Chapitre : Présentation des vœux.                01.01.88

      Pourquoi es-tu venu ?

 

Mes frères,

 

C'est une coutume sainte et louable d'échanger des voeux le premier jour de l'an nouveau. Lorsque ces voeux ne sont pas formules creuses mais qu'ils viennent d'un coeur empli de charité, ils ont valeur de bénédiction et de prière. Et pour ma part, je suis certain que Dieu les écoute volon­tiers et qu'il les exauce.

Je voudrais, ce matin, prendre appui sur les textes dont nous venons d'entendre la lecture - Pr.1-21 - pour formuler mes souhaits à l'adresse de chacun d'entrevous. Saint Benoît pose un principe qui va soutenir le développement de toute sa pensée. Ce principe, le voici, et c'est mon souhait : sachez ce que vous voulez, sachez pourquoi vous êtes venus dans le monastère.

Cette raison, ne la perdez jamais de vue. Réfléchissez-y tous les jours. C'est elle qui sera votre guide, qui sera votre fil conducteur, qui sera votre rampe pour vous permettre de gravir la montée qui va vous con­duire jusqu'au seuil du Royaume de Dieu.

 

Voici ce principe, voici ce souhait tel que Saint Benoît lui-même le formule : Vous êtes venus dans le monastère afin de combattre afin de combattre sous l'étendard du Seigneur Christ notre véritable Roi. Pr, 10. Il ne nous a donc pas appelés ici pour nous permettre de nous assou­pir, de nous endormir, de nous engourdir. Non, il nous a conviés à un combat, le sien.

Et pour le mener à bien, ce combat, nous devons déposer nos propres armes, notre astuce, notre soi-disant intelligence, notre force, ce que nous considérons comme nos capacités naturelles. Nous devons donc déposer tout cela, le laisser de côté, y renoncer et prendre les nobles armes de l'obéissance. Ce sont les siennes.

Il s' est fait obéissant jusqu'à la mort. Et c'est la raison pour laquelle il a reçu le Nom même du Puissant, le Nom qui est au-dessus de tout homme et qui lui permet de régner au ciel, sur la terre et jusque dans les en­fers.

 

Mais nous savons que ce Nom, ce n'est pas un Nom qui écrase, ce n' est pas un Nom qui détruit, qui anéantit, qui annihile. Non, c'est un Nom qui s'efface, c'est un Nom qui se perd, c'est un Nom qui se dépossède afin que nous, qui sommes aimés, que nous puissions être, que nous puis­sions devenir, et que nous puissions à notre tour vaincre.

Mais encore une fois, nous devons emprunter les mêmes armes, nous effacer devant les autres, entrer dans la volonté de Dieu, nous laisser refaçonner, corriger, convertir par elle.

Mes frères, ce projet, ce propos du Christ, de Dieu à notre sujet dépasse largement notre petite personne.  Il embrasse l'Eglise et le monde entier. Car nous sommes appelés à rien moins qu'à l'Opus Dei, à l'Oeuvre de la Rédemption, de la Transfiguration du monde. Nous ne nous appartenons plus. Nous sommes au Christ et nous sommes pour Lui.

 

Mes frères, je reformule donc mon souhait : Sachez donc ce que vous voulez ! Ne perdez jamais de vue la raison pour laquelle Dieu vous a ap­pelés. Nous sommes au coeur d'un combat. Ce combat se livre d'abord en nous contre toutes les puissances qui voudraient nous exalter indûment, mais en réalité nous détruire.

Ce combat est celui de la douce et humble obéissance. Savoir nous perdre en Dieu, savoir nous perdre dans le coeur des autres afin que à partir de nous la vie véritable, la vie éternelle, la vie même de Dieu puisse se diffuser et retravailler les hommes, retravailler l'univers en­tier. Nous allons placer ce souhait sous les auspices de la Mère de Dieu, la Theotokos, celle qui a reçu le privilège splendide et redoutable d'enfanter Dieu.

Mes frères, Marie a osé dire oui. Marie s'est perdue dans la volonté de Dieu. O, il n'a pas été question d'elle dans la presse de l'époque. Le ..?. ..?. ne fait pas la moindre allusion à Marie. Et pourtant c'est sur elle que repose le projet de Dieu et c'est par elle qu'il va réussir.

 

Mes frères, nous allons nous confier à sa bonté. Nous allons marcher sur ses traces. Nous nous laisserons tout simplement enfanter par elle à l'obéissance et à la véritable victoire qui est celle de la transfigura­tion de notre personne, et au-delà de notre personne le renouvellement du monde.

 

Homélie : Fête de Sainte Marie Mère de Dieu.01.01.88*

      Dieu dépend de sa mère.

 

Mes frères,

 

La maternité divine de Marie nous montre que la véritable Histoire des hommes ne se décide pas dans les arènes parlementaires, ni dans les conclaves économico financiers, mais dans le coeur des saints. Personne ne le remarque, personne ne le sait, mais Dieu et son Esprit n'ont nul be­soin d'étalage ni de publicité.

 

Marie retenait tous ces événements et les méditait dans son coeur. Elle en extrayait le suc qui allait nourrir l'Eglise jusqu'à la fin des temps.

Cet événement, c'était l'ange avec sa proposition inouïe ; c'était la patiente grossesse ; c'était la naissance d'un fils qui était Dieu en per­sonne. C'était aussi la mangeoire, c'était les bergers, c'était le splen­dide dénuement de l'étable.

C'était aussi bien d'autres choses trop belles, indicibles. C'était tout simplement Dieu devenant sa chair, Dieu devenu un morceau d'elle, Dieu devenu pour jamais son enfant.

 

Permettez-moi de revenir sur une expérience que j'ai faite à Saint Pierre de Rome voici à peine quinze jours. Quand on se trouve en présence de la frêle silhouette de notre Pape Jean-Paul, on a le sentiment d'un bouleversement total. Le monde et sa vanité ont disparu. Il ne reste plus que la vérité stable, éternelle, la vérité qui est Dieu devenu homme, cet homme qui a osé dire, précisément parce qu'il était Dieu : Moi, je suis le chemin, la vérité et la vie.

Et avec Lui, avec ce Jésus, et au-dessus de lui, il y a une femme, sa mère. Et ici, le paradoxe est porté à son comble. Dieu enfante d'une femme. Dieu soumis à Marie. Dieu dépendant de sa mère.

Et cette dépendan­ce est encore aujourd'hui car Dieu, dans la personne du Christ, ne peut rien faire sans la collaboration de Marie sa mère. Et ce mystère de l'extrême faiblesse de Dieu et en même temps de son étonnante toute puissance, je l'ai vu vivant dans la blanche personne de notre Pape. Il n'y a pas de mots pour dire cette beauté. Il faut se con­tenter de l'admirer et de rendre grâce.

 

Sans le oui de Marie, nous serions encore sans espérance dans ce mon­de. Nous serions toujours écrasés sous le poids de forces énormes, obscu­res. L'Antiquité vivait dans la terreur. Le Fils de Marie nous a libérés de cette peur. Aujourd'hui nous savons qui nous sommes, nous savons où nous allons.

Il faut donc, mes frères, que notre oui retentisse chaque jour en écho au oui de Marie. Car Marie génitrice de Dieu est également la mère de tous ceux qui savent dire oui, de tous ceux qui sont nés de Dieu.

Avec elle, nous ferons l'Histoire jusqu'à ce que l'univers transfi­guré reconnaisse que lui aussi est né de Dieu, de son amour, de son coeur et que son destin éternel est de connaître, d'aimer, de louer ce Dieu par l'intérieur de lui-même, participant à sa vie, d'être entraîné dans le tourbillonnement de l'amour Trinitaire en contemplant la merveille de cet­te femme, Marie, Mère de notre Dieu, Mère de chacun d'entre nous, Mère de l'univers entier.

 

                                                                                                       Amen.

 

Chapitre : Récollection du mois de janvier.      02.01.88

      Comme s’il voyait l’invisible.

 

Mes frères,

 

Il est dit de Moise notre Maître que sous la morsure des épreuves comme sous la caresse des séductions, il tint ferme comme s'il voyait l'invisible. Il aurait pu mener une vie fastueuse dans les palais du Pharaon. Il avait préféré partager le sort misérable de son peuple réduit en esclava­ge. Comme le dit l'Ecriture : Il préféra l'opprobre du Christ.

Comme s'il voyait l'invisible ! Et de fait, il le voyait, lui avec qui Dieu parlait face à face comme un ami avec son ami. La foi chez Moise atteignait son point d'incandescence si bien que, à tout moment, elle pou­vait soudain s'allumer en vision.

Pourtant au départ, Moise avait eu peur. Il avait hésité, discuté, reculé, refusé. Mais l'emprise de Dieu avait été la plus forte et finale­ment il avait fait le saut dans l'inconnu d'une mission sublime. Si bien que il est devenu pour jamais la référence absolue de toute foi, de toute force, de toute humilité. Moise était le plus doux de tous les hommes. Il était présence sur la terre de Dieu et de sa Parole.

Et nous, mes frères, que voulons-nous au juste ? Sinon devenir à notre tour épiphanie de notre Dieu. Pour cela notre foi ­doit grandir jusqu'à nous plonger à l'intérieur du monde de Dieu au lieu de toute vérité et de toute certitude. Il faut que notre foi devienne si pure que nous ne puissions rien faire d'autre qu'aimer à la manière de Dieu qui répand ses bienfaits sur tous les hommes sans faire de distinction de bons et de méchants.

 

Cela signifie, mes frères, que nous devons entrer avec une conscience éveillée dans le moindre vouloir de notre Dieu qui alors pourra refaçonner notre coeur et lui donner un regard tellement aigu, tellement perçant, qu'il pourra traverser le voile des apparences et commencer à apercevoir son Dieu.

          Mes frères, il est nécessaire que l'Esprit de Dieu prenne possession de nous, que ce soit lui qui anime notre existence, que ce soit lui qui aiguise en nous une soif toujours nouvelle, une soif qui est toujours étanchée et qui chaque fois se ravive, cette soif qui alors nous donnera d'être tout entier aux autres. Et à ce moment-là, nous serons comme Moise devenu sur terre épiphanie de notre Dieu.

Mes frères, Moise était le plus doux de tous les hommes. Il était le plus pauvre. Au moment de sa mort, face à la terre promise, lui, il n'avait rien. Son seul trésor, c'était la mission qu'il avait reçue et qu'il avait menée jusqu'au bout. Il n'était pas nécessaire pour lui d'entrer sur cette terre. Il était entré dans l'intimité de son Dieu. Cette terre n'était jamais qu'une étape pour aller plus loin encore, pour aller chez Dieu. Or, Moise y était arrivé !

         

Mes frères, il y a bien des obstacles sur cette route. Moise a dû affronter pendant quarante ans un peuple impossible. Il a dû subir ces contestations, ces contradictions, ces disputes, ces refus. Et tout cela, il l'a porté comme plus tard le Christ devait porter les révoltes de tous les hommes. Mais c'est déjà le Christ qui les portait à l'intérieur de Moise.

Et nous, mes frères, nous avons à affronter aussi de grandes diffi­cultés sur cette route qui nous conduit chez Dieu. Il y a en nous l'égoïsme avec toutes ses passions. Il faut mener le combat. Et ce combat est dur et il est long. Il semble ne pas avoir d'issue. Nous avons vaincu aujourd'hui, il surgira dix ennemis nouveaux demain. Mais il faut continuer la lutte.

Mes frères, pour ne pas lâcher dans ce combat, pour pouvoir tenir comme Moise, il faut comme lui voir l'invisible. Pour être vainqueur avec la grâce de Dieu, il importe de prier, de toujours prier. Il faut litté­ralement vivre accroché à Dieu. Il faut se perdre dans la prière. Il faut perdre son temps à prier. Et je prends la prière dans son sens très large. C'est l'Oraison, c'est la Lectio Divina, c'est la rumination de la parole de Dieu, c'est cette ascèse qui nous permet de découvrir le doigt de Dieu dans tout ce qui arrive en nous et autour de nous.

 

Mes frères, les saints que nous allons rencontrer au cours de ce mois nous disent et nous clament cette évidence : priez, ne faites que prier. Les Anciens moines voyaient la perfection de leur état dans l'Oratio con­tinua, dans cette prière continue. Mais à ce moment, mes frères, ils voyaient Dieu.

Nous avons aujourd'hui rencontré Saint Basile, Saint Grégoire le Théo­logien. Dans dix jours ce sera Saint Aelred, et puis Saint Antoine le Père de tous les moines, et enfin nos Saints Fondateurs.

Nous sommes là, soutenus, escortés par des cohortes de saints, car à côté de ces quelques noms, il y en a une multitude absolument indénombrable qui sont là autour de nous et qui nous disent : Faites cela, faites comme nous ! Et là où nous sommes, vous serez aussi bientôt, tout de suite si vous le voulez ?

 

Mes frères, prier, c'est commencer à voir l'invisible. Et savoir ce que nous voulons, c'est savoir aussi que nous voulons prier. Pensons-y au cours de cette année. Nous l'avons bien commencée hier. N'oublions pas encore une fois le but qui nous est proposé : devenir sur terre épiphanie de notre Dieu ; sur la route qui s'ouvre devant nous, entrer dans les vouloirs de Dieu.

Et pour obtenir la force de toujours mieux y entrer, invoquer notre Dieu, vivre avec lui, le prier, entrer dans sa communion et alors vraiment, comme Moise, devenir ferme comme si nous voyions l'invisible.

 

Chapitre : Allocution du Père Abbé Général.[1]    10.01.88

      1. Comment on approuve des Nouvelles Constitutions.

 

Mes frères,

 

Revenons maintenant à notre Réunion Générale Mixte. Le premier jour, le premier moment, le Père Abbé Général nous a adressé la parole et nous a dit ceci :

         

          C’est la coutume que l’Abbé Général fasse un petit discours au moment de l’ouverture du Chapitre Général…

         

Pourquoi cette coutume ? Mais ça va de soi, lorsqu'un Président ou­vre une séance, il doit bien adresser un petit mot à l'assemblée. Auparavant, l'Abbé Général tenait une demi douzaine d'allocutions, de discours au cours d'un Chapitre Général. C'est la survivance d'un état du Chapitre Général que, moi, je n'ai pas connu, mais qui était encore à l'époque de Dom Félicien.

Au début de l'Ordre, le Chapitre Général était le Chapitre conven­tuel de Cîteaux étendu aux Abbés fils de Cîteaux. Donc chaque année tout le monde se réunissait et les Abbés fils, qui au départ étaient partis de Cîteaux, se retrouvaient dans le Chapitre de Cîteaux. Alors ils ve­naient rendre compte de ce qui se passait chez eux.

         

Puis, l'Ordre s'étant étendu, élargi, cela a évolué, cela s'est as­soupli. Mais tout de même jusqu'à une époque toute récente - donc le .. ?.. .. ?.. époque de Dom Félicien - lorsque le Chapitre Général se te­nait à Cîteaux, la journée du Chapitre Général se déroulait comme une journée monastique.

Donc, Offices des Vigiles, Offices des Laudes, Prime, puis après Prime le Chapitre. Et pendant le Chapitre l'Abbé Général qui était de droit et de fait l'Abbé de Cîteaux, tenait le Chapitre. On lisait la Règle. Il commentait la Règle et ajoutait certaines choses.

Lorsque le Chapitre Général s'est tenu hors de Cîteaux, à Rome ou ailleurs, ce n'était plus possible de procéder de cette façon. Mais ce qui est resté, c'est quelques conférences de l'Abbé Général au cours du Chapitre. J'ai encore connu cela en Italie et aux Etats-Unis.

 

Et alors, cette fois-ci, il a donné sa conférence d'ouverture et il a dit : Maintenant, c'est fini, je ne donnerai plus de cause­ries, de conférences dans le cours du Chapitre. Maintenant, il faut prendre les choses comme elles sont. Nous ne sommes plus au Chapitre de Cîteaux, donc de la Maison Cîteaux.

 

          Il est à peine nécessaire de vous rappeler que le moment que nous vivons est un moment historique.

 

Pourquoi ? Mais c'est la première fois dans la vie de l'Ordre depuis l'origine que Abbés et Abbesses se trouvent tous rassemblés. Mais il res­te à voir s'il s'agit de la dernière fois. Eh bien non ! Mais enfin, je parlerai de cela plus tard parce que ça nous conduirait trop loin ce ma­tin.

 

          Etant donné que le point principal de notre programme est la finalisation du texte de nos Constitutions, j’ai pensé qu’il serait utile de débuter cet entretien en expliquant brièvement la procédure suivie par la Congrégation des Religieux pour l’approbation des Constitutions.

 

Donc, comment procède la Congrégation pour approuver des Constitu­tions ?

 

          Dans la revue « Informationes » publiée par la Congrégation des Religieux, on a pu lire en 1983 un article consacré à ce sujet. Et une personne amie de la Congrégation a pu me dire que c’est plus ou moins la même chose qui est encore utilisée aujourd’hui.

 

            Voici donc ce qui nous attend :

 

            Lorsqu’un Institut Religieux remet ses Constitutions pour approbation, ce texte est donné à deux Consulteurs.

Qu'est-ce qu'un Consulteur ? Un Consulteur est une personne qu'on consulte. Ou bien c'est un officiel de la Congrégation, c'est à dire une personne qui travaille au lieu même de la Congrégation, juste à côté de la place Saint Pierre, encore dans le territoire du Vatican ; ou bien ce sont des personnes qui vivent habituellement à l'extérieur de la Con­grégation.

Par exemple, lorsqu'il s'agit de Constitutions d'Ordres monastiques, les Consulteurs sont choisis parmi des personnes qui connaissent la vie monastique, qui peuvent donc porter un jugement valable sur les Consti­tutions présentées. Sont Consulteurs, par exemple, deux Abbés - qui ont été invités et qui sont venus nous parler - l'Abbé Primat des Bénédictins, qui est un Allemand, et l'Abbé Général des Cisterciens de la Commune Ob­servance, qui est un Hongrois.

Et ce serait hautement souhaitable, ce serait une bénédiction pour notre Ordre, si parmi les Consulteurs auxquels seront soumis les textes des Constitutions pouvait se trouver l'Abbé Général des Cisterciens de la Commune Observance, car tout de même il nous connaît très bien.

         

          …..à deux Consulteurs. Deux hypothèses peuvent se présenter : ou bien leurs conclusions sont concordantes, ou bien elles ne le sont pas. En travaillant indépendamment l’un de l’autre…..

 

Donc, je pourrais très bien être choisi comme Consulteur, par exemple. Donc, on m'envoie les Constitutions ici, et puis à un autre Consul­teur qui se trouve aux Etats-Unis. Voyez, ça peut aller ainsi. On travail­le de indépendamment l'un l'autre.

 

          En travaillant indépendamment l’un de l’autre, chacun d’eux fait une première évaluation du texte. Si leurs conclusions sont concordantes et sont vraiment positives, la Congrégation établi une petite Commission qui doit faire des observations et suggérer des modifications.

 

Donc, au vu des conclusions des deux Consulteurs, la Congrégation constitue une petite commission de ses membres à elle qui vont faire des observations et suggérer des modifications du texte.

 

          Celles-ci sont ensuite communiquées au Supérieur Général, soit dans un entretien personnel, soit par écrit si le Supérieur Général ne réside pas à Rome.

 

L'Abbé Général s'est informé auprès du Cher Frère Supérieur Général des Frères des Ecoles Chrétiennes qui réside là-bas à Rome - c'était chez lui qu'on était - pour voir comment on avait procédé avec eux. Eh bien, avec eux, tout s'est fait par écrit. Et c'est peut-être plus logique car les paroles s'envolent et les écrits restent. Pourtant il . . ? .

 

          Lorsque l’entretien est personnel, le Supérieur Général peut être accompagné d’un membre de son Conseil. Il y a un dialogue à propos des suggestions qui ont été faites, et normalement certains changements sont introduits dans le texte.

 

Donc on adapte le texte. On discute puis on aménage le texte.

 

          Quand le nouveau texte est établi, celui-ci est communiqué aux membres du Congresso.

 

Le Congresso, c'est un petit groupe d'Officiel de la Congrégation qui est généralement présidé par le Cardinal Préfet ou le Secrétaire de la Congrégation. C'est donc la dernière étape avant l'approbation.

 

          Maintenant, si les deux Consulteurs ne sont pas d’accord, que leurs conclusions sont divergentes sur le texte proposé, ou s’ils y trouvent d’importantes déficiences, on demande l’avis d’un troisième Consulteur.

 

Donc un arbitre, un troisième !

 

          On forme ensuite une petite commission pour étudier les trois rapports et formuler les changements demandés. Lorsque les changements ont été faits par l’Institut…..

 

Donc l'Institut accepte les changement, il adapte ses Constitutions après avoir dialogué, échangé.

 

….. à ce moment-là le nouveau texte est présenté de nouveau au Congresso pour examen. En général le Congresso a pour principe qu’on ne devrait plus faire de changements à moins que ce ne soit vraiment nécessaire ou, au minimum évidemment utile.

 

          Donc, in extremis on pourrait encore apporter un changement, mais c'est exceptionnel !

         

          Les décisions du Congresso sont contraignantes et normalement il n’y a plus de place pour un dialogue.

 

C'est fini!

 

          Cependant, si on constate à ce moment-là que certains points demeurent obscurs ou douteux…..

 

Il y a toujours une petite porte de sortie !

 

          ….. la Congrégation demande des éclaircissements et  cette demande offre la possibilité d’un nouveau dialogue entre la Curie Généralice et la Congrégation. Et finalement le Décret d’Approbation est donné.

 

Donc, vous voyez la procédure : Deux Consulteurs. Ou bien ils sont d'accord ou bien ils ne le sont pas. S'ils sont d'accord, une petite commission qui discute, qui propose des changements, qui dialogue avec l'Ordre.           Lorsqu'on est arrivé à un accord, il est soumis au Congresso. Et le  Congresso alors porte la décision finale.

Ou bien les deux Consulteurs ne sont pas d'accord et alors on a un troisième Consulteur. Les trois rapports sont soumis à la petite commis­sion en question. Il y a de nouveau un dialogue avec l'Ordre. Lorsque on est arrivé à un accord, on le soumet au Congresso. Habituellement le Congresso ne change plus rien à moins qu'il y ait encore des doutes ou bien des petites choses...

Et le stade ultime, c'est l'approbation des Constitutions.

         

Vous voyez que la procédure est lente et que ça se fait avec beau­ coup de prudence et de discernement. On n'agit donc pas avec autorité. Non, il y a toujours une possibilité de discuter.

Les Frères des Ecoles Chrétiennes ont obtenu leur approbation après sept mois. Cela a durer sept mois. Mais je pense que pour nous, ça durera longtemps parce que il y a deux Constitutions : il y a la Constitu­tion des moines et la Constitution des moniales.

          Et plus tard je vous expliquerai les difficultés auxquelles nous nous sommes heurtés. Et je me demande si les formulations qui ont été prises seront suffisamment nettes et satisfaisantes pour la Congrégation. Mais cela, c'est pour plus tard.

 

          Il faut remarquer que la Congrégation fait particulièrement attention à la façon dont le charisme spécifique de l’Institut se trouve formulé et aux moyens proposés pour maintenir ce charisme en vigueur.

 

Mais il faut encore connaître ce charisme !

Encore une petite chose intéressante : l'Abbé Primat des Bénédictins nous a dit que il y a deux ou trois ans la Congrégation avait demandé, lui avait demandé si parmi l'Ordre Bénédictin il n'y aurait pas un canoniste qui pourrait être détaché et devenir un des officiels de la Congrégation, c'est à dire en résidence à Rome. Car dans la Congrégation, il n'y a pas un seul moine, ce qui pose tout de même une certaine difficulté et malaise.

Donc, nos Constitutions doivent être discutées par des canonistes Carmes ou Franciscains, ou je ne sais pas quoi ? Il s'agit des Officiels donc, pas des Consulteurs. Alors l'Abbé Primat a envoyé une circulaire dans tout l'Ordre Béné­dictin, et il n'a pas reçu une seule réponse. Et ça se comprend. Aller à Rome, et pour cet homme, c'est fini. Il sera là-bas à la Congrégation toute l'année, à longueur presque de vie, faisant de brève apparition encore dans son monastère. C'est un peu en dehors de la stabilité monas­tique qui est de ..?.. bénédictine des choses. Si bien qu'il n'y a per­sonne, voilà !

Et je pense qu'à l'époque - mais je n'en suis pas tout à fait cer­tain - qu'on a lancé la même demande dans l'Ordre cistercien. Et la réac­tion a été la même...personne. Et depuis lors, ma foi, la Congrégation n'a pas insisté. Donc, je veux dire qu'il faut tout de même qu'on connaisse le cha­risme spécifique de l'Institut. Et c'est pour cela qu'il serait tout de même bon si nos Constitutions pouvaient être soumises à des Consulteurs qui, eux, sont des moines.

 

            De même on attache une grande importance à l’équilibre entre les principes théologiques et spirituels d’une part et, d’autre part, les normes juridiques.

 

          Les normes juridiques doivent être justifiées par des aperçus théologiques et spirituels.

 

          Bien que le Décret d’Approbation ne s’applique qu’aux Constitutions proprement dites, la Congrégation demande toujours à examiner la Législation secondaire, c'est-à-dire les Statuts, de telle sorte qu’elle puisse avoir une vue d’ensemble sur la législation de l’Institut.  

 

Voilà, mes frères, vous avez ici je pense une bonne information. Je vais en rester là pour ce matin.

 

Chapitre : Allocution du Père Abbé Général.     11.01.88

      2. C’est seulement un commencement.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous avait expliqué d'abord la procédure suivie par la Congrégation pour l'approbation des Constitutions qui leur sont pré­sentées.

 

          Cependant, l’approbation des Constitutions n’est pas le dernier mot ou le terme de la route.

 

On pourrait très bien dire : ouf, elles sont approuvées, on peut les classer dans les archives, ou bien les mettre dans un tiroir. Et si un jour on en a besoin, on pourra toujours les consulter. Non, ce n'est pas le dernier mot ni le terme de la route.

 

          Dans un temps, c’est seulement un commencement.

 

         Nous avons à vivre nos Constitutions comme l'expression contemporaine de notre charisme cistercien. Le charisme cistercien, c'est une expression dont on a largement usé au cours de cette réunion générale mixte. Le mot charisme fait fureur aujourd'hui. N'allons pas le lier à quel­que renouveau charismatique. Non, il faut prendre charisme dans son sens étymologique et ..7.. ..7..

La vie cistercienne est une charis. C'est une grâce, c'est un cadeau, c'est un don que Dieu fait. A qui ? Pas à nous, mais à son Eglise. La vie cistercienne n'est pas notre bien propre. Nous ne pouvons pas la confis­quer à notre profit. Elle est le bien de l'Eglise. N'allons pas penser : du Pape, du Cardinal Hamer, ?.., .. ?... Non, Ils font partie ­de l'Eglise aussi, certes, mais il s'agit de l'Eglise-Corps du Christ.

La vie cistercienne est donc un flux vital à l'intérieur de ce Corps, de cet immense Corps du Christ qui est en train de se construire et qui est bien vivant. Elle ne nous appartient pas. Elle appartient à l'Eglise, ce qui éclaire le sens d'une approbation par l'Eglise. Lorsque l'Eglise approuve nos Constitutions, c'est qu'elle  les reconnaît comme étant conforme au dépôt qu'elle a reçu.

 

Alors. elle nous confie cette vie cistercienne codifiée dans les Constitutions, afin que nous la mettions en pratique. Ne l'oublions pas ! Nous sommes dépositaires d'une grâce qui ne nous appartient pas et dont nous devrons rendre compte. Elle appartient à l'Eglise. Et l'Eglise, en approuvant nos Constitutions, les reconnaît comme son bien propre, fidèle à ce qu'elle a reçu, et elle nous les confie pour que nous l'appliquions correctement.

Donc, les Constitutions, ce n'est pas quelque chose, une formalité ..?. ..?. Canonique. Non, elles sont d'ordre mystique. Ne perdons pas ça de vue parce que c'est très, très important pour mieux savoir ce que nous devons faire de ce que nous avons reçu.

          Cela nous met à notre place qui est une place d'humilité, qui est une place d'action de grâce et une place de grande responsabilité. Vous allez voir par la suite que le Père Abbé Général parle beaucoup de la responsabilité des Supérieurs. Il y fait allusion à plusieurs repri­ses, et il va même très loin. Mais ce sera suffisant pour ce soir, j'abor­derai ce sujet demain.

 

Chapitre : Allocution du Père Abbé Général.     12.01.88

      3. Il s’adresse aux Abbés et aux Abbesses.

 

Mes frères,

 

Revenons-en à notre Réunion Générale Mixte. Je rappelle - je ne l'ai pas encore dit, mais c'est bon de le préciser - que la Conférence, ici, du Père Abbé Général, s'adresse aux Supérieurs, donc aux Abbés et aux Ab­besses. C'est à eux qu'il s'adresse. Il les a là devant lui, ces hommes et ces femmes réunis en Chapitre. Et il leur parle des Constitutions et du travail qu'ils devront effectuer.

Donc, ce n'est pas adressé à l'Ordre, mais aux Capitulants.

Il nous a donc dit que:

 

          ….. l’approbation des Constitutions n’est pas le dernier mot ou le terme de la route. Dans un sens, c’est seulement un commencement. Nous avons à vivre nos Constitutions comme l’expression contemporaine de notre charisme cistercien. J’ai déjà consacré en 1984 une lettre-circulaire à ce sujet.

 

Cette lettre, alors, était adressée à tout le monde.

 

          Mais aujourd’hui, je voudrais souligner la responsabilité à laquelle doivent faire face les Supérieurs de l’Ordre afin que les Constitutions ne deviennent pas lettre morte mais qu’elles soient une force vitale de renouveau et de fidélité plus grande pour vivre notre vie monastique.

 

Il place ici les Supérieurs devant leurs responsabilités. Une fois que les Constitutions seront approuvées, elles ne devront pas chercher refuge dans un tiroir, mais elles devront être une source de vie et de force pour chacun dans nos communautés.

Il faudra qu'à partir de ce moment-là, on voit quelque chose qui bouge et qui change, non pas vers un amollissement, un relâchement, mais un affermissement de nos convictions monastiques en vue d'une fidélité plus grande. C'est cela qu'il veut dire. Et la responsabilité de cette conversion vers le mieux reposera d' abord sur les Supérieurs.

 

Chapitre : Allocution du Père Abbé Général.     13.01.88

      4. L’exemple des Supérieurs pour les communautés.

 

Mes frères,

 

Je vais reprendre l'allocution du Père Abbé Général et j'espère en finir aujourd'hui. L'Abbé Général insistait sur :

 

          La responsabilité à laquelle doivent faire face les Supérieurs de l’Ordre afin que les Constitutions ne deviennent pas lettre morte mais qu’elles soient une force vitale de renouveau et de fidélité plus grande pour notre vie monastique.

 

Il poursuit :

 

         Il est évident que cette responsabilité se trouve partagée par chacun des moines et des moniales de l’Ordre. Mais les Supérieurs doivent montrer l’exemple en encourageant leurs religieux à devenir familiers avec ce texte, à en apprécier la valeur et à l’utiliser comme un tremplin pour leur conversion intérieure.

 

On a fait remarquer que les Constitutions ne pouvaient pas devenir un Directoire Spirituel. C'était d'abord un texte juridique. Mais comme la Congrégation exige aujourd'hui qu'il y ait un juste équilibre entre les éléments spirituels, théologiques et juridiques, nous pouvons trouver dans le texte de nos Constitutions tout ce qui est nécessaire pour la nour­riture de notre vie intérieure.

Donc, un texte qui a une grande valeur spirituelle en soi - ça nous réconcilie un peu avec le juridique - qui n'est pas quelque chose de froid et d'inhumain, mais qui est une incarnation du réel spirituel dans le con­cret de la vie.

 

Ces nouvelles Constitutions comportent un appel qui, à son tour, demande une réponse du coeur tout entier.

 

Nous devons entendre cet appel comme venant de très loin, donc de l' Eglise ; et l'Eglise étant le Corps du Christ, venant du Christ et de Dieu lui-même. C'est une invitation à le mieux vivre, mais il faut une réponse du coeur tout entier.

 

          Pour aider à cela, nous devons voir comment le texte s’enracine dans le passé, combien il est un fruit du présent et combien il est ouvert sur l’avenir.

 

Les Constitutions, comme il a été dit là-bas à plus d'une reprise, définissent un statu quo évolutif, c'est à dire la façon dont nous vivons aujourd'hui le charisme cistercien. Mais ce n'est pas une barrière qui nous empêcherait d'aller plus loin.

Au contraire, il y a dans ces Constitutions une ouverture sur l'ave­nir, sur une évolution. Elles s'enracinent dans le passé, dans toute une Tradition qui nous vient des Fondateurs et encore au-delà d'eux : Saint Benoît, et les Pères du désert, et l'Ecriture.

Cette Tradition, nous devons la connaître. Nous devons la vivre pour aujourd'hui : donc un fruit du présent et une ouverture sur l'avenir. Nous ne devons pas chercher de nouvelles formes de vie cistercienne. Ce serait fausser les choses.

 

          Chacun de ces trois aspects est nécessaire si nous voulons avoir une vue équilibrée des choses.

 

Vous savez, surtout dans certaines communautés, dans certaines ré­gions du monde, on voudrait un peu bousculer les formes traditionnelles de vie cistercienne, essayer de trouver quelque chose de neuf, comme si on était des fondateurs. Non, non, non, ça ne va plus alors !

 

Si l’on met l’accent sur un de ces aspects au détriment des autres, donc de l’avenir par exemple, sans tenir compte du présent et de l’enracinement dans le passé, le résultat sera .. ? .. un certain aspect unilatéral qui falsifiera notre interprétation d’ensemble. Dans la lettre-circulaire que j’ai citée ci-dessus, j’ai déjà suggéré certaines façons d’approcher le travail d’introduction au nouveau texte pour nos communautés : conférences, étude par petits groupes, dialogue, etc.

 

Voyez ! Imaginons une forte communauté d'une centaine de personnes - je pense qu'il y en a encore une aux Etats-Unis - . On va former des petits groupes, dix petits groupes, un peu travailler comme au Chapitre Général. Chacun va étudier les Constitutions, puis on va dresser un rapport, on va le discuter en commun. On peut imaginer ça ! Ou bien des conférences, si on a des canonistes dans sa communauté?

Maintenant, voilà, il revient encore à son fameux Supérieur :

         

          Si un Supérieur sent qu’il ou qu’elle n’a pas les qualités nécessaires pour faire cela…..    

 

On peut toujours dire : Moi, je n'en suis pas capable ! Mais ce n'est pas une excuse, non, non, non, non.

 

          ….. on doit utiliser d’une façon intelligente l’ensemble des ressources de la communauté pour combler ce handicap.

 

On dira : Oui, le Maître de Novices va le faire, il est capable, lui. Ou bien le professeur de Théologie, ou bien ? Je ne sais pas, un ancien, n'importe qui ? Il faut absolument que les Constitutions soient présentées à la Communauté, et c'est la responsabilité du Supérieur.

Je rappelle qu'il s'adressait à des Abbés et des Abbesses. Et alors, je ne dis pas qu'il les a secoués, mais enfin, il nous a tout de même un peu éveillés.

 

          Cependant, comme je l’ai souligné, ce n’est pas simplement une question d’ordre intellectuel…..     

 

Il ne faut donc pas se casser le cerveau pour essayer de comprendre absolument tout ce qu'il y a dans les Constitutions.

 

         ….. c’est plutôt vibrer à un esprit, à un souffle qui doit nous permettre d’aller plus loin et plus haut. Il faut un esprit de foi et de prière pour que chacun devienne personnellement engagé dans cet effort d’intégration à sa vie quotidienne de l’enseignement proposé par les Constitutions.

 

Un esprit de foi et de prière ! Il faut lire les Constitutions avec sympathie et il ne faut pas avoir peur de prier, donc de se mettre en état de prière avant d'aborder le texte. Lorsqu'on veut entendre au cours d'une Célébration Liturgique un texte proclamé, il y a chaque fois une bénédiction, que ce soit ici, que ce soit au réfectoire, que ce soit à l'Eglise. Lorsque nous commençons notre Lectio Divina, nous devons prier, de­mander la bénédiction de Dieu, qu'Il nous ouvre l'intelligence, du coeur surtout. Il faut donc que chacun devienne personnellement engagé dans un ef­fort d'intégration à sa vie quotidienne de l'enseignement proposé par les Constitutions. C'est donc une base d'enseignement !

 

         Avant de conclure, je voudrais remercier les membres de la Réunion Mixte préparatoire, ceux de la Commission de Droit, le secrétaire de la Maison Généralice pour l’ensemble du travail accompli pour préparer cette Réunion. Ils ont tous droit à notre sincère gratitude. Puisse cette réunion être fructueuse pour tous et puisse-t-elle être aussi source de croissance pour l’Ordre tout entier.

 

Et puis après ça, on a commencé à travailler. Et avant d'aller plus loin, nous attendrons le Texte des Constitutions. J'avais déjà commencé, j'étais arrivé à la Constitution 33 ou 34, je ne sais plus exactement la­quelle.

Et bien maintenant, comme le texte a été revu, corrigé et affiné, nous allons devoir recommencer par le début. Mais ça ne fait rien, le Pro­verbe dit : Ce qui est dit deux fois est cause de plaisir, de bonheur. Cela plait davantage. Fin.

 

Homélie : 2° dimanche ordinaire – Année B.     17.01.88

      1S 3,3b-10.19    1Co 6,13b-15a.17-20    Jn 1,14a.12a

 

Mes frères,

 

La Liturgie délivre sans cesse des messages à notre adresse. Sa voix, qui est la voix même du Christ, ne cesse de retentir à nos oreilles, la nuit comme le jour. Avons-nous, dès que nous l'apercevons, la réaction spontanée, con­fiante du petit Samuel ? Mais peut-être, cette voix, ne la connaissons-­nous pas encore ? Ou bien, peut-être ne sommes-nous pas des enfants ?

 

Cette voix nous dit que pour entrer dans le Royaume de Dieu, dans ce Royaume où la voix sans cesse module les chants les plus beaux, il faut d'abord redevenir un petit enfant.

Cette voix, dès qu'elle retentit dans notre monde, quand elle reten­tit à travers notre liturgie, elle brise la carapace des apparences super­ficielles pour nous révéler le coeur du réel, sa face d'éternité à laquel­le nous sommes mystérieusement accordés.

Parfois cela nous fait peur, car la révélation de Dieu et de son uni­vers, lorsqu'elle se produit maintenant, elle nous invite à la conversion, elle nous invite à retourner en arrière ou, plutôt à aller vers l'avant à l'intérieur de ce que Dieu nous demande, afin que nous retrouvions notre véritable jeunesse, que nous soyons à nouveau de petits enfants.

Voyez ce que cette Parole nous dit ce matin : Un homme se promène dans la foule le long du Jourdain. Rien ne le distin­gue des autres sauf sa réserve, sa dignité, la limpidité de ses yeux. Un seul pourtant le reconnaît, c'est Jean le baptiste. Jean le Pro­phète au regard si pur, tellement pur qu'il voit derrière la chair de cet homme une présence, celle-là même du Fils de Dieu.

Et il peut dire tout haut : Voilà l'Agneau de Dieu. C'est lui qui porte et qui enlève le péché du monde. Il est plus qu'un homme, il est le Fils de Dieu. Il est Dieu lui-même avec nous, parmi nous. Non pas pour nous écraser, mais pour nous délivrer, nous libérer, nous sauver, nous donner sa propre vie.

Et instantanément, toute l'Histoire d'Israël resurgit, toute l'his­toire du monde depuis l'origine avec ses péchés, avec ses malheurs, mais aussi avec ses espoirs. Et deux disciples de Jean entendent. Jean avait portant une multitu­de de disciples, mais parmi eux, deux seulement entendent !

 

Ils suivent celui que Jean a désigné comme l'Agneau de Dieu. Ils suivent parce qu'ils croient. Les premiers maillons se soudent, les premiers maillons d'une chaîne qui n'aura pas de bout. Un sommet est atteint, un tournant est pris dans l'Histoire. Ce ne sera jamais plus comme avant.

Et nous, mes frères, l'homme que nous rencontrons sur notre route, le frère avec lequel nous vivons, voyons-nous en eux le Temple de l'Es­prit, le Temple de Dieu ? Sommes-nous en admiration devant eux ? Sommes­-nous prêts à donner notre vie pour eux ?

Membre du Christ, demeure du Christ, Temple de l'Esprit, voilà leur réel d'éternité, voilà leur vérité dans sa beauté. Si nous sommes de vrais contemplatifs, c'est ce que nous voyons dans chacun des hommes qui croi­sent notre route.

 

Aujourd'hui encore, mes frères, vous le voyez, la Parole de Dieu nous secoue. Elle essaye de nous ouvrir les yeux. Dans quelques instants nous allons monter vers l'autel où le Christ se donnera à nous une fois encore. Il prendra sur lui tout ce que nous sommes, notre misère, notre fai­blesse, et il va tout revêtir de sa force, sa force qui est dénuement su­prême, car il va nous vider de nous pour prendre notre place et nous en­traîner dans son amour à Lui. Nous ne vivrons plus pour nous, nous vivrons pour lui et nous vivrons pour les autres.

Mes frères, lorsque nous descendrons de l'autel, nous emporterons une espérance, une certitude, celle-là même que je viens d'évoquer. Nous ap­partenons à Dieu, nous appartenons aux autres. Nous sommes membres d'un seul Corps, nous sommes membres les uns des autres. Notre destin est lié, nous sommes solidaires, nous sommes en communion.

Et devenant ainsi tous ensembles un seul esprit, nous deviendrons non seulement personnellement mais tous ensembles, un Temple de Dieu. Et il y aura une présence de Dieu, une présence de la Rédemption sur notre terre.

 

Voilà, mes frères, notre idéal chrétien, notre idéal monastique, ce pourquoi nous avons été appelés à cette vie par notre baptême, par notre consécration. Essayons d'y demeurer fidèles et ouvrons notre coeur tout grand à une confiance d'enfant, que nous puissions dire comme le petit Samuel : Tu m'as appelé, voilà, que veux-tu de moi ?

                                                                                                       Amen.

 

Chapitre : Homélie du Cardinal Hamer.           17.01.88

      1. Donnée au Chapitre Général en la fête de St André.

 

Mes frères,

 

Je vous ai dit que en la fête de Saint André, le 30 Novembre, le Cardinal Hamer avait présidé notre concélébration. A cette occasion, il a fait une homélie extrêmement importante qui a pour ainsi dire donné des ailes au Chapitre Général. C'était une vraie surprise, car on pensait qu'il allait donner une petite homélie tout à fait neutre. Non, il a vraiment essayé d'insuffler un esprit aux travaux des capitulants et des capitulantes.

          Je vais commencer aujourd'hui par vous en donner lecture car elle est assez longue. Elle compte quatre pages presque.

 

          Chers frères et chères sœurs,

Laissez-moi commencer par un texte très dense, une sorte de manifeste adressé par Saint Bernard à un groupe de moines qui avaient adopté l’observance cistercienne.

 

C'est une définition de l'Ordre monastique ! C'est un extrait de la fameuse lettre 142 de Saint Bernard aux moines de .. ? ..

         

Demeurons à notre place…..

         

En latin : stemus in ordine nostro, L'ORDO ! Le mot latin ordo rend le mot grec …… qui signifie le rang, la place, l'ordre donc.

 

          Demeurons à notre place, nous tous qui avons choisi d’être soumis dans la Maison de notre Dieu plutôt que d’habiter dans les tentes des pécheurs. 

 

C'est un extrait du Psaume 83 que tous nous connaissons et aimons.

 

Notre place…..

 

Ordo noster, donc notre ordre.

 

                      …..c’est la soumission.

 

Abjectio, c'est se placer volontairement en dessous de tous, se con­sidérer, non seulement à l'intérieur de la communauté mais à l'intérieur du monde, comme le dernier des hommes. L'abjection - si je traduis litté­ralement, donc le fait d'être jeté à terre, d'être jeté en dessous, ou la soumission, est donc la disposition première pour entrer dans l'humilité.

         

          Notre place, c’est la soumission, l’humilité, la pauvreté volontaire, l’obéissance, la paix, la joie dans l’Esprit Saint.   

 

Il y a donc là un mouvement. Mais il faudrait le voir en latin parce que une fois que c'est traduit en français, les images s'estompent. Donc soumission, humilité ! A ce moment-là, on ne possède plus rien, on ne se possède plus. On est entièrement devenu le bien de Dieu, le bien du Christ, le bien des autres.

Donc, la pauvreté volontaire, l'obéissance jusqu'à la mort, jusqu'à la perte de soi. Mais à ce moment-là, on entre dans l'univers de Dieu. C'est la paix et la joie dans l'Esprit Saint. On est métamorphosé, mais divinisé.

 

          Notre place, c’est d’être soumis à un être, à un Abbé, à une Règle, à une discipline.

 

A un être : On ne va pas chercher en soi la vérité. On la reçoit d'un autre qui, lui, est tout oreille pour recevoir la vérité de Celui qui est la vérité par excellence, c'est à dire le Christ, le Maître.

          A un Abbé : Le Maître, c'est l'Abbé.

          A une Règle : L'Abbé doit être parmi ses frères l'incarnation d'une Règle de vie à une discipline. On devient des disciples, on prend sur soi un joug. C'est le joug du Christ, le joug de Dieu.

 

Notre place, c'est de nous étudier au silence.....

 

Nous étudier ! C'est à dire nous exercer au silence, que comme ce qu'il va dire ..?..  nous étudier au silence, nous exercer aux jeûnes - au pluriel le mot jeûnes - à tous les jeûnes.

C'est pas seulement le jeûne de l'estomac, c'est aussi le jeûne de l'imagination, c'est le jeûne de la mémoire. Ce sont tous les types de jeûnes qui nous détachent de ce monde-ci et qui ouvrent une capacité, un vide, à la plénitude de notre Dieu qui est la nourriture par excellence pour tout notre être.

 

Nous étudier au silence, nous exercer aux jeûnes, aux veilles.....

 

Encore au pluriel, veilles !

 

          …..à la prière, au travail des mains, et par-dessus tout de suivre la voie la plus excellente encore qui est la charité. De plus en tout cela, de progresser jour après jour et d’y persévérer jusqu’au dernier jour.

 

          Là vous apercevez, pour ceux qui le savent, une petite réminiscence de Grégoire de Nysse. Vous savez que les Pères Cisterciens étaient très en sympathie avec les premiers ..?.. grecs, les Cappadociens surtout. Eh bien, c'est cette progression jour après jour et persévérer jusqu'au dernier jour. C'est la fameuse epekthase de Grégoire de Nysse. On est toujours vers l'avant et ma plénitude d'aujourd'hui est ma soif de ce que je recevrai demain.

          Et ainsi, c'est la dilatatio infinie dans le ..?. qui sera notre bonheur éternel.

 

Ce texte est tout imprégné de la Règle de Saint Benoît. On en retrouve les idées et même le vocabulaire. Il révèle bien la volonté de Cîteaux de rétablir dans son intégrité la Règle Bénédictine que Cluny avait trop mitigée. Cîteaux a surgit en fonction de Saint Benoît. Les Fondateurs veulent suivre sa Règle, mais d’une façon plus authentique : arctius et perfectius.

 

Arctius : c'est à dire de façon plus proche. On dirait aujourd'hui, mais pas dans un sens péjoratif plus étroite. Pas une étroitesse d'es­prit, mais on le suit de façon précise. On essaye de faire un avec elle.

Perfectius : toujours de façon plus parfaite, pas seulement dans sa matérialité, mais aussi dans son esprit.

 

Pauvreté, austérité de vie, simplification de l’observance sont les accents majeurs de cette réforme à laquelle Cîteaux donne une forme concrète et des institutions précises, comme en témoigne sa législation et notamment sa pièce maîtresse la Charte de Charité.

 

Je puis vous dire ceci : lorsque le Cardinal est venu ici la dernière fois, il m'avait demandé si on ne possédait pas ici un texte qui pouvait montrer la façon dont Saint Bernard comprenait notre vie cistercienne. Et on lui a procuré le nécessaire. C'est ce qu'il a repris ici. Quand il a commencé, je me suis dit : voilà, je vois maintenant pour­quoi il s'est informé lorsqu'il est passé chez nous.

 

          Né d’une réforme, Cîteaux a connu d’autres réformes dans l’Histoire. Mais ces dernières ne se substituent pas à la première : elles exigent en général un retour aux règlements cisterciens primitifs. C’est le mouvement de l’étroite observance. Au cœur de celui-ci, votre Ordre s’est formé comme Ordre autonome à la fin du XIX° siècle par la fusion des trois Congrégations de cette Observance. Quelques années après ce regroupement, il a pris le nom qu’il porte encore aujourd’hui : Ordre Cistercien de la stricte observance.

         Le projet cistercien tel qu’il s’est progressivement précisé, tel qu’il a été approuvé par l’Eglise et tel qu’il est vécu dans votre propre Tradition, constitue votre patrimoine. (cf.PC,2 ; can.578) Votre patrimoine est considérable. Tous les membres de votre Ordre en ont la jouissance…..

 

         Ils en ont la jouissance, ne pas oublier ce mot !

 

                                 …..mais ils ont aussi la responsabilité de le protéger et de le faire fructifier. C’est l’Eglise qui vous confie officiellement ce rôle car les Instituts religieux n’appartiennent pas seulement à ceux qui en font partie, mais ils constituent un trésor de sainteté pour le Corps mystique tout entier.

 

Donc, notre patrimoine est d'abord la propriété de l'Eglise qui nous en donne la jouissance. Nous avons donc la responsabilité de le protéger et de le faire fructifier. Nous en resterons là pour ce matin.

 

Chapitre : Homélie du Cardinal Hamer.           18.01.88

      2. L’unité de notre Ordre.

 

Mes frères,

 

Ce matin, nous avons ouvert la Semaine de prières pour l'Unité des chrétiens. La brisure, la fracture de l'unité visible de l'Eglise doit être une écharde dans notre coeur. Certes l'Eglise est une, l'Eglise dont tous les membres sont unis à la tête qui est le Christ-Jésus, l'Eglise qui est animée par l'Esprit. Mais comment éviter que cette unité ne soit pas altérée par les chrétiens qui vivent sur la terre ?

Les hommes, s'ils sont les Temples de l'Esprit, sont aussi animés, attirés par leurs penchants mauvais, les hommes qui cèdent si facilement au péché, pour lesquels le Christ n'est pas le trésor absolu comme Saint Benoît nous le dit ici : Il ne faut rien préférer à l'amour du Christ.

Mes frères, il faut absolument - comme je le disais ce matin en ou­vrant l'Eucharistie - que notre communauté soit une cellule de ce grand Corps visible, mais une cellule en bonne santé, c'est à dire parfaitement unie. Il faut que nous tous qui formons cette communauté soyons réunis dans un même idéal. Il faut qu'il y ait entre nous, que se tisse et se solidi­fie les liens d'une authentique charité.

 

C'est pourquoi lorsque des pensées contre cette charité surgissent dans notre coeur à la suite d'une contrariété quelconque, une chose que nous voyons ou que nous subissons, n'importe quoi, il faut de suite reje­ter loin de son coeur - comme le dit Saint Benoît encore - cette pensée mauvaise car elle peut être le ferment d'une infection qui pourrait, sans que nous le sachions, nous séparer intérieurement des autres et blesser notre unité.

Et s'il existe dans le monde ainsi des lieux où des hommes vivent en­sembles, unis dans cet amour du Christ et bien unis entre eux, à partir de là il va se répandre une contagion, saine cette fois-ci, Et l'unité vi­sible de l'Eglise sera un jour, grâce à toutes ces cellules bien saines, elle sera un jour réalisée quand Dieu le voudra. Mais il faut que nous­ autres, nous en soyons les instruments pour aujourd'hui.

 

Il y a une autre unité qui est mixte, ici, mais qui est très diffi­cile d'exprimer dans des structures humaines : c'est l'unité de notre Or­dre. Nous sommes des moines et des moniales, mais nous formons un seul Or­dre, entièrement, parfaitement intégré.

Mais comment, comment traduire ce­la dans le concret de la vie ? Je veux dire d'abord dans notre cœur : qu'il n'y ait chez les moines aucun sentiments de supériorité ou de condescendance par rapport aux mo­niales, mais surtout dans les structures canoniques, dans les structures juridiques. C'est le grand problème que le Chapitre Général a rencontré et le Cardinal Hamer y fait allusion dans son homélie. Je vais aujourd'hui abor­der ce qu'il en dit.

 

Donc, je terminais hier en disant :

 

          Votre patrimoine cistercien est considérable. Tous les membres de votre Ordre, moines et moniales, en ont la jouissance, mais ils ont aussi la responsabilité de le protéger et de le faire fructifier.

 

Notre responsabilité est réelle : c'est le protéger et le faire fruc­tifier. Cela veut dire que ce n'est pas quelque chose de statique. C'est une plante qui doit grandir, qui doit se développer, qui doit porter des fleurs et des fruits nouveaux. Donc, les fruits d'aujourd'hui, ce ne sont pas les fruits d'avant le Concile, ce ne sont pas les fruits du XXI° siècle. Il faut le faire fruc­tifier, ce patrimoine.

 

          C’est l’Eglise qui nous confie officiellement ce rôle car les Instituts religieux n’appartiennent pas seulement à ceux qui en font partie, ils constituent un trésor de sainteté pour le Corps Mystique tout entier.

 

C'est donc un dépôt qui nous est confié. Et c'est la raison pour la­quelle les Constitutions doivent être approuvées par le Saint Siège.

 

Maintenant je continue:

 

         Le rôle des Chapitres Généraux est précisément de protéger ce patrimoine et d’en promouvoir la rénovation et l’adaptation. (cf. can. 631)

 

          C'est ce que dit le Canon 631. Quand je parlerai explicitement de cette unité de l'Ordre, je reviendrai sur ce Canon.

          C’est la tâche que vous avez entreprise dans chacun des deux Chapitres Généraux actuellement à l’œuvre.

 

Voici donc le Cardinal parlant en tant que Préfet de la Congréga­tion pour les Religieux qui dit, qui donne le titre de Chapitre Général à chacune des deux assemblées, donc à l'assemblée des Abbesses aussi bien qu'à l'assemblée des moines. Seulement attention ! Le Chapitre Général des Abbesses n'a pas l'au­torité du Chapitre Général des moines.

Le nom que l'on donne en soi est indifférent. Le Cardinal me l'avait dit ici. On peut appeler l'Assemblée des Abbesses Chapitre Général, mais ce n'est pas un Chapitre Général dans le sens où on entend Chapitre Général des moines. Il va le rappeler par la suite.

 

Distincts l’un de l’autre, le Chapitre des Pères Abbés et celui des Mères Abbesses ont chacun leur histoire. Celle du Chapitre des moines est anciennes…..

 

Elle est aussi ancienne que l'Ordre !

 

         ….. et celle du Chapitre Général des moniales est relativement récente. C’est une lettre du Cardinal Antoniutti qui en est l’origine, en constitue le fondement et en assure l’indépendance.

 

Donc, si on veut comprendre la nature du Chapitre des Abbesses, il faut se référer à la lettre du Cardinal Antoniutti qui en définit, qui en constitue le fondement.

 

          Elle fut adressée à l’Abbé Général de l’époque, le Très Révérend Père Ignace Gillet, le 15 juillet 1970, après que la question eut été soumise au Saint Père, le Pape Paul VI.

 

Cette décision n'est donc pas une décision de la Sacrée Congrégation des Religieux, comme on disait alors, elle est une décision personnelle du Pape Paul VI. La Congrégation hésitait. Elle a soumis le problème au Pape, qui l'a étudié et qui a pris la décision finale. Cela vient donc de très haut. Cela vient du représentant du Christ sur terre. Cela vient donc du Christ en personne qui veut que les choses soient ainsi à partir de maintenant.

 

          Cet important document, dont on n’a peut-être pas encore compris toute la portée, se réfère à la dignité de la femme dont le monde contemporain a une si vive conscience.

 

Jusqu'à peu de temps, en chrétienté même, la femme était considérée comme une sorte d'enfant continué. Elle devait être protégée, tenue en tutelle. Elle ne pouvait pas prendre elle-même les décisions qui la concernait. L'homme devait les prendre pour elle.

Cette situation est encore vivante dans les pays d'Islam où, là, la femme vraiment n'a rien à dire. Je pourrais vous citer un exemple que j'ai lu je ne sais plus où. C'est assez révélateur de la chose :

          En Arabie Saoudite, où c'est la Loi du Coran qui est appliquée à la lettre, la femme ne peut jamais se trouver en compagnie d'autres hommes.

