coeur.
Et ici mes frères, je voudrais signaler une petite
chose qui me peine un petit peu, un peu ! Enfin, vous
savez, ce peu est relatif. Et c'est que le dimanche, le
dimanche dans l'aprèsmidi - je dis les choses tout
simplement - je vais à l'église un bon bout de temps. Un
petit temps après-midi, voilà je vais là pour
secretius orare, 52,8. Or, depuis le temps que je
fais ça, je ne trouve jamais qu'un seul et unique
compagnon.
Je peux bien le dire parce que tout le monde le sait,
c'est le Frère Gérard. Et parfois j'en ai vu un autre,
mais je ne cite pas son nom pour ne pas le faire rougir
jusque derrière les oreilles. Mais je lui ai dit en
privé, et il le sait. Mais pour le reste, une église
VIDE ! Un dimanche après-midi ! Voyez, il y a là quelque
chose qui ne va pas.
Mais on peut dire : C'est vrai, mais Saint Benoît dit
qu'on peut prier partout. Voilà, en se promenant au
jardin, assis, debout. Oui, c'est vrai, c'est vrai,
d'accord, MAIS il y a tout de même dans le monastère un
endroit, un endroit qui est plus spécialement réservé à
la prière, et c'est l'oratoire, c'est l'endroit où l'on
prie. Et c'est là que Dieu réside. Il est là. Et
est-ce que ça ne lui ferait tout de même pas plaisir si
un jour comme le dimanche on allait lui rendre une
petite visite. Qu'il arrive une visite à l'hôtellerie,
là il n'y a pas d'histoire, allez, on y court.
Mais on va dire : Avec Dieu, on est tellement habitué,
et puis c'est Dieu, il est patient. Enfin il a toutes
les qualités qu'il faut pour qu'on le laisse un peu tout
seul. Oui, c'est vrai, mais enfin ? Je dois dire qu'il y
a une vingtaine d'année ce n'était pas comme ça. Il y a
une vingtaine d'année, on pouvait aller à l'église, il y
avait toujours quelqu'un pendant les intervalles ou bien
surtout le dimanche.
Est-ce que, je dirais c'est peut-être depuis qu'on
s'est habitué aux cellules, à avoir des chambres privées
? Et voilà, on est là, on prie tout aussi bien en
chambre. C'est certain, c'est peut-être une habitude qui
se prend ? Et alors, il y a un danger qui s'introduit.
C'est que notre recherche de Dieu, elle pourrait
peut-être bien devenir trop intellectuelle, plus une
affaire d'étude, une affaire de réflexion qu'une affaire
de prière ?
La prière, c'est …… il faut du courage pour pratiquer
la prière, pour prier, pour aller à l'église et y prier.
Et vous savez pourquoi ? Parce qu'il faut le courage de
perdre son temps ! C'est tout à fait gratuit.
Pendant qu'on est là, on ne fait rien ! On ne fait rien,
on perd son temps, on est avec Dieu. Je pense que nous
devrions essayer ! Naturellement il y en a qui ont du
travail à ce moment là. Même le dimanche après-midi, il
y a des travaux qu'il faut faire. Il faut être à la
porterie, il faut traire las vaches, il faut préparer le
souper ; enfin il y a des tas de choses. Mais il y a
d'autres moments que le dimanche après-midi ?
Qu'est-ce que c'est après le travail, quand on a sonné,
de passer deux ou trois minutes ? Voilà, ça se faisait
auparavant, c'était régulier ! On sonnait la fin du
travail, et dix minutes après, il y en avait toujours
qui étaient là. Avant de revenir, de retourner au
scriptorium, eh bien, on passait cinq minutes à
l'église.
Voyez, je pense que c'est des habitudes qui se perdent.
Et est-ce que nous ne pourrions pas à l'occasion du
carême, essayer de les remettre un peu en vigueur ? Et
ce serait aussi dans la ligne de ce jubilé de Saint
Benoît, nous rapprocher de ce que lui conseillait.
Encore une petite chose. C'est ici à propos de la
Visite Régulière. Oui, il y en a qui ont été alarmés et
ils en ont parlé au Visiteur, de ce que j'avais évoqué
qu'on supprime les adorations du Saint Sacrement, les
expositions du Saint Sacrement. J'ai demandé comment
cela se passait à Achel ? Il a dit que cela se faisait
une seule fois par an, le jour de l'an, et puis c'était
tout. Donc c'est une coutume, je pense, qui est assez
propre à Saint Remy.
Mais voilà, il faut bien le dire, si ces adorations du
Saint Sacrement un certain jour n'existe plus, elles se
seront supprimées d'elles-mêmes parce qu'il n'y aura
plus personne. Il ne faut pas l'oublier, c'est la seule
et unique raison. Pourquoi laisser le Saint Sacrement là
tout seul quand il n'y a personne ? Or c'est arrivé à la
Noël dernière. C'est pour cela que j'ai tire la sonnette
d'alarme.
Et depuis lors je dois dire qu'il y a un fameux
changement. Dimanche soir, encore, à l'occasion de la
récollection, il y avait mais vraiment beaucoup de
monde. Au moins je suis certain, à un moment donné, la
moitié de la communauté y était. Donc je pense que le
Père Visiteur est tout à fait rassuré. D'ailleurs je
pense qu'il a certainement dit à ceux qui lui en ont
parlé que c'est quelque chose qui disparaît s'il n'y a
plus personne.
Donc mes frères, si vous voulez bien, pour ces
questions de prières, nous allons faire encore un petit
effort et nous en serons les premiers bénéficiaires
après Dieu naturellement, qui lui nous a envoyé ici pour
mener la vie contemplative. Cette vie qui est une vie de
gratuité, qui est perdre son temps pour Dieu, quand
naturellement on a du temps à perdre ! Ne pas se dire
maintenant : Pendant le travail je vais à l'église...
Chapitre : Visite Régulière. 09.03.80
2. Chacun selon ses capacités.
Mes frères,
Aujourd'hui je vais vous parler d'une chose importante
à propos de notre Visite Régulière et je vous demande de
bien faire attention. Le Père Visiteur a constaté que
notre communauté vit dans la Paix et la tranquillité
parce que, dit-il, elle a trouvé son équilibre. Or cet
équilibre qui engendre la paix naît d'une certaine
vision des hommes et des choses. Vision qui se trouve
dans le chef de l'Abbé, et qui de lui se répand dans
tous les frères groupés autour de lui. Il dit :
Elle a trouvé son équilibre sous la direction du Père
Abbé, autour du quel vous vous groupez et dont la
direction et les soucis vous escortent chacun selon ses
capacités. Et ainsi une certaine souplesse peut trouver
place en ce qui concerne les façons de vivre et de vivre
dans la mesure où naturellement cela ne constitue pas
une gêne pour l'ensemble de la communauté.
Donc mes frères, cette vision des hommes, c'est que
chacun est vu dans la vérité de son être personnel. Et
cette vérité est double. D'abord ce que chaque frère est
personnellement et ce que chaque frère peut devenir
personnellement. Ce qu'il est, c'est sa capacité
personnelle. Dom Emmanuel dit : chacun selon ses
capacités. Et quelle est notre capacité ?
Il y a des qualités et des possibilités réelles. Mais
il y a aussi des limites et des défauts réels.
J'insiste, ici, sur le mot réel. C'est inscrit
dans la nature de chacun. C'est déjà programmé au moment
de sa conception. Il ne faut donc pas vouloir demander à
tout prix à un frère ce qui n'est pas inscrit dans sa
personne. C'est inutile !
Mais il y a aussi des qualités qui sont là, inscrites
chez lui. Lui-même n'en a peut-être pas totalement
conscience. Mais le regard de l'Abbé doit les découvrir
et doit aider à ce que ces qualités se développent,
qu'elles arrivent si poss1ble à leur maximum
d'intensité, de perfection.
Mes frères, nous ne devons jamais oublier aussi que
nous sommes tous, moi comme les autres, affectés de
handicaps, d'infirmités physiques et psychiques qui nous
enferment dans des impossibilités, mais qui aussi
peuvent étouffer, entraver, lier des potentialités qui
sont présentes, mais qui à cause de ces infirmités ne
parviennent pas à s'éveiller.
C'est aussi le rôle de l'Abbé de voir cela, d'en tenir
compte et d'aider chacun des frères à sortir un peu,
dans la mesure du possible toujours, de ce handicap qui
l'habite. Mais ne l'oublions pas, ce handicap habite
chacun d'entre nous, et je le répète, moi aussi.
Et je le faisais encore remarquer dernièrement à un
frère, je me souviens duquel maintenant, il n'est pas
bon qu'un Abbé jouisse d'une santé de fer. Pourquoi ?
Mais parce que c'est un handicap. Il lui sera difficile
alors d'entrer dans les infirmités des autres, n'en
possédant pas en lui, ou bien ayant l'illusion de ne pas
en posséder !
Donc mes frères, c'est cela : saisir, voir chacun dans
la vérité de ce qu'il est, mais aussi le voir dans la
vérité de ce qu'il peut devenir, ce qu'il peut devenir
au plan naturel, ce qu'il peut devenir au plan
surnaturel.
Au plan surnaturel, il peut devenir un saint. Il
doit le devenir, quel qu'il soit. Ici, il y a le
germe de vie divine qui est déposé en nous. Et si Dieu
nous a retiré du monde pour nous amener ici, ce n'est
pas pour nous faire vivre en serre chaude et construire
des plantes fragiles, de ces plantes qui grandissent,
qui deviennent trop belles, mais qui sont artificielles
quoique vivantes.
Non, il veut faire de nous des saints à partir, encore
une fois, de notre vérité réelle. Et ici, il y a dans
l'Abbé un devoir, le devoir de tout espérer. Il peut
rencontrer, avoir rencontré mille déceptions chez un
frère, mais c'est peut-être la mille et unième
expérience qui sera décisive et qui permettra à ce frère
d'accéder dans le monde de la sainteté.
Pensez un peu, et ici je ne fais allusion à personne
naturellement, mais c'est pour prendre un exemple
extrême : vous aviez sur le calvaire, le Christ Jésus
qui était crucifié. Et à côté de lui il y avait des
bandits, mais d'authentiques ! Ce n'étaient pas des
hommes qui comme le Christ étaient condamnés à tort.
Non, et ils le disaient d'ailleurs : nous n'avons que ce
que nous avons mérité.
Voilà donc des hommes qui ont causé à Dieu des
déceptions toute leur vie. Mais à ce moment là, à ce
moment là, un dit : Oui, voilà j'ai mérité ! Malgré tout
ça, à cette minute-ci, souviens-toi de moi au moment où
tu entreras dans ton Royaume.
Et alors, le Christ qui a osé attendre...Mais imaginons
donc le Christ dans la situation dans laquelle il se
trouve lui-même ! Et il dit : aujourd'hui,
aujourd'hui, pas demain, mais tout de suite, tu seras
avec moi dans mon Royaume. Oui, c'est cela, c'est
donc cette espérance, cette espérance qui grandit sur
l'amour, qui doit habiter dans le coeur de l'Abbé. Voilà
ce que je veux dire : ce que chaque frère peut devenir.
Mais aussi, ce que chaque frère peut devenir au plan
naturel. Il y a en nous des aspirations légitimes à un
épanouissement humain indispensable pour que le divin
puisse aussi se développer en nous. Il faut donc que
l'Abbé voie chacun comme ça, dans ce qu'il peut devenir
au plan de son épanouissement personnel naturel.
Donc mes frères, il y a une ligne de conduite que je
m'efforce d'adopter. Et vous savez que c'est celle-là
que je vous demande de suivre aussi. On peut la résumer
dans une belle sentence de la Carta Caritatis :
vivre una caritate, d'une seule et unique
charité, d'une seule et unique Règle, mais selon des
moeurs, moribus, selon des moeurs semblables.
Cela veut dire, mes frères, que nous sommes tous
habités par un même Amour, nous suivons tous une même
voie vers un même objectif, mais chacun tel que nous
sommes. Et c'est ce qui fait la beauté d'une communauté.
Oui, la beauté d'une communauté, c'est la disparité des
personnes, la dissimilitude des personnes, mais, mais
toutes ces personnes vivant d'une même vie et aspirant à
une même rencontre, celle de Dieu.
Mais tout cela alors, dans la mesure où ce n'est pas
une gêne pour l'ensemble de la communauté, comme le
rappelle le Visiteur. Car si jamais le comportement d'un
frère crée une gêne pour l'ensemble de la communauté, à
cet endroit là commence à s'introduire le déséquilibre.
Mais c'est que ce frère alors a quitté la route de la
vérité qui habite en lui. Il se prend pour ce qu'il
n'est pas.
Je ne fais pas allusion ici à de l'orgueil éventuel.
Non. Mais ce frère est emporté par une illusion, par une
apparence de vérité. Et alors il crée un trouble en lui
et va donc communiquer un trouble autour de lui et
affecter l'ensemble de la communauté. Il faut donc
veiller à cela également. Auparavant, existait pour
essayer de prévenir les choses de ce genre, le Chapitre
des Coulpes et celui des Proclamations. A l'occasion de
la Visite Régulière, il y en a un ou l'autre qui a
demandé si on ne pourrait pas de nouveau introduire un
Chapitre des Coulpes et des Proclamations.
Je pense que ça doit venir d'un ou l'autre qui n'a pas
connu ce temps là ! Il ne savait sans doute pas comment
cela se passait. Et ça ne va plus, c'était devenu le
formalisme à l'état pur, c'était un point du Coutumier,
des US, et on l'appliquait comme ça ; voilà, parce que
ça devait se faire tous les jeudis ou tous les
mercredis, je ne sais plus si c'était ce jour là. Et on
savait quand c'était son tour, et on passait quatre par
quatre, ça ne va plus !
Mais je pense qu'il y a toujours ici, mes frères, un
mode de correction fraternelle qui peut exister :
correction fraternelle de la part de l'Abbé, qui, en
public, ici, sans citer de nom, peut très bien faire une
remarque qui est intéressante pour toute la communauté,
mais qui touchera spécialement tel ou tel frère. Ou bien
alors, entre quatre yeux en privé ; ou même les frères
entre eux, discrètement attirer l'attention d'un autre
sur une petite chose qui commence à ne pas aller. Et ça
demande beaucoup de doigté mais c'est là aussi une des
expression de cette una caritate, de cette
charité qui nous habite tous.
Donc mes frères, en fait, ce que nous devons essayer de
faire, ce que je fais dans la mesure de mes capacités,
c'est de voir comme Dieu lui-même voit ! Mais cela
requiert un fameux oubli de soi, oublier sa façon de
voir égoïste. Ne plus regarder, ne plus juger, ne plus
sentir humainement mais déjà voir, juger, sentir comme
le Christ dont je suis le lieutenant parmi vous, voit,
lui, en toute vérité.
Mais pour ça, il faut se vider de soi-même, et c'est
dur, parce que ça demande une attention constante. Car
le pécheur qui m'habite, le pécheur que je suis encore :
cela veut dire l'égoïste, celui qui recherche la route
la plus facile, celui qui a toujours en lui des
tendances à l'autonomie, à l'autoritarisme, à tout ce
qui fait qu'un homme à l'illusion d'être plus fort qu'un
autre, et bien tout cela, il faut veiller sans cesse à
ce que ça ne déborde pas en moi - et je parle de moi,
ici - Mais comme le dit le Visiteur : Groupez autour de
l'Abbé, il faut que ces dispositions d'oubli de soi et
d'attention à soi partent de l'Abbé et passent dans tous
les frères qui sont groupés autour de lui.
Il y a donc un courant d'Amour, mais un amour qui lui
trouve sa source dans la vérité. Il faut que ce courant
circule en tous. Mais vous comprenez bien, s'il n'est
pas d'abord dans l'Abbé, il ne sera dans aucun des
frères. Il faut donc que ce soit d'abord en moi, et puis
alors qu'étant en moi, comme une source cela puisse
déborder.
Or vous savez bien, vous le savez et je le répète ici
combien de fois, et je le dis en privé aussi chaque fois
qu'il y a une petite histoire à arranger : toujours voir
les choses, voir les frères dans la vérité de leur être
personnel. Voir ce qu'ils sont réellement avec leurs
qualités, avec leurs limites, avec leurs impossibilités.
Et puis alors, voir ce qu'ils peuvent devenir.
Mes frères, c'est cela qui dans notre communauté se
fait déjà. C'est un constat du Visiteur. Ce n'est pas
une illusion, on ne se prend pas pour ce qu'on n'est pas
! Non, lui le constate. C'est donc Dieu lui-même qui
nous le dit. Nous devons donc remercier le Seigneur pour
cette grâce qu'il nous fait. Et puis c'est un précieux
et immense encouragement, car nous ne devons pas nous
imaginer que c'est fini. C'est toujours perfectible. Cet
équilibre, comme je le rappelais il y a quinze jours,
est un équilibre fragile, précaire. Il y a des
adversaires en nous et à l'extérieur de nous : les
démons qui vont essayer de renverser cet équilibre ou de
le troubler.
Voilà mes frères, je pense, un beau programme encore
pour notre carême : c'est prendre d'avantage conscience
de cette exigence de vérité ; et puis alors de sentir en
nous un ressort qui se remonte et qui va nous donner une
plus grande force encore pour achever l'oeuvre, le
travail que Dieu a commencé en chacun d'entre nous.
Et ainsi nous pouvons retenir que la vérité, elle n'est
pas en nous, elle n'est pas dans nos façons de voir, de
sentir, de juger, de vouloir, mais elle est en Dieu.
Et l'équilibre et la Paix seront toujours dans notre
communauté, seront toujours en nous-mêmes d'abord, et
puis dans notre communauté entière, si nous voyons les
choses, les frères comme Dieu lui-même les voit. Et si
alors nous vivons en accord avec cette vision qui est la
vérité.
Chapitre : Carême 1980. 11.03.80
9. Le dépouillement.
Mes frères,
Le carême bénédictin, qui est un carême chrétien,
comporte une note de dépouillement comme il convient.
Saint Benoît dit : subtrahat corpori suo, 49,17,
ce qui veut dire qu'il dérobe, qu'il subtilise. On sait
bien que le corps ne se laissera pas faire. Il faut donc
presque le rouler, le mettre en boite, le voler, lui
prendre quelque chose parce que le corps lui-même ne le
cèdera pas ! C'est ça que veut dire subtrahat. Il
ne s'en est pas encore aperçu, on lui a enlevé.
Lorsqu'il veut l'utiliser, il ne l'a plus et alors il en
prend son parti. Il crie un peu peutêtre, mais
finalement il se soumet.
C'est que la vie monastique, elle se joue sur un fond
de dépouillement total. Saint Benoît ne mâche pas ses
mots. Il dit : nihil omnino, 33,7, rien,
absolument rien ! Il va plus loin que Saint Jean de la
Croix. Saint Jean de la Croix est déjà un mitigé par
rapport à Saint Benoît. Lui, il disait : rien, rien,
rien, rien ! Saint Benoît dit aussi : rien, rien,
mais il ajoute absolument. Ils ne leur restent
rien, ni même leur corps, dit-il, ni même ce qu'ils
pourraient vouloir, 37,8. Leurs désirs, comme traduit
Monsieur Rochet. C'est cela les voluntates , ce
vers quoi on se sent porté. Non, il faut renoncer à tout
cela.
Mais voyez un peu, il faut alors tout espérer d'un
autre ! Mais c'est quelque chose qui est un peu, du
moins pour moi, un peu effrayant. Car voyez quels
pouvoirs exorbitants sont accordés à l'Abbé sur les
frères. C'est absolument rien, ni son corps, ni
ses vouloirs et tout ; c'est à dire tout pour le corps,
tout pour les vouloirs. On n'a plus rien en sa
possession personnelle.
Mais voyez un peu ! Donc un Abbé ne peut s'approcher
d'un frère, ne peut demander à un frère qu'avec un
sommet, un maximum de respect, de crainte même ! Car ce
frère en toute confiance lui a remis et son corps, et
tout son intérieur. Voyez un peu ! Il faut penser à
cela. On dirait parfois : Mais cet Abbé, il n'ose rien
dire, ou bien il n'ose pas faire ceci, pas faire ça. Et
je comprend qu'il y ait des Abbés qui aient peur, et
tellement peur qu'ils en soient paralysés. Pourquoi ?
Parce qu'ils sentent peut-être trop fort que s'ils se
laissaient aller, ils pourraient exagérer. Et ça, l'Abbé
est un serviteur. Il est le serviteur, l'esclave de
tous. Mais un esclave qui a un pouvoir vraiment absolu
sur les autres, un pouvoir qui lui vient d'ailleurs. Ce
n'est pas lui qui a ce pouvoir, c'est Dieu qui a ce
pouvoir sur les frères, mais à travers l'homme faillible
qu'est l'Abbé.
Donc voyez un petit peu dans les rapports entre frères
et Abbé, ces échanges de respect réciproque qui doivent
toujours régner. Et pas à sens unique, hein, pas du
frère seulement vers l'Abbé, mais aussi et peut-être
d'avantage encore de l'Abbé vers le frère.
Et Saint Benoît est très fin psychologue. Il sait très
bien que le corporel est révélateur du spirituel. C'est
pour cela qu'il exige qu'on se dépouille de tout,
d'abord au plan matériel. Car un arbre se reconnaît à
ses fruits. S'il n'y a pas de fruits sur l'arbre, mais
l'arbre est stérile. S'il donne de mauvais fruits, mais
l'arbre est mauvais. S'il donne du bon fruit, mais c'est
un arbre bon.
Maintenant pour nous : si je ne sais pas renoncer à ce
qui me plaît, mais à ce qui me plaît corporellement, par
exemple, si je ne sais pas renoncer à des friandises, si
je ne sais pas renoncer à avoir en ma possession quasi
libre des biscuits, des bonbons, du chocolat, ou que
sais-je moi ? Je prends cet exemple là au hasard. Mais
comment saurais-je alors renoncer à ce qui à l'intérieur
de moi me plaît encore beaucoup plus que des friandises
: mes façons de voir, mes façons de juger, mes façons de
me conduire, mes façons de décider de ce qui me plaît et
de ce qui ne me plaît pas ?
Voyez, Saint Benoît sait très bien que le spirituel est
tributaire d'abord du corporel et du matériel. Et c'est
pour ça qu'il est tellement dur pour ce qui regarde la
pauvreté. Il faut voir tout ce qu'il accumule à ce
sujet. J'en ai déjà parlé auparavant d'ailleurs, je m'en
souviens.
Mais alors que nous voici pendant le carême, que
pourrions nous faire ? Eh bien, il me semble que le
carême est peut-être l'occasion rêvée de réviser la
valeur de notre dépouillement. Où en sommes-nous pour ce
qui regarde le dépouillement ? Ne parlons pas du
dépouillement intérieur, mais de ce révélateur du
dépouillement intérieur qu'est le dépouillement
extérieur.
Est-ce que ce carême ne serait pas l'occasion de faire
un inventaire de la cellule et de voir s'il n'y a rien
d'inutile, ou rien qui n'aurait pas été .... enfin
permis, comme Saint Benoît dit ? Il ne faut rien
introduire chez soi, dit-il, sans l'accord de
l'Abbé, du père spirituel. 33,3. Eh bien alors,
faire l'inventaire de la cellule et si on découvre des
choses qui se sont accumulées là, presque
insensiblement, pendant le courant de l'année, eh bien,
liquider tout ça. Voilà, le liquider.
Mais où le liquider ? Mais on le liquide chez le
cellérier. Il pourra peut-être tout contant le
redistribuer. Il y en a peut-être qui ont besoin de ceci
ou cela, et lui doit acheter dehors ; et ça traîne
peut-être dans la cellule d'un frère qui ne s'en sert
pas ? Donc, faire une fois l'inventaire et alors
repartir à zéro, omnino rem, à absolument rien.
Mais je ne veux pas dire maintenant qu'il faut entrer
dans une cellule vide. Ce n'est pas ça que je veux dire.
Mais il y a des choses dont on pourrait très bien se
passer. Il y a des choses qui sont là, qui se sont
accumulées. Eh bien voilà, faire l'inventaire et
liquider tout ça, un peu comme on nettoie. Le nettoyage
ici se fait chaque semaine. On va nettoyer les
toilettes, on nettoie la cuisine, on nettoie le
scriptorium ici, autrement la crasse s'entasserait, et
puis on voit des choses et on les liquide. Donc faire un
peu ça, le carême est le temps rêvé.
Voilà mes frères, je vous propose cette opération
nettoyage. Et je pense, comme c'est l'année de Saint
Benoît, nous n'aurons pas trop de pincements de coeur
lorsque nous devrons nous débarrasser d'une petite chose
ou l'autre.
Chapitre : Carême 1980. 12.03.80
10. Le partage.
Mes frères,
Le dépouillement auquel nous invite Saint Benoît, ce
dépouillement que nous devons renforcer au cours du
carême, n'est pas une fin en soi. Il vise à créer en
nous le désencombrement. Il vise à nous rendre plus
léger, plus souple, plus rapide dans notre course vers
Dieu. L'idéal, ce serait d'arriver à ce que les anciens
appelaient la nuditas, être entièrement nu, ne
plus avoir rien à porter que le poids de sa propre
chair, une chair qui s'émacie, une chair qui devient
quasi transparente et qui permet alors à l'Esprit de
Dieu de faire du moine ce que bon lui semble.
Voilà, c'est vers un tel idéal que nous achemine Dieu.
Voyez, ce sera arrivé un jour, lorsque nous disposerons
plutôt de notre corps spirituel. Mais ne nous évadons
pas dans des vues un peu chimériques, restons les pieds
sur terre. Rappelons-nous, on l'a lu à l'0ffice de nuit
il y a un jour ou deux, c'est que ce dépouillement,
cette nudité que nous créons en nous débarrassant du
superflu, de l'inutile, il ne sera vrai que si ce que
nous abandonnons est cédé à d'autres qui, eux, peuvent
en avoir besoin. Ce qui est inutile pour moi est
peut-être très utile à un frère. Le superflu, mon
superflu est peut-être nécessaire à l'extérieur du
monastère. Il faudra donc pratiquer ce que dans le
jargon d'aujourd'hui on appelle le partage.
Il y a le carême de partage, on en parle beaucoup. Il y
a même le carême de partage réservé aux religieux ; ça
veut dire que les organismes qui groupent en leur sein
tous les religieux de Belgique demandent que ce qui
aurait été récupéré ou épargné pendant la période de
carême, leur soit cédé. Et alors, ce sera envoyé à des
religieux dans des pays qui sont dépourvus de
ressources.
Auparavant an parlait plutôt d'aumônes et de
miséricorde. Si mon coeur n'est pas sensible aux
besoins, à la misère des autres, mais le dépouillement
auquel je vais me livrer à l'occasion du carême, ne sera
peut-être pas trop pur, ça pourrait être une recherche
de moi très subtile ! Il faut donc que le détachement
que je manifeste à l'endroit de ce que je possède soit
le signe, l'expression d'un détachement intérieur vis à
vis de ma propre personne.
Je m'oublie pour penser à la misère des autres, à leurs
besoins, pour m'épancher en eux, pour les accueillir
aussi en moi tels qu'ils sont avec le poids que eux
doivent porter. Je suis peut-être plus fort qu'eux ?
Alors je peux les aider. J'ai de trop et il leur en
manque, et je leur donne. Mais pas seulement de mon
superflu matériel, mais aussi de mon superflu spirituel,
de mon amour, de ma bienveillance.
Il y a des gens dans le monde, dans les monastères
aussi, tous nous sommes ainsi naturellement plus ou
moins, mais surtout dans le monde aujourd'hui, des gens
qui meurent de ne pas être aimés. Il y a des situations
indescriptibles, incroyables. Régulièrement j'en entends
raconter. On se demande : mais comment est-ce possible
aujourd'hui ? Et ça se trouve dans des ménages, des
enfants, des parents, des employeurs avec des ouvriers,
enfin des choses ! Pourquoi ? Parce que il y a des
frustrations au plan de l'amour. On n'est pas aimé ! Et
n'étant pas aimé, on ne sait pas aimer soi-même.
Voilà mes frères ! Nous devons penser à cela.
Aujourd'hui nous sommes très avertis de la misère qui
règne dans le monde. Je parle ici, maintenant je reviens
à la misère matérielle. Les revues en parlent, les
journaux en parlent, c'est sans arrêt. Ici aussi c'est à
ne pas croire les situations qui existent. Enfin vous
les connaissez aussi bien que moi.
Mais ne courons même pas au loin, n'allons pas en
Afrique, en Asie ou en Amérique du Sud. Restons ici dans
nos régions. Il ne se passe pas de semaines que ne se
présente ici à l'Abbaye, soit en personne, soit par
correspondance encore plus souvent, des situations
vraiment à ne pas croire. Je pourrais vous raconter des
histoires. Et je l'ai déjà dit à d'autres encore ; ceux
qui sont les causes, l'origine de situations pareilles
devraient aller en prison pour une durée indéterminée.
Vraiment comme le débiteur qui devait 50.000.000, vous
vous souvenez il y a un jour ou deux dans l'Evangile,
jusqu'à la fin mon ami, pour rembourser tout cela ! Des
injustices sociales incroyables et qui mettent alors des
familles entières dans la misère, mais une misère à ne
plus pouvoir vivre. Eh bien c'est ça qu'on appelle le
quart monde.
Il y a des personnes qui ne savent pas s'adapter à la
complexité de la vie sociale d'aujourd'hui. Vous n'avez
idée comme ça devient de plus en plus difficile ! Et
s'il vous manque un papier, ou si le papier n'est pas
correctement rempli, vous perdez tout de suite le droit
aux allocations de chômage, aux indemnités de mutuelle,
aux indemnités d'accidents ; et vous êtes là !
Et alors pour récupérer tout cela, ce sont des
démarches avec de nouveaux papiers ; et puis voilà,
c'est le cycle qui recommence, c'est la boule de neige
et il n'est plus possible d'en sortir. Pourquoi ? Parce
que les gens, beaucoup maintenant ne sont pas éduqués à
cela. Il y en a qui ne savent pas lire. Il y en a qui
savent à peine, qui ne savent pas écrire. Il ne faut pas
courir très loin. Il y en a ici à Rochefort, nous en
connaissons. Et voyez alors !
Eh bien mes frères, ces misères là, elles viennent ici
crier au secours à notre porte. Et nous ne pouvons pas
dire : Il y a beaucoup d'exploiteurs ! C'est vrai, il y
a des exploiteurs làdedans. Mais ces exploiteurs-là,
comment en sont-ils arrivés là ? Et pour deux, trois
exploiteurs qu'on reçoit, on ne peut pas laisser tomber
ne fut-ce qu'un seul pour lequel c'est très sérieux.
Voilà mes frères, tout cela pour vous dire que ce
dépouillement auquel nous nous livrons maintenant
pendant le carême, eh bien, ça doit partir hors d'ici,
ça doit être transvasé, transféré à des personnes qui
sont dans le besoin. Et ce n'est pas seulement pensant
le carême, mais ce doit être ainsi pendant toute
l'année.
Et pensons encore à ceci : c'est que le carême nous
rappelle que nous sommes pauvres, c'est à dire que nous
devons vivre pauvrement. Oh je sais bien, on pourrait
presque maintenant se payer ce qu'on veut. Mais NON,
vivons de ce qui nous est nécessaire, pauvrement,
simplement, sans exigence, comme le dit Saint Benoît.
Contentus, 7,132, on doit être contant, satisfait de ce
qu'on reçoit et ne pas ennuyer la communauté, ni le
cellérier, ni l'Abbé avec des superfluitates,
36,8, avec des exigences abusives, comme le traduit ici
le nouveau texte. C'est très bien traduit, abusives
! Non n'est-ce pas, il ne faut pas !
Au contraire, notre superfluum, ce qui déborde
un peu de nous, eh bien laissons-le partir. Ce sont des
petites rigoles qui vont servir à abreuver, à
désaltérer, à faire vivre des frères en humanité, qui
eux attendent cela.
Et alors aussi mes frères, non seulement vivre
pauvrement, mais avoir le souci du pauvre. Et pas
seulement le souci du pauvre qui vit en dehors des murs,
mais aussi le souci du pauvre qui vit parmi nous. Or
nous sommes tous plus ou moins pauvre. Ayons donc un
coeur généreux, généreux pour aider, généreux pour
donner, généreux pour s'aimer.
RETRAITE ANNUELLE 1980 15.03.80
Ouverture de la retraite par Dom Hubert.
L’idéal monastique chez Saint Benoît et à Cîteaux.
Mes frères, notre retraite annuelle est ouverte. En
cette année où nous fêtons le XV° centenaire de notre
Père Saint Benoît, elle va revêtir une forme
particulière, inhabituelle, originale. Elle sera une
mise en commun d'expériences, de réflexions, de
questions, de soucis, d'espoirs aussi. Et nous
l'abordons dans les dispositions les meilleures :
accueil, écoute, humilité, gratitude. Ce sont des frères
qui vont s'adresser à des frères en toute simplicité,
avec confiance. Nous ne devons pas attendre des
révélations extraordinaires, mais plutôt des fruits de
vie. Qu'il y ait plus de vérité, qu'il y ait entre nous
plus de charité, que nous soyons saisis par l'Esprit de
Dieu avec plus de force, de façon à devenir sous son
influx plus souples et plus lumineux. Lumineux pour
notre Dieu qui nous a appelés et lumineux aussi les uns
pour les autres.
Dès le 1° janvier, nous avons décidé de placer cette
année jubilaire sous le signe de la lumière et de nous
rapprocher, autant que faire se peut, de l'idéal
poursuivi par les fondateurs de Cîteaux, à savoir :
vivre une spiritualité du désert dans le cadre de la
Règle de Saint Benoît. Cet objectif peut se condenser
dans cette formule : devenir un seul Esprit avec le
Christ, Lumière du monde. Le moine est un homme qui veut
devenir léger, diaphane et invisible.
Léger de façon à acquérir une certaine apesanteur pour
que l'Esprit de Dieu puisse jouer librement avec lui et
en lui. Diaphane, atteindre la translucidité, de façon à
n'opposer aucun obstacle à la transmission, à la
diffusion de la Lumière divine qui nous habite. Et aussi
devenir invisible ; se laisser travailler jusqu'à une
totale divinisation, et ainsi échapper aux regards
investigateurs, curieux, des yeux charnels.
Le désert, dans lequel le moine s'enfonce, est le
symbole de cette invisibilité à laquelle il désire
parvenir. Les yeux des hommes charnels sont incapables
de percer le secret de cet homme, qui demeure inconnu
tout au tant que le Christ qui pourtant, homme, vivait
parmi les hommes.
Mes frères, ce que je dis là est très vrai et très
beau. Et çà nous fait comprendre la raison fondamentale
de la clôture monastique qui n'est pas de nous mettre à
l'abri d'influences perverses venant du monde. Non,
c'est de nous faire goûter, fut-ce au plan symbolique,
l'état final qui sera le nôtre, espérons-le. Je vous
l'ai déjà dit bien souvent : tout, dans notre vie, est
symbole d'autres réalités qui demeurent, celles-là ; des
réalités éternelles.
Et cet état que je viens de décrire en quelques mots,
je le vois pour ma part réalisé dans une expérience
faite par Saint Benoît et rapportée par son biographe
Saint Grégoire. Il est dit qu'au cours d'une nuit, Saint
Benoît vit le monde entier rassemblé dans un rayon de
lumière. C'est l'indice d'un état atteint par notre
Saint. Benoît était, à ce moment-là, entièrement
christifié. Devenu lumière dans le Christ, il voyait la
lumière de la divinité. Habité par le Verbe de Dieu, il
travaillait avec ce Verbe de Dieu à la création et à la
rédemption du monde. Possédé lui-même par la puissance
de Dieu et la possédant, il tenait sous son regard et
dans sa main l'univers entier.
Rappelez-vous l'hymne de Saint Paul, tout est à
vous, dit-il, et il détaille, puis il conclut :
et vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu.
Voilà l'état atteint par Saint Benoît et, dans ces
conditions, il pouvait voir l'univers entier dans un
seul rayon de Lumière. Saint Benoît était ainsi un fils
de Dieu achevé ; la puissance de la résurrection avait
triomphé en lui. Il était devenu un homme nouveau, entré
dans la vie éternelle. N'oublions jamais ce qualificatif
de nouveau que les premiers cisterciens appliquaient à
leur monastère ; c'était en référence directe à l'homme
nouveau que leur avait annoncé Saint Paul, cet homme
déjà entré dans l'éternité.
Ici, mes frères, encore un détail : notre voeu de
stabilité par lequel nous nous engageons à demeurer
jusqu'à notre mort en ce lieu et dans cette communauté,
ce voeu de stabilité est, lui aussi, le signe d'autre
chose. Il est le signe et le symbole de la vie éternelle
à laquelle nous espérons accéder ; une vie éternelle que
nous possédons déjà en germe. Mais il faut que cette vie
devienne notre vie, que le mortel soit absorbé
dans l’éternel, que le charnel soit absorbé dans le
spirituel ; la vie éternelle où l'homme goûte
l'immobilité, le repos, la tranquillité, la paix, mais
aussi une efficacité suprême en Dieu.
L'idéal monastique, mes frères, n'est donc pas la
conquête d'une perfection d'ordre moral, comme si je
pouvais devenir un homme sans défaut. L'idéal monastique
est abandon de soi à Dieu pour une aventure inconnue.
Saint Benoît le dit expressément, ou plutôt, à un moment
donné, il ne trouve plus rien à dire et son silence est
le plus éloquent des langages. Il s'exprime ainsi :
quod Spiritu Sancto dignabitur demonstrare, 7,188,
on verra ce que Dieu par son Esprit,daignera manifester.
On le verra, on ne peut rien en dire : c'est
l'imprévisible absolu, car c'est le divin. Il rejoint, à
ce moment, une réflexion du Christ à Nicodème, au cours
d'une nuit encore : Celui qui est né de l'Esprit est
comme le vent ; on ne sait pas où il va.
Mes frères, l'idéal monastique est d'ordre mystique,
c'est-à-dire, tout le reste mais absolument tout sans
exception est là pour soutenir un ordre divin qui est en
nous et qui doit insensiblement arriver à un état
d'épanouissement total. Notre capacité de vie divine
doit être remplie. Voilà, mes frères, en quoi consiste
notre idéal monastique.
Mais il est vécu dans une chair d'homme, dans de la
matière ; il est vécu comme incarnation. N'oublions pas
que cela nous porte vers une transmutation de notre être
en une qualité qui ne nous est pas naturelle, mais qui
nous est donnée en cadeau. A nous de l'accepter. Les
vertus, que ce soient les vertus morales ou les vertus
spirituelles qu'on appellera dons du Saint Esprit et
même les vertus théologales arrivées à leur sommet, sont
les symptômes d’un ordre divin se développant et
arrivant à pleine maturité dans un homme.
Elles sont le signe d'un état indicible ; Dieu se
révélant dans un homme. Voyez à quel sommet nous devons
situer notre visée. Nous ne devons pas avoir peur, car
cette espérance ne vient pas de nous ; elle est déposée
en nous et elle n'attend que notre accord pour nous
porter là où Dieu nous appelle.
Il va de soi que la vie monastique n'est pas une
entreprise facile. C'est un tâche qu'on peut qualifier
de surhumaine. Il faut aller à Dieu par ses chemins à
lui. Or nous ne savons pas qui est Dieu. Nous ne pouvons
donc connaître le chemin. Nous n'avons qu'une seule
chose à faire : nous laisser conduire comme s'il nous
prenait par la main et le suivre. Nous devons renoncer à
nos idées, à nos plans, à nos volontés, à nos vues,
abandonner toutes nos cartes routières pour nous laisser
simplement, gentiment conduire par Lui, n'être, dans le
Royaume de Dieu, que l'enfant qui, sans prétention, en
toute confiance, se laisse entraîner.
Mais cela signifiera souvent, pour nous, arrachements
et souffrances ; il ne faut pas se le cacher. Saint
Benoît exige qu'on ne dissimule pas au moine les
difficultés de la vie monastique ; elles sont
nombreuses, elles sont dures, elles sont âpres. Le
Royaume de Dieu est le fruit d'une conquête. Il n'est
pas atteint au prix d'une tension volontariste ; il est
conquis grâce au renoncement. Seuls les violents, les
courageux, les tenaces parviennent à se laisser
dépouiller jusqu'à recevoir en eux la plénitude du
Royaume.
Il va de soi, mes frères, que dans ces conditions une
initiation soit nécessaire. Saint Benoît vient de le
rappeler à propos du novice ; praedicentur ei, il
faut lui dire à l'avance. Ne restons-nous pas toute
notre vie des nouveaux venus dans l'univers de Dieu ? Il
y a, chez Dieu, toujours à apprendre, toujours à
recevoir, toujours à assimiler.
C'est ce qu'on appellera la Tradition. Une Tradition
qui n'est pas un bloc monolithique figé, mais une
Tradition qui vit, une Tradition qui pense un message,
un enseignement ; une Tradition qui porte Dieu lui-même
; une Tradition qui est elle-même portée par l'Esprit ;
une Tradition qui est, ne l'oublions jamais, incarnée et
qu'il faut savoir déchiffrer, qu'il faut savoir
interpréter pour aujourd’hui. Il n'est pas possible
d'être cistercien à notre époque comme on l'était au
XII° siècle. Pourtant nous devons l'être pleinement,
comme l'étaient nos pères ; l'être à notre façon pour
les hommes de ce temps. Et c'est ici que s'inscrit le
rôle spécifique de l'Abbé dans un monastère.
L'Abbé doit être un initié. L'Abbé est celui qui sait,
non d'une science livresque - ce serait beaucoup trop
facile et ce ne serait pas sérieux - mais' d'une
connaissance expérimentale. C'est un homme qui est
habité par l'Esprit. Il est vraiment possédé par
l'Esprit, comme on parlerait, à l'extrême opposé, d'une
possession diabolique ; mais ici c'est l'Esprit qui
habite en lui et qui le pousse comme Il poussait Jésus
dans toutes ses démarches. Cet homme peut explorer le
Royaume de Dieu. Il en explore les paysages et les sites
et les sentiers. Il doit le raconter ; il doit initier à
son tour. Vous comprenez que, dans ces conditions, il ne
s'appartient plus.
Il est devenu, ce qu'était Saint Benoît; un homme de
Dieu, vir Dei. Cela signifie qu'il vit avec
Dieu toujours, partout. Il voit Dieu en tout, à travers
tout. Vivant avec Dieu, il vit aussi en Dieu. Cela
signifie qu'il ne s'éparpille plus, il ne se disperse
plus ; il est devenu ce que les tout premiers moines
appelaient, un monotrope, c'est-à-dire l'homme d'une
seule visée, d'un seul élan, d'une seule vision, d'une
seule façon de vivre.
Il ne cherche plus ; il a trouvé. Il reçoit la vie, il
la reçoit sans arrêt, il la reçoit luimême, il la reçoit
pour les autres qu'il porte en lui, comme dans un sein
maternel. C'est une image empruntée au monde féminin.
N'oublions pas que Saint Bernard en usait. Il disait que
l'âme devenue sponsa Verbi parturiait en elle
d'autres hommes, qu'elle engendrait à la vie. C'est cela
le rôle d'un Abbé. Et c'est pourquoi il sera l'âme du
corpus monasterii, de ce corps qu'est le
monastère. Il en est l'âme ; il en assure l'unité et la
croissance, par sa présence, par sa parole et par son
agir. C'est très grave ceci ; Saint Benoît le savait ;
il le déclare lorsqu'il parle de l'Abbé.
L'Abbé doit être ce qu'il dit et il doit dire ce qu'il
est ; il n'a rien d'autre à faire. C'est un homme, qui
se tient devant Dieu, qui vit sans arrêt avec Dieu, qui
vit en Dieu. Tout ce qu'il vit, il le dit, et tout ce
qu'il dit, il le vit. Et il n'a qu'une chose à dire et à
répéter : la Parole de Dieu qui habite en lui. Voilà la
raison pour laquelle il peut assurer l'unité du corps
qu'est le monastère, qu'il peut lui donner vie et le
faire croître surnaturellement. Mais il sera également
le corpus peccati de ses frères. Il portera, dans
son corps et dans son coeur, les misères, les
défaillances, les déficiences, les fautes, les péchés de
tous ses frères. Il les porte et il les expie. Car s'il
est parmi eux le Christ, il doit, pour eux, faire ce que
le Christ a fait pour les hommes: il doit porter le
péché, l'expier et en échange, transmettre la vie.
Tel, mes frères, sera l'Abbé pour tous ceux avec
lesquels il vit. Il est le regard que le Christ porte
sur chacun : un regard de paix, un regard d'amour, un
regard qui purifie, un regard qui divinise. Le frère
doit devenir ce que l'Abbé ? en fait par son regard.
C'est peut-être un peu éthéré, dira-t-on. Mais non,
c'est ainsi, car c'est dans le regard que brille
l'Amour, c'est dans le regard que brillent la vie et la
lumière.
Mes frères, en conclusion pour ce soir, nous pourrions
retenir ceci : nous sommes venus dans le monastère afin
de nous laisser façonner en fils de Dieu. Nous ne devons
pas devenir des surhommes, des hommes sans défaut. Nous
devons devenir des fils de Dieu. Or, seul l'Esprit de
Dieu peut faire naître en nous le Verbe; ou plutôt le
Verbe se trouve déjà en nous et l'Esprit le fait se
développer, de façon que ce ne soit plus nous qui
vivions, mais le Christ en nous et que nous soyons
vraiment d'authentiques fils dans lesquels Dieu se
reconnaît.
Ensuite marcher courageusement sur les chemins que Dieu
ouvre devant nous. Ne pas avoir peur de nous oublier. Ne
pas avoir peur de nous renoncer. Ne pas avoir peur de
nous fatiguer, ni de souffrir. Cette mutation de notre
être charnel en un corps spirituel demande, disons le
franchement, des qualités humaines peu communes. Eh
bien, si Dieu nous appelés, il les a déposées en nous.
Et nous devons le laisser agir sur ce qui est positif
afin que le mortel disparaisse pour faire place à la
vie, une vie éternelle. Pour ce la, marchons en nous
oubliant.
Enfin, mes frères, si je peux me permettre ceci, pour
terminer : croire en l'Abbé. Croire en cet homme que
Dieu a choisi parmi les frères et qui est placé par Dieu
pour être leur médiateur entre eux et l'Amour qui est
Dieu. Il n'est rien chez les frères qui ne passe
nécessairement par ce médiateur obligé qu'est l'Abbe.
L'Incarnation du Verbe de Dieu doit être poussée jusque
là. Croire en l'Abbé tel qu'il est. Il a aussi des
défauts, c'est fatal ; c'est même mieux, c'est bien !
Je faisais allusion, il y a quelques jours, aux Abbés
qui ont une trop forte santé physique. Comment
peuvent-ils comprendre les faiblesses, les maladies, les
dépressions de leurs frères ? L'analogie joue pour le
spirituel. L'Abbé ne doit, ne peut être un hypersaint,
ni même un saint tout court. C'est un pauvre parmi les
pauvres ; mais c'est un pauvre qui est parmi ses frères,
le Christ présent, Dieu présent dans une communauté ;
pour chacun, Rocher, Lumière et Source de vie.
Homélie du dimanche. 16.03.80
Jos 5,9a,10-12. * 2° Cor 5,17-21. * Luc
15,1-3,11-32.
Mes frères,
La créature nouvelle que nous espérons tous être un
jour est une créature réconciliée ; réconciliée d'une
réconciliation sans limite. Cette créature nouvelle est
le privilège de l'homme entré dans la vérité de son
être. Un tel homme est devenu, pour lui-même et pour
l'univers entier, un soleil, une lumière, un foyer qui
éclaire, qui réchauffe, un foyer qui pacifie. Mais '1
faut d'abord se réconcilier; et se réconcilier en tout
premier lieu avec Dieu. C'est-à-dire, consentir à être
ce que Dieu eut que l'on soit.
En fait, il en va tout autrement. Nous préférons courir
notre chance, ça veut dire courir les aventures que nous
offre le monde. Nous préférons faire notre vie
nous-mêmes. N'est-ce pas un honneur, une gloire d'être
un se1fmade man, de ne devoir rien à personne, d'être
devenu par soi-même ce qu'on est ?
Mes frères, ne nous reconnaissons-nous pas un peu dans
le fils cadet de la Parabole ? Le moine, lui, lutte
contre cette tendance. Il s'est engagé à toujours lutter
contre elle ; il s'y est engagé par un vœu : celui de
conversion. Il a promis de toujours revenir sur la route
que Dieu ouvre devant lui, d'y revenir et dans toute la
mesure de ses forces de s'y maintenir. Il a choisi la
voie de la réconciliation. Sans cesse il rentre en
lui-même et répète en son cœur : Je veux retourner chez
mon Père. Cette réconciliation est atteinte, lorsqu'il
fait corps avec le projet que Dieu a sur lui.
A ce moment, réconcilié avec Dieu, il est aussi
réconcilié avec lui-même. Il est installé dans l'Amour
comme dans un centre d'équilibre. Plus rien ne l'exalte
vers le haut, plus rien ne le déprime vers le bas. Il a
cessé d'être comme le fils aîné de la parabole, qui au
fond n'était pas d'accord avec le sort que lui faisait
son Père.
Réconcilié avec lui-même, le moine est alors réconcilié
avec les autres, ses frères en premier lieu. Il les
accepte tels qu'ils sont. Dans ses yeux ne s'allument
plus les lueurs de la jalousie ou de l'envie. Il est
heureux avec eux, il est heureux pour eux.
Mes frères, un groupement d'hommes réconciliés avec
Dieu, réconciliés avec euxmêmes, réconciliés entre eux,
n'est-ce pas le tableau idyllique de la communauté
monastique idéale ? Saint Benoît y pensait lorsqu'il
disait : sic omnia membra erunt in pace, 34,9, et
ainsi tous les membres de ce corps qu'est le monastère
seront dans la paix.
Mes frères, réconcilions-nous donc tout d'abord avec
Dieu. Entrons sans réticence dans le projet qu'il a
conçu sur chacun d'entre nous et sur l'ensemble que nous
formons. Entrons-y, collaborons ! Et alors, réconciliés
avec Dieu, nous vivrons tous dans le Christ de la même
vie.
Et ici, permettez-moi de vous dire : se réconcilier
avec Dieu, dans le Christ et par le Christ, cela
signifie se laisser réconcilier par celui qui ,dans la
communauté, tient la place du Christ, et qui donne à
chacun la part qui lui revient.
Et ainsi, mes frères, tous ensemble nous entrerons dans
la terre promise du Royaume de Dieu, là où nous sommes
tous conviés, là où sera enlevé de dessus nous
l'opprobre de l'esclavage que font peser sur nous les
convoitises : convoitises des yeux, convoitises de la
chair, convoitises de toutes les passions qui essaient
de nous détourner du bonheur que Dieu nous a préparé et
qu'il brûle de nous donner, du moment que nous ouvrons
les mains bien larges pour le recevoir.
Amen.
Homélie du Lundi. 17.03.80
Michée 7, 7-9. * Jean 9, 1-41
Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du
monde, nous dit Jésus.
Mes frères, Cette Parole doit nous secouer, elle doit
insuffler en nous un nouvel espoir. Jésus est ressuscité
des morts. Il est transfiguré. Il est entré dans la
plénitude de sa gloire ; cette gloire qui lui avait été
réservée dès avant la création lu monde.
Plus que jamais aujourd'hui, il est présent à ce monde
pour lequel il a donné sa vie. Ce monde, il le soutient
de sa Parole toute puissante et, instant par instant, il
le transforme à l'image de ce qu'il est, jusqu'au jour
où la Trinité entière sera manifestée à travers la
création.
Mes frères, Jésus le Christ est la Lumière et nous ne
le voyons pas. Nos yeux ne le perçoivent pas. Pourquoi ?
Mais parce que nous sommes, nous aussi, des aveugles. Ne
discutons pas avec le Christ ; reconnaissons humblement
que nous sommes aveugles. Et ainsi, comme il vient de le
dire, il n'y aura pas de péché permanent en nous puisque
nous serons dans la vérité.
Mais ouvrons-lui aussi le désir de notre c œur ;
n'ayons crainte d'être des mendiants. Etre mendiant,
pour nous, c'est un honneur, c'est une gloire. Nous
avons tout à attendre, tout à recevoir de lui. Alors
demandons-lui d'être guéris à notre tour de notre
cécité.
Le moine est un homme qui passe insensiblement de sa
ténèbre native à la lumière. Il se soumet au traitement
que le Christ lui applique : de la boue sur les yeux !
Il lui semble que sa cécité devient plus lourde encore !
De la boue faite de poussière, cette poussière dont le
moine a été extrait, lui, comme tous les hommes. Mais
une poussière imbibée d'un peu de salive, la salive du
Christ !
Or tout ce qui sort de la bouche du Christ est Esprit
et Vie. C'est pourquoi le moine se dérange, il se
fatigue, il persévère, il veut à tout prix prouver sa
confiance, son amour, l'ardeur de son désir. Car ce
qu'il veut voir, c'est la lumière. Et voilà que soudain,
à un moment où il ne s'y attend pas, voi1à que ses yeux
s'ouvrent et que enfin il voit. Comment cela s'est-il
passé ?
Dès l'instant où il a cru, une fissure s'est ouverte en
lui. La lumière est entrée en son coeur et elle a
commencé son travail. Imperceptiblement, elle a chassé
le trouble des vices, la vase des péchés, jusqu'à ce que
le coeur soit devenu transparence, translucidité,
lumière dans le Seigneur. Voici qu'il voit, enfin, le
Seigneur !
Mes frères, quoi que nous demande le Seigneur, faisons
le ! Encore un peu, très peu de temps et notre foi sera
récompensée. Nous le verrons, les yeux dans les yeux
pour une joie sans fin. Et ceci, avant que nous goûtions
la mort physique.
Mes frères, n'est-ce pas à cela que nous invite Saint
Benoît lorsqu'il nous dit : Tout ce que vous
faites, ne vous lassez pas de le faire. Suivez le
Christ jusqu'au bout, à travers tout, à travers les
choses dures et âpres qu'il vous propose. Ne désespérez
jamais, afin que vous méritiez de voir un jour dans son
royaume celui-là qui vous appelle. Or, mes frères, le
Royaume de Dieu est parmi nous et tout est possible à
celui qui croit.
Homélie du mardi. 18.03.80
Ez 47,1-9,12. * Jean 5,1-16.
Mes frères,
Hier,Jésus prescrivait à un aveugle d'aller se laver à
la piscine de Siloé. Aujourd'hui, visitant une autre
piscine, miraculeuse celle-ci, il y guérit un
paralytique. Nous pensons de suite aux piscines et
fontaines de Lourdes, Banneux et ailleurs. Depuis les
âges les plus lointains, les sources, les viviers, les
étangs ont exercé sur les hommes une fascination sacrée.
C'est qu'à l'image archétypale de l'eau est liée celle
de la vie.
Ezéchiel voit une eau jaillir sous le seuil du Temple,
le temple qu'est l'homme habité par l'Esprit. Cette eau
devient vite un fleuve infranchissable et partout où
elle arrive, apparaît une vie d'une inépuisable
fécondité ; elle va jusqu'à franchir les limites du
monde et ses torrents irriguent les jardins de la
Jérusalem nouvelle.
L'identité de Jésus est infiniment complexe ; n'est-il
pas Dieu ? Hier, au moment de guérir l'aveugle, il se
proclamait Lumière du monde ; lumière : condition
première de la vie. En une autre circonstance, il
s'était présenté comme le complément obligé de la
lumière : l'eau. Celui qui a soif, s'était-il
écrié, qu'il vienne à moi et qu'il boive, et de son
sein couleront des fleuves d'eau vivante !
Mes frères, la lumière qui jaillit des yeux du Christ
ressuscité est source de lumière liquide qui se boit à
longs traits, qui inonde les entrailles, qui pénètre
tout de part en part et qui finit par déborder en un
nouveau, irrésistible torrent. Le moine est un homme qui
devient, pour les autres, lumière et source d'eau
vivante. Il le devient, il l'est : il croit et il aime.
Il croit au Christ auquel il s'est remis sans réserve ;
au Christ duquel il attend tout ; au Christ, sa boisson
de vie. Il croit aussi en l'homme. Il se reconnaît en
chaque être humain rencontré, en chaque frère. Lui-même
n'est-il pas un homme ? Il sait, par expérience que
l'homme est capable de tous les rebondissements, en
dépit des pires vilenies.
Et puis, il aime ; et chaque instant, il donne de sa
substance vitale, de sa vie, pour que le frère soit
heureux, pour que tous croient et aiment à leur tour .'_
Mes frères, l'Eucharistie est au centre de notre vie
bénédictine, de notre vie quotidienne. En elle, nous
devenons avec le Christ une seule chair et un seul
Esprit. Lui nous construit tous en un seul corps, un
corps qui vit de la même vie divine.
Mes frères, c'est cela qui serait si beau : les hommes
du dehors doivent pouvoir dire en nous regardant, en
nous regardant vivre : Voyez comme ils s'aiment ! Le
Christ n'a-t-il pas affirmé : C’est à cela qu’on
reconnaîtra que vous êtes les miens, si vous vous
aimez les uns les autres.
Voilà, mes frères, au cours de cette retraite, nous
nous efforçons de rentrer en nousmêmes et, à partir de
là, de nous retrouver tous groupés autour de la Source
de Vie, autour de ce foyer de lumière qu'est le Christ,
de façon à ce que nous devenions tous ensemble membres
d'un seul Corps, le sien, pour l'Eternité.
Homélie du mercredi. 19.03.80
2 Sam 7, 4-5a,12-l4a,16. * Rm 4, 13,16-18,22. * Mt
1, 16,18-2l,24a.
Mes frères,
Joseph, le saint, est la figure du contemplatif, de
cet homme ignoré, inconnu, invisible mais qui pourtant
mystérieusement est présent partout. Homme qui donne
dans le secret, à la création, son visage qui sera son
visage d'éternité.
Joseph n'était pas le père charnel de Jésus, mais il
était son père à tous les autres étages. Il l'était
tellement que lorsqu'on regardait Jésus, on voyait en
transparence, apparaître Joseph. Et il en est encore
ainsi aujourd'hui.
Le premier devoir du père de famille israélite était
d'apprendre à lire à son fils et de lui enseigner un
métier manuel. Le Verbe de Dieu a appris de Joseph à
se lire, et le créateur du monde a appris de Joseph à
parfaire son oeuvre.
Telle est l'humilité de Dieu, mes frères, telle est
l'humilité et la grandeur de Joseph, lui qui a façonné
l'image de Dieu, lui qui a façonné Dieu d'après ce que
lui Joseph était. Voyez un peu quel échange
merveilleux ! Et il en a été ainsi, vous pouvez m'en
croire. Nous devons apprendre de Jésus et de Joseph la
simplicité dans l'exercice de l'obéissance et dans
l'exercice de l'autorité.
Les deux viennent d'une source qui se trouve
infiniment au-dessus de nous, les deux viennent de la
personne de Dieu le Père qui définit à chacun son rôle
et sa mission. Joseph est entré dans sa mission à lui
sans faire de manières. C'est pourquoi, au jugement de
Dieu, il a été proclamé juste et modèle de justice
pour tous les temps à venir.
Mes frères, Joseph est présent partout où Jésus est
et agit. Et lorsque je dis partout, c'est absolument
partout. Or, Jésus ressuscité travaille à tout moment
avec son Père à la création et à la divinisation du
monde. On nous dit, et c'est vrai, que tout nous vient
de Dieu à partir de Jésus par Marie. Mais Jésus
lui-même, ne l'oublions pas, je viens de le dire, a
été façonné par Joseph qui lui a imprimé une marque
indélébile.
Au côté du Verbe de Dieu, Joseph n'a prononcé aucune
parole, mais sa personne est le discours le plus
éloquent qu'il ait jamais prononcé. Si nous voulons
l'entendre regardons-le. Ici, mes frères, pour une
fois, la parole va arriver jusqu'à nous par nos yeux.
Oui, Joseph est vraiment la figure du contemplatif,
le contemplatif qui est modelé à l'image de Dieu. Ce
contemplatif qui se tient lui aussi à sa place, à une
place unique irremplaçable, incomparable,
indispensable ; et cette place, mes frères, c'est la
nôtre, la nôtre dans le silence, dans un silence où va
mûrir, où mûrit la seule Parole qui à jamais demeure.
Homélie du jeudi. 20.03.80
Ex 32, 7-14. * Jn 5, 31-47.
Mes frères,
Peut-on dire que Dieu, en se lançant dans la création,
a pris un risque calculé à la manière de ces hommes
d'affaires astucieux qui soupèsent habilement le pour et
le contre, pour mettre le maximum de chances de leur
côté ? Peut-on dire que Dieu avait prévu ce qui allait
arriver, ce qui allait suivre, le peuple se dressant
contre lui ?
Le peuple qu'il s’était amoureusement formé, le peuple
dont il voulait faire son épouse mystique, ce peuple se
prostituant à toutes les idoles qu'il rencontrait sur sa
route ! Et pire encore, lorsque Dieu avait voulu prendre
contact direct, charnel avec ce peuple, voilà qu'il
s'était vu jeté dehors. On le saisit, on le fit mourir
en le clouant à une croix ! Avait-il prévu tout cela ?
Avait-il prévu la marée noire des meurtres, des crimes,
des guerres, des trahisons ? Avait-il entendu les cris
de haine, les cris de peur, les cris de folie, de
désespoir ? Avait-il vu cet amoncellement de malheurs
qui allaient s'abattre sur sonœuvre ?
Mes frères, je peux pouvoir dire qu'il ne l'avait pas
prévu. Il n'avait pas à le prévoir. Tout cela lui était
déjà présent. Non dans le sens d'un scénario imprimé sur
une pellicule et qu'il devait projeter en son temps sur
la toile de l'histoire. Non, mes frères, Dieu était
présent déjà à tous ces événements, d'une présence qui
lui est propre, qui est la sienne, qui est son être à
lui. Nous ne pouvons concevoir cette présence aussi
longtemps que nous ne sommes pas nous-mêmes entrés dans
la vie éternelle.
Le contemplatif, qui participe déjà un peu consciemment
à la vie de Dieu, peut quelquefois sentir, comme lui, ce
que cela veut dire être présent a un événement qui, pour
les autres hommes, se présentera plus tard. N'avez-vous
jamais entendu parler de cet agneau immolé avant la
création du monde ?
Mes frères, je vais dire ici une chose difficile pour
essayer de mieux me faire comprendre. Le moine
contemplatif vit à la fois, en même temps, à la manière
des hommes et à la manière de Dieu.
A la manière des hommes, il sent dans sa chair une loi
qui le brutalise, qui le tyrannise, qui lui fait faire
des choses qu'il n'accepte pas. Il se découvre, à son
grand étonnement, complice et victime de ce fameux péché
qu'il voit partout et qu'il découvre en lui.
Il voit que son coeur est le lieu d'une guerre
permanente contre les ténèbres et la lumière, entre
l'Amour et le refus, entre la vie et la mort. Et ce
combat se déroule dans l'écoulement de la durée. Oh,
Saint Benoît savait très bien ce qu'il disait lorsqu'il
appelait le moine un miles un soldat, un
guerrier, un combattant.
Mais le contemplatif vit aussi à la manière de Dieu. Il
ne s'appartient plus, il appartient à Dieu. Il ne
s'appartient plus, il est possédé par un autre, il est
possédé par l'Esprit. Ce n'est plus lui qui vit, c'est
le Christ qui vit en lui. Et, là ce moment, il est déjà
au delà de la durée. Si bien qu'il vit à la fois dans la
durée et hors de la durée. Pour dire la même chose en
d'autres mots encore, sous notre écorce de misère, nous
participons à la vie divine. Et cette participation,
elle sera pour nous : foi, espérance et charité.
Foi : c'est la Parole de Dieu qui habite en nous. Cette
parole n'habitait pas dans les interlocuteurs de Jésus.
C'est pour ça qu'ils ne le connaissaient pas, qu'ils lui
étaient étrangers. Mais elle habite en nous. Et
puisqu'elle habite en nous, elle devient l'âme de notre
pensée et de notre agir. Nous n'agissons plus exactement
comme des hommes. Nous agissons déjà, et nous pensons
déjà, et nous réagissons déjà comme les fils de Dieu que
nous sommes, que nous devenons toujours davantage.
Mais cette manière de vivre à la façon de Dieu
s'appelle aussi Espérance. Espérance, ça veut dire
possession. Pour prendre un exemple : dans
l'Eucharistie, que nous célébrons maintenant, nous
recevons les prémices du Royaume de Dieu, et des
prémices bien réelles. C'est le Christ lui-même que nous
mangeons, qui devient nous. Et nous devenons lui, et
nous sommes dans son Royaume, mais bien réellement : le
Royaume est arrivé !
Je donne de ma substance à mon frère. Je reçois sa
substance à lui. Et ainsi se forme imperceptiblement mon
corps spirituel dans lequel déjà je ressuscite, dans
lequel déjà je suis dans le Royaume. Et voilà la
Charité.
Mes frères, notre vie chrétienne, notre vie monastique,
notre vie contemplative est extraordinairement belle et
emballante, même à travers les terribles épreuves de
l'acédie. Rappelons-nous ce qui nous a été dit : à ce
moment-là, tout au fond de nous, là où notre conscience
n'accède pas, il s'opère une mutation. Le vieil homme
meurt et l'homme nouveau naît.
Mes frères, ne perdons pas notre temps, ne gaspillons
pas nos énergies. Nous sommes, nous devons être, et
disons-le franchement, nous sommes déjà pour Dieu et
pour nos frères, des hommes de demain.
Amen.
Chapitre : Clôture de la retraite. 21.03.80
Le moine ouvrier de Dieu.
Mes frères,
Aujourd'hui un peu partout dans le monde chrétien et
surtout monastique, s'ouvre officiellement et
solennellement l'année jubilaire de Saint Benoît. Nous
avons fait précéder cet événement d'une retraite
originale par sa forme et son contenu. Mais nous n'avons
pas attendu cette retraite pour remonter à nos origines
et pour nous abreuver aux eaux de l'Esprit.
Déjà au jour de l'an, nous avons décidé que l'année
1980 imprimerait sa marque dans la chair spirituelle de
notre corps monastique. A présent, à la suite de cette
retraite, nous nous sommes forgés une conviction mieux
assise de notre idéal. Nous allons poursuivre notre
route avec une ardeur plus vigoureuse et nous ne nous
arrêterons pas que Dieu n'ai t achevé en nous son
projet.
Je voudrais, à l'occasion de ce dernier entretien,
soulever une question qui me préoccupe depuis un certain
temps. Je vais essayer de lui donner une réponse. Oh,
cette réponse ne sera pas la dernière. Elle ne sera pas
englobante, elle ne sera pas définitive. Elle nous
apportera tout de même quelque chose. Elle pourra être,
dans notre vie personnelle et dans notre vie de
communauté, un facteur supplémentaire d'unité. Elle nous
fera mieux comprendre ce que Dieu attend de nous,
lorsqu'il nous retire du monde et qu'il nous plante dans
ce jardin qui est le sien.
Et cette question la voici : quelle explication peut-on
apporter au succès prodigieux et à l'inépuisable
fécondité de la Règle de Saint Benoît ? On a déjà avancé
nombre de réponses : la discrétion de la Règle, son
équilibre, sa mesure, sa modération. Des facteurs
d'ordre politique et d'ordre économique aussi ; par
exemple la nécessité d'unifier l'empire carolingien.
Mais vous comprenez que tout cela demeure dans les
couches superficielles du problème. Il est possible
d'atteindre le soubassement. Et c'est ce que nous
tenterons de faire.
D'abord, prenons bien garde de ne jamais couper Saint
Benoît de ses devanciers, Saint Benoît se trouve au
sommet d'un phylum, d'une tige qui plonge ses
racines extrêmement bas et très très loin dans le
terreau monastique. Cette tige s'élève et voilà qu'au
sommet s'ouvre une fleur; et cette fleur, c'est Benoît.
Cette fleur donne un fruit arrivé à maturité, c'est la
Règle.
La Règle de Saint Benoît est donc le témoin d'une
expérience de vie, pas seulement la vie du moine Benoît,
mais aussi celle de tous ses prédécesseurs. Pourtant, se
manifeste chez Benoît comme un éclair, un éclair génial,
une intuition d'ordre surnaturel et c'est elle qui va
donner à cette Règle de vie, à cette Regula
monachorum, sa puissance de pérennité. Une
pérennité dans l'être et encore une sorte de fécondité,
comme un sein qui s'ouvre, qui donne naissance,
toujours, à de nouvelles interprétations, à de nouvelles
lectures, à de nouvelles avancées. Une Règle qui va
s'introduire partout, qui va se justifier partout où
elle se répandra. Une Règle qu'on n'aura jamais fini de
scruter, à laquelle on n'aura jamais fini de se nourrir.
Et cette intuition surnaturelle géniale la voilà : pour
Saint Benoît, le moine est un operarius, il est
un ouvrier, il est un travailleur, mais pas n’importe
lequel. C'est un travailleur, mais dans le sens le plus
beau, le plus noble, le plus divin du terme ; il se
tient à côté du travailleur qu'est Dieu. Il est le
collaborateur de Dieu, Dieu s'emparant du moine, Dieu
travaillant à son oeuvre grâce à cet homme. Dieu ne
saurait plus se passer de cet homme: sinon le travail
qu'il a entrepris, qu'il veut mener à terme, ce travail
se bloquerait comme un rouage qui se brise dans une
machine callée : les fusibles sautent, c'est fini.
Dès l'instant où nous reconnaissons dans le moine un
travailleur, nous comprenons qu'il s'adapte à toutes les
situations, à toutes les cultures, à toutes les époques,
à tous les milieux : il est indéfiniment p1astifiable.
Au cours des réunions qui seront organisées à tous les
coins de l'Europe, les hommes du monde vont expliquer
que le travail du moine bénédictin a donné à l'Occident
un certain visage ; non seulement à notre Occident
européen, mais à ce qu'on appelle notre univers
occidental. Ce monde ne serait pas tel qu'il est
aujourd'hui si Saint Benoît n'avait pas existé, si Saint
Benoît n'avait pas rédigé sa Règle, si cette Règle
n'était pas devenue souffle de vie pour des milliers et
des milliers d'hommes et de femmes.
Dans quel sens faut-il entendre le mot travailleur ? Je
l'ai évoqué brièvement tantôt : à présent, je dois
approfondir quelque peu. Je rappelle que c'est dans un
sens divin. C'est d'ailleurs ce qui confère au moine ses
quartiers de noblesse. Le moine pourrait faire sienne la
devise de la corporation la plus belle, celle des
brasseurs : Labore nobilis, noble grâce a son
travail.
Revenons maintenant à Saint Benoît. Il veut restituer
le moine à sa condition originelle. L'homme a été créé
par Dieu pour oeuvrer. Dieu façonne un homme à partir de
l'humus terrestre, de la glaise matérielle. Il le place
dans un jardin et il lui confie une mission : celle de
cultiver, d'embellir et de parfaire ce jardin qu'il a
installé quelque part et qui, de ce petit coin, devra
s'étendre à l'univers entier. Il y a là un homme,
instauré collaborateur, sur les traces de Dieu, dans le
travail de création, de transformation, de divinisation
et de transfiguration du cosmos.
Remontons aux origines. Au début il n'y a rien, rien
que Dieu : Dieu seul avec sa Parole et son Souffle. A
l'autre extrémité, à la fin, au terme, il y a encore
Dieu ; mais en face de lui il y a l'univers, l'univers
devenu le resplendissement de la Gloire de Dieu. Dieu se
contemple dans l'univers, comme dans un miroir ; il s'y
reconnaît, il y reconnaît sa propre gloire ; Dieu est
devenu tout en tout.
Dans l'entre-deux il y a ce que nous appelons la
création. A un stade donné de cette évolution, surgit de
la terre, un être nouveau : l'homme. Cet être nouveau
n'est rien d'autre qu'un produit de l'univers ; c'est la
conscience que l'univers a de lui-même, la conscience
que l'univers prend de son existence et de sa vocation.
A partir de cette heure, le monde travaille à se propre
évolution, à sa croissance, à son perfectionnement.
Dieu n'est plus seul à créer ; il existe 2 créateurs;
le premier, qui est Dieu, et son subordonné, qui est un
ouvrier, un travailleur : l'homme, modeste artisan aux
côtés du Maître d'oeuvre. Mais les déboires commencent
vite pour Dieu. Ce travailleur veut travailler, oeuvrer
pour son compte personnel, pour son profit personnel. Et
c'est cela que nous appelons le péché. L'homme se
corrompt ; il devient malade. Et Dieu doit incessamment,
continuellement, reprendre ; il ne perd jamais courage.
Chaque fois qu'un homme vient au monde, Dieu se dit :
Avec lui, ça ira. Notez que c'est arrivé, nous le
verrons dans quelques instants ; mais enfin, pour
l'instant, nous sommes dans la corruption, la maladie et
le péché.
Quel est donc le propos de Saint Benoît ? Pour Saint
Benoît, le moine parfait, c'est un ouvrier qui a
retrouvé la santé, l'ardeur au travail, la confiance ;
c'est un operarius mundus a vitiis et peccatis,
un ouvrier purifié de ses vices et de ses péchés,
purifié de toutes ses maladies. Remarquez ici une toute
petite particule, un adjectif possessif in operario
suo, dit Saint Benoît, c'est son ouvrier,
c'est l'ouvrier de Dieu. On sent qu'il y a chez Dieu un
sentiment de fierté ; Dieu est heureux, Dieu est joyeux
: voilà que son ouvrier est redevenu le sien, en toute
vérité.
Cela fait penser à ce qu'il dit à propos de Job: "
As-tu vu mon serviteur Job ? Ici, au Satan il va
dire : As-tu vu mon ouvrier ? Maintenant, tu peux
parler ; je l'ai repris, il est de nouveau à moi. Le
voici dans ma main, un outil, un instrument de première
qualité : il est vraiment fait à ma main. Avec cet
outil, Dieu va pouvoir ciseler une multitude de
chefd'oeuvres. Lesquels ? C'est son affaire ; c'est son
secret ; c'est une surprise. Il va produire ses
chef-d’œuvres, il va les mettre de côté et, un jour il
va organiser une exposition.
Il y a beaucoup d'expositions cette année, même des
expositions itinérantes ; eh bien Dieu, lui, va tenir en
réserve ses chef-d'œuvres, non pas dans un musée, mais
là, dans son coeur, c'est-à-dire dans son secret. C'est
son affaire à lui et l'affaire de son ouvrier. Au
dernier jour, toute cette collection sera exposée; elle
sera le resplendissement de ce qu'Il est, lui, et aussi
de ce qu'est cet ouvrier. Car le moine, à partir de ce
moment, prend la responsabilité de ce qu'il fait ; il
travaille selon ce qu'il est.
Dieu lui confie un plan. Le plan, c'est sa Parole mise
par écrit, l'Ecriture. A partir de là, le moine,
scrutant cette Ecriture, déchiffre le plan de Dieu, ce
que Dieu lui demande personnellement comme travail et il
l'exécute. La première oeuvre d'art que Dieu réalise est
le moine lui-même. Voici qu'il fait de cet homme, hier
encore pécheur et malade, voici qu'il en fait une image
de ce qu'il est lui, Dieu. Lorsque Dieu regarde cet
homme, il s'y reconnaît ; il peut se dire : Est-ce que
je me trompe ? Est-ce possible? C'est moi que je vois !
Mes frères, le moine devient alors non seulement pour
Dieu, mais aussi pour les autres hommes, un prototype :
le prototype de la création achevée, de la création
telle qu'elle sera au dernier jour. C'est la raison pour
laquelle il est un être eschatologique. Il est l'homme
d'aujourd'hui, parce qu'il travaille. Mais dans ce qu'il
devient, dans le matériau qu'il est en train de devenir,
il est déjà l'homme du dernier jour.
Saint Benoît place le moine au coeur de l'intention
divine. L'homme nouveau est là, immobile, dans un foyer,
un peu à la manière du premier moteur qui n'est autre
que Dieu, le premier moteur qui meut absolument tout
sans être mu lui-même. La puissance de Dieu habite en
lui ; le Verbe de Dieu s'incarne à nouveau en lui et à
travers lui agit avec puissance. Partout, à tout moment,
au coeur de ce foyer, il transcende et l'espace et le
temps.
Le symbole du lieu secret où habite le moine est ce que
Saint Benoît appelle les claustra monasterii, le
cloître, la clôture, l'endroit fermé, clos, où le moine
est. La garantie, la caution, que cet homme n'est pas
dans l'illusion, c'est le fait qu'il travaille de ses
mains. Telle est la raison la plus essentielle du
travail manuel pour un moine.
Mes frères, voilà donc, à mon sens, ce qui fait la
valeur permanente de la Règle de Saint Benoît, ce qui en
explique la réussite, le rayonnement, j'oserais presque
dire ce qui en garantit la pérennité. Le monastère est
une école qui forme des ouvriers hautement spécialisés,
des hommes qui vont coopérer à l'oeuvre, l'opus,
la plus divine qui soit, à savoir : travailler avec Dieu
à la divinisation du monde. Les Cisterciens ont repris
cet idéal. Ils y ont ajouté une note spécifique; ils ont
vu, ils ont découvert, ils ont admiré un modèle
d'ouvrier de travailleur.
Et ce modèle est Marie, la Mère du Christ Jésus. La
dévotion - j'emploie ce mot faute de mieux - des
premiers Cisterciens à la Vierge Marie a fleuri tout
naturellement dans le contexte de leur époque. On est au
siècle de la courtoisie : la Dame de mes pensées, celle
pour laquelle je vais accomplir des exploits
extraordinaires. D'accord. Mais il faut aller plus loin
encore et toujours plus loin. Marie a été, pour eux, la
femme qui, par son oui inconditionnel, est devenue la
collaboratrice la plus directe, la plus immédiate de
Dieu dans le travail de création, de sauvetage et de
transformation du monde. Elle est devenue, ainsi, leur
inspiratrice.
Voyez comme tout cela est beau, comme tout cela
s'emboîte bien. Ils ont recueilli son testament, le
testament spirituel de Marie. La toute dernière parole
qu'elle ait prononcé avant de se taire pour jamais est
celle-ci : Tout ce qu'il vous dira, faites-le !
Telle est la devise de l'ouvrier ou de l'ouvrière
parfait : Tout ce qu'il vous dira, faites-le !
Collaborez, n'hésitez pas, faites confiance ! Si vous
n'êtes pas capables de le faire en ce moment, c'est lui
qui le fera en vous. Il ne vous demande qu'une chose :
vous ouvrir à lui, par un oui sans condition.
Mes frères, au terme de cette retraite et en guise de
conclusion, je voudrais exprimer un double souhait.
D'abord que. notre monastère devienne de plus en plus un
atelier, officina comme dit Saint Benoît, une
officine où vivent des ouvriers de Dieu. Des ouvriers
qui réalisent avec Dieu, par Dieu et pour Dieu, des
oeuvres grandes et belles, toujours plus grandes,
toujours plus belles.
Et un second souhait qui nous regarde ici chacun
personnellement : efforçons-nous de devenir de vrais
fils de Dieu, des hommes dans lesquels bouillonne la vie
divine, dans lesquels l'Esprit est maître, dans lesquels
bat le coeur du Christ. Des ouvriers qui, grâce à leur
collaboration avec Dieu, se situent à la fine pointe de
l'évolution. Et qu'ainsi nous puissions être pour nos
contemporains, pour ceux qui nous voient, les hommes du
XXI° siècle.
Homélie du vendredi. 21.03.80*
Gen, 12 ,1-40. * Col, 3 ,12-17. * Jn, 17,20-26.
Mes frères,
A l'audition des paroles de l'Apôtre, orchestrant
puissamment celles du Christ, nous comprenons mieux que
la Règle de Saint Benoît s'adresse à des débutants, à
des hommes encore charnels qui font leurs premiers pas
sur la route qui doit les conduire à être un avec Dieu
dans l'amour parfait et dans une joie inamissible.
Saint Benoît, lui, était arrivé au bout du chemin. Et
les disciples qui venaient à lui, il ne les écrasait
pas. Il ne les bousculait pas, ne les pressait pas. Mais
en père aimant, il marchait à leur petit pas.
C'est là, mes frères, la marque de vrai spirituel.
Saint Benoît avait des entrailles de miséricorde. Il
était bon, patient, doux, tolérant, conciliant, aimable.
Il était, pour ses frères, révélation de la Trinité. Il
était, pour eux, puissance sécurisante, pacifiante du
Père. Il était présence tendre, chaude, caressante de
l'Esprit.
Mes frères, n'oublions jamais que dans le texte de la
Règle, dans chaque phrase, sous chaque mot bat un cœur :
le cœur d'un homme, d'un saint, le cœur de Dieu.
Permettez-moi maintenant une question. Serait-il
possible que nous devenions les uns pour les autres, des
répliques de notre Père Saint Benoît ? J'ose répondre
catégoriquement : oui, c'est possible. Et cela vaut en
tout premier lieu pour l'Abbé. Mais comment y arriver ?
C'est très simple. Il suffit de nous laisser façonner
par ce saint qu'était Benoît, c'est-àdire par sa Règle.
Et cette Règle peut se résumer en 3 mots : croire,
écouter, suivre. Croire le Christ, écouter le
Christ, suivre le Christ dans la personne de l'Abbé. Le
Père dans le Christ, le Christ dans l'Abbé, l'Abbé dans
chacun des frères, et nous voici tous consommés dans
l'unité ; et voici notre communauté devenue une portion
du Royaume de Dieu sur la terre.
Mes frères, remercions Dieu pour la grâce de ce jour et
puisse cette année jubilaire voir triompher en chacun de
nous la force de la résurrection !
Amen.
Fin de la retraite.
Chapitre : Conclusions de la retraite. 23.03.80
Mes frères,
Quelles conclusions pouvons-nous tirer de la retraite ?
Je parle de conclusions, non pas de résolutions. Les
résolutions sont l'affaire de la conscience de chacun.
Mais d'abord, je voudrais adresser un merci sincère à
chacun d’entre vous. Aux orateurs d'abord, car la
plupart ont du fournir un gros effort de préparation et
aussi au moment de l'élocution. Je remercie aussi les
auditeurs pour leur fidélité, leur assiduité, pour leur
sympathie, pour leur bienveillance.
Je n'ai pas entendu une seule parole défavorable. Non,
tout le monde était ouvert, tout le mande était heureux
et tout le monde était contant. Il régnait, ça vous
l’avez remarqué comme moi, il régnait dans toute
l'Abbaye une ambiance d'intimité, de recueillement, de
silence. Et ça se remarquait, ça se lisait dans les
regards, dans les gestes, dans les démarches. C'est le
signe qu'il se passait quelque chose.
Remercions Dieu, la grâce a certainement ventilé nos
coeur. Et il faut maintenant donner au fruit de mûrir
dans la patience. Nous ne devons pas laisser s'évaporer
les grâces que nous avons reçues ; nous ne devons pas
non plus les tenir là, comme si elles allaient
s'échapper. Non, laissons-les travailler ! Il va arriver
à l'heure de Dieu quelque chose que nous ne pouvons pas
prévoir maintenant, mais qui est déjà là ! C'est la
grâce de la résurrection qui a trouvé en nous une
nouvelle vigueur. Laissons-la faire !
Une constatation aussi très belle, on me l'a d’ailleurs
fait remarquer, je ne l'ai pas trouvé seul : c'est que
l’Esprit de Dieu repose sur la communauté comme tel. Il
n'a pas été donné à une personne. Il a été donné à nous
tous ensemble, dans la mesure où nous formons un Corps.
De même que l'Esprit a été donné à l'Eglise, ainsi
a-t-il été donné à la petite Eglise que nous formons. Et
cet Esprit s’est exprimé par la bouche des frères ; par
la bouche de ceux qui ont parlé, par la bouche de ceux
qui ont donné leurs impressions. Et voila ce qui est
remarquable !
Et la preuve que c'est vraiment l'Esprit de Dieu qui
nous habite, c'est que nous n'avons perçu aucune
discordance. Chacun a parlé suivant ce qu'il était,
suivant je dirais ses idées du moment, ses problèmes du
moment, ses questions du moment. Mais tout concourait,
avançait dans la même direction. C'était le même Esprit
qui disait toujours la même chose, mais sur des modes
différents suivant les personnes. Et c'est ça qui est
beau. Et c'est ça qui est la preuve indubitable que nous
formons une Eglise, et que cette Eglise vit, et que
cette Eglise est saine.
Et alors je vais dire quelque chose d'un peu étonnant
peut-être ? Ce n'est pas extravagant ? Non, c'est la
constatation aussi d’une vérité. C'est que une vrai
communauté monastique, elle est une communauté de
prophètes, elle est un peuple de prophètes.
Rappelez-vous cette expression de Moïse : Oh, si tous
les fils d’Israël pouvaient être des prophètes ! Parce
que, vous savez, lorsque l’Esprit était descendu sur
quelques hommes choisis par Moïse, choisi par Dieu donc,
il y en avait deux qui étaient restés dans le camp. Et
voila que ces deux là qui n'étaient pas venus,
prophétisaient aussi. Il y en avait qui étaient jaloux,
qui venaient dire : Oh mais Morse attention ! Il y en a
qui font comme toi là bas. Pourquoi serais-je jaloux,
demandait Moïse. Ah si tout le peuple pouvait être un
peuple de prophètes.
Eh bien, mes frères, une communauté monastique est aussi
un peuple de prophète. N'ayons pas peur de le dire,
n'ayons pas peur de le savoir et de le vivre.
Mais dans ce peuple de prophètes il y a tout de même un
Moïse. Et le Moïse, c'est l'Abbé. L'Abbé, c'est le
visionnaire, c'est celui qui voit Dieu, c'est celui
auquel Dieu parle comme un ami à un ami, celui qui parle
aussi à Dieu de bouche à bouche. Et c'est la raison pour
laquelle parfois sa langue est comme liée, parce que les
choses qu'il doit dire le dépasse.
Il est aussi le médiateur entre Dieu et les frères.
C'est lui qui communique aux frères les Paroles que Dieu
lui a dites. Les ordres, les instructions, les
ordonnances, les exigences de Dieu, c'est lui qui les
communique, et ce n'est pas toujours agréable !
Il est aussi le guide. Il a vécu, non pas quarante ans,
ce qui est beaucoup, mais il a tout de même vécu des
années et des années déjà, lui, dans le désert. Il en
connaît les pistes et les étapes. Alors il peut, à
travers ce désert, conduire les frères vers ce lieu
promis où Dieu les attends. Voilà le Moïse.
Mais ce Moïse n'est pas distinct des frères, il n'est
pas au dessus des frères. Il est une émanation de la
communauté. Il est la conscience que la communauté a
d'elle-même. Il vit en symbiose parfaite avec les
frères, comme la tête et le corps. Un corps sans tête,
on ne sait pas ce que c'est ! Une tête sans corps, ce
n'est rien du tout ! C'est l'ensemble qui forme le
corpus monasterii, le corps du monastère.
L'expression de Saint Benoît est si belle ! Mais voyons
là dans toute son ampleur.
Mes frères, nous avons vécu au cours de cette retraite
une expérience spirituelle authentique, ne l'oublions
pas. Et quand je dis spirituelle, c'est dans le sens le
plus précis du mot : une expérience de l'Esprit qui
était en nous, qui était tout partout dans le monastère
et qui a fait avec nous et en nous de belles et grandes
choses.
C'est cela, croyez-m'en, le véritable charismatique,
c'est cela ! C'est quelque chose que l'on reçoit de
Dieu, quelque chose qu'on a demandé, quelque chose qu'on
a mérité de recevoir. Ce n'est pas du farfelu, ce n'est
pas quelque chose qui arrive ainsi et puis qui ne se
reproduira plus, et qui met les gens en transe, et puis
qui les épuise, qui les rend malades, et puis qui les
rend après inaptes à la vie terne de tous les jours.
Non, le vrai charismatique, c'est ce que nous avons
vécu, ne l'oublions pas non plus !
Et alors en conclusion je vais encore dire ceci : plus
un moine s'oublie, plus un frère laisse en lui la place
au Christ, plus il devient un spirituel. Ce n'est plus
lui qui vit, c'est l'Esprit qui l'anime. L'Esprit de
Dieu devient son âme. Et encore une fois, l'Esprit de
Dieu c'est l'amour, c'est un amour qui n'aura pas peur
de se sacrifier pour les autres, de s'oublier pour les
autres.
Il s'oublie pour le Christ, il s'oublie pour le Christ
qui est dans son frère et qui vient à lui. Et ainsi,
encore une fois, la communauté monastique, le Corps
secret grandit, vit de plus en plus violemment presque.
Voyez, il n'y a non pas une agitation, mais une force
comme une force volcanique qui parfois fait trembler le
Corps, mais pour un surcroît encore de vitalité.
Et ainsi, mes frères, va grandir en chacun de nous le gaudium
Spiritus Sancti, la joie de l'Esprit Saint. Il est
remarquable que Saint Benoît emploie le mot gaudium,
le mot joie, uniquement dans le contexte du carême et en
rapport avec l'Esprit Saint. La vraie joie du moine,
c'est la joie qui lui vient de l'Esprit. Et la joie qui
vient de l'Esprit, c'est déjà, comme le signale aussi
Saint Benoît, la joie de la Pâque qui est en route déjà,
la Sanctum Pascha, la Pâques éternelle. Elle est
celle dans laquelle nous sommes déjà entrés, et celle
pour laquelle nous sommes éternellement destinés.
Chapitre : Dimanche des Rameaux. 30.03.80
La Liturgie de la Semaine Sainte.
Mes frères,
Les actions liturgiques de la Semaine Sainte remontent
à la plus haute Antiquité, et certaines ont pris
naissance à l'endroit même où les événements se sont
passés. La Vigile Pascale, par exemple, est le décalque
évolué, adapté du Seder Juif, du Rituel de la Pâque
Juive. Ce rituel que Jésus lui-même a célébré, et au
cours duquel il a instauré son Eucharistie.
Nous devons prendre garde en célébrant la liturgie de
ne pas faire de l'historicisme, c'est à dire ne pas
avoir le souci de reconstituer exactement dans le détail
les choses telles qu'elles se sont passées. Mais nous
devons, par le biais de la liturgie, entrer dans le
mystère de Dieu et laisser ce mystère prendre possession
de notre personne.
C'est pourquoi les paroles et les gestes que nous
posons au cours de la liturgie ont une importance
capitale dans notre sanctification. Il serait utopique
d'espérer arriver à Dieu, dans les circonstances
normales naturellement - or ici, nous sommes dans un
milieu normal d'arriver à Dieu en faisant fi de la
liturgie. Dieu a voulu devenir homme pour que nous
puissions participer à sa vie à lui.
Mais maintenant qu'il est devenu homme, cette vie
divine, qu'il porte dans sa chair, doit se diffuser
partout dans le monde. Elle. se diffuse grâce à l'Eglise
et à l'intérieur de l'Eglise par les sacrements. Et
toute la liturgie n'est rien d'autre que l'orchestration
de cette vie ecclésiale, de cette vie chrétienne, de
cette vie divine. Et il est impossible de subsister
surnaturellement à côté : c'est la mort.
Donc mes frères, nous allons donc poser des gestes et
prononcer des paroles qui sont les signes, les symboles
des réalités divines. C'est une langue que nous devons
écouter, une langue que nous devons comprendre, une
langue que nous devons parler. Mais c'est une langue qui
n'est pas difficile car elle est innée à notre nature.
Pour arriver à nous, Dieu n'a pas inventé un langage
ésotérique. Non, il nous a pris tels que nous étions.
Seulement dans notre univers d'aujourd'hui qui est
tellement technicisé, cette langue liturgique risque
d'être un peu oubliée. Nous devons donc sans cesse la
réapprendre, la reparler, nous entraîner à la pratiquer.
Et pour cela, nous devons déposer toute prétention.
Nous devons retrouver la spontanéité de l'enfant pour
qui tout est langage, tout est symbole. Un enfant entre
de luimême dans la liturgie. Nous autres, nous devons
faire un effort. Eh bien, cet effort fait partie de
notre conversion, car le Royaume de Dieu n'est ouvert,
n'est accessible vous le savez, qu'à ceux qui sont
redevenus des enfants.
Au cours de cette semaine, nous allons essayer de
retrouver quelques paroles liturgiques qui avaient été
laissées de côté, depuis la réforme qui avait été
proposée par Vatican II. Vous savez ce qui est arrivé :
on voulait revenir à plus de simplicité. Et la
simplicité est un des traits de la spiritualité, de
l’architecture, et de la liturgie cistercienne. C'était
très bien, mais il ne faut pas confondre simplicité et
vulgarité. La vulgarité, c'est la laideur. La
simplicité, c'est la beauté parce que ce qui est simple
est vrai, est parlant, est éloquent, est attirant...
Mais voilà, on a un peu confondu au départ et donc on a
laissé tomber certains gestes liturgiques qui étaient
presque essentiels à l'appréhension du mystère de Dieu.
Mais ça ne fait rien ! Lorsqu'il y a ainsi des périodes
d'adaptation, il y a toujours des petits faux pas. Mais
tout ce qui était superfétatoire dans les expressions
liturgiques, ça ne reviendra jamais plus, c'est fini.
Mais ce qui était essentiel revient, ça s'impose ! On ne
peut pas l'empêcher de revenir.
Voilà par exemple des petites choses comme celle-ci :
aujourd'hui, nous allons revenir à la distribution des
rameaux. C'est à dire qu'une fois qu'ils sont bénis,
c'est l'Abbé qui remet à chacun son rameau. C'est ainsi
que cela se faisait auparavant dans toutes les
liturgies, même dans le monde. Naturellement dans le
monde, lorsqu'il y avait là toute une église remplie de
gens, c'était parfois difficile. Alors on réduisait
cela, et le prêtre remettait le rameau à certaines
personnes, ou ne fut-ce qu'aux enfants de choeur.
Mais pourquoi alors cette distribution ? Mais c'est le
geste tout naturel de la traditio, de la
tradition. Tout ce que nous sommes, tout ce que nous
avons, tout ce que nous possédons, mais nous le recevons
de Dieu notre Créateur, notre Rédempteur. Il n'est rien
que nous ne tenions de lui. Lorsque nous lui offrons
quelque chose, comme le dit un des Canons de la messe,
c'est encore de ses propres dons que nous lui offrons.
Et c'est aussi l'Abbé qui distribue le buis, parce que
dans le monastère c'est lui qui tient la place du
Christ, la place du Christ de qui nous tenons tout.
Et lorsque nous les acceptons, ces rameaux, nous faisons
gestuellement ce que Saint Benoît recommande : omnia
sperare a patre monasterii, 33,5, tout attendre du
Père du monastère. C'est donc un peu d'une certaine
façon un renouvellement de l'engagement à Dieu dans la
personne de l'Abbé qui tient la place du Christ. Voyez
la beauté du geste, le donner et le recevoir : c'est
toute la vie monastique, c'est toute la vie chrétienne,
c'est même toute la vie humaine.
Nous allons aussi au cours de la procession reprendre
les stations. Les stations, ce sont
- les anciens s'en souviennent - ce sont des haltes à
certains endroits des cloîtres au cours de la
procession. Ces stations sont extrêmement anciennes.
Elles remontent à l'Ancien Testament. Vous vous en
souvenez : lorsque on a transféré l'Arche de l'endroit
où elle se trouvait vers Sion. On avait à peine fait
quelques pas avec l'Arche, qui était le siège, le trône
de Dieu, que la procession s'arrêtait et on immolait des
victimes. Et ainsi de suite.
N'oublions pas qu'une procession, ce n'est pas une
manifestation, un meeting comme maintenant : on descend
dans la rue et puis on processionne pour manifester.
Non, c'est autre chose. C'est le peuple de Dieu, ici
dans le monastère c'est la portion du peuple de Dieu,
qui est en route vers la Maison de Dieu, vers le Temple,
vers l'endroit où Dieu nous attend. Et c'est le Christ
qui nous précède. Donc nous marchons posément, et de
temps en temps - car pour s'approcher de Dieu, pour
entrer chez Dieu il faut être très pur - eh bien nous
nous purifions à l'aide d'un sacrifice.
Ce n'est plus maintenant un sacrifice sanglant, mais
c'est un sacrifice de louange. C'est le sacrifice de nos
lèvres, c'est le sacrifice de notre coeur. On s'arrête
au coin du cloître, on se tourne l'un vers l'autre, on
chante une antienne et quelques versets et puis on
reprend la route. C'est cela une procession monastique,
une procession chrétienne et même une procession Juive.
Voyez comme ça remonte loin ! Et lorsqu'on laisse tomber
ces stations, qu'est-ce qu'on ne perd pas? C'est comme
si on montait à l'assaut de la citadelle où Dieu habite,
ça fait penser à Babel. Mais non !
Imaginez un petit peu une communauté d'homme, ici c'est
presque le paradis, d'hommes qui tous verraient la
Lumière de Dieu, baigneraient en elle, la respire, la
boive, la mange. Alors ils s'avancent vers la cité de
Dieu, cette cité de Dieu qui rayonne sur eux. Ils sont
pris dans le rayon, ce rayon dans lequel Saint Benoît
voyait l'univers entier.
Vous l'avez entendu dans les Dialogues encore, qu'il a
vu l'âme de Germain qui montait vers le ciel sur une
route de lumière. Et lorsque Benoît lui-même est monté
au ciel, quelques uns de ses disciples qui étaient au
loin, ont vu aussi une route balayée de lumière. Et
l'âme de Saint Benoît suivait cette route. C'est cela !
C'est cela la procession d'hommes qui voient Dieu. Et
alors ils s'avancent avec un respect infini. Ils n'osent
presque pas avancer. Ils s'arrêtent de temps en temps
pour de nouveau essayer de se purifier encore. C'est
cela la procession ! Nous allons reprendre une
tradition, ne l'oublions pas, qui a été pratiquée ici à
Saint Remy pendant 750 ans. Et en cette année de
l'Anniversaire, eh bien, nous rentrons dans ce que nous
devions toujours faire.
Maintenant le Vendredi Saint ? Le Vendredi Saint, à
l'Office de Tierce, nous allons chanter les
Lamentations, et à l'Office de Sexte nous allons chanter
les Psaumes de la Pénitence. Ces Lamentations, mais
c'est aussi des Psaumes, des chants qu'on adressait à
Dieu, vous vous en souvenez certainement, auparavant au
cours de l'Office de nuit, sur une mélodie très belle.
On reprenait même chacune des lettres Hébraïques :
Aleph, Beth, Gimmel. Et pourquoi ? Mais parce que ce
chant des Lamentations, ce jour là, remonte aussi aux
origines.
Vous vous souvenez que Jésus, un jour qu'il s'est
approché de Jérusalem, mais il s'est lamenté sur le sort
de Jérusalem ? Et les femmes qui l'ont rencontré
lorsqu'il montait vers le calvaire, elles ont aussi
pleuré sur lui. Qu'est-ce qu'elles ont fait ? Elles ont
chanté des Lamentations. C'est cela !
Alors aujourd'hui, au moment où le Christ est crucifié,
eh bien, nous aussi de tout notre coeur, nous allons
pleurer avec l'univers entier qui tue son Dieu et nous
allons chanter les Lamentations. Nous allons donc
reprendre quelque chose de très antique.
Et alors les Psaumes de la pénitence ? Nous l'avons
déjà fait l'année dernière, et ça va de soi ! Au moment
où le Christ est sur la croix, il agonise et il prie. Il
avait demandé à ses disciples : Mais est-ce que vous
ne sauriez pas rester à prier une heure avec moi ?
Mais non, à ce moment là les disciples sont bien loin de
tout ça, ils ne savent pas ce qui se passe, ils
s'endorment. Eh bien nous, nous allons chanter les
Psaumes de la pénitence pour essayer à ce moment là de
nous reprendre et de savoir ce que nous faisons dans
notre vie monastique et dans notre vie chrétienne.
Aussi pendant les oraisons ? Mais c'est uniquement pour
cette année. Il y a donc les Oraisons Solennelles. Nous
en ajouterons deux cette année-ci : une, pour l'Ordre
Monastique à l'occasion du Jubilé de Saint Benoît, et
l'autre pour notre monastère à l'occasion du 7500
Anniversaire de sa fondation.
Au moment de la vénération de la Croix, nous adopterons
cette année-ci, puisque la croix est voilée, la forme du
dévoilement. On dévoile donc la croix en trois
mouvements, et chaque fois la croix se déplace dans le
presbytère pour arriver en face de l'autel. Il y a
chaque fois une invocation : Voici le bois de la croix.
On s'agenouille pour vénérer la croix, puis on se
redresse. Puis viendra le chant des Impropères, les
Impropères ou les reproches ! Ici nous suivons le
missel, le missel qui prévoit le chant des Impropères
ponctué de l'Agios.
Ici il faut bien comprendre encore la différence qu'il
y a entre la célébration des Rameaux et celle du
Vendredi Saint. Le jour des Rameaux, on va aussi nous
lire le récit de la Passion, comme le Vendredi Saint.
Mais cette année-ci, le jour des Rameaux nous célébrons
le Fils de David. C'est à dire Jésus fils de Dieu
toujours, mais dans son humanité en tant qu'il est
homme. Il est le Fils de l'homme, il est le Messie, il
est le Roi de l'Humanité.
Le jour du Vendredi Saint, nous célébrons le Fils de
Dieu, le Christ en tant qu'il est Dieu. C'est Dieu qui
est mis à mort, et c'est Dieu qui meurt ce jour là. Donc
l'Agios, le Dieu Saint, le Dieu Fort, le Dieu
Immortel s'adresse au Christ, pas à Dieu le Père mais au
Christ.
Maintenant, les reproches qui sont mises dans la bouche
du Christ sont empruntées à l'Ecriture. Ce sont les
Paroles de reproche que le Dieu de l'Alliance, le Dieu
de l'Ancien Testament adresse à son peuple. Car il l'a
fait sortir d'Egypte, il l'a comblé de biens sur la
terre promise et voilà que en reconnaissance, il
crucifie son Dieu ! Mais que t'ai-je donc fait pour que
tu me traites ainsi ? C'est le Dieu de l'Ancien
Testament qui est Jésus Christ.
Donc, voilà un contraste ! Cet homme, mais c'est le
Dieu qui la fait sortir d'Egypte, c'est le Créateur, et
c'est Lui qui est traité de cette façon là ! C'est
extrêmement ancien cela, ça date de l'époque où la
liturgie était encore célébrée an Grec à Rome. On le
chantait en Grec, et pour ceux qui ne comprenaient pas,
on le rechantait en latin. On pourrait très bien
imaginer qu'ici on le rechante une troisième fois e n
Français, pour ceux qui ne connaissent ni le Grec ni le
Latin. Et si on était à Bruxelles, on pourrait encore le
chanter en Flamand pour que tout le monde soit contant.
Vous voyez, ça remonte très loin, très, très loin !
Et cet Agios est commun à toutes les Eglises
aujourd'hui encore : les Eglises PreChalcédoniène, donc
les Coptes, les Byzantins, les Nestorniens, les Latins,
tout le monde chante cette invocation. Pourquoi ? Mais
parce que c'est la proclamation que Jésus est le Fils de
Dieu. C'était dirigé contre l'hérésie Docète. Certains
prétendaient que le Verbe de Dieu ne s'était pas
réellement incarné. Il avait pris une apparence
d'homme. Et l'homme Jésus, ce n'était pas le Fils de
Dieu. C'était le masque, un peu la persona, le
masque dans le sens étymologique du terme, derrière
lequel agissait le Verbe de Dieu. Mais ce n'était pas le
Verbe de Dieu. Alors pour détruire cette hérésie, pour
affirmer la vrai foi, on chantait à l'adresse du Christ
: Dieu Saint, Dieu fort, Dieu Immortel.
Et c'est le Saint, ce Saint Dieu qui va être cloué à
une croix comme un maudit. C'est le Dieu Fort, Créateur
des mondes qui va être réduit à la plus totale
impuissance sur une croix. Et c'est le Dieu immortel qui
va mourir sur une croix. Voyez la vigueur, ici, de
l'approche théologique, de l'approche de la foi !
Le missel a conservé ça, mes frères, et nous l'avons
chanté encore ici, depuis toujours. On a interrompu
quelques années. Eh bien, nous allons le reprendre cette
année-ci. Mais maintenant vous en comprendrez mieux la
raison. Il faut toujours savoir ce qu'on fait. Je vous
le dis, la liturgie, c'est une langue. Il faut faire un
effort pour l'apprendre et pour la pratiquer. Et plus on
la pratique, et mieux on la connaît, comme toutes les
langues d'ailleurs.
Les Impropères sont couronnées, conclues par le chant
du Psaume 66. C'est le Psaume qu'on chante comme
invitatoire à l'Office des Laudes, précédé et suivi
d'une antienne à la croix. Cette antienne est aussi
extrêmement ancienne, elle est d'origine Egyptienne. Et
le chant du Psaume 66, pourquoi ? Mais nous allons
ainsi, après les Impropères, après le chant de l'Agios,
après avoir adoré le Christ en tant que Dieu qui meurt
pour nous, nous allons affirmer que c'est de lui que
nous tenons toute bénédiction. Tout ce que nous
recevons, tout ce que nous sommes, c'est de lui.
Et ici nous retrouvons le geste que nous allons poser
aujourd'hui en distribuant et en recevant les rameaux.
Tout vient du Christ et tout retourne à lui pour alors
être en Dieu. C'est Dieu qui devient tout en
tout. C'est ainsi que ce sera à la fin, à ce que
nous appelons, nous, la fin du monde.
Maintenant, la nuit Pascale ? La nuit Pascale, nous
allons aussi reprendre une tradition en l'adaptant un
tout petit peu. Pendant la lecture des pages de l'Ancien
Testament à la première partie de la célébration, le
premier célébrant, qui sera moi, portera un ornement
blanc simple. Lorsque ces lectures sont terminées, je
retourne à la sacristie pour revêtir l'ornement de fête.
Auparavant pendant les lectures, le célébrant portait un
ornement violet, qu'il déposait après les lectures pour
revêtir un ornement blanc. Mais maintenant, comme on ne
porte plus d'ornement violet, ce sera un ornement blanc
simple, et puis alors un blanc plus solennel. Pendant le
retour à la sacristie, la communauté entonne l'Hymne de
la Résurrection : Invités aux noces de l'Agneau.
Et puis je reviens par le fond de l'église pendant qu'on
achève ce chant.
Cette hymne, c'est la plus belle de toutes, non
seulement au plan mélodique, mais surtout par le texte.
Elle est extraordinaire. Elle est la synthèse parfaite
de la Rédemption et de la Résurrection, mais dès les
origines déjà, comme les Juifs la célébraient dans la
Pâque en prévision de la résurrection des morts, de la
délivrance finale grâce au Messie qui allait arriver. Il
faudra un jour, ou plutôt pendant des semaines, essayer
d'expliquer cette hymne. Je m'y attellerais et vous
verrez que c'est quelque chose d'incroyablement beau.
Et puis, après le lecture de l'Epître qui annonce déjà
le fait de la Résurrection, aura lieu l'invitation à
reprendre le chant de l'Alléluia. Le chantre s'avance
vers l'Abbé et lui dit : Père, nous pouvons maintenant à
nouveau chanter Alléluia. Puis, ensemble nous descendons
dans le fond de l'église, là où se trouve l'Evangéliaire
et nous commençons à chanter l'Alléluia en trois fois.
Il y a trois chants d'Alléluia.
Et ces trois chants d'alléluia, primitivement sont le
rythme encore d'une procession avec stations : à chaque
station on chante un nouvel Alléluia. Donc, au départ,
avant de partir, en présentant l'annonce de la
Résurrection qui est l'Evangile, la Bonne Nouvelle, le
Christ est ressuscité, le chantre et moi nous chantons
le premier alléluia, repris par la communauté. On avance
et à l'embrasure, une seconde fois le chant de
l'Alléluia. Et arrivé devant l'autel, en présentant
l'Evangéliaire à toute l'assemblée, une troisième fois
le chant de l'Alléluia. Puis, c'est moi qui chante
l'Evangile.
Et pourquoi ? Mais parce que c'est l'Evangile de
l'année. C'est à partir de cette proclamation de la
résurrection, que toutes les autres annonces découlent.
Et c'est donc, comme je tiens la place du Christ, ce
jour là et la seule fois dans l'année où c'est l'Abbé
qui annonce que le Christ est ressuscité.
Encore une petite chose ! Mais ce sera pour le jour de
Pâques et pour toute l'Octave de P8ques. L'Octave de
Pâques fait UN avec le jour de Pâques. Donc, pendant
l'Octave, il y aura tous les jours trois Nocturnes, et
au soir le Salut. Mais nous allons faire quelque chose
qui est aussi primitif dans la liturgie. Il en restait
des indices, un indice, mais on ne savait plus trop bien
ce que ça signifiait ? Et nous allons reprendre le geste
dans son entièreté. On le fait dans d'autres monastères
aussi, sous différentes formes. C'est le geste de
l'Offrande de l'encens aux Vêpres, juste avant le
Magnificat.
Pour les anciens, vous vous en souvenez, auparavant on
chantait l'hymne, et puis après on chantait le
Magnificat. Entre les deux il y avait un verset.
Et ce verset était celui-ci : Dirigatur Domine
oratio mea in conspecto tuo sicut insensum in
conspecto tuo, Que ma prière s'élève devant toi
comme un encens. C'est juste ce qui restait de cette
offrande de l'encens à ce moment là. Dans certains
monastères, on place devant l'autel une cassolette avec
des charbons ardents. Alors on, y jette, on y verse une
poignée d'encens. Et cette poignée d'encens se dégage
pendant qu'on chante en choeur le verset : Dirigatur
oratio mea, en français alors, que ma prière
s'élève devant Toi comme un encens. Et puis l'encens
continue à dégager un peu pendant le Magnificat.
Mais ici, ce serait un peu encombrant, un peu
difficile. Il y aura imposition d'encens et puis
encensement de l'autel pendant que la communauté chante
: Que ma prière s'élève devant Toi comme un encens. Et
c'est aussi un rite qui remonte à l'Ancienne Alliance.
Au soir, chaque soir, dans le temple il y avait le
sacrifice de l'encens. Donc, c'est un holocauste de
parfum qui signifie qu'Israël s'offre tout entier à son
Dieu et attend tout de lui.
Ici, il n'est pas possible de le faire tous les jours.
Nous le ferons naturellement à Pâques et aux toutes
grandes fêtes : Ascension, Pentecôte, Assomption,
Toussaint et Noël, par exemple, pour rappeler aussi que
c'est à ce moment là que Zacharie a reçu l'annonce de la
naissance de son fils Jean. C'était au moment de
l'oblation de l'encens.
Eh bien, voilà mes frères, je pense que je vous ai
décrypté un peu le sens de certains gestes liturgiques.
Vous voyez qu'ils sont extrêmement importants dans notre
vie monastique. Et je pense que, en comprenant le sens,
en comprenant ce langage, nous le parlerons avec plus
d'aisance. C'est une langue qui va devenir la nôtre.
Dimanche des Rameaux. 30.03.80*
Monition avant la bénédiction des rameaux.
Mes frères,
Au début du carême nous avons déposé le cantique
Alléluia. Nous le reprendrons avec une vigueur
renouvelée à la fin de cette Sainte Semaine. Mais pour
l'instant, nous portons dans notre coeur, et nous
laissons monter à nos lèvres l'invocation Hosanna
; c'est à dire : Seigneur, viens donc nous apporter le
salut, ce salut, cet espace de liberté qui nous permet
de respirer, d'être nous-mêmes, de nous dilater,
d'arriver à notre pleine stature de fils de Dieu.
Et nous le savons, ce salut nous est donné par le Christ
Jésus. Il a voulu revêtir notre faiblesse pour que nous
puissions entrer avec lui dans la plénitude de sa gloire.
Mes frères, le Christ Jésus, il est ici parmi nous. Il
écoute nos paroles, il regarde notre visage, il voit
notre coeur. Nous allons en son honneur bénir les buis.
Nous allons les porter. Nous les déposerons devant
l'autel. Ils seront les témoins de notre foi et de notre
amour indéfectible.
Ils resteront là, mes frères, non seulement pour nous,
en signe de notre attachement, de notre confiance, de
notre fidélité, mais aussi au nom de tous les frères qui
sont de par le monde, tous ces hommes qui attendent la
délivrance, qui attendent le salut qui leur est promis.
Ce salut est en eux déjà, mais la plupart l'ignorent
encore et ils vont chercher la délivrance partout, dans
des idéologies, dans des évasions en eux-mêmes.
Enfin, dans cet homme qu'aujourd'hui on exalte, nous
regarderons un homme, mais un homme cloué à une croix.
Mais cet homme n'est rien moins que le Fils de Dieu.
Mais aujourd'hui, c'est l'homme que nous regarderons, le
fils de David, le fils de l'homme. Et avec lui nous
entrerons dans son mystère. Et nous savons qu'il nous
conduira jusque dans la maison de Dieu, là où il règne
en Roi maintenant ; et non seulement nous, je le répète,
mais aussi tous nos frères les hommes.
Homélie après la bénédiction des rameaux.
Mes frères,
Chaque fois que j'entends le récit de l'entrée
messianique de Jésus à sa ville de Jérusalem, je sens un
petit pincement au coeur. Ecoutez ! Voyez cette cohue
enthousiaste, délirante qui acclame son Roi ! Les
disciples ont vu tellement de prodiges, de signes, de
miracles, qu'ils ne savent plus se tenir. L'heure est
arrivée ; le Royaume de Dieu est présent ; le Messie est
là. Il va rétablir la royauté en Israël, il va l'étendre
au monde entier. Et Jésus laisse faire, il ne les arrête
pas. Inutile, rétorque-t-il aux pharisiens, si
jamais ils se taisaient, ce sont les pierres
elles-mêmes qui commenceraient à crier, parce que
tout ce qu'ils disent est vrai. Ils ont les yeux ouverts
et me reconnaissent pour qui je suis. Mais vous, votre
coeur est obscurci, vous ne voyez pas, laissez-les faire
!
Et dans quelques jours, mes frères, cette foule se sera
volatilisée, dispersée, disparue dans la nature, tous,
même celui que Jésus avait surnommé le roc, la
pierre ! Et Jésus restera seul !
Mes frères, ça me fait penser à la Parabole du semeur,
cette semence qui est jetée le long de la route, dans
les pierrailles où il n'y a pas beaucoup de terre ; elle
lève de suite, mais dès que le soleil commence à
chauffer un peu fort, elle sèche sur place, elle ne
porte pas de fruit. Il n'y avait pas de racines !
Les hommes reçoivent l'événement avec joie, ils
s'emballent de suite. Mais, dès que la difficulté se
présente, ils s'évanouissent, ils disparaissent, et ne les
voit plus !
Mes frères, le moine n'est pas l'homme d'un moment. Il
s'est engagé à suivre le Christ jusqu'à la mort, jusque
dans la mort. Pourtant l'épreuve ne lui fait pas défaut
: épreuves grandes et petites, le plus souvent petites
mais combien pénibles. Malgré tout, il tient. Il a
entendu la consigne de son père Saint Benoît : qu'il
ne se lasse pas, qu'il ne recule pas, qu'il ne cède
pas !
Il sent qu'il y a en lui une force qui n'est pas la
sienne. C'est la force de son Roi, c'est la force de son
Messie, de son Sauveur, de son Dieu, de celui auquel il
s'est donné, de celui qu'il suit. Et cette force, elle
est là. Il a voulu, ce Jésus, ce Fils de Dieu, revêtir
la faiblesse d'une chair pour que la force de la
divinité habite en nous.
Mes frères, ce Christ Jésus, il est notre Roi, il est
notre guide. Il nous précède, il est à notre tête. Il va
nous guider, nous conduire jusque chez son Père, dans ce
palais où Dieu trône dans sa majesté de Dieu. Lui, il
prend place à la droite de Dieu. Et nous, nous serons là
pour former sa cour.
Nous allons le suivre. Nous allons l'acclamer, et nous
lui dirons de tout notre coeur notre confiance, notre
fidélité, notre reconnaissance aussi. Nous savons, par
expérience, qu'il nous aime et que tout ce que nous
avons, tout ce que nous sommes, c'est de lui que nous le
tenons.
Mes frères, maintenant avançons comme les foules de
Jérusalem, heureuses d'acclamer le Messie. Et n'oublions
pas cette Parole de Jésus : Si nous ne chantons pas
notre joie, alors les murs et les planchers de nos
cloîtres chanteront et crieront à notre place !
Homélie à l'Eucharistie.
Mes frères,
La puissance de la ténèbres s'est abattue sur Jésus.
Elle s'est saisie de Lui. Elle ne l'a pas lâché, qu'elle
ne l'eut détruit. Or, Jésus était Dieu .Ils ne savaient
pas ce qu'ils faisaient ! Quand donc les hommes
savent-ils ce qu'ils font ? Un instinct bestial les
poussait...
Cet homme Jésus était trop pur, il était trop limpide,
il était trop divinement autre : ça devenait intolérable
! Ou bien lui, ou bien moi, mais un doit disparaître ?
Ce sera LUI !
Mes frères, si nous avons le courage de prendre en main
la lanterne de la lucidité et de descendre dans les
profondeurs de notre être pour en explorer les ombres,
nous découvrirons tapis dans un recoin obscur, une bête
; la bête qui observe, qui attend, qui prépare le
meurtre de l'autre, l'autre qui est coupable d'être lui,
coupable d'être différent, coupable d'occuper ma place !
Mes frères, vous vous en souvenez certainement, le chef
d'accusation qui aux yeux des nazis justifiait
l'extermination des Juifs, c'était celui-ci : Ces
hommes, les Juifs, étaient coupables du crime d'exister
!
Au fond, à travers les autres, c'est Dieu que nous
essayons d'atteindre, Dieu qui m'empêche d'être tout,
qui m'empêche d'occuper toute la place, Dieu qui
m'empêche d'être dieu moi-même !
Le péché, quel qu'il soit est toujours de nature
métaphysique. C'est toujours contre Dieu, contre l'Etre
qu'il est dirigé. Oui mes frères, vraiment nous ne
savons pas ce que nous faisons !
Le moine est un homme qui refuse de céder aux
enchantements de la bête. Mieux encore, il la débusque,
il la force dans son repaire. Il l'oblige à venir au
jour, il la livre à un plus fort, au fort, qui la
maîtrise et qui la détruit.
Saint Benoît ne dit-il pas : les rejetons de la
pensée mauvaise, c'est à dire les enchantements,
les suggestions de la bête, le moine les prend et les
brise contre le roc qu'est le Christ en les révélant à
un Père spirituel.
Mes frères, le moine ira plus loin encore. Il va
s'attacher au Christ jusqu'à devenir un avec lui. Et
comme le Christ, il va donner sa vie pour les autres au
lieu de la leur prendre, pour que les autres vivent,
pour qu'ils soient eux-mêmes, pour qu'ils soient
heureux. Il va la donner goutte à goutte ou par pans
entiers, mais il la donne.
En entendant le récit de cette passion, je me
reconnaissais à la fois, et du côté des bourreaux, et du
côté de la victime. Je me voyais un parmi cette foule
qui hurlait : nous ne voulons pas que Dieu règne sur
nous. Et j'étais aussi dans la victime, car c'est mon
péché qui était en elle. Elle avait pris sur elle tout
le mal qui est en moi, et elle était là qui mourrait à
ma place !
Mes frères, nous allons entrer humblement,
respectueusement dans le mystère de cette semaine. C'est
le mystère du Verbe de Dieu devenu homme, pour que moi
je puisse devenir participant à sa vie à lui. J'y
entrerai avec confiance. Et n'oublions pas qu'il a donné
sa vie pour moi, et que c'est pour moi qu'il l'a perdue
afin que moi, enfin, je puisse vivre, et tous mes frères
avec moi ; que nous puissions former ensemble une
famille baignant dans la même lumière, grandissant dans
la même vie, unie à la Trinité des Personnes et devenant
le grand Royaume, là où le Christ est enfin reconnu,
aimé et adoré pour l’éternité
Amen.
Chapitre du Lundi Saint. 31.03.80
L’onction à Béthanie.
Mes frères,
Si vous le voulez, ce soir, nous allons revenir
quelques instants à l'onction de Béthanie. C'est une
scène merveilleuse. On pourrait s'attarder longuement à
chaque détail. Mais je voudrais, aujourd'hui, la voir
dans son ensemble. Mon attention a été attirée sur une
espèce de vision, sur un discours qu'elle a été pour
moi.
Je la saisis comme une Parabole, une Parabole taillée
dans le vif de la chair humaine. Elle nous présente deux
approches contraires du même événement, cet événement
étant la mort imminente de Jésus : une approche
spirituelle et une approche charnelle.
Il y a dans cette salle nombre de convives. La mort de
Jésus est décidée, elle est inéluctable. Certains
l'ignorent. D'autres se refusent à y croire. Pierre par
exemple, qui disait : Ah non Seigneur, ça ne
t'arrivera pas ! une chose pareille ! Mais il y en
a pourtant qui savent de science sûre qu'il va mourir.
Et parmi ces personnes, il y a une femme : Marie.
Pourquoi Marie sait-elle ?
Elle sait parce qu'elle aime. Elle vit dans le coeur de
Jésus et Jésus vit dans son coeur à elle. Nous savons
par un autre évangéliste que Marie se nourrissai1 des
Paroles de Jésus, exactement comme Jésus, lui, se
nourrissait des Paroles de son Père. Elle ne formait
plus, à cause de ce commerce avec Jésus, qu'un coeur et
qu'une âme avec lui.
Et son intuition féminine naturelle a été comme
hypersensibilisée par la grâce, appelons là déjà ainsi.
Ce n'était déjà plus elle qui vivait de sa vie humaine
normale, habituelle. Non, elle vivait déjà de la vie du
Christ.
Elle sait donc que Jésus va mourir, et qu'il ne fera
rien pour échapper à mort, elle le sait d'un instinct
infaillible. Et que va-t-elle faire ?
Elle pose un geste, un geste qui est un langage, une
parole adressée à Jésus, et que Jésus seul comprend.
Elle prend un vase de parfum précieux. Elle en répand le
contenu sur les pieds de Jésus, et elle essuie les pieds
de Jésus avec ses cheveux. Voilà donc que, et les pieds
de Jésus, et la chevelure de Marie deviennent un seul
parfum ; les voici tous les deux enveloppés dans un seul
parfum !
Que dit Marie à Jésus ? Elle lui dit d'abord qu'elle
consent à sa mort, et c'est là un des plus beau
témoignage d'amour qu'elle pouvait lui donner. Pierre
aimait aussi Jésus, mais il l'aimait pour lui, pour
lui-même. Marie aime Jésus pour Jésus lui-même. Elle est
perdue en lui.
Et elle unit son oui, que ce soit consciemment ou
inconsciemment, ça n'a pas d'importance - car Jésus lui
le comprend et il le sait ; elle l'unit au oui d'une
autre Marie, Marie la mère de Jésus. Elle, non plus, ne
s'est pas opposée à la mort de son fils. Elle y a
consenti. Dès le premier instant, elle a dit oui à
l'ange, et à ce moment là, elle avait déjà consenti à
tout ce qui suivrait.
Eh bien, Marie entre dans ces dispositions. Pourquoi ?
Mais parce qu'elle aime, elle dit oui.
Mais à ce moment où elle essuie les pieds de Jésus, ça
va beaucoup plus loin encore. Voilà, elle lie presque -
il faut voir le geste, c'est le geste qui est une
parabole, ici - elle lie Jésus à ses cheveux !
Rappelez-vous ce qui est dit dans le Cantique des
Cantiques : Tu m'as ravi par un seul de tes
cheveux. Or ici, ce sont tous les cheveux de
Marie, et des cheveux parfumés ! Voyez un peu ce que ça
a représenté par après pour Marie ?
Voici donc Jésus qui est lié, ligoté dans les cheveux
de Marie. Or, les pieds de Jésus, ce sont des pieds qui
vont maintenant marcher vers la mort. Marie lui dit à ce
moment là qu'elle aussi, elle va marcher avec lui vers
la mort. Car, si les pieds de Jésus sont pris dans les
cheveux de Marie, les cheveux de Marie sont attachés
maintenant aussi aux pieds de Jésus ; et avec les
cheveux de Marie, c'est tout son être !
La bassesse de Jésus dans ses pieds, cette bassesse qui va
être clouée vraiment sur une croix, cette bassesse devient
dans la chevelure de Marie sa beauté glorieuse.
Imaginez encore une fois, c'est presque du roman, ici !
Mais non, voyons un peu les femmes telles qu’elles sont
: comment Marie a dû soigner sa chevelure ? Je ne veux
pas dire qu'elle allait au coiffeur tous les huit jours,
ce n'est pas ça, mais avec quel respect ; parce que
Jésus, Jésus savait dès ce moment là que Marie allait
l'accompagner jusqu'à la mort ; et que, au moment où il
serait seul, il ne serait quand même pas seul, que Marie
serait là mystérieusement présente. Même si elle ne
l'était pas physiquement, elle serait près de lui. Et
surtout, surtout ceci : que lui était toujours vivant
dans le coeur de Marie.
Et ici, voyons encore la scène qui s'élargit ! Vous
avez ce parfum qui se répand dans toute la maison. De la
maison il déborde dans tout l'univers et il atteint Dieu
le Père. Il avait bien senti, Dieu le père, l'agréable
odeur du sacrifice de Noé, il en avait frémi. Il avait
dit : « Ca n’arrivera plus que je fasse une chose
pareille, maintenant que je sens cette bonne odeur du
sacrifice de Noé. »
Alors ici, qu'arrive-t-il lorsqu'il respire le parfum
de Marie ? A ce moment, il est obligé de ressusciter son
Fils. On va dire : « Oui; mais il est certain que de
toute éternité Dieu savait qu'il allait ressusciter le
Christ ! »
D'accord, d'accord tout ça, mais la résurrection du
Christ devait dans le plan de Dieu passer par le parfum
répandu sur les pieds de Jésus, ce parfum par lequel
Marie disait à Jésus qu’il continuerait, même après sa
mort, de vivre dans le coeur de Marie, donc qu'il ne
mourrait pas. Et s'il ne devait pas mourir, Dieu, alors
le Père devait restituer Jésus à Marie.
Et dans Marie voyons maintenant tous les hommes, voyons
tous les hommes et toutes les femmes qui vont aimer
Jésus à la suite de Marie. Ces hommes et ces femmes, que
vont-ils faire ? Voyons encore maintenant plus loin :
ils vont sacrifier leur chevelure. Ils ne voudront pas
que leur chevelure serve à d'autres qu’au Christ. Et
pour cela, ils vont la couper. Voilà jusqu'où il faut
comprendre le geste de la tonsure !
Et ce n'est pas ici du roman, non, vous voyez, c’est un
langage, c'est une Parabole. Et il faut, derrière les
gestes que les hommes posent, les hommes qui se
consacrent, il faut voir là derrière toujours quelque
chose. Il faut comprendre qu'ils disent : maintenant,
cet ornement qu'est la chevelure, pour moi, ce ne sera
pas donné à quelqu'un d'autre ; comme ici Marie,
maintenant ses cheveux appartenaient à Jésus.
Il y a là dans ce geste du don de soi quelque chose de
tellement fort que, Dieu qui voit tout cela, qui voit
donc - je reviens à mon idée - ceux et celles qui dans
la suite des siècles vont aimer Jésus à la manière de
Marie ; rien que pour cela, il est obligé de rendre la
vie à Jésus, qui est tant aimé !
J'ai reçu, il y a deux ou trois jours, une lettre d'une
personne encore relativement jeune qui dit son
émerveillement, son étonnement, sa surprise de découvrir
un miracle dans sa vie : témoin d'un miracle .Et je sais
très bien de quoi elle parle. C'est une situation
analogue à celle de la scène de Béthanie, une situation
dans laquelle l'amour, comme ça, a obligé la mort a
reculer ; et il est parvenu à vaincre la mort.
Et l'Evangéliste nous rapporte une seule parole de
cette Marie de Béthanie, et c'est celle-ci : « Si tu
avais été là, mon frère ne serait pas mort ». Et
maintenant, dans son geste, dans sa parole silencieuse,
elle dit à Jésus en lui tenant les pieds avec ses
cheveux, et en les parfumant : « Eh bien, moi je suis
ici, et toi, tu ne mourras pas ». Vous voyez,
c'est cela l'amour, et c'est cela la vie contemplative !
Et je voudrais que vous reteniez ceci pour aujourd'hui :
la vie contemplative ce n'est rien d'autre, c'est de dire
au Christ : « Moi je suis ici, eh bien toi, tu ne mourras
pas ».
Maintenant voyons le Christ dans sa personne physique,
Jésus, mais aussi dans chacun des hommes et dans chacun
de nos frères surtout, parce que nos frères, ce sont les
hommes avec lesquels nous vivons en contact immédiat.
Pouvoir dire à chacun des frères : « Moi je suis ici, eh
bien toi, tu ne mourras pas ». C'est cela aimer ! Mais
si vous le permettez, ce sera plutôt pour demain.
Chapitre du Mardi Saint. 01.04.80
Judas l'Iscariote.
Mes frères,
Au banquet de Béthanie était attablé un disciple, un
Apôtre même, qui savait pertinemment bien que Jésus
était condamné. Et le nom de cet Apôtre, c'était un très
beau nom, un des plus beaux noms qu'un Juif puisse
porter : c'était Judas.
Mais en lui un autre nom grandissait, se développait,
proliférait comme un cancer. Il devenait Iscariote, ce
qui signifie : le trafiquant, le mercanti, celui qui
vend pour faire de l'argent.
Nous avons donc face à une femme qui aime, un homme qui
n'aime pas ou qui n'aime plus. Or un homme qui n'aime
pas devient semblable à une forteresse aux murs
crénelés, aux portes blindées. Il n'y a même pas une
fenêtre qui donne sur l'extérieur, tout est fermé, tout
est clos ! C'est l'état de refus !
Un tel homme ne voit plus, il n'entend plus, il ne
comprend plus. Il est devenu sourd, il est devenu
aveugle, il est bouché. Son coeur est devenu de pierre
ou blindé de graisse : plus rien ne sait y entrer. Et
vous comprenez qu'avec un tel homme, aucune
communication n'est possible et à fortiori, aucune
harmonie, aucun accord.
Cet homme s'est installé dans le refus. Il s'est fermé.
Et son état s’aggravant, il va même faire de la
paranoïa. Donc, il va comprendre les choses de travers,
il va les interpréter dans un sens mauvais. Tel était
devenu Judas !
Pourtant les apparences lui donnent raison, et son
raisonnement est d'une logique impeccable. Le parfum que
répand Marie vaut bien ses 300.000 Francs. Et il y a une
quantité de pauvres qui attendent du secours.
Mais il ne s’agit pas de cela. Judas est à côté de la
question, il commence à mal interpréter. Et alors voyez
ce que Judas va devenir : Jésus devient pour lui un
objet de trafic. Il n'a pu récupérer les 300.000 francs
du parfum, et bien il va vendre Jésus pour 30.000
francs, à 10% !
Mais ça fait sourire ! C'est vrai, mais lorsque
l'Evangéliste dit que le parfum valait 300 deniers, ce
qui fait environ 300.000 francs aujourd’hui, et
lorsqu'il dit que Judas vend Jésus pour 30 deniers, ce
qui fait 30.000 francs, donc 10%, il y a là une
intention ; rien n'est écrit qui ne soit signe de
quelque chose !
Jésus devient la dîme qu'il faut donner. Il est l'impôt
qu'Israël devra payer pour être racheté ; et non
seulement Israël, mais les hommes du monde entier et de
tous les temps. Et un impôt qui est perçu sur un trafic,
sur des affaires !
Voyez un peu ce que nous dit Saint Benoît à propos
justement du commerce des affaires. Arrangez-vous,
dit-il, pour que même à cette occasion là, Dieu soit
glorifié en tout. Ne devenez pas des trafiquants,
ne devenez pas des Judas, des mercantis. Non, ne devenez
pas des professionnels des affaires. Soyez des enfants
de Dieu. Il faut même lorsque vous vendez les
produits de votre travail, qu'à cette occasion Dieu y
trouve sa gloire.(57, 4-9).
Dans notre vie chrétienne, dans notre vie monastique,
qui est une vie mystique de tout côté, tout se tient,
elle va chercher sa sève vivifiante dans les gestes de
Jésus, mais aussi dans les gestes mauvais des traîtres
qui l'ont vendu. Elle va chercher ses racines dans la
législation d'Israël. Tout fait un ensemble et, dans cet
ensemble, maintenant nous sommes les acteurs. Donc, nous
devons toujours savoir ce que nous faisons pour ne pas à
notre tour devenir des Judas.
Voici donc Jésus qui est trafiqué ! On spécule et on
fait une affaire sur sa condamnation et sur sa mort. Eh
bien, vous avez là l'approche matérielle brutale,
cynique du fait Jésus. Il est pesé à la balance de la
rentabilité. S'il m'est rentable de le suivre, de le
servir je le fais. Mais rentable, cela veut dire que ça
me rapporte quelque chose. J'investis, mais je dois en
retour recevoir un intérêt et un capital accru.
Si ce n'est plus rentable, alors je vends. Lorsque je
ne sais plus soutirer du lait de ma vache, eh bien je la
vends pour la viande. Ne sachant plus rien soutirer du
Christ, et bien je le vends. Voyez, c'est cela le
mercantilisme !
Et voici la paranoïa : les gestes d'estime et
d'affection que pose Jésus à l'endroit de Judas, ils
sont saisis par Judas comme autant de provocations !
Jésus, au cours du repas Pascal de cette nuit de Pâque -
nous l'avons entendu, on nous l'a rappelé ce matin au
cours de l'Eucharistie - il trempe la bouchée d'honneur
et il la donne à Judas. Judas ne peut rien faire d'autre
que de la prendre devant tout le public.
C'est comme si on levait un toast en l'honneur de Judas.
Il est là, il ne peut pas la refuser. Il la reçoit cette
bouchée, il la prend. Mais il ne croit plus en Jésus, et
il la reçoit avec mépris. Et au moment où elle entre en
lui, satan entre en lui avec la bouchée.
Et ainsi, mes frères, vous le voyez, il n'y a aucun
intervalle entre la haine et l'amour. Voilà, pour la
bouchée : pour Jésus elle est amour, un amour divin et
au même instant en Judas, elle devient satanique. C'est
la même chose, la seule différence tient de la lecture.
Voyez Marie ! Marie, elle baigne les pieds de Jésus de
son parfum, elle les essuie avec ses cheveux. Par ce
geste d'amour, elle dit silencieusement à Jésus qu'elle
va mystiquement l'accompagner jusque dans la mort pour
qu'il ne soit pas seul, n'est-ce pas ! Judas, lui, qui
s'est désolidarisé de Jésus, que fait-il ? Il livre
Jésus à la mort. Que Jésus meure seul. Judas devient
ainsi la parole qui est par son acte, qui est par son
genre de geste de trahison exactement la même parole que
celle de Caïphe qui disait, lui, devant le grand conseil
: « Il vaut mieux qu'un seul homme meure plutôt que
la nation entière ne périsse ».
Eh bien, Judas dit exactement la même chose par son
geste de partir dans la nuit pour aller vendre Jésus,
pour aller chercher la troupe qui va l’arrêter. Jésus
doit mourir seul. Mais le résultat, c'est que Judas
s'anéantit lui-même, et il ira après se pendre.
Tandis que Marie qui, elle, n'a pas voulu laisser Jésus
seul, et qui par geste le lui a prouvé, elle va obliger
Jésus a ressusciter des morts, et elle vivra avec lui.
Voilà le comportement de l'amour, et voilà le résultat
de la haine. Mais comme vous le voyez, c'est exactement,
on dirait presque, presque la même chose. Il n'y a
qu'une différence, c'est dans la vision de la personne
de Jésus.
Voilà mes frères, une petite explication de cette
parabole gestuelle que nous rencontrons dans ce banquet.
Nous comprendrons mieux, alors, la parole de Saint Paul
qui dit : la lettre tue, et c'est l'Esprit qui donne
vie. La lettre, c'est la vision, c'est
l'interprétation charnelle, matérielle, superficielle et
mercantile des événements, et aussi des personnes. Il y
a une façon de voir les personnes qui est criminelle.
Elle est criminelle lorsqu'on voit la personne dans ce
qu'elle écrit d'elle. Ce qu'elle écrit d'elle, c'est sa
conduite superficielle, celle qui nous apparaît à nous.
Or la même conduite, le même geste, suivant le regard
que je porte sur la personne, il peut être interprété en
bien ou en mal suivant qui je suis. Si je suis Marie, je
l’interpréterai en bien. Si je suis Judas, je vais faire
de la paranoïa et je l’interpréterai en mal. Donc la
lettre, attention, elle tue !
Par contre l’Esprit ! L'Esprit, lui, il sait pénétrer
au dessus du superficiel. Il sait atteindre le parfum
secret, caché, mystérieux qui se dégage de la personne.
Et alors cet Esprit donne vie. Il donne vie à celui qui
perçoit, mais aussi il donne un surcroît de vie à celui
d'où vient, d’où provient ce signal. C'est exactement ce
qu'a fait Marie !
Voilà mes frères, vous comprenez que Jésus est en
lui-même toujours un objet de scandale, c’est à dire de
chute et de relèvement pour beaucoup. Comme il avait été
annoncé par Siméon dans le temple : « Celui-là sera
posé en Israël comme un signe de contradiction pour le
relèvement et la chute de beaucoup ». Toujours
suivant le regard qu'on porte sur Lui !
Or, mes frères, ne l'oublions pas, ici c'est tellement
important pour nous dans notre vie : le Christ Jésus
vient à nous en chacun de nos frères. Ayons au moins des
yeux pour voir cela. Si nous ne le voyons pas, alors
c'est que nous sommes comme ces forteresses fermées de
tous côtés, et nous ne sommes pas loin alors d'être un
Iscariote.
Non, nous devons voir dans le frère, Jésus qui vient à
nous, et réagir vis à vis de lui comme il convient à des
hommes qui sont ses membres à lui. Un corps ne se
détruit pas luimême. Non, il soigne chacun de ses
membres.
Voilà mes frères, nous sommes donc mis chacun à
l'épreuve à tout moment. Cette épreuve, je le sais bien,
n'est pas facile parce que nous sommes - il faut avoir
la lucidité de le reconnaître - des êtres charnels. Nous
sommes des êtres matérialistes. Nous ne sommes pas
encore des enfants de Dieu achevés. Nous sommes toujours
en train de naître.
Mais nous sommes maintenant pendant le temps du Carême.
Nous allons déboucher sur le Triduum de Pâques. C'est le
moment de nous rappeler tout ça. Et si la grippe ne se
précipite pas sur une nouvelle victime qui serait votre
orateur de ce soir, j'espère bien un peu continuer dans
le même sens demain.
Chapitre du Mercredi Saint. 02.04.80
Endurcissement ou conversion.
Mes frères,
Si vous le voulez, revenons-en à notre onction de
Béthanie. Je vous disais hier en terminant que Marie et
Judas Iscariote n'étaient pas étrangers au monde
monastique.
Nous sommes à la fin du carême. Nous entrons dans le
Triduum Sacrum. C'est pour nous l'heure de la vérité.
Nous allons être jugés avec le monde, surtout vendredi,
à l'heure où le Christ sera crucifié. Nous somme aussi à
un carrefour, un carrefour vers la conversion et la
fécondité ou bien vers l'endurcissement et la stérilité.
Nous devons choisir. N'ayons pas peur de regarder les
choses telles quelles sont, de regarder la vérité en
face. Car la vérité est toujours le premier pas vers la
libération de quelqu'un. Nous devons aussi pratiquer une
sorte d'autopsie de notre personne, à propos justement
de Marie et de Judas.
Je m'en vais présenter un type extrême naturellement
d'Iscariote, et puis l'antitype Marie. Nous autres, nous
ne serons pas naturellement l'un ou l’autre, nous serons
un peu des deux. C'est ça le travail de la conversion,
c'est de passer de l'Iscariote qui est l'homme qui veut
faire des affaires, à Marie qui est le don absolu
d'elle-même, l'écoulement dans le don.
Judas est un nom très beau. C'est un des plus
beau nom de la tradition Juive. Il signifie : celui qui
est consacré à la louange de Dieu. Jésus a voulu être
fils de Judas parce qu'il était consacré pour manifester
la gloire de Dieu, et pour introduire les hommes dans
l'intimité de Dieu. Le moine doit être Judas, donc un
homme voué, lui aussi, à louer Dieu incessamment. Il
loue Dieu par tout son être, par ses pensées, par ses
paroles, par toute sa vie. Il doit être une louange de
Dieu.
Et ça, disons que c'est le moine parfait. Il n'y a rien
qui germe en lui, rien qui ne sorte de lui qui ne soit
pas glorification de Dieu. Saint Benoît dira : il
faut qu'en tout Dieu soit glorifié...en tout
! Donc toute la vie du moine, même dans les détails les
plus bas, doit être révélation de ce qu'est Dieu, doit
être louange de Dieu.