          Donc, les femmes arabes des grandes villes, là-bas, qui vont faire les courses - parce que les hommes ne font jamais les courses - elles vont prendre un moyen de locomotion, un autobus. Eh bien, il y a une partie de l'autobus réservée aux hommes à l'avant tandis que la partie arrière est réservée aux femmes. Le contrôleur qui contrôle les billets ne peut pas aller contrôler le billet des femmes. Il n'a pas accès à la partie arrière où sont les femmes. Il faudrait donc une femme pour contrôler les billets des passagers féminins, ce qui est un peu difficile. Donc, on fait confiance aux femmes.

Mais ce n'est pas parce que on est musulmane qu'on est meilleure qu'une autre. Il y a des resquilleuses partout, même là. Il y en avait donc alors qui prenait l'autobus sans payer, puisqu'on ne venait pas contrôler. On s'en est aperçu, et alors la décision a été prise, radicale : les fem­mes n'auront plus accès aux autobus. Elles feront leurs courses à pied. Eh bien voilà, ça, c'est la position de la femme dans ces pays. Cela n'a jamais été aussi fort chez nous, mais malgré tout, ça a tout de même existé.

 

Par exemple, j'ai vécu ceci, moi-même, en 1940. En mai 40, je me trou­vais dans les Cévennes, en France, dans un cantonnement. On y était mal­heureux, on mourait de faim. Il arrivait qu'on allait parfois chez les gens, de très braves gens, des Huguenots dont les enfants étaient à la guerre. C'était un tout petit patelin de quatre, cinq maisons, pas plus.

Eh bien, on allait là. C'était un vieux Huguenot qui avait près de 75 ans, et la femme près de 70 ans, des gens très, très, très bons. On allait là à deux pour manger quelques pommes de terre et quelques olives qu'il faisait cuire sur un feu ouvert. Eh bien, le Huguenot et nous deux, on mangeait à la table. Mais la femme mangeait assise sur une pierre du foyer avec son écuelle sur ses genoux. Elle n'avait pas le droit de manger à la table de l'homme.

Voilà la situation! Et il y a encore des relents de cela aujourd'hui dans le monde monastique, même le monde monastique cistercien. On le remar­que chez certains Abbés par exemple. Au Chapitre Général, c'était flagrant. Les Abbesses le sentent très fort et elles en étaient humiliées.

 

Eh bien, il faut que ça cesse, a dit le Pape Paul VI et la Congréga­tion : la dignité de la femme dont le monde contemporain a une si vive conscience!

 

Chapitre : Homélie du Cardinal Hamer.           19.01.88

      3. Ce qui est réservé au Saint Siège.

 

Mes frères,

 

L'Homélie du Cardinal nous invite à un sérieux examen de conscience. Nous devons voir s'il n'y a pas de mal en nous. Et si nous en découvrons, ne pas avoir crainte de nous l'amputer. Nous avons peut-être trop méprisés les moniales. Le document du Cardinal Antoniutti s'efforce de rétablir la situation car il se réfère à la dignité de la femme dont le monde contem­porain a une si vive conscience.

Le Cardinal cite maintenant quelques extraits de cette lettre, les plus remarquables.

         

          « Il appartient désormais aux moniales de se réunir entre elles si elles le désirent et célébrer leurs propres Assemblées particulièrement en vue de l’adaptation de leurs Constitutions selon les directives du Concile » La lettre dit encore : « C’est à elles et non au Chapitre des moines qu’il appartient d’étudier, de discuter et dans la mesure où cela n’est pas réservé au Saint Siège de décider de leur propre législation ».

 

Il y a une petite incise : Dans la mesure où cela n'est pas réservé au Saint-Siège. Par exemple, elles ne peuvent pas décider que elles vont participer à l'élection de l'Abbé Général. Elles ne peuvent dé­cider que elles auront le même type de clôture que les moines, et d'autres choses de ce genre...Cela est réservé au Saint-Siège. Donc, la compétence de leur Chapitre est restreinte. Elle n'est pas aussi large que celle des moines.

 

          C’est à elles et non au Chapitre des moines qu’il appartient d’étudier, de discuter et, dans la mesure où ce n’est pas réservé au Saint Siège, de décider de leur propre législation.

 

Nous sommes en 1971. Maintenant le Saint Siège accorde aux moniales, non seulement le droit, mais aussi le devoir de décider elles-mêmes de leur propre législation. C'est à elles qu'il appartient !

Or, si on donne ce droit, il faut aussi donner le pouvoir. Mais en fait, parmi les Abbesses, pratiquement aucune n'étaient compétente. Car pour étudier une législation et pour en décider, il faut être Licencié ou Docteur en Droit Canonique, il faut être Licencié ou Docteur en Théo­logie.

          Or, les moniales ne faisaient pas d'études. La Constitution qui règle en particulier le régime de clôture des moniales ne leur permet pas de sortir de la clôture pour faire des études. Or, c'est anté­rieur à cette lettre. Elles devaient donc, voilà, étudier avec les moyens du bord, entre elles. Peut-être faire venir un conférencier de l'extérieur ? Elles étaient très pauvres au plan de la formation.

 

Et les voilà qui doivent se réunir en Chapitre pour décider de leur propre législation. Il y avait là une sorte d'inconséquence dans le chef de l'autorité Romaine. Cela a été très fort senti par les moniales, car il est bien dit que c'est à elles et non au Chapitre des moines. Mais dans la pratique, elles ont encore été livrées aux moines, non pas au Chapitre des moines mais à des experts qui étaient moines. La situation était donc fausse. Mais attention, nous sommes en 1971 !

Et voilà, les choses ont évolués. La vie est plus forte que les Cons­titutions Romaines, et des moniales ont commencé à faire des études, des études de Théologie, des études de Philosophie, de Droit Canonique. Il en est entré chez elles qui avaient fait des études avant d'entrer.

Si bien que aujourd'hui, déjà presque au début des années 80, une dou­zaine d'années après cette lettre, il y avait des Abbesses qui maintenant étaient devenues compétentes. Elles avaient dans leur communauté des monia­les qui avaient faites des études à l'extérieur, donc en contravention avec la Constitution Romaine. Mais là, encore une fois, la vie est plus forte.

 

Il y avait toujours une ..?.. de logique. Si elles devaient décider de leur propre législation, implicitement alors Rome leur donnait l'auto­risation4d'en prendre les moyens, c'est à dire de fréquenter les universités pour pouvoir justement décider de leur législation et de leur ..?.. . Il y en a vraiment qui sont fortes aujourd'hui, qui sont aussi com­pétentes, si pas plus compétentes que les moines.

Je l'ai bien remarqué au Chapitre Général en 1984 au Etats-Unis. Il y avait là une douzaine d'Abbesses observatrices. Et je vous assure que la rédaction des Constitu­tions des moines a été pour une bonne partie, pour la moitié au moins, l'oeuvre de ces Abbesses.

Ceci, pour vous dire comment va l'Histoire. Il n'y a jamais rien qui est figé. Lorsque Rome prend une décision, c'est pour ce moment-là. Mais cette décision ne bloque jamais une évolution. Elle est toujours ouverte sur un avenir.

 

Cette disposition n’entend pas scinder votre Ordre en deux Ordres distinct…..

         

C'était là le grand danger !

 

               ….. tout en attribuant aux moniales « une juste et nécessaire autonomie » elle confie à l’Abbé Général « le soin de maintenir l’unité qui s’impose ». Celui-ci garde en effet « toute son autorité sur les branches masculine et féminine, selon les Constitutions approuvées par le Saint Siège ». Cette lettre, dont nous avons cité quelques passages, mérite d’être lue et relue dans son entier. Elle garde toute sa valeur.

 

Donc, elle est encore normative pour aujourd'hui ! Et lorsque le Car­dinal Hamer dit que le rôle des Chapitres Généraux est de protéger les patrimoines et d'en promouvoir la rénovation et l'adaptation, que c'est la tâche entreprise dans chacun des deux Chapitres Généraux actuellement à l'oeuvre. Le Chapitre Général des Abbesses, il faut le comprendre en se référant à ce que dit le Cardinal Antoniutti dans sa lettre.

Nous verrons plus tard, lorsque je vous expliquerai ce fameux problè­me de l'Unité de l'Ordre, nous verrons que c'est encore très vrai et que ça a été très difficile de trouver une formulation correcte pour situer chacun des deux Chapitres à sa place tout en maintenant l'Unité de l'Ordre.

 

         Le Chapitre des moniales tel qu’il existe actuellement est encore provisoire. Il deviendra définitif avec son inclusion dans les futures Constitutions et leur approbation par le Saint Siège.

 

Car les Abbesses avaient peur que une fois leurs Constitutions, leur Législation décidées par elles, que ce soit fini, qu'elles n'auraient plus eu le droit de se réunir en Chapitre. Alors, le Cardinal, ici, a ouvert bien large une porte en disant :

Oui, il est provisoire actuellement, mais il deviendra définitif lorsqu'il sera inclus dans les futures Constitutions et qu'elles auront été approuvées par l'Eglise.

Encore quelques lignes parce que ça forme un tout:

 

          Ce que je viens de dire vous explique pourquoi il y a ici deux Chapitres séparés et non pas un Chapitre conjoint.       

 

Donc deux Chapitres séparés, pas un Chapitre commun !

 

          Mais l’un et l’autre ont une tâche primordiale : mettre au point le projet des Constitutions à soumettre au Saint Siège. Le Concile s’est tenu en 1965. Le « motu proprio Ecclesiae sanctae » qui a mis en mouvement le processus de révision des législations religieuses date de 1966. Heureusement aujourd’hui votre travail méthodique est sur le point d’aboutir. Vous comptez le terminer au cours de la présente session. Je m’en réjouis avec vous et avec tous vos monastères qui trouveront dans les Constitutions définitives un nouveau stimulant à la fidélité monastique.

 

On pourrait dire : Mais le Cardinal, il est bien optimiste, car qui dans un monastère, quel moine, quelle moniale dans un monastère se préoc­cupe des Constitutions ? Quels sont ceux qui peuvent dire : Moi, j'ai déjà lu les Constitutions, je les relis de temps en temps, je m'en inspire pour stimuler ma fidélité monastique ?

On dira plutôt : Les Constitutions, mais c'est bon pour l'Abbé quand il y a un problème à résoudre. Mais attention, les nouvelles Constitutions sont maintenant, non seulement un Code Juridique mais aussi, un Précis de Spiritualité et de Théologie.

Elles sont donc dans un tout nouvel esprit. Et nous devrons comme il nous l'est demandé expressément par le Cardinal, nous en inspirer pour con­duire notre vie. Et ce sera un devoir, disait l'Abbé Général, pour les Ab­bés et les Abbesses, pour tous les Supérieurs, de veiller à ce que les frè­res et les soeurs fassent grand cas de leurs Constitutions.

Donc, aussitôt qu'elles auront été approuvées - mais ce n'est pas pour demain - chacun de vous recevra un exemplaire. Et puis alors ensembles nous essayerons d'en tirer profit.

 

Chapitre : Homélie du Cardinal Hamer.           20.01.88

      4. Des normes de vie monastique.

 

Mes frères,

 

Saint Benoît a des paroles très dures au sujet de l'Abbé. Il faut tou­jours lui obéir même si - ce qu'à Dieu ne plaise - il agirait autrement. Lorsque le Cardinal Hamer nous parlait, nous aurions dû avoir cette parole de Saint Benoît présente dans notre coeur, car nous devions prendre là-bas des décisions qui engageaient non seulement les Abbés, mais aussi et surtout d'abord les moines et les moniales. Il ne fallait donc pas leur imposer des choses que nous-mêmes aurions refusé de porter.

Voici maintenant ce que nous dit le Cardinal. C'est un peu par rap­port à ceci :

 

          Dans la dernière élaboration de vos projets respectifs, vous serez confrontés à des problème d’organisation et de structures. Je le comprends sans peine et vous souhaite de pouvoir les résoudre sans retard. Car il ne faut pas oublier que l’organisation et les structures, portant indispensables, sont au service de valeurs plus importantes.

 

L'organisation et les structures de chaque rameau, le rameau masculin et le rameau féminin, ne sont pas difficiles. La complexité vient des in­terconnexions qu'il faut établir entre moines et moniales de manière à ce que l'unité de l'Ordre soit mise en évidence et vécue réellement.

Cela, c'est le grand problème - je vous l'ai déjà dit - et j'aurais peut-être l'occasion de vous en parler dimanche, car il faut un peu plus de dix minutes pour expliquer ces choses-là.

 

         Vous accorderez donc, j’en suis sûr, toute votre attention et tout le temps nécessaire aux normes de vie monastique, c'est-à-dire au programme concret de vie cistercienne qui guidera l’existence quotidienne de vos monastères et qui répondra aussi d’une façon convaincante à ceux qui frapperont à votre porte pour vous demander : Comment pouvons-nous aujourd’hui suivre le Christ sur la voie de Cîteaux selon la Tradition de votre Ordre de stricte observance ?

Donc, l'attention ne doit pas être focalisée par les problèmes de structures, mais il faut surtout la diriger vers une rédaction correcte et encourageante du concret de notre vie.

Je dois dire que cela avait été bien fait aux Etats-Unis. Si bien que à Rome, on n'a pratiquement rien changé de cela, sauf de petites précisions ou bien des corrections d'ordre stylistique pour que ce soit plus agréable à lire, plus facile, et que ce soit mieux compris.

Mais le Cardinal, ici, a une petite affirmation qui montre ce que pour lui doivent être les Constitutions. Il faut que lorsque un postulant se présente dans le monastère on puisse lui remettre le texte des Consti­tutions de manière à ce qu'il puisse savoir comment suivre le Christ - la vie monastique est une sequela Christi - suivre le Christ sur la route de Cîteaux, sur la voie de Cîteaux selon la Tradition de notre Ordre.

 

Est-ce que auparavant on imaginait qu'on remette le texte des Consti­tutions à un postulant, lui disant : Mais voilà ! Eh bien, il faut que pour le nouveau texte on puisse le faire. Et je pense qu'on pourra le faire. Naturellement, ça ne suffit pas, loin de là ! Mais tout de même, ce serait une belle initiation à notre vie. Il faudrait des explications, na­turellement.

Ce n'est pas tellement sec à lire, sauf en ce qui regarde les ques­tions des modalités d'un Chapitre Conventuel par exemple, ou bien du Con­seil de l'Abbé, des structures pour lesquelles il faut la majorité abso­lue, ou bien les deux tiers. Mais pour le reste, je pense que c'est agréa­ble à lire, plus encore en latin qu'en français !

On m'a rappelé que auparavant - j'ai encore connu cela pendant long­temps - on lisait chaque année en public les Constitutions au Chapitre. C'était requis. On a cessé depuis le Concile vu que après le Concile il fallait revoir les Constitutions, et tellement de changements étaient introduit que cela aurait paru anachronique. Peut-être sera-t-il utile par après de relire en public au moins une fois par an le texte de nos Constitutions ?

          Donc que ceux qui frappent à la porte :

 

          Je souhaite qu’ils puissent en lisant vos nouvelles Constitutions et en fréquentant vos monastères…..

 

          Les deux donc! On ne peut pas dire: Mais voilà, on va vous envoyer cela par correspondance, comme cela vous verrez un peu comment nous vivons ici. Non, lire et voir comment c'est vécu dans le monastère.

 

          …..vous rendre le témoignage que vous rendait déjà Pierre de Celle : Où y a-t-il plus de silence, plus de jeûnes, moins de soucis mondains et partant plus de contemplation et plus de saint repos, que dans l’Ordre Cistercien.

 

Cela vous montre à quel niveau le Cardinal Hamer situe notre Ordre. Pour lui, l'Ordre Cistercien de la Stricte Observance, le nôtre, c'est l'Ordre monastique par excellence. Il ne faut pas oublier que lorsqu'il a terminé ses études, il a pensé un moment devenir trappiste.

Alors, dans son coeur, pour lui ça reste un idéal de beauté. Il ne lui est pas inaccessible, sa voie est ailleurs. Dieu l'appelait sur une autre route. Mais ça reste pour lui quelque chose de très beau.

Il fait sa lecture des auteurs cisterciens. Et vous savez qu'il aime volontiers fréquenter nos monastères, pas seulement le nôtre. Chaque fois qu'il a l'occasion, ailleurs, il va passer un jour ou deux dans un monas­tère. Mais il faut dire qu'il a une petite préférence pour le nôtre.

Voilà, on avance à tous petits pas, mais enfin ! Et je peux encore vite dire ceci :

 

Vous entendez mener une vie monastique et contemplative. C’est donc de vous que parle le Concile lorsqu’il dit : Le principal office des moines (et des moniales) est l’humble et noble service de la divine Majesté dans l’enceinte du monastère.

         

Ce n'est donc pas aller prêcher la bonne parole de vie monastique à l'extérieur. C'est dans l'enceinte du monastère. Donc, la clôture monastique est aussi stricte, je dirais au plan de la pratique, mais aussi requise, aussi demandée, exigée pour les moines que pour les moniales.

 

         Et encore : Les Instituts religieux intégralement ordonné à la contemplation, en sorte que leurs membres vaquent uniquement aux choses de Dieu dans la solitude et le silence, dans la prière assidue et une joyeuse pénitence, conservent toujours si urgente que soit la nécessité d’un apostolat actif, une place de choix dans le Corps Mystique du Christ. Vous trouverez dans ces affirmations conciliaires des directives mais aussi un encouragement. L’Eglise vous estime et compte beaucoup sur vous.

 

Vous avez là les quatre notes qui définissent un Ordre intégralement voué à la vie contemplative. Celles-ci donc : vaquer uniquement aux choses de Dieu, dans la solitude, le silence, la prière assidue et une joyeuse pénitence. Si ces quatre notes sont réunies, ..?.. intégralement ordonnée à la contemplation. Et pour les moniales, c'est la clôture Papale.

 

Chapitre : Homélie du Cardinal Hamer.           23.01.88

      5. L’Histoire du projet de Dieu sur le monde.

 

Mes frères,

 

Le Cardinal Hamer s'efforce de situer les assises capitulaires, qui se tenaient en ce moment, à l'intérieur d'une Histoire, l'Histoire de l'Eglise certes, mais plus largement encore : l'Histoire du projet de Dieu sur le monde.

Il nous dit:

 

          Les origines du monachisme cistercien sont bénédictines. Je crois que cette conviction est partagée par tous ici présents.

 

Il s'agit bien entendu d'une conviction du coeur. Nous devons être persuadés que l'origine de Cîteaux est une réforme de l'Ordre bénédictin, et ne jamais perdre de vue que la référence première de nos réformes ou de nos Constitutions doit être la Règle de Saint Benoît.

 

S’il en est ainsi, vos origines sont lointaines et votre vie monastique d’aujourd’hui résulte d’une longue histoire.

 

Ce n'est donc pas une création à partir de rien. Elle est le moment d'une Histoire très longue déjà. Nous sommes donc portés par d'autres. Nous sommes poussés en avant par ceux qui nous ont précédés.

 

          Il y a eu des siècles de grande prospérité spirituelle et des périodes de médiocrité. Il y a des régions où le monachisme a disparu.

 

Lorsqu'on voit l'implantation monastique en France, par exemple, où il y a de grandes taches blanches remplies de monastères, alors que main­tenant il n'yen a plus.   D'ailleurs ces monastères sont maintenant devenus des hauts lieux d'Architecture ou de Culture.

 

          Il en est d’autres où a repris la vie avec une vigueur accrue après avoir cessé d’être.

 

Ce sera le cas chez nous, ici, puisque mardi nous allons fêter le centenaire du retour des moines après une éclipse aussi presque centenaire.

 

          Il y a de nombreuses implantations aujourd’hui dans des terres nouvelles, en Afrique, en Asie, en Amérique. Tout cela suppose une continuité dans laquelle nous voyons une grâce du Seigneur. Car c’est cette continuité, cette persévérance de l’institution monastique qui a été le présupposé de tous les recommencements.

 

Le Cardinal veut sans doute dire ici que l'institution monastique est promise à durer aussi longtemps que le monde. Il est nécessaire qu'il exis­te dans l'Eglise des hommes qui se consacrent entièrement, gratuitement à la recherche de Dieu.

Je dois dire que actuellement, du côté masculin - du côté féminin c'est autre chose - du côté masculin notre Ordre est le seul a posséder cet idéal de gratuité totale. Et c'est très difficile à vivre ! Beaucoup de moines trébuchent là­ dessus, sur cette gratuité. Il leur faut quelque chose. Ils doivent lais­ser une trace d'eux. Il faut que leur personne soit reconnue, estimée. Ils doivent recevoir un titre, un grade, n'importe quoi. Alors l'élément de gratuité disparaît. Pourtant, il est essentiel chez nous !

 

          Notre foi nous fait découvrir dans cette histoire du monachisme une œuvre de la Providence, une assistance de l’Esprit Saint. Et je crois que vous y reconnaîtrez aussi la protection de la Mère de Dieu et de l’Eglise vous surtout, cisterciens et cisterciennes dont chacun des monastères et chacune des personnes sont consacrés à la Bienheureuse Vierge Marie.

 

Cela est un aspect qui n'est pas secondaire dans notre vie. Et il est heureux qu'à chaque Heure de l'Office nous ayons cette petite touche Ma­riale. Je pense que c'est présent dans tous les monastères de notre Ordre. La demi-douzaine de monastère que je connais, que j'ai traversé ont eux­ aussi une petite chose comme ça de la Vierge Marie.

 

          Vos assises capitulaires se situent dans cette histoire. Vous vivez un moment important. Devant une institution monastique qui a défié les siècles, vous serez tentés de croire que votre rôle est désormais insignifiant. Que peut valoir l’œuvre de 150 personnes rassemblées ici pendant 25 jours et qui vont bientôt rentrer chez elles, retrouver leurs soucis ?

 

Qu'est-ce que 25 jours à côté des siècles d'histoire monastique? Et ces 150 personnes, à côté des millions de moines qui sont déjà arrivés dans le Royaume de Dieu ? Et elles vont bientôt rentrer chez elles, retrou­ver leurs soucis...

 

A vues humaines, vous avez raison. Mais nous savons aussi que la vie monastique appartient à l’Histoire du Salut et non pas seulement à l’Histoire profane. Le monachisme n’est pas fait de bâtiments mais de moines et de moniales. Le Seigneur appelle chacun de vous à une tâche déterminée pour l’édification du Corps Mystique. Aujourd’hui et ici, il vous demande de prendre en charge votre héritage cistercien.

 

Donc, le monachisme est fait d'hommes et de femmes qui ne s'appartiennent plus, qui appartiennent au Christ. Et chacun est appelé à une tâche déterminée pour l'édification de ce Corps qui est l'Eglise qui est le Corps du Christ total. Chacun a sa tâche. Et ce n'est pas seulement les tâches matérielles, mais les tâches spirituelles, les tâches mystiques. Et on est irremplaçable.

C'est pourquoi, lorsque un moine fléchit dans sa vocation, c'est tou­jours un malheur, et pas un malheur seulement pour la communauté, mais un malheur pour le monde. Quand il s'agit d'une vraie vocation naturellement, parce que il y en a qui peuvent être dans un monastère et ne pas être ap­pelés, ne pas avoir la vocation. Mais alors ceux-là, comme le dit Saint Benoît, il est préférable qu'ils partent.

         

          Aujourd’hui et ici, il vous demande de prendre en charge votre héritage cistercien.

 

Donc, nous en sommes devenus les responsables. Et nos Constitutions, c'est cela - le Cardinal l'a expliqué - comment dire aujourd'hui pour le monde ce qu'est un monastère cistercien.

 

          Sa grâce ne vous fera pas défaut. Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux.

 

          C’est certain ! Et bien davantage au milieu de 150, les 150 Abbés et Abbesses. Mais il y avait alors toute l'intendance qui représentait en plus 60 à 70 per­sonnes.

 

Poursuivez donc votre œuvre, avec humilité certes, mais aussi avec confiance et joyeuse assurance.

 

Et voilà, c'était terminé! Et quand on a entendu cela, et bien on a reçu, je ne dis pas un coup de fouet parce que ce n'est pas cela - c'est un peu brutal, un coup de fouet - mais un bel encouragement, un stimulant, un coup d'éperon. On savait dans quelle direction on devait aller. Et je pense que tout le monde a été reconnaissant au Cardinal, non seulement de sa présence, mais aussi de son homélie.

 

Chapitre : L’unité de l’Ordre.                     24.01.88

      1. Le partage d’un même esprit.

 

Mes frères,

 

Saint Benoît, vous l'entendez, nous recommande la retenue dans les paroles. Je ne vais donc pas m'étendre trop longtemps ce matin sur ce que j'ai l'intention de vous dire à propos de la Réunion Générale Mixte.

 

Le tout grand problème qui s'est posé à elle est celui de l'unité de l'Ordre. Notre Ordre constitue une unité organique parfaite. Moines et moniales forment un tout puissamment, parfaitement intégré. Ils partagent le même patrimoine, le même idéal, les mêmes Institutions, la même litur­gie.

A l'intérieur de cette unité, chaque monastère est autonome. Cela signifie que chaque Abbé et chaque Abbesse est Supérieur Majeur dans le sens où l'entend le Code de Droit Canonique. C'est à dire qu'ils n'ont personne, aucun autre Supérieur au-dessus d'eux.

Cela ne veut pas dire qu'ils jouissent d'un pouvoir arbitraire. Non, c'est là que vient toujours la Règle, les Constitutions, les Coutumes.

L'unité de l'Ordre est assuré et il est garanti par divers éléments :

- Un élément d'ordre mystique : le partage d'un même esprit. Lorsqu'on est dans une assemblée aussi nombreuse qu'un Chapitre Général, et encore davantage dans une Réunion Générale Mixte, on s'aperçoit qu'on porte tous un air de famille. Il y a des façons de réagir et d'agir, et de se tenir qui sont communes. On est donc formé, sans le savoir, par le patri­moine commun qui est le nôtre.

- Il y a aussi un élément d'ordre juridique qui est capital, naturelle­ment. C'est celui de la filiation. Donc, tous les monastères naissent les uns des autres à partir du tout premier qui a été Cîteaux. L'ensemble est donc un tissu serré qui forme une toile solide, parfaitement fine, et qui ..?.. des moines et des moniales, des Abbayes de moines et des Abbayes de      moniales.

- Enfin, il y a un élément d'ordre moral qui est la sollicitude pastorale. Il en a été fréquemment question. Je devrai y revenir plus tard. C'est à dire que chaque Abbé et chaque Abbesse est responsable, non seulement de son propre monastère, mais aussi de tous les monastères de l'Ordre.

 

Il n'est pas responsable de la même façon, mais il doit porter dans son coeur le souci de ce qui se passe ailleurs. Non pas pour y aller voir par curiosité, mais pour porter la situation de chaque monastère dans sa prière et aussi dans une aide efficace qui peut être d'ordre matériel.

Voilà, nous en avons, nous, fait l'expérience : deux de nos frères sont partis à Latroun. Voilà un cas de sollicitude pastorale. Et aussi l'aide financière, mais surtout l'aide de la prière, de l'union intime dans l'espérance que chacun parviendra à devenir ce que Dieu attend de lui.

Maintenant, le problème est celui-ci : comment structurer canonique­ment cette unité ? Quelle forme canonique lui donner ? Maintenant nous entrons dans le Droit pur. Il existe à l'intérieur de l'Eglise deux pouvoirs : le pouvoir reli­gieux qu'on appelait autrefois "dominatif" et le pouvoir de gouvernement qu'on appelait autrefois "de juridiction".

 

Les Abbesses possèdent entièrement le pouvoir religieux. Elles orga­nisent donc leur monastère comme elles l'entendent, mais toujours dans la ligne de la Règle, des Constitutions et de la Tradition. Mais elles ne possèdent pas entièrement le pouvoir de gouvernement car elles ne sont pas revêtues du sacerdoce.

Elles dépendent donc en partie pour certaines choses du pouvoir de gouvernement qui est le propre des Abbés. Car les Abbés possèdent entiè­rement et le pouvoir religieux, et le pouvoir de gouvernement. Elles en dépendent, par exemple, pour ce qui regarde les sacrements, pour ce qui regarde la bénédiction à donner à une nouvelle professe au mo­ment de la profession solennelle.

Par contre, elles possèdent le pouvoir de régler la liturgie dans leur monastère, de dresser le calendrier, d'organiser certaines cérémonies. Mais là encore, j'ai appris là-bas, qu'une Abbesse très haut placée, très considérée, n'admettait pas cela. Elle estime que l'organisation de la liturgie dépend de l'Aumônier qui doit donc, lui, tout organiser. Et là, il y a à mon avis une erreur. On pourrait demander ça à notre liturgiste ? Ce n'est pas à l'aumônier de décider du calendrier de la com­munauté ?

Alors autre chose encore : la filiation des monastères féminins, elle n'est pas en ligne directe, mais elle est latérale. C'est à dire que chaque monastère féminin est attaché à la filiation d'un monastère masculin qui, naturellement, ne l'a pas fondé. C'est donc autre chose que pour les moines. Pour les moines, c'est toujours en ligne directe ; chez les moniales, c'est chaque fois latéral.

Or, je l'ai encore vu là-bas, les Abbesses tiennent d'une façon très forte à ce lien d'unité qui est puissant. Elles ont le sentiment que si ce lien de filiation latéral se relâchait ou disparaissait, l'Unité de l'Ordre serait perdue. Et je pense qu'elles ont raison ! Donc, on pourrait imaginer une autre structure, qu'il y ait aussi des liens de filiation directe du côté des Abbayes, des monastères féminins.

Donc, un monastère féminin qui fonde un autre monastère féminin, le pre­mier devient la Maison-Mère du second, et ainsi de suite. Alors, vous aurez deux lignées parallèles et la toile se déchirerait parce que les Abbayes masculines et féminines ne seraient plus reliées entre elles. Voyez tous les problèmes d'Unité ! Comment maintenant exprimer cela dans des termes canoniques précis ?

 

Et enfin, le tout récent Chapitre des Abbesses, donc depuis 1971 par la grâce du Cardinal Antoniutti, quel est exactement sa place et son au­torité ? Cela a été vraiment, je pense, ce point bien précis, la toute grosse question et la plus difficile.

Alors nous allons en rester là pour ce matin, et demain nous essaye­rons de voir comment, surtout pour cette question du Chapitre des Abbesses, la ligne de solution qui a été proposée.

 

Allocution du Pape Jean-Paul II. [2]                25.01.88

      1. Une vie intégralement contemplative.

 

Mes frères,

 

J'avais l'intention ce soir, comme je vous l'avais annoncé hier, de vous parler de la place du Chapitre des Abbesses, de son articulation par rapport au Chapitre des moines. Mais voilà que providentiellement j'ai reçu aujourd'hui matin le tex­te de l'allocution que le Pape a prononcée lorsqu'il a bien voulu nous re­cevoir en audience privée le dernier jour du Chapitre. Et je pense que c'est de circonstance pour nous préparer à la journée de demain.

Donc, imaginez la salle, la salle Clémentine, la petite. Voyez le Pa­pe assis sur son trône, appelons ça un trône. C'est un fauteuil avec un dossier très élevé. Ce doit être assez ancien ? Et voilà, le Pape voit à sa droite tous les Abbés, et à sa gauche les Abbesses, et derrière les Abbesses, encore quelques rangées d'Abbés. Et c'est là que je me trouvais.

L'Abbé Général a prononcé quelques mots pour présenter l'assemblée. Puis, le Pape reçoit d'un de ses assistants le texte de son allocution et il nous en donne lecture. C'est très, très, bien écrit. C'est un français parfait. Il faut dire qu'il le lisait aussi correctement. Je ne m'imagine pas que je pourrais lire du polonais de cette façon-là. Mais lui, c'est vraiment bien, bien, bien.

 

          C’est bien volontiers que, répondant au désir que vous avez exprimé de manifester au successeur de Pierre votre affection filiale et votre fidèle attachement, je vous accueille aujourd’hui, chers frères et sœurs de l’Ordre Cistercien de la stricte observance, en la circonstance exceptionnelle que constitue la célébration simultanée de vos Chapitres Généraux         respectifs.

 

On avait demandé, sollicité cette audience. Et on ne savait pas du tout si elle serait accordée ou non. Mais voilà, cela a été fait.

 

          Je suis particulièrement heureux de saluer en vous les Abbés, les Abbesses et les représentants qualifiés d’environ 150 monastères réunissant plus de 5000 moines et moniales répandus dans le monde entier.

 

Il y a exactement 89 monastères de moines et 59 monastères de monia­les. J'ai appris à ce moment que l'Abbaye de Tamié préparait une fondation au Brésil. Et je vous ai déjà dit que Soleilmont préparait une fon­dation aux Indes.

Ce n'est pas encore pour demain. Mais enfin, la Prieure est déjà là-­bas. Il y a des postulantes Indiennes, même à Soleilmont. Cela va sans dou­te se faire dans l'Etat de Kerala, Etat chrétien dans le sud de l'Inde.

Mais il y a une difficulté là-bas, c'est que l'Etat Indien n'accorde pas de permis de séjour prolongé à des étrangers. On peut avoir un visa touristique pour trois mois, six mois au grand maximum. Mais pas question d'aller s'y établir pour plus, il y a déjà trop de population. C'est une difficulté ! Est-ce que les Evêques de l'endroit vont franchir cette muraille ? On ne sait pas, mais cela ne fait pas reculer Soleil­mont.

 

          Tous les membres de votre grande famille ont actuellement les yeux fixés sur vous ; …..

         

Donc, il s'adresse à des Abbés et à des Abbesses.

 

                                     ….. ils attendent de votre part des décisions qui les aideront à vivre la magnifique vocation à laquelle ils ont été appelés, dans une authenticité toujours plus grande.

 

Donc, le Pape attend que nos Constitutions donnent un nouvel élan à la vérité de notre vocation, à son authenticité. Ce ne peut pas être un relâchement dans le sens d'une facilité plus grande, d'une adaptation trop séculière à la Culture d'aujourd'hui. Non, ce doit être l'occasion d'un retour à l'essentiel de ce que nos Fondateurs ont inauguré.

 

Le Concile Vatican II, dans le Décret Perfectae Caritatis, insiste en effet sur la place éminente de la vie intégralement contemplative dans le Corps Mystique du Christ.

 

Ce n'est donc pas une vie à moitié contemplative. Elle doit être in­tégralement contemplative, ce qui impose des urgences sévères, entre autre comme le Pape va le rappeler : la clôture.

Ce n'est pas le moment de courir les rues, de se produire au dehors. Nous sommes dans le monastère, chez Dieu, comme si nous avions déjà fran­chi les portes de la mort. Ce n'est pas effrayant ni inquiétant, je le dis fréquemment.

Non, c'est notre condition, c'est notre état. Notre regard doit être perdu dans la lumière de Dieu, dans la beauté de Dieu. Et à ce moment-là, comme nous portons dans notre coeur l'univers entier, la Rédemption s'achè­ve grâce à nous. Ici, les temps sont télescopés. C'est la vocation - comme on dit - eschatologique du moine et de la moniale. Il va citer Perfectae Caritatis.

 

          Les membres de ces communautés offrent à Dieu un sacrifice éminent de louanges ; ils illustrent le Peuple de Dieu par des fruits abondants de sainteté, ils entraînent par leur exemple et procurent son accroissement par une secrète fécondité apostolique. Ils sont ainsi l’honneur de l’Eglise et une source de grâces célestes.

 

Des fruits abondants de sainteté ! Cela ne veut pas dire que les mo­nastères sont peuplés de saints et de saintes. Non, mais leur objectif est tout de même de croître en sainteté, c'est à dire de laisser l'amour pren­dre possession de leur coeur et de leur être entier.

Que les réflexes qui naissent en nous, qui surgissent en nous dans les milles circonstances de la vie quotidienne, ne soient plus des réflexes de recul, de peur ou d'agressivité, mais des réflexes de charité, d'ouver­ture, de don de soi. C'est ça les fruits de sainteté !

Et si ça se produit chez un homme, c'est déjà très beau. Si c'est dans toute une collectivité, une communauté d'hommes, à ce moment-là, quel­que chose se passe, quelque chose change à l'intérieur de l'Eglise et à l'intérieur du monde.

 

Chapitre : Un soir de centenaire.                 26.01.88

      Nous sommes portés par une lignée.

 

Mes frères,

 

Nous avons donc célébré aujourd'hui dans la modestie, mais avec fer­veur et dans l'action de grâce, le Centenaire du retour des moines en ce lieu après une éclipse qui avait duré près d'un siècle. Des tractations qui ont abouti à l'achat des bâtiments et des ter­rains, il ne reste que des relations du genre anecdotiques. La véritable Histoire s'écrivait ailleurs sur les tables de chair des coeurs de ces hommes qui ont donné le meilleur de leur être pour que ce monastère, cet­te abbaye revive.

Cette Histoire, c'est leur foi, c'est leur intrépidité, leur endu­rance, leurs peines, leurs joies aussi. Et depuis lors, des générations se sont succédées. Aujourd'hui, nous sommes ici portés par une lignée dont près de cent représentants reposent dans notre cimetière. Et la vie continue. Elle avance. Elle est poussée en avant.

Et le visage de notre monastère se modifie, non pas vers un délabrement, mais vers un rajeunissement. Car des jeunes se présentent, qui sont les fruits d'une autre Culture, d'autres milieux. Ils ont leur histoire, celle d'aujourd'hui. Ils ont une approche autre des choses. Ils apportent un sang frais que le Christ va saisir et qu'il va transfigurer.

 

Car, nous tous qui sommes ici, nous devons devenir des Temples de l' Esprit. Un sang spirituel doit animer notre vie, lui donner cette tonalité divine qui est déjà vie éternelle sur cette terre. Ce renouveau s'inscrit aussi dans les bâtiments. C'est aujourd'hui, encore une date à retenir, que notre bibliothèque est devenue fonctionnel­le officiellement. Les travaux sont terminés.

Mais la communauté de Saint Remy s'étend bien au-delà des frontières visibles de notre clôture. Elle a pénétré jusque dans les cieux. Elle comp­te une foule de moines et de moniales et nous sommes, nous, les derniers nés. C'est pour nous un sujet de fierté, d'encouragement. C'est une pro­messe.

Et au-delà de cette grande famille de Saint Remy, nous rejoignons l'immense famille cistercienne. Nous retrouvons nos premiers Pères avec leur enthousiasme, leur candeur, leur intuition, leur projet et leur sainteté. Il n'y a pas de solution de continuité entre eux et nous. Nous sommes de la même lignée, de la même race. Et le fait que les nouvelles Constitu­tions soient déposées aujourd'hui est le signe qu'il n'y a pas de rupture. D'ailleurs, un véritable esprit qui vient de Dieu ne connaît jamais de brisure ni de fracture, car il a pénétré tout et il renouvelle toute chose.

 

Ce qui est merveilleux dans une vie comme la nôtre, c'est cette jeu­nesse qu'un véritable moine sent bouillonner au fond de lui. Il sait qu'il possède la vie éternelle. Il sait que la mort est dépassée. Il sait que la lumière est son partage. Et dans ces conditions-là, je ne dirais pas qu'il est devenu indiffé­rent, car l'indifférence peut être isolement, séparation et donc malice. Non, il sait que son partage, c'est la paix, la propre paix du Christ, la propre paix de Dieu. Voilà, mes frères, les fruits que nous pouvons cueillir sur l'arbre de notre fidélité.

 

La célébration d'aujourd'hui doit donc être pour chacun d'entre nous le signal d'un nouveau commencement, d'une seconde conversion. Elle ne sera pas à côté de notre vocation puisqu'elle sera la mise en oeuvre originale de notre voeu de conversion. Nous ne pouvons jamais regar­der en arrière, car nous ne pouvons jamais nous arrêter.

Nous ne pouvons jamais nous encombrer. Nous devons toujours être en état de disponibilité, donc de liberté. Il faut donc permettre à la grâce de nos Fondateurs de travailler li­brement en nous jusqu'à ce que, comme eux, nous soyons devenus un seul esprit avec le Christ. Et notre chartre, celle qui régit notre vie dans ce monastère, c'est la charité qui règne entre nous et qui rayonne jusqu'aux confins du monde. Elle est plus pénétrante que toutes les ondes que les appareils lan­cent aujourd'hui dans l'éther et qui rebondissent sur des satellites. C'est bien autre chose ! Elle est bien plus puissante et, surtout, elle dure, elle est faite pour durer. Elle est incorruptible.

Et ainsi, lorsque nous serons devenus pure charité, nous aurons ac­compli notre mission. Et à notre heure, nous serons accueillis auprès des restaurateurs de notre Abbaye, auprès de nos Fondateurs, auprès du Christ, de la Vierge Marie notre Mère, auprès de tous les saints. Et, notre fidélité est déjà une façon, pour aujourd'hui, de vivre avec eux, d'être leur compagnon, leur ami.

 

Et cette communion, je dirais, cette vie, ce "vivre avec" est contagieux. Il réagit sur nous et il accé­lère en nous notre conversion. Il déverse en nous cette charité qui les habite. Il éclaire notre foi de leur lumière.

Et ainsi, mes frères, nous pouvons en toute sécurité nous laisser por­ter par l'obéissance, par le don total de nous-mêmes, et être certains de connaître un jour, bientôt, tout de suite peut-être, les immenses joies de la transfiguration. Et quand je dis tout de suite, cela ne veut pas dire après notre mort, c'est tout de suite dans cette magnifique vie contempla­tive qui est la nôtre.

 

Allocution du Pape Jean-Paul II.                  27.01.88

      2. Retour à l’intégrité de la Règle.

 

Mes frères,

         

Nous allons poursuivre la méditation de l'allocution que le Saint Père a adressée à notre Réunion Générale Mixte le 17 Décembre. Il va maintenant reprendre en les illustrant quelque peu les quatre notes qui définissent la vie monastique intégralement vouée à la contem­plation. Le Cardinal Hamer y a déjà fait allusion.

 

          Moines et moniales, vous centrez votre vie contemplative sur la prière assidue, expression de votre amour de Dieu et des hommes.

 

La prière continue, l'oratio continua, était pour les premiers moines le terme suprême de leur vie. Cela ne veut pas dire qu'ils pas­saient leurs journées et leurs nuits à réciter des prières. Mais leur être devenu un seul esprit avec le Christ n'était plus qu'un regard et qu'un cri.     

L'Esprit, dont ils étaient devenus le temple, adressait à Dieu le Père sans arrêt des prières avec des gémissements ineffables. C'est leur être entier qui était devenu prière. Par le fait même qu'ils étaient là présents, il montait, il se dégageait d'eux, sans arrêt, comme une flam­me qui forçait le regard de Dieu et aussi, peut-être, mais pas certaine­ment, le regard de certains hommes.

          Cela est la prière assidue ! Mais nous n'en sommes pas encore là, peut-être? Mais il est possible que demain nous y soyons.

 

          Dans le silence et la solitude, vous la vivez dans des monastères que vous quittez rarement, protégés par la discipline de la clôture, librement et résolument voulue en raison du grand bien spirituel qu’elle procure.

 

Le tout premier mouvement d'un vrai moine, c'est la retraite dans le désert où, là, il va devenir un soldat, un lutteur contre les démons, con­tre les complicités du démon qui habitent son coeur. Et puis, il va y ren­contrer le Christ, il va y rencontrer Dieu, dans ce désert.

« la discipline de la clôture » ! Remarquons ici que le Pape ne fait pas de distinction entre moines et moniales. Cela ne veut pas dire que les moines seront dorénavant soumis à la clôture papale comme les mo­niales. Mais l'esprit et la réalité concrète de leur clôture sont identi­ques pour les deux.

Je ne vois pas, moi, du tout pourquoi un moine devrait plus facile­ment quitter la clôture qu'une moniale. Il n'y a pas de raison de sortir davantage. Mais pourquoi ? Il n'y en a aucune. Il doit vraiment toujours y avoir une raison sérieuse, un motif proportionné comme on dit. Et le Pape, ici, discrètement mais utilement nous le rappelle.

 

          Vous acceptez joyeusement une grande austérité car elle vous aide puissamment à vous centrer sur l’essentiel et elle vous unit plus intimement au Christ.

 

Toute austérité est un détachement, un renoncement, une libération. Les énergies ne sont plus dispersées. Elles sont centrées sur l'essentiel qui est une Personne, le Christ, auquel on s'unit toujours plus intimement.

 

          Vous tous, Cisterciens de la stricte observance, marchant à la suite de Saint Bernard, vous vous efforcez de mettre en pratique la Règle Bénédictine dans son intégrité…..

 

C'est juste ! Donc, c'est un retour à l'intégrité, à la pureté de la Règle bénédictine. Mais cela ne signifie pas du tout : intégrisme, fanatisme, culte fanatique de la lettre.

Loin de là ! C'est plutôt la fidélité à un esprit. Et nous comprenons encore mieux aujourd'hui qu'on étudie les documents primitifs de Cîteaux que nos premiers Pères remontaient au-delà de la Règle bénédictine jusqu' aux sources de la Règle, les Pères du désert.

          Ils entraient donc dans un cortège, dont nous sommes, nous, encore maintenant une rangée - disons cela - un rang.

 

          …..cherchant Dieu dans l’imitation du Christ sous la conduite des Supérieurs, selon la Charte de Charité qui fixe les modalités de votre vocation dûment authentifiée par l’Eglise.

 

Cette authentification, c'est l'approbation des Constitutions. Nous ne sommes pas sans Constitutions maintenant. Nous sommes toujours sous le régime des Constitutions de 1926. On est en train de les adapter, mais c'est toujours elles qui sont en vigueur. Donc, nous sommes authentifiés et nous le serons encore davantage maintenant.

 

          Fils et filles de Saint Benoît, vous êtes convaincus que rien ne doit être préféré à l’Oeuvre de Dieu ;

 

Est-ce que c'est vrai que nous en sommes convaincus ? Parfois on jet­terais un peu facilement par-dessus bord la présence à l'Office pour un motif quelconque. Non, il faut avoir le courage parfois de dire : écoutez, je regrette beaucoup, mais c'est l'heure de l'Office. Nous nous reverrons dans dix minutes, un quart d'heure, une demi heure. Ou bien couper une communication téléphonique, n'importe quoi, mais d'abord convaincu que rien ne doit être préféré à l'Oeuvre de Dieu, rien !

 

         ; par la célébration de l’Office Divin, vous lui offrez le sacrifice de louanges et vous intercédez pour le Salut du monde.

 

On n'est pas là pour soi ! Il faut essayer de se dégager d'un certain égocentrisme dans la célébration de l'Office. On est d'abord là pour Dieu, naturellement, et pour le monde. Le vrai contemplatif, il a conscience de porter le monde dans son coeur. Il n'est pas là pour lui seul.

 

          D’autre part, la Lectio Divina, par la méditation de la Parole de Dieu, est pour vous une source de prière et école de contemplation.

 

Cela va de soi !

 

          La Charte de Charité met aussi l’accent sur la charité fraternelle qui vous unit. Vous avez le souci que « personne ne soit troublé ou attristé dans la Maison de Dieu …..

 

Ce doit être un souci, une sollicitudo. On doit avoir à coeur de ne troubler, de ne contrister personne. Il y a dans la communauté, dans toute communauté, des personnes plus fragiles, plus faibles, plus facile­ment ébranlées. Nous devons prendre garde de ne pas les troubler si nous nous estimons plus forts.

 

          ….. et que chaque cloître soit un lieu où l’on fait l’expérience « qu’il est bon pour des frères d’habiter en semble » (cf. Ps 133, 1)

 

C'est le paradisus claustralis où ne doit régner que la charité et où vraiment on se reconnaît comme frères, partageant la même vie divi­ne, les mêmes besoins ..?. spirituels, les mêmes besoins matériels, et où il est bon d'être ensemble.

 

Allocution du Pape Jean-Paul II.                  28.01.88

      3. Aspect juridique de notre travail.

 

Mes frères,

 

Dans la troisième partie, le Pape aborde l'aspect juridique du tra­vail auquel nous nous sommes livrés :

 

         Moines et moniales, vous appartenez à la même famille spirituelle et vous partagez le même patrimoine monastique que vous vous devez de sauvegarder

 

Il y a donc une communauté de patrimoine. ..?. ..?. ..?. ..?. Et ce patrimoine, nous devons le sauvegarder. Nous ne pouvons pas nous per­mettre de le laisser tourner à rien, de le laisser s'évaporer. Il faut toujours revenir à l'intuition des Fondateurs. Cela a été un des buts de ces nouvelles Constitutions. D'ailleurs le Pape y fait allusion dès les premières lignes.

 

          Vous coopérez et vous vous entraidez en tenant compte de vos autonomies respectives et des dispositions prévues par l’Eglise.

 

Cela veut dire que les moniales sont pleinement autonomes, chacune dans leur monastère, autant que les moines. Malgré tout, il faut coopérer et s'entraider.

Il y a eu un exemple aujourd'hui qui n'aurait peut-être pas tellement été imaginable il y a une vingtaine d'années, donc avant le Concile. Voilà, j'ai dû me rendre à Clairefontaine pour une affaire concernant l'Ordre. Et j'étais mandaté pour cela. Voilà un Abbé et une Abbesse ! Auparavant, on aurait réglé tout ça entre Abbés. Maintenant, c'est fini !

Et c'est très enrichissant. Et on arrive alors à des choses vraiment qui engagent l'Ordre entier, pas seulement les moines, et les moniales devant suivre. Non, chacun travaille au même but à atteindre.

 

          C’est dans cet esprit que le Saint Siège, fidèles aux enseignements conciliaires sur la place de la femme dans le monde contemporain, dès 1970, a permis à la branche féminine de votre Ordre d’avoir son propre Chapitre Général pour traiter les questions particulières qui la concernent et notamment pour rédiger sa législation propre.

 

C'est donc une décision qui a été prise par le Saint Siège en confor­mité avec le Concile, avec les enseignements du Concile. Il parle ici du Chapitre Général de la branche féminine. Mais attention, il faudra toujours le comprendre dans le sens que lui donne la lettre du Cardinal Antoniutti. Mais ça, je l'expliquerai dans quelques jours.

 

         Depuis plusieurs années, pour répondre aux dispositions du motu proprio Ecclesiae sanctae, vous avez oeuvrez de part et d’autre à la mise au point de vos projets de Constitutions à soumettre à l’approbation du Saint Siège.

 

Donc, ce motu proprio demandait que tous les Ordres et Congrégations révisent leurs Constitutions et les mettent en conformité avec les normes édictées par le Concile. Donc pour nous, cela fait une bonne vingtaine d'années. Mais ça ne fait rien, nous ne sommes pas encore les derniers. Loin de là !

 

          Au moment où cette tâche parvenait à son terme, vous avez pris l’initiative de convoquer à Rome vos deux Chapitres en sessions distinctes mais avec des possibilités de contacts, afin de rendre plus aisée la dernière mise au point des éléments fondamentaux communs aux deux branches.

 

Le Pape est un peu optimiste, ici, car il parle de deux chapitres en sessions distinctes mais avec des possibilités de contacts. C'était comme ça que c'était prévu à l'origine. C'était prévu ainsi, donc les Abbesses siégeant d'un côté et les Abbés siégeant de l'autre. Et puis de temps en temps des contacts, quand c'était nécessaire.

Mais ça a été différent, on a siégé en commun et il y a eu malgré tout l'une ou l'autre session comme ça distincte, pour des raisons qui re­gardaient plus spécialement chacune des deux branches. Et cela :

 

          ….. afin de rendre plus aisée la dernière mise au point des éléments fondamentaux communs.

 

          Donc le souci de maintenir, et d'affirmer, et d'exprimer juridiquement, canoniquement l'Unité de notre Ordre.

 

          J’espère avec vous que les projets ainsi établis, répondant aux conditions requises, pourront servir alors de normes de vie tant pour les moines que pour les moniales.

 

Il espère donc que les Constitutions seront approuvées, peut-être après correction? Je n'en sais rien. J'ai appris à Clairefontaine que les moniales n'avaient pas reçu le texte de leurs Constitutions. Les moines ont reçu le leur, mais pas les moniales. On ne leur remettra que lorsque cela aura été approuvé par Rome, pas avant. Cela veut dire que les Constitutions des moines seront beaucoup plus facilement approuvées que celles des moniales.

Maintenant, c'est le quatrième point de l'allocution :

 

         Vous terminez vos travaux durant l’Avent au moment où l’Eglise se prépare de manière plus immédiate à accueillir le Sauveur.

 

          On était donc le 17 Décembre !

 

Cette période est toute remplie de la présence de Marie Mère de Dieu et Icône resplendissante de l’Eglise, envers laquelle Saint Bernard montrait une dévotion ardente et filiale demeurée pleinement dans le patrimoine de votre Ordre.

 

Marie, Mère de Dieu, Icône resplendissante de l'Eglise. N'oublions pas que nous sommes pendant l'année Mariale et que le Pape a consacré une Encyclique à Marie Mère du Rédempteur. Il y fait une belle allusion, ici.

Maintenant, ça, c'est pour tout le monde

 

          Je vous demande de porter dans vos monastères, à tous vos frères et sœurs, spécialement aux malades et aux infirmes, mon salut, mes encouragements et ma bénédiction.

 

Et voilà, je vous les transmets : le salut du Pape, ses encouragements affectueux, car il sait très bien que notre vie n'est pas facile du tout. Il faut bien se le dire. Nous autres qui sommes dedans, parfois nous nous laissons un peu en­traîner par une certaine routine. Cela nous paraît tout simple. Mais en réalité, non, notre vie n'est pas simple. C'est une vie très difficile.

C'est une vie de renoncement, et c'est une vie où il faut pouvoir fai­re confiance, confiance à Dieu, confiance les uns dans les autres, confian­ce dans l'Abbé. Et ce doit être le courant qui circule entre tous, et ce doit être alimenté. On ne

peut pas dire : c'est arrivé une fois pour toute. Cela doit sans cesse être recommencé.

Et on comprend alors qu'il nous adresse des encouragements affectueux à tous, et finalement sa bénédiction. N'oublions pas que le Pape est le Vicaire du Christ. Et lorsqu'il donne sa bénédiction, c'est la bénédiction du Christ qu'il donne. Lorsque il est dit dans les Actes des Apôtres, lorsqu'il est dit : Il les bénit, et les bénissant il fut enlevé au ciel, c'est cette dernière béné­diction qui est léguée à l'Eglise en la personne du Souverain Pontife, son représentant sur terre. Ne l'oublions pas !

 

La bénédiction du Pape, c'est quelque chose de très, très important, car c'est celle du Christ. Ce n'est pas celle d'un homme. Et du Pape alors, ça coule sur tout le Collège Apostolique, sur notre Evêque. Mais c'est surtout, surtout lorsque ça vient du Pape.

On nous raconte dans la Lecture au réfectoire, quand pendant l'Année Sainte les foules criaient, tempêtaient, klaxonnaient sur la place jusqu'à ce que le Pape se montre et donne sa bénédiction.

Il y a dans le Peuple Chrétien un sens instinctif qui fait découvrir où est la vérité et où est la Source de Vie, dans cette bénédiction que le Christ a donné avant de partir. Il ne nous a pas laissé seul.

 

          Je prie la Vierge Marie de vous guider et de vous aider tous dans votre vie consacrée au Christ et à l’Eglise.

 

Voilà, il nous a bénis et son allocution a été fini. Je me souviens, après cela, il y a eu des applaudissements. Le Pape s'est levé et a récité l'Alma Redemptoris Mater, qu'on a récité tous ensemble.

Je pense qu'après l'Homélie du Cardinal Hamer et l'allocution du Pape, nous avons de quoi être encouragés dans notre vie et dans notre vocation, et aussi dans notre foi. Car tout est possible, surtout ce qui nous est demandé : notre métamorphose en Christ.

FIN.

 

Chapitre : L’unité de l’Ordre.                     30.01.88

      2. Qu’est-ce qu’un Chapitre Général ?

 

Mes frères,

 

S'il est vrai que l'effort procure la couronne, je pense que les mem­bres du Chapitre Général en auront mérité une belle, car ils ont dû peiner sur la fameuse question de l'UNITE de l'Ordre, à laquelle ils ont tenté d'apporter une solution qui leur paraît bonne.

Je ne vais pas m'éterniser sur ce sujet, mais j'aimerais tout de même que vous saisissiez la complexité du problème et que vous ne soyez pas trop étonnés si la Congrégation apporte des corrections au texte qui a été proposé à son approbation.

Le signe de l'unité de l'Ordre, c'est le Chapitre Général. Il faut donc d'abord bien savoir ce qu'est un Chapitre Général. Nous allons ce soir faire un peu de Droit Canonique. Je me réfère ici au texte du Droit Canon.

 

          Le Chapitre Général, qui dans l’Institut détient l’autorité suprême selon les Constitutions, doit être composé de telle sorte que représentant l’Institut tout entier, il soit un vrai signe de son unité dans la charité.