Mais attention ! Il ne faut pas que insensiblement
Judas devienne Iscariote c'est à dire le trafiquant, le
mercanti. Il faut qu'il y ait toujours en nous identité
parfaite entre le nom que nous portons et l'être que
nous sommes. Saint Benoît le dit à propos de l'Abbé :
il doit être tel qu'on l'appelle. Il le dira aussi
à un autre endroit lorsqu'il dit qu'il ne faut pas
vouloir être appelé saint avant de l'être. Il faut
d'abord l'être, puis alors on est dit saint en toute
vérité. C'est une exigence de justice.
Maintenant, des trafiquants, des mercantis, il arrive
qu'on en trouve dans les monastères. Voici donc le type,
mais vraiment ici à l'extrême naturellement Ce sont les
esprits forts, ceux qui s'estiment, qui se prétendent
intelligents. Ils ont d'ailleurs toujours souvent deux
qualificatifs à la bouche : intelligent et imbécile ;
intelligent pour eux, et imbécile pour les autres.
En fait ce sont des esprits bornés qui égratignent à
peine la croûte du réel. Mais ça ne fait rien, ils se
moquent de tout, ils ridiculisent tout. Tout ce qui se
fait, tout ce qui se dit dans le monastère, ils le
tournent en ridicule parce qu'ils sont les seuls à
savoir comment les choses doivent être faites, comment
les choses doivent être dites.
Ce sont des hommes qui ne parlent pas le même langage
que Dieu. C'est pourquoi ils sont très dangereux parce
que ce sont des séducteurs. Ils présentent, ils lancent
des apparences de vérité. Ils les lancent dans le vide ;
mais s'ils rencontrent des esprits un peu simples, alors
ils peuvent les égarer.
C'est ainsi qu'agit le séducteur ! Ils peuvent devenir
victimes alors eux-mêmes de ce séducteur et faire
énormément de mal sans le savoir. Ils démolissent, ils
détruisent, ils salissent. Ils veulent toujours - ça il
ne faut pas le mettre en doute - faire les choses bien.
Mais voilà, il leur manque ce que Saint Benoît appelle
la discrétion. Ils ne savent pas juger, ils se prennent
pour la norme de tout.
Et puis, ils sont affligés d'un défaut, un défaut où
c'est vraiment là le trafiquant : ils ont un besoin, un
prurit du business. Il faut qu'ils fassent des affaires,
il faut qu'ils fassent rentrer de l'argent. Ils se
prétendent d'ailleurs comme des hommes d'affaire de tout
premier plan. C'est exactement le contraire de ce que
demande Saint Benoît : que Dieu soit glorifié en
tout, même dans les relations commerciales.
Mais eux, non, tout leur est bon pour ramasser de
l'argent. Ce sont des vendeurs de Dieu. Ils vendent de
nouveau le Christ. Ils trafiquent de tout, du spirituel,
du divin, du matériel aussi, de tout ! C'est une maladie
!
Et c'est un besoin parce qu'ils ont ainsi une sorte de
vêtement. Ils doivent se valoriser. Ils revêtent une
défroque, des oripeaux qui cachent leur nudité. Car ces
hommes sont malheureusement nus, ils n'ont rien ! Il
faut dire que c'est une maladie incurable, incurable !
Il est impossible d'en sortir, sauf le miracle, le
miracle que Dieu ferait des enfants d’Abraham,
ferait sortir des fils de Dieu à partir des cailloux
de la route. Il faudrait un miracle aussi
extraordinaire que celui-là. Ce sont des suicidés
ambulants, ils sont morts, voilà ! Voici donc le type du
trafiquant !
Maintenant voyons l'antitype Marie ! Marie signifie
océan de parfum. C'est un très beau nom. Imaginez qu'on
appelle aujourd'hui une petite fille : océan de parfum.
Cela existe encore dans les pays Asiatiques, où les noms
qu'on donne aux enfants sont toujours des noms de ce
genre, très beaux, très évocateurs comme les noms
bibliques. Mais voilà ce que signifie Marie, et nous n'y
pensons pas. Mais ici, Marie de Béthanie était tout à
fait en accord avec son nom. Elle épanchait son parfum
sur les pieds de Jésus.
Or le moine, lui, c'est un homme qui doit être un
parfum, un parfum qui se répand, un parfum qui pénètre
tout. Il pénètre à l'intérieur des êtres, des gens, des
choses. Il en déchiffre l'énigme et il les orne de
beauté, de lumière et de vie. Ils sont transportés aussi
par le vent l'Esprit - qui répand ce parfum partout. Et
ce parfum rafraîchit, ce parfum délecte, ce parfum
éveille l'amour partout où il atteint, non seulement
dans le monastère, mais bien au-delà parce que le
souffle de Dieu traverse l'univers.
Ce parfum qui pénètre au coeur des choses, saisit la
chose, l'être au moment où il sort des mains de Dieu. Il
y a donc là une sorte de contemporanéité entre le moine
et Dieu qui crée. Il devient créateur, cet homme qui est
transformé en parfum.
Telle était Marie de Béthanie ! On pourrait s’arrêter
longuement encore à réfléchir sur ce qu'elle a fait, sur
la valeur de son geste. Mais sauf imprévu, il y a encore
d'autres années après celle-ci.
Nous maintenant ? Nous ne sommes ni l'Iscariote, ni
Marie. Nous sommes entre les deux, un peu l'Iscariote,
un peu de Marie, plus ou moins. Et nous devons nous
dépouiller de tout le mercantilisme qui est en nous pour
devenir pure exhalaison de parfum.
Le mercantilisme, cela veut dire: cesser de rapporter
tout à soi. Je fais cela parce que ça me convient. Si ça
ne me convient pas, je le ferai quand même parce que je
ne sais pas faire autrement, mais je vais grogner,
grogner intérieurement.
Vous savez ce que Saint Benoît appelle le murmure ?
Tout ça doit disparaître, ça doit fondre comme neige au
soleil. Cela ne peut pas être enlevé d'un coup, mais ça
doit partir. L'ascèse monastique doit conduire le moine
jusqu'à être un pur, un pur reflet de ce qu'est l'Esprit
de Dieu.
Et ce reflet commence, alors, à dégager des vapeurs
odoriférantes qui seront ce que dans le langage plus
ordinaire on appellera les vertus. Ce sera surtout
l'amour avec tout son cortège, toutes ses fragrances qui
sont si belles et si bonnes.
Voilà mes frères, nous avons ainsi un mouvement que
nous appellerons la conversion. Pendant ces jours de
passion et de résurrection qui ne sont pas des jours
protocolaires - non, c'est notre propre destinée que
nous allons jouer parce que nous sommes insérés dans le
Christ, que nous le voulions ou non nous y sommes - donc
pendant ces jours là, mes frères, essayons de retenir
ceci, simplement ceci : que nous devons passer du stade
de marchandage avec Dieu, ou de marchandage à propos de
Dieu, jusqu'au niveau de la donation totale de nous, que
nous ne soyons plus que fumée de parfum qui s'élève vers
Dieu, qui le réjouit, et qui réjouit aussi tous ceux
avec lesquels nous vivons.
Homélie du Jeudi Saint 03.04.80
Mes frères,
A l'heure où nous entrons dans la célébration du
mystère Pascal, le Christ Jésus ouvre à notre attention
et à notre respect un champ de réflexions qu'il nous
invite à explorer et à prospecter. Il nous dit : Je
vous ai donné un exemple, et il faut que vous fassiez
ce que moi je vous ai fait.
Par ces mots, mes frères, il signifie que sa maison, ce
monastère dans lequel nous vivons, est à la fois un
chantier de travail et un champ de bataille. Un chantier
sur lequel des hommes s'efforcent de parfaire l’œuvre à
laquelle Dieu lui-même se consacre : la création, la
Rédemption, la divinisation du monde.
Mais c'est aussi un champ de bataille. Il s'y livre une
lutte continuelle et sans merci contre les puissances du
mal qui tentent de nous tyranniser à l'intérieur, et qui
sans trêve nous attaquent à l'extérieur.
Mes frères, le Christ a été investi par son Père d'une
mission : attirer sur sa personne la masse des haines et
des malheurs accumulés par les péchés des hommes, depuis
l'aube des temps jusqu'à la fin du monde. Et cette
masse, la noyer dans un amour sans mesure. Il fallait
qu'il souffrit, qu'il mourut et qu'il ressuscita.
Pour lui, l'Egypte, la terre où ses pères avaient tant
souffert, l'Egypte, le pays de la double oppression et
de la double angoisse, cette Egypte, elle étendait ses
frontières aux limites du monde. L'Agneau, mais c'était
lui, perpétuellement immolé et toujours présent. Et le
drame demeurait à un paroxysme d'intensité. Il se
condense à l'infini dans l'Eucharistie qui en est, et le
signe et l'issue.
Au cours des temps, le Christ se choisit des hommes
dans lesquels il peut monnayer jour après jour sa
mission et sa vie. Il en est partout, et nous en sommes.
Nous devons le dire avec fierté et reconnaissance. Mais
il nous appartient maintenant de nous laisser envahir
par lui, pour que nous devenions avec lui, et Seigneur,
et esclave.
Seigneur, si notre unique mobile d'action est l'amour.
Dieu est amour. Et celui qui aime, il participe à la
nature et à la Seigneurie de Dieu ; mais esclave aussi !
Descendre au plus bas, en dessous de tous de manière à
les soulever et à les porter tous, tous les hommes, en
commençant par ceux avec lesquels nous vivons. Tel mes
frères est notre travail et notre combat de tous les
jours.
Nous allons le signifier encore par le geste du
lavement des pieds. Ce que Jésus a fait, nous allons le
refaire, pas seulement ce soir, mais jour après jour,
nous allons nous mettre aux pieds de nos frères, aux
pieds de tous les hommes.
Mais nous savons que en nous et par nous, à cette
condition de notre humiliation volontaire de la perte de
notre vie avec le Christ, le Christ lui-même sera
finalement vainqueur de tout le mal et de tout le péché.
Vendredi Saint. 04.04.80
Homélie de la Passion du Seigneur.
Mes frères,
Les exégètes discutent beaucoup au sujet de l'identité
de ce mystérieux serviteur dont parle le prophète.
Etait-ce un homme ? Etait-ce la communauté d'Israël dans
son ensemble ? Ils ne savent pas se mettre d'accord.
Pour Jésus, lorsqu'il écoutait cantiler ce poème à la
Synagogue, lorsqu'il le psalmodiait en secret, il n'y
avait aucun problème, c'est de lui qu'il s’agissait. Que
se passait-il alors dans son coeur ? Cet homme sans la
moindre tare spirituelle, lui-même un coeur d'une
sensibilité extraordinairement ?
Mes frères, respectons la douleur du Christ, respectons
sa souffrance : c'est la souffrance de Dieu ! Respectons
aussi toute souffrance d'homme telle qu'elle soit, car
en chacune, nous y voyons un reflet de cette souffrance
divine.
Jésus a senti venir le drame. Il l'a vu s'approcher, le
cerner, l'encercler se précipiter sur lui ; et il ne s'y
est pas dérobé. Il a aimé les siens jusqu'au bout. Et au
moment de déposer son souffle entre les mains de son
Père, il a pu dire : « Tout est accompli !»
Arrêtons-nous un instant, mes frères, un tout petit
instant sur notre situation à nous. Mais pas longtemps,
car nous risquerions d’être accablés par la honte ou
bien avalés par le découragement.
Au soir de chaque journée, à l'heure où nous
abandonnons nos membres au sommeil qui est l'image de la
mort, pouvons-nous nous rendre le témoignage que nous
avons accompli à la perfection la tâche que Dieu nous
avait confiée pour ce jour ? Pouvons-nous dire que nous
avons aimé nos frères jusqu'au bout ?
Aimer jusqu'au bout! C'est nous laisser ravir notre
vie, nous laisser manger notre tranquillité, nous
laisser rogner nos loisirs, nous laisser ronger notre
santé ! Pouvons-nous dire, mes frères, que nous avons
porté les péchés des autres ? Que nous les avons pris
sur nous ? Que nous les avons expiés à leur place sur le
bois de la patience ?
Dans quelques minutes nous allons nous approcher de la
croix pour la vénérer. Portons ces questions dans notre
coeur lorsque nous serons devant elle ! C'est devant
l'amour que nous allons nous prosterner, un amour au
delà duquel rien ne peut être conçu de plus grand et de
plus beau.
Et nous nous relèverons plus fort, décidés à laisser en
nous plus de place au Christ et à nos frères, toute la
place peut-être ? La vie monastique ne serait-elle pas
l'espérance folle d’être capable un jour d'aimer à notre
tour jusqu'au bout, et ainsi de triompher en fils de
Dieu que nous sommes.
Monition avant Complies.
Mes frères,
Au soir du Vendredi-Saint, le Christ est mort. Dieu est
mort. La première phase de l'histoire du monde a pris
fin. Une brisure s'est produite. Le voile du temple
s'est déchiré du haut en bas. Les rochers se sont
fendus. Tout est en suspens, tout est en attente !
On peut se demander comment l'univers n'est pas
retourné au néant dont il était sorti ? Le Christ était
LA PAROLE, il est devenu NON PAROLE ; Il était LA
LUMIERE, il est devenu ABSENCE ; Il était le CHEMIN, il
est maintenant une IMPASSE ; Il était LA VIE, il n'est
plus qu'un CADAVRE !
Il s'est fait le compagnon, quasi le complice des
hommes qui ont opposé à l'AMOUR un NON qu'ils veulent
définitif. Il a été fait péché, c'est à dire NON absolu.
Et le vide du Samedi Saint est la matérialisation de cet
état de refus jusque dans sa conséquence ultime qui est
la chute dans la seconde mort. Descendit inferos,
il est descendu, il est tombé dans les abîmes de l'enfer
; Il est tombé au plus bas. Jamais personne ne sera en
dessous de lui !
Il a pâti cette mort en vertu d'une mission qu'il a
reçue de son Père. Et le tombeau scellé est le cachet
apposé par Dieu sur cette mission accomplie à la
perfection. Le Christ est mort. Il ne subsiste plus que
dans l'amour que lui porte son Père. Le tombeau postule
donc une suite, un triomphe sur la mort.
Nous venons de l'entendre : Marie, dans son coeur de
mère, sentait cette issue du drame. Elle savait que la
mort est un accident, qu'elle est une catastrophe, un
malheur. Mais l'AMOUR est une personne, l'Amour est
Dieu. Et lorsque on vit de l'amour de Dieu, jamais on ne
connaît la mort définitive ; on resurgit, même de la
seconde mort !
Mes frères, le Samedi-Saint est ainsi un espace
théologique vers lequel convergent toutes les destinées
humaines. Il est situé hors du temps, au-dessus du
temps, et il est contemporain de toutes les époques.
Si nous voulons maintenant regarder le projet
monastique dans sa motivation la plus pure, ce ne peut
être que l'attente du Samedi-Saint, et la quête du lieu
de son apparition. La mort mystique, épreuve espérée
mais combien redoutée, un moine qui ne l'espère pas,
mais que fait-il dans un monastère ?
Mais un moine qui ne la redoute pas, c'est un
inconscient ! Il est dans l'illusion. Et cette mort,
c'est une épreuve terrible, expérience du non-soi, de la
non-identité, de la non-vie ; expérience dans une chair
et un coeur d'homme de ce que le Christ a du vivre au
moment où il a été englouti dans la mort, où pour lui
tout était terminé, non seulement accompli au niveau de
sa mission, mais aussi accompli au niveau de son être.
Mes frères, cette expérience a peut-être été la nôtre
hier ? Ou elle le sera demain ? A moins que ce ne soit
déjà pour aujourd'hui ? Ayons toutes ces valeurs - ce
sont les valeurs suprêmes - ayons-les présentes à notre
attention, présentes à notre amour toute la journée de
demain.
Et lorsque nous entrerons dans la Veillée Pascale, nous
saurons que notre vie, dans ce chantier qui est celui de
Dieu, elle n'est autre qu'une longue veille dans
l'attente du passage de Dieu, passage qui ne manquera
pas et qui nous fera tous resurgir de notre néant, car
nous ne sommes qu'un néant. Il nous en fera resurgir
pour nous combler de ce qu'il est, lui. Et il n'est
jamais, ne l'oublions pas, il n'est jamais qu'Amour.
Dimanche de Pâques. 06.04.80
Chapitre Pascal.
Mes frères,
La grippe printanière taille des coupes de plus en plus
larges et sombres dans la chair de notre communauté. Oh
non, ce n'est pas fini ! Il y en a d'autres qui sont
encore en gestation et nous en serons probablement les
témoins sous peu ?
Alors, nous aspirons tous au repos et je ne vais donc
pas m'attarder ce matin. Mais je vous souhaite à tous
une heureuse fête de Pâques. A tous, c'est à dire aux
malades, aux rescapés, aux victimes de demain !
Mais une fête de Pâques, qu'est-ce que cela veut dire ?
Il ne faut pas que ce soit de la phraséologie, un
souhait ainsi qu'on lance, et qui ne répond à rien. Non,
la fête de Pâques, c'est ceci : pourrions nous déposer
la vétusté de l'homme charnel et revêtir la nouveauté de
l'homme spirituel, de cet homme qui est rené dans le
Christ ressuscité ?
Ce n'est pas quelque chose de difficile. Il suffit de
nous laisser agir par cette force de résurrection qui
est en nous ; il suffit de nous ouvrir à elle comme une
fleur s'ouvre à la lumière. Une fleur ne fait pas grand
chose.
Le Christ l'a dit lui-même : « Regardez, elles ne font
rien. Elles reçoivent le soleil, elles reçoivent la
pluie, elles reçoivent les aliments qu'elles tirent du
sol par leurs racines. Et pour le reste, elles sont
vêtues de façon splendide. Le roi Salomon dans toute sa
splendeur n'était pas vêtu comme le plus petit des lys
des champs. »
Eh bien c'est ça, voyez, la force de la résurrection.
C'est cette fleur qui est en nous qui se développe et
qui est nous. Il suffit de nous ouvrir à cette lumière,
à cette ondée spirituelle, pour que cela s'opère sans
que nous le sachions. Le Christ l'a dit encore : « Le
Royaume des Cieux est semblable à un homme. Il a jeté
sa semence dans son champ et, voilà il ne s'en occupe
plus ! Il ne sait pas ce qui se passe - mais
maintenant on le sait naturellement, on a fait des
études depuis lors mais ça pousse, dit-il,
et voilà, la moisson est arrivée et on passe la
faucille !
Et voilà, c'est cela le Royaume de Dieu, c'est cela la
résurrection !La difficulté peutêtre pour nous, est que
nous sommes trop intelligent. Nous réfléchissons trop.
Nous voulons bien arriver au bout, mais en sautant par
dessus la route.
Voyez, c'est encore très moderne. Maintenant pour aller
d'ici à l'autre bout du monde, je ne dois plus prendre
des routes et marcher, et marcher ; et puis des bateaux
toujours dangereux. Non, je prend un super-jet et en
quelques heures j'y suis. Je saute au dessus. Voilà
notre mentalité !
Mais non, la force de résurrection c'est autre chose.
Nous ne savons pas sauter au dessus. Nous ne savons pas
faire l'économie d'une mort : mourir à notre façon de
voir les choses, à ma façon de voir les choses. Or nous
avons chacun notre façon de voir. Voyez quelle anarchie
alors ?
Une communauté monastique qui serait un lieu pascal -
car c'est ça que doit être une communauté monastique -
on aurait des hommes qui auraient une seule façon de
voir les choses. Ce n'est pas desœillères, hein,
attention ! Loin de là ! Mais ils seraient, comme le
disaient les anciens, des monotropoï, des hommes
qui n'ont qu'une seule façon de voir, de sentir, de
chercher et aussi de trouver, mais chacun suivant ce
qu'ils sont !
C'est toujours ce difficile problème qui n'est pas la
quadrature du cercle, mais qui est difficile quand même,
de l'Unité dans un Saint Pluralisme. Comme le disaient
nos Pères: una caritate, una Regula, mais similibus
moribus.
Mais voilà, mes frères, ce que je vous souhaite pour
cette année-ci : que nous ayons l'occasion de vivre
cette expérience d'une renaissance à un être qui est en
nous, qui est nous, mais qui est comme étouffé par
toutes sortes de buissonnements...
Cette petite affaire de la grippe, elle est en tout cas
très instructive à cet égard. Lorsqu'on se sent diminué
par le virus qui vous habite, il vous fait monter votre
température, on ne sait plus se nourrir, on n'a plus de
sommeil ; et le bel homme qu'on était, il est réduit à
un sac qui est couché sur un lit. Il aurait des grands
projets, il a toujours des grands projets, mais à ce
moment là c'est fini, ses projets sont partis. Il n'est
plus bon à rien et il doit prendre patience avec
lui-même. Enfin il est là, il est réduit à son état de
rien !
C'est là une belle petite expérience, car c'est comme
une préfiguration de ce qui nous attend à la fin de nos
jours, où alors nous serons vraiment acculés au rien
définitif. Ce sera fini, ce sera l'impuissance absolue,
nous ne pourrons plus rien faire, nous serons morts. Et
avant d'en arriver là, nous allons voir décroître nos
forces, nos vigueurs physiques, notre vigueur
intellectuelle, aussi notre capacité de travail ; tout
ça va diminuer.
Mais là en dessous, là en dessous il y a autre chose
qui grandit : c'est l'homme nouveau. Il est là ! Et sous
cette apparence de déchéance de notre être global, il y
a à l'intérieur une poussée, une croissance qui
finalement sera victorieuse.
Mais ce n'est pas l'homme ancien qui sera mieux, non,
ce sera un homme nouveau. Il n'aura plus rien à faire
avec l'homme ancien. L'homme ancien vit dans sa coquille
; l'homme nouveau aura un corps spirituel qui sera
étendu aux dimensions du monde. C'est à dire que par
l'Amour, il sera ouvert à tous les hommes, il les
accueillera en lui ; et lui, par l'Amour se donnera à
tous. Et Dieu qui réalisera cette merveille sera, comme
le dit l'Apôtre, lui, tout en tout.
Voilà mes frères une petite expérience, je pense, que
nous devons essayer de faire, non pas en tendant notre
volonté, notre système nerveux, non, mais en nous
ouvrant tout simplement à ce que la Providence et
l'Amour de Dieu nous donnent tous les jours. Cette
expérience n'est pas hors de notre champ. Elle n'est pas
hors de notre visée. C'est ça la vie contemplative !
Alors si vous le voulez bien, comme c'est l'année de
Saint Benoît et qu'il faut tout de même bien en parler
aussi à l'occasion de Pâques, nous penserons à ce que
Saint Benoît nous dit. A la fin du carême,
dit-il, on doit être dans la joie. C'est la joie
de l'Esprit Saint, c’est la joie de Pâques, la Sainte
Pâques, c'est à dire cette Pâque qui nous met à part,
qui nous fait vivre de la vie de Dieu qui sera la nôtre
un jour pour l'éternité.
Homélie de la résurrection.
Mes frères,
Si je devais condenser en un mot la contemplation et la
méditation du mystère de ce jour, j'userais volontiers
de l'antique acclamation hébraïque : Alléluia,
c'est à dire rendez vos louanges à Dieu votre Père.
C'est de notre Père, en effet, que tout vient; et c'est
à Lui que tout retourne car il est amour.
Nous sommes ressuscités dans le Christ, avec Lui ! Ce
n'est pas de la phraséologie. C'est une expérience que
nous devons faire, que nous faisons si nous sommes
vraiment des chrétiens. Dès maintenant notre vie est
cachée avec le Christ en Dieu, dans le sein de notre
Père. Et là, nous participons à l'éternelle génération
du Christ. Nous sommes divinisés, nous sommes fils
adoptifs par grâce, ce que lui est par nature.
C'est pourquoi la partie la meilleure de notre coeur
n'est plus dans les choses d'en bas, elle est là où elle
voit cette vie divine. Elle ne cherche plus les fantômes
que nous offre le monde : l'argent, l'honneur, le
profit, tout le poids social. Non, elle cherche les
réalités d'en haut : la bonté, la paix, la
bienveillance, la justice, l'amour...Tous ces joyaux
dont le Père pare ses enfants. Et en chacune de ces
perles, il fait scintiller une étincelle de sa lumière à
lui, cette lumière qu'on appelle la gloire.
Voyons Marie-Madeleine, la femme aux sept démons. Elle
était revenue de très loin. Maintenant elle ne vit plus
en elle; elle vit hors d'elle-même ; elle vit là où est
le Christ ressuscité. Et elle n'est pas encore
accoutumée à son nouvel état. Elle cherche encore à
l'extérieur parmi les hommes celui qui vit en elle et
dans lequel elle vit.
Heureux l'homme, mes frères, qui rencontre la même
expérience que Madeleine, emporté hors de lui-même, avec
le Christ, jusque en Dieu le Père ! Pour en arriver là,
mes frères, il faut du courage. Le courage de croire
d'abord qu'il est préférable de tout abandonner pour
trouver ce trésor caché qu'est la vie divine ; et puis
alors, plus de courage encore pour se laisser faire par
Dieu.
Laissez-moi terminer sur un souhait: que en chacun de
nos gestes, en chacun de nos regards brille à tout
moment un reflet de la lumière de Pâques. Ne sommes nous
pas des fils de la Résurrection ?
Amen.
Chapitre :La grippe. 13.04.80
1. La grippe Parole de Dieu.
Mes frères,
Je pense qu'il faudra remonter bien haut dans le
souvenir des anciens pour retrouver la mémoire d’une
grippe aussi meurtrière que celle qui ravage pour
l'instant la communauté. Pour ma part, je n'en ai jamais
connu de pareille. Nous voici aujourd'hui au quinzième
jour, et elle est encore loin d'être terminée. Espérons
qu'elle ne va plus faucher de nouvelles victimes !
Nous avions peut-être commis une erreur ? Elle n'était
pas prévue au programme de l'année jubilaire de Saint
Benoît. Et alors, elle s'est imposée comme une
maîtresse, comme une reine. Elle a peut-être un message
à nous délivrer ? Elle est peut-être une Parole que le
Seigneur nous adresse ? Et si vous le voulez, nous
allons ouvrir nos oreilles et essayer d'entendre ce que,
à travers elle, Dieu veut nous dire.
Cette grippe nous rappelle une évidence, celle-ci :
c’est que la vitalité de notre vie spirituelle, elle
n’est pas lue aux sentiments qu’on peut avoir de cette
vie, de son ardeur ou de sa ferveur. Elle est
indépendante de notre état de santé. Lorsqu'on est en
pleine vigueur, mais que ne peut-on pas réaliser pour
Dieu ? Nous sentons en nous cette force qui bat dans nos
artères et qui nous porte en avant. C'est peut-être tout
bonnement la joie de vivre et cela n'aurait rien à faire
avec le surnaturel.
Vous savez que Thérèse de Lisieux dormait pendant ses
oraisons ! Elle ne s'en formalisait aucunement. Elle
disait : Les chirurgiens, pour opérer leurs malades, ils
les endorment. Elle avait compris que Dieu nous mettait
parfois dans le brouillard. Il mettait tout notre être
en veilleuse, ne fut-ce que par l'intermédiaire de
quelque virus. Il le mettait au repos dans
l'impuissance, dans la faiblesse afin de pouvoir
travailler en nous avec plus d'aisance ; il ne craint
plus alors de faux mouvements qui pourraient provoquer
en nous une blessure. Car le scalpel de Dieu est aiguisé
à l'extrême, et la moindre erreur peut nous rendre
infirme. Alors, il nous endort par le moyen d'une
grippe.
La Lumière Divine qui est le rayonnement de la nature
de Dieu, cette Lumière qui est Dieu en personne, elle
est partout présente, elle est partout en action. Elle
crée, elle divinise l'univers, les créatures
raisonnables surtout : les hommes. Et cette Lumière,
elle nous fait passer d'un état naturel à un état
au-delà de la nature. Mais elle agit toujours, mais
toujours par l'intermédiaire d'agents naturels.
Depuis que le Christ s'est incarné, toute l'action de
Dieu passe par la chair, passe par la matière.
S'imaginer que Dieu pourrait agir sur nous directement ?
Oui, c'est possible en soi, mais ce n'est pas le plan de
Dieu. Dieu ne veut pas agir comme ça, il veut toujours
agir à travers un instrument matériel.
Et l'idéal, l'idéal, c'est de pouvoir être entièrement
souple sous l'action de ces outils divins, n'importe
lesquels ! Car le contemplatif verra cette lumière de
Dieu dans tout ce qui l'entoure, dans tout ce qui le
touche. Il verra ces agents à l'action à l'intérieur de
lui à l'extérieur de lui, à tout moment. Il doit donc
s'efforcer d'être de plus en plus souple, c'est à dire
qu'il n'y ait aucune interférence de son proprium
entre la Lumière de Dieu qui agit et sa personne à lui.
Et cette attitude, elle parte un nom, un nom qui est
très beau, un nom que nous retrouvons chez Saint Benoît,
et avant Saint Benoît naturellement chez tous ses
ancêtres monastiques. Et cela s'appelle la patientia,
la patience. La patience, c'est l'art de savoir pâtir,
l'art de savoir subir, l'art de se laisser faire. Ce
n'est rien d'autre que ça ! C'est l'art d'être un avec
l'action de Dieu sans qu'il y ait une intervention de
nous qui pourrait empêcher Dieu d'agir, au qui pourrait
fausser son action. C'est une espèce de passivité
intelligente, discrète et active, attentive.
L'attention est la première qualité de la patience. Ce
n'est pas une attention intellectuelle ici - on peut
être endormi - c'est un éveil spirituel qui fait que on
subit l'action de Dieu et qu'on y collabore. A ce moment
là, on reçoit tout de sa main et il n'existe plus de
contrariétés. La grippe arrive ! Eh bien, elle arrive !
C'est Dieu qui nous met dans un état de passivité,
d'impuissance, de faiblesse, afin de pouvoir être à ce
moment là tout à fait uni à une action qu'il veut
réaliser en moi. Je ne sais pas laquelle, je ne sais pas
la percevoir, puisqu'elle est au-delà de la nature,
qu'elle est surnaturelle. Tout collabore, tout coopère
au bien de ceux qui savent aimer Dieu, disait déjà
l'Apôtre Paul.
C'est donc fini de grogner, d'être énervé parce qu'an
est grippé ! Et soit dit entre parenthèses, c'est le
meilleur remède contre la grippe : s'abandonner à ce que
Dieu demande à ce moment là.
Voilà mes frères ce petit mot de circonstance. Pour
aujourd'hui, je vais en rester là car nous sommes
affaiblis, nous sommes vidés. Nous avons encore beaucoup
de travail aussi, pour les rescapés du moins ! Et alors
je vais terminer sur cette petite devise qui est un peu
comme la contre partie, la glose de ce que nous dit
Saint Paul : c’est que tout est possible à celui qui est
patient. Tout est possible à celui qui croit, disait
Saint Paul. Mais je me demande si la première qualité du
croyant n'est pas d'être patient ?
Chapitre :La grippe. 14.04.80
2. Définition et description.
Mes frères,
Nous avons tous noué connaissance à des degrés divers
avec ce fléau redoutable qu'est la grippe. Le mot grippe
dérive d'une racine verbale triconsonantique qu'on
découvre dans les langues Indo-Européennes et dans les
langues Sémitiques. C'est un geste qui reproduit une
scène. Ce geste a été miniaturisé de l'ensemble du corps
sur les muscles laryngo-bucaux, pour émettre un son qui
va se prononcer différemment suivant les langues, mais
que nous allons tout de même retrouver.
Nous avons trais consonnes mères, G ou gué, R et F. Le
P de grippe est un durcissement du F primitif. Cela va
donc donner quelque chose ainsi : graf. Il faut voir une
projection cinématographique et laisser rejouer dans sa
musculature ce qu'on voit.
Dans nos langues Indo-Européennes, la racine s'est
conservée le mieux dans le mot Allemand : greiffen, qui
signifie se jeter dessus, saisir et emporter. Il faut
voir le grand carnassier qui se laisse tomber d'un bon
sur sa proie, qui fait entrer ses griffes dans les
chairs de sa victime, et qui la serre, et qui la
déchiquette au moment même. Et on ne peut plus la lui
arracher. Vous voyez déjà que le mot griffe est
exactement le même mat que le mot grippe. Grippe est une
forme dérivée de griffe.
Dans les langages Sémitiques, il y aura une petite
nuance. Ici, nous aurons le verbe garaph, graph, qui va
plutôt, lui, nous projeter un assaillant. Ce ne sera pas
ici un animal, ce sera plutôt un homme. Voyez les
géants, au moment où les fils d'Israël sont entrés dans
la terre promise pour l'explorer, à partir du désert.
Lorsqu'ils sont revenus, ils ont dit aux fils d'Israël :
Nous avons vu des fils d'Anaq, des géants. A côté d'eux
nous paraissions comme des sauterelles.
Vous avez, ici, donc un géant qui assaille une victime
qui cette fois-ci sera le plus souvent un homme, ce peut
être un animal aussi. Les bas-reliefs nous représentent
des géants qui étouffent des lions dans leurs bras, donc
de ces géants primitifs. Mais enfin, ils assaillent, et
puis la nuance, ils assomment. Au lieu de faire pénétrer
des griffes à l'intérieur du corps de la victime, ici on
l'assomme d'un coup de poing irrésistible, d'un coup de
poing dont on ne se relève pas. Et alors la victime est
réduite à rien.
Vous avez donc, ici, dans notre fameuse grippe, la
combinaison de deux expériences : celle de la griffe et
celle du coup de poing.
Voyons maintenant comment la grippe se présente dans la
pratique. D'abord la griffe : elle laboure de ses
griffes le nez, la gorge et la poitrine du malade. Je
pense que ça, nous l'avons tous expérimentés. Même ceux
qui ont échappé, ils ont tout de même senti ces griffes
qui labouraient leur gorge et leur poitrine. Et ces
griffes arrachent des morceaux, des morceaux qui sont
expectorés. On doit tousser et on doit rendre des
débris.
Mais ça n'en reste pas là ! La grippe réduit sa victime
à l'impuissance. Voici le coup d'assommoir, le coup de
massue qui anéantit l'homme. Il est anéanti et à ce
moment là, la grippe le dépouille. Elle le dépouille de
sa vigueur, elle le dépouille de sa prestance, elle le
dépouille de ses activités, elle le dépouille de tout ce
qu'il est. Il est réduit à rien, il ne sait plus rien
faire.
Et alors, que ce soient les griffes qui enserrent la
poitrine, au que ce soit le coup de poing qui jette
quelqu'un à terre et le réduit à rien, la grippe ne
desserre son étreinte que peu à peu ; e11e ne relâche sa
victime que lorsque elle lui a enlevé tout ce dont elle
voulait la dépouiller.
Maintenant revenons un peu à des images Bibliques. Vous
savez que dans la Bible on ne parle pas de la grippe. On
parle de la peste et de toutes sortes de choses. Nous ne
savons pas trop bien ce qu'an entendait par la peste
biblique. Il est possible que ce soit tout simplement la
grippe, mais une grippe du genre de celle que nous
connaissons maintenant.
Vous avez donc l'image du lion qui est tapi dans son
fourré et qui d'un saut se laisse tomber sur sa proie,
la prend dans ses griffes, la déchire et l'emporte.
C'est une image biblique fréquente : Judas est un lion
qui bondit de son fourré sur sa proie et qui ne la lâche
plus.
Il y a l'autre image alors, c'est celle du brigand qui
est caché au détour de la route, qui voit arriver le
voyageur, et qui au moment voulu se jette sur lui et
l'assomme d'un coup. Pensez à la Parabole du bon
Samaritain, ou du voyageur tombé entre les mains des
brigands : ils le laissent à demi mort après l'avoir
dépouillé.
Eh bien mes frères, voilà l'état de ceux qui ont connu
la grippe à son degré le plus aigu. Il y a peut-être une
ou l'autre de ces victimes, ici, pour comprendre ; les
autres sont encore dans cet état d'impuissance relative,
et nous aurons pitié de ces victimes. Pensons au lion,
pensons aux brigands, pensons que ces hommes ont été
dépouillés de tout ce qui leur donnait leur allure dans
la communauté. C'est une profonde leçon d'humilité !
Mais nous allons en rester là pour aujourd'hui. Demain,
si nous n'avons pas été assaillis nousmêmes, nous allons
un peu voir d'un peu plus près un certain type de grippe
vraiment monastique.
Chapitre : La grippe. 15.04.80
3. La grippe monastique.
Mes frères,
Il existe des types de grippe qui s'en prennent à notre
être spirituel. Il est intéressant d'y réfléchir, de s'y
arrêter. C'est très éclairant, vous allez le voir.
D'abord le terrain ! Le terrain sur lequel va pouvoir
germer, fermenter ce type de grippe, ce terrain, c'est
notre appétit, l'appétit concupiscible, l'appétit
irascible comme on dit. Donc, il y a en nous une force
d'appétence, de convoitise, de désir. Une seconde force,
l'irascible comme on dit, va nous donner l'énergie
nécessaire pour conquérir l'objet de notre désir. Ce
sont des forces sans lesquelles un homme serait
absolument apathique. Ce sont donc des trésors, des
dynamismes qui sont en nous.
Malheureusement, ils sont déséquilibrés par le fait du
péché. Et alors sur cet appétit grandissent ce qu'on
appelle les huit passions ou les huit vices capitaux,
qui ne sont que des malformations, il faut bien le
savoir. Les premiers moines, Evagre surtout le tout
premier, Cassien, leurs successeurs, ont analysé avec
une pénétration extraordinaire ces huit vices. Le frère
Luc nous en a donné un exemple : l'acédie, qui est le
plus lourd de tous. Voilà donc le terrain.
Sur ce terrain sont semés des germes. Ces germes sont
projetés en nous, de l'extérieur, par les démons ; ou
bien c'est nous qui les captons. Nous les captons par
les ouvertures qui sont en nous, les fenêtres c'est à
dire nos yeux et nos oreilles. Nous voyons certaines
choses, nous en entendons, nous recueillons des
impressions. Ces impressions tombent sur ce terrain
déséquilibré de notre appétit.
Il peut très bien ne rien se passer, mais la grippe
peut soudainement se déclencher. Comment ? Eh bien,
d'abord par une poussée de fièvre. Nous sommes donc
maintenant dans la pathologie de la grippe spirituelle.
Soudainement nos passions s'enflamment ! Notez que dans
la grippe, il y a toujours ce trait caractéristique de
l'imprévu et de la soudaineté. C'est le lion qui est
caché et puis qui bondit. Ou c'est le brigand qui est
dissimulé et puis qui assomme d'un coup de poing. On ne
s'y attend pas !
Et voici que les passions s'enflamment ! Les passions ?
Ecoutez, on devrait les passer toutes en revue : la
sensualité, la gourmandise, la luxure, mais surtout plus
souvent la colère, ou bien, dans la vie monastique ce
n'est pas rare : la tristesse. La tristesse parce que ce
que j'ai vu, ce que j'ai entendu, ce qui est descendu en
moi, ce qui a fermenté, eh bien c'est hors de ma portée.
Je ne saurais pas le prendre et alors je suis triste !
Mais ça s'enflamme d'un coup, et on se demande : Mais
comment est-ce arrivé ? Mais ça est là ! Vous voyez, de
la fièvre, une fièvre spirituelle.
Mais alors, tout notre organisme psycho pneumatique
je veux dire ce substrat physique, psychologique,
physiologique même, grâce auquel nous avons conscience
de vivre spirituellement, tout cela est pris dans des
griffes, il est impossible de s'en dégager - est
plongé dans l'obscurité. Mais une obscurité peuplée
alors d'images, de phantasmes, de fantômes, de
cauchemars et il est impossible de les écarter !
Une grippe disons physique, corporelle, elle nous
couche sur notre lit et nous ne savons plus rien faire.
Ici, au contraire, la grippe spirituelle nous excite
charnellement, physiquement. Elle nous donne des jambes,
elle nous donne une langue, elle nous donne une
imagination, elle nous donne des réflexes violents. Il y
a cette fièvre.
Mais une fièvre qui excite notre nature pécheresse, qui
plonge notre organisme spirituel proprement dit dans la
plus totale obscurité. On ne sait plus ce qu'on fait, on
perd la tête. L'être spirituel est comme anéanti, réduit
à rien. Pour ce qui regarde les choses de Dieu, pour ce
qui regarde les rapports d'amour et de charité, de
bienveillance vis à vis des frères, tout ça c'est fini.
Il n'y a plus de sentiment, il n'y a plus de goût pour
tout cela. Il n'y a même plus d'intellection, il n'y a
même plus de volonté.
Si on va un peu plus loin dans la maladie, il n'y a
plus de foi, il n'y a plus d'espérance, il n'y a plus de
charité, il n'y a plus d'idéal, il n'y a plus rien du
tout. Tout le substrat, je reprends ce mot, physique et
physiologique, il est soustrait, il est retiré au
spirituel parce qu'il est utilisé à d'autres fins, à
d'autres buts. C'est la passion qui est enflammée. La
passion s'empare de l'homme, de tout l'homme, et elle
utilise l'homme pour ses fins à elle. Le spirituel ? On
lui a enlevé ses instruments, il ne sait plus rien
faire. C'est ça que j'appellerai la grippe spirituelle.
Voyez un petit peu, si vous êtes sincères, ce qui se
passe en vous parfois ! Et vous verrez que le plus
souvent ça se déroule ainsi, à moins que vous ne soyez
des êtres d'exception ? Moi, je me base sur le pauvre
malheureux que je suis, mais je suis peut-être unique en
mon genre, attention ! Mais enfin, ça m'étonnerait quand
même.
Que faire alors lorsqu'on a une telle grippe ? Il n'y a
pas 36 remèdes. Le premier est de recourir au médecin
parce que chaque grippe est spécifique. Il y a un
antibiotique qui est adapté au type de grippe. Il faut
recourir, comme dit Saint Benoît, à un sapiens
medicus, 27,2 & 28,2, à un médecin sage qui
connaît son métier. Il connaît la théorie, il connaît
aussi la pratique. Un bon médecin doit avoir expérimenté
la grippe pour comprendre son patient, entrer dans sa
psychologie et lui appliquer le remède.
Saint Benoît dira la même chose : il faut que ce sage
médecin soit capable de guérir ses propres maladies, sa
propre grippe et puis alors pouvoir soigner celle des
autres dans la discrétion, sans aller raconter partout :
Vous savez, attention, ne pas s'approcher d'un tel
aujourd'hui parce qu'il est de mauvais poil, il a la
grippe spirituelle. Non, il ne dit rien.
Et le premier remède qu'il va conseiller, comme dans
tous les cas …… vous savez, le médecin pour la grippe
corporelle va vous dire : très bien, au lit. Gardez le
lit pendant deux ou trois jours et puis nous verrons
après. Le médecin spirituel va dire la même chose. Il va
dire gardez le lit, mais un lit spirituel. Et ce lit
spirituel, je l'appellerai la patience, se coucher dans
la patience, s'installer dans la patience !
Vous voyez, nous revenons à ce que j'avais déjà dit
dimanche. Mais je pense que nous pourrions maintenant
nous attarder un peu sur l'étude de cette patience. Je
vous le dis: en cas de crise grippale spirituelle, c'est
la toute première chose à faire, la toute première chose
à conseiller, c'est de prendre patience, une patience
avec soi, une patience avec les autres, une patience
avec Dieu. Laisser tomber la fièvre, et puis petit à
petit reprendre des forces.
Mais attention ! Cette grippe spirituelle, elle
n'arrive pas une fois, ou peut-être deux fois par an,
comme la grippe que nous connaissons maintenant. Elle
peut arriver souvent, toutes les semaines ? je n'oserais
pas dire tous les jours, ce serait tout de même un peu
beaucoup. Mais elle a tout de même un petit trait commun
aussi avec notre autre grippe : c'est qu'elle est
épidémique. Il y a en nous un sixième sens qui fait
percevoir chez l'autre un accès de fièvre grippale.
Mais tout cela, si vous le voulez bien, nous y
réfléchirons les jours à venir. Je pense que ce sera
intéressant parce que je vous le dit : à mon avis
personne n'en est indemne. En tout cas, moi je ne le
suis pas !
Chapitre :La grippe. 16.04.80
4. Prendre patience.
Mes frères,
Nous avons compris que l'épidémie de grippe que nous
avons connue et qui nous tient encore pour l'instant,
elle nous lance un message, elle est une voix
prophétique qui vient d'ailleurs et qui nous délivre un
enseignement auquel nous devons être suprêmement
attentif. Car il y a des occasions providentielles qui
ne se reproduisent plus.
L'art du moine doit être l'écoute. Saint
Benoît nous dit que nous devons toujours incliner
l'oreille de notre coeur. Cette oreille doit être propre
! Il ne faut pas qu'il y ait des bouchons qui nous
empêchent d'entendre. Et pour qu'elle soit propre, notre
coeur doit être pur dans toute la mesure du possible.
Nous devons sans cesse le nettoyer. Nous devons le
baigner, comme le disaient les Anciens, avec les larmes
de la componction. C'est à dire toujours sentir en nous
le regret de ne pas être meilleur, le regret d'être trop
lâche, d'être trop facilement découragé, le regret de ne
pas en faire assez pour celui qui a tout donné, jusqu'à
sa vie, pour nous.
Donc, notre oreille étant propre, nous devons encore faire
attention : incliner l'oreille de notre coeur. Nous
ne devons pas être distrait !
Voilà donc une voix qui nous clame quelque chose à
travers cette grippe. Hier, j'ai essayé de dégager une
phrase du discours que nous adresse Dieu à travers cette
épidémie. Il nous dit qu'il existe une grippe autrement
dangereuse que le virus que nous connaissons maintenant
: ce sont ces grippes spirituelles qui provoquent des
inflammations subites des passions, d'une passion ou de
plusieurs en même temps.
Cette fièvre qui s'empare de nous, nous porte à des
actions, actions extérieures c'est à dire démarches, ou
bien des actions intérieures dans le domaine des
pensées, des mouvements du coeur et qui nous sont
hautement préjudiciables. Car, lorsque ces passions sont
enflammées, notre être spirituel, lui, est plongé dans
l'obscurité, dans l'impuissance. Il est comme réduit à
rien. Il est, comme disaient les Anciens : impeditus
ou compeditus, c'est à dire qu'il a des entraves
au pied.
Et à ce moment-là, il ne sait plus avancer ; il est
immobilisé. De même que le grippé fiévreux est alité,
impuissant, le grippé fiévreux spirituel lui aussi est
impuissant même si physiquement il a l'impression
d'avoir une personnalité plus forte à ce moment là parce
que les passions le travaillent. En réalité, sur la
route qui conduit à Dieu, il est par terre ; il ne sait
plus bouger ou bien il avance péniblement.
Or, Saint Benoît nous demande de courir vers Dieu.
Saint Benoît est un homme qui dit que la vie est courte.
Il nous le dit : la vie est très courte, ne vous faites
pas d'illusions, on est vite au bout ! Il paraît, on
pourrait demander l'avis des Anciens, que plus on avance
en âge et que plus le temps passe vite. Et les Anciens
ont l'impression d'être venus au monde hier ; leur vie,
c'est un éclair ! Et je vois le frère Jules qui
m'approuve !
Or, Saint Benoît qui est un bon psychologue et en même
temps un grand Spirituel, nous dit : Faites attention !
Ne perdez pas votre temps Vous serez arrivés au bout
sans le savoir, donc courez ! Et le mot qui indique la
hâte chez Saint Benoît : courir, course, festinare,
se dépêcher, se hâter, ne pas perdre de temps, ça
revient peut-être bien une dizaine de fois.
Recto cursu , 73,4, dit-il qu'il faut aller à
Dieu. Il ne faut pas lambiner, il ne faut pas traîner en
route, il ne faut pas flâner ! Or la fièvre spirituelle,
non seulement nous empêche de courir, mais elle nous
empêche même de marcher convenablement.
Donc voyez mes frères, il y a là tout un domaine que
nous devons connaître pour rester leste, jeune, léger et
voler. Le moine, c'est un homme qui doit aller vers Dieu
avec des ailes ! Pour bien faire, il devrait avoir des
jambes comme les oiseaux pour de temps en temps se
reposer, regarder où il en est, mais il devrait voler.
Or celui qui a la fièvre, non seulement il ne sait pas
voler, mais il ne sait même pas marcher. Il est réduit à
rien. Et attention ! ça, c'est le fruit de l'ébullition
des passions en nous.
Maintenant nous avons compris aussi que lorsque cette
maladie subite, soudaine tombe sur nous, il ne faut pas
traîner avant d'aller consulter le médecin qui est le
Père Spirituel, le Senior Spirituel qui a de
l'expérience, qui, lui, est tombé souvent aussi dans
cette maladie. Il en connaît les symptômes, il en
connaît les degrés et l'évolution, et l'issue, mais il
en connaît aussi les remèdes.
Car il a pris la situation en main ; il l'a affronté ;
il ne s'est pas laissé abattre ; il a luimême consulté
des spécialistes ; et maintenant qu'il a suivi les cours
théoriques de l'école qu'est le monastère, il sait bien
ce qu' il doit faire. On va donc le trouver. Il prescrit
un remède qui calme la fièvre.
Or le premier remède qu'il va conseiller ce sera, nous
l'avons vu hier, la patience. Je pense que
maintenant nous devrions essayer de tenter une excursion
sémantique dans les différents milieux culturels latins,
grecs et sémitiques, pour bien comprendre ce qu'est la
patience ; dresser une carte du pays que nous
appellerons patience ; poser des jalons, placer des
repaires qui nous permettrons alors d'avancer dans ce
pays, dans cette région qui malgré tout est toujours
neuve pour nous. Nous devons savoir comment nous
conduire ; c'est ça que je veux dire : comment nous
conduire !
La patience, c'est toute une branche de l'art
spirituel. Nous ne devons pas nous imaginer que ce que
les Anciens nous proposent comme idéal à atteindre pour
réussir notre vie, c'est quelque chose qui ne serait
plus de notre temps. C'était bon dans le temps passé où
les hommes n'étaient pas sollicités comme ils le sont
aujourd'hui. Ils étaient plus simples ; ils avaient une
foi plus robuste, plus naïve ; enfin ils vivaient à
d'autres temps et ce qui était possible à leur époque,
mais ce ne l'est plus aujourd'hui !
Mes frères, si nous en arrivons à penser ainsi, que
faisons-nous de Dieu ? Que faisonsnous de l'Esprit de
Dieu ? Donc, le Dieu qui était tel à une époque
déterminée, il n'est plus capable, aujourd'hui, de
conduire des hommes à la sainteté ? Il n'est plus
capable de purifier des coeurs aujourd'hui ? Il ne
serait plus capable d'ouvrir des yeux qui pourraient le
voir ? Des yeux qui pourraient boire cette Lumière ? Des
yeux qui pourraient dès cette vie, dans une chair
d'homme, voire la personne du Christ Jésus dans sa
gloire de ressuscité ? Cela se faisait dans le temps, et
il paraît que cela ne se fait plus aujourd'hui !
Eh bien, prenons garde à cela ! Ne nous laissons pas
envahir par les pensées de ce genre, qui sont des
pensées hérétiques. Hérétiques, pourquoi ? Parce
qu'elles englobent à elles seules toutes, l'ensemble de
toutes les hérésies, car elles s'en prennent à la
puissance et à la nature même de Dieu, à son amour ; et
surtout à cette Incarnation, à cette Passion du Fils de
Dieu qui a voulu devenir l'un de nous, un homme, pour
que nous autres nous puissions devenir lui, c'est à dire
participer à sa vie, devenir des fils de Dieu, et dès
cette vie encore le savoir et nous comporter comme tels.
Voilà mes frères, nous allons donc dans les jours qui
viennent essayer d'explorer cette patience qui est, dans
une vie monastique, une attitude de base. Vous
comprendrez mieux lorsque nous aurons un peu réfléchi.
Et alors je pense, nous pourrons travailler avec un peu
plus de doigté à l'oeuvre que Dieu veut réaliser avec
nous et qui est notre propre sainteté. C'est à dire
l'apparition de sa gloire à lui, de son être, à travers
notre petite personne, notre humble personne. Mais une
personne sublime, car nous sommes déjà par le baptême
des fils de Dieu. Et Dieu n'attend que de faire rayonner
sa Lumière à travers nous.
Chapitre : L’homme d’en haut. Jn 3, 22-36. 20.04.80
Mes frères,
Le Père Abbé d'Achel m'a demandé, vous le savez, de
dégager la sève spirituelle qui se trouve dans la Carte
de Visite. Cette tache, je la poursuivrai lorsque nous
serons un peu libéré de cette grippe qui ne finit pas
d'accabler encore une dizaine d'homme aujourd'hui. Je
m'en vais, si vous le voulez bien, vous exposer un petit
fruit de la Lectio que j'ai cueilli avant hier
soir après le souper.
Je parcourais ce petit épisode de la rencontre de
quelques disciples de Jean et d'un Juif. Et ils
discutaient au sujet de la purification. Ils ne sont pas
d'accord et ils vont porter le différent devant
l'arbitre, qui est Jean. Et Jean donne raison à ce seul
Juif contre ses disciples.
Mais qui est Jean ? Jean, c'est le prophète dont le nom
signifie la mission, plus que la mission même, son être.
Il est son nom. Et ça veut dire que par ses paroles, par
sa vie, par toute sa façon d'être dans le monde, il
exprime un message ; et un message capital, un message
que tous les hommes doivent pouvoir déchiffrer, lire,
comprendre.
Et Jean signifie : le Seigneur fait grâce, le Seigneur
est bon, le Seigneur rend gracieux. Il lave, il nettoie,
il décrasse, et il rend beau. Voilà ce que signifie le
nom de Jean. Et vous comprenez alors pourquoi Jean doit
baptiser. Il plonge les hommes dans de l'eau. Et les
hommes en ressortent non pas encore devenu beaux, mais
dans l'espoir de le devenir. Il va se passer quelque
chose qui va être la réalité du signe prophétique qu'est
la personne et l'action de Jean.
En face des disciples de Jean qui sont enthousiastes
pour leur maître, il y a un Juif, un seul, qui lui est
disciple du Christ, comme le laisse entendre la suite du
récit. Or, le Christ un peu plus loin baptise aussi.
Mais qui est ce Juif ? Le mot juif signifie : celui qui
est consacré à la louange de Dieu, celui dont la vie est
d'être eucharistique, c'est à dire de rendre grâce, de
remercier, de louer. Pourquoi ?
Parce que l'homme a reçu ce que Dieu lui avait promis.
L'homme est devenu ce que signifiait le nom de Jean. Il
est devenu gracieux, il est devenu propre, pur, beau. Il
est devenu image parfaite, reflet parfait de ce qu'est
Dieu lui-même. Alors, voilà cet homme seul devant les
disciples de Jean !
Et les disciples de Jean ne voient pas encore dans cet
homme que la mission de leur maître a été réalisée grâce
à un autre baptême. Car ce Juif a été plongé dans un
autre baptême que celui de Jean. Il a été plongé dans le
baptême de Jésus qui est une immersion dans l'eau et le
souffle, c'est à dire dans l'Esprit.
Voilà donc cet homme qui est totalement changé 1 Et
l'Evangéliste y va alors d'un petit commentaire de son
cru. Il dit ceci : Celui qui vient d'en haut, il est
au dessus de tout. Par contre, celui qui est de la
terre, il n'est que de la terre, et il ne sait parler
que des choses de la terre. Et il précise :
Celui qui vient du ciel, il est au dessus de tout, et
il rend témoignage de ce qu'il a vu, et de ce qu'il a
entendu...mais personne ne l'écoute ! Quel est
donc celui-là qui vient d'en haut ? Et quel est celui-là
qui est de la terre ?
Mais le premier qui vient d'en haut, nous le savons,
c'est le Christ Jésus. Il l'a dit combien de fois !
Je suis venu du ciel, dit-il, je suis envoyé
d'auprès du Père, et je retourne d'où je suis venu.
Vous, dit-il à ses adversaires, vous êtes de la
terre. Moi, dit-il, je suis du ciel.
Comment voulez-vous que nous nous comprenions ? Nous ne
parlons pas le même langage. Pour me comprendre vous
devez, vous aussi, être d'en haut.
Celui qui est d'en haut, il est au dessus de tout. Cela
veut dire qu'il est inaccessible. Il domine
tout, il voit tout, il entend tout et il juge tout,
alors que lui-même n'est jugé par personne. C'est Saint
Paul qui a dit cela. Et Saint Paul savait très bien ce
qu'il disait, car lui avait fait la double expérience :
de la terre et du ciel. Mais le Christ a été le premier
à être d'en haut. Il nous dit, il l'a dit quelques jours
ou quelques semaines auparavant, il l'a dit à cet homme
sage et prudent qu'était Nicodème. Il était venu lui
poser une question aussi : Voilà, tu as quelque chose à
dire à Israël, eh bien je suis là pour t'écouter, dit-le
!
Et Jésus lui dit : Si tu ne renais pas d'en haut,
tu ne verras jamais le Royaume de Dieu. Pour
entrer dans ce Royaume, tu dois venir, tu dois être d'en
haut. Nicodème est étonné ! Et le Christ précise :
Ecoute, dit-il, si tu ne nais pas à nouveau...
Etre d'en haut, c'est donc naître à nouveau ! Et
Nicodème se demande : Mais comment est-ce possible
lorsqu'on est déjà âgé ? Eh bien c'est possible,
lui dit Jésus, tu dois naître, non plus de la chair
comme tu es né la première fois, mais tu dois naître
maintenant de l'eau et du souffle.
Voyez maintenant les toutes premières pages de la
Genèse : à l'origine du monde, il n'existe qu'un océan,
un chaos, un chaos humide, de l'eau ! Et au dessus de
cette eau plane l'Esprit, le Souffle. Et des deux alors,
grâce à une Parole de Dieu, voici qu'une naissance se
produit : c'est le monde qui vient à l'existence.
Il faut donc que se produise pour toi, Nicodème,
quelque chose de semblable...que d'une eau mystérieuse,
spirituelle couvée par l'Esprit, par un souffle
spirituel qui est l'être de Dieu, il faut que naisse un
homme nouveau, un homme qui n'est plus de la terre cette
fois-ci, mais qui est d'en haut, qui est du ciel. Voilà
quelle est ta vocation ! Et voilà ce eue nous rappelle
ici l'Evangéliste.
Et là, mes frères, j'y vois mais exactement la
description de notre vie chrétienne. Mais prenons
maintenant la vie chrétienne vécue dans je dirais ses
ultimes conséquences. Prenons la vie monastique puisque
nous sommes ici dans un monastère. Nous avons ici la
définition une des plus belle - de ce qu'est l'humilité.
L'humilité, qui est un passage d'un état terrestre à un
état d'en haut. Ce n'est pas une ascension de la terre
vers le ciel, même si Saint Benoît présente l'humilité
sous l'image d'une échelle. Mais n'oublions pas que
cette échelle, on la gravit en descendant. Voyez, nous
sommes en plein paradoxe toujours !
Il faut exprimer des vérités, des réalités qui sont
ambivalentes. C'est à dire que ce sont des êtres de
chair qui doivent vivre une expérience spirituelle
céleste. Allez trouver un peu le vocabulaire précis !
Non, une image poétique nous montre que l'humilité est
un passage d'un état purement terrestre à un état divin,
céleste.
Et cette humilité, ce passage sera assimilé à une
naissance, une naissance qui est toujours pénible. Tous
les psychologues, les psychanalystes surtout vous diront
que le plus terrible traumatisme que l'homme ressente,
c'est l'instant de sa naissance où il passe d'une vie
bien calfeutrée sans aucun problèmes à un univers
nouveau où il est là ; il ne sait pas ce qui lui est
arrivé ! C'est pour lui l'équivalent d'une mort ! Il y
en a qui ne parvienne jamais à assimiler cette
naissance. Jusqu'à la fin de leurs jours, ils souffrent
de ce traumatisme.
Mes frères, voilà ce qu'est l'humilité ! C'est cette
naissance qui est longue, qui est pénible, qui nous fait
devenir ce que nous devons être. Elle est le
franchissement d'un tunnel qui nous fait déboucher sur
un univers nouveau. Mais alors, que se passe-t-il ? Il
se passe que nous sommes dans une situation très
inconfortable car nous participons à la fois à deux
éléments. Nous sommes, comme le dit l'Evangéliste,
toujours de la terre car cette naissance n'est pas
instantanée. La naissance d'un homme, elle s'opère au
cours de longs mois. Au moment où il apparaît au jour,
on dit qu'il voit le jour ; mais c'est l'instant ultime,
il s'est passé des mois avant ! Pour naître à l'univers
de Dieu, il ne se passe pas des mois, il se passe des
années. Et alors on est entre les deux, on participe aux
deux. On est toujours un homme terrestre et en est rivé
au sol.
Vous savez, on est de la terre, c'est à dire sans
horizon ; on est des ombres. Une ombre n'a pas de
hauteur, elle n'a pas d'épaisseur, elle n’est que
surface. Voilà l'homme né de la terre ! Il ne voit pas
loin. Il ne voit même pas plus loin que le bout de son
nez : il est au ras du sol. Et alors, cet homme doit
petit à petit s'élever. Il doit grandir, il doit surgir,
il doit commencer à voir, à observer mais aussi avec
d'autres yeux, avec des yeux de Dieu, avec des yeux d'en
haut.
Auparavant il parlait uniquement des choses de la terre
car il ne voyait que le ras de terre. Il n'imaginait pas
qu'il y ait autre chose au-delà, au dessus de la terre.
Il ne voyait pas, il ne pensait pas qu'il existait un
autre monde. Maintenant il y accède et il commence
à parler autrement. Il commence de rendre témoignage de
ce qu'il voit et de ce qu'il entend ; et jusqu'au moment
où il franchit un certain seuil, où il est comme
décroché de la terre tout en étant toujours de la terre.
Il est devenu un fils du Royaume, un fils de Dieu bien
conscient.
Et alors il parle toujours maintenant de ce qu'il voit
et de ce qu'il entend. Mais on ne l'écoute pas, sauf
ceux qui sont, comme lui, arrivés à un moment où le
panorama se dégage devant eux. Lorsqu'on est là, Saint
Benoît ne trouve plus rien à dire. Il achève en disant :
Mais voilà, on verra bien ce que l'Esprit de Dieu va
réaliser dans cet homme qui est enfin dégagé du poids
de la terre, c'est à dire des vices et des péchés. 7,
186.
Voilà,mes frères, un petit partage pour ce matin, en
attendant le retour du soleil et du beau temps. Mais
nous avons un regard qui nous permet de voir au delà, au
delà de cette giboulée de neige qui s'est abattue sur
nous ce matin et dont les traces sont encore visibles
làbas sur la terre. Nous savons que derrière ce pénible
de notre vie d'aujourd'hui, de ces retours de flamme du
vieil homme qui parfois nous emporte là où nous ne
voudrions jamais aller quand nous sommes de sang froid,
nous savons qu'il y a quelqu'un qui grandit : l'homme
d'en haut, qui un jour sera tout à fait gracieux, tout à
fait beau, qui sera l'image parfaite de ce que Dieu est.
Voilà, mes frères, essayons de vivre cette journée, le
jour du Seigneur, avec au coeur cette espérance. Et
rappelons-nous bien que le chrétien, le moine surtout,
est un être Pascal. C'est à dire un être de passage, un
être en voie de résurrection, en voie de devenir un
homme eucharistique dont la vie n'est plus que chant de
reconnaissance pour ce Dieu qui le fait participer à sa
vie.
Chapitre : La patience. 23.04.80
Ce pays qui est le nôtre !
Nous allons entreprendre un voyage, un voyage dans un
pays qui est le nôtre, mais que nous connaissons mal. Ce
pays est le nôtre parce que nous sommes des moines qui
avons confié notre vie à Saint Benoît. Regula
Magister, dit le législateur, la Règle qui est
notre maîtresse de vie ; celle qui nous met au monde, au
monde de Dieu ; celle qui nous éduque, qui nous façonne,
qui nous forme ; qui nous fait sortir de notre
étroitesse, de notre petitesse, de notre infantilisme,
de nos idées bornées, de nos petites susceptibilités, de
tout ce qui est bassement humain.
Elle nous fait grandir, elle nous fait devenir des
hommes, des adultes en Christ, des hommes spirituels,
des fils de Dieu qui peuvent dire à Dieu : Père ;
et qui, aux autres hommes quels qu'ils soient, sans
aucune exception, peuvent dire frères. Voilà,
pour cela nous sommes dans un pays qui serait le nôtre.
Mais nous le connaissons mal, ce pays. Nous le
connaissons mal parce qu'il est trop riche. Il est
tellement rempli de richesses que nous ne les voyons
plus.
Nous sommes devenus comme ces touristes. Lorsque la
période de vacances est là, il leur pousse des ailes et
ils doivent partir par millions. Ils encombrent les
routes, ils doivent voir d'autres choses. Ils courent au
loin et ne voient plus le pays dans lequel ils passent
disons la plus grande partie de leur existence. Ils
confondent exotisme, et enrichissement, et
culture...quand les richesses sont là devant eux.
Mes frères, ce pays qui est le nôtre, il vient de se
rappeler à notre attention avec une vigueur à laquelle
nous ne pouvons pas résister. Il s'impose de nouveau à
nous. Et vous vous en doutez sans doute, ce pays dans
lequel le moine doit vivre, dans lequel il doit
s'épanouir, il porte le beau nom de : patience.
Cet univers qui est le nôtre, nous allons essayer de
l'explorer dans les jours qui vont venir. L'explorer
pour mieux le connaître, pour l'aimer, de façon à vivre
mieux. Nous allons le prospecter lentement à notre aise,
sans traîner pourtant, et ayant ouverts, grands ouverts
les yeux de notre intellect et aussi l'oreille de notre
coeur. Aimer, c'est une affaire de coeur.
Pour aimer, il faut avoir un coeur. Celui qui n'aime
pas, celui-là, ce n'est pas un homme parce qu'il a un
coeur d'animal, il n'a pas un coeur humain. Saint Paul
dira : C'est l'être psychique, l'être charnel, l'être
animal. Il emploie aussi le mot animal ! Un homme
qui aime, c'est un homme qui a un coeur ouvert à tous.
Et nous allons l'ouvrir, nous, à ce pays qui est le
nôtre, et dans lequel nous allons avancer.
Et pour le découvrir, nous allons voir ce qui se passe
un peu partout dans le monde des hommes. Nous vivons
aujourd'hui à l'heure du régionalisme. Ce n'est pas
seulement un fait Belge, le régionalisme. On le trouve
ailleurs.
Par exemple en Espagne: vous avez les Basques; vous
avez les Catalans ; vous avez les Andalous qui se
remuent. Ou bien en France : vous avez le réveil Breton
; vous avez les frissons qui traversent les régions
d'Occitan comme on dit maintenant, les pays de Languedoc
dans le sud. En Angleterre: vous avez les Ecossais, les
Gallois, les Anglais qui se découvrent cousin, mais
malgré tout avec leur physionomie personnelle. Et dans
le lointain Iran de l'Ayatollah Khomeiny, vous avez même
le réveil des ethnies et cela donne du fil à retordre au
nouveau gouvernement.
C'est là me semble-t-il un phénomène de santé ! Dans le
nivellement d!une civilisation qui est maintenant à
l'échelle planétaire, les hommes, dans un sursaut
désirent retrouver leur identité, ou la préserver en
sauvant leurs valeurs culturelles, linguistiques,
politiques particulières. Il le faut, mes frères, car
c'est un besoin. Nous devons vivre, et nous devons vivre
tel que nous sommes. Nous devons sauver notre âme ! Eh
bien, voilà où je voulais en arriver.
La patience, qui est notre pays monastique, est aussi
régionalisée. On y distingue trois grandes régions : une
région d'inspiration Latine. On l'appellera la
patientia. Il y a une seconde région
d'appartenance Grecque, l'hypomonè. Et il y a
enfin une troisième région qui n'est pas la moins
intéressante et qui est de mentalité Hébraïque, les
………….
J'ai cité les noms des différentes régions dans la
langue originale, en me référant à ce que j'ai moi-même
lu cette nuit au cours de l'Office. Vous avez ces
sauterelles qui surgissent de la poussière de la terre
et qui sont le 5° fléau envoyé sur les hommes. Et ces
sauterelles ont le pouvoir de nuire aux hommes pendant
cinq mois. Ce sont des sauterelles scorpions.
Et elles ont un roi qui les guide et qui dirige leurs
mouvements. Et ce chef, ce roi, c'est le prince de
l'abîme, et il porte trois noms. Il porte un nom
Abbadôn en Hébreux, Appolyôn en Grec, et il
porte le nom d' Exterminans en Latin. Dans le
texte que j'ai lu, on a laissé tomber le mot latin parce
que il est peut-être trop proche du Français. Mais on a
conservé les autres mots dans les textes Grec et
Hébreux.
Mais voilà! Il y a là une personnalité qui est cet
être, car c'est une personnalité bien réelle qui nuit à
l'humanité. Il est tellement complexe qu'il porte trois
noms, trois titres, et c'est un roi : le roi des
puissances maléfiques. Eh bien, notre patience, notre
pays qui est la patience, il est aussi tellement riche
qu'il est divisé en trois régions. Et ces régions
portent trois noms. Nous allons explorer chacune de ces
régions. Nous y mettrons une journée, c'est à dire une
journée...de Chapitre ! Et nous allons à notre aise
faire le tour.
Nous explorerons à pied ces régions qui ne sont pas
tellement étendues, et puis nous avons de bonnes jambes.
Nous allons les explorer. Et quand nous aurons exploré
chacune, nous prendrons un aéronef. Nous allons nous
élever et les contempler toutes les trois ensembles d'un
seul coup d'oeil. Et nous verrons qu'elles sont
sillonnées de routes et de canaux qui les relient toutes
les trois ensembles. Si bien qu'il est impossible de les
séparer. Elles forment un tout indivisible : trois
régions qui forment le pays qui est le nôtre.
Mais voilà mes frères, je vous invite à ce petit
voyage. Je pense qu'il sera intéressant. Et lorsque nous
auront terminé notre exploration et notre supervision,
nous serons heureux de savoir que la patience est le
monde dans lequel vit un moine, et que ce monde, sans
que nous le remarquions, nous fait grandir, nous fait
devenir des hommes parfaits en Dieu, encore ! Mais aussi
des hommes parfaits tout court, avec lesquels il fait
bon vivre, avec lesquels il fait bon parler, des hommes
équilibrés, des hommes heureux, des hommes qui sont bien
dans leur peau, des hommes qui rayonnent.
Voilà mes frères, tout cela si nous respirons l'air
vivifiant de ce beau pays qui est le nôtre.
Chapitre : La patience. 24.04.80
2. La patience selon les latins.
Nous avons commencé ce beau voyage à travers ce pays
qui est le nôtre et qui s'appelle la Patience. Puisque
nous avons choisi de vivre sous la Règle de Saint
Benoît, cette patience est devenue notre patrie. Nous
allons d'abord explorer la région de langue latine.
Patience est un nom qui dérive d'un verbe latin qui
n'existe qu'au passif. C'est déjà une indication. Il
signifie : subir, supporter, endurer, tolérer, souffrir
toutes sortes de contrariétés et d'avanies, de
souffrances aussi.
La patience est liée à ce qui nous est contraire, à ce
qui nous heurte, à ce qui vient se mettre en travers de
nos projets et de nos idées, de nos rêves et de nos
illusions aussi ; toutes choses contraires qui peuvent
nous venir de la part des hommes ; qui sont créées par
les situations, par les événements ; qui trouvent leur
source en nous, peut-être.
Cette patience peut se définir comme l'art de subir,
l'art de s'adapter à ce qui nous est contraire. Ce n'est
donc pas attaquer, agresser ce qui s'oppose à nous!
Notez que c'est beaucoup plus facile. Il est beaucoup
plus facile de briser un homme que de le prendre et de
le supporter, et avec la grâce de Dieu de le faire
évoluer et de le convertir.
Vous savez qu'il fut un temps, dans l'Eglise même, où
on choisissait la première des solutions. On exterminait
les hérétiques : c'était fini, il n'y avait plus
d'opposition ! Après on a compris que ce n'était pas du
tout la méthode préconisée par le Christ.
Alors, on a commencé à les accueillir, à les porter, à
être patient et à essayer de les convertir. Le grand
Apôtre de cette méthode fut Saint François de Salles,
vous savez, qui a converti combien de Calvinistes dans
le nord de la Savoie, uniquement par sa patience. Il
savait les écouter, il savait les entendre. N'oublions
pas ceci : patience est toujours liée à écoute
! Ne l'oublions pas !
La patience est donc l'art de s'adapter. On peut la
voir comme un de ces anciens grands voiliers qui étaient
imposants pour l'époque. Ils s'en allaient toujours dans
la bonne direction, même lorsque le vent était
contraire. Comment s'y prenaient-ils ? Mais par un jeu
de leurs voiles, ils prenaient ce vent contraire et ils
l'utilisaient pour avancer contre vent et marée comme on
disait. C'est cela la patience !
C'est donc s'adapter au contraire en gardant le
sourire, en gardant la confiance en sachant très bien
que pour ceux que Dieu aime, tout coopère à leur bien.
Pour ceux que Dieu aime ? Mais à conditions que ces
hommes s'abandonnent avec confiance à ce Dieu qui les
aime et qui va se servir du contraire pour les former à
son image à lui.
Voilà donc un peu ce que nous découvrons dans la partie
latine de notre patrie. La patience sera donc parente,
elle sera la fille de la vérité, c'est à dire une
lucidité qui fait voir les choses telles qu'elles sont
dans leur réalité. Non pas telles qu'on voudrait
qu'elles fussent ou qu'on s'imagine qu'elles sont. Non,
mais un regard clair, lumineux, lucide qui voit les
hommes, qui voit les choses et qui voit les situations
telles qu'elles sont dans leur réalité, sans les nier,
mais aussi sans les dramatiser ; les prendre telles
qu'elles !
Je parle ici des choses, des situations et des hommes
qui nous sont contraires. Je pense qu'il n'y a pas de
vérité dans un homme s'il ne sait pas accepter son frère
tel qu'il est, et s'il ne sait pas accepter la situation
telle qu'elle est. Cet homme, quelque part est désaxé,
il est déséquilibré. Et quand je parle d'hommes ici, ce
sont les hommes en général. Mais c'est encore bien plus
vrai lorsqu'il s’agit de moines, de moines cénobites qui
vivent les uns à côté des autres.
Un homme ainsi, il vit hors de son milieu divin, de son
milieu surnaturel, de son milieu normal. Il est à sa
façon un marginal. Mais ce n'est pas un marginal comme
an en a parlé à la Conférence Régionale ; celui-là,
c'est le marginal affiché. Non, mais ici par une partie
de son être, il n'est pas vrai parce qu'il a peur
d'entrer dans le réel, dans la vérité qui est là, qui
est devant lui et qui s'offre à lui.
Mais cette situation, ou ce frère qui nous sont
contraires, ou qui semblent l'être, et bien, c'est Dieu
qui s’offre à nous ! Il ne faut jamais l'oublier
! Lorsqu’il y a patience, il y a toujours trais éléments
: il y a moi ; il y a ce qui est devant moi ; et il y a
celui qui arrange le jeu et qui attend que j'y réponde.
Ma réponse : c'est la patience !
Si je ne vois pas le jeu, si je ferme les yeux, si je
ne veux pas le voir, même si je subis ce qui est là
devant moi et qui m'est contraire : je ne suis pas dans
la patience. Je serai dans la résignation et je
ne pratiquerai pas l'art. Non, je vais refuser. .
Je suis dans le même état que cet ouvrier ou cet employé
ou ce serviteur qui avait reçu un talent, et puis qui
l'a serré dans son mouchoir et qui est allé le cacher
dans un endroit connu de lui seul. Et puis c'était bon,
il n'y a plus pensé.
Il n'a pas osé affronter ce qui lui était contraire, ce
qui allait contre son instinct de sécurité, contre son
instinct de tranquillité. Il n'a pas osé affronter le
contraire, c'est à dire travailler pour faire rapporter
du fruit. Voyez ! Il n'est pas entré dans le jeu que lui
offrait son maître. Et alors le résultat ? Eh bien, il a
été mis à la porte hors du Royaume, hors de sa patrie.
Il était un marginal, et il l'ignorait.
Voilà mes frères, la patience est donc une vertu, donc
une force, mais une force de passivité. Une force de
passivité ? C'est un peu une antinomie, une antithèse !
Mais non, la passivité est une force. C'est la première
de toutes les forces : savoir porter. Et c'est une force
qui ne détruit pas ! Comme je le disais en commençant,
il est beaucoup plus facile de détruire.
Je pense que Don Bosco enseignait aussi à ses disciples
comment s'y prendre avec les enfants. Il ne fallait pas
commencer à les brutaliser ou à les punir ou à crier
dessus. Non, il fallait les prendre tels qu'ils étaient
et les porter, être patient avec eux, subir leurs
révoltes d'enfant pour les faire sortir d’eux-mêmes et
les faire devenir des adultes.
C'est la même chose dans un monastère. Il faut porter
les frères tels qu'ils sont et avec énormément,
infiniment de patience pour les aider à sortir de leurs
complexes et devenir de véritables enfants de Dieu.
Mes frères, cette vertu de patience, elle sait tirer
profit de tout, absolument tout, car elle sait que tout
lui est offert par un Père. Et Saint Benoît le sait.
Nous trouvons une illustration de cette approche de la
patience lorsqu'il parle du novice. Il dit : Lorsqu'on
lui a lu la Règle, on lui demande : Eh bien quoi ? Es-tu
capable de vivre de cette façon là ? Et s'il dit : Mais
oui, je pense que oui. Alors, dit-il, on le reconduit
chez les novices et on va de nouveau l'éprouver in
omni patientia, 58,11, en toute patience le mettre
à l'épreuve.
On va donc lui proposer des choses qui le contrarie, et
voir comment il va réagir, non pas pour l'épier, mais
pour l'aider à devenir un homme dans cette nouvelle
patrie, un citoyen à part entière de son nouveau pays.
En toute patience ! Patience de la part du
novice : il doit apprendre à vivre selon les
moeurs nouvelles qui devront être les siennes. Mais
aussi patience de la part de l'Abbé et de la part des
frères, qui doivent supporter les défauts de ce
nouveau citoyen qui n'est pas encore initié.
Donc, mes frères, retenons ceci de notre premier
voyage, un peu rapide peut-être mais nous ne pouvons pas
traîner, retenons ceci :
C'est que la patience est l'art de subir ce qui est
contraire parce qu'on sait que pour ceux que Dieu aime,
il n'y a rien qui soit opposé. Mais lorsqu'on
s'abandonne avec confiance à la main de Dieu qui nous
travaille, alors, tout coopère à notre bien. Cela veut
dire que ça nous fait sortir de notre carapace d'homme
naturel pour devenir un homme spirituel, un enfant de
Dieu, quelqu'un qui va pouvoir à l'image de Dieu
travailler à la création et a la sanctification de ceux
avec lesquels il vit, mais aussi au-delà d'eux, à la
création et à la sanctification de l'univers entier.
Chapitre : Conclusions pour nous. 25.04.80
Suite à la libération manquée des otages d’Iran.
Mais, mes frères, pour nous, maintenant ?
Pour nous, eh bien nous devons reconnaître que nous
vivons une période difficile et dangereuse, n'ayons pas
peur de le dire. La guerre pourrait très bien éclater
d'un moment à l'autre. Il suffit d'une étincelle pour
cela ! On n'en sait rien ! Il ne se passera peut-être
rien du tout, espérons-le. Mais enfin, on ne sait pas.
Voyez un peu quelle responsabilité pèse sur les hommes
politiques d'aujourd’hui, comme le Président Carter par
exemple, ici aussi comme les ministres Européens. Ne
parlons pas de Khomeiny et de ceux-là, parce que eux,
cela ne les intéressent pas. La guerre peut éclater pour
eux, parce que ainsi le diable - ils le voient dans tout
ce qui n'est pas Islam - doit être condamné.
Je vais vous donner un exemple : Il a publié un petit
livre vert. Vous connaissez le petit livre rouge de Mao.
Il existe maintenant aussi le petit livre vert de
Khomeiny. Il existe dans tout l'Iran. Et il y a par
exemple cette prescription-ci : Si tu es à table avec un
païen - un païen, c'est donc un qui n'est pas musulman -
et que tu vois qu'il laisse quelque chose-là, ne le
mange pas ! Mais si ton chien a laissé quelque chose
dans son écuelle, tu peux le manger ! Tout ce qui n'est
pas Islam est moins que chien et doit être exterminé.
Voilà la mentalité de ce fanatique ! Donc lui ne
regardera à rien du tout.
Eh bien, mes frères, nous, ici, que devons nous faire ?
Eh bien je pense que ça peut être un stimulant pour bien
comprendre le sens de ce que nous faisons dans ce
monastère. Essayons d'être nous-mêmes, d'être vrai, de
répondre avec plus de conscience à ce que Dieu attend de
nous.
Or, ce qu'il veut faire de nous, ce sont des présences
vivantes du Christ parmi les hommes. C'est à dire de
dieux, des êtres de paix, des êtres de prière, des
hommes qui soient vraiment des frères les uns pour les
autres. Des hommes qui seront des foyers de lumière,
comme cette lumière invisible, vous savez, ces rayons
ultraviolets ou infrarouges que nous ne voyons pas, mais
qui permettent à la vie de se maintenir ici sur cette
terre. Eh bien nous, dans l'invisible du surnaturel,
voilà ce que nous devons être.
Et si nous sommes vrais, si notre communauté est de
plus en plus, ici, un îlot de paix, une cellule du
Royaume de Dieu, à ce moment tous ces hommes sur les
épaules desquels repose la responsabilité de la paix du
monde, ils seront soutenus, ils seront plus forts, ils
seront plus lucides dans les décisions qu'ils doivent
prendre.
Voilà ce que je voulais vous dire ce soir. Soyons donc
de plus en plus vrais de façon à aider. Prions aussi de
façon de plus en plus, je dirais, ardente pour que Dieu
écarte dans la mesure du possible les fléaux : fléau de
la haine, fléau de la guerre. Mais d'abord, mes frères,
qu'il l'écarte de notre coeur, qu'il l'écarte de notre
communauté. Et je le répète, que nous soyons ici une
vrai cellule du Royaume, un îlot de paix qui, j'en suis
certain et c'est même une certitude absolue, rayonnera
alors partout dans le monde.
Homélie : Dimanche des vocations. 27.04.80
Mes frères,
Le Pape Jean-Paul II a décidé que ce quatrième dimanche
d'Avril serait une journée mondiale de prières pour les
vocations. Hier, on a lu au réfectoire la lettre qu'il
nous a adressée.
C'est un problème crucial de notre époque, celui des
vocations. Pourtant il ne doit pas nous inquiéter outre
mesure car il n'est pas nouveau. Cette crise est
récurrente : elle est arrivée autrefois, elle se
présentera encore. Après la Révolution Française par
exemple, pendant des dizaines d'années le recrutement a
été réduit à presque rien.
Je pense que ces crises sont liées à des mutations
profondes de l'humanité : nouvelle civilisation,
nouvelles cultures, nouvelles façons de voir et de vivre
qui surgissent comme cela d'elles-mêmes. Ce n'est pas
planifié, ce n'est pas organisé. Non, c'est l'humanité
qui évolue.
Et alors, il faut que les hommes s'adaptent à leur
nouvelle situation. Et pendant ce temps-là il y a comme
un arrêt peut-on dire. Non pas de l'appel de Dieu, mais
de l'écoute de cet appel : Il n'est plus perçu, il n'est
plus capté. Nous vivons dans un monde qui est de plus en
plus athée, un monde qui est autosuffisant,
autocréateur.
Il n'est plus nécessaire de recourir à un premier
moteur, ni à une cause première, ni à une Providence
pour faite avancer le monde. Non, il a en lui, il
découvre en lui les puissances qui lui permettent de
découvrir son identité. Et ce monde ne nie pas
nécessairement Dieu, c'est là aujourd'hui une position
qui est dépassée. Car ça ne pose plus un homme de dire
qu'il ne croit pas en l'existence de Dieu. Mais on juge
que Dieu est devenu une pièce parfaitement inutile : ça
ne rapporte pas !
Cette réflexion, je l'ai déjà entendue combien de fois
? Mais ça ne me rapporte rien, Dieu ! On ne peut pas le
faire figurer à l'actif d'un bilan. Alors on ne s'en
occupe plus et d'ailleurs on ne s'en porte pas plus mal
! On vit bien, on réussit, on est heureux, et tout cela
en dehors de Dieu. Voilà je pense comment les choses
sont aujourd'hui pour la plupart des chrétiens, je
laisse encore de côté ceux qui ne sont pas chrétiens.
Naturellement je ne dispose pas de l'information
nécessaire pour émettre une opinion autorisée au sujet
de la crise des vacations sacerdotales et religieuses,
et vous pas plus que moi. Et pourtant, je pense pouvoir
faire état, ici, d'une expérience personnelle, vous
l'avez peut-être fait aussi, à propos des jeunes, mais
des tous jeunes de la nouvelle génération des jeunes :
ceux qui ont maintenant entre 17 et 25 ans, et même un
peu au-delà encore. C'est, disons, une nouvelle race qui
arrive.
Ce sont des jeunes qui sont religieux, profondément
religieux. Ils fréquentent les séminaires et les
congrégations. Ils sont déjà un peu engagés dans une vie
consacrée. Or dans ces jeunes d'aujourd'hui, on observe
un retour à la tradition ! Ils en ont assez de toutes
les innovations que leurs anciens, c'est à dire ceux qui
sont mettons cinq ans plus âgés qu'eux, ont mis en route
et dont ils se nourrissent encore maintenant.
Et ces jeunes qui redécouvrent la tradition, découvrent
aussi les pratiques de piété traditionnelles. Par
exemple : ils vont ensembles réciter le chapelet. Ils
feront le chemin de la croix, la dévotion Mariale, les
pèlerinages aux sanctuaires Mariaux ; ça, ce sont les
jeunes de la toute nouvelle génération 1
Une toute petite chose qui me passe justement par la
tête maintenant. Je connais un garçon qui a une bonne
vingtaine d'années puisqu'il a terminé son service
militaire. Il fait des études dans un séminaire et il
fréquente l'Abbaye de Scourmont car il pense être plus
ou moins appelé à la vie monastique. Et là-bas, on lui a
fait prudemment entendre qu'avec une optique telle que
la sienne, il ferait peut-être mieux d'aller voir à
Rochefort ! Il est possible qu'un jour nous le voyons
débarquer ici. Je connais son nom et son prénom. Donc je
pourrais le repérer s'il arrive.
Mais c'est pour vous dire : voilà comment sont les
jeunes. Et ils ont aussi en plus ceci : une exigence de
vérité transparente. Ils ne se contentent plus
d'entendre de beaux discours, d'écouter de belles
paroles, de beaux sermons. Il leur faut des guides, des
hommes dans lesquels ils voient vivre la vérité que ces
hommes professent. Il leur faut donc des hommes de Dieu.
Ils désirent en rencontrer et lorsqu'ils en rencontrent
un, ils s'attachent à lui. Ils retrouvent le sens de la
paternité spirituelle et de la vérité.
A mon sens, c'est très beau et il y a là un espoir pour
demain. Mais voyez un peu comme la mentalité change en
quelques années. Et ça pose des problèmes dans les
séminaires où ces deux générations cohabitent
maintenant. Et ils ont les mêmes professeurs !
Mais pour nous, mes frères, pour ce qui concerne la vie
contemplative ? Je vous rappelle ce que je vous ai déjà
dit tant de fois : que Dieu désire former des témoins de
sa présence aimante, agissante, indulgente parmi les
hommes. Donc il désire former des êtres qui soient
d'autres Christ, qui portent sur leur visage un reflet
de la Lumière qu'est le Christ. Voilà ce que Dieu désire
faire de nous dans les monastères !
Et cela, c'est une exigence absolue de son
Royaume. Il est indispensable qu'il y ait toujours de
par le monde des hommes dans lesquels fermentent la Vie
du Christ ressuscité, et des hommes aussi qui rayonnent
cette vie. C'est dans le prolongement de la légende
Juive Hassidique, qui affirme que pour que le monde
subsiste et ne rentre pas dans le néant, il faut
toujours qu'il y ait dans l'univers 36 justes inconnus.
Et c'est vrai ! Il doit y avoir des hommes qui soient
le Christ créateur et sauveur, mais le Christ ressuscité
là présent. Et le monastère est un endroit où Dieu
essaye de façonner de tels témoins.
Nous ne devons pas penser que notre vocation est
acquise le jour où nous avons reçu l'habit, où le jour
où nous avons émis nos voeux solennels. Notre vocation
est toujours actuelle, elle est toujours en
devenir. Nous devons toujours davantage être
transfigurés, être christifiés. Cela signifie en
pratique passer parmi les hommes, passer dans la
communauté, passer dans les cloîtres, au réfectoire, au
travail, partout, passer en faisant le bien, en portant
sur les frères un regard de lumière et d'amour, n'avoir
aucune exclusive de coeur.
Si je nourris de l'antipathie, de la haine, de
l'aversion pour un seul de mes frères, à ce moment là il
y a une main de Dieu qui se pose sur moi et qui va me
presser, et qui va m'étrangler. Et au jour du jugement,
elle me fera rendre gorge : voilà ce que tu n'as pas
fait pour moi ! Et voilà ce que tu as fait de contraire
pour moi : tu as fait le mal, dans ton coeur peut-être,
au lieu de faire le bien !
Dieu désire nous christifier pour que nous passions en
faisant le bien comme le Christ le faisait. Dieu désire
aussi que nous le suivions jusqu'au bout, jusqu'à la
mort, jusqu'à dans la mort peut-être ? Cela veut dire
nous donner aux autres, être à leur service, ne pas
avoir peur de sacrifier notre temps, nos loisirs, notre
tranquillité, notre santé même si nécessaire pour que
les autres vivent mieux, et qu'ils vivent davantage.
Et aussi nous laisser christifier en laissant agir en
nous la force de la résurrection, cette puissance
inimaginable qui comble et qui remplit l'univers, et qui
est en nous. Et qui essaye malgré toutes les résistances
de traverser nos tissus charnels, nos tissus spirituels,
pour que nous devenions un seul être avec le Christ, et
que enfin nous puissions vivre comme lui vit.
Voilà, mes frères, en quoi consiste notre vocation ! Et
alors, si nous y sommes fidèles, si nous devenons feu et
lumière comme le Christ, alors Dieu, s'il le juge bon,
si c'est son projet, il peut en toute sécurité nous
confier des jeunes qui, à notre contact, deviendront à
leur tour des foyers d'amour et de vie.
Je voudrais aujourd'hui vous proposer une question qui
serait à la fois un examen de conscience et une
imploration pour nous-mêmes, et aussi pour tous ceux qui
de par le monde sont travaillés par la grâce de Dieu,
qui sont appelés, mais qui ne savent pas encore en
prendre une parfaite conscience. Et voici cette question
: mes frères, sommes-nous tels que Dieu puisse nous
faire confiance à ce point ?
Amen.
Chapitre : La patience. 28.04.80
3. La patience selon les grecs.
Mes frères,
Nous avons vu que la patience, pour les latins, c'était
l'art de s'adapter aux circonstances les plus adverses,
les plus contraires, et de s'y adapter avec confiance
parce qu'on sait que tout est aménagé par une Personne
qui est Amour, et qui nous tient dans sa main.
Maintenant, si nous avançons dans la région de culture
grecque, nous voyons devant nous un arbre au tronc
imposant, à la ramure majestueuse, aux racines énormes
plongées au plus profond de la terre ; de ces arbres
comme nous en avons ici dans notre parc. Et cet arbre
est là, toujours, inamovible, indéracinable. Il est là !
Il tient sous le soleil brûlant de l'été, sous la
neige, sous la pluie, sous la tempête, sous le gel. En
hiver il donne l'apparence d'un être mort. Mais en
réalité il emmagasine de l'énergie et sous les premières
caresses du soleil, cette énergie monte et transforme
cet arbre en un petit paradis de verdure ou de fleur.
Voilà l'image qui se présente lorsqu'on entre dans la
notion grecque de patience. Le mot hypomonè
signifie tenir, résister, rester en dessous. Voilà, en
dessous de tout ce qui peut s'abattre, de tout ce qui
peut tomber, de tout ce qui peut essayer d'étouffer.
Il y a là une note spécifique du génie grec. Vous savez
que ces philosophes grecs ont été très attirés par la
contemplation de la nature. Ils ont construit leur
sagesse à partir d'une observation des êtres. Et il y
avait parmi eux, je ne dis pas les plus élevés au plan
de la vertu, mais malgré tout ceux qui ont profondément
marqué la vie du grec : les stoïciens. Ces hommes, on
les appelait ainsi parce qu'ils professaient sous des
galeries qu'on appelait des stoa. Mais enfin
pour nous, nous savons ce que c'est qu'un stoïque. C'est
celui qui sait rester en dessous des coups de l'épreuve.
Il ne cède pas. Il est indéracinable, inattaquable, il
est toujours là.
Et vous avez ici, vous saisissez la différence entre le
latin, mais disons plutôt le Romain. Le Romain, parce
que c'est le Romain qui finalement a pu supplanter tous
les autres et s'imposer entre le Romain, le Latin et le
Grec. Le Romain ou le Latin, c'est un homme qui devant
l'adversité compose avec elle, s'adapte et patiemment la
grignote, et ainsi parvient à étendre son empire sur la
terre entière. Sur la terre connue de l'époque, tout
était Romain.
C'est cela le fruit de leur patience pendant des
siècles. Vous aviez cet orateur Romain qui terminait
tous ses discours par cette parole : Et maintenant je
vous le dis, il faut détruire Carthage. Eh bien, ils
l'ont détruite après avoir été écrasés par les
Carthaginois eux-mêmes ! Mais ils étaient là et
finalement ils détruisent. Vous voyez, c'est cela le
Latin ! Et Saint Benoît, nous l'avons vu, connaît cette
vertu monastique du Romain.
Mais alors il y a le Grec. Et le Grec, lui, c'est celui
qui tient. Il ne dit rien, il paraît mort, mais il est
toujours là et il attend ! Les Grecs, vous le savez,
sont restés pendant près de quatre siècles sous la
domination Turque. Ils n'ont pas été le moins du monde
islamisés. Non, ils ont conservé leur identité. Et
lorsqu'ils ont réussi à se débarrasser du joug Turc, ils
étaient les Grecs de toujours avec leur religion, avec
leur culture, avec leur langue, avec leurs moeurs, avec
tout. Mais pendant près de quatre siècles ils étaient en
dessous. C'est cela la patience du Grec !
Il y a deux symboles à mon sens, qui pour moi montre
cette patience grecque c'est Sainte Sophie à
Constantinople d’abord : Vous avez ce monument, le plus
beau de toute la chrétienté, qui est maintenant un
musée, mais qui est encore toujours là dans toute sa
magnificence, sa splendeur et sa gloire. C'est toujours
là cette basilique, la première de Constantinople qui
est là, celle de la Sainte Sagesse, la Sainte Sophie.
Et le deuxième symbole, c'est le mont Athos : Vous avez
cette république monastique qui est le noyau dur de
l'Orthodoxie et qui est là depuis mille ans, ou plus de
mille ans, toujours identique à elle-même, aussi écrasée
par les Turcs, par les invasions, mais ça est toujours
là. Donc, retenons ceci, mes frères, de notre petite
excursion dans la région grecque de la patience : et
c'est qu'elle est l'art de rester en dessous, de ne pas
céder, de toujours tenir.
Et demain, si vous le voulez bien, nous allons un peu voir
comment Saint Benoît, lui, a hérité aussi de cette
conception de la patience.
Chapitre : La patience. 29.04.80
4. La patience selon Saint Benoît.
Mes frères,
Hier soir nous avons terminé notre excursion par un
bref regard sur Sainte Sophie, ce temple érigé par
Constantin dans sa nouvelle capitale, à la gloire du
Christ Sagesse de Dieu et Lumière du monde, cette
Lumière que ni l'incroyance, ni la mécréance ne pourront
jamais occulter. Et puis, nous avons fait un petit saut
jusque sur le mont Athos, là où des hommes veillent
inlassablement dans l'attente de la manifestation
glorieuse du Christ ressuscité. Sainte Sophie et
l'Athos, les deux symboles de la patience Grecque.
Elle sera donc, cette patience, nous le sentons, elle
sera enracinement dans la durée, c'est à dire
en-durance ; elle sera exigence de pérennité,
c'est-à-dire fidélité ; elle sera refus de céder,
c'est à dire persistance, ce qui signifie
étymologiquement : rester debout à travers tout; et
enfin elle sera constance dans l'épreuve. Et pour
cela, il faudra une belle dose de courage.
Saint Benoît n'ignorait pas ces traits caractéristiques
de la patience. Il les voit, il les lit sur le visage du
moine qui s'avance au quatrième degré de l'humilité. Il
dira que cet homme se heurte à des choses dures et
contraires. Elles lui sont dures parce qu'elles sont
contraires, contrariantes. Elles vont contre ses goûts,
contre ses idées, contre ses sentiments, contre tout ce
qu'il est. C'est contraire à sa constitution d'homme
incarné et qui est telle personne. C'est contraire à sa
personnalité.
Il peut même juger que cela crée en lui une situation
d'injustice : vous savez, les droits imprescriptibles de
la personne humaine qui peuvent sembler si facilement
foulés aux pieds ou menacés, dans une vie monastique.
Quibuslibet irrogatis iniuriis, 7,35. C'est cela !
Tout ce qui est jugé comme contraire à ce qui est mon
droit. Je l'ai déjà entendu, pas souvent mais parfois :
les services rendus, donc j'ai droit à cela ! Et ce
fainéant là-bas qui ne fait rien, alors que moi ! Voyez,
ma situation est perçue comme une injustice lorsque je
la compare à celle d'un autre.
Et alors, que fait mon moine de Saint Benoît ? Cet
homme, alors il se tait. Il conscientia, 7,35,
ça veut dire que au fond de lui-même il ne laisse pas
fermenter et bouillonner les pensées qui lui feront
juger qu'on est injuste envers lui, qu'on lui fait du
tort, qu'on ne lui permet pas de devenir un homme. Non,
rien !
Et alors, il embrasse la patience, amplectatur,
7,35. Il embrasse la patience, mais il faut voir. Non
pas comme on embrasse une personne aimée, mais comme un
naufragé embrasse la planche, le tronc d'arbre, le
morceau de mat qui dans la tempête lui permet de ne pas
sombrer. C'est cela embrasser la patience ! Et comment
fait-il ? Eh bien, il tient le coup, sustinens,
7,36.
Vous avez dans la patience souvent le préfixe sup, on
est en dessous. C'est le sens, ne l'oublions pas, du mot
grec qui signifie patience : c'est rester en dessous.
Saint Benoît dira: Tenir en dessous de cette pluie,
cette grêle, cette averse, cet orage de toutes sortes de
choses qui me tombe sur le dos ! Non, je tiens en
dessous !
Et alors, dit-il, il ne se lasse pas, non
lascescat, 7,36, et il ne se retire pas, il ne
prend pas la fuite. Il ne cède pas, non discedat,
7,36. Pourtant ce serait si facile ! Il suffit de s'en
aller, ce qui ne veut pas dire encore rentrer dans le
monde. Mais on change de monastère et me voilà en dehors
de toutes mes difficultés. Non discedat, dit
Saint Benoît, non !
Pourquoi alors ? Mais parce que si je me retire, si je
vais ailleurs, oui, je vais peut-être être là un homme
considéré pour mes mérites vrais ou supposés, je n'en
sais rien, on ne me connaît pas encore d'ailleurs, on
verra après ! Et puis là, je deviendrais peut-être un
saint religieux ? C'est possible aussi. Mais je serais
passé à côté de la résurrection. Je ne connaîtrai pas la
transfiguration car je n'aurais pas, comme dit Saint
Benoît, persévéré jusqu'à la fin. C'est celui-là
qui sera sauvé, c'est à dire qui arrivera dans cet
espace du Royaume où on peut s'épanouir
surnaturellement. Mais il a fallu pour cela pratiquer
cette patience.
Ceci, c'est l'illustration pratique d'un principe que
Saint Benoît pose à la fin du Prologue. Il dit
exactement la même chose. Mais le Prologue est
parénétique, vous savez, c'est une exhortation. Aux
degrés d'humilité Saint Benoît entre un peu dans les
détails. Mais il dit ici tout à la fin du Prologue :
Ne jamais - il emploie le même mot discedere,
P,50 ne jamais s'écarter de l'enseignement, le
magisterium que Dieu donne. Ne jamais s'en
écarter !
Or Dieu enseigne non seulement par la bouche de celui
qui tient sa place dans le monastère, mais surtout par
les événements. Et c'est pour cela qu'il est toujours
utile d'avoir un prophète, un interprète des événements,
un Senior Spirituel auquel aller se référer, lui dire :
mais voilà ce qui m'arrive, une situation impossible, je
n'en sors plus. Qu'est-ce qu'il y a là derrière ? Donc,
un homme qui peut dire : mais voilà, il y a telle Parole
de Dieu dans cet événement. Et alors, ne pas dire : oh
mais ça me dépasse, j'en ai assez, au revoir.
Non, pas bouger, dit Saint Benoît ! Et alors
persévérer, dit-il, persévérer jusqu'à la mort. C'est
très difficile à traduire. Le traducteur a traduit ici :
en sa doctrine. C'est juste, mais il y a tout de
même une nuance, ici, c'est que dans le texte latin,
c'est à l'accusatif. Donc, ça veut dire ceci : qu'il
faut persévérer, qu'il faut demeurer fidèle. C'est ça
que veut dire persévérer, c'est servare-per,
c'est rester fidèle à travers tout, en progressant à
l'intérieur de l'enseignement que Dieu nous donne.
C'est un mouvement ! Ce n'est pas rester exactement au
même endroit, mais c'est à l'intérieur d'un claustrum,
voyager, progresser et avancer, mais sans jamais en
sortir ! Donc, c'est avancer dans ce que Dieu demande,
dans ce que Dieu enseigne, dans ce que Dieu promet, dans
sa doctrina, dans la nourriture que Dieu donne.
Il faut penser ici, derrière ce texte de Saint Benoît,
il faut voir l'enseignement du quatrième Evangile où
souvent des expressions analogues reviennent, où le
Christ qui s'adresse soit à ses disciples, soit à des
auditeurs pharisiens, juifs, n'importe qui, c'est cela
qu'il veut dire : celui qui va persévérer dans mes
Paroles, celui qui les mange et celui qui grandit en
elle. Et c'est cela que veut dire, ici, Saint Benoît.
Et alors notre propos, c'est dit Saint Benoît :
participons - une exhortation, ou bien dans un
meilleur français on pourrait prendre une tournure de
futur nous participerons aux passions du Christ par
la patience, P, 50.
On traduit habituellement ici : aux souffrances du
Christ. Oui, c'est vrai, mais alors il y a un jeu
de mots qui est dans le latin et qui disparaît : c'est
par la patience, donc cette fameuse patience qu'il faut
prendre part aux passions du Christ. Et cela veut dire :
ce n'est pas seulement prendre part à ses souffrances,
mais à tout ce qui a passionné le Christ, tout ce qui
l'a soulevé à l'intérieur de lui-même. Non seulement ce
qui est tombé sur lui : les souffrances, les épreuves,
mais aussi tout ce qui à l'intérieur de lui l'a
travaillé. Je veux dire que le Christ a dû, lui, lutter
aussi intérieurement.
D'ailleurs nous en avons quelques exemples. Et un des
plus frappant, au dernier moment, où pendant une heure
il lutte pour accepter le sort que son Père lui réserve.
Il dit : Non, que ce calice s'éloigne de moi ;
donc il lutte ! C'est ça la passion, c'est quelque chose
qu'on doit subir à l'intérieur de soi-même pour
accepter. Et alors Saint Benoît termine en disant : Pour
que nous puissions alors être consors, P,50,
c'est à dire partager son règne avec lui. Voilà !
Nous comprenons alors que la patience, elle sera dans
cette optique du génie grec, très bien comprise de Saint
Benoît qui l'a trouvé dans l'Ecriture d'ailleurs et dans
sa propre vie et dans son expérience. La patience, elle
sera persévérance illimitée, sans limite. Et encore,
Saint Benoît ici a un tour de génie. Il parvient à
traduire cette persévérance illimitée en un mot qui a
des relents de juridisme mais qui est bien autre chose
que cela. Pour lui, ce sera la stabilitas, la
stabilité.
Et ici nous retrouvons cet arbre du début, cet arbre
gigantesque, puissant, vigoureux, majestueux, glorieux,
altier, cet arbre qui est là toujours au même endroit,
dans un terreau qui lui donne vie. Et il supporte tout
ce qui lui tombe depuis le gel jusqu'aux coups de
soleil, depuis la pluie jusqu'à la sécheresse. Tout, il
supporte, il reste en dessous. C'est la stabilité !
Voilà ce que nous ne devons pas oublier ! Cette
stabilité que nous promettons ce n'est pas un acte comme
ça, qui nous lierait à un lieu, à des bâtiments, à une
communauté ; oui, c'est cela c'est certain, mais c'est
bien autre chose aussi. C'est la promesse, c'est
l'option, c'est la décision de pratiquer la patience à
l'endroit où l'on est.
Et nous comprendrons aussi que cette patience sera un
état permanent. Ce n'est pas quelque chose qu'an peut
pratiquer pendant une certaine période de sa vie. C'est
: us que ad mortem, P, 50. La patience est constitutive
de l'être monastique parce qu'elle sera surtout
espérance, et qu'elle sera attente. Lorsque Saint Benoît
en parle, il la met toujours en relation avec le Royaume
de Dieu, avec le Christ qui va se présenter à nous avec
les richesses infinies de son Etre et de son Royaume. Il
la met en rapport avec le salut.
Et le salut, ne l'oublions pas, ce n'est pas tirer son
âme des flammes de l'enfer, tout juste, en justesse.
Non, le salut, c'est la plénitude de la vie. La patience
est toujours en relation avec cette beauté, et c'est
pourquoi elle sera nourrie par l'espérance. Et
l'espérance est synonyme d'attente. En Espagnol c'est
exactement le même mot pour dire espérer et attendre.
Alors ne l'oublions pas mes frères, et retenons ça de
notre excursion dans la région de culture grecque :
Patienter, être patient, c'est tenir sur place dans
l'espérance des biens que Dieu prépare et déjà nous
donne.
Chapitre : La patience. 01.05.80
5. La patience selon les Hébreux.
Mes frères,
Reprenons notre voyage à travers le pays de la
patience. Lorsque nous posons le pied dans le pays
d'appartenance Hébraïque, de suite nous respirons un
autre air, un air nouveau, un air qui peut être étrange
car il est chargé de certains parfums qui sont inconnus
ailleurs. Pour les Latins et les Grecs, la patience a
toujours une petite odeur anthropocentrique. C'est un
homme qui s'adapte artistement aux difficultés qu'il
rencontre ; ou bien, c'est un homme qui reste sur place
et qui tient sous les orages et sous les averses, mais
il est toujours là !
Dans la région hébraïque. on rencontre quelqu'un
d'autre. Là, l'homme est en face d'un vis-à-vis, d'un
partenaire auquel il est lié par un véritable contrat.
Vous avez compris qu'il est saisi dans le contexte non
pas oppressant mais libérateur d'une alliance : il y a
Dieu et il y a un homme. Et dès le départ tout le
problème de la patience change, car ce Dieu ce n'est pas
un homme, ce n'est pas un événement, ce n'est pas une
situation, ce n'est pas une circonstance. Non….. !
Je vais essayer de me faire comprendre. L'amour chez
l'homme, c'est un sentiment : il expérimente l'amour,
l'amour d'une personne, même l'amour de Dieu, l'amour de
soi surtout. Mais l'amour existe indépendamment de toute
individuation. Pour les Grecs, ce sera un absolu, ce
sera une idée qui va se manifester dans les hommes. Pour
les Hébreux, c'est différent.
Les Hébreux, eux, sont le nez contre la vérité. C'est
que l'amour n'a pas besoin d'être individué. L'amour n'a
pas besoin d'être vécu dans une personne parce que
l'amour est la Personne par excellence. L'Amour est
tellement la Personne par excellence que cette Personne
qui est l'Amour, pour qu'elle puisse aimer, elle est
elle-même une société de personnes. Et cette Société de
Personnes est tellement unie par l'Amour qu'elle est
une. Vous avez Dieu qui est un et vous avez
Dieu qui est trois. Et cette unitrinité,
c'est cela la Personne qui est l'amour. Or cet amour,
c'est un feu.
Cet amour, voyez-vous, pour l'homme, c'est quelque
chose d'intolérable, quelque chose d'insupportable parce
que l'homme qui est lié par un contrat avec cette
Personne, avec cet Amour, l'homme n'est pas du tout à
son aise. Il devrait répondre par une totale
disponibilité, par un consentement. Il devrait répondre
par, disons à sa petite mesure, par un Amour qui
ressemble à cet Amour là ; car tout Amour est une
étincelle de cette Personne dans le coeur d'un homme.
Mais dans la pratique l'homme est faible, l'homme est
inconstant, l'homme est infidèle, l'homme est lâche,
l'homme a peur. L'homme a toutes sortes de prétextes
pour se retourner sur lui-même et pour échapper à ce
vis-à-vis, pour ne pas respecter le contrat. Car cette
relation contractuelle entre Dieu et l'homme n'est pas
une relation statique : elle doit évoluer. Et elle doit
évoluer vers une union de plus en plus intime jusqu'à un
mariage spirituel où ces deux amours se fondent
quasiment l'un dans l'autre.
La personne humaine ne disparaît pas ! Loin de là !
Elle devient vraiment elle-même. Elle devient le
vis-à-vis digne de l'amour parce qu'elle est elle-même
devenue Amour, et Feu, et Lumière. Mais enfin, nous
sommes des hommes, nous savons bien ce qui se passe.
Nous ne parlons pas ici dans l'abstrait, dans le vague.
Non, nous savons bien ce qu'il y a dans notre coeur, que
notre coeur n'est pas propre, ni nos yeux, ni nos
lèvres. Non, il n'y a rien de propre en nous ! Et alors,
nous avons plutôt envie de fuir.
Vous voyez ce climat d'alliance, ce climat de contrat,
ce climat de recherche mutuelle et d'échappade, de fuite
de la part de l'homme : c'est cela que l'on rencontre
lorsqu'on met le pied dans la région Hébraïque de la
Patience. Il faut bien le savoir ! Et c'est tout autre
chose que la région Latine ou que la région Grecque. Et
n'oublions pas que c'est là que le Verbe de Dieu a voulu
devenir homme.
Car c'est cela qui est extraordinaire. Cet Amour est
tellement Amour, il veut tellement se communiquer qu'il
va prendre cette boue pour la faire sienne, pour que
cette boue puisse elle-même devenir Amour, car LUI,
Dieu, ne démissionne pas de son projet. Dieu ne cède
pas. Dieu demeure fidèle malgré tout ce qui peut
arriver. Dieu exerce la patience.
Nous voyons déjà ici que la patience, c'est une vertu
divine. Pour voir ce qu'est la patience, il ne faut pas
chercher chez l'homme, il faut aller voir chez Dieu. Et
si vous le voulez bien, la semaine prochaine nous
jetterons un petit coup d'oeil infiniment respectueux du
côté de Dieu pour voir comment nous devons pratiquer la
patience, cette vertu monastique qui est pour nous la
vertu qui nous met un peu au diapason de la Vie Divine.
Chapitre : Récollection du mois de mai. 03.05.80
Mes frères,
Au moment où nous clôturions notre retraite annuelle le
21 Mars en la fête de Saint Benoît, aucun d'entre nous
ne soupçonnait que une dizaine de jours plus tard
s'abattrait sur la communauté une épidémie des plus
meurtrière que nous ayons connue.
A travers cet événement j'entends une voix, la voix de
Celui qui nous a appelé ici, et qui nous aime, et qui
nous éduque. Et cette voix nous rappelle le devoir de la
vigilance. Plus à l'arrière, en sourdine, comme en
contrepoint, j'entends cette même voix, comme si elle
s'éloignait, et qui murmure encore quelques paroles.
Mais le murmure de Dieu est un vacarme pour nos faibles
oreilles. Et cette Parole nous dit : Quand les hommes
diront sécurité, paix, tout va bien, tout est parfait,
tout est bon, tout est beau...c'est alors que
soudainement tombera sur eux la catastrophe et la
ruine. Et personne ne pourra y échapper. Les douleurs
? Comme celles d'une femme qui doit accoucher.
Mes frères, le moine est un homme qui ne doit jamais
être pris au dépourvu. Non pas qu'il prépare son plan
longtemps à l'avance en prévoyant tout avec la dernière
minutie ? Non, il n'est pas pris au dépourvu parce qu'il
a un unique souci : la volonté de Dieu. Il vit tout
entier dans le moment présent, le moment présent qui est
chargé d'amour, qui est chargé de vie. Et de ce moment,
il extrait, il déguste tous les sucs vitalisant. Là se
trouve la Vie, pas ailleurs.
Le moine est un homme qui n'anticipe pas. Il est tout
entier à ce qu'il fait, à ce qu'il reçoit maintenant à
ce moment-ci. Et il ne s'étonne de rien parce qu'il a de
cette façon établi sa demeure dans la patience, dans la
patience parce qu'il l'a établie chez Dieu. Il vit dans
la maison de Dieu, avec Dieu. Il est un contemplatif :
donc il le voit. S'il ne le voit pas, il n'est pas un
contemplatif.
Je ne veux pas dire qu'il le voit avec les yeux de
chair, mais comment est-il possible d'être possédé par
l'Esprit Saint sans le savoir ? Comment est-il possible
d'être revêtu de la tunique de l'Esprit sans sentir
qu'on n'est plus nu ? Et voilà, il est chez Dieu. Il est
donc dans la patience car la patience est une des
premières vertus de Dieu.
Et il travaille avec Dieu à l'oeuvre de Dieu qui
consiste essentiellement à transfuser dans le monde des
hommes la force qui habite le Christ ressuscité. Et il
est indispensable, cela va de soi, que cette force le
possède d'abord lui en tout premier lieu. Mais en quoi
consiste cette force ? Et ça, ce n'est pas possible de
le dire !
Dans notre vocabulaire il n'existe aucun mot pour
exprimer ce qui est Dieu. Mais on peut tout de même le
connaître par ses effets. C'est cela ne plus être nu, et
savoir qu'on est revêtu de Dieu. Cette force, elle donne
d'abord la vie à tout ce qu'elle investit, et une
vie qui n'est pas de ce monde !
La vie de ce monde, elle est agression ou elle est
défense : les deux à la fois. Otes-toi de là que je m'y
mette ! Ou bien pars d'ici où, je me défends, n'approche
pas ! Voilà quels sont les rapports entre les hommes :
des rapports de méfiance ! Mais cette vie est
autre. Cette vie, elle est Amour, elle est
Lumière, elle est feu, elle est liberté,
elle est accueil, elle est paix, elle est
bienveillance, elle est confiance, elle est
plénitude.
Le moine sera un operarius Dei, il sera un
ouvrier de Dieu dans son monastère et dans le monde s'il
est présence rayonnante de cette vie qui n'est rien
d'autre que la manifestation de ce Royaume auquel tous
les hommes sont appelés.
Mes frères, le mois de Mai est une invitation à
reprendre conscience de cette vocation qui est la nôtre.
D'abord, l'efflorescence de la nature qui nous dit, qui
nous crie si nous avons des oreilles ouvertes, qui nous
crie que tous les rebondissements sont possibles. Cette
efflorescence après un hiver de froid et de glace où
tout paraissait mort, n'est ce pas parfois l'image de
notre vie ?
Dans quelques jours nous aborderons la fête de
l'Ascension et nous aurons devant les yeux notre
destinée ultime : devenir nous-mêmes des êtres divinisés
et entrer dans l'univers qui a été préparé pour nous.
Je m'en vais, dit le Christ, vous préparer une
place. Et quand je l'aurais préparée je viendrais vous
prendre et vous serez auprès de moi pour toujours.
C'est cela encore la vie contemplative !
Et alors dans notre coeur nous disons, ou bien même
nous le disons ouvertement de vive voix : Eh bien, quand
moi à mon tour je serai arrivé, je vous préparerai une
place, et là où je suis, vous serez vous aussi avec moi.
Il y a ainsi cette chaîne d'amour qui se crée d'homme à
homme. Et à la fin, nous serons tous là avec le Christ.
Voilà la fête de l'Ascension ! Et elle commence
maintenant !
Puis une dizaine de jours après nous aurons la
Pentecôte, la Pentecôte qui va nous présenter sur un
plateau le moyen de parfaire en nous cette vie, ce moyen
qui n'est rien moins que l'Amour, mais l'Amour
cette fois qui est Dieu comme je l'ai rappelé Jeudi
encore. L'amour n'a pas besoin d'être individué, l'Amour
est la Personne, la toute Première Personne. Et cet
Amour, il est avec nous, il prend possession de nous.
Le mois de Mai aussi, chaque jour si nous le voulons et
c'est là une tradition très ancienne, place devant les
yeux un modèle, un être humain, une femme toute simple,
toute humb1e. Elle ne s'est pas faite remarquer. Et
cette femme Marie qui est à la fois et notre mère et
notre soeur, elle nous répète respectueusement,
discrètement mais fermement : Quoi qu'il vous dise,
faites-le ! Et vous vous en trouverez bien !
Mes frères, laissez-moi terminer en vous demandant ce
que je me propose à moimême pour cette récollection :
c'est de vous laisser porter, de nous laisser porter par
l'espérance, de manière à ce que un jour nous puissions
chacun être les uns pour les autres une étoile.
Chapitre : La patience. 05.05.80
6. La patience selon Dieu.
Mes frères,
A l'endroit où nous sommes arrivés dans la région
hébraïque de la patience nous rencontrons deux
partenaires : Dieu, qui est fidélité, qui est solidité,
qui est Amour, mais qui est aussi jalousie, exigence. Et
en face de lui : l'homme qui est faiblesse, fragilité,
vulnérabilité, inconstance, infidélité.
Et ces deux partenaires ne peuvent se séparer. Ils sont
liés par un contrat qui se veut un contrat d'alliance et
qui doit évoluer vers une forme de vivre ensemble, qui
doit au terme de son évolution devenir un mariage
spirituel. La réaction de Dieu, en face de ce partenaire
inconstant ?
Mais imaginons ce qu'elle pourrait être si nous étions
à la place de Dieu ? Nous sentirions l'énervement nous
gagner. Comme on dit vulgairement : la moutarde nous
monterait au nez ! Et ici, nous trouvons l'expression
hébraïque où il est question du nez, et plus précisément
du souffle qui sort des narines. Et ce souffle qui sort
des narines de Dieu est long.
Patience, pour les Hébreux, est un tableau plein de
vie. Et ce tableau nous montre une longueur. S'il
fallait traduire textuellement, cela voudrait dire :
longueur des narines. Non pas que les narines soient
longues, mais longueur du souffle qui sort des narines.
Voyez une route bien droite qui se perd dans l'infini du
lointain.
Dieu respire. Sa respiration est lente, elle est calme,
elle est longue, elle ne s'accélère pas. Longueur de
respiration ! Voilà ce que signifie le mot patience pour
Dieu et pour celui qui se trouve en face de Dieu.
Saint Benoît nous aide à comprendre un petit peu ce que
cela signifie, lorsqu'il nous dit le contraire. Il nous
présente le Supérieur ou un Senior et en face de lui un
frère. Et ce frère a fait ou dit ce qui ne convenait pas
! Et voilà qu'un changement se produit à l'intérieur du
Supérieur : il est commotos, 71,7, dit Saint
Benoît, une commotio, un mouvement à l'intérieur
de lui, une commotion ? Non pas une commotion cérébrale,
mais une émotion. Et cette émotion se perçoit dans le
ton de la voix : une accélération du débit où le ton
hausse, des éclairs dans les yeux, certains gestes,
peut-être une agitation. L'émotion a gagné le Supérieur.
A ce moment, l'inférieur, que doit-il faire ? Il doit
se prosterner jusqu'à ce que, dit Saint Benoît, que ce
mouvement d'émotion se soit calmé par un mot de
bénédiction. Vous voyez, là Saint Benoît nous décrit
exactement le contraire de ce qu'est Dieu. Chez Dieu, ça
n'arrive pas ! Non pas que Dieu demeure impassible, mais
son souffle est tellement lent, long et calme que rien
ne paraît à l'extérieur. Dieu est patient. L'homme ne
connaît pas la patience.
La patience est donc une vertu divine. Elle est un des
prénoms de l'Amour. Vous savez ce que nous dit Saint
Paul, je l'ai déjà répété tant de fois : l'amour ou
la charité, elle supporte tout ! C'est cela la
patience...
Il ne nous est pas possible, à nous, d'être
naturellement patient ; ce pourrait être alors du
refoulement. Je tiens tout à l'intérieur de moi, mais la
pression monte. Et comme la casserole est bien bouchée,
cela ne paraît pas dehors. Mais attention ! La chaudière
peut très bien éclater, et alors ce serait une
catastrophe et il y aurait des victimes avec les éclats.
Vous voyez !
Non, Dieu a une soupape de sûreté. La soupape de
sûreté, ce sont ses narines. Et son souffle régulier et
calme sort toujours de ses narines. Et ce souffle
devient, devant la face de Dieu qui est un feu, ce
souffle devient une vapeur. Une vapeur légère qui
s'étend devant la face de Dieu et qui devient une
protection pour l'homme qui est là en face de Dieu.
Cette vapeur assure la survie du partenaire de Dieu.
C'est cela la patience !
La patience, c'est cette vapeur aussi qui est devant
Dieu et qui nous protège de lui. Mais attention, cette
vapeur, c'est une émanation de Dieu ! Comme je le dis,
c'est un des prénoms de son Etre qui est Amour.
Dans la Bible, l'expression hébraïque est le plus
souvent traduite par : lent à la colère. Chaque
fois que vous avez dans le texte des Psaumes ou ailleurs
lent à la colère, dites-vous bien que c'est la
traduction française, faute de mieux, de l'original qui
signifie : Longueur du souffle qui sort des narines.
Mais vous comprenez bien qu'on ne pourrait pas dire ça
dans un psaume, on ne parviendrait plus à le chanter.
La colère ? Vous allez encore comprendre une petite
chose bien typique du peuple Hébreux. Il était idolâtre,
mais il avait tout de même vu clair dans son idolâtrie.
La colère, c'est un animal puissant. Voyez un taureau,
vous n'en n'avez peut-être jamais vu en colère ? Moi
j'en ai déjà vu. Dans les campagnes on en voit, du moins
de mon temps il y en avait et on les voyait. Mais alors,
au matin il fait un peu humide, et vous voyez alors la
vapeur qui sort de ses narines, des naseaux fumants !
D'ailleurs on le dessine. Sur les bandes dessinées on
voit ça, des petits nuages, là !
Et ces Hébreux qui étaient des éleveurs, ils savaient
cela. Et ils avaient présenté leur Dieu sous l'image
d'un taureau ! Il y a là de ces intuitions qui sont
correctes jusque dans l'ido1âtrie. Mais, disons que Dieu
est un taureau lent à la colère.
Voyez un peu, c'est tout un arrière fond d'images, ce
sont des scènes. Nous sommes bien ailleurs que dans le
rigide, le bien organisé monde hellénique, au bien chez
ces latins, ces romains qui sont des entrepreneurs que
rien n'arrête. Non, c'est un autre univers maintenant.
En parallèle avec ce lent à la colère, vous
trouverez bien souvent l'expression plein d'amour -
lent à la colère et plein d'amour - Il est lent à
la colère parce qu'il est plein d'amour. Mais plein, ce
n'est pas encore bien traduit. C'est encore une image.
Le terme original, c'est une étendue. C'est une étendue
dans tous les sens, dans toutes les directions. Saint
Paul nous dira que nous n'avons jamais fini de mesurer
la hauteur, la profondeur, la largeur et la longueur de
l'amour de Dieu. C'est cela, vous voyez, plein d'amour !
Un amour qui éclate dans toutes les directions. Et
viendra encore après la précision : d'une puissance
immense.
Ce qui veut dire aussi d'une puissance étendue partout.
Sa puissance atteint une extrémité des cieux à l'autre,
et depuis le ciel jusqu'en dessous des enfers. Et un
jour, cette puissance sera celle du Kyrios, le Christ,
devant qui tout va s'aplatir. Et tout cela c'est la
source, ce qui permet à Dieu d'être lent à la colère
et de pouvoir continuer à respirer calmement malgré tout
ce qui arrive.
Nous comprenons donc, maintenant, que la patience est
une vertu divine. Nous le comprenons de mieux en mieux.
Et nous comprenons que nous devons, nous, la demander.
Mais attendons encore un peu pour cela. Je voudrais
terminer aujourd'hui en vous disant que Saint Benoît
connaît très bien cet aspect de la patience. Dans le
Prologue il dit : N'oublie pas ! ou plutôt :
Est-ce que tu ne sais pas, ne te souviens-tu pas que
la patience de Dieu te convie, te conduit... Où ? Mais
à la pénitence, à la conversion, Pr,88. Il reprend
l'expression de l'Apôtre, voyez, c'est tout à fait
cela...
Dieu demeure lui-même, il demeure calme, il demeure
amour parce qu'il nous connaît. Il sait que nous sommes
inconstants, fragiles, infidèles. Il nous connaît mieux
que nous nous connaissons nous-mêmes parce que nous
avons tout de même encore une petite illusion à notre
sujet. Dieu n'a pas d'illusions au sujet des hommes, au
sujet de l'homme que je suis. Mais ça ne fait rien, il
ne s'énerve pas. Il reste LUI, il reste l'Amour, il
reste la patience parce qu’il attend que, moi, je me
convertisse de tel, et de tel, et tel manifestation de
mon égoïsme.
Voilà mes frères, pour aujourd'hui cessons notre petite
pérégrination. Demain, si vous le voulez, nous allons
nous élever en aéronef et surplomber les trois régions
pour essayer de voir les chemins qui les relient entre
elles.
Chapitre : La patience. 06.05.80
7. Survol du pays de la patience.
Mes frères,
Ce soir nous allons survoler le territoire de la
patience. Et du haut de l'esquif que nous avons
emprunté, nous remarquons que ce territoire que nous
pouvons maintenant embrasser d'un seul regard ne se
présente pas à la façon de nos territoires terrestres.
Parlons du territoire Belge qui est comme le voudraient
les législateurs d'aujourd'hui composé de trois régions:
la région Wallonne, la région Flamande et la région
Bruxelloise.
Non, dans le pays de la patience les trois régions ne
sont pas juxtaposées, elles s'interpénètrent. Lorsqu’on
les regarde de haut, il n'est même pas possible d'en
suivre les frontières. Ces frontières sont mobiles,
elles sont fluantes, elles passent sans cesse de l'une à
l'autre ! Et nous remarquons aussi que le pays est
sillonné de canaux qui distribuent partout la Vie
et qui permettent aussi les communications.
Et ces canaux ne sont rien d'autres que des dérivations
d'une fontaine qui jaillit, une fontaine qui bouillonne
d'une eau vivante. Et cette eau, c'est l'Esprit, c'est
l'Amour, c'est Dieu lui-même. La Patience est une
qualité propre à Dieu !
Cette patience, elle postule toujours un vis-à-vis. Ce
vis-à-vis peut être un homme, un frère. Il est toujours
le Christ qui me sollicite ou bien il est Dieu lui-même
qui me cherche à travers l'événement, qui essaye de me
prendre la main car il m'aime. Il veut me saisir par la
main pour m'attirer à lui. Nous avons toujours quelqu'un
en face de nous !
Et cette patience qui exige ce face à face, elle révèle
ma véritable nature qui est d'être fils de Dieu. Vous
comprenez, si la patience est une vertu divine, dès
qu'elle me possède, elle va ma faire sentir, n'ayons pas
peur d'utiliser ce mot, ma véritable nature, ma nature
éternelle qui est d'être un fils de Dieu. Je vis, je
réagis comme mon Père ! Elle va me faire sortir de moi.
la patience est fonctionnellement extatique.
Par contre, lorsque je succombe à l'impatience, alors
se dévoile mon visage d'homme, ma face humaine encore
enlaidie par le péché. Et à ce moment, je me replie sur
moi et je rejette l'autre. Et en rejetant l'autre, je me
condamne. Il y a là toute une dialectique. Le frère est
toujours révélateur de ce que moi je suis. Si je
n'accepte pas un de mes frères, je ne m'accepte pas
moi-même.
Dès le moment où je me replie sur moi, je me suicide. A
l'extrême, l'enfer n'est rien d'autre que cela : c'est
le repliement définitif sur soi, c'est le rejet
définitif de l'autre, à commencer par Dieu. Et cela par
ma faute, car je n'ai pas pratiqué ce que Dieu avait
déposé en moi. Je l'ai laissé mourir, je l'ai laissé
étouffer, s'atrophier, et ça est mort, et moi avec !
La patience est donc la vertu qui dévoile aux yeux de
mes frères - nous sommes en communauté, ici - ce que je
vaux : si je suis un fils de Dieu ou bien si je suis
encore un fils de l'homme vendu au péché. Je suis
toujours les deux en même temps, c'est certain, mais la
patience va agir à la façon d'un thermomètre qui va
révéler mon degré d'union à Dieu, mon degré de
divinisation, mon degré de christianisation.
Elle est, cette patience, force de Dieu en moi. Nous
retrouvons, ici, l'aspect hellénique de la patience.
Mais attention, elle accroît en moi la vulnérabilité !
Saint Benoît le sait. Il dira : si on te frappe sur une
joue, alors le moine, le vrai moine, pas le moine de
pacotille, il tend l'autre ! Si on lui enlève sa
tunique, il donne encore son manteau ! Si on lui demande
de faire mille pas, il en fait deux mille ! Et en tout
cela il sustinet, 7, 96, il tient, il reste
immobile, il ne bouge pas, il est toujours là !
Vous voyez, la patience, elle me rend toujours plus
vulnérable, car le jour où je dis : ça suffit, à ce
moment-là je me protège moi-même, j'ai posé une limite,
je suis devenu impatient. Et les autres vont se tenir à
distance : attention, pas toucher à celui-là, on ne peut
pas trop lui demander !
Ecoutez ceci, ce que je viens de dire maintenant !
Prenons bien garde lorsque nous vieillissons parce que à
l'expérience il apparaît que lorsque que l'on commence à
prendre de l'âge on a tendance à devenir impatient. Oui,
on se dira : oui, mais j'en ai fait assez ! Je n'ai plus
la force ! Enfin vous savez j'ai 65 ans, c'est l'âge de
la pension, et il arrive un chèque tous les mois, ça
compense bien, hein ! Vous pourriez me demander moins !
Et tout cela parce que les forces physiques diminuent,
parce que la résistance psychologique diminue avec
l'âge. Donc attention ici, attention de ne pas nous
laisser prendre par le vertige de tendances qui ne sont
pas égoïstes mais qui sont instinctives. C'est parce que
il y a quelque chose qui s'écoule en nous. Et quand on
est jeune, on est beaucoup plus généreux parce que on ne
mesure pas sa force. Quand on devient plus âgé, on
commence à avoir peur parce qu'on se sent partir.
Prenons bien garde à cela !
Saint Benoît, lui, ne place pas de limite d'âge à la
générosité. Il ne dit pas : le quatrième degré
d'humilité, ça concerne les moins de 30 ans, ou les
moins de 40 ans et j'en exempte les 3 X 20. Non, non,
Saint Benoît ne dit pas ça...
Mais si la patience accroît en moi la vulnérabilité,
elle accroît aussi l'impassibilité, car elle me fait
planer au dessus de toutes les contingences. Elle me
fait voir les choses dans leur vérité éternelle. Elle
relativise tout ! Quid hoc ad aeternitatem ?,
disait-on auparavant. Qu'estce que cela peut bien faire
à côté de l'éternité ? C'est cela !
La patience va aussi assouplir mon être - nous voici
revenus à la partie plus latine - qui est naturellement
craintif, peureux. Elle va l'assouplir en le faisant
entrer dans la confiance, en l'ouvrant à la paix et à la
joie. C'est vrai, nous sommes naturellement craintifs,
c'est d'expérience courante. Parfois vous vous approchez
de quelqu'un, d'un homme, même dans un monastère. Et
vous allez ouvrir la bouche pour parler. Vous n'avez
encore rien dit, vous vous êtes simplement approchés. Et
vous voyez l'autre qui se hérisse, qui se rétracte. Il a
peur, il n'est pas bien dans sa peau. Il va lui arriver
quelque chose.
Voyez ! Il y a de quoi, la patience le quitte déjà.
S'il pouvait, il prendrait la poudre d'escampette.
D'ailleurs ça arrive parfois, ça m'est déjà arrivé ici.
Il suffit de s'approcher de quelqu'un pour demander
quelque chose, pour le voir se sauver avant même d'avoir
dit un mot ! Vous voyez, c'est ça ! L'homme est
naturellement peureux - certains plus que d'autres parce
qu'il ne sait pas ce qui va lui arriver. Et alors il est
raidi.
Or, la patience, ça nous décontracte, ça nous
assouplit. Elle nous rend plus heureux, parce que toute
raideur nécrose quelqu'un : elle transforme l'être beau
qu'est l'homme en un cadavre et un squelette. On ne peut
pas y toucher parce que ça casse. Eh bien, la patience,
elle nous guérit de tout cela. N'oublions pas qu'elle
est une vertu divine et que c'est parce qu'elle est une
vertu divine qu'elle réalise ces prodiges. Comme je l'ai
dis tantôt, elle manifeste mon degré de vie divine et
c'est un thermomètre infaillible parce que il y a une
quantités de facteurs humains et surnaturels qui jouent
en même temps et qui vont tous dans la même direction.
La patience, elle est - pourrait-on dire - synonyme de
disponibilité et d'ouverture. Or vous savez que c'est la
disponibilité au vouloir de Dieu qui classe un homme au
regard de Dieu, et des Anges et des autres hommes. Plus
on est obéissant et plus on est ouvert, et plus on est
disponible, et plus on est donné, et plus la vie divine
est forte en nous. Et cette disposition, elle assure une
fécondité inépuisable, intarissable, dans l'invisible du
Royaume de Dieu qui se construit.
Voilà mas frères, nous avons terminé ainsi notre petite
excursion dans le domaine de la patience. Vous savez, on
pourrait encore dire beaucoup de choses, mais il faut
tout de même s'arrêter parce que ça deviendrait lassant
pour finir et ça finirait par nous rendre impatient.
Mais voilà, elle a été le message que Dieu nous a
délivré par la voie postale qu'est la sienne et qui pour
cette fois était la grippe.
Nous n'avons plus qu'à le remercier et à lui demander,
moi pour mon compte, vous pour votre compte personnel,
et puis les uns pour les autres, que ce message ne soit
pas perdu, que nous retenions ce que Dieu a voulu dire,
et que nous nous efforcions de recevoir cette force
divine en nous, qui est la patience, de façon à ce que
nous devenions des hommes complets, et alors lentement
mais sûrement de parfaits fils de Dieu.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 07.05.80
1. Introduction.
Mes frères,
Ce soir, je vais commencer la lecture de la lettre
circulaire que le Père Abbé Général nous adresse à
l'occasion de la fête de Pâques. Nous devons
l'accueillir avec respect et reconnaissance. Je ne
connais pas le Père Abbé Général, je ne lui ai jamais
parlé. Je n'aurais sans doute jamais l'occasion de
m'entretenir avec lui. Et d'ailleurs, même si j'avais
l'occasion de le rencontrer, ce n'est pas an entretien
d'une heure qui permettrait de dégager la personnalité
de l'homme.
Mais pour ce qui nous regarde, à propos de cette
lettre, nous devons nous situer bien au-delà des
facteurs purement humains. Le Père Abbé Général est un
peu la conscience de l'Ordre. Il a été choisi par Dieu
pour cela ; cela veut dire qu'il a reçu de Dieu depuis
toujours des qualités humaines et surnaturelles qui lui
permettent de s'acquitter de cette mission.
Et la conscience de l' Ordre, en ce sens-ci : qu'il
doit sentir quelles sont les faiblesses, les
défaillances, les impossibilités de l'Ordre, mais aussi
les énergies qui l'habitent, les dynamismes qui le font
évoluer. Et c'est tout cela qu'il essaye de nous
partager à l'occasion de ses lettres circulaires,
particulièrement cette lettre-ci.
Nous allons donc la recevoir comme un message venant
d'au-delà du Père Abbé Général, venant de l'Esprit de
Dieu. Dieu nous a parlé dernièrement par une voie qui
était la grippe. Nous avons essayé d'interpréter cette
Parole. Maintenant Dieu nous parle à travers un écrit.
Ce n'est pas plus facile car nous allons devoir bien
réfléchir à ce qu'il nous dit pour extraire de cette
Parole, de ce message de Dieu tout ce que Dieu veut nous
dire pour notre progrès spirituel. Voici donc le début
de sa lettre :
Chers frères et sœurs,
Comme l'annonçait le bulletin d'information n° 54, je
n'ai pas pu écrire de lettre circulaire à Noël. Ce délai
a été providentiel puisqu'il m'a donné plus de temps
pour réfléchir sur le sujet auquel je vais m'attaquer :
mes impressions après avoir visité tous les monastères
de l'Ordre.
C'est là un sujet difficile et complexe, vous vous en
doutez. Il va d'ailleurs le dire luimême quelques lignes
plus bas. Il est seul, en tant qu'Abbé Général, parce
qu'il est Abbé Général, de pouvoir aborder un tel sujet.
Il a visité tous les monastères. Il y en a 87 de moines
et 51 de moniales, dispersés aujourd'hui dans le monde
entier. Il a séjourné quelques jours en chacun d'eux. Je
ne sais plus en quelle année il est passé ici ? Et alors
en plus de cela, il est au confluent de toutes les
informations qui concernent chacune des maisons de
l'Ordre ; toutes les Cartes de Visite arrivent chez lui,
les rapports confidentiels aussi.
Et n'oublions pas les lettres que les moines et les
moniales toujours bien intentionnés lui adressent au
sujet de telle ou telle situation des communautés.
Confidentiellement je vous dis encore ceci : il me
disait dans cette lettre : Tiens, disait-il, depuis tout
un temps je n'ai plus reçu aucune lettre de Rochefort.
C'est bon signe, disait-il. Donc, essayons de persévérer
dans cette bonne direction.
Son sujet est difficile et complexe car les monastères
sont répartis maintenant dans les 5 parties du monde,
depuis les régions hyper civilisées des Etats-Unis
jusqu'aux régions les plus pauvres des pays en voie de
développement.
Voyez un peu ! Porter alors un jugement qui vaudrait
pour tous ! Alors que beaucoup d'Abbayes ont connu et
connaissent encore le tremblement de terre
postconciliaire ! En plus, les monastères, ce ne sont
pas des abstractions, ce sont des communautés. Il y a là
des hommes qui cherchent Dieu, ou qui cherchent la route
qui conduit vers Dieu, des hommes qui ont leurs
problèmes personnels, leurs espoirs personnels, leurs
questions.
Voyez ! Ce qu'il aborde aujourd'hui n'est pas comme il
l'avait fait l'année dernière sur la Lectio Divina.
C'était un enseignement spirituel. Ici, il doit rendre
compte de ce qu'il a senti au sujet de personnes. Aussi,
il utilise un mot qui à première vue m'a étonné. Il dit
: le sujet auquel je vais m'attaquer ! Le terme
le plus habituel serait : j'aborde un sujet, je vais
l'explorer, je vais le scruter puis je vais en traiter.
Lui, il va s'y attaquer, un peu comme dans une escalade
de montagne on va s'attaquer à une rampe rocheuse
difficile, dangereuse, on va prendre des risques.
Et c'est ce que fait le Père Abbé Général avec ce
sujet. Car le risque qu'il prend, c'est d'être mal
compris et d'être mal jugé. On dira : oui, mais ce n'est
pas tout à fait comme ça ! Vous voyez, il prend un
risque. Et pour cela il lui faut du courage, le courage
d'exposer la vérité toute entière. Car une vérité
partielle est toujours entachée d'erreur. Lui, comme
Abbé Général conscience de l'Ordre, il doit s'efforcer
d'exprimer la vérité totale au sujet de l'Ordre. Vous
voyez, ce n'est pas facile. Donc il a bien raison de
dire qu'il va s'y attaquer.
Il dit aussi qu'il va livrer ses impressions, mes
impressions, dit-il. Il va donc porter un jugement
personnel, un jugement autorisé, et vous savez pourquoi,
mais aussi un jugement d'autorité. Ce qu'il va dire va,
non pas faire loi en la matière - il n'est pas question
de cela mais ça aura tout de même un poids qui va peser
sur l'Ordre et qui va fatalement l'orienter dans une
certaine direction.
Il faut donc que l'Esprit de Dieu habite le Père Abbé
Général, qu'il soit ouvert à l'influx de cet Esprit pour
que grâce à la docilité de l'Abbé Général l'Ordre puisse
évoluer dans la ligne voulue par Dieu.
Il a du pendant un temps plus ou moins long, et il le
rappelle en disant : ce délai a été providentiel puisque
il m'a donné plus de temps pour réfléchir. Il a donc
fallu qu'une décantation s'opère en lui, que se dégage
une synthèse et dans cette synthèse une vue d'ensemble
globale, qu'apparaissent en relief, en saillie quelques
détails importants, essentiels qu'il faut retenir,
détails qui vont faire ressortir d'avantage la globalité
de ce qu'il va dire.