 

Je rappelle que le Cardinal Hamer avait fait allusion expresse à ce Canon 631.

Le Chapitre Général détient l'autorité suprême. Il représente l'Ins­titut tout entier. Il est le vrai signe de son unité dans la charité. Il est donc nécessaire que tous les Abbés participent, soit personnellement, soit s'ils sont empêchés par un délégué, au Chapitre Général.

Chaque monastère est pleinement autonome. Cela signifie que l'Abbé est Supérieur Majeur et n'a pas d'autre Supérieur au-dessus de lui. Pour­tant, l'assemblée des Abbés réunis en Chapitre Général constitue une auto­rité suprême à laquelle tous, même les Abbés, doivent se référer.

Chaque Abbé donc, pour sa part, délègue une partie de son autorité à cette assemblée plénière à laquelle il est soumis. Il y a donc dans le chef des Abbés un acte d'unité. Dans son monastère, il est Supérieur Ma­jeur, mais toujours sous l'autorité du Chapitre Général.

 

Le Chapitre Général représente l'Institut tout entier puisque chaque Abbé doit s'y rendre. Et il est ainsi un vrai signe de son unité dans la charité. On ne va donc pas au Chapitre Général pour se disputer, mais on va au Chapitre Général pour signifier qu'on est en communion avec tous les autres.

Je pense bien que cette institution du Chapitre Général, qui a été généralisée dans l'Eglise, a son origine dans le Chapitre Général de Cî­teaux. C'est lui qui est le premier. Auparavant, l'Abbé de Cluny était l'unique Abbé de tout l'Ordre de Cluny. Les autres étaient ses Prieurs, comme c'est encore maintenant chez les Chartreux. Le Prieur de la Chartreuse est le Prieur Général, et tous les autres Prieurs lui sont soumis.

Cîteaux, ce n'était pas ainsi. Les autres Abbés n'étaient pas soumis à l'Abbé de Cîteaux, mais ils se réunissaient en Chapitre, qui était le Chapitre de Cîteaux. Et à ce moment-là, tous ensemble, ils mettaient en commun leurs découvertes, leurs expériences, leurs soucis. Eventuellement, ils acceptaient une correction fraternelle de la part des autres. Tout cela était réglé par la Charte de Charité.

 

Donc, nous avons le droit, nous, de parler du Chapitre Général puis­que nous en sommes les créateurs. C'est un détail, là, qu'on doit avoir présent à l'esprit. Nous ne devons pas avoir peur de parler du Chapitre Général, c'est notre bien premier, propre. Les autres, ils ont copié, puis c'est passé dans l'Eglise. Maintenant, tous les Instituts doivent tenir leur Chapitre Général.

Maintenant, la mission du Chapitre Général ?

         

          Il a surtout comme mission de protéger le patrimoine de l’Institut et de promouvoir sa rénovation et son adaptation selon ce patrimoine ; d’élire le modérateur suprême, de traiter les affaires majeures, aussi d’édicter des Règles auxquelles tous doivent obéir.

                                                                                               Canon 578.

 

Demain matin, nous verrons ce que le Droit Canonique entend par le Patrimoine d'un Institut que le Chapitre Général doit protéger, et dont il doit promouvoir la rénovation et l'adaptation.

 

Je vais ce soir simplement dire que nous n'avons pas de Modérateur Suprême dans notre Ordre. Le Chapitre Général a pour mission d'élire le Modérateur Suprême, mais nous n'en avons pas. L'autorité suprême, c'est le Chapitre. L'Abbé Général, maintenant, n'est pas le Modérateur Suprême. Le Modé­rateur Suprême, ce sera le Général des Jésuites par exemple, ce sera le Général des Dominicains. Mais nous, nous n'en avons pas. Voyez un peu, nous sommes vraiment en démocratie. Cela, c'est aussi très, très important.

Alors l'Abbé Général, lui - nous verrons cela encore dans les Cons­titutions - l'Abbé Général, il est égalé ou il remplit les fonctions d'un Modérateur Suprême. C'est à dire que dans l'intersession de deux Chapitres, il jouit d'un pouvoir Vicaire, c'est à dire d'un pouvoir qui lui est délégué par le Cha­pitre Général pour expédier les affaires courantes de l'Ordre, et pour veiller à ce que, jeter un peu un regard de surveillance pour que tout se passe bien suivant les Constitutions et les décisions des Chapitres.

Alors, à chaque Chapitre, il doit rendre compte à toute l'assemblée de ses actes, c'est à dire de ce qu'il a fait, soit à titre personnel, soit la plupart du temps, presque toujours, avec l'aide de son Conseil. Là, dans cette petite, dans cette, je dirais dans cette ..?., on marque bien que l'Abbé Général n'a que l'autorité que lui délègue le Cha­pitre. C'est aussi très important à savoir.

 

Il a une grande autorité, très grande puisque c'est celle du Chapitre qui lui est déléguée, mais toujours dans des limites. Il y a certaines choses qu'il ne peut pas faire. Par exemple : un Chapitre Général peut déposer un Abbé, mais l'Abbé Général ne peut pas le faire.

 

Chapitre : L’Unité de l’Ordre.                     31.01.88

      3. Le patrimoine.

 

Mes frères,

 

L'obéissance jusqu'à la mort est la porte de la vie. Vous le savez, vous en faites l'expérience. Et nous en faisons aussi l'expérience au ni­veau de i'Ordre. C'est par notre humble soumission au Vicaire du Christ sur cette ter­re, à son représentant autorisé - je pense, ici, à la Congrégation pour les Religieux - que la vie et l'épanouissement de notre Ordre sont garantis pour le présent et pour l'éternité.

Hier soir, nous avons vu que le Chapitre Général détient dans l'Ordre l'autorité suprême et qu'il a surtout pour mission de protéger le patrimoi­ne de l'Ordre et de promouvoir la rénovation et l'adaptation de l'Ordre selon ce patrimoine.

Lorsque nous nous rendions à l'Eglise, hier après le Chapitre, je me suis souvenu d'une chose que j'avais oublié de vous dire. C'est que le Chapitre Général est jaloux de son autorité. Attention, ce n'est pas la jalousie d'un despote qui veut à tout prix maintenir et même tenir secret son pouvoir. Non. Le Chapitre Général est habité par une conscience collective, une sorte d'instinct qui lui dit immédiatement que là pourrait surgir un dan­ger et en particulier lorsqu'il s'agit de son autorité. C'est la raison pour laquelle les responsables de la tenue du Chapi­tre - je pense ici à l'Abbé Général, au Promoteur - ont le souci de tou­jours respecter l'autorité du Chapitre. Et ils le disent, et de temps en temps ils le rappellent.

 

Je vais vous donner un exemple qui ne .. ?.., disons le Promoteur, ni l'Abbé Général. Mais à cette dernière session, l'un ou l'autre comme ça individuellement aurait pensé qu'on aurait pu accorder certains pou­voirs aux Conférences Régionales, quand ce ne serait que celle d'accepter la démission d'un Abbé. On dit: Mais enfin, ils sont plus au courant. Ils sont là, ils vivent ensemble et ils se connaissent.

Eh bien, le Chapitre Général a réagi immédiatement par la négative. Les Conférences Régionales doivent rester des Associations Libres d'Abbés. On n'est même pas obligé de s'y rendre, tandis qu'on est obligé de se ren­dre au Chapitre Général. Aux Conférences, on peut préparer le travail d'un Chapitre Général. On peut discuter de certaines questions qui peuvent surgir dans une cer­taine ère géographique, mais ça ne doit pas aller au-delà. Les Conféren­ces ne peuvent être investies d'aucune autorité.

Ce serait, si ça commençait, si on permettait ne fut-ce qu'un soup­çon d'autorité, ce serait la porte ouverte à la constitution de Chapitres Provinciaux, comme on a ailleurs, et qui petit à petit commenceraient à régir l'Ordre dans certaines régions du globe. Et ça ne peut pas exister. L'autorité n'est pas pulvérisée sur la tête de chaque Abbé. Non, mais chaque maison est tout de même autonome. Et là se trouve le partage de l'autorité dans l'autonomie des maisons.

 

Maintenant, venons-en à notre patrimoine, car le rôle, le devoir premier du Chapitre Général est de protéger ce patrimoine. Qu'est-ce donc que le patrimoine d'un Ordre ? Le Canon 578, auquel se réfère d'ailleurs le Canon 631, nous le définit. Voici le texte du Canon :

 

La pensée des Fondateurs et leur projet que l’autorité ecclésiastique compétente …?... concernant la nature, le but, l’esprit et le caractère de l’Institut, ainsi que ses traditions, toutes choses qui constituent le patrimoine de l’Institut, doivent être fidèlement maintenus par tous

 

Un patrimoine, c'est l'ensemble des biens de famille qu'on a hérité de ses ascendants. Et le patrimoine d'un Ordre est constitué surtout de deux choses : la pensée des Fondateurs et leur projet ; la personnalité aussi des Fondateurs, leur caractère, leurs talents, leur Culture, leur personnalité spirituelle, leur pensée théologique, leur approche spirituel­le, leurs dévotions, leur pédagogie ascétique et mystique, leur insertion dans la spiritualité de leur époque.

Tout cela, c'est la pensée vivante des Fondateurs qui ne peut être dissociée de leur personnalité. Pensons ici aux personnalités différentes d'un Saint Robert, d'un Saint Albéric, d'un Saint Etienne, et puis après d'un Saint Bernard, d'un Saint Aelred, Guerric et les autres. Eh bien, tout cela forme une partie du patrimoine de notre Ordre. Et pas seulement la pensée théologique de ces hommes, mais aussi leur person­nalité humaine.

 

Puis, un second trésor de ce patrimoine, c'est l'Oeuvre apostolique des Fondateurs, c'est à dire ce qu'ils ont fait durant leur vie : leurs Ecrits, leurs oeuvres, leur méthode, leur influence au sein de la société, le rôle qu'ils ont rempli dans l'Eglise, dans leur pays. C'est cela donc les Fondateurs et leur projet !

Puis viennent les saines Traditions, car notre Ordre est très ancien et il n'y a pas seulement les Fondateurs, il y a eu leurs successeurs jus­qu'aujourd'hui. L'Ordre s'est adapté à diverses époques. Des traditions nouvelles sont nées, mais toujours dans la ligne à penser des Fondateurs. Ces traditions, dans la mesure où elles sont saines, constituent aussi le patrimoine de notre Ordre.

Les traditions qui auraient pu être aberrantes, celles-là ont disparu. On ne peut pas les maintenir, elles s'en vont. Il y a des expériences qui peuvent être malheureuses, mais ces expériences disparaissent, elles s'éteignent. Ce qui subsiste, c'est la santé de la Tradition. Et le rôle du Chapitre Général, c'est de maintenir ce patrimoine.

 

Maintenant, que faut-il entendre par maintenir un patrimoine ? La fi­délité au patrimoine ne consiste pas à répéter matériellement le passé. Il ne s'agit donc pas de répéter matériellement les gestes des Fondateurs, mais à vivre et à agir aujourd'hui comme eux vivraient et agiraient à no­tre place.

Lorsque on a introduit les cellules - je ne sais pas si cela s'est passé ici, mais je sais que cela se passe dans certains monastères - il y en a qui y voit le grand malheur du temps. On abandonne le dortoir commun. On est infidèle à une tradition multiséculaire de notre Ordre. C'en est fini ! Ce qu'il faudrait, c'est indéfiniment répéter le passé.

Mais dès ce moment, lorsqu'il n'y a plus d'évolution, lorsqu'il n'y a plus de changement, lorsqu'il n'y a plus d'adaptation, ni de rénovation, mais c'est la mort de l'Institut. On meurt. Lorsque l'organisme, un orga­nisme vivant ne se renouvelle pas, il meurt. C'est ça la mort !

 

Il y a aussi, attention, un autre opposé et un autre péril : c'est la remise en question incessante de l'esprit. C'est toujours recommencer à discuter. Cela a été un peu la plaie de certaines maisons après le Concile. C'étaient les dialogues et les réunions sans fin et sans cesse, en petits groupes, toutes la communauté, pour remettre en question ce qui avait été fait et comment vivre aujourd'hui ? Heureusement nous avons été épargnés, nous, de toutes ces maladies.

Pourquoi faut-il éviter cela ? Il faut l'éviter parce que ça fini par avoir des conséquences pathologiques. Cela crée le déséquilibre, non seu­lement dans la maison, mais chez les personnes. Il y a des Abbayes qui ont été mordues de ce virus et qui n'en sont toujours pas remises aujourd'hui, des années après.

 

Mes frères, lorsqu'il est dit que le Chapitre Général doit maintenir, doit sauvegarder le patrimoine de notre Ordre et qu'il doit adapter et ré­nover notre Ordre dans la ligne de ce patrimoine, ça veut donc dire qu'il doit veiller à rester toujours en contact existentiel et vivant avec les Fondateurs, les grands saints qui ont fait notre Ordre, qui ont fait sur­gir de façon imprévisible au sein de l'Eglise une expérience spirituelle nouvelle.

 

Chapitre : L’unité de l’Ordre.                     01.02.88

      4. 2 Chapitres ?

 

Mes frères,

 

Pendant que j'écoutais attentivement la lecture du quatrième degré d'humilité qui est la patience dans les contrariétés, dans les tracasse­ries et dans les épreuves, je pensais à nos Constitutions qui ne doivent pas devenir un instrument de torture même si elles l'ont été dans leur ge­nèse pour les capitulants, surtout en ce qui regarde l'épineux problème de l'unité de notre Ordre.

 

Nous avons vu que le Chapitre Général est le lieu de l'autorité su­prême pour notre Ordre, et qu'il doit en même temps être le signe de son unité dans la charité. Il ne peut donc y avoir qu'un seul Chapitre Général car dans un Ordre unifié, il ne peut y avoir qu'une seule autorité suprême.

Auparavant, cela ne présentait aucune difficulté. Il y avait bien des moines et des moniales depuis toujours, mais uniquement le Chapitre Général des Abbés. Les moniales étaient représentées à ce Chapitre par leurs Pères Immédiats. Et la situation a duré ainsi depuis les origines jusqu'en 1971.

La lettre du Cardinal Antoniutti est venue bouleverser cette béate tranquillité en permettant que les Abbesses tiennent leurs propres Assem­blées, et même leur ordonnant de les tenir si elles devaient travailler, mettre au point leur propre législation.

 

Voilà donc maintenant dans notre Ordre deux Chapitres. Mais le Cardi­nal précisait bien qu'il n'entendait pas scinder l'Ordre en deux et qu'il appartenait à l'Abbé Général de maintenir l'Unité qui s'impose.

Mais comment va-t-il la maintenir, l'Abbé Général, lui qui ne possède qu'une autorité déléguée, qu'un pouvoir Vicaire ? Il fallait donc que l'Abbé Général et ses conseillers, et au-delà le Chapitre Général - disons les deux Chapitres - trouvent une formule qui permettrait de vivre cette unité et de l'exprimer dans des textes législatifs.

La question a été présentée par les experts en Droit qui étaient pré­sents au Chapitre. Ces experts en Droit ou ces Canonistes - il n'yen a pas tellement, 3 ou 4 en tout - ont tiré quelques conclusions qui sont très simples. S'il y a deux Chapitres Généraux indépendants,  il y a nécessairement deux Ordres.

 

Cela se comprend, deux autorités suprêmes, deux Ordres ! Mais alors, il faut être logique jusqu'au bout. Il faudrait, pour ce qui regarde les Abbesses, une Abbesse Générale, et puis des Abbesses Visiteuses, une filia­tion à l'intérieur de la ligne féminine. Or depuis 1971, le Chapitre des Abbés et le Chapitre des Abbesses ont fonctionné comme deux unités juridiques indépendantes quoique en étroite collaboration. Donc, on a vécu une situation fausse. On a vécu depuis 1971 la situation de deux Ordres. Quoique toujours en étroite collaboration, juridiquement, c'était deux entités indépendantes, donc deux Ordres.

C'est contre cette situation que le Cardinal Hamer s'est élevé lorsqu' il disait : Les Abbesses n'ont pas un Chapitre Général dans le sens vrai­ment canonique du terme. Alors, que faire ? Les deux Chapitres sont tout de même là ! Il y a des choses qui ont été trouvées, mais il n'est pas encore certain que ce sera béni et approuvé par la Congrégation, attention ! Elle trouve­ra peut-être encore mieux, elle ? Nous n'en savons rien. Mais enfin, c'est ce que nous-mêmes nous avons réussi à mettre au point.

Il y a donc deux Chapitres. Ces deux Chapitres ne peuvent pas être indépendants. Donc, ils doivent être interdépendants. Mais n'oublions pas que la lettre du Cardinal Antoniutti exige qu'il faut sauvegarder l'indé­pendance des Abbesses. Elles auront toujours leur indépendance comme les Abbés auront la leur, mais sur les points essentiels concernant notre Ordre il faudra, il y aura obligation que les décisions des deux Chapitres soient concordantes, c'est à dire identiques.

 

Et ces questions doivent être clairement définies dans les Constitutions. Il doit exister un mécanisme qui permet de convoquer une Réunion Générale Mixte lorsque cela s'avère nécessaire. Mais tout cela, nous le reverrons par après dans les Constitutions.

Maintenant, les questions sur lesquelles une décision concordante des deux Chapitres sont obligatoires sont d'abord les structures de l'Ordre. Viennent ensuite les points essentiels du patrimoine cistercien, comme par exemple les voeux, la liturgie, la formation, l'absence d'apostolat actif.

­

Donc, voilà comment les choses sont : vous avez deux Chapitres interdépendants, distincts mais interdépendants, dans l'obligation de prendre des décisions concordantes sur les points essentiels de notre patrimoine. Et pour les questions qui ne sont pas essentielles, obligation de se con­sulter s'il faut modifier quelque chose. Donc agissant toujours en fait de façon uniforme, harmonisée.

Cela ne veut pas dire que les deux Chapitres doivent se tenir au même moment, non, ni au même lieu. Ils peuvent se tenir à distance, à des années différentes, mais ils doivent travailler dans cet esprit.

 

Chapitre : L’unité de l’Ordre.                     03.02.88

      5. Deux Chapitres distincts mais interdépendants.

 

Mes frères,

 

Il existe dans notre Ordre une autorité suprême. Elle doit, en vertu du Droit Canonique, être exercée par le Chapitre Général. Or, depuis 1971 nous avons deux Assemblées, une d'Abbés, la seconde d'Abbesses. L'Assemblée des Abbesses peut porter elle aussi le nom de Chapitre Général, car chaque Abbesse est Supérieure Majeure exactement au même ti­tre qu'un Abbé. Où se trouve donc cette autorité suprême ?

Puisque nous disposons maintenant de deux Chapitres Généraux - appe­lons-les ainsi - c'est presque la quadrature du cercle. On a longuement étudié ces questions et finalement on est arrivé à une solution. Je vais vous en donner lecture. Reste à voir si elle sera agréée par la Congréga­tion ? Je vous donne l'état de la question aujourd’hui.

Mais comme les Abbés sont, je l'espère, tous arrivés au sixième degré d'humilité, ils seront satisfaits de la réponse qui sera donnée. Il n'en sera peut-être pas autant des Abbesses, non pas qu'elles ne seraient pas, elles, au sixième degré d'humilité, mais ça les touche de beaucoup plus près.

 

De toute façon l'autorité suprême est toujours du côté des Abbés. Mais dans quelle mesure les Abbesses vont-elles y participer ? C'est la question qui devra être tranchée tôt ou tard par la Congrégation. Espérons qu'ils acceptent le texte ici proposé et qu'ils n'en modifient pas la sub­stance.

Le voici, ce texte est identique pour les Abbés et pour les Abbesses :

 

Tous les Supérieurs...

 

Donc tous, Abbés et Abbesses!

 

... réunis dans leurs propres Chapitres Généraux distincts et interdépendants conformément à leurs Constitutions propres, exercent l’autorité suprême de l’Ordre.

 

Donc, l'autorité suprême est exercée par les Abbesses aussi bien que par les Abbés lorsque chaque rameau de l'Ordre est réuni dans son Chapitre Général. Donc, si les Abbesses siègent dans leur Chapitre Général un an avant ou après le Chapitre des Abbés, possèdent-elles l'autorité suprême ? NON, c'est tous les Supérieurs qui ont l'autorité suprême. Pourquoi ? Parce que les Chapitres, s'ils sont distincts, ils sont interdépendants, ils dépen­dent l'un de l'autre.

Si les deux Chapitres distincts étaient indépendants, il y aurait donc deux autorités suprêmes. Il y aurait deux Ordres. Est-ce que vous saisissez ces petites subtilités?

 

Aux Abbés, il revient de formuler le Droit des moines et de veiller à son application.

 

Dans le texte des Abbesses, on dira:

 

Aux Abbesses, il revient de formuler le Droit des moniales et de veiller à son application.

 

Maintenant, voici une petite précision :

 

          Le pouvoir ecclésiastique de gouvernement pour tout l’Ordre réside dans le Chapitre des Abbés.

 

Il y a donc toujours une dépendance du Chapitre des Abbesses par rapport au Chapitre des moines, une dépendance des moniales par rapport aux moines parce que seuls les Abbés possèdent le pouvoir ecclésiastique de gouvernement.

Donc en fait, si on veut aller au fond des choses, l'autorité totale, disons l'autorité suprême repose d'abord dans le Chapitre Général des Abbés parce que c'est lui qui possède toute l'autorité. C'est lui qui possède le pouvoir ecclésiastique de gouvernement pour tout l'Ordre, même pour les moniales et les Abbesses.

Il a donc une autorité plus grande, le Chapitre des Abbés que le Cha­pitre des Abbesses. Il y a là un interdépendance, et toujours il y en aura une. Mais le Chapitre des Abbesses sera toujours d'une certaine manière dépendant de celui des Abbés. Cette précision permettra peut-être à la Congrégation d'accepter le texte proposé. Mais ça, ce n'est pas encore certain !

Maintenant, pour illustrer ceci, voici une autre Constitution :

 

          Une décision concordante du Chapitre des Abbés et du Chapitres des Abbesses est requise chaque fois qu’il s’agit de changer quelque chose dans les Constitutions 1 à 4, et dans ce qui touche aux structures d’unité de l’Ordre. Il en va de même pour les changements à introduire dans la liturgie cistercienne et les principales observances.

 

Voici, ici, l'interdépendance. Un Chapitre, dans ces matières-là, ne peut pas changer quelque chose sans l'accord explicite de l'autre. C'est à dire que c'est plus qu'un accord, il faut que les deux changent en même temps pour ces choses-là.

Donc, pour ce qui regarde les Constitutions 1 à 4, ces Constitutions définissent la nature et le but de l'Ordre, l'esprit de l'Ordre, la caractéristique de l'Ordre, donc ce qui ­nous constitue en tant qu'Ordre cister­cien.

Ce qui touche aux structures d'unité de l'Ordre, ça nous le verrons par après. Reste alors la Liturgie et les principales Observances.

 

Par exemple : imaginons que on décide une récréation tous les jours. Les moniales cisterciennes de la Congrégation de La Vega en Espagne, qui demande à être intégrée à notre Ordre en tant que Congrégation, elles ont tous les jours une récréation.

Donc on dirait : Ce serait tout de même bien, les jeunes aujourd'hui, ils ont les nerfs fragiles, ils sont tout de suite déprimés. Enfin, les petits défauts de la jeunesse à côté d'immenses qualités. Et quand ils arrivent au monastère, ils sont sevrés de tout ce qu'ils avaient dans le monde et alors vraiment ils ont des tas de problèmes. La façon de les ré­soudre serait une petite récréation tous les jours, après le dîner. Une heure de récréation tous les jours, ça ne ferait pas de tort.

Eh bien, les Abbesses ne pourraient pas dire : Oui, mes les filles sont beaucoup plus fragiles que les garçons encore. Donc nous allons faire ça. Et leur Chapitre décide. Et bien il ne peut pas. Il faudrait des dé­cisions concordantes. Il faudrait que les deux Chapitres décident, peut-­être pas en même temps, à la même minute, mais une décision de tous les deux. Voyez, c'est un changement ici à une Observance, une caractéristique essentielle de l'Ordre. C'est ça que je veut dire !

Maintenant :

 

         Pour tout changement dans les Constitutions et les Statuts, une consultation entre les Chapitres doit être entreprise.

 

C'est à dire pour tous les changements d'ordre mineur. Ils y a des choses qui sont plus particulières aux moniales ou bien aux moines, des changements mineurs. On dirait : ce serait mieux de faire ceci pour les moines, ça pour les moniales. D'accord ! Mais il faut qu'il y ait une consultation préalable. Mais comme ça ne toucherait pas au patrimoine de l'Ordre, ce ne serait que de petits changements.

Voyez ici en quoi consiste l'interdépendance : on fonctionne donc tou­jours en tandem comme si on était, pas comme si on était, on est une Unité. Et c'est cette unité-là qui réagit. Donc, décisions concordantes : toujours les deux Chapitres s'il s'agit de choses essentielles ; consultation préalable s'il s'agit de détails accessoires. Et ainsi l'Unité est sauvegardée.

Le groupe des Canonistes avait suggéré qu'on pourrait rédiger une sor­te de statut sur l'unité et le pluralisme. Donc une unité, puis un plura­lisme permis entre moines et moniales. Cela existe déjà en pratique, mais enfin, le définir dans un texte pour bien savoir ce à quoi on ne peut pas toucher, et ce à quoi on pourrait toucher moyennant consultation préalable.

Je vais encore dire ceci:

 

          Au temps fixé…..

 

C'était déjà ainsi dans le projet des Etats-Unis.

 

          ….. tous les Abbés se réunissent ensemble et traitent du salut de leur âme, (c’est extrait de la Charte de Charité) prennent les dispositions vis-à-vis de l’observance de la Sainte Règle ou de l’Ordre, si quelque chose est à amender ou à faire croître, ….

         

          Donc corriger, rectifier ou bien favoriser une évolution, faire croître.

            

     ….. renouvellent entre eux le bien de la charité et de la paix,

         

C'est la sollicitude pastorale ! Et alors, ce qui a été ajouté :

 

et oeuvrent au maintien et au développement de l'unité de l'Ordre.

         

Ce sont des petites notes qui ont été introduites pour que la Congré­gation comprennent toujours mieux que nous formons un seul Ordre. Pour eux, ce n'est pas facile à imaginer, parce que c'est une situa­tion unique dans l'Eglise. C'est pour ça qu'il était tellement difficile de trouver une formulation, car les textes du Code ne s'y prêtent pas de soi.

 

Chapitre : L’unité de l’Ordre.                     04.02.88

      6. Définition de l’Unité.

 

Mes frères,

 

Ce que Saint Benoît nous recommande ici au septième degré d'humilité vaut également pour l'Ordre comme tel. Nous ne pouvons jamais faire mon­tre de triomphalisme. Nous devons toujours nous considérer comme le petit, le plus petit et le plus vil de tous les Ordres. C'est ainsi d'ailleurs que les Trappistes se voyaient. Et le tout petit troupeau de Cîteaux aussi, caché dans sa forêt, se disait lui-même tout petit. C'est pourquoi, mes frères, demeurons toujours humblement et en vé­rité à notre place en tant que Ordre, en tant que communauté, en tant que personne.

Mais revenons à notre Ordre qui est UN. On ne le dira jamais assez. La Constitution 71 a défini le lien de cette unité.

 

         Les monastères autonomes de l’Ordre Cisterciens de la Stricte Observance, dispersés à travers le monde, sont unis entre eux par le lien de la charité et par une commune tradition doctrinale et juridique.

 

Lorsqu'on parle des monastères de l'Ordre Cistercien de la Stricte Observance, ne pensons pas uniquement aux monastères de moines. Ce sont les monastères de moines et de moniales indistinctement.

Ce texte des Constitutions qui traite de l'Ordre Cistercien, du moins ici les Constitutions 71 et 72 puis celles que je vous ai déjà présentées l'autre jour, sont identiques dans les Constitutions des moniales et des moines. Ce sont là des textes de base. Il faut qu'il y ait là une concor­dance absolue pour marquer cette unité.

Donc, ils sont unis entre eux par le lien de la charité - et ça, c'est typiquement cistercien. La Carta caritatis emploie déjà les mêmes mots - et par une commune tradition doctrinale et juridique. Donc ici, les moines et les moniales sont régis par la même tradi­tion de doctrine et de Droit.

 

          Leurs Supérieurs sont unis par le lien de la sollicitude pour le bien de chaque communauté.

Un lien entre les monastères, un lien entre les Abbés et les Abbes­ses ! Et ce lien, c'est la sollicitude pour le bien de chaque communauté, pas seulement de sa communauté propre, mais de toutes les communautés. La sollicitude, cela veut dire qu'on doit se faire du souci. On ne doit pas faire une dépression, naturellement, mais on doit se soucier de ce qui se passe ailleurs.

Voilà par exemple : nous avons notre Maison-Mère qui a des difficul­tés financières inextricables. L'Abbé d'Achel m'en a encore parlé. Il y a des experts laïcs, de vrais experts, qui ont été chargés de redresser la situation économique d'Achel.

Toute une partie de cette économie est fondée sur une exploitation agricole qui compte un large troupeau de vaches, et des porcs. Les experts viennent voir, enquêtent, font une évaluation, puis ils donnent des con­seils. Il faudrait faire toutes sortes de choses qui sont parfaites et, en soi, on devrait voir surgir un résultat.

 

Mais tout cela se fait sur papier. Et le brave frère qui s'occupe de cette partie agricole, qui est depuis 40 ans là-dedans, il n'y comprend rien. Il a sa façon de faire. Il est de toute bonne volonté. Il voit cer­taines choses. Mais pour le reste, il ne voit pas, il ne comprend pas ! Voilà les soucis !

Et on peut très bien imaginer cela ici. Le frère qui a dirigé une vacherie pendant 40 ans - le frère Julien, il ne l'a pas dirigé pendant 40 ans mais pendant quelques années - il peut dire: Mais j'ai tout de même de l'expérience. Il en a, ce frère, mais devant les mé­thodes actuelles de rendement au plan économique, Européen aujourd'hui, on ne peut plus travailler comme il y a même encore dix ans. Il faut changer beaucoup de choses.

Il y avait aujourd'hui dans le Journal du Syndicat toute une page au sujet de la réforme de la politique agricole commune en Europe. Il y aura de grandes décisions qui devront être prises cette année-ci car il y a des excédents agricoles de plus en plus énormes et lourds. On ne peut plus les porter.

 

Par exemple, il y a des excédents de beurre. On en arrive à vendre ce beurre à 10 francs le Kg en Russie pour s'en débarrasser. Mais qui prend en charge la différence entre le prix d'achat aux producteurs et ce prix ridicule aux Russes ? Ce sont les gouvernements. Et qui c'est, les gouver­nements ? Mais c'est les contribuables. Vous voyez un peu l'enjeu. Alors, réformer des économies agricoles d'Abbayes dans des perspecti­ves pareilles, ce n'est pas simple. Et ça, ce sont les soucis d'autres communautés !

Encore un autre souci : A Orval, le 12 Mars aura lieu une élection Abbatiale. Mais comment est-ce que cela va se passer ? L'Abbé de Westmalle est là pour l'instant. Espérons que cela ira bien ? Ce sont des soucis !

Encore un autre souci : Soleilmont qui prépare une fondation en Inde. Mais voilà, il faut y penser, prier. Cela ne veut pas dire qu'il faut dire : Mais si vous avez besoin d'un aumônier, je suis là ! Non, c'est pas ça.

La sollicitude pour tous les monastères de notre Ordre, cela c'est chez les Supérieurs, Abbés et Abbesses.

         

Ce souci, ils l'exercent collégialement.

Cela veut dire qu'ils agissent en tant que collège. Cela veut dire qu'ils prennent tous ensemble - tous, chacun sur un pied d'égalité avec les autres - qu'ils prennent des décisions. C'est un collège qui agit en tant que groupe.

Nous, par exemple, nous agissons en tant que collège dans des circonstances assez rares. Par ­exemple : si nous devions entreprendre une fondation ailleurs, alors il faut une décision du collège que constitue le Cha­pitre Conventuel.

 

...ils exercent collégialement ce souci pastoral...

 

Donc, pour le bien de chaque communauté.

 

                                                                                                   … et l’autorité suprême de l'Ordre quand ils s'assemblent en Chapitre Général.

 

Le Chapitre Général est un collège qui exerce le souci pastoral pour l'ensemble de l'Ordre et pour chaque communauté en particulier, et même vis à vis des personnes, et l'autorité suprême dans l'Ordre.

Maintenant, quand ils s'assemblent en Chapitre Général, alors je rap­pelle ce que j'ai dit avant-hier : Chapitre des Abbés, Chapitre des Abbes­ses, leur mutuelle dépendance. Mais ce sera précisé dans la Constitution 72° que nous verrons demain.

 

Chapitre : L’unité de l’Ordre.                     05.02.88

      7. La Constitution 72.

 

Mes frères,

 

Les exemples des Pères, nous les trouvons consignés dans le texte de nos Constitutions. Nous avons vu hier que les monastères autonomes de no­tre Ordre étaient unis entre eux par le lien de la charité qui est fondamental chez nous depuis l'origine et par une commune tradi­tion doctrinale et juridique, tradition qui remonte bien au-delà de Cîteaux, au-delà même de Saint Benoît. Nous allons chercher notre inspi­ration chez les Pères du désert. Et cela, c'est pour les monastères. Quant aux Supérieurs, ils sont unis par le lien de la solli­citude pour le bien de chaque monastère.

Voici maintenant la Constitution suivante qui est très importante. Certains auraient même voulu que cette Constitution fut placée en tête de toutes, comme la première. Pourquoi ? Parce que nous avons reçu la visite de l'Abbé Primat des Bénédictins et de l'Abbé Général des Cisterciens - que nous appelons, nous - de la Commune Observance. Mais eux ne s'appellent pas ainsi. Ils sont les Cis­terciens, tout court.

Et ils sont tous deux Consulteurs de la Congrégation pour les Reli­gieux. Et l'Abbé Général des Cisterciens, qui connaît très bien notre Ordre, et qui parle très bien le français - c'est un Hongrois qui parle une multitude de langues - il nous a dit : Oui, votre Ordre des Trappistes, il est vraiment unique dans l'Egli­se. Vous désirez beaucoup insister sur l'unité de votre Ordre. Mais à mon avis, moi qui connaît un peu les moeurs de la Congrégation, vous devriez insister là-dessus à l'ouverture même de vos Constitutions.

Donc, ayant entendu cela, certains dans le Chapitre, certaines com­missions auraient préféré que la Constitution que nous abordons maintenant fut la première de toutes. Mais voilà, pour des raisons de structure et de plan à l'intérieur des Constitutions, on a préféré la laisser ici. Car ceci se trouve à la troisième partie qui traite de l'Ordre cistercien. Voici donc cette Constitution :

 

Moines et moniales cisterciens forment un seul Ordre. Ils participent à la Tradition d’un même patrimoine.

 

La Tradition, c'est la ..?.., c'est la cabale. C'est un nom un peu sinistre, la cabale, mais enfin, c'est le nom araméen pour désigner la tradition. Et tradition veut dire ceci : ce n'est pas quelque chose de figé, ni quelque chose d'arrêté. Nous recevons un patrimoine de nos prédéces­seurs. Il devient notre bien. Nous l'enrichissons et nous le passons aux suivants. C'est cela, la tradition.

La tradition n'est donc jamais terminée. Elle se clôturera à la fin du monde lorsque l'Eglise elle-même sera entièrement achevée, lorsque le Corps du Christ sera parfait. Il est donc très important de connaître la tradition pour ne pas le déformer, pour bien en user, et pour céder aux autres, à ceux qui se pré­sentent, quelque chose de vrai qui pourra les nourrir, que eux-mêmes vont enrichir et qu'ils passeront à d'autres.

C'est comme cela dans l'Eglise, c'est comme cela dans notre Ordre.

 

          ….. participent à la même Tradition d’un même Patrimoine. Moines et moniales coopèrent entre eux et s’apportent une aide réciproque de bien des manières en respectant leur saine différence et la complémentarité de leurs dons.

         Ceci a été ajouté : leur saine différence et la complémentarité de leurs dons.

 

Voyez que moines et moniales coopèrent entre eux et s'apportent une aide réciproque de bien des manières. Donc, ce n'est pas seulement un par­tage spirituel, cela peut être une aide matérielle. Nous le faisons. Com­bien de fois n'a-t-il pas fallu se rendre à Claire fontaine pour dépanner la buanderie, ou d'autres choses.

Mais ce n'est pas à sens unique. De l'autre côté, il y a les galettes, il y a le pain, il y a des cakes, il y a toutes sortes de bonnes choses. Une aide mutuelle, une aide réciproque, ça ne veut pas dire à sens unique. Il ne faut pas qu'il y en ait un qui ait le bénéfice du riche qui peut don­ner et qui n'a rien à recevoir.

Nous avons à recevoir nous aussi au plan matériel, même quand ce ne serait que des galettes, parce que ici, nous n'en avons pas. Nous sommes bien contents d'en goûter. On pourrait très bien imaginer, et ça commence à se faire, que vous ayez l'une ou l'autre moniale qui vienne donner une session dans le monas­tère. Ce n'est pas seulement maintenant un moine qui va donner une session chez les moniales, mais une moniale chez les moines.

 

Et tout ça, c'est une façon d'exprimer dans la vie l'unité que nous formons. Ce ne sont donc pas deux blocs l'un en face de l'autre, mais il y a interpénétration. Il y a un vocabulaire qui a été utilisé auparavant et qui a encore été utilisé par le Cardinal Hamer, le Cardinal Antoniutti et puis même par le Pape, mais qui a été écarté par le Chapitre Général. C'est celui de branches, branche masculine et branche féminine.

Pourquoi? Parce que, si on parle de branches, on rigidifie la situa­tion. C'est autre chose, ce ne sont pas des branches. Elles se regardent, les branches ; elles sont séparées, les branches ; et à la limite, cela ne donne pas une impression, l'image d'une unité.

On parle donc de moines et de moniales et on ne parle plus de bran­ches. Et cela, ce sont des évolutions qu'on remarque à l'intérieur d'un Chapitre. Et c'était unanime. Il n'y a personne qui a défendu : Moi, je préfère qu'on garde branche. Non, ça c'est fait tout seul.

 

Chapitre : Récollection du mois de février.      06.08.88

      Qu’est-ce que la vraie Paix ?

 

Mes frères,

 

Nous sommes encore dans le rayonnement et la chaleur des deux magnifiques célébrations dont Dieu nous a fait cadeau ces derniers jours : La Présentation de Jésus Fils de Marie et Fils de Dieu dans son Temple de Jérusalem, lui qui était le véritable Temple ; et aussi le Centenaire de notre restauration en la solennité de nos Saints Fondateurs.

En cet après-midi que nous n'oublierons pas, notre Evêque a béni une icône qui représente Saint Robert, Saint Albéric et Saint Etienne, ces foIs en Christ qui ont eu le courage de quitter leurs sécurités pour en­trer dans le désert d'une forêt et, là, revenir à la vérité de la Règle bénédictine et commencer une aventure qui paraissait sans issue.

Car le monde prenait peur. On s'écartait d'eux. Personne n'osait s'ap­procher. Jusqu'au jour où Dieu renversa la situation et où, en quelques an­nées ce petit germe de rien se développa jusqu'à couvrir toute l'Europe.

 

Mais ce n'est pas ce succès foudroyant que nous devons regarder, mes frères, mais l'humilité, la douceur de ces hommes, leur abandon à ce Dieu qui était leur tout et auquel ils s'étaient ouverts comme une fleur qui boit la lumière et qui donne la vie avec le parfum.

Plusieurs fois par jour, chaque fois que nous rentrons dans notre église, nous passons devant cette icône et notre regard se porte instinc­tivement sur elle. Nous sommes alors rappelés à la vérité de notre état. Nous sommes davantage enracinés dans notre réalité cistercienne. Et nous sommes, comme malgré nous, retenus de vagabonder derrière de funestes il­lusions, celles qui surgissent dans notre imagination, celles que le démon dépose en nous afin de nous distraire.

Cette icône devient donc, sans même que nous le remarquions, un fac­teur de paix pour notre coeur et notre esprit. Par sa seule présence, elle nous redit ce que nous a enseigné notre Evêque à cette occasion, à savoir que notre sécurité n'est pas à chercher dans la richesse, dans la richesse matérielle naturellement, ni non plus dans la richesse intellectuelle, et encore moins dans la richesse spirituelle.

Non, notre véritable sécurité, elle est uniquement dans la remise to­tale de notre être au Christ Jésus notre Dieu. Nous devons en arriver à nous déposséder totalement, à devenir comme lui, comme notre Dieu qui pos­sède son être dans la mesure où il s'en défait, où il se donne.

 

Mes frères, comme le Cardinal Ratzinger vient encore de nous le dire, nous existons pour les autres, nous n'existons pas pour nous. Mais nous serons, dans la mesure où nous nous recevrons des autres. C'est dans ce mouvement, qui est l'analogue sur notre terre de la gi­ration à l'intérieur de la Trinité, que nous serons vraiment des hommes.

Et le bien le plus précieux que nous recevons en retour,c'est la paix. Ô, il ne s'agit pas d'un quelconque sentiment de tranquillité, une sorte de béate remise, non ! Il ne s'agit pas non plus d’une apathea stoïcien­ne, ni d'une indifférence bouddhiste. Non, la paix, c'est bien autre chose. Elle n'est d'ailleurs pas une chose.

La paix est quelqu'un. La paix est la personne de notre Christ qui vient prendre possession de notre être. Il entre en nous - à condition que nous nous ouvrions à lui, naturel­lement - il entre en nous avec sa paix, avec la paix qu'il est. Et aussitôt, cette paix nous introduit dans le monde à venir, là où tout est accompli. Elle ne met pas notre sensibilité en veilleuse.

 

Non, elle l'affine, elle la purifie, elle la dote de nouvelles capacités de vi­bration. Là encore, nous devenons pleinement homme. Elle n'enlève pas la souffrance, ni l'angoisse, mais elle les transfi­gure. Elle leur donne un sens. Elle les dépasse. Il a fallu que Jésus mourut et que, même après sa mort, son flanc et son coeur fussent transpercés pour que il fut vraiment tout à la fois l'homme achevé et le Dieu qui se donne jusque dans la mort.

Mais, mes frères, pour accueillir cette paix, il faut renoncer à tous les ersatz de paix que nous offre le monde et la chair. Seul le Verbe de Dieu la dépose à l'intérieur du rien qu'il a creusé en nous. C'est de ce rien qu'il fait son habitation, sa demeure. Et c'est à partir de là qu'il peut rayonner la paix et faire de nous des colonnes de paix. Et le lieu par excellence de cette paix qui devient alors nourriture de jouvence, ce lieu, c'est la lumière de Dieu, une lumière vivante qui est habitée, qui est peuplée par la foule des saints.

 

Cette lumière, nous le savons, c'est encore une fois et toujours le Christ Jésus ressuscité des morts. Il en est l'origine. Il la rayonne et elle retourne sans fin jusqu'à lui. Et cette lumière, mes frères, - c'est une chose peut-être à laquelle nous ne pensons pas assez ? - mais c'est une merveille le jour où on le découvre parce qu'on le voit, cette lumière, c'est ce que nous appelons vulgairement le ciel.

 

En elle, nous sommes passés au-delà du temps. Nous avons franchi tou­tes les murailles. La mort, même la mort biologique, elle est derrière nous. Nous sommes pour jamais dans l'accompli du Royaume et nous n'y som­mes pas seuls. Car c'est à ce moment qu'on commence à faire la connaissance des saints : de la Vierge et de tous les saints. Nous y retrouvons nos trois Fondateurs et leurs successeurs. Nous sommes dans leur koinônia, nous sommes en communion avec eux. Nous sommes, j'oserais ­presque le dire, devenus l'un d'eux.

Les premiers chrétiens s'appelaient les uns les autres, des saints. Dans la traduction du Psautier qu'on nous propose, on n'ose plus le dire. On traduit par : fidèles. C'est vrai. Mais on n'ose plus aujourd'hui uti­liser le mot "saint" pour parler d'un chrétien. Mes frères, ça devrait nous faire peur. Nous ne sommes plus des saints parce que nous ne sommes plus des hommes. Et pourtant, nous sommes appelés à connaître ces merveilles. C'est pour nous qu'elles existent. Et c'est pour nous tout de suite, bientôt nous dit Saint Benoît.

Et le chemin pour y arriver, pour y arriver vite - Saint Benoît nous dit que nous devons toujours courir sur ce chemin - ce chemin, nous le connaissons. C'est la perte, notre perte personnelle dans les vouloirs aimants de notre Dieu. Ah mes frères, il est si facile de mourir à soi pour enfin vivre ! Il est si facile, de cesser d'être un sous-homme pour devenir un homme accom­pli. Et nous ne serons des hommes - encore une fois - que le jour où nous serons des saints, le jour où ce n'est plus nous qui vivrons, mais où c' est le Christ Dieu qui vivra en nous, qui occupera toute la place.

 

Dans une dizaine de jours nous ouvrirons le Carême. C'est un Temps de grâces. Ce sera l'occasion de réfléchir, de relancer notre conversion, de l'illusion à la vérité, de la peur et de la crispation au don de soi et à l'ouverture, l'occasion de passer enfin de la mort à la vie.

 

Homélie : 5° dimanche du temps ordinaire. B.  07.02.88

Jb 7, 1-4.6-7   *   1 Co 9, 16-19.22-23   *   Mc 1, 29-39

 

Mes frères,

 

Le Seigneur Jésus n'était pas une apparence d'homme, une sorte de fantôme mut par la divinité. Non, il était un véritable homme comme vous et moi. Le Pape Jean-Paul II nous l'a rappelé dans une de ses dernières instructions hebdomadaires. Et hier soir encore, nous avons entendu le Cardinal Ratzinger nous le dire.

Il est besoin de le répéter aujourd'hui car la Personne du Christ s'évapore dans l'esprit de certains. On oublie cette incarnation qui défi­nit la réalité de notre vocation d'immortalité. La chair n'est pas faite pour être anéantie. Elle est faite pour être ressuscitée et être transfi­gurée.

C'est le Seigneur Jésus qui nous apporte cette vérité par son exis­tence même. S'il a voulu devenir homme, connaître tous nos besoins, c'est afin de nous montrer la route et de nous dire l'endroit où il nous atten­dait.

 

Il a connu toutes nos misères, la faim, la soif, les travaux, la fatigue, les soucis, les nuits de cauchemar comme Job. Il a fait ses journées de mercenaire. Il a aspiré après un peu d'ombre. Il peut donc nous comprendre, nous entendre. Il est venu pour nous sauver, pour nous tirer de tous nos gouffres, pour nous asseoir auprès de lui, chez lui, partageant en tout sa condition de ressuscité.

Mais s'il est un homme véritable, l'homme par excellence, le modèle de ce que nous sommes appelés à devenir, c'est parce qu'il est d'abord Dieu. Quand nous le voyons agir, c'est Dieu qui agit, Dieu qui a quelque chose à nous dire. Il veut nous apporter une bonne nouvelle qui devrait nous soulever d'enthousiasme, bouleverser nos vues, chasser pour jamais de nos coeurs tout penchant mauvais.

Il nous annonce, et il le fait encore aujourd'hui par son Eglise, par ses Apôtres, par ses prophètes, il nous annonce que le Royaume de Dieu est parmi nous. Nos coeurs, nos regards doivent se diriger vers ce Royaume. Et ce Royaume de Dieu, c'est Dieu lui-même dans sa lumière et dans sa paix, c'est le Seigneur Jésus avec son amour, sa bienveillance, son accueil sans limite.

 

Le Royaume de Dieu est une Personne, comme la paix est une Personne, comme la lumière est une Personne. Et lorsqu'on a reçu de Dieu la grâce d'être accordé à ce Royaume, donc de le voir, il n'est plus possible que notre vie continue à se détériorer, à s'enliser. Non, elle s'en va, elle est partie, elle est ailleurs. Elle franchit toutes les barrières et elle est là où elle doit aller, c'est à dire en Dieu.

Les miracles que Jésus sème sur ses pas, les maladies qu'il guérit, les possessions diaboliques qu'il anéantit sont des paroles qui ouvrent à d'autres libérations et à d'autres guérisons. Elles sont le signe que Dieu est avec nous, qu'il entend nous méta­morphoser, nous engloutir dans sa propre vie.

Longtemps avant l'Apôtre Paul, il s'est fait tout à tous afin de les sauver tous. Il s'est fait l'un de nous pour que nous puissions devenir ce qu'il est.

 

Mes frères, tout le monde courait derrière Jésus, tout le monde cher­chait Jésus. Les intentions n'étaient peut-être pas très pures ? Mais ça ne fait rien, il y avait une sorte d'instinct qui guidait les gens, qui leur disait : Là est la vérité, là est l'amour, là est la solution.

Qu'il en soit encore ainsi, du moins pour nous, mes frères. Nous se­rons alors des apôtres à notre place. Nous serons des petites lumières, des étincelles de ce Royaume de Dieu. Et là où nous serons, cela ne sera jamais plus comme c'était avant. Voilà notre mission, mes frères. Nous allons maintenant chanter notre foi, nous allons dire notre espérance et notre amour.

                                                                                                     Amen.

Chapitre : L’unité de l’Ordre.                     09.02.88

      8. Une mutuelle dépendance.

 

Mes frères,

 

Nos Constitutions ont pour fin ultime de nous faire gravir cette fa­meuse échelle de l'humilité et de nous introduire à cette charité parfaite qui nous permet de réaliser notre condition d'homme. Aussi longtemps que nous n'y sommes pas parvenus, nous subsistons à l'état embryonnaire. Notre présence dans le monastère marque notre désir d'arriver à notre pleine stature en Christ, à cette heure bénie où ce n'est plus nous qui vivrons, mais où c'est l'amour qui aura triomphé dans nos coeurs.

          Et nos Constitutions doivent nous aider en ce travail, car nous de­vons collaborer à l'action de Dieu en nous. Nous allons voir ce soir le n°2 de la Constitution 7? qui a une im­portance capitale, fondamentale aussi - et au-dessus et en dessous - pour définir la structure strictement unitaire de notre Ordre.

          Le texte est entièrement nouveau. Il est identique chez les moines et les moniales.

 

          Les Chapitres Généraux des Abbés et des Abbesses agissent en mutuelle dépendance pour tout ce qui touche à l’intégrité du patrimoine cistercien et aux structures de l’Ordre.

         Les affaires importantes qui regardent à la fois moines et moniales sont confiées à la sollicitude pastorale des Abbés et des Abbesses se réunissant ensemble.

 

Voici donc posé ici le principe des Réunions Générales Mixtes. Il y a donc deux Chapitres. Ces Chapitres agissent toujours en mutuelle dépen­dance lorsqu'ils doivent traiter du patrimoine cistercien ou des structu­res de l'Ordre.

Ils ne sont donc pas juridiquement indépendants. Ils peuvent se tenir en des lieux différents, à des dates différentes. Dans le fond, un Chapitre n'agit jamais seul, l'autre Chapitre, que ce soit celui des moines ou celui des moniales, est toujours présent de façon virtuelle mais bien réelle parce que aucun des deux Chapitres ne peut agir de façon indépendante pour ce          qui regarde le trésor de l'Ordre.

Et ça, c'est le fondement juridique de notre unité. C'est pourquoi cette Constitution est tellement importante. Et si on veut maintenant avoir une vue contemplative de la chose, il n'existe en effet qu'un seul Chapitre Général puisque aucun des deux n'agit de façon indépendante. S'ils étaient indépendants, il y aurait deux Chapitres et deux Ordres.

 

Cette mutuelle dépendance et cette interaction, l'action de l'un sur l'autre, cette vision d'un Chapitre Général unique qui n'est pas mixte ­c'est un Chapitre Général unique travaillant en deux Assemblées distinc­tes - se trouve concrétisée d'une certaine manière dans une autre Consti­tution.

C'est encore un texte tout à fait nouveau et qui est identique chez les moines et les moniales. Il y a toujours au Chapitre Général, dans l'un ou l'autre, des représentants attitrés de l'autre Chapitre. Et voilà ce que dit le texte:

 

            Peuvent assister au Chapitre Général sans droit de vote, la Promotrice et la Vice Promotrice du Chapitre Général des Abbesses et 4 Abbesses éluent par leur Chapitre, dont deux doivent être membres de la Commission Centrale.

 

Il y a donc toujours là la présence des membres de l'autre Chapitre. Et cette présence marque la mutuelle dépendance et l'unité. Ecoutez ce qu'on dit encore :

 

          Les Abbesses qui assistent au Chapitre Général des Abbés ont droit de vote dans l’élection des Conseillers permanents et du Procureur Général.

 

Pourquoi ? Mais parce que le Procureur Général et les Conseillers permanents travaillent tout aussi bien pour les moniales que pour les moi­nes. Ces Abbesses-là auront donc le droit de les choisir, de les élire. Elles agissent en tant que représentantes de leur propre Chapitre Général et de toute la branche féminine.

Voyez un peu la structure ! Donc, deux Chapitres mais mutuellement dépendants, étant obligés de prendre des décisions concordantes - donc identiques - pour tout ce qui regarde les structures de l'Ordre et le pa­trimoine cistercien. De plus, ayant des représentants de l'un ou l'autre Chapitre chez l'autre, ayant un certain droit, même dans le vote des Conseillers Permanents et du Procureur Général.

Il y a donc là quelque chose qui est vivant et qui montre qu'il y a un seul Ordre, un seul et unique, où moines et moniales sont réunis, par­tageant les mêmes droits, pas toujours les mêmes pouvoirs, car le pouvoir ecclésiastique de gouvernement est lié au sacerdoce. Mais il y a tout de même là quelque chose, une vie qui passe de l'un à l'autre et qui fait qu'il n'y a qu'un seul Ordre.

         

La Constitution dit aussi que les affaires importantes, les af­faires importantes qui regardent à la fois moines et moniales, sont con­fiées à la sollicitude pastorale des Abbés et des Abbesses se réunissant ensemble.

 

Donc, il peut arriver des choses qui regardent plutôt la Pastorale, donc le côté plus spirituel. Elles sont importantes, et à ce moments-là on va convoquer une Réunion Générale Mixte de tout le monde.

Si la Congrégation accepte ceci, je pense qu'on est sauvé pour tou­jours. Mais il eut été difficile d'exprimer juridiquement de façon meil­leure notre situation actuelle. C'est ainsi que cela se vit, et c'est ce qu'on appelle un statu quo évolutif. Cela veut dire que nous travail­lons comme cela maintenant, mais que c'est ouvert à une évolution qui peut conduire plus loin. Nous ne savons pas où, mais l'avenir n'est pas bouché.

Maintenant, entre ces deux Chapitres, il fallait lancer ce qu'on appelait des passerelles, ou des ponts, de l'un à l'autre. Ou, si on veut une autre image, prendre un bâtiment où il faudrait lancer des arcs qui marquent la vie et qui tiennent ensemble les murs. Nous allons en voir quelques uns dans les jours qui suivent. Vous allez voir qu'on a pensé à tout.

 

Chapitre : L’unité de l’Ordre.                     12.02.88

      9. Exemples de décision concordante.

 

Mes frères,

 

Je vous ai parlé dernièrement de l'Unité de notre Ordre. Je vous ai dit que les deux Chapitres, celui des Abbés et celui des Abbesses, devaient travailler en mutuelle dépendance pour tout ce qui regarde les structures de l'Ordre et le patrimoine cistercien.

Si une modification devait être apportée dans ces domaines, il faudrait une décision concordante des deux Chapitres qui, ­dans cette hypothèse travailleraient vraiment en unité plus qu'en union. ­Ils exprimeraient de cette façon-là leur unité.

Je vais vous donner un exemple. Ce n'est pas quelque chose d'imaginé, c'est une situation bien réelle qui va se présenter avec acuité en 1990 au prochain Chapitre.

 

Il existe - j'y ai déjà fait une petite allusion - il existe en Espa­gne une Fédération de moniales cisterciennes groupant 27 monastères. Une Fédération, c'est une association de monastères isolés autonomes qui se sont unis afin de promouvoir une entraide matérielle et spirituelle.

Cette Fédération a son Abbesse Générale. Elle tient ses Chapitres Généraux. Elle est assistée par un prêtre espagnol de notre Ordre et leur modérateur suprême, c'est notre Abbé Général qui préside leur Chapitre Général à elles.

Or, voici que ces moniales désirent se constituer en Congrégation ­c'est autre chose qu'une Fédération - avec toutes leurs Abbesses, leur ab­besse Générale, leur Chapitre Général, MAIS intégrées parfaitement à notre Ordre. Elles se rattacheraient au Chapitre Général des Abbés, pas au Chapi­tre Général des Abbesses puisque elles ont leur propre Chapitre Général.

 

Pourquoi ce désir ardent de s'intégrer à notre Ordre ? Ainsi, elles échapperaient à la tutelle des Evêques, car maintenant chaque monastère de moniales dépend de l'Evêque du lieu. Mais cela pose un formidable problème qui a soulevé des débats animés et passionnels au cours du Chapitre. Il y a des affectivités profondes qui ont été touchées.

Au Chapitre se trouvait l'Abbesse Générale de la Fédération et la Promotrice de leur Chapitre Général. Il faut dire que ce sont des monastè­res cisterciens très anciens qui datent de l'origine de l'Ordre et qui n'ont jamais connu de solution de continuité. Il n'y a pas eu d'interruption à cause d'une quelconque révolution. Elles sont toujours là depuis toujours. Ceux qui les ont visités disent que les bâtiments de la plupart de ces monastères sont toujours primitifs avec des richesses archéologiques inimaginables...des trésors.

On va dire: Mais ces soeurs vivent dans la richesse ? Non, c'est parce que ce sont des choses qu'on ne trouve plus par ici, qui ont été détruites par la révolution dans nos pays, mais qui chez elles sont enco­re là après des siècles et des siècles.

 

Ces soeurs mènent une vie intégralement contemplative. Elles suivent les US. ce Cîteaux. Elles ont une petite différence avec nos moniales, c'est qu'elles ont tous les jours une récréation. Mais pour le reste, c'est identique. Alors elles supplient, elles insistent de façon un peu importune qu'on décide tout de suite. On devrait décider tout de suite car elles ont leurs Constitutions prêtes à être présentées à Rome. Mais on avait, avant toute palabre, posé une condition: il faut d'abord que nos propres Cons­titutions soient approuvées avant que vous présentiez les vôtres.

Car il y a ceci : le Cardinal Hamer connaît très bien cette Fédéra­tion. Il leur a rendu visite. Et je me souviens - je n'ai pas dit ça au Chapitre car il faut savoir tenir sa langue. Mais je peux le dire ici, nous qui connaissons très bien le Cardinal qui est ici comme chez lui ­- je me souviens que le Cardinal m'avait dit : Mais est-ce que ce ne serait pas une solution pour vos moniales aussi ? Les constituer en Congrégation. Il y aurait donc deux Congrégations de moniales cisterciennes, les espagnoles et puis les autres. Il n'y aurait plus de problème ?

Et je lui avais dit : non, non, non, C'est pas comme ça. Notre Ordre est constitué autrement. Maintenant il a compris.

 

Mais voilà donc ces moniales qui sont là et qui frappent à la porte. Et les Abbesses espagnoles étaient opposées à tout ça. Ce sont des concur­rentes pour elles ! Mais les Abbesses de cette Fédération disent : mais nous ne demandons pas d'aumôniers, nous en avons. Nous ne demandons pas de Visite Régulière, nous faisons ça entre nous. Nous ne demandons rien du tout, rien que d'être intégrées à votre Ordre.

Alors les Abbés espagnols sont tout feu tout flamme pour cette solu­tion. Alors les mauvaises langues ! Les japonaises dans notre commission racontaient, étant introduites dans tous ces secrets et ces mystères : oui, c'est parce que les Abbés sont reçus royalement dans ces monastères. On leur offre toutes sortes de choses si bien qu'ils ne jurent plus que par ces moniales et qu'ils ne veulent plus entendre parler des nôtres où, là, c'est beaucoup plus sévère. Enfin voyez, ce sont des ragots amusants des coulisses du Chapitre Général...

Mais toujours est-il que maintenant, à ce Chapitre Général de Rome, les Abbesses espagnoles ont tourné casaque. Elles veulent aussi maintenant que tous ces monastères soient intégrés dans notre Ordre. Ce qui a fait un beau vacarme.

Cela c'est décidé le dernier jour, à la dernière minute. C'est la soi­rée où ils ont travaillé jusqu'à 23.15 Heures. Donc dans ces nocturnes, la décision a été reportée à 1990. C'est à dire que ce n'était pas suffisam­ment mûr.

 

Mais l'Abbé Général a eu un mot malheureux, lui qui est aussi d'accord pour ça. Il a dit : cela ne nous demandera pas plus de travail, et puis, elles sont plus cisterciennes que nous ! Il s'est fait attaquer alors. C'était un mot malheureux. Et il a pré­cisé : c'est parce qu'elles sont cisterciennes depuis l'origine sans inter­ruption, tandis que dans l'assemblée, il y a beaucoup de cisterciennes qui sont là récentes ! Tandis que elles, pas. Elles sont d'origine comme nous ici.

Alors voilà, c'est un fameux problème parce que c'est un cas où il faudrait modifier les structures de l'Ordre. Il y aurait donc un bloc, un corps unitaire de moines et de moniales et, à côté de cela, il y aurait une Congrégation de moniales Cisterciennes. Elles se veulent O.C.R. Ordre Cistercien Réformé. Donc il faut vraiment modifier la structure fondamentale de l'Ordre. Et ça a été bien senti, et ça a été dit.

Je ne sais pas ce qui va se décider en 1990, mais c'est un cas où il faut une décision concordante des deux Chapitres. Les Abbesses n'en veulent presque pas ! Et les Abbés ne peuvent pas dire d'accord, d'accord ! Elles vont être rattachées au Chapitre Général, très bien, nous sommes d'accord alors que les Abbesses diraient : Nous, nous ne sommes pas d'accord !

 

Il faut que le vote des deux Chapitres soient concordants dans cette affaire-là. Vous avez là un cas bien concret et bien précis. Et quand on est là et qu'on entend tout ce que ces gens racontent, ces Abbés, ces Ab­besses espagnoles, et puis les autres qui répondent, cela devient un tel mélange, un tel va et vient que cela s'entrechoque dans le cerveau, surtout à la fin d'un Chapitre où on est fatigué. Et on se demande: Qu'est-ce qu'il faut dire, qu'est-ce qu'il faut faire ?

Cela va être soumis à l'étude des Conférences Régionales qui devront discuter, présenter des rapports, et dans deux ans, je pense qu'on devra prendre une décision dans un sens ou dans l'autre. Mais comme je vois venir les choses - je ne veux pas être prophète - mais comme je sens les choses, cela va être accepté. On va­ changer la struc­ture de l'Ordre. Ce ne sera plus comme avant.

Enfin, je ne dirais pas que j'espère que ce soit autrement, mais il me semble que je sens avancer les choses dans cette direction-là. Mais ça ne nous empêchera pas, nous ici, .de vivre et de chercher Dieu comme il con­vient.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        15.02.88

      1. Introduction.

 

Mes frères,

 

Voici la Lettre du Père Abbé Général. Elle est datée du 17 Janvier fête de Saint Antoine.

 

          Chers frères et sœurs,

 

          Nombre d’entre vous auront sans doute compris que la lettre circulaire du 26 janvier 1987 était destinée à être mon chant du cygne car, au moment où je la rédigeais, je pensais qu’il s’agirait de ma dernière lettre en tant qu’Abbé Général….

 

Il avait donc l'intention de présenter sa démission à la Réunion Géné­rale Mixte de Rome, et il avait fait part de son projet. Il m'en avait par­lé lorsque je l'avais rencontré à Clairefontaine. Et je lui avais dit que cela ne convenait pas, qu'on ne changeait pas d'attelage au milieu du gué. Qu'il attende que les Constitutions aient été approuvées, car il avait mené les pourparlers depuis le début.

Lui répondait qu'un autre le ferait bien. Oui peut-être ? Mais lui avait l'expérience et un autre ne l'aurait pas. Et il avait recueilli assez bien d'échos de ce genre. Finalement il a fait une enquête auprès de tous les Abbés et Abbesses. Il a envoyé un questionnaire pour voir s'il devait donner sa démission ou non ? Et la réponse à une immense majorité est qu'il ne devait pas donner sa démission.

Donc, à la réunion à Rome, il a dit : voilà, d'accord. Il avait pré­paré un document de travail à ce sujet et il l'a retiré. Mais il a prévenu que cette fois-ci ce serait ferme et définitif en 1990. J'espère que les Constitutions seront approuvées d'ici là. J'ai perçu un petit écho déjà. Il semble que cela va aller assez vite. Elles ont été confiées à un Consulteur Cistercien - peut-être l'Abbé Général de la Commune Observance ? - et à un Bénédictin. Mais on ne sait pas qui ? Et je pense que, du moins la première étape, ça ne traînera pas. Et puis ce seront les discussions ! On verra...

 

         Mais la Providence est intervenue et me voilà toujours en charge ! Par la force des choses, cette lettre-ci sera comme une retombée de la précédente. Pourtant, de façon plutôt paradoxale, ce fait même m’a suggéré un thème pour la lettre que voici.

 

Donc, le fait qu'il a dû retirer sa démission.

 

         A bien des reprises, nous constatons dans notre vie que les événements ne tournent pas de la manière attendue.

 

Il l'a bien expérimenté lui-même!

 

          Il y a des retombées, des déceptions, des surprises et des accidents en tout genre.

 

Nous avons une manie, c'est tellement humain, de construire l'événe­ment comme il nous plairait qu'il se présente à nous. Il est très difficile de vivre l'intensité, le poids d'éternité du moment présent, de la minute présente. Nous décrochons du présent et nous vivons déjà l'événement de de­main tel que nous l'imaginons. Faites un peu l'expérience, et vous verrez qu'il en est bien ainsi.

Nous devons lutter contre cette tendance parce que...il va en parler dans la suite. Et si nous sommes trop attachés à cette tournure des événe­ments que nous imaginons, que nous idéalisons, si cela ne se présente pas selon nos vues, nos visées, il y a des déceptions, des surprises, des re­tombées, des accidents.

Il ne s'agirait tout de même pas de faire une dépression. Mais ça ar­rive parfois, ça arrive, oui, ça peut même entraîner la mort, la mort phy­sique. Oui, j'en connais, ici, cela n'a pas été comme ils pensaient, ils en sont morts.

 

          De tels événements sont porteurs de messages pour nous…

 

Ils sont une Parole de Dieu, ces événements qui ne vont pas comme nous

le pensons.

 

          ….ils disent quelque chose sur nous-mêmes et sur Dieu.

 

Sur nous-mêmes qui sommes encore tellement attachés à nous, et puis sur Dieu qui dirige les choses comme il l'entend. Et n'oublions pas que Dieu est amour. Ce n'est pas un tyran fantasque.

         

          Il arrive parfois qu’on parle de Dieu comme du « Dieu des surprises », mais ce n’est pas très honnête à son égard.        

 

Comme s'il s'amusait à, voilà, à créer des surprises dont nous serions les victimes.

 

          J'ai même su qu'on avait publié au moins deux ouvrages avec ce titre mais, jusqu'ici, je n'ai pas réussi à les trouver.

 

Il ne faut pas oublier que l'Abbé Général écrit en anglais et que c'est certainement des livres anglais ou américain. Mais lui-même ne les a pas trouvés. Donc il les a cherchés.

 

          Nous avons tous tendance à vouloir planifier notre vie comme nous pensons que les événements devraient se dérouler – et c’est toujours à notre avantage, inutile de l’ajouter ! – et nous faisons aussi des prévisions.

 

Il faut tout de même planifier certaines choses. Il faut savoir ce qu'on va brasser la semaine prochaine. Il faut établir un budget. Il faut déjà définir les travaux qu'on va entreprendre et ceux qu'on devra laisser de côté. Il faut prévoir un livre pour le réfectoire. Enfin, je prends des choses au hasard comme ça.

          Mais attention ! Il ne s'agit pas de cette planification-là. Il s'agit ici de planifier notre vie personnelle dans le secret de notre coeur.

 

          Lorsque les événements tournent autrement, nous somme surpris ; mais c’est nous seuls qui sommes cause de notre surprise. Cette tendance à planifier notre vie est signe que nous oublions notre vraie condition, à savoir que nous sommes des créatures qui, à tout instant de notre vie, dépendent de la puissance de ce Dieu qui nous donne d’exister.

 

Attention, ici, il ne faudrait pas comprendre ceci de travers ! Nous dépendons de la puissance de ce Dieu qui nous donne d'exister, cela signi­fie que nous sommes portés, façonnés, métamorphosés par l'amour, car Dieu est amour. S'il nous donne d'exister, c'est pour nous donner d'exister en lui. Il veut nous faire participer à sa vie Trinitaire, à son bonheur, et à sa joie, et à sa paix. C'est cela que ça veut dire.

Mais alors nous, nous voulons autre chose. Nous voulons un bonheur charnel, nous voulons une paix qui est plus psychologique qu'autre chose. Et alors, nous arrangeons les choses, les événements pour que ça arrive. Mais voilà, il y a des surprises quand cela n'arrive pas !

 

          Nous oublions qu’il ne nous a pas été demandé d’écrire le récit de l’histoire de notre vie…

 

Donc, l'écrire avant !

 

          Tant de facteurs nous échappent et pourtant ils influent sur nous : tempérament, parents, milieu social, éducation, constitution physique, etc. Non, c’est Dieu qui trace le récit de notre vie tout en respectant toujours notre liberté.

 

C'est le moi préfabriqué : tempérament, parents, milieu social, édu­cation, constitution physique. Vous avez des types de tentations, des difficultés plutôt, dans la vie monastique. Eh bien, beaucoup sont liées au type physique. Vous avez donc les mêmes personnes constituées physiquement, le même gabarit physique. Eh bien, vous en avez deux, même qui vivent dans des communautés différen­tes, et bien ils ont les mêmes difficultés.

C'est très drôle ! La constitution physique est très éclairante à ce sujet. Et ça nous permet d'être très, très indulgents.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        16.02.88

      2. Nous adapter à Son action sur nous !

 

Mes frères,

 

Revenons à la lettre du Père Abbé Général. Il nous faut avancer. Donc, nous oublions qu'il ne nous a pas été demandés d'écrire le récit de l'histoire de notre vie, donc à l'avance, donc de faire un petit film à l'avance et puis de le projeter. Non, c'est pas ça !

 

          Non, c’est Dieu qui trace le récit de notre vie tout en respectant notre liberté. Par là, il veut que nous comprenions quelque chose : nous ne sommes pas faits pour nous-mêmes mais pour Lui ; nous ne trouvons pas notre accomplissement en nous-mêmes mais seulement en Lui.

 

Et ça, c'est très juste ! Il faut peut-être un peu nuancé pour bien le comprendre. Nous sommes tout de même faits pour nous-mêmes, c'est à dire que Dieu nous crée gratuitement. C'est la gratuité de Dieu qui nous rend tels que nous sommes et qui va nous permettre d'être heureux dans un épanouissement.

Mais attention ! Nous sommes faits d'abord pour lui parce que, parce que il est Dieu, tout simplement. C'est lui qui nous crée, c'est lui qui nous fait évoluer, c'est lui qui nous porte sans arrêt, sans arrêt.

Donc, c'est en lui que nous trouverons notre épanouissement dans la mesure où nous sommes adaptés à son action sur nous. A côté de cela, c'est du brouillard, ce n'est rien du tout.

 

          Cela ne veut pas pour autant dire que l’on doive avoir une attitude fataliste devant la vie. Bien au contraire, nous devons utiliser tous les dons reçus – intelligence, santé, foi, etc… - dans un effort pour accepter les desseins de Dieu et y correspondre.

 

Là est justement la difficulté : c'est renoncer à nos desseins à nous pour accepter ceux de Dieu et y correspondre. Ce n'est pas facile d'accep­ter les desseins de Dieu, c'est pas facile ! Si c'était tout simple, nous n'aurions aucune difficulté à obéir, ce serait notre attitude normale.

Mais non, nous avons plus confiance en nous qu'en quelqu'un d'autre. Et c'est pourquoi l'ouverture de coeur, la remise de soi à l'Abbé ou bien à un directeur spirituel, un ancien spirituel, est l'attitude la meilleure parce que on s'en remet à un autre dans lequel clairement ou confusément, ou obscurément, on reconnaît la présence de Dieu.

 

          La liberté, selon Saint Bernard, est le don le plus grand que nous ayons reçu, mais elle doit être ré-orientée.

 

Donc, dans la bonne direction.

 

          Par le Christ Notre Seigneur, nous devons apprendre à choisir ce qui correspond à notre vrai bien plutôt que ce qui vient seulement satisfaire nos désirs immédiats.

 

Cela, c'est quelque chose qui est encore difficile, plus difficile aujourd'hui qu'auparavant, car satisfaire nos désirs immédiats, nous en avons la possibilité maintenant. Nous sommes à une époque où tout peut se faire tout de suite et très vite.

Auparavant, pour avoir de la lumière, il fallait remplir une lampe avec du pétrole qu'il fallait aller acheter ailleurs. Il fallait arranger la mèche. Il fallait l'allumer. Il fallait veiller à ce qu'elle ne fume pas. Tandis que maintenant, il suffit de pousser sur un bouton. Immédia­tement on a ce qu'on désire.

Je prends un exemple, mais c'est ainsi tout le temps. Je voyais der­nièrement dans un article, qu'on ne parvenait pas à comprendre comment les enfants aujourd'hui étaient tout à fait incapables de faire quelques cen­taines de mètres pour aller à l'école. Il faut que le car vienne les cher­cher chez eux. Tout de suite alors ils sont là. Tandis qu'auparavant, on faisait 5 à 6 Km à l'aller et autant au retour, sans problème. Et alors on disait qu'on avait de bonne santé. Tandis que maintenant ce sont des gens désarmés devant la vie.

 

Si nous voulons satisfaire nos désirs immédiats, nous serons désarmés. Il faut savoir attendre donc ce qui correspond plutôt à notre vrai bien plutôt que ce qui vient seulement satisfaire nos désirs immédiats. C'est plus difficile aujourd'hui qu'auparavant.

Alors, le Père Abbé Général, maintenant, va prendre des exemples concrets de ce que j'essaye de dire. Et le premier exemple, c'est la ma­ladie. A partir de maintenant, ça va devenir plus intéressant.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        17.02.88

      3. Les tournants imprévus dans notre vie.

 

Mes frères,

 

Nous sommes entrés aujourd'hui dans le carême et je pense que nous pouvons prendre à notre compte les conseils de notre Père Saint Benoît en ayant bien soin toujours de soumettre notre projet à l'assentiment soit de l'Abbé, soit d'un Ancien Spirituel. Sinon, c'est sans valeur.

Lorsque nous retranchons sur notre nourriture, sur notre boisson, sur nos entretiens etc, en fait nous acceptons ce dont je parlais au matin, à savoir la réalité de notre mort, l'échéance de notre mort qui n'est pas une fatalité qui est inscrite dans notre nature, mais qui a tout de même un sens.

La mort est liée au fait tragique du péché. Tout péché est porteur, facteur de mort. Mais si j'entre dans la réalité de la mort, c'est à dire si je pénètre dans son repaire qui est elle-même - car la cachette de la mort, c'est la mort - si donc j'accepte de mourir à moi, à mon égoïsme, à mes penchants mauvais, à mes passions, si donc je m'ensevelis dans la vo­lonté de Dieu comme dans un tombeau, alors je sais que tôt ou tard, bien­tôt sans doute, assez vite je connaîtrai la joie de la résurrection, c'est à dire de la métamorphose de mon être. Je ne serais plus asservis aux pas­sions, mais je deviendrai un serviteur de Dieu, c'est à dire un serviteur de l'amour.

 

Voilà, mes frères, la grande vision que Saint Benoît nous donne au­jourd'hui, et c'est vraiment ça ! Car il le dit : donc soustraire à son corps ceci et cela et attendre la sainte Pâque avec l'allégresse du désir spirituel. Donc un désir né de l'Esprit, allumé dans le coeur par l'Esprit. Ce n'est pas simplement la fête de Pâques calendrier, mais c'est no­tre Pâque à nous, c'est notre passage au-delà de toutes sortes de morts.

Et nous pourrons aussi tirer profit de ce que le Père Abbé Général va nous dire à partir d'aujourd'hui. Car je rappelle qu'il nous parle des tournants parfois imprévus que prennent les événements dans notre vie. Et il nous donne maintenant des exemples concrets.

 

          La maladie peut apparaître comme un handicap terrible, mais elle peut aussi être une étonnante occasion d’oubli de nous-mêmes et de soumission à la Providence Divine.

 

Lorsqu'il parle de la maladie, c'est surtout la maladie qui nous frappe dans la force de l'âge. Il parlera après de la vieillesse qui ­a son cortège d'infirmités, de handicaps, de misères. Et on en prend plus facilement son parti. Mais il s'agit ici de la maladie ou de l'accident qui nous frappe lorsqu'on est, disons, encore jeune. Les résultats sont ambivalents : ça peut être considéré comme quelque chose de terrible, ou bien une occasion d'oubli de soi.

Voyez, c'est encore une fois ce processus de la mort à soi dans le­quel nous devons entrer et que nous devons bien assumer.

 

          En visitant nos monastères, j’ai constaté des cas où la maladie minait une personne et la désorientait provoquant aigreur et mécontentement. Mais j’ai aussi constaté de magnifiques exemples du contraire, la personne touchée ayant grandi spirituellement, devenant paisible, sereine, source de force et d’encouragement pour les autres membres de la communauté. En d’autres termes, la maladie est l’une des occasions d’être surpris.

 

J'ai le droit de parler de ces choses-là car, je le rappelle pour ceux qui n'étaient pas encore là à ce moment-là, mais moi-même j'ai été frappé d'une maladie sérieuse, ici, à l'âge de 33 ans. Et pendant une dou­zaine d'années j'ai été réduit quasiment à rien, au point que je pensais que ça allait durer jusqu'à la fin de mes jours.    Là, c'est le moment de bien réagir. Une maladie très grave, tout jeu­ne, au service des frères, cela est encore plus grave !

 

          Spontanément nous espérons rester vaillants et en bonne santé pendant toute notre vie, puis quelque chose survient. Nous contractons une maladie grave. Nous sommes blessés dans un accident et devenons incapable d’accomplir les choses dont nous avions l’habitude. C’est le moment critique. Nous pouvons regimber sous l’aiguillon, nous pouvons aussi en faire reproche à Dieu, blâmer les autres pour leur négligence et cultiver de l’animosité contre le monde entier.

 

Cela, c'est ce qu'on appelle une vie monastique RATEE.

 

Ou au contraire, nous pouvons voir le doigt de Dieu à l’œuvre dans ce qui s’est passé. Nous pouvons vivifier notre foi en croyant que Dieu est en train de tirer de l’événement un bien supérieur. Nous pouvons accepter qu’il y ait un dessein d’amour inexplicablement caché derrière un apparent malheur.

 

Je connais le cas aussi d'une jeune moniale de Laval qui a été frap­pée d'hémiplégie, donc paralysée à moitié, à l'âge de 29 ans. Une fille supérieurement intelligente qui avait fait d'excellentes études de théolo­gie déjà, qui était capable de tout faire. Et voilà qu'en l'espace d'une seconde, c'est l'hémiplégie jusqu'à la fin. Eh bien, cette fille a été métamorphosée en bien, à tel point qu'elle est aujourd'hui un phare, une lumière pour toute sa communauté.

Dans notre communauté, je ne connais pas de cas de jeunes frappés comme ça de maladie. Ou alors des anciens, ou pas encore tout à fait an­ciens, qui commencent à avoir leurs petites maladies. Mais en tout cas, il n'y a personne ici - et nous devons en remercier Dieu - qui cultive de l'animosité contre le monde entier, ni qui rumine, ni qui murmure, etc, parce qu'il est malade.

Non, non, nos malades, ici, sont des gens qui réagissent bien à l' preuve que Dieu leur envoie. C'est très, très beau et nous devons remer­cier Dieu qu'il en soit ainsi.

 

Et alors ceci, encore : nous ne devons jamais nous attacher à un em­ploi, vouloir réaliser notre vocation et notre vie à l'intérieur d'un em­ploi. La mission qui nous est confiée, nous devons la remplir pour un mieux. C'est un service : service de la communauté, service des frères, service de Dieu. Mais nous ne devons pas nous y cramponner et nous dire : c'est là que je m'en vais réussir ma vie monastique. Pas du tout !

Alors, si on est dégagé, détaché, si Dieu nous envoie une maladie, un accident qui fait que nous ne pouvons plus rendre ce service, à ce mo­ment-là, mais nous l'abandonnons comme nous y sommes entrés, avec autant de sérénité. Notre but, ce n'est pas de faire ceci ou cela, mais c'est de faire la volonté de Dieu.

On peut dire la même chose de la vieillesse. Mais nous laisserons cela pour demain. Il est temps d'aller à l'église. Ce sera peut-être un peu plus d'actualité pour nous, car il n'en manque pas ici qui commencent à prendre de l'âge. Et je ne suis pas le dernier.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        18.02.88

      4. Devenir de vrais anciens.

 

Mes frères,

 

Le Cantique Alleluia devrait être, sinon sur les lèvres, du moins dans le coeur de tous nos anciens, du moins des vrais anciens, des hommes qui ont su vieillir dans la sérénité, dans la paix, pour ne pas dire dans la sainteté.

          Le Père Abbé Général va parler de cela ce soir. Cela nous touche de très près car nous avons parmi nous une bonne série de personnes âgées.

 

          C’est un phénomène de plus en plus fréquent dans nos communautés. Les gens vivent actuellement plus âgés et bien des maisons de l’Ordre ont une proportion relativement élevée de moines et de moniales entre 75 et 100 ans.

 

Combien y en aurait-il ici ? Eh bien il y en a 8, j'ai fait le compte tantôt. Il y en a 8, ce qui fait 1/4. C'est déjà une belle proportion. L'année prochaine, sauf accident, il y en aura l0, ce qui se rapprocherait du 1/3.

 

          Pour nombre d’entre eux, ne plus pouvoir participer entièrement à la vie de la communauté est une grosse épreuve.    

 

Pour nombre d'entre eux, pas pour tous !

 

          Certains sont tentés de s’en décourager, de s’en irriter, de penser qu’ils deviennent un poids pour les autres ou même de tomber dans le désespoir.

 

C'est autre chose que de prendre sa pension à 65 ans comme le prévoit la loi civile. Mais d'où cela peut-il venir, ces découragements et ces dé­sespoirs ? Eh bien, ça peut provenir de ce que on s'est assimilé à son emploi, au service qu'on rend à la communauté. C'est un peu comme dans le cas de la maladie et de l'accident. Et lorsqu'on ne peut plus, mais on n'a plus de raison de vivre.

Ce n'est pas au fait du service qu'il faut s'attacher, mais c'est à la personne du Christ, c'est à dire à Dieu. Il faut se plonger dans la vie divine. Et ce Dieu peut tout nous demander. Il finira un jour par nous de­mander tôt ou tard, tard puisqu'il s'agit de la vieillesse, il va nous demander de nous retirer.

Nous ne sommes plus capables d'assumer notre emploi. Nous ne sommes plus capables de rendre de véritables services, du moins à notre idée. Eh bien à ce moment-là, c'est le grand service, le grand service de l'humili­té, du renoncement, de la paix. Disparaître comme disait Dom Félicien. Et ça, c'est très beau. Il n'a pas été désespéré de ne plus être Abbé.

         

         Malheureusement certains deviennent de plus en plus facilement irritables et égoïstes.

 

Des anciens et des vieillards de plus en plus irritables et égoïstes ! Cela, c'est vraiment mal vieillir. Un vieillard égoïste, c'est quelque cho­se de quasi monstrueux, du véritable égoïsme...

Mais attention, cela ne veut pas dire ici que, car il y a aussi des phénomènes qui se passent avec le grand âge. Et c'est que on décroche du présent et que on vit dans le passé. Si bien que on n'a pas d'autres ré­férences que sa propre vie à soi dans le passé très, très, très lointain.

Le frère Jules, lui, était dans les tranchées, ou bien à Han / Lesse avec son père. Il savait très bien que tel jour à telle heure quand il avait 8 ans, il faisait ceci avec son père. Il se souvenait de tout ça.

Mais ça, ce n'est pas de l'égoïsme, c'est de la sénilité et ça fait partie de l'humiliation de la vieillesse. Il faut dire qu'ici, il n'y en a pas qui sont égoïstes. C'est pour cela que je peux parler avec autant de liberté, sinon je devrais être prudent dans mes paroles.

 

         D’autres ont, grâce à Dieu, une attitude plus positive. Tout en éprouvant les sentiments cités plus haut, ils ne perdent pas courage et ne se laissent pas abattre. Au contraire, ils envisagent avec courage leur situation humiliante et la considère comme faisant partie du plan de Dieu à leur égard. Ils utilisent leur temps disponible pour la prière et l’union à Dieu. Ils trouvent de petits moyens pour aider les autres.

 

Oui, des petits moyens, des petits à leur petite mesure. Par exemple j'ai surpris quelques fois, mais il le fait tous les jours, Dom Félicien qui met les assiettes au réfectoire. Des petits moyens ! Tout ça, ce sont des choses très belles.

 

          Ils rayonnent paix et sérénité et sont des exemples de personnes entièrement conformées à la volonté de Dieu.

 

Voilà donc ce qu'on appelle des vieillesses monastiques réussies. Nous pouvons rendre grâce à Dieu d'avoir parmi nous des vieillards qui sont à ce niveau spirituel et humain. Et espérons que nous y arriverons aussi si nous devenons vieux.

 

          Considérées avec les yeux de la foi, la maladie et la vieillesse peuvent devenir des dons précieux pour une communauté et pour les personnes concernées. Loin d’être des charges astreignantes, celles-ci peuvent rendre d’immenses services à l’Eglise, au monde et à leur communauté. En passant j’aimerais faire remarquer que dans notre Ordre on n’a peut-être pas accordé assez d’attention au phénomène de l’accroissement de la longévité.

 

On n'en parle jamais! Je n'ai jamais entendu parler de ça. C'est tout de même un problème qui va se poser de plus en plus dans les communautés. Et voilà une directive, cette fois-ci, mais c'est pas pour vous, c'est pour moi.

 

          Les supérieurs devraient étudier les ouvrages consacrés à cette question et voir ce qu’il convient de faire pour aider nos moines et nos moniales à affronter cette difficile période de leur vie et à vieillir gracieusement (au sens littéral du terme).

 

Gracieusement, c'est à dire bellement, dans la beauté, dans l'amabi­lité, dans la gratuité. Alors, ça c'est parfait !

Mais si j'avais mon petit mot à dire tout de suite au sujet de ce vieillissement gracieux, je dirais qu'on se prépare de très loin à la vieillesse. On s'y prépare dès sa jeunesse monastique. On s'y prépare dans son âge mûr. Et on aborde au port de la vieillesse comme on a navigué à travers toute sa vie.

Si dans mon âge mûr je suis vireux, et bien je ne me corrigerais pas lorsque je serais vieillard, au contraire, je vais encore bonifier ! Je deviendrais un homme irritable, égoïste, impossible.

Tandis que si dans ma jeunesse monastique, j'ai toujours été disponi­ble, ouvert, habitué à la gratuité, au service, si je n'ai pas vécu pour moi mais si j'ai été attentif aux autres, si je n'ai pas été un bavard mais si j'ai su respecter les autres dans leur silence, à ce moment-là j'aurai une vieillesse, une vieillesse qui sera aimable aux yeux de Dieu, aux yeux des frères. Et cela me donnera à moi une grande paix car je n'aurais pas peur de mourir. Je pense que c'est une petite leçon que nous pouvons re­tenir.

 

          A côté de la maladie et de la vieillesse beaucoup d’autres événements peuvent être causes de surprises et de déceptions.   

 

Il donne un exemple:

 

          Une personne doit assumer une charge importante mais, malgré ses dons indubitables, elle ne réussit pas. On la considère alors comme un raté. L’expérience d’un échec flagrant est un moment très critique. On peut en concevoir du ressentiment, en attribuer la cause aux autres, chercher toutes sortes d’explications.

 

Voilà une réaction ! En voici une autre :

 

         On peut aussi accepter l’humiliation impliquée, essayer de tirer les leçons de l’expérience et se servir des circonstances pour grandir dans la foi et la confiance.

 

Voilà, mes frères, je ne sais pas s'il y en a ici parmi nous qui ont fait cette expérience-là ? Je ne le pense pas ! Mais nous en avons tout de même eu un parmi nous pendant tout un temps qui avait fait cette expérience. Et je dois dire qu'il l'a bien faite. Vous vous en souvenez peut-être ? C'est le Père Denis d'Orval. Il est resté ici pendant 11 mois. Six semaines après son élection Abbatiale, il faisait déjà une dépression nerveuse. Et ça a été comme ça de dépression en dépression jusqu'à ce qu'il arrive ici. Et c'est d'ici qu'il a donné sa démission d'Abbé.

Eh bien, il a bien pris la chose. Vous vous en souvenez, il était très, très malade naturellement, mais ce n'était pas du tout un homme aigri, ni un homme qui attribuait la cause aux autres. Il n'avait pas de ressen­timent. Et maintenant dans sa communauté, il rend des services à la mesure de ses forces et il est un exemple pour tous.

Voilà la grâce d'une épreuve terrible pour lui, il faut bien s'en rendre compte, et comment un homme grâce à cette épreuve bien vécue peut grandir en Dieu et dans la gratuité.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        20.02.88

      5. Le succès qui irrite !

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous a dit que bien des surprises et des acci­dents pouvaient survenir dans notre existence qui peuvent être alors ori­gine de difficultés et de troubles. Il a parlé de la maladie, de la vieil­lesse, de l'échec, des déceptions. Il y a encore une chose à laquelle il s'arrête et qui est, je pense, plus rare. Il y a des tempéraments qui sont jetés par terre lorsqu'ils réussissent. Oui, c'est comme ça !

 

          Paradoxalement, le succès peut aussi être une surprise et un moment d’épreuve. Normalement nous souhaitons réussir dans ce que nous entreprenons et nous sommes satisfaits quand cela se produit.

 

Normalement nous aimons bien réussir dans notre emploi. Cela va de soi, dira-t-on. C'est très humain et c'est aussi surnaturel puisque nous sommes dans l'obéissance. Et pourtant :

 

         Il y a des personnes que le succès irrite…

 

Attention ! Ce ne sont pas d'autres personnes qui seraient irritées par notre succès, donc qui succomberaient à la jalousie. Non, des person­nes qui réussissent et qui ne sont pas contentes.

 

          … C’est peut-être parce qu’elles souffrent d’un complexe d’infériorité exagéré…

 

C'est à dire qu'elles réussissent. Mais cette réussite-là est encore sentie comme une sorte d'échec. Car, se considérant incapables, inférieures à tout le monde - non pas par humilité mais par un certain dérangement psychique - tout ce qu'elles font, tout ce qu'elles réussissent est tout de même en dessous de tout, et cela les irrite. C'est un complexe d'infé­riorité exagéré.

 

          …et qu’elles sont incapables de croire aux félicitations qu’on leur décerne.

 

Si on leur dit : C'est vraiment bien ! C'est bien ce que vous faites là ! elles pensent alors qu'on se moque d'eux. C'est pas toujours facile, mais enfin il n'y en a pas comme ça parmi nous. Il n'y en a pas, heureuse­ment, car alors je peux alors en toute sécurité dire à un frère : mais c'est vrai, vous avez bien fait ce que vous faites là. Je ne risque pas que le pot se retourne sur moi.

 

          Ou encore, à la suite d’une conception erronée de Dieu, elles sont chavirées à la pensée qu’en recevant dès maintenant leur récompense, elles auront à expier ensuite.

 

Vous allez dire : il faut tout de même être un peu tordu pour ça. Je n'en sais rien, c'est possible, c'est bien possible. Mais voilà, il y a des conceptions de Dieu, des conceptions qui sont de nature intellectuel­les, cérébrales, et qui sont erronées.

 On imagine alors que Dieu c'est quelqu'un qui doit, puisqu'il a con­duit son propre fils, donc la Seconde Personne de la Trinité, puisqu'il l'a conduite jusqu'à la croix, eh bien si on ne termine pas sa vie sur la croix, si tout ce qu'on fait ne porte pas le sceau de la croix, si au con­traire quand on touche à quelque chose ça va bien et ça réussit, c'est que vraiment il y a un mauvais sort qui est jeté sur nous.

Alors voyez, c'est ça ! On aura certainement à expier plus tard ! Attention à tout cela ! Si jamais ces idées venaient à nous effleurer, allons vite chez notre Ancien Spirituel pour le lui dire afin de les bri­ser immédiatement contre le roc qui est la Parole du Christ.

 

          Une fois de plus, la seule réponse est de se souvenir que nous ne pouvons pas maîtriser tous les éléments de notre vie et que nous devons les accepter comme manifestation de la volonté de Dieu.

 

Eh bien, si c'est la volonté de Dieu que je réussisse dans mon emploi, c'est tout de même lui par le Supérieur qui me demande de le faire. Donc Dieu me donne les grâces. Et si je réussis, c'est à sa gloire à lui, ce n'est pas à ma gloriole à moi.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        21.02.88

      6. Des déceptions dans notre vie * Fin.

 

Mes frères,

 

Nous allons ce matin terminer la lecture de la lettre circulaire que nous a adressé le Père Abbé Général. Il va ce matin nous parler de décep­tions que nous pouvons encore rencontrer en cours de chemin, le chemin de notre vie monastique, qui s'étend sur des dizaines d'années jusqu'à la mort.

Ces déceptions se rencontrent peut-être plus fréquemment, quoique la plupart du temps elles ne s'étalent pas au grand jour. Il prend quelques exemples :

 

          Une personne espère être envoyée faire des études supérieures et cela ne se réalise pas.

 

Ce n'est pas rare, ceci. Comme si on était venu dans le monastère pour faire des études supérieures ? Une seule étude est convenable pour un moine, essentielle, indispensable, c'est la connaissance du Christ et de sa gloire. C'est la science des saints, comme disaient les Anciens, c'est à di­re des choses qui sont pures, des choses qui nous conviennent. Et à par­tir de là, recevoir de Dieu la grâce d'écarter toutes les autres choses qui sont inutiles.

Mais si il est demandé de faire des études supérieures, eh bien, on les fait en toute simplicité de coeur parce qu'elles entrent dans la volonté de Dieu pour cette personne bien particulière. Cela ne­ veut pas dire qu'elles seraient nécessaire pour une autre.

 

          Une autre estime avoir les qualités requises pour exercer une charge importante dans la communauté mais elle n’est pas désignée.

 

Oui, ne nous faisons pas d'illusion. Si un frère vient dire à son Abbé : Ecoutez, si un jour vous avez besoin d'un Prieur, ou d'un Cellérier ou d'un n'importe quoi, je suis à votre disposition. Il peut être certain que cela n'arrivera jamais.

Non, n'est-ce pas, non, non, non, nous sommes ailleurs que dans les petites ambitions personnelles.

 

          Peut-être qu’une troisième qui avait réussi dans les affaires et qui est entrée au monastère pour mener une vie contemplative paisible se trouvera nommée économe dès sa profession simple et restera en charge pendant 35 ans !

 

C'est certainement un cas qui est arrivé, il en parle avec tellement de précision. Ce n'est pas lui. C'est une personne d'un certain âge déjà puisque elle avait réussi dans les affaires. Oui, ça peut être une déception ! Voilà qu'on retrouve dans le monas­tère ce qu'on avait dans le monde.

 

          On pourrait multiplier à l’infini des exemples de ce type. L’existence peut être remplie de déceptions de ce genre. Seuls une foi solide et un profond amour de Dieu peuvent nous aider à faire face et à croître spirituellement.

 

Il est toujours possible que des tentations de ce genre effleurent notre conscience. Il n'y a rien de mal à cela, rien du tout. Elles seront l'occasion d'enraciner notre foi et de déployer davantage notre amour, de mieux nous situer par rapport à ce que nous sommes.

Je pourrais citer encore un petit cas : on envoie quelqu'un faire des études. Et puis quand il a bien terminé, qu'il a décroché un beau diplôme, il rentre dans le monastère et il va faire tout autre chose. Attention, ça peut arriver ça aussi, ça arrive.

 

          Maladie, vieillesse, échecs, déceptions et bien d’autres choses semblables sont toutes dans les mains de la Providence. Il faut croire l’Ecriture Sainte quand elle nous dit que Dieu lui-même « a fait petits et grands et que de tous il prend soin » ; « la Sagesse s’étend avec force d’un bout du monde à l’autre et elle gouverne l’univers pour son bien ». D’une façon plus pittoresque, Notre Seigneur exprime la même chose en évoquant les lys des champs et les oiseaux du ciel.

 

Nous sommes dans la maison de Dieu. Pourquoi nous faire du souci avec les choses qui ne nous regardent pas. Nous sommes dans la main de notre Dieu. Laissons-nous donc façonner par lui, il en sortira un chef d'oeuvre.

N'allons pas nous mêler à faire notre propre vie. Il n'en arrivera peut-être qu'une caricature grotesque de ce que nous aurions dû devenir si nous avions été vrais dans notre vie.

 

          Tout en respectant notre liberté et en attendant de nous que nous agissions comme si tout dépendait seulement de nous-mêmes, Dieu ordonne les événements simplement mais constamment pour qu’ils manifestent sa bonté et accomplissent son plan de salut.

 

C'est vrai, nous ne devons pas être passifs au point de ne pas avoir de réaction. Dieu ne s'arrange guère des tempéraments entièrement amorphes et apathiques. Il aime le fer, il aime ce qui lui résiste parce que ce qui est buriné dans de tels matériaux est fait pour durer.

Mais nous devons toujours tout faire comme si cela dépendait unique­ment de nous. Donc, notre obéissance doit être tellement belle, elle re­quiert un tel engagement, que tout notre être il s'y met. Donc, on n'obéit pas seulement du bout des lèvres, on obéit par son être entier.

 

          Plus encore, le Père n’établit pas seulement les choses au plan théorique. Il nous l’a montré avec son Fils que le mal présent dans l’homme ne peut faire échec à ses desseins. « Ne fallait-il pas que le Christ endura ces souffrances pour entrer dans sa gloire. »

 

Donc le mal que l'homme rencontre sur sa route, ce qui lui apparaît "mal", donc des échecs, des déceptions, des maladies, la vieillesse ou bien le mal qui se trouve en lui, ses tendances au péché, tout ça ne peut faire échec au dessein de Dieu à condition que nous ne perdions pas de vue cet amour qui est sur nous, qui veille sur nous et auquel, tels que nous sommes, nous devons nous abandonner.

 

          Ces quelques réflexions jetées à la hâte après la R.G.M. et avant de partir prendre quelques mois de repos sabbatique aideront peut-être des personnes qui se demandent ce qu’elles font dans leur existence.

 

Peut-être sa lettre va-t-elle rencontrer, va-t-elle frapper à la por­te du coeur de l'un ou l'autre dans un monastère qui est en train de se dire : Mais qu'est-ce que je fais dans ce monastère ? Qu'est-ce que je suis venu faire ? qui remet en question le sens de sa vie.

Eh bien voilà, peut-être ça pourra l'aider de savoir qu'il n'est rien dans la vie qui puisse faire échec au plan de Dieu sur nous à condition que nous soyons dociles et confiants.

 

Le Seigneur soit avec vous tous.

 

Homélie : 2° dimanche du carême. B.            28.02.88

 

Mes frères,

 

Dimanche dernier, la Liturgie nous poussait au désert avec le Christ Jésus. Aujourd'hui, elle nous promène dans un paysage de montagne. Désert et montagne : lieux de lutte et de rencontre. Lieu de lutte contre le satan, le démon, cet être malfaisant qui est menteur et criminel depuis les origines ; lutte contre le penchant mauvais qui habite dans le coeur, contre les passions déréglées, contre les forces de destruction qui agissent en nous.

Lieu de rencontre aussi : rencontre d'amour de celui qui aime ses amis jusqu'à leur proposer l'impossible épreuve de l'obéissance totale. Rencontre de celui qui apparaît dans la lumière éblouissante et dan­sante d'un buisson, celui qui là au-dessus de la montagne nous recouvre d'une nuée au sein de laquelle il habite et qui fait entendre sa voix dou­ce mais impérative, celui-là qui nous apparaît toujours dans l'invisible beauté de son être, de sa vie, de son amour.

Mes frères, avons-nous déjà fait cette expérience ? Oh, on n'est pas sur cette terre pour faire des expériences, encore moins dans un monastère pour faire des expériences. Mais tout de même, la vie chrétienne n'est-­elle pas ..?. ..?. une lutte dans le désert de .. ?.. et ..?.. de celui qui prend possession de nous afin de nous transfigurer en ce qu'il est, lui.       Il faut tout de même le savoir, il faut tout de même se prêter à ce travail qu'on peut appeler une expérience.

 

Et alors, d'être avec nous et pour nous, ce Dieu qui nous donne tout en se donnant à nous. Qui sera contre nous ? Qui pourra jamais nous faire tort ? Et j'entends par tort un dommage mortel, celui qui nous séparerait pour jamais de la vie véritable. Le chrétien, le vrai chrétien est un homme qui vit en état d'apesan­teur. Il a vaincu la mort. Il est incorporé au Christ ressuscité des morts. Il est chez Dieu déjà. Si bien que l'univers entier est à lui avec tout ce qui l'emplit.

Mes frères, le chrétien est un roi. Mais il est un roi, non pas pour dominer mais pour servir, un roi pour partager ce qu'il possède, un roi qui à jamais donnera sa vie pour ses frères. Ce que Abraham a vécu, ce qui lui a été demandé, nous devons à notre tour accepter de le vivre au jour le jour : sacrifier ce que nous avons de meilleur, c'est à dire nous-mêmes. Le donner aux autres, largement, sans rien prendre pour nous, être toujours faibles (?) afin d'être le reflet de cet amour qui est Dieu. Le rappel de la Transfiguration du Seigneur Jésus en ce deuxième dimanche du carême nous rappelle, nous ­rappelle en ce jour à la vérité de notre destinée humaine.

Nous sommes bien autre chose que des animaux raisonnables. Nous sommes des fils de Dieu. Le reconnaît-on à notre conduite, à nos œuvres ? Le sacrifice et la résurrection de ce premier Fils et bien-aimé de Dieu doivent nous arracher pour jamais à la puissance de la chair égoïste et à la mort. Mais nous devons donner notre accord, Dieu ne fera rien sans nous.

  

Et c'est là que se trouve la ligne de démarcation entre le vrai chrétien et le chrétien postiche : accepter que Dieu enlève de notre coeur tout ce qui fait obstacle à l'amour, à la lumière, à la vie. Nous devons entrer généreusement, avec confiance dans les vouloirs de Dieu les plus déroutants. Et ainsi, nous devenons avec lui un seul es­prit. Nous devenons fils de Dieu dans le Christ, comme le Christ. Et la vie Trinitaire peut nous purifier, nous transformer, nous donner un coeur nouveau, un regard nouveau. Si bien que nous pouvons connaître de suite les joies de la résurrection.

Mes frères, notre baptême nous a voués à cette aventure. Notre parti­cipation à l'Eucharistie le proclame bien haut. Aiguisons donc la pointe de notre foi. Ne nous laissons pas détourner par les vertiges, par les il­lusions que l'adversaire peut faire jouer devant nous ou en nous. Ni le désert, ni les montagnes ne nous effrayeront, ne nous arrêterons. Nous sommes enfants de Dieu, mes frères, et ce que nous sommes n'est pas encore pleinement dévoilé. Mais encore une fois, il faut que ceux qui nous rencontrent découvrent que nous sommes des enfants de Dieu. Notre devoir est là. Nous devons être sur terre des témoins du Christ, de sa ré­surrection, de son amour.

Et alors nous parviendrons nous aussi très vite à cette transfigura­tion qui nous donnera le bonheur véritable, celui auquel nous sommes appe­lés, celui que les Apôtres ont connu. Et nous pourrons entonner avec Saint Paul, celui qui a eu le bonheur de brutalement, brusquement voir la lumiè­re de Dieu et en être retourné, nous pourrons avec lui dire: Qui jamais nous séparera de cet amour ? Et tout est à nous pour jamais !

                                                                                            Amen.

 

 

Règle : 23 : L’excommunication pour les fautes. 29.02.88

      Portraits !

 

Mes frères,

 

Pour nous aider à mieux assimiler la grâce de la retraite, je me suis dit que je pourrais placer en regard de la personne du Christ tel qu'il nous l'a présenté, le portrait du moine qui est en révolte contre sa communauté. Saint Benoît nous le dessine ce soir. Donc, deux portraits : celui du moine et en face celui du Christ.

 

Notre moine, ici, il est d'abord contumax, 23,2. Il est arrogant, il est hautain, il est opiniâtre. Il n'y a que ses idées qui comptent. Il veut être le seul à occuper toute la place. Il sera donc de suite contemptor, comme dit Saint Benoît, 23,5. Il va regarder et traiter avec un souverain mépris la Règle, les Anciens, l'Abbé et ses frères. Il est rempli de lui-même. Dans son cœur il n'y a place que pour lui.

Il sera donc, comme le dit Saint Benoît, 23,3, superbus. Nous savons que la superbia, la superbe, l'orgueil, c'est - comme nous l'a appris Saint Bernard - c'est l'amour de sa propre excellence. On ne se découvre que des qualités. On est plus qu'un ange, on est un petit dieu. Il ne manque rien. On n'a besoin de rien. On n'a rien non plus à donner car on est riche. Voilà la superbia !

Et l'orgueilleux est tout naturellement inoboediens, 23,2, désobéissant. Donc il n'en fait qu'à sa tête. Il n'a rien à lui dire. Il n'a rien à lui apprendre. Il se laisse conduire par ses propres jugements, par sa propre volonté. Il a un projet qui est l'épanouissement de sa propre personne suivant des normes que lui-même se pose. Il est désobéissant !

 

Et alors pour couronner le tout, il sera murmurans, 23,3, murmurateur, comme on le traduit. Il s'en prend à tout le monde et à tout ce qu'on fait. Il n'est jamais content. Il sera contrarius, 23,4. Il est contre, délibérément contre.

C'est plus, ici, qu'un défaut psychique, vous savez, un homme infantile qui peut être très âgé, attention ! Quand on est affligé d'infantilisme, on le reste jusqu'au bout. Un homme infantile dit toujours non. Il est toujours contre, c'est un des traits de l'infantilisme. Donc prenons bien garde !

 

En face maintenant de ce moine dépravé, nous avons la personne du Christ telle que nous l'avons vue au cours de cette retraite. Le Christ, lui, il s'est vidé de lui-même. Il est un être kénosé. Il s'est tellement vidé que dans son cœur il n'y a plus de place que pour nous. Et en cela il a prouvé qu'il était Dieu.

Car Dieu, comme nous l'a si bien dit Monsieur Habachi à propos de Zundel, Dieu ne possède son être de Dieu que dans la mesure où il le donne, où il le partage. Si Dieu voulait retenir pour lui une fraction même infime de son être, de ce qu'il est, il ne serait pas Dieu. Il serait un habitant du panthéon païen. Il ne serait pas Dieu.

 

Voici donc le Christ qui s'est vidé pour nous laisser en lui toute la place. Il s'est aussi abaissé devant nous. Et lorsque le Christ a posé un acte - je pense ici à l'acte du lavement des pieds où il s'est fait l'esclave de ses disciples - lorsque le Christ a posé un acte, cet acte est immédiatement éternisé. Cela veut dire que aujourd'hui encore le Christ est notre esclave.

Il se place en dessous de nous. Nous sommes des pécheurs, nous ne valons pas grand chose. Nous avons une certaine valeur certes, mais nous ne valons tout de même pas grand chose par rapport à ce que le Christ est. Eh bien, lui, il s'est mis en dessous de nous. Et c'est ainsi qu'il nous porte, c'est ainsi qu'il nous aide à marcher, à grandir.

Voyez un peu, mes frères, à partir de là ce que Saint Benoît attend d'un Abbé qui doit être le vicaire de ce Christ. L'Abbé, pour bien faire, doit être aussi vidé de lui-même. Il doit se sentir vraiment en dessous de tous, mais sincèrement, pas pour jouer la comédie, mais dans le fond de son cœur. Dans le fond de son cœur, il ne se place jamais avant un autre frère, même si dans le rang il doit marcher le premier.

 

Alors, le Fils a poussé l'amour au-delà des limites du concevable, car il s'est fait pour nous nourriture. Il se donne à manger, et cela, pour que nous devenions ce que lui est. Car nous sommes ce que nous mangeons, nous sommes ce que nous respirons. Lorsque nous le mangeons, lui, nous devenons ce qu'il est.

Il ne nous est pas possible, nous, de nous donner en nourriture à nos frères. Nous pouvons donner notre temps, notre travail, notre amour,  notre corps, notre dévouement, tout, mais une chose que nous ne pouvons pas faire, c'est leur donner notre chair à manger.

Eh bien, le Christ Dieu, lui, il a réussi cette merveille. Et ça, c'est l'amour au-delà du concevable. Le Christ est donc l'antithèse parfaite de ce moine qui ne porte plus que le nom de moine. D'un côté, un homme rempli de lui-même, ne vivant plus que pour lui et de l'autre côté, le Christ vidé de lui-même n'existant que pour les autres.

 

Eh bien, mes frères, nous avons le choix, nous. Heureusement personne parmi nous ne ressemble au moine malheureux que nous présente ce soir Saint Benoît. Mais prenons tout de même garde! Car nous ne sommes pas meilleurs que les autres. Et comme le dit l'Ecriture : Celui qui est debout, qu'il prenne bien garde de ne pas trébucher et tomber.

Et pour rester à l'abri d'un tel désordre, eh bien, attachons-nous à ce Christ qui ne vit plus pour lui. Soudons-nous à lui tous ensemble de manière à ne plus former avec sa personne qu'un seul corps. Alors nous comprenons mieux l'expression de Saint Benoît du Corpus  monasterii. Le monastère est un corps lorsque tous ses membres sont soudés à la Personne du Christ et deviennent un seul être avec lui, un seul corps avec lui.

 

Voilà, mes frères, une petite leçon que nous pouvons retenir en conclusion de notre retraite. En toute simplicité j'ai partagé avec vous ce qui m'est passé par la tête et qui a traversé mon cœur. Je vous le donne. Faites-en votre nourriture. Et ayez une petite pensée pour celui qui parmi vous doit tenir la place du Christ afin qu'il n'ait pas un jour à s'entendre dire : “ Qu'as-tu fait ? Qu'as-tu fait ? 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Règle : 26 : Se joindre aux excommuniés.       03.03.88

      Pourquoi encore ce Chapitre ?

 

Mes frères,

 

On pourrait se poser une question : Quelle importance ce chapitre, qui traite de l'excommunication, revêt-il pour nous aujourd'hui ? L'excommunication est une mesure disciplinaire entièrement tombée en désuétude. On n'imagine plus aujourd'hui dans un monastère d'excommunier un frère comme le demande ici Saint Benoît. Mais alors, pourquoi commenter ce chapitre ?

On pourrait le faire dans un souci d'étude historique. Ce serait très intéressant de suivre l'évolution au cours des siècles. Mais je pense, pour ma part, qu'ils sont toujours d'actualités. Non pas dans leur lettre, mais parce qu'ils sont porteurs d'un enseignement, mieux, d'un jugement qui demeure vivant pour jamais dans le Royaume de Dieu aussi longtemps que ce Royaume se construit ici dans notre monde, dans notre monde malade, dans notre monde tordu, perverti.

 

Ce jugement, on peut l'appeler le principe de la justice immanente, c'est à dire que toute faute porte en elle sa punition. Le coupable est puni à l'intérieur de la faute qu'il commet et par la faute elle-même. Cela vaut pour tout péché, cela vaut pour toute transgression.

Et ce matin, en écoutant l'Evangile du mauvais riche et de Lazare, je me disais que c'était encore une fois toujours la même chose. On est puni et aussi on est récompensé, immédiatement d'abord en germe, puis c'est une semence qui va grandir, qui va se développer, et puis qui un beau jour va porter un fruit de mort ou un fruit de vie. C'est une des lois du Royaume de Dieu. Dieu ne condamne personne, c'est le pécheur qui se condamne lui-­même. Ne l'oublions pas !

 

Voici donc, dans le cas de l'excommunication, un frère - qui entre parenthèse ne mérite plus le nom de frère - un frère - appelons-le donc ainsi, puisque Saint Benoît l'appelle toujours un frère - un frère qui se dresse contre la communauté, contre l'Abbé, contre la Règle, contre les autres frères.

Il est arrogant - nous l'avons vu - hautain, orgueilleux, méprisant, désobéissant, murmurateur, contestataire. Lorsqu'on a en soi un de ces vi­ces, on a tous les autres aussi. Il y en a un, je dirais, qui est le chef de file, mais les autres sont tous là. C'est pour ça que Saint Benoît en parle. Saint Benoît est le témoin déjà d'une longue Tradition spirituelle dont il s'est nourri.