Mes frères, je pense que nous pouvons remercier le Père
Abbé Général pour cette lettre-ci. C'est un document
important. Je vois, il ne le dit pas explicitement, mais
ce qu'il veut
- c'est certainement derrière sa tête quelque part - il
veut intéresser chacun de nous au prochain Chapitre
Général qui va traiter de la situation de l'Ordre. Il
veut donc que chacun de nous soit informé des problèmes
qui vont se poser aux Capitulants. Nous devons nous y
intéresser, c'est notre affaire à nous et non seulement
l'Ordre comme tel, mais aussi notre monastère, et chacun
d'entre nous. Nous ne sommes pas isolés, nous ne sommes
pas des pions les uns à côté des autres. Non, c'est un
organisme qui vit et nous sommes membres de ce Corps.
Mes frères, voilà, nous allons maintenant nous rendre à
l'église, il est temps. Je vais commencer la lecture, je
dirais du corps du sujet, demain. Il commence par une
petite statistique, elle sera très facile. Mais nous
retiendrons ceci aujourd'hui : c'est que nous devons
soutenir notre Père Abbé Général de notre prière et
aussi de notre confiance. N'oublions pas qu'il a été
placé par Dieu pour remplir une mission qui est unique
dans l'Ordre.
On pourrait très bien dire : oui, mais auparavant il
n'y avait pas d'Abbé Général, on pourrait très bien s'en
passer ! Oui, dans le temps on pouvait s'en passer. Mais
je pense qu'aujourd'hui on ne saurait plus. Il faudrait
toujours qu'il y ait dans l'Ordre quelqu'un qui soit
capable de faire comme ça la synthèse, le tableau de
tout ce qui arrive de façon de pouvoir être, à la place
de chacun d'entre nous, cette conscience qui nous dit où
nous en sommes, et toujours où nous devons aller.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 08.05.80
2. Statistiques.
Mes frères,
Le Père Abbé Général nous dit qu'il va nous livrer ses
impressions après avoir visité tous les monastères de
l'Ordre. Et il enchaîne immédiatement :
La situation numérique est assez facile à exposer.
Alors qu'en 1959 il y avait dans l'Ordre 3362 moines et
1498 moniales à voeux solennels les chiffrent
correspondant en 1979 étaient 2607 et 1648. Durant cette
période la moyenne d'âge est montée chez les moines de
44 à 55 ans, et chez les moniales de 46 à 54. Ces
chiffres comprennent les novices et les profès
temporaires. Au cours de la même période il y a eu 2717
entrées et 2953 départs dans la branche masculine,
tandis que chez les moniales on compte 1126 entrées et
612 départs.
Voilà beaucoup de chiffres pas facile à retenir !
J'ai débroussaillé un peu tous ces calculs, et voici
plus simplement comment les choses se présentent : La
situation est donc vue à 20 ans d'intervalle, 59-79.
Chez les moniales, en 20 ans, leur effectif a augmenté
de 10% et les entrées ont été supérieures aux sorties de
45%. Un petit calcul m'a permis de voir que le Père Abbé
Général en parlant d'entrée et de sortie comptait les
novices aussi. Donc, c'est le mouvement à l'intérieur de
l'Ordre. Chez les moniales, au cours de ces 20 ans, la
moyenne d'âge des moniales a crû de 17%.
Maintenant chez les moines ? Là, c'est tout autre chose
! Les effectifs ont diminué de 22% et les sorties ont
excédé les entrées de 9%. La moyenne d'âge a augmenté de
25%. Quelles conclusions tirer de ces chiffres ? Mais
d'abord que les moniales non seulement n'ont pas
régressé, mais qu'elles ont proliféré, ça se comprend !
A mon sens les femmes sont plus généreuses, plus
enthousiastes, plus idéalistes et plus fidèles que les
hommes. Il y a plus de force chez les femmes que chez
les hommes. On les appelle le sexe faible, mais
spirituellement, même dans le monde, une femme est plus
forte que l'homme. Il faut toujours bien le savoir !
Maintenant je me suis demandé : mais à Saint Remy, que
s'est-il passé pendant ces 20 ans ? En 59 il y avait ici
47 personnes. Il y avait sans doute à ce moment là un ou
l'autre qui était exclaustré, je ne m'en souviens plus.
Mais enfin 47 personnes et 20 ans après il y en a 37, ce
qui fait une diminution de 21%. Nous sommes dans la
moyenne de l'Ordre qui est de 22%. Nous n'avons pas à
nous plaindre.
Maintenant la moyenne d'âge : elle était de 54 ans déjà
alors. Et aujourd'hui, maintenant en 79 donc, elle était
de 57 ans. Ce qui fait une hausse de 5%, quand la
moyenne de l'Ordre est de 25%. Nous ne sommes pas trop
mal lotis, mais nous sommes tout de même au dessus de la
moyenne de l'Ordre qui est de 55 ans et nous en avons
57.
Maintenant je pense qu'il est intéressant de tirer
quelques conclusions. Ce sont les miennes, ce sont mes
impressions aussi, mais je pense que ce seront aussi les
vôtres. D'abord, c'est qu'il ne faut pas se laisser
impressionner par des chiffres, des chiffres concernant
l'âge moyen, la diminution des effectifs, mais surtout
l'âge moyen. Les communautés vieillissent. La nôtre
vieillit, c'est fatal ! Pourtant il y a des jeunes, il
n'en manque pas ici. Il y a des monastères où il y a un
frère en dessous de 40 ans, où il y en a deux en dessous
de 50 ans. Voyez alors quand il y a 50 ou 60 hommes dans
ce monastère, ils ont 60,70 ans. Voyez un peu ! Ici,
nous n'avons pas à nous plaindre.
L'accroissement de la longévité ? Mais c'est un
phénomène général dans nos régions civilisées. Elle est
due à une médecine qui est en progrès constant.
Imaginons un peu, nos anciens qui ont du l'année
dernière subir des interventions chirurgicales graves.
Mais il y a 20 ans de cela ? C'était fini ! Il ne
fallait même pas essayer, ça n'existait pas. Ils étaient
condamnés. Et maintenant c'est une nouvelle jeunesse qui
recommence en eux.
Alors aussi une diététique mieux appropriée, mieux
équilibrée. Regardez un peu comme nous sommes nourris
maintenant ! Regardez un peu comme nous étions nourris
il y a 20 ans, où c'était encore le régime vraiment de
la Trappe. Il y avait déjà de petits soulagements, mais
aujourd'hui ? Or, il est certain qu'une nourriture plus
consistante, mieux diversifiée, mieux préparées - on a
de meilleurs moyens techniques à notre disposition
maintenant - ça donne aux hommes un surcroît de force,
une plus grande résistance aux facteurs de destruction
qui sont en eux.
Donc félicitons-nous, mes frères, de cette longévité.
Il est utile, il est indispensable, c'est une
bénédiction d'avoir dans un monastère des vieillards,
des anciens. Ce sont eux qui portent toute la
communauté. Il faut des jeunes aussi naturellement,
parce que les anciens ne savent plus travailler comme
auparavant. Mais je le dis, le poids de spirituel, le
poids de charité, d'amour, de fidélité qui est là.
Il y a aussi, ce qui fait reculer l'âge moyen, c'est le
recul de l'âge auquel on entre dans un monastère. Plus
question aujourd'hui d'arriver à 14, 15 ou 16 ans. On
exige des candidats une maturité humaine, affective,
professionnelle, classique même au plan des études. La
scolarité est prolongée, la loi l'oblige. On demande
même aujourd'hui, la plupart, d'avoir exercé une
profession avant d'entrer, d'avoir vraiment choisi de se
dépouiller d'un avenir qu'on avait déjà en main, qui
était prometteur, pour suivre Dieu, se mettre à son
service, faire sa vie avec Dieu. Voilà donc ce qui fait
que l'âge moyen recule !
Mais le Père Abbé Général dit :
On pourrait se poser une question. Faudrait-il fixer un
âge limite dans l'autre sens ? Vers le haut autant que
vers le bas ?
Dans certains monastères, on n'accepte plus les
candidats qui ont au-delà de 50 ans. Dans un autre on ne
les accepte plus lorsqu'ils ont au-delà de 45. Chez les
Chartreux, on ne les accepte plus lorsqu'ils ont dépassé
40 ans. Il y a là une question qui se pose ?
Maintenant le recrutement aussi ! On parlait des
entrées et des sorties. Pour ce qui est des hommes, il y
a plus de sorties que d'entrées, donc il y a plus de
mouvement. L'idéal, ce serait de pouvoir joindre et la
qualité et la quantité : beaucoup de postulants de
premier choix ; ça, ce serait l'idéal !
Mais en fait, et c'est ma politique, il faut donner une
priorité absolue à la qualité. Depuis que je suis en
charge d'Abbé, il y a déjà bien eu, allez je ne vais pas
calculer, mais 10 ou 12 demandes soit par écrit, soit
des visites ici au monastère. Et vous voyez qu'il n'y en
a que deux ! Priorité à la qualité !
Mais on pourrait dire, et c'était une objection qu'on
entend parfois : Non, il faut accepter tout ce qui se
présente, surtout les jeunes. Pourquoi ? Mais parce que
cela met de la vie dans une communauté même s'ils ne
font qu'entrer et sortir, rester quelques semaines ou
quelques mois...Non, ça met de la vie, ce sont des
jeunes, et les anciens alors sont contents parce que, je
ne sais pas, ils voient quelque chose qui bouge. Et
voilà, ça épanoui tout le monde, et alors, ce qui n'est
pas à dédaigner non plus, le travail se fait.
Oui, lorsque j'étais à la Conférence Régionale de
Port-du-Salut, il y en a un là qui m'a dit que dans un
monastère - ce n'est pas un monastère Belge, mais il
n'est tout de même pas loin d'ici - il se présentait de
200 à 300 postulants par année ! Et tout ça passe au
noviciat ! Alors vous voyez un peu quelle affaire. Mais
il disait : ça devient un peu trop ça quand même !
Alors, à cette objection qui dit : non, il faut aussi
la quantité et pas trop regarder à la qualité, même si
ça ne reste pas, je répondrai ceci : C'est que vous vous
en doutez bien, ce va et vient est une cause de trouble
dans une communauté, chez les anciens aussi, et surtout
chez les jeunes, sérieux alors. Il n'est pas possible de
donner une formation convenable lorsque il y a du tout
venant, parce que ceux qui sont vraiment appelés par
Dieu reçoivent la nourriture spirituelle qu'on leur
donne. Mais les autres ne comprennent pas, ça glisse sur
eux, ça ne les intéresse pas. Ils ne savent pas y porter
intérêt parce que ça ne les concerne pas vraiment.
Alors, dans une salle où ils reçoivent les cours tous
ensemble, cela crée des difficultés : et pour celui qui
doit donner le cours, mais aussi pour les sérieux qui
l'écoute vraiment parce qu'ils voient que les autres
n'écoutent pas, qu'ils sont distraits, qu'ils s'occupent
d'autre chose. Alors je ne parle pas du reste !
Il y a aussi, c'est que les jeunes ont droit, je pense,
à la vérité sur leur avenir, pas seulement les jeunes,
mais aussi les moins jeunes. Il faut pouvoir leur dire :
oui, vous n'êtes pas appelés à la vie monastique ; ou
bien voilà, vous n'êtes pas appelés à la vie monastique
à Rochefort.
Il est venu l'année dernière comme cela un postulant -
appelons-le ainsi - un candidat qui est resté ici
quelques heures. Il avait téléphoné pour me voir. Je ne
pouvais pas refuser. Il est venu et il avait déjà été
voir ailleurs avant. Et je lui ai dit : écoutez, non,
non, non, votre situation est telle, vous n'êtes pas
appelé à la vie monastique, c'est certain !
Alors quand il est parti, il m'a dit : Eh bien vous ne
savez pas comme je suis contant de ce que vous m'avez
dit. Maintenant au moins je vois clair dans ma vie. Ce
n'est pas comme dans l'autre monastère où on m'a servi
toutes sortes de raisons qui n'en étaient pas, et je le
sentais bien. Maintenant c'est clair et net.
Vous voyez, c'est ça qu'il faut. Je pense que ceux qui
se présente ici on droit à la vérité sur leur vie. Et en
outre, il ne faut pas se moquer de Dieu. C'est ici la
maison de Dieu. Et ont seulement le droit d'y habiter
ceux que Dieu y invite. Naturellement il est toujours
difficile de discerner les esprits. Voyez un peu, Saint
Benoît prend tellement de précautions. Mais enfin pour
beaucoup, je ne dis pas au premier coup d'oeil, mais
après quelques temps, après quelques jours ou quelques
semaines, on peu de suite voir à qui on a à faire et on
peut donner une réponse sûre.
Mais voilà mes frères, je pense que dans le fond nous
pouvons être satisfait de notre sort ici, et que nous
pouvons, et que nous devons même remercier pour ce que
Dieu nous donne. Ne soyons pas ambitieux, soyons
toujours dans la vérité tel que nous devons être et
alors Dieu nous donnera de pouvoir vivre de sa vie.
Il nous donnera toujours des anciens ici, disons même
des vieillards qui serons pour nous des modèles de
fidélité, des modèles de joie, des modèles de prières,
des modèles d'abandon et des modèles de charité. Et s'Il
juge bon, parce que c'est Lui qui est ici chez Lui, eh
bien il invitera d'autres personnes, et il maintiendra
l'âge moyen de la communauté au niveau qui est le
meilleur, et pour LUI, et pour nous tous.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 10.05.80
3. La vie quotidienne.
Mes frères,
Après quelques considérations d'ordre statistiques, le
Père Abbé Général enchaîne immédiatement :
Mais qu'en est-il de la vie quotidienne dans nos
communautés ? Il n'est pas facile de trouver des
catégories à partir desquelles exposer correctement une
situation qui est fort complexe. Qu'il me soit seulement
permis pour commencer de dire que mon impression
générale est très positive.
Il y a des problèmes et des situations difficiles. Il y
a même quelques maisons qui, à mon avis, sont en danger
de perdre leur orientation monastique. Mais au total, il
y a en ce moment dans nos monastères beaucoup de
facteurs encourageants : un désir de prière, une
recherche de vie monastique authentique avec pour
corollaire une tentative pour découvrir ce qu'est au
juste le charisme cistercien, un effort pour atteindre
le juste équilibre entre Prière, Lectio et Travail, le
souci d'une atmosphère de communauté sincère et
fraternelle, un progrès dans la compréhension de la
nature ecclésiale de le vie contemplative.
J'ai touché ces points dans des lettres précédentes ou
dans des conférences, aussi n'est-il pas nécessaire de
les développer ici. Mais il ne faut pas oublier qu'ils
ont leur importance dans le tableau d'ensemble, si nous
voulons que celui-ci soit véridique.
Mes frères, je vous invite à vous hisser à deux étages
: celui de l'Ordre et celui de la communauté. L'étage de
la communauté d'abord, c'est celui qui nous touche de
plus près.
Le Père Abbé Général nous met entre les mains un
appareil qui nous permet de nous ausculter, c'est à dire
de procéder à un examen de conscience collectif. Mais
prenons bien garde ! Cela ne peut devenir prétexte à
vanité, vous savez, à penser aux autres communautés
plutôt qu'i la nôtre. Les autres, nous ne les
connaissons pas. Nous les connaissons par ouï-dire, des
ragots le plus souvent. Une communauté dissimule sa vie
intime, elle demeure secrète, elle est ouverte aux
regards de Dieu seul. Une communauté ne se livre pas
facilement. On peut y passer des mois sans la connaître.
Donc, de ce côté là soyons très discret, et
demandons-nous plutôt si les facteurs encourageants que
détaille ici le Père Abbé Général se reconnaissent parmi
nous ? S'ils sont ce qu'ils devraient être ? En un mot,
c'est le moment de voir si nous entendons à l'aide de
notre stéthoscope - qui nous permet de percevoir les
bruits internes de notre vie communautaire - c'est le
moment de percevoir si nous sommes au diapason de
l'Ordre entier ?
Oh, il ne nous est pas demandé d'être la locomotive de
l'Ordre. Il n'yen a qu'une. Auparavant c'était l'Abbaye
de Cîteaux. Maintenant quelle est-elle ? Pas un petit
bazar comme ici ! Mais il ne nous est pas demandé non
plus d'être la lanterne rouge, le feu rouge à l'arrière.
Non, voyons si nous sommes dans le convoi et si nous
avançons au rythme des autres ? Si les projets, les
recherches que le Père Abbé Général a constaté ailleurs
se retrouvent ici ? Voilà l'étage de la communauté.
Mais il faut gravir un étage supérieur encore, celui de
l'Ordre. Car la lettre du Père Abbé Général a pour objet
l'état de santé actuel de l'Ordre. Nous devons
maintenant sentir que nous ne sommes pas isolés. Il
existe très peu de contacts entre les communautés, avec
certaines pas du tout. On sait qu'elles existent parce
qu'on les voit dans l'Ordo, et c'est tout. Mais c'est
l'occasion maintenant de sentir que partout ailleurs
dans le monde il y a des frères qui vivent les mêmes
épreuves, les mêmes difficultés, les mêmes problèmes,
qui se posent les mêmes questions et qui essayent
sincèrement d'y apporter une réponse.
Cette lettre aussi à l'étage de l'Ordre, doit nous
sensibiliser aux questions qu'auront à débattre les
Abbés réunis en Automne au Chapitre Général. Vous savez,
le Chapitre Général, c'est quelque chose - on le dit
dans toutes les Conférences Régionales - qui n'intéresse
vraiment personne dans les communautés, sauf l'Abbé qui
est ennuyé par toutes sortes de choses. Mais prenez
garde à vous, n'est-ce pas ! Parce que quand j'aurais
terminé avec cette lettre-ci, je vais vous exposer
toutes les questions du Chapitre Général. Et j'espère
bien que vous éclairerez mon obscurité de vos lumières.
Un Abbé ne va pas au Chapitre Général à titre
personnel, mais il est là pour ses frères, il les prend
avec lui. Donc il faudra que je sente un peu - c'est une
question de sensibilité comment vous voyez les choses.
Et ce Chapitre Général va essayer de projeter une image
de l'Ordre à partir d'une mosaïque de visages : tous ces
rapports qui doivent être lus : il y en a 120 au moins !
Et à partir de là il faudra que l'ensemble des
capitulants se fasse une idée de ce qu'est l'Ordre
maintenant. Et cette lettre va y aider. Elle est un peu
une préparation à ce travail. Elle en est déjà comme une
présynthèse.
Maintenant le Père Abbé Général dit : Qu'en est-il de
la vie quotidienne dans nos communauté ?
Eh bien, c'est là qu'il fallait en venir : la vie
quotidienne. Et c'est la seule chose importante.
C'est très beau de discuter de principes, ou de normes,
ou de directives, ou d'idéal ; c'est très beau tout
cela, mais ça plane tellement haut que c'est hors de
notre portée. Nous ne savons pas le saisir.
Donc, voyons la vie quotidienne, dit-il. Ce sont des
hommes en chair et en os qui sont là réunis. Ils ont été
appelés par Dieu et ils sont dans un contexte qui est
celui d'aujourd'hui : social, économique, culturel,
religieux aussi. Et la dedans il faut chercher sa voie
vers Dieu qui est au bout, et qui appelle, et qui
attire, et qui trace une route. Mais il faut y avancer,
sur cette route, tels que nous sommes, dans la vie
quotidienne.
Il faut aider les hommes d'aujourd'hui à mieux vivre, à
mieux être en conformité avec l'appel qu'ils ont reçu et
auquel ils ont obéi. Il faut que les frères soient, et
au plan spirituel et aussi au plan humain, qu'ils soient
plus mûrs, plus épanouis, plus heureux de vivre ce
qu'ils sont, mieux dans leur peau, leur peau mortelle
d'aujourd'hui, mais aussi dans la peau du corps
spirituel qui est en train de ressusciter déjà en eux.
Voilà ce que c'est que la vie quotidienne dans une
communauté !
Et c'est à cela que le Père Abbé Général veut en venir.
Et il va proposer un schéma de réflexion, vous allez le
voir par après. Car, dit-il, c'est une situation fort
complexe, cette vie quotidienne. Il va faire les choses
comme il lui semble bon. C'est un Anglo-Saxon. Il est
très systématique et très clair aussi tout en étant
précis.
Et son impression générale, dit-il, comme ça en gros,
elle est très positive. Remarquez ici le superlatif très
positif : pas seulement positive, mais très positive. Il
y a des problèmes, il y a des déchets puisque une ou
l'autre communauté semble être en danger de perdre son
orientation monastique.
Alors mes frères, je pense que en conclusion de cette
soirée, nous devons faire une confiance pleine et
entière en la puissance irrépressible de l'Esprit de
Dieu. Il y a - puisqu'il partait de 1959 et nous voici
en 1979, donc juste avant le Concile et maintenant - il
y a une vingtaine d'année on n'aurait jamais osé écrire
une lettre de ce genre : impressions générales très
positives, des facteurs encourageants, tous ceux qu'on
vient de détailler. Il y a des choses qui se passent.
Eh bien, laissons-nous porter par ce mouvement qui
soulève non seulement l'Ordre mais aussi l'Eglise
entière. Et en particulier aujourd'hui les jeunes, les
tous jeunes, de ceux que nous avons vu encore ces
jours-ci qui suivaient nos Offices, ces jeunes qui sont
autres, qui sont une autre race que ceux d'il y a 5 ou 6
ans.
Eh bien, laissons-nous prendre par l'Esprit et lundi si
vous le voulez, nous allons passer rapidement en revue
tous ces facteurs encourageants et nous ausculter pour
voir où nous en sommes sous ce rapport là.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 12.05.80
4. Facteurs encourageants.
Mes frères,
Le Père Abbé Général est un fin psychologue : il ne
s'attarde pas, il ne s'appesantit pas sur le côté sombre
des situations. Pourquoi d'ailleurs ? Il y a de ces
tempéraments qui ont toujours les yeux larges ouverts
pour tout ce qu'ils voient de contraire chez les autres,
et chez eux-mêmes aussi. Ils sont naturellement
dépressifs. Tel n'est pas le Père Abbé Général, du moins
d'après le contenu de sa lettre. Il va au positif. Et je
pense que c'est la bonne marche.
Les taches que nous découvrons chez les autres, que
nous découvrons en nous aussi, elles sont appelées à
disparaître. Alors pourquoi ne pas aider un peu à cette
disparition en jetant de la pluie, de l'eau sur les
côtés bons de notre nature, sur les côtés éclairés,
lumineux des autres pour que petit à petit, grâce à
l'humilité et à la chaleur cela puisse s'étendre et sans
même que nous le remarquions, éliminer ces taches
jusqu'à ce que nous soyons tous Lumière.
Nous verrons que ça n'empêche pas la Père Abbé Général
d'être très lucide. Il sait très bien voir les défauts,
les erreurs, les lacunes, et poser le doigt dessus. Mais
c'est pour mieux dégager la Lumière qui doit éclairer
notre route. N'oublions pas cela lorsque nous avancerons
dans la lecture de sa lettre.
Voyez aussi comme il est prudent. Il dit qu'il y a des
problèmes, des situations difficiles...pas plus !
Il y a même quelques maisons qui, à mon avis, sont en
danger de perdre leur orientation monastique.
Il dit : A mon avis. Ce n'est certainement pas l'avis
des communautés concernées qui, elles, sont certainement
bien persuadées d'être dans le vrai et d'être des moines
pour aujourd'hui. Cela crée parfois des situations
cocasses.
A la Conférence Régionale unique à laquelle j'ai eu le
privilège d'assister, il y avait un Abbé qui était
perturbé et qui voulait avoir l'avis de ses confrères.
Il avait dans sa communauté un Père qui publie des
articles remarqués. Et ce Père lui prétendait que la vie
cistercienne pour aujourd'hui, c'était d'aller habiter
en ville et d'aller travailler en usine. Voilà, c'était
ça moine cistercien aujourd'hui. Et il fallait répondre
!
On en a parlé longtemps. Chacun savait très bien de
quoi il s’agissait, mais il fallait avoir la patience
d'écouter l'Abbé, d'écouter le délégué qui exposait tout
ça. Mais enfin ils sont rentrés chez eux rassurés, bien
décidés à aller dire son fait à ce Père en question. Et
je ne sais pas ce qu'il est devenu ? Ah, il paraît qu'il
est tout de même parti dans sa ville travailler en usine
tout seul. Voilà !
Et nous voyons alors, à cet avis du Père Général,
l'utilité pour une communauté d'un regard venant de
l'extérieur. Je pense ici à la Visite Régulière. Vous
avez un Abbé qui vient de l'extérieur et qui regarde la
communauté et qui peut alors éveiller les consciences à
une déviation possible. C'est ça le but de la Visite
Régulière. C'est veiller à ce que - comme le disait déjà
la Charte de Charité - ne s'introduise dans la lecture
de la Règle un sens autre que celui qu'ont voulu
découvrir les fondateurs de Cîteaux. Et c'est une
entreprise ardue aujourd'hui !
Mais ouvrons bien l'oreille pour la suite ! Le Père
Abbé Général va, dans le cours de sa missive, nous dire
ce que lui entend par l'orientation monastique. Et comme
je puis en juger, c'est juste, ce qu'il dit. Nous
verrons.
Maintenant il parle des facteurs encourageants qu'il a
découverts partout :
Au total, il y a en ce moment dans nos monastères beaucoup
de facteurs encourageants.
Il en cite quelques-uns. Et si vous le voulez, nous allons
nous aussi nous examiner, pour voir si nous avons, nous
aussi, le droit d'être encouragés.
Un désir de prières.
Est-ce que il y a ici à Saint Remy un désir de prière ?
Difficile à dire parce que ce sont des choses, ça, qui
ne se manifestent pas volontiers ; la prière, c'est
tellement intime ! Vous savez, on ne va pas dire l'un à
l'autre : vous savez, moi, j'ai un grand désir de
prières ! On en parlera peut-être à son Père Spirituel,
mais on ne l'écrit pas au tableau comme on écrit : j'ai
perdu mon agenda. On n'écrira pas : Moi, Père un tel,
j'ai un grand désir de prières ! C'est autre chose,
c'est un autre domaine.
Mais je pense qu'il y a tout de même ici un petit
symptôme dans notre communauté qui me permet de répondre
par l'affirmative. A la fin de l'année dernière j'avais
fait une allusion prudente mais tout de même sérieuse, à
la possibilité de supprimer les expositions du Saint
Sacrement avec adoration. Et cela pour des motifs qui
étaient...voilà...à ce moment présents. Et ça a provoqué
un sursaut dans la communauté. Pas un sursaut
d'indignation, non, mais comme un choc, tel qu'il y a eu
des vagues jusqu'à la Visite Régulière. Oui, c'est à la
Visite Régulière qu'on en a parlé aussi.
Mais vous voyez, il y a donc là quelque chose ! Il y a ici
un désir de prière qui est certain, mais il faut une
circonstance ainsi pour le remarquer.
Il parle aussi d'une recherche de vie monastique
authentique avec pour corollaire une tentative pour
découvrir ce qu’est au juste le charisme cistercien.
Et ça, je pense que c'est présent ici ! Regardez un peu
tous ces chapitres, cette retraite, même les causeries
que nous entendons au sujet de la Règle de Saint Benoît
; même aussi - on va dire : c'est loin ! - la façon dont
un texte peut être annoté musicalement en se référant à
ce que les anciens faisaient. Tout cela, vous voyez,
c'est une recherche de l'authentique, une recherche d'un
charisme qui est toujours vivant dans les communautés.
Mais nous devons rester branché dessus pour que nous
puissions sans cesse le faire revivre en nous. Il ne
doit pas s'assoupir. Il doit être comme une flamme qui
sans cesse nous réchauffe et nous ranime, voilà le mot,
nous fait vivre.
Un effort, dit-il, pour atteindre le juste équilibre entre
prière, lectio et travail.
Un effort ? Oui, parce que cet équilibre est toujours
un équilibre à rechercher. Le grand danger dans toutes
les communautés - il y fait allusion plus loin - c'est
de mettre l'accent sur le travail pour des raisons qui
s'imposent. Les effectifs diminuent dans une communauté,
tandis que le travail est toujours là ! Alors cela au
détriment de la Lectio, alors pour chacun, mais
aussi de la prière et de la prière chorale.
Il dira plus loin que certaines maisons ont demandé
d'être dispensées de l'une ou l'autre Petites Heures.
J'ai vu aussi dans une communauté, il n'y a pas
tellement longtemps : l'Office de None se célébrait ½
heure exactement après la fin du dîner. Mais disons sauf
les vieux, les vieillards, tous les autres au choeur
chantaient l'Office en salopette, sans coule, sans rien
du tout, comme ça ! Parce que de suite après c'était le
travail, il n'y avait pas une minute à perdre.
Vous voyez, c'est cela ! Vous voyez, il y a donc
toujours un effort à faire. Et je pense que cet effort
est, ici, présent aussi parce que nous essayons tous
d'alléger le travail les uns des autres, et de l'alléger
en tout, que la charge qui pèse sur la communauté ne
l'écrase pas. Il faut toujours que le travail soit une
charge. En soi, il est ça, c'est ça ! Le travail doit
épanouir la personne, mais il doit aussi créer une
fatigue.
Il faut que le soir, c'est ça que je veux dire, on soit
contant de déposer le fardeau. Alors c'est sain ! C'est
physiquement, nerveusement, psychologiquement et même
spirituellement sain qu'au soir on soit contant de
déposer le fardeau du travail. Mais il y en a certains
dans certaines communautés qui sont pris comme dans une
fièvre d'activisme et ils ne savent plus arrêter la
machine. Donc, toujours attention ! Et je pense qu'ici
nous sommes dans la mesure du possible, toujours en
recherche de cet équilibre.
Alors le souci d’une atmosphère de communauté sincère et
fraternelle.
Et çà, pas besoin d'y revenir ! C'est ce qui a frappé
le Père Visiteur et ce qu'il a demandé de signaler en
priorité dans le rapport pour le Chapitre Général. Donc
ça est ici ! Naturellement il faut toujours que dans une
communauté il y ait des tensions, même entre personnes.
Mais ces tensions doivent éviter d'être malsaines, de
dégénérer en amertume. Non, il y a là aussi toujours un
équilibre à rechercher. E la recherche de cet équilibre,
c'est là le nerf de la charité fraternelle.
Et finalement un progrès dans la compréhension de la
nature ecclésiale de la vie contemplative.
Auparavant on entrait à la Trappe pour y faire
pénitence et pour sauver son âme, tant pis pour les
autres ! Lorsque j'étais novice, un ancien m'a exposé
cette théorie. C'était la base de sa vie. C'était à
l'occasion d'une petite fête.
Ma foi je l'ai bien écouté. Je ne pouvais pas le
contredire, j'étais novice et lui était très âgé déjà ;
et je l'ai laissé dans ses bonnes idées. Mais en tout
cas ce n'était pas les miennes et je pense que ce ne
sont pas les vôtres non plus.
Nous découvrons de plus en plus que nous sommes
solidaires non seulement de l'Eglise, mais aussi de
l'humanité, de tout ce qui se passe aujourd'hui. Je ne
veux pas dire que nous avons besoin ici d'un poste de
TV, ce n'est pas ça ! Mais nous sentons que nous sommes
en communion avec les hommes qui sont en train de
devenir de mieux en mieux le peuple que Dieu se prépare
pour sa gloire.
Je ne vais pas insister, car ça c'est encore quelque
chose qui est vivant et même bien vivant ici. Nous
allons à partir de la fois prochaine entamer le corps de
la lettre du Père Abbé Général. Et je vous demanderais
de toujours avoir à l'esprit, à l'arrière plan, ce qu'il
vient de dire ici.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 14.05.80
5. La prière continuelle.
Mes frères,
Nous allons maintenant entamer la partie centrale de la
lettre de notre Père Abbé Général.
Cette revue de l'Ordre sera divisée en 4 sections : Vie
à l'intérieur de la communauté - Relation avec
l'extérieur - Expansion de l' Ordre dans les cultures
non occidentales - Renouveau et adaptation.
Comme vous le voyez, le Père Abbé Général suit un
mouvement qui va de l'intérieur vers l'extérieur. C'est
une démarche humaine et spirituelle normale. C'est ainsi
que Dieu fait. De la plénitude de son Etre personnel il
lance à l'extérieur de lui et de plus en plus loin la
création matérielle et spirituelle.
La démarche du Père Abbé Général est donc parfaitement
logique et nous découvrons là encore un des traits de
son tempérament. C'est très intéressant, car lorsque
nous aurons terminé la lecture de la lettre, nous
verrons se dresser devant nous la physionomie humaine et
spirituelle de cet homme. Il se livre dans cette lettre
beaucoup plus que dans les autres.
Maintenant je vous demande de bien faire attention.
Ouvrez vos oreilles ! Car il va porter un jugement d'une
extrême gravité sur notre vie. Il va nous remettre en
face de l'exigence la plus haute et la plus pure de
notre vocation. Et il n'aura pas peur de définir
clairement et de rappeler fermement le but de notre vie
monastique contemplative.
Et je dois dire déjà tout de suite que pour faire cela, il
faut l'oser aujourd'hui. Il lui faut du courage. Encore un
petit trait de ce qu'il est. Ecoutez donc :
Comme il a été dit plus haut, un grand intérêt est
accordé à la prière à la fois liturgique et privée. Dans
quelques maisons il y a des groupes de prière pas
nécessairement charismatiques et l'on pratique aussi le
partage d'Evangile. La liturgie est en langue
vernaculaire dans presque tous les monastères. Mais il
va falloir évidemment bien des années pour mettre en
place un chant satisfaisant, bien qu'un effort
considérable ait déjà été fourni en faveur de cette
recherche. Quelques dix maisons ont demandé la
permission d'omettre l'une ou l'autre des petites
heures. La concélébration semble avoir un effet unifiant
dans la plupart des monastères de moine.
Ceci, vous voyez, c'est assez anodin ! Attention
maintenant !
En dépit de cet intérêt pour la prière, il n'est pas
toujours certain qu'elle soit regardée comme
l'occupation la plus importante du moine. Il est permis
de se demander si on accepte comme un idéal désirable la
pratique de la prière continuelle.
En note il dit ceci :
Naturellement quand je parle de l'idéal de la prière
continuelle, il faut entendre cela correctement. Cassien
le donne comme le sommet de la vie monastique, mais il
présente aussi comme but la pureté du coeur et l'amour
parfait.
Et maintenant voici sans doute, en bas de page, dans une
note, ce qui est le fer de lance de sa lettre
Pour tout dire, le moine parfait est celui qui est
totalement donné à Dieu, et qui est par amour
continuellement tourné vers lui.
Reprise du texte de la lettre :
En quelques endroits le mot même de contemplation
semble tenu en suspicion. En d'autres termes, l'aspect
contemplatif de notre vie monastique n'est pas mis en
évidence autant qu'on pourrait le souhaiter.
Eh bien voilà, mes frères, le Père Abbé Général situe
le terme obligé d'une vie monastique cistercienne qui se
veut vraie, il le situe dans la prière continuelle. La
prière continuelle ? Mais on pourrait en parler pendant
des semaines et des semaines. Il faudra peutêtre y venir
un jour ? C'est autre chose que de réciter des prières,
que de pratiquer l'oraison mentale, que de chanter
l'Office Divin. Tout cela est capital, est essentiel,
mais ce n'est jamais qu'un mayen pour avancer vers la
prière continuelle, ou bien pour s'y maintenir. Mais
qu'est donc la prière continuelle ?
Le Père Abbé Général le dit clairement. C’est être
totalement donné à Dieu, et par amour continuellement
tourné vers lui. Voici la définition de la prière
continuelle. C'est d'être continuellement tourné vers
Dieu. Pourquoi ?
Mais c'est participer existentiellement et consciemment
à l'état qui est celui du Christ Verbe Incarné, qui lui
est toujours, comme le dit l'Apôtre dans le Prologue de
son Evangile, pros ton theon, c'est à dire tout
le temps tourné vers Dieu, en mouvement vers Dieu,
orienté vers Dieu. C'est cela !
Ce n'est donc pas des activités qui auraient trait à la
prière. Non ! C'est l'état d'un homme qui est comme
était le Christ, comme l'est le Christ encore
maintenant, comme il l'était avant sa conception dans
son état déjà de Verbe de Dieu : il est tourné vers
Dieu.
Le moine parfait est un homme qui est engendré de Dieu
et qui sans cesse se remet à Dieu, toujours ce mouvement
! Il se reçoit de Dieu dans tout son être et il se
restitue incessamment à Dieu tel qu'il s'est reçu.
Vous voyez, c'est toujours ce mouvement vers Dieu,
constamment tourné vers lui, et reçu de Dieu, et
toujours, toujours ainsi ! C'est participer à la
génération du Verbe Incarné, à l'intérieur de la
Trinité. C'est donc être ici parmi les hommes un autre
Christ. Et voilà le sommet de la vie monastique
contemplative !
Naturellement pour en arriver là, il faut comme le dit
le Père Abbé Général, il faut se laisser purifier le
coeur. Un coeur qui est empli d'une seule chose - je dis
chose - d'un quid en latin, qui est l'AMOUR. Mais
AMOUR qui est une Personne et qui est l'Esprit de Dieu.
Un tel homme, à ce moment là, est prêt pour toute
mission que Dieu peut lui confier, car il est parmi ses
frères présence du Christ. Et il n'est rien d'autre que
cela !
L'idéal vers lequel doit tendre le moine n'est rien
d'autre que la perfection de la vie du chrétien, de la
vie de l'homme. Mais comme le disent les anciens : on
n'arrive pas là tout seul. C'est non sine ingenti
cordis contritione, non sans un immense broiement
de coeur. Car le coeur doit être broyé pour être
transformé.
Tout ce qui est à l'intérieur de mauvais,
d'indifférent, tout cela doit sortir pour faire place à
vacuité dans laquelle peut entrer l'Esprit même de Dieu
et alors, à partir de là transfigurer tout l'être. C'est
donc l'idéal : participer à l'état du Christ ressuscité,
et cela existentiellement et aussi consciemment ; si
bien que celui qui est là, il le sait. Cela ne peut pas
être autrement.
Maintenant cette prière continuelle ? Pourquoi appeler
cela prière continuelle ? Mais un tel homme, il prie
constamment, même sans penser à Dieu. Ce n'est pas du
tout nécessaire, ce n'est pas possible d'ailleurs, s'il
est pris dans un travail absorbant qui prend toute son
attention. A ce moment son attention ne peut être
divisée. S'il a un travail intellectuel par exemple, ou
un travail qui demande une précision technique, tous les
efforts, toutes les énergies de son être sont sur ce
travail ; et ça ne l'empêche pas d'être entièrement à
Dieu. C'est à ce moment là qu'il l'est !
Il y a des travaux qui permettent d'avoir l'esprit
libre. C'est pour ça qu'on disait que dans la vie
monastique, le travail des champs, le travail de jardin,
tout le travail forestier, tout cela et bien voila : on
peut y travailler et ça laisse l'esprit libre pour être
occupé de Dieu. C'est vrai, c'est certain ! Mais il y a
tant d'autres travaux qui aujourd'hui sont très, très,
très absorbants et qui ne laissent aucune possibilité de
penser à autre chose qu'à ce qu'on fait.
Eh bien la prière continuelle, un homme qui est dans
cet état de prière, mais ça ne le dérange pas du tout
parce que ce n'est donc plus, la prière continuelle, une
activité, mais c'est un état. C'est l'état de l'homme
qui est tout a fait christifié, tout à fait transformé
en un autre Christ.
Eh bien voilà, mes frères, le Père Abbé Général pose une
question. Et je pense que s'il la pose à tout l'Ordre,
nous pouvons nous la poser à nous. Et il dit ceci :
Il est permis de se demander si un tel idéal est accepté ?
Si on accepte cela comme un idéal désirable ?
Est-ce que nous pouvons nous demander, nous : Est-ce
que c'est cela mon idéal ? Estce que je suis venu ici au
monastère uniquement pour cela ? Est-ce que je suis prêt
à tout sacrifier uniquement pour cela ? Et le reste
n'est que moyen. Et quand cela ne sert plus, eh bien, je
le laisse tomber. C'est fini, j'ai un autre moyen à ma
disposition.
Est-ce que nous sommes mordus par ce besoin de répondre
à cet appel que Dieu nous adresse? S'Il nous a envoyé
ici, comme dit le Père Abbé Général, c'est pour ça. Et
je pense, mes frères, qu'il n'est pas possible de
comprendre autrement ce qu'il nous dit. Ce n'est pas
possible, c'est ça qu'il veut dire. Il le dira autrement
:
En d'autres termes, l'aspect contemplatif de notre vie
monastique n'est pas mis en évidence autant qu'on pourrait
le souhaiter ?
Mais voilà mes frères, pour ce soir restons-en là. Nous
allons continuer à regarder cela d'un peu plus près.
Puis nous continuerons la lecture de sa lettre, car
maintenant tout va tourner autour de cela.
Fête de l’Ascension. 15.05.80
Mes frères,
Les paroles que le Père Abbé Général nous adresse à
l'occasion des festivités Pascales sont un puissant
encouragement à persévérer dans l'entreprise à laquelle
nous nous sommes voués, entreprise dont nous sommes à la
fois et les matériaux et les ouvriers, le Maître
d'oeuvre étant Dieu, par son Fils le Christ, dans la
puissance incoercible de l'Esprit. Nous sommes donc
engendrés de Dieu continuellement, et perpétuellement
nous retournons à Lui en entraînant le monde avec nous.
Le Père Abbé Général nous demande si nous acceptons, si
nous sommes décidés à collaborer et à sacrifier tout
pour que ce travail aboutisse ? Si, comme nous le
conseille Saint Benoît, nous répondons : oui, d'accord,
nous nous trouverons bien vite dans une situation
paradoxale qui a été particulièrement mise en relief
dans la vie de Siméon le Nouveau Théologien. Cela
apparaîtra au fur et à mesure que nous avancerons dans
la lecture du livre au réfectoire.
Et ce paradoxe n'est rien d'autre que le mystère du
moine. Il consiste grosso modo en ceci : c'est un homme
qui est mort à lui-même, au monde, à tout, et qui vit de
Dieu et pour Dieu dans la Lumière. Ce n'était pas ignoré
des premiers cisterciens. C'était connu aussi de Saint
Benoît. C'était vécu par les Pères du monachisme. Au
fond, c'est le mystère de la personne du Christ, mystère
qui culmine dans le fait de l'Ascension.
Si vous voulez, nous allons y réfléchir quelques
minutes, en prenant comme point de départ l'hymne que
nous avons chantée au cours des Vigiles. Cette Hymne est
une suite de séquences qui toutes ensemble forment un
tableau vivant, plein de vie. Je vais simplement en
extraire deux, trois mots et m'en servir comme torche
pour éclairer d'un faisceau de lumière les lointains de
notre destinée et aussi les tréfonds de notre coeur.
La seconde strophe de cette hymne dit : Scandens
tribunal dexterae Patris, potestas omnium collata Jesu
coelitus…….
Nous voyons le Christ qui gravit les marches d'un
tribunal. Et là, il s'assied, il prend place à la droite
de son Père. Et de ce lieu qui surplombe tout, il juge
et il gouverne tout l'univers entier. Tout pouvoir
m'a été donné au ciel, sur la terre, dit-il ; tout
est mis sous ses pieds, tout lui est soumis. Rien
n'arrive dans le monde que ce soit sous son ordre ou
avec sa permission. Rien ne lui échappe.
Or ce Jésus élevé, triomphant, juge, c'est aussi le
même Jésus qui le Samedi Saint était anéanti par
obéissance dans la mort, le même qui par solidarité avec
les hommes avait pris sur lui toute la charge du péché.
C'est à dire qu'il s'était rendu un avec le
refus opposé par l'humanité au projet de Dieu.
C'est donc le même !
Or, le mystère du moine et son paradoxe, c'est
celui-là. Aujourd'hui - ne pensons pas au temps lointain
du passé, voyons aujourd'hui - vous avez un homme, un
moine, descendu dans les abîmes de l'humilité. Il est
affaissé sous le poids du péché, des péchés : les siens
et ceux des autres.
A son tour il est devenu péché, et il est là debout
devant le tribunal de celui dont il a pour mission de
reproduire la vie. Et cet homme, au même moment dans sa
conscience, il sait qu'il est mort à tout ce qui est
péché et que déjà non plus au pied du tribunal, mais
siégeant dans le Christ, avec le Christ, à côté du
Christ pour juger l'univers entier.
Au même instant les deux choses se vivent consciemment
dans son coeur et dans son esprit, et aussi dans sa
chair car il en tremble. C'est cela le paradoxe. C'est
cela que si nous voulons bien prêter attention, nous
allons entendre expliquer très bien dans la vie de
Siméon le Nouveau Théologien, qui, soit dit en passant,
est le dernier saint de l'Eglise indivise. Peu après sa
mort le grand schisme déchirait l'Eglise.
Eh bien mes frères, cet homme, ce moine donc qui est là
et à la fois dans un état d'anéantissement et un état de
glorification, de son coeur montent des accents
déchirants qui sont des cris de componction et de joie -
ça peut devenir spectaculaire, mais c'est extrêmement
rare -. C'est ce qu'on appellera le don des larmes: de
vraies larmes qui coulent. Mais ce don des larmes, il
n'est pas nécessaire qu'il se manifeste par des
ruisseaux qui creusent les joues. Non, mais il doit être
dans le coeur.
Et ces larmes sont à la fois tristesse et joie ;
toujours cette tension entre des choses qui apparemment
sont incompatibles. Le Père Abbé Général, vous
l'entendrez, en parle dans sa lettre expressément. Mais
je ne vais pas dire les choses avant parce que ce qu'il
nous affirmera avec force à ce moment est aussi
important pour nous.
Et cet homme, ce moine possède les viscera Christi.
Il a des entrailles de Christ, des entrailles de Dieu.
Cela veut dire qu'il siège là avec le Christ pour juger
mais pas pour condamner, pour innocenter car il a pris
sur lui la charge du péché des autres.
Et là je me permets de le rappeler. C'est le charisme
spécifique de l'Abbé dans un monastère. Il doit toujours
juger mais jamais pour condamner, toujours pour
innocenter. Car le péché et la faute du frère, la charge
qui pèse sur ce frère à cause de sa faute, l'Abbé l'a
soulevée, l'a enlevée et l'a mise sur ses épaules. Et
lui, il se trouvera, comme nous l'a encore rappelé Saint
Benoît il y a un jour ou deux, devant le tribunal du
Christ, non seulement avec sa faute à lui, mais aussi
avec la faute de chacun de ceux que le Christ lui a
confié.
Mais à ce moment là il sera rempli de paix et de joie
parce qu'il sera en même temps et le juge et l'accusé !
Toujours des choses qui se tendent et puis qui
reviennent et qui se fondent en une. Vous voyez,
toujours cette personne du Christ !
Mes frères voilà, je m'en vais terminer en disant que
cette prière continuelle dont nous parle le Père Abbé
Général, on peut dire qu'elle est également ceci. Elle
existe chez un moine lorsqu'il vit consciemment le
mystère que nous fêtons aujourd'hui, ce mystère de
l'Ascension qui est mystère d'abaissement et
d'exaltation, mystère de mort et de vie, mystère d'échec
et de réussite.
Mais un homme qui peut vivre cela parce que instant par
instant il reçoit son être de Dieu, il devient un autre
Christ et il se remet sans cesse à Dieu. Il est toujours
constamment tourné vers Dieu dont il reçoit tout et il
se remet sans cesse à Dieu. Mais pas seulement lui, dans
sa personne tous ses frères et même au-delà des frères
l'univers entier.
Chapitre : La Visite Régulière. 11.05.80
3. Le rapport.
Mes frères,
A l'issue de la Visite Régulière, Dom Emmanuel m'a prié
de préparer le rapport sur la communauté qu'il devrait
lire au prochain Chapitre Général. Il m'a donné ses
instructions oralement et pour qu'il n'y ai pas de
malentendu il me les a fixées par écrit. Je vais vous en
donner lecture :
Pour le rapport du Chapitre Général.
- D'abord il faut reprendre les points essentiels de la
Carte de Visite.
Ce rapport n'est rien d'autre que la synthèse de la
Carte de Visite. Mais à côté de ces points signalés par
le Père Visiteur, il en faut aussi quelques autres qui
n'ont pas place dans une Carte de visite.
- Ensuite la communauté toute ensemble est rassemblée
autour de son Abbé.
- Puis, le Père Abbé s'attache à valoriser la
personnalité de chacun, et il entend que tous fassent de
même. Naturellement il ne faut pas que la communauté
soit perturbée.
Je pense que si chacun, dans une communauté, a la
possibilité de se développer et de s'épanouir suivant sa
personnalité propre, suivant ce qu'il est, il n'y a pas
de danger de trouble dans une communauté. Au contraire,
chacun étant bien dans sa peau, la paix s'installe dans
les coeurs et on accueille les autres tels qu'ils sont.
Je pense, pour moi, que c'est le tout premier facteur de
tranquillité et de stabilité pour une communauté, que
chacun ait le droit d'être ce qu'il est.
- Il faut parler aussi du soin apporté à l'Office,
entre autre par l'impression de livres, et le travail
corrélatoire de composition.
- Il faut faire une allusion à l'hôtellerie.
ça, ce n'est pas dans la Carte de visite, ceci :
- Il faut signaler que la formation des jeunes est
bonne.
- Il faut dire que l'économie est saine, et un peu
comment cette économie est organisée pour qu'elle soit
saine.
Maintenant deux points sur lesquels il a insisté. Car à
ce sujet la réputation de Rochefort au Chapitre Général
n'est pas des plus flatteuse. Saint Remy a la réputation
de ramasser tout ce qui vient. Voilà !
- Il faut bien dire que la sélection des candidats est
sérieuse.
- Et enfin que l'Abbaye fait de larges aumônes en argent
et en nature.
Or, au Chapitre Général, Saint Remy a la réputation d'être
pingre et avare ? Voilà, il a dit : ça il faut bien le
dire parce qu'il faut effacer ces impressions.
***************************************
Maintenant je vais donner lecture de ce rapport. Je vous
le dis, je le répète, c'est la synthèse de la Carte de
Visite. Mais une Carte de Visite est adressée à la
communauté tandis que le Rapport est adressé au Chapitre
Général. Le style et le ton doivent être nécessairement
différent. Vous allez reconnaître.
Le trait qui semble dégager et définir au mieux la
physionomie de Saint Remy est la paix. Cette paix
est d'une part le fruit de la direction spirituelle
de Dom Hubert qui livre quasi quotidiennement un
enseignement basé sur une expérience vécue devant
tous, et d'autre part le résultat tangible et
toujours en progrès d'un effort réel de tous les
frères pour s'accueillir mutuellement tels qu'ils
sont, de manière de permettre à chacun de se
réaliser selon ses capacités, aptitudes, et
charismes personnels.
Cette bienveillance est d'ailleurs pratiquée au
premier chef par Dom Hubert luimême qui, dans un
vrai respect des personnes, fait preuve d'une grande
souplesse et d'une compréhension éclairée mais
ferme. Il est donc normal que la communauté animée
d'un tel esprit fasse bloc autour de celui en lequel
elle reconnaît le Christ présent au milieu d'elle,
le Christ lui donnant vie et cohésion dans la vérité
et l'amour. Dans une telle vision de foi, toutes
tensions désordonnées, critiques malsaines ou
attitudes de refus sont pratiquement annulées.
Climat pacifiant aussi en ce qui concerne le
domaine liturgique où s'opère une saine rénovation
dans la fidélité aux normes Conciliaires et avec un
sens profond de la tradition. Les Offices sont
exécutés dans une atmosphère de sérénité, reflet
d'une harmonie spirituelle profonde. Le fait de
disposer de livres imprimés constitue un élément
appréciable de stabilité et d'équilibre. Il s’agit
du Psautier dans sa version approuvée pour les pays
Francophones, avec les antiennes pour le temps
Ordinaire et la notation musicale et d'un Hymnaire
Grégorien complet avec traduction interlinéaire.
Ces deux volumes se présentent dans le format
in-quarto, et les caractères choisis permettent de
placer les livres sur les formes pendant l'exécution
de l'Office. D'autres ouvrages sont en préparation
pour les temps liturgiques propres, le Sanctoral et
les Fêtes. Cet immense travail de recherche et de
composition est l'oeuvre d'un groupe de frères.
Remarquable aussi est l'accord des Anciens et des
Jeunes. Ces derniers forment un noyau homogène
vivant une vie monastique de qualité. L'exemple des
Anciens et le comportement de la Communauté
constituent une actualisation précise des
enseignements reçus. Et on peut dire que la jeune
génération aime et respecte tous les aînés. Les
soins prodigués aux malades et au infirmes, et une
grande serviabilité sont des indices éloquents de
l'entente entre génération. Il faut dire que les
postulants font l'objet d'une sélection rigoureuse,
ce qui permet de proposer à ceux qui sont retenus
l'idéal monastique authentique et exigeant des
Fondateurs de Cîteaux.
L'économie du monastère est saine. Les soucis de
gestion sont assumés avec beaucoup de compétence et
de charité par les Officiers en charge. Le plus
clair des revenus provient d'une petite brasserie
propriété absolue de l'Abbaye. La communauté a
décidé, voici bientôt 30 ans de pratiquer une
politique d'autolimitation de la production. Cette
option de base fermement maintenue en dépit de
toutes les pressions s'avère être dans le contexte
socio-économique actuel une position d'avant-garde.
L'exploitation agricole couvre les besoins en
produits laitiers sans plus. Car le sol de la
Famenne est des plus ingrat. l'ensemble de la
propriété assez bien réparti au point de vue
surface, garantit une zone de solitude et de
silence. Les supérieurs et les frères demeurent
attentifs à protéger l'environnement et à ne pas
laisser encercler le monastère par des complexes
industriels, villages de vacances, autoroute...
Le budget annuel est soigneusement étudié et
respecté. Une part importante des recettes
disponibles est réservée aux aumônes. Depuis plus de
10 ans, l'entièreté des honoraires de messe est
envoyé en Afrique, en Asie ou dans les pays de
l'Est. En 1979, les oeuvres de bienfaisance ont
représenté 51% indispensables d'entretien ou
d'exploitation.
L'Abbaye ne connaît pas l'affluence des rentrées non
investies à des fins
touristique, de sorte qu'elle demeure
essentiellement un lieu de prière et de
recueillement. On n'y accepte que des retraitants
individuels en nombre restreint. Les hôtes disposent
d'une bibliothèque bien garnie et ils peuvent être
mis en rapport avec un moine s'ils en expriment le
désir.
L'église, située à l'intérieur de la clôture, n'est
accessible qu'aux messieurs. Un projet d'aménagement
de l'oratoire est à l'étude afin d'assurer une
participation plus facile et. plus convenable des
hôtes aux actions liturgiques.
Les frères font grand cas de ce que le Père Abbé
s'absente très peu et de ce qu'il se tient
fidèlement au courant de ce qui se passe dans la
communauté, et de ce dont elle a besoin. Ils se
réjouissent du soin qu'il apporte à répartir le
travail de façon à ne surcharger personne. Les
contacts avec lui sont simples, francs et cordiaux.
Cette ambiance d’ouverture sincère et confiante
dilate les coeurs, épanouis les hommes pour le plus
grand profit spirituel de tous.
Voilà mes frères ! Je ne vais pas vous donner un
commentaire de ce rapport. Vous avez remarqué par
vous-mêmes qu'il est le condensé de la Carte de Visite.
Simplement une petite chose à propos des aumônes. Elles
représentent 51% donc des rentrées qui ne sont pas
investies pour l'entretien de la communauté, nourriture,
etc, et pour les fins d'exploitation (brasserie -
agriculture - et le reste). Maintenant les 49 autres % ?
Les 49 autres % sont mis de côté en vue des travaux
prévus pour l'aménagement de l'église. Ce n'est que ça.
Maintenant l'option de base prise par la communauté,
exactement en 1952, au sujet de la brasserie, de cette
autolimitation, en revoyant un peu la comptabilité à
propos des statistiques reprises dans la lettre du Père
Abbé Général que je voulais comparer un peu avec Saint
Remy, j'ai remis la main sur un rapport que j'avais
rédigé en 1962, au sujet de l'évolution de la situation
économique de l'Abbaye, particulièrement de la
brasserie.
Donc, je le revois près de 20 ans après. C'était le
moment où l'on construisait la nouvelle salle de
brassage et la meunerie...ça se posait alors ! Que faire
à ce moment là ? Je me resitue encore un peu dans le
climat. Et j'ai présenté ce rapport pour le conseil ; il
était annexé au compte rendu, au bilan de cette année.
J'ai l'intention de vous le lire un de ces jours, à
l'endroit voulu, à titre de commentaire de la lettre du
Père Abbé Général. Car il ne fait pas allusion au
rapport, mais il fait allusion à des situations qui se
présentent ailleurs. Et voilà, ce serait un peu un
commentaire de ceci : cette position de base qui s'avère
dans le contexte socio-économique actuel une position
d'avant garde.
Si je ne craignais pas de me mettre en valeur et de me
laisser aller à la vanité, je dirais que c'était une vue
prophétique en 1962. Mais ce n'était pas seulement moi,
c'était un peu la conscience de la communauté qui
s'exprimait par ce que je voyais, par ce que je sentais,
par ce que j'avais en main. J'étais pratiquement le seul
à avoir en main tous les éléments qui permettaient de
porter un jugement. Et ce rapport a été approuvé par le
Conseil. Et je pense bien, si j'ai bon souvenir, que Dom
Félicien en a parlé à la communauté à ce moment là.
Mais cela nous rafraîchira la mémoire. Et nous verrons
que des décisions qui sont prises au niveau d'une
communauté et qui portent sur un avenir imprévisible,
sont toujours extrêmement importantes. Il est
indispensable d'être à ce moment là à l'écoute de
l'Esprit de façon à pouvoir capter ce que Dieu désire
nous faire réaliser pour que nous demeurions fidèles à
notre identité et que nous puissions un jour, le
rencontrer et le voir. Car si nous nous laissons
conduire sur sa route à lui, il n'y a aucun doute à
avoir : un jour c'est la rencontre. Et quand je dis ça,
ce n'est pas la mort, c'est la rencontre dès ici-bas !
Alors pour le reste, je devrais continuer dimanche
après dimanche, à vous commenter la Carte de visite. Eh
bien ce sera le moment de prendre tout ce qui est dit
ici. Ce sera la même chose.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 17.05.80
5. Nous sommes des contemplatifs.
Mes frères,
Le Père Abbé Général terminait en se posant une
question : Il est permis de se demander si on accepte
comme un idéal désirable la pratique de la prière
continuelle ?
Et il continuait :
En d'autres termes, l'aspect contemplatif de notre vie
monastique n'est pas mis en évidence autant qu'on pourrait
le souhaiter.
C'est ici un jugement qu'il porte sur l'ensemble de
l'Ordre. Partout ailleurs il use d'autres expressions :
quelques maisons, dans presque tous les monastères,
quelques dix maisons, dans la plupart des monastères.
Ici, il s'adresse à l'Ordre entier et il dit que
l'aspect contemplatif de notre vie n'est pas mis en
évidence autant qu'on pourrait le souhaiter.
Mis en évidence ? Cela veut dire qu'il n'est pas mis
suffisamment à l'avant plan. Il ne saute pas aux yeux.
Il n'est pas évident aux regards d'un tiers que l'Ordre
de Cîteaux est un Ordre contemplatif. C'est cela qu'il
veut dire : on ne sait pas du premier coup d'oeil le
remarquer...
Autant qu'on pourrait le souhaiter ! ça veut dire qu'il y
a certainement de ce côté là une lacune à combler, ou au
mieux un progrès à favoriser.
Et qu'en est-il de Rochefort ? Je pense pouvoir dire
que notre position n'est pas mauvaise. Ce qui ne
signifie pas que nous sommes tous des séraphins, un
oeil, un feu, tous entraînés vers Dieu, tournés vers
Lui, ne vivant que pour Lui, recevant de Lui toute la
vie qui déborde sur l'univers entier ; des hommes
n'ayant qu'un souci : Dieu ! Des hommes dont l'être
entier est proche de la divinisation complète ! Voilà
des séraphins !
Nous n'en sommes pas là ! Heureusement, parce que nous
n'aurions plus de raison d'exister. Nous devons être en
évolution vers cet état. Et il me semble que le cadre de
vie qui est le nôtre ici à Saint Remy est favorable à la
vie contemplative. L'ensemble, je veux dire le monastère
comme tel, tel qu'il est organisé maintenant.
Maintenant, pour porter un jugement il faudrait une
échelle de comparaison. Pour peu qu'on connaisse
d'autres monastères, on peut alors juger. Mais même
indépendamment de ça, il y a encore un autre motif qui
me fait dire avec certitude que notre place est bonne.
Et c'est le souci, qui est un souci personnel à moi,
mais qui rencontre un souhait, un besoin, un désir
informulé de chacun de vous qui est de préserver le
monastère pour qu'il soit ici un endroit où l'on puisse
si on le désire rencontrer Dieu, le chercher en étant le
plus possible à l'écart de tout ce qui peut distraire de
ce but unique.
Il y a donc un milieu de vie qui existe ici. Et ce
milieu de vie, je puis le dire, il est bon. D'ailleurs
le Visiteur l'a constaté et vous-mêmes sentez que si
vous éprouvez le besoin de vous tourner vers Dieu et de
recevoir de lui son amour pour le lui rendre et le
rendre aux frères et aux hommes à l'extérieur du
monastère, vous sentez et vous savez que ici vous
disposez d’un environnement et d'une ambiance qui vous
permet de réaliser cela.
Naturellement ce n'est pas parfait, ce ne sera jamais
parfait ! Il y a toujours à progresser. Il y a toujours
à améliorer, à aménager davantage. Mais il y a quelque
chose, ici, qu'on ne trouve pas partout.
Le Père Abbé Général se demande pourquoi cet aspect
contemplatif n'est pas mis en évidence autant qu'on
pourrait le souhaiter.
Cela peut provenir du fait que l'intérêt pour la prière
est parfois ambigu. Mais d'autres causent entrent aussi
en jeu. L'une d'elles est la faiblesse de la Lectio
Divina dans beaucoup de maisons. Mais comme j'ai
consacré à la Lectio ma dernière lettre circulaire, il
n'est pas nécessaire d'en dire d'avantage ici. Une autre
cause est dans un certain activisme qui s'exprime de
différentes manières. Une quatrième cause est la
pression du travail !
Dans l'ensemble, la plupart des maisons de l'Ordre
gagnent leur subsistance, et le travail est plus sérieux
et efficace qu'il n'était autrefois. Mais il arrive que
du fait de la nature du travail, ou de la dimension de
l'entreprise, ou encore du nombre ou de l'âge du
personnel, une pression indue soit exercée sur une
communauté. Et que prière et Lectio en souffrent l'une
et l'autre. Quelques maisons heureusement ont fait face
à ces difficultés et ont pris des sages et parfois
courageuses décisions afin de pouvoir retrouver
l'équilibre de leur vie...
Le Père Abbé Général trouve ici quatre causes
principales. C'est un homme qui est très perspicace et
flegmatiquement lucide. Il glisse presque sur les trois
premières causes, mais il s'attarde sur la quatrième. Il
poursuit encore, nous verrons ça demain, la quatrième
cause. Il va l'approfondir. Et il sait - je l'ai déjà
dit ici souvent, et je suis contant de voir que je suis
couvert par une haute autorité, la plus haute de l'Ordre
- c'est que le surnaturel est toujours conditionné par
l'économique, toujours, toujours !
Il faut bien se le dire : tel est l'économique dans un
monastère, tel est le spirituel ! Vous comprendrez mieux
cela par la suite. Je veux simplement passer ici
rapidement en revue les trois premières causes.
La première, dit-il, est que l'intérêt pour la prière
est parfois ambigu. Cela veut dire que l'intérêt qu'on
porte à la prière est mêlé de motivations qui ne sont
pas très propres, ni très pures, ni désintéressées.
La prière contemplative, c'est l'activité la plus
désintéressée d'un être humain. C'est se tenir devant
Dieu en adoration, se donner à lui et recevoir de lui
tout le poids du divin qui doit me transformer. Voilà la
prière contemplative !
Mais dans la prière, il peut mêler d'autres choses, et
par exemple ceci : une fuite devant le réel ! Alors on
se perd dans la prière parce qu'on a peur de vivre. On a
peur d'affronter les difficultés et alors on cherche
refuge dans la prière.
Et ça peut être aussi une recherche de soi. On se
déguste. On se marine dans une sorte de saumure, si on a
un tempérament bilieux ; ou bien dans de la crème, si on
est plus sentimental, mais on se déguste soi-même. Ce
n'est pas ça une prière contemplative même si à ce
moment là on a l'impression d'être tout à fait
abandonné. Non !
Il y a aussi, parfois on trouve cela, un instinct de
l'animal religieux qui joue. C'est un besoin de prière
comme pour conjurer une force hostile qui pourrait me
faire du mal, ou que je dois me concilier pour réussir
dans la vie C'est l'animal religieux qui se réfugie dans
la prière comme dans un trou.
Le Père Abbé Général parlait un peu plus haut de
groupes de prière qui se constituent dans certains
monastères ; ça, c'est encore quelque chose d'ambigu !
Imaginons, allez imaginons c'est du roman ici, mais ça
fait du bien de parfois lire un roman ou de l'écouter ;
imaginons qu'il y ait ici à Saint Remy quelques uns qui
forment un groupe de prière. Eh bien, que va-t-i1
arriver ?
Même si ça se fait avec la bénédiction de l'Abbé, même
si les autres disent : mais c'est bon ! Voilà, si ça les
intéresse, pendant ce temps là ils seront tranquilles !
Eh bien, ces quelques hommes qui ont leur groupe de
prière, finalement ils vont se considérer comme des
Cathares, donc des purs. Eux, ils prient ensemble et les
autres ? Mais ce sont des gens qui ne prient pas
puisqu'ils ne forment pas eux aussi un groupe de prière.
Il y a quelques années, c'était la panacée pour établir
l'ordre dans une communauté : groupe de prière des
jeunes - groupe de prière des vieux - groupe de prière
de l'âge moyen, et on priait comme ça par groupe.
Ecoutez hein, vous sentez bien par vous-mêmes qu'il y a
quelque chose la dedans qui ne va pas et que c'est très
ambigu. Un monastère, et surtout celui de Saint Benoît,
ne connaît qu'un groupe de prière, C'est celui de la
communauté toute entière réunie pour l'Office, réunie
pour le travail, réunie pour le repas.
Voilà le seul et unique groupe de prière ! Quand nous
sommes tous à l'Office, sauf ceux qui sont retenus à
l'extérieur par leurs occupations, par leur état de
santé. Mais alors spirituellement ils sont unis à ceux
qui sont là devant Dieu ; et eux le sont aussi. Alors il
n'y a plus d'ambiguïté, c'est clair et net.
Une autre cause, dit le Père Abbé Général, c'est la
faiblesse de la Lectio Divina dans beaucoup de maisons.
Il dit beaucoup, ici ! Mais rappelons encore une
fois que la Lectio Divina, elle a comme
fondement, comme base et comme matériaux premiers la
Bible, l'Ecriture Sainte, la Parole de Dieu, se laisser
imprégner, imbiber par cette Parole.
Je pense que là, c'est une affaire de conscience de
chacun à régler devant Dieu ou avec son Père spirituel.
Mais là il est indispensable que cette Lectio
soit toujours remise, allez, revigorée, ravigotée parce
qu'elle n'est pas facile. Voici depuis certainement une
semaine, je suis arrêté sur deux versets de l'Evangiles
de Saint Jean, au début. C'est l'histoire de la
Samaritaine, deux versets. Eh bien, sur ces deux versets
qui ne sont rien du tout, par exemple ceci : Jésus
sachant qu'on faisait des difficultés parce que ses
disciples baptisaient, part de la Judée pour se rendre
en Galilée en passant par la Samarie.
Eh bien, rien que sur ce petit fait là, il est possible
de faire une demi douzaine d'homélies. Ah oui, c'est
fantastique ce qu'il y a dedans quand on peut creuser en
dessous, et voir, et chercher, et se laisser prendre.
Lectio Divina, ça veut dire qu'il ne faut pas
dévorer des bouquins, c'est pas nécessaire !
Alors finalement il parle d'un certain activisme, un
activisme qui s'exprime de différentes manières.
L'activisme, vous savez ce que c'est ? Pendant la guerre
de 14-18 on parlait des activistes. Le frère Jules
pourrait très bien nous expliquer ce que c'était les
activistes. C'étaient ceux qui collaboraient activement
avec l'ennemi, derrière le front, devant le front, dans
les tranchées. On en trouvait partout, des activistes et
on les traquait.
Eh bien dans un monastère, l'activisme c'est un peu
cela aussi. C'est une façon de collaborer avec le démon
qui veut saper un monastère. Et ça veut dire qu'on se
laisse prendre dans un engrenage d'activités n'importe
lesquelles : activités manuelles, activités
intellectuelles, activités spirituelles même, de fausse
spiritualité. Et on se laisse prendre là dedans de plus
en plus rapidement comme dans un tourbillon. Et on n'en
a jamais fini de faire quelque chose. On ne trouve plus
le temps de s'arrêter, ni même de respirer et on est,
comme on dit, un homme pleinement occupé.
Oui, c'est ça la difficulté. C'est une fièvre
entretenue, une drogue. Il y a différentes manières.
Mais écoutez, nous n'allons pas les passer en revue.
Prenons bien garde de ne pas tomber dans cette maladie,
car c'est une fièvre dont on guérit difficilement. Alors
demain matin, nous allons un peu essayer de commencer
d'approfondir cette question du travail, qui est la
quatrième cause qui fait que l'aspect contemplatif de
notre vie dans les monastères de l'Ordre laisse à
désirer.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 18.05.80
7. Le travail.
Mes frères,
Nous avons vu hier les trois causes que le Père Abbé
Général présente pour expliquer le fait que l'aspect
contemplatif de notre vie monastique n'est pas mis en
évidence autant qu'on le souhaiterait. Il y en a une
quatrième. C'est à son avis la plus grave. Nous allons
la parcourir aujourd'hui.
Une quatrième cause est la pression du travail. Dans
l'ensemble les maisons de l'Ordre gagnent leur
subsistance et le travail est plus sérieux et efficace
qu'il n'était autrefois. Mais il arrive que du fait de
la nature du travail, ou de la dimension de
l'entreprise, ou encore du nombre ou de l'âge du
personnel, une pression indue soit exercée sur une
communauté et que Prière et Lectio en souffrent l'une et
l'autre. Quelques maisons, heureusement, ont fait face à
cette difficulté et ont pris de sages et parfois
courageuses décisions afin de pouvoir retrouver
l'équi1ibre de leur vie.
C'est là que nous étions arrivés hier. Maintenant
écoutez bien ce qu'il va dire, car c'est d'une actualité
vraiment frappante. Et comme je l'ai dis, nous avons ici
encore une preuve de la perspicacité du Père Abbé
Général et aussi de son courage, pour pouvoir oser dire
des choses comme ceci :
Evidemment la question du travail va de pair avec la
pauvreté. Il y a toujours un danger de
surindustrialisation avec ses corollaires en machineries
coûteuses, en expansions indéfinies, en recherches de
marchés plus vastes qui donne l'impression d'une
association trop étroite avec notre société de
consommation. Nous pouvons nous demander si nos
entreprises actuelles favorisent réellement ce que
visait Saint Benoît quand il préconisait le travail
manuel. Ne font-elles pas obstacles quelques fois à une
vie de prière et de solitude ? En disant cela, je suis
bien conscient que ce n'est pas toujours facile de faire
des changements immédiats.
C’est souligné dans le texte et ça veut dire qu'il faut en
faire !
Et d'ailleurs, je ne les préconise pas, ces changements
immédiats. Mais je demande que nous examinions le
problème, que nous gardions les yeux sur les principes
fondamentaux en cause, que nous soyons prêt à sacrifier
du profit s'il le faut, dans l'intérêt d'un abandon plus
profond à l'Evangile, que nous envisagions la pauvreté
comme un certain détachement des biens terrestres et une
disposition à faire facilement confiance à la divine
providence.
Voilà, mes frères, des paroles qui doivent nous secouer
! Comment aujourd'hui nous procurer des ressources dans
une société telle que la nôtre, une société hyper
civilisée, toujours en mutation, et une mutation
accélérée, une société de surconsommation effrénée, de
gaspillage ?
On me disait encore cette semaine-ci : il n'est pas
rare, il est même courant aujourd'hui dans les familles
aisées de voir au déjeuner sur la table : 8 sortes de
fromage, sans compter les confitures, les chocopastas et
le reste. Et alors, il y a encore des enfants qui vont
voir dans le frigo s'il n’y a rien d'autre ! Mais ça,
c'est aujourd'hui ! Et alors une société qui exige des
produits de qualité finie dans un choix toujours plus
étendu, une société de haute technicité, une société qui
devient de plus en plus industrielle. Alors avec ça,
l'homme là dedans ?
L'homme robotisé, l'homme qui n'est plus qu'un numéro,
l'homme pris dans un réseau de règlements : depuis le
règlement du travail, le règlement de la route, le
règlement d'atelier, les conventions paritaires...enfin
l'homme de plus en plus esclave de cette société. Et
alors la création d'homme marginalisé - ce qu'on appelle
le quart-monde - ceux qui ne savent pas suivre, ceux qui
ne savent pas s'adapter ; et l'écart entre les deux
s'élargit toujours. Je ne pense pas encore au
tiers-monde ? Non, je reste ici dans notre petit
Occident.
Eh bien, mes frères voilà : comment aujourd'hui nous
procurer des ressources de façon à ce que l'aspect
contemplatif de notre vie monastique soit toujours mis
en évidence autant qu'on pourrait le souhaiter ? Comment
faire ? Eh bien en guise de commentaire, je vais
rappeler une chose : c'est que le problème a été abordé
et qu'il a été résolu ici à Saint Remy en 1952. On ne
pensait pas, naturellement, que en 1980 l'évolution du
monde aurait été telle. Mais ça ne fait rien.
Alors ça s'est posé ici ! Donc le choix dont parle le
Père Abbé Général; comment faire pour se procurer des
ressources sans tomber dans le piège d'une collusion
avec la société de consommation ? Je vais en guise de
commentaire vous donner lecture d'un rapport - j'en ai
parlé il y a quelques jours - que j'avais rédigé à
l'intention du Père Abbé Dom Félicien, du Conseil et de
la communauté en 1962. C'est à dire 10 ans après
l'option que nous avions prise. Je ne vais pas le lire
en entier, mais quelques lignes.
C'était l'époque où chaque année je rédigeais un rapport
d'ensemble sur la situation économique et sociale aussi
de la communauté à la fin de chaque année comptable. Ce
serait très intéressant de voir un peu tout cela. Il y
aurait moyen, là, d'écrire un petit livre. Ce sera peut
être un jour le sujet d'un mémoire ? Un jour, ça veut
dire dans quelques centaines d'années.
= Donc la brasserie: le chiffre de bières vendues
s'est élevé à 12000000 de francs de l'époque. Les
versements officiels sont de 189.000 Kg. En 1952 ils
étaient de 27.000Kg par an ; ça veut dire qu'on
brassait en 1 an autant qu'aujourd'hui en 1 mois.
Maintenant les versements sont de 300.000 Kg.
Pourquoi ? Pourtant la capacité de production n'a pas
été augmentée. C'est parce qu'il s'est produit un
glissement toujours plus grand vers les bières à fortes
densités. En 1962 on avait vendu 6000 Casiers de 10°, ce
qu'on soutire maintenant en deux fois! Maintenant c'est
la 10° qui est la bière la plus demandée. On brassait
encore alors de la bière de table qu'on vendait à
l'extérieur. C'est pour cela que les chiffres sont bas.
Car maintenant pour faire de la 10° il faut beaucoup
plus de matière première.
En 1952, aussi, il y avait pour toute, toute la brasserie,
il y avait 3 moteurs électriques d'une puissance totale de
10 HP. Maintenant il y a deux cabines de Haute Tension !
Je continue: Cela permet, donc je suis en 1962,
d'attirer l'attention encore une fois sur le défaut de
rentabilité de nos installations qui travaillent à un
rendement anormalement bas...
Il faut dire que 1962 est l'année où on a mis en route
la meunerie, où on installe les dômes sur les cuves de
fermentation et où on a monté le laboratoire. A ce
moment là l'effectif de la communauté était de 48 et
l'âge moyen était de 58 ans. Il était un peu plus haut
que maintenant. Maintenant il est de 57 ans.
Le fait, donc, que nos installations travaillent à
un rendement anormalement bas, ceci mieux que tous les
discours prouve à l'évidence que nous ne poursuivons
pas un but lucratif, et que nous……
C'était un des arguments de poids pour prouver à la
Direction, à l'Inspection et au Contrôle des
Contributions que nous étions une vrai ASBL, pas une
ASBL frauduleuse. Et cela valait déjà en 62.
… et que nous n'entendons pas subordonner notre vie
monastique aux exigences d'un appareil de production
impitoyable. Le choix se situe au niveau du
désintéressement à l'endroit des valeurs d'ordre
matériel, intellectuel et même spirituel auxquelles
l'argent donne accès.
ça veut dire que plus on a d'argent et plus on sait faire
de choses. C'est l'argent qui est le nerf de la guerre en
tout.
Si notre brasserie est devenue en un laps de temps
de 10 années une des mieux équipée du pays, c'est afin
de permettre une libération des corps et des esprits
au centre d'une communauté pauvre mais confiante en
Celui qui connaît les intentions des coeurs droits.
Maintenant voici l'essentiel, c'est une réflexion sur tout
cela :
Quelle conclusion est-on en droit de tirer ? Peut-on
parler de perfection ou d'achèvement ? Ce serait pour
le moins osé ! Aujourd'hui et dans les années à venir,
notre devoir primordial est une vigilance de tous les
instants. Car, que nous l'acceptions ou non, nous
sommes entraînés avec nos contemporains dans une
aventure dont le trait le plus remarquable est
l'irréversibilité.
Le marché commun qui commençait alors 1
En 1952 dans un contexte économico social
entièrement différent, nous avons procédé à des
options étayées de raisons qu'on peut qualifier de
surnaturelles, dont la force de persuasion demeure
intacte. Il ne peut donc être question de réviser
notre position: petite brasserie nous sommes, petite
brasserie nous entendons rester. En quels termes
devons-nous à partir de ce fondement irréductible
définir notre politique économique actuelle ?
Au même moment d'autres Abbayes prenaient des
directions toutes différentes. De moyennes brasseries
qu'elles étaient, grandes brasseries elles allaient
devenir ! Et on nous a prédit et annoncé : vous, dans
quelques années on ne parlera plus de votre brasserie,
ni de votre Abbaye !
Nous devons avoir assez de jugement pour ne pas nous
bercer d'illusions et assez de lucidité pour choisir
notre voie propre. Le 1° juillet 62 a vu la mise en
route du Marché Commun Agricole, c'est à dire d'une
politique agricole commune aux 6 pays ; ce qui va
beaucoup plus loin et s'étend beaucoup plus large
qu'une simple union douanière. La mise en place sera
achevée pour le 31 décembre 1969. Elle se fera
progressivement afin de ne pas perturber les marchés
nationaux.
La brasserie est l'industrie qui la première et avec
le plus de brutalité sentira peser l'impact de ce
Marché Commun Agricole. Essentiellement
transformatrice de produits agricoles (
orge-maïs-sucre-houblon), elle va voir se modifier
profondément ses sources et ses conditions
d'approvisionnement.
A cela viendront s'ajouter l'harmonisation des
législations fiscales et sociales et l'ouverture des
frontières. En Belgique, l'évolution s'oriente déjà
vers une hausse des prix de revient : le malt 25% déjà
! le houblon 20% ! et une fiscalité plus dévorante
dont la réforme va se poursuivre dans le domaine des
impôts indirects.
C'est l'année de la réforme fiscale et on préparait
déjà l'introduction de la TVA. Je me souviens qu'à cette
époque déjà, j'ai fait une étude sur la TVA. Il fallait
n'est-ce pas ! On ne pouvait pas être pris à la gorge le
jour où ce serait là ! Ce sont les Français qui ont
commencé avec la TVA. Et voilà, comme c'est un système
très pratique où on fraude tout autant qu'auparavant,
alors ça s'est étendu partout.
L'uniformisation des conditions de concurrences entre
pays et l'élargissement des marchés à une échelle
continentale vont fatalement entraîner la perte des
faibles et des inadaptés, de ceux qui n'auront pas pu
ou voulu repenser leurs structures ou leurs méthodes.
Faiblesse n'est pas corollaire de petitesse : la
petitesse peut être une grandeur et une force. Seuls
les médiocres sont condamnés.
Nous serons véritablement forts si nous savons
pleinement et sans arrière pensée, sans complexe
d'infériorité et sans découragement assumer au sein du
monde nouveau notre condition de petite brasserie
d'Abbaye. Nous disposerons alors d'une puissance
économique singulière quoique modeste. L'élévation du
niveau de vie et l'intensification des échanges
amènent une diversification plus étendue des goûts et
une exigence sans cesse accrue dans les domaines
connexes de la qualité et de la présentation. En ce
qui concerne les bières, on observe une nette
orientation de la demande vers le type spécial, c'est
à dire 6° et plus, qu'on consomme de plus en plus dans
les cercles familiaux.
Nous disposons de deux atouts majeurs que nous devons
avancer sans attendre. Le premier est d'ordre
technique. Nous disposons et nous sommes en mesure de
présenter à notre clientèle actuelle et potentielle,
des produits hors série de haute tenue. Il est
clairement entendu que pour nous, c'est affaire de vie
ou de mort que nos différentes catégories de bières
gardent un standing qui les place au premier rang sur
le marché Européen. Aucun effort ne doit être épargné,
aucune remarque ne peut être négligée. La surveillance
de la fabrication ne peut être sujette à aucune
défaillance, ni sur le terrain de la stabilité
biologique, ni sur celui de la finesse du goût.
Cette tension perpétuelle vers un idéal d'honnêteté
professionnelle et de perfection technique sera tout
profit pour la vie intérieure en laquelle sera ainsi
parfaitement intégrée une activité purement profane.
Mes frères, d'ici quelques temps, notre brasserie sera
la seule brasserie indépendante de la Province de Namur.
Toutes les autres sont dévorées, digérées ou inféodées
aux grandes, énormes affaires financières que sont
devenues les brasseries genre Artois ou Piedboeuf.
Maintenant, je pense que si le Père Général voyait
ceci, il dirait: Mais allez voir à Rochefort! Mais ce
n'est pas encore tout. Il s'est posé d'autres problèmes
et voilà vraiment je dirais ce que dit mot pour mot le
Père Abbé Général.
Le moine ne peut supporter la moindre atteinte à
l'honneur de son Dieu en quelque domaine que ce soit.
Dieu a sa place dans la cité des hommes, la première,
en particulier par la sainteté et le fini de leur
travail. Si nous parvenons à rester fidèles à cette
ligne originale, spécifiquement monastique, de
politique économique, non seulement nous traverserons
sans encombre tous les remous du fleuve Européen, mais
encore, nous sortirons de l'épreuve mûri et grandi
tant au spirituel qu'au matériel.
Je pense que notre idéal contemplatif n'a pas souffert,
ici, de notre activité économique. Au contraire, il en a
été fortifié,ça j'en suis certain !
Notre second atout, donc à côté de la qualité et de la
modestie de notre entreprise, notre second atout est
notre désintéressement...
Voici encore quelque chose qu'on nous a dit : c'est de
la pure folie des choses pareilles ! Parce que ce que
j'ai écrit ici, je l'avais dit oralement à l'un ou
l'autre brasseur, brasseur d'abbaye je veux dire, qui
eux avaient des idées diamétralement opposées...
Notre marge bénéficiaire peut s'amenuiser, le seuil
de rentabilité de notre entreprise brassicole se situe
extrêmement bas du fait que nous n'avons pas
l'intention de monter une affaire. Nous pouvons donc
allégrement encaisser le contrecoup des décisions que
prendront les Exécutifs du Marché Commun. Pour tout
résumer en un mot, c'est dans la mesure où nous serons
vraiment moine que tout nous sera donné.
Il y avait aussi un autre problème. C'était celui de la
diminution des forces vives de la communauté. L'âge
moyen était déjà de 58 ans en 1962. Et pourtant ceux qui
aujourd'hui ont dans la soixantaine ou en approchent,
étaient encore très jeunes alors ! Cela fait 20 ans en
arrière. Il fallait donc revoir aussi la politique
agricole !
Car ce Marché Commun était quelque chose de très
périlleux pour nous. Aujourd'hui, les neufs pays sont
toujours en train de se pencher sur ce problème. Les
Anglais maintenant sont entrés dans le Marché Commun,
les Danois aussi, les Irlandais...bientôt ce sera les
Grecs, les Espagnols, les Portugais. Alors voyez un peu
tous ces produits agricoles qui doivent être consommés,
qui doivent être rentabilisés. Toutes ces exploitations
qui doivent permettre à des hommes, des femmes, des
gosses de vivre. Non plus dans un tout petit pays comme
la Belgique, mais dans toute l'Europe.
Vous savez, le Marché Commun fixe les prix chaque
année. Il donne les normes. Il contingente la
production. Il veille sur la qualité. Si bien que par
exemple dans cette région-ci qui est définie comme zone
herbagère, on ne peut cultiver de denrées. Si on le fait
c'est à ses risques et périls. Elles ne seront
certainement pas vendues à un prix élevé, parce que ça
ne pourra être que pour le bétail. Pour faire du pain,
il faut des denrées qui viennent d'ailleurs que de ces
régions trop pauvres. On peut se permettre cela
maintenant, puisque on a toute l'Europe pour cultiver du
froment panifiable.
En 1962 on cultivait 42 Ha encore. Il y avait deux
ouvriers. Les rendements étaient : pour le froment, 28
sacs à l'Ha - pour l'orge, 27 sacs à l'Ha - pour
l'avoine, 20 sacs à l'Ha. Or dans le bon pays on produit
50 à 60 sacs à l'Ha pour moins de travail qu'ici. En
1948 ( c'était donc une année normale d'avant 1950 ) au
moment où Dom Félicien était élu Abbé, il y avait 62 Ha
de culture, il y avait 7 ouvriers et le rendement était
encore beaucoup plus bas.
Pendant les années de 48 à 62, on avait essayé de
régénérer les terres qui sont extrêmement ingrates ici.
Vous savez que du côté du Vesty, l'épaisseur de terre
arable est d'une quinzaine de cm. Lorsque je charruais,
la charrue à l'arrière du tracteur rebondissait sur le
schiste, sur le roc. Si bien que ces terres sont sèches
tout de suite. Un peu de sécheresse, elle se crevasse et
on peut introduire la main dans les crevasses, on touche
au fond le schiste. Voilà les terres de Famenne !
On avait chaulé, mis les engrais. On avait drainé tout
puis remembré. Mais il y avait encore là tout de même le
problème et il a fallu se reconvertir. Et insensiblement
mais fatalement il a fallu renoncer à la culture et
arriver à la situation qui est celle d'aujourd'hui, que
vous connaissez.
Il Y avait l'étable et son annexe la fromagerie. En
1948 il y avait un taureau, 26 vaches, 23 génisses et 6
veaux. En 1962 il y avait encore un taureau, 20 vaches,
12 génisses et 11 veaux. On produisait 67.700 litres de
lait. Et le prix de revient du litre de lait en 1962
était de 3,85 francs, quand le prix de direction du
Marché Commun était de 3,75 francs ! Donc on perdait 10
centimes par litre de lait ! Alors l'écart n'a fait que
s'agrandir naturellement. Ce n'était plus possible.
On a produit, en 1962 encore, 2900 Kg de fromage et 500
Kg de beurre. Mais quelques années auparavant on
produisait près de 6.000 Kg de fromage par an. Ce qui
n'est rien du tout car pour l'instant, pour donner une
idée de comparaison, la fromagerie de Scourmont produit
250.000 Kg de fromage par an. Et celle qu'on est en
train de construire maintenant sur le zoning va en
produire 450.000 Kg par an ! C'est autre chose que les
pauvres petits 2.900 Kg !
Vous voyez, je dirais, l'originalité vraiment, oui,
scandaleuse de notre politique économique. Maintenant, à
cause aussi des diminutions des effectifs, et du
vieillissement, du tassement de la communauté, il a
fallu aussi supprimer la fromagerie, c'est à dire la
fabrication du fromage. Il a fallu aussi, là, se
reconvertir : diminuer, ramener le nombre du cheptel à
ce qu'il faut pour le ravitaillement de la communauté.
Mais il le fallait. Non seulement à cause des effectifs
qui baissaient, mais aussi parce que si on avait
persévéré à tout prix, c'eut été ce que disait ici le
Père Abbé Général. Il dit que le travail est plus
sérieux et plus efficace aujourd'hui que ce qu'il ne
l'était autrefois. Or il n'est pas sérieux de travailler
dans une abbaye pour le plaisir de travailler et de
s'occuper. Si on travaille, c'est pour avoir des
ressources pour vivre mais pas pour perdre 10, 20
centimes, 1 franc au litre. Et voilà ! Non n'est-ce pas,
il fallait aussi se reconvertir de ce c6té là !
Eh bien voilà mes frères, je pense que ces chiffres
sont éloquents. Nous pouvons en tirer une conclusion :
c'est que nous pouvons être légitimement fier de ce que
Dom Félicien et la communauté ont réalisé ici depuis
1952. Le Père Abbé Général peut venir ici - il ignore
tout ça et il ne faut pas le lui dire, ce n'est pas
nécessaire. Il ne faut pas agiter un drapeau et dire :
Rochefort über alles ! Non, ce n'est pas ça que je veux
dire. Mais s'il le savait, je pense qu'il serait contant
de dire : Voilà tout de même ce que je conseille, ce que
je demande. Voilà, il y a des Abbayes qui parviennent à
le faire.
Mes frères, demeurons fidèle à cette ligne de conduite,
et croyons encore et toujours à la Parole du Christ qui
dit : Si vous cherchez d'abord le Royaume de Dieu,
tout le reste vous sera donné. Et Saint Benoît le
savait lorsqu'il dit à l'Abbé : Ne te préoccupe pas
tellement des choses terrenis et caducis, 2, 23,
des choses terrestres et caduques ; ça s'en va tout de
même. Et puis alors ne causetur de minori forte
substantia, 2, 34, ne te fais pas de tracas si ton
avoir peut être un peu petit aux regards du monde, et en
soi aussi, ne te tracasse pas parce que rien ne manque à
ceux qui craignent Dieu !
Mes frères, quand nous avons choisi il y a près de 30
ans, lorsque nous l'avons confirmé voilà près de 20 ans,
c'est sur ces principes là que nous nous sommes fondés.
Ils sont encore valables, ils sont éternels et Dieu
continuera à nous bénir si nous continuons aussi à lui
faire confiance.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 18.05.80
7. Le travail.
Mes frères,
Nous avons vu hier les trois causes que le Père Abbé
Général présente pour expliquer le fait que l'aspect
contemplatif de notre vie monastique n'est pas mis en
évidence autant qu'on le souhaiterait. Il y en a une
quatrième. C'est à son avis la plus grave. Nous allons
la parcourir aujourd'hui.
Une quatrième cause est la pression du travail. Dans
l'ensemble les maisons de l'Ordre gagnent leur
subsistance et le travail est plus sérieux et efficace
qu'il n'était autrefois. Mais il arrive que du fait de
la nature du travail, ou de la dimension de
l'entreprise, ou encore du nombre ou de l'âge du
personnel, une pression indue soit exercée sur une
communauté et que Prière et Lectio en souffrent l'une et
l'autre. Quelques maisons, heureusement, ont fait face à
cette difficulté et ont pris de sages et parfois
courageuses décisions afin de pouvoir retrouver
l'équi1ibre de leur vie.
C'est là que nous étions arrivés hier. Maintenant
écoutez bien ce qu'il va dire, car c'est d'une actualité
vraiment frappante. Et comme je l'ai dis, nous avons ici
encore une preuve de la perspicacité du Père Abbé
Général et aussi de son courage, pour pouvoir oser dire
des choses comme ceci :
Evidemment la question du travail va de pair avec la
pauvreté. Il y a toujours un danger de
surindustrialisation avec ses corollaires en machineries
coûteuses, en expansions indéfinies, en recherches de
marchés plus vastes qui donne l'impression d'une
association trop étroite avec notre société de
consommation. Nous pouvons nous demander si nos
entreprises actuelles favorisent réellement ce que
visait Saint Benoît quand il préconisait le travail
manuel. Ne font-elles pas obstacles quelques fois à une
vie de prière et de solitude ? En disant cela, je suis
bien conscient que ce n'est pas toujours facile de faire
des changements immédiats.
C’est souligné dans le texte et ça veut dire qu'il faut en
faire !
Et d'ailleurs, je ne les préconise pas, ces changements
immédiats. Mais je demande que nous examinions le
problème, que nous gardions les yeux sur les principes
fondamentaux en cause, que nous soyons prêt à sacrifier
du profit s'il le faut, dans l'intérêt d'un abandon plus
profond à l'Evangile, que nous envisagions la pauvreté
comme un certain détachement des biens terrestres et une
disposition à faire facilement confiance à la divine
providence.
Voilà, mes frères, des paroles qui doivent nous secouer
! Comment aujourd'hui nous procurer des ressources dans
une société telle que la nôtre, une société hyper
civilisée, toujours en mutation, et une mutation
accélérée, une société de surconsommation effrénée, de
gaspillage ?
On me disait encore cette semaine-ci : il n'est pas
rare, il est même courant aujourd'hui dans les familles
aisées de voir au déjeuner sur la table : 8 sortes de
fromage, sans compter les confitures, les chocopastas et
le reste. Et alors, il y a encore des enfants qui vont
voir dans le frigo s'il n’y a rien d'autre ! Mais ça,
c'est aujourd'hui ! Et alors une société qui exige des
produits de qualité finie dans un choix toujours plus
étendu, une société de haute technicité, une société qui
devient de plus en plus industrielle. Alors avec ça,
l'homme là dedans ?
L'homme robotisé, l'homme qui n'est plus qu'un numéro,
l'homme pris dans un réseau de règlements : depuis le
règlement du travail, le règlement de la route, le
règlement d'atelier, les conventions paritaires...enfin
l'homme de plus en plus esclave de cette société. Et
alors la création d'homme marginalisé - ce qu'on appelle
le quart-monde - ceux qui ne savent pas suivre, ceux qui
ne savent pas s'adapter ; et l'écart entre les deux
s'élargit toujours. Je ne pense pas encore au
tiers-monde ? Non, je reste ici dans notre petit
Occident.
Eh bien, mes frères voilà : comment aujourd'hui nous
procurer des ressources de façon à ce que l'aspect
contemplatif de notre vie monastique soit toujours mis
en évidence autant qu'on pourrait le souhaiter ? Comment
faire ? Eh bien en guise de commentaire, je vais
rappeler une chose : c'est que le problème a été abordé
et qu'il a été résolu ici à Saint Remy en 1952. On ne
pensait pas, naturellement, que en 1980 l'évolution du
monde aurait été telle. Mais ça ne fait rien.
Alors ça s'est posé ici ! Donc le choix dont parle le
Père Abbé Général; comment faire pour se procurer des
ressources sans tomber dans le piège d'une collusion
avec la société de consommation ? Je vais en guise de
commentaire vous donner lecture d'un rapport - j'en ai
parlé il y a quelques jours - que j'avais rédigé à
l'intention du Père Abbé Dom Félicien, du Conseil et de
la communauté en 1962. C'est à dire 10 ans après
l'option que nous avions prise. Je ne vais pas le lire
en entier, mais quelques lignes.
C'était l'époque où chaque année je rédigeais un rapport
d'ensemble sur la situation économique et sociale aussi
de la communauté à la fin de chaque année comptable. Ce
serait très intéressant de voir un peu tout cela. Il y
aurait moyen, là, d'écrire un petit livre. Ce sera peut
être un jour le sujet d'un mémoire ? Un jour, ça veut
dire dans quelques centaines d'années.
= Donc la brasserie: le chiffre de bières vendues
s'est élevé à 12000000 de francs de l'époque. Les
versements officiels sont de 189.000 Kg. En 1952 ils
étaient de 27.000Kg par an ; ça veut dire qu'on
brassait en 1 an autant qu'aujourd'hui en 1 mois.
Maintenant les versements sont de 300.000 Kg.
Pourquoi ? Pourtant la capacité de production n'a pas
été augmentée. C'est parce qu'il s'est produit un
glissement toujours plus grand vers les bières à fortes
densités. En 1962 on avait vendu 6000 Casiers de 10°, ce
qu'on soutire maintenant en deux fois! Maintenant c'est
la 10° qui est la bière la plus demandée. On brassait
encore alors de la bière de table qu'on vendait à
l'extérieur. C'est pour cela que les chiffres sont bas.
Car maintenant pour faire de la 10° il faut beaucoup
plus de matière première.
En 1952, aussi, il y avait pour toute, toute la brasserie,
il y avait 3 moteurs électriques d'une puissance totale de
10 HP. Maintenant il y a deux cabines de Haute Tension !
Je continue: Cela permet, donc je suis en 1962,
d'attirer l'attention encore une fois sur le défaut de
rentabilité de nos installations qui travaillent à un
rendement anormalement bas...
Il faut dire que 1962 est l'année où on a mis en route
la meunerie, où on installe les dômes sur les cuves de
fermentation et où on a monté le laboratoire. A ce
moment là l'effectif de la communauté était de 48 et
l'âge moyen était de 58 ans. Il était un peu plus haut
que maintenant. Maintenant il est de 57 ans.
Le fait, donc, que nos installations travaillent à
un rendement anormalement bas, ceci mieux que tous les
discours prouve à l'évidence que nous ne poursuivons
pas un but lucratif, et que nous……
C'était un des arguments de poids pour prouver à la
Direction, à l'Inspection et au Contrôle des
Contributions que nous étions une vrai ASBL, pas une
ASBL frauduleuse. Et cela valait déjà en 62.
… et que nous n'entendons pas subordonner notre vie
monastique aux exigences d'un appareil de production
impitoyable. Le choix se situe au niveau du
désintéressement à l'endroit des valeurs d'ordre
matériel, intellectuel et même spirituel auxquelles
l'argent donne accès.
ça veut dire que plus on a d'argent et plus on sait faire
de choses. C'est l'argent qui est le nerf de la guerre en
tout.
Si notre brasserie est devenue en un laps de temps
de 10 années une des mieux équipée du pays, c'est afin
de permettre une libération des corps et des esprits
au centre d'une communauté pauvre mais confiante en
Celui qui connaît les intentions des coeurs droits.
Maintenant voici l'essentiel, c'est une réflexion sur tout
cela :
Quelle conclusion est-on en droit de tirer ? Peut-on
parler de perfection ou d'achèvement ? Ce serait pour
le moins osé ! Aujourd'hui et dans les années à venir,
notre devoir primordial est une vigilance de tous les
instants. Car, que nous l'acceptions ou non, nous
sommes entraînés avec nos contemporains dans une
aventure dont le trait le plus remarquable est
l'irréversibilité.
Le marché commun qui commençait alors 1
En 1952 dans un contexte économico social
entièrement différent, nous avons procédé à des
options étayées de raisons qu'on peut qualifier de
surnaturelles, dont la force de persuasion demeure
intacte. Il ne peut donc être question de réviser
notre position: petite brasserie nous sommes, petite
brasserie nous entendons rester. En quels termes
devons-nous à partir de ce fondement irréductible
définir notre politique économique actuelle ?
Au même moment d'autres Abbayes prenaient des
directions toutes différentes. De moyennes brasseries
qu'elles étaient, grandes brasseries elles allaient
devenir ! Et on nous a prédit et annoncé : vous, dans
quelques années on ne parlera plus de votre brasserie,
ni de votre Abbaye !
Nous devons avoir assez de jugement pour ne pas nous
bercer d'illusions et assez de lucidité pour choisir
notre voie propre. Le 1° juillet 62 a vu la mise en
route du Marché Commun Agricole, c'est à dire d'une
politique agricole commune aux 6 pays ; ce qui va
beaucoup plus loin et s'étend beaucoup plus large
qu'une simple union douanière. La mise en place sera
achevée pour le 31 décembre 1969. Elle se fera
progressivement afin de ne pas perturber les marchés
nationaux.
La brasserie est l'industrie qui la première et avec
le plus de brutalité sentira peser l'impact de ce
Marché Commun Agricole. Essentiellement
transformatrice de produits agricoles (
orge-maïs-sucre-houblon), elle va voir se modifier
profondément ses sources et ses conditions
d'approvisionnement.
A cela viendront s'ajouter l'harmonisation des
législations fiscales et sociales et l'ouverture des
frontières. En Belgique, l'évolution s'oriente déjà
vers une hausse des prix de revient : le malt 25% déjà
! le houblon 20% ! et une fiscalité plus dévorante
dont la réforme va se poursuivre dans le domaine des
impôts indirects.
C'est l'année de la réforme fiscale et on préparait
déjà l'introduction de la TVA. Je me souviens qu'à cette
époque déjà, j'ai fait une étude sur la TVA. Il fallait
n'est-ce pas ! On ne pouvait pas être pris à la gorge le
jour où ce serait là ! Ce sont les Français qui ont
commencé avec la TVA. Et voilà, comme c'est un système
très pratique où on fraude tout autant qu'auparavant,
alors ça s'est étendu partout.
L'uniformisation des conditions de concurrences entre
pays et l'élargissement des marchés à une échelle
continentale vont fatalement entraîner la perte des
faibles et des inadaptés, de ceux qui n'auront pas pu
ou voulu repenser leurs structures ou leurs méthodes.
Faiblesse n'est pas corollaire de petitesse : la
petitesse peut être une grandeur et une force. Seuls
les médiocres sont condamnés.
Nous serons véritablement forts si nous savons
pleinement et sans arrière pensée, sans complexe
d'infériorité et sans découragement assumer au sein du
monde nouveau notre condition de petite brasserie
d'Abbaye. Nous disposerons alors d'une puissance
économique singulière quoique modeste. L'élévation du
niveau de vie et l'intensification des échanges
amènent une diversification plus étendue des goûts et
une exigence sans cesse accrue dans les domaines
connexes de la qualité et de la présentation. En ce
qui concerne les bières, on observe une nette
orientation de la demande vers le type spécial, c'est
à dire 6° et plus, qu'on consomme de plus en plus dans
les cercles familiaux.
Nous disposons de deux atouts majeurs que nous devons
avancer sans attendre. Le premier est d'ordre
technique. Nous disposons et nous sommes en mesure de
présenter à notre clientèle actuelle et potentielle,
des produits hors série de haute tenue. Il est
clairement entendu que pour nous, c'est affaire de vie
ou de mort que nos différentes catégories de bières
gardent un standing qui les place au premier rang sur
le marché Européen. Aucun effort ne doit être épargné,
aucune remarque ne peut être négligée. La surveillance
de la fabrication ne peut être sujette à aucune
défaillance, ni sur le terrain de la stabilité
biologique, ni sur celui de la finesse du goût.
Cette tension perpétuelle vers un idéal d'honnêteté
professionnelle et de perfection technique sera tout
profit pour la vie intérieure en laquelle sera ainsi
parfaitement intégrée une activité purement profane.
Mes frères, d'ici quelques temps, notre brasserie sera
la seule brasserie indépendante de la Province de Namur.
Toutes les autres sont dévorées, digérées ou inféodées
aux grandes, énormes affaires financières que sont
devenues les brasseries genre Artois ou Piedboeuf.
Maintenant, je pense que si le Père Général voyait
ceci, il dirait: Mais allez voir à Rochefort! Mais ce
n'est pas encore tout. Il s'est posé d'autres problèmes
et voilà vraiment je dirais ce que dit mot pour mot le
Père Abbé Général.
Le moine ne peut supporter la moindre atteinte à
l'honneur de son Dieu en quelque domaine que ce soit.
Dieu a sa place dans la cité des hommes, la première,
en particulier par la sainteté et le fini de leur
travail. Si nous parvenons à rester fidèles à cette
ligne originale, spécifiquement monastique, de
politique économique, non seulement nous traverserons
sans encombre tous les remous du fleuve Européen, mais
encore, nous sortirons de l'épreuve mûri et grandi
tant au spirituel qu'au matériel.
Je pense que notre idéal contemplatif n'a pas souffert,
ici, de notre activité économique. Au contraire, il en a
été fortifié,ça j'en suis certain !
Notre second atout, donc à côté de la qualité et de la
modestie de notre entreprise, notre second atout est
notre désintéressement...
Voici encore quelque chose qu'on nous a dit : c'est de
la pure folie des choses pareilles ! Parce que ce que
j'ai écrit ici, je l'avais dit oralement à l'un ou
l'autre brasseur, brasseur d'abbaye je veux dire, qui
eux avaient des idées diamétralement opposées...
Notre marge bénéficiaire peut s'amenuiser, le seuil
de rentabilité de notre entreprise brassicole se situe
extrêmement bas du fait que nous n'avons pas
l'intention de monter une affaire. Nous pouvons donc
allégrement encaisser le contrecoup des décisions que
prendront les Exécutifs du Marché Commun. Pour tout
résumer en un mot, c'est dans la mesure où nous serons
vraiment moine que tout nous sera donné.
Il y avait aussi un autre problème. C'était celui de la
diminution des forces vives de la communauté. L'âge
moyen était déjà de 58 ans en 1962. Et pourtant ceux qui
aujourd'hui ont dans la soixantaine ou en approchent,
étaient encore très jeunes alors ! Cela fait 20 ans en
arrière. Il fallait donc revoir aussi la politique
agricole !
Car ce Marché Commun était quelque chose de très
périlleux pour nous. Aujourd'hui, les neufs pays sont
toujours en train de se pencher sur ce problème. Les
Anglais maintenant sont entrés dans le Marché Commun,
les Danois aussi, les Irlandais...bientôt ce sera les
Grecs, les Espagnols, les Portugais. Alors voyez un peu
tous ces produits agricoles qui doivent être consommés,
qui doivent être rentabilisés. Toutes ces exploitations
qui doivent permettre à des hommes, des femmes, des
gosses de vivre. Non plus dans un tout petit pays comme
la Belgique, mais dans toute l'Europe.
Vous savez, le Marché Commun fixe les prix chaque
année. Il donne les normes. Il contingente la
production. Il veille sur la qualité. Si bien que par
exemple dans cette région-ci qui est définie comme zone
herbagère, on ne peut cultiver de denrées. Si on le fait
c'est à ses risques et périls. Elles ne seront
certainement pas vendues à un prix élevé, parce que ça
ne pourra être que pour le bétail. Pour faire du pain,
il faut des denrées qui viennent d'ailleurs que de ces
régions trop pauvres. On peut se permettre cela
maintenant, puisque on a toute l'Europe pour cultiver du
froment panifiable.
En 1962 on cultivait 42 Ha encore. Il y avait deux
ouvriers. Les rendements étaient : pour le froment, 28
sacs à l'Ha - pour l'orge, 27 sacs à l'Ha - pour
l'avoine, 20 sacs à l'Ha. Or dans le bon pays on produit
50 à 60 sacs à l'Ha pour moins de travail qu'ici. En
1948 ( c'était donc une année normale d'avant 1950 ) au
moment où Dom Félicien était élu Abbé, il y avait 62 Ha
de culture, il y avait 7 ouvriers et le rendement était
encore beaucoup plus bas.
Pendant les années de 48 à 62, on avait essayé de
régénérer les terres qui sont extrêmement ingrates ici.
Vous savez que du côté du Vesty, l'épaisseur de terre
arable est d'une quinzaine de cm. Lorsque je charruais,
la charrue à l'arrière du tracteur rebondissait sur le
schiste, sur le roc. Si bien que ces terres sont sèches
tout de suite. Un peu de sécheresse, elle se crevasse et
on peut introduire la main dans les crevasses, on touche
au fond le schiste. Voilà les terres de Famenne !
On avait chaulé, mis les engrais. On avait drainé tout
puis remembré. Mais il y avait encore là tout de même le
problème et il a fallu se reconvertir. Et insensiblement
mais fatalement il a fallu renoncer à la culture et
arriver à la situation qui est celle d'aujourd'hui, que
vous connaissez.
Il Y avait l'étable et son annexe la fromagerie. En
1948 il y avait un taureau, 26 vaches, 23 génisses et 6
veaux. En 1962 il y avait encore un taureau, 20 vaches,
12 génisses et 11 veaux. On produisait 67.700 litres de
lait. Et le prix de revient du litre de lait en 1962
était de 3,85 francs, quand le prix de direction du
Marché Commun était de 3,75 francs ! Donc on perdait 10
centimes par litre de lait ! Alors l'écart n'a fait que
s'agrandir naturellement. Ce n'était plus possible.
On a produit, en 1962 encore, 2900 Kg de fromage et 500
Kg de beurre. Mais quelques années auparavant on
produisait près de 6.000 Kg de fromage par an. Ce qui
n'est rien du tout car pour l'instant, pour donner une
idée de comparaison, la fromagerie de Scourmont produit
250.000 Kg de fromage par an. Et celle qu'on est en
train de construire maintenant sur le zoning va en
produire 450.000 Kg par an ! C'est autre chose que les
pauvres petits 2.900 Kg !
Vous voyez, je dirais, l'originalité vraiment, oui,
scandaleuse de notre politique économique. Maintenant, à
cause aussi des diminutions des effectifs, et du
vieillissement, du tassement de la communauté, il a
fallu aussi supprimer la fromagerie, c'est à dire la
fabrication du fromage. Il a fallu aussi, là, se
reconvertir : diminuer, ramener le nombre du cheptel à
ce qu'il faut pour le ravitaillement de la communauté.
Mais il le fallait. Non seulement à cause des effectifs
qui baissaient, mais aussi parce que si on avait
persévéré à tout prix, c'eut été ce que disait ici le
Père Abbé Général. Il dit que le travail est plus
sérieux et plus efficace aujourd'hui que ce qu'il ne
l'était autrefois. Or il n'est pas sérieux de travailler
dans une abbaye pour le plaisir de travailler et de
s'occuper. Si on travaille, c'est pour avoir des
ressources pour vivre mais pas pour perdre 10, 20
centimes, 1 franc au litre. Et voilà ! Non n'est-ce pas,
il fallait aussi se reconvertir de ce c6té là !
Eh bien voilà mes frères, je pense que ces chiffres
sont éloquents. Nous pouvons en tirer une conclusion :
c'est que nous pouvons être légitimement fier de ce que
Dom Félicien et la communauté ont réalisé ici depuis
1952. Le Père Abbé Général peut venir ici - il ignore
tout ça et il ne faut pas le lui dire, ce n'est pas
nécessaire. Il ne faut pas agiter un drapeau et dire :
Rochefort über alles ! Non, ce n'est pas ça que je veux
dire. Mais s'il le savait, je pense qu'il serait contant
de dire : Voilà tout de même ce que je conseille, ce que
je demande. Voilà, il y a des Abbayes qui parviennent à
le faire.
Mes frères, demeurons fidèle à cette ligne de conduite,
et croyons encore et toujours à la Parole du Christ qui
dit : Si vous cherchez d'abord le Royaume de Dieu,
tout le reste vous sera donné. Et Saint Benoît le
savait lorsqu'il dit à l'Abbé : Ne te préoccupe pas
tellement des choses terrenis et caducis, 2, 23,
des choses terrestres et caduques ; ça s'en va tout de
même. Et puis alors ne causetur de minori forte
substantia, 2, 34, ne te fais pas de tracas si ton
avoir peut être un peu petit aux regards du monde, et en
soi aussi, ne te tracasse pas parce que rien ne manque à
ceux qui craignent Dieu !
Mes frères, quand nous avons choisi il y a près de 30
ans, lorsque nous l'avons confirmé voilà près de 20 ans,
c'est sur ces principes là que nous nous sommes fondés.
Ils sont encore valables, ils sont éternels et Dieu
continuera à nous bénir si nous continuons aussi à lui
faire confiance.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 19.05.80
8. La pauvreté.
Mes frères,
Revenons-en à la lettre du Père Abbé Général. Elle
traitait de questions économiques. Il nous disait que la
question du travail allait de pair avec la pauvreté. Et
dans sa lettre, il glisse insensiblement du travail à la
pauvreté.
Les deux sont liés. Le pauvre travaille. Il est obligé
de travailler. Il travaille pour vivre. Saint Benoît
demande que aussi le moine travaille pour vivre, mais
dans une optique qui est la sienne. Il s'appuiera sur le
dit de l'Apôtre Paul qui affirme : Du moment que vous
ayez de quoi vous nourrir, de quoi vous vêtir, de quoi
vous loger et de quoi vous chauffer, soyez contents de
cela !
Saint Benoît ne reprend pas ces paroles à la lettre,
mais il dit tout de même des choses analogues : Tout
ce qui est au delà de ceci, de cela, c'est superflu,
ça doit être retranché ! Le moine, c'est un homme
qui ne va pas se mettre des boulets aux pieds. Pas de
choses inutiles ! Il doit être léger, il doit être tout
nu. Il doit être quasi angélique pour s'élever dans les
sphères trinitaires. Mais s'il est lourd, s'il traîne
des richesses derrière lui, comment voulez-vous qu'il
s'occupe des choses de Dieu?
Le riche, lui, doit travailler aussi. Mais le riche, il
travaille pour vivre, naturellement, mais aussi il va
travailler pour se gonfler, pour se dilater. Notez que
c'est passé dans le langage populaire. Dans les régions,
ici, Ardennaises, pour désigner un riche on dira : c'est
un gros ! Les gros, c'est à dire les riches.
Mais le riche va aussi travailler parce que l'argent
donne le pouvoir. Avec l'argent on achète tout, on
achète même les consciences ! Vous connaissez les
pots-de-vin. Vous vous rappelez peut-être le scandale de
la Firme Lookheed qui fournissait des avions militaires
dans le monde entier, mais qui versait de généreux
pots-de-vin aux dirigeants de ces pays, pour qu'on
achète des avions Lookheed.
Cela donne le pouvoir, ça donne aussi l'influence. Et
ici il ne faut pas avoir peur de le dire, quoique ma foi
ce ne soit pas très reluisant, mais enfin : les abbayes
les plus influentes, ce sont les abbayes riches ! Il n'y
a pas à dire, elles font beaucoup de biens à d'autres
maisons et alors les Abbés de ces Abbayes riches ont du
poids ! Voyez, à côté de ça Rochefort ne pèse pas lourd
!
Eh bien voilà deux façons d'envisager le travail. Mais
ça ne veut pas dire maintenant que certaines Abbayes
s'enrichissent pour avoir de l'influence. C'est quelque
chose qui va de soi, vous voyez. Mais chez le riche du
monde, c'est intentionnel, il sait très bien ce qu'il
fait.
Et nous mes frères, voyons-nous un petit peu ? Est-ce que
nous sommes pauvres au sens de la Règle de Saint Benoît ?
Le Père Abbé Général disait :
Je demande que nous examinions le problème.
Donc c'est le problème de la surindustrialisation, des
marchés qui s'étendent indéfiniment, de la complicité
avec la société de consommation. Ce sont les termes
qu'il reprend. Et il demande :
….que nous examinions le problème, que nous gardions
les yeux sur les principes fondamentaux en cause, que
nous soyons prêts à sacrifier du profit s'il le faut
dans l'intérêt d'un abandon plus profond à l'Evangile,
que nous envisagions la pauvreté comme un certain
détachement des biens terrestres et une disposition à
faire facilement confiance à la divine Providence.
Mes frères, sommes-nous détachés des biens terrestres ?
Pouvons-nous dire : je suis mort avec le Christ ? Je vis
là où est mon trésor, avec le Christ ressuscité siégeant
auprès de son Père, là est ma fortune ! Pour ce qui
regarde les biens terrestres, du moment que j'ai à ma
disposition ce qu'il me faut pour vivre et pour
m'épanouir surnaturellement, 1e reste, j'en suis tout à
fait détaché, je ne le prendrais pas avec moi. Est-ce
que nous voyons les choses ainsi ? Personnellement ?
Communautairement ?
Et on va dire : oui, oui c'est vrai ! Moi, c'est ainsi
! Pour moi, je suis tout à fait détaché de tout ... Oui,
dans l'intention, je veux bien le croire. Mais pour que
le détachement soit vrai, qu'il ne soit pas, je ne sais
pas, une sorte de drogue dont on parle et qui donne une
petite ivresse spirituelle et une bonne conscience, il
faut que ce détachement s'inscrive dans les faits, sinon
ce n'est pas vrai. Il doit être matérialisé.
Et c'est ici que le Père Abbé Général va mettre le
doigt sur deux plaies. Mais je vois qu'il est déjà 8 1/4
! Nous allons nous rendre à l'église et demain nous
allons à nouveau l'écouter.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 20.05.80
9. Confort Classe Moyenne !
Mess frères,
Le Père Abbé Général adresse sa lettre à chacun d'entre
nous. Aujourd'hui il va copieusement nous étriller, du
moins les membres de l'Ordre et ceux parmi nous qui le
méritent. Ecoutez ! Il a parlé de la pauvreté en liaison
avec le travail, donc :
La pauvreté envisagée comme un certain détachement des
biens terrestres et une disposition à faire facilement
confiance en la divine Providence.
Il poursuit :
En lien étroit avec tout ceci est la nécessité d'une
certaine sobriété dans nos habitations et d'une certaine
frugalité dans notre style de vie. Il arrive
malheureusement que dans certains monastères les
cellules privées soient au bord du luxe, ou que le
régime alimentaire devienne de plus en plus riche.
Il parle de la sobriété dans l'habitat ? Cela veut dire
la simplicité, la modération, la retenue, éviter toute
recherche entre autre dans l'aménagement des cellules
privées. Il parle de la frugalité dans le style de vie ?
C'est aussi la question d'alimentation, c'est surtout à
cela qu'il pense. Se contenter de peu, éviter une
recherche excessive qui ferait des moines des gourmets !
Et ici, le seul endroit dans toute sa lettre, il laisse
échapper un gémissement de consternation :
malheureusement, dit-il ! Il arrive malheureusement
que...
Naturellement il faut bien comprendre ce qu'il dit, car
nous savons que tout est relatif. La sobriété dans
l'habitation en Afrique Centrale, ce ne sera pas la
sobriété d'habitation des Etats-Unis d'Amérique. Dans un
pays d'Amérique du Sud où il y a des monastères de notre
Ordre, on ne se nourrira pas comme en Europe
Occidentale. Allez un peu trouver un critère qui
permette de dire : là commence le luxe, là fini la
frugalité ? Aussi il apporte un correctif. Il dit :
Il est vrai que dans le passé l'ascétisme reçu parfois un
accent exagéré et devint ainsi l'ennemi d'une vie
spirituelle équilibrée.
Les anciens, ici, ont connu le régime du réfectoire
auparavant où la portion de pain était pesée. Je pense
que la balance se trouve quelque part avec ses poids en
plomb, peut-être vérifiés chaque fois à l'occasion d'une
Visite Régulière - je ne sais pas pour que ce soit
toujours bien le même poids. Tout le monde au matin
recevait exactement la même portion : gros appétit,
petit appétit, cela n'avait pas d'importance, tout le
monde était au même régime.
Vous voyez ! C'était ça un ascétisme exagéré. Alors ça
crée un certain déséquilibre dans la vie spirituelle :
certains avaient trop et d'autres pas assez !
Mais, dit-il :
Actuellement le pendule est passé de l'autre côté et il
y a une tendance marquée vers un certain confort de
Classe Moyenne où il reste peu de place pour le
sacrifice.
Il y a peut-être un peu d'humour Anglais là derrière ?
Mais enfin, est-ce que nous, ici à Saint Remy, nous
pouvons pavoiser et dire : oh nous, ça ne nous concerne
pas ? A Saint Remy il n'y a pas de surindustrialisation,
ça, ça va bien ! Mais ici : confort de classe moyenne ?
Est-ce que il n’y a pas l’une ou l'autre cellule qui
glisse vers un certain aménagement luxueux ? Je ne sais
pas ? Mais que faire, que faire ?
A mon sens, la position équilibrée est celle-ci : nous
devons prendre du moderne ce qui peut être utile pour
nous libérer au spirituel, ce qui peut nous aider à
vivre mieux, c'est à dire à vivre spirituellement mieux,
à être plus vrai. Voilà, nous ne pouvons pas non plus
jouer au pauvre et renoncer à certaines des commodités
modernes.
Par exemple : allons-nous renoncer à l'usage de
l'éclairage électrique et pour faire pauvre utiliser des
chandelles ou des lampes à pétrole ? Allons-nous
renoncer au chauffage central et chacun avoir son petit
poêle, au charbon comme ça se faisait il y a 25 ans par
exemple. Je pense bien que c'était le Frère Bonaventure
qui était chargé de remplir la caisse de charbon qui se
trouvait là-bas du côté du vestiaire, et le Frère
Charles avant lui ! Voilà !
Vous voyez, pour cela il faut être prudent. Il faut
être discret et essayer toujours d'être vrai. Nous
vivons ici dans une région en Europe Occidentale où on a
des facilités. Mais ces facilités, utilisons-les ! Ce
n'est pas pour ça que nous allons tomber dans le luxe.
Et d'autre part, il faut aussi protéger les santés.
Nous dépensons beaucoup plus d'énergies qu'auparavant :
énergie nerveuse, je veux dire. Peut-être pas tant
d'énergie physique : physiquement on travaille moins, ce
qui est à notre détriment. L'homme, pour se développer,
a besoin de faire fonctionner sa musculature.
Maintenant on travaille avec son système nerveux. On se
fatigue beaucoup plus à établir une balance comptable
exacte qu'à marcher toute une journée derrière une
charrue et un cheval ! C'est beaucoup plus fatigant de
contrô1er un laboratoire de brasserie qu'auparavant de
manipuler des tonneaux. Vous voyez, la nature du travail
a changé, et maintenant on se brûle.
Il faut donc que l'alimentation soit équilibrée pour
que ne s'introduise pas de carence alimentaire en sels
minéraux, en oligo-éléments, en vitamines. La nourriture
sera donc aujourd'hui plus recherchée. Ceux qui viennent
maintenant, les nouvelles générations qui arrivent dans
les monastères, eh bien, ils sont habitués à une cuisine
mieux préparée. On ne peut pas leur présenter une
cuisine telle qu'elle était aussi il y a 25, 30, 40, 50
ans. Voyez, il faut s'adapter à la civilisation qui est
la nôtre maintenant, ne pas vouloir jouer à ce qui était
d'hier...
Alors notre cadre de vie, le style de vie ? Il doit
toujours rester simple, mais il faut qu'il soit beau.
Auparavant, par esprit de pénitence on préférait ce qui
était laid ! Mais alors les hommes n' étaient pas bien
dans leur peau. Les hommes sont des animaux aussi, ils
doivent avoir de la lumière, ils doivent avoir de la
couleur, ils doivent avoir de la beauté autour d'eux.
Ils sont alors plus épanouis. Dieu est beau, il a créé
du beau, ce qui n'est pas du luxe !
Voyez mes frères, ce que dit le Père Abbé Général ici,
c'est très bien. Il faut le croire, naturellement. Mais
il parle pour tout l'Ordre, et chaque maison doit
prendre ce qui lui convient. Et ce qui est modéré ici,
serait peut-être du superluxe en Afrique. Il faut être
de son temps et aussi de son lieu.
Mais malgré tout faisons bien attention et ne glissons
pas trop dans le confort de classe moyenne. C'est
surtout le mot confort qui est ici en jeu, parce que
Classe Moyenne, nous le sommes. Du moment que nous
travaillons de nos mains, nous sommes des travailleurs
indépendants, nous appartenons à la Classe Moyenne ; ça,
c'est la terminologie reçue ici en Belgique. Peut-être
qu'en Angleterre ça a un tout autre sens ?
Mais n'ayons pas peur du mot. En Belgique, ce n'est pas
déshonorant et ce n'est pas synonyme de luxe et
d'exagération. La Classe Moyenne est la classe qui vit
de son travail. Un bon ouvrier spécialisé fait partie de
la classe moyenne. Mais c'est le CONFORT !
Et là, nous ne devons pas avoir un confort tel, qu'il
exclue tout sacrifice. Nous devons toujours sentir d'un
côté ou de l'autre que nous n'avons pas de demeure
permanente ici, et que nous ne serons contents que
lorsque nous entrerons dans le palais de Dieu, dont
celui-ci n'est jamais qu'une faible et terne image. Nous
ne devons pas l'aménager comme si nous devions vivre ici
éternellement.
Et ici, une petite chose pour terminer. C'est qu'il est
remarquable que les hommes dans les monastères qui sont
les plus difficiles en ce qui concerne l'aménagement, en
ce qui concerne la nourriture et tout ça, ce sont ceux
qui en étaient privés chez eux ! C'était déjà comme ça
tout au début du monachisme. Tout au début, c'était déjà
ainsi : les fellahs qui arrivaient dans les monastères
d'Egypte ne pouvaient pas supporter qu'Arsène, qui lui
avait été le précepteur des fils de l'Empereur à
Constantinople, avait un petit coussin pour reposer sa
tête, alors que c'était un vieillard qui approchait des
100 ans. Voilà, c'est ça ! C'est toujours une question
d'équilibre, de sagesse, de discrétion.
Et je pense que nous sommes en temps de Pentecôte. Que
l'Esprit de Dieu nous remplisse, lui, de sa sagesse et
ainsi nous ne tomberons pas sous les reproches du Père
Abbé Général et nous ne le ferons pas gémir.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 21.05.80
10. Vivre ensemble.
Mes frères, Hier soir, nous avons accompagné le Père
Abbé Général qui jetait un regard investigateur dans les
cellules privées des frères. Et ce qu'il remarquait dans
certains monastères était tel qu'il en poussait un
gémissement de douleur. C'est malheureux ! disait-il. Et
nous avons opéré un retour sur nous-mêmes et nous nous
sommes demandés : Serions-nous du nombre de ces certains
monastères ? Nous devons prendre très au sérieux
l'avertissement du Père Abbé Général. Mais nous ne
devons pas pour autant nous culpabiliser.
Je pense que objectivement nous avons le droit de dire
que nos cellules ne sont pas luxueuses. Elles sont -
devrait-on dire - fonctionnelles. Elles sont du type :
chambre installée par de jeunes mariés qui n'ont pas
beaucoup d'argent pour un départ dans la vie et qui
remettent à plus tard l'aménagement de leur foyer.
Ce n'est pas parce qu'on dispose d'un lit latoflex
qu'on est dans le luxe. Non, c'est un lit hygiénique.
Nous devons, nous, jouir d'un sommeil réparateur sur un
lit qui malgré tout est austère. C'est presque une
planche ! A l'époque, quand on a acheté ces lits, telle
était l'intention, je m'en souviens bien.
Le Père Abbé Général, vous voyez, a beaucoup de
qualités,une nouvelle encore aujourd'hui ! Dans son
style épistolaire, il possède l'art de ménager d'habiles
transitions. On passe ainsi d'un sujet à un autre sans
même le remarquer.
Voyez cette fois : il terminait en disant qu'il y avait
une tendance marquée vers un certain confort Classe
Moyenne où il reste peut de place pour le sacrifice,
toujours à propos de ces cellules et du genre de vie qui
n'est plus assez frugal dans certains monastères.
Naturellement, il ne faut pas oublier que vivre
ensemble dans la paix et l'unité est déjà une forme
d'ascèse. Sur ce point je suis heureux de signaler que
presque partout la charité fraternelle semble avoir
progressé et que les relations entre frères sont plus
cordiales et si j'ose dire plus chrétiennes.
Nous voici donc partis dans la charité fraternelle ! Et
cette fois-ci il pousse un soupir de soulagement heureux.
Dans une certaine mesure, ceci est dû au dialogue de
communauté, à la permission de parler, à la suppression
de l'ancienne forme du chapitre des coulpes. Mais ici
encore l'expérience m'a montré que la réaction a été un
peu trop loin. Et c'est un refrain a peu près constant
aux Visites Régulières : que le juste équilibre entre
parole et silence n'a pas encore été atteint, ni
découverte une forme appropriée de correction
fraternelle.
Je voudrais attirer votre attention d'abord sur un tout
petit détail, mais qui a son importance. Le Père Abbé
Général dit : la charité fraternelle semble avoir
progressé, ce qui est heureux. Je suis heureux de le
signaler, dit-il. Et les relations entre frères sont
plus cordiales et si j'ose dire plus chrétiennes.
Il y a une façon de vivre ensemble qui est franchement
païenne. On trouvera ça dans le monde. C'est ce qu'on
appellera la civilité. Il n'y a pas tellement encore,
des correspondants, des étrangers écrivant ici ou
écrivant ailleurs, terminaient leur lettre avec la
formule : je vous présente mes civilités empressées.
Maintenant on dira : ma considération distinguée.
Voyez, dans le monde, la civilité c'est ceci : Les
rapports sociaux sont corrects, mais ils sont basés sur
des rapports de force, une espèce de gravitation qui
fait que les hommes tournent les uns autour des autres
sans se rencontrer. Mais ils ne se gênent pas, mais ils
s'ignorent ! Si, ils ont des rapports civils, de
civilité, de correction, de politesse, de savoirvivre,
mais sans chaleur, ça reste froid !
C'est de plus en plus remarquable dans le monde
d'aujourd'hui. C'est le monde de l'informatique, de la
télématique, de la robotique ; et les hommes deviennent
dans cet univers des fiches, des numéros, des pions, des
rouages Ils tournent bien un sur l'autre, mais comme une
machine.
On comprend alors la réaction violente de certains
jeunes qui vont se constituer en groupe, en gang, et
puis alors, ils vont foncer. En Angleterre, maintenant,
c'est une mode...des troupes entières qui circulent à
travers tout en motocyclettes ; ça va peut-être venir
ici aussi sur le continent ? Et ils ne respectent plus
rien. Et pourquoi ? Pour dire : nous sommes là ! Ils ont
chaud ensemble, pour lutter contre ce froid polaire de
la société civile !
A côté de ça, il y a la manière de vivre ensemble qui
est chrétienne. Et là, c'est presque vouloir résoudre
pour nous la quadrature du cercle. Car la vie
chrétienne, la charité chrétienne, elle n'est pas
d'essence, elle n'est pas de nature charnelle purement
humaine. C'est de la nature divine. C'est surnaturel,
c'est hors de notre portée !
La civilité, ça c'est notre mode. Mais nous avons reçu
en nous un esprit qui est une Personne, un Feu, une
Lumière. C'est l'Esprit Saint, c'est Dieu lui-même,
c'est ce qui vivait dans le Christ. Et nous ne pouvons
plus être entre nous sur un pied de civilité. Il faut
donc nous aimer. Mais nous sommes tout de même des
hommes, nous sommes de la chair. Et comment concilier
les deux : la charité divine dans une chair humaine ?
Eh bien c'est possible, et c'est ce que le Christ nous
demande. Nous ne devons pas pour ça nous descendre, ou
nous dissoudre, ou nous engluer dans le sentimentalisme.
Non, ce n'est pas cela. Mais il y a 1000 détails à
travers lesquels l'amour peu s'exprimer. Et c'est cela
que veut dire le Père Abbé Général : elles sont plus
cordiales, nos relations, et si j'ose dire alors plus
chrétiennes. Là où il n'y a pas de cordialité, il n'y a
pas d'amour chrétien. C'est cela, n'est-ce pas !
Mais je peux très bien vivre avec un frère qui m'est
franchement antipathique pour toutes sortes de raisons
impossibles à analyser, c'est comme ça ! Que vais-je
faire avec celuilà ? Eh bien, l'Esprit de Dieu qui est
en moi va à ce moment là me convertir. Et ça ne veut pas
dire que ce frère va devenir le plus sympathique de
tous. Ce n'est pas ça, il me sera toujours naturellement
antipathique. Mais je vais dépasser ce sentiment pour
épouser la charité du Christ qui est en moi, me laisser
porter par elle. Et ce frère, personne ne saura si je
l'aime plus ou moins qu'un autre.
Saint Benoît le dit : L'Abbé doit avoir une charité
égale pour tous. Et on disait de la petite Thérèse qu'on
était étonné parce que la soeur à laquelle elle
manifestait le plus d'attentions, c'était celle qui lui
était le plus antipathique. C'est cela ! Il y a dans
notre vie commune 1000 détails, 1000 façons pour
manifester sa cordialité et son amour : un sourire, un
geste, une démarche, un coup de main, une bonne parole
même négativement : retenir la réflexion acerbe ou la
moquerie qui jaillirait spontanément de nous. Vous voyez
tout cela, de toutes petites choses ! Et c'est ça, ici,
que veut dire le Père Abbé Général. Il est heureux de
constater que cela a progressé dans tous les monastères.
Mais il n'ose tout de même pas encore dire que c'est
dans tous. Il dit : presque partout. Il y aura peut-être
encore une exception ou l'autre, mais ce doit être
rarissime.
Eh bien je dois dire, mes frères, qu'ici, ici nous
sommes sur la bonne route. Il y aura peut-être encore
chez l'un ou l'autre un éclat, un petit bazar qui
échappe. Mais je sais que dans le fond la charité
travaille et que nos rapports, comme le Père Visiteur
l'a constaté aussi, sont certainement ici chrétiens
parce qu'ils sont cordiaux. On a eu l'occasion de
l'expérimenter au cours de cette fameuse grippe. Nous
avons vu qu’à ce moment, les petites divergences
s'étaient évanouies et qu'il n'y avait plus qu'un seul
coeur pour nous aimer et nous entraider.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 24.05.80
11. Dans la paix et l’unité !
Mes frères,
Le Père Abbé Général parle de vivre ensemble dans la
paix et l'unité. C'est une belle définition de la vie
cénobitique, si on comprend bien les termes : et vivre
ensemble et dans la Paix et l'Unité.
Vivre ensemble , ce n'est pas vivre les uns à caté des
autres en se conformant au canon de la civilité laïque,
de la politesse, de la correction, mais en
s'ignorant ! Ce n'est pas non plus vivre en groupes
juxtaposés, des groupes organisés ou informels, des
groupes crées ou bien naissant spontanément, des
regroupements comme ça suivant des affinités de
caractère, d'antipathie aussi, on s'éloigne de certains
pour se rapprocher d'autres : affinités d'âge, de goûts,
de petites chapelles dans un monastère. Ce n'est pas ça
vivre ensemble !
Il faut vivre ensemble chrétiennement, c'est à
dire dans la paix et l'unité. Mais quelle paix et
quelle unité ? C'est l'unité que le Christ avait
demandée à son Père pour ses disciples: qu'ils soient
un comme nous sommes un le Père et Moi, eux
en Moi et Moi en Toi, que nous soyons tous consommés
dans l'unité. C'est la seule unité valable dans un
monastère ! Le reste ? Je ne sais pas ce que c'est.
C'est de l'illusion !
Et puis la Paix ? Pas n'importe quelle paix, mais la
paix du Christ, celle qu'il a aussi promise à ses
disciples. Donc, vivre ensemble dans la paix et l'unité,
c'est former une cellule du Royaume de Dieu. On vit les
uns dans les autres parce qu'on s'aime ; même s'il n'y a
pas d'affinités naturelles, on s'aime. L'amour est autre
chose qu'un rapport d'affinité. Ce sera donc
pratiquement partager et porter ensemble le poids du
groupe, le poids de la communauté.
Mais dans la pratique, à mon sens, cela dépend surtout
de l'Abbé. Car pour partager et porter, il faut savoir
qu'il y a quelque chose à partager et à porter. Il faut
donc que l'Abbé soit transparent. Cela a été un grand
sujet de discussion à la Conférence Régionale là-bas
quelque part en France. Dans quelle mesure l'Abbé
pouvait-il être transparent ? Dans quelle mesure
pouvait-il informer la communauté de ce qui se passe ?
Mais à mon sens, il faut que la communauté sache tout.
Il ne peut y avoir de secrets, ni de cachotteries, ni
d'énigmes, ni de mystères dans une communauté qui vit
ensemble dans l'unité et la paix. Et pour entretenir
cette unité et cette paix, mais il faut la nourrir, il
faut la nourrir en informant. Il faut que tout soit
clair, net, franc, loyal. C'est à cette condition que
les hommes sont en sécurité, que les hommes sont portés
à se regarder et à s'entraider.
Sinon si chacun, surtout l'Abbé, je parle de l'Abbé, si
l'Abbé commence à avoir de petites histoires, alors ça
se communique aux autres comme une gangrène. Et on
s'aperçoit qu'il y a quelque chose qui se dissout, qui
fond comme un tas de neige, enfin qui s'en va et an ne
voit plus rien.
Voyez ! Donc je veux dire que la responsabilité de
l'Abbé est engagée très fort. J'ai le droit de le dire
parce que c'est moi qui le suis ici et je parle de moi
d'abord. Voyez, il faut aussi intéresser les frères à ce
qui se passe, à ce qui se prépare. Naturellement ça ne
veut pas dire que maintenant il faut aller dévoiler les
secrets de le vie privée personnelle de l'un et de
l'autre ! Non, Saint Benoît le dit bien : les péchés
secrets de l'âme, il faut les dévoiler à un Père
spirituel qui saura guérir les siens propres sans
divulguer ceux des autres.
Mais il s’agit ici, je dirais, de la marche de la
communauté. Et à ce propos je voudrais vite en avoir
fini avec cette lettre ! Oui ! Mais vous voyez, elle est
intéressante, extrêmement intéressante, on ne sait pas
courir. Mais pour quelle raison en finir ? Mais c'est
parce que commencent à arriver par la poste des
documents préparatoires du Chapitre Général.
Or là, il y a des choses qui sont très intéressantes
non seulement pour ce qui regarde Saint Remy, mais pour
ce qui peut nous intéresser. Il y a même des petites
choses qui regardent Rochefort ? On se dit : tiens cette
affaire, c'est de Rochefort ! Oui, ça ne peut être que
ça ! Alors je voudrais une fois vous parler de tout cela
et avoir un peu vos réactions.
Ainsi en arrivant là-bas, si on me demande de parler,
je puisse dire : je ne parle pas seulement à mon nom
propre vous savez, mais il y a 35 hommes derrière moi et
vous avez ici leur opinion. Il faut donc en tenir
compte, ça fait 35 voix en plus dans un sens ou dans un
autre. C'est ça que je veux dire : il faut informer, il
faut porter ensemble et partager.
Alors le Père Abbé Général dit qu'on n'a pas encore
trouvé un juste équilibre entre parole et silence.
Oui, ici je pense, je pense que nous pouvons malgré tout
être satisfait. Naturellement il y a toujours des
tempéraments bavards et je crois qu'il ne faut pas le
prendre au tragique. Ils fermeront la bouche quand ils
seront 2m sous terre, c'est seulement alors ! Donc il ne
faut pas espérer une conversion, c'est impossible ici,
c'est lié au tempérament de la personne !
Il y en a qui sont des extravertis, ils ont besoin de
s'expliquer, de raconter et tout. Et bien, prenons-les
comme ils sont, n'est-ce pas. Il n'y a rien de très
grave là dedans, à condition que cela ne devienne pas de
l'obstruction du travail des autres, et que ça ne
devienne pas prétexte à médisance, à raconter du mal des
autres. Non !
Mais qu'il y en ait un qui ait la langue un peu facile,
c'est son tempérament à lui. Comme il y en a d'autres
qui serons des muets, mais c'est leur tempérament aussi.
C'est ça aussi partager et porter.
Mais alors tout de même, s'il y a ici des bavards, je
leur demanderai tout de même de se surveiller malgré
tout un peu. Mais enfin je vous dis : il y a des choses
plus graves que cela. Mais je parle simplement ici du
fait de faire marcher sa langue. Mais ce qui est
toujours pi, ne pas embêter les autres dans leur travail
et dans leur prière, et puis surtout, surtout, surtout
ne jamais dire du mal.
Maintenant : équilibre aussi entre silence et parole.
Je pense qu'il y a aussi un progrès qui est observé à
propos de ce que j'avais dis : ne pas parler dans
certains endroits de l'Abbaye, là où Dieu est beaucoup
plus présent, à l'église, ici au scriptorium, au
réfectoire, à la cuisine. Ce sont des endroits qui sont
plus ou moins sacrés, certains très forts, d’autres un
peu moins. Mais ils participent tout de même au même
caractère. Dieu est là, et c'est là qu'on le rencontre,
c'est là qu'on prie avec plus d'ouverture. On s'ouvre,
on est en confiance, on est d'avantage proche de Dieu.
Et je pense que là aussi on a fait un effort et qu'il y a
un progrès certain. Mais il ne faut pas dire qu'on est
arrivé au terme. Il faut continuer.
Et le Père Abbé Général dit qu'on n'a pas encore
découvert une forme appropriée de correction fraternelle
depuis qu'on a supprimé le fameux Chapitre des Coulpes.
Une forme appropriée qui vaudrait pour l'Ordre entier,
je pense que ça n'existe pas.
Il y a des formes appropriées suivant les lieux, les
monastères, les maisons. Et à mon sens, pour ici - je ne
vais pas voir ce qui se passe ailleurs - mais pour ici,
la forme la plus appropriée de correction fraternelle,
c'est de se dire en privé ce qu'on a à dire. Si on voit
quelqu'un qui...voilà, qui ne fait pas ce qu'il devrait
faire, qu'on le lui dise gentiment, poliment,
honnêtement, loyalement aussi. Voyez-vous, ça fait aussi
partie du partage.
Et si ce sont des choses plus sérieuses ou plus
délicates, alors qu'on en informe le supérieur qui lui,
au moment opportun, avec beaucoup de délicatesse pourra
aussi intervenir pour redresser une situation qui serait
incorrecte. Je pense que c'est beaucoup plus efficace.
D'ailleurs à l'occasion je le pratique et je sais que à
l'expérience je n'ai pas encore rencontré de déboires de
ce caté.
La plupart du temps, quand on fait quelque chose qu'on
ne devrait pas faire, on ne le sait pas, on ne se rend
pas compte. On le fait de bonne foi. Puis, lorsqu'on
s'en aperçoit, on se dit : bien, maintenant je le sais !
Et puis c'est fini !
Et lorsqu'il y a des choses qui regardent tout le
monde, eh bien alors c'est le lieu ici de le dire en
public. Comme je l'avais dit à ce moment là : attention,
ne pas parler au réfectoire. Vous savez, le percolateur
là-bas, ce n'est pas un petit endroit ou on discute le
coup. Voilà, alors on le sait !
Il arrive encore qu'on trébuche. Je m'en suis aperçu
une fois ou l'autre en allant porter quelque chose au
réfectoire : deux qui sont là en train de discuter.
Alors on me voit !!! Et pftt, c'est fini ! Donc à ce
moment là, ils se rendent bien compte, ils reprennent
conscience, et voilà.
Donc voilà mes frères, essayons de vivre ainsi dans la
charité fraternelle. Dans l'unité et dans la paix, c'est
cela le train, le véhicule qui nous permettra de voguer
et peut-être même de voler vers ce Dieu qui nous attend.
Homélie : Fête de la Pentecôte. 25.05.80
Croyons-nous suffisamment ?
Mes frères,
Jean-Baptiste se tenait sur les bords du Jourdain et il
instruisait les Juifs qui venaient à lui. Il leur disait
: parmi vous circule un homme que vous ne connaissez pas
; il est plus grand que moi, je ne suis pas digne de
dénouer les courroies de sa sandale ; moi je baptise
dans l'eau, Lui vous baptisera dans l'Esprit Saint et le
feu, dans l'Esprit qui est un feu.
Ses auditeurs comprenaient. Ils savaient que leurs
prophètes avaient vu que le Seigneur Dieu est un feu
dévorant. Ils se rappelaient que leurs ancêtres, au pied
du Sinaï, avaient vu soudain la montagne s'embraser et
trembler sur ses bases au moment où le Seigneur
descendait sur elle et la touchait. Et aujourd'hui, à
présent, nous-mêmes nous sommes immergés vivants dans ce
feu. Mais vous me direz : où est-il ? Nous ne le voyons
pas, nous ne le sentons pas ?
Mes frères, si nous ne le voyons pas, c'est que nous
sommes aveugles et que nous avons un caillou à la place
du coeur. Si nous ne le sentons pas, c'est que noue nous
tenons prudemment à l'abri derrière le blindage de notre
inconscience, de notre insouciance, de notre
indifférence. Il est pourtant ici, il est là, il est
partout !
Les disciples réfugiés dans la salle haute de leur
maison ont bien vu, eux, un fleuve de feu coulé sur eux.
Ils ont senti le Souffle embrasé caresser leur visage et
pénétrer en eux. Pourquoi eux et pas nous ? C'est très
simple. Ils attendaient, ils espéraient, ils priaient,
ils croyaient. Et nous mes frères ? Le Christ lui-même
l'a dit : Lorsque le Fils de l'Homme reviendra sur la
terre, où trouvera-t-il la foi ?
Ce Souffle de feu omniprésent, ce n'est pas une entité
allégorique ou bien un absolu quelconque, ou bien une
force cosmique impersonnelle. Non, il est une Personne
bien concrète, vivante, cette Personne Première qui est
source et fondement de toute personnalité qui se puisse
nommer sur la terre et dans les cieux. Elle a une
multitude de visages, une multitude de noms. Mais il en
est un qu'elle nous a révélé et qui est le plus beau :
elle est l'AMOUR.
Le chrétien, c'est un homme possédé par l'Amour.
C'est à cela, dit le Christ, qu'on reconnaîtra
que vous êtes miens, si vous vous aimez les uns les
autres comme moi je vous ai aimés. Pas n'importe
comment !
Le moine est un pneumatophore, un homme qui se meut
dans le feu et qui rayonne l'Amour. Les yeux de son
coeur contemplent l'océan de feu dans lequel est baptisé
le monde. Rappelez-vous la vision de Saint Benoît.
Lui-même est porté par un Souffle, ce Souffle inconnu,
mystérieux. Et il ne peut plus rien faire d'autre que
d'aimer.
Mes frères, la Pentecôte est la fête de notre avenir. Elle
anticipe le jour où tous ensemble, plongés dans le feu,
nous formerons un seul Corps dont l'âme sera l'Amour. Amen
Homélie : Vêture du frère J. 25-05-80
Mon ami, mon frère,
Voici déjà près de 6 mois que vous séjournez parmi
nous, et c'est devenu pour vous une certitude ; vous
voyez se réaliser ici l'incarnation du désir déposé dans
votre coeur par l'Esprit : fréquenter Dieu, apprendre à
le connaître, à l'aimer, habiter dans sa maison, entrer
dans son intimité et un jour devenir avec lui un seul
esprit.
Aujourd'hui, vous faites un nouveau pas sur le chemin
de votre initiation. Vous allez recevoir votre tenue de
combat. La lutte contre les vices de la chair et des
pensées va devenir plus âpre, plus serrée. Mais en même
temps je vous confie une arme qui vous rendra
invincible, invulnérable : l'obéissance unie à une
humble et confiante ouverture de coeur.
Vous vous engagez dans la milice monastique en l'Année
Jubilaire de Saint Benoît. Le don de votre personne n'en
sera que plus entier, votre résolution plus ferme. Et
n'oubliez pas que dès à présent vous aurez auprès du
Christ un protecteur et un ami sur lequel vous appuyer.
Saint Benoît se souviendra toujours que vous vous êtes
offert à Dieu en l'année de son anniversaire. Vous serez
auprès de lui un privilégié.
En 1980 nous fêtons aussi le 750° Anniversaire de la
fondation de notre Abbaye. Vous avez ici une communauté
de frères qui vous aime, qui vous estime, qui vous
accueille. Ils vont vous donner, ils vous donnent déjà
le meilleur d'eux-mêmes. Regardez-les ! Ils sont le
fruit de 7 siècles et demi d'inébranlable fidélité.
C'est aujourd'hui aussi le jour où nous célébrons la
Pentecôte. Etes-vous prêt à vous laisser porter par la
douce véhémence de l'Esprit, et aussi à vous laisser
brûler par son feu ? Etes-vous disposé à vous oublier
entièrement pour n'appartenir qu'au Christ, ici dans ce
monastère construit en l'honneur de la Vierge Marie Mère
de Dieu et votre Mère ? Mon ami, êtes-vous disposé à
tout cela ?
Oui, Père, avec la grâce de Dieu et le secours de vos
prières.
Ce que le Seigneur a commencé en vous, qu'Il le porte
jusque son achèvement. Amen.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 26.05.80
12. La relation Abbé-Communauté.
Mes frères,
Le Père Abbé Général fait une nouvelle constatation
réconfortante : Un autre domaine où apparaissent des
signes positifs de progrès est celui de la relation
entre l'Abbé et ses moines. Dans l'immédiat après
Vatican II, il Y a eu quelques difficultés à trouver la
manière correcte de permettre à la communauté et aux
individus de prendre part à la marche de la maison tout
en sauvegardant la valeur de l'obéissance. Par suite, en
quelques endroits, l'Abbé a presque abdiqué son autorité
ou bien la communauté a exigé la démocratie quasi
complète !
Maintenant, dans la majorité des maisons, le problème
n'existe plus car on a trouvé le moyen de donner plus de
responsabilité et de maintenir cependant le concept
Bénédictin du rôle de l'Abbé. Je ne dirais rien, ici, de
la question des Abbés temporaires. Il est beaucoup trop
tôt pour tirer des conclusions, bien qu'il faille
admettre que quelques personnes de l'Ordre aient
tendance à vouloir le faire.
Mes frères, je vais en guise d'illustration de cette
constatation heureuse du Père Abbé Général, vous
rappeler en quelques mots ma position au sujet de la
dialectique Abbé-Frères. Je vais dérouler sous vos
regards quelques images qui vous permettront de pénétrer
plus avant à l'intérieur de ma pensée.
Vous avez un groupement de frères. Parmi eux, Dieu en
choisit un pour le représenter. L'idéal, semble-t-il,
serait que cet homme, l'Abbé, serait entièrement
christifié. Je ne pense pas que ce serait la solution
aux difficultés, car nous avons le précédent du Christ
lui-même et nous savons que bon nombre de ses disciples
ne l'ont pas suivi. A la fin de sa vie, il lui en
restait une bonne centaine sur les milliers qui
l'avaient suivi.
Restons donc dans notre petit domaine de l'Abbé moyen
et essayons un peu de voir ce qu'il représente pour les
frères. Je vous fais part, ici, de mes vues et de mon
expérience personnelle.
L'Abbé est la conscience des frères. Je vais
m'expliquer. Il vit à l'intérieur des frères, il les
comprend, il les saisit par le dedans d'eux-mêmes. Et
les frères, de leur côté, vivent mystiquement à
l'intérieur de l'Abbé qui les porte comme dans un sein.
Il s'en suit que l'Abbé, tellement uni aux frères, va
devenir, sans même que les frères en ait une perception
nette, leur conscience. Cela veut dire qu'il sera
dévoilement des faiblesses des frères, de leurs défauts,
de leurs lacunes, de leurs manques. Ils vont découvrir
ce qu'ils sont. Mais en même temps il sera présence pour
eux d'une espérance de ce qu'ils escomptent devenir. Il
sera révélation de leurs aspirations les plus belles,
les deux donc !
Entre l'Abbé et les frères, il n'y aura ni absorption,
ni fusion, comme si l'Abbé anéantissait les frères ou
comme si les frères dévoraient l'Abbé. Il y a plut6t
création et épanouissement de liberté responsable. Entre
l'Abbé et les frères règne sans cesse une tension
salutaire qui est génératrice de paix, de confiance, de
croissance, en un mot d'équilibre.
Cela exige que de part et d'autre - mais je pense que
ça se fait tout seul, car c'est ici le travail de
l'Esprit à l'intérieur des hommes - de part et d'autre
donc il y a renoncement à soi pour une découverte de son
véritable soi. Et cela s'opère dans l'estime, dans le
respect, en un mot dans l'Amour.
Voilà à mon sens comment doit se vivre la dialectique,
la tension, la relation AbbéFrères. Elle ne sera donc
pas autoritarisme, ni démocratie. Autoritarisme engendre
fatalement tyrannie de la part de l'Abbé, et chez les
frères des maladresses et des blocages. Mais comment
cela peut-il arriver ?
Cela arrive si l'Abbé a une mauvaise représentation ou
interprétation de son rôle, de sa mission de lieutenant
du Christ. Et cette mauvaise interprétation trouvera sa
source, à mon avis, dans la peur. Ce sera la peur de
donner sa vie pour les autres, donc la peur de mourir.
Et la démocratie maintenant, elle va engendrer
fatalement l'anarchie, le désordre, la ruine. Et elle
trouvera sa cause, sa source, dans un refus d'accepter
l'Abbé comme le représentant du Christ. Et cela va aussi
s'originer dans la peur. Ce sera ici la peur de perdre
sa vie. Et je pense bien qu'en faisant surgir ces
malformations de peur je ne me trompe pas.
Car regardons les choses froidement : il faut du
courage pour donner sa vie, et il en faut peut-être
encore plus pour la perdre. Enfin, pour ne pas qu'il y
ait des jaloux, mettons ça à égalité. De toute façon la
vie s'en va !
Encore une petite opinion personnelle. Je pense que
dans ce rapport, qui peut être conflictuel, entre l'Abbé
et les frères, on retrouve la problématique Foi-Loi
qui a tellement secoué l'Eglise dans ses premières
années, problématique pour la solution de laquelle
l'Apôtre Paul a tellement lutté.
Toute la Règle de Saint Benoît repose sur un pivot, un
pivot qui est un seul mot, un tout petit mot. C'est le
mot creditur. Abbas agere vices Christi
creditur, 2, 2. Si on enlève ce creditur,
c'est à dire ce il est cru, toute la règle de
Saint Benoît éclate en mille morceaux, ce n'est plus
rien du tout ! Ce n'est plus qu'un code, un code humain
auquel on peut se soumettre pour atteindre une certaine
perfection humaine. Mais elle est vidée de sa substance
surnaturelle. C'est la foi en la personne du Christ se
révélant dans celle de l'Abbé qui fait que la Règle de
Saint Benoît devient source inépuisable de vie pour les
moines.
De même que la Loi devient source de vie lorsqu'elle
est expression de la foi en Christ qui a bien dit :
Je ne viens pas, moi, abolir la loi, mais je viens la
porter à sa perfection. Pas un trait, pas une lettre
ne disparaîtra de la loi avant que tout ne soit
achevé. Mais sans la foi au Christ Fils de Dieu,
la loi n'est plus rien que carnalitas, qu'une
carnalité, que le service de la chair.
Voilà mes frères ce que je voulais vous dire ce soir.
Je pense que vous serez d'accord avec moi que c'est
bien, comme le dit le Père Abbé Général, le concept
Bénédictin de l'Abbé. Naturellement on peut encore le
présenter autrement. J'ai usé aujourd'hui de cette façon
de m'exprimer. Je l'ai fait autrement auparavant. Je le
ferai encore autrement plus tard suivant les
circonstances. Mais c'est toujours cela !
Il y a une communia, une communion entre
l'Abbé et les frères, une communion qui est toujours en
recherche d'équilibre, qui est une tension - non pas une
tension de conflit, agressive - une tension harmonieuse
en recherche d'équilibre toujours meilleur.
Et grâce à cela, chacun des frères y compris l'Abbé peut
s'épanouir en Christ, ce qui est le terme de toute vie
monastique.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 27.05.80
13. Qu’est-ce qu’un véritable moine ?
Mes frères,
Nous voici arrivés au coeur de la lettre que le Père
Abbé Général nous adresse. Je vous demande de bien faire
attention :
De tout ce que j'ai dit jusqu'ici, une chose se
dégage clairement : l'importance de la formation.
Maintes et maintes fois j'ai constaté que la solution
à la plupart des problèmes est la découverte du juste
équilibre entre deux contraires apparents. Par exemple
: parole et silence - solitude et relation fraternelle
- obéissance et responsabilité - travail et prière.
Cet équilibre doit être obtenu, non pas en atténuant
les contrastes, mais plutôt en exploitant au maximum
les valeurs opposées tout en les maintenant en tension
constante. C'est seulement lorsque les différentes
valeurs monastiques ont été profondément assimilées
que nous pouvons espérer atteindre cet équilibre.
Et c'est pourquoi je considère l'assimilation des
valeurs comme l'essence même de la formation. Mais ce
n'est pas facile à réaliser. Le Maître des novices
peut y contribuer beaucoup, mais le bon exemple de la
communauté est également nécessaire. Et naturellement,
le novice lui-même doit être capable de cette
assimilation. En fait, on pourrait dire que le critère
principal dans le discernement d'une vocation est
cette capacité à assimiler les valeurs.
Je me demande si vous avez bien compris ? C'est très
dense ! C'est, c'est lourd à porter et c'est lourd à
entendre !
Je pense que nous devons encore une fois remercier le
Père Abbé Général car il est lucide et il est
courageux. Il est allé, ici, au fond des problèmes. Il
n'est peut-être pas possible de descendre plus
profondément. Il tire une conclusion de tout ce qu'il
a dit, de tout ce qu'il a vu. C'est son expérience qui
parle.
Qu'est-ce donc un véritable moine?
C'est un homme, c'est un frère qui sait tenir un juste
équilibre entre des valeurs apparemment contraires ;
non pas en cherchant à atténuer les contrastes mais en
les maintenant en tension constante.
Donc, nous sommes, dans notre vie, obligés d'assimiler
des valeurs qui sont opposées. Nous devons en même
temps être des solitaires et un moine, comme son nom
le dit, est un homme qui vit seul ; en soi cela exclu
les relations ! Mais nous sommes des cénobites et en
même temps nous devons entretenir des relations
fraternelles cordiales, comme il l'a dit plus haut.
Il faut donc trouver un juste équilibre entre les
deux, sans rogner un peu des deux côtés, mais en
tenant les deux opposés en tension constante. Non pas
en lutte ? Ce n'est pas une tension agressive, une
tension qui essayerait de détruire un des deux pôles ?
Non, il faut les tenir pour ce qu'ils sont et les
vivre au maximum chacun en même temps.
Je vais prendre un exemple. Voici donc un moine. Il
est seul. Sa vocation est de vivre seul avec Dieu. Il
voit Dieu, il voit le Christ, il l'écoute. Il lui
parle. Il est totalement heureux avec Dieu. Et ça,
c'est le moine dans sa définition.
Mais il vit dans une communauté. Eh bien, le même
homme sera en même temps affable, serviable, souriant.
Il sera agréable de le rencontrer, de lui demander un
service. Il est toujours prêt à être vraiment en
communion sentie, aimante avec ses frères, à tous sans
exception. Il a donc des relations fraternelles
normales et en même temps il est solitaire. Et ce sera
possible parce que dans le visage de ses frères, il
découvre le visage du Christ.
Vous savez, on dit parfois, un adage, je l'ai déjà
entendu mais c'est surtout dans le monde qu'on dira ça
: Il faut quitter Dieu pour Dieu ! On dit cela pour
justifier une activité, un activisme. Non, on ne
quitte jamais Dieu. Même lorsqu'on est avec le frère,
on est toujours avec Dieu. Donc, c'est déjà un certain
niveau dans une vie spirituelle !
Prenons le cas de l'opposition : silence-parole. Mais
cet homme qui vit avec Dieu, il n'a aucun besoin de
chercher une diversion, de commencer à circuler pour
avoir la chance de rencontrer un confrère pour tailler
avec lui une bavette et ainsi s'évader un petit peu de
sa solitude. Voilà : essayer d'évacuer une angoisse,
de chercher un peu de sécurité ou de passer le temps.
Voilà !
Donc il n'a pas besoin de tout ça. Le silence, c'est
l'atmosphère dans laquelle il vit : silence intérieur,
mais aussi silence extérieur, il n'a pas besoin de
parler à d'autres. Mais, mais si l'occasion est placée
devant lui par Dieu de parler, soit à un frère en
particulier, soit dans un groupe, si on lui demande
son avis, alors il parle sans aucun problème, il ne se
fait pas de scrupules se disant : oh mais je viole le
silence. Non, il parle aussi facilement qu'il se tait.
Il sait vivre les deux valeurs qui en soi sont
opposées. Il sait les vivre quasi naturaliter
dira Saint Benoît.
La même chose pour l'obéissance et responsabilité
dont parle le Père Abbé Général. Voilà un homme qui ne
s'appartient plus. Il appartient au Christ. Il est
chez Dieu. Il est le serviteur, l'esclave de Dieu. Sa
nourriture, c'est de faire la volonté de Dieu. C'est
son seul souci. Alors, il se donne tout à fait à son
supérieur et aux frères. Il est un obéissant.
Mais attention ! Ce n'est pas une obéissance
parapluie pour se dégager des responsabilités et les
laisser aux autres ! Non, ce n'est pas ça ! Si on lui
demande quelque chose, un service, ou bien si on lui
confie un emploie, alors il s'en acquitte comme si
c'était son affaire personnelle à lui.
Mais c'est celle de Dieu - ne l'oublions pas -, ou
c'est celle de la communauté, ou c'est celle du
supérieur, mais ça devient la sienne. Il le fait donc
avec la conscience de la responsabilité qui l'engage.
Il sait prendre des initiatives. Il ne va pas chaque
fois demander au supérieur : qu'est-ce que je dois
faire maintenant, qu'est ce que je dois encore faire
maintenant ? Dites-le moi pour que je sois tranquille
et que je sois bien dans la volonté de Dieu !
Non! Il prend ce qu'il doit faire à bras le corps et
il s'y engage. S'il commet une erreur, eh bien, c'est
lui ! Il ne la rejette pas sur un autre, il ne la
rejette pas sur le supérieur. Non, c'est lui, il a
commis l'erreur. Il est responsable, il répond de sa
personne et en même temps il est parfaitement
obéissant.
Voyez ! Vous avez là, toujours des choses qui
apparemment sont contraires qui dans le fond, disons
surnaturellement ne le sont pas, humainement elles le
sont ! Et le moine, c'est donc celui-la qui parvient à
maintenir ce juste équilibre sans chercher à atténuer
les contrastes, mais en les vivant comme ils sont, en
les maintenant en tension constante. Et ainsi, lui est
toujours éveillé.
Voilà mes frères, je continuerai demain. Car je vous
assure qu'ici c'est une chose très importante, vous
vous en rendez bien compte vous-mêmes. Le Père Abbé
Général nous donne la définition de ce qu'est un
véritable moine.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 28.05.80
14. La formation.
Mes frères,
Le Père Abbé Général nous conseille d'exploiter au maximum
les valeurs
antinomiques qui constituent l'ossature de notre vie
monastique. Il cite à titre d'exemple : silence et
parole - solitude et relations fraternelles cordiales -
obéissance et sens des responsabilités - travail et
prière. Mais pour maintenir un équilibre harmonieux
entre ces valeurs apparemment contraires, nous devons
les avoir assimilées profondément.
Cela ne peut être que le résultat d'une discipline.
ascétique dure, longue, constante : avoir mis de l'ordre
dans ses pensées, dans ses appétits, dans ses désirs et
dans ses passions. Et pour cela il est indispensable
d'embrasser avec courage et générosité toutes les
contraintes que supposent la pratique de l'art
spirituel.
Voyez la Règle de Saint Benoît dans tous ses détails !
Elle n'a qu'un seul but : c'est de rétablir en nous un
ordre perturbé, de façon à nous permettre de vivre sans
difficultés quasi naturaliter, dira Saint
Benoît, comme si c'était une seconde nature - toutes les
valeurs opposées que nous offre la vie concrète.
Vivre avec Dieu, seul avec lui et en même temps vivre
avec les frères. Parler à Dieu seul et aussi être d'un
abord aisé pour les frères, entretenir avec eux une
parole, un discours qui les réconforte et qui nous
réconforte nous-mêmes. Tout cela, ce ne peut être acquis
qu'au prix d'un grand effort. C'est un labor, un
travail, mais c'est aussi une récompense.
Le Père Abbé Général nous donne maintenant un avis qui
est le sien. Il a mûri dans la réflexion après de
nombreuses expériences personnelles, mais aussi des
expériences qui ont conflué vers lui. N'oublions pas
qu'il est l'Abbé Général ! Il dit : je considère. Donc,
voilà, c'est son opinion à lui :
Je considère l'assimilation des valeurs comme l'essence
même de la formation.
La formation monastique n'est donc pas l'acquisition
d'une science théorique, l'accumulation de connaissances
livresques. La formation monastique ne forme pas une
sorte de dictionnaire ambulant des sciences
spirituelles. Non, elle a une attitude existentielle.
C'est vivre des valeurs apparemment apposées. Et il
n'est pas nécessaire pour cela de savoir en parler.
C'est une science qui est à la portée de tous dans un
monastère.
Et j'irais même jusqu'à dire qu'elle est plus à la
portée de ceux qui ne réfléchissent pas trop, de ceux
qui ne consultent pas trop les bouquins pour savoir
comment il faut faire, mais qui ont le regard fixé sur
l'un ou l'autre exemple d'équilibre, de réussite
monastique et puis qui s'en inspire. Donc, ceux qui sont
ouverts aux conseils et à la direction d'un Père
Spirituel sérieux, un de ces seniors spirituales
dont parle Saint Benoît.
C'est ce que j'ai dit ouvertement à notre frère Jean le
jour où je lui ai remis l'habit de l'Ordre. J'ai dit que
je lui confiais une arme qui le rendrait invulnérable et
invincible. C'était l'obéissance, jointe à une humble
ouverture de coeur. C'est cela qui nous fait atteindre
cette science spirituelle et qui nous fait entrer dans
cet équilibre harmonieux entre des valeurs contraires.
Cette formation, cette assimilation plutôt des valeurs
qui est l'essence même de la formation, ce n'est pas
facile à réaliser, dit le Père Abbé Général Et ça se
comprend ! Et ça laisse supposer aussi que cette
formation, elle n'est pas acquise à la sortie du
noviciat. Elle est permanente, elle est continue, elle
est un recyclage perpétuel. Pourquoi ?
Mais parce que la perfection de cet équilibre, de cette
harmonie, elle se situe à l'infini. Et vers cet infini
nous tendons sans arrêt comme une parabole dont la
limite est à l'infini. Elle tend vers l'infini, mais
sans jamais l'atteindre. Elle s'en rapproche toujours,
mais elle ne l'atteindra jamais.
Notre perfection,qui se situe à l'infini, c'est le
Christ Lui-même. Quand serons-nous parfaitement
conformés au Christ ? Nous ne le serons même pas après
notre mort. Dans la vie éternelle, il continuera à
croître en nous. Ce sera ça notre bonheur, ce sera de
déguster la personne du Christ et de la sentir sans
cesse travailler en nous, nous rendre de plus en plus
semblable à elle. Notre capacité, à ce moment là, sera
quasiment dilatée, élargie à l'infini à la mesure du
Christ.
Donc, soyons heureux, mes frères, si au moment de notre
mort, nous sommes des moines ayant possédés la maîtrise
de ces valeurs. Mais acceptons aussi qu'il y ait encore
chez nous des failles qui n'échapperont pas à notre
conscience. C'est ce qui nous maintiendra dans cette
vertu sublime qu'est l'humilité.
Et pour terminer, le Père Abbé Général nous livre un
critère de discernement des vocations. Et là, je dois
dire que je suis d'accord avec lui à 100%. Il nous dit
que le critère principal dans le discernement d'une
vocation est la capacité à assimiler ces valeurs
contraires. Il ne dit pas qu'un novice doit les avoir
assimilées ! Je vous le dit : à la fin d'une longue vie
monastique nous les aurons assimilées certainement, SI
nous avons été fidèles, mais pas parfaitement!
Mais ce qu'on demande au novice, c'est qu'il soit
capable de les assimiler. Qu'il donne des preuves qu'il
est en état de travailler à cette assimilation. Il n'y
est pas rebelle ; il n'y a pas chez lui une sorte
d'allergie à cette assimilation, un déséquilibre dans un
sens ou dans un autre. Non, il est capable et il le
prouve, de faire tout ce que la vie monastique demande
de lui. Si ce n'est pas le cas, c'est très simple :
c'est que Dieu ne l'appelle pas à cette vie-ci. Parce
que si Dieu l'appelait, Dieu lui donnerait cette
capacité. Et c'est le critère principal ! Il y en a
d'autres aussi, naturellement, de critères. Mais c'est
celui-là, dit-il le principal. Et pour cela, je suis
tout à fait d'accord avec lui.
Voilà terminée la partie qui regarde la vie intérieure
des communautés. La suite de la lettre sera plus facile,
plus rapide aussi car nous sommes déjà arrivés à la
moitié. Mais ce sera pour la semaine prochaine. Il va
nous parler des relations avec l'extérieur, de l'Ordre
dans les cultures non occidentales et il fera le point
du renouveau et des adaptations.
Récollection du mois de juin. 31.05.80
Mes frères,
Le mois de mai a été dominé de très haut par la lettre
que nous a adressée le Père Abbé Général. Avec lui nous
nous sommes interrogés sur la qualité de notre vie
monastique ? Avec lui, nous nous sommes posés quelques
questions : Mettons-nous suffisamment l'accent sur
l'aspect contemplatif de notre existence ? Ne
portons-nous pas trop intérêt aux contingences
matérielles que nous rencontrons chaque jour ?
Vivons-nous avec une intensité maximale les valeurs
contraires de notre vie ? Les avons-nous parfaitement
intégrées ?
Même si nous pouvons être sincèrement satisfait du
point atteint dans notre évolution spirituelle
personnelle et communautaire, nous n'avons pourtant pas
le droit à nous laisser aller à un certain relâchement
de notre vigilance. Nous sommes tenus à progresser
encore et toujours dans un détachement plus radical à
l'endroit de tout ce qui n'est pas Dieu et sa volonté
nue.
Il nous est demandé de croire en la présence et en
l'action de Dieu qui crée le monde, qui nous crée
nous-mêmes par la puissance de sa Parole, sa Parole qui
est le Seigneur Jésus, notre Dieu ; Dieu qui sanctifie,
qui divinise le monde en commençant par nous. Et il le
divinise par la puissance de son Esprit qui devient
l'âme de notre âme.
Comme vient si bien de le dire Saint Augustin, nous
sommes immergés dans le mystère, et bien souvent nous
tâtonnons dans le noir. Nos yeux malades ne peuvent
soutenir l'éclat trop vif, excessif de la lumière
divine. Et pourtant nous sommes immergés dans cette
lumière, dans ce feu qui est la Divinité. Cette divinité
pénètre en nous par les pores de notre peau et nous ne
le savons pas !
Il nous est demandé de croire. Il nous est demandé
aussi de rester humblement à notre place et de nous
laisser imbiber par Dieu. Et d'attendre ! Et aussi
d'implorer ! D'implorer avec larmes notre guérison
spirituelle. Ces larmes du cœur dont nous a parlé encore
aujourd'hui Siméon le Nouveau Théologien. Ce pas quelque
chose d'extraordinaire ! C'est l'attitude habituelle
d'un moine qui regarde Dieu et qui sait qui il est et
qui est Dieu !
Mes frères, attendons avec patience, avec confiance et
le jour se lèvera, il n'est peutêtre pas loin ? Il est
peut-être à la porte ? Il est peut-être déjà arrivé pour
l'un ou l'autre d'entre nous où la merveille va se
produire : les yeux de notre coeur purifié contempleront
notre Roi dans sa beauté, sa beauté de ressuscité, sa
beauté de transfiguré. Et sa beauté sera la nôtre car
nous-mêmes, à ce moment là, serons devenus beaux.
Nous sommes entrés déjà dans la fête de la Sainte
Trinité. L'homme, le moine, le chrétien qui voit le
Christ ressuscité, il sait consciemment qu'il participe
à la Vie Trinitaire. Il se saisit lui-même comme
engendré de Dieu et aspirant l'Esprit.
Mes frères, c'est à ces sommets que nous sommes conviés
en tant que moine, en tant que chrétien, en tant
qu'homme. C'est là vers ces hauteurs que Dieu nous
dirige, vers là uniquement. C'est le seul mobile de tout
son agir. Hoc dignabitur demonstrare, dit Saint
Benoît, 7,70, un jour Dieu le manifestera à la face du
monde.
Mes frères, je propose à votre charité que le mois de
juin soit pour chacun d'entre nous le mois d'une foi
vivante dans le contexte de l'année jubilaire de Saint
Benoît, une foi vivante en notre destinée divine.
Maiora doctrinae virtutumque culmina, dit encore
Saint Benoît, 73, 9, les sommets encore plus hauts de la
doctrine et des vertus. Il n'est pas possible d'aller
plus haut ! Voilà notre destinée d'enfant de Dieu !
Et une foi vivante aussi en l'amour de Dieu qui nous a
réunis, ici, pour une même espérance. Le dernier mot de
la Règle sonne comme un coup de clairon : PERVENIES
73, 9, TU Y PARVIENDRAS ! Et alors, de tout notre
coeur, avec Saint Benoît répondant : AMEN, d'accord,
j'en suis sûr !
Chapitre du Père Abbé Général 02.06.80
15 Nécessité de l’hospitalité
Mes frères,
Le Père Abbé Général, dans la première section de sa
lettre, a analysé la vie intérieure des communautés. Il
nous parle maintenant des relations avec l'extérieur. Il
nous dit :
Au Chapitre Général de 1977 il est apparu clairement
qu'il n'y avait pas accord entre les Pères Abbés sur
plusieurs points concernant l'hospitalité. Et quelque
chose de semblable s'était produit au Chapitre des
Abbesses en 1975, où l'on se trouvait d'accord sur les
principes généraux concernant l'hospitalité, mais non
pas sur les applications concrètes !
Les discussions récentes sur ce point au niveau des
régions ont probablement résolu quelques unes de ces
divergences. Mais il reste encore de la place pour des
solutions diverses selon la diversité des régions et des
cultures. Quelques maisons ont tendance à être trop
strictes et d'autres trop ouvertes. Il semble que nos
monastères aient une réelle obligation de permettre aux
personnes du dehors de partager dans une certaine mesure
leur prière, leur silence et leur solitude. Mais ceci
doit se faire d'une manière qui ne compromette pas la
nature contemplative de notre vie. Une fois de plus nous
avons l'exemple de deux valeurs à maintenir en tension
constante : hospitalité et solitude.
Mes frères, l'hospitalité est une question brûlante.
Comme le Père Abbé Général le constate, il n'y a pas
accord entre les Abbés, c'est à dire entre les
communautés. Cela vaut pour les moniales aussi bien que
pour les moines.
La question de l'hospitalité est au programme du
prochain Chapitre Général Chaque Abbaye a du remettre un
rapport sur sa façon d'organiser l'accueil. Notre
délégué à la Conférence Régionale vous a donné lecture
avant de se rendre à Orval du rapport qui a été établi
ici. Le Président de la Région a établi pour lui un
rapport global de tout ce qu'il a reçu il doit présenter
l'hospitalité au niveau régional - et les différents
rapports des régions sont arrivés. J'en ai pris
connaissance et je vous en parlerai lorsque je vous
présenterai le Chapitre Général qui se prépare.
Mais pour l'instant je pense pouvoir dire - je ne
dirais pas ça au Chapitre Général, c'est entre-nous ici
- qu'un consensus unanime peut certainement s'établir
sur la base de la Règle de Saint Benoît. Comment Saint
Benoît voit-il l'hospitalité ?
Et Saint Benoît a un principe qu'il répète trois fois
dans le cours du même chapitre, le 53°. Il dit :
tamquam Christus, tous les hôtes,
supervenientes, qui surviennent, il faut les
recevoir comme le Christ. Et alors de suite
l'application concrète : il faut leur accorder le congruus
honor, l'honneur qui leur revient, qu'ils soient
pauvres ou qu'ils soient riches, davantage pour les
pauvres. Il faut aussi leur montrer tout l'officium
caritatis, l'empressement, les devoirs d'une
charité sincère. Ce ne sont pas des importuns, c'est le
Christ qu'on reçoit.
Regardez comme on reçoit le Pape à Paris ! Les ouvriers
de la Brasserie n'en finissent pas d'en parler. Une fois
qu'on les rencontre, ils commencent à parler du Pape ;
ça a été quelque chose d'inimaginable pour nous. Il a
été reçu tamquam Christus, comme le Christ, pour
tout le monde. Et c'est ainsi qu'il faut recevoir les
hôtes dans les monastères.
Et enfin il faut exhibeatur omnis humanitas,
il faut aussi leur montrer toute l'humanité possible.
Humanitas, c'est difficile à traduire en Français
! Humanité, ça va bien, oui, enfin ça veut dire qu'il
faut les recevoir aussi à table. Il faut leur donner à
manger, il faut leur donner à boire, de quoi se
chauffer, se loger. Voilà, il faut leur montrer qu'on
les reçoit en homme, ce sont des hommes.
Saint Benoît a ce petit détail, mais enfin aujourd'hui
? Disons qu'on peut le laisser de côté, un peu, un tout
petit peu : Il faut d'abord prier parce que ça peut être
le diable. Il faut d'abord s'assurer que c'est bien le
Christ. Ce serait peut-être difficile maintenant ? Mais
je ne sais pas parce que dernièrement.....
Voilà, je vais encore raconter cette petite histoire :
une petite fille mais déjà grande, 10, 11 ans. Elle est
la première de sa classe tout partout. Et en religion
elle a 0. Et on lui demande : mais enfin pourquoi ? Mais
c'est parce que je ne sais pas mon Notre Père. Vous
voyez, quand elle aura 20 ans elle ne connaîtra pas
encore son Notre Père. Et voilà, comment voulez-vous
prier avec elle ? Ce n’est pas si simple et c'est
peut-être plus fréquent qu'on ne croit. Les gens ont
oublié leurs prières.
Voilà je pense le principe qui est le principe vrai,
surnaturel, celui de Saint Benoît, le creditur
toujours de Saint Benoît, et aussi comment faisaient les
premiers cisterciens, les fondateurs de Cîteaux. Voilà
des hommes qui se sont réfugiés dans une forêt, dans un
endroit hostile, sauvage et d'autant plus propice à
leurs projets qu'ils étaient inaccessibles aux hommes.
Là ils sont tranquilles loin du monde !
MAIS ? Mais ils parlent tout de même qu'ils reçoivent
des hôtes. Ils écartent les importuns, les gêneurs,
c'est à dire le Duc de Bourgogne et sa cour, et les
princes qui viennent là pour passer leur temps ; ce ne
sont pas des hôtes, ça ! Ils reprennent exactement les
mêmes termes que Saint Benoît : omnes supervenientes
hospites, exactement les mêmes mots ! Et ça veut
dire qu'ils se réfèrent à la Règle de Saint Benoît. Eux
aussi ont construit leur accueil sur le principe de la
réception du Seigneur Christ.
Mais il y a aussi chez eux autre chose. Il y a là comme
une contradiction. Ils se sont réfugiés dans un endroit
inaccessible, et pourtant ils reçoivent des gens ? J'en
ai parlé lorsque j'ai présenté le texte du Petit Exorde.
Mais je vais le rappeler maintenant peut-être en
d'autres termes.
Il y a un danger dans une vie monastique. Voyons
d'abord au niveau de la personne. Il s’agit d'établir
une relation duel avec Dieu. Donc il y a moi, et il y a
Dieu que je contemple, que j'admire, que je prie ;
enfin, vous voyez toutes les relations contemplatives
avec Dieu. Mais c'est Dieu et moi, et personne ne doit y
venir! Quel contrô1e aurais-je ? Il faut donc, pour que
la vie contemplative soit vrai, une relation
triangulaire. Il en faut un troisième. Et ce troisième
va me garantir de l'illusion, d'une sorte d'isolement
qui sera, qui risque de devenir une forme de narcissisme
dans le sens étymologique du mot. Quelque chose qui va
me bloquer, quelque chose qui va me figer, quelque chose
qui va me plonger dans une torpeur mortelle. Pourquoi ?
Parce que il y a toujours le danger que je ne regarde
pas Dieu, mais une certaine image, une projection
imaginaire de la divinité. Donc, finalement une idole !
Et ce n'est que moi !
Il faut donc que l'intrusion d'un tiers, d'un
troisième, vienne me rappeler au réel. Et ce troisième,
c'est le frères dans la communauté, et encore une fois
c'est le Christ car le frère est le visage du Christ qui
vient à moi. Et là, il n'y a pas d'erreur possible.
Lorsqu'il me semble contempler Dieu, c'est peut-être
encore une fois une projection imaginaire. Mais lorsque
j'ai le frère devant moi, ça, c'est le Christ en
personne. Il n'y a pas d'illusions possibles, c'est le
Christ dissimulé dans ce frère. Donc, c'est lui qui va
me rappeler au réel. Et la valeur de ma contemplation
sera mesurée exactement au thermomètre de ma ferveur, de
ma relation avec le frère ou les frères si on est à
plusieurs.
Eh bien vous avez exactement le même phénomène au
niveau de la communauté. Une communauté, elle est là
isolée dans sa forêt, toute seule, écartant tout le
monde. Elle peut très bien s'évaporer ainsi dans un rêve
et partir dans l'illusion, un cathrisme spirituel, une
hérésie ! Les purs, les seuls, les vrais, les parfaits !
Et avec Dieu seul ! Le monde ? Au loin ! L'empire de
satan ? Dehors ! C'est ça !
Mais alors, qui va les maintenir dans la vérité de leur
recherche et de leur prière ? C'est celui qui viendra
frapper à la porte, c'est l'hôte, c'est le Christ qui va
poser un regard, un regard venant de l'extérieur, sur la
vie de cette communauté. Et la valeur ici de la vie
contemplative d'une communauté, à mon sens, elle est
mesurée elle aussi par la façon dont on accueille les
étrangers.
Là, il n'y a pas d'erreur possible. Pourquoi ? Mais parce
que encore une fois c'est le tamquam Christus,
c'est le Christ qui est là !
Maintenant disons : cela est le principe, c'est très
beau ! Je pense que là on pourrait trouver un consensus
général. Maintenant vient l'application du principe,
l'adaptation de ce principe aux circonstances locales,
la région, la culture, le milieu, les personnes, les
bâtiments. Chaque communauté a sa personnalité, elle est
unique.
La communauté forme un corps, dit Saint Benoît, un
corps qui vit, corpus monasterii. Mais ce corps
du monastère, il a son caractère, il a son tempérament,
il a sa spontanéité, ou bien il a sa réserve. Enfin, il
est original, il est unique.
C'est donc ce corps bien concret qui reçoit le Christ
dans la personne de l'hôte. Alors ici viendra aussi se
manifester la responsabilité et la maturité de la
communauté. On peut aussi mesurer la maturité d'une
communauté à la façon dont elle organise son
hospitalité.
Mais on va en rester là pour aujourd'hui, parce que
vous vous en doutez bien, c'est en beaucoup d'endroits
la source de difficultés. Je m'étendrai la dessus un peu
plus long lorsque je vous parlerais de la préparation au
Chapitre Général. J'en dirai un petit mot la prochaine
fois. Mais voyez, la vie monastique est exigeante, elle
est exigeante partout. Elle forme un tout. Et on sera
dans l'accueil des hôtes comme on est dans sa vie
communautaire. Telle sera la communauté, telle sera
l'hôtellerie.
Voilà, aujourd'hui nous irons à l'église et nous
prierons un peu pour ces problèmes que devront affronter
les capitulants, et ceux que doivent affronter toutes
les communautés à propos de l'accueil.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 03.06.80
16. L’accueil des retraitants.
Mes frères,
Nous avons vu que l'hospitalité était une nécessité
dans un monastère contemplatif, car elle maintient la
communauté à l'abri de l'illusion. L'étranger qui vient,
rappelle au moine qu'il doit chercher Dieu dans le réel
et non pas dans le rêve.
Le Père Abbé Général envisage l'hospitalité maintenant
sous un angle un peu plus étroit. Il parle de ce type
d'hôte qu'on appelle les retraitants. Ce qu'il dit, il
le dit en termes très mesurés, très prudents, Il pèse
tous ses mots comme vous allez l'entendre :
Il semble que nos monastères aient une réelle
obligation de permettre aux personnes du dehors de
partager dans une certaine mesure leur prière, leur
silence et leur solitude.
Il s’agit de permettre aux personnes du dehors. Il ne
faut donc pas battre le rappel et dire : venez, venez
partager notre solitude et notre silence ! Non, c'est
une faveur qu'on leur accorde, à ceux qui le désirent,
qui en expriment, qui sentent le besoin de se baigner
dans une atmosphère autre, neuve, qui est celle d'un
monastère contemplatif. C'est donc une permission qu'on
leur accorde, ce n'est pas une grâce que eux nous font !
Il faut leur permettre de partager dans une certaine
mesure. Ce n'est donc pas participer à part entière.
Non, partager leur prière, leur silence et leur
solitude. Et la mesure est déterminée par le Père Abbé
Général qui dit :
Cela doit se faire d'une manière qui ne compromette pas la
nature contemplative de notre vie.
Oui, ça se comprend. S'il y a un afflux d'étrangers qui
par leur nombre ou par leur indiscrétion viennent
troubler la communauté, mais alors ils détruisent ce
qu'ils viennent chercher. Il n'y a plus de solitude !
Il n'y a plus de silence ! La prière dégénère !
Ils n'ont donc plus aucune raison de venir au monastère
puisque ce qu'ils viennent y chercher n'existe plus, par
leur propre faute.
Il faut donc se prémunir contre ce péril. Tout d'abord
c'est notre vie. Mais aussi pour eux ! Dans leur intérêt
à eux, nous devons préserver ici le trésor auquel eux
vont venir puiser. Et alors le Père Abbé Général dit :
Il semble que nos monastères aient une réelle obligation
de permettre à ces personnes du dehors de faire cette
expérience.
Il semble , dit-il. C'est une conclusion qu'il tire. Et
c'est semble-t-il une réelle obligation. Donc une
obligation fondée dans la nature des choses. Réelle,
c'est ça que ça veut dire. Ce n'est pas une obligation
qu'on s'impose à soi. Non, c'est une obligation qui fait
partie de la nature de notre vie.
Je disais que c'était une nécessité qu'il y ait des
hôtes dans un monastère, mais pas nécessairement qui
partageraient notre silence, notre solitude. Et qu'ils
entrent un peu plus dans notre intimité, c'est une
obligation. Pourquoi ? Parce que nous sommes, disons,
tributaires de notre condition. Si le monastère est une
cellule du Royaume de Dieu, même s'il est caché dans une
vallée loin des hommes, il est une lampe placée au
dessus d'un lampadaire, il est une citadelle au sommet
d'une montagne.
Il ne sait pas échapper aux regards de ceux qui sentent
en eux le besoin de chercher et de rencontrer Dieu à
leur manière d'homme du monde. Ils vont donc être
attirés. Et le monastère, s'il est vraiment une cellule
du Royaume de Dieu, doit leur ouvrir ses portes. Mais attention,
toujours, comme le dit le Père Abbé Général, dans une
certaine mesure. Et cette obligation, maintenant,
elle vient encore de l'extérieur. Car la Directive 25 de
la Sacré Congrégation pour les Religieux et pour les
Evêques, je vous l'ai déjà lue, mais enfin je la relis
maintenant, elle dit ceci :
+++ Les communautés religieuses et surtout les
contemplatives, tout en conservant évidemment' la
fidélité à leur esprit propre, offriront aux hommes de
notre temps une aide opportune pour la prière et pour
la vie spirituelle, afin que celle-ci puisse répondre
aux nécessités de méditation et d'approfondissement de
la foi plus ressenties de nos jours+++
Donc c'est ici une obligation qui nous vient aussi du
sommet. C'est l'Eglise qui nous impose de recevoir des
retraitants. Et c'est une raison pour laquelle, vous
savez, nous allons essayer d'un peu arranger notre
église.
Pour illustrer cette mesure à laquelle fait allusion le
Père Abbé Général je vais vous lire une réponse donnée
par le Chapitre Général dernier, en 1977, à une question
qui avait été posée à propos de l'afflux d'étrangers à
la messe conventuelle le dimanche.
Imaginez une communauté comme la nôtre, environ 30 à 40
hommes. Ils ne sont pas tous à l'Eucharistie, parce
qu'il y a des malades, parce qu'il y a des absents.
Enfin, une bonne trentaine sont là à l'Eucharistie. Et
imaginez à côté, des centaines et des centaines
d'étrangers, hommes et femmes, qui sont là dans
l'église. Que faire alors dans une situation pareille ?
Mais cet afflux, ne le voyons pas comme la demi douzaine
de Rochefortois et de voisins qui viennent ici le
dimanche.
Voilà, la question a été posée au Chapitre Général. Le
Chapitre Général a donné quelques réponses, qui sont un
commentaire d'un document sur l'hospitalité et la
solitude. Je ne lis pas tout, mais quelques extraits,
ceux qui vont au coeur de la question.
1 - Les personnes qui viennent à l'Eucharistie le
dimanche, ces personnes viennent pour une liturgie
monastique. Mais si elles sont de loin plus nombreuses
que les moines et si elles participent activement à la
liturgie, peuton encore appeler cette liturgie :
monastique ?
Ne serait-on pas en quelque sorte obligé d'adapter la
liturgie aux besoins des hôtes qui, dans cette
hypothèse, forment la plus grande partie de l'assemblée
?
2 - La séparation du monde est un élément essentiel de
notre vie. Et il un point où le nombre et la proximité
des hôtes la troublent. De plus difficile d'avoir un bon
partage pendant la liturgie et de ne pas poursuivre les
partages après la liturgie.
(Voyez déjà ici pour les quelques malheureux qui
viennent ici à la messe, parfois ils vous attendent à la
sortie pour dire un mot. Ils ont besoin d'un petit
conseil. Voilà ! Mais si vous en avez des centaines ? ça
devrait s'organiser, alors, ce partage après la
liturgie)
3 - Un mouvement se dessine des structures paroissiales
actuelles vers des formes de communauté chrétienne plus
significative. Nous avons déjà cela dans notre
communauté monastique, et nous ne devons pas le dissiper
en laissant submerger cette communauté par les gens du
dehors.
Donc la communauté monastique qui est significative,
surtout pour notre temps. Mais si elle est submergée par
les gens du dehors, elle est dissoute, elle n'est plus
rien du tout.
4- Il s’agit d'éviter les extrêmes, et chaque situation
locale appellera une pratique différente.
Maintenant ce cinquième qui est un coup de gong !
5 - Notre premier devoir envers le peuple de Dieu, c'est
d'être ce que nous sommes, des moines...
Voilà, mes frères, l'opinion du Chapitre Général au
sujet de cette question : l'assistance des hôtes à
l'Eucharistie. Mais à partir de là, je pense qu'on peut
remonter et voir comment nous comporter à l'égard de
ceux qui viennent ici chercher un peu de notre silence
et de notre solitude.
Mais je vois qu'il est temps d'aller à l'église.
J'achèverai demain.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 04.06.80
17. Les mass medias.
Mes frères,
Le Père Abbé Général termine son paragraphe sur
l'hospitalité par cette remarque :
Une fois de plus nous avons l'exemple de deux valeurs à
maintenir en tension constante : hospitalité et solitude.
La solitude est un élément essentiel à toute vie
monastique contemplative. L'hospitalité est une
nécessité pour une vie monastique à l'abri de
l'illusion. Voilà deux pôles apparemment opposés :
solitude et accueil ! Il ne faut pas privilégier un par
rapport à l'autre. Il faut les maintenir en tension
constante, essayer de pratiquer l'hospitalité à
l'intérieur d'une solitude. Il faut surtout éviter
l'intrusion d'étrangers à l'intérieure de la vie
contemplative comme telle.
Ces étrangers risquent alors de détruire l'idéal
monastique, de détruire la vie monastique dans ce
qu'elle a de primitif, de primordial, de premier. Le
mouvement spontané du moine, c'est le retrait du monde.
Si le monde vient envahir le monastère, ce n'est plus
rien, c'est une foire, ce n'est plus un monastère. Il se
produit aussi une profanation.
Le monastère est un endroit sacré. Nous verrons ça un
de ces jours, le Père Abbé Général en parle aussi. C'est
un endroit où Dieu habite. Si le monde vient s'y
promener, alors il se produit une désacralisation, une
profanation, et Dieu prend la fuite. Il n'a plus, il n'a
rien à faire là, ce n'est plus sa maison.
Mais il faut à l'intérieur de cette solitude, malgré
tout, faire goûter aux hommes qui s'approchent du
monastère, qui y entrent d'ailleurs, leur faire goûter
la présence et la beauté du Royaume de Dieu. Ce n'est
pas facile ! Il faut pour cela une communauté adulte,
une communauté équilibrée, une communauté heureuse.
Maintenant le Père Abbé Général continue. Il va
examiner un nouveau type d'invasion d'une communauté par
le monde. Et aussi le mouvement inverse : un moyen pour
le moine de rentrer dans le monde tout en restant dans
le monastère. Il dit :
Il n'y a pas de doute que les mass médias et les moyens
modernes de communication posent problème à notre
séparation du monde. La TV, Dieu merci, ne semble plus
être un sujet brûlant puisque la plupart de nos maisons
ne possèdent pas de poste, ou si elles en ont un en
usent rarement. Dans les quelques maisons où l'usage en
est fréquent, il me semble, il ne semble certainement
pas que l'effet en soit bienfaisant sur l'atmosphère
général de la communauté.
D'un autre côté, l'expérience m'a montré que le
téléphone est en train de devenir rapidement un réel
problème à l'égard non seulement de la solitude, mais
aussi de la pauvreté. En l'une ou l'autre maison, la
note annuelle du téléphone est astronomique ! Et on en
arrive parfois à se demander : quelle idée au monde
certains moines peuvent bien se faire de la solitude et
de la pauvreté ?
Une nouvelle lamentation un peu ! Un nouveau soupir !
Un nouveau gémissement du Père Abbé Général !
Je ne saurais pas tout voir aujourd'hui car il est déjà
8h10 presque. Mais enfin une petite histoire, une petite
histoire bien vrai à propos de la TV. Si jamais je dois
me rendre au Chapitre Général, je ne veux pas avoir
l'air trop bête en arrivant là-bas. Alors je me suis mis
à lire les rapports des maisons présentés au Chapitre
Général de 1977, pour savoir un peu ce qui se passe, à
qui on a à faire en arrivant là-bas. C'est très
intéressant !
Et en outre j'ai découvert ceci : une communauté qui est
importante, pas nécessairement par son nombre, mais par
sa qualité dans l'ordre. Qu'est-ce qu'il peut y avoir là
? 45, 50 personnes peut-être, je ne sais pas exactement.
Et bien dans cette Abbaye la TV a fait problème et
suscité d'énormes remous. En effet, qu'est-il arrivé ?
Pour pouvoir admirer le spectacle TV du soir, on a
supprimé l'Office de Complies. Il est donc remplacé par
une séance de TV. C'est ainsi qu'on termine la journée !
Lorsque le Visiteur est arrivé là-bas, ça lui a fait
problème ! Enfin il est intervenu et, à la suite de
beaucoup de palabres, de discussions, de rencontres, de
questionnaires, l'Abbé a finalement avec l'aide du
Visiteur pris une décision courageuse : il a rétabli
l'Office de Complies à 8h30 du soir. Et il a été décidé
qu'à 8h30 on coupe la TV. Tout le monde va à Complies et
puis c'est le grand silence.
A la suite d'une enquête-qestionnaire dans la
communauté, 20 demandaient l'usage tout à fait libre de
la TV ; 15 demandaient au moins le journal TV du soir ;
8 demandaient un usage modéré, modeste de la TV. Alors,
après cette décision, voyez un peu le mécontentement
chez certains, les troubles, car tout cela était
puissamment et spirituellement motivé. Mais des
motivations spirituelles très spécieuses naturellement
apportées pour les besoins de la cause. Il y avait au
moins 4 points. Voilà, pour telles raisons, pour notre
progrès spirituel, etc, etc, etc, nous avons besoin de
la TV pour c1ôturer notre journée convenablement. Oui !
Maintenant, ce qui est intéressant de savoir, c'est
comment ça s’est introduit ? Et c'est ça pour nous qui
est intéressant. Donc, dans cette Abbaye il y a comme
partout une hôtellerie. Et comme c' est une grosse
Abbaye, ce doit être une forte hôtellerie. Et voilà
qu'on installe la TV à l'hôtellerie pour les hôtes. Mais
petit à petit, un, deux, trois ... ça s'est introduit
que les frères allaient voir la TV à l'hôtellerie. Et
finalement, quasiment toute la communauté se rendait à
l'hôtellerie au soir pour regarder la TV.
Alors, pour éviter cet abus qu'on doive se rendre à
l'hôtellerie pour regarder la TV, on en a acheté une et
on l'a installée en communauté. Voilà ! Donc voyez un
peu comme il faut être prudent, une toute petite chose !
On a certainement voulu bien faire pour les hôtes. On
s'est dit : mais voilà, ils l'ont peut-être demandé ? Je
n'en sais rien ? Mais pour eux on l'installe à leur
usage là-bas. Et puis petit à petit voilà où on en
arrive finalement à la suite d'une évolution ou d'un
glissement imperceptible, on en arrive à supprimer
l’Office de Complies.
Et puis alors, c'est une intoxication d'images. Ces
hommes, maintenant, ont besoin de leur TV, comme
d'autres ont besoin d'alcool. Voyez quelle catastrophe !
Il a fallu un courage terrible au Père Abbé pour prendre
cette décision, et il a fallu que le Visiteur soit
derrière. Vous voyez un peu où on va !
Donc mes frères, soyons très, très, très prudents
concernant ces choses là. Le problème ne se pose pas ici,
heureusement. Nous sommes des gens sensés, mais essayons
de le rester !
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 07.06.80
18. Le téléphone.
Mes frères,
Maintenant, le Père Abbé Général - vous l'avez entendu - à
la fin du paragraphe consacré au téléphone, il laisse
échapper un cri d'indignation :
On en arrive parfois à se demander quelle idée au monde
certains moines peuvent bien se faire de la solitude et de
la pauvreté ?
Cela à propos du téléphone, car la note dans l'une ou
l'autre maison, elle devient astronomique, dit-il. Oui,
lorsqu'il s’agissait de la TV, nous pouvions regarder
les choses de très loin. Mais le téléphone nous touche
d'un peu plus près, et il est difficile de porter un
jugement car les choses sont tellement relatives.
La Belgique est un des pays du monde où le réseau
téléphonique est le plus dense. On pousse même à
l'installation du téléphone, dans un but non pas
mercantile mais philanthropique et social. Les personnes
âgées de plus de 70 ans qui sont seules bénéficient d'un
tarif spécial pour le raccordement, pour l'abonnement,
pour les communications. Elles ont droit par exemple à
dix communications gratuites par mois.
Pourquoi fait-on cela? Mais c'est parce que ces
personnes seules doivent se sentir reliées à l'extérieur
par un instrument qui est le téléphone. Il peut leur
arriver un accident ? Elle doivent pouvoir appeler le
médecin, n'importe qui. Elles ne sont plus isolées.
Il existe aussi un service Télé-accueil ou Télé-service
dont les personnes en détresse pour toutes sortent de
motifs peuvent former ce numéro. Elles rencontrent une
personne qui leur parle, qui les écoute, qui leur donne
des conseils, qui les dirige dans une direction au une
autre. Elles ont, je dirais, quelqu'un à qui
s'accrocher. C'est tellement important de ne pas être
seul dans la vie et de rencontrer une voix qui se veut
attentive et amicale.
Or une abbaye, nous le savons, elle est un peu un
relais de Télé-accueil ou de Téléservice. Combien de
personnes ne téléphonent pas ici à l'un ou l'autre pour
recevoir un conseil ? C'est pour vous dire
qu'aujourd'hui le téléphone prend dans notre vie une
place de plus en plus large, qui est liée au contexte
social, culturel qui est le nôtre, et nous n'avons pas
le droit d'y tourner le dos et de le nier. Si une
personne nous téléphone, ami, parent, ou même étranger,
pour recevoir un mot de réconfort, nous sommes tenus de
le lui donner, éventuellement de le lui rendre.
Mais il y a aussi la contrepartie ! C'est qu'en
Belgique le téléphone coûte cher ! C'est un tout petit
pays ; alors que voulez-vous, pour organiser les choses
? C'est à la mesure de la superficie. J'ai lu l'année
dernière une étude comparative entre le coup du
téléphone en Belgique et aux Etats-Unis. Si j'avais su
que le Père Abbé Général allait traiter de ces choses
là, j'aurais soigneusement mis de c6té cette étude.
Mais je me souviens très bien qu'aux Etats-Unis, où
déjà la vie est moitié moins chère qu'ici, là-bas on
téléphone de la côte Ouest à la côte Est, donc de New
York à San Francisco, moins cher que d'ici à Namur !
Mais çà, c'est à la taille des Etats-Unis. Voyez comme
les choses sont relatives lorsqu'il faut parler de
dépenses.
Il y aura abus dans un monastère, lorsque un frère a
besoin du téléphone. Il n'est plus à son aise dans le
monastère. Il a besoin de regarder au delà du mur, de
chercher des contacts dehors. Il ne sait pas sortir, il
ne peut pas sortir. Pour ça il ne le voudrait jamais.
Mais alors, il le fait grâce au téléphone. Il est pendu
au téléphone. Voici alors les abus qui s'introduisent.
Là est le danger.
Et c'est sans doute à cela que fait appel ici le Père
Abbé Général lorsqu'il dit : quelle idée peut-on avoir
de la solitude, puis corrélativement, quelle idée alors
de la pauvreté ? Car alors les notes s'accumulent, que
ce soit aux Etats-Unis ou ici finalement ça se chiffre.
Maintenant si le Père Abbé Général venait à Rochefort ?
Lorsqu'il est passé je ne sais plus en quelle année, il
n'a pas consulté les livres de compte. Donc lorsqu'il
parle d'astronomie, ce n'est pas à propos de Rochefort.
Mais nous pouvons tout de même nous poser la question :
ICI ?
Enfin, voilà à peu près quelques chiffres : on peut
dire que la moyenne par homme et par mois est d'environ
500 Frs. Mais tout compris, la location des appareils -
il y en a 9 -, les taxes, tout. Maintenant il y a la
dedans la brasserie fabrication et vente. La brasserie
et aussi les annexes de la brasserie : les ateliers, y
compris l'électricité. Il y a l'économat, il y a
l'infirmerie, il y a tout le ménage. Il y a aussi des
étrangers qui téléphonent à partir d'ici. Il y a la
Documentation Cistercienne, il y a le Cercle Culturel ;
ce n'est pas fréquent, mais enfin ça arrive tout de
même. Mais enfin, tous ces étrangers à la communauté
remboursent tout de même leurs frais...c'est remboursé
tout ça...
Il y a encore le fait de la vie privée, le Télé-secours
! Toutes sortes de choses, la famille, les amis, toutes
sortes de situations qui se présentent. Or, comme il y a
parmi nous assez bien de ressortissants Néerlandais, les
notes à destination de l'étranger sont assez élevées.
Hors taxe, la communication avec la Hollande coûte 13,50
Frs la minute, ajoutez à cela 16% de TVA. Vous voyez !
Tout ça fait qu'on arrive à 500 frs.
Mais maintenant, je n'ai pas encore d'échelle de
comparaison. Il faudrait un peu voir comment ça se passe
dans les ménages. Or, j'en connais tout de même un. Et
j'ai eu l'occasion une fois d'avoir en main la note de
frais d'un ménage ou l'autre. Et je me suis aperçu à ma
grande surprise que nous étions, mais presque des
avares, ou certainement des économes. Pourquoi ? Parce
que la note de frais pour un ménage de deux personnes
s'élevait à une affaire de 2000 Frs par personne ! Vous
voyez ! Toutes taxes comprises. Or ici nous sommes à 500
Frs un dans l'autre.
Donc, je pense que jusqu'à présent nous n'exagérons
pas. Mais faisons tout de même attention, soyons
prudents et ne prenons pas prétexte pour dire : Oh mais
ça va bien, maintenant je vais téléphoner un peu plus
souvent !
Chapitre : Lettre du Père Abbé général. 09.06.80
19. La clôture.
Mes frères,
Le Père Abbé Général poursuit en ces termes :
Il ne semble pas nécessaire de dire quelque chose ici
de la clôture des moniales, puisque c'est une question
en pleine évolution. Cependant il est peutêtre bon de
faire remarquer qu'une forme ou l'autre de clôture est
nécessaire aussi bien pour les moines que pour les
moniales, car notre nature humaine exige des expressions
matérielles comme supports des valeurs intérieures.
C'est une illusion d'imaginer qu'une valeur puisse si
bien être assimilée ou intériorisée qu'elle n'ait plus
besoin d'aucune expression ou sauvegarde matérielle. Et
il est également fallacieux de prétendre que des adultes
doivent être traités comme tels avec une complète
confiance Bien sûr, ils le doivent ! Mais s'ils sont
vraiment adultes, ils doivent aussi comprendre que la
forme de vie librement choisie par eux, comporte une
solitude matérielle.
Comme vous le voyez, le Père Abbé Général voit dans la
clôture l'application d'un principe de base d'une vie
monastique et chrétienne authentique. Et ce principe est
le suivant : la vie divine, la vie surnaturelle, la vie
spirituelle, elle arrive à nous toujours grâce à
la médiation d'un support matériel, corporel, ou
charnel. Donc, jamais directement !
C'est la logique de l'Incarnation. Depuis que Dieu,
depuis que la connaissance que Dieu a de lui-même, son
Verbe, est venu à nous dans un corps d'homme, depuis
lors, tout le divin nous vient à travers le matériel ;
ça ne souffre absolument aucune exception, aucune
! Nous connaissons des exemples.
Vous avez les sacrements, et au coeur de ceux-ci,
l'Eucharistie. Le sacrement, c'est un geste, une
matière, sur laquelle descend l'Esprit, l'Esprit qui
anime le geste et qui transforme la matière, qui la
spiritualise, qui ainsi va jusqu'à la transsubstantier,
faire que ce pain et ce vin ce n'est plus vraiment du
pain et du vin, c'est le Corps et le Sang du Christ.
Et vous avez autour de ces sacrements toute la
liturgie, cet ensemble de gestes, de paroles, de
postures, tout ce rituel qui est porteur de divin. Et
c'est bien la raison pour laquelle nous devons être
extrêmement attentifs à ce que nous faisons lorsque nous
célébrons la liturgie. Il n'est pas question de prendre
ça à la légère, de courir plus vite que les autres.
Non, c'est un ensemble dans lequel nous sommes à la
fois et spectateur et acteur tous autant que nous
sommes. Mais chacun a son rôle comme dans une immense
chorégraphie ; car elle s'étend bien au delà de notre
petit monastère, elle s'étend même au delà du monde
visible. Elle englobe le monde du ciel. Et c'est
toujours, encore une fois, ce matériel, ce charnel que
nous vivons, que nous sentons, auquel nous réagissons,
qui est porteur aujourd'hui du divin.
Vous avez encore quelque chose de beaucoup plus
mystérieux : c'est le fait de la résurrection. Le Christ
ressuscité n'est pas un pur esprit, ce n'est pas un Dieu
immatériel. Non, le Christ ressuscité, c'est Jésus le
Christ dans un corps spirituel, comme le dit Saint Paul.
Mais qu'est-ce qu'un corps spirituel ? Nous ne pouvons
pas l'imaginer ?
Je pense qu'un homme qui est parvenu à un stade déjà
très avancé de Christification, qui commence à goûter, à
expérimenter ce que c'est déjà de ressusciter des morts,
cet homme là voit son corps spirituel. Il doit le voir,
le percevoir plutôt car il ne le verra pas avec ses yeux
de chair. Mais s'il voit le Christ, ce ne peut être
qu'avec les yeux de son corps spirituel.
Or ce corps spirituel, il est en nous déjà maintenant,
il est en train de se former. Il prend naissance le jour
de notre baptême. Et puis les sacrements, enfin toute
cette vie divine dans laquelle nous baignons en Eglise,
elle fait croître ce corps spirituel. Nous nous
nourrissons de la volonté de Dieu et un jour, c'est lui
qui sera là. Mais sous quelle forme ? Et comment ? Mais
ça, ne laissons pas travailler notre imagination.
Il y a encore dans le monastère, puisque nous sommes
ici dans une Abbaye Bénédictine, il y a que tout ce qui
vient de Dieu arrive pour chacun de nous par
l'intermédiaire du représentant du Christ qui est
l'Abbé. Je l'ai rappelé il n'y a pas tellement
longtemps. Toute la Règle de Saint Benoît pivote autour
d'un petit mot qui est le creditur. Il
faut croire que l'Abbé tient la place du Christ.
Mais si l'Abbé est le Christ, mais vraiment, pour ses
frères et pour lui d'abord, il doit le savoir et il doit
le devenir ! C'est seulement alors lorsqu'il est devenu
Christ qu'il a le droit de porter le nom d'Abbé. Avant
ce peut être du protocole ! Comme dit Saint Benoît :
d'abord être saint et puis alors on pourra être appelé
Saint ; d'abord être Christ, et puis alors on pourra
être appelé Abbé. Mais on doit tout de même être cru
qu'on est le Christ !
Mais à partir du Christ, ça se répand aussi dans les
frères. Chaque frère est aussi porteur d'un message de
Dieu. Chaque frère est canal, chaque frère est
médiateur. Et c'est ainsi que la vie Divine arrive pour
nous. Rejeter ce fait c'est, comme le dit le Père Abbé
Général, sombrer dans l'illusion ; ça veut dire qu'il
n'y a plus de spirituel. On entre dans le néant. On
n'est plus rien...
C'est un danger qui nous guette, surtout à notre époque
où nous voyons arriver de l'extérieur et sauter au
dessus de murs des c1ôtures toutes ces techniques
orientales qui ont la prétention de nous faire entrer
dans le Divin en faisant l'économie de cette vue de foi.
Comme si nous pouvions prendre d'assaut le monde de Dieu
?
Naturellement ces techniques peuvent être utiles pour
nous donner une certaine maîtrise de nous-mêmes, une
certaine relaxation, un certain détachement
psychologique. C'est une médication pour nous guérir de
certains troubles de comportement, ça peut réussir! Mais
attention, ce n'est pas cela qui nous permettra de
recevoir le divin. Ce divin arrive en nous par des
canaux creusés, ouverts par Dieu, remplis de sa grâce et
sur lesquels nous pouvons voguer.
Voilà, il est déjà temps d'aller à l'église. Je verrai
la prochaine fois l'application qu'en fait le Père Abbé
Général à la c1ôture, que nous nous rendions bien compte
de ce que c'est. J'en ai déjà parlé auparavant, mais il
est toujours possible d'y revenir en employant d'autres
termes. Et ce sont des choses tellement importantes que
nous devons nous en pénétrer. Nous devons toujours nous
former de nouvelles convictions. Notre foi a besoin
d'être nourrie, d'être entretenue, d'être fortifiée pour
que nous puissions devenir des adultes. Ce sera encore
un point délicat à aborder, mais nous avons encore toute
une semaine devant nous.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 10.06.80
20. La clôture (suite).
Mes frères,
Hier nous avons vu que le divin, le surnaturel, le
spirituel arrivait à nous par le canal du corporel, du
matériel. C'est une loi qui ne souffre absolument aucune
exception depuis que le Verbe de Dieu s'est fait homme.
Le Père Abbé Général applique ce principe à la clôture.
Nous comprenons bien qu'il affirme que notre nature
humaine exige des expressions matérielles comme support
des valeurs spirituelles. Et ce serait une illusion
d'imaginer qu'une valeur puisse si bien être
intériorisée ou assimilée qu'elle n'ait plus besoin
d'aucune expression ou sauvegarde matérielle. Donc,
dit-il,
Une forme ou une autre de c1ôture est nécessaire aussi
bien pour les moines que pour les moniales.
La c1ôture, nous la connaissons. Ici, c'est une
enceinte de pierre. La c1ôture, elle nous constitue dans
notre être de moine, et elle nous rappelle constamment
ce que nous sommes. Ce qui se trouve à l'intérieur de
cette enceinte est soustrait au monde. C'est devenu un
territoire sacré. Tout ce qui se trouve sur ce
territoire est consacré à Dieu. Les hommes qui y
habitent sont des keduchim, disaient les Anciens.
Ce sont des sanctifiés, ce sont des séparés. Ils
appartiennent è Dieu. Ils portent la livrée de Dieu. Ils
ont adopté les moeurs de Dieu ; ils travaillent à
l'oeuvre de Dieu. C'est une nouvelle race d'homme qui
est en train de se former et de proliférer.
A l'extérieur de cette enceinte, c'est le profane dans
le sens étymologique du terme, c'est à dire ce qui se
trouve devant le sacré et ce qui n'y a pas accès. Il y a
incompatibilité entre les deux, c'est contraire ! Ce ne
sont pas des contraires comme les valeurs monastiques
essentielles à tenir ici en équilibre ? Non, l'un annule
l'autre. Ce sont des contradictoires. C'est comme un
corbeau blanc, par exemple, ça ne va pas ! Ce sont deux
choses qui s'excluent mutuellement.
La c1ôture définit donc un espace sacré. Elle est aussi
- maintenant je la vois dans sa matérialité - cette
muraille, ça peut être autre chose qu'une muraille aussi
naturellement, mais il faut que ce soit quelque chose de
matériel. Cette c1ôture est une protection, une
sauvegarde, dit le Père Abbé Général. Elle agit à la
manière d'un filtre qui retient à l'extérieur ce qui
pourrait, en pénétrant à l'intérieur de cet espace
sacré, le polluer, le détériorer et même le détruire,
l’anéantir.
Saint Benoît nous dit que lorsque qu'un moine a circulé
au dehors, il doit bien se garder de ne pas rapporter à
un autre ce qu'il aurait vu ou entendu. Car, dit-il,
plurima destructio est, 67, 5, c'est, ce serait la
cause, l'occasion de grands ravages. On peut le traduire
ainsi, mais ça va plus loin : c'est une destructio,
c'est une destruction, quelque chose qui serait démoli.
Il y aurait là une ruine, et cette ruine serait de
nature spirituelle.
Voyez comme Saint Benoît était déjà averti ! Mais il le
savait et était plus proche que nous des origines de ces
sacrés. Il savait que autour du temple de Jérusalem il y
avait aussi une protection que certains ne pouvaient pas
franchir. Les goym, les païens ne pouvaient pas y
entrer. Aujourd'hui encore, un non-musulman ne peut pas
entrer dans le territoire de La Mecque, qui est
délimité.
Donc les aviateurs qui conduisent les pèlerins à La
Mecque - aviateurs chrétiens, car la plupart de ces pays
Musulmans Africains affrètent des compagnies, Belges
entre autres, pour transporter leurs pèlerins là-bas -
eh bien, ce personnel de l'avion atterrit et doit rester
là. Il y aura des hôtels à sa disposition, mais il ne
peut pas entrer dans la ville. Pourquoi ? Mais parce que
c'est une ville sacrée.
Saint Benoît avait encore très fort, Saint Benoît et
les autres de son époque, le sens de ce sacré. Les
premiers cisterciens l'avaient aussi. Pour nous ? Eh
bien, vous savez ? On ne sait plus trop bien ce que ça
représente. Ce que ça représente ? C'est tout simple :
lorsque l'extérieur, le dehors entre dans le monastère,
il le profane ni plus ni moins ; donc il le détruit. La
clôture agit donc à la manière d'un filtre.
Mais elle va tout de même laisser passer certaines
choses. Elle retient ce qui pourrait profaner, mais elle
laisse entrer ce qui peut enrichir, ce qui peut épanouir
le spirituel. Car encore une fois, le surnaturel a
besoin d'un intermédiaire : il a besoin du matériel, du
charnel et du corporel. Ce sera entre autre le rôle de
l'étranger, de l'hôte. Il vient de l'extérieur. Il va
venir, mais comme représentant du Christ. Il ne
va pas profaner.
Et alors pour qu'il n'y ait pas de danger de
profanation, que recommande Saint Benoît ? On va d'abord
prier ensemble pour voir si l'hôte qui se présente est
vraiment un envoyé ? Ou bien si ce n'est pas un envoyé
du diable ? Vous voyez ! Le danger de détruire quelque
chose.
La clôture marque aussi une séparation, une frontière,
une différence, une altérité. A l'intérieur de la
clôture, c'est le Royaume de Dieu. A l'extérieur c'est
le monde des hommes. A l'intérieur, il y a celui qui
seul peut porter le titre de Roi : le Christ. Christ
veut dire Roi. Et à l'extérieur, c'est le domaine d'un
prince qui est le prince du monde, et qui est en conflit
avec ce Roi.
Et ce Roi, ce Christ va lutter, il va subir, il va
mourir mais sa mort sera sa victoire, car en
ressuscitant il va jeter dehors le prince du monde. Si
bien que la terre entière, et même le cosmos tout entier
deviendra sacré lorsque Dieu sera tout en tout. Dieu
opère déjà cette petite merveille, cette grande
merveille mais sur une petite échelle, à l'intérieur de
cette clôture.
La c1ôture va donc rappeler au moine toujours ce qu'il
est. Elle va le constituer dans son être de consacré, de
saint. Pour revenir à ce que je vous ai expliqué
longuement déjà pendant des semaines et des semaines, la
c1ôture c'est le sacrement de la xenitheia : un
homme qui est devenu l'hôte de Dieu, qui est devenu
citoyen d'un nouveau Royaume, et qui est soustrait au
monde, et qui est devenu étranger au monde.
A l'intérieur de ce Royaume, cet hôte qui vient
travailler pour Dieu, il va se découvrir d'abord
lui-même étranger, car il est, lui, une pièce profane.
Et cette pièce profane va devoir être sacralisée,
sanctifiée, consacrée. Mais ça ne se fait pas par le
fait que je suis de ce côté-ci du mur de clôture !
Il faudra donc que Dieu prenne possession de moi pour
faire de moi un saint, pour faire de moi un autre
lui-même. Et le danger est là, toujours, que les
influences de l'extérieur viennent lutter en moi et
essayer de m'arracher à cet influx de Dieu. Et c'est
alors la plurima destructio, 67, 5, de Saint
Benoît.
Le travail que Dieu opère en mai peut être démoli très
vite. Pourquoi ? Parce que la part de malice qui est en
moi, elle est tout de même encore très grande. Elle est,
surtout au début, la plus forte. Ce n'est qu'après une
longue période d'ascèse et de mort à tout ce profane que
l'homme, devenu un autre Christ, pourrait alors si Dieu
le demandait, sans danger retourner au delà du mur pour
aller attaquer le profane et essayer, alors, de semer
des semences, des graines de sacré.
C'est ce qui expliquerait un peu le rôle de certains
contemplatifs. Prenons le cas de Saint Bernard qui est
un des plus célèbres. Lui pouvait le faire. Il y a
réussi sans préjudice pour sa sainteté parce qu'il a été
privilégié de Dieu pour ce rôle spécifique à son époque.
Mais nous ne devons pas, nous, nous estimer de petits ou
même de grands Saint Bernard pour commencer à aller au
dehors, nous dire : maintenant ça va ! Les ruses du
démon sont toujours très subtiles.
Et alors, le Père Abbé Général prévient une objection
sur laquelle je m'attarderai demain. C'est l'objection
qui est toute ordinaire. Oui, ça peut venir à notre
esprit : Oui mais, c'était bon dans le temps tout ça !
Maintenant on a évolué, on a bien évolué. C'était
bon pour des peuples primitifs, ou bien encore
maintenant pour des Arabes. Eux, ils vivent à l'ère de
l'hègire, 700 ans après nous. Ils sont en l'an 1200 et
quelque chose et nous en 1980. Le Jubilé de Saint
Benoît, n'est-ce pas ? 1500 ans après !
Nous sommes maintenant des adultes. Nous allons
voir ça demain.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 11.06.80
21. Etre adulte !
Mes frères,
Revenons à la lettre du Père Abbé Général. Il devient
ironique, quelque peu sarcastique. Mais sous ces
paroles, nous entendrons une interrogation qu'il nous
lance, une question qui vient de son souci pastoral.
Ecoutez plutôt!
Il est fallacieux de prétendre que des adultes doivent
être traités comme tels avec une complète confiance.
Bien sûr ils le doivent ! Mais s'ils sont vraiment
adultes, ils doivent aussi comprendre que la forme de
vie librement choisie par eux, comporte une solitude
matérielle.
Le Père Abbé Général joue sur le mot adulte.
On peut être catalogué comme tel au vu de la carte
d'identité. Mais l'est-on en vérité psychologiquement et
spirituellement ? Il y en a qui sont adultes très
jeunes. Prenez le cas de Sainte Thérèse de Lisieux.
Saint Benoît le dit aussi : Il arrive que Dieu révèle
le meilleur au plus jeune de la communauté. Mais
ce plus jeune est alors certainement un adulte ? Il
arrive aussi que l'on peut être pensionné et au delà
sans encore être un adulte. Comment le savoir ?
Un confrère a eu la bonne obligeance il y a déjà un
petit temps, quelques mois de me remettre la définition
d'un adulte qu'il avait découverte dans un ouvrage du
père Loew . Je l'ai copiée et je me suis dit : ça pourra
peut-être servir un jour. Et ce sera pour aujourd'hui.
Je vais vous en donner lecture:
Qu'est-ce qu'un adulte ? Non pas quelqu'un qui
va criant partout qu'on ne le traite pas en adulte.
C'est justement le signe de son adolescence. Mais c'est
un homme cohérent qui a fait l'unité de sa personnalité.
Il y a chez lui une stabilité, sa vie est orientée dans
une direction déterminée. On peut compter sur lui. Ses
amis savent qu'il n’est pas homme a changer d'avis tout
le temps. Il a une certaine capacité de responsabilité.
Il sait dépasser les emballements pour vivre de
convictions. Il sait affronter la durée. Il se sait
responsable de la totalité de sa vie, de sa vocation.
C'est un homme socialisé, non centré sur lui-même,
ouvert aux autres de façon active, capable d'assumer les
situations sociales, les conditionnements dans lesquels
il se trouve. Il accepte sans tricher les réalités de
ses expériences et de ses propres limites, y compris ce
qu’il y a encore en lui de déséquilibre, de fausseté. Il
accepte sa condition de pécheur et de gracié.
Voilà mes frères un beau petit tableau ! Est-ce que
nous nous y reconnaissons ? That is the question ?
Naturellement on pourrait commenter ceci encore pendant
des soirées. Je vais vite passer dessus, mais je
n'aurais tout de même pas fini aujourd'hui. Mais ça ne
fait rien, ce sera pour demain.
Un adulte, c'est d'abord quelqu'un qui a fait l'unité
de sa personnalité. Cela veut dire qu'il sait très bien
où il va. Il sait très bien ce qu'il fait. Il est
cohérent dans ses pensées, dans ses jugements, dans sa
conduite. Il est stable dans ce qu'il est.
Ce n'est pas un homme qui virevolte suivant le vent de
ses passions, ou de ses pulsions, ou de ses complexes.
Il a des passions, il a des complexes, il a des
pulsions, mais il ne triche pas avec. Il accepte les
réalités de ses expériences et de ses limites. Mais ça
ne l'empêche pas toujours d'avancer dans une même
direction. Il est orienté - comme il le dit ici et on
peut compter sur lui.
Je pense, pour ma part, que c'est ça un des critères
principaux de l'état d'adulte atteint par un homme : on
peut compter sur lui. Il n'est pas homme à changer tout
le temps d'avis. Je vais vous raconter une petite
histoire pour vous permettre de comprendre ce que je
veux dire. Je l'ai apprise dimanche dernier, je pense
que c'est dimanche ? Enfin, il y a quelques jours
seulement...
C'est le comportement d'un adolescent, un adolescent
qui collectionne : c'est un collectionneur. Et dans sa
collection, il lui manque quelques pièces pour que sa
collection soit complète. On trouve ces pièces au marché
aux puces comme on dit, à la brocante mais ça coûte 1 Et
son budget d'adolescent est mince. Alors on tanne et on
frappe les parents. Et les parents jettent de hauts cris
: dépenser pour des bêtises pareilles !
Le garçon en devient malade, mais sérieusement malade,
toujours plus malade, à tel point qu'il faut consulter
un médecin. Alors le médecin, comme ça se fait
maintenant, examine et écoute le garçon seul, à
l'abri des parents. Maintenant ce sont de petits
adultes, vous comprenez.
Et voilà, après on téléphone aux parents : attention
tout de même ! L'enfant est de plus en plus affecté et
il pense très sérieusement au suicide. Vous savez, c'est
courant aujourd'hui. Les jeunes, ça ne va pas, on se
suicide. Et oui, il pense au suicide à 14 ans. Alors les
parents, affolés un peu, ils perdent le nord ! Mais
enfin voilà, l'enfant ne doit pas savoir que le médecin
a téléphoné aux parents, et le garçon est là ! Alors on
devient maintenant beaucoup plus doux avec lui : mais
enfin, si ça te fait plaisir, etc, etc, etc.
Voilà, achète, comme ça tu seras bien. le papa va à la
banque et va retirer 16.000 Francs. On le donne à
l'enfant et alors il a sa collection complète. Il est
heureux, heureux, heureux. Et voilà, maintenant ça va,
que demander de plus ? Tranquillité de tout le monde,
épanouissement du garçon. Or après, un peu après,
qu’est-ce que les parents apprennent et remarquent ? Il
a vendu sa collection pour acheter un cyclomoteur, et le
voilà encore plus heureux. !
Eh bien c'est ça, vous voyez, le comportement de
l'adolescent ! Est-ce que dans notre vie, allez, ici,
nous ne sommes pas quelques fois ainsi ? Ou bien, est-ce
que voilà on peut compter sur nous, s'appuyer sur nous
pour quelque chose ? Est-ce que on ne change pas d'avis
tout le temps ?
Voilà mes frères, terminons aujourd'hui sur cette question
et sur cette petite anecdote. Et demain nous avancerons
encore un peu plus loin à l'intérieur de notre réflexion.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 12.06.80
22. Etre adulte ! (suite)
Mes frères,
Je vais achever de camper sous vos regards le portrait
d'un homme adulte. Nous avons vu hier que c'était une
personne avec laquelle il était aisé de collaborer. Elle
sait ce qu'elle veut. Elle a donné à sa vie une certaine
orientation. On peut compter sur elle car elle ne change
pas d'avis à tout moment. Sa vie est stable. Elle
possède sa vie dans ses mains. Elle peut redire ce que
le psalmiste disait, à l'époque où les psaumes se
disaient en latin : anima mea in manibus meis semper,
mon âme, ma vie, elle est toujours dans ma main. Voilà
le premier trait d'un homme adulte !
Et voici un autre : c'est un homme qui sait prendre ses
responsabilités. Il n'a pas besoin d'un parapluie, le
parapluie de l'autorité, le parapluie du supérieur, ou
le parapluie de la loi. Non, il assume les conséquences
de ses actes, il ne les rejette pas sur les autres. Il
s'est forgé une conviction, une foi si on est dans le
monde religieux ou monastique. Il ne cède pas à des
emballements passagers.
Il sait très bien que Dieu a sur lui un projet et il
entre de bon coeur dans le plan que Dieu ouvre devant
lui. Il coopère avec Dieu. Il sait que le projet de Dieu
aura besoin de la durée pour arriver à maturité. Il sait
donc affronter la durée. Ce n'est pas l'homme d'un
moment, il sait tenir.
Et Saint Benoît le rappelle lorsque à la fin du
chapitre quatrième, il traite justement du travail dans
la maison de Dieu et avec Dieu. Il dit. Je cite encore
en latin pour ceux qui ont entendu chanter la Règle en
latin, au Chapitre, pendant des années. Il dit noctuque
incessabiliter adimpleta, 4,76. Jour et nuit, sans
trêve, incessamment il s'acquitte de son devoir. C!est
ça, un adulte !
C'est pas un qui capitule devant le petit monticule qui
se dresse une fois ou l'autre devant lui. Il ne
capitulera même pas devant une paroi rocheuse, il
l'escaladera. Il sait très bien, alors, que l'Esprit de
Dieu viendra se saisir de lui. On l'a lu il n'y a pas
longtemps à l'église. C'est hier je pense, ou
aujourd'hui...je ne sais plus.
Elie voit arriver la pluie. Il dit à son serviteur : va
trouver Achab et qu'il attelle son char s'il ne veut pas
se faire prendre sous l'averse. Achab attelle son char
et se met en route vers Yizréel. Que fait Elie ? Elie
retrousse ses vêtements, il court devant Achab, plus
vite que les chevaux et il arrive avant lui à Yizréel.
Vous voyez; C'est ça un adulte ! Il ne recule devant
rien. Il s'est forgé une conviction et jour après jour
il s'y tient. Le gosse, lui, il a peur ! L'adulte n'a
plus peur !
Un nouveau trait de la personnalité d'un adulte : c'est
que c'est un homme qui n'est plus centré sur lui-même.
Il ne mesure plus les autres et les événements à sa
petite mesure personnelle. Il entre, il est à son aise
dans une société, dans un groupe. C'est un être
socialisé. Il sait se plier au conditionnement du groupe
dans lequel il vit. Il prend les choses comme il les
trouve et il y est à son aise.
Ce n'est pas un contestataire qui veut tout
bouleverser...Non pas pour que ça aille mieux, mais pour
que ça aille selon ses vues à lui et pour qu'il en
devienne le petit tyran. C'est souvent ainsi dans les
maisons, dans les ménages maintenant : c'est le gosse
qui est maître ! C'est un adolescent, il n'est pas
encore socialisé.
Saint Benoît le sait, ça aussi. Il emploie un beau
petit mot encore : contenctus quod invenerit,
61,3. Il est contant de ce qu'il trouve quand il arrive
dans une communauté monastique. Il ne commence pas par
tout révolutionner. Et ici je vais vous faire part d'une
expérience personnelle. Je puis me le permettre puisque
le Père Abbé Général me donne l'exemple. Il va encore le
rappeler. L'expérience me l'a montrer, va-t-il dire
quelques lignes plus loin. Eh bien l'expérience m'a
montré quelque chose. C'est très intéressant. Il y a
déjà de ça, enfin à l'époque où j'étais un peu plus
jeune dans le monastère.
Vous avez des jeunes frères, des jeunes profès. Ils ont
déjà dépassé le stade du noviciat. Ils ont franchi le
portail de la profession temporaire. Et ça commence à
devenir des petits messieurs dans la communauté ! Mais
oui, n'est ce pas ! Alors on commence à leur confier un
emploi. C'est bien, c'est même indispensable, car à
travers cet emploi on va un peu voir ce qu'il y a en
eux. Et qu'arrive-t-il parfois ?
Il arrive parfois, que dès que c'est arrivé - je parle
d'expérience, il y a des noms derrière tout ça -
qu'arrive-t-il ? Voici donc notre jeune - ce sont des
jeunes d'âge - notre jeune qui se sent un peu devenir un
petit quelqu'un. Il entre dans son emploi où il n'est
pas seul d'ailleurs, souvent - mais voilà, il regarde.
Et puis il commence à avoir besoin de ceci, de ça, et
encore de ça. Il faut tel nouvel appareil, il faut tel
nouvel instrument, il faut telles nouvelles affaires
sinon ça ne va pas. Si jamais on ne les lui donne pas,
il ne saura pas s'acquitter convenablement de son emploi
?
Et alors, vous voyez le supérieur devant tout cela ! Le
supérieur ouvre de grands yeux, se dit : mais enfin, il
a peut-être bien raison, on ne sait jamais ? Et de toute
façon, mieux vaut ça qu'une dépression chez le jeune. Et
alors, eh bien ma foi, on lui achète ceci et ça, comme
ça il peut travailler à son aise. Eh bien, je l'ai vu
plusieurs fois ça, chaque fois, mais chaque fois j'ai
senti un malaise indéfinissable monter en moi. Et je me
disais ceci : voilà, on achète ça, et ça, et ça, on
installe ceci et encore ça et ce gamin va partir. Et
alors quand il ne sera plus là, plus personne ne
travaillera avec ces instruments !
Eh bien mes frères, chaque fois c'est arrivé. Je ne
connais pas une seule exception. C'est arrivé chaque
fois. C'était le contraire du contant de ce qu’il
trouvait. Naturellement, pour trouver
l'explication ultime de tout cela, il faut bien savoir
que ce besoin, ce besoin de s'affirmer, ce besoin
d'avoir à sa disposition des choses que les autres
n'avaient pas, eux qui travaillaient avant, ça
trahissait une frustration fondamentale. Et cette
frustration alors avec le temps ! Parce que le départ
n'arrive pas de suite, ça peut durer 2, 3,4 ans ?
Cette frustration alors ayant trouvé une sorte
d'exutoire à ce moment là, une sorte de compensation,
voilà qu'elle s'étend comme un champignon, comme une
infection, comme une lèpre. Elle envahit toute la
personne et le garçon commence à prendre en aversion
tout ce qu'il voit. C'est tout qui devrait changer à sa
mode ! Et alors ça ne va pas, et alors il doit partir.
Donc, ce n'est pas un être socialisé, ce n'est pas un
adulte. Et il est remarquable encore, quand on a
l'occasion après d'entendre : un tel ? il est devenu
ça...ça continue aussi dans le monde. Il y a là quelque
chose qui reste comme si quelqu'un était bloqué dans son
développement psychologique.
Voilà mes frères, soyons donc toujours bien prudent !
Je ne dis pas ceci en pensant à un des jeunes profès qui
est ici, surtout qu'il y a déjà des vieux profès d'âge
tout en étant jeune de profession ! Non, loin de là,
loin de là ! Mais c'est pour illustrer un peu le fait
que l'homme qui est en voie de devenir un adulte….
- Je ne dis pas encore qu'il le soit devenu tout à fait
! Quand on est jeune, on ne sait pas être adulte ; quand
on a trente ans, ce n'est pas possible, à moins d'être
d'exception, un saint ! - …. mais c'est pour dire qu'on
doit être extrêmement délicat, extrêmement prudent !
Et lorsque vous voyez des jeunes comme ça qui font leur
travail, sans prétention, en se contentant de, ce qu'ils
trouvent, eh bien, je pense qu'on peut leur faire
confiance pour plus tard. Cela ne veut pas dire
maintenant qu'ils n'ont pas le droit et même le devoir
d'apporter une amélioration à leur secteur. Mais alors
ils vont faire - et ça c'est d'expérience aussi, je
parle toujours d'expérience - que vont-ils faire ?
Ils vont faire ce que Saint Benoît dit. Ils vont
rationaliser raisonnablement. Au moment opportun, ils
vont attirer l'attention de l'Abbé sur telle ou telle
chose qui à leur avis pourrait changer, être modifiée.
Dans un monastère, disons dans une entreprise les choses
ne sont pas statiques, elles ne sont pas fixées pour
l'éternité dans un cadre figé. Non, ça doit évoluer. Et
un nouveau qui entre dans un emploie, même s'il est un
tout jeune, mais il peut voir certaines choses qui
échappent à un regard qui risque d'être un peu obscurci
par une certaine routine.
Mais alors le Supérieur écoute volontiers cela. Et il
l'étudie. Et dans le fond le jeune serait contant que ça
s'adapte un peu. Mais si on ne le fait pas, ce n'est pas
pour ça qu'il va en devenir malade. Non, il continuera
avec les moyens du bord. Mais le supérieur alors prudent
fait ce que Saint Benoît demande,. car c'est peut-être
le Christ qui lui fait savoir ?
Il l'étudie, et si c'est raisonnable et s'il apparaît
bien que c'est l'Esprit de Dieu qui inspire le jeune,
mais alors on adapte les choses. Et je dois dire à la
louange des jeunes ici, c'est ce qui est arrivé déjà une
fois ou l'autre. Et je tiens à les en féliciter sans
citer de noms. Mais c'est bien !
Alors, mes frères, un adulte sera donc un homme qui
sait accepter sans tricher les réalités de ses
expériences et de ses limites. C'est un homme lucide,
lucide sur lui-même, sur lui-même d'abord ! On est si
facilement lucide sur les autres quand on est jeune, et
aussi quand on est moins jeune ! Mais lucide sur
soi-même, s'accepter tel qu'on est avec ses limites.
Comme le dit ici le Père en question avec ce qui reste
de déséquilibre et de fausseté !
Ici, c'est se reconnaître pécheur. C'est un moine
sincère qui dira, si on lui fait une remarque : oui
voilà ! Oui, je suis encore ainsi, mais j'ai bon espoir
que je ne serai pas toujours ainsi, que j'évoluerai, que
je deviendrai le fils de Dieu que le Père attend de moi.
C'est un homme qui fera sienne encore cette parole du
prophète : je m'excuse de la citer en latin toujours,
mais elles me reviennent en mémoire par coeur tellement
on les a répétées auparavant. On disait : revela
domino viam tuam et spera in Deo, révèle à Dieu ta
route, étale là devant lui et puis alors met tout ton
espoir sur lui.
Oui, il se montre a Dieu tel qu'il est, il se montre
aux autres tel qu'il est, il s'accepte tel qu'il est, il
est dans la vérité de son être aujourd'hui. Mais il sera
dans la vérité de son être demain aussi, car Dieu peut
tout lui demander, et ses frères aussi, et son Abbé
aussi.
Voilà, mes frères, un adulte ! Alors on comprendra que
dans de telles conditions le Père Abbé Général puisse
dire : des hommes de cette trempe comprennent que la
vie, que la forme de vie librement choisie par eux
comporte une solitude matérielle. Il insiste, le Père
Abbé Général, sur le librement choisie.
On n'a pas été les kidnapper dans le monde pour les
introduire de force dans un monastère ? Non, ils ont
répondu à un appel. Ils étaient libres. Saint Benoît le
dit combien de fois ? Tu peux partir, tu peux rester, tu
es libre. MAIS si tu restes, sache que maintenant tu
devras marcher sur cette route. Il dit d'accord et il y
marche. C'est un adulte !
Mes frères, nous verrons le tout dernier paragraphe
demain. Et là le Père Abbé Général tire la conclusion en
quelques lignes de toute la section où il traite des
relations avec l'extérieur.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 14.06.80
23. La vie cloîtrée.
Mes frères,
Le Père Abbé Général conclut la section relative aux
relations avec l'extérieur en nous disant :
Dans ce domaine, la solution dépend beaucoup, comme
l'expérience me l'a montré, de la conviction de la
valeur que la vie cloîtrée représente pour l'Eglise et
le monde. Là où cette conviction existe réellement, le
discernement nécessaire devant les divers problèmes qui
surgissent est relativement simple.
Vous savez qu'il a traité de l'hospitalité, de la TV,
du téléphone, de la clôture. Il aurait pu parler aussi
des sorties ! Il ne l'a pas fait. Peut-être parce que ce
n'est pas nécessaire ? J'en doute fort ! Mais pour le
Père Abbé Général, ces différentes choses peuvent dans
les meilleures communautés, soit pour la personne, soit
pour la communauté, être source de petits problèmes ou
de grands. Et leur solution dépendra au premier chef de
la valeur humaine et spirituelle des frères. Sont-ils
des adultes, ou sont-ils encore des gosses prolongés ?
Et le Père Abbé Général en appelle à son expérience.
Comme l'expérience me l'a montré, dit-il. Et son
expérience est énorme. Je suis frappé en lisant tous ces
rapports des communautés présentés au Chapitre Général
de 77, rapports qui sont en fait les Cartes de Visite ou
les résumés des Cartes de Visite, combien de fois le
Père Abbé Général est appelé comme arbitre de situations
difficiles. Donc, son expérience, lorsqu'il y fait
appel, nous pouvons franchement nous fonder sur elle. Il
sait ce qu'il dit.
Or pour lui, il y a une réponse aux problèmes qui
peuvent surgir, une réponse rationnelle, une réponse
équilibrée, une réponse surnaturelle dans une
conviction, dit-il. Et qu'est-ce qu'une conviction ?
Une conviction, c'est une certitude, une certitude qui
emporte l'assentiment, qui balaie les objections, qui
motive tout un comportement et qui donne une tranquille
assurance. Cette conviction, elle doit exister
réellement, dit-il. Ce n'est pas une conviction
cérébrale d'intellectuel qui n'engage à rien du tout,
mais qui permet d'écrire de très beaux articles. Non,
c'est une conviction inscrite dans les faits, inscrite
dans la vie, et qui alors façonne un jugement. Et cette
conviction, la voici : c'est celle de la valeur que la
vie cloîtrée représente pour l'Eglise et le monde. Mais
qu'est-ce que la vie cloîtrée ?
La vie cloîtrée, c'est tout bonnement ce que Saint
Benoît appelle la vie intra claustra monasterii,
dans les cloîtres du monastère, c'est à dire à
l'intérieur d'une clôture. C'est vivre, non pas dans une
prison, avec toujours envie de regarder là ce qui ce
passe au loin, tout près, sur la route ; les murs ne
sont pas tellement élevés ! Ou les fenêtres maintenant ?
Quel magnifique observatoire de là au-dessus !
Non, le cloître, c'est la maison de Dieu, c'est un
territoire consacré à Dieu. C'est là que Dieu vit. Mais
comme chez nous dans la vie monastique tout le matériel
est le support symbolique d'autres réalités, il y a un
cloître plus profond encore qui est la Trinité. C'est
pénétrer à l'intérieur de la vie Divine. Car, la
véritable maison de Dieu, c'est Dieu lui-même. Dieu
habite en lui-même.
C'est ce que les paroles un peu difficile de Siméon le
Nouveau Théologien essayent de nous faire comprendre
depuis un jour ou deux. Il joue sur les mots d'essence,
de substance, de suressentiel. Comment est-il possible,
dit-il, de voir Dieu quand il est invisible ? Et tout
ça... Mais c'est parce que on est chez lui ; ce n'est
pas plus difficile que ça ! Chez lui, ça veut dire à
l'intérieur de son essence suressentielle. Mais
n'entrons pas encore dans ces choses là maintenant.
Donc, la vie cloîtrée, ce n'est pas seulement d'être à
l'intérieur de murailles, mais c'est à l'intérieur de la
Trinité. Et l'expérience prouve - vous la retrouvez chez
vous ! - qu'on n'arrive pas immédiatement au centre de
la Trinité. On peut distinguer deux périodes qui ne sont
pas successives mais concomitantes avec des doses
différentes.
Dans une première phase il y a d'abord un égocentrisme
assez prononcé. Je travaille à ma sanctification, à ma
purification. Je cherche Dieu parce que j'y trouve ma
satisfaction ou mon épanouissement, ma dilatatio
cordis, mon coeur qui se dilate en Dieu. Ce n'est
pas possible qu'il en soit autrement. Au début, c'est
toujours ainsi. Ce début peut durer longtemps. Il peut
durer 10, 20, 30, 40, 50 ans, ça n'a pas d'importance,
c'est une première phase.
Vient ensuite un glissement, un glissement vers plus
d'altruisme. A mesure que Dieu prend possession de moi,
qu'il prend possession d'un frère, alors il se produit
un changement. Car en même temps que Dieu entre dans un
homme, en même temps l'homme entre chez Dieu. Et le
voici introduit dans les celliers secrets de la
divinité. Saint Bernard en parle en disant: c'est la
cella vinaria, c'est le cellier où se trouve le
vin. Un des celliers, il y en a d'autres, mais il parle
de celui-là au Cantique des cantiques.
Et alors, qu'arrive-t-il ? Il arrive que la vie
cloîtrée prend corps. Car le moine dans ces celliers
intérieurs de Dieu, devient inconnu, inaperçu,
invisible, inexistant ; exactement comme Dieu. Dieu est
mort, Dieu n'existe pas ! Dieu, eh bien les cosmonautes
ne l'ont pas encore vu, pourtant ils sont montés au ciel
! Vous voyez ! C'est ça Dieu ! Et Dieu ne bronche pas.
Dieu laisse dire. Dieu laisse faire. MAIS Dieu continue
à créer. Dieu continue à travailler, il continue à
purifier, à sanctifier.
Et voilà mon frère, mon moine qui est là ! Et il
partage le sort de Dieu. Mais il habite chez Dieu et
Dieu habite en lui. Il est de plus en plus possédé par
l'Esprit. Il est de plus en plus un autre Christ. Ce
n'est plus lui qui vit, c'est le Christ qui vit en lui.
Et il se produit en lui une métamorphose.
Nous avons célébré hier la solennité du Coeur de Jésus.
Aujourd'hui, la fête ou la mémoire du Coeur de Marie. Ce
moine commence à avoir un coeur de Christ. Cela veut
dire qu'à l'intérieur de son coeur, il porte le monde
des hommes tout entier. Il le porte et là, il travaille
sur ce monde. Il rédime ce monde, il le purifie, il le
transforme et même il le divinise. Il est suprêmement
actif. Il arrive au sommet de son activité d'homme. Il
n'y a pas d'oeuvre plus haute, plus divine que de
travailler avec Dieu et comme Dieu à la divinisation du
monde.
A ce stade, le moine ne pense plus du tout à lui. Il ne
pense plus qu'à Dieu et aux autres. Il devient vraiment
l'âme du monde. Il est partout présent avec Dieu et
partout inconnu et invisible. Mais si jamais il se
retirait du monde, à ce moment là le monde cesserait
d'exister ! C'est jusque là qu'il faut aller lorsqu'on
parle de vie cloîtrée ! Et c'est alors qu'on comprend la
valeur qu'elle représente pour l'Eglise et pour le
mande.
Mais vous allez dire : Mais ça, c'est un sommet qui est
rarement atteint ? Rarement ! Je n'oserais pas le dire,
nous n'en savons rien. Nous ne savons pas ce qui se
passe dans le secret des coeurs des hommes, même ceux
avec lesquels an vit ? Mais c'est comme ça déjà au
début, comme je l'ai dit, c'est une question de dosage
différent. Au début, plutôt le dosage est sur moi : je
pense trop à moi, mais ça est déjà là tout de même. Dieu
est déjà en train de me travailler et de travailler
grâce à moi.
Mes frères, si cette conviction nous habite, dit le
Père Abbé Général, de la valeur de cette vie cloîtrée,
alors dit-il, s'il y a des problèmes, le discernement
nécessaire trouvera une solution toujours relativement
simple, et ça va de soi ! Lorsqu'on vit à ce niveau et
qu'on situe son idéal à ce niveau là, les petits
problèmes concernant les relations avec l'extérieur sont
relativement simples à résoudre. Mais encore une fois,
il faut que cette conviction nous habite...que ce soit
une certitude qui nous donne une force qui nous permet
d'affronter le présent, le quotidien et aussi de
regarder l'avenir avec grande confiance.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 15.06.80
24. L’expansion de l’Ordre.
Mes frères,
Dans la troisième section de sa lettre, le Père Abbé
Général nous parle de l'expansion de l'Ordre dans les
Cultures non occidentales.
Il est intéressant d'étudier l'expansion géographique
de l'Ordre depuis la deuxième guerre mondiale. NUNRAW a
été fondé en 1946. Et après cette maison, il en vient
trente autres de moines. LAPPA au Brésil et BEPPU au
Japon ne sont pas mentionnés dans le tableau des
monastères 1980. De ces 31 maisons, 4 sont en Europe, 9
en Amérique du Nord, tandis que les 18 autres sont dans
des contrées non occidentales.
Chez les moniales, il y a eu 25 nouvelles maisons et il
y en a encore 3 sur le point d'être fondées ; 11 sur 26
sont situées en Occident. Toutes les fondations semblent
pointer dans la direction de ce qu'on appelle le
Tiersmonde pour l'emplacement des futures fondations.
Cette expansion géographique a été un des facteurs qui
ont amené l'Ordre a abandonner son insistance sur
l'uniformité des observances. Mais elle a eu encore
d'autres répercussions.
C'est en général un plaisir de visiter ces monastères.
Ils ont souvent une simplicité de vie que nous pourrions
bien imiter en Occident. Et en même temps ils sont en
quête de traditions solides.
Je lisais dans un rapport de maison qu'au Philippines
les autochtones Philippins trouvaient que le monastère
exagérait ! Pourquoi ? Parce que on servait au
réfectoire du fromage et du beurre, et de petites choses
ainsi ; ce qui était un luxe que ne pouvait même pas
s'accorder la classe moyenne aux Philippines. Alors à
présent on a réglé tout ça et il n'y a plus de beurre,
ni de fromage, ni rien ! Vous voyez, simplicité de vie
que nous pourrions leur envier. On peut très bien vivre
sans beurre et sans fromage. Les Philippins le font
bien, pourquoi pas nous ?
Vous voyez, ce sont ça des habitudes locales ! Et ça ne
veut pas dire que demain on doit supprimer le fromage et
le beurre ici. Il est vrai que pendant des dizaines
d'années on n'en recevait pas, sauf un peu le mardi, le
jeudi et le dimanche, un petit morceau au soir.
Maintenant que les valeurs monastiques sont en train de
s'implanter dans ces maisons, il est peut-être temps de
voir si nous faisons suffisamment attention à la Culture
locale. Naturellement en un tel domaine, nous devons
marcher à pas prudents. Parfois, certains aspects d'une
Culture locale ont besoin d'être christianisé. Nous
devons également éviter de généraliser.
A la réunion d'Abidjan, en Septembre 1979, j'ai été
frappé des différences qui se sont révélées entre
diverses contrées d'Afrique. J'espère aussi qu'on
donnera la considération qu'elles méritent aux
suggestions faites à la réunion Régionale Africaine
Bamenda Janvier 1980, concernant les manières de
procéder à une fondation.
Si la tendance présente se maintient, il me semble
clair que ces fondations non occidentales joueront un
grand rôle dans l'avenir de l'Ordre. Il nous faut faire
tout ce qui est raisonnablement possible pour que ces
fondations soient bien établies et suffisamment
soutenues.
Nous ne devons pas oublier de prier non plus pour ces
monastères et ces pays en voie de développement,
spécialement la Chine. Bien qu'il ne soit peutêtre pas
désirable de faire revivre l'oeuvre pie inaugurée dans
notre Ordre il y a plus de 50 ans en faveur de la
conversion de l'Extrême-Orient, le principe sousjacent
est toujours valable : que ceux qui mènent la vie
contemplative doivent prier pour leurs frères et soeurs
dans le Christ qui travaillent plus activement à la
diffusion de l'Evangile.
Mes frères, pour ce qui regarde les Cultures non
occidentales, je n'ai pas la moindre expérience. Vous
non plus d'ailleurs ! C'est ce qui me console ! Ce que
j'en sais, c'est par des lectures ou par des rencontres
occasionnelles. Nous avons eu ici pendant un an un frère
du monastère de Kasanza confié aux bons soins de notre
Père Roland pour l'initiation à la comptabilité, et à
notre frère Jacques pour quelques petits cours de
Français.
On ne sait pas juger. Il faudrait être sur les lieux
pour pouvoir se rendre compte de ce qu'est une Culture
non occidentale, et pas seulement quelques mois mais
quelques années. Alors, je me garde bien de commenter
les remarques du Père Abbé Général. Je les accepte
telles qu'elles sont.
Mais je vais tout de même, en guise d'illustration,
vous donner lecture d'un rapport qui a été présenté au
Chapitre Général de 77. Il l'a été par le Père Abbé de
BAMENDA. C'est un monastère situé au Cameroun. Le
Cameroun, c'est une ancienne colonie Allemande, et après
la première guerre, il a été partagé comme il convenait
entre la France et l'Angleterre.
Ce monastère de BAMENDA est situé dans la région
Anglophone. Il a été fondé par Mont Saint Bernard en
1963. Il compte 38 personnes dont 28 Africains. Et parmi
ces 28 Africains, il y a 12 ethnies différentes, ce qui
signifie qu'on y parle 12 langues ! C'est autre chose
que les petits problèmes de la petite Belgique ! Alors,
pour mettre tout le monde d'accord, la langue
véhiculaire est l'Anglais.
Quelqu'un faisait remarquer au Chapitre Général : mais
la première chose à faire lorsqu'on arrive comme ça
quelque part, c'est d'apprendre la langue du pays 1 Et
ce Père Abbé répondait : Oui, oui, c'est très facile à
dire, mais chez nous - et c'est ainsi que je l'ai appris
- il y a 12 langues dans notre petit monastère. Et
laquelle faut-il apprendre ? Eh bien, disait-il, on a
résolu le problème ; on les laisse de caté et on parle
Anglais !
Voici maintenant le texte de ce rapport:
Les maisons de la régions Africaine couvrent une vaste
zone dans 8 pays différents, sous des régimes politiques
variés. On y retrouve 13 monastères : 9 d'hommes et 4 de
femmes. 8 de ces maisons sont de langue Française et 4
de langue Anglaise et 1 de langue Portugaise.
La nouveauté de la vie contemplative en Afrique :
Tout d'abord, la vie contemplative est quelque chose de
nouveau en Afrique. En dehors de quelques cas
particuliers, il n'y a pas de monachisme traditionnel en
Afrique comme ceux qu'on peut rencontrer en Inde et dans
d'autres pays d'Asie.
Inutile de dire qu'il n'y a pas de technique locale de
contemplation ! Il ignore peut-être le brave Père Abbé
qu'il y a un monachisme extrêmement ancien en Ethiopie
et en Egypte. Mais sans doute que lui voit plutôt la
culture Africaine, la Négritude comme on dit et pas tant
l'Egypte et l'Ethiopie qui sont de race sémite. C'est
autre chose. Alors dans ce cas là, il a raison.
Cependant, le sens de l'existence de Dieu et le monde
spirituel sont très présents dans la société indigène.
Dans la vie africaine traditionnelle, chaque chose est
sacralisée en ce sens qu'elle est vue par rapport à un
monde des esprits. Nous avons là un point de contact
avec le monachisme chrétien traditionnel.
Il y a d'autres éléments de la vie africaine qui sont
des ouvertures à la vie monastique. Il y a un sens très
fort de la famille qui confère une grande importance au
père. Et cela permet aux Africains de s'accommoder sans
peine de l'esprit fortement communautaire de notre Ordre
et la place centrale donnée par Saint Benoît à l'Abbé.
Les Africains sont aussi très fortement attirés par la
Bible. Le style de vie qu'on y découvre est très proche
du leur, et ils ne se sentent pas dans un monde étranger
lorsqu'ils ouvrent la Bible. La célébration solennelle
de la Liturgie est un autre élément de la vie monastique
qui attire les Africains, surtout si on utilise leurs
mélodies et leurs instruments de musique.
Mais il existe d'autres aspects de la vie monastique
qui leur sont beaucoup moins compréhensibles. L'un d'eux
est la séparation du monde. Bien qu'étant essentiel au
monachisme, cet aspect s'oppose à la très forte
sociabilité qu'on trouve partout en Afrique. Le sens
très fort de la famille signifie aussi que la plupart
éprouvent des difficultés à vivre loin de leur famille,
et qu'ils sentent le besoin de vacances et de visite
chez eux. Et dans la plupart des maisons, on les envoie
chez eux de temps en temps.
Le voeu de pauvreté et l'ascèse ne sont pas en général
facilement compris dans ces pays en voie de
développement où les gouvernements et bien d'autres gens
tentent de développer le niveau de vie. C'est presque
une faute de ne pas utiliser les biens courants qui sont
à votre disposition.
N'oublions pas que c'est un Africain qui écrit cela !
Le voeu de chasteté est respecté en raison du sens de
consécration qu'il confère. Mais quelques familles
reprochent à leur fils de demeurer célibataire ! Comme
dans l'Ancien Testament, l'idéal Africain normal est
d'avoir autant d'enfants que possible pour prolonger la
famille et la rendre puissante. Il faut souvent beaucoup
de temps pour inculquer quelques uns de ces idéaux et
les transformer en convictions bien établies.
Adaptations Africaines:
Que peut-on souhaiter en fait d'africanisation et
d'adaptation ? En dehors de la musique et des
instruments de musique, il est souvent difficile de
discerner ce qui doit être conservé des traditions
africaines. L'Afrique évolue constamment vers la
civilisation Occidentale. Certaines coutumes locales
sont déconsidérées parce que primitives ; d'autres
peuvent être conservées. Les fondateurs européens
pensent que leur travail est de mettre sur pied un
monachisme authentique. C'est aux frères Africains de
trouver par eux-mêmes la façon africaine et moderne de
le vivre.
Les fondations Africaines spontanées:
Un phénomène récent est la création spontanée de
communautés africaines qui désirent vivre la vie
monastique. Nous connaissons le succès de AWHUM qui sera
bientôt intégré à notre Ordre. (C'est fait maintenant)
Une communauté semblable se forme au Ghana. Ces deux
communautés ont besoin de formateurs et demandent de
l'aide aux monastères de la Région Africaine.
Une fondation spontanée, c'est ceci : vous avez un
chrétien africain inspiré, charismatique, qui commence à
vivre une vie chrétienne d'un genre plus solitaire, plus
retirées. D'autres chrétiens sont attirés, viennent se
joindre à lui. Voilà, ils vivent et ils forment une
petite communauté.
Et puis s'instaure spontanément une forme de vie
monastique sous la direction de ce que nous allons
appeler ce Père Spirituel. Et comme ils doivent
s'organiser, ils se tournent vers un autre monastère qui
existe quelque part et lui demandent de l'aide. Et ce
monastère du Nigeria, AWHUM, s'est tourné vers un
monastère Américain, le monastère de GENESEE dans l'Etat
de New York, je pense.
Ce monastère a envoyé là-bas deux ou trois frères pour
essayer enfin de les aider, de les soutenir, de les
conseiller; Il y en a un qui est passé ici il y a deux
ans, un grand maigre. Il devait repasser ici dans
quelques jours. Seulement il voyage par KLM du Nigeria à
New York. Il va débarquer à Amsterdam un de ces jours.
Il voulait venir vite ici. Seulement voyez un peu : il
arrivait à Jemelle à minuit, mais il devait déjà
repartir à 4 heurs de l'après-midi ! Alors il a jugé que
c'était un peu court et un peu fatigant et il va
s'arranger autrement. Il avait conservé un très bon
souvenir de Rochefort. Nous le verrons peut-être encore
?
Donc, voilà une fondation spontanée. C'est ainsi que la
vie monastique a pris naissance partout, n'est-ce pas !
Le supérieur de cette communauté du Nigeria s'appelle le
Père Abraham.
Formation et éducation:
Cependant, beaucoup de monastères de la Région
Africaine sont dans le même cas. (Ils ont besoin
d'aide). La plupart des postulants qui entrent ont
seulement une formation élémentaire. Il y a beaucoup à
faire pour leur donner un enseignement à la fois en
Sciences Humaines et en Doctrine Chrétienne - Bible et
Théologie.
La Région Africaine voulait présenter au Chapitre
personnel de formation dans les monastères d'Afrique. Le
prêt plus ou moins prolongé de moines et de moniales de
valeur ayant des capacités pédagogiques serait très
apprécié. Peut-être quelques maisons qui envisagent une
fondation sans pouvoir encore le faire, pourrait-elle
prêter quelqu'un qui aiderait un monastère Africain. De
cette façon on répondrait à la demande formulée par Ad
Gentes qui souhaite l'établissement de la vie
contemplative dans les pays de mission.
Mais ce n'est pas facile d'avoir là-bas un européen ou
un américain qui doit former de jeunes africains en
Sciences Humaines ou en Doctrine Chrétienne. Car ces
jeunes africains se méfient beaucoup des européens et
des américains. Ils ne savent pas s'ouvrir parce qu'il y
a là une disharmonie. Les anciens africains, les plus
anciens dans le monastère, eux, désirent vraiment être
des africains. Mais les jeunes, eux, ont une toute autre
intention. Eux, ils veulent évoluer, c'est à dire
recueillir le plus possible de la tradition occidentale.
C'est très, très ambigu et très, très difficile ! C'est
pourquoi il est nécessaire que ce soit les africains
eux-mêmes qui travaillent à leur propre évolution.
Maintenant voici l'opinion du Père Abbé Général qui est
intervenu. Il dit ceci. Le Père Abbé Général explique
qu'il a récemment reçu deux lettres critiquant notre
façon de faire les fondations. La première critiquant la
taille de certaines propriétés, remarquant que la
communauté tend alors à être écrasée par le poids d'un
cadre qui n'est absolument pas africain.
L'autre lettre provenant d'Amérique du Sud, indique
simplement que si c'est notre intention de faire là-bas
une fondation de type habituel, il vaudrait mieux ne pas
nous déranger !
Ecoutez ce que dit ici l'Abbé Général !
L'Abbé Général comprend que les experts (en économie,
en politique, en démographie, en tout) soient maintenant
d'accord sur le fait que le centre du monde politique et
économique se déplace vers l'Est - Philippine et Japon ;
l'océan Pacifique remplaçant la Méditerranée. Et il en
est de même pour l'Eglise.
En 1960, le nombre des catholiques aux Etats-Unis et en
Europe, 297.000.000, représentait un peu plus des 51%
des catholiques du monde. En Afrique-Asie-Océanie etc,
ils étaient de 251.000.000 soit 48 %. Vers l'an 2000
(voici de la futurologie) l'Occident représentera
380.000.000 soit 30 %. Tandis que l'Orient avec ses
854.000.000 représentera 70 % !
Cette tendance se retrouve déjà dans l'Ordre. Sur les
19 dernières fondations de monastères d'homme, 16 se
trouvent en Orient, tandis que les moniales en ont fait
6 dans les mêmes régions. L'Abbé Général conclut que
bien que toute décision soit hors de notre portée, il
nous faut faire face au fait que quelques maisons
d'Europe disparaîtront et que l'avenir de l'Ordre se
trouve en Afrique et en Orient.
Voilà un chose que les Fondateurs de Cîteaux n'avaient
absolument pas prévu. Que l'avenir de l'Ordre se
situerait dans des Cultures absolument étrangères à la
nôtre, en Orient, en Afrique et en Amérique du Sud
encore. Il ne le dit pas ici, le Père Abbé Général. Il
ne parle que de l'Afrique et de l'Orient. Mais il y a
aussi l'Amérique du Sud qui deviendrait alors un pays en
bordure de l'océan Pacifique, cette immense mer
Américano-japonaise et Chinoise bientôt.
Et nous ici ? Eh bien voilà, quelques maisons d'Europe
vont disparaître. J'en connais une, par exemple, ce
n'est pas Rochefort ! J'en connais une de la région
francophone qui se prépare à disparaître. Les moines
prennent leur disposition au plan économique déjà pour
leur disparition et leur extinction.
Eh bien, mes frères, voilà des avis qui me semble sont
autorisés : la voix d'un Africain, la voix du Père Abbé
Général. Et nous ici, nous ne devons pas maintenant
commencer à rêver fondation dans ces pays là. Mais
rappelez-vous ce que je vous ai dit hier : le moine
contemplatif à l'intérieur de sa clôture, dans cette
maison de Dieu qui est pour lui le symbole d'une maison
plus intime au coeur de la Trinité. Là, il domine le
monde, il le tient dans sa main. Le monde des hommes est
dans son coeur à lui qui se dilate aux dimensions de
l'univers, aux dimensions du coeur du Christ.
Et alors là, mes frères, soyons attentifs, soyons
respectueux, soyons aussi discret lorsqu'il s’agit de
ces monastères, de ces hommes qui vont là-bas, de ces
régions où commence à germer une vie monastique qui se
veut vraie, qui se veut tout à fait ouverte aux influa
de l'Esprit.
Et alors, portons-les en nous, portons-les en notre coeur.
C'est la façon la meilleure pour nous de les aider.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 16.06.80
25. De l’évolution !
Mes frères,
Ecoutons le Père Abbé Général qui ouvre la quatrième et
dernière section de sa lettre. Elle traite des adaptations
et du renouveau.
Quelqu'un qui regarde notre Ordre de l'extérieur peut
être tenté de penser que la vie demeure à peut de chose
près la même qu'au moyen-âge. Cependant, ceux d'entre
nous qui ont trente ou quarante ans d'expérience au
monastère savent qu'il s'est fait de grands changements
et qu'il s'en fait encore un peu.
Il est inévitable que soient divers les jugements sur
les faits et la valeur de tels changements. On peut voir
des cas de crainte et d'hésitation en face des
adaptations. Et je rencontre souvent des moines et des
moniales qui parlent comme si l'Ordre était en état de
décadence. Par contre, je trouve parfois des moines et
des moniales qui disent que nous ne sommes pas encore
réellement adaptés et qui pensent qu'il y a encore
beaucoup à changer.
Voilà mes frères ! Pour les gens de l'extérieur, et
puis pour ceux qui vivent à l'intérieur du monastère,
deux groupes. Que sommes nous pour les gens de
l'extérieur ? Je ne parle pas des habitués de la maison,
mais des gens qui nous voient de loin, ou bien qui
viennent un peu ici en touriste. Ils tournent autour de
l'Abbaye ; enfin, ils savent qu'il y a quelque chose !
Nous sommes des moyenâgeux, c'est à dire des curios1tés.
Le monastère, une sorte de réserve naturelle qui abrite
des survivants rarissimes d'une espèce en voie de
disparition, d'extinction. Surtout qu'on en voit parfois
se promener dehors ici dans les environs ; un grand
plaisir de les croquer en photo ; parfois même de les
interviewer. Ils sont dans un harnachement qui vaut la
peine d'être projeté sur un écran familial ! Ils sont
figés dans des habitudes multiséculaires bizarres et
étranges. Par exemple, ils sont tous habillés de la même
façon, un habit étrange et peu pratique.
Ce sont des hommes ou des femmes ? On n'en sait trop
rien, il faut être tout près pour le voir ! Et on sait,
on sait par des indiscrétions, que lorsqu'ils se
déplacent ensemble, ils marchent à la queue leu leu et
que quand ils prennent leur repas, c'est pas comme les
autres. Ils sont assis les ans à côté des autres, ils ne
prononcent pas un mot, au lieu d'être face à face comme
tout le monde et de parler, d'échanger leurs
impressions.
Vous savez qu'il y a l'un ou l'autre retraitant qui
trouve tout à fait aberrant cette lecture au réfectoire,
surtout qu'elle est retransmise chez eux ! C'est le
moment à table où on échange ! On ne subit pas
encore ! Donc, nous sommes des êtres bizarres du Moyen
Âge.
Maintenant, pour ceux qui vivent à l'intérieur du
monastère ? Nous ici qui avons une certaine ancienneté -
le Père Abbé Général parle de 30 à 40 ans - ne remontons
pas si loin tout de même, allez soyons modestes, mettons
20 ans peut-être ? 25 ans ? dans les années 50 ? Alors
pour ceux là, il Y a tout de même de grands changements.
Et pour ma part, je me demande si nous ne les avons pas
oubliés? Je pense que oui, et c'est un bien. L'homme
doit oublier son passé. S'il devait retenir tout,
absolument tout ce qu'il a vécu, mais il ne ferait plus
rien. Il mourrait, il serait bloqué.
D'ailleurs, c'est ce qui arrive dans les vieux jours,
on ne vit plus que dans son passé. C'est la preuve qu'on
est arrivé au terme. On peut s'envoler, on n'a plus rien
à faire ici. C'est physiologique ça, biologique même, il
vaut mieux le savoir pour ne pas être surpris lorsque le
moment sera là et, peut-être essayer de diminuer les
dégâts.
Mais enfin, nous l'avons oublié aussi, parce que les
changements que nous avons vécus ont été ressentis comme
positifs et bénéfiques, comme libérateurs et
épanouissants. Ils étaient le fruit d'une évolution
saine. Nous trouvions tout naturel qu'il en ait été
ainsi. Et je dois dire que maintenant nous nous sentons
bien entre nous, nous nous sentons même mieux.
Mais on n'est pas partout du même avis. Le Père Abbé
Général dit qu'il rencontre encore souvent - il
insiste sur le mot souvent - comme il circule beaucoup,
il doit tout de même en rencontrer des dizaines et des
dizaines, des moines et des moniales qui trouvent qu'on
est en état de décadence. Qui peut bien réagir de cette
façon ?
A mon sens, il y a toujours partout des laudatores
temporis acti, des louangeurs du bon vieux temps !
C'était toujours beaucoup mieux dans le temps ! Mais il
est probable que ces hommes ou ces femmes, ces moines ou
ces moniales, lorsqu'ils étaient dans le bon vieux
temps, ils étaient peut-être les premiers rouspéteurs ?
C'est souvent ainsi, ils ne sont jamais contents. Ils
sont toujours contents de ce qu'ils ne vivent pas. Et ce
qu'ils vivent les met toujours hors d'eux-mêmes.
Alors ce peut être des personnes, aussi, qui ont besoin
de sécurité, d'être rassurée lorsqu'elles sont enserrées
dans un cadre visible. Alors ils savent très bien ce
qu'ils doivent faire, ils n'ont pas de questions à se
poser, ils n'ont pas de problèmes à résoudre. Ils ne
sont pas devenus des adultes, ils n'ont pas pris leur
vie en main. Ils ne sont pas responsables de ce qu'ils
font. Non, ils doivent être toujours pouponnés par des
tas de choses qui les tiennent debout.
Il est vrai qu'il existe aussi, attention, le Père Abbé
Général en parlera, il y fera allusion plus tard, des
situations dans des monastères où vraiment on aurait
l'impression d'être en décadence. Mais alors ce qu'on
vit là, on l'étend partout comme nous, qui ma foi
n'avons pas trop à nous plaindre ici, nous aurions aussi
tendance à étendre notre situation à toutes les autres
abbayes. Non, il y a des endroits où vraiment ce qu'on
appelle les adaptations ont provoqué de grands malheurs.
Enfin le Père Abbé Général va y faire une petite
allusion, mais patience !
Mais il rencontre aussi parfois des moines et des
moniales qui ne sont pas contents parce que eux, ils
pensent être les accélérateurs de l'histoire. L'Ordre
n'a pas encore vraiment commencé à s'adapter. Il y a
encore beaucoup, beaucoup de choses à changer. D'autres
tempéraments ! Des gens pressés, impatients ! Vous
savez, le petit enfant qui est pressé de mettre les
pantalons de son papa, déjà ! Ou quand il est un peu
plus grand, il lorgne du côté du volant de la voiture
tout le temps ! ça peut être ça ? ça peut être des
prophètes aussi ? Du moins ils penseraient l'être !
Mes frères, que penser de tout ça ? Je pense, à mon
avis, que le vertu se trouve dans un juste milieu. Il y
a beaucoup de changements, il y a encore des choses à
changer. Ne soyons pas des rouspéteurs, ne soyons pas
des impatients ! Prenons la vie comme elle se présente !
Marchons au rythme d'une évolution, d'une croissance et
d'un développement normal. Soyons à l'écoute de ce que
nous demande l'Eglise, de ce que nous demande le
Chapitre Général, de ce que nous demandent les Visites
Régulières, de ce que nous demande la société.
Ne faisons pas de ça une alchimie d'où extraire une
sorte de liqueur qui nous permettrait de rester jeune
tout en continuant à vieillir. Non, mais à partir de là,
suivons les impulsions de l'Esprit, grandissons en Dieu,
développons-nous normalement et alors nous verrons que
les adaptations ont été bénéfiques et que les
changements que nous avons connu, nous avons le droit de
les oublier au fur et à mesure ; car la vie nous apporte
chaque jour sa beauté qui est nouvelle, cette beauté
toujours nouvelle qui est celle de la vie Divine qui
s'offre à nous et qui insensiblement nous transfigure.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 17.06.80
26. L’homme nouveau !
Mes frères,
En lisant ce que le Père Abbé Général nous dit à propos
des adaptations, des changements et du renouveau, je
pensais qu'il devait avoir les nerfs solides. Ce doit
être un homme qui reçoit beaucoup plus de plaintes, de
doléances, de récriminations, de critiques que de
compliments et de félicitations.
Et je me souvenais d'une suggestion que m'avait faite
un des frères. Il me demandait s'il ne serait pas bien
d'adresser au Père Abbé Général une lettre pour le
remercier à l'occasion des .messages si beaux qu'il nous
adresse ; l'année dernière, la Lectio Divina ;
cette année-ci, la lettre dont nous poursuivons la
lecture.
Je pense que ce ne serait pas mal, car il est un homme
comme nous. Et lorsque nous nous sommes donnés beaucoup
de peine pour préparer quelque chose de bien, nous
aimerions recueillir un merci. Enfin, attendons encore
un peu d'être arrivé au bout et peut-être l'un ou
l'autre sera-t-il saisi par l'inspiration ? Ce devrait
être une lettre au nom de la communauté, pas quelque
chose comme ça en privé !
La question des changements et des adaptations est
extrêmement délicate, vous comprenez. Et à ce sujet le
Père Abbé Général va se compromettre personnellement. Il
va nous donner son opinion, la sienne. Et pas seulement
en tant qu'Abbé Général, mais en tant qu'Abbé tout
court. Il faut dire qu'il est en charge depuis 1959.
Donc voilà 21 ans !
Il a dû introduire ces changements dans son propre
monastère. Que s'est -il passé ? Nous n'en savons rien !
Rien de grave certainement, mais je veux dire que tout
de même là aussi il a dû réfléchir, il a dû consulter,
il a du beaucoup prier. Et avant d'être Abbé il était
comme la plupart d'entre nous, un piot parmi les autres.
Et il nous livre alors son expérience de Père Ambroise
tout court. Il lui faut du courage parce qu'il prend
position. Ecoutez un peu !
Quant à mon jugement personnel, je pourrais le résumer
en 6 points : 1°- Des changements étaient nécessaires
dans notre Ordre. Nous en étions arrivés à être trop
asservis à un extérieures et nous n'étions pas toujours
formalisme avait intérieurement corrodé l'esprit.
2°- Et jetant maintenant un regard en arrière, il
apparaît que nous n'avons pas toujours suffisamment
préparé le terrain pour ces changements et qu'ils n'ont
pas toujours été accomplis avec assez de discernement.
3°- Incontestablement en beaucoup de maisons la réaction
contre le passé est allée trop loin et d'authentiques
valeurs monastiques en ont souffert.
4°- Beaucoup de maisons ont reconnu que la réaction
avait été exagérée et il y a maintenant un désir
d'atteindre un meilleur équilibre. Mais ce désir
rencontre parfois l'opposition d'un groupe qui craint
que ce ne soit là une grand nombre d'Observances
conscient du degré auquel le tentative pour revenir à
une Observance trop rigide. (Ici, vous le remarquez, il
parle en Abbé Général)
5°- Une grande somme de patience et de discernement
spirituel est nécessaire en ce moment en chaque
communauté pour affronter la situation actuelle, en
sorte que ce qui est positif puisse être consolidé et ce
qui est dommageable progressivement éliminé. Ce résultat
ne sera pas atteint par des récriminations mutuelles,
mais plutôt par un effort sincère de la communauté avec
l'encouragement et sous la direction de l'Abbé.
6°- Bien que le rôle de l'Abbé soit décisif, il reste
toujours vrai qu'un renouveau authentique, y compris un
renouveau communautaire, est une affaire très
personnelle exigeant une continuelle conversion du coeur
de la part des individus qui composent la communauté.
Pourquoi les changements étaient-ils nécessaires ? Il
répond à cette question dans son premier point. Mais
avant de l'aborder, je voudrais chercher une cause
beaucoup plus lointaine encore. Le Père Abbé Général ne
pouvait pas en parler dans sa lettre. Ce n'était pas
possible, c'était en dehors de son sujet. Certainement
qu'il serait d'accord avec moi et vous le serez aussi.
C'est que c'est un phénomène qui n'est pas propre à
notre Ordre. Il s'inscrit dans un phénomène beaucoup
plus large, un phénomène général dans le monde
religieux, dans le monde ecclésiastique aussi. Et ce
phénomène est lié à une mutation subie par l'humanité à
la suite de la deuxième guerre mondiale. Il faut l'avoir
vécu pour le comprendre. Pour les jeunes c'est peut être
un peu ….. ils n'ont pas connu ce qui était auparavant
….. Cette mutation est encore en cours pour le moment.
Et que s'est-il produit ?
Il s'est produit après la guerre une véritable
explosion, un décloisonnement, un décompartimentage
général ; et alors après, une recomposition. Les petites
entités ont éclaté et elles se sont regroupées en blocs
gigantesques. Vous savez, il y a ce qu'on appelle les
Pays de l'Est, il y a l'Occident, et maintenant il y a
le Tiers-monde. Trois blocs ! Et dans ces trois blocs
devenus démesurés, l'homme commence à avoir peur, ce
n'est plus à taille humaine. C'est démesuré, hors
mesure. Et que font les hommes alors ?
Les hommes, instinctivement pour survivre recherchent
la chaleur, la solidarité, la communion, l'amour. Et
cela dans la liberté, dans le mouvement, dans l'espace,
dans la vie. Regardez à titre d'exemple le phénomène des
vacances. Mais vous avez des gosses, j'en connais comme
ça, qui des Etats-Unis vont passer leurs vacances en
Suisse, à 12 ans ? Pour eux, ce n'est plus rien du tout
! Les parents les mettent dans l'avion et puis c'est
bon, en Suisse il y aura quelqu'un qui les attend.
Voyez, ça, c'est le nouvel homme qui est en train de se
créer. Ce n'est plus celui qui passe les vacances chez
le grand-père ou la grand-mère du village voisin,
n'est-ce pas ? Et pour lui, c'était un exploit ! Vous
vous souvenez, quand on a lu le livre, ici, " Dure
Ardenne ", il y avait tout un paragraphe intitulé "
Lidje ", " Liège ". Aller à Liège pour un jeune
Ardennais, mais c'était quelque chose comme d'aller dans
la lune, la même chose. Il faut bien vous le dire, on
vivait là sur un tout petit espace.
Or maintenant c'est à l'échelle planétaire! Mais
l'homme, alors, n'est plus à l'aise. Il va donc dans un
mouvement presque grégaire se mettre les uns contre les
autres pour avoir chaud, pour ne pas avoir peur, pour se
sentir coude à coude, solidaire. Vous avez tous ces
mouvements de jeunes, ces tous jeunes, ces hippies, et
tout le reste ? C'est ça vous voyez.
Alors, nous sommes les témoins et les acteurs d'une
révolution qui fait venir au jour un type nouveau
d'humanité. Et nous ne pouvons pas, nous dans notre
monastère, nous contenter d'observer le phénomène comme
des vaches dans la pâture qui regardent passer le train.
Si nous ne sommes pas les co-auteurs de la révolution ou
de l'évolution, nous en serons les déchets. Il faut bien
se le dire.
Notre Ordre doit donc changer. Et il doit changer pour
rester identique à lui-même, pour ne pas perdre son
identité. Et son identité, sa fonction, sa mission dans
l'humanité, c'est d'être à la fine pointe de l'évolution
spirituelle. Notre Ordre contemplatif, monastique, il
est les narines qui aspirent l'air qui vient d'ailleurs,
qui vient de l'autre rive, qui vient de l'autre monde,
qui vient du Royaume. Et cet Esprit, car c'est l'Esprit
Saint, doit alors pénétrer tout le Corps Mystique de
l'humanité et le faire vivre sainement.
L'Ordre doit changer pour rester ce qu'il est. Et nous
voici en face d'un nouveau paradoxe. Deux réalités
opposées, contraires, qu'il faut maintenir en tension
constante sans sacrifier une à l'autre. Il faut changer
pour rester ce qu'on est, mais comment faire ? C'est
difficile ! C'est un problème qui est le nôtre
aujourd'hui et nous ne pouvons pas nous permettre
d'échouer.
Le Père Abbé Général va examiner maintenant ce qui
s'est passé, ce qui va se passer encore. Il va nous
donner dans son premier point les raisons pour
lesquelles ces changements étaient nécessaire au plan de
l'immédiateté, du direct, de ce qui nous touche de plus
près, pour que précisément nous conservions notre
identité monastique et contemplative dans le monde
d'aujourd'hui.
Mais avant d'aborder ça, j'ai voulu vous donner une
brève synthèse comme ça, beaucoup trop brève du
phénomène. Il faudrait l'analyser beaucoup plus
longuement, mais ça demanderait un énorme travail ; voir
l'image de l'homme nouveau ! Il ne suffit pas de
regarder des jeunes gens qui passent. Non, il faut même
pouvoir recueillir des informations d'ailleurs, des
autres continents, de partout.
Le Père Abbé Général nous disait dans l'intervention au
Chapitre Général de 1977 que en l'an 2000 le centre de
gravité de l'Ordre se trouverait en Orient quelque part
du côté du Pacifique, plus dans nos régions ! Vous
voyez, c'est ça le nouveau type d'humanité.
Eh bien, mes frères, je livre ça à votre réflexion, à
votre prière. Vous voyez que nous sommes bien petits ;
mais si l’Esprit de Dieu nous habite, tout nous devient
possible.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 18.06.80
27. Des Observances !
Mes frères,
Notre Ordre devait consentir à des changements s'il
voulait demeurer identique à 1uimême, s'il voulait
préserver son identité et rester fidèle à sa mission ;
cette mission qui est splendide, incomparable, unique
dans l'Eglise, dans le monde : tenir les yeux fixés sur
Dieu, respirer le parfum de l'Esprit, boire la Lumière
et devenir feu dans les artères et les veines de
l'humanité. Voilà le rôle du contemplatif !
Nous avons vu hier que partout surgissait une nouvelle
civilisation, qu'une race nouvelle d'homme se répandait
sur la planète. Il était donc nécessaire, indispensable
de procéder à une rénovation adaptée. Elle était déjà en
cours avant le Concile. Le Concile nous l’a imposée. Des
changements pour ce qui regarde les Observances
extérieures, comme dit le Père Abbé Général. Pas
question de supprimer ces Observances, mais les élaguer.
Leur foisonnement commençait à étouffer la vie.
Quel est le rôle des Observances ? Il faut toujours
bien se replacer dans le contexte d'une vie qui est
difficile parce qu'elle est surhumaine ; elle est
surnaturelle, mais incarnée. Notre hebdomadier y a fait
allusion ce matin.
Le rôle des Observances ? Elles sont un langage qui dit
la vérité spirituelle cachée. Elles sont symboles qui
révèlent des réalités invisibles. Mais attention, si
elles sont langage symbolique, elles ne peuvent pas
devenir bavardage ; bavardage creux, vide, qui tourne
sur lui-même, qui revient sans cesse sur lui-même et qui
finalement s'intoxique et en meurt.
Les Observances sont aussi tuteur pour la croissance,
soutient pour la marche. Mais elles ne peuvent devenir
une masse pesante qui écrase et qui bloque, qui empêche
les hommes de grandir ou qui les tient rivés au même
endroit, sur place ; ils ne savent plus remuer. Voilà ce
que doivent être les Observances et ce qu'elles ne
doivent pas devenir !
Or il est certain que le buissonnement des Observances
extérieures de notre Ordre ligotait au lieu de libérer.
Il opprimait, il resserrait les liens au lieu de
dilater. Il paralysait au lieu d’assouplir.
Naturellement, pour être juste et pour être honnête, il
faudrait procéder à toute une étude sur l'origine et le
pourquoi de ces Observances. Il faudrait remonter très
loin. Il fut un temps où elles étaient valables, mais on
avait oublié d’élaguer.