Et voilà donc ce frère qui se montre incorrigible, même quand il est mis en cause publiquement devant les autres. Non, il ne bronche pas. Il a raison seul contre tous. Eh bien, dans son coeur - à ce moment-là ça devient définitif - dans son coeur, et puis alors dans sa conduite, il rompt la communion, SA com­munion avec les frères. Il s'installe hors du milieu de vie qu'est le Cor­pus monasterii et il s'excommunie lui-même. Là est son châtiment, il s'excommunie lui-même !

 

Maintenant, la peine d'excommunication qui est prononcée par l'Abbé, elle n'est que le constat officiel, juridique, presque canonique au plan de la communauté, d'une situation de fait qui existe déjà. C'est un cons­tat. Le frère a rompu la communion. Eh bien, que va-t-il se passer ? La communauté va lui faire découvrir ce que cela signifie: rompre la communion.

Il s'est excommunié lui-même, il va apprendre ce que cela veut dire. Alors ce sont les mesures concrètes que Saint Benoît prend à l'égard de ce frère. Il va apprendre, ce frère, qu'en rompant la communion, donc en se si­tuant à côté, en marge de la communauté, il se condamne à une mort lente mais inéluctable. Le frère se suicide, ce n'est pas la communauté qui le tue.

S'il ne peut plus assister à l'Office avec les autres, sauf dans un coin tout seul ; s'il ne peut plus prendre son repas avec les autres, sauf après, et sa nourriture ne sera même pas bénie, il va manger comme un animal ; et tout ça, c'est pour lui apprendre qu'il est en train de se suicider et de mourir spirituellement. Mais c'est ça l'important, c'est de mourir, d'être un jour dans la situation de ce fameux riche.

 

Naturellement, ici, quand il s'agit de l'excommunication, c'est un cas extrême. Et on dirait vraiment que Saint Benoît a tout accumulé sur la tête de ce frère. Mais il veut par là nous faire comprendre que chaque faute contre la communauté, c'est une blessure qu'on se fait à soi. Et se placer à côté de la communauté et contre la communauté, c'est se suicider.

Nous verrons plus tard que Saint Benoît dira : à un moment donné, ça devient tellement flagrant que il faut user du fer qui ampute, qui retran­che. 48, 20. Et c'est fini. Voilà, mes frères, vous voyez que ça peut être d'actualité. Il faut transposer de ce cas extrême de l'excommunication, du frère qui se met en dehors des autres à l'intérieur de chaque petite faute.

Et cette petite faute peut être une faute contre la communauté. On pourrait prendre des exemples. Mais enfin, cela n'en vaut pas la peine. Peut-être qu'à l'occasion, plus tard, il s'en présentera et que ça me re­viendra à l'esprit. Mais c'est toujours ainsi, vous pouvez m'en croire.

 

Règle : Que faire avec les incorrigibles ?        05.03.88

      La voix de Dieu.

 

Mes frères,

 

Portons-nous dans le monastère de Saint Benoît et essayons d'imaginer la situation créée dans la communauté par un frère­ qui se dresse contre tous et qui rompt la communion. Il règne dans cette communauté une atmosphère lourde, chargée d'ora­ge. On sent pesé l'inquiétude, se diffuser une certaine peur. Et instinctivement on réagirait en disant : Mais qu'on le mette dehors celui-là et qu'on respire enfin. C'est là une réaction charnelle. Ce n'est pas celle de Saint Benoît.

Ce frère est gravement malade. C'est toujours un frère. Le Corpus monasterii en est tout fiévreux. Il faut donc travailler à la guérison de ce frère. Et Saint Benoît, sage médecin, va user de tous les moyens à sa disposition. Il fera l'impossible pour obtenir cette guérison. Il va mettre - com­me le disait hier Saint Benoît - il va mettre en action toute son adresse et toute son industrie - comme il dit - tout son savoir. Omni sagacita­te et industria, currere, 27,15.

Il doit donc s'empresser. Il ne peut pas laisser aller les choses. Cela doit devenir son souci. Et son coeur habité par l'Esprit de Dieu va lui inspirer les paroles à dire et les gestes à poser. Ce seront les fomentations et les onguents des exhortations, les remèdes des divines Ecri­tures, même la brûlure de l'excommunication et les coups de verges, 28.13. Donc, il ira jusqu'au bout.

 

Maintenant, si tout effort s'avère vain, il va agir en prophète, ce que j'appellerais un peu en charismatique. Il va solliciter de Dieu une réponse. Il va demander à Dieu ce que ultimement il faut faire de ce frè­re ?

Eh bien, lui l'Abbé le premier, et toute la communauté, vont se met­tre en prières pour demander à Dieu qui peut tout qu'il rende la santé à ce frère malade. En fait, on pose à Dieu une question : Quelle est, Dieu, ta décision ? Quelle est ta volonté ? Fais-nous là connaître ?

Si Dieu maintenant n'exauce pas la prière, s'il ne répond pas par la conversion du frère, c'est le signe qu'il rejette ce frère. Alors l'Abbé peut passer aux actes et le renvoyer. Il prendra alors, dit Saint Benoît, 28,19, le fer qui retranche, selon la parole de l'Apôtre: " Otez le mal d'entre vous ". Ou encore: " Si l'infidèle s'en va, qu'il s'en aille ". Mais comprenons bien, ici ! Ce n'est pas l'Abbé qui chasse le frère, c'est Dieu qui chasse le frère.

 

Nous avons ici une image de ce qu'est la damnation. Naturellement nous sommes encore ici sur la terre. Dieu ne va pas abandonner ce frère qu'il jette hors du monastère, il va le suivre de sa grâce, de ses avances. Il va mettre tout en oeuvre pour le récupérer, pour finalement le gué­rir, pour faire sortir de son coeur l'orgueil qui est là, pour chasser le démon qui le possède. Mais malgré tout le péril est immense et l'irrépara­ble toujours possible.

Voilà, mes frères, une petite leçon que nous pouvons encore retirer de ce chapitre. C'est que nous ne devons pas mettre Dieu à l'épreuve. Nous devons toujours veiller à rester à l'intérieur de sa volonté. Ainsi notre vigueur spirituelle ne diminuera pas, au contraire, par l'exercice elle se fortifie et le malheur dont il est question ici ne se produira pas.

Car si notre souci est de faire la volonté de Dieu, nous entrons tou­jours dans l'humilité, dans l'antithèse de l'orgueil. Et l'humilité est le lieu où le démon n'a jamais accès. Dans la forteresse de l'humilité nous sommes à l'abri.

 

 

Règle : 31, 1-26 : Des qualités du cellérier.    08.03.88

      Le cellérier idéal !

 

Mes frères,

 

Il apparaît que notre Père Saint Benoît désire que le frère qui sera un père pour la communauté soit d'abord et surtout un saint. Il esquisse à larges traits la figure du cellérier idéal. Je me demande si on l'a jamais trouvé quelque part ? Peut-être, si nous en croyons Saint Bernard, son frère Gérard ? Mais vous savez qu'une fois que la personne est décédée, on enjolive toujours instinctivement ses traits. Mais malgré tout, ce Gérard a été inscrit au rôle des bienheureux. Donc nous pouvons faire pour une fois toute confiance à son frère Bernard.

 

Avec le cellérier de Saint Benoît, on est en confiance. Auprès de lui on est rassuré : le présent est protégé, l'avenir est garanti. Il est pos­sible de vivre avec Dieu et pour Dieu sans se soucier de rien. C'est le cellérier qui prend tout sur lui. Il est vraiment un père pour tous, et même pour son Abbé.

Il est un artisan de paix. Et grâce à lui le monastère devient vraiment un paradisus, un jardin, ­un lieu où on reçoit les prémices de la béatitude éternelle. Ce sera possible à condition, comme le dit Saint Benoît, que la vie spirituelle du cellérier soit solidement construite sur la crainte de Dieu.

Cette crainte de Dieu doit imprégner les pensées, les paroles, les actes du cellérier qui sera, par la force des choses, un contemplatif pos­sédé par Dieu, vivant uniquement pour Dieu, pour le Christ qu'il découvre dans chacun de ses frères. Et sur ce roc inébranlable de la crainte de Dieu vont s'édifier tou­tes les qualités naturelles du cellérier. Il s'est opéré en lui une mise en ordre qui fait de lui un bel échantillon d'homme.

 

Lorsqu'on regarde le cellérier, on doit pouvoir y reconnaître la per­sonne même du Christ, cet homme nouveau qui a retrouvé sa pureté première. La grâce ne détruit pas la nature, elle la perfectionne. Ecoutez ce qu'en dit Saint Benoît, mais une fois que c'est traduit en français, c'est toujours un peu édulcoré. Voilà :

Il est maturis mo­ribus, 31 ,3.C'est traduit par sérieux. Mais non, il est arrivé à la pleine maturité de son caractère. Ce n'est plus un gamin ! Il est sobrius, 31,3, sobre, oui, mais pas seulement sobre ques­tion de nourriture ou de boisson, c'est la sobrietas des moines, c'est la …..          . Il sait toujours être vigilant, attentif aux besoins des au­tres, aux besoins de Dieu lui-même qui est le Maître de l'endroit, de cet endroit dont le cellérier a reçu la gérance.

Cette sobriété, alors, va prendre un sens second qui est qu'il n'aura jamais l'estomac chargé. Parce que s'il est rempli de nourriture et de boisson, son attention va s'endormir, s'engourdir. Il ne pourra plus être ouvert aux autres. Les autres vont être une gêne pour lui.

 

Il sera : non multum edax, 31,4. Il ne mangera pas beaucoup, frugal. Non elatus, 31,4, il ne s'élèvera pas au-dessus des autres. Il ne sera pas hautain. Il ne va pas les regarder de haut. Non turbulentus, 31,5, Il ne sera pas un « troublion », un brouillon comme il est dit ici. C'est vrai, un qui met le trouble partout où il va. Quand on voit arriver le cellérier, on se dit : Oh là, là, qu'est-ce qui va encore se passer ? Cela allait si bien, il va tout embrouiller. Il ne faut pas que ce soit un homme de ce genre.

Non iniuriosus,31,5.Il ne sera pas porté à l'injure. Il ne dira pas du mal des autres. Ce n'est pas seulement l'insulte qu'on lance à la figure de l'importun, mais c'est de faire injure, c'est à dire de porter atteinte aux droits que les autres ont, à leur réputation, à leur bon re­nom.

Non tardus, 31,5.11 ne va pas dire: Oui, oui, oui, je m'en occupe et trois jours après on est toujours en train d'attendre. Tardus ! Non prodigus, 31,6. Il ne doit pas jeter tout par la fenêtre, l'argent par la fenêtre. Il ne sera pas comme Saint Benoît dit plus loin, un dissi­pateur des biens du monastère.

 

Et alors naturellement, voici le fondement de tout : timens Deum, 31,6, voici la crainte de Dieu. Et au sommet règne la sagesse qui couron­ne et régit toute l'activité du cellérier au service de ses frères. C'est la toute première chose que va dire Saint Benoît : qu'il soit sapiens, 31,3, que ce soit un homme sage.

La sagesse, comme l'a bien découvert Saint Bernard, c'est le sapor boni, c'est le goût, la saveur de ce qui est bon. Le palais du cellérier est tellement pur, est tellement, propre qu'il sait immédiatement distin­guer ce qui est bon et ce qui est mauvais. Il a un sens infaillible de la vérité, de la justesse et de l'équilibre. C'est cela la sagesse, le palais du coeur qui sait de suite voir ce qui doit être écarté et ce qui doit être accepté.

Donc, le cellérier sera, en vertu de la crainte de Dieu, comme le dit Saint Benoît encore, ce sera un homme de jugement, de discernement et d'intelligence. Tout cela est inclus dans le concept de sagesse. Si bien que nous voyons dans le cellérier un moine accompli qui est un modèle et un encouragement pour tous.

 

Maintenant, nous allons nous demander : Et le nôtre ? Eh bien, il vaut mieux se taire que d'en parler. Car si on en parle, on risque de le faire trébucher dans l'orgueil et alors il risque de devenir hautain, brouillon, etc.

Si on n'en parle pas, il va dire : Mais dans le fond, qu'est-ce qu'on pense de moi ? Eh bien, il n'est pas encore arrivé à l'idéal de Saint Be­noît. Encore une fois, cet idéal est tellement élevé qu'on n'y accède que avec la sainteté. Cela peut toujours venir ? Cela doit venir ! On peut presque dire que si on est fidèle à Dieu, cela viendra certainement.

Mais ce que nous pouvons faire déjà, c'est remercier notre frère Marc qui fait tout de même bien les choses avec son tempérament qui est le sien. Remarquons que Saint Benoît quand il parle du cellérier ne parle pas de compétences d'ordre technique, c'est uniquement des qualités d'ordre spirituel et des qualités humaines qui sont transfigurées par l'Esprit ­Saint. Voilà donc ce vers quoi le cellérier doit tendre. Mais pas seulement le cellérier, aussi chacun des frères.

 

Maintenant nous irons ensemble à l'église et nous remercierons Dieu de nous avoir donné un cellérier bien dévoué qui est malgré tout un père, je m'en aperçois moi-même, et je pense qu'il en est ainsi de chacun d' entre-nous. Et nous demanderons à Dieu de nous le garder encore bien longtemps. Et nous lui demanderons aussi de nous aider chacun et tous à devenir des moines parfaits dans lesquels le Christ puisse reconnaître son visage.

 

Règle : 31, 27-fin : Des qualités du cellérier.  09.03.88

      L’humilité du cellérier.

 

Mes frères,

 

Nous remarquons que Saint Benoît maintient l'estime excellente qu'il nourrit pour son cellérier. Sans doute avait-il dans sa communauté un frè­re qu'il lui a suffis de regarder vivre pour être inspiré dans la rédac­tion de ce chapitre.

Le cellérier est l'ombre de l'Abbé projetée sur le matériel. Le cellérier agit en tout comme le ferait l'Abbé lui-même et il n'outrepasse pas ses pouvoirs. Il aura soin de tout ce que l'Abbé lui aura prescrit et ne s'ingérera pas dans ce qu'il lui a défendu, 31,33. Il reste donc à sa place.

C'est pourquoi sa grande qualité sera l'humilité. Avant tout, qu'il ait l'humilité, 31,27. Et cette humilité va resplendir comme un rayon sur l'Abbé et sur les frères, un rayon qui sécurise, qui montre la route, qui réchauffe le coeur, qui encourage. Le cellérier ne vit pas pour lui, il vit pour les autres. C'est cela le secret et la beauté de l'humilité. Il s'oublie pour soulager l'Abbé dans ses soucis d'ordre temporel et pour faciliter la vie aux frères, pour que les frères soient heureux. Voilà donc le cellérier !

Il y a cependant un danger qui le guette. Et Saint Benoît est lucide. Il y fait discrètement allusion ce soir : c'est de profiter de la situation pour faire sentir son pouvoir. Pratiquement cela consisterait à faire découvrir aux autres qu'on dé­pend de lui, ou bien qu'on le dérange. Comment peut-il faire sentir qu'on dépend de lui ?

 

Eh bien, en tardant à servir les frères. Saint Benoît lui dit que la portion qui revient aux frères, il faut la leur donner, sine mora, 31,34 ? sans retard. Eh bien, je me fais quémander. On doit venir plusieurs fois chez moi pour obtenir ce dont on a besoin. Le frère doit sentir qu'il dé­pend de moi. Cela, c'est un danger pour le cellérier !

Il peut aussi faire sentir qu'on le dérange ! Saint Benoît utilise pour cela le mot typhus. Il dit : sine aliquo typho, 31,34. Ne pen­sons pas à la maladie qu'est le typhus. Le typhus, c'est une fièvre. Et le typho est un mot grec que nous retrouvons dans le français typhon, un typhon.

Donc, c'est traduit ici par : la fièvre. C'est un peu ça, mais ce se­rait plutôt une fumée qui monte à l'esprit, qui fausse les choses, qui fait en même temps monter la passion, qui crée l'énervement, qui enclen­che la colère, alors les paroles méchantes, les regards mauvais. C'est cela le typhus latin. C'est vrai, c'est une certaine fièvre qui s'empare du ce11erier et qui lui fait perdre contenance. Cela ne doit pas arriver. Pourquoi? Parce que ça mettrait en fuite les frères qui pré­fèreront alors se passer, se priver du nécessaire et de l'indispensable plutôt que d'affronter un monstre pareil. Donc là, voyez, il y a un risque malgré tout. C'est toujours la mala­die de ceux qui détiennent l'autorité : s'en servir comme d'un hochet.

 

Je connais une situation comme ça, où un frère qui était très bien dans sa communauté, mais vraiment bien, a été élu Abbé. Mais du coup qu'il est devenu Abbé, c'est un autre homme. Il perd la tête. Tout le monde doit savoir qu'il est l'Abbé.

Il utilise son pouvoir. Il le gonfle. Il se gonfle lui-même en même temps. Et naturellement il commet une foule de bêtises. Et en plus de cela les autres Abbés s'écartent de lui, si bien qu'il se trouve seul.

C'est une histoire vécue, alors attention, mes frères ! Cela pourrait arriver pour nous quelque soit le petit degré d'autorité que nous détenons. Ce qui est dit du cellérier ici vaut pour tout le monde. Et alors ça, naturellement, c'est le contraire de l'humilité. Et un cellérier qui serait comme ça ne serait pas un vrai cellérier ; et un Abbé qui serait comme ça ne serait pas un véritable Abbé. Un frère dans une charge qui devient ainsi a cessé d'être un frère.

Et, comme je le disais hier, remarquons que Saint Benoît ne parle pas de la compétence qu'il faut avoir pour être cellérier, mais uniquement de ce qui est le plus important, c'est à dire la charité. On pourrait prendre comme exemple, on doit prendre comme exemple le Bienheureux Gérard qui était le cellérier de Saint Bernard. Ce serait utile de relire le panégy­rique que Saint Bernard en a fait au Chapitre en interrompant brusquement le commentaire du Cantique des cantiques.

 

Et on voit que si Bernard a pu être Bernard, c'est grâce à son frère Gérard qui permettait à Bernard de jouir de la plus grande liberté parce que Gérard avait pris sur lui tout ce qui regarde la direction du temporel. Son frère n'avait aucun souci à se faire, il ne devait même plus y penser, Gérard était l'Abbé pour tout ce qui regarde l'organisation du monastère. Ils ne faisaient qu'un, ces deux-là.

C'est pourquoi la place de cellérier est tellement importante dans un monastère, c'est la plus importante, je pense. Je ne dis pas cela mainte­nant pour faire perdre la tête à notre frère Marc. C'est une chose qui vaut en soi. Si c'était un autre, je dirais la même chose, mais en rappelant qu'il importe d'être à la hauteur d'une telle confiance. Et que pour nourrir en soi cette humilité qui est fondamentale, cette crainte de Dieu dont Saint Benoît parlait hier, et pour entretenir cette sagesse de vie, il faut beaucoup, beaucoup prier.

Le cellérier doit être un contemplatif, un homme qui vit habituellement dans la présence de Dieu, qui permet à l'Esprit Saint de prendre possession de son coeur et de le conduire comme il l'entend. L'idéal, mes frères, serait que chacun dans la communauté puisse de­venir Abbé ou cellérier, ou enfin n'importe quel emploi, je laisse de côté les questions de compétences. Le choix ne se ferait qu'à partir de la com­pétence car alors on serait une communauté de saints.

 

On dira: Mais on s'ennuierait parce qu'il ne se passerait rien ? Je ne sais pas si on s'ennuierait. Je pense qu'il se passerait beaucoup de choses, des choses très belles. Et ce sera notre bonheur dans le ciel, dans la lumière de Dieu, où il ne se passe rien, rien que des merveilles et des miracles. Espérons que nous y serons tous bien vite ! Qu'est-ce que c'est que quelques années ? Nous y serons demain !

 

Règle : 32 : Des outils et objets du monastère.10.03.88

      Garder la volonté de Dieu.

 

Mes frères,

 

Pour comprendre l'organisation de la vie à l'intérieur du monastère, il faut se référer à une expression. C'est tout à la fois d'ordre mystique et d'ordre temporel. Saint Benoît l'utilise à la fin du chapitre précédent. Il parle de la domus Dei, de la maison de Dieu, 31,43. Personne ne doit être troublé ni contristé dans la maison de Dieu. 31.40. Nous ne sommes donc pas chez nous, ici. Nous sommes les gérants d'un domaine qui appartient à Dieu. Il n'est rien dans le monastère qui ne soit propriété de Dieu.

Nous sommes dans une situation semblable à celle d'Adam à l'intérieur du jardin d'Eden. Dieu l'y avait placé pour cultiver et garder ce jardin. Il est intéressant de se référer au texte original pour voir ce que signifie exactement garder et cultiver. Ce que nous traduisons par cultiver à bien d'autres significations en hébreu.

 

Cela exprime en premier lieu le travail de l'esclave. C'est un travail dur. C'est un travail auquel on est astreint du fait qu'on est un esclave. Un homme libre dans les pays païens, dans les régions païennes, ne se livrait pas à ce genre de travail. En Israël, les hommes libres s'en acquittaient également.

Il y a aussi un second sens qui est très, très beau et qui dans certaines circonstances est devenu le premier. Cela signifie rendre culte à Dieu. Nous retrouvons, nous, cette expression dans, disons cette ambivalence, nous la retrouvons dans notre expression Opus Dei. Le culte que nous rendons à Dieu est un Opus, c'est un travail dont nous devons nous acquitter du fait de notre condition monastique.

Donc, voyons ici travailler, ce sera donc servir Dieu. Adam se trouvait dans le jardin d'Eden pour s'acquitter d'une liturgie. Il était le liturge de la création et en même temps il gardait le jardin. Le mot hébreu qui est utilisé a encore une extension plus large. Ce n'est pas seulement garder une chose, mais ce sera garder la volonté de. Dieu, garder les commandements, être vigilant, être attentif à tout ce que Dieu demande pour que Dieu soit heureux, content et reposé lorsque à la brise du soir, lorsque les grosses chaleurs sont passées, il vient prendre l'air dans son jardin. Il y rencontre l'homme avec lequel il peut tailler une bavette.

 

Voyez, c'est ça le jardin d'Eden avec Adam ! Et le monastère de Saint Benoît est construit sur le même modèle. L'homme s'y trouve pour servir Dieu, pour veiller sur le domaine de Dieu et aussi pour être la voix et le cœur de toute la création.

Car Dieu n'est pas seulement le propriétaire d'un domaine qui est le nôtre, il est le propriétaire du cosmos. Mais à l'intérieur de cette immense propriété, il y a tout de même un endroit privilégié qu'il s'est choisi afin que dans cet endroit-là il y ait quelques unes de ses créatures, quelques hommes qui puissent être le chantre de toute la création.

 

Voilà ce qu'est le monastère pour Saint Benoît. Et maintenant comment va-t-il l'organiser ? Il faudra donc que tout soit soigné, que rien ne soit endommagé, que rien ne soit perdu. Rien de perdu donc des objets qui s'y trouvent, mais rien ne doit s'y perdre aussi des hommes qui y vivent. Il faudra que ce soit cultivé, il faudra que cela s'embellisse, que cela progresse, que cela grandisse, que cela se développe spirituellement.

Le moine est créé par Dieu lui-même dans son être de moine. Je me réfère encore ici à Adam, Adam dont le nom signifie terre. C’est le terreux. Le moine qui est un Adam, un terreux, à été façonné lui aussi à partir de la terre. Il est un ensemble de matières organiques qui vont un jour à la terre dont elles sont sorties.

Nous nous nourrissons des produits de la terre. Il n'est rien que nous ne mangions qui ne vienne de la terre. Il y a comme une parenté entre la terre et nous, et c'est la terre qui nous nourrit. Et nous restons toujours terre, mais une terre qui est une fleur, et qui est très belle.

 

Et cette terre a été façonnée en partenaire de Dieu dans le jardin, et en fils de Dieu également, car il y a un Esprit, un pneuma divin à l'intérieur de l'homme. Au moment où cette masse a été animée, Dieu a soufflé dans l'intérieur des narines de la vie, la propre vie de Dieu.

Si bien que tout le côté spirituel de la vie monastique vient de Dieu et est ordonné à Dieu. C'est un cycle, c'est un cercle. Nous venons de Dieu, et nous sommes ordonnés à lui, et nous retournons à lui. Et dans l'entre-deux ? Eh bien, nous vivons en accord avec lui. C'est lui qui nous donne le ton, et nous répondons en prenant le ton.

Alors, le moine ne s'appartient pas. Il ne s'appartient pas, ni dans son corps, ni dans ses activités, ni dans le but qu'il poursuit. Il est une créature. Et pourtant il reste libre. Il est libre. Et sa noblesse est d'être libre, c'est de se tenir face à Dieu. Non pas pour se dresser contre Dieu, mais pour s'offrir à Dieu et recevoir Dieu.

 

Il y a entre eux deux comme des épousailles. Lorsque le moine sera parvenu à la plénitude de sa taille adulte, il sera - comme le disait si bien notre Père Saint Bernard - un sponsa Verbi.

Alors, mes frères, nous sommes à l'intérieur du monastère dans une atmosphère de sacralisation totale. Dans ce palais de Dieu, tout le visible, tout l'invisible, est à Dieu. Et cette sacralisation qui est nôtre, dont nous sommes les sujets, les porteurs, les bénéficiaires est les prémices du fameux TOUT, du fameux omnia in omnibus, tout en toute chose, qui est le terme de la création, qui est l' eschaton.

Et c'est pourquoi le moine vivant dans le présent est déjà dans l'accompli du Royaume. C'est un effet eschatologique. Et nous verrons que Saint Benoît, dans le chapitre suivant, va parler de la pauvreté, où il va dire : le moine qui est un trésor pour Dieu n'aura lui-même aucun autre trésor que Dieu en personne.

 

Règle : 36 : Des frères malades.                 15.03.88

      Tous des malades.

 

Mes frères.

Saint Benoît ouvre le chapitre consacré aux frères malades et infirmes avec une certaine emphase. Ante omnia et super omnia, dit-il en 36,2. On prendra soin des malades avant tout et par-dessus tout. Il y a donc dans ce domaine une priorité absolue qui se maintient tout au long de son chapitre. Il parle deux fois de cura maxima, 36,11 et 22, du plus grand soin, de la plus grande sollicitude. Et il dit tout cela à l'adresse de l'Abbé qui est responsable des manquements éventuels de ses disciples.

On pourrait se dire : Mais dans ces conditions-là, ce n'est pas un mauvais métier que d'être malade ? Oui, on a toute la communauté à son service, toute la communauté indistinctement. Et si nous écoutons Saint Benoît, en particulier les infirmiers, les frères qui servent les malades, les cellériers. Tout le monde est au service des malades. Le malade est un petit roi.

 

Non, mes frères, le malade est le Christ, le Christ en personne et on ne peut pas jouer au Christ. L'Abbé, le cellérier, les infirmiers doivent reconnaître le Christ dans le malade. Mais attention ! Le malade ne peut pas, lui, entrer dans un jeu. Il ne peut pas se faire le centre, un centre autour duquel graviteraient tous les autres frères, à commencer par l'Abbé.

Non, le malade doit savoir que les services qu'on lui rend, c'est en l'honneur de Dieu. A l'époque où j'étais hôtelier, a logé ici quelques jours un jeune français. Comment et pourquoi était-il arrivé ici ? Peut-être en rupture de ban par rapport à la France. A ce moment-là, c'était la guerre d'Algérie et de jeunes français se réfugiaient en Belgique.

Toujours est-il que celui-ci était un communiste bon teint. Et il m'a dit ceci : Ecoutez, vous les chrétiens, quand vous aimez quelqu'un, quand vous soignez quelqu'un, vous aimez le Christ en lui, vous le soignez comme le Christ. Eh bien, nous, nous aimons la personne elle-même, nous la soignons elle-même. C'est beaucoup plus beau !

 

Oui, peut-être bien ? C'était la façon dont lui le voyait, le sentait. Mais en réalité - et c'est une leçon pour nous - cela veut dire : si je vois, si je reconnais le Christ dans le frère, alors je servirai le frère vraiment pour ce qu'il est. Il est un fils de Dieu. Il est promis à une destinée surnaturelle. Je ne vais pas soigner le Christ et négliger le frère. Non, c'est dans la mesure où je soigne le frère, où je me donne tout entier au frère dans sa personnalité, avec ses défauts. avec ses exigences superflues, tel qu'il est dans son être de malade, c'est à ce moment-là que mon regard me fait découvrir en lui le Christ.

Donc, la foi que nous mettons dans notre service réciproque, parce que ça vaut pour tous les services en communauté, cette foi, elle n'est pas une évasion. Ce n'est pas une solution de faciliter. Elle n'est réelle que lorsque elle s'appuie sur un amour sincère du frère tel qu'il est. On a lu, je ne sais plus quand, à None ou à Sexte : Montre-moi ta foi qui n'agit pas, moi c'est par mes oeuvres que je te montrerai ma foi. C'est cela !

Donc, mes frères, ce n'est pas du sentimentalisme. Nous devons nous rappeler que le monastère est la maison de Dieu et que nos rapports doivent être en harmonie avec le lieu où nous habitons. Ce sont des normes nouvelles. Ce ne sont pas les normes de la chair ou les normes du monde. On est dans un domaine où la gratuité est reine.

 

Remarquons que Saint Benoît utilise à trois reprises le mot cura. Il l'utilise ici chaque fois en rapport avec l'Abbé. J'ai consulté la concordance et j'ai remarqué que le mot revenait quatorze fois dans la Règle à propos de l'Abbé, du cellérier, de la communauté. Mais que signifie cura? Je n'ai cure de cette affaire ! C'est l'endroit en français où on utilise vraiment la transcription de cura. Habituellement on le traduira par : sollicitude, souci, soin, attention, application, travail. Mais que signifie cura ?

Eh bien, c'est la combinaison de deux mots latins, un substantif et un verbe : cor, qui signifie cœur, et uro, qui signifie je brûle. Le mot cura est toujours en référence au cœur. Il ne s'agit donc pas ici d'un soin, d'un souci que je prendrais de quelqu'un par fidélité à un devoir. Non, cela doit chaque fois venir du cœur. Une véritable cura est toujours fondée sur la caritas, sur la charité, sur l'amour, un amour qui vient du cœur.

Donc cela signifierait : avoir du cœur, prendre à cœur, mettre tout son cœur. Il y a là une note d'ardeur qui est dans le verbe uro, brûler, arder en vieux français. C'est à dire que le meilleur de moi, mes énergies d'amour, d'intelligence, de sensibilité, mon ingéniosité, mes efforts, tout cela est engagé. Donc ce qu'il y a en moi de plus personnel, de plus riche, voilà, mes frères, la cura. C'est cela que Saint Benoît demande qu'on mette au service des frères malades et infirmes.

 

Mais je pense que nous devons le mettre au service les uns des autres car nous sommes tous des infirmes. Peut-être toujours des infirmes physiques, nous avons tous nos petites misères de santé, mais surtout des infirmités spirituelles.

Et là, nous devons vraiment mettre le meilleur de nous au service des autres. Saint Paul l'a dit : Portez les fardeaux les uns des autres ! N'ayez pas peur de vous fatiguer à porter les fardeaux les une des autres et c'est ainsi que vous accomplirez la loi du Christ, c'est ainsi qu'on reconnaîtra que vous êtes ses disciples et que la vie éternelle est déjà en vous.

 

Règle : 37 : Des vieillards et des enfants.      16.03.88

      Enfance et vieillesse !

Mes frères,

Saint Benoît est comme toujours un homme prudent et prévoyant. Dans ce chapitre sur les vieillards et les enfants nous remarquons deux étages : l'un que l'on pourrait appeler pragmatique et l'autre que l'on pourrait nommer didactique.

Au premier étage, Saint Benoît pourvoit aux besoins de certains groupes de frères, les vieillards et les enfants. Au second étage, il éclaire à nouveau la nature spécifique de sa Règle. Ce soir, nous nous contenterons d'explorer le premier étage.

Si Dieu nous prête vie, plus tard, c'est à dire le 16 Juillet ou le 15 Novembre, et si je ne l'ai pas perdu de vue, nous explorerons, nous visiterons le second étage.

Ce chapitre, nous pouvons le voir comme un appendice du chapitre précédent qui traitait des frères malades et infirmes. Les vieillards et les enfants, les frères âgés et les plus jeunes qui sont, qui peuvent être considérés comme des infirmes quoi qu'ils ne le soient pas vraiment.

A quel âge commence-t-on à être un vieillard ? Quand cesse-t-on d'être un enfant ? C'est une question importante aujourd'hui. Les jeunes, aujourd'hui, ont des enfances qui n'en finissent pas. A 25 ans, est-ce que on émerge de l'enfance, de l'adolescence ? Je ne sais pas, peut-être bien ? Mais on le met en doute de plus en plus.

Et quand devient-on un vieillard ? A l'âge de la pension légale, à 65 ans ? A l'âge de la retraite pour un Abbé, à 75 ans ? Ou plus tard ? Voilà toutes sortes de questions qui montrent combien est relative la question de la vieillesse et de l'enfance.

 

En tout cas, pour Saint Benoît, il y a un critère de discernement que nous pouvons encore emprunter aujourd'hui. Il dit qu'il faut avoir égard à leur imbecillitas, 67,6, traduit pudiquement par faiblesse. Textuellement, c'est imbécillité. Ou bien on est devenu sénile, ou bien on n'a pas encore l'âge de raison ? On est dans un cas comme dans l' autre des imbéciles.

Mais attention ! Que signifie exactement imbecilles en latin ? Il faut toujours, pour comprendre Saint Benoît, retourner à l'étymologie des mots qu'il utilise. Dans imbecillitas, nous trouvons caché le mot baculus, le bâton. Un imbecillis, c'est un homme qui est privé de bâton. Il n'a donc pas d'appui, il n'a pas de soutien. Il ne trouve aucune aide en lui-même.

 

Il ne peut donc pas s'appuyer sur lui. Dans ce sens-là, il est un imbecillis. Donc, il sera faible de corps, fragile, débile. Sa résistance a diminué en raison de l'âge, ou bien elle n'est pas encore affermie, aussi en raison de l'âge. Il est incapable de marcher au rythme des autres.

Si on le force, si on le pousse, si on le contraint à suivre le rythme de la communauté, il va se décourager. Il va sombrer dans la tristesse et peut-être, ce qui serait plus grave, encore dans le murmure. De toute façon on le pousse, on le précipite dans la mort.

 

Je ne parle pas de la mort biologique, mais d'une sorte de mort spirituelle dont le responsable alors serait l'Abbé. Saint Benoît y fait allusion ailleurs, à propos de l'Abbé justement, lorsqu'il parle de l'établissement de l'Abbé. Il dit ceci : L'Abbé, dans les commandements qu'il donne, doit être prévoyant et circonspect. Et dans les tâches qu'il distribue, qu'il s'agisse des choses de Dieu ou de celles du siècle, il se conduira avec discernement et modération et se rappellera toujours la discrétion du Saint Patriarche Jacob qui disait : Si je fatigue mes troupeaux en les faisant trop marcher, ils périront tous en un jour. 64.45.

C'est cela, si on pousse trop les imbecilles, ils vont périr !

 

Saint Benoît va donc assouplir la Règle en leur faveur pour ce qui regarde l'alimentation. On ne va pas les laisser mourir de faim. Il faut prévenir, devancer les heures régulières des repas. Voyez à l'époque de Saint Benoît, des choses qui aujourd'hui introduiraient des troubles dans une communauté, surtout du côté de la cuisine. Il y avait plusieurs tours de table. Les vieillards et les enfants prenaient leur repas avant les autres.

C'était probablement de fortes communautés. Aujourd'hui, nous sommes devenus sans doute plus résistants, ou bien nous sommes devenus plus lâches. Car à l'époque de Saint Benoît, en carême par exemple, le premier repas de la journée se prenait un peu avant le coucher du soleil, avant l'heure des Vêpres.

Alors on comprend que les vieillards et les enfants, on ne pouvait tout de même pas les faire languir si tard et si longtemps. Alors voilà, on leur préparait probablement sur le coup de midi un bon petit repas pour leur faire prendre patience jusqu'au soir. Mais de toute façon, il est certain aussi qu'il faut assouplir la Règle en leur faveur en d'autres domaines, pour d'autres observances corporelles, même si ce n'est pas dit expressément ici. Mais Saint Benoît y fait allusion lorsqu'il parle de la façon dont l'Abbé doit conduire sa communauté.

 

Maintenant, un imbecillis, il n'a pas de soutien, d'aide en lui-même. Il faut donc lui donner un bâton. A ce moment-là, il ne sera plus un imbecillis, il deviendra comme les autres. Et quel sera ce bâton ? Mais ce bâton, ce sera les petites faveurs qu'on lui apporte, mais aussi ce sera la communauté comme telle qui doit entourer les vieillards et qui doit aussi entourer les plus jeunes.

Si Dieu nous envoie des jeunes, mais des vrais jeunes qui n'auraient pas 25 ans, eh bien, s'ils sont un peu espiègles - nous en avons eu un dernièrement, et je peux citer son nom car il a dépassé l'âge maintenant, c'est le frère Philippe qui a encore été un peu gosse là sur les bords pendant tout un temps - mais voilà, la communauté ne doit pas crier au scandale.

Non, elle doit être le bâton, non pas qui donne la correction aux jeunes, mais qui leur permet d'avancer à leurs petits pas, et alors aussi pour les vieillards. Mais le premier bâton, ça doit être l'Abbé qui doit donner l'exemple d'un grand amour, d'un grand respect, d'une grande affection, et pour les anciens, et pour les jeunes.

 

 

 

Semaine Sainte de 1988 – Du 26.03 au 10.04.1988

Chapitre du samedi avant les rameaux.           26.03.88

      Marie, celle qui a été rendue gracieuse !

 

Mes frères,

 

          Nous entrons donc dans la grande et Sainte Semaine de la Pâque. Nous veillerons à la vivre dans la foi, dans la ferveur, unis à tous nos frères chrétiens, et aussi à nos frères juifs qui, je pense, la célèbre vers ce moment-là. La pleine lune du 14 Nizan va tomber cette année le samedi. Donc c'est en même temps que chez nous. Veillons donc aussi à ne pas nous dissiper sottement et à garder un vrai recueillement en nous, et aussi à l'intérieur de la communauté.

 

          Hier, nous avons célébré la solennité de l'Annonciation, c'est à dire en fait de l'Incarnation du Verbe de Dieu. C'est à partir de cet instant que la création a franchi un seuil décisif. En effet, elle a reçu en elle le germe de sa divinisation et elle est entrée dans ce qu'on appelle les derniers temps qui peuvent encore s'étendre sur une très longue durée. Mais enfin ce sont les derniers.

          Et le lieu où se réalisa cette merveille fut la Vierge Marie qui devait être toute jeune à l'époque. Et je voudrais ce soir attirer votre attention sur un tout petit détail d'ordre scripturaire qui va enrichir notre foi et, disons-le aussi, notre dévotion dans le sens noble du terme, notre confiance en Dieu et en la Vierge Marie.

 

          Le texte original dit ceci : Donc, l'ange Gabriel est envoyé auprès de la Vierge Marie, près d'une vierge dont le nom est Marie. Il entre chez elle et lui dit comme on le traduit en français « Salut, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi. » C’est ce pleine de grâce, ce gratia plena.

          Or, l'année dernière, le Père Ignace de la Potterie, un illustre Jésuite de l'Institut Biblique, il nous a donné des conférences il y a deux ou trois ans, a publié dans deux numéros de la revue Biblica un article très fouillé au sujet de ce gratia plena ou plutôt de l'original.

          Il a fait remarquer avec justesse qu'il s'agit là d'un parfait passif, mais le passif d'un verbe actif, c'est à dire un verbe qui marque une action. S'il y a une action, il y a un agent. Cet agent, c'est Dieu.

 

          Il faudrait donc traduire, non pas pleine de grâce, mais correctement - je vais le laisser au féminin puisqu'il s'agit de la Vierge Marie - celle qui a été rendue gracieuse, celle qui a été rendue belle. Car le verbe actif signifie : rendre gracieux, rendre beau, et cela, dans le grec classique, dans le grec de la Septante, dans le grec de l'époque de la rédaction des Evangiles. C'est donc rendre gracieux, rendre beau, et l'original est bien plus riche que la traduction latine ou la traduction française.

          Marie devait recevoir en elle la splendeur de la beauté divine. Il fallait donc qu'elle fut elle-même aménagée en temple d'une beauté parfaite : beauté physique, beauté morale, beauté spirituelle. C'est ce que Dieu a fait. Il l'a rendue belle, il l'a rendue gracieuse. Il faut voir dans le mot gracieuse, un cadeau qu'on reçoit, une grâce que l'on accepte.

          Et l'ange la salue. S'il fallait le dire, le traduire, ce serait : Réjouis-toi transfigurée par la grâce. Il ne dit  pas : Réjouis-toi, Marie ! ou Salut, Marie ! Non, le verbe ..... est ici employé comme un substantif, comme si c'était le nom de Marie. Donc, c'est la première fois que cet ange la rencontre. C'est la première fois que Marie voit cet ange, et elle ne le verra plus par après. Et il la salue. Il dit : « Bonjour, salut transfigurée par grâce. » Et ça, c'est ce que signifie le nom de Marie.

 

            Maintenant, on peut établir un parallèle entre l'étymologie hébraïque du mot Marie qui signifie, je vous l'ai déjà dit, océan de parfum. Elle est une urne qui contient le parfum qui doit rafraîchir et qui doit donner une nouvelle vie à l'univers. Et pour cela, Dieu l'a créée. Dieu l'a façonnée pour cette mission. Il l'a rendue parfaitement belle. Il l'a transfigurée.

C'est très important pour nous car Marie, dans l'ordre de la grâce, elle est notre mère. Etant la mère de la tête, Jésus le Christ, elle est la mère de tout son corps. Elle est notre mère pour l'éternité.

          Mais elle est réellement notre mère, plus réellement que notre mère biologique. Car notre mère biologique ne nous donne jamais que la vie charnelle, tandis que Marie nous donne, elle est le canal par lequel nous vient la vie divine et la vie de la résurrection. Elle est la mère de notre corps ressuscité, ne l'oublions pas !

 

          Or, elle est parfaitement belle, parfaitement pure. Elle est aussi parfaitement aimante. Elle a été voulue telle, elle a été façonnée telle par Dieu. Eh bien, son rôle de mère vis-à-vis de nous, il est semblable à celui de Dieu vis-à-vis d'elle. Elle doit nous rendre parfaitement beau. Voyez, elle enfante notre corps ressuscité.

          Mais ce que Dieu a fait, lui, très vite, dès la naissance de Marie voyez, vous avez déjà inclus ici en puissance le Dogme de l'Immaculée Conception, ce qu'il a fait dès l'origine de Marie et puis qui s'est épanoui au moment où l'ange s'est adressé à elle, et qui n'a fait alors après que s'amplifier, et bien Marie, elle l'opère chez nous lentement, peu à peu, avec une patience ....., une patience de mère.

 

          Voilà, mes frères, vous voyez, quelque chose de très beau encore ! Et nous allons emporter ce joyau en nous tout au long de cette semaine en sachant que ça a été pour Marie autant que pour Jésus une semaine cruciale, là, vraiment la semaine de sa vie. Elle est corédemptrice. Elle a été unie à la passion. Elle ne faisait qu'un avec son fils.

          Mais n'oublions pas aussi qu'elle ne fait qu'un avec nous. Et toutes nos misères, toutes nos souffrances, toutes nos angoisses, tous nos problèmes, toutes nos difficultés, tous nos péchés aussi, elle les prend en elle. Et de cette façon-là, elle transfuse à l'intérieur de nous sa propre vie et, déjà tout de suite, elle prépare notre résurrection qui, grâce à elle, est en cours.

 

Dimanche des rameaux.                            27.03.88

Exhortation avant la bénédiction des rameaux.

 

Mes frères,

 

          Le mystère de la rédemption, c'est à dire de la restitution du monde à sa destinée première nous enveloppe de toute part. Il se joue en nous et autour de nous. Il connaît cependant des moments privilégiés où il apparaît dans l'éclatante beauté de sa puissance. Nous en vivons un aujourd'hui qui ira s'amplifiant jusqu'au jour de Pâques.

          Oui, l'action liturgique est nourricière car elle est révélation active et vivifiante de ce mystère. Nous allons y entrer avec foi en sachant que nous y rencontrerons le Seigneur lui-même.

 

Homélie à la bénédiction des rameaux.

 

Mes frères,

 

          En ouvrant cette année, le jour où nous célébrions la maternité divine de la Vierge Marie, nous nous sommes posés une question : Que faisons-nous ici dans ce monastère ? Avons-nous conscience d'être investis d'une mission pour laquelle, au sujet de laquelle nous devrons rendre compte un jour ?

 

          Dans quelques instants, l'Apôtre Paul nous rappellera que notre vie doit suivre une courbe tracée par la vie même du Christ Jésus notre Seigneur, lui qui, étant de condition divine, n'a pas retenu jalousement pour lui ses privilèges, mais il s'est vidé de lui-même.   Il a pris la condition des hommes. Il a vécu en tout comme un homme, en tout sauf le péché. Il a connu la contradiction. Il a connu les oppositions, les mauvais traitements et finalement la mise à mort sur une croix.

          Et son triomphe par la résurrection d'entre les morts et l'assomption jusqu'au coeur de la Trinité s'est opéré dans l'obscurité.

 

          Eh bien, ce mystère qui est celui de notre rédemption, celui de notre véritable destinée, nous allons le signifier aujourd'hui dans le geste liturgique que nous allons poser. En effet, nous voyons ce même Jésus, lui qui est le Roi du ciel et de la terre, le Régent du cosmos, venir à nous non pas pour nous écraser, mais monté sur un petit âne.

          Et ainsi il nous dit ce qu'il est : pur don de lui-même, pur accueil de nous, amour sans aucune réserve. Il y a là quelque chose que les disciples eux-mêmes n'ont pas compris à l'instant. Il aura fallu que s'accomplisse toute la mission de Jésus pour que s'ouvrent leurs yeux et qu'ils voient, et qu'ils contemplent la beauté de ce geste.

 

          Mes frères, nous savons par la liturgie que nous vivons aujourd'hui, dans laquelle nous entrons de tout notre coeur, nous savons quelle doit être notre vie chrétienne et monastique. Nous devons nous aussi monter vers des sommets de sainteté et de transfiguration en Dieu. Mais cette ascension, elle ne peut s'opérer que dans l'humilité de la dépossession, de l'obéissance et du silence.

          C'est là quelque chose qui peut paraître assez déroutant et en fait c'est déroutant mais, dans la lumière de la foi, c'est la vérité et il n'y a pas d'autre route pour connaître la véritable joie qui est celle de Dieu lui-même.

 

          Nous allons maintenant liturgiquement par nos voix et par nos gestes dire ce que nous voulons : à savoir suivre le Christ dans tout son mystère jusque là où il veut nous conduire, dans la lumière de sa gloire, dans la lumière de sa résurrection.

 

Homélie à l'Eucharistie.

 

Mes frères,

 

          Ce que nous venons d'entendre n'est guère en l'honneur du sexe réputé fort. Les disciples s'indignent, l'un d'entre eux trahi ; les autres fanfaronnent, ils s'endorment, ils prennent la fuite ; ils se terrent, ils disparaissent. Le premier d'entre eux, leur chef, renie. C'est la débâcle totale !

          Et pendant ce temps, les dirigeants du peuple et la populace hurlent à mort, crient, mentent. Ils frappent, ils se moquent, ils torturent, ils tuent. Heureusement pour nous les hommes, le drame s'achève. Et voici que un homme, un sage, un saint intervient. Il sauve de la profanation le corps exsangue de Jésus.

 

          Par contre, du commencement à la fin, tout est accompagné, porté par le sexe dit faible. Au commencement de la tragédie, au coeur de celle-ci, quand elle s'achève, les femmes sont là, fidèles, compatissantes, aimantes, admirant la scène grandiose.

          Tout au début, d'un côté nous avons Marie de Béthanie qui verse sur la tête de Jésus un parfum sans prix. Et tout à la fin, nous avons deux Marie qui regardent et observent, et voient où est enseveli le corps de Jésus.

          Toute la scène de la passion est comme enchâssée dans cet écrin, comme si à l'heure ultime, la fidélité et l'amour de ces Marie enfantaient à la plénitude de son être, de sa mission Jésus mis au monde une trentaine d'années plutôt par une autre Marie, la Vierge de Nazareth.

 

          Mes frères, il y a là pour nous un enseignement précieux que nous devons recueillir avec reconnaissance. Les apôtres étaient des ambitieux. Ils voulaient faire carrière, décrocher les premières places. Leurs visées étaient terrestres, charnelles. Il faudra que l'Esprit Saint intervienne pour leur donner un coeur et un esprit nouveau, pour les transformer de fond en comble.

          Les femmes, par contre, étaient de plein pied dans l'univers de la gratuité. Elles s'exposaient sans crainte aux injures, aux moqueries, aux sarcasmes. Elles étaient et elles seront pour jamais les premières corédemptrices.

 

          Mes frères, nous savons maintenant où se trouve la vérité : dans l'oblation gratuite venant d'un coeur aimant. C'est là que le Christ nous attend.

                                                                                                              Amen.

 

Chapitre du Lundi Saint.                           28.03.88

Marie et Jésus.

 

Mes frères,

 

          Hier, nous avons vu que l'honneur de l'humanité avait été sauvé par des femmes au moment où le Christ, le Verbe de Dieu, était mis à mort par ceux qui auraient dû l'accueillir et faciliter sa mission ici, sa mission de rédemption et de civilisation du monde.

          N'oublions jamais que le Christ a été condamné par les chefs religieux. Ce n'est pas une référence pour nous. Attention, nous pourrions très bien être les traîtres d'aujourd'hui, et nous le serons, si nous ne sommes pas fidèles à nos engagements. Il vaut mieux ne pas les prendre que de les prendre et de ne pas les respecter, parce que le défaut de fidélité fausse le jugement.

          Et si le Dieu qui se présente à nous n'est pas un Dieu qui nous permet de réussir ici dans nos affaires, qu'elles soient matérielles, qu'elles soient intellectuelles ou qu'elles soient même d'un faux spirituel, alors nous nous retournons contre lui. Prenons bien garde, c'est un avertissement qui nous est donné !

 

          Et voilà que ces femmes, elles, elles ont tenu auprès du Christ jusqu'au bout. Elles ont été les premières à comprendre et les premières à compatir. Mais parmi elles, une place de choix doit être réservée à Marie de Béthanie qui a posé un geste de folie, geste qui sera proclamé jusqu'à la fin du monde et même, j'en suis certain, au-delà dans toute l'éternité. Et ce geste est sa couronne, sa gloire et son mystère. Car il y a un mystère dans cette femme qui n'aura jamais fini de nous étonner et de nous émerveiller.

          Elle devait être très jeune, certainement plus jeune que Jésus qui avait une bonne trentaine d'années seulement. Elle vivait avec son frère et sa sœur qui était probablement plus âgée qu'elle, ce qui semble indiquer qu'elle n'était pas engagée dans les liens du mariage. Elle jouissait d'une belle aisance puisque elle pouvait en un instant verser sur les pieds de Jésus un parfum qui coûtait une année entière de travail.

          Nous n'imaginons pas aujourd'hui ce que ça représente. Voilà que en quelques secondes, c'est perdu ! Et on comprend la réaction humaine de Judas : « Mais enfin ! C'est pas permis une chose pareille quand il y a tant de pauvres partout. »

         

Ce serait notre réaction aujourd'hui. C'est la réaction que nous entendons : « Mais pourquoi jeter tout cet argent pour soi-disant l'honneur de Dieu quand il y a tant de malheureux qui meurent de faim et de misère dans le monde aujourd'hui ? » Voyez ! Les façons de penser et de faire de Dieu ne sont pas nécessairement les nôtres. Soyons toujours très, très prudents dans nos jugements !

          Et Marie a certainement compris une chose. Elle a cru que le rappel de son frère à la vie était un signe, le signe que la mort était déjà vaincue, mais que pour la vaincre, il fallait descendre au coeur même de la mort, et que seul Jésus pouvait réaliser ce prodige, donc de descendre dans la mort pour arracher à la mort son pouvoir.

          Jésus a rappelé Lazare à la vie. Et ainsi il a de façon anticipée montré, manifesté sa propre résurrection. Il n'aurait pas été possible d'opérer ce miracle si lui, presque par avance, n'était descendu là où se trouvait Lazare et l'avait rappelé : « Lazare, viens dehors ! »

         

Et Marie a compris cela. Et par l'onction, par le geste de verser ce parfum sur les pieds de Jésus et de les essuyer avec ses cheveux, elle a fait comprendre, elle a montré gestuellement à Jésus qu'elle s'offrait à l'accompagner jusque dans les profondeurs de la mort.

          Et alors Jésus a accepté. Il a accepté en outre d’emmener aussi avec lui tous ceux qui, à la suite de Marie, seraient disposés à risquer leur vie et à faire comme Marie, à accepter à l'avance de descendre dans la mort. Si bien que Marie de Béthanie à l'exemple de son Père, et de notre Père Abraham, et à l'exemple de Jésus lui-même, est une personnalité corporative. C'est à dire qu'elle est la première à s'être offerte et qu'en s'offrant elle-même, elle portait en elle déjà tous ceux qui la suivraient.

          Maintenant, au moment où Marie répand son parfum et l'essuie avec ses cheveux, Jésus avait déjà déposé sa propre vie en Marie. Il y avait déjà une complicité entre eux, une sympathie. Jésus était déjà présent dans le coeur de Marie qui est ainsi devenu le lieu du tombeau de Jésus, le lieu de son repos, le lieu de son ciel. Car là où est le Christ Jésus, que ce soit dans les enfers, que ce soit dans notre coeur, que ce soit au ciel, à l'endroit où il est quelque soit cet endroit, là se trouve l'éternité, là se trouve la vérité, là se trouve tout ce que les hommes peuvent espérer.

         

Donc, nous ne devons jamais avoir peur, nous ne devons jamais craindre, si nous devons descendre spirituellement dans les profondeurs du shéol. Si nous rencontrons toutes sortes d'épreuves physiques ou morales, ou psychologiques, ou spirituelles qui nous semblent nous conduire à une sorte de perdition au plan humain, et presque au plan surnaturel, nous ne devons jamais craindre, car là même dans cet enfer - employons ce mot - le Christ étant présent, c'est un véritable ciel.

          Nous ne le voyons pas parce que notre regard n'est pas encore accordé à cet univers, mais nous devons alors le croire par la foi. Et il est important qu'il y ait quelqu'un qui nous dise à côté de nous : « Voilà comment les choses sont. » Et alors que nous fassions confiance à cette parole.

 

          Eh bien, voilà donc que le Christ qui dépose sa vie à l'intérieur de Marie au moment, même avant qu'elle n'ait répandu son parfum. Si cette vie n'avait pas été présente en elle, elle n'aurait pas posé ce geste. Et aussitôt, aussitôt s'écoule alors un autre parfum dont le premier est le signe. C'est celui de la sainteté et de la divinité sur laquelle la corruption ne peut pas mordre.

          Donc, je veux dire que le parfum versé par Marie est le trop-plein d'un autre parfum que le Christ a déposé dans le coeur de Marie, qui est la vie divine. Si bien que Marie a déjà, à ce moment-là, reçu les prémices de sa propre résurrection. Elle sait que la corruption n'aura pas de prise sur elle comme elle ne peut avoir de prise sur le parfum.

 

          Voilà donc Jésus qui dépose sa vie. Mais vous savez que, vous connaissez cette Parole de la vie de Jésus « Je dépose ma vie. » « J'ai le droit, le pouvoir de la déposer et de la reprendre » dit-il. Il la dépose et ce n'est pas pour la laisser là.

          Il la dépose comme on dépose un vêtement sur le dossier d'une chaise ou bien un portemanteaux. Il la dépose et puis il la reprend. Voilà ce qu'il fait avec sa vie. Le vêtement n'est pas destiné à rester toujours à cet endroit-là. Il est fait pour être repris.

          Voilà donc Jésus qui dépose sa vie en Marie, qui la reprend. Mais en la reprenant, il emporte avec elle la vie même de Marie. Et en versant son parfum, Marie permet au Christ d'opérer ce que j'appellerais ce rapt.           Jésus reprend sa vie et en même temps il prend la vie de Marie. Si bien que c'est maintenant au tour de Marie de déposer sa vie. Elle la dépose sur les pieds de Jésus. Il y a donc un échange.

 

          On a parlé à propos de Sainte Lutgarde de l'échange des cœurs. C'est vrai, ça s'est passé ainsi. C'est quasiment la même chose ici. C'est l'échange des vies, c'est l'échange des projets. Si bien que Marie ayant laissé emporter sa vie par Jésus qui reprend la sienne, Marie se trouve là où vit Jésus. Si bien qu'il n'existe plus entre eux deux qu'un seul Souffle.