Il faut, dans un Ordre comme le nôtre, procéder
régulièrement à un élagage. Ce qui est expression vraie
aujourd'hui ne le sera pas nécessairement en l'an 2000.
Ce qui l'était entre les deux guerres pour d'autres
hommes, dans un autre contexte social, culturel,
religieux, ne l'est plus aujourd'hui ! Mais c'était
resté là !
Et ces Observances extérieures alors, qui étaient
maintenues à tout prix, elles finissaient par endormir
tout le monde dans un formalisme qui, comme le dit le
Père Abbé Général, avait intérieurement corrodé
l'esprit. Et comme ont était endormi, on n'en prenait
pas conscience. Mais qu'est-ce que le formalisme ?
Le formalisme, c'est un attachement exagéré, excessif
aux formes. On en arrive alors à des déviations car la
pointe doit être placée sur l'adjectif excessif. Il faut
être attaché aux formes. Ces formes sont requises. Mais
on ne peut pas sombrer dans le culte, dans la religion
de la forme, des Observances, de la lettre. On en
arriverait alors si on cédait à cette manie qui est, il
faut bien le dire très humaine car elle rassure l'homme.
Elle pacifie la peur qu'il y a en lui d'être en défaut.
Il est beaucoup plus facile d'obéir à des points précis
de règlement - on est donc en règle et on a fait tout ce
qu'on devait - plutôt que de se livrer, de s'abandonner
à l'impétuosité de l'Esprit qui lui n'a pas de règle.
Mais pourtant, il nous porte sur des règles ? Vous avez
toujours, encore une fois ici, cette tension entre des
valeurs antinomiques qu'il faut exploiter à fond chacune
de leur côté. L'Esprit est toujours incarné dans une
lettre, mais la lettre n'a aucune valeur sans l'Esprit
qui l'anime.
Mais si on dévie et qu'on s'attache trop à ce
formalisme littéral, à ce culte de la lettre, alors
s'installe un automatisme quasi animal, comme celui de
la bête. Et cela corrode l’Esprit qui est sous la
lettre. Corroder, cela veut dire que ça ronge l'Esprit
insensiblement et, finalement il n'y en a plus.
Mes frères, les Observances, si on les regarde pour ce
qu'elles sont, nous devons les voir comme le code de
politesse, comme le manuel de savoir vivre de la maison
de Dieu. Pour être à l'aise dans les Observances, pour
voir ce qui est capital, ce qui devient excroissance
cancéreuse, adventice, il faut toujours savoir que nous
vivons ici chez Dieu, avec une Personne, une société de
Personnes, car Dieu est trois Personnes. Et comment nous
tenir devant lui ? L'Observance n'est rien d'autre que
ça...et c'est un code qui demeurera pour l'éternité.
Le livre de l'Apocalypse nous décrit une liturgie
céleste où nous voyons qu'il y a des rites, qu'il y a un
rituel. Les 4 animaux, les 24 vieillards, les 144.000
qui sont là, ils ne sont pas n'importe comment ! Ils ont
des gestes, des attitudes, il y a des cérémonies. Ils
sont chez Dieu. Eh bien nous, ici, nous sommes aussi
chez Dieu. Nous le regardons, nous respirons son parfum,
nous buvons sa Lumière comme je le rappelais tantôt. Et
alors, tout ça ne peut pas se faire n'importe comment.
Nous devons nous conduire chez Dieu en gens polis, en
gens bien éduqués, et non pas en grossiers personnages.
Il y a une façon de sortir de l'église qui montre que
quelqu'un ne croit pas du tout que Dieu est présent !
C'est un païen sous un habit de Trappiste, c'est du
théâtre. Il y a des hommes de théâtre qui sont tellement
bien dans leur rôle que même dans leur vie privée ils
jouent ce rôle, parce qu'ils en sont imprégnés. Après ce
sera une autre représentation et un autre rôle ; et à
nouveau ils entrent tellement dedans que tout leur
entourage doit savoir. Il n'y a rien à faire, ils sont
devenus un autre personnage. Mais ce n'est pas ça ici !
Ici, nous sommes chez Dieu, nous sommes chez quelqu'un.
Nous ne jouons pas un raIe. Nous ne changeons pas à tout
bout de champ. Nous sommes des adultes ou nous le
devenons.
Voyez mes frères, c'est ça les Observances. Prenons
garde ! On les a fameusement élaguées depuis quelques
années. Je pense que maintenant elles sont suffisamment
simples et suffisamment parlantes, expressives que pour
ne pas jouer avec. Soyons dignes, soyons polis et ainsi
nous sentirons avec plus de vérité la force qui nous
habite, cette force Divine, cette force spirituelle qui,
de simple serviteur de Dieu, ici dans sa maison, fait de
nous des fils qui devront hériter de sa vie, de son
bonheur et de sa gloire.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 19.06.80
28. Les changements.
Mes frères, Le Père Abbé Général nous a dit que des
changements étaient nécessaire à l'intérieur de l'Ordre
parce que nous étions trop asservis à un grand nombre
d'Observances extérieures. Etre asservi à l'Observance,
mais c'est le monde à l'envers ! L'Observance, en effet,
est faite pour l'homme et non pas l'homme pour
l'Observance. La fonction de l'Observance est de libérer
à l'intérieur du moine toutes les virtualités, les
potentiels, les semences déposées par le créateur et non
pas de réduire le moine en esclavage et de corroder les
énergies spirituelles.
Or c'était le cas, dit le Père Abbé Général. Et nous
n'en n'avions pas conscience, du moins une conscience
nette. Car à l'âge d'or de l'Observance stricte les
monastères étaient surpeuplés. Entre les deux guerres,
pour ne pas aller trop loin, Rochefort comptait 70 à 80
personnes peut-être ? Et Scourmont loin au delà des 100
! N'était-ce pas la preuve qu'on était dans la vérité ?
Or en réalité une corrosion spirituelle rongeait l'acier
de nos âmes.
Alors le Père Abbé Général poursuit et dit :
En jetant maintenant un regard en arrière, il apparaît
que nous n'avons pas toujours préparé suffisamment le
terrain pour ces changements, et qu'ils n'ont pas
toujours été accomplis avec assez de discernement.
Pour faire le point de l'actualité, il faudrait
remonter dans le passé et étudier comment ces
changements ont été introduits. Il faudrait voir quel a
été le rôle et la responsabilité du Chapitre Général.
Mais vous comprenez que c'est là une étude qui dépasse
de loin mes loisirs et ma compétence.
Ainsi, pour illustrer un peu et vous faire sentir, avec
moi d'ailleurs, comment les choses se sont passées, je
vais vous donner lecture de quelques extraits d'une
causerie présentée lors de la Conférence Régionale
D'Orval en Octobre dernier par Dom André Louf, l'Abbé du
Mont-des-Cats.
Il remonte assez loin, en 1905. Et voici ce que disait
dans son discours d'ouverture du Chapitre Général, l'Abbé
Général de l'époque, Dom Augustin Marre :
Le Chapitre Général est la supr3me autorité de l'Ordre.
C'est lui qui juge en dernier ressort toutes les causes
régulières qui lui sont soumises. Cette autorité lui
vient de Dieu puisqu'elle lui vient de l'Esprit.
Désobéir au Chapitre Général, c'est désobéir à Dieu.
D'autre part, vous savez comme moi que la force d’un
Ordre réside dans le principe d'autorité qui le régit ;
et que si cette autorité vient à être amoindrie ou
méconnue, des effets désastreux ne tardent pas à se
produire.
Si le Chapitre Général a le droit de connaître les abus
qui se glissent dans l'Ordre, c'est parce qu'il a le
devoir de les corriger, et de les corriger efficacement.
Or, la Sainte Règle sous laquelle nous militons ensemble
nous fait comprendre à chaque page que la correction des
vices ne saurait être efficace sans la sanction. Nos
pères le comprenaient. Et jusque dans les siècles du
plus grand relâchement, nous voyons les Abbés les plus
éminents de l'Ordre condamnés au jeûne au pain et à
l'eau, privés pendant un certain temps de leur place au
choeur, déposés même de leur charge par le Chapitre
Général, et cela pour des fautes que nous considérerions
aujourd'hui comme assez légères.
Nous devons constater avec évidence et tristesse que si
l'autorité locale est affaiblie, c'est parce que
l’autorité supérieure est elle-même amoindrie. Les
religieux pourraient-ils se croire tenu à l'obéissance
envers nous s'ils nous voyaient nousmêmes faire des
actes contraires aux Constitutions et aux décisions des
Chapitres Généraux.
On n'imagine plus un Abbé Général ? Vous sentez la
différence de ton entre ceci et la lettre du Père Abbé
Général aujourd'hui. Je saute beaucoup de choses.
J'arrive maintenant 25 ans plus tard en 1930. Un nouvel
Abbé Général qui prononce son allocution d'ouverture, la
première : Dom Herman-Joseph Smets.
Le Chapitre Général est l'autorité suprême. Il a le
pouvoir de légiférer et il légifère sagement. Le fait
est qu'à côté des Supérieurs conscients et fidèles à
leur devoir, il s'en trouve d'autres qui soit par oubli
ou négligence, soit par interprétation mollement
bénigne, soit enfin ce qui paraît invraisemblable, par
le mépris non dissimulé de ses prescriptions ou
défenses, se chargent cyniquement la conscience de
l'inefficacité des remèdes suprêmes de nos Assemblées
Capitulaires. Regardez autour de vous et avouez que je
ne me perds pas dans l'exagération.
Maintenant encore beaucoup plus près. Nous voici en
1953 et Dom Gabriel Sortais prononce le discours
traditionnel d'ouverture. Nous sommes très proche de
nous. C'est une période que nous connaissons maintenant.
Il dit ceci entre autre:
Quel est celui d'entre vous, mes Révérends Pères, qui
en visite dans nos monastères n'a été frappé par les
particularités qui se sont introduites un peu partout
depuis quelques années, surtout depuis la dernière
guerre, que ce soit dans la manière de conduire un
choeur, dans la façon de se vêtir ou dans l'appréciation
de ce qui a été traditionnellement la pauvreté et la
mortification des Cisterciens. Que d'interprétations
diverses que de modifications apportées aux coutumes
séculaires de l'Ordre. (Vous voyez, des changements !)
Faut-il donner quelques exemples ? Dans un bon nombre
de monastères on a établi une schola, et le Père Chantre
placé au milieu du choeur dirige les voix de sa main. Je
ne cherche pas en ce moment si cette méthode est
meilleure qu'une autre pour la bonne exécution du chant
? Je constate seulement l'innovation et déclare qu'elle
n'aurait pas dû voir le jour sans l'assentiment du
Chapitre Général. Admettons que certaines adaptations
étaient souhaitables, que plusieurs même s'imposaient,
il n'en reste pas moins vrai que personne n'était
autorisé à les faire motu proprio. Le Chapitre
Général avait le droit de pouvoir apprécier les
nécessités qui se présentaient.
Maintenant avançons encore. C'est Dom André Louf qui parle
maintenant :
On assiste ainsi jusqu'au Concile à un allongement
croissant d'année en année, de la liste toujours plus
impressionnante des dispenses accordées par les
Chapitres Généraux. (Les changements dont parle Dom
Ambrose) Ces dispenses se rapportent souvent à des
questions aussi insignifiantes que de permettre le port
des bas de toile au lieu des bas de laine, ou
d'autoriser une communauté à célébrer Tierce à 7h30 au
lieu de 7h45. (L'heure solaire naturellement)
A partir du Concile, ce mouvement s'accélère encore. Tout
passe par le Chapitre Général. Celui-ci dispense
massivement par paquet.
Vous comprenez mieux ce que dit le Père Abbé Général. Je
relis:
Jetons un regard en arrière maintenant. Il apparaît que
nous n'avons pas toujours préparé suffisamment le
terrain pour ces changements, et qu'ils n'ont pas
toujours été accomplis avec assez de discernement.
Mais il faut, pour comprendre, se replacer
naturellement à l'époque. Il n'était pas possible dans
la conception qu'on avait à ce moment là du rôle du
Chapitre Général, de la fonction de l'Abbé, de la
position des moines, des frères dans la communauté, il
n'était pas possible de réagir autrement. Nous ne devons
pas jeter la pierre, loin de là !
Mais Dom André Louf constate pour finir :
Un malais se fait sentir de manière également croissante
et on éprouve la nécessité de rechercher une nouvelle
manière pour le Chapitre Général d'exercer son autorité.
Eh bien, dans les jours qui viennent, nous allons un
peu voir, reprendre ce que nous dit Dom Ambrose. Et à la
lumière de ceci réfléchir comment on doit procéder à des
changements en préparant bien le terrain et en usant de
tout son discernement.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 21.06.80
29. Comment faire un changement ?
Mes frères,
Revenons-en au Père Abbé Général et à son opinion sur les
changements et adaptations. Il avait dit :
En jetant un regard en arrière, il apparaît que nous
n'avons pas toujours préparé suffisamment le terrains
pour ces changements et qu'ils n'ont pas été accomplis
avec assez de discernement.
Ici le Père Abbé Général met à notre disposition un
double principe, une règle d'or qui doit régir tous les
changements que nous désirons introduire dans notre vie
communautaire. Il faut préparer le terrain et user de
discernement ; sinon il est préférable de ne rien faire
du tout.
Cela veut dire que les changements doivent être
longuement mûris. Et ici, s'engage lourdement la
responsabilité de l'Abbé. Un changement ne peut pas être
le fruit de la fantaisie Abbatiale. Quasi libera
utens potestate, dit Saint Benoît, 63,2, comme
s'il avait le droit d'user d'un pouvoir arbitraire.
Non, c'est un serviteur. Il est le premier des
serviteurs. Il est au service de l'Esprit, il est au
service des frères. Il doit donc être, lui-même, sans
arrêt à l'écoute de cet Esprit, comme une antenne qui
capte tout ce qui arrive comme message. Il doit être
comme un appareil qui décode ces messages, qui les
assemble et puis qui lit la Parole que Dieu adresse.
Cette Parole est perceptible dans les événements, dans
les frères qui parlent, qui font des remarques, qui
expriment des souhaits, comme ça au hasard. Il ne faut
pas organiser des réunions communautaires pour dire :
qu'est-ce qu'on pourrait bien adapter et changer ?
Non, l'Abbé est autre chose. Il est un organe unique
dans une communauté, mais il doit bien s'acquitter de
son rôle. Il doit avoir une très bonne oreille et ça
demande de sa part, ça exige beaucoup d'attention ! Et
c'est fatigant ! Parce qu'il y a des parasites qui
viennent s'introduire dans ces messages. Voyez, il faut
pouvoir les choisir.
Oui, il ne suffit pas d'être à l'écoute de l'Esprit, il
faut encore se faire contrôler soimême, c'est à dire
prendre conseil, ce qui ne signifie pas réunir le
conseil ! Non, c'est autre chose, c'est informel. On
semble avoir saisi, voilà, puis en parler à un, à
l'autre, susciter comme ça des réflexions, des remarques
mais sans même que l'autre, que le frère s'en aperçoive.
On dirait en terme plus moderne : prendre le pouls, le
pouls des frères, prendre le pouls de la communauté.
Saint Benoît le dit : Fais tout avec conseil, tu
n'auras jamais à t'en repentir. Mais il dit aussi :
Attention ! Il ne faut pas à priori prendre conseil de
tous. Il faut la pars sanior, il y a une partie
de la communauté qui est plus saine.
Attention ici ! Je veux dire que tout le monde n'est
pas compétent dans la même matière. C'est ça, un plus
sain en matière de liturgie - pas de sainteté, de santé
- une meilleure santé en matière de liturgie. Un autre
aura une meilleure santé dans le jugement en matière de
nourriture, il faut changer quelque chose. Vous voyez,
c'est cela que je veux dire.
Il faut encore peser les conséquences des changements
et adaptations ; les conséquences à court terme, les
conséquences à long terme aussi. Il faut être
prévisionnel, voir loin. Une toute petite histoire au
début, et ça peut être après des mois et des années
quelque chose qui s'éloigne très fort de ce qu'on avait
prévu au début. Il faut sentir, ce doit être longuement
mûri, et puis, ça doit être raisonnablement motivé.
C'est à dire que lorsqu'on en parle, ça doit entraîner
l'assentiment. Je ne dis pas le forcer, mais l'entraîner
de soi par la clarté et la force de la vérité. On dit :
oui, c'est vrai, c'est mieux ainsi tout bien pesé. Ce
n'est pas plus mal, comme on dirait dans la région ici
pour dire que c'est bien.
Voyez, la vérité doit s'imposer ! C'est pour cela qu'il
faut, comme le dit le Père Abbé Général, préparer le
terrain. Ce qui signifie en pratique qu'il faut donner
un enseignement approprié qui touche les esprits, mais
aussi les coeurs. Je pense que dès l'instant où un homme
construit normalement, comme nous le sommes tous ici, a
compris que telle chose devait être adaptée ou changée
pour tel, tel, et tels motifs qui sont vrais, qui sont
raisonnables, mais l'homme entre de lui-même dans le
changement, il l'appelle, il le désire.
C'est à cela qu'il faut arriver ! Préparer le terrain
si bien, que le terrain demande le changement,
l'adaptation ; ça ne doit pas venir de l'extérieur
brutalement et être impose. Non, il faut que les esprits
et les coeurs soient dans l'expectative de ce qui va
arriver, qui est presque d'éveiller une sorte
d'impatience.
Maintenant, n'allez pas penser que je suis en train de
préparer le terrain pour quelque chose ? Non, mais ça
arrivera ! C'est déjà arrivé et ça arrivera encore. Mais
j'essaie d'illustrer un peu ce qu'entend le Père Abbé
Général.
Et alors, ce doit être aussi mis en oeuvre, accompli au
temps opportun. Non pas à n'importe quel moment, comme
ça ne va pas de semer du froment à ce moment ci. On le
sème avant l'hiver ou au mois de mars, mais pas
maintenant. C'est ça, il faut pouvoir déposer la graine
de l'adaptation au moment où ça aura des chances de
pousser et de mûrir.
Voilà mes frères, là dessus nous pourrons terminer la
semaine en rendant grâce à Dieu de ce que ici les
changements et les adaptations qui ont du se faire
depuis des années - vous avez entendu le Père Abbé
Général et le Père Abbé du Mont-des-Cats hier soir - se
sont opérés dans la tranquillité et dans la paix grâce
surtout à l'homme de bon sens, de jugement et de
prudence qui a été notre Abbé pendant si longtemps : Dom
Félicien. Mais nous y reviendrons dans quelques jours.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 22.06.80
30. Le Chapitre Général.
Mes frères,
Il n'est pas possible de parler d'adaptations et de
changements sans toucher ou heurter, sans effleurer ou
égratigner implicitement ou explicitement le Chapitre
Général qui se considère à tort ou à raison comme le
premier responsable du progrès ou de la décadence de
l'Ordre. Autrefois, le Chapitre Général était le
custos Legis, le gardien de la Loi, d'une Loi
vénérable, codifiée dans des textes intangibles : la
Règle de Saint Benoît, la Charte de Charité, les
Constitutions, et les Coutumes séculaires de l'Ordre,
pour reprendre une expression de Dom Sortais.
Il appartenait au Chapitre Général de veiller
soigneusement sur ce dépôt sacré. Sa tache consistait
essentiellement à légiférer sagement, exécuter
fidèlement et punir efficacement. Il fallait donner des
interprétations autorisées des Lois et Coutumes de
l'Ordre. Les Abbés, rentrés chez eux, devaient veiller à
l'exécution fidèle des prescriptions, des instructions
reçues.
Et chaque année, la Visite Régulière venait contrô1er
si tout se passait selon ce que le Chapitre Général
avait décidé. Et on comprend alors que certains Abbés à
l'approche de la Visite Régulière devenaient malade
parce qu'il faudrait après devant l'assemblée annuelle
du Chapitre Général, rendre compte de sa gestion.
Il faut dire que dans le fond la tâche du Chapitre
Général était relativement facile. En effet, l'Ordre
était répandu sur une ère géographique relativement
étroite : en pratique l'Europe Occidentale. Il y avait
bien quelques monastères en Amérique du Nord et en
Extrême-Orient, mais entièrement Occidentalisés ! Et de
ces monastères, les cadres Culturels étaient homogènes.
Il y avait aussi l'uniformité des Observances qui
étaient identiques partout. Vous vous en rappelez
peut-être, ceux qui ont eux l'occasion d'aller dans un
monastère ou l'autre il y a une vingtaine d'année. On ne
voyait pas de différence. Partout c'était la même
disposition des lieux ( église, chapitre, réfectoire),
les mêmes gestes, les mêmes postures, les mêmes paroles,
les mêmes chants. On n'était pas dépaysé du tout ! Non,
c'était d'autres figures, seulement.
Il faut dire que l'Ordre reflétait l'Appareil
Ecclésiastique dans son ensemble qui était extrêmement
centralisé. Vous vous souvenez des reproches adressés
par Louis Bouyer à l'Episcopat Français qui n'était,
disait-il, que l'organe d'exécution des directives
transmises par la Curie Romaine.
Il en était de même dans l'Ordre. Chaque Abbé, chaque
Supérieur était l'exécutant fidèle des décisions du
Chapitre Général. Rappelez-vous : légiférer sagement,
exécuter fidèlement et punir ou être puni efficacement.
Et ça maintenait une stabilité. Et ça donnait
l'impression de devoir durer éternellement. Mais le
vent, la tempête, l'ouragan du Concile est passé et
aujourd'hui la situation a changé du tout au tout.
Le Concile a rendu à chaque Evêque sa responsabilité
locale. Et dans le sillage du Concile, le Chapitre
Général a redécouvert l'idée de l'autonomie de chaque
Abbé. Mais si chaque Abbé est autonome dans son
monastère, on introduit le concept de pluralisme. Il
fallait donc qu'on maintienne malgré tout une unité dans
l'Ordre. Et en 1969 le Chapitre Général a édicté une loi
cadre, dont il laissait, dont il abandonnait les détails
aux supérieurs locaux : le Statut sur l'Unité et le
Pluralisme. (le S.U.P)
Cette date de 1969 est une date pivot historique pour
l'Ordre. Ce ne sera jamais plus maintenant comme c'était
auparavant. C'est fini ! Voyez un pivot : ça a tourné et
ça a pris une autre direction. Mais quel est maintenant
le rôle du Chapitre Général ? Qu'a-t-il encore à dire, à
faire puisque chaque Supérieur local est autonome et
qu'on dispose d'une loi cadre ? On en est toujours à
l'ère des tâtonnements et des indécisions. Disons-le, le
Chapitre Général traverse ce qu'on appelle une crise
d'identité. Il ne sait plus trop bien ce qu'il est, et
il est toujours, comme on dit encore, en recherche.
Le frère Jacques n'est pas d'accord ! Car, dit-il, à la
Conférence Régionale d'Orval, les Abbés étaient d'accord
qu'actuellement le Chapitre Général devrait finir de
légiférer. On a parlé beaucoup de ce que devrait faire
un Chapitre Général actuellement. Et tout le monde était
d'accord, surtout les Abbés, qu'il devrait finir de
légiférer et d'édicter des lois qui intéressent ou qui
n'intéressent pas. Mais il devrait surtout essayer
d'être pastoral. Et on trouvait que c'était aux Abbés
qui y assistaient à venir rendre à leur communauté toute
la valeur de ce qu'ils avaient pu prendre, entendre ou
recevoir.
Oui, eh bien, justement j'avais l'intention de vous
donner lecture de la proposition émise par la Conférence
Régionale d'Orval. Ce n'est pas mal, et à mon avis,
c'est même très bien ! Et ça pourrait être une voie sur
laquelle le Chapitre Général devrait s'engager. Mais
vous allez voir que c'est extrêmement difficile.
Le Chapitre Général doit être de plus en plus un lieu
de communion pour les Abbés, dans le partage du soucis
de leur service pastoral. Les communautés attendent que
leurs Abbés en reviennent confortés, comme transformés
et transparents à l'Esprit Saint à l'oeuvre dans
l'Ordre.
La qualité de cette communion assurera la qualité de la
communion entre les communautés de qui viendront les
questions posées, et le Chapitre qui leur apportera dans
un langage clair et adapté des principes de discernement
et des directives pour les aider à mener leur vie
concrète.
Ces principes seront à la fois en lien avec les racines
de notre tradition et ouverts à travers les différentes
Cultures et vers l'avenir à ce que l'Esprit dit au monde
et à l'Eglise de notre temps.
En d'autres termes, on voudrait un Chapitre Général
prophétique et pastoral Prophétique, parce qu'il serait
un lieu de communion fraternelle entre les Abbés, et à
travers les Abbés, entre les communautés. Donc, l'Abbé
ne se rend pas au Chapitre Général à titre personnel. Il
est comme un petit Corps Mystique qui porte en lui tous
les frères. Il doit le savoir, il doit en avoir
conscience.
Là-bas, tous ces Abbés réunis sont à l'écoute de
l'Esprit : ce que l'Esprit dit aux Eglises et ce qu'il
dit au Monde. Capter ce message de l'Esprit, le faire
sien ; puis en revenir, de ce Chapitre Général dans la
communion donc de tous, réconforté, fortifié, encouragé,
transformé ; et puis faire passer ce feu de l’Esprit
dans chaque communauté.
C'est très prophétique, c'est très beau ! Mais dans la
pratique ?
Dans la pratique, ce n'est pas impossible ! Mais à mon
sens, pour que ce soit réalisable, il faudrait qu'il y
'ait au Chapitre Général au moins deux ou trois
prophètes, c'est à dire des hommes qui soient possédés
par l'Esprit et puis qui puissent alors dire, exprimer
ce que chacun ressent.
Il est certain que chaque Abbé, à ce moment là - c'est
une grâce unique dans une vie d'un Ordre - que chaque
Abbé à ce moment là reçoit des grâces spéciales de Dieu.
Mais pour la plupart ce sera confus, ce sera indistinct.
Il faudrait donc qu'il y ait des éveilleurs de
conscience, deux ou trois, pas plus ! Pas de
haut-parleurs ni des ténors ? Non, pas même des
animateurs, ni des facilitateurs ? Non, mais voilà le
mot, c'est le mieux : des prophètes.
Il y a quelques années de cela, je l'ai vu encore
quelques part ici dans ces rapports, un Abbé avait parlé
un peu dans ce sens là au Chapitre Général. Et ça avait
produit un certain agacement. Depuis lors, cet Abbé qui
avait été élu à tempus definitum, n'a pas été
réélu dans sa communauté. Donc c'est qu'il n'était
peut-être pas aussi prophète que lui ne se l'imaginait !
Mais malgré tout il faut dire que son idée était bonne
et que ce qu'il a dit là était vrai. C'est cela que
devrait être d'abord le Chapitre Général. Mais encore
une fois, c'est une hauteur spirituelle et surnaturelle
qui, peut-être dépasse la moyenne des hommes. Car,
lorsqu'un Abbé arrive au Chapitre Général - je l'imagine
bien - il arrive avec beaucoup de soucis et des
questions pratiques.
Il se passe ça chez moi ; J'ai tel problème, telle
difficulté. Je vais revenir avec une solution pour moi,
pour les frères. C'est juste, c'est vrai et il faut
répondre à ces interrogations. Mais d'abord baigner dans
une atmosphère spirituelle. Et c'est cela que voudrait
réaliser la Conférence Centre-Europe, voir se réaliser
plutôt.
Car l'Abbé reviendrait du Chapitre Général, comme on le
dit, transformé et transparent à l'Esprit qui est à
l'oeuvre dans l'Ordre. Et il ferait passer tout cela
dans ses frères. Je vois que notre délégué à la
Conférence Régionale est en train de s'agiter de
nouveau. Il a peut-être quelque chose à dire :
Frère Jacques : Je voudrais ajouter qu'on a fait un
beau progrès dans l'Ordre puisque le fait est qu'on en a
reparlé et qu'on a terminé par cette proposition. Cela
vient de la Conférence Régionale de Port-du-Salut ou un
Abbé qui ne savait pas qu'il risquait d'être déboulonné
avait risqué d'en parler. Et ça a été écouté, repris et
creusé par à peu près toutes les communautés puisque
tous les délégués et tous les Abbés - nous étions en
petite réunion pour parler de ce renouveau du Chapitre
Général et nous avons rentré 4 ou 5 textes différents -
mais tous nous étions d'accord sur le fait que ça devait
sortir. Donc depuis Port-du-Salut ? C'est qu'il y a un
gros progrès...
Oui, il y a certainement un progrès, une avancée. Mais
je pense qu'une des difficultés vient de ce que ce sont
les mêmes hommes qui doivent opérer en eux cette
mutation. Je veux dire, donc des Abbés qui ont connu
comme Abbé l'ancien système et qui doivent maintenant
entrer dans une toute autre vision des choses C'est
difficile !
Pour eux, ça demande une conversion. Non seulement une
conversion mentale, mais aussi une conversion
psychologique et même spirituelle. C'est une autre façon
d'envisager et de voir les choses.
Et d'un autre côté, c'est une sauvegarde ! Car il ne
faudrait pas que des blancs-becs qui n'ont pas connu -
comme abbé, attention hein ! - l'ancienne façon de
faire, qu'ils forment un Chapitre Général et puis se
lancent à l'aventure. Alors on tomberait dans le trou de
l'illuminisme.
Non, il y a là toujours cette beauté de l'incarnation
de l’Esprit. Il vit dans les hommes. Mais Dieu n'est pas
pressé. Nous autres, nous sommes toujours pressés. Nous
voudrions que ça se fasse de notre temps...Oui, mais les
prophètes étaient déjà ainsi. Ils attendaient pour leur
temps la venue du Messie. Mais le Messie est venu au
temps que Dieu a voulu et décidé et tous les prophètes
étaient disparus depuis longtemps. Mais ça ne fait rien,
ils le saluaient de loin. Nous autres, nous devons
peut-être aussi saluer de loin un Ordre nouveau.
Il sera donc prophétique. Espérons-le avec nos
confrères, nos frères de la Conférence Régionale ! Mais
il sera aussi alors pastoral - l'un entraîne l'autre -
indirectement par la force reçue là-bas, par l'énergie
qui aura été infusée aux Abbés, qui reviennent dans leur
communauté et qui alors animent spirituellement les
frères.
Il sera pastoral aussi plus directement parce
qu'il va établir un climat de confiance entre les
communautés et le Chapitre Général ; et aussi les
communautés entre elles. Les communautés posent des
questions. Voilà, je reviens à ce que je disais : les
Abbés ont des questions lorsqu'ils sont là ensemble. Et
le Chapitre Général doit apporter des réponses, des
réponses à ces questions, dans un langage clair qui
permette de transcrire ces réponses dans la vie concrète
des communautés.
C'est très ambitieux ! Mais je pense que si on est des
hommes spirituels, il ne faut pas avoir peur de
l'ambition spirituelle. Rien n'est impossible à Dieu !
Ce que dans notre petitesse et dans notre étroitesse
nous jugeons démesuré, mais c'est à la mesure de Dieu.
Et nous devons être, nous, les instruments de Dieu pour
que son oeuvre croisse et s'achève avec notre humble
mais fidèle collaboration.
Voilà mes frères, essayons de retenir cela - puisque
c'est le fruit de notre Conférence Régionale - que le
Chapitre devrait être prophétique et pastoral.
Et il sera vraiment pastoral s'il est prophétique.
Lorsque j'en aurais terminé avec la lettre du Père Abbé
Général, on arrive tout doucement à la fin, alors je
commencerais à vous expliquer, à vous exposer le
Chapitre Général, ça va prendre du temps. Mais ainsi
vous saurez ce que je vais faire là-bas, si Dieu me
conduit jusque là ? Et vous saurez, et vous sentirez que
même si de corps vous êtes ici, qu'en esprit et
espérance vous serez là-bas et que je serais là-bas
l'interprète fidèle - dans la mesure où j'aurai
l'occasion de dire quelque chose toujours - l'interprète
fidèle de ce que vous êtes ici et de ce que vous
espérez.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 23.06.80
31. Changer contre quelque chose !
Mes frères,
Le Père Abbé Général nous donne la suite de son opinion au
sujet des changements et adaptations :
Incontestablement en beaucoup de maisons la réaction
contre le passé est allée trop loin et d'authentiques
valeurs monastiques en ont souffert. Beaucoup de maisons
ont reconnu que la réaction avait été exagérée et il y a
maintenant un désir d'atteindre un meilleur équilibre.
Mais ce désir rencontre parfois l'opposition d'un groupe
qui craint que ce ne soit là une tentative pour revenir
à une Observance trop rigide.
Ceci appelle deux observations : Tout d'abord, en
beaucoup de maisons les changements ont été contaminés
par un vice caché, par un péché occulte dissimulé dans
les plis de la bonne volonté. Vous savez que l'enfer est
pavé de bonne volonté !
Et ce péché, le voici : on a changé contre quelque
chose et en l'occurrence contre le passé. Or c'est
ça une faute irrémissible, c'est une aberration qui ne
se pardonne pas. Je me suis souvenu alors en lisant ceci
de ce proverbe antique : Ceux qu'il veut perdre, Jupiter
les frappe de démence.
Changer contre, c'est une forme démentielle. Pourquoi ?
Mais réagir contre, cela trahit le ressentiment ou la
peur, ou une mauvaise conscience. Ce n'est certainement
pas un comportement adulte, c'est le fait d'hommes qui
manquent de maturité.
Vous savez que dans la jeunesse d'aujourd'hui et même
ailleurs que dans la jeunesse, il est de bon ton d'être
contre. On est contre les parents, on est contre la
bourgeoisie, on est contre les patrons, on est contre
les flics. On est contre l'Ordre établi comme on est
contre la pollution, contre la guerre contre l'apartheid
; on est contre !
Oui, et dans les monastères on est contre le passé !
Or, je ne puis être, moi, dissocié de mon passé. Je suis
mon passé. Et si je m'élève, si je me révolte contre mon
passé, je scie la branche sur laquelle je suis assis. Je
me détruis moi-même. C'est une espèce d'autophagie, je
me mange moi-même et je n'existe plus comme homme. Dès
l'instant où je pars en guerre contre mon passé, où je
charge contre lui, je me bloque ; je n'évolue plus, je
régresse.
Les Sciences psychologiques d'aujourd'hui qui sont très
avancées, ont étudié la pathologie de ces états de
révolte contre le passé. Naturellement je ne suis pas
spécialiste làdedans, j'ai déjà lu une chose ou l'autre
ainsi qui paraissent dans les revues qui sont là ; vous
l'avez peut-être lu aussi ? Mais enfin ça n'attire pas
souvent l'attention parce qu'on se dit : c'est trop
difficile pour moi ! Mais ça nous touche parfois de très
près et on voit que c'est là une maladie qui est très
difficile à guérir.
Lorsqu'on se révolte ainsi contre son passé, c'est
qu'on ne parvient pas à se réconcilier avec soi-même. Et
alors, on est toujours en conflit avec soi, et
naturellement en conflit avec les autres. C'est pour
cela qu'on sera contre, contre une quantité de choses.
Et dans un monastère, on sera contre le passé. Et alors
aussi contre ceux qui incarnent le passé, ceux qui sont
les témoins de ce passé. Et alors contre celui qui est
soi-disant le gardien du passé, c'est à dire le
supérieur.
Non, je dois, si je veux devenir un homme sain, et si
je veux devenir un moine achevé et réussi, je dois
assumer mon passé. Je dois l'assumer et je ne dois
jamais le renier quel qu'ai été mon passé. Même si je
dois regretter certains aspects de mon passé, je ne dois
pourtant pas le renier. Je dois au contraire prendre
appui sur lui pour grandir et m'élancer plus haut.
Pensez à deux exemples, ce sont peut-être les deux plus
remarquables de l'histoire du Christianisme, de la
spiritualité chrétienne. Vous avez l'Apôtre Paul et vous
avez Saint Augustin, deux personnalités contestées et
contestables. Ils n'ont pas eu de passé d'enfant de
choeur ni l'un ni l'autre, chacun dans leur genre et
chacun dans leur faille et leurs errements. Et pourtant
vous ne retrouverez pas une ligne chez Saint Paul où il
refuse d'assumer son passé. Au contraire, il dira : j'ai
persécuté l'Eglise de Dieu. Il n'en fait pas un titre de
gloire, mais il dit : voilà ce que j'ai été et c'est à
partir de là que le Christ m' a choisi, moi. Et Saint
Augustin, lui c'est encore beaucoup plus ! Mais il
regrette et à partir de là il devient un saint.
Je pense que en chacun de nous il doit y avoir une
bonne couche de fumier pour que le terreau soit fertile
et que la semence de la vie divine puisse germer
vigoureusement et porter un fruit qui demeure. Et bien
ce fumier, nous ne devons pas le renier. C'est lui qui
nous donne vie ! Voyez, c'est ça que je veux dire
assumer son passer et construire dessus.
Et ce qui vaut pour les individus vaut pour les
communautés. Donc retenons bien cela, et ayons bien soin
de ne pas tomber dans ce péché !
Une seconde observation car le Père Abbé Général dit :
On essaye de retrouver un meilleur équilibre. Mais ce
désir rencontre parfois l'opposition d'un groupe qui
craint que ce ne soit là une tentative pour revenir à
une Observance trop rigide.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Eh bien cela veut dire
que la rigidité exagérée, que la sévérité, ça traumatise
les hommes surtout dans les communautés. Voilà
certainement des hommes qui ont été blessés je ne sais
pas comment parce que c'était trop dur pour eux ? Il
s'est créé, il s'est noué en eux des complexes, celui
du chat échaudé qui craint l'eau froide. Voyez un
peu la situation d'un Abbé qui se trouve en présence,
d'hommes blessés à ce point ! Quelle patience infinie
pour les rassurer, pour les apprivoiser, pour les guérir
?
Mes frères, rappelons-nous ce que dit Saint Benoît. Il
dit : Il faut toujours s'arranger pour que les faibles
ne soient pas découragés et pour que les plus forts
aient le désir de faire davantage. Et il a un si beau
mot : Omnia temperare. Temperare, c'est
quasi intraduisible en Français. On dira : il faut
modéré, il faut tempérer toute chose. Mais temperare
en latin ça veut dire étymologiquement : mélanger les
choses de façon à ce que ce soit bon et beau, comme une
belle sauce qui va plaire à tout le monde, et qui va
éveiller l'appétit sans jamais engendrer le dégoût.
C'est ça temperare !
Alors comprenez bien ceci et retenez-le à l'occasion de
cette remarque du Père Abbé Général : c'est que chacun
de nous doit porter un habit taillé à sa mesure. Et ne
regardons jamais l'habit que porte notre frère, c'est le
sien ! C'est le sien et moi j'ai le mien, et chacun à sa
mesure. Mais Attention ! Toujours tous ensemble sur la
même ligne et dans la même direction. C'est cela la vie
monastique équilibrée et équilibrante pour tous.
Et alors, mes frères, il est certain que nous aurons
encore parfois l'une ou l'autre chose à changer. Dans
une communauté qui vit et qui évolue, il y a toujours
des petites choses à régler et à changer. Eh bien,
prenons cette résolution ci :
Ne changeons jamais contre le passé, même si ce passé
est tout récent. Mais au contraire, à partir de
l'existant construisons, changeons, évoluons pour que ce
soit mieux, pour que ce soit plus parlant, pour que ce
soit PLUS ; mais jamais en regardant en arrière avec la
satisfaction d'avoir été contre et d'avoir démoli
quelque chose.
Non mes frères, ça ne doit jamais arriver ici,
prenons-en la résolution. Et ainsi vous verrez, nous
continuerons à nous développer et à grandir ; et nous
serons de plus en plus satisfaits d'être dans notre
peau, dans notre communauté et aussi dans notre Ordre et
dans l'Eglise ; et allons plus loin encore dans
l'humanité.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 25.06.80
32. Les récriminations mutuelles.
Mes frères,
Revenons-en à la lettre du Père Abbé Général. Comme vous
allez l'entendre, il se veut maintenant persuasif :
Une grande somme de patience et de discernement
spirituel est nécessaire en ce moment en chaque
communauté pour affronter la situation actuelle, en
sorte que ce qui est positif puisse être consolidé et ce
qui est dommageable progressivement éliminé. Ce résultat
ne sera pas atteint par des récriminations mutuelles
mais plutôt par un effort sincère de la communauté avec
l'encouragement et sous la direction de l'Abbé.
Ces récriminations mutuelles dans l'oeuvre de réforme
se rapportent à ce qu'il a dit antérieurement, où dans
certaines communautés on rencontre parfois l'opposition
d'un groupe qui craint que le retour à un meilleur
équilibre ne sait une tentative pour revenir à une
Observance trop rigide. Et alors on comprend qu'il y ait
des récriminations mutuelles. Les uns veulent une chose,
les autres veulent autre chose.
Mais le Père Abbé Général, ici, ne parle plus de
beaucoup de communautés, de certaines maisons, de
groupes. Non, il s'adresse maintenant à chaque
communauté, donc à toutes indistinctement, donc à nous
aussi !
Et il nous demande de regarder en face la situation
actuelle, dans chaque communauté et dans l'Ordre entier.
Et puis de l'affronter, c'est à dire de ne pas fermer
les yeux, de ne pas se dérober ni prendre la fuite, mais
de faire front. Et puis travailler et lutter avec
patience et discernement, ces deux vertus qui seront
certainement données aux frères de bonne volonté.
Car nous sommes chez Dieu et c'est lui qui anime le
renouveau de l'Ordre et de chaque Abbaye. Il est donc
tenu de donner à ses serviteurs les moyens spirituels,
surnaturels et même tout bonnement humains pour parvenir
à réaliser ce renouveau. Et le Père Abbé Général nous
livre un programme en deux points. D'abord consolider ce
qui est positif et éliminer ce qui est dommageables.
Pensons à ce qu'il nous a dit auparavant. Il a dit : la
réaction de beaucoup de maisons a été trop vive. On a
exagéré dans la réaction contre le passé. Nous avons
analysé un peu cette affaire. Mais dans chaque maison il
y a tout de même eu de fameux changements depuis une
vingtaine d'année. Et on a pu, il a pu s'introduire
subrepticement des choses qui aujourd'hui s'avéreraient
négatives et dommageables.
Il faut dire que nous vivons des temps difficiles, car
nous sommes en période de transition. Nous vivons une
Pâque et ce n'est pas un jeu de mot. Nous passons de
l'Egypte de la lettre à la terre du Royaume, de
l'asservissement à une Observance pointilleuse à la
liberté de l'Esprit. Mais nous devons désapprendre un
certain formalisme pour nous initier à la spontanéité de
la vérité et de l'amour.
Or, nous sommes maintenant entre les deux : abandonner,
je reprends les termes du pères Abbé Général,
l'asservissement, et il dit bien asservi,
l'asservissement à des Observances trop rigides pour
entrer dans une liberté spirituelle qui est, en fait, se
mettre sous la tutelle d'une autre loi. C'est la Loi de
l'Esprit, c'est la Loi du Royaume. Naturellement cette
Loi spirituelle informait déjà les Observances
antérieures. Mais au fil des siècles s'était introduit
et fixé, et incrusté, un formalisme qui corrodait le
spirituel.
Maintenant que l'on procède à un travail de décapage,
d'élagage de tout cela, il ne faut pas dire : mais ça va
bien, an envoie tout promener ; maintenant c'est le
laisser vivre, c'est le laisser-aller, chacun fait ce
qu'il lui plait. Non, non, la Loi du Royaume est plus
contraignante que la Loi des Observances. Nous devons
bien nous le dire. Celui qui connaît un tout petit peu
Dieu, déjà, dans la vie contemplative qui est la nôtre,
sait que Dieu n'est pas un être commode à vivre. Il
n'est pas un tyran, il n'est pas un bourreau, il n'est
pas un être pervers qui donne d'une main pour pouvoir
mieux étrangler de l'autre.
Non, il est tout amour, toute bonté, mais c'est nous
qui sommes malades, c'est nous qui sommes corrompus. Et
nous préférons les chaudrons, et les oignons, et les
viandes de l’Egypte même si ça nous coûte un peu de
devoir observer certaines choses, que d'être livré
devant l'aventure de l'obéissance, de l'abandon de soi à
Dieu qui peut alors tout nous demander. Il est plus
facile d'être asservi aux travaux de la Lettre que de
devoir suivre les instructions de détachement, de
dépouillement, de renoncement à notre égoïsme que sans
cesse nous inspire l'amour qui est Dieu.
Alors c'est pour ça, mes frères, que nous sommes
maintenant en train de voyager d'un point à l'autre.
Nous rencontrons des difficultés chacun personnellement,
communautairement aussi. Nous nous trouvons parfois
devant des mers rouges à traverser, devant des Sinaï
fumant et flamboyant qui nous inquiètent, qui nous
effrayent, devant lesquels nous sommes tremblants car
nous ne savons pas ce qui va nous arriver.
Mais voilà, il nous est demandé de continuer à marcher
car l'entrée dans une vie spirituelle plus libre, tout
en étant entièrement donnée à Dieu n'oublions pas que
nous sommes les esclaves de Dieu, ses serviteurs, en
attendant de devenir ses fils qui ne feront plus qu'un
avec la volonté de leur Père - car l'entrée dans une vie
spirituelle plus libre donc est le fruit d'une conquête,
mais d'une conquête sur nous-mêmes.
J'y reviendrai la fois prochaine car le Père Abbé
Général y fait allusion dans le paragraphe suivant.
Aujourd'hui je voudrais poser une question pratique :
dans les changements qui se sont opérés ici depuis x
années, il y a-t-il du positif à consolider ? Et il y
a-t-il du dommageable à éliminer ? Qu'il y ait du
positif à consolider, c'est certain. Je vais en prendre
un détail seulement, un seul : le domaine de la liturgie
qui est essentiel à une vie monastique.
Voyez un peu tout ce qui s'est réalisé depuis une
quinzaine d'années ! Dans le domaine de l'Eucharistie,
dans celui de l'Office, voyez un peu ce passage de la
langue Latine à la langue vernaculaire, le nouveau rite
Eucharistique. Et nous ne sommes pas encore au bout de
nos peines, nous le voyons bien. Il faut encore tous les
jours au soir répéter des chants ! Et ce n'est pas
encore fini ! Et avant que nous les connaissions et que
nous les ayons bien assimilés, et que ça devienne chez
nous une habitude, que ça aille tout seul comme ça va
tout seul pour les petites Heures à l'office, mais se
passera encore des mois, des années peut-être ?
Car il y a encore tout le Sanctoral à mettre au point, le
Temporal. Oh tant de choses à faire ! Et puis des tas de
petits détails à fignoler, même pour l'Eucharistie.
Ce que nous devons éviter de faire pour toujours
consolider ce qui est, sans introduire des choses qui
seraient négatives, c'est qu'il ne faut pas vouloir
faire du jamais vu nulle part. Non, nous devons
nous enraciner toujours d'avantage dans la tradition,
dans le vrai. Ce doit être une recherche du vrai, une
apparition du vrai. Le vrai est en dessous, parfois on
ne le voit plus, mais lui permettre de pousser, de
grandir, d'apparaître.
Au début ça peut sembler : tiens, on n'a jamais fait ça
! Si, ça s'est fait autrefois, et puis ça a été enseveli
sous beaucoup de détritus. Maintenant, on le ramène à la
surface. C'est cela retrouver le vrai ! Et c'est dans ce
sens là que nous devons continuer à travailler et à
consolider ce qui est positif.
Il y a aussi, dans le positif, l'ambiance générale
d'une communauté aujourd'hui. Cette ouverture beaucoup
plus confiante, fraternelle, franche, cordiale. C'est
tout autre chose qu'il y a 20 ou 30 ans, pour ceux qui
ont connu. Eh bien, ça aussi est à consolider, à
renforcer toujours. Les liens de communion doivent
toujours devenir plus solides jusqu'à ce qu'ils
deviennent infrangibles.
Maintenant, il y aurait-il du dommageable à éliminer ?
Du négatif dans ce qu'on aurait introduit de nouveau ?
Et là, je me suis creusé la tête, je me suis informé ici
ou là et je dois dire en toute sincérité que moi je n'en
vois pas.
Il faut bien me comprendre ! Des choses qui auraient
été introduites de façon inconsidérée dans le sens où le
dit le Père Abbé Général, en réaction contre le passé,
et puis qui maintenant s'avérerait : on a fait une
bêtise dommageable. Et voilà, il faut maintenant essayer
d'éliminer ça parce que c'est entré dans les moeurs.
Enfin pour vous donner un cas, il n'est pas ici
naturellement, mais vous comprendrez mieux ce que je
veux dire : voilà des Abbayes où on a introduit la TV
tous les jours au soir. On a supprimé l'Office de
Complies. Voilà, ça c'est du nouveau dommageable ! Alors
revenir, éliminer cela et revenir à une situation
normale. Eh bien moi, je pense qu'ici je n'en vois pas.
Si vous en voyez une fois, il ne faut pas avoir peur de
venir me le dire car alors on essayerait de corriger
cela. Mais ce ne doit pas tout de même être terrible.
Maintenant, s'il n'y a pas eu de dommageable du moins
visible, je pense que nous le devons surtout à la
sagesse, à la prudence, à la modération et à la
discrétion de Dom Félicien. N'oublions jamais ça ! Je
sais que je le couvre de confusion maintenant, mais
enfin je pense que ça doit être dit. Pourquoi ? Parce
qu'il faut bien savoir que c'est lui qui a porté le
poids des changements et des adaptations. C'est lui qui
était en charge à ce moment là, qui a du prendre les
décisions, agir, réfléchir, consulter la communauté ;
c'est lui qui a du tout faire !
Et voilà ses successeurs dont je suis un bien petit
indigne, eh bien, ils sont entrés dans un travail qui
était déjà fait. On peut m'appliquer ce que le Christ
disait à ses Apôtres : C'est d'autres qui ont fait le
travail et vous, vous entrez dans leurs travaux. Et il
disait ainsi : Vrai est le proverbe, c'est un qui sème
et c'est un autre qui a la joie de récolter. Mais,
disait-il la récompense sera la même et pour celui qui
sème et pour celui qui moissonne.
Donc voilà mes frères, je pense que je dis la vérité
ici. Vous le savez tout aussi bien que moi. Et alors
maintenant nous devons remercier Dom Félicien l'entourer
de notre affection, de notre vénération. Il doit savoir
que nous lui sommes reconnaissant du point où il a
conduit la communauté. Car il faut bien le savoir, si
nous sommes arrivés ici aujourd'hui c'est d'abord et
surtout parce que lui a mis l'affaire en marche, il l'a
portée, et les autres n'ont eu qu'à suivre, et à avancer
encore.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 28.06.80
33. Le véritable renouveau.
Mes frères,
Voici le dernier point soulevé par le Père Abbé Général au
moment où il donne son jugement personnel sur la situation
d'aujourd'hui par rapport aux adaptations et au renouveau
:
Bien sûr, le rôle de l'Abbé est décisif. Il reste
cependant toujours vrai qu'un renouveau authentique, y
compris un renouveau communautaire, est un affaire très
personnelle exigeant une continuelle conversion du coeur
de la part des individus qui composent la communauté.
Il dit : le rôle de l'Abbé est décisif, mais il y a
aussi les frères. L'Abbé à lui seul n'est pas toute la
communauté. Or il s’agit ici d'un renouveau
communautaire. Donc, à mon avis, maintenant pour que le
travail de renouveau, d'adaptation aux circonstances
nouvelles puisse se faire, puisse s'achever aussi - il
ne faut pas rester en panne à un moment donné - et cela
dans la paix et avec un certain enthousiasme, il faut
d'abord que l'Abbé lui-même y croit. Il doit y croire et
faire passer sa flamme dans le coeur de ses frères.
Et pour cela, il doit se tenir en garde contre deux
écueils. Un sur sa gauche : il ne doit pas être un
timoré ni un geignard ; et un écueil sur sa droite : il
ne faut pas qu'il soit une tête brûlée, un fanatique des
changements et du renouveau suivant ses idées à lui.
Non, il doit plutôt faire confiance au pouvoir à la
poussée de la vie, faire confiance à l'Esprit qui vit en
lui et qui vit aussi dans les frères, et entrer dans une
collaboration confiante, courageuse, et convaincue avec
cet Esprit.
Un renouveau communautaire, une adaptation aux
circonstances d'aujourd'hui, naturellement c'est le
travail de la communauté, mais c'est d'abord avant tout
le travail de l'Esprit de Dieu. La vie monastique, ce
n'est pas une entreprise à l'américaine ou même à la
petite échelle européenne. Non, c'est une entreprise à
l'échelle divine, infiniment au delà de tout ça. Et
l'artisan en est l’Esprit de Dieu, et nous, simplement,
avec confiance. Et comme je le disais tantôt, avec une
flamme enthousiaste nous entrons dans le jeu de Dieu et
nous travaillons avec lui.
Qui a-t-il de plus beau que de faire d'une communauté
une portion du Royaume de Dieu, un endroit où habitent
des hommes divinisés ? I1 faut bien savoir ce que c'est
! Donc des hommes qui n'ont plus dans le coeur que de
l'amour, des hommes qu'il suffit de rencontrer pour être
pacifié, pour sentir qu'il y a dans l'existence, dans le
monde, autre chose que l'argent, que le rendement, que
le business, qu'il y a Dieu et que la grande affaire est
de devenir des saints. Voilà mes frères le véritable
renouveau !
Nous pouvons donc dire que nous sommes embarqués dans
une opération renouveau. Et nous n'en sommes pas fâchés
car c'est la volonté de l'Eglise, donc la volonté du
Christ. Renovatio adaptata, disait-elle, un
renouveau adapté aux circonstances d'aujourd'hui. Et
c'est aussi notre souhait profond. Oui, il ne faut pas
avoir peur de le dire : nous souhaitons être renouvelés
de fond en comble, sinon nous ne sommes mêmes pas des
chrétiens. Rappelezvous ce que dit Saint Paul: je
vieillis, le phénomène d'entropie travaille en moi, mais
à l'intérieur mon être se renouvelle de jour en jour.
Cela tient en halène notre voeu de conversion des
moeurs. Nous nous sommes engagés à ce renouveau - ça
fait l'objet d'un voeu pour nous - jusqu'à la mort. Mais
la mort, que sera-telle pour nous dans ces conditions ?
Elle sera le fruit cueillit par Dieu et entreposé
quelque part dans ses celliers chez lui. Et un jour, ce
fruit sera exposé à la vue de tout le monde. Dieu sera
fier de la plante qu'il a fait grandir dans son paradis.
Notre voeu de conversion des moeurs, si nous le voyons
dans cette optique, nous comprenons qu'il est pour nous
une eau de jouvence. Vous connaissez cette fameuse eau
que les anciens recherchaient. Au Moyen Age aussi ça
revenait souvent. Il est possible, oh il est certain que
les premiers cisterciens connaissaient ça. Cette eau,
quand on en a bu, on rajeunit tout le temps, on ne
dépérit jamais.
Souvenez-vous de ce que le Christ disait : Moi, je te
donnerai une eau, et quand tu en auras bu, tu n'auras
plus jamais soif, mais elle deviendra en toi une eau qui
jaillit en vie pour l'éternité. Voilà l'eau de jouvence
! C'est cette eau qui est en nous, dégageons la source
et laissons la jaillir librement. Voilà notre voeu de
conversion !
Et l'année jubilaire de Saint Benoît peut lui donner un
nouvel élan, une nouvelle motivation comme on dirait
aujourd'hui. Nous comprenons mieux ce que nous faisons.
Et comme le Père Abbé Général le dit, c'est une tâche
qui nous concerne tous et chacun personnellement.
Personne ne doit rester à la traîne. Pourquoi ? Mais
s'il y a un traînard, il va freiner le mouvement de
l'ensemble...
Naturellement Saint Benoît dit : il ne faut pas faire
courir ! Dans un troupeau il y a des brebis, et elles
ont des grandes jambes ; il y a des agneaux, des petites
jambes ceux-là et des petites pattes. Eh bien, si je les
fait aller trop vite, au bout de deux ou trois jours ils
seront tous morts. Non, un traînard c'est autre chose.
Un traînard, c'est un qui préfère aller voir d'un côté
et de l'autre, ça n'avance pas. Dans le fond, il ne se
plait pas dans le troupeau. Ce sera ce qu'on appellera
des marginaux. Faut pas des marginaux ! Il n'yen a pas
dans notre communauté, savez-vous. C'est un bonheur, une
bénédiction, une grâce.
Mais attention ! Toujours le danger de le devenir ! Ne
devenons pas des traînards, car on freine l'avance de la
communauté. Et le danger, alors, c'est qu'un beau jour
on traîne tellement qu'an perd de vue le troupeau et
qu'on reste là. Et ça c'est malheureux parce que c'est
un échec dans une vie.
Mes frères, travailler à notre renouveau personnel et
communautaire, pratiquer toujours mieux notre voeu de
conversion des moeurs, ce sera surtout revitaliser la
première des vertus théologales : la vertu de foi. Nous
exercer à voir les choses telles quelles sont, c'est à
dire telles que Dieu lui-même les voit. L'univers, notre
communauté, les événements, les hommes en général,
chacun de nos frères, nous-mêmes aussi, nous voir tels
que nous sommes.
Qui suis-je ? Que suis-je au juste ? Dieu le sait, il
va me le découvrir petit à petit. Et ce sera pour moi un
bonheur. Ce ne sera peut-être pas très reluisant ? Mais
ça n'a pas d'importance, c'est ce que je suis. Et avec
ce matériel très brut encore, Dieu va pouvoir réaliser
quelque chose de magnifique.
Vous savez que plus la matière est dure et plus
l'artiste doit être primé d'une école pour travailler
cette dure matière sans l'abîmer et en extraire un chef
d'oeuvre. Avec de la terre glaise, quand ça ne va pas,
eh bien, on la repétrit et on recommence. Avec un bloc
de marbre, il n'en n'est pas ainsi, ou un bloc de
pierre. Donc si je suis une pierre très dure, tant mieux
pour Dieu et tant mieux pour moi aussi.
Mes frères, n'ayons pas peur de nous voir et de voir
toutes les choses comme Dieu les voit. Car pour
reprendre une image qui pour moi est puissamment
évocatrice : la création toute entière est une immense
chorégraphie dont l'auteur et le meneur est le Logos
de Dieu, le Christ. Chacun y a sa place et nous avons la
nôtre irremplaçable.
Ayons bien soin de ne pas introduire de fausses notes,
mais tenons les yeux fixés sur ce Christ qui imprime le
mouvement à l'ensemble. Ayons aussi l'oreille ouverte à
l’Esprit qui est musique, qui est mélodie, car il est
beauté et il est amour. Retenez bien ceci car c'est très
vrai : la beauté, c'est la musicalité de l'amour.
Alors mes frères, dans ces conditions nous comprenons
que cette foi vivante, cette foi qui entre dans le jeu
de l'amour créateur du Logos de Dieu, elle crée
aussi entre nous une communion qui devient notre force.
Alors, comme nous sommes aussi dans l'année jubilaire
de Saint Benoît, je vous propose de faire de cette
revigoration de notre Esprit de foi un des objectifs de
cette année jubilaire. Que nous ayons l'esprit attentif
à ce pivot autour duquel gravite la Règle de Saint
Benoît, ce petit mot creditur. On croit, c'est la
foi qui construit notre vie monastique, c'est la foi qui
la structure et c'est la foi qui lui infuse une vie qui
doit perdurer.
Voilà mes frères, je pense qu'ainsi nous pourrons aller
de l'avant, ne pas cesser de grandir et nous
rencontrerons le souhait exprimé par le Père Abbé
Général. Il nous a donné son opinion personnelle. Demain
nous allons aborder la conclusion. Elle ne sera pas
terminée en un jour car elle nous dit encore des choses
très importantes. Mais nous aurons l'oreille ouverte à
cette musique de l'Esprit, à cet Esprit qui est musique
et qui va arriver jusqu'à nous à travers les paroles et
les conseils de cette lettre.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 29.06.80
34. Des Convers – Relations entre les deux Branches.
Mes frères,
Le Père Abbé Général commence la conclusion de sa lettre:
Après avoir lu tout ceci, vous pouvez être tentés de
dire que je n'ai rien écrit de très neuf. Peut-être en
effet ! Mais cela représente mes impressions honnêtes et
réfléchies après avoir visité une première fois tous les
139 monastères de l'Ordre et au moins 30 d'entre eux
pour la seconde fois.
Naturellement il y a bien des domaines auxquels je n'ai
pas touché, comme par exemple les relations entre les
deux branches de l'Ordre ou la structure centrale de
l'Ordre : Chapitre Général, Conseil Général, etc. Mais
on ne peut pas parler de tout. Il y a cependant un sujet
sur lequel j'aimerais voir faire des recherches plus
détaillées. Et c'est l'effet produit sur l'Ordre par le
soidisant Décret d'Unification. Il me semble que nous
n'avons pas encore saisi l'importance de ce Décret, ni
réellement fait face à ses conséquences.
Comme vous l'entendez, le Père Abbé Général semble
vouloir s'excuser, aller au devant d'éventuelles
critiques. Vous pouvez être tentés de dire, écrit-il,
que je n'ai rien écrit de très neuf. Le Père Abbé
Général connaît les hommes. Il sait qu'il se rencontre
toujours des esprits tordus qui n'ont d'estime que pour
eux-mêmes, que pour leur propre production littéraire ou
autre.
Mais pour nous, mes frères, nous savons que cette
lettre est remarquable. C'est probablement la meilleure
que le Père Abbé Général nous ait adressé. Elle est
remarquable par son honnêteté - il le dit lui-même : mes
impressions honnêtes et réfléchies - par sa fermeté, par
sa vérité, par son humilité. Et je sais par les
remarques que vous m'avez adressées que tous nous en
tirons un très grand profit.
Il lui était impossible de parler de tout, c'est
certain. Il n'a pas abordé le domaine des structures
centrales de l'Ordre. Nous aurons l'occasion de
l'étudier lorsque nous préparerons ensemble le Chapitre
Général. Il ne parle pas non plus des relations entre
les deux Branches de l'Ordre. Je vais en toucher un mot
dans quelques instants. Il estime que nous n'avons pas
saisi encore l'importance du Décret d'Unification, ni
réellement fait face à ses conséquences.
Vous savez ce qu'est ce fameux Décret d'Unification ?
C'est celui par lequel ont été supprimés les Frères
Convers. A mon avis, le nom Décret d'Unification n'est
pas trop bien choisi ! Et le Père Abbé Général, je
pense, n'est pas éloigné non plus de cette opinion
puisqu'il dit le soi-disant Décret d'Unification. Moi,
je l'aurais plutôt appelé Décret d'Intégration. Enfin,
ça c'est un détail. Ce qui importe, c'est la chose
plutôt que le mot.
Or, ce décret a bouleversé l'Ordre jusque dans ses
fondements. Nous n'en mesurons pas encore les
conséquences. Il faut dire qu'ici tout s'est fait dans
la plus grande paix, grâce encore une fois à la prudence
de Dom Félicien. Mais voyons un peu en quoi consiste ce
décret.
Les Fondateurs de Cîteaux, dans un souci de fidélité à
la Règle de Saint Benoît surtout en ce qui regardait la
clôture et l'Office Divin, ont repris l'institution des
Frères Convers. Elle existait en dehors de Cîteaux, mais
les Fondateurs lui ont donné une motivation d'ordre
surnaturel. Ils voulaient, grâce à ces Frères Convers,
être plus fidèlement moine Bénédictin.
Or, voici que maintenant les choses évoluent. Eux, sans
le remarquer, par un souci de fidélité à la Règle, ont
introduit dans la lecture de la Règle un élément
étranger. Aujourd'hui, nous introduisons une lecture de
la Règle de Saint Benoît différente de celle des
Fondateurs, et cela par un même souci de fidélité à la
Règle.
Et en écartant les Frères Convers des structures de
l'Ordre, je pense que nous revenons à une lecture plus
vrai de la Règle de Saint Benoît pour lequel il n'y
avait que des moines. Mais dans cette nouvelle optique,
dans cette nouvelle vision des choses, en réalité c'est
un nouvel Ordre de Cîteaux qui est en train de naître.
Est-ce que nous le réalisons bien ?
C'est autre chose que ce que les Fondateurs ont voulu,
et nous ne mesurons pas la portée de la décision qui a
été prise alors ! Nous la saisirons davantage plus tard
; peut-être pas nous, parce que nous sommes encore trop
conditionnés par le passé, mais disons les jeunes, ceux
qui entrent maintenant, qui n'ont pas connu l'ancien
mode de vie. Naturellement, eux trouveront tout naturel
que c'eût été toujours ainsi.
Je vous le dis, nous ne pouvons pas comprendre encore
maintenant. Nous sommes toujours dans cette phase de
transition, dans ce passage d'un état de vie à un autre.
Et nous devons prendre garde de ne pas préfabriquer des
cadres dans lesquels vouloir à tout prix fourrer les
hommes. Mais nous devons plutôt abandonner notre
ancienne approche des choses et laisser venir la vie
tout en la guidant.
Donc, ne pas vouloir déjà maintenant ici dans la
communauté organiser la vie en nous disant : Oui, mais
quand un tel qui est un ancien frère ne sera plus dans
son emploi pour des questions d'infirmités, d'âge ou de
décès, n'importe quoi, alors comment ferons-nous ?
Comment va s'organiser notre vie ? Saurons-nous encore
être de vrais moines si nous ne savons plus participer
aux Offices ?
Mais il faut déjà former les jeunes maintenant dans une
vision un peu malgré tout futuriste et leur dire : oui,
vous assistez aux Offices, vous y venez, c'est très bien
tout ce que vous faites. Dans votre vie c'est capital,
c'est essentiel ; mais le premier, ce qui compte, c'est
d'abord la vie. La vie toute simple et puis la vie
surnaturelle, la vie divine.
Dieu prend possession de vous à travers tous les
événements que vous allez rencontrer. Et entre autre il
puisse se faire qu'un jour vous ne sachiez plus assister
à tous les Offices. Mais alors vous y participerez d'une
façon différente. L'Office Divin est une affaire
communautaire avant d'être une affaire personnelle. Et
il est possible de le prier tout en étant uni par
l'intention à ceux qui sont à l'église. Il y en a déjà
parmi les jeunes qui sont embarqués dans cette direction
et je dois dire qu'ils le font très bien. Pour eux, ça
ne pose pas de problème de conscience.
Je pense ici à deux, allez je vais citer leur nom :
vous avez le frère Pierre qui de temps en temps doit
brasser et il ne sait pas venir à l'Office de Nuit, ni à
l'Office de Laudes. Et il le fait tout simplement. Vous
avez aussi le boulanger, le frère Paul-Michel qui une
journée entière ne peut pas se présenter à l'église.
Mais ça ne fait rien, il est là dans la volonté de Dieu
et il célèbre les Offices à sa façon. Ils n'ont pourtant
point reçu une formation de frère Convers. Voyez, c'est
une nouvelle race de moine qui est en train de se
former.
Eh bien, faisons confiance à la vie ! N'essayons pas
d'usurper la place de l'Esprit Saint. Il connaît son
métier. C'est Lui qui est le Maître, ici, dans notre
communauté et dans nos coeurs. Voilà, soumettons-nous
humblement et avec confiance au réel. Et ainsi sans que
nous le remarquions nous allons entrer dans une nouvelle
façon de vivre, sans heurts, sans problèmes et au
contraire avec toujours plus de satisfaction.
Maintenant venons-en un peu à l'unité ……. à non,
J'oublie encore ceci : C'est que dans certaines
communautés ce Décret d'unification n'a pas été sans
problèmes. Je viens de lire les comptes rendus du
Chapitre Général de 77, et où la situation d'une
communauté parait énorme à côté de la nôtre. Il y a 99
profès solennels et en tout 115 personnes. Cette
communauté comptait 2/3 de frères convers. Et voilà, on
a tout unifié.
Maintenant en 1977, il y a dans cette communauté 3
groupes différents pour la célébration de l'Office. Le
plus important se réunit à l'église et il célèbre
l'Office selon les normes liturgiques connues. Tous les
jeunes qui se présentent sont d'abord à l'hôtellerie et
ils assistent à cet Office à l'église naturellement. Et
lorsqu'ils entrent en communauté, c'est à cet Office
qu'ils s'agrègent. Pour eux il n'y a pas de problèmes.
Mais lorsqu'ils sont en communauté depuis un certain
temps, ils s'aperçoivent qu'il y a d'autres Offices
ailleurs. Il y a un Office d'abord d'une quinzaine
d'hommes. Ils célèbrent un Office au début de la
journée, à la fin de la journée, et un petit aux
environs de midi. C'est un Office de Pater et d'Avé,
l'ancien Office des frères.
Mais il y a aussi un troisième groupe. Et ce troisième
groupe se réunit, comme je comprend, au Chapitre. Et là
on va célébrer un Office tout à fait autre, dans lequel
il y a beaucoup de chants que ces hommes connaissaient
avant d'entrer. Mais ce sont déjà des chants assez
anciens puisque ça date d'avant le Décret d'Unification,
donc au début des années 6o, et donc des chants
religieux.
Alors voyez un peu la situation de ces hommes qui
vivent des Offices différents. Ils ont l'impression - on
le disait - d'être tout simplement tolérés. Et que le
gros de la communauté prend patience en attendant leur
disparition dans les ténèbres de la mort. Et ça les
affecte.
Voyez, des hommes qui n'ont pas réussi à s'intégrer. Et
c'est pourquoi je pensais que le mot intégration pour le
décret eut été plus vrai...essayer d'aider des hommes à
s'intégrer dans une nouvelle vision des choses, une
nouvelle vie.
A titre anecdotique existe aussi dans ce monastère ce
qu'on appelle des Vigiles Egyptiennes. Deux fois par
semaine - c'est dans l'église cette fois - l'église est
plongée dans la pénombre. Tout le monde est assis. Il y
a un lecteur qui se rend à un pupitre et qui lit les
psaumes, puis il y a les lectures aussi. Mais tout le
monde est là et ça dure une heure...tout le monde écoute
dans l'obscurité, dans la demi obscurité.
Il y en a qui se pose la question : Est-ce que c'est
tout à fait conforme à ce que demande l'Eglise ? Et
puis, il y a un autre Abbé qui est allé passer là
quelques jours et qui a assisté à cet Office Egyptien.
Et il a reconnu qu'il avait cédé à la faiblesse de la
nature. C'est à dire qu'il s'était carrément endormi.
Alors on se demande si ce n'est pas le cas de beaucoup
de frères pendant cet Office dans l'obscurité ?
Voilà mes frères, voyez, ce sont des recherches !
Maintenant l'Unité des deux branches de l'Ordre.
Il s’agit en fait de la branche masculine et de la
branche féminine. C'est un seul Ordre, un seul tronc
mais deux branches. Les moniales sont sous la
juridiction des Evêques. Il est vrai que maintenant Rome
a restitué un peu de juridiction aux Abbés, à l'Ordre.
Mais quelles sont les relations entre ces deux branches
du même arbre ? Jusque la révolution Française, il n'y
avait pas de problèmes, les moniales étaient sous la
juridiction des moines, totale, entière. Et ça
correspondait à la situation de la femme dans la société
de l'époque.
Aujourd'hui, elles sont soustraites à la juridiction
masculine, mais pour tomber sous la férule d'un Evêque !
Ce n'est pas mieux ! Que faire ? La législation civile
en Belgique - je prends le cas parce que je le connais -
depuis 1 an ou 2, je ne saurais pas dire si c'est 78 ou
79, a décidé qu'il n'y avait absolument plus aucune
distinction entre l'homme et la femme, exactement sur le
même pied dans tous les domaines.
Ce qui veut dire ceci : mettons le domaine des offres
de travail. Maintenant, lorsqu'on fait paraître une
annonce pour demander de la main d'oeuvre - on demande
un ouvrier manutentionnaire par exemple - il faut mettre
aussi le féminin : un ouvrier ou une ouvrière
manutentionnaire. Si par exemple on demande des
chauffeurs de gros transport, de camion, s'il se
présente une femme, on ne peut pas l'écarter parce que
c'est une femme. On ne peut l'écarter que pour des
raisons d'ordre technique : si elle ne sait pas conduire
un gros camion, si elle n'a pas la compétence
nécessaire. Sinon, on est obligé de la prendre.
Et c'est ainsi partout ! Donc attention ici, on ne peut
pas dire rechercher un ouvrier de brasserie car si c'est
une dame qui se présente on ne peut pas l'écarter. On
pourrait dire : oui mais ici il y a la c1ôture ! Oui,
c'est un motif, mais peut-être si elle porte le litige
devant un tribunal, ça va faire une histoire. Soyons
donc prudent lorsque maintenant nous engageons quelqu'un
! Laissons-le plutôt venir.
Il y a un endroit pourtant où la législation a été
maintenue en Belgique, et pourtant on a posé la question
devant le parlement. Vous savez qu'en Belgique la
succession dynastique est uniquement du caté masculin.
Mais maintenant voilà, pourquoi pas aussi du caté
féminin ? Et on a décidé : non, on ne touche pas à ça,
ça posait déjà des tas de problèmes ! On se disait par
exemple: Le Roi Baudouin vient a décédé. Dans le cas
d'une dynastie qui serait aussi du c8té féminin, qui lui
succéderait?
Ce ne pourrait pas être la Reine Fabiola. Ce serait qui
? Ce serait sa soeur, la Grande Duchesse du Luxembourg.
Alors, de suite on dit : mais ça irait très bien, voici
donc un seul pays, le Luxembourg est a nouveau annexé.
Non, on a dit, ça ne va pas, ça ne va pas du tout. Elle
serait la souveraine de deux pays en même temps ! Voyez
un peu les élucubrations dans lesquelles les juristes
étaient déjà plongés. Alors on a coupé court en disant :
non, ça va rester comme ça. Voilà la seule exception !
Alors maintenant, le problème se pose ici dans l’Ordre,
il faut bien se le dire. C'est le même problème : quelle
est la place de la femme? On veut maintenant que les
moniales soient exactement sur le même pied que les
moines. Mais que va-t-il se passer ?
D'abord, il y a, vous le savez, des Conférences
Régionales, un Conseil Général et même un Chapitre
Général. Veut-on introduire la mixité parfaite ? D'abord
des Conférences Régionales mixtes ! On dit : oui, c'est
très bien mais ce serait dangereux. Pourquoi ? Parce que
si on commence avec des Conférences Régionales mixtes,
il faudra aller plus loin. Si on introduit un Conseil
Général mixte, alors cela suppose que la Chapitre
Général soit aussi mixte. Mais la Sacré Congrégation des
Religieux, elle, elle veille au grain ! Et elle ne
prétend pas qu'on arrive à la mixité parfaite. Elle dit
: on veut bien un seul Ordre, mais deux législations, et
deux branches et deux Corps distincts. Et le problème
est : comment maintenant harmoniser tout cela ?
Vous allez penser : c'est extrêmement théorique pour
nous, et c'est vrai, ça ne nous touche que de très loin.
C'est plutôt pour en parler. Mais des Conférences
Régionales mixtes, on n'en veut pas ! Ce qu'on veut, ce
sont des assemblées libres, des réunions informelles
comme on dit. Les deux Conférences Régionales vont donc
se réunir en même temps au même endroit ; mais elles
auront des réunions séparées et de temps en temps elles
se retrouveront.
Je pense que quelque chose d'autre est en train de
s’introduire. Cela me paraît à mon sens un peu
hypocrite. On tourne autour de la Loi et on n'ose pas
dire ce qu'on fait. Il y auraitil encore un complexe du
côté relation masculin-féminin ? Vous savez le Pape nous
en parle chaque semaine.
Mais en tout cas, en Hollande, dans la Région
Néerlandophone plutôt, là à mon avis il n'y a qu'une
seule Conférence Régionale et elle est mixte. Mais on
n'ose pas le dire, on ne le dit pas ! Est-ce que il y a
une contagion qui va s'étendre ? Nous n'en savons rien !
Voilà, ce sont toutes ces questions que le Père Abbé
Général n'a pas voulu aborder dans sa lettre et vous
sentez bien un peu pourquoi, un terrain mouvant et
dangereux !
Voilà mes frères, la première chose qu'il nous dit dans sa
conclusion. Nous verrons le reste plus tard.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 01.07.80
35. La conversion des mœurs.
Mes frères,
Revenons à la lettre de notre Père Abbé Général. Il nous
dit :
En relisant ce que j'ai écrit, je vois quant à moi se
détacher trois sujets : la nécessité d'affermir l'aspect
contemplatif de notre vie l'importance d'une vrai
compréhension de la pauvreté dans la structure
économique moderne - la difficulté de faire assimiler
réellement les valeurs monastiques. Si nous pouvions
faire quelque chose de substantiel en ces trois
secteurs, les résultats en seraient de grande portée en
d’autres domaines.
Pour le Père Abbé Général, sa lettre se construit sur
trois lignes de force sur lesquelles nous devons axer
notre travail de conversion.
Ce travail de conversion doit consister d'abord en une
réflexion, une réflexion qui sera une analyse de notre
situation personnelle et communautaire. Donc, dresser un
bilan ! Et puis, à partir de ce bilan voir comment
intensifier ou poursuivre notre travail de rénovation ou
d'approfondissement. Tout ça pour nous orienter vers un
mieux vivre et un mieux être.
C'est donc autre chose qu'une recherche spéculative.
C'est tellement facile d'être des moines ou des
théologiens en chambre. Ce ne sont pas ceux qui en
parlent le plus facilement et le plus aisément qui sont
les plus compétents dans ces matières.
Donc pour notre conversion personnelle, car c'est à
cela que le Père Abbé Général nous appelle, nous
devrions avoir le courage de réfléchir à ce que nous
sommes vraiment personnellement et dans la communauté ;
établir un état de la situation et, à partir de là, voir
comment intensifier notre travail d'adaptation,
d'approfondissement comme le demande le Père Abbé
Général, comme il nous le conseille.
Et ici, prenons bien garde ! La vie monastique, elle
n'est pas quelque chose de tellement facile. Il nous le
dira dans le dernier point auquel il fait allusion :
difficultés d'assimiler réellement les valeurs
monastiques.
Nous devons prendre garde de ne pas nous assoupir dans
le duvet de nos sécurités matérielles, intellectuelles
ou spirituelles. C'est extrêmement dangereux ! Car que
pourrait-il arriver ? Il pourrait se faire qu'au moment
où nous ne nous y attendons absolument pas, Dieu arrive,
qu'il nous prenne avec notre nid, notre nid bien
douillet, et qu'il nous jette à la poubelle. Et là, il
n'y aurait plus que des pleurs et des grincements de
dents.
Oui, alors nous verrions, mais un peu tard, que tout ce
sur quoi nous fondions notre assurance, ce n'était rien
! Ce n'est pas parce que nous avons les moyens, ce n'est
pas parce que nous savons en parler, ce n'est pas parce
que nous sommes fervents que nous avons progressé dans
la ligne que Dieu ouvre devant nous pour nous conduire à
la perfection de notre état monastique.
Je veux dire que le voeu de conversion des moeurs que
nous avons prononcé, c'est quelque chose d'actif dans
notre vie, tous les jours. Nous ne pouvons pas nous
créer un moment donné une mentalité de pensionné, de
dire : j'en ai fait assez ; j'ai apporté tout ce que je
pouvais, eh bien, maintenant c'est fini ! Je jouis de ma
pension, je l'ai bien méritée.
Oui, pour le civil, ça va bien, même dans un monastère
aussi. Mais attention je dirais à un moment donné les
forces déclines et on ne sait plus faire. Et on dira
aujourd'hui : voilà, étiquette pensionné. Mais non, je
me place ici à un autre niveau, celui de la vie
spirituelle. Nous n'avons pas le droit de penser ainsi
et encore moins de le faire. C'est ça s'endormir dans le
duvet de ses sécurités.
Non hein, plus un homme dans un monastère prend de
l'âge au physique, plus il doit être fervent et ardent
dans sa recherche spirituelle. Le voeu de conversion des
moeurs, c'est de s'éveiller tous les jours en se disant
: aujourd'hui je vais m'y mettre. Je me suis déjà dit ça
la veille et je le dirai encore demain. Mais je peux
avoir 90 ans presque et me dire tous les jours : je
commence.
C'est cette mentalité d'enfant qui continue à grandir.
Le petit enfant, tous les jours au matin il est heureux
de se lever parce que aujourd'hui il sera plus grand que
hier. Ce sont les personnes qui n'attendent plus rien de
la vie qui le matin disent : encore une journée devant
moi ! Non, pas ainsi chez les enfants. Et le Christ nous
l'a bien dit : Si vous ne devenez pas comme eux
spirituellement, le Royaume de Dieu, vous n'y
arriverez jamais !
Je pense que c'est une des plus belle leçon que nous
pouvons retenir de la fréquentation des Pères du désert.
C'était là des hommes qui nous ont laissé une quantité
de conseils spirituels qui étaient très bien. Mais
voyons les hommes eux-mêmes. Ils étaient tous très âgés,
c'était tous des vieillards, et jusqu'à leur dernier
souffle ils travaillaient. Ils travaillaient à la
conquête du Royaume. Ils travaillaient sur eux-mêmes.
Ils attendaient tout de Dieu. Ils étaient quémandeurs,
ils priaient. Ils ne savaient pas s'endormir avant
d'avoir achevé leur tâche tous les jours. E
Et au moment ou ils mouraient, ce n'était pas quelque
chose qui leur arrivait comme cela brusquement de
l'extérieur. Non, c'était le dernier bon qu'ils
faisaient pour partir là où Dieu les appelait. Tous les
jours ils étaient à l'écoute de cet appel, tous les
jours ils y répondaient. Et plus ils se développaient
spirituellement et plus ils rajeunissaient divinement.
Ils devenaient des enfants de Dieu.
Voyez mes frères, c'est cela je pense que nous devrions
essayer de réaliser chacun pour notre part. Car ici,
c'est un choix que nous devons faire : bien comprendre
l'essence de notre voeu de conversion des moeurs. Ce
n'est pas tout de devenir meilleur de jour en jour ?
Non, mais c'est de ne pas perdre la confiance, la
candeur, la naïveté qui nous fait espérer la rencontre
de Dieu pour tout moment.
Etre prêt ! Etre là ! Etre heureux de le recevoir même
si à l'intérieur de nous nous connaissons les ténèbres
et les angoisses les plus terribles. Malgré tout il y a
cette attente, cette joie profonde de se dire : je ne
m'appartiens pas, je suis donné à un autre, je vieillis,
je décrépis physiquement, mais divinement je sens que je
me rapproche de celui qui m'appelle et j'entends sa voix
qui me dit : viens, c'est l'heure, elle approche, elle
est presque là !
Voilà, mes frères, ce que nous pouvons retenir de ce
premier contact avec la conclusion du Père Abbé Général.
Demain nous verrons d'un peu plus près chacun des
aspects qu'il soulève. Et vous verrez alors que sa
lettre a été en toute vérité un monument que nous
devrons reprendre, que nous devrons méditer.
Et ainsi je pense que nous entrerons dans l'esprit qui
a présidé à la rédaction de ce document. Et nous serons
bénis de Dieu, chacun individuellement et aussi la
communauté dans son ensemble.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 02.07.80
36. D’abord vivre !
Mes frères,
La vie monastique est un mouvement extatique qui nous
arrache à nous-mêmes pour nous projeter dans la sphère
du divin. Nous devons être très attentif à ne pas gêner
ce mouvement, à ne pas le freiner, mais bien plutôt à
l'entretenir, à le nourrir.
Cela nous sera facilité si nous faisons nôtre les trois
lignes de force qui ont été dégagées par le Père Abbé
Général, et si nous prenons garde aux termes qu'il
emploie. Il les, voit comme nécessité, comme importance,
comme difficulté, mais chacune à son rang : nécessité
d'affermir l'aspect contemplatif de notre vie -
importance de la pauvreté communautaire dans le contexte
économique actuel et enfin difficulté d'assimiler les
paradoxes de notre vie.
Il ne faut jamais dissocier ces trois éléments. Mais
dans la pratique il y a entre eux comme un étalement à
travers la temporalité, comme une succession
chronologique ou, si vous préférez, un ordre logique qui
répond aux exigences de la vie, aux lois de la vie.
Et en tout premier lieu se présente l'axiome que je
vous ai déjà bien souvent rappelé : que l'économique
conditionne le spirituel. Suivant l'adage des
Anciens : Primum vivere deinde philosophari,
d'abord vivre et puis alors commencer à faire de la
philosophie. La première urgence qui s'impose à moi,
c'est de manger, c'est de me vêtir, c'est de trouver un
habitat. Le Pape se trouve pour l'instant au Brésil. Il
va entre autre visiter quelques quartiers bidonvilles.
La lettre que l'on nous a lue dernièrement, qui est
arrivée du Brésil, nous a quelque peu décrit la vie de
ces ménages dans ces quartiers. Et l'Eglise Brésilienne
est affrontée à ces problèmes ! Comment voulez-vous
parler de Dieu, du Christ, à ces gens qui sont
totalement pris par le besoin de manger, et le besoin de
se mettre à l'abri. D'abord poser ce fondement qui est
un fondement humain. On ne sait pas construire du
spirituel sur rien du tout.
Mais il y a toujours un danger ! C'est que ce pur
matériel finisse par s'imposer et à rejeter sur le côté,
et même à expédier dans l’ombre le spirituel Ce n'est
pas quelque chose, ici, d'illusoire. C'est bien ainsi
que cela se passe : d'abord vivre et puis chercher Dieu
! Mais attention ! Ne pas commencer par trouver un tel
goût à jouir des plaisirs de la vie, que je perde le
goût de regarder Dieu, de m'adresser à lui. Et ce péril
se trouve aussi bien dans les monastères que dans le
monde. Aucun homme n'y échappe !
Il faudra donc, comme le rappelle le Père Abbé Général,
s'efforcer de maintenir la pauvreté communautaire à
l'intérieur d'un contexte économique qui nous inonde de
biens autant que nous le désirons, et même, au delà de
nos besoins.
Si nous préservons la pauvreté dans notre économie,
dans nos rapports avec le monde extérieur quel qu'il
soit, lui, économiquement développé, c'est la preuve que
notre trésor est ailleurs. On ne sait pas servir deux
maîtres à la fois. Ou, dit le Christ, vous servirez
Mammon c'est à dire l'amoncellement de biens matériels,
ou bien vous vous détacherez de ces biens matériels pour
servir Dieu.
Or Dieu, c'est la nudité ! Je n'ai rien en main lorsque
je cherche Dieu, lorsque je suis en rapport avec lui ;
mais rien du tout, rien de tangible, rien que je puisse
présenter, dont je puisse me parer. Je n'ai rien ! Je
dois donc choisir entre les deux. Mon coeur sera d'un
côté ou il sera de l'autre. Il ne saurait pas être
partagé.
Eh bien, si communautairement nous optons pour une
véritable pauvreté, c'est la preuve irréfutable,
indubitable que le coeur de la communauté est quelque
part en train de chercher le Royaume de Dieu, s'il n'y
est pas encore arrivé ?
Voilà mes frères, il faut bien que j'arrête car il est
temps d'aller à l'église. Nous continuerons demain parce
que vous allez comprendre - c'est encore un paradoxe
parmi d'autres de la vie monastique - c'est que si une
communauté monastique est un véritable Corps, comme le
demande Saint Benoît - le Corps du monastère - ce Corps
possède un coeur.
Réfléchissons-y un peu : notre communauté a un coeur,
un coeur qui est le lieu de ses désirs, le lieu de ses
options, le lieu de ses luttes. Ce coeur est invisible,
mais il doit tout de même être symbolisé et apparaître.
Et c'est ce que nous essayerons de voir demain.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 03.07.80
37. Notre communauté a un coeur.
Mes frères,
Si une communauté monastique tout en s'intégrant
parfaitement dans les structures modernes prend garde de
ne pas céder au vertige de la production à outrance et
du profit, cette communauté donne par là même la preuve
que son coeur est ailleurs, à savoir chez Dieu. Elle a
choisi entre les richesses, ce qui est plutôt une
pauvreté au plan divin, et une pauvreté matérielle qui
va lui permettre de s'enrichir spirituellement.
Une communauté monastique a donc un coeur qui choisit.
Et c'est là quelque chose de remarquable car en fait,
une communauté est composée de quelques dizaines
d'hommes. Chacun, chaque frère a un coeur qui choisit,
un coeur qui désire, un coeur qui lutte, un coeur qui
rencontre des peines et des difficultés. Mais l'ensemble
de ces coeurs bat au même rythme si chacun est habité
par la charité qui est l'Esprit même de Dieu. Dans ce
cas, on peut dire que le Corps du monastère à un seul
coeur, ce qu'on disait des toutes premières communautés
chrétiennes.
Mais pour que ce soit vrai, mais vrai pratiquement, pas
vrai mystiquement seulement, il faut que ce coeur soit
symbolisé dans une personne. Et ce sera dans la personne
de l'Abbé. Et nous touchons peut-être ici la toute
première mission de l'Abbé dans une communauté.
Naturellement il est là pour conduire, il est là pour
régir, il est là pour inspirer. Mais il le sera à
condition d'être pour ses frères le symbole du coeur de
ce Corps que tous ensemble constituent.
Mais maintenant, pour qu'il soit vraiment ce symbole -
on exige beaucoup de lui - il doit d'abord être un homme
qui vit en espérance là où le Corps tout entier se rend.
Or vous savez, je l'ai rappelé le jour de la Trinité,
l'espérance est la façon humaine de possédé le Royaume
dans sa source qu'est le Père.
L'Abbé doit donc être un homme qui vit habituellement
en Dieu, chez Dieu. Il doit être - pour reprendre une
expression du Nouveau Testament in sinu Patris,
dans le sein du Père. C'est là qu'il doit vivre.
Alors il sera, mais réellement, le Christ pour ses
frères s'il vit là où vivait le Christ pendant sa vie
terrestre et là où il vit maintenant. A cette condition
il est, comme vous le percevez certainement, le coeur de
tous. Il faudra donc que cela se traduise à l'extérieur
pour lui, mais exactement comme pour la communauté. Cela
veut dire qu'il doit être inattaquable sur le plan de la
pauvreté. On doit dans ce domaine là pouvoir ne lui
adresser aucun reproche.
Ce sera pour tous et pour chacun l'indice que même s'il
est physiquement présent comme il convient, son coeur à
lui est chez Dieu ; son être éternel, son corps
spirituel en voie de formation vit chez Dieu. Et alors
comme il est le symbole du coeur de la communauté, le
coeur de la communauté bat et vit aussi chez Dieu. Et
c'est ainsi que par un retour, la communauté
collégialement pourra être pauvre au sein de l'économie
moderne.
Il devra donc être de la veine d'un Apôtre Paul qui,
lui, se faisait un titre de gloire de n'avoir jamais
rien exigé de personne en contrepartie de la vie qu’il
leur apportait. Paul était pauvre. Et aussi dans ces
conditions, il sera un véritable cistercien. Car je le
rappelle, les Fondateurs de Cîteaux, mais
particulièrement le rédacteur de la Charte de Charité
qui était Etienne, il a bien précisé tout au début qu'il
ne voulait absolument pas profiter de la situation qui
était la sienne pour soutirer des maisons filles quelque
chose qui augmenterait sa puissance matérielle à lui. Il
disait : nous ne désirons pas nous enrichir de leur
pauvreté. Si jamais nous le faisions, nous prouverions
par la que nous ne sommes pas les serviteurs de Dieu
mais les serviteurs des idoles. Il était terrible.
Eh bien cela, mes frères, c'est toujours la même veine.
On n'a pas le choix. Ou bien an sert Dieu, ou bien on
sert les idoles ! Et les idoles, pour eux comme pour
nous maintenant, étaient toutes ramassées dans l'argent,
l'argent qui permet de tout acheter, qui permet de vivre
de mieux en mieux sur la terre. Mais qui alors fait
perdre le goût de ce qui est au-delà du sensible et qui
pourtant soutient le sensible.
Voilà,mes frères, la raison pour laquelle nous devons
maintenir contre vent et marée notre intention de
pauvreté. Ne jamais nous laisser sucer et aspirer par le
gouffre du matérialisme omniprésent, mais jamais ! Si ce
malheur devait nous arriver, alors nous devrions bien
dire que c'en est fini de nous.
Le Père Abbé Général nous dit que nous devons saisir
l'importance d'une vrai compréhension de la pauvreté. Je
pense que maintenant nous en comprenons encore mieux les
motifs et la profondeur spirituelle de la pauvreté.
Mais attention ! Ici je veux préciser : ne pas
confondre pauvreté et misère ! Il parle d'une vrai
compréhension de la pauvreté dans la structure
économique moderne. Nous devons y avoir notre place.
Nous devons nous y adapter. Mais nous devons toujours
maintenir un équilibre sage, prudent, entre les besoins
et les obligations d'une entreprise d'aujourd'hui et
notre tension vers le Royaume de Dieu, encore une fois
une recherche.
Mais ce qui est premier, ce qui est primordial, c'est
la tension, l'élan vers le Royaume. Comme je le
rappelais hier, la vie monastique est un mouvement
extatique qui nous arrache à nous-mêmes pour nous
projeter chez Dieu. Et ce mouvement, nous devons le
guider, nous devons l'entretenir, nous devons veiller à
ne pas le freiner. Et en même temps nous devons vivre
comme des hommes d'aujourd'hui, dans le monde
d'aujourd'hui, en nous procurant des ressources, en
collaborant avec l'environnement, avec le milieu qui est
le nôtre.
Et cet équilibre est un équilibre d'ordre spirituel.
Nous l'avons choisi il y a bientôt trente ans. Nous le
maintenons jusqu'aujourd'hui et je pense que nous en
voyons les résultats. Car, si dans notre communauté il y
a une âme, il y a un coeur, s'il y a une cordialité
perceptible même aux yeux du dehors, c'est parce que
notre intention première n'est pas de nous ménager ici
une belle petite vie en attendant d'arriver de l'autre
côté.
Non, c'est parce que d'abord nous voulons essayer de
rencontrer Dieu, en nous servant naturellement de ce que
Dieu nous met à notre disposition ici pour que nous
puissions subsister honnêtement et en bonne santé
physique, intellectuelle et spirituelle naturellement.
Voilà mes frères, je pense que ainsi nous comprenons un
peu mieux l'intention de Père Abbé Général. Nous en
faisons notre profit. Et je pense que nous pouvons
encore une fois nous en féliciter et remercier Dieu de
nous avoir accordé cette grâce. Et demandons-lui chaque
jour, humblement, de pouvoir y rester inébranlablement
fidèle.
Récollection du mois de juillet. 05.07.80
Lutter avec ardeur contre les obstacles !
Mes frères,
A l'occasion de la retraite annuelle, il nous a été
rappelé que le moine contemplatif devait, à l'exemple de
notre Père Saint Benoît, habiter avec soi-même, ce qui
ne signifie pas se calfeutrer dans la tour d'ivoire de
ses suffisances, ou dans l'ouate de ses rêves, ou dans
la cuirasse de ses peurs.
Non, habiter avec soi-même, c'est vivre dans les
celliers de son coeur en compagnie de l'Esprit Saint qui
purifie, qui transforme, qui dilate. Et là, dans le
secret rencontrer Dieu et le monde, rencontrer le monde
en Dieu. Un coeur en voie de divinisation, un coeur qui
devient lumière s'élargit à des dimensions quasi
infinies. Et il sait qu'il possède la suprême puissance
de l'amour. Voilà mes frères où nous conduit habiter
avec soi-même.
La lettre du Père Abbé Général essaye de nous acheminer
vers ces sublimités de contemplation, de dynamisme et de
gloire. Elle nous le dit avec beaucoup de discrétion
lorsqu'il nous enseigne à nouveau que l'idéal de la vie
monastique c'est la prière continuelle qui jaillit d'un
coeur purifié qui ne peut plus rien faire d'autre que
d'aimer parfaitement.
Il nous dit aussi que pour parvenir à ces sommets, à
ces culmina de vertu et de véritable vie, il
faut lutter avec ardeur contre les obstacles :
l'obstacle de l'avoir, l'obstacle de la richesse,
l'obstacle de ce qu'on pense posséder. Il faut remporter
la victoire de la pauvreté. Affronter aussi les
paradoxes antinomiques que nous croisons sur notre
route. Et alors à travers eux, devenir un homme achevé
qui ne peut jamais être qu'un fils de Dieu.
Mes frères, ce combat, nous devons le mener à son terme
et nous devons remporter la victoire. Il n'y a pas
d'autres choix pour nous : ou être écrasé, ou bien
briser les murailles de la peur, les murailles de la
mort, les murailles des frustrations, les murailles de
l'acédie, de toutes les lassitudes. Et alors il n'y aura
plus en nous place que pour la Vie éternelle, et le
besoin de communiquer cette Vie aux autres et même à
l'univers entier.
Je le rappelle : un coeur qui est habité par Dieu, il
s'élargit au-delà des dimensions de l'univers. Et comme
pour Saint Benoît, on sait le voir dans un seul rayon de
lumière.
Mes frères, dans quelques jours nous allons à nouveau
célébrer la fête de Saint Benoît. Cette solennité va
dominer et animer tout le mois de juillet. Nous devons
déjà dès maintenant, à l'occasion de cette récollection,
nous demander si l'Année Jubilaire de Saint Benoît nous
apporte quelque chose ?
Pouvons-nous dire qu'elle est fructueuse pour chacun de
nous personnellement et pour notre communauté ? Il y
a-t-il entre nous plus de vrai fraternité, plus de
transparence, plus de cordialité, plus de mutuelle
confiance, plus de vraie charité ? En toute honnêteté je
pense pouvoir répondre par l'affirmative. Mais nous ne
devons pas en rester là ! Le progrès, sur la route de la
perfection spirituelle est quasiment indéfini ; il l'est
d'ailleurs ! Nous n'avons jamais fini de grandir en
Dieu.
Nous devons donc regarder s'il ne subsiste pas en nous,
ici ou là, des poches de résistance. Pouvons-nous dire
que toujours et partout notre volonté est collée à celle
de Dieu au point qu'on ne sait plus les distinguer l'une
de l'autre ? Ces noyaux durs, nous devons ou bien les
dissoudre, ou bien les concasser. Mais nous devons les
supprimer. Ce sont des obstacles sur la route qui nous
conduit à Dieu, cette via oboedientiae, cette
route de l'abandon, de l'obéissance, de l'amour qui nous
conduit vers lui.
Mes frères, Saint Benoît était un convaincu. Nous
devons l'être avec lui. Je pense que c'est là un des
plus beau gage de reconnaissance que nous pouvons lui
donner en cette année, lui ressembler sous ce rapport.
Il croyait, il savait à qui il avait donné sa foi. Il
savait qu'on obtient de Dieu autant et même plus que ce
qu'on en espère.
Alors mes frères, si parfois cela nous semble dur, si
cela nous paraît impossible, n'hésitons pas, appelons-le
à notre aide. Nous savons que l'Esprit qui habitait
Saint Benoît était le maître de l'impossible et que cet
Esprit, jamais ne nous fait défaut. Il nous portera là
où nous voulons aller, là où nous sommes attendus, là où
nous sommes appelés, et là où nous sommes déjà
maintenant. Car une communauté monastique, elle est le
lieu de l'Esprit ; en elle on respire cette vie et on la
rayonne.
Mes frères, que ce soit notre pensée, notre
encouragement, notre secours en cette soirée, demain le
jour de récollection, pendant tous le mois, pendant tout
le restant de cette année jubilaire. Et nous devons nous
le promettre jusqu'à la fin de notre vie, jusqu'au
moment où Dieu nous dira : viens, l'heure a sonné pour
toi.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 12.07.80
38. Devenir Dieu par participation.
Mes frères,
Remettons-nous d'abord en mémoire la conclusion du Père
Abbé Général. Il nous dit :
En relisant ce que j'ai écrit, je vois quant à moi se
détacher trois sujets : la nécessité d'affermir l'aspect
contemplatif de notre vie, l'importance d'une vrai
compréhension de la pauvreté dans la structure
économique moderne, et la difficulté pouvions résultats
en seraient de grande portée en d'autres domaines. de
faire assimiler réellement les valeurs
faire quelque chose de substantiel dans monastiques. Si
nous ces trois secteurs, les
Nous avons déjà réfléchi à l'importance d'une vrai
compréhens10n de la pauvreté dans la structure de la vie
économique moderne. Si nous avons pris le parti d'être
pauvre, de demeurer pauvre, c'est à dire de nous
contenter du nécessaire en refusant d'être inféodé à la
société de consommation, ou d'être asservi à un appareil
de production, nous sommes dans les conditions optimales
pour vivre l'aspect contemplatif de notre vocation.
Notre vocation, en effet, elle a son centre de gravité
ou son point d'encrage au-delà du visible, au-delà du
matériel et de l'économique. Le contemplatif vit auprès
du Créateur. Et de l'endroit où il se trouve il acquiert
un sens aigu de la relativité des choses. Je veux dire
qu'il s'aperçoit de plus en plus, comme le dit l'Apôtre
Paul, que ce qui est visible est condamné à l'usure, à
la détérioration, à la ruine, à la disparition. Tandis
que ce qui est invisible est promis à l'éternité. Mais
attention !
Par invisible, je n'entends pas l'intelligible, ou les
idées pures, ou l'abstraction. L'invisible, c'est ce que
le contemplatif regarde. Il voit la présence et
l'énergie de Dieu en action partout, à tout moment à
l'intérieur de ce qui est visible. Mais il ne s'arrête
pas à ce qui tombe sous l'appréhension de ses sens
charnels ou de ses sens intellectuels. Son regard
aiguisé, son regard purifié, son regard théologal
perçoit autre chose : c'est une personne, cette Personne
qui agit.
Et c'est là que se trouve, comme je le disais tantôt,
son point d'encrage. C'est là qu'il vit. Et tout ce qui
est présentation de cette action divine, il en voit la
relativité. Il voit ce Dieu qui agit. Et ce Dieu pour
lui - il le voit, attention ! Ce n'est pas un travail
forcené d'intellection ! C'est aussi simple que je vous
vois maintenant, ce n'est pas plus difficile - il voit
le Dieu travaillant par son Verbe incarné, le Christ
ressuscité et transfiguré.
Donc tout ce qui est condamné à la disparition doit en
fait être renouvelé. Il attend le moment où le Créateur
prononcera cette Parole : Je fais toutes choses
nouvelles ! Mais cette nouveauté est déjà en train
de se faire. Disons que s'il fallait traduire exactement
cette Parole de l'Ecriture, il faudrait dire dans la
façon Hébraïque de voir : J’achève toutes choses
nouvelles ! Quand cette Parole sera prononcée, ce
sera un point final pour dire que c'est terminé, mais
c'est déjà en train de se faire aujourd'hui.
Le contemplatif vit là. Donc pour lui, rien n'est
absolu de ce qui est créé. Il attend le moment où cette
création sera devenue transparente au Dieu qui agit en
elle et qui la transforme. Mais en attendant, il est
au-delà de tout en étant dedans lui-même. Car il
l'observe en tout premier lieu dans sa propre personne.
C'est ce que Saint Benoît dira : L'homme qui aura un
coeur pur, lorsqu'il sera tout à fait purifié, alors ce
coeur pourra se dilater. Et l'Esprit de Dieu qui habite
ce coeur pourra faire goûter au moine des choses qui ne
viennent même pas à son esprit au moment où il s'engage
pour la première fois à la suite de ce Dieu qui
l'appelle.
On comprend donc que le contemplatif se laisse
dépouiller de tout, de tout l'inutile. Et en cette
matière il s'en remet au seul juge compétant qui est
Dieu. Ce n'est pas lui qui peut juger de ce qui est
utile ou inutile, c'est Dieu ! Et tout ce qui est
superflu ou inutile, il s'en laisse dépouiller. Voyez un
peu ! Je pense qu'à partir de là on peut mieux
comprendre la rigueur de Saint Benoît lorsqu'il dit
qu'il faut retrancher tout le superflu. En d'autres
termes, le contemplatif a franchi un portail.
Et on peut dire qu'expérimentalement ce portail, c'est
une espèce de mort. Il est démuni de tout il n'a pas de
vouloir propre, il n'a pas de désir propre, il n'a pas
de goût propre. Il n'a pas de vouloir propre : sa
nourriture, c'est la volonté de Dieu. Or, comme nous
sommes constitués de ce que nous mangeons, si je mange
la volonté de Dieu, je deviens moi-même dans tout mon
être vouloir de Dieu. Je n'existe plus qu'en tant que je
suis une apparition de la volonté de Dieu, c'est à dire
de son Amour. Car Dieu ne peut rien vouloir que ce qui
est bien.
Le contemplatif n'aura donc plus de désir propre. C'est
un autre qui désire pour lui, et ça l'arrange très bien
d'ailleurs. Comme le dira encore l'Apôtre Paul : nous ne
savons pas ce qui nous convient, nous ne savons pas le
demander. Mais il y a en nous un Esprit, un autre qui
pousse des gémissements indicibles. Et cet Esprit
exprime ce qui constitue le désir des hommes habités par
la sainteté.
C'est l'Esprit qui devient le désir du contemplatif.
Non pas que le contemplatif désire l'Esprit, mais c'est
l'Esprit qui désire en lui. Et alors, cet Esprit ne se
trompe jamais. On ne peut plus rien désirer que ce que
Dieu veut donner. On est volonté de Dieu, on désire ce
que l'Esprit veut nous donner et on comprend alors que
des miracles peuvent se produirent, invisibles la plus
part du temps, disons toujours.
Le contemplatif n'aura plus de goût propre. Il habite
dans la Sagesse qui est, comme l'a si bien compris Saint
Bernard : sapientia est le sapor boni, la
saveur, le goût du bon, du vrai, du beau. Les goûts
frelatés que peut donner la jouissance propre, les
désirs personnels qu'on poursuit et puis qu'on atteint,
qu'on voit réaliser, mais jouissance qui alors s'éteint
dès que l'objet est possédé, tout ça est évanoui,
évaporé lorsque quelqu'un est possédé par la Sagesse.
Car alors il déguste ce qui constitue en Dieu
l'intelligence. Dieu a tout organisé avec poids, avec
mesure, avec sagesse. Il est infaillible dans ses
desseins.
Alors mes frères, un tel homme est affranchi des
concupiscences et des passions. Il est intérieurement
libre, une totale liberté. Il est maître de lui-même et
il est aussi maître du monde. Et si maintenant je veux
ramasser ça en une expression : il est devenu Dieu par
participation.
Voilà mes frères, ce qu'on peut qualifié comme étant
l'aspect contemplatif de notre vie. Le Père Abbé Général
nous dit que c'était le premier et qu'il était
regrettable qu'on ne le mette pas suffisamment en
évidence. Et nous verrons la fois prochaine comment
faire pour réponde à son souhait et comment affermir cet
aspect contemplatif de notre vie.
Du Chapitre Général. 13.07.80
1. Inauguration de la préparation.
Mes frères,
Nous allons inaugurer la préparation du Chapitre
Général. Comme vous vous en doutez, en ce domaine je
suis un novice. Mais comme un novice qui se respecte, je
suis d'une grande bonne volonté. Et il est donc heureux
de recevoir des avis, des remarques de façon à pouvoir
se former. Un novice doit être aidé par ses frères et
c'est ainsi qu'il peut arriver à la pleine stature
d'adulte monastique.
Nous allons donc ensemble voir toutes les questions de
ce Chapitre Général. Et je pense que lorsque ce sera
terminé, vous serez aussi compétents que moi. Et en cas
de besoin, je me suis aperçu - je ne le savais pas - que
la communauté en cas de défaillance de l'Abbé peut
toujours choisir un dé1égué. Donc, faisons les choses
pour un mieux et tenons-nous prêt.
Le Chapitre Général aura lieu du vendredi 29 Août au
samedi 27 septembre à midi ; ça fait exactement quatre
semaines. Il se tiendra dans une petite localité située
à une trentaine de Km au sud de Rome, dans une maison
qui est tenue par les Filles de Saint Paul, une
congrégation, attention ! C'est une maison qui doit être
assez spacieuse et qui est organisée probablement pour
des retraites de grands groupes.
Primitivement, vous le savez, le Chapitre Général était
beaucoup plus simple. Chaque année, les Abbayes issues
de Cîteaux, en la personne de leur Abbé revenaient à
Cîteaux et rendaient compte de leur administration au
Chapitre Conventuel de Cîteaux. C'était donc très
familial, tout le monde se connaissait. Puis on rentrait
chez soi et on attendait l'année suivante. Maintenant
c'est quelque chose de gigantesque.
Il y a - je le sais parce qu'on me l'a dit - commence à
se glisser chez les Abbés un regret de devoir tenir leur
Chapitre Général en terre étrangère, dans une maison
anonyme. On préférerait que ce soit dans une Abbaye
Cistercienne, à proximité d'une communauté vivante et
priante, à laquelle on peut s'unir pour les Offices. Or
dans tout l'Ordre, il y a une seule Abbaye aujourd'hui
capable d'accueillir un Chapitre Général, c'est Orval.
Le Père Abbé d'Orval a été contacté en ce sens. Il n'a
pas dit non. Mais il doit prendre aussi l'avis de la
communauté. Et je pense qu'à ce Chapitre Général-ci, il
donnerait une réponse. Ce serait une fameuse facilité !
Mais à Orval, ça demanderait tout de même quelques
petits aménagements, par exemple pour la traduction
simultanée. Mais enfin, on fait appel à une firme
spécialisée. A cette occasion là, une fois tous les
trois ans, ce n'est pas terrible. Et d'ailleurs, c'est
le Chapitre Général qui paye ! Donc de ce côté là il n'y
a pas de prob1èmes. Enfin, attendons ce qui sera décidé.
Les participants au Chapitre Général se subdivisent en
deux catégories : ceux qui ont droit de vote et ceux qui
n'ont pas droit de vote. Et il y a encore un petit
appendice : ceux qui n'ont même pas voix au Chapitre.
Parmi ceux qui ont le droit de vote, il y en a qui sont
obligés d'assister au Chapitre Général et il y en a
auxquels on accorde la permission d'assister. Sont
obligés d'y assister : les Supérieurs de maison
autonome, par exemple l'Abbé de Rochefort ; obligés
aussi les membres du Conseil Permanent. Reçoivent la
permission à condition qu'ils soient autorisés par leur
Père Immédiat et que l'Abbé Général soit également
d'accord, les Supérieurs de fondation. Je pense bien que
cette permission est largement accordée. Donc, ceux-là
ont droit de vote.
Il y a aussi des participants sans droit de vote. Ce
sont les représentants des Régions. Chaque Région
choisit un représentant. La Région Néerlandophone qui
n'est jamais la dernière pour innover en la matière, à
décider que pour elle chaque Abbaye serait représentée à
tour de rôle suivant l'ordre d'ancienneté. Je pense que
c'est une heureuse initiative qui va faire tache
d'huile. Donc le délégué de Rochefort peut espérer un
jour assister sans droit de vote au Chapitre Général.
Mais attention ! Ne soyons pas trop vite réjoui. Sur la
liste de la Région, Rochefort est en 8° position. A
raison d'un Chapitre Général tous les trois ans, c'est
donc au plutôt dans 24 ans que le délégué pourrait y
assister. Bon espoir pour les jeunes !
Il y a aussi, sans droit de vote, des experts : experts
en Droit Canonique, experts en Liturgie, experts en
Cisterciologie et autres Sciences Monastiques. Ce sont à
peu près toujours les mêmes. On trouve leurs noms au bas
des articles dans la revue Cîteaux et Collectanea.
Il y a aussi les Observateurs et les Observatrices.
Observateurs ? Je ne vois pas très bien qui ? Peut-être
des membres de l'Ordre Bénédictin ? Je ne sais pas, ils
ont leur Chapitre Général au même moment. Peut-être des
membres du Saint Ordre de Cîteaux ? Mais ils ont leur
Chapitre Général aussi à ce moment-là.
Mais des Observatrices ? C'est beaucoup plus
intéressant, ce sont des Révérendes Mères Abbesses. La
Région Néerlandophone qui encore une fois n'est pas la
dernière - il est vrai que ça se fait ailleurs, mais
alors c'est voilé encore dans le secret. Mais les
Néerlandais, eux, mettent tout sur la table et ont déjà
choisi leur deux Observatrices. Plutôt, elles ont été
invitées, on a donné leurs noms : c'est la Mère
Michaela, la Supérieure de Klaarland et une certaine
Mère Bénédicta qui est l'Abbesse de Brecht.
Par un jeu de hasard, j'ai été en contact épistolaire
avec cette Mère Bénédicta. Je ne l'ai jamais vue, mais
je la connais d'après son écriture. Je n'ai pas fait
procéder à une analyse graphologique, je ne suis pas si
méchant. Mais enfin, voici qui elle est : Alors qu'elle
était encore simple moniale, elle était déjà promotrice
du Chapitre Général des Abbesses, ça veut dire que
c'était elle qui faisait marcher le Chapitre Général. A
l'issue du dernier Chapitre Général des Abbesses, elle a
été invitée par le Père Abbé Général a l'accompagner en
Espagne car un monastère de moniales devait déménager.
Une fois qu'elle a été là, le Père Abbé Général lui a
demandé de rester là pendant 6 mois pour aider la
communauté à déménager. C'est à ce moment là que j'ai
reçu une lettre de cette Mère Bénédicta qui m'exposait
la situation de la communauté et me demandait une aide
financière. Lorsque j'ai reçu cette lettre, je me suis
dit : qu'est-ce que ça veut dire ? Ce n'est pas une
escroquerie par hasard ? N'importe qui peut s'appeler
Mère Bénédicta ! Mais heureusement la Mère Abbesse avait
ajouté de sa propre main quelques lignes en Espagnol.
J'ai tout de même répondu en Espagne en disant :
Ecoutez, ça irait bien, mais il faudrait connaître par
quelle voie faire parvenir cet argent. Donc, faites
connaître le CCP ou le n° de Banque de l'Abbaye. Et ça
est venu quelques temps après et alors nous avons versé
ce don. Et la Mère Bénédicta et la Mère Abbesse ont
envoyé toutes les deux une belle lettre de
remerciements.
A la dernière élection à l'Abbaye de Brecht, il était
normal que ce fut la Mère
Bénédicta qui fut élue Abbesse. Je pense que notre
Frère Jacques la connaît bien, car il l'a approchée à la
dernière Conférence Régionale. Elle est donc
Observatrice pour la Région Néerlandophone.
Maintenant, il y a aussi des collaborateurs qui n'ont
pas voix au Chapitre mais qui sont là pour aider au
déroulement heureux du Chapitre Général. Ce sont des
secrétaires qui doivent pouvoir sténographier les
interventions, et les interprètes. Il y a au Chapitre
Général trois langues officielles : l'Anglais, le
Français et l'Espagnol. Il faut donc traduire
immédiatement ce qu'un Abbé dit dans les autres langues.
Il faut donc savoir traduire du Français en Espagnol,
mais aussi du Français en Anglais ou de l'Espagnol en
Anglais, ou de l'Espagnol en Français, etc. Il y a donc
là toute une équipe d'interprètes qui connaissent
parfaitement les langues. Il y a aussi prévu des Abbés
qui connaissent aussi parfaitement les langues et qui
doivent au besoin corriger les interprètes.
Et maintenant, quand on n'est ni Francophone, ni
Anglophone, ni Espagnolophone, peut-on user de sa propre
langue ? Oui, à condition d'être accompagné d'un
interprète. Voyez un peu, un Japonais peut avoir avec
lui un moine de son monastère qui connaît le Français,
l'Anglais ou l'Espagnol, pour pouvoir immédiatement
traduire dès qu'il intervient dans sa langue Japonaise.
C'est la même chose pour les Néer1andophones et les
Germanophones.
J'ai vu comment ça fonctionnait à la Conférence
Régionale. Le Père Abbé de Mariawa1d qui comprend bien
le Français mais qui ne sait pas du tout le parler,
intervenait en Allemand. Et immédiatement l'Abbé
d'Oelenberg traduisait en Français pour ceux qui ne
comprenaient pas l'Allemand.
Il faut dire que c'est assez lourd parce que ça
multiplie par deux la durée des interventions quand on
n'a pas la traduction simultanée. Quand on voit tout ce
monde ensemble, ça représente plus ou moins 120
personnes.
Au cours du Chapitre Général sera fêté là-bas également
le Centenaire de Saint Benoît. Des rencontres sont
prévues avec le Saint Ordre de Cîteaux qui tient son
Chapitre Général à Rome et les Bénédictins qui tiennent
aussi leur Congresso. L'Ordre de Cîteaux, ça se ferait
le 16 Septembre. Avec les Bénédictins, du 17 au 20
Septembre avec une c1ôture au Mont Cassin le Dimanche
21. C'est ce qu'on appelle un symposium. Vont intervenir
de grandes personna1ités. Enfin nous verrons à ce moment
là.
Il y a un certain mécontentement au sujet de cela parce
que on a fourré cette célébration du Centenaire en plein
milieu du Chapitre Général. Pour certains, ça peut être
vu comme une détente, une récréation. Mais il y en a
d'autres qui trouvent que ça allonge le Chapitre
Général. La réponse : Si on avait mis cette célébration
à la fin, il y en a certains, un nombre plus ou moins
élevé qui seraient rentrés chez eux au lieu d'aller à ce
symposium.
J'ai déjà entendu, suite à la rencontre de Maredsous
qu'un Abbé de notre Ordre allait déjà prendre ses
dispositions pour y échapper. Comme il est très
dynamique, il est possible qu'il profitera de ce temps
là pour revenir voir dans son monastère s'il n'y a pas
un Jubilé à y fêter, comment les affaires fonctionnent,
et puis tout aussi vite rentrer. Ce n'est pas difficile,
savez-vous ! C'est plus facile de se rendre à Rome que
de se rendre à Achel, ça prend deux petites heures ; la
difficulté, c'est d'aller jusqu'à l'aéroport. Donc, s'il
y a quelque chose qui ne va pas, si jamais je suis là,
n'ayez pas peur de donner un coup de fi1. Je me ferais
un plaisir de rentrer et de régler les affaires, et puis
encor de retourner si ça en vaut encore la peine !
Mais voilà, mes frères, une petite ouverture, une
petite entrée en matière. Dès que j'en aurais terminé
avec la lettre du Père Abbé Général, ce qui ne tardera
pas, nous allons voir d'abord comment est organisé ce
Chapitre Général en lui-même, puis passer en revue
toutes les questions.
Homélie : 15° dimanche ordinaire année C. 13.07.80*
Le bon samaritain. Lc 10, 25-37.
Mes frères,
La parabole du bon Samaritain tire au jour un de nos
complexes les mieux enracinés : le besoin
d'autojustification. Nous voulons à tout prix nous
montrer à nous-mêmes et démontrer aux autres que nous
sommes des hommes justes. Nous faisons ce que nous avons
à faire, tout ce qui nous est demandé, et nous n'avons
rien à nous reprocher, et nous avons droit à la juste et
belle gratification de la vie éternelle.
Au départ, naturellement, notre intention est droite.
Nous avons répondu à l'appel de Dieu. Nous sommes venus
pour chercher Dieu. Nous espérons bien le trouver. Et à
ce moment dans la contemplation de son visage, déguster
longuement la vie impérissable.
Il y a pourtant de suite quelque part une déviance et
je lui verrais un double visage. D'abord une erreur de
jugement sur la nature de la vie éternelle. Nous rampons
au ras du sol et nous ne désirons que l'assouvissement
de nos petits désirs terrestres. Nous nous imaginons
alors être comblés.
Et puis, il y a en nous une prétention insoutenable,
celle d'escamoter la durée. C'est tout de suite que nous
avons besoin de ce bonheur. Et volontiers nous userions
de ce que j'appellerais des moyens magiques pour le
faire descendre du ciel ou le faire monter de la terre,
mais qu'il soit là à notre disposition immédiatement,
sans effort.
Mes frères, nos Pères de la vie monastique, eux, ne s'y
trompaient pas. Et nous devons toujours revenir à leur
exemple et à leur enseignement. Ils savaient qu'ils
seraient en possession de la vie éternelle le jour où
ils seraient entièrement divinisés. Et c'est pourquoi
ils se livraient au doigt de l'Esprit. Et déjà ils se
sentaient devenir lumière et amour. Tout homme vivait en
eux ; eux vivaient en tout homme à la manière du Christ
qui emplit tout de sa présence et de sa force.
Car nous devons toujours remonter jusqu'au Christ dont
nous sommes les membres et nous laisser imprégner de sa
Parole créante et transformante, cette Parole qu'il est,
lui, dans sa chair ressuscitée et eucharistiée. Et cette
Parole, elle n'est pas loin de nous. Elle sourd sans fin
au plus secret de notre coeur. Elle est musique et
séduction, elle est poème et beauté, tout à la fois
inaudible et perceptible, infiniment fragile et toute
puissante. C'est elle qui est la vie éternelle, elle par
qui tout a été créé, elle qui porte tout. elle qui nous
transfigure si nous avons assez de foi que pour nous
laisser agir.
Mes frères, nous comprenons pourquoi Saint Benoît
demande à son disciple une seule chose: d'être écoutant.
Ecouter, attendre, patienter, c'est à dire obéir et
suivre patiemment. Voilà la route qu'il nous demande
d'emprunter, voilà la route sur laquelle il nous
précède, et derrière lui une multitude d'hommes qui ont
cru. C'est cette route qui va nous conduire jusqu'à la
véritable vie. Alors nous serons devenus des fils de
Dieu et le prochain de tout homme !
Amen.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 14.07.80
39. Croire en l’Amour !
Mes frères,
Maintenant une question : Comment affermir l'aspect
contemplatif de notre vie monastique ?
Il faut, pour affermir l'aspect contemplatif de notre
vie, nous dégager sans relâche de la tentation des
richesses matérielles, intellectuelles et spirituelles.
Tout ce que Dieu a créé, tout ce qu'Il nous a donné est
excellent, magnifique. Mais c'est peut-être tellement
attrayant que nous restons là et, que nous prenons le
moyen pour un but. Là est le danger, même lorsqu'il
s’agit de richesses spirituelles, même ce qu'on appelle
les vertus ! Il y a un risque qui n'est pas illusoire
ici.
Vous savez ce qu'on disait des moniales de Port-Royal -
c'était un monastère cistercien! - : Pures comme des
anges, orgueilleuses comme des démons... C'est
cela se complaire dans sa vertu. Je suis en train de
lire un livre rédigé par un théologien contemporain et
qui analyse avec une précision quasi diabolique - c'est
le cas de le dire - toutes les déviations comme ça de la
vertu, soit disant vertu. Ce livre est ici en
bibliothèque et il a pour titre : Le Dieu pervers. La
perversion qui s'introduit dans ce Dieu que nous
cherchons.
Alors ce n'est plus Dieu, vous comprenez, il devient
une de ces idoles épouvantables comme il en existait
dans le monde païen. C'est une idole, alors, qui est
intellectuelle, qui est imaginaire, qui prend toute
notre affectivité, qui nous emprisonne dans ce que nous
sommes, dans nos culpabilités, dans nos erreurs, dans
nos déviances, enfin dans tout ce qui nous empêche de
vivre et qui finalement aboutit à la mort.
C'est cela que nous devons toujours éviter lorsque nous
avons à notre disposition des richesses, mêmes les
richesses spirituelles, c'est de les annexer et alors
tout bonnement les diviniser, les déifier et tomber dans
le piège de l'idolâtrie.
Cela signifiera donc aussi retirer sans cesse nos pieds
de la glu des convoitises facilitantes et débilitantes.
Il est tellement facile, et tellement agréable aussi de
nous arrêter dans ce qui nous donne une illusion de
plénitude, mais plénitude purement humaine alors. Et on
en est vite lassé.
Je connais comme ça une personne qui n'avait jamais eu
l'occasion de rencontrer telle satisfaction sensible.
Cette personne la rencontre. Et après quelques semaines
d'expérience, selon sa terminologie très moderne dit :
c'est tout à fait barbant ! Alors que pendant des années
cela avait été presque le but de sa vie. Une fois qu'on
la possède, c'est barbant, c'est lassant, on n'en veut
plus, il faut autre chose.
Voilà, mes frères, des glus dont nous devons sans cesse
nous retirer. Donc garder notre coeur pur de toute
compromission avec le monde, avec la chair. Quand je
pense à la chair, c'est dans le sens Paulinien du mot :
tout notre être naturel condamné à la décrépitude, mais
qui se cramponne à des illusions et à des images. Et la
première de ces idoles étant lui-même.
Vous savez ce que Saint Paul nous dit aussi : ces
richesses auxquelles nous nous arrêtons si aisément, que
nous divinisons, ça devient idolâtrie. Ce sont des
satisfactions à bon marché et le Royaume de Dieu ne
s'achète pas pour une bagatelle. Le Fils nous l'a encore
rappelé aujourd'hui. Il n'est pas venu apporter la paix
mais le glaive. Pour rencontrer la Paix véritable qu'il
veut nous donner et que nous demandons encore en chaque
Eucharistie, nous devons lutter !
Et cette lutte, elle est donc d'abord négative : nous
désengluer, nous désencombrer et sans cesse repousser
ces tentations qui nous arrêteraient dans notre route
vers Dieu. Car ce qui est moyen, lorsque ça devient trop
attachant, ça commence à peser sur nous et ça nous
empêche d'être léger, de courir, de voler. Or Saint
Benoît nous dit que sur la route vers Dieu, il ne faut
pas traîner, il faut courir.
Mais il y a aussi tout un côté positif dans notre
effort d'affermissement de notre conviction
contemplative. C'est que nous devons devenir prière en
étant constamment tourné vers Dieu. Oui, nous devons
être aimantés par lui et toujours nous orienter vers
lui. Oui, la tentation, c'est d'avoir envie d'être
attiré par autre chose. Mais non, chaque fois nous
reprendre et nous retourner vers lui comme une fleur qui
suit la course du soleil et qui boit les rayons, la
chaleur, la vie. C'est cela contempler ! Ce n'est pas
plus difficile, ce n'est pas plus compliqué !
Et pour cela, nous devons toujours donner la préférence
à Dieu. Et non seulement à sa personne, mais aussi à
l'Opus Dei. Et je n'entends pas Opus Dei
dans le sens étroit du terme de l'Office Divin, mais
dans le sens Johannique de l'Oeuvre de Dieu, du travail
que Dieu nous demande à chacun d'entre nous ; lui donner
la préférence absolue !
Ce sera donc suivre Dieu, écouter, donner la préférence
et aussi scruter sa Parole, car ce qu'il attend de nous,
il nous le dit. Les Juifs, encore aujourd'hui, passent
un temps incroyable pour notre mesure à nous à scruter
la Loi, à scruter la Parole de Dieu. Or, en plus de
leurs écrits, nous avons les nôtres. Nous avons la
Parole Nouvelle qui nous a été donnée par le Verbe de
Dieu en personne. On n'aura jamais fini de s'en
imprégner. C'est cela aussi travailler à mieux vivre
l'aspect contemplatif de notre vocation.
Et enfin, à mon sens c'est le plus important de tout,
il faut croire en l'Amour que Dieu est. Et ça, c'est
quelque chose qui lorsque ça se rencontre chez
quelqu'un, je pense que c'est gagné. Et croire à
l'amour, c'est faire confiance. Le tout premier péché,
le péché primordial, au delà duquel il n'est pas
possible de remonter, c'est la méfiance. L'homme était
dans le Jardin d'Eden. Il dégustait tous les jours
chaque fois qu'il le désirait, les fruits de l'arbre de
vie. Il devenait un Dieu grâce à cette Vie qu'il
recevait.
Il n'aurait pas connu la mort, cette mort que nous
expérimentons aujourd'hui. Il aurait connu autre chose
que la mort, un phénomène qui l'aurait fait passer
directement dans l'univers de Dieu sans les angoisses
qui sont les nôtres maintenant. Mais à ce moment s'est
introduit dans son coeur le germe de la méfiance. Alors
c'était fini ! Il a posé la question : mais pourquoi ?
Ce n'était pas le pourquoi philosophique, c'était le
pourquoi du soupçon : qu'est-ce que Dieu me veut ?
Pourquoi ? La méfiance s'introduit. Alors c'est fini,
c'est le péché !
Mes frères, essayons donc de vivre ainsi avec Dieu en
toute simplicité, en toute confiance. Et lorsque je dis
avec Dieu, je ne pense pas seulement au Dieu qui se
révèle dans le Christ, mais aussi qui se révèle en
chacun de nos frères, qui se révèle en l'Abbé d'abord,
et puis en chacun d'entre nous. L'homme ne saurait pas
vivre sans amour, sans être aimé.
Or, la plus grande marque d'amour qu'on puisse donner à
quelqu'un, c'est de lui faire confiance. Et la plus
grande marque d'aversion, c'est de ne pas lui donner
confiance. Et alors, on le tue; on le détruit.
Mes frères, essayons donc pour affermir l'aspect
contemplatif de notre vie de nous donner toujours de
plus en plus confiance. Et ainsi nous sentirons grandir
en nous une vie nouvelle qui n'est rien d'autre que la
vie éternelle.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 15.07.80
30. Assimiler réellement les valeurs monastiques.
Mes frères,
Pour rester pauvre et libre dans un monde avide de
richesses, de consommation et de divertissements, et
pour tenir l'oeil du coeur fixé sur les beautés de Dieu
et les attraits du Royaume, il faut un effort, il faut
s'imposer un effort de manière à assimiler les paradoxes
de notre vie. Le Père Abbé Général nous en a parlé. Mais
maintenant, dans le troisième point de sa conclusion, il
nous dit la difficulté de faire assimiler réellement les
valeurs de la vie monastique.
Il ne s’agit pas ici d'une assimilation intellectuelle,
que nous pourrions démonter le mécanisme de la vie
monastique dans ses antinomies, dans ses contraires,
dans ses contradictoires mêmes. Non, nous devons, comme
il le dit, les assimiler réellement, ça veut dire nous
les incorporer jusque dans la moelle de nos os et les
globules de notre sang.
Nous devons devenir des êtres paradoxaux, c'est à dire
des hommes qui sont tout aussi à l'aise dans la parole
que dans le silence, dans la solitude que dans la
société, dans la prière que dans le travail manuel. On
pourrait encore poursuivre !
Apparemment solitude et société s'excluent. On pourrait
très bien être à l'aise dans une vie parfaitement
solitaire, mais dès que l'on se trouve en rapport avec
des frères que l'on soit inhibé, bloqué. C'est signe que
les valeurs contradictoires de notre vie ne sont pas
encore devenues nôtre. Nous pouvons très bien nous
imaginer, nous représenter que la vie monastique soit
bien ainsi, mais sans être encore capable de la vivre.
Or c'est difficile de les assimiler jusque là ! Et
pourtant, dit le Père Abbé Général, il faut y arriver.
Mais il va encore plus loin. Il dit : non seulement les
assimiler, mais les faire assimiler. C'est ça qui est
encore plus difficile. Et ici, ça regarde en tout
premier lieu l'Abbé, c'est son devoir de les faire
assimiler. Et cela il y arrivera, du moins il doit
essayer d'y arriver, par sa conduite et par sa parole.
Il doit être pour ses frères un paradigme vivant. Il
doit être devant eux l'idéal auquel ils aspirent. Et
aussi être dans leur coeur la voix de leur conscience.
Et cela, il ne pourra l'être que si lui-même vit ses
paradoxes. Il ne faut pas qu'il y ait une faille en lui,
parce que par cette faille, à cause de cette faille va
s'introduire chez les frères l'hésitation. Je ne dirais
pas la méfiance parce que ça c'est le péché, mais une
certaine hésitation pour leur vie personnelle.
On pourrait dire que l'Abbé idéal, c'est le Christ en
personne. C'est donc vers ce modèle, vers cette
configuration que l'Abbé doit sans cesse tendre.
D'ailleurs, si Saint Benoît dit qu'il doit être cru par
les frères comme étant le Christ, il importe qu'il le
soit, lui, le Christ de plus en plus. D'abord donc par
sa conduite, mais aussi par sa parole, une parole qui
doit être courageuse et prophétique.
C'est à dire que cette parole doit être la traduction
vocale d'une expérience de vie ; ça ne peut pas être des
élucubrations peut-être très belles, très hautes, très
élevées, très spirituelles. Non, rien ne doit être dit
qui n’ait été expérimenté, qui n'ait été testé et
réussi. Je veux dire ceci : un Abbé n'a pas le droit de
faire ses expériences personnelles sur le dos des
autres. Il doit d'abord les faire. Et si l'expérience
réussi, alors seulement il a le droit de la proposer aux
autres. C'est extrêmement exigeant ça, vous devez le
comprendre. Disons même que c'est une tâche surhumaine.
On peut même se demander si un homme physiquement
constitué en chair, qui a une certaine capacité de
résistance et d'activité, si un tel homme est capable de
faire tout cela ? Ce sera possible si on a suffisamment
de lucidité et d'humilité que pour savoir que c'est
irréalisable si on veut s'appuyer sur ses puissances,
sur ses énergies personnelles. On doit s'ouvrir à
l'énergie d'un autre qui est le Christ lui-même dans son
Esprit.
Et alors, la faiblesse que l'on ressent devient la
canalisation libre qui permet à la force de Dieu d'agir.
Il n'y a plus alors d'interférences, d'obstacles. Non,
c'est vide et la faiblesse d'un homme qui doit être le
représentant du Christ, c'est sa force. Saint Paul le
disait déjà: C'est quand je suis faible que j'arrive
au maximum de mon dynamisme. Car un Abbé ne doit
pas seulement lutter contre les vices de la chair, comme
dit Saint Benoît, et de l'esprit dans sa propre
personne, mais aussi dans celle des autres.
Voyez un peu ! Il faut respecter l'autre, respecter sa
liberté, respecter sa personnalité, respecter sa
vocation personnelle qui est unique. Et pourtant il faut
aider le frère à lutter contre ses vices. Voyez tout
cela, c'est quelque chose qui est bien au-delà des
possibilités d'un homme. Mais c'est tout de même
réalisable, encore une fois, si l'homme dans sa
faiblesse se livre lui-même au dynamisme de l'Esprit.
Car ce n'est plus lui qui travaille alors, il n'est plus
que transparence de celui dont il est le lieutenant.
Voilà mes frères ce que ça signifie faire assimiler les
valeurs de la vie monastique !
Et le Père Abbé Général très discrètement nous dit à
présent son espoir que nous ferons quelque chose dans ce
domaine. Il dit : si nous pouvions faire quelque chose
de substantiel en ces trois secteurs, c'est à dire
pauvreté, vrai compréhension de la vie contemplative et
puis assimilation de ses valeurs contradictoires, alors,
dit-il, les résultats en seraient de grande portée en
d'autres domaines.
Le Père Abbé Général nous demande de faire quelque
chose de substantiel. Donc pas n'importe quoi de
superficiel, pas un petit vernis ici et là, pas un petit
badigeon qui pourrait dissimuler quelques taches. Non,
il demande d'aller au fond des choses et que des
changements s'opèrent.
Et alors, je le répète, les résultats en seraient de
grande portée en d'autres domaines. Pourquoi? Mais parce
que si nous parvenons à faire ce qu'il nous demande,
nous créons dans la communauté un climat, un climat qui
va nous acheminer vers une santé spirituelle meilleure.
Et pas seulement santé spirituelle, mais aussi santé
physique meilleure. Car alors, lorsqu'un homme est
spirituellement heureux, lorsqu'un homme s'épanouit
spirituellement en Dieu, ça rejaillit, ça rebondit sur
sa santé physique.
Maintenant n'allons pas nous dire : tiens, celui-la il
traîne la patte, c'est que sa vie spirituelle n'est pas
fameuse. Non, ce n'est pas ce que je veux dire. Mais
c'est que lorsque on est épanoui spirituellement il y a
une santé, un climat de santé dans toute la communauté
qui fait que même alors physiologiquement on sera mieux
dans sa peau. Et étant mieux dans sa peau, on sera plus
heureux de faire ce que l’on fait, On le fera mieux. On
sera plus heureux dans son emploi, on sera plus heureux
d'aller à l'Office, on sera même plus heureux de se
reposer, enfin de vivre. Et ce climat alors fait que
tous les domaines de la vie communautaires se trouvent
revigorés.
Cela donne aussi une vision meilleure des choses, une
vision de vérité. Lorsqu'on a bien pris en main ce qui
constitue l'essentiel de notre vie, mais les problèmes
qui se posent dans la pratique concrète de cette vie, au
jour le jour, mais ils prennent leur véritable
dimension, ils se relativisent par rapport à l'absolu
que nous poursuivons. Et dans cette vision de vérité, on
en trouve beaucoup plus aisément la solution. Donc on a
tout à gagner !
Et enfin cela éveille des motivations mieux senties. On
se forme des convictions assises sur une base solide. Et
l'édifice peut s'élever et s'embellir parce qu'on sait
bien ce qu'on veut, et on sait bien ce qu'on fait, et on
sait bien ce qu'on cherche et ce qu'on poursuit. On est
donc motivé. On a une conviction et on peut avancer.
Vous comprenez alors ce que le Père Abbé Général dit :
que les résultats seraient de grande portée en d'autres
domaines.
Voilà mes frères, je pense que nous avons toujours à
nous interroger personnellement et communautairement, et
nous demander si nous faisons à tout moment ce que notre
état monastique exige ? Avons-nous, comme je l'ai dit
hier au début de l'Eucharistie et comme Saint Benoît
nous le demande, toujours les actions de notre vie bien
en main ?
Pour bien faire, nous ne devrions jamais être distrait,
être diverti, avoir une attention dispersée. Le moine
est un homme d'une visée, d'une optique, d'une
recherche, d'un élan, d'une impulsion. Or nous sommes
pécheurs et nous ne savons pas tenir cette direction
unique. C'est pourquoi nous devons toujours nous
reprendre et être attentifs, je le répète à la suite de
Saint Benoît, aux actions de notre vie.
Voilà mes frères, la prochaine fois nous allons tirer
la conclusion générale de cette lettre avec le Père Abbé
Général. Et ainsi je pense que nous aurons tous fait
ensemble un fructueux travail.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 19.07.80
41. Une orientation dynamique vers l’avenir.
Mes frères,
Voici les derniers mots du Père Abbé Général, ce ne sont
pas ses dernières paroles !
L'année qui commémore le 15 Centenaire de la naissance
de Saint Benoît vient de commencer et toutes sortes de
festivités et célébrations ont été projetées. Cela est
normal. Mais il faut garder à l'esprit ce qui était dit
dans la première lettre circulaire qui vous a été
envoyée à ce sujet en Mars 1976. Ce 15° Centenaire
pourrait être une excellente occasion pour tous les
disciples de Saint Benoît d'examiner à nouveau les
valeurs grâce auxquelles la vie monastique a joué un
rôle si important dans l'histoire de l'Eglise. Et aussi,
renforcer ces valeurs dans notre orientation dynamique
vers l'avenir. Que Saint Benoît et tous les saints de l'
Ordre vous aident dans cette tâche.
Naturellement le Père Général ne pouvait pas terminer
sa lettre sans faire une allusion au centenaire de Saint
Benoît. Mais comme vous le remarquez, avec sa prudence
coutumière il situe l'événement à sa vraie place et lui
trace une direction. Pour lui, les festivités et
célébrations sont un accessoire obligé. L'essentiel
n'est pas là, l'essentiel se trouve dans une prise de
conscience plus aigue de notre identité bénédictine.
Cela signifie que nous devons être fiers et heureux
d'être les disciples de Saint Benoît et de marcher avec
plus de décision, avec plus de conviction sur la route
que Saint Benoît ouvre devant nous : chercher Dieu, le
rencontrer, nous unir à lui, devenir avec lui un seul
Esprit. Et pour cela, non seulement marcher, mais
courir. Ce qui veut dire dans la pratique : abandonner à
lui toute la place en nous sans rien nous réserver, de
façon à ce qu'il n'y ait pas un écran, ou un voile, ou
même une pellicule entre Dieu et nous.
Nous deviendrons un seul Esprit avec lui si nous avons
le courage de tout lui laisser en nous. Ce n'est rien
d'autre que la voie de l'obéissance qui doit directement
nous conduire jusqu'à Dieu. Et sur cette voie de
l'obéissance, nous sommes attirés comme par un aimant,
et nous sommes propulsés comme par un vent. C'est Dieu
le Père qui nous attire, c'est l'Esprit qui nous pousse
en avant. En nous laissant transporter, nous devenons
d'autres Christ.
Voilà en gros ce que nous pouvons dire vraiment aimer
Saint Benoît et lui être fidèle ! Alors vous comprenez
que les célébrations et festivités, pour reprendre les
termes du Père Abbé Général, c'est normal qu'il y en
ait, mais il faut garder présent à l'esprit autre chose.
Et le Père Abbé Général dirige résolument nos regards
vers l'avenir. Il parle d'une orientation dynamique vers
l'avenir. Ce sont ses derniers mots. Nous pouvons
presque les prendre, les recueillir comme son testament.
Non pas son testament spirituel - il n'en n'est pas
encore là ! - mais le testament qu'il nous laisse cette
année-ci à l'occasion de cette lettre : une orientation
dynamique vers l'avenir.
Cela veut dire que nous devons nous abandonner à la
puissance infinie de cet Esprit qui nous porte et qui
nous pousse. Et cet Esprit désire faire de nous une
seule chose. Il veut faire de nous des saints, n'ayons
pas peur de le dire. N'ayons pas peur de le croire et
n'ayons surtout pas peur de nous laisser faire, car ce
sont les saints qui dans l'invisible gouvernent et
transforment le monde. Eux et personne d'autre ! C'est à
dire que dans le monde ils sont - je pense l'avoir dit
dimanche au cours de l'homélie, si je m'en souviens bien
- ils sont ces glandes minuscules qui secrètent des
hormones spirituelles grâce auxquelles l'organisme peut
vivre et agir.
Thérèse de Lisieux disait la même chose mais dans un
autre langage, celui de son temps : Si l'Amour vient à
cesser dans l'Eglise, et bien tout va s'arrêter. Donc,
s'il n'y a plus de saints, mais tout va s'arrêter, mais
même en dehors de l'Eglise ! Donc toutes les découvertes
techniques qui sont fantastiques aujourd'hui, et qui
commencent seulement, donc toutes ces découvertes, elles
seront bénéfiques pour l'humanité s'il y a quelque part
dans le monde des saints qui vont infuser dans
l'utilisation de ces techniques un esprit qui serait
absent si ces saints n'existaient pas. C'est cela le
processus de transformation, de transfiguration du
cosmos.
Et dans les saints, c'est le Christ qui poursuit sa
mission. Il est devenu homme pour que l'homme puisse
devenir Dieu ; et l'homme devenant Dieu pour que
l'univers entier devienne habitat de Dieu, que Dieu soit
tout en tout. Il faut donc qu'il y ait sur la terre des
hommes qui s'abandonnent à l'action de Dieu, qui
deviennent des instruments grâce auxquels le Christ
poursuit sa mission. S'il n'yen avait pas, ce serait un
échec, ce serait un avortement. Il y en aura donc
toujours.
Et Saint Benoît nous demande que ce soit nous, ici,
n'est-ce pas ! N'allons pas nous imaginer que ça
dépasse, que c'est au-delà, que c'est trop ambitieux ?
Mais non ce n'est pas trop ambitieux, c'est plutôt le
contraire. Et le contraire, c'est faire injure à Dieu,
c'est donc ne pas croire qu'il est Dieu. C'est croire
qu'il est une idole, une idole qui peut satisfaire
certains de nos instincts, de nos satisfactions purement
humaines. Quelle différence y a-t-il entre Baal et Dieu
alors ? Mais il n'yen a pas, c'est une confusion totale.
NON, Dieu veut faire de nous d'autres lui-même. Et de
tels hommes agissent d'une façon qui est divine. Ce sont
des êtres théandriques comme on peut dire, c'est à dire
que ce sont des hommes, mais Dieu habitant en eux, tout
ce qu'ils font, même les choses les plus banales,
humainement banales, ce sont des actions divines
exactement comme le Christ. Mais le Christ l'était par
nature, parce qu'il était le Fils ; mais nous, c'est par
participation, par grâce.
Alors mes frères, c'est là le seul avenir valable pour
nous. Notre orientation dynamique vers l'avenir doit
s'orienter vers ce but. Et pourquoi est-ce le seul
valable pour nous ? Maintenant je parle de façon un peu
égoïste ! C'est parce que ça nous introduit déjà à
l'intérieur de la vie éternelle.
C'est donc un avenir qui est promis à ne jamais nous
décevoir. C'est ça un avenir dynamique ! Je puis avoir
un avenir à court terme. Lorsque j'ai en possession ce
que j'espérais, pour moi il s'en traduit à l'instant
même, après un moment d'euphorie s'introduit déjà une
certaine tristesse parce que: voilà c'est fini ! Je n'ai
plus rien à espérer. Ce qui nous comble, c'est ce que
nous ne possédons pas encore.
Je dois donc toujours recevoir, toujours espérer
recevoir davantage. C'est cela la vie éternelle. C'est
cela le fait de posséder Dieu en soi. Et c'est cela la
vie à l'intérieur de Dieu. C'est ainsi que Dieu vit. Et
n'allons pas nous imaginer que Dieu est fermé sur
lui-même comme à l'intérieur d'un oeuf qui serait sa
propre nature. Non, Dieu est un être explosif.
Mais voilà mes frères, demain vous allez recevoir
chacun l'exemplaire de cette lettre da Père Abbé
Général. Alors je vous invite à la lire et à la relire
avec grand respect et en vous remémorant tout ce qui a
fait l'objet de nos entretiens vespéraux. Savez-vous
qu'il y en a eu 40 ? Je pense que cette lettre a été
analysée fouillée et commentée je n'ose pas dire de
façon exhaustive car, à mon avis, on pourrait encore la
reprendre et on trouverait encore de nouvelles
richesses.
Nous allons nous en souvenir et nous serons heureux et
encouragés parce que cette lettre nous a confirmé dans
notre option monastique. Et nous savons que nous sommes
en parfait accord avec le Père Abbé Général.
Et pour conclure, mes frères, je vous demanderai de
bien vouloir prier pour lui. Sa tâche est grande, sa
tâche est belle, mais elle est difficile, vous vous en
doutez bien ? Alors je vous demande de ne pas l'oublier.
C'est un homme qui a un très grand sens de ses
responsabilités, nous l'avons bien vu dans cette lettre.
Mais il est un homme fragile comme n'importe lequel
d'entre nous.
Soyons en union spirituelle avec lui, ne l'oublions pas
! Pensons à lui de temps en temps et je suis certain que
nos prières lui seront un puissant réconfort même si
nous n'allons pas le lui crier à ses oreilles. Notre
respect et presque notre amitié doivent lui être acquis,
encore une fois dans le secret, dans l'invisible, et ce
sera pour lui le meilleur soutien.
FIN DE CETTE LETTRE.
Le Chapitre Général. 22.07.80
2. Concile de l’Eglise monastique.
Mes frères,
Revenons-en au Chapitre Général. Nous avons rencontré
les Abbés, les délégués, les observatrices, les
interprètes, les secrétaires, les experts. Il me reste à
vous dire quelques mots d'un personnage important et
très occupé, à savoir le sacristain. Le Chapitre Général
n'est pas une assemblée délibérante ordinaire. C'est un
Organe d'Eglise. Il importe donc qu'il baigne dans la
prière privée et liturgique. Le sacristain est chargé
d'organiser cette prière liturgique.
L'Office de Laudes et l'Office des Vêpres sont chantés
par groupes linguistiques. Les autres Offices sont
récités en privé. L'Eucharistie est célébrée en commun.
Le sacristain choisit chaque jour un premier célébrant
parmi les groupes linguistiques les mieux représentés.
Il veille aussi à ce que le groupe linguistique concerné
prenne en charge tous les chants. Si le premier
célébrant veut faire une homélie, il doit la faire dans
une des langues officielle (Anglais - Espagnol -
Français).
Le récit de l'Institution est toujours dit en latin.
Mais il va de soi que le premier célébrant peut choisir
la langue latine pour l'ensemble. Mais il devra quand
même faire l'homélie dans une langue vernaculaire. Je
pense que c'est une initiative heureuse que l'on puisse
ainsi travailler dans une ambiance de véritable prière.
Cela va demander, j'en suis certain, un gros effort non
seulement au sacristain mais aussi aux capitulants qui
seront choisis pour célébrer.
Mais à mon sens ça ne suffit pas encore. Les Abbés qui
sont réunis là-bas, et les délégués sont représentants
de communautés. Ils portent chacun en leur personne
d'autres hommes qui attendent quelque chose en retour.
Il est donc indispensable que chaque communauté s'unisse
effectivement aux prières qui seront dites là-bas.
Alors je propose ceci : c'est que chaque jour il y ait
une intention prévue aux Offices de Laudes, de Vêpres et
à la Concélébration. Ainsi vous saurez qu'à peu près au
même moment, là-bas, tous ces Abbés, tout ce personnel
sera en prière pour demander à Dieu pour l'Ordre tout
entier, pour chacun d'entre-nous, que nous puissions
mieux voir ce que Dieu nous demande, ce que Dieu espère
de nous, et que nous avions alors la force de
l'accomplir. Donc si notre intentionnaire et si les
prêtres premier célébrant veulent s'en souvenir !
Après tout ce que j'ai déjà dit du Chapitre Général, on
retire l'impression que c'est une machinerie lourde et
compliquée. Et je pense que cette impression
s'accentuera encore lorsque nous aurons quelque peu
avancé à l'intérieur du programme.
Mais nous devons avoir le courage de la vérité. C'est à
dire d'abord éviter le rêve. Rêver d'une assemblée, d'un
Chapitre sans squelette, sans muscles, sans nerfs, une
espèce de Corps angélique qui serait légèrement emporté
sur les ailes de l'Esprit. C'est une tentation, c'est
une illusion dans laquelle tombe si facilement ces
petits groupes qui ont pullulé il n'y a pas tellement
longtemps et qui se voulaient Pneumatique, Pentecôtiste,
Charismatique. La plupart sont évanouis en fumée, mais
il en existe encore un ou l'autre.
Et l'expérience maintenant nous apprend qu'ils se sont
durcis dans des structures qui sont impitoyables,
oppressives et même tyranniques. Comme quoi il est
impossible d'échapper au réel ! Dès que des hommes
doivent vivre ensemble, après un certain temps ils
doivent s'organiser. Et si l'organisation n'est pas
prise à l'intérieur d'une tradition, alors les instincts
mauvais de l'homme, des hommes autoritaires, prennent le
dessus. Et ce sont les plus forts qui oppriment les plus
faibles, qui imposent leurs vues. C'est terrible cela !
Donc mes frères, ayons le courage de la vérité qui se
trouve dans le réalisme charnel et scandaleux de
l'Incarnation. Dieu a voulu, et il veut encore se faire
connaître de nous dans un homme faible, passible,
mortel, qui a été le Christ Jésus et qui l'est encore
maintenant.
Lorsqu'il était parmi nous, nous ne l'avons pas reconnu
! S'il se trouve parmi nous maintenant, le
reconnaissons-nous ? Je veux dire qu'il vit
naturellement dans chacun des hommes, plus
particulièrement dans chacun de nos frères lorsqu'on est
dans une communauté monastique. Mais il a un Corps
mystérieux qui s'édifie également. Et il s'édifie à
travers ces structures, à travers ces institutions qui
nous paraissent parfois tellement étrangères et
étranges.
Mais là, nous devons nous rappeler ce que nous disait
le Père Abbé Général : parvenir à réussir
l'harmonisation des contraires. Ce n'est pas une
entreprise aisée. Il faut pour cela d'abord, me
semble-t-il, un bon jugement, un grand équilibre
psychologique et spirituel naturellement. Il faut que
l'appareil institutionnalisé, humain, inévitable,
nécessaire, devienne le lieu d'une révélation
spirituelle et le véhicule d'une semence de vie.
Un Chapitre Général, ce n'est rien moins que le Concile
d'une Eglise Monastique particulière. L'Esprit de Dieu
repose sur lui et le Christ vit en lui. C'est à cette
condition que le projet de Dieu sur nous se manifeste à
travers le Chapitre Général. Et c'est la raison pour
laquelle il doit baigner dans la prière ; non seulement
la prière des Capitulants, mais la prière de tous les
membres de l'Ordre, et une prière constante.
C'est une question qui a été posée encore, si j'ai bon
souvenir, à Port du Salut à la Conférence Régionale :
Quel intérêt les communautés prennent-elles au Chapitre
Général ? Et la réponse unanime était : AUCUN ! Alors
venait le pourquoi ? Et on cherchait toutes sortes de
raisons qui étaient toutes valables. Mais moi je pense
que la raison première c'est un défaut dans la foi. Nous
ne parvenons pas à réaliser que le Chapitre Général est
la conscience que l'Ordre doit prendre de lui-même pour
conserver son identité.
Vous savez que la folie est une perte de conscience de
ce qu'on est. On va jouer à n'importe quoi : on se
prendra pour un général, ou bien pour un Pape, ou bien
pour un grand brigand, enfin pour n'importe quoi. On
rêve, on est en dehors du réel, on a perdu la conscience
de ce qu'on est.
Et le Chapitre Général est l'Organe qui nous permet de
toujours savoir ce que nous sommes. Pourquoi ? Mais
parce que comme je le rappelais il y a un instant, c'est
en lui que vit le Christ qui est en train de se
construire à travers nous et grâce à nous. Il n'est pas
possible d'échapper à cette réalité. C'est quelque chose
qui est voulu par Dieu lui-même. Naturellement, le
Christ n'a pas institué un Chapitre Général. Non, mais
il a tout de même constitué une équipe, un collège de
douze Apôtres. Et à partir de là tout le Corps a grandi.
Et je pense que le courage de la vérité, c'est d'entrer
là dedans, de ne pas vouloir le nier. Et puis alors, de
l'assumer, et de vivre et d'agir en conséquence. Il faut
donc que les membres du Chapitre Général soient les
premiers à le croire, et puis alors chacun d'entrenous.
Il serait peut-être utile - ça se fera, je n'en sait
rien ! ça s'est peut-être déjà fait - qu'au début du
Chapitre Général on rappelle ces vérités, qui pour moi
sont élémentaires. Mais quand on l'a dit une fois c'est
supposé connu ? Mais on devrait toujours le répéter.
Le Chapitre Général remplit dans l'Ordre ce que le
Chapitre conventuel remplit ici. Je l'ai déjà dit et je
le crois sincèrement, et c'est la vérité : l'Esprit
repose sur la communauté et non pas sur l'Abbé. L'Abbé
n'est que le frère choisi par Dieu pour être le
révélateur de la voix de l'Esprit. Mais l'Esprit est
d'abord donné à la mini-Eglise qu'est la communauté. Et
le Chapitre Général est l'organe qui permet à l'Ordre de
saisir la voix de l'Esprit qui repose sur l'Ordre tout
entier.
Je pense que c'est là quelque chose de très beau et
voulu par Dieu. Essayons de mieux nous en pénétrer. Et
alors je suis certain que les travaux qui se dérouleront
là-bas seront fructueux non seulement pour les
participants, mais aussi pour chacun d'entre nous.
Récollection du mois d’août. 02.08.80
Saint Benoît, un homme de Dieu.
Mes frères,
La lecture que nous venons d'entendre nous rappellerait
si besoin était que nous sommes encore dans l'année du
Jubilé de Saint Benoît. Il est utile que de temps en
temps nous aiguisions notre attention qui se laisse si
aisément émousser par l'acier contondant des événements
qui se précipitent.
Je vous rappelle que le 11 Juillet, au jour où nous
avons célébré Saint Benoît comme Patron de l'Europe, je
vous ai dit que notre mission dans cette Europe en voie
de construction était celle de ces glandes minuscules,
ignorées, qui secrètent des hormones spirituelles,
hormones qui vont permettre la croissance harmonieuse,
équilibrée du Corps.
Oui mes frères, nous devons être fidèles à notre
vocation d'homme, et d'hommes intégrés dans une société
qui se cherche sans arrêt. Et pour cela nous devons
demeurer vigilants, ne pas s'assoupir dans quelques
fausses sécurités. Notre coeur est investi à toute heure
du jour et de la nuit par des cohortes de tentations qui
battent ses murailles et ses portes, qui s'efforcent de
pénétrer afin de brouiller nos chemins, de nous faire
prendre les ténèbres pour la lumière, et nous conduire
là où de sang-froid nous ne vaudrions jamais nous
rendre.
Mes frères, Saint Grégoire dit de Saint Benoît qu'il
était un homme de Dieu, expression vétérotestamentaire
aujourd'hui quelque peu éculée. Nous devons essayer de
rendre à cette qualification homme de Dieu toute
sa vigueur originelle. La vie monastique doit finalement
à son terme, à son sommet, rendre l'homme semblable à un
ange, isangelos, je reprends les paroles tombées
de la bouche même du Christ.
Mais cela ne signifie nullement que notre nature soit
modifiée. Au contraire, l'Esprit nous transfigure, il
nous rend lumineux dans l'amour à condition de
travailler sur un substrat humain existant. Je suis
d'avis que nous négligeons peut-être trop les fondements
anthropologiques d'une vie monastique saine. Nous devons
être des hommes heureux d'être dans une peau d'homme,
fiers de l'être, pour que nous puissions en nous nourrir
l'espoir de devenir des fils de Dieu.
Ainsi mes frères, nous ne devons pas nous satisfaire
d'une existence larvaire. Saint Benoît désire que la vie
monastique qu'il préconise sait dilatante et exaltante.
Il parle de la dilatatio cordis, un cœur qui
s'élargit dans des proportions infinies. Au dehors, le
combat se poursuit plus implacable que jamais.
Mais c'en est fait, plus aucun ennemi ne sait pénétrer
à l’intérieur. Et là dans ce coeur règne une paix
divine, la paix que le Christ a promise, celle qui
habitait son coeur à lui, la paix que le monde ne peut
donner, dont il ne soupçonne même pas la possibilité. Et
cette paix, c'est la possession consciente de la vie
Trinitaire dans la vision réelle de Dieu.
Saint Benoît parle aussi d'une vie monastique
exaltante, exaltatio coelestis, un homme dont
la taille spirituelle grandit jusqu'à atteindre les plus
hauts sommets des cieux, là où Dieu demeure. Et de cette
hauteur le regard surplombe absolument tout ; et l'homme
est revêtu d'une audace qui lui permet d'opérer des
miracles.
Mes frères, le mois d'août est riche en certitudes
encourageantes. Nous rencontrons d'abord - dans quelques
jours ce sera là - la Transfiguration du Seigneur qui
est la célébration festive de la chair divinisée, d'une
chair d'homme encore une fois. Je l'ai déjà dit et je
suis heureux de le répéter : le Christianisme est la
religion de la chair, de la chair appelée à partager la
vie même de Dieu.
Et par après nous rencontrons la créature qui a le
mieux vécu cette réalité : Marie, Reine de l'univers.
Elle qui est devenue aussi Reine de chacun de nos
monastères, elle n'a pas hésité un seul instant face à
l'impossible, parce que cet impossible était déposé là
devant elle par la main même de Dieu.
Et derrière elle nous rencontrons Bernard. Il l'a
suivie comme on se repère sur une étoile. Et il a été
conduit jusqu'au port où il espérait aller, là où s'est
réalisée son union sponsale avec le Verbe de Dieu.
Voilà, mes frères, les lumières qui se trouvent sur
notre route. Nous les rencontrerons au cours de ce mois.
Et nous devons nous laisser captiver par elles dans une
foi que rien jamais ne fera reculer.
Le Chapitre Général. (extraits) 05.08.80
3. Du Postulateur Général : tendre à la perfection.
Mes frères,
Demain nous allons célébrer la fête de la
Transfiguration. Et ce que je viens de dire ici, notez
bien que ce n'est pas intentionnel, dans l'ordre des
questions, c'est sur celle-la que je devais tomber
aujourd'hui. Et cette affaire du Postulateur Général,
elle nous rappelle ceci : que notre devoir, c'est de
tendre â la sainteté. C'est pour ça que nous sommes
venus ici ! Ce n'est pas pour ne pas aller en enfer,
mais c'est pour tendre à la sainteté.
Et moi, j'aurais un peu peur que quelqu'un, un moine,
qui ne voudrait pas tendre à la sainteté, qu'il pourrait
très bien se retrouver en enfer ! ça oui ! Qu'aurait-il
fait alors de son voeu de conversion des mœurs ? Il l'a
tout de même promis solennellement ! Et tendre à la
sainteté, ça ne signifie pas se contenter d'une petite
vie quelconque, même exemplaire ?
Non, il faut faire comme l'a fait ce brave père Cassant
à son époque, donc à la fin du siècle dernier, dans les
trois premières années de ce siècle-ci. Il faut se
livrer corps et âme, et esprit à Dieu pour qu'il puisse
prendre possession de tout notre être et faire un avec
nous, de façon à ce que nous puissions devenir
apparition de Dieu pour les hommes.
Nous n'avons rien d'autre à faire que cela. Mais c'est
beaucoup, c'est tout, et ce n'est pas facile. Vous avez
toute cette lutte contre notre égoïsme à laquelle nous
nous sommes engagés par ce voeu. Nous nous sommes
engagés à mettre à mort notre égoïsme pour que ce ne
soit plus nous qui vivions, mais que ce soit Dieu qui
vive en nous, le Christ qui vive en nous, et nos frères
qui vivent en nous. Pour que nous portions en nous,
encore une fois, les misères de nos frères, que nous les
fassions nôtres, et aussi leurs joies, et aussi la
sainteté à laquelle ils sont déjà parvenus. Parce que
nous ne croissons pas vers Dieu en. francs-tireurs tout
seul. Non, c'est toujours en groupe.
Voilà mes frères ce que nous rappelle cette affaire de
Postulateur Général. Et espérons que le voeu du Chapitre
Général de 1935 se réalise et qu'il se trouve non
seulement dans notre Ordre, mais aussi d'abord à Saint
Remy, de nombreux moines véritablement saints. Ce qui ne
veut pas dire nécessairement que leur cause doive être
introduite ; je ne vais pas jusque là, ce n'est pas
nécessaire. Un suffit de temps à autre.
Mais que au regard de Dieu qui nous connaît, et aussi
un peu au regard des frères parmi lesquels nous vivons,
et aussi des personnes du monde que nous rencontrons,
que nous puissions être pour eux tous, comme je le
rappelais, présence, et apparition, et révélation de
Dieu.
Départ du Père E. 04.08.80
Mes frères,
Demain matin aussitôt après la célébration
Eucharistique, notre frère Jacques escortera jusqu'à O
notre frère E qui va assumer entièrement la mission à
lui confiée par l'Ordre et par l'Eglise. Cette mission
consistera essentiellement pour lui à être pour ses
frères un centre d'unité, une source de charité et un
pilier de sécurité.
Comme vous vous en doutez, c'est là un rô1e qui dépasse
et de loin les forces d'un homme laissé à lui-même.
C'est pourquoi, la présence pour quelques heures
seulement là-bas à O du délégué de la communauté sera le
signe que tout Saint Remy sera à tous moments derrière
Père E pour lui insuffler inspiration et courage. Il ne
s'en va pas seul...nous descendons avec lui.
Il va maintenant nous adresser quelques paroles. Mais
avant de lui céder la place, je veux une nouvelle fais
lui présenter nos sincères félicitations et lui dire une
chose, la dernière : Nous avons confiance que là-bas à O
il sera toujours digne de la communauté de Saint Remy
qui lui a donné la vie et qui maintenant lui permet de
s'engager dans son nouveau destin.
Chapitre : Fête de la Transfiguration. 06.08.80
La Transfiguration, trophée de notre vie monastique
accomplie.
Mes frères,
Nous ne devons pas craindre de regarder en face le
phénomène de la Transfiguration. Il est un fait inscrit
dans notre histoire tout autant que la Résurrection du
Christ. Et pourtant il est transhistorique et
eschatologique. Transhistorique parce que il nous
conduit au-delà de l'histoire, à ce point où tout est
achevé, tout est terminé, où le travail de Dieu est
arrivé à son point d'aboutissement.
Il est eschatologique parce qu'il nous rend présent ce
que nous serons demain. Il place sous nos yeux la
création dans sa perfection finale : le moment où Dieu
sera tout en toute chose, où le Christ sera - mais
visiblement pour tous les vivants - où il sera la
lumière de l'univers.
Mes frères, la Transfiguration nous interpelle
puissamment, surtout en cette année jubilaire de Saint
Benoît, et après les enseignements que nous avons
entendu de la bouche de notre Père Abbé Général. Avons
nous l'audace d'envisager notre transfiguration
personnelle dès cette vie comme le trophée de notre vie
monastique accomplie ? Avons-nous cette audace Vous
allez me répondre : mais on veut bien ! Mais qu'est-ce
que cela veut dire au juste ? Estce possible ? Comment
faire ?
Nous devons bien brider notre imagination d'abord, ne
pas nous laisser transporter sur les ailes du
fantastique, ne pas sombrer dans des rêveries
fantasmagoriques dans lesquelles s'insinue l'ange des
ténèbres qui peut nous faire prendre l’illusion pour la
vérité et nous faire tomber finalement dans le doute,
dans la déception, dans le désespoir.
Non, nous devons bien regarder en face, comme je le
disais en commençant, ce phénomène de la
Transfiguration. Or, il est à notre portée parce que ce
qu'il représente dans la réalité, c'est un ensemble de
qualités qui peuvent être nôtres si nous' prenons au
sérieux notre vie monastique.
La Transfiguration, ce n'est rien d'autre, pour nous,
qu'un coeur pur, qu'un coeur habité par Dieu, qu'un
coeur possédé par le plus grand amour. Ce n'est rien
d'autre que cela ! Et le Christ était cela. Il l'était,
lui, par nature étant le Verbe de Dieu. Nous, nous
devons le devenir par grâce si nous l'acceptons. Or il y
a toujours en nous un refus. Faites bien attention à
cette lecture du réfectoire ( Moïse raconté par les
Sages). C'est peut-être un peu bizarre à notre esprit
cartésien, mais il y a là en dessous une richesse
spirituelle incroyable.
Par exemple ceci : n'aurions nous pas, nous, parfois un
coeur égyptien ? Ne serionsnous pas des hébreux au coeur
égyptien ? C’est à dire des moines au coeur séculier,
donc des hommes qui dans le fond ne croient pas en la
vigueur de leur race spirituelle. Ils doutent sans
arrêt. Ils ne prennent pas Dieu au sérieux. Et sans
cesse alors, ils récriminent, ils essayent de profiter
de leur situation pour acquérir des avantages au plan
humain.
Et le plus grave de tout : ils distillent leur doute et
leur incrédulité dans le coeur des autres. Ils les
détournent alors de la confiance absolue qu'il faut
donner à ce Dieu qui nous appelle. Saint Benoît le
savait. Cette révolte de Datân, de Coré, d'Abiram, elle
s'est préparée longtemps à l'avance. Et Dieu a été
infiniment patient jusqu'au jour où ça ne pouvait plus
durer parce que le sort du Peuple entier était en jeu.
La terre s'ouvre, et elle les engloutit, et elle se
referme, et c'est fini : on n'en parle plus. Ils sont un
exemple maintenant pour les générations à venir.
Saint Benoît dit la même chose lorsqu'il parle quelque
part de ces moines qui ne veulent pas croire ce qu'on
leur dit, ce qu'on leur répète. Alors en latin, c'est
effrayant presque. Il dit ceci : eis praevalens ipsa
mors, 2, 10, ça se termine la dessus. Finalement,
dit-il, que vat-il arriver ? C'est la mort qui va
prévaloir sur eux. C'est la terre qui va s'ouvrir sous
leurs pieds et ils seront engloutis. Je suis ici
moralement certain que Saint Benoît avait en vue cette
révolte des incrédules au désert. ( Nb 16, 1-12 ).
Eh bien, mes frères, nous pouvons nous demander si
parfois il n'en va pas de même pour nous par rapport à
ce trophée d'une vie monastique parfaite qu'est la
Transfiguration. Voyons un peu ce qu'elle est maintenant
: d'abord un coeur pur.
Donc, c'est un coeur duquel a été arraché cette racine
de tous les vices et péchés qu'est l'égoïsme. Donc un
coeur qui, au lieu d'être replié sur lui-même toujours
en train de grogner, de ruminer ses rancoeurs parce que
ça ne va pas, parce que on ne sait pas s'approprier,
qu'on ne sait pas dominer, qu'on ne soit pas suivre ses
passions ; c'est un coeur qui, au lieu d'être tout cela,
au lieu d'être égoïste, il est ouvert, il vit des
autres, il vit pour les autres, il est tout accueil,
toute ouverture, toute bienveillance. Il ne fait plus de
retour sur lui, ça lui est devenu impossible.
Et ce n'est pas là quelque chose d'extraordinaire, vous
le savez bien. Cela, c'est le terme obligé de toute vie
chrétienne, et en particulier de la vie monastique. Je
l'ai rappelé hier encore en parlant de la sainteté, du
Postulateur Général et de tous ces statuts de droit
canonique. Non, c'est quelque chose vers lequel nous
sommes engagés à tendre par un voeu.
Et ici, il nous faut être logique avec nous-mêmes. Et
si nous n'étions pas logiques avec nous-mêmes, eh bien
je le dis carrément, mais il vaut mieux repartir. Si
j'ai un coeur séculier, eh bien, que j'aille vivre avec
les séculiers, je ne suis pas à ma place dans un
monastère. Il vaut mieux cela, que de voir le sol
s'entrouvrir sous mes pieds et que je tombe dans le
trou.
Voilà un coeur pur ! Un coeur pur, c'est un coeur qui
sera habité par Dieu, ça va de soi ! Pour être ainsi
purifié, il faut que l'Esprit de Dieu s'en soit emparé.
Et alors, ce coeur va devenir transparent, il va devenir
lumineux, il va devenir chaud. Et à ce moment là, il est
impossible que ce coeur qui est habité par ce Dieu qui
est lumière ne laisse pas transparaître quelque chose à
l’extérieur.
Et maintenant, nous avons ce phénomène proprement dit
de la Transfiguration d'un homme. Cette lumière qui est
dans le coeur et qui le rend pur doit briller dehors.
Elle brillera d'abord dans le regard. On dit que les
yeux sont les fenêtres de l'âme et c'est bien vrai.
C'est dans le regard de quelqu'un qu'on sait voir ce
qu'il y a dans son cœur. Si Dieu y habite, Lui qui est
lumière, ça brille dans le regard.
On disait du Curé d'Ars qu'on voyait la chasteté
briller dans son regard. Et chasteté, il faut l'entendre
dans le sens plénier du mot, c'est à dire cette
luminescence d'un amour total pour Dieu et pour les
hommes, pour soi-même aussi car alors on s'aime dans la
vérité.
Cela transparaît aussi dans la conduite, la conduite
qui sera naturellement surnaturelle, si je puis me
permettre cette expression un peu paradoxale. C'est à
dire que le surnaturel devient naturel chez cet homme.
Il ne doit pas faire un effort, il ne doit pas se
forcer, il ne doit pas réfléchir. Non, chez lui c'est
spontané, quasi naturaliter dira Saint Benoît,
7,68, comme si c'était naturel.
Or cela, mes frères, encore une fois, c'est une chose à
laquelle nous devons travailler, ou plutôt nous laisser
travailler par Dieu. On se donne à lui, eh bien,
laissons-le faire, et on y arrive. C'est un cadeau qu'il
nous fait : ouvrons les mains bien larges, le plus large
possible, tendons nos bras, toute notre musculature pour
pouvoir porter ce cadeau. Avec Dieu, plus on espère,
plus on reçoit. Quand on n'espère rien du tout, mais il
ne donne rien, alors ! Oui, quelques richesses de
l'Egypte, mais finalement, ces richesses seront aussi
englouties dans ce trou.
Et enfin, un coeur pur, un coeur en voie de
transfiguration, c'est un coeur habité non seulement par
Dieu, mais par Dieu qui est le plus grand amour. C’est à
dire que l'homme alors, tout naturellement, pour
reprendre une nouvelle fois l'expression de Saint
Benoît, il donne sa vie pour les autres. Il ne lui vient
même pas à l'idée de garder sa vie pour lui.
Dieu, lui, il est écoulement de vie, il est source de
vie. C'est d'ailleurs ça Dieu le Père : Source de vie.
Alors, l'homme qui est habité par ce Dieu devient
lui-même aussi source de vie pour les autres. Il ne la
tient pas pour lui. Il ne va pas chercher la vie chez
les autres pour s'en repaître. Non, lui, il donne la
sienne et tout simplement.
Vous voyez que la Transfiguration, ce n'est pas quelque
chose encore une fois de fantasmagorique. Non, c'est cela
!
Maintenant, le Christ, lui, il était cela. Il s'est
montré, lui, mais vraiment lumineux comme le soleil.
Mais il a voulu, là, nous faire voir ce que nous serons
un jour. Car si la lumière qui est en nous maintenant
déjà, si cette lumière qui nous habite déjà même quand
nous ne sommes pas tout à fait transfigurés, si nous
pouvions la voir, mais nous deviendrions aveugles. Nous
ne saurions pas en supporter l'éclat. Il faut que cette
lumière, dans notre situation présente, soit tamisée par
l'obscurité de la foi.
Mais dans le Christ est apparu ce que nous serons un
jour. Nous brillerons tous comme des soleils. Mais ce
sera, je dirais notre clarté, la clarté universelle qui
sera en même temps vie et qui sera en même temps notre
plus grand bonheur. On parle que la lumière éternelle
luise sur les défunts. Mais il faut prendre ça au
sérieux. C'est cette lumière qui était celle dans
laquelle vivait le Christ, et qui rayonnait de sa
personne, et qui nous habite déjà maintenant, et à
laquelle nous devons faire confiance pour qu'elle nous
transforme totalement et qu'un jour, après la
résurrection de la chair, elle soit vraiment notre
vêtement.
Mes frères, vous comprenez qu'on pourrait parler sans
fin là-dessus. Mais nous avons les moyens à notre
disposition. Voilà, nous avons d'abord l'Eucharistie.
Est-ce que nous nous rendons bien compte de ce que c'est
? Nous recevons en nous et nous assimilons tous les
jours le Corps et le Sang du Christ ressuscité. Nous
l'avons en nous.
A moins de recevoir l'Eucharistie comme un chien la
recevrait, ça doit agir en nous, ce n'est pas possible
autrement. Cela doit insensiblement, comme une
nourriture spirituelle que nous recevons, ça doit nous
diviniser. Mais recevons la dans des dispositions
convenables en sachant bien ce que nous faisons, de
façon consciente, en ayant à ce moment-là, dans toute la
mesure du possible, écarté tout ce qui peut être
souillure pour notre coeur.
Nous avons aussi l'oraison. L'oraison, mais voyez un
peu : on se tient là en présence du Christ qui est
ressuscité, qui rayonne, lui, maintenant. Et je le
répète, nous ne pouvons pas voir cette lumière avec nos
yeux de chair parce que alors nous serions
instantanément aveuglés. Mais ça ne fait rien, ça est là
! Essayez un peu, en cette saison ci, on s'expose à la
lumière solaire. Et qu'arrive-t-il ? Certains brunissent
tout de suite à fond, d'autres beaucoup moins, mais ça
ne fait rien, il en reste quelque chose. Suivant la
qualité de notre peau, ça s'imprime.
Si nous nous exposons à ce soleil qu'est le Christ, il
est impossible que notre corps spirituel en formation
n'en soit indélébilement marqué. Vous voyez, c'est cela
l'oraison. C'est cette lumière qui s'imprime en nous,
qui nous donne une autre apparence. Et pourtant on nous
reconnaît, c'est toujours nous. Mais il y a un quelque
chose qui maintenant est de Dieu. Nous sommes en train
d'être des fils de Dieu, d'être divinisés.
Et enfin il y a l'ensemble de notre vie. Une vie qui
est, dans notre vie monastique, participation à la
Passion, à la Croix, à la souffrance, aux travaux, mais
aussi à la glorification du Christ. Saint Benoît le dit
: Allez, dit-il, passez par toutes ces misères que le
Christ a connues pour arriver à la gloire de sa
résurrection.
Voyez mes frères ! Nous avons tout à notre disposition.
Et je pense que nous pouvons être reconnaissant à Dieu
de nous avoir appelés à une telle vie. Et reconnaissant
de ce qu'il nous donne de toujours mieux la comprendre,
d'en saisir la beauté pour nous laisser prendre par elle
et emporter jusque là où il nous appelle et qui est,
vous pouvez m'en croire, une transfiguration de notre
être semblable - je ne dis pas identique - semblable à
celle du Christ. Mais qui un jour, vous le verrez, et
nous nous reverrons alors, sera identique à la sienne.
Le Chapitre Général. (extraits) 10.08.80
4. Nature et fonction du Chapitre Général.
Mes frères, La nature et la fonction du Chapitre
Général dépendent au premier chef de la nature et de la
qualité du projet Cistercien. Or, une analyse
pénétrante, attentive, sympathique des premiers textes
Cisterciens fait apparaître que les Fondateurs de
Cîteaux en s'enfonçant dans leur forêt impénétrable ont
eu l'intention de vivre une spiritualité du désert dans
le cadre de la Règle de Saint Benoît. Cela signifie que
leur objectif était d'atteindre le plus rapidement
possible les culmina doctrinae et virtutum dont
parle Saint Benoît, ces sommets de sciences et de vertus
dont nous parle la Règle. 73, 25.
Et maintenant, si je traduis en langage monastique
primitif cette expression sommets de sciences et
de vertus, je retrouve les deux buts
qu'essayaient d'atteindre les premiers moines. Le
premier moine était d'abord un praktikos, c'est à
dire un frère qui devenait expert dans le combat
ascétique. Il connaissait tous les détours des pensées
et des passions. Il connaissait toutes les ruses des
démons. Il pouvait lutter à visage découvert et à mains
nues contre les vices de la chair et de l'esprit. Il
pouvait vaincre.
Et à ce moment, avec la grâce de Dieu toujours, son
coeur devenait pur, son coeur devenait limpide. Et Dieu
le prenait et l'introduisait au plus profond de son
intimité. Et là, il devenait un gnostikos, c'est
à dire un moine qui savait, un moine qui voyait. En
terminologie d'aujourd'hui, il devenait un contemplatif.
Il regardait Dieu, il explorait les secrets de la
divinité, non pas de façon spéculative mais directe. Un
simple voile était tendu entre Dieu et lui, mais son
regard devenu pur perçait ce voile. Le voile n'était là
que pour protéger la faiblesse de la chair. Mais l'homme
tout entier dans son corps et dans son âme était chez
Dieu.
Voilà l'idéal monastique à son état le plus simple mais
aussi le plus beau. Il est repris par Saint Benoît. Les
premiers Cisterciens veulent y retourner. Qu'ont-ils
fait ? Cela signifie qu'ils ont essayé de recevoir ce
cadeau extraordinaire qu'est la divinisation. Et ici,
pour exprimer leur expérience, ils ont usé d'expressions
qui ne laissent aucun doute. Cela se trouve sur les
lèvres et sous la plume des premiers disciples des
Fondateurs, ceux qu'on appelle les Grands Pères
Cisterciens. Il y en a beaucoup, je vais en rappeler
deux. Ils ont emprunté leurs paroles soit à l'Ecriture,
soit qu'ils ont forgé eux-mêmes des formules originales.
Voici une empruntée à l'Ecriture : Celui qui est uni à
Dieu, qui adhère Dieu qui colle à Dieu, ne fait plus
avec Dieu qu'un seul Esprit. Le voici donc devenu Dieu
par participation.
Saint Bernard a forgé une belle sentence qui dit très
bien le sommet de cette vie à laquelle ils aspiraient.
L'âme, dit-il, devenue épouse du Verbe conçoit du Verbe
ce qu'elle enfante au Verbe de Dieu. Et ça veut dire
ceci : l'homme, le moine est devenu épouse du Verbe de
Dieu Incarné. Et alors il commence comme une bonne
épouse à engendrer, à produire des enfants.
Le voici donc qui participe à la fonction créatrice et
rédemptrice du Christ glorifié. C'est un homme qui jouit
d'un état qui le rend ressuscité avant même d'être mort.
San corps spirituel est presque achevé. Et ce corps
spirituel porte en lui d'autres personnes qui deviennent
ses enfants spirituels dans l'invisible.
Voilà donc mes frères, là il n'y a aucune hésitation
possible, le sommet auquel désiraient parvenir les
Cisterciens lorsqu'ils relisaient la Règle avec un regard
neuf.
Maintenant le Chapitre Général, il est, ou du moins il
doit être une assemblée de moines possédés par cet
idéal. Tous désirent y parvenir. Certains peut-être y
sont déjà ? Mais surtout ils désirent y conduire leurs
frères. Ils désirent faire de leur monastère une cellule
du Royaume de Dieu, une maison de Dieu.
Mais dans le monastère on n'est pas chez soi, on est
chez Dieu. Tout ce qui se trouve dans le monastère est
saint et sacré. Il y règne une atmosphère unique qu'on
ne trouvera jamais en dehors des murs. Le Chapitre
général dans ces conditions sera à la fois pneumatique
et pastoral.
Pneumatique, je veux dire ceci. L'Esprit de Dieu repose
sur la communauté comme telle. Et à l'intérieure de
cette communauté, il y a un frère qui doit être
l'oreille et la bouche de la communauté. Oreille qui
perçoit le souffle de l'Esprit et une bouche qui chante,
qui traduit, qui mélodie le chant que l'Esprit fait
retentir, plutôt fait sourdre à l'intérieur de la
communauté.
Le Chapitre Général est par excellence le lieu de
l'Esprit. Et les Abbés qui sont là doivent être
attentifs à perfectionner leur ouïe et leur parole. Si
bien que lorsqu'ils reviennent dans leur communauté, ils
sont devenus des instruments plus délicats, mieux
adaptés encore. Le Chapitre Général sera donc par
excellence, pour reprendre une expression cistercienne,
le auditorium spiritus sancti, l'endroit où on
écoute l'Esprit Saint. Saint Benoît le disait du
Chapitre Conventuel. Cela vaut à fortiori du Chapitre
Général. Dans ce sens il doit être pneumatique.
Mais il sera aussi pastoral. Pastoral parce que on y
apprendra l'art, ou on se perfectionnera dans l'art
sublime de l'Amour. C'est là qu'on doit apprendre à
aimer mieux de façon à faire vivre mieux les frères avec
lesquels on est en contact permanent. Le Chapitre
Général doit être une schola caritatis. Et
n'oublions pas que son fondement est la Charte de
Charité. A cette condition il sera pastoral.
Le Chapitre Général doit être habité aussi par une
préoccupation : Comment incarné aujourd'hui cet idéal
Cistercien ? Il faut éviter de faire de l'anachronisme
ou de la théâtralité. Il faut plutôt se demander comment
aujourd'hui être dans un monde sécularisé, agnostique,
athée, comment être des glandes invisibles qui
distillent les hormones spirituelles qui permettent à
l'humanité de croître de façon équilibrée, harmonieuse
et saine, quelque soient les hommes, quelque soient les
soucis de cette humanité toujours, toujours en état de
recherche.
Cela, c'est la question que doivent se poser les
Capitulants. Comment être aujourd'hui à notre place dans
le monde ? Comment chacun des frères pourra-t-il se
sentir responsable des autres ? Et ici, il me semble que
le Chapitre Général devrait d'abord mettre en lumière la
vérité, la vérité sur l'idéal qu'on poursuit, la vérité
sur les responsabilités que l'on encourt. Et puis
baliser le chemin vers cette vérité, placer des bornes,
des repères, qui permettent à chacun de se guider. Puis,
adapter les moyens, les instruments, les outils ; les
adapter aux hommes et aux besoins d'aujourd'hui. Ne pas
vouloir travailler avec des outils d'avant hier. Non,
les outils d'aujourd'hui, les mettre entre les mains de
chacun.
Et enfin, ne pas avoir peur de pratiquer la
prospective, c'est-à-dire ne pas craindre la nouveauté,
mais la nouveauté dans le sens Cistercien du terme, ces
premiers hommes, ces Fondateurs qui affectionnaient le
mot nouveau. Leur monastère s'appelait le Nouveau
Monastère. On y voyait ce qu'on n'avait jamais vu
auparavant ailleurs, nouveau dans le sens Paulinien du
mot : un homme nouveau, un esprit nouveau, un coeur
nouveau. Ne pas avoir peur d'innover, ce qui ne veut pas
dire démolir l'ancien ! Non, mais à partir de l'ancien
faire surgir le nouveau qui sera le support de demain.
Voilà l'aspect juridique du Chapitre Général. Cela
consistera à canaliser la vie, à l'encourager, à la faire
avancer. Il sera donc générateur de jeunesse.
Maintenant, il existe dans l'Ordre une carence grave.
C'est qu'il n'existe plus de monastère de référence.
Primitivement il existait l'Abbaye de Cîteaux. Les
Abbés-fils y revenaient pour se ressourcer, pour se
corriger, et pour repartir avec un feu nouveau -
toujours ce mot nouveau ! Aujourd'hui ça n'existe plus.
Et c'est manifesté symboliquement par un fait
regrettable que d'après ce que j'ai entendu dire, les
Capitulants commencent à sentir : c'est que le Chapitre
Général se tient dans une maison étrangère à l'Ordre.
Il n'y a plus de maison de l'Ordre où le Chapitre
Général puisse se retrouver, retrouver son image. C'est
pourquoi on voudrait à nouveau se réunir dans une maison
; mais la difficulté c'est qu'il n'y a pas de maison
suffisamment grande. Ou peut-être Oelenberg prévu pour
200 moines ? Mais l'hôtellerie est peut-être toute
petite ? Enfin je n'en sais rien ! Mais je vous dis :
là, il y a quelque chose qui manque. Mais comment
compenser cette carence ?
A mon avis c'est possible et cela pourrait être la
mission de l'Abbé Général. L'Abbé Général pourrait être
par ses visites amicales dans les communautés, par ses
lettres circulaires, la conscience que l'Ordre prend de
lui-même de son état présent, de ses faiblesses, de ses
lacunes, mais aussi de sa force, de ses espoirs. L'Abbé
Général L'Abbé Général pourrait alors par ce qu'il est
dans sa personne, par ce qu'il fait, par ce qu'il dit,
remplacer très avantageusement les documents que la
Chapitre Général s'efforce de produire, et qui n'ont
aucun impact sur les communautés ! Ce qui vient d'un
homme conscient de sa mission sonne beaucoup plus vrai
qu'un document élaboré à grand peine par des hommes qui
veulent à tout prix produire quelque chose. C'est de
l'artificiel !
Et alors, je me permettrais de proposer un programme
pour un Chapitre Général futur ou bien utopique ! Un
Chapitre Général vu comme je viens de l'expliquer
maintenant pourrait prendre, pourrait inscrire à son
programme trois points, rien que trois. Ce sont les
trois points repris en conclusion par le Père Abbé
Général dans sa dernière lettre.
D'abord la nécessité de mettre l'accent sur l'aspect
contemplatif de notre vie, l'importance d'une véritable
pauvreté dans la structure économique moderne, et enfin
la difficulté de faire assimiler les valeurs
antinomiques d'une vrai vie monastique.
Si un Chapitre Général composés d'hommes habités par
l'Esprit voulait réfléchir sur ces questions, je pense
que la résonance serait quasi infinie dans tout l'Ordre.
A condition, naturellement, qu'ils fassent part de leurs
expériences, de leurs échanges à chacune de leur
communauté.
Chapitre : Fête de l’Assomption de Marie. 15.08.80
Secours Notre-Dame.
Mes frères, Nous connaissons tous la dévotion sans
pareille de Saint Bernard et des premiers cisterciens
peur la vierge Marie. Trois éclairs de la beauté de
Marie les avaient captivés : sa maternité divine - sa
fonction de médiatrice - et son exaltation dans la
gloire du ciel auprès de sen Fils. Ils savaient que ces
privilèges de Marie étaient fondés dans une élection à
laquelle eux-mêmes avaient part. Marie était leur mère.
Marie voulait leur faire partager toutes ses
prérogatives. Il n'est rien dans Marie qui ne fut pour
eux ; et ils en avaient conscience.
Et c'est cela qui leur donnait une audace sans
pareille. C'est la raison pour laquelle également ils
n'ont pas tardé à placer leurs monastères sous le
patronage de la Vierge Marie. Et en cette année où nous
célébrons le 750° anniversaire de la fondation de notre
monastère, nous pourrions nous rappeler que le nom
primitif de notre Abbaye était : Sucursus beatae
Mariae virginis, Secours Notre-Dame,
ou plus précisément : Secours Vierge Marie.
Nous sommes à l'âge de la chevalerie, à l'époque des
croisades, et ce nom sonne comme un cri de ralliement et
un appel. Pour bien comprendre le sens, nous devons voir
d'où nous partons et où nous allons. Alors, nous
pourrons en extraire la moelle spirituelle, la déguster
et nous en fortifier.
Nous allons à l'exaltatio coelestis dont nous
parle Saint Benoît. Nous allons là où est Marie, là où
elle a été élevée. Et nous y sommes conduits par la même
grâce que la sienne. Nous espérons même déjà dès cette
vie voir filtrer jusqu'à nous, par cette fenêtre qu'est
Marie, les rayons de la lumière dans laquelle elle vit,
cette lumière de Dieu qui n'est rien d'autre que la
Trinité.
L'hymne que nous chantons, que nous avons encore chanté
aujourd'hui, voit Marie comme une fenêtre ouverte dans
le ciel. Elle la voit comme une étoile, comme une porte.
Il y a la une invitation, un appel pour nous. Et les
premiers cisterciens n'ont pas hésité un instant dans
leur coeur. Ils n'ont pas hésité à croire que cette
porte était ouverte pour eux, que cette fenêtre était là
pour les inviter et pour leur permettre de toujours voir
leur route. Ils savaient où ils allaient. Voilà où nous
nous rendons !
Et nous partons d'un marécage de vices et de péchés
dont nous parle aussi Saint Benoît. Nous partons de la
région de l'hostilité et du refus, région de la
dissimilitude, de la dissemblance, disait Saint Bernard.
Avant de commencer, nous avons déjà dit non. Et de
l'endroit de cette terre d'exil où nous plonge notre
péché, dès notre naissance nous entendons un chant, nous
entendons une voix qui nous invite.
Rappelez-vous ce que dit Saint Benoît : Ecoutez,
qu'y a-t-il de plus doux que cette voix du Seigneur
qui nous appelle. Pr,45. Mais cette voix, elle est
en harmonie avec un chant qui est la voix de Marie. Et
ces deux voix nous séduisent, nous font lever la tête,
nous mettent en branle, nous donnent le courage de
marcher. Nous ne sommes pas seul sur cette route. Nous
allons en groupe. La communauté monastique est une
militia, une armée, un corps d'armée qui s'avance.
Rappelons-nous cette époque des croisades où ils
partaient de ces régions-ci. Ils se mettaient en route à
pied ou à cheval pour des terres inconnues. Ce n'était
pas programmé, ni touristiquement équipé comme
aujourd'hui. Une route qui est encore la nôtre, où pour
nous maintenant une route truffée de pièges, semée
d'embuscades. Cette route était organisée. Celui qui
s'en écartait tant soi peu était en péril de mort. Il
tombait entre les mains des ennemis ou des brigands.
Il fallait donc que brille à leurs yeux un écu. Donc un
écusson, une devise qui était comme un drapeau et qu'ils
pouvaient toujours voir. Ils pouvaient se reconnaître.
C'était comme un mot de passe qui leur faisait éviter de
tomber dans les séductions d'un ennemi astucieux. Et
alors de temps en temps un cri lancé qui leur permettait
dans l'obscurité de reconnaître la route, de savoir où
se trouvait le groupe. Et ce cri de ralliement était
pour le monastère dans lequel nous vivons maintenant :
Secours Notre Dame.
Il était aussi un appel, un appel lancé vers celle qui
était capable de nous aider, un appel à l'aide adressé à
la femme qui avait réussi à vaincre le serpent. Notre
vie monastique est une vie mystique. Nous devons
toujours baigner dans cette atmosphère de réalités que
nous ne pouvons comprendre et traduire qu'à travers des
images et des symboles.
Nous allons dire : Oui mais ! Nous sommes ici dans un
endroit, nous vivons dans une c1ôture, nous ne circulons
pas facilement en dehors. Et pourtant, comment se
fait-il que nous soyons une armée en route vers un
objectif ? Nous le sommes spirituellement, nous le
sommes mystiquement, nous le sommes ensemble.
Le corpus monasterii est une réalité en
mouvement. Ce n'est pas une chose statique. Ce mouvement
va vers l'avant, mais il s'élève aussi vers le haut. Il
s'élève vers le lieu où Marie nous a précédée à la
suite, elle-même de Celui qui est le prototype de
l'humanité divinisée, le Christ Seigneur ressuscité.
Le cri que nous lançons Secours Notre Dame et
par lequel nous appelons au secours, est adressé à Marie
parce que nous savons qu'elle nous donnera part à sa
foi, à sa confiance, à sa fidélité et à sa force, toutes
vertus dont nous avons besoin pour avoir le courage et
l'endurance de marcher jusqu'au bout. Mes frères, en
invoquant ainsi Marie nous devons tenir le regard fixé
vers l'endroit où elle se trouve déjà. Où elle est, elle
est comblée, elle est transformée. Et nous savons que
demain nous serons avec elle et auprès d'elle.
Et lorsque je dis demain, je ne pense pas seulement à
notre résurrection d'entre les morts, ni même après
notre mort physique. Mais demain, pour nous, c'est le 16
Août ! Vous comprenez ! C'est un véritable demain. Et
nous pouvons être avec elle si nous sommes déjà dans son
obéissance, si nous sommes dans sa confiance, si nous
sommes dans sa fidélité, si nous sommes dans sa force,
si nous sommes dans son amour.
La réalité de notre divinisation, elle est présente en
nous. Et le regard purifié de notre coeur voit déjà, de
façon indistincte mais bien réelle, la lumière dont nous
serons revêtus entièrement à l'heure de notre
résurrection charnelle, corporelle. Mais cela, ce sera
l'aprèsdemain !
Mes frères, tenons au coeur, mais solidement chevillé,
l'espérance que notre vie elle a un sens, que notre vie
elle est réussie maintenant. Et que si nous partageons
la foi de Marie, si noua ne craignons pas de l'appeler à
notre secours, c'est la devise de notre monastère
Secours Notre Dame, alors nous savons que nous
serons avec elle parce que nous le sommes déjà
maintenant. Et rien, jamais, ne pourra arracher de notre
coeur l'espérance de la vie éternelle qui nous est
promise, qu'elle possède déjà, et qu'elle nous donne
amoureusement, maternellement à chaque instant de notre
vie.
Le Chapitre Général. 22.08.80
5. Comment être Père Immédiat aujourd’hui ?
Mes frères,
Ces derniers jours nous avons beaucoup discouru de
filiations trop nombreuses. Nous avons parlé de la
paternité de la Trappe. Il a été question de maison-mère
avec ses filles, de Père Immédiat. Et ce soir, grâce à
la bonne obligeance de notre professeur de chant nous
disposons encore de quelques minutes. Je vais vous
donner un peu mon avis au sujet de la façon d'être Père
Immédiat aujourd’hui.
C'est très facile vu que je ne le suis pas, ou qu'il
n'y a pas encore de danger de l'être, du mains dans
l'immédiat. Mais c'est difficile car maintenant chaque
communauté à le droit d'incarner l'idéal cistercien
suivant la personnalité qu'elle possède, originale,
typique. Personnalité façonnée par une multitude de
facteurs : par l'environnement, par les locaux, par les
bâtiments, par les personnes qui la composent
naturellement, par son économie, la façon dont elle
s'occupe, dont elle s'emploie pour gagner sa vie comme
on dit. Il y a donc une légitime diversité au sein d'une
unité foncière dans l'Ordre.
Cet idéal de personnalisme doit malgré tout rester dans
la ligne de l'idéal voulu par les fondateurs de Cîteaux,
c'est à dire une anachorèse réelle, la vie
contemplative, une lecture spécifique de la Règle de
Saint Benoît. C'est un peu sur ces thèmes qu'a évolué la
dernière lettre du père Abbé Général. Le Père Immédiat
doit donc faire preuve de très grand discernement, de
façon à éviter de faire de la maison-fille la réplique
de la maison-mère. Vous savez que l'on fait plaisir à
une maman lorsqu'on lui dit : Oh, votre petite fille,
votre petit garçon, mais c'est tout à fait vous ! Oui,
mais on ne peut pas dire ça d'une maison-fille dans
l'ordre des filiations des monastères.
Or, ça peut être une tentation chez un Abbé: sans le
chercher, sans le vouloir, essayer de faire passer ses
idées dans la maison-fille. Pour lui, son abbaye, c'est
l'idéal ! C'est ce qu'il fait qui est le mieux et, ma
foi, il n'y a pas de raison que la parenté ne soit pas
un peu dans la même ligne. Il doit donc éviter cela ! Au
contraire, il doit aider la fille à toujours mieux
découvrir son identité. Il doit l'aider pour cela en
s'oubliant lui-même.
C'est la première chose à faire. Il doit s'oublier pour
épouser les désirs légitimes de la fille. C'est le grand
drame aussi dans les familles. Combien de fois
n'entend-on pas les grands garçons, les grandes filles :
ça ne va plus avec les parents ? Mais les parents, ils
n'imaginent pas que les choses ont tellement évolués en
une génération ! Et ils voudraient que leurs enfants
soient tout à fait comme eux. Mais ce n'est pas possible
! Alors, c'est la guerre, des conflits sans fin, ça peut
même aller très loin !
Parfois, ça s'arrange. Mais je le dis, souvent le
défaut, la faute première est chez les parents d'abord.
Les enfants sont encore trop jeunes, ils ne savent pas
encore très bien ce qu'ils font et les parents sont
sensés être adultes ! Mais ce n'est pas si simple. Et on
doit s'oublier pour permettre à l'autre de découvrir son
identité.
Et puis alors, un Père Immédiat ne doit rien brusquer.
Non, au contraire, il doit, je pense qu'il est très
important qu'un Père Immédiat se fasse aimer, qu'on aime
à le voir venir dans la maison-fille. Il ne faut pas que
lorsqu'il annonce sa visite, on dise : encore une fois !
Qu'est-ce qu'il peut bien venir faire ? Qui lui a encore
écrit pour se plaindre ?
Mais non, on doit être heureux de le voir arriver,
parce qu'il vient aider la fille à devenir elle-même. Il
doit donc être extrêmement discret, lorsqu'il vient. Il
ne doit pas faire l'importun, mais faire confiance.
C'est tellement important aujourd'hui : faire confiance
à toute une communauté.
Autrefois le rôle du Père Immédiat, surtout dans les
Visites Régulières, était de contrôler l'Observance. Si
des points n'étaient pas en ordre, il fallait le
signaler dans la Carte de Visite et veiller qu'à partir
de ce moment les choses tournent comme c'était prévu
dans les règlements.
Non, tout ça est fini ! Ce que le Père Immédiat doit
faire, c'est insuffler aux frères de la maison-fille le
goût de vivre. Le goût de vivre humainement d' abord, et
puis le goût de vivre spirituellement. Si je n'est pas
le goût de vivre au naturel, comment pourrais-je l'avoir
au surnaturel ? Ce n'est pas possible !
Il doit donc apporter une ambiance de sérénité. de
paix, une joie de vivre qui doit un peu se communiquer.
Il ne doit pas arriver dans sa maison-fille avec les
problèmes de la maison-mère, ni avec ses problèmes à
lui. Non, il doit tout à fait oublier. Une fois qu'il
est chez sa fille, il est un autre. Mais espérons
naturellement que dans la maison-mère tout aille bien,
et chez le Père Immédiat aussi personnellement.
Mais je veux dire : il n'y a rien à faire, il est un
homme, il est un frère comme les autres, il a ses
difficultés. Eh bien, quand il arrive chez la fille, il
doit oublier tout ça. Il doit répandre la paix qui doit
toujours être au fond de son coeur, même si en surface
il y a des remous et des tempêtes. Alors, ça exige
beaucoup ! Oui, ça exige une connaissance aimante de la
fille, c'est à dire de tous les membres de la
communauté. Il est important qu'il les connaisse tous
personnellement. Une maison-fille, ce n'est pas une
abstraction, ce sont des hommes. Il faut donc les
connaître, et les connaître en les aimant.
Il y a une façon de connaître les gens - je vous l'ai
déjà dit - qui les tue. C'est la connaissance mauvaise,
la connaissance presque diabolique. La tentation se
trouve en nous. Il faut une connaissance aimante, c'est
à dire voir dans l'autre l'Esprit de Dieu qui travaille,
la Lumière qui est là, et qui brille et qui essaye de
percer. Et aider alors chacun des membres de la
communauté, et la communauté toute entière à découvrir
ce qui a de bien en elle et à le cultiver. Vous voyez,
connaissance presque amoureuse.
Et puis alors, naturellement, ça exige des contacts
fréquents, des contacts, oui, fréquents. Ils ne doivent
pas être importuns, il ne doit pas être là tous les
jours, mais malgré tout, pour apprendre à connaître ? Et
aussi une longue expérience. J'imagine un Père Immédiat
nouveau. Il ne connaît pas une communauté. Il lui faudra
longtemps avant de connaître ses filles dans le détail.
La connaissance des filles autrefois, peut-être se
bornait-elle à voir un peu si les questions financières
et économiques étaient en ordre, si on gagnait bien sa
vie ? Si on n'avait pas de dettes ? Pas de difficultés ?
Et puis connaître aussi les petits côtés. Voyez, c'était
ce qui n'allait pas. Mais maintenant il faut plutôt
connaître ce qui va bien. Mais pour ça, il faut une
longue expérience et des contacts fréquents. Ce qui veut
dire certainement qu'être Père Immédiat aujourd'hui
prend plus de temps qu'autrefois.
Mais on dira : Mais la Visite Régulière, c'est une fois
tous les deux ou trois ans. C'est vrai. Mais il s’agit
bien autre chose que de Visite Régulière. La Visite
Régulière est un moment, disons un peu plus fort que
d'autres. Mais il y a des visites qui ne sont pas
régulières, qui sont ces prises de contact, ces échanges
de vie entre non pas seulement l'homme, l'Abbé, le Père
Immédiat mais aussi la communauté qu'il porte en lui. La
mère qui essaye de faire parvenir sa fille à sa taille
parfaite, unique, originale, belle, différente de celle
de la mère. Donc, ça prendra beaucoup plus de temps.
Mais les forces d'un Père Immédiat sont limitées. Il
pourra faire ça probablement avec une de ses filles.
Mais lorsqu'il en a deux, trois, quatre, cinq ?
Lorsqu'un Abbé démissionne, on place à la tête de cette
Abbaye un Supérieur. Nous avons connu ça dernièrement.
Mais voici que l'Abbé de Port du Salut qui en plus de
ses maisons-filles qui sont déjà nombreuses, en attrape
trois nouvelles ! Vous voyez, parce que ce Supérieur
nommé n'a pas le droit de faire la Visite Régulière. Ses
pouvoirs sont limités. Vous voyez, ça pose des problèmes
!
Alors les forces d'un Père Immédiat sont limitées. Il
faut donc comprendre que la limitation du nombre des
maisons-filles fait problème aujourd'hui, alors que ça
pouvait très bien ne pas le faire il y a vingt ou trente
ans. C'est parce que maintenant on voit les rapports
Père Immédiat < maison-fille sous un tout autre jour.
Et en plus, il est indispensable que le Père Immédiat ne
néglige pas sa propre communauté. Il ne faut pas qu'il
soit dehors en train de faire vivre ses filles et en
train, à cause de ça, de se ruiner lui-même dans sa
communauté.
Je pourrais conclure en disant ceci : c'est que à style
nouveau, il faut des méthodes nouvelles ? Mais
lesquelles ? On est tout au début, il faut tout
apprendre. Je pense que d'ici une vingtaine d'année,
disons en l'an 2000, beaucoup de problèmes auront été
résolus parce que l'expérience se sera constituée, ainsi
qu'une sorte de jurisprudence un peu, dans laquelle tout
le monde pourra puiser.
Voilà mes frères, encore un petit mot. Nous aurons donc
pitié des Pères Immédiats, nous qui sommes en dehors de
toutes ces choses, en nous disant que dans le remue
ménage actuel, on ne sait jamais ce qui peut nous
arriver. Tenons-nous donc prêt, mais confions-nous à la
grâce de Dieu qui jamais ne nous fait défaut.
Le Chapitre Général. 24.08.80
6. L’accueil vu par les régions.
Mes frères,
A présent, après la lecture de ces différents rapports,
je vais vous donner mon avis personnel sur cette
question. Je remarque d'abord un glissement de
vocabulaire. On a abandonné le terme spécifiquement
monastique d'hospitalité pour parler d'accueil. Le mot
accueil est chaud, il est chaleureux. Il s'ouvre sur le
partage, mais il nous dilue dans l'indifférencier, car
on parle partout d'accueil. Il y a des maisons
d'accueil, il y a des centres d'accueil, accueil pour
sortants de prison, accueil pour femmes en détresse,
accueil pour foyers en difficulté. Et ainsi ça se passe
dans nos monastères, grâce à l'accueil, un peu comme
partout ailleurs !
Qu'est devenue là-dedans l'hospitalité monastique
Bénédictine ? Il est bon de revenir encore une fois à
une analyse du mot. Hospitalité vient du latin hospes,
traduit par hôte. Or, le mot hospes est parallèle
à un autre mot latin hostis qui signifie
l'ennemi. C'est la même racine, on la retrouve aussi en
Grec. Et cette racine commune aux deux présente
l'arrivant comme un homme qui vient de l'extérieur. Il
vient d'ailleurs. Il est un étranger, un inconnu.
Rappelezvous ce que Saint Benoît dit : S'il arrive un
moine de province lointaine, 61, 1. Voyez, c'est
cela l'hôte. Mais l'étranger, celui qui est différent,
il peut être dangereux ! Voyez la relation entre celui
qui arrive, l'hôte, et l'ennemi. Il est peut-être source
de danger pour moi, pour la communauté ?
Pour comprendre le sens du mot hôte, pensons à ce qui
se passe maintenant dans nos grandes villes. Vous avez
ce qu'on appelle des travailleurs étrangers immigrés. Ce
sont des Marocains, des Turcs, des Algériens. A
Bruxelles, dans certains quartiers, ils représentent
près de la moitié de la population. Et ça commence à
créer de vrais difficultés car ils parlent une autre
langue, ils ont d'autres moeurs, il leur faut des écoles
pour eux, et puis ils sont habillés autrement et ils ont
une autre religion. Les gens commencent à avoir peur :
l'étranger qui devient dangereux ! Pourtant ce sont des
braves gens, aussi braves que vous et moi. Mais ça ne
fait rien, il y a là un péril.
Or, nous retrouvons cela chez Saint Benoît. Que dit-il
en effet ? Lorsque, dit-il, un hôte se présente au
monastère, il faut d'abord prier avec lui à cause,
dit-il, propter illusiones diabolicas, 53, 5, car
ce peut très bien être le diable déguisé en homme. Voyez
là la scène ! Celui qui est là devant moi, qui est-ce ?
Je vais donc d'abord prier avec lui. Si c'est le démon,
ma prière va le faire disparaître. Si ce n'est pas le
démon, alors c'est la Christ. Je dois me prosterner
devant lui pour l'adorer. Puis, je dois lui rendre tous
les services d'une fervente charité.
L'hospitalité, mes frères, exige donc autre chose que
ce que demande l'accueil. Elle exige tout en dessous,
n'est-ce pas, un acte de foi. Un acte de foi qui demande
un effort et un regard autre, un regard pur mais aussi
un regard circonspect. Ma foi n'est pas de la naïveté.
Ma foi doit me faire reconnaître Dieu dans l'autre. Et
pour me le faire reconnaître, je dois prendre des
précautions. C'est cela l'hospitalité ! C'est autre
chose que de dire : voilà, porte ouverte, venez, venez,
vous serez toujours les bienvenus, accueillis.
Non, Saint Benoît dit : supervenient hospes, 53,
16. C'est quelqu'un qui vient presque par hasard.
Il a prévenu peut-être aussi ? Mais on n'a pas mis des
affiches pour dire : venez ! On n'a pas mis des annonces
dans les journaux - ce qui se fait aujourd'hui - pour
dire : venez !
Mes frères, il me semble qu'il faudrait d'abord revenir
à la terminologie primitive traditionnelle, qui elle
permet une vision monastique de ce que aujourd'hui on
appelle l'accueil. Vous comprendrez un peu mieux
maintenant ce que je vais vous dire. A mon avis, à la
base, il y a un défaut de réflexion sur les fondements
et les présupposés anthropologiques et théologiques de
notre vie monastique. Le résultat, c'est que l'on
emboîte le pas au monde, on suit les idées séculières,
on est hors de sa vérité.
Voilà un exemple : J'entends beaucoup de choses de
l'extérieur. Quand je vois même certains rapports, on
sent que l'accueil comme on dit est organisé en vue de
la publicité et du recrutement. Plus on voit de monde et
plus on a de chance qu'il y en aura qui...voilà, qui
viendront... On se fait connaître. On se fait connaître
et puis alors : venez, voyez, et restez !
Oui, ça, ce sont les vues séculières ! le recrutement -
encore un très mauvais mot, mais je l'emploie faute de
mieux - c'est tout autre chose que cela. C'est pas ça du
tout !
Maintenant l'hôtellerie ? Quelle est la place de
l'hôtellerie dans une vie monastique ? Elle est
indispensable. Elle est un facteur d'équilibre. Elle est
le test d'authenticité et de vérité de notre vie.
L'hôtellerie, l'hôte, la présence de l'hôte dans la
communauté, elle prévient le péril de ce que
j'appellerais la relation duel. Je vous ai déjà expliqué
tout çà...( voir les chapitres sur la lettre du Père
Abbé Général : l'hospitalité 2/6/80 - obligation
d'accueillir 3/6/80. La relation duel signifie que je
suis seul, mais tout seul avec Dieu. Je mène alors la
vie contemplative. Je vois Dieu, je le regarde, je vis
de son esprit. Mais il n'y a que Dieu et moi.
Le danger, où est-il ? C'est que en réalité je
m'enferme dans une relation paralysante et mortelle. Car
la relation duel est narcissique. Elle me fait
m'endormir dans une torpeur qui me conduit au non-être.
En effet, celui que je regarde n'est pas Dieu. C'est une
idole. C'est mon égaux, c'est mon moi hypertrophié,
hystérisé, mon moi qui m'absorbe tout entier. Je suis
tout, je suis Dieu, je suis le monde, je suis l'univers.
Il n'y a que moi qui existe et je contemple ma beauté.
Mais cette beauté, je l'appelle Dieu. Voilà la relation
narcissique et la relation duel.
C'est comme ça déjà au plan de l'éducation pour les
petits enfants. Il faut toujours que la relation soit
triangulaire. Il faut toujours qu'il y ait un troisième.
Et ce troisième, il est le test de ma vérité. Ce
troisième, c’est l’hôte, c'est cet étranger qui vient
troubler ma contemplation. Mais cet étranger, en fait,
c'est le Christ qui vient vérifier la qualité de ma vie.
Si je vois réellement le Christ dans ma contemplation,
si c'est lui vraiment, mais lorsqu'il se présentera à
moi sous les apparences de l'étranger, mais je le
reconnaîtrai. Je lui dirai : « Mais enfin, mais c'est
Toi ! Mais maintenant ce n'est plus toi comme ça dans le
brouillard, dans la brume de ma foi. Non, c'est Toi en
chair et en os. Et alors comme Saint Benoît, je te
reçois et je t'adore.
Les Fondateurs de Cîteaux s'étaient retirés dans un
endroit inaccessible. Et cet endroit répondait d'autant
mieux à leurs souhaits, à leurs désirs, qu'il était d'un
accès difficile. Il fallait franchir des barrières de
ronces et d'épines. Il n'y avait pas de routes, il n'y
avait rien. Et pourtant, en dépit de ces propos
d'anachorèse parfaite, ils accueillaient des hôtes et
ils prenaient des dispositions pour les accueillir,
riches et pauvres, tous sans distinction. Et Ils se
demandaient : où allons-nous trouver les ressources pour
les accueillir, les recevoir dignement ?
Ils savaient, mes frères, ces Fondateurs de Cîteaux qui
étaient inspirés par Dieu, que l'hôte est indispensable
dans un monastère. L'Eglise le sait aussi, car elle
vient de nous rappeler que les monastères de
contemplatifs étaient obligés d'accueillir jusque dans
leur liturgie ceux qui désiraient partager de quelque
façon leur vie spirituelle. Mais il faut le faire,
précise-t-on, dans la fidélité à l'esprit propre et en
préservant franchement les exigences de la clôture.
Mes frères, l'hôtellerie est donc nécessaire ! Ce n'est
pas facultatif ni subsidiaire. Mais, vous le sentez,
cela demande un grand discernement pour que l'hôte soit
accueilli pour qui il est, c'est à dire comme le Christ,
s'intégrant le mieux possible à la vie de la communauté
mais sans la perturber, sans entrer là où se développe
l'intimité entre chaque frère et Dieu. Il est un
adjuvant de vérité. Il ne peut pas être un obstacle.
Et à mon avis, on peut retrouver cet équilibre si on
prend comme norme un avis que 3'ai découvert dans le
rapport de la Conférence Canadienne. Ce rapport se
conclut sur ces lignes : Il suffirait d'avoir devant les
yeux les principes très sages établit par Saint Benoît,
et de les appliquer avec discrétion et discernement,
tout en étant très attentif aux besoins des hommes
d'aujourd'hui, et avec en outre le contrôle de la Visité
Régulière.
Et ça, c'est un programme auquel je souscris entièrement.
Et voyez ce contrôle de la Visite Régulière dont j'ai
parlé il y a deux ou trois jours !
A la question de l'hôtellerie est intimement lié celle
de la clôture, et plus précisément la présence de femmes
à l'intérieur de la clôture, en dehors de la clôture,
mais aussi à l'église ? Vous avez vu que dans notre
Région, il n'y a qu'un seul monastère où les femmes ne
sont pas accueillies à l'église. Dans les autres
rapports, j'ai vu que c'était aussi le cas dans certains
monastères d'Espagne. Mais partout ailleurs les femmes
participent activement à la liturgie monastique ; ça
fait un problème !
Il est lié à une juste conception de la clôture. Le
Père Abbé Général a dit que nous devions revenir à une
vision exacte, correcte de la clôture monastique et que,
à ce moment là, beaucoup de problèmes et de difficultés
seraient résolus. Vous comprenez que c'est un sujet
immense que je ne saurais pas aborder aujourd'hui. Je me
réserve, si Dieu le veut, d'y revenir après le Chapitre
Général. J'ai déjà réfléchi, j'ai déjà un peu consulté
et je pense que ce serait intéressant d'essayer de
dégager là aussi les présupposés théologiques, mystiques
et anthropologiques de la clôture.
C'est très beau, je pense que ce sera passionnant et que
nous verrons un peu plus clair dans l'option qui est la
nôtre ici.
Départ pour le Chapitre Général. Retour du Chapitre
Général.
750 ans de l’Abbaye N.-D. de Saint Remy. 01.10.80
Allocution de Dom Hubert à la fin du dîner.
Permettez-moi de vous faire part de quelques réflexions
qui ont grandi en moi à mesure qu'approchait ce jour du
1° Octobre. Elles se sont concrétisées hier, et encore
ce matin en écoutant le Père Albert.
Il est un fait auquel j'attache personnellement une
importance singulière. C'est celuici : Saint Remy comme
vous le savez, ou si vous ne le savez pas vous allez
l'apprendre à l'instant, est la dernière née de l'Abbaye
de Cîteaux en 1230. Et aujourd'hui, de tous les fils et
filles de Cîteaux, elle est l'unique survivante.
Je me demande s'il n'y pas la derrière un message
prophétique qui nous serait adressé ? A mon sens, il y en
a un. Et le voici tel que je le perçois :
En ce lieu de Saint Remy, là où vit encore la dernière
fille de Cîteaux, ici, devrait pouvoir se vivre dans sa
pureté et sa limpidité l'idéal des Fondateurs de
Cîteaux. Idéal d’une extraordinaire beauté, mais d'une
âpreté et d'une dureté qui semble parfois dépasser les
forces humaines. Et cet idéal, voici tel qu'il se
présente :
Lorsqu'on lit avec sympathie, Fondateurs Cisterciens,
on s'aperçoit impénétrable - une forêt qui était
d'autant plus propice à leur dessein qu'elle était
inaccessible aux hommes - avaient une intention qui se
lit en filigrane à travers leurs écrits, à travers leur
histoire. Leurs premiers successeurs aussi, les grands
cisterciens, comme on dit, l'ont bien exprimé.
avec perspicacité aussi, les écrits primitifs des que
ces hommes en pénétrant dans leur forêt
Et ce souci, je l'ai déjà expliqué à la communauté,
mais je tiens à le rappeler, c'est de vivre une
spiritualité du désert dans le cadre de la Règle de
Saint Benoît. Ces premiers cisterciens et fondateurs de
Cîteaux parlaient avec affection de ce qu'ils appelaient
le désert de Cîteaux. Et en échos on peut entendre ici
les vibrations et les fulgurances aussi d'un autre
désert: le désert de Saint Remy.
Solitude, silence, calme, tranquillité, paix aussi.
Mais pas la paix qui vient du monde, une Paix qui vient
de Dieu et qui habite les cœurs, qui emplit les
bâtiments et qui se répand aussi un peu dans notre
voisinage.
Ces premiers cisterciens, que désiraient-ils faire dans
leur désert ? Tout simplement ils renouaient avec la
visée bénédictine. Saint Benoît trace une rampe de
lancement sur laquelle s'élance un moine. Et alors il
part et on ne sait pas ce qu'il va devenir ? Saint
Benoît dit : C'est laissé à l'Esprit, on verra.
Mais ce qu'il faut faire, c'est à la suite de Saint
Benoît, à la suite des premiers cisterciens gravir les
culmina doctrinae virtutum, ces sommets de
science, d'ascèse, de vertu, de pratique. On ne recule
devant aucun renoncements ; ne pas avoir peur de rien ni
de personne, franchir les murailles de la lassitude, de
la frustration, et même de la mort et, audelà se livrer
au feu de l'Esprit.
Récollection du mois d’octobre. 04.10.80
Mes frères,
Le poème que nous venons d'entendre nous montre que
Saint François voyait les logoï des choses,
c'est à dire qu'il contemplait la création par
l'intérieur d'elle-même ; il faisait corps avec elle, il
en déchiffrait les énigmes, il lisait le message que
Dieu y avait inscrit. Et à travers cette création si
belle, il percevait les vouloirs et la nature. C'était
là l'expérience des premiers moines, ces géants du
désert, si vous vous en souvenez ?
Et dans le courant du mois de Septembre, il nous a été
à nous aussi donnés de faire une expérience singulière.
Il est bon de la rappeler aujourd'hui. Chacun à notre
place, vous ici, moi là-bas au loin, nous étions
corporellement séparés et cependant notre union
spirituelle atteignait un degré extraordinaire
d'intensité. La même Vie continuait à circuler entre
nous et elle assurait notre croissance. Oui, les frères
dans le coeur desquels habite l'amour, absolument rien
ni personne ne peut les disloquer, ni les disjoindre.
Nous comprenons mieux aujourd’hui le mot de Saint
Benoît, le Corpus Monasterii, le Corps que
constitue un monastère. Ce Corps a une tête. Et cette
tête est ornée d'organes : des oreilles, des yeux, une
bouche. Cette tête, elle écoute, elle enregistre le
chant et la musique de l'Esprit. Cette tête, elle
contemple, elle admire, elle voit la lumière de Dieu. Et
cette tête, elle énonce des paroles prophétiques, des
jugements de vie. Elle est l'organe qui fait passer les
vouloirs de Dieu.
Et cette tête, mes frères, vous le savez, c'est celui
qui parmi vous tient la place du Christ. C'est quelque
chose de terrible à constater, car cet homme faible,
sujet comme chacun d'entre vous aux tentations et aux
chutes, cet homme devrait être totalement christifié
pour être vraiment la tête de ce Corps, une tête
infaillible.
Mes frères, ce Corps a aussi des membres. Et ce sont
ces membres qui portent la tête ; ce n'est pas la tête
qui porte les membres. La tête n'est rien, la tête ne
peut rien sans les membres qui lui communiquent leur
vie, qui lancent vers elle leurs appels et leurs
besoins. Ces membres s'ajustent les une aux autres et ce
sont eux qui constituent le Corps. Le monastère, ce
Corpus Monasterii est la réplique miniaturisée du
Corps Mystique, cette Eglise dont la tête est le Christ.
Mes frères, l'expérience que nous avons faite est une
expérience ecclésiale. Elle brille avec une force et une
intensité peu commune. Elle a renforcé, raffermi les
liens de notre unité. Et elle a enrichi la paix
qui est le trésor de ce monastère...une paix qui
dilate nos coeurs. Lorsque je suis rentré, j'ai été
frappé par cette atmosphère de paix. Il me
semblait - c'était un sentiment, mais il répondait à une
réalité - que cette paix avait encore grandit,
que les coeurs étaient devenus plus larges, plus
accueillants, plus ouverts, plus heureux.
Et alors dans cet Esprit, devenir lumière par une
totale assimilation à la personne du Christ ressuscité
et transfiguré. Et à ce moment, comme le dit Saint
Benoît, on verra ce que cet Esprit qui a pris possession
d'un homme - cet homme, ce moine qui est devenu un fils,
qui est tout à fait Christifié - on verra ce qui va
arriver ? On ne sait pas ? L'Esprit vient de quelque
part. Il souffle ailleurs, on ne sait pas ?
Voilà mes frères, je pense, un message que nous
pouvons, que nous devons recueillir aujourd'hui : Cette
spiritualité cistercienne primitive dans son noyau, mais
un noyau d'une telle puissance...qui est capable de
transformer les hommes, de transformer un groupement
d'hommes, ce Corpus monasterii, ce Corps que
constitue une communauté.
Le Père Albert nous a rappelés tantôt que le nom
primitif de notre Abbaye était Secours Notre-Dame.
J'entends cette devise - car c'en est une - comme un cri
de ralliement et d'espoir. La maison de Dieu qu'est un
monastère est un lieu de lutte, un combat implacable
contre les vices de la chair et des pensées.
Devenir maître de ses pensées, c'est à dire de toutes
ses passions et retrouver un équilibre humain, être un
homme qui est bien dans sa peau, en société ou seul,
c'est indifférent. Ce n'est plus lui qui vit, c'est le
Christ qui vit en lui. Il est vainqueur. Comme le Christ
peut dire : J'ai vaincu le monde, cet homme peut dire
aussi : j'ai vaincu, non pas moi mais la force et la
grâce du Christ en moi.
Mais le monastère est aussi la Maison de Dieu. Il est
un endroit où le coeur se dilate dans une ineffable
douceur d'amour aux dimensions du monde, ce monde qui
alors devient perceptible dans un simple rayon de
lumière. Le monde entier dans les mains d'un homme,
comme le monde entier était dans les mains de Saint
Benoît. Voilà encore un autre aspect de la vocation
cistercienne.
Et ce monde, alors ramassé dans un homme, cet homme
devenu sponsa Verbi, époux du Verbe de Dieu et
commençant à engendrer quam naturaliter, comme
naturellement dans le monde de la surnature.
Voilà 750 ans que cette Abbaye existe ! J'y vois aussi
un symbole de la pérennité d'une vie, même de la vie
d'un seul homme. Je ne parle pas seulement de la
pérennité d'une communauté qui se perpétue dans le temps
depuis 750 ans, mais même de l'homme qui étant
ressuscité en Christ ne meurt plus. Il a réalisé, il a
atteint l'objectif que Saint Benoît lui présente
lorsqu'il dit qu'il faut désirer la Vie Eternelle de
toute l'ardeur d'une convoitise spirituelle...
Cette concupiscentia qui était habituellement
mise au service de la chair et des choses du monde, elle
est transformée, et la voila mise au service de
l'Esprit. A ce moment là, l'homme est entré dans la Vie
éternelle. Et cette pérennité est assurée dans une
fidélité qui ne se démentira jamais. Car le moment de ce
que nous appelons la mort biologique n'est pour lui que
l'entrée dans la plénitude de la vie. Et sa mission
inaugurée ici dans le monde, appelons le des mortels,
peut se perpétuer alors pour toujours.
Voilà mes frères les quelques impressions que j'ai
recueillies depuis deux ou trois jours, depuis quelques
heures encore, depuis ce matin. Je vous les communique
bien simplement et je demanderai à nos amis ici, qui
nous rendent visite aujourd'hui de bien vouloir nous
aider de leurs prières et de leur exemple pour qu'un
jour, au jour où Dieu le voudra, nous nous retrouvions
tous ensemble dans la joie de la Trinité, réunis au
banquet de la béatitude éternelle, des noces éternelles
de l'Agneau, où nous serons vraiment UN pour ne plus
jamais être séparés, ni par les discordes c'est à dire
des opinions divergentes, ni par l'espace, mais nous
serons tous UN dans la joie pleine pour jamais.
Nous devons remercier Dieu pour une telle grâce, elle
est rare. C'est un cadeau ! Et vous savez, les cadeaux
les meilleurs sont ceux qu'on ne mérite pas. Nous sommes
des pécheurs, mais si nous nous reconnaissons pécheurs,
Dieu alors peut tout nous donner, car il sait que nous
ne gaspillons pas ses dons. Et ce trésor qui nous est
confié, nous devons jalousement le préserver. Il y a des
ennemis qui tentent de nous le ravir, ou de le souiller,
ou de le piller ou de le salir. Nous devons toujours
être sur nos gardes et ne pas avoir peur de nous plonger
de temps en temps dans le bain du sacrement de
pénitence, là où le sang du Christ, ce sang spirituel,
ce sang divin, nous lave et nous rend notre clarté,
notre pureté première.
Et nous entrons déjà dans le mois d'octobre. Peu à peu
Dieu nous achemine vers les longues soirées et le repos
de l'hiver. Mes frères, ne pourrions-nous pas, comme le
faisait Saint François, capter le message caché dans ce
déroulement harmonieux des saisons. Dieu s'entend à
faire lentement mûrir l'heure où dans la contemplation
de la lumière nous pourrons goûter la joie d'une
plénitude sans limites. Cette heure, mes frères, elle
nous attend et, d'une certaine façon, elle est déjà
présente.
Le mois d'Octobre, nous allons le placer sous le signe
de l'espérance. L'espérance est cette vertu théologale,
cette vertu divine qui est la manière humaine de
posséder déjà le divin. En cette espérance, cette heure
de notre plénitude, elle est déjà nôtre. Et cette joie,
nous la goûterons sans contention, sans envie, sans
regarder autour de nous en nous demandant si notre frire
n'a pas reçu d'avantage ?
Non, nous savons que les richesses de l'un, les
richesses de chacun sont la propriété de tous. Et je
reviens à ce que j'ai dit en commençant : le Corps que
nous sommes forme un seul coeur, une seule âme, un seul
esprit. Nous sommes UN, et notre amitié, nous la
renforçons chaque jour dans la paix. .
Et ainsi nous réalisons l'idéal que s'étaient proposés
les Fondateurs de Cîteaux lorsqu'ils disaient que les
monastères dispersés à travers le monde.....Mais passons
du monastère dans les communautés, les frères séparés
par tant de différences individuelles d'âge, de
caractère, d'aptitude, de tempérament, de traumatisme
aussi, de complexe...enfin tout ce qui constitue chacun
de nous. Nous sommes tellement séparés, distincts les
uns des autres ? Mais ensemble nous ne formons qu'un
seul Corps animé d'une seule vie qui est l'Amour. Un
Amour qui grandira jusqu'à ce qu'il nous ait transfiguré
totalement dans la lumière.
Partage du Chapitre Général. 07.10.80
1. Les canadiens.
Mes frères,
Il est nécessaire, utile, indispensable, a-t-on dit,
que les Abbés fassent participer le plus étroitement
possible les frères à leur expérience du Chapitre
Général. Cela va de soi ! L'Abbé ne va pas là-bas en son
nom personnel. Il porte en lui tous ceux dont il a reçu
mandat de conduire, tous ceux dont il est responsable,
dont il devra rendre compte un jour au Seigneur qui les
lui a confiés.
Voici une quinzaine de jours environ que ce Chapitre
Général est terminé et ça commence à se décanter dans
mon esprit. Il y a des choses qui entrent dans l'ombre,
d'autres demeurent et s'imposent. Ce sont les hommes que
j'ai rencontrés là-bas. Je ne les ai pas contacté tous,
loin de là, mais tout de même j'en ai rencontré assez
bien.
Et une première approche de mon expérience, ce sera
sans doute celle de ces contacts personnels. Pas tant de
la réaction des intervenants au cours du Chapitre en
séance plénière ou en commission, car on ne faisait
partie que d'une commission, que d'un petit groupe. Mais
ce sont ces rapports de coulisse ou de couloir comme on
dit, qui sont les plus révélateurs de ce que sont les
hommes.
Et je voulais entre autre vous parler de mon expérience
Canadienne. Mais voici que vous avez vu, vous avez
entendu, vous avez observez deux de ces Canadiens. Il
faut retenir en gros que ces hommes sont équilibrés,
qu'ils ont du bon sens, qu'ils ont du jugement, qu'ils
sont discrets, ce ne sont pas des têtes brûlées. Et je
me suis demandé pourquoi ? Car c'était général !
Pourquoi ?
Vous les avez vus ici. Ce sont des hommes très simples,
qui savent de suite s'intégrer dans une communauté. Je
voyais le Père Abbé qui était à côté de moi au choeur.
Il ne fallait pas lui montrer deux fois comment s'y
retrouver dans le livre. C'était tout de suite. La façon
de se tenir au chœur ? On aurait dit qu'il était là
depuis plusieurs semaines. La façon de chanter. Mais
pourquoi ?
Je pense que la raison profonde est la difficulté de la
lutte qu'ils doivent mener pour survivre. Leur région
est exposée à un climat trop rude...Vous avez entendu le
deuxième jour un vrai canadien qui parlait. Il avait son
accent difficile à comprendre peut-être, ou à entendre ?
J'ai demandé à un Canadien à quoi correspondait cet
accent ?
C'est l'accent des Normands qui ont peuplé le Canada au
XVII° siècle. Ils ont été coupés de la France et ils
n'ont pas évolué dans leur langue. Ils ont conservé et
l’accent, et certaines locutions qui étaient propres à
la Normandie du XVII° siècle.
Un de nos Pères ici, c'est à dire notre cher Prieur qui
était comme vous le savez un voyageur au long cours, et
qui connaît très bien la Normandie, m'a dit que dans
certaines régions de Normandie on parlait encore
exactement comme le Père Prieur Canadien que nous avons
entendu hier.
En tout cas, ils doivent lutter contre des températures
de - 40°, des mètres de neige, 80 jours de floraison par
an ! Et il ne faut pas pendant l'hiver se croiser les
bras, sinon on mourrait de froid. Il faut donc se
chauffer. Et pour se chauffer, il faut aller abattre des
arbres dans la forêt. Il faut les débiter. Donc le
travail doit continuer, c'est vraiment la lutte pour la
vie. Donc ces hommes là, ils n'auront pas le temps, ni
le loisir, ni le goût à s'envoler dans de hautes
considérations philosophiques, au théologiques, ou
mystiques, au n'importe quoi ?
Non, ils ont les pieds par terre. Ils auront sur les
choses et sur les gens un regard clair, un regard juste.
Et ça, c'est une leçon pour nous : l'importance du
travail dur, du travail manuel, du travail qui fatigue ;
du travail, je ne dis pas qui use quelqu'un - ça c'est
exagéré mais du travail qu'an doit accomplir, sinon, si
on ne le fait pas, on ne sait pas s'acheter sa
nourriture, on ne sait plus se vêtir, on ne sait plus
s'abriter, on ne sait plus se chauffer. Non, il faut
travailler. Le travail n'est pas boucher des trous pour
passer le temps. Non, c'est pour vivre et survivre.
Et ces hommes qui sont affrontés à ces problèmes seront
en général équilibrés. Le travail vrai, dans un
monastère, est un élément équilibrant pour les personnes
et pour les communautés. Je parle ici du travail manuel
concret. Naturellement maintenant on va me dire : on
travaille à des machines ! Et pour traire les vaches, et
pour évacuer le fumier, et pour soutirer, maintenant
c'est automatisé. C'est vrai !
Mais cet automatisme requiert tout de même une présence
et il y a toujours des éléments de soucis, de fatigue
qui sont présents. Or, c'est cela qui équilibre. Il est
reconnu que les communautés - je l'ai vu au Chapitre
Général - que dans les communautés il y a des
difficultés qui surgissent de deux pôles : soit que
l'économie n'est pas bien organisée, soit parce qu'elle
pèse trop lourd sur la communauté.
Donc ici alors, c'est un travail qui écrase les hommes,
ou bien une économie qui est trop large, une économie
qui laisse la part trop grande à des étrangers. Si bien
que les hommes, les moines, les frères sont entraînés
dans des relations qui les tirent de leur atmosphère
native, qui leur donnent un air pollué parce que c'est
un air semi séculier, semi mondain et qui les
empoisonne. Ou bien une économie qui est trop riche et
qui alors fait que les frères s'occupent. Ils ne
travaillent pas vraiment, on les occupe ! Cela c'est
pour l'économie.
Alors de l'autre côté, des communautés où l'élément
intellectuel est mis en vedette. Alors à ce moment là,
vous voyez les hommes se dresser plus ou moins les uns
contre les autres. Parce que si le travail manuel
rentable unit les hommes parce qu'il faut vivre, le
travail intellectuel qui est un travail plus de loisir,
il les sépare et les divise. La sueur en commun fait
qu'an se soutient et qu'on s'aime. Tandis que les
discussions sur les idées écartent les hommes les uns
des autres.
Et on ne trouvera pas ça au Canada, vous voyez, parce
que là, le climat, le sol, la région les accule et ils
n'ont pas le choix. Voilà une des premières choses que
je voulais vous dire. Et comme vous avez eu deux
échantillons devant vous, vous avez pu vous rendre
compte que c'était bien ainsi.
INTERVENTION du Frère Jacques : Le Canadien Dom Marcel
(N.-D. des Prairies) m’a dit que les intellectuels, chez
eux, devaient se faire oublier ! Qu’il en fallait,
qu'ils étaient contents qu'il en ait, qu'ils donnaient
des cours, des conférences, et qu'on les aimait
beaucoup. Mais que c'était un peu dans le fond le climat
que nous vivions ici aussi...Il en faut, nous les
aimons. Mais au Canada, dans une vue saine des choses :
c'est travailler.
Oui, travailler, mais pas un rendement, mais un travail
effectif auquel on est obligé si on veut vivre, si on
veut survivre. C'est très, très Bénédictin. Et ça ne
veut pas dire que le travail est mis en vedette.
Voyez ! Vous avez ce trépied dont j'ai déjà parlé :
Opus Dei - Lectio Divina et Travail Manuel. Aucun
n'est favorisé par rapport aux autres. Ils ont égale
valeur tous les trois, mais ils doivent avoir leur
valeur ! Et la valeur du travail, elle est dans sa
rentabilité ; ça ne veut pas dire rentabilité pour
gagner de l'argent. Il en faut aussi, naturellement,
mais c'est aussi rentabilité au service des autres.
Prenons le cas d'un travail qui en soi n'est pas
rentable au plan financier : c'est le travail du
vestiaire par exemple. Il faut entretenir les vêtements,
il faut les laver toutes les semaines. Mais ça, c'est un
travail qui est rentable parce que si on ne fait pas ça,
après quelques mois la communauté courra en loques.
C'est ça un travail rentable !
Alors, quand on parle d'intellectuels, il faut encore
bien s'entendre. Les intellectuels, ce ne sont pas les
gens qui ont fait des études, qu'ont pourrait dire :
ceux-là font des études et ceux-là n'en font pas,
ceux-là sont des manuels et ceux-là des intellectuels.
Non, ce n'est pas ça. Ce sont des hommes qui dans une
communauté ont reçu la mission, soit parce qu'ils ont
des aptitudes personnelles, soit parce qu'ils sont
mandatés par le Supérieur. Mais la plupart du temps
c'est les deux ensemble, c'est le Supérieur qui leur
demande parce qu'il sait qu'un tel ou un tel a des
aptitudes.
Alors ces hommes doivent eux aussi partager avec la
communauté le fruit de leurs recherches. Ils ne vivent
pas séparé des autres, mais ils vivent en continuité
avec les autres. Alors, il est aussi indispensable que
ces hommes qui ont une tournure plus spéculative, et qui
peuvent alors expliquer certaines choses à la
communauté, il est indispensable que ces hommes soient
parfaitement aptes à un travail manuel. Ce sont ceux qui
ne sont pas capables de faire les deux qui se
déséquilibrent et qui déséquilibrent la communauté. Donc
plus un homme, je dirais, a des aptitudes pour l'étude -
appelons ça ainsi - plus cet homme doit aussi savoir
travailler.
Nous en avions un auparavant ici, un très ancien. On en
parle, je pense, dans le nécrologe. Moi, j'en garde un
bon souvenir. Tous les anciens l'ont connu. C'était le
Père Stanislas, professeur de Théologie dogmatique. A
cette époque, c'était ce qu’on pouvait appeler un
intellectuel. Il scrutait toutes sortes de choses, il
enseignait. Il se donnait beaucoup de mal pour donner
aux étudiants un enseignement sérieux, solide. C'était
un chercheur. Il accumulait les notes à longueur de
journées sur des petits papiers qu'il recopiait avec
beaucoup de soins.
Mais vous savez très bien que cet homme était un
travailleur aussi. Et c'est la raison pour laquelle ceux
qui ont été formés par lui' ne l'oublient pas et qu'ils
ont reçu quelque chose de vivant, de solide, de durable.
Et pour la communauté, cet homme était aussi très
estimé. Il avait le droit de parler et on l'écoutait.
Mais le danger, ce sont ces intellectuels qui ne veulent
pas mettre la main à la pâte. Alors ils peuvent dire ce
qu'ils veulent, ça trouble, ça n'apporte pas
l'apaisement et ça ne nourrit pas les frères.
C'est pour cela que l'élément Lectio Divina
doit demeurer toujours en équilibre avec l'élément
travail. Et disons, un intellectuel - employons ce mot
puisque on en parle ici - ce qu'il doit donner à la
communauté, ce ne sera pas tant le fruit de recherches
spéculatives, mais ce qu'il a perçu, ce qu'il a goûté
dans ses recherches personnelles à travers cette
Lectio Divina qui est une écoute patiente de la
Parole de Dieu.
Naturellement certaines tournures d'esprit vont devoir
couler cette science acquise et reçue de Dieu dans une
certaine forme qui sera plus cérébrale. Ils ont du y
réfléchir. Mais il faut qu'il y ait toujours à la base
cet élément de contact avec la Parole de Dieu. Alors
vous avez l'équilibre Travail - Lectio Divina et
on peut alors le transmettre aux frères.
Et ces Canadiens ont été très contents de leur visite
ici. Je leur ai demandé, je l'ai dis au Père Abbé :
écoutez, Saint Benoît le dit bien. Lorsqu'un moine
étranger se présente dans une communauté, il peut très
bien faire des remarques à l'Abbé, dire : voilà, ceci ou
cela pourrait peut-être être un peu arrangé autrement ?
Est-ce que vous n'avez rien remarqué comme cela à
Rochefort ?
Il m'a dit : Non ! Ce qui est le plus remarquable chez
vous, a-t-il dit, et je pense que c'est unique dans
l'Ordre, c'est la solitude, le calme et la tranquillité,
et la paix qu'on y goûte et qu'on y perçoit. C'est
l'entente fraternelle, ça se sent de suite, dit-il,
lorsqu'on arrive dans une communauté - c'est une
expérience que je n'ai pas parce que je ne suis pas un
visiteur de communauté –
Quand on entre dans une communauté où il y a des
tensions, où ça ne va pas trop bien, ça se perçoit de
suite, dit-il. Et lorsqu'on se trouve sur une estrade
comme ici et qu'on doit parler, on perçoit de suite si à
l'intérieur de la communauté ça va ou ça ne va pas. Or
chez vous, dit-il, c'est remarquable l'atmosphère
d'entente fraternelle qui règne. On la sent. Alors il a
dit : surtout, surtout ne changez rien, ne changez rien
à ça !
Donc voilà, mes frères, pour ce premier soir, une toute
petite expérience du Chapitre Général. Je pense que nous
pouvons en prendre de la graine puisque, je vous dis,
nous avons eu ici deux représentants qui nous ont bien
édifiés.
Ils ont pris l'avion ce matin. Nous les avons conduits
presque jusqu'au quai d'embarquement, jusqu'à l'endroit
au delà duquel on ne pouvait pas entrer. Ils sont
partis. Nous avons vu l'avion partir à 8,05 H. Cinquante
minutes après ils étaient à Paris. Ils reprenaient
l'avion et ils sont arrivés chez eux vers 2 H. de
l'après midi locale, ce qui représente 7 H. du soir.
Donc ils arrivent maintenant chez eux.
Nous ne les oublierons pas. Nous penserons à eux. Et
eux de leur côté conserveront de nous un excellent
souvenir. Et je suis certain qu'un jour nous nous
retrouverons tous - pour reprendre une expression que
j'ai encore citée dernièrement - au banquet du Royaume
où nous nous reconnaîtrons. Car à ce moment-là nous
serons revenus à notre jeunesse dans sa magnifique
pureté et beauté.
Partage du Chapitre Général. 11.10.80
2. Tarrawarra. (Australie)
Mes frères,
Dès le début du Chapitre Général j'ai remarqué un Abbé
qui, dans ce qu'on peut appeler les intervalles, priait
fréquemment à la Chapelle, toujours au même endroit,
assis dans la même posture. C'était un Irlandais, Abbé
du monastère de Tarrawarra en Australie, Abbé depuis une
vingtaine d'année et sans doute encore bien connu de Dom
Félicien ? Il s'appelle Dom Kevin, un nom Irlandais !
Un jour il m'a abordé dans un couloir et il m'a posé
des questions au sujet de Rochefort dont il avait lu le
rapport. Cet Abbé est un grand, et même un très grand
contemplatif. Par après il a continué à s'entretenir une
fois ou l'autre avec moi, toujours en Anglais, car s'il
comprend un peu le Français, il ne le parle pas. Et
lorsque je ne trouvais pas mon mot d'Anglais,
j'intercalais un mot latin !
Il m'a parlé un peu de sa façon de vivre avec Dieu,
avec la Vierge Marie, et ce qui se passait en lui, et
qui de là rebondissait sur les frères de sa communauté.
Je ne dis pas qu'il était inquiet, mais enfin, vous
savez, dans des états d'oraison pareils, il y a toujours
le risque qu'il y ait illusion ou erreur. Mais j'ai pu
le rassurer tout à fait. C'est même pas le rassurer, ce
n'était pas nécessaire de la rassurer.
Mais j'ai pu le confirmer dans ce qu'il expérimentait,
qui est un niveau mystique très, très, très élevé. Et je
lui ai dit : écoutez, lorsque Dieu et la Vierge Marie
accordent de telles faveurs à un Abbé, ça doit
s'inscrire dans la communauté. Et là, c'est le signe
indubitable de la vérité de ce que Dieu fait avec vous,
et à travers vous sur d'autres.
Je vais vous donner lecture du rapport de cette
communauté. Le Père Immédiat est Mont Saint Joseph, un
monastère Irlandais. L'Abbé de Mont Saint Joseph est
passé ici après le Conseil Général de Tilburg en
Février. Il était accompagné de Dom Jehan de Ruette et
ils se rendaient à Orval. Ils ne sont pas restés
longtemps, deux heures peut-être ?
Au Chapitre Général il était assis à ma gauche, ou
plutôt c'est moi qui était assis à sa droite, je n'en
sais rien. Un homme très simple aussi, cet Abbé
Irlandais, très simple, très gentil, très affable. Il
comprenait bien le français, lui, mais il ne le parlait
pas. Il fallait donc lui parler en anglais. Et il n'est
presque pas intervenu dans les séances publiques.
Le personnel de la communauté de Tarrawarra au moment
de la dernière Visite Régulière en août 1979 se
composait de 29 profès solennels dont 12 prêtres, de 4
profès temporaires, de un novice et de deux postulants.
Donc en tout 36 personnes. Quand on a demandé aux frères
de participer à la rédaction de ce rapport pour le
Chapitre Général, ils ont voté en en grande majorité
pour reproduire le relevé général de l'état de la
communauté par leur Père Immédiat à la dernière Visite
Régulière.
Donc, nous allons entendre un rapport de la Visite
Régulière. C'est tout a fait comme ça c'est passé ici.
Le Père Abbé d'Achel avait demandé que le rapport soit
le reflet fidèle de la Carte de Visite. Et à propos, ça
me passe tout de suite par la tête, je ne pense pas
l'avoir déjà dit ? Il y avait une petite Abbesse
Italienne qui était là en observatrice. Elle parlait
très bien le Français. Mais une vraie petite Italienne
des environs de Rome.
Elle avait entendu donc le rapport de Rochefort. Et
alors, après, elle est allée trouver le Père Abbé
d'Achel et elle a dit : C'est trop beau pour être vrai !
Eh bien alors écoutez, lui a dit l'Abbé d'Achel, vous
avez bien entendu, c'est la synthèse de la Carte de
Visite. Et alors, est-ce que j'aurais raconté des
mensonges ? Ah non ça, ah non, certainement pas des
mensonges ! Eh bien alors, dit l'Abbé d'Achel, quoi ? Eh
bien alors, dit-elle, si c'est vraiment comme ça,
Rochefort ça doit être un paradis. C'est authentique !
C'est l'Abbé d'Achel qui me l'a répété la dernière fois
qu'il est venu.
Voici donc ce relevé de Tarrawarra, abrégé pour ce rapport
à cause du manque d'espace :
Durant ces deux dernières semaines nous avons eu des
entretiens privés et des discussions publiques en vue de
trouver ce que Dieu fait pour vous en ce temps
particulier, et la réponse qu'il pourrait attendre.
Permettez-moi de mettre sur papier le tableau qui me
paraît se dégager.
Il y a dans la communauté une charité fraternelle très
attachante. Des mots comme bonté, intérêt, paix, unité
viennent à l'esprit. C'est une communauté chaude. Vous
vous acceptez les uns les autres. Vous avez confiance
les uns dans les autres. Il y a un sens de communion
dans la recherche de Dieu et vous êtes tolérants pour
les fragilités les uns des autres. Il y a aussi
d'excellentes ressources humaines dans la communauté.
Un solide noyau d'hommes toujours fidèles à leur vie au
coeur de la communauté, adonnés à la prière et au
travail. On est aussi frappé par le grand nombre
d'hommes excellemment préparés que vous avez comme
équipe de formation. L'effet de leur compétence est
évident à la fois chez les jeunes encore en formation,
et sur le reste de la maison par des cours bien choisis.
Comme partie du tableau, j'aimerais mentionner votre
économie simple. Plusieurs ont remarqué qu'il y avait
amplement de temps pour la prière et la Lectio. J'ai
ressenti l'atmosphère priante de la maison. J'ai
remarqué le naturel avec lequel plusieurs passent d'un
sujet séculier à un autre spirituel, dans la
conversation. Et vous m'avez rapporté les paroles des
hôtes : qu'ils trouvent Dieu plus facilement à
Tarrawarra.
Pour examiner de plus près ce tableau précédent, j'ai
lu les Cartes de Visite de 1976 par l'Abbé Général et de
1978 par Dom Edouard, aussi bien que mes notes privées
de 1973. Sans l'ombre d'un doute, il y a eu net progrès
depuis. Vous avez maintenant le pied plus sûr. Il y a
plus de profondeur, plus de substance. Les changements
que vous appréhendiez un peu en ce temps là ont été
intégrés et portent fruit.
Dans une vision plus claire de la vie cistercienne, la
communauté a une meilleure direction, une meilleure idée
du but. Plusieurs sentent un appel pressant à une vie
personnelle de prière plus profonde, et à la Lectio et à
l'étude qui la nourrisse. Quelques uns m'ont dit que
vous n'avez jamais été aussi heureux que vous êtes
maintenant. Il y a de la liberté, liberté de surcharges
de travail, liberté d'être soi-même, liberté de croître
dans une atmosphère paisible et agréable.
Si ce tableau est vrai, comme je le pense honnêtement,
quelle réponse Dieu attend-il de vous ? Sûrement il veut
que la communauté reconnaisse très humblement que si la
communauté est ainsi, c'est à cause de l' amour spécial
de Dieu pour la communauté. Reconnaître l'amour de Dieu
pour la communauté comme il s'exprime dans le tableau si
haut, peut bien être j'imagine, une des grâces de la
visite. Continuez à croître en cet amour pour le temps à
venir sera précisément un défit plus difficile.
Quelques-uns ont exprimé un certain ennui des éloges.
Ce qui précède ne se présente pas comme un éloge de ce
genre, mais veut orienter vos esprits vers l'amour de
Dieu pour vous, de sorte que vous puissiez y répondre
par une foi éprouvée et par l'action de la grâce.
Si une part importante de votre identité comme
communauté est exprimée dans le tableau ci-dessus,
sûrement c'est en coopérant avec Dieu selon les voies
par où il vous conduit actuellement que vous raffermirez
votre identité comme communauté. Notre Dame avait le
secret de reconnaître ce que Dieu faisait pour elle.
Tenez les yeux sur elle ! Elle est avec vous, elle
continuera d'être avec vous.
Voilà, mes frères, le tableau de cette communauté.
Est-ce qu'il ne vous semble pas que nous avons là dans
cette communauté une sorte de soeur jumelle aux
antipodes, à 20.000 Km ? Voyez ce qu'on y retrouve, ceci
que je viens encore de remarquer en le relisant :
Le naturel avec lequel plusieurs passent d'un sujet
séculier à un sujet spirituel dans la conversation.
Cela, c'est le critère d'hommes qui sont possédés par
l'Esprit de Dieu, ce même Esprit de Dieu qui sanctifie
et qui crée. Dieu crée par sa Parole. Sa Parole est
porteuse de puissance d'amour, et elle est Esprit et
elle est Vie. Et cette Parole qui crée l'univers, donc
qui crée le séculier, donc qui crée le monde, le
matériel, le concret, est la même qui transfigure les
coeurs des hommes, qui les rend purs et qui leur permet
de voir la lumière de Dieu.
Un homme qui est donc dans cet état passe sans aucune
difficulté d'un sujet spirituel à un sujet matériel. Il
n'a pas peur d'un sujet matériel. Pourquoi ? Parce que
étant possédé par l'Esprit de Dieu, il a conscience de
créer lui-même. Il tient le monde dans ses mains. Et le
spirituel ne lui fait plus peur non plus, vu qu'à ce
moment là Dieu l'inspire et lui met sur les lèvres les
paroles qui peuvent toucher.
J'ai déjà attiré votre attention, ici, là-dessus. Et
c'est pour vous montrer que vraiment je sais que ça
existe ici en communauté. Je ne vais pas citer des noms.
Mais ça existe aussi ailleurs. Donc, c'est un critère
qui est très encourageant pour nous. Il parle aussi de
ceci : Il y a dit-il, de la liberté dans votre
communauté, liberté d'être soi-même. Et c'est cela, vous
voyez, c'est à cela que nous devons arriver. Etre libre
d'être nous-mêmes sans avoir à subir le regard critique
des autres.
Cela ne veut pas dire que nous avons le droit d'être
extravagant ? Ce n'est pas ça ! Mais le droit de nous
développer dans les limites de nos capacités. Nous avons
des limites ! Et bien sûr, dans ces limites, qui ne sont
pas celles de mon voisin, j'ai le droit de me développer
totalement et mon voisin dans les siennes. J'ai donc le
droit d'être moi-même. Je n'ai pas à devoir m'imposer
des choses qui ne me vont pas, parce qu'elles ne
correspondent pas à ce que je suis.
Il faut qu'il y ait dans la communauté une ligne qui
soit la même pour tous. Cela va de soi ! Avancer, comme
dit Saint Paul, dans la même ligne, mais chacun sur sa
route suivant ce qu'on est. Or, la ligne qui est la même
pour tous, c'est l'amour. L'amour qui fait que nous
sommes attirés par Dieu, et nous sommes comme sucés par
lui, mais sucé d'après ce que nous sommes. Dieu ne
violente pas notre nature. Il l'élague, il la corrige,
mais pour lui permettre d'être plus parfaitement
elle-même. C'est ça la liberté d'être soi-même. Je pense
que c'est là quelque chose d'extrêmement beau. Et la
liberté alors dans ces conditions là, de croître dans
une atmosphère paisible et agréable.
Voyez un peu ! Si je sens posé sur moi le regard d'un
frère, et je sais que ce regard est un regard d'estime
et de respect, d'affection et d'amour, qu'il m'aime
comme je suis avec mes défauts, ça c'est certain ! Mais
mes défauts, ce sont des qualités qui ne sont pas,
encore arrivées à leur plein épanouissement. Et je suis
aimé comme ça ! Et si c'est chacun les uns pour les
autres, alors c'est ça agréable, ça permet à chacun
d'être heureux. Et alors nous avons l'atmosphère de
paix.
Il le dit ici encore : dans la communauté, des mots
comme bonté, intérêt, intérêt les uns pour les autres,
paix, unité, viennent à l'esprit. Une communauté chaude
où on s'accepte les uns les autres et où on fait
confiance les uns aux autres. Oui, c'est cela ! Or,
encore une fois, ça ne se réalise que si l'Abbé d'abord
est possédé par l'Esprit de Dieu. Et puis alors, s'il
est possédé par l'Esprit, ça va passer sur les frères.
Souvenons-nous de ce que le Christ disait : Même de
ces cailloux, disait-il, Dieu peut fabriquer
des enfants d'Abraham.
Même dans la communauté, s'il y a un ou l'autre frère
qui est un caillou, ça n'a pas d'importance. Le Christ
qui vit dans la personne de l'Abbé fera fondre ce
caillou. Et ce caillou va peut-être devenir un chef
d'oeuvre unique en son genre ? Parce que de cette masse
qui paraissait impossible, Dieu aura fabriqué un saint.
Le type du caillou, vous le savez, c'était l'Apôtre Paul
et vous voyez ce qu'il est devenu.
Eh bien, mes frères, voilà un échantillon de
communauté. J'ai voulu m’y arrêter aujourd’hui parce que
je pense qu'il est utile de commencer par une note de
beauté et de nous dire encore une fois que si nous
pouvons être fiers de notre communauté aujourd'hui, nous
ne devons pas en tirer prétention car il y en a
d'autres. Mais ce doit être un encouragement de savoir
que l'effort que nous faisons ici, et qui avec la grâce
de Dieu produit de tels résultats, le même effort
ailleurs produit des résultats semblables.
Et au-delà des océans et des montagnes, noue avons des
frères dans une communion à un même idéal que nous
voyons concrétisé presque dans les mêmes mots. Et je
pense que le paradis, ce sera la découverte dans
l'étonnement et l'admiration de frères que nous aurons
ignoré mais que nous découvrirons avec ravissement.
Déjà maintenant, ceux-ci que nous connaissons par le
rapport, ceux qui sont dispersés ailleurs, portons-les
en notre coeur. Qu'il y ait ainsi de par le monde un
tissu d'amour, de grâce, qui va transformer le coeur de
tous les hommes, qui va hâter la Parousie, le Jour où
Dieu sera vraiment tout en tous pour, je le répète, le
ravissement et la joie de tous sans exception.
Partage du Chapitre Général. 18.10.80
3. Portrait de trois Abbés Américains.
Mes frères,
Ce soir, nous allons faire rapidement la connaissance
de trois Abbés Américains. L'un d'eux était assis à ma
droite dans la salle des séances. C'était l'Abbé de
Spencer, un grand maigre. Un homme qui n'est presque pas
intervenu sauf lorsqu'on a touché un problème qui le
préoccupe très fort : celui des frères convers, qui est
spécifique aux Etats-Unis. Je devrais en parler plus
tard.
C'est un homme qui au cours de ses interventions
élevait les débats au niveau surnaturel, ce qui était
très rare. Il était toujours pondéré dans ses paroles.
Quelques jours après le début du Chapitre Général il est
tombé malade, une sorte de grippe. Comme j'étais son
voisin de séance, je me suis occupé de lui, pour lui
porter les documents, et tout cela. Il paraissait très
fatigué.
Il faut dire qu'il a une très forte communauté. Elle
compte 96 membres. Il y a 73 profès solennels, 7 profès
temporaires, 11 novices et 5 postulants. Il y a une
communauté qui est plus forte encore, c'est celle de
Gethsémani qui compte 99 membres : 88 profès solennels,
4 profès temporaires, 3 novices et 2 postulants. Voila
ce qu'on dit de cette communauté de Spencer. Je ne lis
pas tout car ce serait trop long, simplement quelques
extraits :
Un caractère remarquable de la communauté de Spencer
est la chaleur de charité unissant des membres qui
diffèrent de formation, de points de vue et de qualités.
Tout ça vient de la question non encore résolue
aujourd'hui : des frères convers. C'est très pénible. Il
y a des Abbés qui s'impatientaient : mais enfin, pour
deux ou trois Abbayes Américaines, pourquoi encore
remuer tout ça ? Il n'y a plus de problèmes chez nous,
tout ça est fini. Non, le Chapitre Général, s'il est
pastoral, il doit entrer dans les préoccupations de ces
Abbés et surtout des frères qui souffrent dans leur
coeur et dans leur esprit une situation qui les a
bouleversés, et qu'ils ne parviennent pas à assumer.
C'est un problème sérieux pour ces Abbés, je le
sentais. Cet homme était à côté de moi, alors je sentais
cela à ses réflexions, à ses interventions, à ses
efforts. Parfois, il avait l'air de s'ennuyer ? Vous
comprenez bien, toutes ces séances pendant des jours, et
des jours, et des jours. Et je voyais que discrètement
il récitait son chapelet. Oui, mais c'était bien. Il
était toujours très calme, et il aurait pu sommeiller ou
faire n'importe quoi. Non, il récitait son chapelet. Il
était aussi très attentif aux autres, ça, je l'ai
remarqué. Je retrouvais ce qu'il est dit ici. La chaleur
de charité, c'était chez lui.
Le Père Abbé s'efforce d'équilibrer au mieux avec
chaque individu les éléments majeurs de la Règle. Pour
ceux qui sont entrés après le décret d'unification des
communautés, et qui sont encore en formation, la
participation à la messe de communauté, à l'Office, le
sérieux au travail, la Lectio et la Prière ont la
nette priorité. Ils travaillent 5 heures par jour, tout
en donnant à l'assistance aux Heures la préférence
prescrite par la Règle. Ils sont encouragés à s'engager
au service de la communauté.
Notre père Abbé, après 19 ans de service suivi et…..
Et avant ces 19 ans d'Abbatiat à Spencer, il a été
plusieurs années Supérieur à Snowmass. C'est maintenant
une Abbaye. Elle est située dans les Montagnes
Rocheuses. Il m'a dit que c'était splendide comme
paysage, on ne peut pas l'imaginer. Et d'un calme, et
d'une paix qu'on ne connaît pas aux Etats-Unis. Snowmass
signifie masse de neige. Ils sont aussi sous la neige en
hiver. Donc ce père Abbé …..
....après 19 ans de service suivi est maintenant en
période Sabbatique de 6 mois selon la suggestion de l'Abbé
Général.
Donc, pendant six mois il est hors de sa communauté et
il se repose. Et il se reposait justement dans les
Montagnes Rocheuses. Je lui ai demandé où se situait
exactement Spencer ? C'est en plein centre des
Etats-Unis, dans la région du confluent du Mississipi et
du Missouri. Si jamais le Chapitre Général prochain se
tient là, j'aurai l'occasion de le voir ! (L'Abbé de
Spencer a mal compris et il situe l'Abbaye de Gethsémani
dans le Kentucky, Père Immédiat de Spencer. L'Abbaye de
Spencer se trouve dans le Massachusetts, près de
Worcester, au dessus de New York)
Ce repos sabbatique est rendu possible par la confiance
que la communauté et le Père Abbé mettent dans le Père
Prieur. Le service du Père Abbé est très apprécié par la
grande majorité de la communauté et a contribué à la
charité mutuelle et à la nouvelle forme que la
communauté est en train de prendre, tandis qu'elle
augmente en nombre.
Donc, vous avez déjà un peu ici une toute petite note
de ce qu'est le monastère Américain. Maintenant, nous
allons en voir un autre. C'est le monastère de Genesee.
Cette Abbaye est située dans l'Etat de New York, à 600
Km au Nord-ouest de la ville, près des chutes du
Niagara. Vous voyez, ce sont de beaux endroits
touristiques ?
Cet Abbé est assez connu. Il est venu ici, m'a-t-il
dit, mais il y a longtemps. Avant d'entrer il était
Docteur en Médecine et sa spécialité était la
Psychiatrie. Sans doute juste ce qu'il faut pour faire
un bon Abbé. C'est le Père Jean-Eudes. Il a été pendant
quelques temps agent de liaison officiel pour les
monastères de moniales, et il a donc beaucoup voyagé. Et
c'est à l'occasion d'un de ces voyages qu'il est passé
ici. Je pense que c'est encore à l'époque de Don
Félicien. Il est Abbé de son monastère depuis 1971.
C'est un homme de taille moyenne, qui est très actif,
et qui a une vie intense de prière. Ce n'est pas un
intellectuel, ce n'est pas un spéculatif, pas un
cérébral. Il est assez bien intervenu, mais des
interventions toujours en essayant d'atteindre le fond
du problème. Ce que j'ai surtout remarqué chez lui - et
il parle très bien le Français, très bien, presque pas
d'accent, un peu lentement, parfois il cherche un mot
mais il est maître de la langue - ce que j'ai admiré
chez lui, c'est son esprit de détachement car il a été
ennuyé par la question du Label Trappiste
Ils vivent d’une boulangerie et ils ont concédé l’usage
de leur recette à des boulangeries des environs qui
mettent sur le marché le pain des moines avec sur
l'emballage un petit moine stylisé. Il n'est pas
question du mot Trappiste. Mais alors, cette affaire l'a
bouleversé vraiment. Il est venu près de moi. Puis on a
convoqué un petit Concile des responsables du nom
Trappiste.
Il a exposé son affaire et il a dit : Ecoutez, il faut
bien comprendre. Si maintenant il fallait retirer à ces
boulangeries l'usage qu'elles font de notre recette et
du nom pain des moines, ça provoquerait des
troubles économiques dans la région chez tous ces
boulangers. Mais, dit-il, voilà, si vous le désirez, eh
bien en rentrant je vais prendre des mesures et on va le
faire. Parce que l'Abbaye reçoit aussi des commissions,
un pourcentage sur la vente de ces boulangeries. Alors
l'Abbaye elle-même serait un peu dans l'embarras. Mais,
dit-il, ça n'a pas d'importance, on trouvera le moyen
d'en sortir autrement.
Alors, après des discussions et après avoir bien étudié
son affaire, on est arrivé à la conclusion qu'il ne
tombait pas sous le coup de la Loi du Label Trappiste.
Naturellement je schématise maintenant, lui l'a expliqué
dans tous les détails. Et de toute façon, s'il veut
freiner un peu, il a tout le temps de le faire sans
mettre personne, ni des étrangers, ni son propre
monastère dans l'embarras.
C'est à lui que j'ai posé quelques questions au sujet
du comportement des Abbayes Américaines. J'aurais
l'occasion d'en parler demain déjà. C'était très facile
de lui poser des questions parce qu'il parlait
parfaitement la langue Française. Voici ce qu'on dit de
sa communauté à lui. Toutes ces Abbayes Américaines on
pris comme thème du rapport : La participation
coresponsable dans la vie de la communauté. C'est sans
doute une décision de leur Conférence Régionale.
La participation dans la vie de la communauté n'est pas
un problème pratique à Genesee. Tous sont conscients de
leur participation fondamentale par leur vie de prière
personnelle. L'horaire de la prière liturgique est réglé
en vue de la participation optimum de la communauté.
L'enseignement et l'exemple du Père Abbé, et la vie des
frères, encourage grandement la prière privée. Tandis
que l'Abbé est directement engagé dans tous les aspects
de la vie de communauté.
Il est vraiment au courant de tout - Je l'ai bien
remarqué aussi. De nombreuses commissions donnent une
forme, concrète à la participation de tous dans la
communauté. En plus du Conseil de l'Abbé, des
commissions sont désignées pour le travail, la liturgie,
l'architecture, les terrains, la peinture, et la
musique.
Vous voyez, de toutes petites commissions - Il Y a 50
membres dans cette communauté.
Les comptes rendus des travaux des différents
commissions sont mis à la dis position de tous pour
commentaires. Si un moine désire une réunion publique
sur un sujet particulier, il peut afficher le sujet pour
recueillir les signatures des intéressés. S'il y a 5
signatures ou plus, le groupe est invité à rencontrer le
Père Abbé pour considérer l'affaire. Une réunion
générale peut suivre.
Mais tout ça, c'est typiquement Américain. Il me l'a
expliqué. On est éduqué là-dedans depuis notre enfance,
dit-il. On n'imagine même pas qu'on puisse faire
autrement. C'est tout autre chose que des Abbés
autoritaires ou autocrates. Ce qui sera plus le cas des
Abbés Français, mais j'anticipe un peu sur ce que je
vais dire demain. Mais je n'anticipe pas, parce que
autrement je pourrais achever aujourd'hui, nous serions
encore là à 8 heures et demain je n'aurais plus rien à
dire.
Et maintenant on conclu comme ceci :
La communauté de Genesee est très unie dans ses valeurs
monastiques et sa façon de les exprimer. Tandis que
l'Abbé est l'animateur et le centre de la communauté,
les frères sont encouragés à participer à l'élaboration
des décisions, à présenter leurs suggestions de
différentes façons et à prendre part aux affaires des
différents commissions. La participation responsable est
comprise comme étant fondamentalement la responsabilité
sérieuse pour chacun dg se consacrer à sa vocation
monastique.
On peut dire tel Abbé, telle communauté!
Maintenant un troisième Abbé et communauté. C'est
peut-être la plus originale. C'est la Communauté de
Mepkin qui se trouve dans la Caroline du Sud. C'est le
centre des EtatsUnis mais vers l'Atlantique
(Charleston). Cet Abbé de Mepkin est un ancien
Franciscain. Il a la parole facile. Une voix pour
prêcher dans une cathédrale. Il est intervenu assez
souvent, mais toujours pour des interventions
percutantes et presque décisives. C'est un homme aussi
qui a une grande vie de prière. Combien de fois ne
l'ai-je pas vu à la chapelle ? On arrivait, bon, il
était là.
C'est lui ou sa communauté qui a organisé l'Office de
Laudes et les chants de l'Eucharistie. Je lui ai demandé
les livrets. Je les ai rapportés et je les ai remis à
notre Frère Pierre qui les a déjà déchiffrés. Il y a
là-dedans des pièces magnifiques. Par exemple ils
chantent des Alléluia, l'Alléluia de Mozart, l'Hymne à
la joie de Beethoven, la mélodie donc et d'autres pièces
de très belles choses. Et je pense vous l'avoir écrit,
c'était sur accompagnement de guitare, mais un artiste
guitare, pas un amateur. On aurait dit de la cithare,
tellement c'était bien accompagné.
Et alors chanté sur un rythme Américain, un peu négro
spirituel, pas exagéré, loin de là ! Mais avec une voix
pour cet accompagnateur, une voix qui convenait
parfaitement à l'emploie, un peu éraillée et traînant
sur les finales. Je comprends très bien que le petit
Angolais le Supérieur d'Angola est venu enregistrer, ça
valait la peine. Et le chantre a eu un mal de gorge
pendant quelques jours. L'Anglais l'a remplacé, mais il
ne savait pas le faire. Il fallait être Américain pour
chanter de cette façon là.
Alors cet Abbé de Mepkin, lorsqu'il parlait il était
toujours aussi au plan surnaturel, mais un surnaturel
dur, catégorique, radical. Je me suis trouvé avec lui
dans une petite réunion informelle où on a parlé des
problèmes de noviciat. Ce n'était que des Américains,
des Irlandais et les deux Canadiens qui sont venus ici.
Cela se faisait en anglais. Lorsqu'il y avait quelque
chose que je ne comprenais pas, c'était le Canadien, Dom
Marcel qui me le traduisait. Et quand je parlais, je
parlais en français, car ils comprennent le français. Il
n'y en avait qu'un ou deux, Irlandais ou Américain qui
ne connaissaient pas le français et un autre traduisait.
Donc ça allait très bien, une bonne ambiance.
Or, cet Abbé de Mepkin disait ceci à propos des
novices. Et je suis contant, parce que c'est exactement
mes idées. D'ailleurs il le disait : je suis d'accord,
l'Abbé de Rochefort et moi nous sommes d'accord. Les
autres étaient d'accord aussi, mais il fallait le dire.
Par exemple, cette réflexion que j'ai retenue :
Plutôt périr que d'accepter un seul homme qui ne
serait pas appelé vraiment à la vie monastique
contemplative.
C'est une toute petite communauté, peut-être à cause de
ça ? Parce qu'il est tellement dur pour accepter les
novices ? Ils sont exactement 31. Il y a 25 profès
solennels, 2 profès temporaires, 2 novices et 1
postulant. Et il a encore eu cette sentence qui est
aussi très juste. Il a dit, toujours à propos du
noviciat : La qualité d'aujourd'hui est la quantité
de demain ! Mais quand c'est dit en Anglais c'est
encore beaucoup mieux. Ce sont de vraies formules. Et il
disait toute chose de ce genre. Tout ceci pour vous
situer l'homme. Et on m'a dit que c'était comme ça chez
lui.
Voici maintenant l'appréciation de sa communauté. Je
vais simplement lire la conclusion, sinon ça durerait
trop longtemps. Le rapport a aussi comme thème la
participation responsable. Mais ce dont on parle
maintenant, c'est de la Visite Régulière.
Durant le scrutin secret de la Visite Régulière, qui
fut la dernière étape dans l'établissement de ce
rapport, tous reconnaissent que les dispositions
personnelles et physiques créaient à Mepkin un espace et
une atmosphère favorable à la vie monastique
contemplative. En même temps 3 ou 4 moines ont exprimé
leur inquiétude que cette situation presque idyllique ne
conduise à une attitude de complaisance qui pourrait
étouffer la réponse à l'appel du Seigneur d'entrer plus
profondément dans son mystère.
J'ai entendu cet Abbé expliquer au cours de cette
réunion de Noviciat, sa conception de la vie monastique.
Il aurait pu l'expliquer ici, vous voyez, c'était ça !
Mais enfin, il l'expliquait à l'Américaine et vous
retrouvez ça ici, dans ce qu'on dit dans le rapport.
Si saine que soit cette inquiétude, il faut aussi une
bonne volonté d'utiliser les temps et les lieux pouvant
permettre quelque expérience de la joie et des richesses
des dons de Dieu, quelque chose du centuple promis à
ceux qui suivent fidèlement le Seigneur. Actuellement,
ça semble être la situation de Mepkin.
Il appartient à la Communauté de répondre avec une
humble louange à la condescendance de notre Père sans
jamais perdre de vue que c'est un don purement gratuit
de sa part. Ce peut être une partie de la vocation
présente de la Communauté d'apprendre comment
précisément les structures monastiques peuvent fournir
l'essentiel nécessaire à la fidélité, au milieu de la
libéralité de Dieu, sans conduire à la complaisance et à
la présomption.
C'est un des 3 ou 4 plus beaux rapports, celui-ci !
Vous voyez qu'aux 4 coins du monde, en Australie, à
Rochefort, à Mepkin, il y a des hommes qui vivent
exactement le même idéal, la même chose, dans les mêmes
circonstances. Pas de circonstances locales, ni rien,
mais circonstances de communauté.
Ce sont de petites communautés où on est tout à fait
donné à Dieu, où on fait une confiance totale à l'Abbé
dans lequel on voit le Christ présent au milieu des
frères. Et alors chacun s'épanouit, chacun est heureux.
Mais ce n'est pas pour ça que Dieu envoie des novices
- ce n'est pas nécessaire - Dieu veut une solitude. Mais
comme l'a très bien dit l'Abbé, ici, prenons bien garde
! Dieu a ses vues, et la qualité d'aujourd'hui, ce sera
la quantité de demain.
Mais il faut toujours être humble, remercier Dieu. Pas de
présomption, attendre tout de sa libéralité et de son
amour.
Partage du Chapitre Général. 19.10.80
4. Le nouveau monde.
Mes frères,
Nous portons gravé sur les tables de notre mémoire une
image traditionnelle de l'Ordre. Je la schématise :
Cîteaux - La Révolution Française L'exode de la Trappe -
Le retour en France - et à partir de là un essaimage sur
le continent et au delà des océans. Et au cours des
années, l'influx vital vient de ce centre et se répand à
travers le Corps.
Pour ne pas remonter trop loin, depuis la dernière
guerre, le visage de l'Ordre a été façonné par de grands
Abbés Français. Je rappelle quelques noms : Dom Chautard
- Dom Malais - Dom Lehodey - Dom Belorget - Dom Anselme
le Bail - et tout près de nous Dom Gabriel Sortais.
Lorsque je suis arrivé au Chapitre Général, après
quelques jours, et à mesure que le Chapitre avançait
j'ai constaté un fait qui sera peut-être difficilement
admis par les Abbés qui ont une longue pratique du
Chapitre Général, car il leur est difficile de se
défaire d'une vision qui pour eux est valable pour la
suite des temps.
Mais les jeunes, ceux qui ,sont venus là pour la
première fois, et qui sont donc à un point de départ,
ils seront d'accord avec moi. J'ai constaté ceci : c'est
qu'aujourd'hui le coeur de l'Ordre se trouve aux
Etats-Unis ! Et quand je parle des Etats-Unis, je vois
donc les monastères Américains, mais aussi leurs
filiales répandues dans le monde en Amérique du Sud,
dans le Pacifique. Je dirais même aussi leurs
satellites, les Japonais et les Japonaises
naturellement, car ils sont rattachés à la Conférence
Régionale Américaine. Et en frange, alors, en frange je
verrai les Irlandais avec leurs fondations en Australie
et Océanie. Là aujourd'hui bat le coeur de l'Ordre !
Pourquoi ? Mais parce que c'est là un fait. Et vous
savez qu'un fait est plus important qu'un Lord-Maire. On
peut se heurter contre le fait, on se cassera la tête
contre lui. Le fait est là, c'est objectif. Les Abbés
les plus remarquables aujourd'hui par leur envergure
spirituelle, par l'audace de leur vue prospective, par
leur discernement, leur pondération, leur équilibre, ce
sont des Abbés du monde Anglo-Saxon.
Auparavant, je le sais, les Etats-Unis avaient une
réputation peu flatteuse. Et c'est avec cette idée que
je suis arrivé au Chapitre Général. Mais j'ai du
renverser tout à fait mon jugement. A partir de ces
hommes, des problèmes qu'ils rencontrent chez eux et
dans les pays où ils sont en train d'essaimer, à partir
des événements qu'ils vivent, ils sont en train de
modeler une nouvelle physionomie de l'Ordre.
Le Père Abbé Général est ouvert à cela. Il le sait. Il
l'a dit. Pas à ce Chapitre ci, mais à l'autre. Ce sont
des choses qu'on ne peut pas dire souvent parce que ça
heurte des susceptibilités. Et je me demande si ce
phénomène de décentrement vers les Etats-Unis n'est pas
lié à une dérive plus profonde de l'humanité comme telle
vers les Pays du Tiers-monde en passant par l'écluse
obligée des Etats-Unis. Le Père Abbé Général l'a dit :
en l'an 2000, beaucoup de monastères auront disparu en
Europe. Par contre il y en aura un grand nombre dans des
pays neufs.
Les Etats-Unis sont un bain d'expériences au plan
humain. Ils sont à la pointe de la révolution technique
et industrielle. J'ai du m'occuper l'autre semaine d'un
jeune étudiant qui doit se rendre aux Etats-Unis pour
faire des études d'ingénieur dans des branches
techniques dont ces études ne sont même pas encore
abordées en Belgique, et pas même en Europe.
Il y a là un brassage de populations, de races, de
cultures, que nous ne connaissons pas ici. Nous voyons
arriver ici des Nord-africains, des Turcs et on est
effrayé ! Mais aux EtatsUnis c'est courant. Rien qu'à
New York, on parle 30 langues différentes. Et ces gens
vivent tous l'un dans l'autre. Alors, mettez ça à
l'échelle des Etats-Unis qui est un continent.
Ils sont reliés par un dénominateur commun qui est la
façon de vivre Américaine. Je ne suis pas en train
maintenant de faire l'apologie des Etats-Unis, loin de
là savez-vous, mais c'est pour vous faire comprendre
qu'il se passe quelque chose dans laquelle nous sommes
entraînés presque à notre corps défendant. Mais nous
devons nager et ramer dans cette direction là parce que
à mon avis, c'est un phénomène anthropologique. Je vais
vous donner un exemple de ce glissement. Les Abbés
Français se méfient beaucoup des Abbés Américains. Entre
les deux il n'y a pas d'atomes crochus. Voici un cas
concret :
Les Abbés Français pensent et disent tout haut que les
Américains souhaitent que le Chapitre Général délègue
une partie de ses pouvoirs aux Conférences Régionales.
Dans cette hypothèse, il y aurait une abdication, une
démission du Chapitre bé9éral. Par contre il y aurait un
renforcement du pouvoir dans les Régions. Et petit à
petit se constituerait un régionalisme qui serait
indépendant du Chapitre Général, qui ne serait donc plus
sous l'autorité suprême de l'Ordre. Et, se créerait à la
longue de petites Congrégations autonomes qui
évolueraient chacune de leur côté et se distancieraient
les unes des autres ; ça serait donc fini de l'UNITE de
l'Ordre. Voilà la thèse Française !
Comme je me trouvais au Chapitre Général perdu au
milieu d'Américains, d'Anglais et d'Irlandais, je leur
ai posé la question : ce que c'était exactement ça ? Et
ils ont dit : Mais enfin, il ne s’agit pas de ça du tout
! Nous ne désirons pas du tout que le Chapitre Général
nous délègue une partie de ses pouvoirs juridiques.
C'est simplement ceci : Nous aimerions que, au plan
Pastoral les Conférences Régionales puissent résoudre
des problèmes qui ne doivent pas attendre sous peine de
s'envenimer, de se durcir.
Un Chapitre Général se tient tous les 3 ou 4 ans
maintenant. Un problème surgit dans une Abbaye. Pourquoi
faudrait-il attendre 4 ans qu'un Chapitre Général se
présente pour aborder le problème et essayer de le
résoudre. Pourquoi ne pas nous réunir entre nous,
l'étudier, apporter une solution, aider cet Abbé, ce
frère, aider cette communauté ?
Et ils disent : Mais n'est-ce pas là l'intention
première des Conférences Régionales ? Et lorsque Dom
Guerric est venu ici un jour après la fête, nous avons
parlé pendant deux heures, et je lui ai entre autre posé
la question. Et il m'a dit : oui, je suis à l'origine
des Conférences Régionales, je sais très bien ce que
nous avons voulu faire. C'était, au début, une réunion
d'Abbés de la région qui se réunissent pour discuter des
problèmes qu'ils rencontrent chez eux, et s'entraider,
et se soutenir, essayer de voir clair et de trouver une
solution. Mais c'est ça, dit-il la Conférence Régionale.
Et, a-t-il dit, il faut que cela revienne à ça.
La dernière Conférence Régionale à Orval, ils étaient
70 ! Il est même impossible de réunir un symposium
pareil à Scourmont, a-t-il dit, nous ne saurions pas. Il
n'y a que Orval qui peut faire ça. Mais 70, c'est
presque un Chapitre Général. De quoi voulez-vous parler,
ditil, surtout avec le nombre d'étrangers qui sont là.
Que viennent-ils y faire ?
Voilà, même ici, un homme qui est un des promoteurs des
Conférences Régionales, qui trouve tout naturel qu'on y
discute de problèmes d'ordre Pastoral. Eh bien, voilà ce
que les Abbés Américains désirent faire. Or, à la fin du
Chapitre on s'est posé la question: Comment soulager le
travail du Chapitre Général ? Le programme est tellement
lourd ?
Les Américains ont dit : Mais c'est tout simple, les
questions Pastorales, mais qu'on les résolvent tout de
suite au niveau de quelques monastères de la Région. Et
ainsi le Chapitre Général ne devra plus s'en occuper, ce
sera résolu. Mais les Français, eux, ne l'entendent pas
comme ça ! Pour eux, c'est le Chapitre Général qui doit
résoudre tout. Il y a là derrière, je le sens bien, une
peur. Non pas la peur de perdre des responsabilités,
mais la peur de regarder les problèmes et de s'y
engager.
Donc voilà, vous sentez que là, les américains, tout en
ayant apparemment une position de pointe, retrouvent une
tradition. Naturellement je donne un exemple, il y en a
d'autres.
Maintenant, si je vois l'Ordre en France, et quand je
pense à la France, c'est aussi les environs de la
France. Mais le coeur est là. Eh bien, ça me donne
l'idée de Madame la Marquise. Une vieille noble dame qui
vit dans un château somptueux mais qui est ruinée, et
qui s'efforce par tous les moyens de maintenir la vie
qu'elle a toujours connue. Mais cette vie lui échappe.
On s'efforce toujours de maintenir le ton et les
manières d'autrefois. J'ai entendu dire à deux reprises
au moins, si pas trois, pas en public naturellement mais
dans les couloirs : ces Abbés Français, ils sont
Napoléoniens ! Et ça veut dire ceci : lorsque dans une
commission ils sont deux ou trois, c'est fini ! C'est
eux qui parlent, et ils discutent entre eux. Les autres
sont là comme spectateurs et auditeurs. Ils prennent la
direction et puis ça avance. Et ce sont leurs façons de
faire, et de voir, et de décider qui vont passer, et ça
passe dans la commission du moins. Napoléoniens !
Alors, il y a ceci également - ce n'est pas seulement
les Français, mais aussi ce qui est autour, donc nos
régions - dans leurs rapports avec les fondations du
Tiers-monde, ils sont encore colonialistes. On va là-bas
et on y implante ses façons de vivre d’ici. On n'imagine
pas que ça puisse être autrement !
Et on l'entend au ton, à la façon dont on en parle. Et
ça me faisait mal, certains. J'ai entendu parler l'un ou
l'autre, mais ça me faisait vraiment mal. C'était de la
condescendance, presque du mépris pour ce qu'on
appellera les indigènes du monastère, qui sont toujours
tenus un peu en état d'infériorité !