          Cela signifie que la nuptialité mystique s'accomplit. Marie vit en Jésus, Jésus vit en Marie à la manière des Personnes divines qui vivent l'une dans l'autre. Il s'est produit, et chez l'un et chez l'autre, une désappropriation totale. Jésus s'est totalement vidé en Marie. Marie s'est totalement vidée en Jésus.

          Ils ne s'appartiennent plus ni l'un ni l'autre. Ils sont totalement dépossédés, expropriés. Mais c'est à ce moment-là que l'un et l'autre arrivent à une perfection qu'ils ne possédaient pas auparavant. Ils sont pleinement dans la mesure où ils se sont donnés.

 

          C'est là le sommet, le plus haut sommet. Il n'y en a pas au-dessus. C'est le sommet de l'amour. Et il n'est possible de procéder à ce don mutuel qu'en vertu d'une puissance qui est celle de l'Esprit Saint. Ce n'est pas possible autrement  car, ne l'oublions pas, nous sommes ici au plan surnaturel, même si le corps y est engagé.

          Les gestes montrent cet échange, le trahissent aux yeux du public, aux yeux de tout le monde. Malgré tout, ce n'est pas, cela ne se situe pas au niveau purement humain. C'est d'abord au niveau du divin, mais un divin incarné, un divin qui va transfigurer même charnellement les personnes.

          Donc, encore une fois, ici Marie sait très bien qu'elle ne mourra pas, que la corruption n'aura pas de prise sur elle, et qu'elle ressuscitera. Sa vie va suivre exactement la course de celle de Jésus.

 

          Mes frères, nous sommes là, vous le comprenez, au coeur de notre vie. Notre obéissance, qui est notre manière à nous de déposer notre être dans le coeur du Christ, cette obéissance, lorsque nous la voyons dans la lumière que nous révèle le geste de Marie de Béthanie, notre obéissance alors, elle se pare d'une beauté sans égale. C'est la beauté même du Christ, et c'est la beauté même de Dieu.

          L'obéissance, ce don que nous faisons de nous-mêmes à longueur de journée n'est pas quelque chose de dégradant. Au contraire, le résultat de l'obéissance est une assomption de notre être à l'intérieur de la vie divine. Et dès ce moment-là, de même que Dieu est lumière et beauté, nous devenons nous-mêmes lumière et beauté. Mais tout cela se situe dans l'invisible, c'est à dire que les yeux charnels ne peuvent pas le remarquer ; il n'y a que les yeux spirituels, les yeux du coeur.

 

          Et je puis vous dire que lorsque ce regard du coeur est quelque peu exercé, déjà maintenant à l'intérieur de notre communauté on peut le voir, on peut le percevoir, même sous les défauts des personnes.

          Car ce sont des défauts qu'on mourra avec, on les emportera dans l'éternité. Car ce qui est défaut ici, lorsque ce sera dans la grande tapisserie de la vie éternelle, nous le verrons comme qualité parce que un défaut n'est jamais seul. Un défaut trouve son équilibre et son complément dans la qualité d'un frère, d'un autre.

          C'est l'ensemble qu'il faut voir. Nous formons tous un seul corps. Nous sommes chacun une perle, une pierre précieuse. Et tout cela peut déjà se remarquer dans notre communauté d'aujourd'hui.

 

          Mais encore une fois, peut le remarquer, celui qui n'a pas eu peur de se plonger dans cette obéissance, de déposer sa vie, de s'exproprier pour laisser en soi toute la place à la Trinité, à la vie divine ; celui qui n'a pas eu peur, voilà, de verser, disons le parfum de tout son être sur les pieds du Christ et de signifier par là qu'il désire ne plus faire qu'un seul être avec lui.

          Mes frères, voici une petite introduction aux jours que nous allons vivre. Je pense que l'accident survenu à notre frère Ghislain va nous éveiller davantage encore, car c'est le moment pour quelques-uns d'entre nous de se donner davantage, de comprendre que l'essentiel de notre vie ce n'est pas de faire des choses extraordinaires, mais que c'est cette charité concrète qui fait que quoi qu'il arrive on puisse toujours dire : voilà, je suis là à la disposition de tous, à la disposition du Corps que nous faisons, à la disposition de Dieu qui nous a appelés pour que nous ne fassions plus qu'un avec lui.

 

 

Chapitre du Mardi Saint.                          29.03.88

Judas, Pierre, et nous ?

 

Mes frères,

 

          La liturgie nous a rappelé ce matin, et la trahison de Judas, et le reniement de Pierre. Ce dû être pour Jésus une épreuve terrible. Judas, sur lequel il avait fondé de si grands espoirs, Judas pouvait devenir ce que signifie son nom, à savoir : pure louange de Dieu, un égal des anges. Vous savez que pour les Anciens moines, un homme parvenu à la perfection de son état de fils de Dieu est appelé …….., c'est à dire semblable aux anges, égal aux anges.

Pourquoi ? Parce que un tel homme voit sans arrêt la lumière de Dieu, donc le rayonnement de la beauté divine. Il aperçoit Dieu comme à travers un petit brouillard, mais c'est déjà bien Dieu. Et à ce moment-là, tout son être devient louange, admiration, remerciement, crainte aussi, parce que cet homme demeure toujours un homme. Il est dans une chair fragile et il voit autour de lui le péché qui opère ses ravages.

          Il est comme les anges parce qu'il ne dort plus. Il prend toujours son sommeil physique, c'est certain, mais il est toujours vigilant et, dans ce sens-là, toujours éveillé, toujours hors du sommeil.

 

          C'est cela que devait devenir Judas lorsque Jésus l'a choisi. Nous connaissons l'importance des noms dans le monde sémitique mais même pour Jésus. Son nom d'ailleurs, Jésus, lui est venu de son Père. Judas devait rayonner sur le monde la lumière qui l'habitait. Et voilà, comme Lucifer, dont le nom signifie celui qui porte la lumière, il est devenu obscurité opaque, objet de terreur et de malédiction.

          Pierre, lui, avait été constitué roc sur lequel allait s'édifier la communauté nouvelle. Jésus aurait dû pouvoir s'appuyer sur lui, se reposer sur lui, sentir auprès de lui un ami sûr, inébranlable. Mais ce rocher s'est avéré n'être qu'un tas de poussières, une déception et une honte.

          Le texte nous dit que Jésus fut bouleversé au plus profond de son être. L'original dit que le pneuma de Jésus, son souffle, son esprit a été ébranlé jusque dans ses fondements, bouleversé. Mais c'est son pneuma, et n'oublions pas que Jésus c'est la Personne du Verbe de Dieu. Le pneuma, l'esprit de Jésus, c'est l'Esprit Saint. Lorsque après sa résurrection il communique, il fait don de l'Esprit à ses disciples, il souffle sur eux.

         

Et voilà que cet Esprit du Christ qui est l'Esprit Saint est bouleversé de fond en comble. Donc Dieu au plus secret de son être est presque renversé. Et pourquoi ? Parce que à ce moment-là il pressent la trahison de Judas et le reniement de Pierre. Judas et Pierre qui étaient, pour moi, j'en suis sûr, les deux piliers sur lesquels il entendait construire toute son œuvre.

          Et il y avait de quoi être bouleversé car pour Jésus, tout espoir humain se dérobait à lui. Il dira - cela ne nous est pas rapporté ici, mais il l'a dit et ça nous est rapporté ailleurs - il dira : « Vous me laissez seul ! » Tous ont pris la fuite, tous sans exception. Et il voyait son œuvre qui commençait à se disloquer et qui allait sombrer dans l'échec. Il resterait seul sur une croix. Et vraiment sa passion commençait.

          Bientôt, deux ou trois heures plus tard peut-être, il serait pris d'une telle angoisse que sa transpiration deviendrait du sang. Il s'agit d'une angoisse à la mesure de Dieu. Comment Dieu peut-il subir l'angoisse, connaître la peur ? C'est là un mystère. Il a voulu devenir homme afin d'expérimenter et de prendre sur lui l'angoisse, l'angoisse qui vient de l'abandon, qui vient de la lâcheté, qui vient de l'échec.

 

          L'homme est tout ce qu'on veut, mais il n'est pas fidèle. C'est ça qui est tragique, c'est ça qui a angoissé le Christ et c'est ça qui angoisse Dieu encore aujourd'hui. Ne nous croyons pas meilleurs que Judas, ne nous croyons pas meilleurs que Pierre ? La trahison est là à la porte de notre coeur.

          Chaque fois que nous commettons un péché, nous ouvrons cette porte et nous laissons la trahison faire quelques pas en nous. Chaque péché est un abandon de Dieu. Et chaque péché éveille en Dieu une nouvelle angoisse. Car la souffrance de Dieu, celle qu'a connue le Christ ici, elle est éternelle. L'homme-Jésus a vécu cela à ce moment.

          Mais n'oublions pas que l'homme-Jésus, c'est la Personne du Verbe de Dieu. Il le vit à la manière de Dieu, c'est à dire avec une intensité telle qu'elle recouvre tous les temps. Et Dieu se fait du souci pour nous. Dieu est angoissé au sujet de chacun d'entre-nous.

         

C'est une angoisse que peut connaître un Abbé lorsque par exemple il voit un frère en train de mal tourner - employons ce mot-là un frère qui commence à prendre des aménagements avec sa vocation, avec les vœux qu'il a prononcé. Et il se demande : que va-t-il arriver ? il sent l'anxiété, l'angoisse se saisir de lui. Alors qu'est-ce que c'est pour Dieu ?

          La souffrance des innocents, le mal injustement subit, la douleur imméritée, tout cela trouve son origine au-delà de l'homme et à l'intérieur de l'homme. Au-delà de l'homme, dans cet être qui s'est établi à demeure dans le refus et dans le mal. Je pense à ce Lucifer, à l'ange le plus beau de toute …?…...?… qui s'est replié sur lui-même, qui a refusé de recevoir. Il a refusé de se déposséder. Et dès cet instant, il s'est installé dans le refus et dans le mal. Il ne peut donc plus rien faire que le mal.

          Et l'origine de toutes ces souffrances innocentes, elle est aussi à l'intérieur de l'homme qui cède si facilement à la magie de l'illusion, à la magie du faux et qui devient alors complice de tous les crimes.

 

          Lorsque nous faisons du mal à un autre, que ce soit en actes, que ce soit en paroles - attention à cette calamité terrible qu'est le bavardage - que ce soit en pensées aussi, à ce moment-là, nous devenons solidaires, nous devenons complices de tous les crimes qui se commettent dans le monde.

          Et la solution de tous ces malheurs, elle se trouve dans la Personne du Christ, encore une fois, Dieu qui est l'innocent par excellence, Dieu auquel on ne peut imputer aucune responsabilité dans le mal qui se commet et qui arrive, Dieu qui est le premier et le plus grand des martyrs.

 

          Mes frères, nous pouvons alors nous poser une question, et c'est là-dessus que je finirai ce soir : Et nous là-dedans ? Nous ? Nous, hommes ? Nous, moines ? Nous, consacrés à Dieu ? Nous, choisis par Dieu pour une mission bien précise, celle de suivre le Christ, de nous attacher à lui de façon indéfectible, que devenons-nous en face de ce mystère ? Nous essayerons d'y réfléchir demain !

 

 

Chapitre du Mercredi Saint.                      30.03.88

Hommes et femmes devant le Christ !

 

Mes frères,

 

          Lorsque nous parcourons, lorsque nous suivons du regard et du coeur le déroulement de la passion du Seigneur, nous pouvons nous demander si les hommes n'auraient pas l'apanage de la lâcheté, de la trahison, du reniement, du mensonge et les femmes le privilège de la fidélité, du don de soi sans réserve et sans retour ?

 

          C'est un fait que les femmes, à commencer par Marie de Béthanie jusqu'à Marie-Madeleine, ont accompagné le Seigneur tout au long de sa passion, tandis que les disciples l'ont tous abandonné. Le Christ a pu vivre cette parole du Psaume : J'ai cherché un consolateur et je n'en ai pas trouvé !

          Lorsqu'il a commencé à prier au moment de sa terrible agonie, il avait demandé à trois de ses disciples de veiller un peu avec lui. Et ils se sont généreusement endormis, le laissant seul. Ce doit être terrible ! Des femmes n'auraient pas dormis. C'est ça la différence !

          Il est certain que la mission de la femme est celle de l'humble amour. Elles sacrifient leur tranquillité, leur repos, leur vie. Elles ne regardent pas à leurs peines. Et c'est encore comme ça aujourd'hui. Pour le peu que je connaisse, que j'entends, il en va encore ainsi maintenant.

 

          Un homme aurait vendu le parfum précieux que Marie répandait sur les pieds de Jésus. Il l'aurait vendu pour trois cent pièces d'argent. Et ce pécule, il l'aurait placé, il l'aurait fait fructifier. La femme, qu'a-t-elle fait ?

          Eh bien, elle a versé ce parfum. Elle l'a tout donné, tout perdu. Et en le versant, c'est son coeur qu'elle donnait au Christ. Elle lui disait par là qu'elle l'aimait plus que sa propre vie et qu'elle le suivrait dans sa mort et dans sa résurrection.

          Il est des gestes de générosité qui rachètent toutes les conduites de lâcheté. Je pense que le Christ a été, à partir de ce moment-là, fort pour supporter tout ce que ses disciples allaient lui faire endurer. Il serait encore profondément bouleversé, attristé, mais il aurait cette force. Il avait compris que à travers tous les abandons, il ne serait tout de même pas seul.

          Cette femme, Marie, n'aimait pas seulement de bouche comme l'Apôtre Pierre « Je te suivrais partout. Je donnerais ma vie pour toi » elle l'aimait en esprit et en vérité. Et elle ne prononçait pas une parole. Elle se taisait. Voyez la différence !

          Ce ne sont pas les beaux parleurs qui sont importants, ce sont les âmes de silence qui savent ce qu'elles veulent, non par volontarisme, mais par amour. Il ne faut cependant pas durcir les situations et les personnages. Il faut bien se garder de dresser des cloisons étanches entre les sexes.

          L'Apôtre Pierre s'est repris et Paul, quelques années plus tard, a porté à la face du monde un témoignage sans pareil. D'un autre côté, l'Histoire ne manque pas de femmes qui ont trahi et qui trahissent encore.

 

          Mais alors pourquoi, pourquoi cette instabilité du coeur humain ? Où se trouve la faille ? Eh bien, nos ancêtres de la vie monastique l'ont compris à partir de l'épisode qui nous a été relaté aujourd'hui. Je le rappelle : Judas l'Iscariote se rend auprès des Grands Prêtres et il leur dit : « Que voulez-vous me donner, et moi je vous le livrerai ? » Et ils conviennent de trente pièces d'argent.

          L'origine de tout le mal, c'est le mercantilisme qui agite et qui asservit l'homme. Que me donneras-tu si je te donne ? L'Apôtre Pierre n'en était pas exempt. Il posait à Jésus cette question bien avant : « Voilà, nous avons tout quitté pour te suivre, que vas-tu nous donner en échange ? » Je donne tout, mais il va falloir que je reçoive !

 

          Le remède est unique, il n'y en a pas deux : il faut entrer dans l'univers de la gratuité. Nous devons pouvoir donner sans attendre en retour. Nous devons entrer dans cette gratuité à la façon de Dieu qui est parce qu'il se dépossède de son être. Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime.

          Eh bien, Dieu le fait à tout instant dans son éternité. Chaque Personne à l'intérieur de la Trinité se dépossède de sa vie, de son être en faveur des autres. Et c'est pour cela qu'il est Dieu. Et c'est pour cela qu'il y a trois Personnes en Dieu. Nous devons, nous, participer à ce mouvement.

          Par notre baptême, nous sommes greffés sur le Christ et la vie Trinitaire circule en nous. Il suffit de nous ouvrir à elle comme une fleur s'ouvre au soleil dont elle boit la vie. Il nous suffit de nous ouvrir à cette vie Trinitaire pour nous trouver de plein pied dans le monde de la gratuité. C'est cela l'amour, l'agapè, et rien d'autre, rien d'autre !

 

          Mais pourquoi est-ce tellement difficile d'y entrer ? Là, une seconde réponse. A mon avis, c'est parce que on a peur. C'est la peur qui nous retient. Si je parviens à dépasser cette peur, je ne craindrais plus d'ouvrir mon être à l'autre et de me donner tout entier à lui. Le monastère est une schola caritatis, ont dit les premiers cisterciens. Pourquoi ?

          Mais parce que on y apprend la gratuité. La caritas, c'est d'abord la gratuité. On y apprend la dépossession. On y apprend le service. C'est un apprentissage qui n'est pas facile. Il faut procéder par étapes. Mais au départ, comme je l'ai dit il y a un instant, il faut apprendre à vaincre sa peur.

          C'est une peur viscérale. C'est autre chose qu'une peur physique. C’est une peur ontologique. C'est un des symptômes le plus remarquable de ce qu'on appelle le péché originel. Si j'entre dans l'enseignement pratique qui est donné dans le monastère c'est à dire dans l'obéissance, si je deviens un être d'obéissance, il ne faudra pas longtemps avant que je devienne un être de gratuité.

 

          Oh, ce ne sera pas parfait, mais j'y serais déjà engagé. Et si je poursuis mon aventure avec fidélité, il arrivera un moment où je serais métamorphosé et où, comme le Christ, je ne pourrais plus rien faire d'autre que d'aimer et de me donner sans retour, sans réserve et sans attendre de contrepartie. C'est ça la gratuité ! C'est le ..... ..... ..... ...... . S'il y en a une, c'est bien. Mais s'il n'y en a pas, c'est aussi bien.

          Attention, ce n'est pas ici une sorte d'apathie stoïcienne. Non, c'est le résultat de la dépossession. On est possédé par l'amour, on est possédé par les personnes divines et on ne peut plus rien faire autrement que d'aimer. Cela devient une sorte de respiration. Et c'est une vraie respiration. C'est l'Esprit, cet Esprit Saint qui est la respiration du Corps nouveau, du Corps en train de ressusciter.

          Voilà, mes frères, nous pouvons retenir cela au moment où nous entrons dans le Triduum Pascal. C'est ce mouvement qu'a suivi le Christ. Que notre célébration ne soit pas une formalité, mais qu'elle soit un nouvel engagement de notre être, un nouveau départ, une nouvelle étape de notre conversion.

 

 

Homélie à l’Eucharistie du Jeudi Saint.          31.03.88

 

Mes frères,

 

          Si nous voulons que notre action liturgique soit vraie, nous devons d'abord éveiller notre foi, nous rappeler que le Seigneur Jésus est présent, ici, parmi nous qui sommes rassemblés en son nom. Il n'est pas loin de nous. Si dans notre église nous laissons un espace vide, un espace qui nous paraît vide, c'est parce que ce lieu est le sien. Ouvrons donc les yeux de notre coeur, regardons ce Christ dans sa gloire aujourd'hui, et écoutons-le parler, nous parler de lui, nous parler de son Père, nous parler de son Royaume, nous parler de nous.

 

          Nous assistons à un formidable, un remarquable télescopage des temps. Nous ne pouvons pas en être les témoins passifs. Nous devons être entraînés par ce que ces temps condensés en un nous apportent, afin que nous ne soyons plus après la célébration ce que nous étions avant.

          Il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais qu'une seule Pâque, celle du Seigneur Jésus. Elle fut inaugurée une nuit du 14 Nizan quelque part en Egypte, puis reprise fidèlement par les enfants d'Israël durant des siècles jusqu'à ce que le Seigneur lui-même la célèbre, la saisisse, la porte à son accomplissement parfait.

          Lui, Jésus, il est tout ensemble, et l'agneau, et le prêtre, et Israël tout entier, et l'humanité nouvelle. Il peut l'être parce qu'il est Dieu et qu'il est amour. C'est lui notre Pâque, la Pâque éternelle et c'est ici que tous les ans se télescopent. Il est la Pâque qui nous fait passer avec elle, avec lui, de l'illusion à la vérité, de l'esclavage à la liberté, de la mort à la vie.

 

          Pour comprendre cette merveille, il faut avoir fait l'expérience de son péché, de ces asservissements auxquels nous sacrifions. Il faut avoir été idolâtre pour savoir ce que signifie rencontrer Dieu. Et idolâtre, nous le sommes chaque fois que nous sacrifions aux passions, chaque fois que nous cédons devant le péché. Et nous savons que malgré notre bonne volonté, ça nous arrive encore chaque jour.

          Nous avons reçu mission de célébrer à notre tour ce mystère d'amour. Nous pouvons nous vêtir de sa beauté et entrer avec lui dans un espace nouveau et une temporalité nouvelle. Cet espace nouveau, c'est la communion des saints à l'intérieur du coeur de notre Dieu dans les chants et l'humilité de la lumière. Et le temps nouveau, c'est celui de la résurrection, de l'immersion en Dieu, de la vie incorruptible.

          Et ainsi, nous entrons dans l'accompli de l'éternité. Si bien que les événements qui jalonnent notre existence terrestre prennent une coloration nouvelle signifiante. Ils sont les étapes d'une Pâque, notre Pâque assumée dans celle du Christ. Nous sommes en état de passage et le meilleur de nous est déjà parvenu au terme.

 

          Quand nous communions au corps et au sang du Christ, nous acceptons en nous la grandeur de ce mystère et nous acceptons d'être engloutis par lui ; non pas pour disparaître, mais pour trouver notre taille adulte, pour être des hommes finis, des hommes parfaits non seulement au plan surnaturel, mais aussi au plan naturel, des hommes qui savent aimer. Car la valeur d'un homme, elle se mesure à sa capacité d'amour.

          Un homme qui peut aimer, c'est à dire qui peut se vider de lui pour accueillir l'autre tout entier, cet autre étant d'abord Dieu dans la Trinité de ses Personnes, et puis étant le frère que l'on rencontre, qui vient devant nous, qui attend de nous d'être accueilli à l'intérieur de notre coeur. Si nous pouvons vivre cela vraiment, alors nous sommes des chrétiens, alors nous sommes des hommes dans le sens noble du terme.

 

          Mes frères, cet idéal qui est le nôtre et que nous nous efforçons déjà de vivre - c'est pour cela que nous sommes réunis ce soir - cet idéal, nous allons le gestualiser. Je vais m'incliner à vos pieds pour reproduire le geste que le Christ a posé en face de ses disciples avant d'entrer dans sa passion. Je serais seul à le faire parce que dans ce monastère, surtout à ce moment, je tiens la place du Christ, vous le savez.

          Mais je vous porte chacun dans mon coeur. Vous êtes présents à chacun de mes gestes et c'est chacun de vous qui allez vous incliner devant les frères pour dire que vous êtes à leur service, que vous les placez au sommet de votre estime et que vous êtes prêts à donner votre vie pour chacun, la donner au menu, c'est à dire chaque jour chaque fois que ça nous est demandé.       

          Mes frères, voilà ce qui nous est proposé. Rendons grâce à Dieu pour son don ineffable et promettons-nous les uns aux autres d'être la joie de notre Dieu, d'être des hommes qui croient, des hommes qui ont des yeux pour voir, des oreilles pour entendre et un coeur pour aimer.

                                                                                                    Amen.

 

Vendredi Saint.                                    01.04.88

Homélie à la Liturgie.

 

Mes frères,

 

          La journée au cours de laquelle les autorités religieuses d'Israël préparaient le repas de la Pâque a vu se perpétrer le crime le plus odieux, le plus abominable qui se puisse imaginer. Les hommes déchaînés ont tué Dieu.

          Permettez-moi de vous poser une question qui ..... ..... ..... et qui pour moi s'impose à notre conscience. Le meurtre de Dieu, n'est-ce pas ce que la créature tente désespérément depuis toujours ? Tuer Dieu et prendre sa place, voilà l'ambition qui ronge le coeur de la créature.

          O, cela ne se fait pas, cela ne se dit pas aussi brutalement. Peut-être les hommes n'en ont-ils pas conscience ? Ils ne savent pas ce qu'ils font, disait Jésus. Et pourtant, tout péché est une tentative de tuer Dieu.

 

          Mais pourquoi cette folie ? Tout simplement parce que l'homme a peur. Le prétoire et le Golgotha ont été le paroxysme le plus hystérique de la peur. L'homme a peur de Dieu, une peur instinctive, originelle. Et cette peur le meut en toutes ses démarches. Elle est la plus forte avec ce qu'on appelle l'instinct de mort. Aucun homme n'y échappe, même ceux qui refusent de croire en Dieu.

          Et cette peur, elle sera renforcée encore par la peur de la mort et la peur des autres. Dieu est celui qui m'empêche de vivre, d'être, de me réaliser. Il n'y a pas de place pour Dieu et pour moi dans le monde. Un des deux doit disparaître. Si ce n'est pas moi, ce sera Dieu, Dieu dans son être personnel, mais aussi Dieu dans l'autre que je rencontre.

 

          Mes frères, descendons au fond de notre coeur et voyons quelle est la place qu'y occupe notre frère. Est-ce qu'il occupe toute la place ? Ou bien n'est-ce pas un qui occupe la place qui me revient ?

          Mes frères, parmi eux, le monde actuel dans cette perspective …... …… , des conflits armés entre les peuples, les conflits entre races, entre Cultures, les conflits d'ordre économiques, d'autres d'ordre financiers.

          Mes frères, les conflits qui déchirent les familles, celui qui déchire notre propre personne, tout cela sent le péché. Et à la racine de tout péché, il y a cette tentation de tuer Dieu.

 

          Dieu, de son côté, s'est fait homme. Il est descendu dans l'enfer des hommes. Il s'est fait homme pour réconcilier l'homme avec lui. Il a tout connu de la condition humaine, tout, sauf ce qu'il ne pouvait pas connaître, à savoir le péché. Il s'est exposé sans défense à la malice des hommes. Mais l'homme en lui n'a pas répondu par l'injure, par ....., par la haine.

          Et lorsque Pilate le présentait à la foule hurlante en disant : « Voici l'homme ! » L'homme en Jésus et par Jésus retrouvait sa place dans l'amour, dans le respect, dans la vérité. Il était venu pour rendre témoignage à la vérité. Il voulait rappeler alors que Dieu est amour. Il voulait anéantir à tout jamais la peur.

 

          Pourquoi, mes frères, hésitons-nous encore à suivre ce Jésus ? Pourquoi résistons-nous à sa venue à l'intérieur de notre vie ?  Oui, je sais, nous sommes ..... ..... ....., ..... ..... ..... ..... mais malgré tout il y a une certaine résistance. Si cette résistance n'existait pas, nous le suivrions. Il n'y aurait plus en nous aucun problème. Nous saurions retrouver notre vérité, notre véritable identité affichée aux regards de tous. Mais hélas, nous ne sommes pas encore entièrement libérés et le péché est toujours à notre porte.

          Mais nous savons que le dernier mot ne sera pas ce péché, mais qu'il sera le Christ-Jésus car Dieu est amour. Dieu est amour, c'est à dire que Dieu patiente, Dieu est celui qui sait attendre. S'il a voulu se laisser tuer par sa créature, c'est parce qu'il voulait pousser la patience jusqu'à cette extrémité.

          Mes frères, nous sommes donc des chrétiens. Nous appartenons au Christ. Sa mission de réconciliation universelle repose sur nous. Nous devons à notre tour tuer le péché, détruire la peur en donnant notre vie pour nos frères, en lui laissant toute la première place, en nous effaçant toujours devant lui, en nous dépossédant à son profit.

 

          Il n'y a pas de plus grand amour, a dit Jésus, que de donner sa vie pour ceux qu'on aime. Mais si nous refusons de la donner, que sommes-nous alors ? Nous ne sommes pas des chrétiens. Nous n'avons pas ..... .....

          Mes frères, le Christ a été mis à mort au moment où les autorités du Temple préparaient la fête de la Pâque. C'est là le signe qui nous montre que nous devons être sur nos gardes. Ce n'est pas parce que nous nous sommes donnés à Dieu que nous sommes à l'abri de ce meurtre de Dieu. Et je pense ici aux ..... ..... ..... ..... commettent contre leurs frères, contre les hommes.

 

          Mes frères, retenons ceci, si vous voulez bien, cette année. Posons-nous encore la question : « Que sommes-nous venus faire dans ce monastère ? » « Que sommes-nous venus faire en ce monde ? »

          Et répondons ..... ..... et notre cœur : nous sommes venus pour que finalement Dieu vive en nous, pour que l'amour soit plus fort que la haine, pour que la vérité soit plus puissante que le mensonge et que, à partir de notre coeur une contagion se répande, une saine contagion, celle de la confiance, celle de l'ouverture, celle de l'amour.

 

Exhortation à l’Office de Complies.

 

Mes frères,

 

          Nous sommes venus au monastère afin de hâter dans notre chair mortelle l'accomplissement du mystère de Pâques. Notre présence ce soir dans cette église signifie que nous acceptons d'affronter la mort, de connaître les affres d'un Samedi Saint mystérieux.

          Il n'est pas nécessaire d'avoir commis tous les crimes du monde pour descendre jusque là. Il n'est pas nécessaire d'être fixé à une croix comme ce bandit qui au dernier moment croit et obtient de Dieu le Salut.

          Non, le Christ notre Dieu était l'innocence. Il était celui qui jamais n'avait pactisé avec le mal. Et pourtant il est descendu au plus bas, plus bas que le plus profond endroit où pouvait atteindre le plus grand des pécheurs.

 

          Mes frères, nous sommes morts au monde et nous mourons à nous-mêmes, non pas pour un goût morbide de la disparition, non pas par besoin de rentrer dans une sorte de néant ? Non, mais pour ressusciter dans le Christ et renaître en lui à l'intérieur de ce qu'il appelle son Royaume. Mais en quoi consiste ce Royaume ?

          Ce ne peut être que lui, ce ne peut être que lui au coeur de la Trinité qu'il n'a jamais quitté, même lorsqu'il était parmi nous. Le Christ Jésus est Dieu. Il est la lumière, il est le ciel. C'est en lui que nous sommes, c'est en lui que nous nous retrouverons. Nous devons être ici sur cette terre les témoins de cette réalité.

 

          C'est pour ça qu'il est nécessaire pour la réussite du plan de Dieu que des hommes vouent leur existence à cette mission. Leur vie et leur mort sont gratuités pures. Ils ne se recherchent pas. Ils ne recherchent aucun profit, ni d'ordre matériel, ni d'ordre intellectuel, ni même d'ordre spirituel.

          Leur nourriture, c'est la volonté de Dieu leur Père et leur salaire, c'est la conformité au Christ dans leur existence toute banale de chaque jour. Le Christ a connu cette banalité, cette monotonie des journées qui ne finissent pas. Conformité au Christ dans les contradictions qu'il a rencontrées, et puis aussi dans sa passion. Car chaque homme est affronté à une passion personnelle, une souffrance personnelle.

 

          Et vous savez que notre souffrance est toujours la plus grande puisque c'est la nôtre. Non pas parce que nous opérerions un retour sur nous et que nous nous placerions au-dessus de tout ? Non, mais parce que notre sensibilité est tellement fragile. Mais à travers toute cette vie, il y a l'échéance de la mort. Eh bien, là aussi notre mort est engloutie dans celle du Christ. Et puis nous finissons par connaître la joie de la transfiguration.

          Eh bien, mes frères, toutes ces étapes, nous devons essayer de les parcourir - transfiguration incluse - avant de connaître la mort biologique. Et c'est en cela que nous devons être les témoins sur terre de la réalité du Royaume.

          L'objet de l'espérance, qui est le moteur de ces hommes, leur moteur intérieur, l'objet de leur espérance, c'est ce monde à venir, ce monde à venir qui est déjà présent. Mais il faut aller le chercher avec le Christ au fin fond du Samedi Saint. Ce Samedi Saint est tout à la fois le lieu d'une absence et le lieu d'une présence. Il est l'endroit de la solitude absolue. Là il n'y a plus rien, il n'y a plus personne, pas même la personne de Dieu.

          Ce tombeau, car c'en est un, a un goût de damnation irrémédiable. On a le sentiment que c'est fini pour toujours. Mais il est en même temps et paradoxalement le lieu d'une présence. Car cette présence est celle précisément de cet homme qui est perdu au fond de cet enfer. Et dans cet homme apparemment seul habite le Christ Jésus. Il est descendu au enfer, et d'une manière, il n'en est pas remonté.

          Je veux dire qu'il y a dans l'expérience qu'il a faite un aspect d'éternité qui est lié à sa personne de Dieu ; aspect d'éternité qui va se revivre dans d'autres hommes qui vont être appelés à partager la même expérience ..... par le Christ. Si bien que le Samedi Saint devient un fait qui s'étend à travers toute la durée jusqu'à la fin du monde.

 

          Et l'homme qui est là-bas, seul, est mu sans le savoir. Son coeur se vide de tout égoïsme, de toute malice et il s’emplit d'amour et de compassion. Et cet homme solitaire est devenu l'innocent pour aujourd'hui, porteur et rédempteur du péché pour aujourd'hui. Vous comprenez, n'est-ce pas ?

          La rédemption réalisée dans le Christ Jésus - on ne le dira jamais assez - est éternelle en ce sens qu'elle se reproduit, qu'elle se revit dans des hommes qu'il choisit pour cette mission. Et cette mission se précise toujours, elle se déploie.

          Dans le coeur de ce solitaire descendu dans les profondeurs du Samedi Saint, tous les péchés commis par les hommes et les femmes de notre temps sont annulés. Ils sont comme fondus, comme digérés. L'amour devient tellement puissant, tellement brûlant qu'il consume tout ce qui lui est contraire. C'est le mystère de la rédemption, je le répète, qui se poursuit dans le contexte d'aujourd'hui.

 

          Je pense que nous sommes vraiment chrétiens lorsque nous avons conscience que toute cette Pâque du Seigneur est présente aujourd'hui. Ce n'est pas un événement du passé que l'on commémore chaque année avec plus ou moins d'émotion. Non, c'est un fait, une réalité présente qui s'étale à travers tous les temps et qui agit à travers tous les cœurs dans toutes les situations.

          Quand on a compris cela et qu'on le vit, alors on est un chrétien, c'est à dire un homme dans lequel vit le Christ, un homme qui est devenu porteur de ce mystère de la rédemption. Et un tel homme n'est plus seul.

          Il était seul dans son Samedi Saint. Il l'est toujours apparemment, mais il découvre qu'il ne l'est pas, qu'il ne l'est plus. Il possède maintenant à l'intérieur de son coeur une multitude immense de frères et de sœurs. Il en connaît certains, d'autres il ne les connaît pas. Un jour, ils se reconnaîtront. Il se voit avec eux déjà dans l'accompli du Royaume au sein de la Trinité pour jamais.

 

          Et c'est cela le paradoxe. Lorsque le Christ était dans les enfers, il était en même temps dans le coeur de Dieu. De même, l'homme réduit à cette extrémité a l'impression d'être seul. Et lorsque son coeur se purifie, il découvre que son coeur est habité, pas seulement par le Christ, mais par une foule d'hommes et de femmes. Et en même temps, il voit qu'il est déjà entré à l'intérieur du monde à venir au sein de la Trinité. Si bien que la résurrection s'opère en lui. Le péché et la mort sont vaincus et l'amour de Dieu est triomphant.

 

          Mes frères, vous allez peut-être penser que tout cela est très beau mais que c'est très fumeux, que c'est du brouillard ? Mais non, c'est de la lumière ! La réalité chrétienne, c'est une réalité d'ordre surnaturel. C'est la foi, c'est l'espérance, c'est la charité. C'est à dire, c'est la participation à chacune des Personnes divines qui s'impriment en nous et qui insensiblement nous transforment.

          Dès ce moment, les yeux de notre coeur s'ouvrent et nous apercevons des réalités que l'homme charnel ne peut jamais percevoir ni comprendre. C'est à cette expérience que nous sommes appelés.

          Et pour que toute cette rédemption s'accomplisse, il aura suffi d'un seul homme, un homme qui consente à ce que ce mystère de mort et de résurrection s'opère en lui, un homme qui se donne et qui dit oui.

 

          Alors, pour terminer, nous pouvons chacun nous poser une question : « Cet homme, qui est-ce ? » « Est-ce que ça ne pourrait pas être moi ? »

          Au moment où Jésus partageait pour la dernière fois la Pâque avec ses disciples, il avait dit : « L'un d'entre vous va me livrer. » Et chacun saisit de crainte lui demandait en tremblant : « Serait-ce moi, Seigneur ? »

          Nous pourrions maintenant lui poser la même question mais en la retournant : « Seigneur, serait-ce moi que tu appelles à cette mission ? » Et je pense que nous pouvons répondre oui, car chaque chrétien, du fait qu'il est greffé sur la Personne du Christ, est appelé à cette mission.

          Maintenant. c'est à chacun de nous qu'il appartient d'y répondre, qu'il appartient d'y être fidèle.

 

 

 

Homélie de la vigile Pascale.                       02.04.88

 

Mes frères,

 

          Dieu vient de nous adresser la parole longuement, intensément. Il nous a entraînés dans un survol de l'Histoire. Il nous a rappelé son projet. Il nous en a décrit les avatars, le tragique, la beauté.

          Il a désiré dresser en face de lui un partenaire différent de lui, un être nouveau, un univers matériel vibrant d'énergies sans nombre capable d'engendrer vie et pensée. Cet univers, il l'a conduit jusqu'à nous qui en sommes la fleur et le risque. Oui, le risque. Car la matière pensante a voulu devenir autosuffisante. Elle était aimée, indiciblement aimée. Elle a préféré se replier sur elle-même, refuser, s'isoler.

          Mais Dieu ne l'a pas abandonnée au pouvoir de cette mort. Il s'est fait lui-même matière pour ressaisir la matière par le dedans, pour la retourner, la métamorphoser, pour en faire une matière spirituelle habitée par lui, mue par son Esprit qui est amour. L'homme ainsi a pu devenir Dieu, dans le Christ-Jésus d'abord et en plénitude, en chaque homme ensuite par grâce et à la mesure de chaque capacité. Cette prodigieuse aventure d'amour est la nôtre depuis la nuit des temps. Nous la vivons aujourd'hui et chaque jour.

 

          Mes frères, est-ce que nous réalisons que notre coeur est un ciel, que toute la plénitude de la Trinité habite à l'intérieur de notre coeur, que nous pouvons laisser la puissance de Dieu purifier ce coeur, en faire un temple translucide, lui donner des yeux qui verront la lumière qui est Dieu et qui, transportés hors d'eux-mêmes, ne pourront jamais plus s'endormir ?

          C'est cela, mes frères, la résurrection d'entre les morts. C'est par l'intérieur que nous ressuscitons. C'est par l'intérieur que nous sommes transfigurés.

 

          Alors, mes frères, pourquoi encore diriger nos regards vers les choses basses ? Pourquoi nous laisser encore entortiller par les passions ? Notre lieu nouveau, définitif, éternel, c'est notre Dieu, c'est l'amour, c'est une gloire dont nous pouvons déjà quelque peu pressentir l'incomparable puissance, si nous consentons à nous couler à l'intérieur de la volonté de notre Dieu, à nous laisser saisir par lui pour qu'il nous revête de son être et de sa gloire à lui, toujours à l'intérieur de notre coeur nouveau.

          L'homme-Jésus est mort dans les conditions que nous savons. Mais il est ressuscité et la mort sur lui n'a plus aucun pouvoir. Nous-mêmes mourrons à notre tour dans des conditions que nous ignorons, mais nous ressusciterons. Mieux, nous ressuscitons déjà puisque nous sommes greffés sur le Christ et que sa vie en nous sans cesse nous régénère et nous fait grandir en lui. Telle est l'espérance de la Pâque, de notre Pâque. Là est la source intarissable de notre joie, de notre force, de notre paix.

 

                                                                                                              Amen.

 

Homélie de l’Eucharistie Pascale.                  03.04.88

 

Mes frères,

 

          Nous savons maintenant qui nous sommes, ce que nous faisons en ce bas monde, ce que nous faisons en ce monastère. Nous sommes le pain de la Pâque, le pain qui n'est pas infecté, le pain qui n'a pas reçu de ferments. S'il est un ferment que nous devons recevoir un jour, que nous avons déjà reçu d'ailleurs, c'est celui de l'Esprit Saint qui va faire lever la pâte de notre chair, lui donner une consistance nouvelle, celle même de Dieu. Car nous sommes destinés à devenir des Dieux unis au Christ, ressuscitant avec lui pour entrer avec lui jusqu'au coeur de la Trinité.

          Oui, notre vie est ainsi lumière. Elle est pétrie, comme vient de nous le dire l'Apôtre, de droiture et de vérité. Nous sommes sous la mouvance de l'Esprit. Les réflexes premiers qui s'éveillent en nous, ce sont l'amour, la bienveillance, l'accueil, l'ouverture, la disponibilité, le don de soi. Et ainsi, nous sommes emportés par eux toujours plus loin à l'intérieur de la vie. Nous n'existons plus pour nous-mêmes, mais d'abord pour Dieu et pour nos frères.

          Voilà, mes frères, l'idéal qui nous est proposé en ces célébrations Pascales. Ce n'est pas un idéal abstrait, c'est une réalité bien concrète qui est déjà à l’œuvre en nous même si elle n'apparaît pas encore dans toute la vigueur de sa beauté.

          Il en sera ainsi parfaitement quand les dernières résistances auront été vaincues en nous, quand les dernières peurs auront été évacuées. Nous sommes dans une situation bien meilleure que celle des Apôtres. Eux ne savaient pas qu'il fallait que Jésus ressuscita d'entre les morts.

          Nous, nous savons qu'il est ressuscité et qu'il nous fait ressusciter avec lui. Tel est le coeur de la Bonne Nouvelle. Nous ne pouvons le garder jalousement pour nous. Notre vie entière doit le crier partout.

 

          Les hommes, tous les hommes devraient savoir que tout s'explique par cette Bonne Nouvelle et que tout s'ordonne à elle. Et cette Bonne Nouvelle, je le dis encore une fois, c'est le fait de la résurrection du Christ, le premier à être ressuscité d'entre les morts, et le fait de notre propre résurrection déjà à l’œuvre aujourd'hui dans notre chair.

          Il est nécessaire, il est utile qu'il y ait encore des ombres dans notre vie. Notre être nouveau est en croissance lente, progressive. Ce qui est fait pour durer grandit lentement. Laissons donc la nouveauté pascale nous envahir et nous réjouir. Le Christ est ressuscité. Il est vivant. Nous-mêmes participons de sa vie incorruptible.

          Voilà le secret de notre joie quelque soit les faiblesses, la fragilité qui nous habite encore et qui parfois nous inquiète. Il faut que notre joie, que notre espérance, que notre confiance soient plus fortes, qu'elles balayent toutes nos hésitations.

 

          Mes frères, puissions-nous encore et toujours grandir à l'intérieur de cette résurrection jusqu'à notre totale transfiguration. Tel est le souhait que je formule à l'intention de chacun de vous.

                                                                                                    Amen.

Clôture des solennités Pascales.                   10.04.88

Chapitre : La vraie objectivité !

 

Mes frères,

 

          Nous clôturons aujourd'hui les solennités pascales, le grand jour de Pâques qui s'est étendu sur une semaine entière. C'est ainsi que la liturgie nous tient un langage qui est celui même de Dieu. Appelons-le le langage de la foi. C'est lui que nous devons d'abord écouter afin de nous laisser façonner par lui à des mœurs nouvelles.

          Le Christ est ressuscité d'entre les morts, cela signifie que le Royaume de Dieu est inauguré sur cette terre, qu'il y est déjà installé, que la réalité Pascale est devenue un jour éternel, un jour unique.           Ce n'est plus nous-mêmes qui vivons, c'est la puissance de la résurrection qui agit à l'intérieur de notre chair et qui la spiritualise.          C'est la raison pour laquelle nous-mêmes ressusciterons d'entre les morts. La chair purement charnelle est poussière et retournera à la poussière. Mais la chair nouvelle qui est participation à la chair même du ressuscité, celle-là est promise à la vie incorruptible.

          C'est la raison pour laquelle nous ne devons plus nous attacher aux choses qui doivent nécessairement disparaître ; mais le meilleur de nous doit être fixé là où déjà nous sommes entrés, c'est à dire dans ce monde à venir qui est lumière et qui est beauté.

          Vous allez peut-être dire que ce sont là des propos poétiques qui n'ont pas de fondement objectif, mais attention ! L'objectivité, c'est celle-là !

 

          Nous sommes facilement distraits par l'illusion des apparences. Le coeur pur d'un vrai contemplatif déchire le voile des apparences et il voit la réalité qui se cache en elles. Le monde matériel est déjà en train d'être transformé. A côté de l'évolution créatrice qui a pour auteur aussi notre Dieu un et trine, il y a une autre évolution qui est une croissance à l'intérieur de Dieu lui-même.

          Car si Dieu a voulu créer le monde, c'est pour avoir un ami. Je dirais même, plus loin, c'est pour avoir un époux. Il y a une relation de nuptialité entre Dieu et le monde. Et la conscience du monde, c'est nous.

          Nous ne devons pas nous replier sur nous-mêmes en nous attachant au monde, car alors ce serait mortel. Mais nous devons permettre au monde de s'ouvrir en nous à la réalité divine, à cette vie impérissable qui par l'intérieur travaille le monde et le rend déjà transparent de Dieu.

 

          Mes frères, notre responsabilité est très grande, on ne le répétera jamais assez, car nous avons été choisis d'entre les hommes pour être des êtres éveillés, c'est à dire des êtres qui voient, des êtres qui entendent, des êtres qui savent ce qui arrive et des êtres qui savent où ils vont. Permettons ainsi à la conscience du monde d'être toujours active en nous de façon à ce que le projet de Dieu avance vers son terme, vers cette heure où Dieu sera tout en toute chose.          

Mais attention ! Cette heure est déjà présente, et c'est cela que signifie le jour unique de la Pâque. Il faut donc que nous permettions à cette réalité de la résurrection du Seigneur de triompher en nous et entre nous.

          C'est pourquoi nous devons nous ouvrir à la charité, à la gratuité, à la bienveillance, au don réciproque. Chassons de notre coeur ou permettons plutôt au Christ d'extraire, d'expulser de notre coeur toutes les pensées qui ne sont pas de charité, tous ces jugements ironiques ou malveillants que la partie mauvaise de nous dirigerait encore vers les autres.

 

          Mes frères, il faut que l'homme ancien meure en nous afin que l'homme nouveau, l'homme en voie de ressuscité occupe tout jusqu'aux dernières fibres de notre être charnel. Et ainsi nous réaliserons notre vocation. Il n'est pas nécessaire que nous réalisions des prodiges, non, c'est à l'intérieur de la faiblesse que se cache cette puissance. Et, Saint Benoît vient encore de nous le dire, prenons garde aux sentiments que nous pourrions avoir de notre valeur, nous imaginer que nous apportons quelque chose, non pas seulement au monastère, mais aussi à Dieu.

 

          C'est cela un petit péché de vanité que Dieu s'emploie à couper tout de suite, comme Saint Benoît le fait. C'est pour ça, laissons-le agir en nous ! Et s'il nous envoie des épreuves, que ce soit des épreuves spirituelles ou des épreuves de santé, sachons que c'est pour enlever de nous des petites choses qui voudraient pousser et dont nous ne nous rendions pas compte nous-mêmes. Et ces petites choses pourraient alors, si on les laissait faire, envahir tout le champ de notre vie, et l'empoisonner, et la faire échouer.

          Mes frères, remercions donc Dieu. Vivons dans l'action de grâce, une joyeuse espérance comme des hommes qui savent qui ils sont, et où ils vont, et ce qu'ils sont venus faire dans le monastère.

 

Chapitre 58, 1-37 : De l’accueil des frères.    11.04.88

      Éprouvez les esprits !

 

Mes frères,

 

Nous reprenons nos assises habituelles vespérales qui sont extrêmement précieuses car elles exercent, j'en suis persuadé, une influence capitale sur l'évolution de notre vie. Nous n'en avons peut-être pas conscience, mais pourtant le travail qui s'opère en nous en ces quelques minutes s'inscrit dans notre être spirituel pour l'éternité.

Nous nous retrouvons en effet ensemble. Le Christ est présent ici au milieu de nous. Nous sommes assemblés en son nom. Et nous nous instruisons et nous nous encourageons mutuellement. Le moine est un être pascal. Il s'avance en caravane à travers le désert de ce monde vers le Royaume des cieux.

Ce n'est pas une façon imagée de s'exprimer même si nous restons sur place, c'est à dire dans le lieu qui est le nôtre jusqu'à notre mort. Nous avons entendu Saint Benoît affirmer : Il n'est plus permis dès qu'on s'est engagé après mûre réflexion et librement, il n'est plus permis de sortir du monastère, 58,34, c'est à dire de quitter l'état de vie qu'on a choisi d'exercer en un endroit précis.

 

Et pourtant, nous avançons vers un ciel. Et cet ailleurs, c'est le Royaume des cieux. C'est une réalité, non seulement à laquelle nous croyons, mais une réalité qui nous attire, une réalité qui exerce sur nous une telle séduction que le meilleur de nous est toujours dirigé vers elle. Le Royaume des cieux n'est autre que la personne même du Christ Jésus ressuscité des morts, emplissant l'univers.

Mais la route vers ce Royaume des cieux est longue. La fatigue peut se faire sentir et une certaine lassitude s'installer. Pensez aux enfants d'Israël qui étaient dégoûtés de la nourriture toujours la même qu'ils recevaient chaque jour, et qui se souvenaient des viandes, des poissons, des concombres et des dattes, de toutes les bonnes choses dont ils s'emplissaient le ventre en Egypte.

Il importe donc de ne pas regarder ailleurs, ni de s'arrêter. Il faut s'entraider. Il faut se fortifier chaque jour. Il ne faut pas aller trop vite. La caravane doit avancer au pas des plus faibles, des plus petits. Il faut que les plus forts aient envie de faire davantage et que les plus faibles ne soient pas découragés.

 

Et pour avancer, et surnaturellement et humainement, nous creusons la matière de notre vie monastique. Nous nous interrogeons sur ce qu'elle est et, nous mettons alors en pratique le conseil que nous donne aujourd'hui Saint Benoît : probate spiritus si ex Deo sunt, 58,5. Eprouver les esprits pour discerner s'ils sont de Dieu. Ce que nous faisons, ce que nous pensons, cela vient-il de Dieu ou cela vient-il de la chair ?

Il importe de le savoir pour opérer un tri, pour rejeter ce qui est charnel et retenir ce qui est divin. C'est là un aspect de la lutte contre les pensées auquel on ne s'arrête peut-être pas assez. Ce qui monte dans notre cœur, d'où cela vient-il ? Des esprits qui habitent en nous ou bien des passions ? Viennent-ils de Dieu où de nous ? Si avant d'agir nous nous posions cette question, je pense que beaucoup de choses se clarifieraient à l'intérieur de notre vie, et de notre vie communautaire aussi.

Il surgit parfois des conflits - appelons cela ainsi - entre frères, c'est à cause de cela. C'est parce que à ce moment-là, ce qu'on fait ne vient pas de Dieu. Et la responsabilité est toujours partagée. La faute n'est jamais toute entière d'un côté, elle est des deux. C'est un exercice de toujours s’interroger sur les motivations de ses actes. Il faut pour bien faire que nous restions novices toute notre vie.

 

Chapitre 58, 38-fin : De l’accueil des frères.   12.04.88

      Rester novice toute sa vie !

 

Mes frères,

 

Quand on se présenta au monastère pour y entrer, on a nettement le sentiment d'un appel entendu, un appel qui vient on ne sait d'où. On est comme poussé en avant. Cet appel vient de Dieu certes, et c'est l'Esprit du Seigneur qui conduit l'homme ou la femme vers ce monastère où on est attendu. Il en sera de ce nouveau moine, de cette nouvelle moniale, comme de celui qui est né de l'Esprit. On ne sait pas d'où il vient et on ne sait où il va.

Il aura la sensation d'être habité par une vie dans laquelle il est immergé, et il se donne à cet appel, à cette aventure sans se poser de véritables questions. Il obéit à cette voix et il abandonne tout pour la suivre. Tout cela est indistinct. C'est confus, c'est obscur. Mais il y a cependant une certitude : on est là où on doit se trouver et on finira par rencontrer une personne, cette personne qui habite déjà le cœur et dont on ne peut plus se passer.

 

Car la vocation monastique, ce n'est pas un idéal philosophique à la façon du bouddhisme par exemple. C'est la rencontre d'une Personne que l'on sait vivante, et qu'on a jamais vue, et pourtant qu'on connaît déjà parce que son image est déjà imprimée dans le cœur. On reçoit une révélation. Je suis persuadé pour moi que dans une véritable vocation contemplative, il y a déjà une vision au départ, la vision d'une beauté. Et c'est cette beauté qui donne l'énergie et le courage de tout abandonner, de tout lâcher. Et cette Personne, on a le pressentiment qu'elle est l'amour et qu'elle comblera les désirs les plus profonds du cœur.

On arrive et on n'émet aucune prétention. On accepte ce qu'on trouve parce qu'on se dit que ça doit être ainsi. On ne pose pas de questions. On ne fait pas de problèmes. On sait qu'on a tout à apprendre et tout à recevoir et on est disposé à tout accepter et à faire tout ce qui sera demandé. Au moment où on arrive, c'est un accueil confiant, simple. C'est une espérance, l'espérance d'une naissance à un être nouveau. On sait très bien qu'on ne va pas dégénérer à l'intérieur du monastère, mais qu'on va grandir et s'épanouir. Mais encore une fois, tout cela est très obscur.

 

L'idéal serait d'entretenir ces sentiments à longueur de vie, de les retrouver nouveaux et frais chaque matin, même si la vie à l'intérieur du monastère dure 50, 60 ans et au-delà. Ce n'est pas impossible et personnellement je pense que c'est indispensable. C'est en cela que consiste essentiellement notre vœux de conversion des mœurs.

Il s'agit de rester ou de revenir aux sentiments qui nous habitaient le jour où nous sommes arrivés ici. C'est cette fraîcheur qui va nous conduire jusqu'à la source de notre véritable jeunesse. C'est dans ce sens-là que la vie monastique permet à un homme de ne pas vieillir. Même si son corps se dégrade par la force de l'entropie, à l'intérieur l'homme nouveau rajeunit de jour en jour, comme le dit l'Apôtre Paul. C'est cette expérience typiquement chrétienne que nous devons faire dans le monastère.

 

La fidélité à notre vocation, c'est donc la croissance dans une candeur qui n'est, pas une naïveté infantile ou infantilisante, mais qui est une confiance éperdue en ce Dieu qui invite, et qui invite tous les Jours. Nous commençons l'Office chaque matin en demandant à Dieu de nous ouvrir les lèvres. Et puis nous lui disons que nous sommes entourés d'ennemis. Mais nous sortons de notre sommeil, nous sommes vigilants. Nous attendons tout de cette journée qui commence. Nous attendons un surcroît d'amour.

Il peut alors nous arriver pendant la journée des erreurs, des chutes, ça n'a pas tellement d'importance, ça fait partie de notre croissance. Ce sont ces expériences - disons d'ordre négatives - qui peuvent nous tenir en éveil, nous empêcher de nous endormir dans une soi-disant sécurité fondée sur une illusion de sainteté.

L'Apôtre Paul disait aussi : « J'ai quelque chose dans ma chair qui m'empêche de faire exactement ce que je voudrais, et je fais le contraire. » C'est plus fort que moi. Et alors le Seigneur lui a dit : « Il est très bon qu'il en soit ainsi, car ma puissance à moi va se déployer à l'intérieur de ta faiblesse dont tu prends conscience. »

 

Donc le moine authentique, c'est un novice. Il est comme un novice, ouvert, disponible, généreux et - j'ose le dire - enthousiaste dans le sens étymologique du terme. Donc habité par un Dieu, par une énergie divine qui le fait s'ouvrir chaque matin comme une fleur ouvre sa corolle lorsque le soleil se lève et que le soleil commence à la toucher. Alors on passe à travers tout. Et je puis vous dire que alors on reçoit même plus que ce que on avait espéré.

 

Voilà donc le développement de ce que je vous disais hier. Essayons d'être des novices. Ne nous prenons pas au sérieux. Nous avons à recevoir de chacun. Moi, j'ai à recevoir de chacun de vous sans distinction. Et je suis heureux et je ne laisse pas passer une occasion, même si je ne le dis pas. Il faudrait que nous soyons toujours dans des dispositions parelles, sans prétentions, recevant ce que Dieu nous donne, soit directement, soit par la main de chacun de nos frères.

 

Chapitre 60 : Des prêtres qui désirent entrer. 14.04.88

      Qu’es-tu venu faire ?

 

Mes frères,

 

Notre Père Saint Benoît est vraiment le disciple et le frère des grands Pères de l'Église. Il partage leur sainteté et leur liberté dans l'usage qu'ils font de l'Écriture. Saint Benoît est un audacieux. La Parole de Dieu est devenue son bien. Il en use avec une familiarité déconcertante. Nous allons encore le voir aujourd'hui.

 

Voici donc un prêtre qui demande à être reçu dans le monastère. Saint Benoît ne le repousse pas mais il ne le presse pas non plus. Il impose ..?.. ..?.. et il les résume en une seule, en un parallélisme antithétique emprunté à la manière sémitique d'embrasser les choses.

Il lui dit d'abord une affirmation : qu'il est tenu à toute la discipline de la Règle, 60,7. Il devra la garder, dit le texte de Saint Benoît. Et alors la même chose mais exprimée de façon négative : on ne lui en relâchera rien, 60,8. Et alors, survient l'imprévisible : amice, ad quod venisti ? demande Saint Benoît, 60,9. Il lance au visage du prêtre la question que Jésus a posée à Judas au jardin des oliviers. Cela doit faire l'effet d'une douche glacée.

 

Reportons-nous maintenant à la scène originale. Judas s'approche de Jésus. Il lui donne un baiser en lui disant textuellement : « Réjouis-toi Rabbi ! » Le latin le traduit par : « Salut, Rabbi ! » Mais non, c'est réjouis-toi, Rabbi ! Ce doit être une joie pour toi de recevoir mon baiser de paix. Regardez quelle ironie !

Et alors Jésus répond à Judas. Je me rapporte encore au texte original qui n'est pas une question. C'est un constat. Il lui dit : « Camarade, c'est donc pour cela que tu es ici ! » Le latin maintenant modifie légèrement le sens. D'abord il introduit une question, il suppose une question à Judas. Et ensuite, il l'appelle ami au lieu de camarade. Si bien que l'apostrophe reçoit une charge émotionnelle plus grande.

 

Et alors Saint Benoît à la face du prêtre use de la même question, mais tirée de son contexte tout en étant toujours auréolée par lui. Il y aurait-il un Judas en puissance dans la personne du prêtre qui se présente ? Et je pense qu'on peut répondre oui, comme en chacun d'entre nous.

Pourquoi donc sommes-nous venus dans le monastère ? Et que faisons- nous ici ? Est-ce que nous sommes venus pour trafiquer de Dieu ? Pour profiter de lui ? Pour faire une carrière en se servant de lui ? Vous savez qu'on parle volontiers de la carrière ecclésiastique.

C'est peut-être vrai dans le monde ? Un séminariste va devenir vicaire, puis curé, puis doyen, peut-être évêque, cardinal ? Pape peut-être ? C'est légitime, il sait qu'il ne restera pas indéfiniment vicaire et qu'un jour on lui confiera une cure.

 

Mais dans le monastère ? Dans le monastère, peut-on envisager de devenir quelqu'un vis-à-vis de ses frères, au regard du monde, à ses propres yeux ? S'il en est ainsi, on a trahi sa vocation, on a trahi le Christ. On passe du côté de Judas.

C'est ce qui est arrivé pour Judas. Il a vu que avec un homme tel que ce Jésus, il n'y avait rien à espérer au plan humain. Alors, non seulement il l'a laissé tomber, mais il a tout de même voulu retirer un petit bénéfice de son passage à côté de ce Rabbi. Et il a gagné trente deniers, trente pièces d'argent. C'est toujours ça ! Cela peut aller jusque là, et nous portons ça en nous, attention !

 

Ou bien, est-ce que nous sommes venus dans le monastère pour nous mettre au service de Dieu et donner notre vie pour lui ? A mon avis, ces questions sont incontournables. C'est pour cela que je me suis permis de les poser le jour de l'an, et d'y revenir quand l’occasion s'en présente.

Quand nous nous heurtons à un problème personnel, une difficulté, soit dans la vie communautaire, soit dans notre vie spirituelle personnelle, strictement personnelle, je pense qu'il est bon de nous reposer cette question : Mais enfin, mon ami, pourquoi es-tu venu au monastère?

 

Voilà, nous pourrions longtemps épiloguer là-dessus, mais je pense que nous pouvons rester sur cette question et ne jamais la perdre de vue. Elle s'accroche à notre vœu de conversion, ce vœu auquel on ne pense guère. La stabilité, cela va de soi. L'effort se portera plutôt du côté de l'obéissance.

Et alors, il y a ce vœu de retour, comme je le disais hier, au jour où nous sommes arrivés ici, où nos intentions étaient naïves, où elles étaient pures. Et ce mouvement de retour peut s'opérer en nous posant cette question de Jésus à Judas : « Mon ami, pourquoi es-tu venu ? »

 

Chapitre 61, 1-16 : Des moines étrangers.      15.04.88

      Pas de prétention !

 

Mes frères,

C'est peut-être providentiel ce que nous venons d'entendre ici au sujet du moine étranger qui désirerait passer quelques temps dans le monastère et même éventuellement s'y fixer ? Aujourd'hui, il n'arrive plus des moines pèlerins qui arrivent de provinces éloignées. A cette époque, les gyrovagues existaient encore. Les moines pèlerins, je pense que ça devait encore exister dans les pays Slaves avant la révolution soviétique. Mais aujourd'hui, je pense que le Droit Canonique ne l'admettrait plus.

Le voilà qui vient. Et Saint Benoît utilise à deux reprises le même mot : contentus, 61,5 et 61,7. Il faut qu'il soit content de la consuetudo loci,61,5, donc de la façon de vivre de l'endroit. Et aussi contentus quod invenerit, 61,7, qu'il soit tout simplement, simpliciter, content de ce qu'il trouve.

Nous devons nous rappeler, et Saint Benoît y insiste, on ne le redit jamais assez, j'y ai fait allusion hier soir, c'est que dans le monastère nous ne pouvons élever aucune prétention. Non ! Le mot contentus veut dire avoir son content en français, ne rien désirer de plus de ce qui est dans le lieu où on vit. Pourquoi ?

Mais parce que le moine doit absolument éteindre en lui jusqu'à la racine de la convoitise. Nous sommes des animaux raisonnables, mais habités par une foule de besoins. Certains sont vrais, fondamentaux et d'autres sont artificiels, fallacieux. Les premiers doivent être satisfaits : le besoin de nourriture, le besoin de sommeil, le besoin d’activités, le besoin d'instruction. Mais d'autres doivent être retranchés. C'est ce que Saint Benoît appelle ici la superfluitas, 61,6.

La superfluitas, étymologiquement, c'est ce qui coule au-dessus, c'est ce qui déborde. Donc, j'ai mon content, je suis rempli avec ce que le monastère me donne. Mais il ne faut pas que ces exigences qui sont en moi maintenant débordent. C'est traduit ici en français par de vaines exigences. C'est la satisfaction donc de toutes ces convoitises, toutes ces passions qui nous habitent, qui nous agitent, qui nous troublent et qui peuvent ainsi jeter le trouble à l'intérieur de la communauté.

Elles ont toutes leurs racines dans ce que on peut appeler en gros l'avarice. C'est le besoin de posséder. Maintenant si on va encore plus loin, c'est le besoin de sécurité. Je place instinctivement ma sécurité dans ce que j'ai. Si je vais plus loin encore, c'est le besoin d'exorciser une peur qui se trouve en moi. Si je vais plus profond encore, je vais retrouver la peur de la mort. J'ai peur de mourir.

Il faut donc que le moine apprenne à regarder la mort en face. C'est pourquoi Saint Benoît demandera qu'il ait toujours la mort devant les yeux, suspendue devant lui. Non pas pour avoir peur, mais pour l'exorciser, pour se rendre compte que cette peur de mourir est la racine de toutes les difficultés. Comment maintenant exorciser la peur de la mort ?

Eh bien, c'est très simple, c'est en obéissant. Lorsque j'obéis, lorsque je coule ma volonté  dans celle d'un autre qui est au regard de la foi Dieu, à ce moment-là, je prouve que je n’ai pas peur de mourir. Je me remets à un autre. Dans l'acte d'obéissance, je dis la prière du Christ, ultime, au moment ou il rendait son esprit a Dieu : Père, Seigneur mon Dieu, dans tes mains je remets mon esprit. C'est à dire ce qui en moi est la source de mon être.

Dans chaque acte d'obéissance, nous disons cette prière implicitement, donc nous participons à la mort du Christ. Et cette mort, notre mort alors, est déjà dépassée.

 

Chapitre 63, 1-24 : Du rang à garder.          18.04.88

      Une nouvelle naissance.

 

Mes frères,

 

Il est normal et même nécessaire que dans le monastère, comme dans toute société organisée, règne un ordre d'après lequel chaque moine trouve sa place et puisse travailler à la croissance, et d'abord au maintien de l'ensemble. Saint Benoît définit trois critères : la date d'entrée, le mérite de la vie, et la décision de l'Abbé.

 

Le critère le plus logique est la date de l’entrée, c'est la date à laquelle on est agrégé au Corpus monasterii. C'est donc la date d'une naissance, car on ne vivra plus seulement de façon naturelle, on va commencer à vivre comme des enfants de Dieu promis au partage d'une gloire qui est celle même du Christ.

Donc, tous les avantages qu'on tient de la nature, de la famille, de la culture, de la race, tout cela disparaît, tout cela ne compte plus dès qu'on est entré chez Dieu. Là, il y a uniquement la densité de vie surnaturelle qui bouillonne dans le cœur.

On est donc greffé sur cette vie nouvelle. Il faudra la laisser grandir, se développer en nous  et, c’est une véritable naissance. C'est pourquoi Saint Benoît dira que celui qui est entré à la seconde heure sera le cadet de celui qui est entré à la première, parce qu'il est venu au monde une heure plus tard, au monde de Dieu.

 

Donc, au moment où j'arrive dans le monastère, donc où je viens au monde de Dieu, où je nais au monde de Dieu, je suis le plus jeune. Je vais donc occuper le dernier rang. Je vais accepter tout avec reconnaissance et humilité. Je reviens alors à ce que je vous ai rappelé ces derniers jours. L'idéal serait de demeurer toute sa vie dans ces dispositions : se considérer toujours comme le plus jeune, comme celui qui vient d’entrer le dernier.

Le rang que nous occupons, même si parfois avec les années qui s'écoulent et les nouveaux qui arrivent, j’ai l'impression de monter en grade - appelons cela ainsi – de monter en rang, d'occuper un ordre supérieur, en fait dans l’intime de mon cœur, je dois toujours revenir à la dernière place. C'est ce que le Christ nous a enseigné lorsque il a voulu laver les pieds de ses disciples.

Il s'est mis, lui, à la dernière place. Il a dit : « Voilà, vous devez faire la même chose chacun pour votre part. Dans votre groupe d'apôtres, chacun se considérera comme le dernier, celui auquel on peut tout demander, celui qui étant le plus jeune est au service de tous, qui n’a aucune prétention à élever. »

 

Et cette organisation basée sur la date de l'entrée n’est pas rigide, ni statique. L'Abbé doit être ouvert au souffle de l'Esprit. Et pour cela, il doit être mort à lui-même, à toute façon humaine de voir et de juger. Il a donc la possibilité de modifier cet ordre basé sur la date d’entrée, sur la date de naissance. Il peut - et cela arrive - conférer un emploi qui détermine un rang nouveau, du moins en certains endroits du monastère, aujourd'hui par exemple, le chantre. Il est normal que le chantre ne se trouve pas à sa place à son rang d'ancienneté, mais qu’il occupe un endroit d’où il puisse vraiment diriger et entraîner le chœur.

Ce sera la même chose pour le prieur. Il doit occuper la place après l’Abbé, même si, ce qui n'est pas en soi impossible, il était le dernier arrivé dans la communauté. Imaginons une communauté où il n'arrive plus personne pendant des années et des années. Il y en a comme ça en France qui restent sans recrutement pendant des dizaines d'années. J'en ai entendu un au Chapitre Général disant qu’ils venaient d'avoir une Profession Solennelle, la première depuis 34 ans. Regardez un peu ! Alors là, vraiment, le dernier arrivé pourrait très bien être un jour le Prieur ou l'Abbé.

Alors, Saint Benoît prévoit aussi le cas d'un moine qui vient d'ailleurs, d'un autre monastère. Il peut le placer à un rang plus élevé que celui de son entrée. Mais il n'y est pas obligé. Il doit veiller ici, regarder le mérite de la vie de cet homme. Ce moine étranger mérite peut-être, par exemple, de trouver dans le monastère qui l'a adopté le rang d'entrée qu'il avait dans le monastère qu'il a quitté. Voilà toutes choses qui sont laissées au discernement spirituel de l'Abbé.

 

L'Abbé doit veiller surtout à ne pas jeter le trouble dans sa communauté, car les dispositions injustes ou fantaisistes perturbent la paix. Et il y a de ces tempéraments qui pourraient très bien avoir le besoin de manifester leur, disons, valeur ou leur autorité en prenant toutes sortes de dispositions comme ça arbitraires. Cela peut arriver dans le chef d'un Abbé.

Naturellement si ça se produisait, il faudrait veiller au grain. C'est pour cela que dans notre Ordre il y aura des Visites Régulières pour voir si tout se passe suivant les prescriptions de la Règle et du Droit de l'Ordre. Ces dispositions injustes altèreraient la santé spirituelle des frères et de la communauté. Dans la maison de Dieu, ne l'oublions pas, chacun a sa place. Et la place de chacun, c'est la meilleure. Et c'est une place où on doit se découvrir au service de tous.

 

On a lu au réfectoire - il y a quelques semaines, je pense - un article assez long sur justement ce chapitre 63° de Saint Benoît, sur le rang à garder dans la communauté. Et nous avons appris que c'est une disposition qui est bien antérieure à Saint Benoît et qui existe pratiquement depuis toujours dans le monde monastique. Et la raison fondamentale est toujours celle-ci : c'est le fait d'une nouvelle naissance. On entre dans un univers nouveau, on accède à une vie nouvelle.

Le jour où je suis accepté, où je reçois l'habit, mais surtout le jour où je fais ma profession solennelle, où définitivement je suis intégré à la communauté, ce jour-là devrait être ambivalent. C'est le jour de ma mort au monde et à ses mœurs et c'est le jour de ma naissance à une vie qui ne sera plus conduite selon les mœurs humaines, mais selon les normes du Christ et celles de l'Esprit. Malheureusement, nous sommes tellement faibles et nous oublions ces réalités, ces évidences.

 

C'est pourquoi, mes frères, essayons chaque fois que nous en avons l'occasion, comme aujourd'hui, comme ce soir encore, de réfléchir à cela, de voir dans notre comportement, si dans notre cœur il n'y a pas comme cela des ferments de l'élévation qui nous font perdre de vue la raison pour laquelle nous sommes dans le monastère.

Alors reprenons-nous, mettons en oeuvre notre vœu de conversion. C'est pour notre bien, c'est pour celui de la communauté, celui de l'Église et même celui du monde entier.

 

Chapitre : Récollection du mois de mai.          30.04.88

      Redevenir des petits enfants.

 

Mes frères,

 

Nous venons d'entendre un magnifique texte de Péguy, très bien écrit, très bien balancé. C'est de la poésie plus que de la prose. C'est tout un sermon. Cela vaut toute une récollection. Après lui il faudrait se taire et laisser des paroles si vraies, si justes ensemencer notre coeur, le fé­conder, lui donner cette jeunesse nouvelle, cette jeunesse éternelle qui est le privilège des enfants de Dieu.

Car si nous ne devenons pas comme des petits enfants qui toute la journée travaillent en jouant, ou jouent en travaillant, et qui le soir s'endorment sans soucis, c'est qu'ils savent que l'amour les porte, que l'amour leur donne vie, que l'amour leur ouvre un avenir qui sera de beau­tés et de merveilles. Si nous ne devenons pas ces petits enfants, le Royaume de Dieu n'est pas pour nous. Nous ne franchirons jamais le seuil de cet univers qui est celui de notre Créateur, qui est le Coeur de notre Créateur.

Mes frères, je me demande si tout au fond de nous n'habite pas la peur ? Cette peur qui est le lot des grandes personnes, car les grandes personnes sont habitées par la peur. Elles ont peur de tout. Elles ont peur de ce qui se passe autour d'elles. Elles ont peur de leur ombre. Elles ont peur de demain. C'est vrai qu'elles ont des soucis. Elles doivent les porter pour les épargner aux autres. Mais comme le dit si bien Dieu par la bouche de Péguy : elles n'osent même pas une toute petite nuit laisser faire le travail par Dieu.

 

Permettez-moi d'ajouter quelques paroles qui ne sont pas de Péguy cette fois-ci, mais qui ont monté en moi tout au long de cette journée en pensant à la fête de demain. Car traditionnellement le premier Mai est consacré à la fête du travail - du moins dans les régions européennes ­et cela depuis très longtemps.

On entend honorer ceux qui oeuvrent au service des hommes par un la­beur manuel et même intellectuel. C'est une fête de la solidarité et de la communion entre les travailleurs. Elle fut longtemps l'occasion de re­vendications largement justifiées. Mais aujourd'hui les esprits sont de­venus plus sereins quoiqu'il subsiste encore des problèmes très graves.

Et en tout premier lieu, sans doute, celui du chômage avec ses sé­quelles sans fin, ces nouvelles formes de pauvreté qu'il engendre aujourd'hui. Mais il est quelqu'un qu'on oublie de fêter, de congratuler, de re­mercier, et c'est Dieu notre Père. Ici je rejoins Péguy quoique je ne sois pas du tout de taille à prendre sa place. Mais enfin, je retrouve ce qu'il vient de nous dire si bien.

Lui, notre Dieu, il est le premier et le plus grand de tous les tra­vailleurs. Nous n'y pensons pas. Nous perdons de vue cette évidence et c'est ainsi que nous commettons bien des erreurs. Nous parlons de l'Opus Dei, l'Oeuvre de Dieu, mais le plus souvent nous prenons ce mot dans un sens étroit, dans un sens incomplet. Nous res­treignons cela à l'Office Divin, à l'Office Liturgique.

 

Nous devons apprendre à penser l'Opus Dei dans un sens beaucoup plus large, apprendre à contempler cette oeuvre que Dieu est en train de réali­ser. Le Christ nous a affirmé que son Père est toujours au travail. On avait justement reproché à Jésus d'opérer un prodige le jour du Sabbat. Il répond : Oui, c'est vrai ! Mais mon Père, lui, est toujours au travail.

Que fait-il donc ce Dieu qui est notre Père ? Eh bien, il n'arrête pas de créer l'univers, de le pousser toujours plus loin dans son évolu­tion. Il désire en faire le temple de sa gloire, le lieu de sa présence et de son amour. Or, la conscience de ce monde en formation, en croissance, c'est l'homme, c'est nous. Aujourd'hui, Dieu attend que le monde en nous soit le coauteur avec Dieu de sa propre transfiguration.

Le Verbe de Dieu, par qui le Père crée le monde, s'est fait homme. Il s'est fait chair. Il s'est fait matière. Il a montré que Dieu est amour. Il a saisi le monde qui avait dévié, qui partait dans une direction qui le conduisait dans une impasse. Il a repris ce monde et il l'a remis dans la ligne droite du but à atteindre. Et par sa résurrection d'entre les morts, il a donné à la chair et à la matière une consistance nouvelle, spirituelle, qui lui permet de participer à part entière à la propre vie de Dieu.

 

Mes frères, voilà la grande Oeuvre divine, le grand travail de notre Dieu, le plus grand, le plus beau de tout ce que nous pouvions imaginer comme travail. C'est la raison pour laquelle Dieu est sans cesse à l'oeu­vre. Mais en même temps, comme il est Dieu, il est toujours en repos. Si nous sommes vraiment des contemplatifs, nous devons pouvoir unir en un même geste, et le travail et le repos, éviter la précipitation, l'énervement, savoir saisir les choses et les évènements, s'y couler et puis s'en servir pour aller plus loin comme si on se laissait porter par eux, et en devenir les maîtres.

Si nous nous précipitons dans notre travail, si nous y mettons de la fièvre, si nous nous laissons prendre par une certaine gourmandise de fai­re quelque chose, si nous sommes mus par l'activisme, alors nous ne tra­vaillons pas. Nous nous agitons. Agités sans rien faire, disait déjà l'Apôtre Paul. Et c'est bien vrai. Nous devons unir sagement un repos intérieur complet avec une activité qui alors est vraiment créatrice. 

Nous devons voir notre travail pour ce qu'il est, à savoir une syner­gie intelligente et harmonieuse avec le travail de Dieu notre Père. De là l'importance du don total de nous-mêmes, du renoncement à tout ce qui pourrait nous mettre trop en valeur, l'importance de la gratuité, l'importance d'une obéissance joyeuse et sincère. Notre valeur personnelle au plan surnaturel et au plan naturel dépend de la réponse que nous donnons à notre Dieu qui nous invite à travailler avec lui.

 

En ce mois de mai qui est un mois de renouveau, de floraison, de fé­condation, un mois d'espérance - et ici je rejoins encore Péguy - en ce mois de mai nous allons rencontrer cette année l'Ascension du Christ qui va nous dire mais que c'est bien vrai, que la chair et la matière trans­figurées sont maintenant chez elles lorsqu'elles se trouvent chez Dieu. Notre futur, il est là-bas ; mais aussi notre présent car nous sommes déjà ressuscités dans le Christ.

Nous rencontrerons encore la fête de la Pentecôte, ce jour où pour jamais les énergies divines sont tombées sur le monde, l'ont pénétré, ce sont diffusées partout, l'ont saisi pour le retourner et le lancer défini­tivement vers le but, cette heure où Dieu sera tout en toutes choses.

Mes frères, n'oublions pas ceci, demeurons-y bien attentifs !

 

Un dernier mot : notre collaboration avec Dieu fait de nous des prin­ces. L'oublier serait le plus grave des péchés. Si nous sommes des princes, nous devons nous conduire non pas comme des roturiers, mais comme des princes. Si nous avons le plus beau titre de noblesse qui soit, à savoir être des fils de Dieu, nous devons en tout nous comporter comme Dieu dans nos rapports fraternels, dans nos rapports avec le monde, et puis dans nos rapports avec nous-mêmes.

Savoir que notre travail et notre repos sont une seule et même chose parce que nous somme comme Dieu, lui le premier, le plus grand des tra­vailleurs, mais qui toujours est en repos parce que il est maître de lui, il est maître de tout et surtout   parce qu'il est l'amour.

 

Homélie : Cinquième dimanche de Pâques – B.    01.05.88   

      Notre vie est en Dieu.

 

Mes frères,

 

Le Seigneur Jésus ne pouvait nous dire plus clairement, plus nette­ment qu'il est notre vie. Nous formons avec lui une seule réalité vivante comme le sarment avec le cep, comme la branche avec le tronc, comme un membre avec le corps. Il est tout entier en nous et nous sommes tout en­tier en lui. La source de notre vie n'est pas en nous, elle est en lui, en sa personne physique, en sa chair ressuscitée, mais aussi en chacun des hom­mes dans lesquels il habite.

Si bien que nous puisons notre vie dans l'Eucharistie certes, dans la volonté de Dieu certainement, mais aussi dans le regard de chacun des hommes que nous rencontrons. Et de même, nous pouvons donner la vie à chacun de nos frères. Tous ensemble, nous sommes les uns dans les autres et nous formons un corps immense.

Nous formons une vigne qui va donner, qui doit donner beaucoup de fruits. Et ces fruits ne peuvent être que la paix, la lumière, l'amour, une gloire qui doit rayonner et devenir le partage de tous. Oui, mes frères, puisque nous sommes dans le Christ, nous avons dépas­sé les frontières de la mort. Nous devons nous comporter en hommes vivants et ne plus nous replier sur nous-mêmes.

 

Mais alors, pourquoi toujours le péché ? Pourquoi toujours ces mor­sures qui nous blessent ? Parce que instinctivement nous élevons encore des barrages devant cette vie qui nous irrigue. Il y a en nous des recoins qui sont toujours habités par la peur. L'origine du péché, c'est la peur, une peur viscérale qui n'est pas la peur de mourir, qui est la peur de vivre.

Nous avons peur d'abandonner nos sécurités charnelles trop bien con­nues pour d'autres sécurités, celles d'une vie qui dépasse tout entende­ment. Et c'est ainsi que nous avons peur de Dieu. Nous préférons nous ré­fugier dans le culte d'une idole, n'importe laquelle. Nous avons peur les uns des autres. Nous fermons les portes, nous fermons les fenêtres. Et nous avons même peur de notre ombre à nous.

Pourtant, si nous laissons cette vie du Christ triompher en nous, nous aurons - comme vient de nous le rappeler l'Apôtre Saint Jean - nous aurons toute assurance. Nous connaîtrons la sécurité parfaite et nous pourrons alors la rayonner sur les autres hommes.

 

Une contradiction habite donc notre coeur. Nous sommes tout entier au Christ, mais des noeuds demeurent serrés en nous. Heureusement Dieu est plus grand que notre coeur et la douce puissance de sa vie dissout patiemment tous nos kystes.

Nous allons dans quelques minutes partager une fois encore le Sang et le Corps de notre Christ. Cette vie qui est en Lui, qui est déjà en nous aussi, va nettoyer tout ce qui doit l'être. Elle va rendre notre coeur parfaitement lisse. O, si nous pouvions garder cette pureté dans les heures qui vont suivre et ainsi la laisser dominer toute notre activité.

Mes frères, n'ayons pas peur d'espérer, n'ayons pas peur de nous ouvrir toujours plus largement ­à cette vie. Ce sera la joie de notre Dieu, ce sera notre joie à nous. Rappelons-nous que le Christ nous a dit : Ma joie, je vous la donne. Ma paix, je vous la donne. N'ayons pas peur d'accepter, là est le secret de toute réussite.

 

                                                                                                    Amen.

 

Règle : Prologue 1-21.                             02.05.88

      L’Evêque Athanase.

 

Mes frères,

 

Le second cycle quadrimestriel de la lecture de notre Règle coïncide chaque année avec la fête de Saint Athanase. Nous sommes ainsi ramenés régulièrement aux sources de notre vie monastique car Athanase, Patriarche d'Alexandrie, était contemporain de tous les grands moines dont nous dé­pendons encore aujourd'hui. Nous sommes de leurs enfants et nous nous re­trouvons dans le rayonnement de géant de foi et d'intrépidité que fut l' Evêque Athanase.

Vous savez qu'il a dû lutter contre l'hérésie arienne qui avait pris naissance dans sa propre ville épiscopale, avant lui naturellement. Mais n'empêche, la source de cette hérésie était là. Il fut exilé à cinq repri­ses, dont une fois à Trêves, pas loin d'ici. C'est à cette occasion que nos régions eurent connaissance de l’aven­ture monastique Egyptienne, par la vie de Saint Antoine qu'avait rédigé Athanase et puis probablement aussi par les rencontres qu'il aura eu ici au cours de son exil.

 

Admirons une fois encore la façon d'agir de Dieu qui sait mettre à profit les événements contraires pour en tirer un bien nouveau, original. Il agit ainsi de façon habituelle. Saint Paul le constatera en disant que pour ceux que Dieu aime et pour ceux qui aiment Dieu, tout concourt à leur bien, absolument tout.

Voyez l'exil du Peuple d'Israël vers Ninive, vers Babylone, et puis plus tard dans tout le bassin méditerranéen, cet exil hors de sa terre eut pour résultat de préparer le nid du christianisme.

De même les persécutions où qu'elles aient lieu, même les persécutions d'aujourd'hui, elles auront un effet salutaire de purification d'abord pour les chrétiens, pour l'Eglise, mais aussi sur de nouvelles formes de vie chrétiennes, de nouveaux lieux d'implantation. Nous sommes encore trop tôt pour le voir. On pourra relever cela dans quelques siècles certainement.

 

Mais Athanase, lui, il peut tenir face à l'arianisme, face à l'empe­reur, face à la quasi totalité des Evêques qui, à l'époque, étaient deve­nus ariens. Athanase était un des seuls. Il a pu tenir tête, mais grâce au soutien qu'il a reçu des cohortes de moines qui habitaient le désert, et un soutien inconditionnel. Lorsque le danger devenait trop pressant, Athanase trouvait refuge auprès de ces moines. Et eux, les moines, ils n'hésitaient pas à descendre en masse sur Alexandrie pour soutenir leur Evêque.

Les marches sur Bruxelles aujourd'hui, on pense avoir trouvé quelque chose d'extraordinaire? On va marcher sur Bruxelles, des cultivateurs, des fermiers avec des tridents. On marche sur Bruxelles. Et maintenant on vient de loin pour marcher sur Bruxelles. On vient d'Angleterre, on vient de France, on vient d'Allemagne, Bruxelles étant le lieu des décisions ingrates et impopulaires. On marche sur Bruxelles.

 

Eh bien, nos Pères dans le monachisme, eux, marchaient sur Alexandrie. Et cela nous montre qu'il avait un sens aigu de leur appartenance ec­clésiale. Le moine n'est pas un individu qui travaille égoïstement à son salut personnel. Il est d'abord et avant tout un homme d'Eglise.

Il fait partie d'un Corps dont il est un organe, un organe indispen­sable - tout petit peut-être ? - mais un organe qui régule à l'intérieur de l'Eglise certaine fonctions essentielles qui seront l'amour, la fidélité, la persévérance, la bienveillance. Tout cela doit vivre dans le coeur du moine, et à partir de ce temple se répandre dans le grand Corps du Christ.

C'est ce que faisaient déjà les moines à l'époque d'Athanase. Ils avaient bien conscience de former tous ensemble une militia, donc un Corps d'armée. C'est ce que Saint Benoît a retenu. Il nous dit encore aujourd'hui : que nous devons prendre les nobles armes de l'obéissance, celles du Christ lui-même, pour combattre sous l'étendard du Seigneur Christ, notre véri­table Roi, Pr. 10.

 

Nous ne sommes pas ici des préretraités. Nous sommes des combattants quelque soit notre âge et quelque soit notre ancienneté. D'ailleurs plus on est âgé, plus en principe on doit être devenu habile dans le combat spirituel.

Un ancien par exemple, un ancien dans un monastère ne doit jamais laisser une pensée de malveillance entrer dans son coeur. Un ancien dans un monastère ne peut pas être un bavard par exemple, car alors c'est un faux ancien. Il ne combat plus. Il a capitulé.

Voilà, il est prisonnier là où il est. Et c'est terrible. Il n'est pius combattant. S'il avait vécu à l'épo­que d'Athanase, il serait devenu arien. Il faut bien voir les choses en face.

 

Alors c'est pourquoi, mes frères, puisque nous sommes à la pointe du combat que mène l'Eglise contre l'erreur et contre le mal, toute forme de marginalisation dans un monastère équivaut à une désertion. Cela c'est certain !

Le bavardage en est une. Le bavard est un homme qui se marginalise. Et alors, n'étant pas bien, il attaque les autres. La véritable margina­lisation, ce n'est pas tellement un retrait au loin, une singularité, cela peut être aussi une sorte de chancre qui affaiblit, alors qui affaiblit toute la communauté. Pourquoi ? Parce que il émousse la pointe, l'arme, il émousse l'arme de combat qui est la prière, qui est le recueillement, qui est l'union à Dieu.

 

Alors, mes frères, essayons donc, faisons l'impossible pour toujours être unis par une charité sincère. Saint Benoît nous le dira souvent. Les anciens moines, donc les contemporains d'Athanase, avaient une patience sans limite. Patientissime, dit Saint Benoît. Il le dit de l'Abbé, mais cela vaut aussi de tous les frères, avec une patience sans limite. 72, 9.

Et nous devons savoir que le triomphe du Christ dans les coeur passe par nous. Mais ne confondons pas triomphe et triomphalisme. Le triompha­lisme, l'Eglise l'a connu tout un temps au Moyen Age où la chrétienté coïncidait avec les limites d'états. Mais nous en sommes revenus heureu­sement.

Enfin, c'était une époque ! Il fallait sans doute y passer, une crise de croissance. C'était bien pour l'époque, mais aujourd'hui c'est fini. Le triomphe de l'Eglise se fait dans les coeurs d'abord, encore une fois, que la charité y triomphe, le respect des autres, le respect sans limite des personnes.

 

Et c'est grâce alors à cette délicatesse que nous connaîtrons chacun pour notre part, que notre communauté peut devenir un lieu fort, une for­teresse .. ?.. .. ?.. .. ?.. que l'Eglise, donc le Christ, doit mener contre les forces du mal, donc contre satan. Et ainsi nous aurons rempli notre devoir. Et de même que nos ancêtres dans la vie monastique soutenaient leur Evêque Athanase, nous, à notre pla­ce bien modeste, nous soutiendrons ceux qui sont exposés, ceux qui sont des hommes cibles, ceux qui devront avant nous répondre du sort de leurs frères.

 

Règle : Prologue 22 - 33.                         03.05.88

      L’univers de la résurrection.

 

Mes frères,

 

          Si nous prenons attention au vocabulaire de Saint Benoît dans la péricope que nous venons d'entendre, nous relevons des mots qui ont pris dans la Tradition chrétienne un sens quasi technique : exurgamus, Pr, 22 ; de somno surgere, Pr, 24. Sortir du sommeil, s'éveiller, se lever. Or ces mots, ces expressions sont utilisées depuis quasiment le début de l'ère chrétienne pour signifier la résurrection du Seigneur.

          Et ça n'a pas pu échapper à Saint Benoît, lui qui est tellement sensible à l'Esprit qui parle au coeur des fidèles à travers l'Ancien comme le Nouveau Testament. Nous voici donc dès le Prologue dans un contexte qui donne à la vie monastique une beauté ..?.. . La vie monastique est située dès le départ dans l'univers de la résurrection.

            Le moine est un homme éveillé qui aspire à la résurrection, qui est en train de ressusciter. Il est éveillé, il voit et il entend des choses que ne voit pas et n'entend pas un homme plongé dans un profond sommeil. C'est donc un privilégié, il a été éveillé par Dieu. Pourquoi ? Mais parce que déjà il quitte le monde de la mort et il entre dans l'univers de la résurrection. C'est là son lieu. C'est là qu'il vit ; c'est là qu'il respire ; c'est là qu'il grandit ; c'est là qu'il lutte et c'est là qu'il triomphe.

 

          Saint Benoît nous dit ici ce que ce moine voit et entend. Il voit la lumière qui divinise. Il tient les yeux grands ouverts. Or, cette lumière divinisante, c'est un visage. C'est le visage du Christ ressuscité. Le moine vit donc dans le rayonnement de cette beauté et de cette lumière, et ses yeux s'en rassasient. Il ne peut plus s'endormir. Il est éveillé pour toujours car on ne ressuscite qu'une fois. Et qu'entend-t-il ? Il entend la voix même de Dieu. Et pour l'écouter, il dresse les oreilles : attonitis auribus, Pr, 25. Sa vie n'est donc plus que vision et écoute.

            Nous sommes donc dès le début de la Règle de Saint Benoît dans un idéal qui est le nôtre, que nous ne devons jamais oublier, et qui est la vie contemplative. Le moine est essentiellement un contemplatif. Et il sera un contemplatif parce qu'il est un actif.  Attention, laissons de côté les catégories modernes !

          Dès l'origine le moine est un prakticos, un praticien dirait-on, un homme qui fait, un homme qui agit. Et sa pratique va le conduire à la vision de Dieu, à la vision de cette lumière. Mais il ne quittera jamais sa pratique. Sa pratique deviendra toujours plus intelligente, plus consciente, plus délicate, plus vraie à mesure que contemplant Dieu, il admire la façon d'agir de Dieu. Finalement sa pratique va reproduire sur terre la pratique de Dieu dans son univers à lui.

 

          C'est vraiment extraordinaire. C'est ainsi que les saints nous donnent par leur vie l'image du comportement de Dieu dans son ciel. Mais vraiment ici, entre le ciel et la terre il n'y a plus de différence. Le moine est toujours sur terre, mais sa pratique et sa vie sont déjà célestes. Il est passé de la mort à la vie. Il est ressuscité d’entre les morts. Et c'est à cela que Saint Benoît nous invite lorsque il dit : Eveillons-nous donc, sortons de notre sommeil, c'est l'heure, Pr,24.

          Alors nous maintenant, puisque nous sommes des enfants de Dieu et que nous ressuscitons avec le Christ et en lui, nous devons tenir nos yeux ouverts et nos oreilles dressées. Cela signifie que ce ne sont plus les affaires du monde qui doivent retenir notre attention, mais les affaires, les intérêts de Dieu, sa personne, son projet, les espoirs que Dieu nourrit à notre endroit, à l'endroit de l'univers, la façon dont Dieu se comporte.

          Comment, nous, allons-nous devenir ici son image ? Est-ce que nous nous prêtons vraiment à une collaboration entière, sincère avec lui ? Ou bien, est-ce que nous retenons quelque chose pour nous ? C'est tout autre chose que les petits intérêts terrestres.

 

          Mais alors ce qu'il y a de très beau, puisque on entre dans la façon d'agir de Dieu, lorsque dans un monastère on doit s'occuper d'affaires matérielles, mais ces affaires matérielles réussissent. Elles ne peuvent pas ne pas réussir puisque c'est Dieu qui les crée par notre intermédiaire. Il n'est pas possible que la bière brassée ici ne soit pas de toute première qualité puisque elle est le fruit du travail d'hommes qui sont ressuscités des morts. Vous allez dire que tout cela, c'est très idéalisé. C'est très beau, oui. Naturellement, c'est un idéal, mais déjà en train de se concrétiser.

          Et la qualité de notre travail, c'est la concrétisation de ce que nous sommes. Plus un homme est uni à Dieu, plus son travail est de qualité. Et ça ne peut pas être en être autrement parce que c'est Dieu seul qui réalise ce travail dans cet homme. Il ne nous est rien resté des objets que Jésus a fabriqués quand il était sur terre.

          A moins qu'un jour un brocanteur quelconque arrive et dise : voilà, j'ai trouvé ceci et c'est signé  « Jésus de Nazareth ». C'est malheureux qu'il n'est rien resté. Mais je pense que ça devait être des choses simples, mais des choses belles. Nous devons être des artisans de beauté dans tout ce que nous faisons, dans tout ce que nous sommes.

 

          Eh bien voilà, mes frères, ce que nous désirons devenir puisque nous sommes dans le monastère. C'est à cela que l'Ecriture nous invite. C'est à cela que l'Esprit Saint nous pousse. Et Dieu dans sa Trinité toute puissante nous donnera bien la grâce de concrétiser en nous cet idéal, cette beauté qui est l'être même le plus secret de notre Dieu, de notre Dieu qui est amour.

 

Règle : Prologue : de 34 à 47.                    04.05.88

      Dieu a les yeux ouverts sur nous.

         

Mes frères,

 

          Je suis toujours saisi d'admiration lorsque brusquement s'ouvrent devant moi de nouvelles profondeurs dans le texte de notre Règle. C'est une magnifique surprise, un cadeau me semble-t-il, une grâce que Dieu me fait, mais c'est un devoir de la partager avec vous. Hier, Saint Benoît nous disait que le moine tenait les yeux grands ouverts à la lumière qui divinise et que ses oreilles étaient dressées pour écouter la propre voix de Dieu, cette voix qui est un chant.

          Car dans l'univers de Dieu, on ne fait que chanter, chaque parole est un cantique. Pendant le Temps Pascal, nous reprenons une de ces  paroles: alléluia. Et nous savons que Saint Benoît lui-même l'appelle le cantique Alléluia.  Quant à la lumière que les yeux du moine ont le privilège de contempler, c'est le visage du Christ ressuscité qui est la lumière du monde. Et non seulement la lumière du monde à venir, mais aussi la lumière de ce monde-ci.

 

          Et voici que aujourd'hui, Saint Benoît nous dit que Dieu lui aussi tient les yeux ouverts. Et il les tint ouverts sur nous. C'est vraiment étonnant que nous soyons pour Dieu un objet d'admiration. Cela nous étonne, nous ! Mais est-ce que nous, nous tenons sur nos frères un regard admiratif ? Est-ce que nous sommes en admiration devant chacun de nos frères ? Est-ce que pour nous c'est un plaisir, une joie, un réconfort, une nourriture que de poser notre regard sur chacun de nos frères ? Si le Christ habite en nous, si Dieu habite en nous, c'est un geste qui nous devient naturel.

 

          Eh bien pour Dieu, c'est toujours ainsi. Dieu a les yeux ouverts sur chacun d'entre nous parce qu'il nous admire, parce que nous sommes son unique, unique, il n'y a pas un second moi. Et alors, pour Dieu, c'est un chef d’œuvre. Chaque homme pour lui est un chef d’œuvre. Et il n'a pas fini de travailler, de façonner ce chef d’œuvre. Je pense même qu'il y travaillera toute l'éternité car Dieu, comme je le disais un de ces derniers jours, est toujours au travail, toujours. Et pour lui, le travail, ce travail de création et de divinisation de ses créatures, c'est un repos et un plaisir.

          Et il a aussi les oreilles dressées vers notre voix, notre voix qui est une prière, une prière qui est le chant de notre coeur. Même si c'est une prière de repentir, si c'est une prière baignée de larmes spirituelles, même si c'est un appel au secours, ce doit toujours être le chant de notre coeur.

 

          Voilà donc les yeux et les oreilles du moi, puis les yeux et les oreilles de Dieu, et il s'opère une rencontre. Les yeux de Dieu rencontrent les yeux du moine, les oreilles de Dieu et les oreilles du moine perçoivent un cantique qui finalement se forme en un. Nous avons donc toujours une communion. Mais cette communion est déjà une perfection atteinte car, avant cela, il y a une recherche.

          Ce sont les deux regards qui se cherchent, non pas pour s'affronter, mais pour s'unir et se fondre en un. Et ce sont les oreilles qui recherchent le chant de l'un et de l'autre. Jamais des oreilles qui se ferment, jamais des yeux qui se ferment, mais toujours l'accueil, l'ouverture, la recherche pour plus d'amour, pour plus de communion .

 

          Et alors, Dieu ici nous donne l'exemple de ce que doit être notre réaction habituelle à nous, que cela regarde nos yeux ou que cela concerne nos oreilles. La voici : ecce adsum, Pr,44. Voici je suis présent. Je suis présent, dit Dieu. Je suis présent, pourquoi ? Mais il est présent pour se donner à nous. Dieu n'est pas présent pour nous juger. Il n'est pas présent pour nous ennuyer. Il n'est pas présent pour nous écraser, pour nous imposer sa volonté et son être. Non, Dieu est présent pour s'abîmer en nous, pour se perdre en nous.

          Voici ce Dieu qui dépasse à l'infini toutes les limites du cosmos, voici que Dieu se fait tout petit pour entrer en nous. Il a son palais, son ciel, sa demeure, son séjour, son plaisir en nous. Il dit: Là je suis présent, Pr,44. Le texte français est édulcoré. Il ne répond pas à la réalité. Il dit : me voici. Non, c'est autre chose : Voici, je suis présent. Et avant même que nous n'ayons ouvert la bouche, il nous le dit déjà.

 

          Mes frères, je pense que le chant que nous devons adresser à Dieu et qui charme son oreille, c'est Alléluia. Loué soit ce Dieu, ce Ya, ce Dieu qui est là et qui a voulu devenir l'un des nôtres. Et alors, le chant que Dieu doit faire toujours, je ne dis pas retentir car un chant ne retentit pas, mais qu'il doit faire entendre doucement à notre oreille, c'est ecce adsum, voici je suis présent. Et ainsi vous avez cette communion, vous avez cette rencontre, vous avez ce don de l'un à l'autre. Vous avez ce que j'oserais appeler « ces épousailles dans la rencontre de deux regards ».

 

          Mes frères, voilà ce que l'Esprit m'a donné de comprendre aujourd'hui. Et voilà, je suis heureux, encore une fois, de le partager avec vous car c'est vraiment la quintessence de notre vie contemplative, c'est la raison pour laquelle nous avons été appelés ici. Saint Benoît nous dit encore que Dieu cherche dans la foule du peuple quelqu'un qui voudra bien collaborer à son œuvre, quelqu'un qui voudra bien aider Dieu jusqu'au bout. Et alors j'ai répondu : ego, moi pour cette vie de splendeur dans la communion avec lui.

 

Chapitre : Les rogations.                          08.05.88

      Les rogations aujourd’hui ?

 

Mes frères,

 

Demain et les deux jours suivants, nous ferons la procession des ro­gations. Si le temps le permet - je l'espère bien car les prévisions météorologiques sont excellentes - nous parcourrons nos allées, nos sen­tiers, nos jardins, nous visiterons nos ateliers. Nous demanderons à Dieu de bénir le travail de nos mains, le nôtre et celui de tous les hommes nos frères,

Cette procession des rogations était vivace à l'époque où la foi ré­gissait la vie de tous les hommes. Aujourd'hui, dans un monde sécularisé, un monde où l'homme s'imagine être le roi et le maître, on ne parle plus de rogations. Elles ont toujours cependant leur place dans les monastères car elles sont une prière contemplative.

En effet, lorsque nous sommes dans la nature, ensemble, que nous in­voquons le Christ, la Vierge, les Saints, nous admirons ce que Dieu réa­lise pour sa créature. L'univers est en effet un discours, une parole qui nous dit qui est Dieu. Il nous dit aussi qui est l'homme. Il est un temple, un temple qui manifeste la gloire de ce Dieu.

 

L'homme, à l'intérieur de ce monde, n'est pas une entité indépendante du monde. Il en est la fleur et il en est la conscience. On peut voir l'univers comme un immense vivant qui se tient face à Dieu et qui établit avec Dieu des relations qui sont de dépendance certes, de service, mais aussi de confiance et d'ouverture. Car dans le monde, l'homme qui est la conscience de ce monde est tout ensemble un serviteur et un enfant.

La preuve que l'homme n'est pas le maître du monde, c'est le fait de la mort qui met un terme à ce sentiment qu'on pourrait avoir de maîtrise sur les choses. Non, nous sommes une chose parmi les autres, mais une chose qui est comme la quintessence de la matière. C'est chez l'homme que la transfor­mation s'opère d'abord. Et à partir de l'homme, elle va se répandre jusqu' au dernier atome.

Lorsque nous faisons la procession des Rogations, notre regard se porte sur les alentours. Nous admirons, nous contemplons la beauté du vi­vant, que ce soit la plante, que ce soit l'oiseau, que ce soit l'animal, que ce soit aussi la matière brute. Car la matière brute - nous le savons aujourd'hui - est animée d'un mouvement incessant qui lui est imprimé par le Créateur, et qui la fait sans cesse évoluer, et qui la pousse plus loin vers un accomplissement qui apparaîtra un jour en pleine lumière.

Et nous voyons ainsi que l'univers est tout ensemble le lieu d'une présence et le berceau d'une naissance. Il est le lieu où le Créateur qui est amour se manifeste et se donne à sa création. Et en même temps cette création est prégnante d'une métamorphose, d'une transfiguration qui nous est révélée dans la Personne du Christ ressuscité.

Donc, le Christ - ne l'oublions jamais - c'est Dieu devenu homme, devenu chair, devenu matière pour de l'intérieur saisir sa création et lui donner, déposer en elle les germes de sa divinisation. Si bien, mes frères, que lorsque nous sommes ainsi ensemble en train d'avancer, en train de prier, nous entrons en communion avec cet univers nouveau.

Les saints, eux, ont déjà franchi la frontière de l'invisible. Nous, pour l'instant, nous ne voyons que la face visible de la création. Mais l'oeil exercé de notre coeur - puisque nous sommes des contemplatifs - perçoit déjà dans la foi certains reflets de cette ­face invisible qui nous échappe pour l'instant. Mais elle ne nous échappe pas totalement, car - je le répète - notre regard peut déjà en percevoir quelques lumières.

 

Et ainsi, en communion avec tous les saints, nous faisons partie d' une grande famille dont Dieu est le Père, dont le Christ est le chef et dont l'Esprit Saint est l'âme.

Car ce qui relie les saints, ce qui nous relie entre nous, ce qui relie tous les hommes, ce qui fait que la création est une, c'est cet Esprit Saint répandu partout et qui est l'amour. Saint Benoît nous dit aujourd'hui que son intention est de fonder une école où l'on serve le Seigneur.

Les Rogations vont nous redire que nous sommes ici dans une école où on apprend à servir Dieu en nous ser­vant les uns les autres et en servant sa création. Car nous sommes au service de la création. Nous devons l'explorer, nous devons la cultiver, nous devons l'embellir. Nous devons faire surgir toutes les énergies qui sont en elle. Tel est le rôle de l'homme.

Et mes frères, en ces trois jours, nous reprendrons conscience ainsi de notre mission qui est aussi la mission de tous les hommes, nos frères. Et avec confiance, nous demanderons à Dieu de nous bénir, de nous aider, et de nous introduire ainsi au coeur de sa joie et de sa paix.

 

Chapitre : La vie cénobitique.                     11.05.88

 

Mes frères,

 

Hier, le Père Prieur de Chevetogne nous a dit que la vie cénobitique pure avait été introduite en Russie au XIVe siècle par Saint Serge de Ra­donège. Jusque là, tous les monastères russes étaient idiorythmiques.

Cela signifie que les moines habitaient tous au même endroit sous la direction d'un Higoumène qui assurait la direction spirituelle de chacun des frères, qui leur dispensait même un enseignement, qui éventuellement assurait la Liturgie, mais que chaque moine organisait sa vie comme il l'entendait, comme il le jugeai bon, que ce soit l'Office, que ce soit les repas, que ce soit le travail. C'était donc tout autre chose que ce que nous connaissons maintenant.

Des monastères idiorythmiques, il en existe encore aujourd'hui dans le monde Orthodoxe, surtout en Grèce, dans le nord de la Grèce. Cette idiorythmie, elle vise à procurer l'épanouissement de l’homme à travers le service de Dieu. Tandis que la vie cénobitique a pour objet de conduire l'homme à la transfiguration et à la divinisation en lui donnant de participer à la Pâque du Seigneur.

 

En soi, l'idéal idiorythmique est donc relativement facile et exal­tant, tandis que l'idéal cénobitique est difficile, mais il peut être ex­trêmement stimulant. Mais soyons lucides ! Regardons un peu la manière dont nous vivons ! La grande tentation de nos monastères cénobitiques est de glisser imper­ceptiblement dans l'idiorythmie. Ce ne sera pas le fait de la communauté comme telle, mais des moines.

Il est tellement commode de s'arranger une petite vie à l'intérieur de la communauté, de soigner et de flatter ses petites habitudes, d'entre­tenir et de nourrir le vieux garçon. Oui, reconnaissons-le, notre nature répugne à entrer dans l’engrenage de la vie commune, mais parfaitement vécue.

En effet, nous avons peur, nous reculons lorsqu'il s'agit de renoncer à notre jugement et à notre volonté propre. Nous avons peur de mourir à nous-mêmes sous le couperet de l'obéissance. Alors notre instinct charnel cherche des échappatoires. Nous ne sommes pas venus dans le monastère pour nous réaliser au plan humain - ça nous aurions pu le faire dans le monde - nous sommes ve­nus ici pour viser à une métamorphose de notre personne en nous fondant entièrement dans la personne du Christ Jésus.

 

Tout le mystère de Pâques, toute la période liturgique pascale ­- nous le verrons encore demain à propos de l'Ascension - nous fait sentir de notre instinct surnaturel que là est véritablement le destin de tout homme. Mais voilà, dans le Corps de l'Eglise, certains doivent le vivre de façon consciente, les autres le vivent de façon inconsciente. Mais, comme l'explique bien Saint Paul, nous avons chacun dans ce Corps notre fonc­tion. Et la nôtre, c'est d'être la conscience éveillée de l'Eglise et de l'humanité.

          Voilà, mes frères, ce que je voulais vous dire ce soir au moment où Saint Benoît nous parle de l'Abbé et qu'il nous parle d'un troupeau. Nous formons donc un Corps qui a une tête, qui a des membres. La tête, ce n'est pas l'Abbé. La tête, c'est le Christ. Et les membres, c'est chacun d'entre nous. Mais le Christ est aux yeux de la foi présent parmi les frères en la personne de l'Abbé.

A ce moment-là, lorsque nous avons bien compris cela, nous pouvons avec plus de facilité entrer dans ce grand projet de Dieu, nous y prêter et réaliser notre vocation monastique et notre vocation d'homme. C'est pourquoi il est tellement nécessaire d'entretenir en nous la candeur, l'enthousiasme aussi, la foi de notre noviciat, des premiers jours où nous sommes entrés dans le monastère, où nous croyions que tout nous était possible.

 

Et en fait, tout nous reste possible à condition que nous soyions toujours dans cette disposition de petit enfant, enfant de Dieu, prêt à accepter tous les cadeaux que son Père est disposé à lui faire.

 

Chapitre : L’Ascension du Seigneur.              12.05.88

 

Mes frères,

 

La solennité de l'Ascension nous rappelle que la vie chrétienne est de nature mystique. L'Apôtre nous dit en effet : « Dieu, alors que nous étions morts à cause de nos péchés, nous a fait revivre avec le Christ. Il nous a ressuscités avec lui. Il nous a fait asseoir dans les cieux parce que nous ne faisons plus qu'un avec le Christ Jésus. » Ce sont des textes qui sont extrêmement difficile à traduire correc­tement.

Habituellement on dit : Il nous fait régner dans les cieux. En fait, le texte original dit : Il nous a faits asseoir au plus haut des cieux dans le Christ Jésus. Il s'est assis à la droite du Père. Et nous sommes là avec le Christ, assis, trônant, siégeant, régnant à la droite de Dieu. Et cela MAINTENANT ! Par notre corps charnel, nous vivons sur la terre ; mais par notre corps spirituel, nous vivons déjà à l'intérieur des cieux.

Notre corps charnel, terrestre, matériel, glisse vers la mort et la disparition tandis que notre corps céleste se fortifie de jour en jour pour la vie éternelle. C'est en ce sens que la vie du chrétien, donc de celui qui est greffé sur le Christ, est une vie de nature mystique.

 

Et Dieu nous a appelés dans le monastère pour que nous soyons les témoins de la destinée véritable des hommes. Nous devons nous comporter en tout comme des hommes spirituels et non plus comme des hommes charnels.   L'homme charnel est mû par les passions corporelles qui sont la jouis­sance, le désir du pouvoir, la paresse. Tandis que l'homme spirituel est mû par l'Esprit de Dieu qui est charité, qui est bienveillance, qui est accueil.

Nous devons donc apprendre des moeurs nouvelles, divines, chrétiennes. Il s'agit de rectifier notre jugement, de rectifier nos habitudes, d'aban­donner notre égocentrisme, de nous déposséder entièrement. Notre vie, la source de notre vie, elle est en Dieu notre Père. Et nous sommes là maintenant, à côté de notre Père, assis à côté de lui, gouvernant le monde avec Lui, rédimant le monde avec lui, le transfigu­rant avec Lui.

Mes frères, notre vie n'est pas en dessous de ces hauteurs, ne l'ou­blions jamais ! Le monastère est, au dire de Saint Benoît, une schola Do­minici servitii, une école où on apprend à servir à la manière du Seigneur Jésus. Car être assis à la droite de notre Père, c'est servir les hommes nos frères, c'est leur apprendre à se comporter correctement en enfants de Dieu qu'ils sont.

 

Pour Saint Benoît, le monastère est une schola caritatis. C'est une école où on apprend à aimer à la manière de Dieu, où nous devenons d'au­thentiques fils de Dieu. Il n'est rien de notre vie concrète qui ne nous fasse ainsi passer d'une illusion de vie - c'est à dire la vie charnelle - à la vie vérita­ble - c'est à dire la vie divine -. Il n'est rien de concret dans notre vie qui ne nous fasse entrer plus loin à l'intérieur des cieux. Là est notre véritable patrie.

O, si nous pouvions toujours avoir devant les yeux ce que nous som­mes vraiment. Mais nous nous laissons si facilement distraire. Nous sommes si facilement ébranlés dans notre foi par tout ce qui nous arrive. Or, je le répète, il n'est rien de ce qui nous arrive qui nous soit contraire. C'est plutôt toujours un adjuvant pour nous permettre de gran­dir, c'est à dire de sortir de nous et de nous plonger toujours avec une conscience plus éveillée dans le coeur de notre Dieu. L'Ascension du Christ nous a donné ainsi nos quartiers de noblesse.

Mes frères, il me semble déjà vous l'avoir dit, mais de toute façon je le répète ce matin : nous sommes des princes et le péché le plus grave serait de l'oublier.

 

 

Chapitre 2, 44-59 : De l’Abbé.                   13.05.88

      La loi de l’amour !

 

Mes frères,

 

          Dans l'esprit de Saint Benoît et de la Tradition monastique toute entière depuis ses origines, le monastère doit être sur terre une réplique de ce Royaume mystérieux que nous appelons le ciel.  Nous avons vu hier que le Christ nous a emmenés avec lui auprès de son Père, à l'intérieur de ce ciel. C'est là une réalité d'ordre ontologique concrète, réelle. Nous n'y pensons peut-être pas suffisamment. Pourquoi ?