Voilà, voici encore un petit indice. C'est le Père
Mununu de Kasanza qui l'a dit ici. Vous avez un Abbé
Camerounais qui est en train d'être à l'origine d'une
nouvelle fondation spontanée au Cameroun. Et où va-t-il
chercher ses idées, son initiation ? Mais pas au
Cameroun ! Pourtant, il y a là des monastères Européens
? Non, il vient à Kasanza parce que là-bas il y a déjà
un Supérieur Africain. Il va venir chercher là son
inspiration. Ils vont être entre eux...
Non, il n'ira pas dans un monastère Européen, parce
qu'il va s'en méfier ! Voyez, à Kasanza, ils lui ont
posé la question: Mais pourquoi venir si loin quand vous
en avez sur place ? Mais sur place, ça ne va pas, parce
que ça ne va pas ; on ne va pas se comprendre, on ne se
comprend pas !
Or les Américains, eux, n'ont jamais eux de colonies,
ils ne savent pas ce que c'est qu'une colonie. Ils vont
donc fonder dans des pays du Tiers-monde, aux
Philippines, en Amérique du Sud.. Et ça se présente
autrement. On va dire : Oui, mais eux ils sont
impérialistes. Mais ils le sont, ou plutôt disons que
dans les monastères, ils ne le seront pas. Ils seront
plutôt une sorte d'impérialisme qui ne serait pas
nationaliste, ni même culturel, ni même religieux, ni
même spirituel. C'est autre chose qui est quasi
impondérable, qu'on ne sait pas couler dans une phrase.
Voilà, vous avez cette fondation spontanée au Nigeria.
Mais cet Abbé Nigérien n'a pas demandé de l'aide aux
monastères du Cameroun qui sont à côté ? Non, il a
appelé à l'aide aux Etats-Unis. Et les Etats-Unis,
l'Abbaye de Genesee dont j'ai déjà parlé envoie là deux,
trois professeurs, un maître des novices pour les aider.
Mais les indigènes sont là : le Supérieur est un
Nigérien. On attend qu'il y ait des prêtres, qu'il y ait
des cadres. Et puis ces hommes vont et viennent, ils ne
s'installent pas. Ils apportent une aide temporaire, une
aide provisoire. Ils verront ça plutôt sous l'image du
service.
Et je vais encore citer un exemple pour marquer la
différence. Après la lecture des rapports, on a dégagé
des idées qui étaient apparues comme ça, des thèmes
comme on dit - qui étaient apparues à la suite des
lectures de ces rapports. Entre autre il y avait le
thème de la mission de l'Abbé. Et je me suis inscrit,
puisqu'on devait s'inscrire pour ce thème. Il y avait
deux groupes. Un groupe Anglo-Saxon-Américain et puis il
y avait un groupe plutôt Français. Et comme j'étais
francophone, on m'a mis là. Le Père Eugène, lui,
connaissant mieux l'anglais à été mis de l'autre côté.
Et on a commencé à parler de ça.
Mais voilà comment ces Abbés Français - l'Abbé du Mont
des Cats était là, et d'autres
- mais voilà comment ils voyaient ces choses. Il y a
deux entités : il y a la Communauté, et il y a l'Abbé.
Un homme est élu Abbé. Il est tiré hors de la
Communauté, il est à part...et puis les voilà comme deux
antagonistes l'un en face de l'autre. Comment maintenant
vont-ils s'arranger pour que cela marche ?
Alors l'Abbé, lui, comment va-t-il exercer son autorité
? Parce que toute la question tourne et la discussion au
sujet de l'AUTORITE de l'Abbé. Comment va-t-il l'exercer
? Oui ! Et ça peut discuter une heure là-dessus. Et
alors vous êtes là à écouter. Après la séance, il y a un
Français qui me dit : c'était tout de même bien ? Mais
je dis : je ne suis pas d'accord du tout, pas d'accord
du tout avec ça, c'est pas comme ça ! Je parlerai de ça
peut-être une autre fois parce que maintenant ça va nous
conduire trop loin.
Mais maintenant le Père Eugène, lui, était avec les
Américains. Et là, ça s'est présenté tout autrement. Là,
on n'a pas vu un Abbé devant tenir tête à une
communauté. Non, on a vu un Abbé issu de la Communauté,
non pas coupé d'elle, mais devenant la conscience que la
communauté a d'elle-même, devenant l'animateur de cette
communauté, s'efforçant de la faire évoluer tout en
étant lui-même sous l'influx de l'Esprit de Dieu.
C'est tout autre chose ! C'est peut-être encore lié à
un phénomène culturel Américain ? Nous l'avons vu hier
soir à l'exposé de ces rapports où eux sont habitués de
discuter de tout en communauté. L'Abbé n'est pas un
homme qui de façon autoritaire, voila - même s'il a
consulté l'un ou l'autre décide on va faire comme ça. Et
puis, d'accord ou pas d'accord, c'est mon idée à moi, eh
bien on le fera.
Ah non ! Là-bas il y a comme quelque chose qui doit
grandir de la communauté. Ce n'est pas de la démocratie
? Non, mais c'est un peu ce qu'on s'efforce de vivre
dans l'Eglise maintenant ; ça ne doit pas venir de la
base, non, il y a toujours au dessus les successeurs des
Apôtres que sont les Evêques. Il y aura au sommet,
Pierre, qui va devoir finalement donner son approbation
à ce qui se fera. Mais on consulte, il y a des Synodes.
Il y a des Synodes régionaux, il y a un Synode mondial
maintenant. Et à partir de là, on s'efforce de découvrir
la volonté de Dieu.
Vous avez là encore deux conceptions différentes et de
l'Abbé, et de la Communauté. Et j'ai dit aussi à cet
Abbé, entre autre : Ecoutez, l'impression qu'on retire
de ces discussions sur l'autorité de l'Abbé, eh bien,
c'est que ces Abbés ont peur. Il y a une peur là
derrière. Ils ne sont pas bien dans leur peau. Alors il
n'a rien dit, il n'a même pas dit ni oui, ni non.
Mais voilà mes frères une impression que j'ai retiré de
ce Chapitre et que je vous livre. Mais pour moi, cela a
été une révélation. C'est une découverte. C'est que dans
ces pays neufs et les Etats-Unis sont un pays neuf par
rapport à nous - il y a un bouillonnement de vie ; ça
bouillonne, ça fermente. Tandis que dans notre vieux
monde s'installe l'artériosclérose. C'est raide, ça ne
sait plus bouger, ça a peur.
On parlait du vieillissement des communautés. C'est un
problème qui ne se pose pas aux Etats-Unis. Le
vieillissement des communautés, ça se posera ici. Mais
pourtant, eux l'envisagent déjà. Ils se disent : En l'an
2000 quel sera l'état des communautés ?
Ils ne vont pas commencer à faire des courbes
statistiques, loin de là ! Mais ils disent que c'est
tout de même un phénomène qui est maintenant dans
beaucoup de monastères. Il faut le regarder en face et
ne pas se laisser acculer le dos au mur, et prendre des
décisions à la sauvette alors.
Voilà mes frères, nous sommes ici sur le vieux
continent. Mais ça ne veut pas dire que nous devons,
nous, ici à Rochefort, souffrir de sclérose. Il est
nécessaire qu'ici aussi ça bouillonne, le bouillonnement
de l'Esprit, car c'est ça ! Et ce bouillonnement de
l'Esprit va s'exprimer, se matérialiser non pas dans un
bouillonnement cérébral, mais dans ce que le mot latin
qui traduit bouillonnement dit : ferveur.
Une ferveur qui nous fait croire à notre vocation, qui
nous fait croire à l'action de l'Esprit dans nos coeurs,
dans notre communauté, dans l'Ordre, dans l'Eglise. Une
ferveur qui nous fait regarder au loin, qui ne nous fait
pas regretter le passé. Une ferveur qui nous donne à
l'amour que Dieu a pour nous, et qu'il a pour tous les
hommes.
Et ainsi mes frères, nous resterons jeunes même si
physiquement nous vieillissons. On peut souffrir de
sclérose physique, c'est fatal avec l'âge. Mais une
sclérose spirituelle, ça c'est inimaginable pour un vrai
moine. Car de jour en jour il rajeunit. Il goûte la vie
éternelle et il ne peut même pas imaginer ce que c'est
que la mort, cette seconde mort qui nous enfonce dans le
désespoir, dans le dégoût qui fait qu'on n'a plus envie
de vivre.
Voilà mes frères, une petite conclusion. Soyons donc
ici, non pas des Américains, ce n'est pas ça que je veux
dire, ce serait jouer, ce serait du théâtre, ce serait
faux. Mais soyons de véritables moines. C'est à dire des
hommes qui sont déjà pour leurs confrères en humanité
des prophètes, ceux qui sont déjà l'exemple de ce que
l'humanité devra être demain, plus belle, plus ouverte,
plus confiante, plus pacifiée et surtout plus aimante.
Partage du Chapitre Général. 26.10.80
5. Le Symposium : Lettre aux communautés.
Mes frères,
Au cours du Chapitre Général, pendant cinq jours, s'est
tenu un Symposium qui groupait tous les Supérieurs des
monastères vivant leur vie monastique selon la Règle de
Saint Benoît, environ 550 personnes. A l'issue de ce
Symposium un message a été rédigé à l'intention des
communautés. Je l'ai reçu hier. Je vais vous en donner
lecture avec quelques mots de commentaire.
Ce Symposium était organisé. Chaque jour il était
ouvert par une conférence donnée par des personnes
étrangères à l'Ordre Monastique, même des laïcs, même
une dame qui était ministre de l'Etat Allemand du
Palatinat. Il y a eu aussi, comme vous le savez, un
pèlerinage au Mont Cassin, avec une messe concélébrée et
présidée par le Pape.
Organisé un tel Symposium était une chose difficile. Il
parait que cela a bien durer deux à trois ans. Après
chaque conférence se tenait ce qu'on appelle un panel.
C'est à dire que au milieu de l'Aula il y avait une
grande table autour de laquelle étaient assis les
organisateurs et les personnages les plus influents du
Symposium, ou les plus représentatifs plutôt des Ordres
Monastiques
Et alors, ces personnes dialoguaient entre elles au
sujet de la conférence entendue. Mais ce dialogue était,
déjà préparé ! Il faut bien le savoir. Et les autres
étaient autour et les écoutaient. Puis après commençait
des échanges plus spontanés. Le premier jour, toute la
journée y est passée ; les deux suivant : uniquement
l'avant-midi ; le suivant, le quatrième, était le Mont
Cassin ; et le dimanche était une clôture générale.
Le message est présenté par les trois Abbés Généraux :
Bénédictin, Cistercien et Trappiste.
Chers frères et soeurs,
Les Pères Abbés ont désiré envoyer, à la fin du
Symposium, un message aux communautés. Le temps trop
bref, ne leur a pas permis d'en rédiger qu'un texte
provisoire.
Donc, ce texte n'était pas préparé avant le Symposium. Il
a été préparé au cours de celui-ci et à la fin du
Symposium.
Celui-ci a été corrigé en fonction des remarques
présentées en Aula, et approuvé par nous les Supérieurs
des trois Ordres Monastiques. Nous remercions ceux qui
ont collaboré à la rédaction de ce message et nous
espérons qu'il transmet quelque chose de ce que les
participants ont expérimenté durant ces jours.
Rome, septembre 1980
Réjouissez-vous tous dans le Seigneur, en ces jours où
nous célébrons Saint Benoît ! Dans le cadre du quinzième
centenaire de la naissance de Saint Benoît, les abbés,
abbesses et supérieurs bénédictins, cisterciens et
trappistes, se sont réunis pour la première fois dans
l'histoire afin de réfléchir sur les valeurs communes,
les aspirations profondes et les défis actuels auxquels
font face ceux qui vivent aujourd'hui sous la Règle de
Saint Benoît.
L'assemblée, vous l'imaginez bien, était extrêmement
disparate. Non seulement parce qu'il y avait des
supérieurs de tous les coins du monde, mais aussi des
options monastiques tout à fait opposées, depuis la vie
contemplative telle que nous essayons de la mener ici
jusqu'à l'activité la plus apostolique dans le monde. Et
entre deux, vous aviez toute la gamme.
Malgré tout, il devait y avoir chez tous ces hommes des
valeurs communes puisque tous se réclament de la Règle
de Saint Benoît. Aucun ne peut prétendre posséder à lui
tout seul le monopole de toute la vérité concernant la
vie monastique et la Règle. Dieu est le Maître de
l'Histoire, il est le Maître de l'Eglise, il est le
Maître des personnes, des communautés. C'est donc lui
qui inspire les orientations diverses, qui sont toutes
valables, qui se réclament toutes de Saint Benoît.
Et nous devons toujours bien prendre garde de ne pas
laisser tomber sur d'autres qui vivent d'une façon
différente de la nôtre, un regard de mépris, comme si
nous leur étions supérieurs. Non, nous sommes dans le
champ de l'Eglise. Nous sommes des ouvriers à notre
place, attelés à une tâche spécifique, à côté d'autres
qui ont aussi leur vocation. Mais en dessous de tout
cela, il y a des valeurs communes sur lesquelles ont
réfléchi le Symposium.
Des aspirations profondes ! Car chacun est appelé, est
attiré par le Christ, mais suivant ce qu'il est. Le
Christ est la tête d'une personnalité qui est son Corps,
qui est toute l'Eglise, qui même au-delà de toute
l'Eglise est l'humanité entière. Et chaque moine a sa
place, qui est unique, qui est irremplaçable.
Il y a donc en chacun des aspirations profondes qui
sont irréductibles à celles des autres. C'est pour cela
que nous devons toujours avoir un immense infini respect
les uns pour les autres. Ce n'est pas parce que mon
frère vit autrement que moi, ou sent, ou voit autrement
que moi que je ne dois pas m'entendre avec lui ? Il est
respectable dans ce qu'il est. S'accepter tel qu'on est,
ça c'est le fondement de la véritable charité.
Et alors les défis du monde ! Nous sommes de notre temps,
nous ne sommes pas d'hier, ni d'avant-hier !
Des idées traditionnelles sont ressorties fortement de
ces discussions et des questions nouvelles ont élargi
notre vision. C'est pourquoi les tensions entre la joie
de la célébration et les appels de notre époque
resteront le message essentiel de ces jours.
ça va revenir par après !
Au Mont Cassin nous avons présenté à Dieu, en votre
nom, notre action de grâce, nous avons aussi offert les
soucis et les problèmes auxquels nous sommes
inévitablement confrontés dans un monde mouvant et en
crise.
L'Ordre Monastique n'est donc pas statique. Le monde
est en crise, le monde bouge, le monde est en mouvement.
L'Ordre Monastique est composé d'hommes qui sont aussi
des fragments de ce monde. Et eux aussi sont en crise et
en mouvement. Mais, disons ici, que c'est une crise
dirigée et que c'est un mouvement ordonné. Parce que le
chef, la tête qui anime tous ces hommes, toutes ces
communautés, c'est le Christ qui, lui, est en train de
continuer son oeuvre de création et de rédemption.
Dans son homélie, le Pape nous a rappelé d'avoir à
apprendre de la Règle comment accomplir un véritable
renouveau moral et spirituel en tant que chercheur de
Dieu et amant de Dieu ; il nous a aussi engagés à
regarder en face les réalités du monde dans lequel nous
vivons.
Donc, deux choses dans l'homélie du Pape. A partir
de la Règle nous renouveler sans cesse. C'est
notre voeu de conversion des moeurs. Parce que nous
sommes des chercheurs de Dieu et des amants de Dieu.
Mais nous cherchons Dieu parce que nous l'aimons. Si
nous ne l'aimons pas, nous ne le cherchons pas.
Faisons bien attention à cela ! Lorsque notre visée
dévie, lorsque nous ne sommes plus à l'aise dans notre
peau de moine, dans notre vie concrète, faisons
attention ! C'est que il y a une faille dans notre amour
pour Dieu. Et c'est là que se porte notre effort de
conversion. C'est de toujours être ouvert à cet amour de
Dieu pour nous, pour que nous puissions le lui rendre et
alors chercher Dieu avec persévérance.
Second point sur lequel a appuyé le Pape : nous
engager à regarder en face les réalités du monde dans
lequel nous vivons. Ne pas avoir peur de voir les
choses en face. Le message va y revenir.
Nous avons été ainsi provoqués à être fidèle à la
tradition monastique aussi bien qu'à affronter les
besoins développement spirituel personnel, de
contemporaine.
actuels dans les domaines du
l'Eglise locale et la société
Il y a donc des besoins actuels, c'est à dire qui sont
les nôtres aujourd'hui. Nous ne devons pas faire de
l'archéologie et passer notre temps à réfléchir sur les
besoins des moines des siècles passés ; ça peut être une
forme d'évasion ou une forme de peur devant ce qui nous
est offert aujourd'hui.
Non, les problèmes d'aujourd'hui, et ils sont fameux !
Et ça va nous aider alors à nous développer
spirituellement et personnellement. Spirituel, cela veut
dire encore une fois que nous sommes sous la mouvance de
l'Esprit de Dieu. Et nous deviendrons des personnes
libres, belles, pures, si nous n'avons pas peur de nous
laisser brûler par le feu de l'Esprit.
Les besoins de l'Eglise locale et de la société
contemporaine ? Toujours être inséré dans son milieu.
Maintenant trois points :
Dans cet esprit, il a été réaffirmé que la vie
monastique était la création d'un espace spirituel, où
le propos de l'obéissance d'écoute n'est pas de séparer
la communauté de la vie mais de les relier dans un
témoignage de foi et d'espérance.
Voici une définition originale de la vie monastique.
Elle est juste, elle est correcte. La vie monastique est
la création d'un espace spirituel, c'est à dire d'un
espace divin. Le spirituel étant la façon pour nous de
vivre le divin. La vie monastique est donc la création
d'un tel espace ; ça veut dire que nous habitons - je
l'ai déjà expliqué et je pense que on devrait y revenir
sans cesse - le monastère, le claustrum, ici,
c'est la maison de Dieu. Ce qui nous entoure, c'est un
domaine qui appartient à Dieu. Et là, on y vit selon les
normes de l'Esprit de Dieu. Donc, la loi qui nous dirige
ici, qui conditionne notre pensée et notre agir, c'est
l'Amour qui est l'Esprit. Voilà donc un espace d'amour
dans lequel chacun est libre de se développer comme il
l'entend, à condition d'être toujours lui-même sous
l'influx de cet Esprit. Voilà la vie monastique ! Et
c'est très bien dit.
Alors, le propos maintenant, le but de l'obéissance qui
est écoute de ce que dit l'Esprit, n'est pas de séparer
la communauté de la vie. Donc, ce n'est pas de nous
fermer sur nous-mêmes et de nous séparer de la vie
réelle qui continuerait à côté de nous à évoluer, tandis
que nous, nous resterions bloqué dans notre situation
présente.
Non, mais c'est de relier la communauté à la vie, que
la communauté ne soit pas étrangère à ce qui se passe
autour d'elle ; mais qu'elle soit pour le monde
environnant un témoignage de foi et d'espérance. Et ça
veut dire de foi, de vision de la divinité en la
personne du Christ. Et d'espérance : c'est à dire de
confiance dans ce que Dieu est en train de faire, de
réaliser pour le monde à travers tous les obstacles, les
difficultés et même les laideurs.
Il en est résulté une prise de conscience du rôle et de la
signification de la pauvreté dans le monachisme
contemporain.
Ici, je sais par des échos que j'ai recueilli après,
que tout le monde n'a pas été d'accord sur cette
histoire de pauvreté. On a dit : on a insisté trop,
peut-être, sur l'aspect misère du monde. C'est vrai
qu'il y a beaucoup de misère dans le monde maintenant.
Mais misère matérielle, alors qu'il y a dans le monde
une pauvreté maintenant affligeante morale et
spirituelle. On n'a pas tellement bien établi, ici, la
distinction. Mais vous comprenez que c'était difficile.
Nous avons été amenés à nous demander, à ce moment
précis de l'histoire, jusqu'à quel point nous suivions
le Christ de l'Evangile et jusqu'à quel point nous
étions séduits par les appels subtils de la société de
consommation.
Le Christ de l'Evangile, c'est un Christ qui n'était
pas un misérable. Il était le Créateur du mande, donc il
était chez lui, mais il se contentait de ce qu'il
trouvait. Il appliquait avant la lettre ce que Saint
Benoît demande de quiconque veut venir dans un monastère
: qu'il soit content de ce qu'il y trouve. C'est ça la
pauvreté chrétienne ! C'est autre chose que la société
de consommation, où, là, an doit recevoir toujours
davantage.
La société de consommation, c'est ceci, par exemple. Je
l'ai encore entendu dernièrement. C'est un piège subtil.
Je n'ai besoin que d'un paquet de savon. Mais je vois
sur l'étiquette que si j'en achète trois j'aurai une
réduction de 1 franc sur chaque paquet. Mais pour gagner
ces trais francs, je vais en acheter trois, alors que je
n'en ai besoin que d'un. Alors je vais donc surconsommer
ce savon, puisqu'il est à si bon compte et que je gagne
1 franc sur le paquet ! Vous voyez les pièges subtils
qui nous entraînent à consommer au-delà de nos
véritables besoins !
Ceci nous a provoqués à nous demander de quel monde
nous sommes réellement séparés ? à nous demander quel
levain pour la société sont en fait nos monastères ?
Est-ce que nous sommes séparés du monde de la
consommation ? Ou bien dans notre monastère, sommes-nous
consommateurs séparés du monde des pauvres ? C'est à
dire que nous serions ici un exemple type de gens qui
consomment à outrance. C'est ça le sens de la question :
De quel monde réel sommes-nous séparés ?
Est-ce que pour savoir comment vivre sainement
aujourd'hui, on doit regarder le monastère ? Ou bien
doit-on s'en écarter ? Ici voyez vous, nous autres, je
puis le dire et je l'ai d'ailleurs dit au Chapitre
Général, ici, nous ne sommes pas asservis à la société
de consommation parce que nous avons pris au plan
monastique une option qui nous met en dehors des normes
d'aujourd'hui.
Notre production qui nous permet de vivre, elle est
limitée. Nous ne la dépassons pas et nous ne voulons
jamais la dépasser. Nous sommes donc contre les lois
actuelles de la société de consommation. On peut donc
regarder ici pour voir comment se comporter sainement
dans le monde d'aujourd'hui.
…..à devenir plus attentif aux souffrances des femmes et
des hommes de notre temps….
Et ici, je reviens à ce que je disais tantôt : ce n'est
pas seulement la souffrance matérielle. Il y a combien ?
Il y a la majorité, plus de la moitié de la population
du globe qui ne mange jamais à sa faim, aucun jour,
toujours vivre sur leur faim, leur faim d'appétit donc,
toujours avoir faim. Mais il y:a aussi les souffrances
morales, les souffrances spirituelles, qui, celles-là,
sont incalculables. On ne sait pas les mesurer
d'ailleurs. Il n'y a pas d'échelle de mesure. C'est trop
personnel !
…..à examiner enfin quelle est notre relation aux
conditions de vie qui sont celles du tiers-monde.
Voilà, pour cette affaire du tiers-monde, est-ce que
nous ne sommes pas responsables, nous, de ce qui se
passe dans le tiers-monde ? C'est-à-dire : est-ce que
nous ne sommes pas, je veux dire ceci : Si nous avons le
choix entre acheter un produit moins cher et qui vient
d'une multinationale installée dans le tiers-monde, et
qui tire alors des bénéfices énormes de ces salaires
très bas, en dessous du minimum vital ; et alors le
choix entre acheter quelque chose qui serait plus cher
mais qui ne nous rend pas complice de ce qui se passe à
l'extérieur de nos pays ? Mais voilà, nous n'avons pas
le choix. Nous ne devons pas être complice indirect de
l'oppression qui maintenant pèse sur certains pays !
Un deuxième point:
La relation du monastère et de l'Eglise locale a été
approfondie. La primauté de la recherche monastique de
Dieu dans la liturgie, la communauté, la Lectio
Divina et le travail, a été clairement affirmée.
Les activités apostoliques, service réel rendu à
l'Eglise locale, ne doivent pas porter atteinte à ces
éléments de la vie monastique.
Cela ne nous touche pas tellement, cette activité
apostolique, ici, dans le cadre de l'Eglise locale. Mais
voyons des monastères qui ont des paroisses, qui ont
toutes sortes d'activités, des oeuvres, qui s'occupent
de toutes sortes de choses dans les villes, dans les
campagnes, partout dans le monde entier. Ces monastères
là, qui sont adonnés à ces activités apostoliques, ils
ne doivent pas perdre de vue que la primauté, c'est
d'abord la recherche de Dieu dans la liturgie, la
Lectio Divina et le travail.
…..Par leurs activités, mais surtout par leur présence,
les communautés bénédictines apporteront à l'Eglise
locale la dimension prophétique de l'Evangile.
Voilà la véritable apport : la dimension prophétique !
Chaque moine devrait être un prophète. La communauté
monastique doit être un phare qui éclaire les environs. Un
troisième point:
Les obligations des communautés monastiques envers les
questions sociales de notre époque ont été rappelées à
diverses reprises, surtout par les moines et moniales
des pays du tiers-monde qui engagèrent leurs frères et
soeurs à vérifier leur usage des biens matériels et leur
sensibilité à la dignité de la personne humaine.
Les questions sociales de notre époque ? Oui. Ici, nous
avons du personnel salarié, du personnel ouvrier.
Attention à cela ! Là est la question sociale immédiate
pour nous, sans intermédiaire. Nous devons donc toujours
donner un témoignage, non pas de paternalisme vis à vis
de nos ouvriers, mais de collaboration sincère,
confiante, humaine. Je dis humaine, parce qu'il y a dans
beaucoup, beaucoup d'entreprises maintenant, les
ouvriers ne sont plus traités comme des hommes, ce sont
des machines, des pièces de machine. Mais non,
ici ce ne doit pas être le cas. Nous avons à faire à des
hommes qui sont des collaborateurs.
Maintenant deux autres points encore qui se réfèrent à ce
qui a été dit précédemment :
Le message du Symposium réside dans cette tension entre
l'engagement à une joyeuse fidélité aux valeurs
anciennes, et une conscience toujours plus vive des
défis du monde actuel.
Les valeurs anciennes ! Elles doivent être vivantes en
nous et trouver chaque fois une nouvelle jeunesse. Ce
n'est donc pas copier servilement l'ancien. Mais c'est
assumer l'ancien et lui donner une vie nouvelle comme si
on ne l'avait jamais vu auparavant. C'est cela la
tradition ! Pourtant, c'est ancien ! Un scribe sage,
c'est un homme qui sait tirer de son trésor des choses
anciennes et nouvelles...
Une conscience toujours plus vive des défis du monde
actuel . Au cours des siècles, les bénédictins ont été
des constructeurs et des gardiens de la civilisation. Au
chaos barbare, ils ont apporté l'ordre, la foi et un
sens de la vie. En 1980 le monde est à un nouveau
tournant de son histoire, tout aussi trouble et fragile
que dans les âges qui nous ont précédés. Les deux tiers
du monde manquent du minimum vital ; la possibilité d'un
holocauste nucléaire pèse sur la vie de la planète
entière ; les ressources mondiales sont consommées sans
aucun respect pour les besoins actuels ou la croissance
future.
Par exemple ceci : on m'a cité aux Etats-Unis, un
ménage, homme et femme et un petit enfant : trois
voitures pour deux personnes ! Mais oui, si il y en a
une qui tombe en panne, s'il y en a une qui a un accroc,
mais il faut toujours l'autre ! Sans aucun respect pour
les besoins actuels ou la croissance future.
Il y a un monastère dont j'ai parlé ici, je ne vais pas
citer son nom pour ne pas...mais enfin il l'a tout de
même dit. Dans ce monastère il y a une quarantaine de
personnes et il y a 14 voitures ! Oui ! L'Abbé était
tout de même un peu gêné. Vous voyez ça ici ?
Maintenant un autre paragraphe : …..Communauté et
unité, dignité de la personne, louange gratuite de Dieu
- ces éléments bénédictins fondamentaux - n'ont jamais
été aussi nécessaires.
Unité dans une communauté ! Alors c'est un véritable
Corps, c'est une véritable cellule du Royaume de Dieu,
lorsqu'il y a de l'unité dans une communauté. Dignité de
la personne ! Je le répète, que chacun soit respecté
pour ce qu'il est et accepté tel qu'il est. Qu'il ait
cet espace spirituel qui lui permette de s'épanouir
divinement et humainement.
Louange gratuite de Dieu ! Gratuite ! Et alors j'ai
chaque fois le frisson lorsque je pense que dans un
monastère, pour assister aux Vêpres, il faut payer 40
francs à l'entrée. Louange gratuite de Dieu ! Non, non,
nous avons reçu gratuitement, il faut que nous donnions
gratuitement. On n'est jamais assez généreux vis à vis
de Dieu, vis à vis des hommes. Mais surtout louer Dieu
gratuitement. Ces des éléments bénédictins fondamentaux
jamais aussi nécessaires qu’aujourd'hui.
…..Que les communautés monastiques proclament que toutes
les générations, mentalités, races ou classes sociales
peuvent se retrouver en Christ.
Mais elles doivent le proclamer par leur exemple. Nous
sommes ici des mentalités, des générations, des
différences d'âges. Voyez un petit peu, de mentalités,
de culture, de classes, de formations tellement
différentes. Et malgré tout, nous parvenons à former un
Corps ou chacun est aimé, ou chacun se sait aimé. C'est
cela que les communautés monastiques doivent proclamer
par ce qu'elles sont ; non pas par ce qu'elles
racontent, mais par ce qu'elles vivent.
Voyez alors ces communautés qui sont tiraillées, qui
sont divisées, où les hommes sont montés les uns contre
les autres ! Voilà, voyez un peu ce que ça peut offrir
comme malheur pour le monde.
Qu'elles soient des centres de prière où la Parole de
Dieu soit entendue et reçue ; qu'elles soient proches
des opprimés et des petits de ce monde par la simplicité
de leur vie.
Il faut que lorsque quelqu'un de condition sociale très
modeste, un laissé pour compte de la vie, vient passer
quelques jours dans un monastère, ou même lorsqu'il se
présente pour un travail ou pour n'importe quoi à la
porterie, à la brasserie, il ne doit pas se sentir
dépaysé ici. La simplicité de notre vie doit être telle
qu'il y soit à son aise.
Je ne veux pas dire que nous devons maintenant courir
en haillons, ce n'est pas ça ! Mais je veux dire une vie
simple qui sera vraie, qui sera pure, qui sera
transparente, accueillante à tous. Nous ne sommes pas un
monastère pour une certaine classe ? Non, pour tout le
monde.
…..Qu'elles cherchent la paix et la justice pour tous ;
qu'elles aiguisent la sensibilité de nos contemporains
aux maux de la consommation, de l'individualisme et de
la violence.
Et ça, d'abord le vivre ici, sentir notre solidarité,
et attention à la violence. La violence, pour nous, ce
n'est pas la violence qui sévit partout dans le monde,
aujourd'hui, mais c'est la violence des paroles, et la
violence des pensées aussi contre les autres.
Et voilà la conclusion:
« Cherchons d'abord le Royaume de Dieu ». Heureux
d'être fils et filles de Saint Benoît, nous rendons
grâce au Père de nous avoir donné un tel Père, par le
Christ Jésus qui nous a appelés à le suivre, dans
l'Esprit Saint qui inspira la vie et la Règle de Saint
Benoît.
Voici une conclusion doxologique :
Puisse cette année de centenaire être un nouveau départ
pour le témoignage bénédictin dans le monde.
Voilà, mes frères, je vous ferai remettre à chacun un
exemplaire de ce texte dans un des jours de cette
semaine. Mais retenons bien ceci : C'est que nous
devons, ici, à l'endroit où nous sommes, être
vrai...exigence de vérité !
Et ne pas avoir peur de nous livrer à ce Dieu qui nous
appelle, à ce Christ qui nous aime et qui veut faire de
nous d'autres lui-même. Nous devons devenir chacun, et
notre communauté entière, un feu qui réchauffe le monde,
une lumière qui dirige les hommes. Mais tout cela dans
la solitude, dans le silence, dans l'invisible. Car
c'est là que s'opère la véritable transfiguration du
monde.
Fête de la Toussaint. 01.11.80
A. Chapitre du matin.
Mes frères,
La Toussaint est la fête du Royaume de Dieu venant à
nous dans sa puissance souveraine et irrésistible. Ce
Royaume de Dieu n'est pas localisable. Nous ne pouvons
pas dire : il est ici ou il est là. Il est en nous, il
est parmi nous, il est autour de nous, partout n'estce
pas ? Le Royaume de Dieu est identique à la personne du
Christ ressuscité. Ce Christ qui a été intronise Kyrios,
Maître absolu de l'univers entier.
Et à côté de lui, il y a sa Mère, la Vierge Marie. Elle
est comme une brume légère qui tamise et qui diffuse la
lumière qu'est le Christ ressuscité. Si Marie n'était
pas entre le Christ et nous, nous ne pourrions supporter
l'éclat de cette lumière. Et autour d'eux il y a, comme
une couronne, la multitude infinie des saints qui sont
comme autant d'étoiles, chacune reflétant à sa manière
originale, unique, une portion de la nature divine à
laquelle chacun participe.
Mes frères, et le Christ, et Marie, et les saints, tous
et chacun nous sont présents. Ils sont présents en tout
lieu par la vigueur de leur vision et l'efficacité de
leur action. C'est là quelque chose à laquelle le moine
à un niveau déjà élevé de son évolution spirituelle
participe : cette omniprésence et cette omnipuissance.
Saint Benoît était un homme de Dieu. Il se tenait
constamment devant Dieu. Il regardait Dieu. Il recevait
de lui la lumière qui est Dieu. Et cette lumière, à
partir de lui se répandait sur ses frères et se
répandait sur le monde entier. Voilà l'image, une des
plus belles, du contemplatif ! Or, pour ce qui est des
saints, c'est leur état habituel, c'est leur état de
sainteté.
Mes frères, les yeux de chair voient une face de la
création, la face matérielle, la face physique. Les yeux
du corps spirituel voient en même temps l'autre face, la
face divine, la face lumineuse, la face qui est destinée
à transformer l'autre face. La vie monastique, elle
consiste entre autre à passer d'un mode de perception à
l'autre sans pour autant renoncer à l'admiration pour la
beauté physique, la beauté charnelle, la beauté
matérielle qui s'offre en premier lieu à nous.
Mais à travers elle, et en elle voyant le support, le
reflet d'une autre beauté qui est celle du Christ Jésus
en train de créer et de transformer l'univers. C'est
pourquoi, comme je l'ai dit souvent, la vie monastique,
elle est entièrement édifiée sur le symbole. Et je
prends symbole dans le sens étymologique. Deux aspects
de la réalités sont jetés devant nous, nous sont
offerts, présentés.
L'homme animal ne perçoit que l'un de ces aspects,
celui qui tombe sous ses sens animaux. Et comme il est
destiné à autre chose, à un autre état, il demeure
toujours frustré. Par contre, l'homme spirituel perçoit
en même temps l'autre état, l'autre aspect de la
réalité. Et il est comblé !
La vie monastique est une éducation à cette
biperception de la nature des êtres. C'est une éducation
qui prend presque toute la vie. Mais lorsque le moine
est devenu un contemplatif, alors il n'y a plus de
problèmes pour lui parce qu'il saisit toujours en même
temps les deux aspects des choses.
C'est pourquoi, entre autre, il aime ses frères parce
qu'il ne s'arrête pas à l'aspect rugueux, extérieur,
mais il voit en même temps la lumière divine qui est en
train de déjà agir comme puissance de résurrection dans
ce frère. Il le voit déjà dans l'état qui sera celui de
sainteté. Il y a donc pour le contemplatif un seul
monde, le monde des saints qui nous est présenté
aujourd'hui, qui nous est rappelé plutôt aujourd'hui et
le monde de l'univers en voie de sainteté.
Mes frères, notre lutte consiste à nous tenir toujours
en éveil de façon à ne pas succomber à la séduction des
apparences, mais de rester ouvert à la lumière divine
qui brille en chacun des êtres, des êtres vivants, des
êtres inanimés aussi. Cette lutte, elle est exprimée
pour nous dans notre voeu de conversion.
C'est une entreprise qui est difficile, car être
toujours éveillé est quasiment impossible. Il faut donc
que constamment nous soyons excités de façon à ne pas
sombrer dans le sommeil. Et cette excitation nous vient
de ce que nous appelons vulgairement la Vie Régulière,
cette ordonnance de notre vie qui nous maintient
toujours attentif à ce qui arrive autour de nous, à ce
qui arrive en nous, attentif à cet univers divin, à ce
Royaume peuplé, infiniment peuplé qui nous est présent
mais duquel, nous, trop souvent hélas, nous sommes
absents par la distraction.
Mes frères, essayons donc de toujours demeurer en état
de combat. Et ainsi nous mériterons d'être un jour -
espérons que cela ne tardera pas - un jour dès cette vie
nous deviendrons concitoyen de ce Royaume. Et ce sera
pour nous le sommet de notre bonheur, de pouvoir
partager consciemment la société du Christ, la société
de la Vierge Marie, la compagnie de tous ces saints et
de pouvoir, même dans ce monde où il y a temps de
laideurs, tant de méchanceté, voir que à l'oeuvre il y a
dans le secret une force d'amour qui au terme de
l'histoire sera définitivement vainqueur.
Voilà mes frères pour ce matin. Tantôt, au cours de
l'Eucharistie, j'essayerai de pousser les choses un peu
plus loin. Car le Christ va nous proposer des normes qui
nous permettrons de réaliser l'intention qu'il a sur
chacun de nous.
B. Introduction à la célébration.
Mes frères,
La Toussaint est une des fêtes les plus chères à notre
coeur de croyant. Comme je l'ai dit ce matin, elle est
le Royaume de Dieu venant à nous dans sa souveraine et
irrésistible puissance. Ce Royaume est ici présent parmi
nous. Dans ce sanctuaire, nous ne sommes pas seuls. Ici
est le Christ, la Vierge Marie, les saints connus et
inconnus en nombre infini, ils sont présents,
intensément présents. Implorons leur secours, demandons
leur de nous aider à être digne de participer avec eux
aux divins mystères.
C. Homélie.
Mes frères,
Le Christ vient de nous adresser des paroles
paradoxales qui feront de nous, si nous y conformons
notre conduite, des fils de la résurrection en nous
introduisant dans le Royaume de Dieu. Le Christ a le
droit de parler ainsi, n'est-il pas le chemin, la
vérité, la vie ? N'a-t-il pas dit : Celui qui
me voit, voit le Père ?
Le Royaume de Dieu n'est-il pas entièrement condensé en
sa personne ? Et à partir de lui, ne se diffuse-t-il pas
à travers l'univers entier en chacun de nous, si nous
nous ouvrons à lui ? , N'a-t-il pas dit : La vie
éternelle, c'est de te connaître, toi, Dieu, seul
unique et vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, ton
Fils, Jésus le Christ ?
Mes frères, le Christ ouvre devant nous un sentier
étroit, resserré, abrupt, impraticable. Seul quelques
fous s'y engagent et y avancent, une folie sublime qui
va faire de ces hommes des dieux. Nous ne sommes pas
venus au monastère pour autre chose. Le moine qui se
laisse porter au paroxysme de cette folie, il est devenu
pure transparence d'un au-delà des êtres. Il est
révélation vivante du monde divinisé.
Entre le Royaume de Dieu et lui il n'y a pratiquement
plus d'espace, plus d'intervalle. Cet homme est
entièrement libre car il est le maître de la création et
des événements. Le Christ, en lui, crée et recrée le
monde. Cet homme est puissant, car là où le Christ l'a
élevé plus rien ne peut l'atteindre. Et il possède la
Vie Eternelle, car à la suite du Christ, il a franchi en
vainqueur le portique de la mort.
Mes frères, aujourd'hui plaçons nous franchement,
résolument dans cette visée. Tout au long de cette
journée méditons humblement ce que nous venons
d'entendre. Essayons de revoir ce spectacle
extraordinaire que l'Apocalypse a découvert sous nos
regards. N'allons pas trop faire marcher notre
imagination, mais contemplons ; ouvrons les yeux, les
yeux de notre corps spirituel.
Je rappelle ce que j'ai dit ce matin, ce à quoi j'ai
fait allusion un instant en ouvrant cette Eucharistie :
le Royaume de Dieu est ici dans ce local. Si notre coeur
est suffisamment pur, nous le voyons. Ces paroles
étonnantes et rassurantes du Christ, méditons-les
humblement aujourd'hui. Elles sont ce que Saint Benoît
appelle la via salutis, la route qui va nous
conduire au complet épanouissement de notre personnalité
humaine et divine. L'Apôtre nous l'a rappelé.
Nous sommes appelés enfants de Dieu, parce que nous le
sommes. Et notre destinée, c'est d'être participant à
part entière de la nature divine avec tous ses
privilèges. Et le premier, c'est d'avoir conscience dans
une vision directe, immédiate, que nous sommes devenus
parents de Dieu par cadeau.
Mes frères, à qui irions-nous ? Nous possédons ce
trésor, le trésor de ces Paroles Divines qui sont
porteuses de vie. Ouvrons-nous à elles, laissons-nous
posséder par elles, les commenter serait les édulcorer.
Nous devons les recevoir et les manger. Dans quelques
instants, cette Parole, le Christ va dans les Espèces
Eucharistiques se donner à nous et s'assimiler à notre
être physique aussi bien que spirituel.
Mes frères, ouvrons-nous à ces réalités. Et un jour si
nous sommes fidèles, si nous avons suffisamment de foi
en ce Dieu, en ce Christ, en ces Saints ici présents,
nous serons avec eux pour l'éternité dans la communion,
en pleine lumière.
Amen.
Partage du Chapitre Général. 09.11.80
6. Nature et mission de l’Abbé – Principes.
Mes Frères,
Après la lecture des rapports, au Chapitre Général, il
est apparu que beaucoup de maisons rencontraient des
problèmes qui leur étaient propres ou bien qu'elles
partageaient avec d'autres. Après réflexion, on en a
découvert 21 qu'on a réparti en trois groupes de 7. On a
invité les Abbés à se réunir pour échanger au sujet des
thèmes qui les intéressaient. On pouvait choisir un
sujet dans chaque groupe.
Moi-même, dès le départ du Chapitre Général, en
écoutant tous ces rapports, j'avais été frappé par les
difficultés que rencontraient nombre d'Abbés dans leurs
rapports avec les Frères. Je me suis donc inscrit à ce
groupe qui était très nombreux et qui a été divisé en
francophone et anglophone. Je me suis trouvé du côté des
Francophones.
Il me semblait que c'était intéressant de réfléchir au
sujet de la nature et de la mission de l'Abbé, et aussi
de m'enrichir de l'expérience des autres. Et je dois
vous avouer que j'ai été déçu car aussitôt, on a
commencé à parler de l'autorité de l'Abbé. Voilà comment
on présentait les choses :
Dès qu'un frère est élu Abbé, il se situe en dehors de
la communauté. Auparavant il entretenait des relations
amicales avec les frères. Dès qu'il est Abbé, une
barrière s'élève entre lui et ses frères, ses anciens
frères et lui. Et il n'y a presque plus de
communications possibles. Les frères voient en lui
maintenant celui qui détient l'autorité. Il faut donc se
tenir à distance et l'Abbé se trouve donc isolé.
Et alors, comment doit-il faire pour exercer son
autorité ? Tout le problème a tourné autour de ça ! Je
n'ai rien dit du tout. Mais je n'avais rien à dire parce
que c'était tout à fait à côté de ce que nous vivions
ici. Dans chaque groupe, il y avait un secrétaire qui
prenait note de tous les échanges. Et ces échanges ont
été lus en séance plénière. Pas les 21 ! On en a choisi
quelques une et entre autre de la mission de l'Abbé.
Et un peu après, je me suis trouvé un jour à côté du
secrétaire du groupe à table. Et il m'a dit : C'était
tout de même bien ? Mais j'ai dit : Non, je ne suis pas
d'accord du tout ! Et pourquoi, dit-il ? Et je lui ai
dit ceci :
Dans la Règle de Saint Benoît, on ne parle jamais de
l'autorité de l'Abbé. Le mot autorité revient
trois fois : deux fois à propos de la Parole de Dieu et
une fois à propos de la Règle. Saint Benoît ne connaît
qu'une seule autorité, c'est celle de la Parole de Dieu,
et une autorité subsidiaire qui est celle de la Règle.
Et la Règle n'est rien d'autre que la Parole de Dieu
mise à la disposition des frères qui se sont réunis pour
ensemble essayer d'approcher de ce Dieu qui les
interpelle par sa Parole. L'Abbé, lui, n'est pas revêtu
d'autorité, mais d'un pouvoir, une potestas, un
pouvoir. Et son pouvoir est celui d'être auprès de ses
frères l'interprète autorisé de la Parole de Dieu. Et il
en est l'interprète par sa conduite et par son verbe.
Praeesse duplici doctrina , dit Saint Benoît,
2,11. Il est en tête, il marche le premier grâce à son
double enseignement, celui de sa vie et celui de ses
paroles. Si bien que l'Abbé n'est pas investi en
autorité, mais en service. Il est le serviteur de tous.
Les frères doivent tous se retrouver en lui. Et lui doit
vivre en chacun des frères. Il y a aussi une seule
communauté, un Corps, qui a une tête : l’Abbé.
Sans cette tête le Corps est un cadavre. Et il y a un
Corps qui porte cette tête. Et la tête sans ce Corps,
elle n'est rien qu'un objet de musée. Il n'y a pas une
césure, une séparation entre les deux. Et le problème
n'est pas de savoir comment on pourrait adapter une tête
sur le Corps ? Alors ce n'est plus un vivant, c'est une
poupée ; on essaye d'adapter les deux pièces, de les
ajuster une à l'autre.
Et je ne sais pas, il n'a pas été très contant, il n'a
rien dit du tout ! Mais le résultat, peut-être le
résultat ? C'est qu'il avait été décidé que tous ces
échanges seraient publiés en annexe aux minutes du
Chapitre Général. Ces annexes sont venues. Je trouve le
rapport du groupe Anglophone, mais le rapport du groupe
Francophone, il n'y est pas ? Il est possible qu'après
réflexion, ils aient un peu peur de le faire connaître !
C'est trop, il y avait trop, cela n'allait pas.
Maintenant, voici ce que disent les Américains, les
Anglais et les Irlandais. C'est tout autre chose. C'est
tout un autre ton. Ils disent qu'on peut diviser les
éléments de l'échange de la manière suivante : d'abord
les principes, puis les éléments humains.
Au plan des principes, le mot autorité ne revient que
trois fois dans la Règle.
Vous voyez ! Je n'ai pas été leur souffler à l'oreille.
Ils le savaient aussi bien que moi. Mais les autres ne
le savaient pas ! Je ne sais pas, il y a là quelque
chose, je ne sais pas ? C'est à ces moments-là qu'on
sent qu'il y a une torsion entre des groupes qui ne sont
pas linguistiques, mais qui sont d'esprit différent.
Il semble que de ce fait on doive parler du service comme
guide des frères au nom du Christ.
Guide ! Ceci est une traduction de l'Anglais. L'Abbé
est donc un serviteur des autres. Il n’est que ça. Et il
est serviteur parce qu'il sera le leader - c'est le mot
Anglais - le leader. Il va donc exercer un leadership.
Il devra donc conduire. Il sera le premier à marcher sur
la route qui conduit vers Dieu.
Comme le Christ qui est venu sur terre pour prendre la
tête d'un troupeau, il est le berger d'un troupeau qu'il
ramène vers le Père. Dans ce troupeau, il y en a
beaucoup qui courent à gauche, à droite, qui sont
perdus. Souvenez-vous de la Parabole de la brebis perdue
! Mais non, il ne la laisse pas là, il est le leader. Il
va un instant laisser les brebis dociles là sur la
route. Elles ne bougeront plus, elles n'avanceront plus.
Mais lui va à la recherche de l'autre. Il la ramène et
on reprend la route. Leadership !
Mais maintenant, pourquoi ce mot leadership ?
J'y ai réfléchi un peu. Et ici, je pense bien qu'à
l'arrière plan du subconscient de ces Américains, il y a
l'image du Président des Etats-Unis ? C'est tout à fait
cela ! On vient justement d'élire un nouveau Président.
La campagne dure plus d'un an. On en choisit un. Mais,
chaque Américain, même ceux de l'autre parti, vont se
retrouver dans le Président. Et le Président agit au nom
de chacun des citoyens Américains. Il n'y a pas de
distinction nette entre les deux. Il est la conscience
de cette république.
A mon avis, et cela vaut pour toutes les régions, il y
a dans notre représentation de l'Abbé, toujours un
schème imaginaire qui est lié au contexte politique de
notre région. Ainsi j'ai entendu dire, je vous l'ai déjà
rappelé, que du côté Français, ils étaient Napoléoniens
! Et c'est vrai, ils voient l'Abbé sous l'image de
Napoléon. Oui, oui, ou bien de Gaulle qui est une sorte
de réincarnation de Napoléon.
Et dans nos régions à nous, quel est le schème qui sera
sous-jacent à notre représentation de l'Abbé ? Ce sera
celui de la monarchie que nous connaissons dans le
Benelux. Ce n'est pas quelque chose d'effacé ? Non,
c'est quelque chose d'essentiel. Mais ce sera plutôt
l'image du père de famille. C'est celui qui est, oui
c'est ça, le père. C'est celui qui est la conscience, la
conscience de la famille monastique. Et je pense que
c'est très proche de ce que Saint Benoît a vécu.
Mais prenons bien garde toujours, de nous interroger,
lorsque nous rencontrons des étrangers venant d'autres
régions, pour voir un peu comment eux se représentent le
monastère, se représentent les frères, se représentent
l'Abbé ? Et derrière, il y a toujours une expérience
d'ordre politique qu'on fait dès l'enfance sans le
savoir. C'est lié à notre nature de citoyen de tel pays.
Naturellement les Anglais et les Américains n'ont pas
dit ça, mais à la réflexion, je pense qu'il y a tout de
même quelque chose de vrai là-dedans.
Alors ils disent. Ceci est donc un résumé des échanges. Il
y a chaque fois un petit paragraphe. C'est donc ce qu'un
Abbé ou plusieurs Abbés ont dit.
...La communauté est Formée par l'Abbé et ses Frères.
Par conséquent il semble inadéquat de parler de MA
communauté, car cela indique une séparation ou une
différence.
Si vous entendez un Abbé qui dit : ma communauté, c'est
comme ceci ; dans ma communauté, je fais ça, Attention,
c'est,dangereux ! La communauté est vue alors comme une
possession. Elle est distincte de moi. Elle est ma
propriété. Elle est mienne. C'est moi qui la dirige,
c'est moi qui la forme, c'est moi qui ait autorité sur
elle. Elle est MA communauté comme on dirait MA voiture.
Ce sont des façons de parler qui trahissent un esprit.
...on ne peut pas dire cela parce que la communauté est
formée par l'Abbé et les Frères. C'est un Corps. La base
théologique exacte selon la Règle de Saint Benoît est
que le centre du monastère n'est pas l'Abbé, mais
JésusChrist. Et l'Abbé est comme la face humaine et
l'intermédiaire le plus important entre le Christ et ses
Frères.
C'est vrai ! Le centre du monastère ne peut jamais être
l'Abbé. Le centre du monastère, c'est la personne du
Christ. Ce n'est pas le concept du Christ, ce n'est pas
une théologie du Christ, mais c'est la personne bien
vivante de Jésus-Christ. Il est le centre du monastère.
Le monastère est sa maison. Il est ici chez lui. Et nous
sommes chez lui, nous, des invités et des serviteurs. Et
le premier de ces serviteurs, c'est l'Abbé.
L'Abbé, alors, il est dans le monastère celui qui doit
être transparence du Christ. Il faut lorsqu'on le
regarde, ou lorsqu'on l'écoute, ou lorsqu'en le voit
agir, on doit voir transparaître la personne du Christ.
Au début, il faut une certaine gymnastique, ce qu'on
appellera l'esprit de Foi. A mesure que l'on progresse
dans la pureté du coeur, les yeux doivent, à travers
l'humain et les défaillances, et les défauts de l'Abbé,
les faiblesses de l'Abbé, les yeux doivent voir
apparaître le visage du Christ.
Mais il est indispensable, et ils le rappelleront plus
tard, que l'Abbé soit réellement habité par le Christ.
Et il sera habité par le Christ s'il donne sa vie pour
ses frères, donc si d'une certaine façon il disparaît
dans la personne du frère ; et, s'il a le courage
d'assumer en lui le frère tel qu'il est, donc avec ses
péchés, avec ses incapacités, avec ses complexes,
tout...
Le frère tel qu'il est il l'assume en lui comme l'Abbé
lui-même tel qu'il est assumé dans le Christ. Il est
donc alors l'intermédiaire, ou le canal obligé entre les
frères et la personne de Jésus-Christ. Mais encore une
fois, il sera intermédiaire efficace s'il n'est pas
séparé du Corps. Là où la tête passe, tout le Corps
suit. Ne pas dire la tête passe par le trou, et puis le
corps reste dehors ! Non, c'est le Corps entier qui
passe.
...L'Abbé est le canal, comme la Vierge et le Christ,
entre Dieu et les Frères. Et c'est la raison pour
laquelle il est responsable de l'obéissance de ses
Frères.
Il y a une union mystérieuse entre l'Abbé et les
Frères. Si bien que la désobéissance d'un Frère est en
quelque sorte la désobéissance de l'Abbé lui-même. C'est
l'Abbé qui désobéit dans le Frère, de même que c'est le
Christ qui tout en étant sans péché commettait le péché
dans l'homme. Il avait été fait péché pour l' homme.
C'est très, très mystérieux, ceci ! C'est là qu'on voit
l'union mystique entre le Christl'Abbé, l'Abbé-les
Frères. Lorsqu'on analyse et qu'on dissèque cette
réalité, on risque de la réduire à l'état de cadavre, on
ne voit plus clair. Je pense que ça doit être vécu pour
être compris. C'est existentiel. Il faut une intuition
pour en saisir la puissance et la vigueur.
...Ceci exige une grande purification de l'Abbé et
indique l'importance primordiale de sa propre vie
spirituelle. Car autrement, il ne saurait enseigner ce
qu'il vit, ou plutôt vivre ce qu'il enseigne.
Il est donc requis que l'Abbé ait une vie spirituelle
intense, qu'il soit un homme de l'Esprit, un
pneumatophore, et qu'il y ait une grande purification de
l'Abbé. Il faudrait voir le mot Anglais qu'ils utilisent
pour purification. Il veut dire une grande pureté de
coeur chez l'Abbé. Vous voyez que cela se situe à un
niveau tout autre que celui de l'autorité d'un homme sur
d'autres hommes, même si cet homme tient la place du
Christ.
Nous verrons dimanche prochain les éléments humains :
comment l'Abbé devra traduire ces principes dans sa vie
personnelle, et sa vie personnelle en face de ses
frères, pour que les frères puissent savoir se conduire
en regardant la façon d'agir de l'Abbé.
Vous voyez que c'est très, très exigeant pour l'Abbé.
Et encore une fois, ayez bien soin de prier pour lui,
car de la valeur de l' Abbé dépend la valeur des frères.
Et c'est encore pourquoi l'Abbé devra répondre de la vie
et de l'obéissance de chacun de ses frères parce que
tels seront les frères, tel est l'Abbé ; et tel est
l'Abbé, tels seront les Frères.
Chapitre : La non-violence. 12.11.80
Mais violence envers soi-même !
Mes frères,
Aujourd'hui un peu partout dans le monde se constituent
des groupes qui militent en vue d'établir la justice et
la paix en recourant à des méthodes non-violentes. C'est
à dire qu'ils refusent la guerre, les attentats, les
émeutes, mes meurtres politiques, la torture. Ils
s'inspirent pour une bonne part de l'Evangile. L'idée de
vous parler de ceci en rapport avec la Fête de demain
m'est venue de ce que hier, j'ai rencontré par hasard
une personne qui travaille en collaboration avec un de
ces groupes.
C'est un peu idéaliste ! Et pourtant, ça se rapproche
très fort de ce que nous nous efforçons de vivre dans le
monastère. Car, qu'est-ce qu'un monastère ? C'est une
assemblée, un groupement d'homme dont les coeurs sont
polarisés par le Dieu qui est amour. Polarisé : ça veut
dire que tous sont attirés par Dieu comme l'aiguille de
plusieurs compas est attirée par le pôle. Saint Benoît
utilise quatre fois un petit mot, qui est très
important, et qui traduit ceci : c'est le mot pariter.
20,5 - 49,3 - 53,4 - 72,12. On le traduit habituellement
par ensemble. Mais il est beaucoup plus vivant. Il
signifie l'harmonie et l'articulation des esprits, des
coeurs et des corps.
Il faut, par exemple, dit-il, lorsqu'on entonne le
gloria, se lever pariter, d'un même mouvement.
C'est un ensemble, un ensemble qui est harmonieux -
c'est le meilleur des mots parce que tous les coeurs
vibrent à l'unisson à ce moment où tous sont rappelés à
la conscience de Dieu vivant dans l'assemblée. C'est
cela une communauté monastique ! D'où l'importance aussi
de la beauté des gestes dans une liturgie, ça ne peut
pas être bâclé. Non, et ce ne doit pas être étudié, ce
ne doit pas être compassé. Ce doit être naturel parce
que le coeur est attiré par cette beauté de Dieu. Voilà
donc une assemblée monastique !
Et cette unanimité dans la tension vers la beauté
divine et dans le comportement qui s'en suit, elle n'est
possible que si nous nous oublions toujours pour choisir
ce qui a la préférence dans le coeur des autres. Saint
Benoît le dit aussi : nous devons toujours renoncer à
notre propre jugement pour choisir ce qui est utile aux
autres. C'est une gymnastique de renoncement qui doit
être habituelle chez nous !
Alors si nous sommes tels, dans notre coeur il n'y aura
place ni pour l'ambition, ni pour l'intrigue, ni pour la
haine, ni pour le mépris, ni pour le jugement. Nous
rejoignons cette lutte contre les pensées. Voyez un peu,
un moine, un frère, qui n'a pour les autres que des
jugements de bienveillance !
S'il en est ainsi chez nous, nous éteignons à tout
moment les foyers de violence qui pourraient s'allumer.
Et les occasions ne manquent pas. Saint Benoît le sait
aussi puisqu'il dit que nous devons deux fois par jour
au moins chanter tout haut le Pater, pour que lorsque
nous disons : Pardonne-nous comme nous pardonnons
nous-mêmes, nous puissions éteindre, nous puissions
couper les épines de scandales qui peuvent surgir à tout
moment dans un monastère.
Et ainsi, mes frères, nous installons dans notre
communauté un climat de non-violence qui nous permet de
construire la paix, une paix solide qui est à l'image de
celle dont jouissent les saints moines et moniales que
nous fêtons demain.
Ces hommes du monde,qui militent en faveur de la paix
et de la justice par la nonviolence, sont donc nos
cousins très proches à condition que nous-mêmes dans
notre monastère nous soyons des non-violents, non
seulement dans notre conduite, mais dans nos pensées et
nos jugements. C'est cela le plus difficile !
Et ce climat de non-violence, dans notre monastère,
entre nous, est une contribution efficace, la plus
efficace à l'instauration de la paix dans le monde. Car
non-violence veut dire oubli de soi, renoncement à soi,
donc des actes d'amour que nous posons à tout moment. Or
les saints nous disent que le plus petit acte d'amour
est plus utile à l'Eglise, et donc à l'humanité, que
toutes les autres oeuvres réunies.
Chaque fois que nous posons un acte d'amour, que nous
renonçons donc à la violence, que nous nous oublions
pour laisser la place aux autres, à ce moment-là, nous
injectons dans le Corps de l'humanité des Forces, des
énergies spirituelles qui permettent à la paix
d'avancer. C'est imperceptible, direz-vous. Oui, à notre
regard myope d'homme, nous ne le remarquons pas. Mais à
l'échelle de Dieu c'est remarquable !
Mais nous pouvons, nous, - c'est ici le paradoxe - nous
pouvons pratiquer cette nonviolence à condition que nous
exercions contre nous-mêmes une sainte violence, contre
nousmêmes ! Le Christ l'a dit : le Royaume de Dieu
souffre violence et seul les violents s'en emparent. Si
nous interrogeons maintenant les Pères de la vie
monastique, ils nous diront que le moine c'est celui qui
se fait violence en tout. Je serai donc non-violent dans
mes rapports avec mes frères si je suis violent à mon
endroit.
Il est utile d'interroger, d'interviewer nos
prédécesseurs dans la vie monastique - ceux qui
maintenant sont auprès de Dieu, ceux dont nous allons
faire mémoire demain - écouter leurs dits, scruter leurs
écrits, et nous verrons que la vie du moine est un
combat sans merci contre l'égoïsme, c'est à dire contre
toute forme de recherche de soi. Ils nous le diront, ils
nous le répéteront sans cesse.
Dès le premier mot de sa Règle, déjà Saint Benoît nous
le dit : nous devons militare, nous devons
lutter, nous devons combattre. Et c'est un combat sans
merci : ça veut dire que si je ne suis pas vainqueur, je
suis vaincu. Il n'y a pas de quartier, il n'y a pas de
possibilité d'échapper, de se planquer, de déserter, de
faire l'embusqué. Ce n'est pas possible. Cet égoïsme,
cette recherche de soi, cet amour de soi, c’est le péché
par excellence. Et c'est la raison pour laquelle nous
devons sans aucune pitié, ici, combattre contre lui. Car
si je m'y abandonne, que va-t-il arriver ?
Cela va me rendre cruel, intrigant, impitoyable, donc
sans c œur. Cela va me rendre meurtrier, car je ne
serais pas satisfait aussi longtemps que je n'aurais pas
pris toute la place pour moi, aussi longtemps que je
n'aurais pas été intronisé comme un roi et un dieu pour
les autres. Analysons un petit peu, mais sincèrement ce
qui se passe en nous lorsque nous avons des pensées - je
ne parle même pas d'actes - violentes contre un frère.
Et nous verrons que à la source il y a un amour
désordonné de nous, une recherche de nous. Pourquoi ?
Parce que le Frère est sur ma route. Il m'empêche de
m'affirmer. Il m'empêche de faire ceci ou cela, il est
un gêneur. Il faut donc que d'une façon ou d'une autre,
quand ce ne serait que par mes paroles, par un geste,
par un regard, par n'importe quoi - donc par quelque
chose qui va le blesser - il faut que je l'écarte de ma
route. Et ça, ce sont les fruits de cet égoïsme, de cet
amour désordonné de soi.
Cette autolâtrie, elle est dans le fond, si nous
voulons bien y réfléchir, une forme extrêmement raffinée
de l'athéisme. Les plus formidables athées se trouvent
dans le monde des religieux et des religieuses. Ce sont
des athées pratiques.
Il y a des athées théoriques. Ils ne pratiquent pas,
ils ne croient à rien. Mais il y a des athées pratiques
! Ce sont ceux-là qui prennent la place qui revient à
Dieu. Ils méconnaissent Dieu, Dieu n'existe pas pour
eux. C'est moi qui suis Dieu !
Je suis dieu parce que j'écarte mon frère. Alors vous
avez la violence qui s'installe. Et quand ça s'installe
dans un monastère, c'est quelque chose d'épouvantable.
Quand c'est déjà dans l'âme de quelqu'un, dans l'esprit
de quelqu'un, dans le coeur de quelqu'un ? Mais alors
quand c'est dans toute une communauté ?
Eh bien voila, mes frères, nous avons donc le droit à
une seule violence, c'est la violence contre notre
égoïsme. Et cette violence, elle doit être permanente.
Le moine est donc un soldat. Il est un veilleur. Il
n'est jamais démobilisé. Il n'y a jamais pour lui
d'armistice. Il devra rester ainsi en armes jusqu'à son
dernier souffle.
Si nous persévérons, comme le dit Saint Benoît,
jusqu'à la mort, Dieu nous fera tôt ou tard -
bientôt dit Saint Benoît si nous sommes fidèles - la
grâce d'un coeur pur. Et dans ce coeur, il n'y aura plus
de place pour la violence envers l'autre. Il n'y aura
plus de place que pour la saine et sainte violence
contre soi.
Ce coeur pur nous permet de voir Dieu, d'entrer dans le
mystère de l'être de Dieu et de l'agir de Dieu, et ainsi
de goûter aux joies de la vie éternelle, cette vie
éternelle qui est paix, qui est plénitude, qui est le
sort des saints et des saintes que nous allons fêter
demain. Et c'est cette joie et cette plénitude que je
vous souhaite à tous en prévision de la Fête de demain,
et en particulier à notre frère Jean-François qui s'est
préparé par une bonne retraite à se donner à Dieu
demain.
Préparons-nous, mes frères, en célébrant le mieux
possible notre Office de Vigiles. Et puis nous serons de
coeur avec notre frère Jean-François pour renouveler au
fond de notre conscience notre donation à Dieu, pour
redire à Dieu notre espérance, notre foi, notre amour,
et l'assurer que jusqu'au dernier instant de notre vie
nous combattrons contre notre égoïsme pour que
non-violence et paix règnent dans nos coeurs, dans notre
monastère, et de là, puissent rayonner sur l'univers
entier.
Profession temporaire de Fr. J. 13.11.80*
Mon Frère,
Vous avez choisi de chercher Dieu par les sentiers
étroits du dépouillement total. Vous avez quitté votre
famille, votre patrie, vos amis, pour vous enfoncer dans
le désert d'un petit monastère inconnu, loin de toute
vanité, loin de tout renom, afin de vous réserver à Dieu
seul.
Vous avez voulu marcher sur les traces de Saint Benoît,
des Fondateurs de Cîteaux, de leurs innombrables
disciples présentement immergés en Dieu, ces saints
moines et moniales que nous fêtons aujourd'hui.
Dieu vous a donné de comprendre et de vivre les deux
exigences les plus dures de la vie monastique
contemplative. Il vous a fait pénétrer en elles. Il vous
a donné la grâce d'être captivé par la séduction qui est
cachée derrière tout l'abrupt qu'elles offrent à notre
chair, et devant laquelle souvent nous aurions plutôt
envie de fuir. Mais non, vous, vous n'avez pas reculé !
Bien plutôt, vous vous offrez maintenant afin que Dieu
vous transporte jusque dans les jardins réservés de son
Royaume.
Je vous le promets, si vous êtes confiant, si vous
demeurez fidèle, vous verrez bientôt transparaître
l'indicible beauté de la lumière divine qui brille sur
le visage du Christ ressuscité. Mais je vous préviens,
vous devrez au préalable vaincre la peur de la mort, la
lassitude de la durée, en un mot affronter jour après
jour la croix. La vision de Dieu est promise au coeur
pur, mais la purification de notre coeur n'est jamais
entièrement achevée ici bas.
N'entendez-vous pas la multitude des saints et des
saintes que nous célébrons aujourd'hui, ne les
entendez-vous pas murmure à l'oreille de votre âme :
pourquoi pas toi aussi, à ton tour avec nous et comme
nous ?
Vous allez vous engager à suivre le Christ présent en
la personne de votre Abbé. Ouvrez votre intelligence à
la Foi, votre volonté à l'Amour, votre mémoire à
l'Espérance !Apprenez à vivre divinement !
Et tout ce que vous demanderez, tout ce que
présentement vous tenez en vous comme une ouverture à un
amour qui vous appelle, tout cela, vous l'obtiendrez. Et
comme nous l'avons entendu dans la lecture de l'Evangile
de cette nuit, vous l'obtiendrez présentement, c'est à
dire dès cette vie.
Mais encore une fois, il faudra demeurer fidèle et ne
pas craindre la souffrance. Mais souffrance bienheureuse
qui va vous faire passer d'un état de mort que vous ne
soupçonnez pas à un état de vie que vous soupçonnez
moins encore et qui malgré tout est déjà présent en vous
en germe. Et c'est lui qui vous pousse en avant et qui
vous fera tout supporter.
Mon frère, êtes-vous décidé à chercher et à trouver
Dieu, à tout consentir pour cela, dans ce monastère de
Saint Remy, construit en l'honneur de le bienheureuse
Vierge Marie, en cette année jubilaire de Saint Benoît,
en ce 750° anniversaire de la Fondation de notre Abbaye,
êtes-vous décidé à cela, mon Frère ?
- Oui, avec la grâce de Dieu et le secours de vos prières.
Ce que Dieu a commencé en vous, qu'il le conduise à son
achèvement.
Homélie : Fête de tous les Saints de l’Ordre.
13.11.80
Devenir les concitoyens des Saints.
Mes frères,
Nous sommes réunis autour de cet autel pour fêter les
Saints et les Saintes qui ont combattu sous la Règle de
Saint Benoît. Et cette année, notre célébration revêt un
relief particulier en raison de trois événements : le
quinzième centenaire de la naissance de Saint Benoît, le
750° anniversaire de la fondation de notre Abbaye et
enfin la profession de notre frère Jean-François.
De quoi s’agit-il au fait ? C'est à la fois très simple
et sublime : nous devons à notre tour conquérir la vie
impérissable. Et cette vie, nous le savons, c'est de
connaître Dieu et celui qu'il a envoyé, Jésus le Christ.
Il ne s’agit pas d'une connaissance notionnelle, mais
nous devons saisir existentiellement et mystiquement ce
Dieu Un et Trine par lequel nous sommes nous-mêmes
saisis.
Connaître Dieu, c'est partager sa vie, c'est devenir un
seul esprit avec lui, c'est jouir de ses prérogatives.
Connaître Dieu, c'est être avec le Christ un seul Corps
- le Christ ressuscité et glorifié - et cela dès cette
vie. Etre un seul être avec le Christ ressuscité comme
les sarments sont un seul être avec la vigne et entre
eux.
Oui, mes frères, si nous participons au corps du
Christ, nous participons aussi les uns aux autres. Et
ainsi jour après jour se construit notre corps spirituel
en vue de sa future et toujours prochaine résurrection.
Mais si nous sommes un seul être avec le Christ et entre
nous, nous devons porter des fruits, des fruits de
vérité, des fruits de justice, des fruits d'amour, en
nous oubliant nous-mêmes. Nous devons en arriver à avoir
un jugement et une volonté entièrement identifiés à ceux
du Christ.
Et il faut que notre regard ébloui par la beauté de la
lumière divine boive à longs traits la vie
transfigurante. Il faut, mes frères, que dans nos
paroles, dans nos regards, dans toute notre conduite,
transparaisse cette vie divine qui bat dans nos artères.
Notre voeu de stabilité symbolise et actualise notre
habitation en Dieu et notre insertion en Christ. La
gloire de Dieu est que nous devenions riches en fruits
de vie, en fruits de générosité. La gloire de Dieu,
c'est que nous devenions déjà d'une certaine manière les
concitoyens de ces Saints et de ces Saintes auxquels
nous sommes déjà mystérieusement agrégés en espérance.
Mes frères, voila la leçon que nous devons recueillir
aujourd'hui. Et si nous sommes fidèles, le monde dont
nous sommes sortis mais dont nous faisons encore partie,
pourra s'avancer vers la plénitude de son destin qui est
de devenir le Royaume dans lequel Dieu est enfin tout en
tous.
Amen.
Partage du Chapitre Général. 16.11.80
7. Nature et mission de l’Abbé – Eléments humains.
Mes frères,
Nous allons en revenir à l'opinion des Abbés Américains au
sujet de la mission Abbatiale. Ils disent que :
...Si l'Abbé est un guide pour sa communauté, cela
implique qu'il sache prendre conseil.
Cela veut dire ceci : L'Abbé n'est pas distinct de la
communauté. Il en est la tête. Il est même davantage :
il est la conscience de la communauté, une conscience
éveillée, toujours en éveil. Il doit donc être
suprêmement attentif à ce qui se passe, à se qui se dit,
à se qui se fait en communauté. Il doit même accueillir
les avis avec reconnaissance. Il est de son devoir de
susciter les remarques. Il doit sentir ce que la
communauté vit. Il doit le faire sien et, à partir de
là, il doit faire progresser tous les frères sur la
route qui les conduit vers Dieu.
Il ne s’agit donc pas de réunir tous les jours, ou
toutes les semaines, ou pour grand chose, ou pour pas
grand chose, ce qu'on appelle le Conseil. Ce serait trop
restreint, ce serait trop petit ! Non, il doit être
l'antenne - je l'ai déjà dit - qui dans la communauté
capte ce qui se passe dans les frères et dans le groupe
comme tel.
C'est que personne dans la communauté, comme le dit
Saint Benoît n'a le droit de suivre sa volonté propre,
mais en tout premier lieu l'Abbé. C'est un homme qui ne
doit plus avoir de volonté propre. Pourquoi ? Mais parce
qu'il doit être le Christ. Ce n'est plus lui qui vit,
c'est le Christ qui vit en lui, c'est le coeur du Christ
qui bat dans le sien, qui anime tout son comportement
dans ses jugements, dans ses actes, dans ses gestes,
dans sa conduite. Il doit être pour ses frères la
révélation de la face humaine de Dieu. Donc il n'est
plus question pour lui de suivre ses idées.
Mais comment va-t-il percevoir les idées, les vues, les
plans de Dieu sur les frères ? Il le fera -
naturellement c'est très vaste - mais pour l'instant je
peux dire ceci, il le fera en étant à l'écoute de ses
frères. Mais, il y a ici un fait devant lequel il faut
s'incliner : c'est que l'Abbé demeure un homme, un homme
faible, un homme faillible, un homme pécheur. Ce n'est
pas un super homme. Non, il est exactement comme ses
frères.
La première vertu, ce sera donc l'humilité. C'est de
savoir qui il est, de ne pas s'en étonner, de ne pas en
être effrayé, de ne pas en être perdu. Non, il doit
s'accepter tel que Dieu a voulu qu'il soit, il doit s'en
accommoder.
Cela ne veut pas dire qu'il doit se réconcilier avec
ses péchés, avec ses fautes. Non, il doit lutter. Mais
lorsqu'il commet une erreur, lorsqu'il commet un péché,
il ne doit pas en être traumatisé. Non, il l'accepte. Et
c'est très bien pour les autres frères car ils doivent
dans leur Abbé sentir leur condition à eux.
Je l'ai déjà dit aussi et je le répète encore
maintenant : si l'Abbé était un saint canonisé ou
presque canonisé, mais les frères ne seraient pas à
l'aise avec lui parce qu'ils ne se reconnaîtraient pas
en lui. Ils doivent sentir leur faiblesse et leur péché
dans l'Abbé. Attention ! Cela ne veut pas dire
maintenant que l'Abbé doit se méconduire. Non, ce n'est
pas cela. Mais ils doivent être avec lui.
Notez bien que le Christ était Dieu. Pourtant les
pécheurs venaient chez lui. Et les pécheurs étaient bien
avec lui. Et lui était bien avec les pécheurs. Mais
c'est parce que Dieu avait fait de son Christ le péché
par excellence. Il l'avait fait péché. Eh bien, il doit
faire la même chose pour l'Abbé. L'Abbé doit donc
puisqu'il est faillible, s'il est un homme humble, il
saura agir avec prudence et discernement, toujours !
Saint Benoît le dit : lorsqu'il a perçu quelque chose
praehet aprid se. Il ne doit pas se précipiter ?
Non, il doit y réfléchir en lui-même. Et puis alors, ce
qu'il aura jugé de plus utile, qu'il le fasse. Cela
exige chez l'Abbé une grande maîtrise de soi, un grand
équilibre, de la prudence, de la discrétion.
Mais surtout, pour que l'Abbé puisse être la conscience
de ses frères, il doit être à l'écoute de Dieu dans la
prière, dans la contemplation, dans le renoncement à
soi. Dans la prière, cela veut dire qu'il doit toujours
crier vers Dieu. Il est comme le prophète qui lui était
le cri du peuple vers Dieu. Il doit écouter Dieu dans la
contemplation, cela veut dire qu'il doit être en
adoration et en admiration devant la Lumière qui rayonne
de Dieu et qui est la divinité, qui est la nature
divine. Il doit la voir, il doit être en admiration
devant elle et la voir de façon à ce que lui-même puisse
de plus en plus devenir lumière.
Mais pour cela, encore une fois il doit s'oublier, il
doit se renoncer. Il ne vit plus pour lui. Il est
propter fratres. Sa raison d'être, c'est d'exister
pour les frères. Les frères ne sont pas à son service,
pour sa promotion à lui ? Non, c'est lui qui est au
service des frères. Il existe pour les frères. C'est son
essence d'Abbé : propter fratres. Comme le Christ
était propter nos, l'Abbé est propter alios. Le
Christ était à cause de nous pour nous. L'Abbé est à
cause des frères et pour les frères.
Mais vous vous rendez compte quelle mort ça exige chez
l'Abbé, parce qu'il n'a plus le droit de vivre pour lui.
Sa vie, c'est de vivre pour les autres. Et ça, c'est le
suprême degré de renoncement. Mais comme je l'ai rappelé
il y a un instant, il est toujours un pécheur, il est
faible. Quand arrivera-t-il à ce niveau ?
Il y arrivera un jour, probablement ! Il en est
peut-être proche ? Il en est peut-être encore loin ?
Mais les frères doivent le savoir et ils doivent aider
l'Abbé à s'acquitter de sa charge. Non pas en le faisant
mourir; en le faisant enrager pour qu'il meure le plus
vite possible. Non, ce n'est pas ça, c'est autre chose.
Ils doivent l'aider en le comprenant et en lui
permettant des choses comme ceci :
En lui permettant de prier, en lui permettant de
contempler, en l'aidant par leurs avis, leurs conseils,
leurs remarques. L'Abbé, encore une fois, n'est pas
distinct des frères, il est leur conscience. Voila ce
que signifie cette remarque qu'avaient fait ici les
Américains. Ils disent encore :
...Le Christ étant le centre du monastère, l'Abbé doit
écouter Dieu pour connaître sa volonté.
Maintenant, on va se placer du côté des frères :
...En demandant l'obéissance à ses frères, il devient
le canal de la transmission de la volonté divine. Et le
moine qui répond positivement à cette demande, donne
cette réponse à Dieu.
Saint Benoît le dit. C'est une remarque de Saint
Benoît. L'obéissance, dit-il, qui est prêtée à l'Abbé,
aux anciens, c'est à Dieu lui-même. Il n'y a pas de
différence. Voyez un peu quel regard ne doit pas avoir
chacun des frères ! Dans ce que propose l'Abbé, c'est la
volonté de Dieu qui est proposée et qui est accueillie.
Et lorsque le frère obéit à l'Abbé, c'est à Dieu
lui-même qu'il obéit sans intermédiaire. C'est direct !
C'est immédiat ! C'est Dieu, c'est le Christ qui est
dans l'Abbé. Ils diront :
...L'Abbé est le serviteur de Dieu et des hommes en
montrant la face humaine de Dieu. Plus l'Abbé
s'approchera lui-même de Dieu, et plus il facilitera la
réponse de ses frères.
C'est donc l'importance, ici, de la vie spirituelle
personnelle de l'Abbé. Plus l'Abbé sera divinisé, plus
il sera humain, mieux il comprendra les autres, et plus
son abord sera facile. Il était facile d'approcher du
Christ. Les gens les plus en marge de la communauté
religieuse de l'époque, les publicains, donc les
collaborateurs avec l'ennemi, avec l'occupant, les
pécheurs publics, les pécheresses publiques, les femmes
dont on se gaussait, et tout ça venait vers le Christ,
était à l'aise avec lui. Et lui, était à l'aise avec
tout le monde. Pourquoi ?
Mais il était humain dans tout son être parce qu'il
était Dieu. Et entre parenthèses, ce qui vaut pour
l'Abbé, vaut aussi pour chacun des frères. Plus un frère
se rapproche de Dieu, plus son abord sera facile.
Mais ici, attention ! Il y a des hommes qui sont, comme
on dit, complexés. Ils ont des traumatismes qu'ils
héritent de leur enfance, de leur toute petite enfance,
à un an, encore avant, même parfois avant la naissance ?
Ils héritent de cela et alors ils traînent cette
blessure jusqu'à leur mort. Et il leur est difficile de
contacter les autres. Mais si un tel homme devient un
saint, ça ne veut pas dire qu'il sera corrigé de son
traumatisme. Ce traumatisme sera toujours là !
Mais ça ne fait rien, il y aura en lui une telle
humilité, un tel rayonnement que on se sentira bien dans
sa société, dans sa compagnie, même si on ne sait pas
échanger une parole. Il y a des approches des autres qui
sont loin au-delà de l'échange verbal. Il y a des
dialogues qui sont des dialogues de présence et de
silence. Ce sont sans doute ceux-là les plus profonds.
Et si celui-là n'existe pas d'abord, tout devient du
bavardage, du remplissage.
Ils disent encore :
...Le charisme, la mission, le service de guide est
splendide mais difficile. Plus l'Abbé est pur, plus
l'amour se répandra dans le coeur des frères.
C'est une petite glose pour dire que l'Abbé répondra de
l'obéissance de chacun des Frères. Il en est
responsable.
Mais on va dire : Oui, mais il y a des frères - je ne
pense à personne ici, justement il n'y a personne dans
ce cas ici à Saint Remy et nous pouvons en être très
heureux - mais enfin ils existent des hommes qui sont
tout à fait incapables d'obéir. Ce sont des hommes, par
exemple, qui n'auraient jamais du se trouver dans un
monastère. Pourquoi y sont-ils ? On n'en sait rien,
personne n'en sait rien, eux non plus. Et enfin, voilà,
c'est arrivé ! Voilà, ça est là ! J'ai entendu une
histoire ou l'autre comme ça au Chapitre Général.
Eh bien, l'Abbé répondra même de l'obéissance de ce
frère désobéissant. Mais il en répondra comme le Christ
a répondu de nos péchés. Il va récupérer cette
désobéissance. Il va, non pas la transformer - c'est
impossible, l'homme est incurable - mais l'Abbé
descendra plus bas que cette désobéissance.
Et lorsqu'il arrivera devant Dieu avec ce frère, Dieu
regardera le frère à travers l'Abbé, comme maintenant il
me regarde, moi, à travers le Christ, comme il regarde
chacun de nous à travers le Christ. Sinon, nous ne
pourrions jamais subsister devant Dieu !
...La vie spirituelle personnelle de l'Abbé nous semble le
point le plus important.
Et je pense que c'est vrai ! Le plus important de tous,
c'est celui-là.
...En même temps, l'Abbé doit être humain et aimer ses
frères d'un amour humble et sincère.
Saint Benoît dit que les frères doivent aimer leur Abbé
d'un amour humble et sincère. Mais Saint Benoît n'a pas
besoin de dire que c'est d'abord l'Abbé qui doit aimer
les frères d'un tel amour.
Maintenant des choses intéressantes auxquelles on pense
rarement ! Mais enfin, on trouve ici l'esprit pratique des
Anglo-Saxons.
...Quelques détails pratiques : Comment est la chambre de
l'Abbé ? Simple, encombrée ? Et est-il facile pour les
frères d'y accéder ?
C'est très important ! Est-il facile d'accéder à la
chambre de l'Abbé ? Il y a des Abbayes, j'en connais
l'une ou l'autre, où l'Abbé occupe ce qu'on appelle, non
pas le palais on n'ose plus dire cela maintenant - mais
le quartier Abbatial. Pour s'y rendre, les frères
doivent parcourir un bon bout de chemin, et puis il y a
des portes, et puis des couloirs, et puis enfin on
arrive chez l'Abbé. Sa chambre est-elle d'un accès
facile pour les frères ?
Et puis une chambre encombrée ! Une chambre encombrée,
ça veut dire beaucoup. Cela veut dire d'abord que l'Abbé
n'est pas libre. Il a besoin de sécurités. Il s'entoure
de sécurités. Comment voulez vous alors qu'il sécurise
les autres ? Il a besoin de petites choses, de petites
idoles pour se sécuriser lui-même ! Il va faire passer
son insécurité sur les frères.
Si sa chambre est encombrée, c'est que lui, l'Abbé,
n'est pas disponible. C'est un homme qui a beaucoup de
choses à faire. Il a trop de choses à faire. Voyez un
peu ! C'est bourré ! Il n'a jamais fini! On aura peur
d'aller le déranger, c'est un homme tellement occupé. Et
puis, si sa chambre est encombrée, c'est qu'il n'a pas
l'esprit de décision. Il ne sait jamais se décider. Il
ne sait jamais prendre une responsabilité. Il ne sait
jamais dire : il faut faire ceci ou cela. Et ça rejoint
ce que je disais, il n'est pas sécurisé !
Et ça est revenu, je l'ai entendu là-bas dans ces
rapports de maison, des Abbés qui ne savaient jamais
prendre de décisions ! Mais alors, ça met tout le monde
dans l'embarras car on ne sait jamais ce qu'on doit
faire. Alors :
...La chambre de l'Abbé est-elle au moins aussi dépouillée
que celles des frères?
Au moins aussi dépouillée, disent-ils ! Eh bien moi je
dirais : elle doit l'être davantage encore. Elle doit
être la plus dépouillée de toutes, tabula rasa,
rien ! Ce n'est pas pour donner la leçon aux autres ?
Non, mais c'est pour dire : voilà, je suis ouvert, mon
coeur est ouvert, ma chambre est ouverte, tout est
ouvert, tout est à vous. C'est cela ! Et ça devrait être
ainsi pour chacun d'entre nous. Mais naturellement
d'abord pour l'Abbé.
Encore ceci, écoutez :
...Combien de portes, de lumières rouges ou vertes, de
billets d'audience le frère rencontre-il sur son chemin
avant de pouvoir parler à son Abbé ?
Cela rejoint l'accès facile ou difficile. Naturellement
ce sont des images : des portes, des lampes rouges ou
vertes. Mais ce billet d'audience, ça ce n'est pas une
image. J'ai entendu un Abbé dire : celui qui veut voir
son Abbé, il doit demander audience par écrit. Mais
voyez un peu dans ces conditions-là ? Oui, mais c'est ça
qui crée l'atmosphère d'une communauté.
...L'Abbé dit-il à ses frères où il va et pourquoi ?
L'Abbé rend-il compte à ses frères de ses sorties ?
Or c'est très important, cela, parce que encore une
fois, si l'Abbé est un avec sa communauté, non pas que
la communauté aurait le DROIT de tout savoir-ce que fait
l'Abbé, ce n'est pas cela. Mais lorsque l'Abbé s’en va,
il porte la communauté avec lui. Il est donc important
que les frères sachent ce que fait l'Abbé. Mais
attention, ça vaut aussi dans l'autre direction. Il faut
que l'Abbé sache où sont les frères, et où ils vont, et
ce qu'ils font. Alors, nous formons un Corps.
...Si un moine est timide, l'Abbé va-t-il vers le frère,
au lieu de le convoquer dans son bureau ?
S'il a quelque chose à lui dire ! Parfois il faut dire
à quelqu'un : venez au bureau. Cela arrive souvent,
venez, il y a quelque chose à faire ou à régler. Tout ça
ce n'est rien, c'est courant, il y a des choses qu'on ne
sait pas dire sur la rue. Mais par contre, comme ils
disent ici, il y a certaines choses qu'on doit dire sur
la rue et qui ne doivent pas se dire dans un bureau.
Mais ça, c'est à l'Abbé de le sentir.
...Si possible l'Abbé doit avoir une petite charge dans
son monastère pour être comme les frères et faciliter
l'union de tous.
Ici, il faut dire : si possible ! C'est possible dans
les toutes petites communautés. Il y a des toutes
petites communautés qui ne comptent qu'une dizaine
d'hommes, une douzaine, des nouvelles communautés, des
Fondations. Et ce n'est pas seulement l'Abbé, ce peut
être un Prieur titulaire, ou un Supérieur ? Alors là, le
Supérieur exerce une petite charge.
Mais lorsque la communauté devient plus grande, alors
là, ce n'est plus possible que l'Abbé exerce une charge
régulière dans la communauté. C'est pour cela qu'ils
disent si possible.
...Parlons-nous parfois de nos problèmes : aridité dans la
prière, égoïsme, de nos fautes ?
Ici, je pense que lorsque un Abbé parle, et que pour
parler, il n'utilise pas le travail d'un autre c'est à
dire un article, un livre, n'importe quoi dont il peut
se servir, parfois comme d’un tremplin pour parler, mais
l'Abbé, il va sans le savoir, mais il va parler de ses
problèmes à la communauté. Cela va transparaître dans
ses paroles, ses soucis vont venir au jour.
Je veux dire que ce qui va se passer, c'est une sorte
de psychanalyse de l'Abbé. Il va se psychanalyser
lui-même sans le savoir, ce qui est le sommet de la
réussite d'une analyse. Saint Benoît le dit aussi, mais
à sa façon. Lorsque l'Abbé, dit-il, va parler, eh bien
ce sera pour lui l'occasion de se corriger de ses
fautes. C'est cela !
Maintenant ils disent encore, tiens, ce que j'ai dit
tantôt :
...Les frères doivent donner le temps à l'Abbé de faire sa
Lectio et sa prière.
C'est le devoir des frères, et c'est nécessaire pour
eux. Cela se comprend : un Abbé aidera d'autant mieux
ses frères qu'il sera un homme de Dieu, donc qui ne
s'appartient plus. Mais comme c'est un pécheur
exactement comme les autres, il doit se nourrir dans la
prière, dans la Lectio. Et les autres doivent respecter
ce besoin de l'Abbé.
Nous arrivons à la fin :
...L'Abbé est-il, assez miséricordieux ?
A mon sens, il ne l'est jamais assez ! Dans l'Ancien
Testament, chez les Musulmans aussi maintenant encore,
dans l'Islam, donc la grande qualité de Dieu, c'est
qu'il a des entrailles de mère. On n'est jamais assez
miséricordieux.
...Avons-nous la patience que Dieu a envers nous, en
attendant que le moment soit propice de faire faire le
pas à un frère ou à toute la communauté pour monter vers
Dieu, pour que son amour puisse nous envelopper mieux ?
C'est cela chez un Abbé, sa patience ! La patience
envers un frère, la patience envers la communauté. Et
savoir attendre le moment propice, la minute où il faut
agir, le moment est venu ! Cela peut durer longtemps,
mais alors - je le sais par expérience - le moment est
arrivé, c'est maintenant. Il ne faut plus attendre une
minute, il ne faut plus attendre un jour.
Et alors ils terminent en disant ceci :
...Il faut que nous puissions aimer nos frères de telle
façon qu'ils nous aiment aussi.
L'Abbé doit se rendre aimable. Mais il ne peut se rendre
aimable que si lui-même aime, que s'il est amour, que s'il
est habité par Dieu et que s'il est devenu un autre
Christ.
...Et ainsi Dieu est au milieu de nous, et le Christ nous
conduit tous ensemble à la vie éternelle.
Voilà mes frères comment ces Américains voient la
mission de l'Abbé. Quand j'ai vu cela, quand j'ai lu
ceci, et bien j'ai été contant car je pense que c'est
réellement ainsi que les choses doivent se passer. Mais
encore une fois, ayez pitié du pauvre Abbé que je suis !
Aidezmoi, je compte sur vous ! Vous savez que je suis
tout à fait pour vous. Mais aussi, si je me trompe, si
je commets une erreur, si je suis un pécheur - ce que je
suis toujours - soyez aussi miséricordieux !
Fête de la Présentation de la Vierge Marie. 21.11.80
Homélie en la Fête de la Communauté.
Mes frères, Par un jeu providentiel de circonstances
notre Fête traditionnelle et annuelle communautaire se
célèbre cette année le 21 Novembre. Cette date ramène le
souvenir d'un triple événement. Tout d'abord la venue au
monde de notre Frère Paul-Michel voici 32 ans, ensuite
la bénédiction Abbatiale de Dom Félicien voici également
32 ans, enfin et surtout, le souvenir de la présentation
au temple de Jérusalem de celle que nous honorons comme
notre Reine et notre Mère.
Je voudrais brièvement établir quelques rapprochements
entre cette Présentation de Marie au Temple et notre
situation présente personnelle, et au niveau de notre
communauté. Voyons Marie gravir la colline du temple,
entrer dans le parvis des femmes et se présenter toute
jeune, tout enfant encore devant Celui que déjà elle
adorait comme son Créateur et son Père. Marie visitait
cette maison qui était considérée comme l'habitation de
Dieu parmi les hommes.
Au coeur de cette terre, tout autour de cette Maison de
Dieu gravitait la vie du peuple d'Israël. Non seulement
en Judée, en Samarie, en Galilée, en Transjordanie, mais
partout où se trouvaient les Juifs survivants à la
grande dispersion. Marie entrait chez Dieu.
Et en réalité, c'est elle qui était la véritable
demeure de Dieu. Avec elle, Dieu remettait en chantier
la création toute entière. En elle, Il allait accomplir
quelque chose d'inouï : il allait prendre chair d'homme
! Encore quelques années, et il serait, lui Dieu, un
homme parmi les hommes, semblable en tout à ses frères,
en tout sauf le péché.
Et encore, il aurait été fait péché pour que nous
autres nous puissions participer à sa sainteté. Il
allait prendre sur lui toutes nos misères, toutes nos
fautes, toute notre culpabilité pour que nous puissions
partager en plénitude sa vie à lui.
Aujourd'hui, mes frères, Dieu désire faire de chacun de
nous une nouvelle demeure pour sa gloire à lui. Il
désire vivre en nous comme il a vécu en Marie sa Mère
son mystère. Il voudrait que chacun de nous fut une
transparence, une apparition de ce qu'il est : amour,
bienveillance, bonté, compréhension, miséricorde,
patience.
Marie prenait possession du temple de Jérusalem
lorsqu'elle se présentait devant son Dieu. Et elle
élargissait ce temple aux dimensions de l'univers. Tous
les hommes devenaient ses concitoyens et ses
contemporains. Elle jetait, là sur cette colline, un
germe qui allait se développer, qui allait devenir le
Royaume de Dieu.
Et Dieu, en elle, allait façonner un temple qui ne
serait pas fait de main d'homme, un temple dont nous
serions une pierre, un temple qui serait un Corps ayant
une tête, le Verbe de Dieu fait homme, et des membres,
chacun d'entre nous.
Et aujourd'hui, mes frères, Dieu désire que notre
monastère et notre communauté, mais notre grande
communauté, tous ceux qui travaillent ici avec nous et
comme nous, sur ce terrain béni par Dieu, il veut que
cet espace soit une portion de son Royaume et que ici
règnent les lois qui sont celles du Royaume de Dieu :
vérité, justice et paix.
Marie se présentait devant Dieu. Elle se donnait à Dieu
et elle ne s'appartenait plus. Dieu l'investissait d'une
mission. Elle devait devenir génitrice de Dieu et
génératrice d'une vie impérissable, cette vie éternelle
qui est la propre vie de Dieu. Elle n'a pas failli à sa
mission, quoi qu'il put lui en coûter.
Aujourd'hui, mes frères, Dieu veut qu'il en soit de
même pour nous, que chacun, dans notre milieu, dans
notre famille, dans notre cercle de relations, ici entre
nous, nous soyons des agents non de destruction et de
mort, mais de réconfort et de vie.
En cette journée que je vous souhaite agréable, mes
frères, ravivons en nous la conscience de notre tache
commune. Elle n’est pas de passer jour après jour notre
vie en attendant notre pension et notre mort. Elle est
infiniment plus élevée. Il faut que nous devenions
chacun des témoins de cet amour dont Dieu enveloppe le
monde, cet amour qui doit à partir de nous se répandre
partout. Le plus petit geste d'amour que nous posons à
l'endroit de n'importe qui a infiniment plus de poids
pour l'évolution positive du monde que tous les autres
remue-ménage.
Mes frères, il faut que aujourd'hui nous sentions que nous
sommes heureux de nous être rencontrés, heureux de vivre
ensemble, heureux de rayonner la plénitude qui nous
habite. Amen.
Chapitre : Fête du Christ-Roi. 23.11.80
L’année liturgique.
Mes frères,
Nous voici arrivés au dernier dimanche de l'année
liturgique. Nous célébrons la solennité du Christ-Roi de
l'univers. Et je dois vous dire que depuis tout un temps
des réflexions me traversent l'esprit. Elles m'ont été
données pour que certainement je vous en Fasse part ?
Peut-être vous apporteront-elles un certain profit
spirituel ? Dieu me les a données parce que son
intention est que vous progressiez dans son amour et
dans l'amour mutuel afin que de plus en plus vous soyez
des fils, ses fils à lui, dont il peut être fier.
La liturgie est la représentation rituelle et
symbolique de l'histoire des hommes. Cette histoire,
elle la situe à un niveau transhumain, dans l'inconnu du
cosmos, lui-même enveloppé dans le mystère de la
divinité.
On est en train de nous lire au réfectoire un article
très intéressant sur la microélectronique, ces puces
électroniques, tellement petites qu'un dé à coudre peut
en contenir 50.000 !!! C'est une découverte qui va
bouleverser notre façon de vivre avec autant d'intensité
que l'invention de la roue, ou de la machine à vapeur.
Que sera le monde en l'an 2.000 ? en l'an 2.050 ? en
l'an 2.100 ?
Grâce à ces puces, les Américains ont lancé, voici
trois ans, une sonde qui navigue dans l'univers à la
vitesse de 72.000 Km à l'heure. Elle vient de parcourir
trois milliards de Km. Elle se trouve à proximité de la
planète Saturne. Elle photographie cette planète : des
photos en couleur. Elle prend des mesures
électromagnétiques. Elle fait des analyses chimiques.
Elle reçoit ses instructions à partir d'un laboratoire
situé sur terre. Les ordres mettent 85 minutes pour
arriver à la sonde à une vitesse de 300.000 Km seconde !
Et la réponse arrive en 85 minutes. Toutes ces données
sont enregistrées ici, décryptées. Voila mes frères le
monde d'aujourd'hui ! Et nous ne sommes qu'en 1980.
Lorsque cet article sera terminé, nous entendrons la
lecture du discours prononcé par Monseigneur Massau, le
Recteur de l'Université de Louvain, à l'occasion de
l'ouverture de l'année académique, un discours qui a
fait sensation ! Il essaye de situer l'Université
Catholique dans ce monde d'aujourd'hui, ce monde
technologique ; mais aussi ce monde accablé de misères,
misères morales, misères humaines tout simplement. Des
centaines de millions de personnes qui jamais, mais au
grand jamais ne mangent à leur faim. Ils sont toujours
affamés.
C'est cela, mes frères, ce que nous vivons. Et notre
liturgie, elle nous introduit dans le monde tel qu'il
est. Elle n'est pas une façon commode de nous en évader
? Elle s'efforce de le saisir, afin que le Christ qui
est le Roi de cet univers, qui est le Roi de la misère -
il est mort sur une croix - mais qui est aussi le Roi de
la victoire donne aux hommes cette puissance, qui leur
permet maintenant d'explorer l'univers et de le
maîtriser.
Notre liturgie, dans son déroulement au cours de
l'année, elle est mémoire et mémorial, elle est
enseignement et catéchèse. Elle nous dit ce qui se passe
dans la réalité. Elle nous donne un regard perçant qui
derrière le voile des apparences nous permet de saisir
la vérité qui, elle, demeure éternellement.
Et cette vérité n'est pas d'ordre humain. Elle est
d'ordre divin même si elle est humanisée. Le Verbe de
Dieu s'est fait chair, il s'est fait matière, il s'est
fait homme. Mais dans cette matière qui est le Christ,
que nous recevons dans l'Eucharistie tous les jours,
nous touchons le divin, nous le voyons. Dans la Parole
que nous entendons proclamer, c'est Dieu qui vient, qui
frappe à notre tympan, et qui essaye d'entrer dans notre
système réceptif, nerveux, et qui tente alors de nous
diviniser.
Oui, c'est cela l'année liturgique ! Et ainsi, lisant
ce qui se passe dans la réalité, elle prépare demain
tout en demeurant enracinée dans hier. Il n'y a pas de
solution de continuité, de rupture. C'est une histoire
qui s'ébauche, une histoire qui avance, et une histoire
qui est irréversible. Et ainsi, notre liturgie nous
tient en éveil. Car du drame cosmique, nous sommes à la
fois et les spectateurs et les artisans.
Plus nous sommes privilégiés au plan de la nature, au
plan des ressources, au plan de l'intelligence, au plan
de la grâce, plus nous sommes artisans, et plus nous
sommes responsables. Elle nous tient en éveil et elle
nous insuffle confiance et vigueur, car nous savons où
nous allons. Elle est mémorial et elle est mémoire, la
liturgie. Elle est enseignement et elle est catéchèse.
Elle nous forme et elle nous guide.
Et nous, qui a tout moment de notre vie - car c'est du
matin au soir - baignons dans cette liturgie, mais notre
responsabilité est lourde car nous savons. Et nous
savons pour une multitude d'hommes qui ne savent pas.
Nous sommes leur mémoire et nous sommes leur
enseignement. Cette liturgie, cette année liturgique,
elle nous conduit d'une genèse à un plérôme. Nous
évoquons aujourd'hui le plérôme. Elle nous conduit de la
matière brute à une chair transfigurée; et elle culmine
dans une personne.
Ce n'est pas une construction dans l'abstrait ! Non,
elle culmine dans un être de chair qui est le Christ
Jésus. Et cet être de chair, c'est le Verbe de Dieu qui
a voulu devenir homme, et qui est ressuscité, et qui est
maintenant consacré Roi, c'est à dire guide et régent de
cet univers. Rien ne lui échappe.
Mais encore une fois, ne le limitons pas à notre petit
univers d'homme. Voyons-le dans une perspective
cosmique, absolument tout ce qui existe est régi par le
Christ. C'est cela l'inconnu du cosmos qui est porté ou
enveloppé par Dieu ! Et un jour, tout ce cosmos
deviendra transparence de ce qu'est Dieu, lorsque Dieu
sera tout en tout.
Avouons sincèrement que cela ressemble fort à un mythe,
à une construction mythologique, quelque chose qui nous
fournit une clef d'interprétation de ce qui arrive, qui
répond à nos questions, qui résout nos problèmes. Et
reconnaissons encore que pour beaucoup de chrétiens,
pour beaucoup de religieux, pour beaucoup de moines, il
en est réellement ainsi : ce n'est qu'un mythe.
Et à quoi pouvons-nous reconnaître si pour nous
personnellement c'est un mythe ou bien c'est une réalité
? C'est un mythe, si nous n'évoluons pas vers plus
d'amour. Voilà le critère ! Nous pouvons aujourd'hui
l'appliquer à notre personne. Et il est probable que la
réponse sera un mélange du mythe et de la vérité. Car
nous sommes des pécheurs, nous sommes toujours encore
attirés vers le bas.
Mais ce sera aussi de la vérité ! Car il y a vraiment
en nous de l'amour, de l'amour qui veut grandir, de
l'amour qui se développe. C'est cela notre condition de
pécheur : nous ne sommes jamais tout à fait ce que nous
devons être. Mais ce que nous savons aussi c'est que la
puissance de ce Christ qui est Roi de l'univers, donc
Roi de notre faiblesse, elle finira par l'emporter.
Mes frères, le contemplatif, le moine contemplatif, il
a un rôle à jouer : c'est celui de témoin. Il dit ce
qu'il voit et ce qu'il entend. Il le dit par sa
conduite, il le dit par son être, par ce qu'il est et
éventuellement par ses paroles, mais ce n'est pas
nécessaire. D'ailleurs ses paroles vont sonner creux,
elles vont sonner faux si la vérité n'est pas d'abord
dans sa conduite. Et le moine contemplatif sera ainsi
garant d'une vérité.
Et que voit-il ? Il voit le Christ ressuscité. Il le
voit à la place qu'il occupe aujourd'hui, c'est à dire
un Christ transfiguré et glorifié, un Christ qui est
tout puissant, qui est la lumière et la vie de ce cosmos
en voie d'être divinisé. L'expérience du vrai moine
contemplatif, elle est identique - je ne dis pas
semblable - mais identique à celle du voyant de
l'Apocalypse. On en a fait lecture à l'Office de nuit
aujourd'hui.
Il voit quelqu'un, un fils d'homme. Il le décrit. Cet
homme est lumière, son visage est plus éclatant que le
soleil. Et le plus remarquable dans cet être qui est le
Christ ressuscité aujourd'hui, ce sont ses yeux, ces
yeux qui sont deux flammes de feu et de lumière. Or, les
yeux purifiés d'un vrai contemplatif voient sans cesse
le Christ de cette façon. Et on comprend alors qu'un tel
homme ne peu plus être comme les autres. Il sera
toujours un peu fou quelque part car il voit la vérité.
Et la vérité, elle est inabordable et inacceptable pour
l'homme qui est encore trop animal, trop charnel.
Et dans ce Christ tel qu'il est, se présente le monde
achevé, et se présentent les temps ultimes...la fin du
monde est arrivée. C'est cela qui est extraordinaire,
c'est que dans une personne qui est un homme achevé, ne
l'oublions pas, mais un homme qui est arrivé à la
plénitude de sa perfection adulte - dans cette personne,
dans cet homme le Christ, mais tout est fini. Et à
partir de lui, tout est en train de se finir, de
s'achever.
Et un tout petit détail qui me passe par la tête
maintenant : on comprend par cela que le Christ, le
Verbe de Dieu plutôt, devait s'incarner dans un peuple
pour qui le présent, le passé et l'avenir n'existait
pas. Tout était en train de se faire et tout était en
train de s'achever. Je parle ici du Peuple Hébreux.
Et nous devrions aujourd'hui encore, enfin cela
arrivera peut-être, essayer entre nous de découvrir ces
mystères de l'agir divin, où rien n'est laissé au
hasard, où le Christ, mais dans sa vie terrestre ici,
disposait sa propre vie sous l'influx de l'Esprit et
toujours dans le plan dressé par son Père pour
l'intégrer parfaitement dans une histoire qui était
celle de son peuple et qui devenait limpide pour ceux
qui avaient les yeux ouverts, c'est à dire qui étaient
déjà prêts à se laisser prendre et à se laisser purifier
par lui.
Le moine contemplatif sera garant et témoin de la
vérité parce qu'il expérimente en sa propre personne les
changements, l'évolution, la transformation qui est en
cours dans le monde entier. Quelque chose meurt et
quelque chose naît. Une certaine vétusté disparaît. Et
cette vétusté, c'est une lecture introvertie ou inversée
et asphyxiante des choses. Donc, c'est voir les choses,
voir les hommes, voir les événements de façon à se les
approprier. C'est une sorte d'avarice : prendre tout
pour le faire mien. Mais en réalité je ne sors pas de
mon étroitesse humaine et j'étouffe, je m'asphyxie.
C'est cette vétusté qui est en train de disparaître !
C'est avec elle que nous venons au monde ! Mais elle
s"évanouit. Et le moine contemplatif observe en lui-même
cette évolution. Il y a une nouveauté qui apparaît. Et
cette nouveauté, c'est une approche délicate,
respectueuse, pure, aimante, amoureuse de la création.
Il n'y a plus rien dans la création qui doive être
rejeté.
Rappelez-vous le film que nous avons vu avant hier. Ce
petit oeil de la camera peut saisir la beauté des êtres,
même ceux qui nous paraîtraient à nous instinctivement
répugnants. Mais ils sont d'une beauté lorsqu'on les
voit tels qu'ils sont, tels que Dieu les veut. Ils sont
tellement beaux ! Voyez, c'est cette approche
respectueuse des choses de Dieu. Car à travers tout
transparaît une gloire, une lumière qui est la nature
même de Dieu. C'est cela la nouveauté qui apparaît dans
le coeur d’un contemplatif.
Il assiste en lui-même à la naissance, c'est sa propre
naissance à lui, sa naissance au divin dans
l"émerveillement, l'apparition d'un nouvel être, d'un
enfant de Dieu et l'entrée dans une jeunesse qui est
éternelle. Un homme comme ça, il sait très bien qu'il ne
mourra plus. La mort physique, pour lui, n'est même pas
un accident. Elle est un événement de sa vie aussi
naturel presque - aussi un peu malgré tout parce qu'on
ne sait pas trop bien ce qui arrive qu'une narcose avant
une opération.
On sait très bien qu'on va entrer dans une sorte de
sommeil pour notre bien, mais qu'au-delà de ce sommeil,
il y a un réveil. Où, comment ? Mais un contemplatif le
sait déjà puisqu'il voit cette personne du Christ Roi de
l'univers, et que c'est en lui qu'il s'endort pour se
réveiller en lui éternellement jeune.
Mes frères,. nous comprenons un peu mieux que la
solennité du Christ Roi de l'univers, elle doit être la
note dominante de notre vie. Saint Benoît le savait. Dès
les tous premiers mots de sa Règle il le dit déjà. Nous
sommes dans un monastère, dit-il, pour vivre dans la
mouvance et sous les ordres du Christ qui est le
véritable Roi.
Ce n'est pas par hasard que ce mot de Roi et de Christ
se trouvent là. C'était le ferment secret qui permettait
à ces multitudes de moines de vivre dans les déserts et
de ne jamais reculer ou céder. Ils étaient possédés par
la vie de ce Christ Roi. Ils savaient que eux devenaient
aussi les rois du monde.
Le Christ était Roi dès sa naissance, il était Roi dans
sa souffrance, il était Roi dans sa Passion, il était
Roi dans sa mort, il était Roi dans sa résurrection. Il
l'est à tout moment. Et nous le sommes aussi si nous
sommes abandonnés à son amour à lui, à ce qu'il veut
faire de chacun de nous.
Oui, mes frères, nous sommes appelés à régner avec le
Christ dans un amour invaincu et invincible. Nous
régnons avec le Christ lorsque aucune attaque de
méchanceté ne peut nous raire céder sur le plan de
l'amour. Nous régnons avec lui lorsque nous sommes dans
la lumière inaltérée et inaltérable ; aucune ténèbre,
aucun mal ne peut éteindre la lumière de l'amour qui est
en nous. A ce moment, mes frères, le Christ Roi de
l'univers n'est pas un mythe. Il est devenu une réalité.
Et cela à travers les choses dures et âpres de notre vie
quotidienne.
Aujourd'hui, mes frères, demandons la grâce de pouvoir
vivre ces réalités. Demandons-la avec confiance. Nous
savons que ce sont là des demandes que Dieu exauce
toujours. Demandons-la pour nous-mêmes, demandons-la les
uns pour les autres. Car en réalité elles sont la raison
d'être, la justification de notre vie. Nous serons
alors, si elles deviennent nôtre, si elles nous
possèdent, si elles nous transforment, nous seront de
véritables témoins de ce Christ et garant de la vérité
qui peut sauver et transformer le monde.
Chapitre : La nouvelle année liturgique. 30.11.80
Du retour sur soi !
Mes Frères,
Nous voici catapultés dans une nouvelle année
liturgique. Il nous appartient d'étudier avec soin notre
trajectoire afin qu'elle soit élégante et qu'elle nous
fasse atterrir là où nous sommes attendus dans le
Royaume de Dieu.
D'abord, remarquons que cycle liturgique nouveau, cela
nous fait savoir que nous repartons à zéro, mais un zéro
relatif ? Car l'acquis de notre vie antérieure est
irréversible. Il nous est impossible de revenir sur ce
que nous avons fait, que ce soit en bien ou que ce soit
en mal. C'est imprimé en nous. Nous le porterons jusqu'
à l'éternité.
Mais ce caractère d'irréversibilité ne doit cependant
pas nous gêner, ni nous paralyser. Il doit nous obliger
à regarder en avant. Nous devons faire ce que Saint Paul
recommande lorsqu'il se donne en exemple. Et il disait :
oubliant le chemin parcouru, oubliant ce qui est
derrière moi, je suis tendu vers l'avant, courant,
essayant de saisir moi-même celui par lequel j'ai été
saisi...
Mes frères, repartir de ce zéro relatif signifie donc
ne pas regretter notre passé quel qu'il soit, mais
l'utiliser comme un tremplin pour être lancé
harmonieusement, élégamment dans l'espace, l'espace qui
est l'amour infini de Dieu, cet amour qui nous crée, qui
nous porte, et nous laisser porter par cet élan jusqu'au
moment où nous arriverons chez lui.
C'est l'objet de notre voeu de conversion. C'est à cela
que nous nous sommes engagés le jour de notre
profession. Et la grande tentation qui nous guette, la
tentation la plus pernicieuse de notre vie monastique,
c'est le retour sur soi, c'est avoir peur de se lancer
dans cet espace qui est l'amour.
Le retour sur soi, c'est ce que Saint Benoît
et les Pères appelaient les pensées. Au lieu de
situer son centre de gravité à l'extérieur de nous,
c'est à dire en Dieu et dans le frère en lequel Dieu se
manifeste à nous, nous reportons tout à nous. Nous nous
prenons et comme point de départ et comme point
d'arrivée.
En pratique, un retour sur soi, ce sera revenir sur ce
qu'on a fait, surtout sur ce qu'on nous a fait, qu'on
aurait du nous faire, qu'on ne nous a pas fait. C'est
excogiter tout ce qu'on ferait tout ce qu'on pourrait
faire. C'est devenir le héros d'un scénario qui est
toujours repris et qui est toujours neuf, et qui
pourtant est une infinie répétition. C'est l'inverse du
cycle liturgique, c'est une sorte de liturgie inversée !
Vous comprenez que c'est démoniaque ! Mais nous ne le
remarquons pas. C'est la raison pour laquelle nous y
tombons si facilement, et combien de fois par jour ? On
peut même dire qu'il y a des personnes qui passent toute
leur vie dans une telle théâtralité.
Ce retour sur soi agit comme une force centripète,
c'est à dire une force qui nous ramasse de plus en plus
sur nous-mêmes, qui devient de plus en plus puissante en
nous, une sorte de concentration à un degré que nous
n'imaginons pas. Et cette force se résout finalement ou
bien dans une pseudo exaltation, ou bien dans la
tristesse et la dépression, ou bien dans l'agressivité.
Mais toujours, elle agit comme destruction.
On comprend donc que Saint Benoît dit que le moine déjà
arrivé à un certain degré, non pas de perfection, mais
d'édification, de construction, c'est un homme qui est
devenu habile dans la lutte contre les pensées, contre
le vice des pensées. C'est un homme qui a conscience de
cette tentation de retour perpétuel sur soi, qui se
tient sur ses gardes. Il y tombe encore, mais chaque
fois qu'il est tombé, il en réchappe. Et il arrivera un
jour où il n'y tombera plus. C'est le jour où il
atterrira dans le Royaume de Dieu.
Vous savez qu'il existe maintenant des projectiles qui
sont téléguidés et qui arrivent infailliblement sur leur
objectif. Ils sont attirés par leur objectif comme par
un aimant. Ce sont des armes de destruction totale,
comme on dit. Mais il y a aussi des armes de riposte qui
s'efforcent de brouiller la trajectoire de ces
projectiles, et de les faire dériver, de les faire
échouer ailleurs dans des endroits où ils ne pratiquent
aucun dégâts. Vous voyez !
C'est la même chose en nous. Nous, nous sommes ce
projectile, qui ici n'est pas pour démolir, mais qui est
pour construire, et qui doit arriver, non pas pour créer
une atmosphère de cataclysme ? Non, mais qui doit
arriver chez Dieu. Et puis nous avons cette influence
perverse qui s'efforce de nous faire dévier de cette
trajectoire.
Mes Frères, l'année liturgique nous rappelle cela. Et
elle nous remet à notre place, à notre place dans la
vérité et l'humilité. Car quel que soit l'endroit où
nous soyons parvenus, quel que soit le degré de vie
divine qui est déjà notre partage, nous devons bien
savoir que cette vie divine, elle est toujours à ses
débuts.
Même si nous avons reçu le privilège de voir des yeux
de notre corps spirituel le Christ ressuscité, nous ne
devons pas pour cette raison nous imaginer que nous
sommes arrivés au terme, que nous sommes déjà dans le
Royaume de Dieu. Non, nous en sommes encore loin. Mais
nous le voyons déjà, et nous nous sentons attirés par
lui avec de plus en plus de puissance et de force. Mais
cette grâce qui nous est faite, elle nous fait sentir
que notre divinisation est toujours en devenir. Elle est
à peine commencée, ce sont des approches préparatoires.
Car la grâce que Dieu veut nous faire, elle est
tellement au-delà de tout ce qu'il peut nous donner ici,
que nous n'en recevons maintenant qu'un petit
avant-goût. Nous pouvons déjà le déguster. Mais comme le
dit Saint Paul, un jour viendra où le voile nous sera
enlevé et où nous verrons face à face. Nous connaîtrons
comme nous somme connus. Ce ne sera plus le brouillard
de la brume de la Foi, mais ce sera une compénétration
et de Dieu et de nous.
Et un des résultats de cette approche, plutôt de cette
proximité toujours plus grande, toujours plus intime du
Christ, c'est de nous faire découvrir les imperfections
dont nous sommes encore souillés. Les moindres petites
taches apparaissent dans leur taille vraie qui est non
pas à notre mesure à nous, mais à la mesure de Dieu.
Elles prennent des proportions infinies. Et on n'est
plus à l'aise!
Notre coeur est, comme on dit, dans le fagot de la
componction. Il est toujours, de quel côté qu'il se
tourne, transpercé d'épines. C'est cela la componction.
Il n'ose plus bougé parce que il est blessé. Mais
pourtant, en même temps - c'est toujours le paradoxe, le
paradoxe de la vie avec Dieu - en même temps il est
rempli, il se sent rempli d'une énergie qui est capable
de lui faire soulever des montagnes. Plus rien ne
l'arrête, plus rien ne peut le faire recu1er.
Et pourquoi encore ? Parce que, disons dans ce fagot
qui l'entoure et qui l'enserre de tout côté, Dieu a
laissé une issue, une seule vers laquelle le coeur
contrit se glisse. Et cette issue, c'est toujours la
même, il n'y en a qu'une, c'est l'amour, cet amour qui
est Dieu. Et il s'y jette, il s'y jette, et il lui ouvre
un crédit sans limite, un crédit absolu.
Regardez un peu ! Je pense, pour moi, que lorsqu'un
homme a compris qu'on pouvait lui faire confiance, cet
homme la commence à venir au monde, ou il commence à
ressusciter, ou il commence à vivre. Or, Dieu n'attend
qu'une chose, c'est que nous lui faisions, nous, cette
confiance. Dieu existe pour nous dans la mesure ou nous
lui faisons crédit. Si nous nous méfions de lui, il
n'existe pas pour nous.
L'athéisme, ce n'est pas de dire : Dieu n'existe pas !
L'athéisme, c'est de ne pas croire en l'amour que Dieu a
pour nous, et en l'amour qui est Dieu. Si vous voulez
tuer quelqu'un, le détruire, ne lui faites plus
confiance ! C'est nier qu'il existe, et c'est la façon
la plus terrible de le tuer. Et il en est de même pour
Dieu. Dieu attend que nous lui ouvrions notre coeur.
Mais un coeur qui sait ce qu'il est, un coeur qui est
blessé, un coeur, oui, qui est dans ses épines, mais un
coeur qui croit que l'amour de Dieu est infiniment
au-delà de tout et qui se jette dans cet amour.
Et ainsi, mes frères, le cycle liturgique nous rappelle
que nous en sommes toujours là et que nous devons
toujours reprendre notre vie à partir de ce zéro relatif
que nous sommes. Mais l'unité et la continuité des
cycles liturgiques successifs, elle est assurée encore
et toujours par cette Personne du Christ. Comme le dit
encore l'Apôtre, le Christ qui est le même, hier,
aujourd'hui et pour les siècles.
Les cycles liturgiques ne sont rien d'autres que
l'apparition progressive de ce diamant qu'est le Christ
ressuscité et glorifié, le Christ éternel. Il était
avant la création, il en est le terme, il est
l'entre-deux. La liturgie s'efforce, mais avec une
patience qui est digne de Dieu ce n'est pas notre
patience à nous - de nous ouvrir le regard à
l'apparition de ce diamant. Je dis diamant, parce que
c'est l'image qui est utilisée dans le dernier livre de
nos Ecritures, l'Apocalypse, où on nous présente le
Christ comme un diamant qui resplendit de mille feux. Et
vraiment il est cela! Tout a été créé par lui et pour
lui !
Et nous ne devons pas avoir peur de laisser miroiter
sous nos regards, dès le début de l'année liturgique,
tout au cours d'elle, ces magnifiques images de
l'Apocalypse. Les Pères ne parlent jamais d'une seule
venue du Christ, mais toujours des deux. Il est venu
pour revenir, et il revient ! S'il nous a appelés dans
ce monastère, c'est à fin que nous autres, nous soyons
témoins et acteurs de son retour. Car c'est en nous
qu'il veut revivre son mystère, c'est en nous qu'il veut
d'abord revenir.
Un moine, un frère, qui est devenu, je ne dirais pas un
saint, laissons ce mot qui est, comme je le faisais
remarquer hier, un peu dévalué aujourd'hui, mais
quelqu'un qui transparaît ou qui transpire la vie
divine, mais c'est pour les autres hommes le Christ qui
est revenu. Et c'est cela que le Christ veut tenter pour
chacun d'entre-nous. Il n'a pas d'autres raisons de nous
appeler ici. Ce n'est pas pour nous tirer hors d'un
monde qui serait mauvais ?
Non, le monde n'est pas mauvais. Le monde est ce qu'il
est. Il est créé par Dieu pour être grand, pour être
splendide. C'est nous qui sommes mauvais. Tout le monde
est en nous. Mais il veut nous transformer, il veut que
nous devenions révélation, apparition de ce qu'il est.
Et chacun d'entre-nous peut devenir une pierre
précieuse, unique, le reflet du diamant qu'il est, LUI.
Voyez un peu ! Si toute la communauté était ainsi ? Ce
serait une couronne d'une valeur qu'on ne peut jauger,
qu'on ne peut mesurer. Si notre intention est d'aller
jusque là, ou plutôt de nous laisser faire jusque là, à
ce moment nous devenons déjà précieux, et pour Dieu, et
pour le Christ, et pour les hommes.
Oh ! Je sais que c'est une tâche qui dépasse infiniment
nos possibilités. Mais encore une fois, pourquoi ne pas
nous laisser prendre, saisir par cet amour et lui ouvrir
tout notre coeur. Rien que ce geste est déjà suffisant
pour que des premiers éclats se projettent à l'extérieur
de nous.
Mais nous ne devons pas, mes frères, pour revenir à ce
que je disais au début, nous ne devons pas opérer de
retour sur nous-mêmes. C'est-à-dire ne pas nous regarder
mais plutôt le regarder, Lui, cette Lumière qui est le
Christ et nous laisser transformer par Lui de clarté en
clarté pour devenir, devenir ce que lui est.
Il me semble que ce désir devrait habiter notre coeur,
malgré nos erreurs encore, malgré nos fautes, malgré
tout le contraire, le mauvais qui est encore en nous. Si
ce désir nous habite, le Christ aura raison de tout. Car
sa puissance est infiniment plus grande que nos
résistances à nous.
Mes frères, nous comprenons ainsi au début de cette
année qui est nouvelle et qui doit être pour nous une
année de renouveau. N'oublions pas que l'année de Saint
Benoît n'est pas encore terminée ; nous avons encore 4
mois presque avant d'arriver à son terme. Pensons-y !
Que nous puissions vivre une renaissance ! Etre ce que
le moine doit être : c’est à dire un homme liturgique,
un être liturgique, et surtout un chant à la beauté, la
beauté qui est Dieu, la beauté qui est le Christ, la
beauté qui est la création, en attendant le JOUR. Il est
proche où il est lointain ?
Mais pour nous qui sommes vivants et qui déjà percevons
le Christ, il est beaucoup plus proche que lointain, ce
jour où l’univers ne sera plus que lumière, et où Dieu
sera tout en tous.
Anniversaire de l’élection Abbatiale. 01.12.80
Mes frères,
Avant d'aller à l'église, je voudrais bien encore dire
ceci : c'est que c'est aujourd'hui, voici trois ans, que
vous m'avez choisi comme Abbé. Alors, je voudrais vous
remercier encore une fois, parce que il y a une
expérience dont j'ai beaucoup entendu parler au Chapitre
Général, mais que moi je n'ai pas faite, je ne sais donc
pas ce que c'est. Et c'est celle-ci :
C'est que quand quelqu'un est élu Abbé, il y a la
communauté d'un côté et il y a lui de l'autre. Ce sont
deux antagonistes qui essayent de voir comment se
prendre l'un l'autre pour voir qui aura le dessus ! Non,
non, ici ce n'est pas ainsi ! Il n'y en a pas deux ! Il
n'y a qu'une seule communauté.
Et voilà, je suis par la grâce de Dieu et votre
volonté, je suis ici pour être le porteparole ou
l'organe de l'Esprit. M'effacer, me perdre de plus en
plus possible dans le Christ, et en vous, de manière à
ce que nous formions une seule unité, un seul Corps
harmonieux, plein de confiance les uns pour les autres,
de façon à ce que tous nous puissions grandir, nous
épanouir et humainement, et spirituellement.
C'est pourquoi je vous remercie. Et ensemble nous allons
attaquer une quatrième année en attendant ce que Dieu
voudra.
Partage du Chapitre Général : Vocations ? 03.12.80
1. Défaut de communication.
Mes frères,
Le phénomène du manque de vocations ne doit pas être
isolé d'autres problèmes connexes, à savoir le défaut de
persévérance des jeunes et le vieillissement des
communautés. Comme vous l'imaginez facilement, les trois
questions se tiennent. Je vais essayer de vous présenter
une synthèse des échanges qui ont eu lieu dans trois
groupes informels différents. J'y mêlerai des
considérations personnelles sans nécessairement dire
qu'elles viennent de moi. J'ai tout de même en ce
domaine une petite expérience, et vous aussi,
d'ailleurs.
C'est là un problème crucial pour un grand nombre de
communautés, pratiquement pour toutes, même pour celles
qui sont encore très nombreuses maintenant aux
Etats-Unis. On sent que la difficulté se présente même
là-bas. D'autres questions ont été discutées dans ces
groupes informels. Mais au regard de celle-ci, elles
présentent un intérêt secondaire. Je les vois plutôt
comme des sortes de débats académiques.
Par exemple ceci : La place de l'apostolat actif dans
notre vie ? Ou, devons nous avoir un rayonnement
liturgique ? Quels sont les aspects positifs de notre
Ordre aujourd'hui ? Quel rapport entre style de vie et
vie contemplative ?
Cela, ça plane très haut ! C'est vrai, il est bon
d'aborder tout cela, mais quand au fait qu'il n'y a pas
de recrutement, que les communautés vieillissent et que
les jeunes ne restent pas, voyez, ça, ça paraît bien
éthéré.
J'ai constaté que c'était là un problème que l'on
n'aimait pas d'aborder. A mon avis, ça devrait faire
l'objet d'échanges et de discussions au niveau du
Chapitre Général lui-même. Un Abbé a tout de même eu
l'audace de le dire, c'était mon voisin de droite,
l'Abbé de Spencer, qui est pourtant à la tête d'une
communauté qui compte près de cent personnes.
Il a dit : Oui, le vieillissement des communautés ?
Dans dix ans beaucoup de communautés seront acculées à
des décisions douloureuses dans ce domaine. Pourquoi ne
pas, dès maintenant, regarder la situation en face ? Et
dès maintenant étudier les mesures à prendre en face de
ce qui va arriver ?
Il a dit cela en séance publique. Et il n'y a pas eu de
réactions ! A mon sens, c'était difficile qu'il y en
ait, car le problème est trop grave et on en a peur. On
espère qu'au dernier moment va surgir un miracle qui va
apporter une solution. Dans dix ans, dans beaucoup de
communautés - des communautés qui n'ont plus de
recrutement depuis 10, 15, 20 ans - il n'y aura plus que
des vieillards de 80 ans. Et alors, comment vivre ?
On a Fait cette petite remarque à propos d'une
communauté de moniales qui, elles, devaient déménager
parce qu'elles étaient de plus en plus enserrées par la
ville. C'est tout simple, pas de problèmes ! Il y a une
communauté de moines, moribonde, à quelques Km. Qu'elles
déménagent là, le monastère est assez grand.
Mais les moines, que va-t-on en faire alors ? Pas de
problèmes non plus. Non, on les met dans une petite
aile, dans un petit coin. Et il y a assez d'infirmières
dans cette grosse communauté de moniales, elles s'en
occuperont. On va dire : Oui, mais ça paraît un peu
drôle ! Mais dans quelques années le problème sera là.
Mais d'abord la rareté des vocations aujourd'hui. Je
vais citer les choses comme ça, comme elles se
présentent dans le rapport. Je faisais partie de ce
groupe informel. Je vois ici le résumé. Je prends cela
au hasard comme cela a été résumé ici.
Certains y voient un problème de communication.
C'est que la vie monastique contemplative comme telle,
en elle-même, elle doit conduire l'homme à la perfection
de sa nature humaine et divine. C'est à dire que l'homme
a une vocation, qui est de devenir un Fils de Dieu. Tous
les hommes sans exceptions sont appelés à cela.
Mais lorsque l'homme est devenu un Fils de Dieu, il est
arrivé au sommet de toutes ses potentialités humaines et
en même temps il possède une puissance divine. Il ne
peut donc rêver rien de plus achevé, rien de plus beau,
rien de plus élevé. Or, tous les hommes sans le savoir
tendent instinctivement vers cet épanouissement total de
leur être.
La vie monastique contemplative est orientée
spécifiquement vers ce but. Les Anciens disaient : elle
est quaedam praelibatio vitae eternae. Elle est
une certaine prédégustation de ce qui sera notre vie
pour l'éternité.
Mais le problème de communication est ceci : Lorsque
des jeunes viennent dans notre monastère et qu'ils nous
voient, est-ce que nous leur présentons l'image d'hommes
qui sont achevés, d'hommes qui sont adultes, qui sont
heureux, qui sont complets ? D'hommes avec lesquels on
peut parler, échanger ? D'hommes qui sont bien dans leur
peau ? D'hommes qui sont en même temps surnaturels ?
D'hommes qui dans leurs paroles ne laissent percer ni
amertume, ni aigreur, ni désenchantement parce qu'ils ne
connaissent pas le désenchantement, ils ne connaissent
pas l'amertume, et ils ne connaissent pas l'aigreur.
Ils sont habités par l'amour. Ils savent comprendre les
autres, ils savent les rassurés, ils savent les
sécuriser. Ils ne disent pas du mal ni du monde, ni de
leurs frères, ni d'eux-mêmes. Non, ce sont des hommes
avec lesquels on peut converser, des hommes qu'on peut
regarder. Le problème de communication est ceci :
donnons-nous de la vie monastique contemplative une
image attirante, et aux jeunes et aux moins jeunes ? Ou
bien une image repoussante ?
Lorsqu'ils viennent dans un monastère, vont-ils se dire :
oh là là, si c'est pour devenir comme ces types là, au
revoir. Voilà le premier problème !
Or maintenant, ça vaut pour toutes les communautés.
Comment laissons-nous percer ce que nous sommes ? Si la
vie monastique a fait de nous des hommes achevés ou bien
des hommes rabougris ? On ne le voit pas nécessairement
par nos paroles, puisque nous ne parlons pas. On le
verra à notre manière de marcher, notre façon de nous
tenir, notre façon de saluer, notre façon de sourire,
notre façon de regarder. Car il y en a qui ne vous salue
jamais, il y en a qui ne vous regarde jamais, ou bien
qui vous regarde de travers. Mais NON !
Or faisons bien attention ! Lorsque les gens du monde
viennent dans notre monastère, eux nous regardent. Je ne
veux pas dire que ils nous espionnent, mais ils nous
observent. Et ils portent un jugement - non pas sur nous
personnellement car ils ne nous connaissent pas - mais
ils portent un jugement sur notre genre de vie. C'est
une vie qui épanouit les hommes ou qui les atrophie.
Voyez le problème de communication !
Qu’est-ce que nous sommes ? Est-ce que nous donnons une
image vraie de la vie monastique contemplative ? Elle
est telle. Elle doit faire des hommes parfaits, heureux
au plan humain. Est-ce que nous donnons cette image à
ceux qui nous regardent, à ceux qui nous rencontrent ?
Voilà mes frères, il est déjà temps d'aller à l'église.
Mais posons-nous un peu la question maintenant chacun de
nous personnellement ! Je pense que ça vaut la peine !
Il ne vient pas beaucoup de monde ici, ce n'est pas la
grande affluence de certains monastères, mais il vient
tout de même des gens. Et il en vient même qui pensent à
la vie monastique. J'en connais. Ils font un peu comme
ça, ils ont bien le temps, ils font un peu de
prospection.
Pensons toujours à l'influence de notre comportement,
que notre comportement peut avoir sur d'autres qui sont,
eux, appelés par Dieu à la vie monastique et qui
peut-être alors par l'image qu'ils peuvent en recevoir,
refuseraient l'appel de Dieu. Et ça, c'est tragique,
c'est grave, et pour Dieu, et pour la personne, et pour
nous. Et quand je dis nous, ce n'est pas seulement
RocheFort, mais l'Ordre monastique.
Voilà mes frères une des premières constatations qui a
été faite. Je vous la livre ainsi. Et je pense que et
moi, et chacun, nous allons un peu nous interroger
là-dessus. Naturellement, il ne s’agit pas de faire du
théâtre, de dire : eh bien maintenant ça va, je vais me
composer un personnage et je m'en vais le jouer : ça ne
va pas durer longtemps !
Non, il faut que nous soyons vrais, que nous soyons
tels que les gens du monde nous envient. Qu’ils disent :
ils ont tout de même de la chance ceux-là - non pas
d'être à l'abri loin des soucis, parce qu'on en a et de
fameux ! - mais ils nous envient, ils envient notre
épanouissement et notre bonheur. Il faut que notre être
soit rayonnant. Voilà mes frères, demandons à Dieu cette
grâce et efforçons-nous au jour le jour de la faire
grandir en nous.
Partage du Chapitre Général : Vocations ? 04.12.80
2. Scandale de la croix.
Mes frères,
Revenons-en à notre problème de la raréfaction des
vocations. Les écrivains cisterciens - les premiers du
moins, aujourd'hui, je ne sais pas si c'est ainsi - ils
avaient l'habitude de se référer à un texte scripturaire
que je vais rapidement citer en latin pour ceux qui le
connaissent : justus in principio sermonis acussator
est sui (d'après la Vulgate). Cela veut dire que
le juste quand il commence à prendre la parole, il se
pose d'abord lui-même en accusé. C'est ainsi que hier
nous nous sommes demandés si une des causes du manque de
vocations aujourd'hui ne serait pas un défaut de
communication ?
C'est à dire, est-ce que nous présentons la vie
monastique contemplative sous un jour attrayant ?
Sommes-nous aux regards de ceux qui nous rencontrent des
hommes achevés, des hommes heureux, épanouis, qu'on
envie et qu'on voudrait imiter ? Ou bien, faisons-nous
plutôt l'effet de repoussoir ?
Maintenant, passons de l'autre côté. Les Abbés se sont
demandés s'il n'y avait pas encore un autre problème ?
C'est celui-ci : c'est que la société d'aujourd'hui,
elle ne prépare plus les jeunes à comprendre la beauté,
la possibilité et la nécessité d'une croissance
spirituelle à base de renoncement. Pour nous, c'est
quelque chose qui va de soi. Nous devons aller à Dieu.
Mais pour recevoir Dieu en nous, nous devons lui faire
place. Nous devons renoncer à notre égoïsme. Nous devons
même le nécroser, le mettre à mort.
Mais pour les jeunes dans le monde d'aujourd'hui, ce
n'est pas tout à fait ainsi que les choses se
présentent. Je pense qu'à notre époque nous vivons avec
une acuité accrue le scandale de la croix. On préfère ne
pas aborder cette question. Tout ce qui va contre la
spontanéité du jeune est considéré, est vécu, est senti
comme une brimade, comme un empêchement d'être soi ; ça
va contre sa liberté, ça l'empêche de se développer, de
s'épanouir. Et ça commence très tôt !
Il faut dire que l'éducation aujourd'hui s'y prête plus
que jamais peut-être ? Elle est fondée sur la
compétition. Et ça commence à l'école, ça se poursuit
dès qu'on commence à s'affirmer, c'est répandu dans
toute la société. C'est ce que nous appellerons la
concurrence. Il est vrai que cela existait déjà
auparavant, c'est certain ! Mais pas avec l'acuité
d'aujourd’hui.
Les jeunes entre eux s'entendent très bien, mais ils se
soumettent bien vite à un chef de bande. Il y a comme un
besoin de se référer à un modèle type, de l'imiter. Ce
modèle pèse alors sur le groupe et le groupe va nourrir
à l'intérieur de lui-même des forces de violence qui
vont devoir un jour éclater. Soit faire éclater le
groupe, soit se déclencher vers l'extérieur contre des
objets.
C'est ainsi que vous aurez aujourd'hui ces actes de
vandalisme gratuits. La nuit on va démolir des voitures,
briser des vitres, faire des bosses dans les
carrosseries, enfin, on en voit de toutes sortes. Il
faut entendre un peu parler les gens des villes pour le
savoir. Voyez, tout ce qui est ordre est considéré comme
négatif. Il est vrai que notre société est peut-être
trop structurée aujourd'hui ?
Je me souviens, pour ne pas parler du vieux temps, mais
lorsque nous étions jeunes, on avait l'occasion de
laisser aller ses instincts un peu anarchiques du jeune,
parce que on pouvait se permettre beaucoup de choses
dans les campagnes du moins, mais aussi dans les villes.
Mais aujourd'hui on aurait tout de suite la police à ses
trousses. Vous voyez, on ne peut plus bouger. Or, entrer
dans un monastère quand on a vécu dans une ambiance
pareille, eh bien on la retrouve et on n'en veut pas. On
n'est plus éduqué aujourd'hui à un épanouissement à base
de renoncement.
Et puis alors, il y a la concurrence dans les affaires,
où là c'est quelque chose aujourd'hui de terrible. C'est
la lutte pour la vie, mais une lutte féroce. Et encore
au-dessus aujourd'hui, c'est la lutte des classes. Cette
lutte des classes a existé depuis longtemps. Mais
aujourd'hui, qu'est-ce que ça ne représente pas ?
Voilà, un exemple tout chaud d'aujourd'hui, de
maintenant : On a réuni la semaine dernière la
Conférence Nationale du Travail. Cela veut dire que dans
toute l’Europe Occidentale la situation économique et
sociale devient de plus en plus difficile. On va vers
une vraie catastrophe. Donc, partout, il faut prendre
des mesures, des mesures d'austérité. Chacun doit faire
des sacrifices, chacun doit y mettre du sien. Chacun
doit aussi renoncer à gagner plus, à travailler moins !
Il faut donc une discipline. Cela serait partout.
Mais voyons dans notre pays maintenant (mais c'est la
même chose à l'extérieur, exactement la même chose).
Cette conférence s'est réunie. Tout le monde est
d'accord: il faut raire des sacrifices. Sur le principe,
on est d'accord. Mais une fois qu'il faut passer à la
pratique, alors ça ne va plus. C'est non, non, non, non
! Pourquoi ?
Mais parce que on se méfie les uns des autres. On veut
bien faire des sacrifices, mais on regarde dans
l'assiette du voisin pour voir si lui aussi fait le
sacrifice. Et on va dire : oui, mais lui n'en fait pas !
Et c'est surtout le réflexe des salariés. Pourquoi ?
Mais parce que les salariés sont sous la coupe des
autres. Un salarié est toujours contrôlé, lui ! On sait
très bien ce qu'il gagne, c'est déclaré ! On peut très
bien lui modérer ses salaires.
Mais alors l'indépendant ? Et surtout le capitaliste,
le gros comme on dit ? Lui, il peut faire ce qu'il veut.
C'est lui qui doit consentir les gros sacrifices. Mais
les petits, eux ? Vous voyez ! Voilà ! On vient de
découvrir, ou du moins de dénoncer - on enquête
maintenant - une affaire de fraude fiscale d'une dizaine
de milliards. Dix milliards d'un coup fraudés
fiscalement par une société, une société d'alimentation.
Mais tout ça se sait ! Alors on dit : mais voilà,
pourquoi est-ce les petits ouvriers qui doivent faire
des sacrifices ? Dix milliards de fraudés. Allez là-bas
chercher de l'argent ! Voyez la lutte des classes qui
est là !
Eh bien, les jeunes sont éduqués la dedans, dans cette
atmosphère. Ils la voient partout, ils la respirent. Ils
en entendent parler, on en discute. Alors ils ne sont
pas du tout préparés à comprendre la nécessité et la
possibilité d'une vie qui est à base de renoncement, la
nôtre. Et une vie, alors, qui est belle ! Mais ils ne
verront pas la beauté d'une telle vie. Allez un peu le
contrôler ?
Voilà mes frères, nous allons en rester là pour
aujourd'hui. Je continuerai la fois prochaine avec ce
petit chapitre. Car il y a encore un autre défaut de
l'éducation aujourd'hui, de la société je veux dire,
c'est qu'elle est basée sur le profit.
Récollection du mois de décembre. 06.12.80
Nous arracher à la vanité.
Mes frères,
La récurrence annuelle du cycle liturgique est porteuse
d'un message sur lequel je vous propose de vous arrêter
quelques instants ce soir. Cette récurrence nous clame
que tout dans le monde et en nous n'est que vanité,
illusion, mirage. Rappelez-vous les réflexions
désabusées de l'Ecclésiaste sur le retour continuel et
vain des mêmes choses. Et pourtant la création est
belle. Chacun de ses éléments est comme une étincelle
jaillie des profondeurs du divin qui est amour. Et nous
sommes accordés à cet univers.
Et cependant, en dépit de cette beauté, notre coeur
demeure insatisfait. Il désire en percer le secret,
parvenir jusqu'à la source, s'y plonger, devenir avec
Dieu un seul esprit. C'est cette tension vers l'avant
qui pousse des hommes dans le désert, toujours plus loin
à l'intérieur du rien. Contempler le visage du Christ,
rencontrer les yeux qui sont lumière et vie, connaître
le Véritable, partager la nature de Dieu et travailler
avec lui à la transfiguration du monde. Voilà pourquoi
nous sommes ici ! Le monde, alors, ne serait plus un
piège, mais il serait transparence limpide du mystère
qu'il dissimule et qui n'est autre que ce Dieu un
et trine qui nous fascine.
Mes frères, cette tension vers un avant qui tout à la
fois semble reculer devant nous et être de plus en plus
proche, cette tension de tout notre être, elle confère
au moine que nous essayons d'être un apanage, un
privilège, celui de la jeunesse. Jeunesse ? Pourquoi ?
Le moine est jeune parce que il croit, parce que il fait
confiance, parce que son regard est pur.
Il croit en Dieu qui l'appelle, en Dieu qui peut
réaliser en lui et pour lui tout ce qu'il a promis. Il
fait confiance en l'homme, l'homme qu'il est lui-même,
l'homme qu'il rencontre dans ses Frères, dans tout être
humain qui s'approche de lui. Et son regard est pur
parce que il est éclairé par l'amour.
Mes frères, ceci ne nous est pas naturel. Nous ne le
savons que trop. Nous sommes comme tous nos frères en
humanité d'abord des introvertis, des êtres noués sur
eux-mêmes. Et les relents de notre condition première ne
cessent pas d'assaillir notre coeur qui est le terrain
d'une lutte implacable, mais dont nous sortirons
vainqueur grâce à celui qui nous a aimés.
Cette jeunesse, cette innocence à conquérir et à
accueillir, elles nous sont présentées dans la Fête de
l'Immaculée Conception et dans celle de Noël. Dans ces
solennités nous voyons que le terme de notre vie, cette
jeunesse qui est la propre jeunesse de Dieu, ce terme de
notre vie, il nous est offert dès le début. L'Immaculée
Conception, Noël, sont au début de ce cycle liturgique
qui se reproduit chaque année. Et pourtant, ils sont au
terme.
Mes frères, cela nous impose un devoir : nous arracher
à la vanité que le péché fait régner dans le monde, afin
de goûter à cette liberté à laquelle toute la création
aspire. Etre libre pour la création toute entière qui
gémit dans l'attente de la révélation des Fils de Dieu.
N'est-ce pas cela que vient de nous rappeler Saint
Augustin ?
Toute la trame de notre vie, toute sa toile, tout le
filigrane, tout n'est qu'attente de cette révélation du
Christ en nous. Mais notre conscience en sera, elle,
d'abord le témoin. Car celui qui est christifié, il est
le premier à le savoir. Quoique chez lui surtout, la
tentation, le péché va lancer ses assauts les plus durs
qui sont les derniers.
Mes frères, à l'occasion de notre récollection,
rappelons-nous que Dieu et les hommes attendent quelque
chose de nous. Dieu attend notre fidélité : que nous ne
cédions pas au découragement, que nous ne cédions pas
devant la longueur de cette attente. Cette longueur est
réelle, mais au regard de ce que nous allons recevoir,
elle sera si petite et si courte. Et puis les hommes,
eux, attendent aussi quelque chose de nous : ils
attendent que dans leurs ténèbres nous soyons, pour eux,
présence d'une espérance.
Une journée avec Monseigneur Mathen. 08.12.80*
Allocution de Dom Hubert après le dîner.
Excellence,
En mon nom personnel et au nom de tous mes frères je
voudrais vous dire notre gratitude et la joie qui emplit
notre coeur. Vous nous rendez visite, vous passez une
journée parmi nous en tant qu'Evêque de Namur. Il me
semble voir dans cet événement une minute historique
pour notre communauté, car vous renouez avec une
tradition qui tire son origine de l'institution
monastique elle-même.
Tout au début, nous découvrons trois noms : Antoine, le
Père des anachorètes et de tous les moines ; Pacôme, le
Père de tous les cénobites ; Athanase, le Pape
d'Alexandrie. Athanase, le chef spirituel de tous les
moines d'Egypte, lui qui avait versé l'eau sur les mains
d'Antoine, lui qui remontait le Nil jusqu'à Tabennes
afin de rendre visite à Pacôme et à ses monastères.
Athanase, le défenseur forcené de l'orthodoxie, qui
cherchait appui sur les cohortes de moines qui
peuplaient l'arrière pays jusqu'en Haute Thébaïde.
Athanase, qui a séjourné quelques temps non loin d'ici à
Trêves, et qui de là a semé les premiers germes de la
vie monastique dans nos régions. Athanase, qui avait
écrit la vie de cet Antoine pour lequel il nourrissait
une telle vénération.
Je pourrais descendre le fil de l'histoire. Mais je me
contenterais de rappeler Saint Benoît et Germain, Evêque
de Capoue, et les premiers cisterciens qui ont réussi
dans leur entreprise grâce au soutien généreux de leurs
Evêques.
Et aujourd'hui, Excellence, vous nous apportez la
bénédiction de votre présence. Un pont s'établit entre
votre personne et cet Athanase qui, un des tous
premiers, a rendu visite à des moines, un des tous
premiers qui les ait connus, qui les ait estimés,
respectés, aidés.
Vous êtes ici dans une Maison de Dieu, Domus Dei,
comme dit Saint Benoît. Ici, on obéit à des lois qui ne
sont pas les lois du monde : ce sont les lois du Royaume
basées sur le renoncement à soi et l'amour. Ici, on est
livré au désir de voir Dieu, de contempler le visage du
Christ, de se baigner dans la lumière de ce visage afin
de devenir avec le Christ un seul esprit. Dans cette
maison, on se livre à un combat implacable contre les
forces dissolvantes et dispersantes de l'égoïsme. Dans
cette maison s'abritent des hommes qui ont voué une
fidélité indéfectible à l'Eglise.
Excellence, vous qui êtes un successeur des Apôtres,
vous qui êtes pour nous sur cette terre Namur-Luxembourg
le Christ lui-même, vous êtes ici chez vous, et vous le
serez toujours.
La tâche de Pasteur n'est pas facile. Nous le savons
déjà par Athanase. Elle n'est pas plus aisée
aujourd'hui, plus malaisée peut-être encore dans ce
monde en désarroi ? Je n'ai pas de conseils à vous
donner. Permettez-moi une simple suggestion :
De temps en temps, si possible chaque jour, pensez à
votre monastère de Saint Remy. Il y a ici pour
vous-mêmes, pour vos collaborateurs, pour tous ceux qui
vous sont confiés, un foyer de lumière et une réserve de
forces. N'ayez pas peur d'y recourir ! N'ayez pas peur
d'y puiser, elles sont à votre disposition.
Nous sommes dans l'année jubilaire de Saint Benoît.
Nous venons de célébrer le 750° anniversaire de notre
Abbaye, consacrée dès le premier instant à Marie la Mère
de Dieu dont nous célébrons aujourd'hui la Conception
Immaculée. Ouvrons donc bien larges les portes de notre
coeur à la confiance.
Et maintenant surtout, n'oublions pas de remercier Dieu
pour les grâces qu'Il nous fait. Remercions-le pour
cette journée, pour cette rencontre, pour ce repas qui
nous a réunis dans l'amour et l'espérance.
Fête de l’Immaculée Conception de la Vierge.
08.12.80
Homélie de Monseigneur Mathen.
Bien chers frères et amis en Jésus-Christ,
Cette scène de l'Annonciation que nous venons
d'entendre (Lc 1, 26-38) nous révèle l'intention
constante de Marie : reconnaître les appels du Seigneur
et adhérer à ses desseins du plus profond de son coeur.
C'est l'Archange Gabriel, un des plus grands dans la
mystérieuse hiérarchie des purs esprits, qui est envoyé
par Dieu à cette jeune fille vierge de la Maison de
David. Elle s'appelle Marie, un nom d'origine égyptienne
peut-être, qui signifie : la chérie.
Dieu l'a formée dès le sein de sa mère pour cette
mission, voulue de Dieu de toute éternité, que l'ange
vient lui annoncer. Une préparation exceptionnelle
absolument unique : pour la première fois depuis la
chute dramatique du jardin d'Eden, une créature humaine
a été conçue et mise au monde sans aucune des séquelles
de la déchéance originelle.
Préservée de la maladie congénitale de l'espèce
humaine, elle est vraiment indemne de toute tendance
désordonnée : tendance à sa propre grandeur, au plaisir
des sens, à la possession des biens terrestres. Intègre
parfaitement dans toutes ses facultés, immaculée, pétrie
de l'Esprit Saint, c'est à dire de cet amour qui unit le
Père et le Fils dans une éternelle étreinte.
Quel mystère de rectitude dans le jugement de
fraîcheur, dans la sensibilité de liberté, dans la
volonté toute tournée vers le seul bien qui puisse la
comblé : le Seigneur et sa volonté. Quel mystère aussi
de pur amour, car être investi de l'Esprit d'amour en
toutes les fibres de son être dès le premier instant de
son existence, c'est autre chose que d'être purifié
après coup, progressivement, des égoïsmes qui font
obstacle au véritable amour.
Depuis sa naissance, cet enfant ne vit que pour plaire
à son Créateur. Elle le voit, elle l'admire, elle le
loue dans sesœuvres. Elle reconnaît sa volonté dans la
Loi qu'il a donné à son Peuple. Avec tous les siens elle
le loue et le supplie en chantant les Psaumes et les
Cantiques inspirés par Dieu à son ancêtre David et à
d'autres poètes.
Elle n'a pas de joie plus profonde que celle de faire
la volonté du Seigneur et d'être aimée de lui. Elle veut
tellement réserver à Dieu toute la richesse de son coeur
et le mystère de son être, qu'elle a décidé de rester
vierge et d'être consacrée à Dieu pour lui appartenir
totalement, le servir et lui plaire.
Mais que dira-t-elle à cet ange qui lui parle
d'enfantement ? Comme elle n'est pas une écervelée ou
une ambitieuse qui ne penserait qu'à la gloire de la
mission proposée, elle va d'abord demander des
éclaircissements. Non pas qu'elle doute de Dieu, mais
parce qu'elle veut être parfaitement au fait de ce que
Dieu attend d'elle et certaine de n'aller en rien contre
sa volonté.
Et quand elle est sûre que la demande vient de Dieu, sa
réponse alors ne connaît aucune hésitation : Voici la
servante du Seigneur. Sa parole est donnée. Elle
est adhésion de tout son être à ce que Dieu lui demande
et elle ne se sera jamais reprise. C'est le mot de la
totale confiance en Dieu. C'est ainsi qu'elle comble
l'attente du Seigneur. Et elle la comblera non seulement
à cet instant, mais à tous les instants de sa vie
terrestre et de sa gloire céleste.
Marie est vraiment celle qui toujours, et sans la
moindre défaillance fera pleinement confiance à Dieu et
dira toujours oui à ce qu'il demandera. Elle est celle,
dira Jean-Paul II à Notre Dame de Paris le 30 mai 1980,
qui parmi toutes les créatures humaines a donné la
réponse parfaite à cette question : aimes-tu ?
m'aimes-tu ? m'aimes-tu davantage ? Sa vie entière fut
en effet une réponse parfaite, sans aucune erreur, à
cette question.
Ce sont tous les épisodes de son existence qui pourrait
être repris afin d'y souligner cet acquiescement de
Marie à ce que Dieu lui demande. Sans doute, elle ne
comprend pas toujours parfaitement - N'a-t-elle pas au
départ une vue détaillée de la mission de son Fils ?
Peut-être ne soupçonne-t-elle pas à quel point elle sera
étroitement associée à sa mission rédemptrice ? Mais
elle sera la servante du Seigneur sans nécessairement
s'en rendre compte pleinement sans un oui mais, mais
dans un oui continuel qui procède de l'Esprit d'amour
dont elle est pénétrée.
Et ce oui, c'est le oui de la fidélité, de la
continuité. C'est le oui de l'accueil qui est fait
d'amour, de souplesse et de chaleur humaine. Et c'est
surtout le oui qui a permis au Fils de Dieu de se
manifester en notre chair. Et c'est en endossant ce oui
chacun pour soi, que nous permettons à Jésus-Christ qui
nous habite de manifester en nous sa vie de ressuscité.
Faut-il le dire, c'est la qualité de notre vie en Marie
qui donnera à notre vie son expression de Dieu en nous.
Et si Marie est la servante du Seigneur, de son Fils
Jésus-Christ, elle l'est toujours et encore aujourd'hui
et spécialement dans la présence eucharistique de son
Fils Jésus.
Elle est jusqu'à la fin des temps la servante du
Seigneur, la servante de son Fils Jésus Christ qui est
venu rassemblé tous les enfants de Dieu dispersés pour
une parfaite et éternelle eucharistie. Après la
résurrection et la Pentecôte, elle participe à
l'Eucharistie avec la jeune Eglise. Et depuis, elle est
la mère de l'Eglise, de l'Eglise dont l'acte essentiel
est la célébration eucharistique. Et comme telle, elle a
précisément mission de coopérer avec le Christ le bon
Pasteur au rassemblement de tous en un seul peuple
sacerdotal, en un temple vivant pour une eucharistie qui
prélude à celle de la Cité céleste de la Nouvelle
Jérusalem.
Et en cela, elle est Mère de l'espérance, de cette
espérance qui nous tient à coeur, car elle est la souche
de cette restauration qui doit s'étendre à tout
l'univers. Porteuse en sa maternité de cette nouvelle
genèse de l'homme, elle participe au déploiement de la
grâce dans le temps pour toujours.
Aussi avons-nous, et spécialement en ce temps d'Avent,
à vivre cette espérance. Ce que le oui de Marie a
accompli totalement à l’instant où il fut prononcé, il
nous faut à nous aussi, à travers nos chutes et nos
relèvements, ce long temps de la patience de Dieu pour
l'accomplir et le mener à bon terme. Au oui de Marie ne
peut que répondre et se renouveler le nôtre, qui est
aussi là où nous sommes un Fiat, pour qu'il devienne un
MagniFicat.
Ainsi nous sommes invités, et aujourd'hui en cette Fête de
l'Immaculée Conception avec Marie, à rendre grâce au
Seigneur.
Partage du Chapitre Général : Vocations ? 09.12.80
3. Une société de profit.
Mes frères,
Nous allons continuer avec quelques Abbés du Chapitre
Général à réfléchir sur le phénomène de la rareté des
vocations aujourd'hui. C'est un problème qui est
sérieux, et nous ne devons pas craindre de le regarder
en face et de nous interroger nous-mêmes, et voir quelle
part éventuelle de responsabilité nous portons dans le
fait que les vocations se déclarent au compte-gouttes,
non seulement ici, mais aussi un peu partout dans
l'Ordre.
Nous avons vu que la société d'aujourd'hui ne
favorisait pas le développement, la croissance
spirituelle et humaine des jeunes sur une base de
renoncement. On n'en voit pas la nécessité, on n'en voit
pas la beauté, on n'en voit plus la possibilité. Notre
société imprime sa marque sur le psychisme des jeunes.
Et cette société, nous l'avons vu la dernière fois, elle
se construit sur la compétition, sur des rapports de
force. Elle est aussi dirigée vers le profit, un profit
immédiat et facile.
Si bien que le monde dans lequel nous vivons
aujourd'hui est un monde sans pitié. Il est dur. Il ne
connaît que le doit et l'avoir, le donné pour recevoir.
Le sens du gratuit se perd. Naturellement il existe
encore des mouvements qui essayent d'aller à
contre-courant. Ces mouvements rencontrent du succès
parmi certains jeunes, pas tous !
Nous avons ainsi une société, une vie sociale qui,
entre autre pour donner un exemple au plan ici des
relations quasi cosmiques, du moins à notre échelle
planétaire plutôt que cosmique : c'est la lutte entre
les pays pour le contrôle des sources d'énergies, le
contrôle des matières premières, le contrôle des
marchés.
Voilà, tout récent, c'est en train de se faire
maintenant : les grandes sociétés de construction
automobile VW – RENAULT et DATSUN vont s'unir pour
construire un même moteur. Voyez ! Grâce à cela, elles
vont étendre leur emprise alors davantage partout. Elles
se faisaient concurrence jusqu'ici ! Maintenant, elles
s'unissent ! Cela va devenir un géant à côté d'autres
géants qui vont continuer, eux, à lutter et à
s'affronter.
Nous avons eu ce phénomène dans notre pays entre
brasseries. De suite après la guerre, il y en avait
encore au moins 2.000 en Belgique. Maintenant, est-ce
qu'il en reste encore 150 ? Les accisiens, pour leur
donner du travail, ce sont les mêmes qui viennent ici et
qui vont à Chimay, ils n'ont plus de brasseries. Il faut
leur en trouver.
C'est cela la lutte pour les marchés ! Et ça devient
sans c œur ! Mais les hommes qui sont là-dedans, eux
aussi deviennent durs et sans coeur. Et lorsqu'on a
réalisé un profit, on s'arrange pour le partager entre
soi. On partage les bénéfices de l'affaire, on en
partage les avantages. On a partagé aussi les risques,
c'est ça la lutte, mais après on partage le butin. Nous
l'avons chanté aujourd'hui aux Vêpres dans le Psaume 67
: Pourquoi restez-vous là à dormir derrière vos enclos
quand on partage le butin ?
Et il se constitue ainsi des sociétés fermées. Au plan
international, nous avons ce qu'on appelle le Club des
Riches, des pays riches. Et nous en faisons partie !
Voila un petit exemple : un ouvrier de l'Abbaye gagne en
deux jours plus que des populations entières de pays
sous-développés gagnent en un an. Voila la différence,
le club des pays riches ! Alors ils défendent leur peau
et leurs privilèges. J'ai fait allusion il y a quelques
temps à la Conférence Nationale du Travail.
Alors vous avez, à l’intérieur d'un pays, des petites
sociétés fermées qui sont presque étanches ; pas
possible de passer de l'une à l'autre : le monde du
travail - le capital - les ouvriers - les employeurs -
et entre les classes moyennes. Mais tous n'ont qu'un
objectif, c'est gagner beaucoup d'argent parce que
l'argent donne le prestige, l'argent donne l'autorité,
l'argent donne le pouvoir, et surtout l'argent donne le
plaisir.
Et voilà notre société d'aujourd'hui ! Elle est comme
ça. Il ne faut pas avoir peur de la regarder en face.
Monseigneur Massaut , dans son discours d'ouverture de
l'année académique à Louvain, cette année ci - nous
l'avons entendu au réfectoire - il y a fait allusion
ouvertement. Il a dit : le rôle de l'Université
aujourd'hui, ce n'est pas d'injecter dans la société
chaque année une ration de petits bourgeois qui vont
alors avoir en main déjà tous les instruments qui leur
permettront d'attirer à eux tous les plaisirs, toutes
les jouissances. Puisqu'ils auront la clef du savoir, la
clef de la science, ils auront accès là où d'autres
moins doués, ou moins fortunés n'ont pas la possibilité
de monter.
Cela ne peut pas être cela l'université ! Au contraire,
elle doit mettre à la disposition des hommes, elle doit
mettre des frères qui veulent apporter quelque chose à
d'autres frères et non pas profiter de leur situation de
force pour exploiter. Voilà le rôle de l'université, un
des rôles de l'université d'aujourd'hui : c'est aller à
contre courant de ce que la société nous offre.
Cette société axée sur le profit, elle engendre deux
filles: la première de ces filles, c'est la
permissivité. La société devient de plus en plus
permissive. C'est à dire que je fais tout ce qu'il me
plaît. Tout m'est permis ! Il n'y a plus de droit, il
n'y a plus d'ordre, il n'y a plus de légalité, il n'y a
plus de morale ! Non, je fais ce qui me procure du
plaisir.
Cela de plus en plus chez les jeunes aujourd'hui, et
aussi chez les parents. Les parents, qui sont acculés à
laisser faire ! J'ai connu un drame, je le connais
maintenant, ce n'est pas encore terminé.
Des parents voient arriver chez eux la Brigade Spéciale
de Recherche. La police spéciale. Les parents ? Dans la
chambre du garçon qui vient d'avoir 15 ans, qu'est-ce
qu'on découvre ? De la drogue d'abord et puis une arme
volée à la police !!! Et voilà les parents, ça leur
tombe comme ça !!! Plus question pour un gosse - ça ne
l'intéresse pas - d'aller à l'école. On va s'amuser avec
les copains. Et alors voilà, on a déjà une arme, et ça
n'a que quinze ans et c'est déjà adonné à la drogue. Et
les pauvres parents sont là.
Et alors les amis et etc culpabilisent les parents :
c'est de votre faute ! C'est ceci et cela ! Les parents
perdent la tête. Et alors l'enfant, que faire ? Le juge
de la jeunesse, les assistants sociaux arrivent, des
examens de toutes les sortes, psychologique, etc.
Essayer de le récupérer ! Et le pauvre gosse là dedans
perd la tête de plus en plus. Voyez, c'est cela la
société permissive d'aujourd'hui qui détraque tout le
monde.
Et puis alors, la seconde fille de cette société qui
vise le profit, c'est la violence, la violence qui est à
base d'appropriation. Je veux avoir. C'est ce qu'on
appelle aujourd'hui en termes de psychologie ou
d'anthropologie la querelle des doubles. C'est à dire
que je veux être comme l'autre, je veux avoir autant que
l'autre. Ou bien le contraire : il ne faut pas que
l'autre ait ce que moi j'ai. Je dois être différent de
l'autre.
Alors vous avez les affrontements, vous avez les
querelles, vous avez les guerres entre hommes, entre
groupes sociaux, entre pays, des conflits larvés ou bien
explosifs. C'est cela la violence ! Et c'est de plus en
plus aujourd'hui !
J'ai appris par hasard aujourd'hui encore, comme ça,
quelqu'un de l'extérieur qui avait écouté la radio. On
vient d'annoncer : on vient encore d'abattre quelqu'un
qui sort de sa maison. Il ouvre la porte, il sort sur le
trottoir...abattu. Voilà, on n'ose plus sortir de chez
soi. C'est cela le climat !
Dans certains pays, comme dans la petite République de
San Salvador, on compte qu'il y a une centaine de gens
abattus tous les jours !!! Abattus comme cela par des
groupes d'extrême-gauche et d'extrême-droite qui se
combattent sans arrêt. Et alors le pauvre populo qui est
entre les deux ? Il se fait une fois tuer par un et une
fois tuer par l'autre. Vous voyez, c'est cela ! Mais on
a peur que ça n'arrive ici. Vous l'avez en Italie. C'est
très fort en Italie déjà, en Allemagne.
Eh bien voilà, ça, c'est la société d'aujourd'hui ! Et
alors nous avons les jeunes, qui eux grandissent là
dedans. On leur montre ça à la TV. Il y a des journaux à
sensation avec des grandes lettres de 7 à 8 cm de
hauteur, en première page, pour annoncer tout cela !
Alors ils voient cela, ils l'entendent. Ils deviennent
ce que nous étions, nous, pendant la guerre. Ils
deviennent blindés à tout cela, ils le font eux-mêmes.
Pour eux, ça devient monnaie courante.
Alors tout cela est à l'extrême opposé, c'est le
contraire de ce qui est demandé dans une vie monastique.
Cela, vous le comprenez bien. La vie monastique qui,
elle, commence par un seul mot qui est renoncer.
Saint Benoît le dit : ma parole, elle s'adresse à toi,
qui que tu sois. Mais abrenuntians, Pro 8, tu
dois renoncer à la compétition, à la rivalité, à
tes volontés propres, au profit. Tu dois renoncer
à tout cela. Exactement le contraire !
Alors que voulez-vous ? Dans les monastères, que
faut-il faire ? Faut-il renoncer aux principes de Saint
Benoît ? Il faut constater - mais ça c'est un fait
d'expérience - que dans les monastères où on se relâche,
je dirais où on ferme les yeux, où on devient permissif,
vous voyez des entrées. Je ne dis pas à flot mais il y
en a plusieurs par an. Je ne veux pas dire alors que ça
va rester. Cela c'est une autre affaire.
Mais, est-ce cela l'objectif de Saint Benoît ? Non, il
ne faut pas transiger sur les principes. Parce que il se
passe ceci - ça a été constaté là-bas aussi, les Abbés
l'ont bien compris - c'est que les vocations
aujourd'hui, les vraies hein, les vraies vocations dans
les monastères où on reste fidèle à l'esprit de Saint
Benoît et des Pères du monachisme, les vocations seront
très rares.
Mais les vraies vocations, elles seront meilleures que
les nôtres parce que ce seront des garçons qui auront
choisi, qui seront venus d'un milieu qui devait
étouffer, qui devait empêcher toute possibilité d'appel
de Dieu. Mais ils l'auront tout de même perçu, ils
l'auront entendu ; des garçons qui se seront convertis,
qui auront eu tout en main, mais qui auront, eux,
renoncés.
Tout à fait le contraire de ce qui pouvait se passer
dans le temps ou pour entrer dans un monastère, eh bien,
on ne quittait rien du tout, ou pas grand-chose, et puis
on entrait un peu dans une société qui, par rapport à ce
qu'on abandonnait était une société d'abondance. Tandis
que maintenant c'est le contraire. Si bien que les vrais
vocations seront meilleures que les nôtres. Cela je
pense pouvoir le dire.
C'est pour ça que nous ne devons pas désespérer et bien
nous dire que si nous dire que si nous restons toujours
fidèle à ce que Dieu attend de nous, Dieu saura trouver
dans le monde, dans la société contraire d'aujourd'hui,
il saura trouver des hommes qui sont capables de
répondre à l'idéal qu'il leur propose, et qui est de
savoir emprunter à la suite de Saint Benoît et des Pères
de Cîteaux la route du dépouillement pour arriver
jusqu'à une totale transformation de leur être en un
autre Christ.
Partage du Chapitre Général : Vocations ? 10.12.80
4. Le culte du rendement et de la productivité.
Mes Frères, Nous pensons pouvoir découvrir une des
causes de la rareté des vocations non seulement
monastiques mais sacerdotales dans la constitution
actuelle de la société qui ne favorise nullement un
épanouissement fondé sur le renoncement. La société est
animée par un esprit de compétition, de concurrence.
Elle est assoiffée de profit.
Nous allons continuer notre analyse et voir aujourd'hui
que cette société,qui se veut areligieuse et athée, a
construit une nouvelle forme de religion qui est à sa
mesure, et à laquelle sacrifient pratiquement tous les
peuples quelque soit leur appartenance idéologique.
Qu'ils soient communistes, qu'ils soient capitalistes,
ils sacrifient tous au culte du rendement et de la
productivité. Et cette nouvelle religion a ses temples
qu'on appelle Centres de Recherches, ou Laboratoires de
Recherches, ou Usines, Usines de plus en plus
sophistiquées.
Je vous ai dit que trois grandes sociétés automobile
avaient fusionné pour la fabrication d'un moteur commun.
Ce moteur sera construit sans l'intervention d'hommes,
donc des robots vont le construire sur une chaîne.
Naturellement, il y a des hommes qui ont mis tout cela
au point, mais ils sont quelque part. Tout est robotisé.
Et cela veut dire qu'il n'y aura plus de défaut de
construction, dans ces moteurs. Cela n'arrivera plus, on
n'est plus à la merci d'une défaillance humaine.
Voilà un temple de la productivité et du rendement qui
a aussi ses ministres et ses prêtres. Ce sont ces
chercheurs, ces savants, ces techniciens, ces ingénieurs
qui ont mis, qui mettent tout cela au point. Et on a
beaucoup de respect pour eux. Ils ont leurs vêtements
liturgiques, appelons-les ainsi ! Il y a les cols
blancs. Il y a les .hommes en bleu. Ou bien suivant
l'usine, ou suivant leur place dans la hiérarchie en
violet, ou bien en jaune, ou bien en brun. Ce culte a
aussi ses mystères. Il a ses secrets qu'on essaye de se
voler. Il y a aujourd'hui des formes d'espionnage
industriel, surtout entre grandes puissantes
concurrentes.
Et cette nouvelle religion a ses rituels. On les appelle
Informatique, ou Télématique, ou Robomatique. Et on doit y
être fidèle !
Notre rituel à nous ? Vous savez, ça fait bien, pas ici
dans les monastères, mais dans le monde, on invente de
nouveaux rituels pour l'Eucharistie, par exemple. On met
le Pater pour commencer, on mettra le Confiteor
pour finir. On inventera une nouvelle lecture pour
l'Evangile parce que l'Evangile, c'est trop vieux, ce
n'est pas moderne assez. Et enfin, une nouvelle Prière
Eucharistique. Voilà, vous voyez, c'est ça ! Et ça fait
bien et, ça attire surtout les jeunes.
Mais attention ! Dans le rituel de la Science, il ne
s’agit pas de jouer. Là, c'est strict ! La moindre
erreur, la moindre désobéissance, elle se paye, ça veut
dire que ça ne marche plus ! Regardez un peu à quoi les
hommes savent se plier lorsqu'il s’agit de produire et
de rendre ? Et les ministres du culte du vrai Dieu, ils
pourraient parfois aller chercher leur inspiration de ce
côté là pour apprendre à se tenir.
Mais enfin, en soi cette science et cette technique
sont extraordinaires. Elles sont louables, elles sont
belles, elles sont recommandables parce que c'est Dieu
qui a déposé dans l'homme ce génie qui permet à l'être
humain de devenir cocréateur. Il est créateur sous la
mouvance de ce Dieu qui continue grâce à cet homme à
pousser plus loin, toujours plus loin, l'évolution du
monde...
L'homme, c'est l'évolution devenue consciente
d'elle-même et prenant en main sa destinée. Donc, en
soi, ce génie qui transforme l'univers, il est voulu par
Dieu. Mais malheureusement il est vicié parce que
l'homme est blessé par ce qu'on appelle le péché.
L'homme n'est pas pur. Il faudra un jour réfléchir à
cela aussi. Et cette technique, et cette science, si
elles étaient bien conduites, elles devraient apporter
aux hommes un supplément d'humanité et un supplément
d'âme. Elles ne devraient pas être déshumanisantes. Cela
veut dire que grâce à cette science, l'homme devrait
être moins esclave de la chair. Il devrait être plus
ouvert aux valeurs supérieures de l'esprit, de la
beauté, de la contemplation de cette magnifique création
qui est le reflet de la beauté du Créateur.
Mais en fait, les choses sont bien autres que
celles-là, vous le savez ! Et c'est que l'homme, ne
parlons pas des tous grands savants qui eux sont
toujours un peu poètes, autrement ils n'auraient pas
cette intuition qui leur fait pénétrer le vouloir de
Dieu. Ils sont poètes même s'ils sont incroyants. Il
faut dans la science pure un désintéressement.
Mais je vois le résultat de cette politique de
productivité et de rendement : c'est que l'homme devient
en fait l'esclave de ce qu'il produit. Il se fabrique
des idoles. Et à ces idoles, il sacrifie. Il sacrifie
parce qu'elles vont lui rendre en contrepartie ce que
l'homme blessé cherche. C'est le plaisir, c'est la
jouissance. Ce sera en terme plus moderne : la
consommation. Et alors, c'est l'engrenage sans fin. Il
faut produire pour consommer, et il faut consommer pour
produire d'avantage.
Et c'est le cycle infernal que nous connaissons
maintenant, qu'on essaye en vain de freiner. Lorsque le
bolide est lancé, on ne peut pas arrêter brusquement
sinon c'est l'accident. Mais allez freiner ? Parce que
pour freiner efficacement il faudrait opérer une
conversion dans l'âme de chacun. Mais est-ce possible
lorsqu'on est conditionné par ces plaisirs qu'on a à sa
disposition ?
On arrive donc ainsi à vivre dans l'artificiel, dans le
faux, et on en perd le sens de la vérité équilibrante et
épanouissante. Ce n'est pas seulement vrai des jeunes,
les jeunes sont des victimes là-dedans ! C'est surtout
vrai du moyen âge. Ce sont ceux-là qui sont
responsables. Les jeunes, eux, entrent dans le train qui
est en marche. Mais qui a construit ce train et qui lui
a donné sa vitesse ? Ces sont des pareils à nous.
Alors vous comprenez que cette société qui vit, qui
sacrifie au culte du rendement, de la productivité, elle
est à l'inverse de la société monastique qui, elle, est
à base de gratuité. Dès l'instant où un moine dans sa
vie privée, ou une communauté dans sa vie collective,
perd le sens de la gratuité, elle a perdu le sens de
l'amour. Elle a perdu le sens de Dieu, elle a perdu sa
raison d'être. Elle est devenue une cellule non pas du
Royaume, mais de cette société qui rend esclave.
La vie monastique, elle est une lente imprégnation. Il
ne s’agit pas ici de rendre de plus en plus vite aux
meilleures conditions ? Non, elle est imprégnation
insensible, imperceptible du divin. Le contemplatif,
c'est l'homme qui se tient devant la majesté de Dieu, ou
bien devant le regard du Christ, et qui se laisse
pénétrer presque sans rien dire, sans rien faire, parce
que c'est un cadeau qu'il reçoit. C'est une grâce qui
l'enveloppe, et qui le pénètre, et qui le transforme, et
qui le transfigure, et qui à la limite ultime le
divinise.
Mais pour cela, il faut s'abandonner, il faut renoncer.
Alors vous voyez que pour un jeune d'aujourd'hui, passer
d'un mode de conception de vie et de la vie sociale à un
autre, au nôtre, mais il faut une Foi, il faut une
Espérance, il faut une audace qu'on ne peut pas exiger
de tout le monde.
Il faut être d'une trempe exceptionnelle, il faut le
dire ! Parce que rien n'est plus grisant que ce que nous
pouvons trouver aujourd'hui, ce que les jeunes peuvent
trouver aujourd'hui. Regardez un tout petit peu ! Nous
avons ici quelques jeunes ouvriers. Ce sont tous de très
braves garçons. Ils ont leurs défauts naturellement,
mais ce sont des princes.
Chacun est déjà à sa quantième voiture ? et à sa
quantième moto avant ? Une demi douzaine de motos avant,
2 ou 3 voitures ? C'est le minimum! Et ça a 22, 23 ans,
20 ans. Vous voyez, c'est cela ! Mais il ne faut pas
penser que ce sont des exceptions ? Ici, non, c'est
encore la crème des meilleurs ! Alors voyez le reste !
Comment voulez-vous que l'appel de Dieu soit perçu ? Il
est encore perçu par certains. Mais ce sera de plus en
plus difficile, ou de plus en plus rare. Et comme je le
disais hier, ceux qui l'auront reçu, ce sera des hommes
avec lesquels Dieu pourra faire beaucoup, beaucoup. Mais
à condition, naturellement que certaines exigences
soient recueillies, et chez ces personnes, et dans les
monastères.
Mais cela, nous en parlerons une autre fois.
Partage du Chapitre Général : Vocations ? 11.12.80
5. Marginalisation des vieillards.
Mes frères,
Notre société qui est inspirée par le culte du profit,
du rendement, de la productivité, elle est affectée de
certaines tares qui n'existaient pas auparavant. A
présent, elles deviennent de plus en plus visibles. .Je
vais en citer une. Il en a été question au Chapitre
Général. Elle touche toutes les communautés parce que
nous sommes des hommes comme n'importe qui. C'est la
marginalisation des vieillards.
Les personnes âgées sont laissées de côté. On les
méprise. On les glisse en marge. On ne veut plus les
voir. Pourquoi ? Parce qu'elles ne savent plus produire
et qu'elles consomment moins. C’est donc devenu des
objets peu intéressants. Cela arrive assez tôt, car à 65
ans le couperet tombe. Vous êtes mis à la retraite. Le
mot lui-même est évocateur : la retraite ! On vous
retire de la circulation, on vous met de côté. Vous
n'êtes plus intéressant, vous êtes à charge de tout le
monde. Ce sont les jeunes qui doivent travailler pour
nourrir ces vieux qui ne produisent plus !
Les pensions, vu que la longévité de la vie s'allonge à
cause des progrès de la médecine, les pensions, ça pèse
très lourd sur la Sécurité Sociale, de plus en plus
lourd. Car il y a de plus en plus de pensionnés, de
retraités.. .Et à cause de la crise actuelle et du
chômage, il y a moins de cotisants pour permettre
d'entretenir ces bouches qui deviennent inutiles. Voilà
! C'est assez dur à dire, ce l'est encore plus à
entendre ! Mais c'est pourtant bien ainsi.
Auparavant, les personnes âgées étaient prises en
charge par la famille. On vivait et on mourait chez soi
avec les enfants et les petits enfants. C'était encore
une structure patriarcale. J'ai encore connu cela dans
les Ardennes. C'est encore un peu comme ça dans un ou
l'autre village de ma famille.
Mais maintenant, avec l'éclatement des familles, avec
l’Urbanisation, l'étroitesse des logements, et puis
aussi les loisirs, les vacances, les vieux, on n'en veut
plus ! Regardez un peu quelle gêne tout de même, il faut
s'en occuper. Et puis on est cloué, on ne sait plus
sortir, on ne sait plus partir à l'étranger parce qu'on
a un vieux ou une vieille dans les pieds.
Alors, on les relègue dans des Maisons de vieillards,
des séniories ou des homes, ou bien des mouroirs. Voilà,
ils sont là tous ensemble, et ils attendent la fin. On
vient les voir de temps en temps. Parfois, on ne va pas
les voir du tout, on les a oubliés.
Ce qui auparavant était le devoir des enfants est
maintenant pris en charge par l'Etat qui organise des
services comme les aide-séniors pour aider les vieilles
personnes, ou des Communes qui font distribuer des repas
chauds, tous les jours...sauf les W.E. parce que à ce
moment là on ne travaille pas. C'est la semaine des cinq
jours.
Alors le samedi et le dimanche, mais les vieux ? Je ne
sais pas comment ils font ? Ou bien on leur donne double
ration comme à l'époque où la manne ne tombait pas le
samedi et où on en avait le double le vendredi ? On m'a
expliqué déjà tout cela. Voilà la situation des vieilles
personnes. Elles sont donc vues plutôt de façon
négative. C'est qu'ils sont lents, ils sont malades,
certains handicapés, ils perdent la tête un peu, ils
battent la campagne. Et puis surtout, ils sont
dépendants, dépendants !!! Voilà !!!
Voilà, c'est ainsi ! Et cela a des répercussions dans
les communautés monastiques. Nous devons bien nous tenir
sur nos gardes pour une chose. Ce n'est pas tant au
niveau communautaire comme tel, mais personnel. Il y a
une tentation qui nous guette à la porte des 65 ans.
Attention pour ceux qui s'y trouvent, pour ceux qui en
approchent, et pour ceux qui en sont éloignés ! La
tentation est là !
C'est de se dire : Oui, voilà, j'ai 65 ans maintenant.
Bon, on m'a assez exploité pendant des dizaines
d'années. Maintenant je suis retraité, je suis
pensionné. Eh bien, ils n'ont qu'a m'entretenir. J'en ai
fait assez, maintenant je me la coule douce. C'est une
tentation ! Et ça arrive dans des moments de fatigue, de
dépression, de cafard, d'acédie, parce que le malheur
dans les communautés monastiques, chez les anciens,
c'est en grande partie l'oisiveté.
Parce que il y a quelqu'un qui a été était dans une
charge où il vraiment actif. Il faisait quelque chose.
Et puis il a cédé une chose et puis l'autre. Voilà, il
ne sait plus le faire. Et c'est très déprimant. Et ça
peut remonter alors à partir de ces personnes, qui
peuvent faire des crises profondes alors. Et il faut les
aider. Grâce à Dieu, il n'y en a pas un seul ici, c'est
pour ça que j'ai l'audace d'en parler, sinon je mettrais
des gants.
Mais comme il n'y en a pas, je peux le dire. Car le
danger est là - il vaut mieux le regarder en face - le
danger de se dire, ou alors de prendre les choses à
l'avance et de se dire : Oui, mais dans ces conditions
là, à 65 ans je remets mon tablier et puis alors vous
tirez votre plan. Moi, je suis pensionné maintenant.
C'est tout de même vous qui allez encaisser ma pension.
Moi je n'en verrai rien ! Soyez donc bien content comme
cela ! C'est la tentation !
Mais si jamais nous y succombons, c'est un véritable
suicide. C'est un suicide psychologique d'abord parce
qu'on se dégrade. On entre vivant dans cette psychologie
du vieillard qui ne sait plus que faire de sa vie. C'est
terrible ça, car on y entre dedans ! Et dans un
monastère, ce doit être quelque chose d'atroce ?
Et puis alors, c'est un suicide surtout spirituel, car
on a jeté par dessus la haie le voeux de conversion des
moeurs. C'est fini ! Et on se demande alors, on pourrait
se demander si on tombait là-dedans : mais qu'est-ce
qu'on est venu faire dans le monastère ? On aurait
beaucoup mieux fait de dire au revoir tout de suite au
début, plutôt que de dire au revoir tout en restant ici
! Voyez un peu ! Mais sur le psychisme, ça peut conduire
au déséquilibre. Donc mes frères attention ! ça existe
dans les monastères. Cela n'existe pas ici, mais soyons
tout de même sur nos gardes.
Un autre péril encore : ce sont les tensions entre les
Anciens - appelons-les ainsi - et les jeunes. On
observe, j'ai entendu dire cela au Chapitre Général, on
observe que dans des communautés, les Anciens flairent
un danger chez les jeunes. Les jeunes sont des hommes
dangereux. On aime bien qu'il y en ait parce que ça
rassure mais on ne les aime pas parce que on en a peur.
Ils sont dangereux !
Pourquoi ? Parce que ils sont trop vivants peut-être ?
Parce qu'ils apportent autre chose ? Enfin peut-être que
c'est de la jalousie parce qu'ils sont jeunes et que
soi-même on est devenu vieux ? Toutes sortes de
motivations que voilà, il faudrait psychanalyser. Mais
j'ai déjà entendu dire de mes oreilles : Moi, les
jeunes, je ne les aime pas ! Voyez un peu quelle affaire
! Mais maintenant du côté des jeunes, parce que ça
rebondit ?
Eh bien, ils verraient les Anciens, eux, comme le
symbole d'une stagnation mortelle : ça ne bouge plus, ça
reste ainsi, ça ne change pas, il n'y a rien à faire
avec eux ! Alors, on retombe dans la psychologie qui est
celle du monde. Ce sont des boulets, des êtres avec
lesquels il n'y a plus rien à faire. C'est la mort
vivante parce que ça ne change plus !
Alors en conclusion, parce que la prochaine fois je
vais parler de cela en relation avec les vocations
maintenant, mais en conclusion pour aujourd'hui : un des
critères de bonne santé pour une communauté, ce sont les
relations harmonieuses entre les Anciens et les jeunes.
Quand les Anciens aiment les jeunes et que les jeunes
respectent, estiment et aiment les Anciens, qu'ils sont
heureux de vivre avec eux, de les rencontrer, d'aller
leur rendre visite. Et lorsque les Anciens sont contents
de voir des jeunes et de les accueillir.
Or, mes frères, c'est ce que la Visite Régulière a
constaté ici dans la communauté. Les jeunes aiment les
Anciens. Les Anciens aiment les jeunes. Il y a une
harmonie. Et ça, c'est le signe d'une bonne santé
spirituelle et aussi d'une bonne santé psychologique.
Donc nous devons en remercier Dieu, mes frères, parce
que je vous garantis que ce n'est pas partout ainsi.
Partage du Chapitre Général : Vocations ? 13.12.80
6. Vieillissement des communautés.
Mes frères,
Le défaut de vocation combiné à l'allongement de la
longévité a pour résultat le vieillissement des
communautés. Heureusement cela s'opère de façon
insensible. Car il importe lorsqu'une communauté
vieillit de ramasser les forces sur un essentiel de plus
en plus condensé. Or, l'essentiel de la, pratique
monastique, vous le savez, c'est l'Opus Dei, la
Lectio Divina et le Travail. Les trois en harmonie
sans privilégier un par rapport à l'autre. Il faut donc
toujours s'efforcer de maintenir le meilleur équilibre.
Mais lorsqu'une communauté vieillit, devient très
vieille, cela pose des problèmes alarmants, angoissants,
car on doit prendre des décisions dramatiques. J'ai
entendu, à l'occasion de la lecture des Rapports des
Communautés, des Abbés qui lançaient des appels à l'aide
au Chapitre Général. On disait : oui, c'est très bien,
on en parlera. Mais vous comprenez, c'est tombé dans un
trou vide.
Oui, on s'est demandé : que faut-il faire ? Faut-il que
les communautés qui sont plus favorisées sur le rapport
des vocations, doivent-elles fonder dans les Pays du
Tiers-monde, car là-bas les nouvelles chrétientés
demandent des contemplatifs? Ou bien faut-il venir en
aide à ces communautés mourantes sur place ? Voilà
n'est-ce pas !
Voici des questions qui se posaient :
...La situation est angoissante dans certaines communautés
qui occupent des locaux tout à fait inadaptés à des
personnes d'âge moyen et avancé...
J'ai cité le cas d'Oelenberg. Un monastère qui
autrefois comptait 200 personnes et qui maintenant en
abrite sur place 25. Voilà, inadapté, des locaux
inadaptés au petit nombre d'un âge moyen et avancé. Et
disons que Oelenberg est encore favorisé. Il y a encore
là tout de même des plus ou moins jeunes. Mais il y a
d'autres communautés où alors ce sont des vieillards ;
des communautés qui autrefois fondaient tellement tant
il y avait des jeunes ! Voilà des problèmes angoissants.
...Comment remplacer tel ou tel moine qui assurait jusqu'à
présent un service indispensable, et qui arrive à la
limite de ses forces à cause de son grand âge ?
Par exemple la cuisine ! Mais oui ! Et il n'y a
personne pour le remplacer parce qu'ils sont tous très
âgés. Que faire ? Engager un ouvrier? Il y a des
communautés où c'est ce qui arrive...jusqu'au cellérier
qui devient un laïc ! Tantôt, vous aurez l'Abbé qui sera
un laïc ! C'est à dire un salarié je veux dire, il ne
sera pas religieux du tout ! Mais voilà des situations
pareilles où on ne sait plus quoi ?
...Comment faire face alors à toutes les servitudes
existantes ?
J'ai entendu proposer aussi : Voilà, il y a un statut
pour l'établissement des nouvelles fondations. Ne
serait-il pas utile aujourd'hui d'établir un statut pour
régler la suppression des maisons qui ne savent plus
vivre ? Voilà, c'est surtout en France qu'on sent ce
problème. Elle qui a été le berceau de la résurrection
cistercienne au siècle dernier, et encore au début de ce
siècle. Eh bien mes frères, je pense que nous ne devons
pas avoir peur de regarder les choses en face, c'est à
dire avec les yeux de la Foi.
Une communauté monastique, elle naît, elle grandit,
elle se développe. Il lui arrive même d'engendrer des
filles ailleurs. Et puis elle prend de l'âge, elle
vieillit. Ne pourrait-elle pas mourir comme un homme
meurt ? Vous savez, c'est arrivé ! Regardons un peu
l'histoire.. On pourrait le faire ? Mais enfin, on n'a
pas le temps.
Mais voyez par exemple lorsque la mission est
accomplie, la mission que Dieu a confié à une
communauté, elle est terminée. Mais la communauté a le
droit de mourir comme un homme ! Prenez la communauté de
Clairvaux. Elle a eu Saint Bernard et des quantités de
Fondateurs et de saints partout : Disparue, on n'en
parle plus. Oui, on parle de Saint Bernard et de
Clairvaux. Mais aujourd'hui c'est une prison! C'est
fini...
Et tant d'autres ainsi, tant d'autres ! Dans nos
régions aussi ! Mais voilà, leur rôle était terminé dans
le plan de Dieu. Les hommes qui étaient là ont reçu leur
récompense. D'autres prennent le relais et ça continue
ainsi. Il y aura toujours des moines, mais pas toujours
nécessairement au même endroit.
Je pense que nous devons être froidement lucide.
N'est-ce pas aussi l'acceptation comme ça lucide de la
mort, n'est-ce pas l'épreuve suprême de vérité pour les
personnes, et aussi pour les communautés ? Saint Benoît
le dit : Il Faut toujours avoir la mort présente
devant les yeux. Lorsqu'on regarde les choses à
partir de là, tous les problèmes se relativisent. Ils
prennent leur vrai dimension. Mais voilà, nous évitons
de le faire...
Passons maintenant à la question vers laquelle je
m'acheminais pas à pas. Elle a été posée au Chapitre
Général.
...Une communauté âgée, peut-elle recevoir, accepter des
jeunes ?
Voilà la question posée. Il s’agit d'une communauté
âgée. Peut-elle accepter des jeunes ? un jeune ? ou
deux, trois jeunes ? A mon avis, c'est un problème
propre à notre culture, à notre société d'aujourd'hui
qui voit dans le vieillard un être diminué. Mais
autrefois, au début, le vieillard, le moine ancien, âgé,
courbé sous le poids des ans, c'était le moine vers
lequel tous se tournaient.
Il avait pour lui l'expérience, la sagesse, la
sainteté. Les jeunes recherchaient les moines âgés, très
âgés pour se mettre à leur service et pour recevoir
d'eux la vie. Tous les apophtegmes ne font que de parler
de cela. Les conférences de Cassien ne parlent que de
cela. Le sommet, l'idéal d'une communauté, c'était
d'avoir des anciens, des vieillards, c'était sa valeur.
Est-ce que, mes frères, nous ne devons pas encore voir
les choses ainsi ?
Naturellement il faut que ce soit de vrais anciens. Il
ne faut pas que ce soit des vieillards aigris,
déséquilibrés, malheureux, qui regrettent d'avoir choisi
la vie monastique, et puis d'y être restés. Et puis qui
ont été un malheur et une calamité toute leur vie, pour
euxmêmes, et pour leurs frères. Non, des vieillards
pareils ce ne sont pas des vieillards, ce sont des
épaves.
Non, de véritables vieillards ! Voilà, il ne faut pas
courir au loin, nous en avons ici. Nous en avons, nous
le savons. Et nous sommes heureux de les avoir. Nous
sommes heureux de les voir, heureux de les rencontrer,
heureux de leur parler. Ils ne sont pas un fardeau. Non,
ils sont une bénédiction pour une communauté parce
qu'ils sont de vrais vieillards. Ils n'ont peut-être pas
beaucoup de "paroles" à nous donner par leur bouche ?
Cela leur arrive, oui. Mais ils ont leur conduite, ils
ont leur exemple, ils ont leur personne qui est un
langage d'une éloquence percutante. Alors dans ces
conditions là, une telle communauté, mais elle peut
certainement accepter un jeune, ou des jeunes. Elle
retrouve la veine de l'origine du monachisme.
Les Abbés se demandaient ceci. Je vais lire rapidement :
...Une communauté âgée peut-elle recevoir un ou des
jeunes ? L'engagement d'un jeune dans une communauté
vraiment âgée représente un très grand acte de Foi.
L’expérience montre que certains jeunes, rares il est
vrai ( c'est très rare) persévèrent dans des communautés
âgées. De toute façon, il ne faut pas cacher aux jeunes
les difficultés qu'ils rencontreront. Il faut être très
loyal avec les novices.
Mais peut-on recevoir un novice tout seul dans une
communauté très âgée ? A-t-il l'environnement
psychologique nécessaire à son épanouissement ?
Certaines expériences réussies semblent montrer que oui,
à certaines conditions : que l'atmosphère de la
communauté soit bonne.
Donc, cela rejoint ce que je viens de dire. Si ce sont
des vieillards, des anciens authentiques, de vrais
moines, l'atmosphère est bonne. Un jeune recevra la vie
de ces hommes qui sont devenus des enfants du Royaume.
Ils ont une jeunesse spirituelle qui fait qu'ils
engendrent la vie.
...Il faut que le novice ne soit pas trop isolé, mais
très mêlé à la vie de la communauté.
Avec cependant de fréquentes rencontres avec le Maître
des novices et l'Abbé. Des cessions inter-noviciat, pas
trop fréquentes pour ne pas nuire à l'apprentissage de
la stabilité peuvent pailler à la difficulté d'une trop
grande différence d'âge que rencontre le novice.
Il s’agit donc ici d'un seul novice dans une communauté
très âgée. Voyez, quand vous entendez ceci, ce sont des
cas concrets, ça arrive, ça est là, ce ne sont pas des
théories, ce sont des cas rencontrés.
...Il peut arriver cependant qu'une communauté ne
puisse plus assurer la formation d'un novice. Ce n'est
plus possible. Il y aurait sans doute un problème de
justice vis à vis du novice. Il faut le lui dire. On ne
peut le recevoir sans pouvoir lui donner un certain
épanouissement qu'il est en droit d'attendre.
Donc, dans ces conditions là, c'est sous-entendu, il
est préférable de fermer une maison pareille !
Eh bien, mes frères, voilà un petit aperçu réaliste des
choses. Ce n'est pas le cas à Rochefort. Ce n'est pas le
cas dans les monastères les plus proches. C'est le cas
dans l'un ou l'autre monastère Français qui ont été très
prospères auparavant. Et ces communautés-là sont très
courageuses, mais elles ne savent plus quoi !
Je pense que le mieux pour nous, c'est de savoir que
cela existe, et de ne pas nous endormir dans une fausse
sécurité pour ce qui nous concerne, nous
personnellement, parce que les années avancent. Mais de,
surnaturellement, prendre en charge dans l'invisible ces
hommes qui sont toujours là, qui vont mourir et
peut-être leur communauté avec eux ; ne pas porter de
jugement, mais au contraire savoir qu'ils ont accompli
leur mission.
Dieu a permis leur mort, leur disparition. Mais ce n'est
pas pour cela que leur mission est totalement terminée.
Là où ils sont arrivés chez Dieu, où ils sont entrés
maintenant, où ils voient Dieu et le Christ face à face,
ils peuvent continuer. Et nous ne savons pas si ce n'est
pas grâce à eux que nous, ici, nous pouvons continuer à
nous épanouir.
Partage du Chapitre Général : Vocations ? 15.12.80
7. Déstabilisation généralisée.
Mes frères,
Nous allons poursuivre notre analyse des composantes de
la société moderne et voir leur influence sur la
raréfaction des vocations. Je ne veux pas dire par là
que la société serait responsable du manque de vocation
! Mais simplement que les jeunes qui subissent
l'influence de la société d'aujourd'hui sont moins bien
préparés à l'audition des appels que Dieu éventuellement
leur adresse.
Cela nous aide à mieux les comprendre, les jeunes, à
mieux les accueillir et à davantage les respecter. Car
comme je l'ai dit et je le répète encore, ceux qui
perçoivent la voix du Seigneur sont des garçons hors
série. Il y a quelque chose en eux qui est demeuré
disons ouvert, pur et qui peut encore capter. Tandis que
la grande masse d'aujourd'hui, mais tout à fait hors de
toute culpabilité, en toute innocence, devient de plus
en plus sourde.
Hier, la société se caractérisait par la stabilité. Par
exemple, lorsqu'on embrassait une profession, une
carrière, on y demeurait jusqu'à la pension. Que ce soit
dans l'Administration, aux Chemin de Fer, dans une
Usine, un Charbonnage. Il n'y a qu'à l'armée, là, au
régiment, ce n'était que pour 2, 3 ans maximum. Puis on
était renvoyé dans ses foyers. Restaient les hommes de
carrière qui eux persévéraient jusqu'à la fin.
Aujourd'hui, c'est une déstabilisation généralisée.
Pour quelles raisons ? Je vais en citer quelques unes.
Il y en a beaucoup, mais enfin celles qui me sont
passées par la tête. D'abord, l'accélération constante
du progrès ! Il faut procéder à des recyclages
constants. Ce qui est acquis aujourd'hui sera dépassé
demain. Il faut donc se reprendre. Il faut de nouveau
étudier. Il faut partir sur des nouvelles bases sinon le
train s'en va, on a décroché, on reste là. Et on finira
par perdre son emploi faute de qualification.
Ceux qui trouvent le plus difficilement du travail
aujourd'hui ce sont les personnes, les jeunes hautement
qualifiés. Un manoeuvre, il trouvera toujours du
travail, parce que là, c'est toujours la même chose, ça
n'a guère changé. Mais c'est tout, tout en bas ! Il y a
quelques années on faisait appel à des étrangers : des
Turcs, des Marocains, des Algériens, des Grecs, des
Yougoslaves. Il y en a des centaines de mille dans le
pays.
Aujourd'hui, on est contant de prendre des chômeurs.
Pour des chômeurs du plus bas niveau, là ça va ! Mais
une fois qu'on a une qualification, si on ne trouve pas
de travail tout de suite, la qualification est vite
dépassée par le progrès, alors on reste là. Nous avons
un cas dans notre communauté. Nous avons le Frère
François qui est hautement qualifié dans le domaine de
l'électricité. Eh bien le voilà maintenant, nous en
avons déjà parlé sérieusement, il va s'en doute malgré
son âge, devoir se mettre à apprendre l'électronique, ce
qui est tout autre chose que l'électricité !
Et il le faudra parce que nous nous apercevons de plus
en plus qu'il y a des éléments qui commencent à
échapper, on ne sait plus, on ne comprend plus. On voit
ce qui se passe et on ne sait pas pourquoi ? On ne sait
pas y remédier. C'est l'électronique, c'est autre chose
! Mais voyez le courage qu'il lui faudra ! Mais ce n'est
pas cela qui l'effraye ! Voilà, vous voyez,
déstabilisation !
Aussi une autre cause : les crises économiques que nous
rencontrons. Les crises économiques qui sont dues entre
autre à cette accélération du progrès technique. Et ça
engendre le chômage. La machine remplace combien
d'hommes ? Et ces machines de plus en plus
sophistiquées: les robots. Par exemple, maintenant on
construit des chaînes de montage de moteur automobile.
Cela va se faire, ça se fait déjà au Japon et ça va se
faire en Europe. Mais il ne faut plus personne, ce sont
les robots qui font tout !
J'ai vu dernièrement la photo d'un robot. Je ne sais
plus où ? Dans un journal ou une revue ? Cela ne
ressemble à rien du tout. Mais ça remplace et ça ne se
trompe pas. Plus d'accidents possible ! Le travail est
bien terminé ! La défaillance humaine n'existe plus.
Alors, combien d'ouvriers sur le pavé?
On a fait des études. On commence à les faire en
Belgique. Elles viennent d'être achevée en Hollande.
Cela s'est fait aussi dans d'autres pays. Mais là en
Hollande j'ai retenu le chiffre parce que
comparativement c'est la même chose à peu près que la
Belgique. A cause du progrès de la microélectronique, on
prévoit qu'en 1990, dans 9 ans, il y aura en Hollande
100.000 chômeurs en plus ! Perte d'emplois ? Mais on dit
: Oui, mais il y en aura des nouveaux ? Oui, mais ce
sera alors des qualifiés dans cette microélectronique et
ils sont encore aux études aujourd'hui.
Ils seront là ! Mais il y aura beaucoup plus d'emplois
perdus que de nouveaux créés. Ce sera ainsi en Hollande
et on prévoit qu'en Belgique ce sera la même chose. En
Allemagne, en France, en Angleterre, ce sera bien
au-delà des 100.000, les pays étant beaucoup plus grands
! C'est cela le chômage. On n'est donc plus certain de
ce qu'on fait.
Car ce chômage vient aussi de ce que à cause de la
crise, à cause des progrès de la technique, on supprime
des emplois, la machine remplace l'homme. Et puis on
rationalise, on augmente la productivité. Et les hommes
sont là ! Ils n'ont plus de travail. Il y a des
industries qui cesse, tout simplement ! Vous avez eu les
charbonnages. En Belgique il y en a encore un ou
l'autre, et c'est tout.
Auparavant, dans le sillon Sambre et Meuse, et dans le
Limbourg, c'était la richesse. Maintenant il n'y en a
plus ! On essaye d'y revenir, oui, un peu ? Il y a
encore du charbon par milliards de Tonnes dans le
sous-sol Belge. Mais voilà, on n'exploite plus, cela n'a
plus de raison d'être. On va essayer de la gazéifier
peut-être ? De nouvelles techniques, pour essayer de
récupérer tout ça, mais voilà ?
Vous aviez dans l'industrie, vous aviez ici, il ne faut
pas aller si loin. Vous aviez l'atelier de réparation
des locomotives à Jemelle. Avant la guerre il y avait
combien d’ouvriers là ? Des centaines et des centaines,
peut-être bien mille ? Et c'est fermé ! C'est des
locomotives électriques maintenant. Dans certaines
Usines maintenant, Cockerill par exemple, vous avez des
locomotives électriques sans pilote, sans conducteur. Ce
sont des robots qui conduisent ces petites locomotives
électriques qui vont d'une section de l'usine à l'autre.
Et ainsi de suite. Voilà, tout cela c'est la
déstabilisation !
Qu'arrive-t-il alors ? Il arrive qu'il est tout à fait
courant aujourd'hui de changer plusieurs fois de
profession dans le courant de sa vie. Et on y est
acculé. Il y a des écoles où on reprend les chômeurs
pour leur enseigner de nouveaux métiers. Cela existe.
Pour les reclasser, cela deviendra de plus en plus
difficile, mais malgré tout ça se fait. On change, on y
est obligé, on ne sait pas faire autrement. C'est encore
autre chose que le recyclage !
Je connais un garçon qui fréquente l'Abbaye de temps en
temps. Il est marié. Il travaillait dans une grande
imprimerie. Il était très bien. Il gagnait bien sa vie.
On rationalise les histoires et plus de travail pour lui
! Que faire ? Maintenant il travaille dans une usine de
compresseurs, de gros compresseurs. Mais qu'il y a-t-il
entre l'imprimerie et les compresseurs ? Il a tout de
même fallu apprendre cela. Et il gagne bien sa vie. Il
est bien considéré, ça va.
Mais ça va durer combien de temps ? C'est Américain !
Les Américains vont peut-être dire: ce n'est plus
rentable en Belgique, les salaires sont trop chers ! On
va aller s'installer, où irait-on bien ? Quelque part en
Corée par exemple, où les salaires sont en dessous de
tout, ou au Brésil. Voilà il sera de nouveau sur le
pavé, et que fera-t-il ? Il ne sait pas ? Il n'y a plus
donc de sécurité.
Or les jeunes, eux, ils grandissent là-dedans. Et ils
sont donc préparés avant de commencer à l'éventualité de
devoir changer. Ils ont fait des études pour cela. Oui,
c'est bien, mais ils feront peut-être tout autre chose,
mais ils n'ont pas fait d'études pour ça ? Mais ils vont
en refaire, quel que soit leur âge ! Mais comme je le
disais, ça les valorise. Et c'est un signe de mordant
devant la vie, et aussi un enrichissement, car
l'expérience s'élargit. Voilà donc nos jeunes !
Parmi eux, il y en a qui vont se présenter au
monastère. Cette ambiance générale introduit un nouveau
concept de fidélité, un concept de fidélité qui est
étranger à celui de persévérance dans un même état de
vie puisque on est amené à changer tant de fois. La
fidélité était souvent confondue avec la constance. On
était fidèle disons à un idéal, et on ne pouvait pas
changer. Certains Philosophes ont beaucoup critiqué
cette approche de la fidélité. Elle est fausse,
celle-là, elle est fausse et justement elle est en train
d'être jetée à terre maintenant.
Ce serait l'occasion de revenir à une meilleure
approche de la fidélité. Mais il se passe ceci : c'est
qu'on verra la fidélité comme une fidélité à soi-même,
fidélité à soi à travers les méandres de la vie. On
change, on n'est pas stable, on ne persévère pas, mais
ça ne fait rien, je reste toujours fidèle à moi-même, à
mes sentiments d'aujourd'hui. Demain ils seront
différents, mais je serai fidèle aux sentiments que
j'aurai demain. On est fidèle à soi-même.
Cette mentalité se répand très fort justement à cause
des structures sociales qui sont tout à Fait
déstabilisées. On verra ça par exemple chez les jeunes
d'aujourd'hui qui répugnent à se marier. Pourquoi ? Mais
parce que on ne sait pas comment ça va aller ? ça ira
peut-être un an ou deux ? Et puis si on est marié, c'est
des complications ! Non, on ne se marie pas, comme ça si
ça ne va plus, chacun reste fidèle à soi-même et on
recommence sa vie ailleurs !
Naturellement tout le monde ne réagit pas comme ça.
Mais il y en a tout de même un fameux pourcentage. A tel
point que le législateur a jugé bon d'intervenir pour
légaliser presque ces choses là au plan des Impôts, de
la Sécurité Sociale, des Mutuelles, des Pensions, de
tout.
Mais voilà mes frères, je pense qu'il est temps d'aller
à l' Office de Complies. Vous voyez un peu la toile de
fond. Demain nous essayerons de voir ce qui se passe
chez les jeunes qui alors vont se présenter dans les
monastères.
Partage du Chapitre Général : Vocations ? 16.12.80
8. Qu’est-ce que la Fidélité ?
Mes frères, Nous avons vu que la déstabilisation
progressive de la société favorisait l'éclosion d'une
conception de la Fidélité qui ne comporte pas la note
spécifique de persévérance. Il suffit aujourd'hui d'être
fidèle à soi à travers une suite de mutations, de
changements qui sont vus comme autant d'étapes normales
dans l'évolution personnelle absolument irréductible à
une autre. Les jeunes d'aujourd'hui sont plus ou moins
marqués par cette approche nouvelle de la fidélité, et
un certain nombre d'entre eux sont de ce fait incapables
de supporter l'épreuve de la stabilité.
Les Abbés ont ainsi remarqué qu'au problème du manque
de vocations venait s'en ajouter un autre, à savoir
celui du manque de persévérance des jeunes. Quelques
rapports de maison font état du nombre relativement
restreint de jeunes qui arrivent à la profession
solennelle. Et même d'autres qui, par après sans se
faire de problèmes, demandent à être relevés de leurs
engagements, de leurs vœux et vont faire leur vie
ailleurs et autrement.
J'ai rencontré il y a deux ou trois mois un
religieux-prêtre qui n’était pas de notre Ordre et qui a
ainsi demandé la dispense de ses voeux et la réduction à
l'état laïc. Il est dans l'enseignement, une branche
qu'il aime. Et il me disait que pour lui il n'y avait
pas eu de rupture dans sa vie, que son nouvel état était
dans la continuité de son état antérieur. C'est tout à
fait typique de la mentalité des jeunes d'aujourd'hui !
Mais comment alors y porter remède ? Les Abbés en ont
parlé. Je vais citer ici quelques données qui ont été
notées. Mais je voudrais d'abord vous présenter une
opinion plus personnelle. On y fait d'ailleurs allusion
dans la conclusion du rapport, mais je voudrais la
développer quelque peu.
Il faudrait aider le jeune qui est fortement
conditionné par l'ambiance de son milieu antérieur, le
milieu du monde. Et il faudrait essayer de lui faire
comprendre, de lui faire saisir, de lui faire vivre une
autre Fidélité. Parce que la Fidélité, elle n'est pas
subjectivité ni égocentrisme. Elle est un des éléments
essentiels d'une relation intersubjective, c'est à dire
entre deux personnes.
La véritable Fidélité se comprend et se vit dans une
véritable relation à l'autre. Cet autre peut être une
personne humaine, homme ou femme ? Pour nous, l'autre,
c'est le Christ, le Christ ressuscité dans lequel nous
voyons, nous rencontrons le Père - comme lui-même nous
l'a dit - et grâce auquel nous sentons passer sur nous,
et entrer en nous le Souffle vivifiant et transfigurant
de l'Esprit qui est Amour...
La Fidélité n'est pas donnée en une fois. Ce n'est pas
un état
que l'on reçoit d'un bloc, et qu'il nous suffirait de
conserver bien caché dans un mouchoir sans y toucher.
Non, la Fidélité est à construire, à créer à tout moment
chaque jour. Je me réfère ici au mot Hébreux qui rend
cette notion de Fidélité. Nous le connaissons tous. On
le dit combien de Fois par jour. C'est Amen.
Amen veut dire Fidèle. D'ailleurs c'est un nom
du Christ. Dans l'Apocalypse, il est présenté sous le
nom de : je suis l'Amen. Il est le Fidèle. Mais Amen,
c'est ce qui est en dessous, c'est ce qui est le
fondement. Mais ce n'est pas un fondement qui est là,
vide, nu ? Non, c'est un fondement sur lequel on
construit patiemment un édifice,mais un édifice solide,
inébranlable parce que fondé sur le roc qu'est l'Amen.
C'est le même mot en Hébreux qui signifie Fidélité, qui
signifie architecte, qui signifie constructeur, et vérité,
etc. Vous voyez, c'est très concret !
Eh bien, notre Fidélité à nous, elle doit ainsi se
construire tous les jours dans la relation à l'autre.
C'est une Fidélité qui est donc créatrice. L'autre, pour
nous, c'est donc le Christ qui est l'homme - je dis
l'homme parce qu'il est d'abord homme pour nous - Fidèle
par excellence. Je lui donne ma Foi, je lui donne ma
confiance, je m'ouvre à lui comme lui s'ouvre à moi. Lui
ne cèdera jamais !
Il est la patience, il est l'indulgence, il est la
compréhension. Il me saisit, il me connaît par
l'intérieur de moi-même, mes faiblesses, tout ! Mais lui
est Fidèle, et sa Fidélité, elle édifie la mienne dans
cette relation. Tout ce qu'il me demande, je le crois,
je le fais, j'y réponds et cela tous les jours. C'est
l'essence de notre voeu d'obéissance, il est là ! C'est
cette confiance que j'ouvre totale à celui dont le nom
est Fidèle.
Et ainsi, à l'intérieur de cette relation, de cet
échange entre le Christ et moi, jour après jour, ma
Fidélité construit un bâtiment dans lequel nous vivons
tous les deux, et le Christ et moi. C'est notre
intimité.
Et nous voici maintenant dans la vie contemplative ! Si
lui me connaît, moi je commence aussi à le connaître. Si
je m'ouvre à lui, lui s'ouvre à moi. Je me laisse
regarder par lui, lui me permettra de le regarder. Et
ainsi notre Fidélité, elle se construit sur un amour
réciproque, mutuel, toujours plus beau, toujours plus
vrai malgré les orages qui peuvent survenir, malgré mes
chutes, mes déficiences. Ce n'est rien, cela !
Il y a dans nos régions ce qu'on appelle le
chômage-intempéries. On ne sait plus travailler. Il faut
attendre que le beau temps, la belle saison revienne.
Alors vous verrez de nouveau les maçons, les
entrepreneurs au travail. C'est la même chose dans notre
relation au Christ. Il y a aussi des hivers. Il y a
aussi des intempéries. Mais ce n'est pas ça qui détruit
le bâtiment ? Non, ça s'arrête.
Et le Christ est patient, il attend. Et lorsque le beau
temps revient, on se remet au travail. C'est cela la
Fidélité jusqu'à la mort. La mort n'est plus alors vue
comme une catastrophe. Non, la mort est le moment où
l'on pose le bouquet au dessus du bâtiment qui est
terminé.
Il faut donc essayer de faire comprendre cela aux
jeunes. Théoriquement, en leur expliquant, comme je le
fais maintenant. Mais surtout par notre exemple, par
l'exemple de notre vie, d'une vie riche, d'une vie
épanouie dans la confiance et dans l'amour. Alors les
jeunes voient ce que c'est que la Fidélité, quels sont
les fruits de la Fidélité. Ils commencent à la découvrir
pour ce qu'elle est et ils s'y engagent eux-mêmes.
Et s'il leur vient, s'ils sont encore repris par leurs
anciens démons : Ma foi on perd son temps ! Il serait
bon de changer ! Il leur suffit de voir un tel, un tel,
un tel pour se rappeler que la véritable réussite d’une
vie d'homme, d'une vie de moine puisque nous sommes dans
un monastère, est dans cette Fidélité à celui auquel on
s'est donné une fois, et on ne veut pas se reprendre.
Mais vous comprenez que sur un sujet pareil on pourrait
rester des soirées et des soirées !!!
Les Abbés faisaient encore remarquer quelques petites
choses comme ceci. Ils disaient :
...Le climat du monastère est important. Un climat
priant libre et accueillant pour aider à la persévérance
et à la découverte de la beauté de la Fidélité. Les
valeurs doivent se transmettre en étant vécues, de sorte
qu’elles puissent être intériorisées.
Donc, elles doivent se transmettre par une tradition
vécue, vécue existentiellement, intériorisée. Ce n'est
pas des notions qui entrent dans le crâne, et puis qui
restent là, et puis qui s'évaporent. Non, si c'est vécu,
si on le voit vivre et si on s'efforce de le vivre
soi-même, ça s'intériorise et ça se stabilise.
...Ne jamais se départir de la dimension de Foi.
Cela, c'est extrêmement important, vous le comprenez.
Parce que FOI est synonyme de Fidélité. Je donne ma Foi.
Et je vois les choses dans une perspective surnaturelle,
là où s'édifie la vrai Fidélité. Donc, lorsqu'il y a des
difficultés chez les jeunes, ne pas les consoler avec
des propos qui sont naturels. Non, il faut les prendre à
bras le corps. Ils sont plus forts qu'on ne le pense !
Et c'est ça qu'ils attendent. De suite les mettre,
voilà, au dessus dans le domaine de la Foi. Cela c'est
la vérité, et ils le comprennent.
...La vie d'une personne a plus d'une motivation. Il faut
donc discerner le motif dominant.
Ceci, c'est pour le discernement des vocations, pour
voir s'il y a vrai vocation ou non. Pour qu'on ne soit
pas étonné alors si un jeune ne persévère pas. Il
n'était pas venu ici pour chercher Dieu, mais pour autre
chose. Le motif dominant de sa démarche ? Et enfin ceci
:
...S'il manque la motivation de " centration " sur Dieu !
C'était des Anglais. C'est donc traduit de l'Anglais.
On a laissé "centration", c’est entre guillemets.
Laissons-le pour ça : être centré sur Dieu. S'il manque
la motivation de centration sur Dieu, la centration sur
soi conduira finalement au manque de persévérance, ça
revient au même. Donc, si je reste Fidèle à moi-même, si
je suis égocentriste, alors ma persévérance dans le
monastère ne durera pas. C'est une épreuve trop longue.
Mais si je suis centré sur Dieu, si je suis hors de moi,
si je suis extasié vers Dieu, alors il n'y a pas de
problèmes, ma Fidélité va s'affermir et ma persévérance
est assurée.
Chapitre : Un geste liturgique. 22.12.80
La bénédiction avant les lectures.
Mes frères,
Nous approchons de la Fête de Noël et nous sommes
toujours dans l'Année Jubilaire de Saint Benoît. Nous
allons saisir cette heureuse conjonction pour
ressusciter un geste liturgique qui remonte à la plus
haute antiquité, un geste auquel Saint Benoît était
attaché, qu'il pratiquait avec conviction. Il en parle à
deux reprises dans sa Règle.
Ce geste avait été mis de côté, ici, il n'y a pas
tellement longtemps, c'est encore à l'époque de Dom Guy.
Et je ne sais pas trop pourquoi ? Par un souci de
simplification peutêtre ? Mais attention ! Il ne faut
pas confondre simplifier avec amputer !
Vous avez comme moi entendu la réflexion de Monseigneur
Danneels. Il reconnaît en toute humilité que les prêtres
de sa génération n'avaient reçu aucune formation
liturgique. La liturgie, à cette époque qui n'est pas
lointaine, elle consistait en l'étude des Rubriques. Il
y avait dans l'Ordre, prévu chaque semaine, un Chapitre
consacré à cela. Et je me souviens très bien que le Père
Stanislas nous expliquait chaque semaine les Rubriques.
C'était comme ça alors ! Maintenant, on commence à
savoir ce que c'est que la liturgie. Elle est le bain
dans lequel nous devons vivre, un peu comme des poissons
dans l'eau. Peut-être que pour les anciens ça demande un
effort de conversion, qui n'est pas au-delà de leur
vigueur, de leur santé ? Loin de là ! Pour les jeunes,
c'est tout naturel. Ils en ont besoin pour vivre.
Ces séminaristes Français qui ont passé quelques jours
parmi nous la semaine dernière, ont été frappés aussi de
l'atmosphère de saine liturgie qu'ils avaient rencontré
ici. Ils sont très sensibles. Eh bien, nous allons
remettre en vigueur quelque chose de pas difficile, de
tout ordinaire : ce sont les bénédictions avant les
Lectures. C'est pas grand chose, vous voyez, en
soi. Mais la signification est très, très importante.
En quoi cela va-t-il consister ? Ce n'est pas difficile
! Avant de commencer la Lecture, que ce soit à l'église,
que ce soit au réfectoire, le lecteur s'incline en
disant ou en chantant : Père, veuillez bénir !
Et puis c'est tout. L'Abbé, ou alors le Président en
fonction si l'Abbé est absent, donne la bénédiction. Et
on commence la Lecture. Donc, ça se ferait aux Lectures
de l'Office de Nuit, aux Lectures de Laudes et de
Vêpres, et au réfectoire. Il y a chaque fois une
bénédiction correspondante.
Et alors au réfectoire, quelque chose qui était à
l'honneur, surtout dans notre Ordre depuis l'origine,
lorsque à la fin du dîner on termine l'oraison, l'Abbé
lance aussi une petite imploration en faveur des défunts
: Que par la miséricorde de Dieu, les fidèles défunts
reposent dans la Paix. Encore une chose qu'on a laissé
tomber. Ils ont tout de même bien droit eux aussi aux
miettes de notre table spirituelle, ces frères que nous
avons connu.
Qu'est-ce qu'une bénédiction ? Vous comprenez bien que
s'il Fallait expliquer ça au long et au large, ça
prendrait beaucoup de temps. Mais enfin, pour ce qui
regarde ces Lectures, je veux simplement rappeler ceci :
La bénédiction, c'est un souhait, c'est un appel, c'est
une prière, c'est lancer vers Dieu. Et on demande, nous
demandons que l'acte que nous allons poser soit inséré à
sa place dans le plan divin, qu'il devienne ainsi le
véhicule d'une grâce de lumière et de force.
Si bien que la Lecture, dans le chef du Lecteur, et
aussi et surtout dans celui des auditeurs, est soustrait
à l'usage profane et il est sacralisé. C'est très
important car ça nous situe à notre véritable place dans
le monastère, dans l'Eglise. Et ça nous fait redécouvrir
ce qu'est la vie contemplative. J'aurais peut-être
l'occasion de dire quelques mots à ce sujet demain. Je
ne le fais pas aujourd'hui !
Les Lectures, eh bien elles sont de trois sortes. Il y
a d'abord l'à l'Office la Parole de Dieu que nous
écoutons. Or, Saint Benoît nous dit que ces pages de
l'Ancien et du Nouveau Testament sont rectissima
norma vitae humanae, 73,3. Elles sont la norme la
plus droite c'est un superlatif - de la vie ou pour la
vie de l'homme.
Ces paroles nous disent toujours où nous sommes, ce que
nous devons faire, ce qu'on attend de nous. Elles nous
remettent le dos au mur. Elles nous empêchent de nous
tromper. Elles nous resituent, elles nous implantent
dans la vérité de notre être vis à vis de Dieu, vis à
vis de nos frères, et vis à vis de nous-mêmes.
Et si nous sommes dans la vérité, alors nous sommes,
nous respirons dans l'amour et nous nous épanouissons
dans la beauté, et notre coeur s'installe dans la paix.
Or tout cela, la Parole de Dieu nous l'apporte. Il est
donc important qu'à ce moment-là nous demandions à Dieu
de nous mettre dans les dispositions requises pour
accueillir cette Parole. Voilà le sens de la bénédiction
! C'est une prière, c'est un appel !
Il Y a aussi les commentaires de cette Parole par des
Docteurs, par des interprètes autorisés dit Saint
Benoît. Alors les commentaires, les explications que
nous donnent les Pères de l'Eglise. Saint Benoît dit :
recto cursu perveniamus ad Creatorem nostrum, 73,4.
Alors grâce à eux, eh bien, nous pourrons par une course
directe arriver chez notre Créateur.
Il est possible que nous ne comprenions pas trop bien
cette Parole de Dieu. Eux sont comme des appareils qui
écartent notre surdité spirituelle, et qui nous
permettent d'entendre et de comprendre. Et puis alors
notre ardeur est attisée, elle est excitée à nouveau et
nous courons tout droit vers Dieu qui nous attend, et
qui nous appelle.
Il y a encore une autre sorte de Lecture, c'est plutôt
pour le réfectoire. Ce sont des lectures d'édification,
des lectures d'instruction de toutes les sortes. Saint
Benoît en parle aussi et il dit : Ce sont des
instrumenta virtutum, 73,6. Ce sont des outils que
Dieu met entre nos mains, entre les mains des moines qui
veulent vivre convenablement leur vie monastique et être
des moines qui obéissent à Dieu. Des outils de vertu,
dit-il, instrumenta virtutum.
Vous comprenez encore ici, mes frères, qu'il est
important de demander à Dieu de nous mettre dans les
dispositions requises pour être de bons apprentis qui
sauront manier ces outils. Et alors, des hommes qui
auront les oreilles nettoyées. De temps en temps, vous
le savez, on a de petits troubles dans les oreilles. Il
est bon de les rincer. Et voilà, c'est cela le rôle de
la bénédiction ! Ce sera donc de nous ouvrir, d'ouvrir
nos coeurs à l'intelligence spirituelle.
Mais il va de soi que nous devons croire. Nous devons
croire à la réalité et à l'efficacité de la réponse de
Dieu. Si nous l'invoquons, il nous répond ! La vie
monastique, elle ne se comprend et elle ne se vit que
dans un contexte de Foi, autrement tout cela paraît
baroque, ça parait étrange, ça parait déplacé, ça parait
désuet. En réalité, demandons-nous si ce n'est pas notre
Foi qui devient un peu bancale. C'est le moment de la
raviver. Et ce sera, je pense, en l'honneur de Saint
Benoît un petit cadeau que nous lui ferons à l'occasion
de son 1500° anniversaire.
Chapitre : L’oblation de l’encens. 23.12.80
Mes Frères, A partir des premières Vêpres de la Noël,
nous allons redonner vie à un rite dont l'origine se
perd dans la nuit des temps. L'intention avait déjà été
de le remettre en vigueur à l'occasion des Solennités
Pascales. Mais à ce moment la communauté était fauchée
par une grippe infectieuse et il a fallu y renoncer.
Le moment semble propice aujourd'hui. A ce moment là, à
Pâques, j'avais déjà brièvement dégagé le sens mystique
et spirituel de ce geste - Chapitre du 3 Janvier 1980
Mais cette signification est tellement profonde,
tellement belle, que j'ai demandé au Frère Gilbert de
nous en parler après la nouvelle année. Cela lui prendra
quelques séances s'il veut aller jusqu'au fond des
choses. Mais à mon avis, c'est très important !
Comme je l'ai encore dit hier soir, il nous manque
cette formation liturgique de base. Nous n'en pouvons
rien, c'était ainsi. Mais nous devons maintenant essayer
d'y pénétrer et de découvrir la possibilité de lire,
d'interpréter ce que nous faisons.
Ce geste que nous allons remettre en vigueur, c'est
celui de l'oblation de l'encens avant le Magnificat des
Vêpres. Dans la liturgie latine ancienne, que nous avons
encore connue, il en restait un organe témoin. C'était
le verset qu'on chantait juste avant le Magnificat :
Que ma prière s'élève devant toi comme un encens,
comme l'encens du soir. Comme l'encens que l'on
offrait au Temple de Jérusalem, chaque jour au soir.
C'est à cette occasion - nous l'avons encore entendu
lire il n'y a pas longtemps, il y a quelques jours - que
Zacharie qui s'acquittait de cette fonction, a entendu,
a vu l'ange qui lui annonçait la naissance de ce fils
qui devait s'appeler Jean.
Ces geste que nous posons ne sont accessibles qu'à une
condition : c'est que nous soyons vraiment des moines,
c'est à dire des hommes, des contemplatifs qui vivent
habituellement et consciemment dans le monde de Dieu. A
travers l'apparence sensible des choses et des
événements, ils voient Dieu lui-même, le Créateur qui
travaille. Le Christ disait : Mon Père est toujours au
travail Lui, le Christ, le voyait toujours travailler.
Et il était le premier collaborateur de Dieu, puisque
c'est par le Verbe de Dieu que le Père travaille.
Le contemplatif voit donc Dieu dans son oeuvre de
création, de rédemption et de transfiguration de tout
l'univers. Il parvient donc à déchiffrer le sens des
événements dans leur poids d'éternité. Il contemple
aussi au travail, les auxiliaires de Dieu. Et les
auxiliaires de Dieu, ce sont les anges et les saints. Ce
ne sont pas des disparus, ni des abstractions, pour un
contemplatif. Non, il les voie et il entre dans ce,
disons cette chorégraphie, car ce n'est que cela.
Le moine y entre. Il est dans la compagnie de ceux qui
sont déjà, vraiment, entièrement auprès de Dieu.
L'ensemble forme l'univers total. Appelons-le le Corps
du Christ, qui va transparaître par sa Lumière à travers
toute la matière jusqu'au jour où Dieu sera vraiment
tout en toute chose, partout.
Le contemplatif, lui, vit déjà consciemment dans ce
monde. Cela ne veut pas dire qu'il le voit aussi
clairement qu'un saint qui est déjà passé, disons de
l'autre côté, sur l'autre rive. Mais il le perçoit déjà.
In enigmate dit Saint Paul. Il le voit comme...ce
n'est pas en énigme, il ne faut pas le traduire ainsi.
Mais disons il le perçoit ! Voilà, disons ça ! Ce sont
ses vertus théologales : Foi, Espérance et Charité qui
sont les organes de préhension de cet univers. Le moine
sera donc un attentif, un éveillé. C'est ainsi qu'on
l'appelle dès les origines.
Les gestes liturgiques auront comme objectif premier
d'exprimer la contemplation et raviver l'attention. Il
ne faut pas que l'homme s'endorme, car il y a toujours
l’opacité de la chair entre lui et l'univers de Dieu. Il
ne faut pas que la chair - ce poids-là - devienne
tellement lourde et tellement attirante ! Car la chair
est belle ! Et la chair est la source de beaucoup de
plaisirs, de beaucoup de satisfactions.
Il ne faut pas que le poids de la chair l'empêche de
vivre dans cet univers de Dieu qui est à la Fois divin
et charnel, les deux ensembles. Il va donc sans cesse
raviver son attention par des gestes liturgiques qui
relèvent du monde du symbole, mais qui devront aussi
être compris et interprétés.
Cette oblation de l'encens est un rite symbolique très
beau, d'une grande importance. Mais je ne vais pas
l'expliquer. Je vais laisser ça au Frère Gilbert.
Maintenant on n'a pas le temps. Ce serait trop rapide !
Mais voyons déjà que l'autel, la croix derrière
l'autel, et l'assemblée forment un tout indissociable.
C'est un ensemble. Les trois sont toujours unis. Et
l'assemblée qui est là, ce n'est pas une assemblée
regardante. Vous savez que lorsqu'il y avait des
concours de cartes dans les campagnes, on affichait :
les rwètants n'ont rin à dire ! Ceux qui regardent
ne peuvent rien dire. Ce n'est pas ça dans une assemblée
liturgique du type de la nôtre, ni surtout dans cette
oblation de l'encens. L'assemblée est active.
Et voici comme le rite se déploie : après la lecture de
l'Ecriture, il y a un silence. Au signal, après le
silence, tout le monde se lève. L'Abbé revêt l'étole et
monte à l'autel accompagné du thuriféraire. L'assemblée
se tient debout en cérémonie, et elle reste debout en
cérémonie jusqu'à la fin. Il y a imposition de l'encens
et bénédiction à haute voix. Une bénédiction chantée, la
bénédiction classique à laquelle tout le monde répond.
Le choeur répond : Amen.
Et ici, je dois faire une petite remarque. Je l'observe
: c'est que en pratique l'assemblée répond : pas du tout
!!! On entend un tout petit bazar. Déjà à la messe, à
l'eucharistie quand on est premier célébrant : disons
qu'il y en a deux, trois qui répondent et les autres
laissent répondre. Ce n ',est pas ça une assemblée
liturgique ! Il y a des Amen. Il y a que le Seigneur
soit avec ton esprit...cela veut dire qu'il
t'inspire ce que tu dois dire, qu'il t'aide à bien
remplir ta fonction. L'Amen doit sonner !
Il y a, ici, des hommes qui ont de la voix. Il y a des
chantres. Il y en a qui ne sont pas chantres mais qui
ont de la voix...ça doit sonner, il faut qu'il y ait un
accord. La réponse, c'est un acte de Foi. Quand on ne
répond pas, on signifie qu'on n'y croit pas. On est là
parce qu'il faut bien. On ne peut pas faire autrement.
On ne peut pas se faire remarquer par son absence. Non,
il faut répondre la réponse. C'est un acte de FOI !
Il y a donc une réponse : Amen. Puis l'encensement
proprement dit : la croix, l'autel et puis l'assemblée.
Pendant ce temps, le chantre qui est descendu dans le
bas choeur lance un verset qui est repris. Il y a alors
une petite psalmodie, et le verset est toujours repris
jusqu'à la fin du rite.
Lorsqu'il est terminé, du moins l'encensement
proprement dit, l'Abbé dépose l'encensoir sur l'autel,
l'autel qui a été orné. Depuis le début des Vêpres, il y
a des cierges allumés. La croix est rapprochée contre
l'autel pour bien marquer qu'on forme un ensemble. Et
l'encensoir reste là pendant le chant du Magnificat qui
est entonné dès que l'Abbé est revenu àsa place et qu'il
a enlevé l'étole. Le Chantre étant toujours en bas.
Lorsque nous serons un peu rodés, en plus du chantre,
ce sera aussi une petite schola. Ce sera alors un peu
plus étoffé. A l'occasion de ces premières Vêpres, nous
allons en même temps pour la première fois bénir le
lecteur. Donc, nous allons tout inaugurer demain.
Peutêtre bien qu'au début, il y aura un petit oubli ici
ou là ? Il ne faut pas le prendre au tragique. Mais
comme le moine doit être attentif, espérons que, ce
petit incident ne se produira pas ?
Temps de Noël : Messe de Minuit. 25.12.80
1. Introduction à la célébration :
Mes Frères et mes amis,
Réunis cette nuit en cette église de Saint Remy, je
vous invite à partager la joie de la création entière.
Vous l'avez entendu, l'histoire a un sens. Elle est
dirigée, elle est orientée vers une plénitude, vers un
accomplissement, un achèvement, vers l'heure où Dieu
grâce à l'Incarnation de son Verbe sera tout en tout, où
le cosmos sans rien excepter sera pure luminescence de
la gloire de notre Dieu.
Réjouissons-nous, mes frères, car nous avons notre
place dans cette oeuvre de Dieu. Nous sommes déjà à
notre tour appelés Fils de Dieu. Nous sommes appelés et
nous sommes Fils de Dieu en vérité ! L'étincelle de la
divinité est déposée en nous et elle ne demande qu'à
percer notre chair pour illuminer, comme une petite
étoile, l'univers.
Ecartons de notre coeur tout ce qui ne serait pas en
harmonie avec la grâce de cette nuit. Nos errements, nos
péchés, prenons-les et jetons-les dans la fournaise de
la miséricorde de Dieu.
2. Homélie :
Mes Frères,
En ouvrant cette Eucharistie, je faisais allusion au
plan de Dieu et à la place qu'il nous avait réservée. Il
me semble que cette Nuit bénie pourrait être ainsi
l'occasion de nous interroger sur notre identité, de
nous demander ce que nous sommes venus faire dans ce
monastère ?
Certes, une multitude de réponses pourraient être
avancées ! Mais cette Nuit, il en est une, à mon avis,
qui s'impose : le moine est un homme dévoré par le désir
de voir le Christ Sauveur, Verbe de Dieu, né dans la
mystérieuse obscurité d'une Nuit sans pareille, Verbe de
Dieu naissant encore à tout moment dans le secret des
coeurs affamés de lumière et de vie.
Voir le Christ, c'est avoir transcendé les affres de la
mort et être entré en possession de la vie impérissable.
Voir le Christ ? Mais comment est-ce possible ? N'est-ce
pas douce folie ? A cela je répondrai qu'il n'est pas de
folie qu'un homme possédé par l'amour ne soit prêt à
courir. Mais qu'est-ce que l'Amour ?
Aimer, c'est vivre hors de soi, c'est vivre pour
l'autre et dans l'autre. A la limite, c'est se perdre
dans l'autre jusqu'à devenir avec lui un seul être. Je
verrai donc le Christ lorsque je l'aimerai, lorsque je
me serai perdu pour lui, lorsque je lui aurai laissé en
moi toute la place au point que je serai devenu avec lui
un seul esprit. Ce ne sera plus moi qui vivrai, c'est
lui quivivra en moi. Alors, je le verrai...
Toute notre ascèse, mes frères, consiste donc à
permettre au Christ de naître en nous, de sorte que
notre vie soit un Noël perpétuel et que nous soyons
lumière, et origine, occasion de joie pour les hommes
sans exception, croyants et non-croyants. Lumière ?
C'est à dire présence de la vérité absolue et de
l'éternité. Lumière, car humble révélation du salut
universel.
Cette vocation à la vision de Dieu, mes frères, elle
n'est que la plénitude de l'appel lancé à tous les
chrétiens, à tous ceux qui sont greffés plus
profondément sur la personne du Christ. Notre
rassemblement Eucharistique de cette Nuit, qui groupe
les frères de Saint Remy, leurs hôtes, leurs amis, en
rappelle l'évidence. Nous sommes tous appelés à cette
vision du Christ. Soyons donc heureux et fiers d'être
des chrétiens.
A l'occasion de la Noël, on échange des voeux.
Permettez-moi de formuler les miens. Ils seront très
simples : Puisse aujourd'hui et tous les jours qui
viendront notre lumière briller au regard de tous les
hommes que nous rencontreront. Qu'elle brille dans notre
regard, qu'elle brille dans notre conduite, qu'elle
manifeste la présence du Christ Amour, qu'elle soit
l'expression de notre attente, de notre espérance et
qu'elle apporte à tous joie et réconfort. Qu'elle soit
aussi pour la gloire de notre grand Dieu et Sauveur
Jésus Christ. Et qu'elle soit pour nous la certitude que
bientôt nous aurons la joie de le voir.
Amen.
Temps de Noël : Messe du jour. 25.12.80*
1. Introduction à la célébration :
Mes frères,
Par la naissance merveilleuse du Christ en nos coeurs,
nous devenons Fils de la Lumière. Pourtant nous le
savons, il subsiste en nous bien des recoins ténébreux
qui portent nom : égoïsme et péché. Etalons-les en
présence du Seigneur ! Il les voie, il les comprend car
il a voulu revêtir la faiblesse de notre nature.
Implorons sa miséricorde, et avec confiance entrons dans
la célébration de cette Eucharistie.
2. Homélie :
Mes Frères,
La solennité de Noël arrive à son midi. Rien d'étonnant
donc si on nous parle encore de lumière, de visions et
de paix. Le Christ nous apparaît maintenant dans le
poids redoutable et fascinant de sa divinité. Et
pourtant, si nous avons pris attention à ce que nous
disait l'Apôtre, nous percevons déjà les prodromes de la
résistance qu'il allait rencontrer, qu'il rencontre
encore hélas aujourd'hui, qu'il rencontrera toujours.
L'homme est à ce point malade qu'il ne peut supporter
longtemps la présence de ce qui devrait le combler.
L'Apôtre se permet trois coups de pinceau extrêmement
discrets mais qui suffisent pour distiller l'inquiétude
et laisser présager le drame. Pour le comprendre, nous
devrions savoir ce qu'est la Lumière véritable dont il
nous parle.
Pour le savoir, il faudrait que nous soyons nous-mêmes
devenus Lumière. Il faudrait qu'elle nous habite,
qu'elle rayonne de nous, que nous la connaissions par
l'intérieur d'ellemême. Mais enfin, contentons-nous
d'une approche quelque peu cérébrale.
La lumière, c'est le rayonnement de la divinité, la
multiplicité infinie des énergies divines. Elle n'est
pas distincte de l'être de Dieu. En un mot, elle est
l'Amour dans sa vivifiante beauté. L'Apôtre contemple
cette Lumière, au sein des ténèbres cosmiques, dans le
monde des hommes, parmi les siens, ceux qu'elle avait
préparé, qu'elle avait choisi pour en faire comme le nid
dans lequel elle allait se reposer.
Or, les ténèbres ne l'ont pas saisie. C'était à prévoir
! Quelle communion peut exister entre les ténèbres et la
Lumière ? Aucune ! Les hommes ne l'ont pas connue. Oui,
les hommes, ils ont des yeux pour ne pas voir. Et les
siens ne l'ont pas reçue ! Il n'y a pas de place pour la
Lumière dans les coeurs remplis d'eux-mêmes.
Rappelez-vous ce que nous a dit cette nuit un autre
Evangéliste : Il n'y avait pas de place pour eux ! Il
n'y avait pas de place pour la Lumière !
Mes Frères, une question ? Et tout cela, ne
s’agirait-il pas de moi, de vous, de chacun d'entre nous
? La Lumière est partout présente, mais elle brille avec
une intensité particulière sur le visage de mon frère.
C'est mon attitude face à mon frère qui me classe et qui
me juge. Si j'accepte le frère, je m'ouvre à la Lumière.
Elle m'envahit et me transfigure ; si je refuse mon
frère, je chasse la Lumière. Elle me quitte et me voilà
plongé dans les ténèbres.
Et ainsi nous voyons se construire l'équation fatale.
Nous voyons se mettre en route l'engrenage qui allait
broyer dans ses dents le Christ, Lumière. Et cette
équation, la voici : nous devrions toujours l'avoir
présente devant nous : refus = expulsion = meurtre.
Le même Apôtre sera clair lorsqu'il nous dira : Celui
qui éprouve de l'aversion pour son frère, celui qui le
chasse de son coeur, celui-là est un meurtrier, et il
doit savoir que la vie de Dieu n'habite pas en lui et
qu'il est installé dans la mort.
Mes frères, efforçons-nous d'être comptés au nombre de
ceux qui acceptent la Lumière. Et nous le serons si nous
préparons dans notre coeur une place pour notre frère. A
notre tour, nous serons appelés Fils de Dieu, car nous
aurons été avec notre frère engendrés par l'Amour qui
est Dieu.
Et nos voeux, ceux que nous échangeons en ce jour de
Noël, ils prendront tout leur sens. Ils signifieront une
communion dans la même Vie qui est la Vie de Dieu et qui
est l'Amour. Et nos voeux atteindront une efficacité qui
portera jusqu'aux limites de l'infini.
Amen.
Temps de Noël : Fête de Saint Etienne. 26.12.80
La non-violence.
1. Introduction à l'Eucharistie.
Mes frères,
Le diacre Etienne a-t-il personnellement connu le
Christ ? Personne ne nous le dit. Une chose est certaine
: s'il ne l'a pas connu selon la chair, il l'a
certainement connu selon l'Esprit. Et là, nous pouvons
le rejoindre ! Malheureusement les yeux de notre coeur
sont couverts de la taie du péché. Demandons au Seigneur
de nous guérir ! Il le peut ! C'est pour les pécheurs
qu'il est venu.
2. Homélie.
Mes frères,
Quand je pense au martyr du diacre Saint Etienne, je ne
puis m'empêcher de sentir l'odeur et le goût de la
violence qui coule comme une lave volcanique partout
dans le monde. Ses victimes ne se comptent plus. Cela
descend au rang de fait divers. Et pourtant, chacune
d'elle porte imprimée en elle le visage bafoué du
Christ.
Des cercles de plus en plus larges, surtout parmi les
jeunes, découvrent que un des traits essentiels du
Christianisme authentique est la non-violence, qui n'est
pas impuissance douceâtre, résignée, mais qui est force,
comble de force dans le refus catégorique de céder à la
haine et à la vengeance.
Le non-violent sait qu'il expose sa vie. Mais il sait
aussi que la mort n'est pas le dernier mot d'une vie qui
semblerait, au regard des hommes, s'abîmer dans l'échec.
Non, dans ces conditions, la mort est le témoignage de
l'amour invaincu qui est fusion dans l'être de Dieu et
paradoxalement sauvetage des bourreaux.
Le diacre Etienne qui voyait les cieux ouverts, qui
contemplait la Lumière de Dieu et Jésus ressuscité
debout dans la gloire, Etienne, il est le prototype du
non-violent qui s'endort en Dieu sans le moindre
sentiment de haine pour ses meurtriers.
Mes frères, la non-violence, elle est aujourd'hui
l'expression moderne de l'amour. Lorsqu'elle arrive à
son sommet, à sa perfection, elle s'identifie à la
sainteté. A ce moment, c'est le Christ qui revit son
mystère de mort et de résurrection dans un homme, un
homme qui s'est donné à lui sans réticence, qui n'a pas
retiré sa confiance ni sa Foi. Saint Benoît fait de la
non-violence le quatrième degré de son échelle
d'humilité. Je ne vais pas entrer dans les détails. Je
citerai simplement une toute petite expression, deux
mots : tacita conscientia, 7,35.
Le moine humble, c'est à dire le moine vrai, lorsqu'il
est victime d'une injustice ou d'une agression, impose
le silence au déchaînement des pensées et aux mouvements
de révolte. Il va même plus loin. Il prend sur lui
l'inconscience ou le péché de l'autre. Il le prend sur
lui pour l'expier à sa place. Et ainsi, il imite son
Sauveur, le Christ, auquel il s'est donné.
Mes frères, le martyre de Saint Etienne nous interpelle
puissamment. N'allons pas nous boucher les oreilles,
sinon nous signerions que nous sommes du côté des
bourreaux. Mais plutôt, apprenons à contrôler nos
réactions et à suivre le Christ en faisant nôtre le
petit conseil de Saint Benoît qui dit : caritatem non
derelinquere, 4,26. Ne jamais abandonner la
charité, cet amour qui nous rend l'autre plus cher que
nous-mêmes.
Et alors, nous serons vraiment des disciples du Christ,
des Fils de Dieu et des porteurs de Lumière.
Amen.
Temps de Noël : Fête de Saint Jean. 27.12.80
Il vit et il crut !
1. Introduction à la célébration.
Mes frères,
L'Apôtre Saint Jean, c'est pour nous d'abord, son
Evangile et ses lettres dans lesquelles il nous révèle
que Dieu est Amour. C'est tellement beau que nous osons
à peine y croire. Avant d'entrer dans cette Eucharistie,
demandons au Seigneur Jésus, lui l'éternellement jeune,
de nous fortifier, de nous donner l'audace de croire.
2. Homélie.
Mes frères,
S'il est une violence qui conduit à la mort et les
victimes et les bourreaux, il en est une autre qui
débouche sur la communion et sur la vie. La première
emprunte le chemin de la facilité. Elle frappe, elle
tue, elle détruit, elle saccage, autant de signes d'une
indéniable faiblesse.
La seconde se glisse par les sentiers étroits qui porte
nom : patience, endurance, souffrance. Elle témoigne
d'une force peut commune, d'une force qui lui vient
d'ailleurs. L'Apôtre Jean est le premier à avoir exploré
ces régions nouvelles. Les puissances d'agressivité qui
vivaient en lui, il les dirigeait comme d'instinct vers
des objets qui lui étaient extérieurs. Rappelons-nous le
feu du ciel sur les Samaritains, ses intrigues pour
souffler aux autres Apôtres la première place.
Puis, dans une seconde partie de sa vie, à partir d'un
moment bien précis, cette agressivité, il la dirige vers
un objectif valable cette fois, la forteresse d’égoïsme
qui lui barre l!accès à la vie véritable. Les deux
versants de sa vie ont basculé et se sont inversés à
l'instant où il vit et il crut !
Jean était le seul parmi les Apôtres à avoir été le
témoin de la mort du Christ et du constat de décès
dressé par le soldat qui avait d'un coup de lance ouvert
la poitrine du Christ. Et c'est le même Jean qui, le
premier dans le tombeau vide, crut à la résurrection du
Christ, et comprit. En un éclair, tout prenait sens pour
lui et les paroles, et les actes au Christ, et
l'histoire du monde, et son destin personnel à lui...
Il lui faudrait des années pour creuser cette
découverte. Et au terme de sa vie, il ne pouvait plus
s’empêcher de nous en livrer le secret et la grille
d'interprétation. Il nous disait que Dieu est Lumière,
Dieu est communion, Dieu est Vie, Dieu est Amour. Et
tous ces trésors qui dépassent nos facultés
d'appréhension et de compréhension, ils sont tous
enfermés en la Personne du Christ Jésus ressuscité des
morts. Et ils sont à notre disposition aujourd'hui
encore...
Le bouleversement chez Jean avait été spectaculaire !
Il n'était plus question pour lui de disputer aux autres
la première place, la meilleure, pour lui tout seul.
Non, il n'avait plus qu'une préoccupation : partager
avec tous la plénitude de sa joie...
Mes frères, à la suite de Jean, avons-nous à notre tour
expérimenté un ébranlement qui nous jette pour toujours
hors de nous-mêmes ? Si oui, tout s'est écroulé en nous
et autour de nous et il ne reste plus que pauvreté,
oubli de soi, obéissance, silence. Et devant nous, sous
nos yeux, s'est allumé une Lumière éblouissante,
fascinante, la Lumière de Dieu. Et en nous commence à
travailler une force, la force de l'Esprit qui nous fait
nous lancer à l'assaut du Royaume de Dieu dans la troupe
de ces violents que rien n'effraie ni ne rebute.
Mes frères, c'est cela la vie contemplative ! Il faut
oser mourir avec le Christ pour ressusciter avec lui le
plus vite possible, dès cette vie. Est-il donc
irréalisable ce rêve de voir le Christ, de baigner en
nous sa paix et sa joie, dans sa lumière, de recevoir
tout ce qu'il nous a promis ?
Mes frères, il faut oser partir, sans regarder en
arrière, vers les terres où règne un seul Roi, Dieu, des
terres où la Vie est la nourriture de chaque jour, des
terres où il n'est plus possible que d'aimer, de vivre
en communion les uns avec les autres, des terres où le
voile entre ce que nous appelons l'au-delà et ce par de
ça où nous vivons, ce voile insensiblement s'amenuise et
se déchire.
Mes frères, au départ de cette aventure prodigieuse, il
n'y a rien qu'une chiquenaude : il vit et il crut,
mais il faut le doigt de Dieu.
Amen.
Temps de Noël : Fête de la Sainte Famille. 28.12.80
La Trinité.
1. Introduction à l'Eucharistie.
Mes frères,
Le dimanche consacré à la Sainte Famille de Jésus,
Marie et Joseph est une invitation à nous interroger sur
les valeurs de communion dans le partage d'un même idéal
? L'idéal, pour nous, se concrétise dans une recherche
persévérante de la volonté de Dieu.
Nous allons renouveler nos forces, rafraîchir notre
esprit en nous replongeant symboliquement dans l'eau de
notre baptême. Et nous demanderons à Dieu de nous
purifier des attaches désordonnées à nos petits vouloirs
personnels.
2. Homélie.
Mes frères,
L'épisode dont nous venons d'entendre la lecture aurait
pu être écrit aujourd'hui. Que de familles arrachées à
leur foyer par la persécution, par la guerre, par des
événements, des catastrophes naturelles. Pensons à ce
récent tremblement de terre dans le Sud de l'Italie.
Ici, ce qui lance cette toute jeune famille sur les
routes de l'exil, c'est la haine. Un homme a pris peur,
un vieux tyran. Il a pourtant tout pour être satisfait.
Il a le pouvoir, i1 a la faveurs des empereurs, il a
l'argent, il a la réussite temporelle. Et pourtant il
est habité par la peur parce qu'il ne connaît pas Dieu.
Mes frères, nous devons prendre garde de ne pas nous
retrouver dans la peau et dans l'âme de cet Hérode !
Nous vivons parmi d'autres hommes. Nous vivons parmi des
frères. Et il y a en chacun, sur le visage de chacun,
une flamme, un éclair. C'est un reflet de la Face de cet
enfant, de cet enfant qui était Dieu, qui a grandi, qui
est devenu un homme, qui toute sa vie a été poursuivi,
et qui finalement a succombé sur une croix.
Mes frères, nous devons choisir. Nous serons cet homme.
Nous le serons et comme lui nous grandirons en sagesse,
en taille, en grâce devant Dieu notre Père et devant les
hommes nos frères. Nous ne rendrons jamais l'injure pour
l'injure, ni le mal pour le mal. Mais nous accepterons
tout et nous le dissoudrons dans la fournaise d'amour
qui est l'Esprit et qui nous habite. Et ainsi, nous
deviendrons le coeur d'une Famille. Nous aurons avec
nous des hommes et des femmes, dispersés dans le monde,
dans l'invisible. Car la Famille de Dieu, aujourd'hui,
elle s'étend à l'humanité entière.
Et à partir de nous se répandent des rayons de cet
amour qui soudait entre eux Jésus, Joseph et Marie. Et
ainsi de proche en proche se répandra, s'étendra le
Royaume de Dieu. L'exemplaire type de cette Famille que
Dieu veut édifier, c'est la Trinité.
Vous avez le Père. Vous avez un élément qu'on peut
qualifier de féminin, qui est l'Esprit ou l'Amour.
Rappelons qu'en langue Hébraïque, le mot Esprit est du
genre féminin. Tout ça s'est perdu dans nos langages à
nous. Et puis il y a le Fils.
A partir de là, nous avons notre propre personne qui
partage cette vie Trinitaire. La part masculine qui est
en nous, qui sera pour affronter les difficultés, pour
les vaincre, pour ne jamais se laisser écraser par le
mal.
Et puis il y a notre part de féminité qui sera tendresse,
qui sera accueil, qui sera ouverture, et qui saura donner
sa vie pour les autres.
Mes frères, la Famille, nous la portons d'abord en
nous. Et puis nous l'étendons à nos proches. Et à partir
de là, nous l'étendons à tous les frères. Essayons
aujourd'hui d'avoir cet idéal devant les yeux, de le
porter en nous, de le faire grandir pour qu'il se
réalise. Telle est la volonté de Dieu. En elle nous
devons nous perdre. Ce sera le salut du monde et notre
propre résurrection.
Amen.
Partage du Chapitre Général : Moines ? 28.12.80*
1. Rapport Anglo-Américain.
Mes frères,
Dans sa lettre Pascale, le Père Abbé Général nous
demandait si comme objectif premier de notre recherche
spirituelle nous placions la prière continuelle ? Il
nous demandait si toutes nos forces étaient polarisées
vers cet idéal ? Et il constatait que l'aspect
contemplatif de notre vie n'était pas suffisamment mis
en relief.
Trois groupes d’Abbés se sont interrogés à ce sujet au
Chapitre Général : deux de langue Anglaise et un de
langue Française. Je vais commencer aujourd'hui par vous
faire part de leurs conclusions. Elles sont très
intéressantes et nous sentons que c'est un problème qui
agite bien des esprits aujourd'hui. Et pas seulement
dans le monde des jeunes, mais aussi chez les anciens
car ça remet en question l'enseignement qu'ils ont reçu
lorsqu'ils étaient encore jeunes...
D'abord le premier groupe Anglais, de langue Anglaise
plutôt, donc Anglo-Américain. Je reconnais les
réflexions et le style d'un Abbé Américain dont je vous
ai parlé, c'est l'Abbé de Mepkin, qui était vraiment un
homme qui sort de l'ordinaire. C'est un enthousiaste,
malgré son âge car il est déjà loin dans les soixante.
Ils commencent par constater un fait qui est au fond une
lapalissade.
...La raison d'être d'un Ordre contemplatif, c'est de
former des contemplatifs...
Hors de cela on peut le supprimer ! Que fait-il dans
l'Eglise ? Que fait-il sur terre ? RIEN ! Il manque son
but ! Première constatation donc. Et ils posent la
question :
...Pourquoi existerait-il ?
Voyez, c'est clair, c'est net ! Mais encore une fois
c'est une lapalissade tellement c'est évident. Pourtant,
il y en a encore aujourd'hui qui le conteste. Qu'ils
aillent dans un autre Ordre alors qui n'est pas
contemplatif. Il n'en manque pas dans l'Eglise.
...C'est l'Eglise qui appelle les Ordres contemplatifs à
cette mission.
Pourquoi ? Mais parce que le contemplatif est
indispensable et à l'Eglise, et au monde. Il est sur la
terre présence vivante du Royaume de Dieu. Il ne faut
pas l'oublier ! Le contemplatif est un homme qui, comme
Saint Etienne à l'heure de son martyr, voit le ciel
ouvert. Il contemple la Lumière de Dieu, il voit le
Christ ressuscité. Et cette Lumière qu'il voit, il la
capte, il la reçoit en lui et il la disperse dans le
monde. Il est comme ces miroirs paraboliques qu'on
rencontre maintenant le long des routes à certains
endroits, et qui captent l'énergie solaire. Puis qui
renvoient cette énergie électromagnétique qui transporte
tout : et les sons, et les images, et la vie.
C'est cela le contemplatif ! Si l'humanité en était
privée, elle dépérirait ! Elle retournerait au stade de
l'animalité, et du végétal, et du minéral, ce serait
fini ! L'évolution vers la transfiguration du cosmos en
Dieu serait bloquée et la régression s'amorcerait.
Naturellement Dieu prend bien garde qu'il y ai sur terre
toujours des contemplatifs. Mais s'il y a des Ordres
Contemplatifs, c'est pour former des gens à cela, à
cette mission.
Le contemplatif aussi, il est Amour puisque ce n'est
plus lui qui vit, que c'est le Christ qui vit de plus en
plus en lui. Dans sa chair s'établit un contact direct,
immédiat avec le divin, avec le monde de Dieu, sans
intermédiaire. C'est l'incarnation de Dieu qui se
poursuit dans un homme, dans des hommes puisqu'il n'yen
a pas qu'un seul sur la terre !
Il y a donc là une réalisation nouvelle du plan de Dieu
qui veut que l'homme soit un être divinisé, rayonnement
et révélation d'amour pour les autres. Et ainsi de
proche en proche dans l'invisible, cette vie divine, cet
amour se communique, se transmet.
...Le contemplatif est aussi un point où se concentre la
force de gravitation spirituelle sans laquelle le cosmos
se disloquerait...
Il Y a là une force ! Voyez la gravitation ! C'est cela
qui tient les êtres les uns à côté des autres, qui fait
que l'univers soit une harmonie, soit un chant et une
beauté. Si cette force de gravitation universelle vient
à se dissoudre, mais encore une fois, tout disparaît,
tout s'écroule.
Dans le monde de Dieu, le contemplatif, il concentre en
lui cette force de gravitation, et tout gravite autour
de lui. Ce qui ne veut pas dire qu'il est égocentrique ?
Non, mais c'est Dieu qui vit en lui. Or, tout gravite
autour de Dieu. Il est indispensable que l'incarnation
de Dieu s'achève, se poursuive, s'accomplisse. Mais
c'est du réel, cette incarnation ! C'est dans des êtres
de chair ! Or c'est cela une des missions du
contemplatif !
Repose donc sur chacun d'entre nous, et sur les
communautés comme telles, et sur les Ordres
contemplatifs, une lourde responsabilité. C'est cela que
les Abbés ont redécouvert en y réfléchissant. Et c'est
cela qu'ils demandent qu'on transmette à tous les
membres de l'Ordre.
...Le contemplatif développement...
Cela veut dire que est également un homme toujours en voie
de
sa capacité pneumatique spirituelle se dilate à
l'infini. Sa divinisation n'est jamais terminée car il
doit recevoir en lui la plénitude de Dieu. Son organisme
se dilate toujours et ce sera ainsi toute l'éternité. A
tel point qu'un homme qui expérimente ce fait, il a
l'impression d'être toujours au début de sa vie. Il lui
semble toujours commencer. Il est fasciné par ce qui est
devant lui ; et au fur et à mesure qu'il avance, il
oublie ce qui est derrière.
C'est l'expérience de Saint Paul qui dit : Oubliant ce
qui est derrière, moi, je cours en avant vers ce que je
vois, qui est Dieu, qui est la Trinité. Et c'est ainsi
que cet homme demeure éternellement jeune ! Et
l'humilité, c'est cela ! Nous autres, nous voyons plus
facilement l'humilité du côté humain, ce qui apparemment
nous empêche, ce qui cause souffrance, ce qui cause
difficulté.
Mais en réalité, l'humilité, c'est quelque chose de
positif. C'est cette éternelle jeunesse qui fait que
nous ne nous retournons jamais sur nous. Il n'y a pas de
retour sur nous. Non, nous sommes toujours tendus vers
ce qui arrive, vers l'avant. Et je vais vous citer, ici,
deux petits apophtegmes pour illustrer cela. Je les ai
lus il y a quelques jours. Et ça m'est revenu lorsque je
relisais ce rapport Anglo-Américain.
Ils sont attribués à un certain Abba Sisoès. Sisoès,
est un nom qui signifie la fleur. Il faut voir
un bourgeon qui s'ouvre. Il y a une belle fleur bien
colorée, bien odorante qui s'ouvre. Voilà ce non Sisoès.
...Un frère interrogea Abba Sisoès, disant : Comment
as-tu abandonné Scété ( le désert de Scété) étant avec
Abba Or, et es-tu venu demeurer ici ?
Sisoès, la fleur, le bourgeon qui s'ouvre, vivait à
Scété en compagnie de l'Abba Or. Or, Or veut dire
lumière. Voyez les deux ! Vous avez l'Abbé qui était la
Lumière, et son disciple qui était la fleur. Il a
abandonné Scété pour venir sur la montagne de Saint
Antoine. Donc voyez un peu, il a voyagé du sud
d'Alexandrie à la mer Rouge. Il a traversé le désert.
...Alors le vieillard dit : Au moment où Scété commença
à être fréquenté...
C'est à dire où les gens du monde commençaient à venir à
Scété pour voir ce qu'il s'y passait et pour demander
toutes sortes de conseils. Alors dit Sisoès :
...alors j'ai entendu dire qu'Antoine était mort. Et
je me suis levé et je suis venu ici sur la montagne.
Et trouvant le lieu paisible, je me suis assis un
petit peu.
...Le frère lui dit : Depuis combien de temps es-tu
ici ? Le vieillard lui dit : Depuis 72 ans...
Vous sentez la pointe ! C'est un petit peu ! Pour
Sisoès, il est arrivé hier ! Je me suis assis un petit
peu parce qu'il y faisait agréable. Puis quand on lui
pose la question : Oui, mais ? Alors c'est depuis 72 ans
que je suis assis ici. C'est cela, vous voyez, le
contemplatif! Il ne sait plus. Il est éternellement
jeune. Et il a dû quitter Abba Or à l'âge de 20 ans.
Maintenant un second apophtegme. Il est là-bas sur la
montagne d'Antoine:
...Abba Sisoès était assis un jour sur la montagne
d'Abba Antoine. Et son disciple tardant à venir, il ne
vit personne pendant 10 mois. Or, pendant qu'il
marchait dans la montagne, il rencontra un Pharanite
qui chassait des bêtes sauvages...
Un Pharanite, c'est donc un habitant du désert de Phâran,
ou de Pâran, comme on dit maintenant.
...Et le vieillard lui dit : D'où viens-tu ? Et
depuis combien de temps es-tu ici ? Il répondit : En
vérité, Abba, je suis sur cette montagne depuis 11
mois, et je n'ai vu personne que toi. Entendant cela,
le vieillard rentra dans sa cellule et se frappa la
poitrine en disant : Voilà Sisoès, tu as pensé que tu
avais fait quelque chose, mais tu n'es même pas arrivé
au niveau de ce séculier...
Le séculier était seul dans la montagne depuis 11 mois,
et Sisoès pensait avoir fait quelque chose parce qu'il
était là seul depuis 10 mois.. .Voyez, c'est cela !
Voilà le contemplatif.
...Ce qu'il y a aussi chez lui, c'est que les
potentialités naturelles se développent à l'unisson de ses
puissances spirituelles.
C'est l'homme entier qui grandit en Dieu. Ce n'est pas
seulement ce que nous appellerions son âme. Non, c'est
tout son être à l'unisson. Si bien que cet homme
retrouve une sorte de virginité Adamique. Je veux dire
qu'il redevient ce qu'était le premier homme avant son
péché.
Adam est mort, après son péché, à l'âge de 930 ans,
nous dit la Bible. S'il n'avait pas voulu faire sa vie
suivant ses idées personnelles, s'il n'avait pas mangé
du fruit défendu, s'il n'avait pas désobéi, il n'aurait
pas connu la mort. Il serait toujours resté jeune. Cette
virginité Adamique, c'est cette jeunesse éternelle
retrouvée.
Et les premiers moines dans leur simplicité espéraient
retrouver cet état premier de l'homme. Et d'une certaine
façon ils y arrivaient. Car, comme ce n'était plus eux
qui vivaient, mais le Christ qui vivait en eux, ils
retrouvaient l'éternelle jeunesse du Verbe de Dieu. Et
ils étaient ainsi déjà parvenus au delà de la mort. Et
c'était tout leur être !
Et c'est pour cela qu'on nous les représente, par
exemple : On dira que Saint Antoine, au moment de sa
mort à 120 ans - donc 3 X 40 comme Moise, trois fois
arrivé au sommet de la perfection - donc à 120 ans, il
n'avait pas perdu une seule dent. C'est par toutes
petites choses ainsi qu'on essayait de signifier que
voilà il était toujours jeune. Mais, elles étaient usées
! Il n'y avait que ça, car toutes étaient là !
Alors, voilà ce que constatent encore nos Anglo-Saxons. Ce
doit être Américain ceci :
...Nombre de moines ne paraissent pas permettre à leur
dimension humaine et spirituelle de se développer. Ils
sont "trappistes" pour les observances, et même
anticontemplatifs…
Donc, on a constaté ça ! Donc, c'est un fait ! Cela
existe ! Cela doit peut-être bien exister aux
Etats-Unis. Et peut-être bien, oui, encore dans les pays
Anglo-Saxons, en Irlande par exemple. Je l'ai remarqué,
parce que les Irlandais et les Anglais, mais surtout les
Irlandais, sont contre le nom Trappiste. C'est pour eux
quelque chose de ODIEUX, c'est le mot qu'ils utilisent.
Pourquoi ? Parce que ça leur rappelle justement que les
anciens Trappistes étaient anticontemplatifs. C'était un
Ordre pénitent. On y entrait pour faire pénitence pour
ses péchés. Et puis voilà, on essayait au moins d'entrer
dans le Purgatoire, de ne pas aller en enfer. Et pour
cela : souffrir, travailler, se Fatiguer du moins
communautairement ! Parce que il est certain que
derrière on se rattrapait de beaucoup de façon pour tout
de même se faciliter et se rendre agréable la vie.
Mais le résultat alors ? - Il y en a encore qui vivent
comme ça maintenant - Le résultat, c'est qu'on ne permet
pas aux dimensions humaines et spirituelles de se
développer. Donc, on forme des hommes spirituels
atrophiés et des êtres humains diminués, rabougris.
C'est terrible cela !
...Le nouveau style de vie cistercien n'est pas encore
mis en place...
Cela rejoint un peu ici la remarque du Père Abbé
Général qu'on n'insiste pas suffisamment sur l'aspect
contemplatif de notre vie. Nous ne sommes pas des
cisterciens. Et quand on pense cisterciens, il faut voir
Saint Bernard, ces premiers hommes de Cîteaux, ces
saints ; ça c'étaient de vrais cisterciens ! Mais on en
est encore loin !
On fera du cistercien, mais au plan historique,
archéologique, mais on ne s'engage pas. En fait, on
reste encore Trappiste dans le sens péjoratif du terme.
Les nouvelles structures ne sont pas encore en place. Il
faut donc que les hommes changent, qu'ils se
convertissent. Alors ils disent :
...Il faut enseigner la valeur de la vie contemplative à
ceux qui viennent, aux nouveaux; et les aider à les
assimiler en vue de l'engagement total de la personne.
C'est la personne totale qui s'engage!
...Nous devons avoir de la souplesse. Et cela donne à
l'Abbé et au Maître des novices un espace pour la
recherche des valeurs contemplatives...
Il ne faut donc pas vouloir à tout prix faire entrer
tout le monde dans le même cadre préfabriqué, avoir une
boite, et si je suis petit, je serai à l'aise dans la
boite. Et si je suis plus grand, et bien je vais
étouffer dans la boite.
Non, que chacun soit libre de se développer humainement
et spirituellement suivant ce qu'il est. Mais toujours
dans la ligne contemplative de l'Ordre cistercien. C'est
pour cela qu'il faut laisser à l'Abbé et au Maître des
novices de la souplesse. La direction spirituelle, la
formation spirituelle est personnalisée maintenant mais
toujours dans la même ligne.
...Nous devons avoir une orientation qui procure aux
hommes de larges horizons...
Il faut de l'espace aux hommes ! C'est cela encore. Ils
doivent être attirés par ce qui est en avant et non pas
toujours être retenu, avoir une corde au cou. S'ils vont
un peu trop vite, on les retire en arrière, on les
étrangle, on les jette par terre ! Non, il faut de
larges horizons, de l'espace où ils peuvent respirer,
vivre spirituellement et humainement aussi. Les besoins
de l'un ne sont pas les besoins de l'autre.
...Nous devons être franchement contemplatifs...
Et écoutez ici ce qu'ils disent encore !
...Face aux courants actuels, si nous voulons être
compétitifs à côté des voyages vers l'Orient...
Et l'Orient, ici, il faut l'entendre dans un double
sens : Il y a le Proche-Orient et il y a
l'Extrême-Orient. Vous avez maintenant partout une vague
de retour vers le Byzantinisme. Vous en voyez combien de
jeunes, et de moins jeunes encore, qui viennent ici à
notre église. Il suffit d'avoir l'oeil ouvert : vous les
verrez, comme on dit, faire le signe de croix à l'envers
au début de l'Office. Mais voilà, ce sont des garçons,
des hommes qui ont été séduits par la spiritualité
Orientale, Grecque, Russe, Slave... Pourquoi ? Parce que
nous autres, nous n'avons plus rien à leur donner !
C'est terrible, ça !!!
Vous avez alors l'autre Orient, l’Extrême-Orient. Vous
aurez des jeunes qui partent au Népal, dans l'Himalaya,
aux frontières du Tibet. Dans le vrai Tibet, ils ne
peuvent pas entrer parce que les Chinois sont là aux
frontières. Mais enfin ils vont là. Et que
deviennent-ils ? Ils deviennent Bouddhiste. Il y en a
qui vont s'abreuver à la spiritualité Japonaise, du
Zend, du Yoga. C’est bien, il y a une certaine
discipline là-dedans ! Cela va bien, il y a une sorte
d'ascèse à laquelle nous pouvons emprunter quelques
éléments qui sont d'ailleurs présents dans notre
spiritualité à nous mais un peu oubliés.
Mais non, Pourquoi ? Mais parce que ici, il n'y a plus
de contemplatifs. On n'en forme plus. On formera des
cérébraux, des intellectuels, mais pas des hommes qui de
tout leur être s'ouvrent à Dieu pour que Dieu puisse
entrer en eux, les transformer ; qu'ils puissent, eux,
voir Dieu et être des hommes achevés, parfaits. ils vont
là pour devenir des spirituels Orientaux !
...Les hommes ont faim de ce que nous pouvons offrir ! Et
si nous creusions notre spiritualité monastique et
cistercienne, nous serions franchement compétitifs...
Mais hélas, il y a toujours chez nous une certaine
peur. Il fut un temps où parler de contemplation ou de
mystique suscitait non seulement le sourire, mais des
ricanements dans les communautés cisterciennes. C’était
à l’époque où on parlait de Trappiste. Et il n'y a pas
tellement longtemps ! J'ai encore connu ça ici, chez
l'un ou l'autre ancien, qui sont morts maintenant, et
qui seraient plus que centenaires.
Eh bien, c'est cela qui effraye les hommes, les jeunes
aujourd'hui. Mais si nous sommes franchement
contemplatifs, si dans toute notre vie nous pouvons nous
présenter devant eux comme des hommes heureux, des
hommes chrétiens, des hommes christifiés, des hommes qui
croient et qui sont donnés à leur idéal, alors, il ne
sera plus nécessaire de courir au Mont Athos, ou de
courir en Roumanie, ou d'aller aux Indes pour trouver
Dieu. Dieu est ici !
Voilà mes frères quelques petites conclusions
préliminaires de ces Anglo-Américains. A une autre
occasion, nous essayerons d'aller encore un peu plus
loin. Vous voyez que la réflexion au Chapitre Général a
tout de même été profonde. Mais ça, c'était très bien
quand on était entre soi. Ce sont des hommes qui se
réunissent, qui sont intéressés par la question et qui
parlent.
Temps de Noël : Oracle de Siméon. 29.12.80
Amour ou aversion ?
1. Introduction à l'Eucharistie :
Mes frères, Demandons au Seigneur d'ouvrir nos coeurs
aux largesses dont il veut nous enrichir à l'occasion de
l'anniversaire de sa nativité. Et regrettons amèrement
la débilité de notre conscience.
2. Homélie :
Mes Frères,
Les paroles de Siméon séparent l'humanité en deux. Et
ces paroles sont décisives comme toutes celles que Dieu
lance dans le monde par la bouche de ses prophètes.
L'Oracle de Siméon signifie ceci : Les hommes se jugent
eux-mêmes à travers leur prise de position en présence
du Christ Lumière du monde.
Attention ! Soyons sur nos gardes ! N'allons pas
imaginer qu'il est question ici d'opinion philosophique
ou théologique comme s'il était simplement question de
se situer, de se mouvoir au niveau de la réflexion ? Il
s’agit bien d'autre chose. Et c'est l'Apôtre Jean qui
nous donne une clef qui nous permet de comprendre. Et
c'est extrêmement simple :
Mon attitude face à mon frère met à nu les secrets de
mon c œur ! Si j'aime mon frère, je suis dans la Lumière
et la Vie de Dieu palpite en moi. Si j'ai de l'aversion
pour mon frère, je suis dans les ténèbres et les
puissances de mort dominent sur moi.
Amour, Aversion ! Il ne s’agit pas de sentiments, mais
de ce qui sort du c œur : pensées, gestes, actions dans
le concret des relations quotidiennes. Et ceci vaut pour
tous les hommes indistinctement, quelque soit le lieu où
ils séjournent. C'est ainsi que le Christ compte des
amis qui s'ignorent. Et il se trouve aussi de faux
chrétiens, des menteurs, comme dit l'Apôtre.
Et ici, nous retrouvons en Saint Jean la violence qui
était au départ de son tempérament, qui n'a pas été
annulée, mais qui s'est convertie et qui maintenant ne
lui permet pas de transiger avec la vérité. Transiger
serait trahir la Christ et occulter la Lumière. Jean est
dur parce qu'il veut tirer les hommes de leur sommeil.
Il voit de ses yeux, il est le témoin oculaire de ce que
Siméon contemplait de loin : Le Christ présent parmi les
hommes et le Christ signe de division.
Mes frères, Saint Benoît nous dit que Dieu est patient
avec nous. Il attend que nous le prenions au sérieux.
Aujourd'hui encore dans cette liturgie, il nous parle
ouvertement. L'entendrons-nous ? L'écouterons-nous ? Le
moine est un neptique, un vigilant, un attentif, un
éveillé. Sommes-nous des éveillés ? Est-ce que nous nous
rendons compte que notre frère c'est le Christ et qu'il
n'y a pas à en sortir !
Mon avenir éternel gravite autour du visage de mon
frère. Ai-je les yeux ouverts pour reconnaître le Christ
? Et si je le reconnais, vais-je me dresser contre lui ?
Que va-t-il sortir de mon cœur ? Ses secrets les plus
personnels et les plus intimes, ils seront mis à nu, et
sous le regard de Dieu, et sous le regard des autres
aussi.
Mes frères, dans un instant le Christ va nous nous unir
à lui. Il va nous rassembler en un seul Corps, qui est
le sien. Puisse-t-il maintenant nous plonger tous dans
sa Lumière et nous y garder jusqu'à notre dernier
souffle...
Amen.
Temps de Noël : Le message d’Anne. 30.12.80
Homélie : Contemplatifs ?
Mes frères,
Anne parlait de l'Enfant à tous ceux qui attendaient la
délivrance de Jérusalem. Elle était soulevée par
l'enthousiasme de sa Foi, elle ne pouvait se contenir.
Pour elle, c'était assez et c'était trop. Assez, car ses
espérances les plus folles étaient comblées. Trop car
son coeur était devenu petit, et il débordait. Elle
devait partager sa joie., Il fallait que le plus grand
nombre, tous si possible, entre dans la plénitude de
cette joie.
Mes frères, vous savez que le Chapitre Général s'est
demandé si dans notre Ordre existait aujourd'hui de
vrais contemplatifs ? Des contemplatifs authentiques ?
Des hommes qui ont reçu un choc à la fois doux et
terrible, un choc qui les a jetés à terre et rendus
aveugle, un choc qui leur a donnés des yeux nouveaux qui
maintenant regardent l'invisible.
Tous voyaient un enfant de 6 semaines dans les bras de
sa mère. Anne, seule, contemplait la Lumière du monde.
Cette Lumière en laquelle sont cachés tous les trésors
de la sagesse et de la connaissance.
Tous voient un univers de matière, du vivant, de
l'intelligible. Le contemplatif seul, admire la
Jérusalem nouvelle, patiemment, amoureusement construite
par le Créateur. Cette Jérusalem, l'épouse de l'Agneau,
nimbée de gloire, immergée dans la Lumière.
Mes Frères, notre capacité d'étonnement et
d'émerveillement, elle qui fait les poètes et les
contemplatifs, est-elle fraîche, juvénile, toujours
neuve ? Est-elle adaptée, est-elle accordée à la
Lumière, à l'enfance, à la transparence de cette ville :
Jérusalem, cette cité de cristal, jeune de l'éternelle
jeunesse de Dieu ? Le contemplatif est l'oeil lumineux
du cosmos. Sans lui, Jérusalem ne serait pas éblouie par
la beauté de son époux et elle ne se connaîtrait pas
elle-même. Il est un tourment peu commun, c'est de voir
des choses que personne ne voit, de se trouver désorbité
par rapport aux autres, étranger, de plus en plus
étranger.
Le monde a ses lois qui s'appellent convoitises de la
chair, convoitises des yeux, orgueil de la puissance. Le
contemplatif était, hier, dominé par ces lois. Mais
l'enfant, mort et ressuscité, l'en a délivré. Et
lui-même devenant à son tour un enfant sait que
désormais il est libéré pour toujours ! Mais malheur à
lui ! Désormais encore il sera seul car il a perdu de
vue le troupeau qu'il suivait.
Mes Frères, des contemplatifs de cette trempe, s'en
trouvent-ils encore dans nos monastères ? C'est là le
secret de Dieu ! Mais une chose est certaine, si nous
avons le courage de nous laisser vaincre par le Christ
dans une joute d'amour, le courage de redevenir enfant,
alors ce sera demain notre part. Bientôt, nous promet
Saint Benoît !
Amen.
Temps de Noël : Le MEMRA de Dieu. 31.12.80
Homélie :
Mes frères,
Nous devrions nous pencher longuement sur l'Hymne
magnifique qu'est le Prologue de Saint Jean. Il faudrait
l'ausculter de l'intérieur, être soi-même pure hymne à
la louange de Dieu afin d'être consonance parfaite avec
elle.
Aujourd'hui, je voudrais me permettre de jeter un
regard furtif mais combien respectueux et retenu sur les
abîmes incandescents du mystère que Saint Jean ouvre
aujourd'hui devant nous. Excusez-moi si je vais user
d'images quelques peu insolites afin d'essayer d'évoquer
ce que j'aurais un instant aperçu.
Dieu vit. Et dans les profondeurs de Dieu, dans ses
entrailles qui sont bonté, amour, tendresse, don de soi,
partage, dans les entrailles de Dieu germe un projet,
une pensée, une parole, un "memra". Je m'arrête à ce mot
Araméen qu'utilisait certainement Saint Jean quand il
s'exprimait dans sa langue maternelle. Il dérive d'une
racine qui est tout un tableau, une scène vivante que
nous devons laisser jouer en nous jusque dans notre
musculature.
Et cette racine esquisse un mouvement de bas en haut,
une élévation, une ascension, une montée. Voyons donc ce
"memra" qui germe au fond des entrailles de Dieu et qui
monte. Il arrive à la hauteur du coeur, du coeur de
Dieu. Et là, il se charge d'effluves qui sont les
inimaginables énergies divines. Il monte encore. Le
voici sur les lèvres de Dieu. Et il se répand au dehors
en une vapeur qui devient l'ineffable beauté du cosmos.
Oui mes frères, l'univers est un discours ordonné,
équilibré, harmonieux que Dieu nous adresse, par lequel
il nous dit quelques secret de son être mystérieux.
Chaque créature, inanimée, vivante ou intelligente,
porte en elle une étincelle de divin qu'est ce "memra"
primitif. Les anciens moines, les tous premiers étaient
attentifs à lire ce Livre que Dieu avait écrit pour eux.
Ils contemplaient ce qu'ils appelaient les "logoï" des
êtres, cette Parole qu'ils déchiffraient avec une
attention jamais lassée. C'est dans le Livre de la
nature, de l'univers, de la création qu'ils faisaient
une bonne part de leur Lectio Divina.
Mes frères, comme nos sens doivent être atrophiés
aujourd'hui, nous qui n'y comprenons quasiment plus rien
! Mais le plus merveilleux n'est pas dit. Il a fallu que
Jean nous l'apprenne. Dans le sein de Dieu, dans la
profondeur des profondeurs, au lieu de l'inaccessible
absolu, naît une "memra" unique, une Parole par laquelle
Dieu se dit à lui-même qui il est.
Et cette Parole qu'il se dit pour lui tout seul, elle
est tellement vraie, tellement réelle, tellement
adéquate à son être divin, qu'elle est une Personne, une
Personne divine entièrement distincte de la Source et
pourtant consubstantielle à elle. C'est de cette Parole
première, de cette Parole divine qu'ont été envoyés,
qu'ont germé toutes ces multitudes infinies de Paroles
qui sont devenues la création que nous pouvons admirer
aujourd'hui.
Mais un jour, au jour fixé dans le projet divin, cette
Parole divine, ce "memra" créateur - car rien de ce qui
est, n'a été fait sans lui. Il est pour ainsi dire sorti
hors de Dieu tout en ne le quittant pas - il a voulu, il
a pris chair dans la chair d’une femme toute pure, d'une
vierge. Et lui-même s'est fait chair. Il est devenu
homme.
Il est apparu aux regards de tous les hommes de son
temps, de son pays, de son village, de sa famille. Dieu,
homme parmi les hommes. Et par un retour extraordinaire
des choses, il a permis que notre nature humaine accède
au niveau du divin et que nous, chair, nous puissions
devenir à part entière des dieux.
Mes frères, l'Apôtre Jean nous dit : Nous avons vu sa
gloire. Eh bien, nous ne sommes pas défavorisés par
rapport à lui. Les yeux de notre coeur purifié peuvent
aujourd'hui même, à cet instant dans notre assemblée,
voir la Personne du Verbe Incarné, de ce Christ Jésus
parvenu au terme de sa course à travers la mort et la
résurrection. Lui qui est la Vie, lui qui est la Lumière
du monde, il nous est donné à nous, si nous le voulons,
de le regarder aujourd'hui des yeux de notre corps
spirituel en voie de formation.
Mes Frères, nous sommes greffés sur cette Personne
divine. Avec elle, nous partageons, et la Vie, et le
Corps, et la destinée, avec elle, si nous y consentons,
nous travaillons à l'achèvement, à l'accomplissement de
ce travail auquel Dieu se livre depuis la chiquenaude
initiale ou le premier "memra" est sorti de sa bouche.
Mes Frères, je voudrais que nous comprenions deux
choses en cette fin d'année, à cette charnière entre
deux années de notre vie. D'abord la noblesse de notre
destinée. Et n'allons pas cracher sur elle ! Nous sommes
des enfants de Dieu. Nous partageons la Vie divine. Nous
sommes en voie de divinisation. Notre coeur peut devenir
lumineux, rayonnant d'une pureté telle que la divinité
qui l'habite transparaisse au dehors et puisse ainsi
comme de proche en proche allumer toutes ces étincelles,
les ranimer pour que un jour - encore une fois au jour
voulu par Dieu - la création entière soit le vase qui
laisse paraître, transparaître, éclater la gloire de
Dieu.
A ce moment, Dieu sera tout en tout et son" memra ", le
Christ Jésus, sera le coeur du monde. Et nous, nous
serons dans ce coeur la cellule qui lui donne joie, qui
lui donne plénitude de bonheur.
Et ensuite, mes frères, nous devrions comprendre que
tout péché est une forme de mensonge. Lorsque je pèche,
je mens à Dieu et je fais passer Dieu pour un
menteur...ce qui est le sommet du sacrilège. Et je me
mens à moi-même, car je renie mon être véritable, la
vérité que je suis.
Mes frères, il n'est rien de plus laid au monde que le
mensonge, et tout péché est une forme de mensonge. Nous
allons à nouveau dans cette Eucharistie revivre ces
mystères de création, d'incarnation, de divinisation.
Puissions-nous y entrer et ne jamais en sortir.
Amen.
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