          Mais parce que nous sommes encore écrasés par le poids de la chair, cette chair qui est destinée à la corruption, qui est toujours très agissante et qui crée comme une muraille entre ce que nous sommes vraiment et ce qu'il nous semble être. Le monastère doit être le lieu où on apprend à se connaître tel qu'on est. 

          Attention ! Je ne pense pas ici à des introspections d'ordre psychologique ou même d'ordre spirituel. Mais nous devons découvrir ici la réalité, la vérité de notre être profond, de notre être éternel qui est, je le rappelle et je le répète, et je ne le répéterai jamais assez, qui est déjà entré dans le ciel, et qui est déjà auprès de Dieu le Père avec le Christ et en Lui.

 

            Vivre suivant cette condition qui est la nôtre est un idéal difficilement accessible justement à cause du poids de la chair. Le rôle de l'Abbé est précisément de prouver par sa conduite que cet idéal n'est pas impossible. C'est cela que souhaite Saint Benoît. Il le dit encore aujourd'hui lorsque il rappelle que pour l'Abbé d'abord, et pour tous les frères ensuite, la loi qui régit le monastère, c'est la charité, c'est à dire la loi même du ciel, la loi même de Dieu.

            Dieu est charité, Dieu est amour. Cela signifie que Dieu ne vit pas pour lui, mais qu'il vit pour les autres. La raison d'être de ce geste extraordinaire, fou, que Dieu a posé, et qui s'appelle la création, la raison de la création, c'est uniquement l'amour. Dieu a créé parce qu'il est l'amour, parce qu'il n'est qu'amour.

          La loi dans le lieu qui est le sien, c'est donc l'amour. La loi dans le monastère qui est la réplique sur terre de ce ciel, c'est l'amour. La conduite de l'Abbé doit donc être réglée toujours par cette charité, par cet amour. L'Abbé, dit Saint Benoît, témoignera à chacun une égale charité, 2,57. Il ne fera pas acception des personnes, 2,44.

           

La charité, cette charité-là, c'est un amour de dilection, donc un amour préférentiel qui désire le bien réel de chacun des frères. Si l'Abbé était le Christ, mais vraiment le Christ, vraiment, ou bien si le Christ avait été Abbé, chacun des frères aurait eu le sentiment d'être préféré aux autres.

            C'est cela l'amour de dilection : chacun doit avoir l'impression d'être aimé comme si il était seul, comme si l'Abbé n'avait que un seul frère à aimer. Et c'est le bien réel alors de chaque frère, qui n'est pas un épanouissement humain, qui n'est pas une réussite humaine, mais qui est l'apparition dans ce frère de ce qu'il est, c'est à dire un fils de Dieu, un être en voie de transfiguration, un être qui respire et qui transpire l'amour.

            L'Abbé devra donc veiller dans la mesure de ses moyens à la croissance de la charité en chaque frère de manière à accélérer le mouvement, le processus d'une métamorphose qui, d'un paquet de chair, d'un paquet préfabriqué va faire un fils de Dieu, donc un homme qui finalement réagit toujours comme le Christ réagissait, comme Dieu lui-même réagit.

 

            Et alors, mes frères, s'il en était ainsi de chacun d'entre nous, vraiment la présence du ciel sur la terre serait réalité. C'est vers cet idéal que nous devons tendre chacun pour notre part, et tous ensemble. D'ailleurs quand on se présente au monastère pour y entrer, instinctivement c'est ce qu'on espère trouver.

          Eh bien, je puis dire que c'est déjà présent, mais sous une écorce qui paraît encore bien rude. Et quand on pense à avoir soi-même des yeux nouveaux, donc des yeux d'un homme qui connaît le bonheur de sa propre métamorphose, quand on commence à avoir des yeux de Christ, des yeux de Dieu, on s’aperçoit qu'il en est bien ainsi, que ce Royaume est présent sous les écorces.

          Alors, mes frères, demandons au Seigneur cette grande grâce. Demandons-là pour chacun d'entre nous et pour tous, cette grâce de la pureté du cœur. Qu'il purifie notre cœur ! Et lorsqu'il se livre à ce travail qui est sa principale et son unique occupation, lorsqu'il s'y livre sur nous, ne crions pas au scandale. Cela fait mal, c'est certain ! Cela fait mal lorsqu'il arrache hors de nous l'égoïsme, lorsqu'il remet en ordre les passions qui bouillonnent en nous.

 

          Alors remercions-le plutôt et demandons lui de bientôt pouvoir admirer la merveille qu'il réalise en chacun d'entre nous. Et ainsi, nous ne nous arrêterons plus aux apparences qui, je puis vous le dire, sont souvent bien trompeuses. Oui, c'est vraiment une grande grâce de pouvoir admirer la flamme divine qui est dans le coeur de chacun.

 

Chapitre : Saint Pacôme.                          15.05.88

 

Mes frères,

 

C'est aujourd'hui la fête de Saint Pacôme. Il est bon de la rappeler puisque le dimanche évacue la mémoire que nous aurions dû en faire. Saint Pacôme, vous le savez, est l'initiateur de la vie cénobitique. C'est un Egyptien, un converti à l'occasion de son service militaire for­cé. A ce moment, les recruteurs circulaient dans les villages et ils en­levaient de force ceux qui étaient destinés à combattre.

Saint Pacôme habitait la Haute-Egypte. Il a fondé son premier monas­tère à Taben, puis d'autres dans les environs, à la tête desquels il pla­çait des hommes qui étaient ses disciples préférés, c'est à dire ceux qui entraient parfaitement dans son esprit.

 

Je vais vous rapporter ce matin une délicieuse anecdote. Elle éclaire ce que Saint Benoît vient de nous dire de l'Abbé, à savoir que l'Abbé, dans le monastère, doit s'adapter avec souplesse aux caractères de chacun. 2,86. L'Abbé est un serviteur, le serviteur des mores, donc des tempéra­ments des frères, ces tempéraments qui doivent être de l'intérieur transfigurés.

Nous restons toujours ce que nous sommes, mais ce que nous sommes doit de l'intérieur devenir lumière. Nous pouvons tous faire notre profit de ce que nous raconte ici le biographe de Saint Pacôme. Il y a toujours à apprendre au contact des saints. Il s'agit, ici, d'un certain Théodore qui était le disciple vraiment préféré de Pacôme, celui sur lequel reposait l'esprit de son Père.

Théodore était entré tout jeune au monastère. Il avait comme ça quitté sa famil­le sans rien dire. A l'époque ça pouvait se faire, mais aujourd'hui de sui­te la gendarmerie accourrait pour venir reprendre le fugitif. Ecoutez donc ceci :

 

Le frère de Théodore nommé Pafnus étant venu pour de­venir moine, Théodore refusa de le traiter comme son frère, car il avait déjà dépouillé le vieil homme. Voilà donc le petit Pafnus qui est là. Et il rencontre son grand frè­re qui le traite exactement comme n'importe qui à l'intérieur du monastère. Pafnus pleurait à cause de cela. Nous le comprenons.

Mais comment réagissait Théodore ? Et bien voici : Un jour, la mère de Théodore était venue au monastère avec des lettres des Evêques... Pas seulement d'un Evêque, mais des Evêques ! …

... et voilà que Théodore refuse de la recevoir, de la voir même. Et il donne ses raisons. Il dit : Moi, je n'ai pas de mère, ni rien du monde car ce monde passe. Et Pacôme, son Père Pacôme lui dit : Si tu aimes Dieu plus que ta mère, vais-je l'empêcher ? Certes plutôt je t'y engage, car celui qui aime son père ou sa mère plus que moi (Dieu) n'est pas digne de moi. De toute façon, nos Pères les Evêques ne se fâcheront pas de cette nouvelle, mais plutôt ils se réjouiront de tes progrès. Pourtant, nul ne commet de faute s'il s'entretient avec ses proches comme s'ils n'étaient pas ses proches, mais les aime comme les membres du Christ ; de la même façon que tous les fidèles, car la chair ne profite en rien.

Donc, ici, Théodore suit l'enseignement reçu de son Père Pacôme. Il traite son petit frère Pafnus comme un membre du Christ de la même façon que tous les autres. Et Pafnus pleurait à cause de cela. Alors Pacôme dit à Théodore.

Ecoutez, maintenant, c'est la pointe du récit et c'est là que nous pouvons en prendre de la graine :

Il est bon d'avoir de l'indulgence au début avec les novices tout de même que dans le cas d'un arbre nou­vellement planté on donne beaucoup de soins et on ar­rose, jusqu'à ce que le novice ait pris racine par la foi. A ces mots, Théodore agit selon son conseil.

 

Donc, nous ne devons pas traiter les novices comme des moines déjà parvenus à la perfection, comme des moines ne vivant plus selon la chair, mais selon l'Esprit. Mais non, les novices, il faut les arroser avec soin pour qu'ils pren­nent racine. Il ne faut pas laisser tomber sur eux les orages ni la pluie. Il faut les protéger. Cela veut dire que la conversion de chacun ne dépend pas de nous uniquement, mais elle dépend aussi de notre entourage.

Non pas que l'entourage serait composé de saints, car c'est pas fa­cile de vivre avec des saints. Pafnus n'était pas tranquille avec son frè­re Théodore qui se voyait déjà, lui, être un petit saint. Mais cela veut dire qu'il faut avoir beaucoup de patience et fermer les yeux sur beaucoup de choses. Il faut arroser. Nous devons nous arroser les uns les autres, car quand cessons-nous d'être des novices ? Quand cessons-nous d'avoir à grandir ? Ou d'avoir à apprendre ? ou d'avoir à nous convertir ?

Il faut arroser. C'est à dire qu'il faut faire preuve d'indulgence, de charité, de compréhension jusqu'à ce que les racines aient poussé. Et quelles sont ces racines ? Eh bien ces racines, c'est une nouvelle vision du monde, une nouvelle vision des choses. C'est la vision de la foi. Nous avons des racines, nous commençons à avoir des racines lorsque notre regard se transforme, lorsque nous cessons d'être durs et que nous nous amollissons, c'est à dire que no­tre coeur au lieu d'être un coeur de pierre devient un coeur liquide, com­me disait le Curé d'Ars, un coeur compatissant.

 

Nos racines ont poussé lorsque nos réactions charnelles ont cessé. Nous pouvons voir ici que les racines de Théodore n'avaient pas encore tout à fait poussé. Car tout en agissant avec son frère Pafnus selon, di­sons, les Règles strictes de l'Evangile et du Royaume de Dieu, il n'avait pas encore compris que il fallait être doux et humble, je dirais humble, vis à vis des nouveaux venus.

­          Il pouvait être plus dur avec sa mère. Pourquoi ? Parce que sa mère ­nous sommes à l'époque de Pacôme - était une chrétienne accomplie. Ce ne sont plus nos mères d'aujourd'hui qui sont toute tendreté et faiblesse. Les mères à l'époque de Pacôme étaient des colonnes déjà à l'intérieur de l'Eglise.

 

Et alors, mes frères, une petite question : combien de temps reste-t-­on novice ? L'idéal, je l'ai rappelé très souvent cette année, c'est de conserver au coeur tous les jours et toujours les sentiments d'un novice, donc de celui qui a tout à recevoir, tout à apprendre, de celui qui s'émer­veille de ce qu'il voit, de ce qu'il trouve, de ce qu'on lui donne. Cela, nous devons le rester toujours.

Mais le novice faible et fragile, le novice qu'il faut ménager parce que c'est une toute petite plante - si on tire dessus, et bien elle va casser - et bien cela dépend de chacun de nous. Nous pouvons rester ce petit novice. Et là, nous retrouvons Saint Benoît qui demande à l'Abbé de s'adapter à l'état spirituel, et même à l'état psychologique, à l'état physique de chacun avec beaucoup d'indulgence et beaucoup d'ouverture.

 

Si bien, mes frères, que nous pouvons tirer une conclusion. C'est que, ce qui fait croître dans le monastère, ce n'est pas la régularité parfaite de l'observance, mais c'est la charité qui anime cette observance. On pourrait dire : Oui, mais un Abbé qui est comme ça, il fait preuve de faiblesse. Il doit être énergique. Il faut, voilà, prendre des décisions. Un qui ne marche pas tout à fait droit, il faut de suite le remettre au pas. Oui, peut-être? Mais est-ce que on ne risque pas alors de le briser ?

Pour moi, cette patience qui rencontre celle de Saint Benoît, patien­tissime, avec une patience sans limite, dit-il. Et cette patience-là, c'est un indice de force. L'homme fort, ce n'est pas celui qui est violent et qui casse. L'homme fort, c'est celui qui supporte, et qui patiente exac­tement comme notre Dieu qui ne détruit personne, mais qui accueille le faible pour ce qu'il est, c'est un faible ; qui accueille le méchant pour ce qu'il est, un méchant. Il fait pleuvoir sa pluie pour tout le monde. Il fait lever son soleil pour tout le monde.

Je pense que le rayonnement d'une telle charité doit être le ferment le plus puissant pour faire se décanter la chair en chacun d'entre nous, de façon à ce que nous devenions un liquide parfait, une bière bien trans­parente, une bière qui brille comme un diamant, et que c'est un plaisir de déguster, un plaisir pour les yeux autant qu'un plaisir pour le palais.

 

Règle : 4,25-50 : Quels outils utiliser ?         20.05.88

      La colère !

 

Mes frères,

 

          Les anciens moines, ceux qui sont les initiateurs de notre vie, ceux qui ont été inspirés par Dieu, disaient que la colère était la passion la plus dangereuse pour un moine car c'est par la colère que nous sommes semblables, que nous devenons semblable au démon.

          Pourquoi disait-il cela ? Parce que la colère embrouille l'esprit. Elle est la passion la plus violente qui soit en nous et c'est elle qui nous aveugle. Elle nous empêche alors de contempler la beauté et la pureté de notre Dieu, soit en lui-même, soit dans nos frères.

          Le démon, disaient-ils, est un être de colère. Il est en colère toujours. Il ne cesse pas d'être en colère. Il est en colère contre Dieu, il est en colère contre les hommes, il est en colère contre ses congénères les démons, il est en colère contre lui-même. Et c'est la raison pour laquelle il est si méchant.

 

          Attention ! Lorsque je parle de colère, je ne pense pas du tout aux tempéraments colériques qui ne sont pas des gens qui s'adonnent à la colère. Attention ! Il s'agit d'autre chose ici. Le Christ lui-même s'est mis en colère. Mais attention, ce n'était pas une colère diabolique, c'était une colère divine, c'est à dire une rudesse, une rudesse passionnée pour apporter un remède à une situation désastreuse.

          Rappelons-nous : il parle devant un auditoire d'hommes qui sont là, qui écoutent, mais qui attendent le moment de le prendre au piège. Et le Christ leur demande : Voilà, cet infirme, est-ce qu'il est permis de le guérir aujourd'hui en ce jour de Sabbat ? Et ces hommes ne disent rien. Ils ne réagissent pas. Alors, il promène sur eux un regard de colère.  

          C'est le regard de Dieu ! Donc la colère de Dieu n'est pas une colère de passion. Elle est une colère de compassion, une colère de tristesse profonde. Tandis que le démon, lui, il a une colère de destruction. C'est pourquoi Saint Benoît nous demande ici en tout premier lieu de ne pas se mettre en colère. On peut sentir la colère qui monte, mais il ne faut pas aboutir à la perficere, 4,25. Il ne faut pas se laisser aller à la colère. Il ne faut pas se laisser dominer par elle. Il ne faut pas la parfaire, perficere.

 

            Et les Anciens avaient aussi cette remarque très judicieuse. Et je peux me l'appliquer à moi parce que il est très facile de tomber dans ce défaut ; cela m'est déjà arrivé quelques fois et c'est toujours très humiliant. Lorsqu'il faut corriger quelqu'un qui doit être corrigé, alors si ce quelqu'un ne réagit pas correctement, il ne faut pas alors que celui qui doit apporter la correction le fasse avec colère.

          Parce que, disaient-ils, il ne s'agit pas en corrigeant un autre de se laisser soi-même dominer par le démon. En voulant délivrer un autre, il ne faut pas soi-même tomber dans le piège. Parce que alors qu'arrive-t-il ? On est tous les deux pris dans le même filet.

 

          Mais voilà, mes frères, ce qui m'est passé par la tête ce soir. Et je me suis permis ces petites réflexions qui peuvent nous être très utiles. Essayons donc de demeurer maître de nous. Ce n'est pas du stoïcisme, ce n'est pas de l'indifférence. Mais cette maîtrise de soi doit trouver sa racine dans une profonde charité, c'est à dire un amour qui ne vient pas de nous, qui vient de plus loin que nous mais qui est en nous, et qui est la manifestation de la présence en nous de cet Esprit Saint qui est l'amour.

 

Homélie : Eucharistie vespérale de la Pentecôte.21.05.88

 

Où sommes-nous en cet instant, mes frères ? Sommes-nous à la remorque des divagations stériles de notre cœur ? Sommes-nous dans la temple de la Jérusalem nouvelle contemplant le Seigneur Jésus, écoutant, buvant ses Paroles ? Celui qui a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive, et des fleuves d'eau vivante couleront de son coeur.

Est-ce possible, mes frères ? Est-il possible que mon coeur devienne l'endroit d'où jaillit l'Esprit ? Oui, c'est bien possible, mais à une condition : à condition que j'aie soif, que je sois dévoré d'une soif que rien en ce monde ne peut désaltérer. Il faut donc que je découvre en moi un vide immense au sein duquel la création toute entière crie sa souffrance avec moi.

 

Rappelons-nous Babel, carrefour des doutes et des vérités, lieu des entreprises titanesques et des ridicules petitesses. Rappelons-nous la montagne du Sinaï embrasée jusqu'au ciel. Rappelons-nous la vallée remplie des ossements desséchés, la vallée de la désespérance et de la ruine dé­finitive, oui, définitive si Dieu n'était pas amour.

Qui sommes-nous, mes frères, et que faisons-nous sur cette terre, que faisons-nous ici ? Nous sommes faits pour escalader le ciel, pour voir Dieu, pour entendre sa voix, pour nous unir à lui. Or nous ne sommes qu'un misé­rable paquet de matières étrangères à l'univers de lumière, mortes et pire que mortes.

Nous sommes torturés par la conscience de notre misère, de notre impuissance, et nous basculons d'une illusion dans l'autre. Mais ne serait-ce pas là que Dieu nous attendait ?

 

Celui qui a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive ! N'est-ce pas la soif pour aujourd'hui ? Nous sommes de notre temps. Nous devons être et rester de notre temps. Nous devons porter en nous les aspirations de tous les hommes nos frères, cette soif qu'aucune source de ce monde ne peut as­souvir. Et pourtant, des sources, dans ce monde, il y en a autant que l'on pourrait désirer. Mais aucune d'elles ne peut étancher notre soif.

Dieu est devenu homme pour faire de nous des Dieux. Il suffit pour que ce projet réussisse que nous ayons soif d'abord, soif d'infini, soif d'absolu, soif de beauté, soif d'amour, soif de vérité, soif de justice, soif de plénitude.

Et puis, il suffit alors de croire, de s'ouvrir, de se donner. Et aus­sitôt c'est l'irruption en nous de la vie, de l'incorruptibilité, de tout ce que nous espérons, de tout ce que notre coeur attend. Et ensuite, ce qui est le plus merveilleux, c'est le sentiment, la certitude que des fleuves d'eau vivante se mettent à jaillir, à bondir, à tout noyer dans la lumière, dans la vérité, dans l'amour, dans la joie.

 

Ce que Dieu nous donne alors, c'est sa propre vie. Il nous transforme et il fait que notre coeur devienne le lieu d'où jaillit pour lui aussi la vie. Mes frères, Dieu ne fait jamais les choses à moitié. Si seulement nous pouvions une bonne fois le croire.

Cette prodigieuse métamorphose à laquelle nous sommes appelés, elle est réalisée par cette Personne divine, mystérieuse, que nous appelons l'Esprit. Ce n'est pas une quelconque énergie impersonnelle, non, c'est une Personne bien concrète dont le visage est lumière.

C'est elle qui a inauguré l'oeuvre de la création. Elle planait déjà comme un oiseau protecteur au-dessus du nid dans lequel naissait l'univers. Et aujourd'hui encore, c'est elle qui achève, qui poursuit cette oeuvre de création. Permettons-lui, mes frères, de travailler aussi en nous !

Que va-t-elle faire? Elle va ouvrir des puits nouveaux au fond desquels nous entendrons chanter une eau, cette eau qui est l'Esprit, cette eau qui n'est autre que cette Personne devenue au fond de notre coeur une eau douce, une eau de lumière qui nous murmure : viens vers le Père !

                                                                                                      Amen.

Homélie : Fête de la Pentecôte.                  22.05.88

 

Mes frères,

 

La solennité de la Pentecôte est la fête de la beauté. Elle est la manifestation éclatante, permanente d'une beauté qui est la source de toute vie et de tout mouvement dans l'univers. Et cette beauté, c'est la Personne de l'Esprit. C'est elle qui orchestre les énergies du cosmos. C'est elle qui diri­ge la création vers son achèvement.

Il n'est donc pas étonnant qu'en tous lieux et à toutes époques, la beauté suscite et instruit des chantres qui la célèbrent de tout leur être, de toute leur voix, des chantres qui se réjouissent avec elle de toutes ses oeuvres. Le chrétien par état devrait être une harpe sur laquelle l'Esprit­ Saint improvise des mélodies toujours nouvelles capables de charmer le coeur de Dieu notre Père.

Nous pouvons nous poser une question : Sommes-nous de ces harpes ? Sommes-nous des hommes capables de vibrer à toute heure sous les touches les plus délicates de l'Esprit ? Et ces touches sont la gratuité, la charité, l'inépuisable bienveil­lance, l'ouverture à tous les hommes quels qu'ils soient. Sommes-nous, mes frères, des instruments bien accordés ?

 

Il est bouleversant, j'en ai déjà fait l'expérience à plusieurs re­prises, il est bouleversant d'entendre les chants que l'Esprit joue sur un coeur purifié. Cette beauté surpasse à l'infini toutes les beautés que le monde peut offrir. Puissions-nous avoir des oreilles qui en perçoivent les accents!

Ainsi il est nécessaire qu'il y ait parmi nous toujours des pneuma­tophores, des hommes, des femmes, porteurs de l'Esprit. Ce sont eux qui conduisent l'humanité vers son accomplissement, qui font d'elle un temple de lumière. N'ayons pas peur de situer notre vocation chrétienne, et notre voca­tion monastique, sur ces hauteurs.

Nous avons le bonheur, parmi tous les hommes nos frères, de connaître la vérité. Mais c'est aussi une responsa­bilité très grande. Le monastère est une école où on apprend l'humble et sublime service de la beauté. Nous exerçons les fibres de notre chair, de notre intelligence, de notre volonté. Et le maître qui nous initie est­   l'incomparable artiste qu'est l'Esprit Saint.

Mes frères, demandons lui-en ce jour, demandons-lui chaque jour de nous conduire jusqu'au bout de toute docilité afin que nous puissions de­venir à notre place des reflets de la beauté, de sa beauté à lui.

                                                                                                  Amen.

 

Règle : 5, 29-44 : De l’obéissance.              24.05.88

Puissance de l’obéissance.

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît s'étend longuement sur l'obéissance, et ce n'est pas sans raison, car l'obéissance est une vertu, en prenant ce dernier terme dans son sens étymologique : virtus, une force, une puissance.

          Et cette virtus se saisit de l'homme tout entier, elle le travaille, elle le transforme et elle lui donne sa stature d'éternité. Elle fait de lui un fils de Dieu, un être spirituel mû par le propre Esprit de Dieu. Elle fait de lui un homme nouveau dans lequel la création arrive à sa perfection.

          L'obéissance n'est donc pas atrophiante ou dévalorisante. Elle met l'homme debout devant Dieu et devant le monde. Elle fait du moine un homme libre - mais pas n'importe quelle liberté - de la liberté de Dieu.

 

          Si bien que le moine vraiment obéissant, le moine transfiguré par l'obéissance est à l'abri de toutes les pressions, qu'elles viennent de l'extérieur ou qu'elles viennent de l'intérieur. Saint Bernard distingue une triple liberté.

          Il a bien analysé l'état de cet homme libre. Mais je ne sais pas s'il a mis cette liberté, ces libertés en relation avec l'obéissance. Il faudrait le demander à nos spécialistes en la matière. Cela allait de soi pour lui certainement car le moine est dans sa constitution même un obéissant.

          Cette obéissance crée un réseau de relations ...?... . Nous sommes à  l'intérieur d'une communauté où chacun est empoigné par cette puissance qu'est l'obéissance. Elle installe une communion, une communion dans l'amour. 

 

          Ecoutez ceci maintenant ! Dans une communauté de moines vraiment obéissants, il n'y a plus de supérieur ni d'inférieurs. Il n'y a plus que des enfants de Dieu qui collaborent à un même projet, à cette fameuse Opus Dei, à ce travail auquel Dieu se livre depuis toujours, depuis qu'il s'est lancé dans l'aventure de la création. Mais des enfants de Dieu qui partagent la vie de Dieu, qui connaissent le projet de Dieu et qui librement collaborent à la réalisation et à la réussite de ce projet.

          Pourquoi n'y a-t-il plus de supérieur ? Mais parce que le supérieur lui-même est pétri par l'obéissance. Et s'il est superior, comme on dit en latin, ou maîor, s'il est supérieur ou bien s'il est plus grand que les autres, c'est uniquement parce qu'il est avancé dans la métamorphose opérée par l'obéissance. Il y a donc une hiérarchie.

          Mais cette hiérarchie ne met pas un homme, donc le supérieur, au-dessus des autres ni en dehors des autres. Non, elle en fait le chef de file d'une compagnie de frères qui tous sont engagés dans le même travail qui est plus qu'un travail en collaboration - attention ! - parce que la communauté est toute entière construite par l'amour, et animée par l'amour.

 

          Ils travaillent donc en communion à un projet qui est celui même de Dieu. C'est la même vie, la même vie qui est en Dieu, la vie qui est dans ce qu'on appelle le supérieur, et puis la vie qui est dans tous les frères. C'est le même courant de vie en vue d'un même projet. C'est cela le monastère, ne l'oublions jamais ? C'est d'abord et surtout cela !

          Un frère me faisait remarquer aujourd'hui qu'il y avait une conscience de la communauté. Donc il y a une conscience dans chaque personne et aussi une conscience de communauté. Et il me donnait quelques exemples qui sont bien vrais. Et ça se comprend puisque nous formons un corps, que ce corps est animé de la même vie et que la source de cette vie est chez Dieu.

 

          Si bien que l'obéissance n'a rien à faire avec l'automatisme ou la servilité. Un animal n'obéit pas. Il répond à des stimuli, donc à des excitations qui lui viennent de l'extérieur ou bien de l'intérieur de lui. Il n'obéit pas.

            Un esclave n'obéit pas non plus. Un esclave exécute un travail. Et il le fait parce que il ne lui est pas possible de faire autrement. Il va donc naturellement se montrer obséquieux pour essayer d'échapper à la servitude qui pèse sur lui. Ce n'est pas cela l'obéissance.

          L'obéissance est le fait d'un homme libre, et elle rend l'homme toujours plus libre jusqu'à le faire devenir participant de la liberté même de Dieu.

 

Alors l’obéissance est libérée dans l'homme par la foi qui reconnaît la voix de Dieu et qui accueille cette voix avec empressement. Elle n'est donc pas une puissance naturelle puisque elle est libérée en nous par la foi, c'est à dire par une participation à la connaissance que Dieu a de lui-même et de son projet.

          Je vous assure, mes frères, que l'obéissance nous élève à des niveaux, à des hauteurs dont nous n'oserions même pas rêver si nous étions sains d'esprit. Je veux dire que l'obéissance est le fait des fols en Christ, des hommes qui osent croire que le Christ est Dieu, que eux-mêmes sont des membres de ce Christ, que le Christ vit en eux par son Esprit et que alors tout leur est possible. Ils se perdent à l'intérieur de ce Christ. Et c'est à ce moment-là qu'ils libèrent en eux toutes les énergies que nous appelons l'obéissance.

 

          Alors, cette obéissance, qu'arrive-t-il ? Elle développe dans le moine son intelligence et toutes ses facultés. Mais d'abord elle développe l'intelligence. Cela ne veut pas dire que l'obéissant va être capable de faire toutes les études possibles. Il s'agit d'une autre intelligence, de l'intelligence du coeur qui fait comprendre les mystères de Dieu, les mystères du monde, les mystères de l'homme ; l'intelligence qui donne le discernement et puis surtout qui développe une foule de facultés chez l'homme. Par exemple, l'esprit d'initiative, l'esprit de recherche, une saine curiosité, l'inventivité.

          L'obéissance est donc tout cela. Ce n'est pas exécuter bêtement, machinalement un ordre reçu, non, c'est recevoir une mission à l'intérieur de ce projet. Et cette mission, l'assumer avec tout son être ; mais l'intelligence étant aiguisée par l'obéissance, faire tout comme si on n'obéissait pas !

          C'est ça le plus paradoxal de la chose. C'est que la liberté, elle est portée jusque là. Dieu est tout à fait libre de la nécessité parce que il est Dieu.

Eh bien, le moine qui est devenu obéissant, il est aussi libre de la nécessité et il n'a plus du tout l'impression d'obéir. C'est à ce moment-là qu'il est arrivé à son sommet dans l'exercice de l'obéissance. Si bien que l'emploi, ou comme on dit l'obédience qu'on reçoit, est le lieu où le moine s'épanouit.

Il s'épanouit spirituellement et se divinise de plus en plus. Il s'épanouit intellectuellement parce que l'obéissance aiguise de plus en plus son intelligence. Et puis il s'épanouit aussi psychiquement car tout l'équilibre se met en lui. Et la meilleure thérapie des maladies psychiques dont nous souffrons tous il n'y a aucune exception, aucune, aucune, aucune, aucune, aucune, la meilleure thérapie, c'est l'obéissance, celle-là dont je parle maintenant.

          Alors, mes frères, nous comprenons que la valeur d'un homme, que la valeur d'un moine va se mesurer à la qualité de son obéissance. Et le gage de sa réussite, ce sera encore son obéissance parce que toutes les énergies divines affluent dans cet homme et elles peuvent le travailler, le façonner, le transfigurer comme elles l'entendent.  

         

Comprenons alors ce qui est dit : Le Christ s'est fait obéissant jusqu'à la mort. Nous devons aller jusque là ! Attention ! cela ne veut pas dire la mort physique pour nous, mais c'est la mort à nous-mêmes de façon à ce que un jour nous ayons conscience - c'est ça vraiment le sommet de tout et nous devons y aspirer - conscience que ce n'est plus nous qui vivons, mais que c'est un autre qui vit en nous, que nous sommes animés par l'Esprit de Dieu et que c'est le Christ qui nous habite.

          Voilà, mes frères, où nous conduit l'obéissance. Et je pense que nous devons, comme Saint Benoît nous le recommande, la pratiquer le mieux que nous pouvons. C'est tout un apprentissage à faire. Il faut procéder régulièrement à des recyclages. Nous devons toujours nous considérer comme des novices en matière d'obéissance, mais là est notre salut, là est la réussite de notre vocation.

 

Règle : 6 : De la retenue dans les paroles.      25.05.88

      Le silence méconnu.

 

Mes frères,

 

          Dans la plupart des monastères de notre Ordre, on conteste de plus en plus la règle du silence. On revendique la liberté totale de parole en tous lieux, en tous temps. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? L'expérience permettra d'en juger.

          En tout cas il est certain que par cet abandon de la règle du silence s'opère un glissement hors de la vie contemplative. Que reste-t-il lorsqu'on a pris l'habitude de parler suivant son bon plaisir ? Eh bien, il reste une piété chrétienne qui cohabite avec beaucoup de bavardage, de conciliabules, d'agitations et d'insatisfactions.

          Car l'excès de paroles agit à la manière d'une drogue. Plus on en prend, plus on en a besoin. Et alors, au lieu de graviter autour de la personne du Christ, on gravite autour de son propre moi qui réclame toujours des nourritures nouvelles plus excitantes. Nous devons donc nous tenir en garde contre ce péril qui est bien réel, parce que tout ce qui va dans le sens de notre nature malade, blessée, est toujours séduisant. On parle de la séduction du péché, eh bien, c'est cela .

 

          Maintenant, pourquoi Saint Benoît prescrit-il la retenue dans les paroles ? Et l'absence aussi de bruits intempestifs dans le monastère ? Eh bien, c'est toujours pour la même raison : on n'est pas chez soi, on est chez Dieu. Il importe donc de se conduire comme des gens polis dans le respect des personnes et des lieux.

          La loi de la maison de Dieu, nous le savons, c'est la charité. Or le flux de paroles - comme le rappelle ici Saint Benoît - amène fatalement le péché, soit qu'on blesse la charité en disant du mal des autres, soit qu'on empêche les autres de vivre sainement.

          Quant à la vie contemplative, elle est la croissance dans une intimité de plus en plus profonde avec Dieu. L'oreille est toujours plus avide d'entendre et d'écouter la voix de Dieu. L'écouter dans la liturgie, dans la Lectio, dans l'oraison ; l'écouter aussi dans l'intime de son cœur à tout moment. Et une oreille contemplative n'a plus de goût pour entendre raconter des boniments. Ce n'est plus possible pour elle.

 

          Maintenant quant à l’œil, lui ? L’œil, dans la vie contemplative, il ne se lasse pas d'admirer. Il admire Dieu, il admire les saints. Voilà aujourd'hui, Saint Bède le vénérable. Un saint tout de même un peu spécial par rapport à nous. Au VIII°, IX° siècle, quelque part en Angleterre, un moine tout ordinaire qui est devenu Docteur de l'Eglise, parce que son souci unique était de toujours mieux connaître Dieu, l'univers de Dieu, de capter les messages que Dieu dirige toujours vers le monde des hommes.

          Admirer un saint ? L’œil l'admire. Et on devient alors par ce regard, on devient le compagnon d'une autre société, la Grande Eglise, et même la Grande Humanité, toute cette humanité que le Christ a assumé et que il est en train, imperceptiblement mais avec une puissance infinie, qu'il est en train de métamorphoser.     

          Or, si on est dans un environnement de bavardages, de revendications, de conciliabules, de bruits, l’œil je ne parle plus de l'oreille - l'œil ne sait plus où se mettre. Il n'y a plus de coin tranquille.

         

Dans la vie contemplative, le cœur, lui, il se dilate. Il se dilate à chercher et à aimer Dieu, l'aimer en lui-même, l'aimer aussi dans les frères. Et une des premières marques d'amour à l'endroit d'un frère, c'est le respecter, de respecter son intimité, de respecter son cheminement, respecter éventuellement sa peine ou sa joie, mais respecter la personne.

          Or, le bavard est un violeur, un violeur de personnes. Il viole les personnes. A la limite, un bavard - je l'ai déjà dit ici et je le répète - c'est un assassin. Il tue. Il ne s'en rend pas compte. Il ne s'en rend pas compte, mais réellement c'est ça. Si on était en Islam, on lui couperait la langue. Ce serait fini ! Attention, mes frères, attention !

          Et c'est pour ça que lorsque je vois que dans notre Ordre se répand cette revendication de la liberté de parole, ça me fait peur, parce que encore une fois on tue dans l’œuf la vie contemplative et on viole les personnes.

 

          Maintenant la bouche, parce que c'est la bouche qui parle. Eh bien, la bouche, elle est heureuse de parler à Dieu et de le louer. Il faudra bien parler, il est nécessaire de parler pour toutes sortes de motifs. Un Abbé doit beaucoup parler. Un cellérier doit beaucoup parler. Un Maître des novices doit beaucoup parler. Des chefs d'emplois, certains doivent beaucoup parler.

          Cela n'a pas d'importance à condition qu'ils parlent toujours de ce qu'ils doivent dire et que de leur bouche ne sorte que des choses bonnes et des choses nécessaires. Et alors que dans l'intervalle, la bouche s'ouvre, mais que ce soit pour louer Dieu, pour lui parler.

 

          Maintenant, le fait de parler de tout à tout le monde prouve à l'évidence qu'on a tourné le dos à Dieu. On ne cherche plus Dieu. On se cherche soi-même. La discipline du silence, elle est austère dans les débuts, surtout pour les jeunes d'aujourd'hui. Pour ces jeunes d'aujourd'hui, c'est terrible. Pour ceux qui ont l'occasion de sortir, il ne faut pas aller bien loin, il suffit d'aller chez l'oculiste ou chez le dentiste à Rochefort. Eh bien, on voit les jeunes qui circulent avec des écouteurs aux oreilles.

          Ils ont leur petit appareil à cassette en poche et ils écoutent toutes sortes de musiques, tout le temps, tout le temps. A tel point qu'ils ne peuvent plus étudier leurs leçons ou faire leurs devoirs sans entendre ça. Et ce sont des pareils qui viendront dans nos monastères à l'avenir, qui viennent déjà maintenant.

          Voyez un peu quelle désintoxication ils doivent subir ? C'est pour cela que la règle du silence peut être austère. Et ce n'est pas à nous de la mitiger pour nous mettre au niveau de ces jeunes. C'est aux jeunes à se convertir pour entrer dans cette ambiance de vie contemplative où on sent la présence de Dieu.

 

          Voilà, mes frères, lorsque le silence est acquis, lorsque l'âme baigne dans le silence, alors le silence devient un paradis pour celui qui a trouvé Dieu. Parce que Dieu ne se découvre pas dans le bruit, dans le flux de paroles, mais il se découvre, nous le savons tous et nous en sommes heureux, il se découvre dans le silence.

 

Règle : 6 : De la retenue dans les paroles.      26.05.88

      Loquacité et bavardage ?

 

Mes frères,

 

          Il me semble que le Chapitre Général a pris conscience du danger que faisait courir à l'Ordre l'abandon de la Règle du silence. Il a en effet introduit des précisions spirituelles importantes dans la Constitution qui traite de la garde du silence. J'y reviendrais à l'occasion. Ce soir, je voudrais établir une distinction entre la loquacité et le bavardage.

 

          La loquacité est le défaut d'un homme qui a besoin de beaucoup de paroles pour exprimer une idée. C'est tout à fait innocent. Cela peut tout au plus énerver l'interlocuteur et faire perdre du temps, mais ça ne porte pas à conséquence.

          Le bavardage, par contre, est toujours teinté de malice. C'est ce que Saint Benoît dire : Tu n'éviteras pas le péché, in multiloquio, dans le bavardage, 6,13. Que se passe-t-il en effet ?

          On finit toujours par égratigner le prochain. Si bien que on blesse la réputation d'un autre, ouvertement parfois, ou bien par des insinuations subtiles. Mais le frère en sort toujours diminué dans l'esprit de celui qui l'a écouté.

 

          Le bavardage inocule ainsi dans la communauté un virus qui peut rendre cette communauté malade, et même gravement malade. Ce virus agit de la façon d'un cancer qui peut avoir des conséquences extrêmement pernicieuses, dans le sens étymologique du terme, c'est à dire conduire une communauté à sa perte. Car cela se répand.

          Il y a des métastases. Ce qu'on a entendu, si on est soi-même bavard - car les bavards se rencontrent - ça se répète, ça se répand. Et s'il y a dans la communauté des personnes un peu faibles, elles sont troublées, elles se demandent si dans le fond ce n'est pas vrai ? Et ainsi, vraiment c'est une maladie qui peut avoir des conséquences très, très lourdes.

          Je vais maintenant me livrer à une petite analyse psychologique de ce phénomène du bavardage. Le bavardage est donc un vice qui prend corps chez un homme qui est tout à la fois imbu de sa valeur et affecté d'un complexe d'infériorité. Que se passe-t-il alors ?

 

          Cet homme cherche par tous les moyens à être reconnu, apprécié, estimé, félicité, loué, car il se juge capable d'occuper dans la communauté des emplois de premier plan. Or, comme il ne les a pas, il s'estime incompris, oui, méconnu. Si bien que de l'endroit où il se trouve, il va porter un jugement sur les autres, surtout sur ceux qui occupent les emplois qu'il estime que lui pourrait remplir avec beaucoup plus d'efficacité. Il juge, il critique, il détruit.

          Je prends ici le bavardage arrivé à un degré déjà assez grave dans le chef d'un frère. Un tel homme a besoin d'un auditoire auquel faire partager son point de vue. Il va expliquer les injustices dont il s'estime victime, ou bien il va proposer des réformes qu'il juge indispensables. Finalement, il tombe dans ce que Saint Benoît nous dit aujourd'hui : Son cœur s'est exalté, ses yeux se sont élevés, il a marché dans les grandeurs et les merveilles au-dessus de lui, 7,10.

          Vous allez peut-être trouver que j'exagère, que le bavardage est plus innocent que cela ? Eh bien non, j'ai tout de même une petite expérience depuis le temps que je suis ici, et l'expérience aussi de ce que j'ai appris ailleurs depuis que je suis Maître des novices d'abord, et puis Prieur, et puis Abbé. J'ai appris beaucoup de choses, observé beaucoup de choses, entendu beaucoup de choses et vu beaucoup.

 

          Eh bien, je vous assure que mon analyse est correcte. Donc je la reprends : un bavard est toujours un homme qui est imbu de sa valeur et qui en même temps est affligé d'un complexe d'infériorité. Il faut que les deux s'y trouvent. Car on peut très bien avoir conscience de sa valeur, d'une valeur réelle, car nous avons tous une valeur.

          Mais ça n'en reste pas là. Je suis insatisfait de la position que Dieu me donne, de l'être qu'il me donne, de la façon dont il m'a créé. Mais si en plus de cela je suis affligé d'un complexe d'infériorité, si je me juge alors inconsciemment - cela est inconscient - inférieur aux autres et brimés, à ce moment-là, j'ouvre les vannes de tous les bavardages possibles.

          Et si un bavard trouve dans une communauté des oreilles complaisantes, à ce moment-là, qu'arrive-t-il ? Eh bien il se forme un clan, des clans. Il se forme des factions qui agissent alors, comme je le disais tout à l'heure, à la façon d'un cancer. Cela peut disloquer une communauté. C'est pour ça que je disais hier que le bavard est un homme qui tue. Il ne s'en rend pas compte, mais vraiment le résultat est là.

 

          Le bavardage est donc une forme très subtile de l'orgueil. Nous devons nous en garder, dit Saint Benoît, de tout élèvement, nous dit-il aujourd'hui, 7,5, quod se cavere Propheta indicat dicens, 7,6. Nous devons nous en garder. C'est le mot cavere.

          Vous savez que les Romains mettaient une inscription sur la porte de leur maison ou de leur propriété : cave canem ! Attention, prenez garde au chien, n'entrez pas ! Donc, c'est cavere dans ce sens-là. Il y a un danger, un danger très grave.

          Car le résultat final du bavardage si on s'y abandonne, c'est d'abord la maladie, et finalement c'est l'interitus, c'est à dire c'est une mort. Pas la mort physique, mais ce sera une mort psychique car on se détraque. Et puis ce sera peut-être - enfin que Dieu veuille qu'il n'en soit pas ainsi - ça peut être une mort spirituelle.

 

          Donc, mes frères, soyons toujours très prudents ! Soyons sérieux dans notre vie ! Et comme je le disais hier, nous sommes ici chez Dieu. Apprenons donc le respect, le respect de la maison de Dieu, le respect du Christ qui vit dans les frères, le respect du Christ qui vit dans la communauté comme telle. Car la communauté est un membre de l'Eglise, un membre du Christ. La communauté a une conscience.

            Prenons garde, mes frères, à cette forme d'orgueil qu'est le bavardage. Et ainsi nous goûterons la paix personnellement, et la paix se maintiendra et grandira dans la communauté, dans ce beau Corps, ce Corps constitué par des hommes qui ne vivent que pour Dieu, qui ne vivent que pour aimer.

 

Règle : 7, 13-28 : De l’humilité.                 27.05.88

      Culmen !

 

Mes frères,

          Nous savons que Saint Benoît manie volontiers le paradoxe. Il veut ainsi tenir notre attention en éveil, nous empêcher de sombrer dans la torpeur spirituelle. Il entend ainsi imprimer certaines vérités dans notre chair, les inscrire au burin sur les tablettes de notre cœur. Il veut aussi nous montrer que l'univers de Dieu fait éclater le nôtre.

          Si bien que nous ne devons nous étonner de rien. Tout peut nous arriver, tout peut arriver à une communauté. Les choses les plus contraires, pour Dieu c'est une route comme une autre pour conduire des hommes, pour conduire une communauté sur de nouvelles hauteurs. N'oublions pas que lui-même a choisi de mourir sur une croix pour, à partir de là, transfigurer le cosmos.

Pour vivre chez Dieu, nous devons entrer dans une rationalité autre que la nôtre, celle de la foi. Saint Benoît nous dit tout au début, lorsqu'il commence à parler de l'organisation du monastère et qu'il nous présente l'Abbé, il dit : creditur. Il faut croire que cet homme, faible comme un autre, tient dans le monastère la place même du Christ.

 

          Nous allons découvrir encore aujourd'hui une de ses perles paradoxales qui nous fait toucher la porte de l'univers divin. Je dois prendre le latin. Saint Benoît nous dit : summae humilitatis culmen, 7,14. Ce qui est traduit par : sommet de l'humilité parfaite.    

On peut dire : « Oui, c'est vrai, c'est bien traduit. » Mais l'expression latine veut tout de même dire autre chose et beaucoup mieux. Lorsqu'on parle du sommet de l'humilité parfaite, on ne sent pas tellement ce paradoxe, tandis que dans le latin, il vous est jeté en pleine figure.

          D'abord prenons le mot culmen, qui est traduit par sommet. Eh bien ce mot éveille l'image d'une tige de blé. Vous avez la paille, à son sommet vous avez l'épi qui est rempli de grains. Cette tige de blé est à la fois extrêmement fragile mais très forte. Le vent peut souffler, elle plie, elle se redresse, elle ne se brise pas. Il faut pour la briser l'intervention d'un homme ou d'un animal. Mais les forces naturelles par elles-mêmes ne la brisent pas.

 

          Voilà donc une tige de blé. La paille ? Voyons cela ! Lorsque on a moissonné le blé, on entrepose le grain qui va être source de vie pour l'homme. Et la paille ? Reportons-nous à l'époque de Saint Benoît. On va utiliser cette paille, ce chaume pour en fabriquer des toitures. On n'en voit plus aujourd'hui, sauf peut-être des villas de gens très riches. C'est une .fantaisie aujourd'hui, mais j'ai encore connu des toits de chaume dans les campagnes ardennaises.

          Ces toits de chaume restent aussi très fragiles. Voilà, il ne faut pas y mettre le feu, cela s'enflamme d'un seul coup. Mais ils sont très épais, ils sont étanches, parfaitement étanches et, en même temps, ils sont isolants contre le froid en hiver - c'est très important - et même contre la chaleur en été. Donc avec la paille on fabrique des toits de chaume.

          Nous passons donc maintenant à l'idée de toiture, de faîte, de cime, ce qui est au-dessus. Si bien que vous voyez le passage de notre épi au toit, au toit de chaume, et puis au faîte de la maison. Puis on va encore plus loin, ce sera la cime, ce sera le sommet. Quel sommet allons-nous voir ? Et bien ce sera les sommets sur lesquels Dieu descend.     

 

          Nous avons cette fameuse montagne sur laquelle Dieu  est descendu dans le feu, dans le son des trompettes, dans les tremblements de terre. Ce sera la montagne du Sinaï, ce sera le mont Sion, tous les endroits où Dieu habite là-bas quelque part dans les hauteurs, les culmina caeli. Car à l'intérieur du ciel, il y a aussi des hauteurs. Eh bien Dieu, lui, il domine toutes les hauteurs. Voilà ce que c'est qu'un culmen qui est traduit ici par sommet. Voyez la richesse sémantique du mot, la richesse de l'image !

 

          Maintenant, il y a summae humilitatis,7,l3, le mot summae, summus ? Eh bien, summus est une forme syncopée de supremus. Syncopée, cela veut dire abrégée ; donc quand je prononce supremus, si je vais un peu plus vite, cela devient summus. C'est beaucoup plus facile à dire. Et ce sera donc : le plus élevé ; ce sera : le plus haut. Il n'est pas possible d'aller au-dessus.

          On parlait à l'époque de Voltaire, et les Loges Maçonniques parleront encore de l’Etre suprême, l’Etre au-dessus duquel il n'y en a pas : le summus. Et alors, cet adjectif summus est appliqué à humilitas, humilité.

 

          Je pense vous avoir déjà expliqué tout ce que les langues sacrées nous apportent de beauté pour mieux comprendre l'humilité. D'abord le latin : humilité vient d'humus. Humus, c'est le mot français aussi. C'est l'humus, le terreau, la terre. L'humilité sera donc une situation qui me rend voisin de la terre, une situation à ras de terre, une situation basse, une situation d'abjection peut-être ?

          Ce sera aussi, ça me rappellera, l'humilité, que je suis tiré de la terre. Et nous voici alors revenu à notre épi, à notre tige de blé. Je suis tiré de la terre, et puis je vais toujours y retourner, à la terre. Je ne suis que de la terre animée, de la terre pensante. Tout ce dont je me nourris vient de la terre et je retournerai à la terre. Voilà ma condition la plus vraie, c'est finalement là que je retournerai.

          Maintenant si je prends le mot grec, là nous avons : ce qui se trouve sous les pieds. Il faudrait avoir un tableau ici pour bien décomposer ce mot. C'est ce qui se trouve sous les pieds, et nous avons en français le mot tapis, ou la terre. Ici, non seulement je suis au ras du sol, mais on me marche dessus. Je suis sous les pieds de Dieu, je suis sous les pieds des autres. Voilà ma position d'homme humble.

 

          Maintenant, si je prends l'humilité dans la langue hébraïque, ce sera une position inclinée, courbée, penchée. Pourquoi ? Eh bien, d'abord, peut-être parce que je souffre ? La souffrance : je suis déprimé, je souffre, je suis sans secours, je suis opprimé.

          Et voilà, je n'ai pas la possibilité de marcher la tête haute. Je suis écrasé par le sort, par les dieux, par les démons, par les autres hommes. Mais je ne me révolte pas. Je reste doux, je reste courtois, je reste respectueux, je reste humble. Apprenez de moi, dit le Christ, que je suis doux et humble de cœur. C'est cela ! Mais je puis aussi être incliné, être courbé pour travailler la terre.

 

          Nous voici encore toujours revenus à la terre. Et naturellement, aujourd'hui on ne se courbe plus pour travailler la terre, sauf dans les Abbayes. Maintenant on a des machines, on est sur des tracteurs. On trône. Ils sont de plus en plus élevés maintenant, ces tracteurs ! Quand vous les croisez en voiture le long des routes, eh bien je vous assure que vous êtes tout petit à l'intérieur de la voiture tellement le tracteur est perché haut. Il y a des tracteurs qui sont gigantesques, aujourd’hui. Eh bien, ce n'est pas ça, ici on est vraiment bien courbé vers le sol pour travailler la terre.

          Et alors, c'est se donner de la peine. L'homme humble n'a pas peur de l'effort. C'est sa condition, c'est son lot de se donner de la peine. Il va se donner de la peine, pourquoi ? Pas pour rien ? Il va se donner de la peine parce qu'il est au service de Dieu. Il ne calcule pas. Il se donne.

          Donc voyez, dans cette humilité, nous retournons toujours à la terre, soit que ce soit au ras de terre, soit qu'on me marche dessus, qu'on m'écrase contre terre, soit que je me penche pour travailler la terre. Eh bien ça, c'est comme le dit Saint Benoît, c'est summus, c'est ce qui est de plus élevé ici sur terre, cette posture là. Parce que c'est celle que Dieu a choisie.

 

          Mes frères, voilà, j'ai essayé ici de vous faire sentir ce paradoxe. Donc la cime, le faîte, le sommet de l'humilité la plus haute qui soit c'est intraduisible en français. On a mis parfait, mais c'est pas ça Il faut sentir le paradoxe : ce qui est le plus bas, c'est en réalité pour Dieu ce qui est le plus haut.

          C'est dans le  Magnificat : Il renverse les puissants de leur trône ; ceux qui sont par terre, il les élève. On l'a présenté il y a deux, trois jours dans la Lecture Evangélique : Celui qui s'abaisse sera élevé. Celui qui s'élève sera abaissé. C'est la loi de fer du Royaume.

          Voilà, mes frères, nous irons maintenant à l'église et nous demanderons au Seigneur de nous protéger contre le démon de la vanité, de l'orgueil, de la suffisance, mais qu'il nous donne cette vertu qui était la sienne et qui est l'humilité et la douceur.

         

          On lira prochainement au réfectoire la dernière biographie sortie de Jean XXIII. C'est une brique de 600 pages au moins. Et on y présente vraiment le Pape Jean tel qu'il est. Et c'est vraiment beau. C'est un homme, vous l'entendrez, qui n'a pas eu facile dans sa vie, ni comme simple prêtre, ni comme Evêque, ni comme Cardinal, ni comme Pape. Il a toujours été contredit parce qu'il n'était pas comme les autres.

          C'était un homme humble.  Et alors il disait : « Non, non, non, laissons faire. Moi, je ne lutte pas avec les armes des hommes, je lutte avec les armes de Dieu qui sont la douceur, l'humilité, la courtoisie, l'accueil. Tous les hommes sont chez moi à l'intérieur de mon cœur. » Et c'est ainsi qu'il a conduit tout le monde.

 

          Et voilà, mes frères, demandons au Seigneur de nous accorder à nous aussi cette grâce de l'humilité.

 

Chapitre 7, 29-51 : Premier degré.              28.05.88

      La crainte de Dieu !

 

Mes frères,

 

          La crainte de Dieu fait encore difficulté chez beaucoup aujourd'hui, particulièrement chez les jeunes. On se demande quel est sa place à l'intérieur d'une vie chrétienne. Nous ne sommes plus sous l'Ancien Testament, nous ne vivons plus sous la coupe d'une divinité dure, impitoyable, tendre aussi mais tout de même assez effrayante.   

          Nous savons maintenant que Dieu est amour. Il a voulu devenir homme pour partager notre misère, pour nous donner sa propre vie. Il a même voulu mourir de notre mort, et d'une mort extrêmement cruelle.

          Dans ces conditions-là, comment craindre encore ce Dieu qui est amour ? C'est une question qui flotte dans beaucoup d'esprits aujourd'hui. C'est pourquoi nous devons essayer de scruter la nature de la crainte que Dieu doit nous inspirer. Comment Saint Benoît et la Tradition voyaient-ils cette crainte ?

 

          D'abord, il ne faut pas la confondre avec la peur. Elle n'a rien à faire avec la peur. La crainte de Dieu est une expression qui définit, qui dépeint la manière correcte de se tenir avec Dieu, de se tenir devant Dieu. Elle est faite de politesse, de savoir vivre, de réserve. Le moine passe sa vie dans la maison de Dieu. Il est chez Dieu. Il est toujours en présence de Dieu. Il y a donc des choses qu'il doit éviter de faire, et d'autres choses qu'il doit faire. Il ne peut pas se comporter n'importe comment. Il n'est pas chez lui. Il est avec Dieu.

          La crainte de Dieu est donc le fondement de relations justes et vraies avec Dieu. Elle pénètre tout l'être. Elle conditionne tout le comportement. Elle est donc élémentaire dans une vie monastique. Elle est, comme dit Saint Benoît, première. La crainte de Dieu est donc le témoignage d'une foi vivante, d'une foi éveillée, d'une foi qui se renouvelle, qui se développe, qui grandit, qui devient de plus en plus le moteur de la vie. C'est pourquoi Dieu va purifier cette foi.

          Si je me base sur mon expérience personnelle et sur celles des autres aussi - je connais tout de même assez bien de monde, ne fut-ce qu'ici - le grand travail auquel se livre Dieu en chacun d'entre nous, c'est la purification de la foi : que ce soit une véritable foi, que ce ne soit plus une foi sentimentale mais une participation de plus en plus puissante à l'être même de Dieu, ce qui dépasse tout le senti et même tout le connu.

 

          Ce n'est pas parce que je suis Docteur en Théologie et que je peux parler des choses de Dieu de façon merveilleuse que j'ai la foi. Non, un athée peut très bien faire ça ! Un athée peut être Docteur en Théologie - il n'y a pas de problème - comme être Docteur en n'importe quoi. Du moment qu'il a une bonne tête et que la matière lui plaît, eh bien, ce n'est pas nécessaire d'avoir la foi. La foi est autre chose. La foi est au-delà de ça. La foi est une vertu théologale. Elle est divine. Elle participe à l'être même de Dieu.

          Alors, si je crois en Dieu de cette façon-là, je sais qu'il est et ce que moi je suis en face de lui. Alors naît en moi cette fameuse crainte de Dieu. Je saurai comment je dois me tenir avec lui, comme lui se tient avec moi. Il va s'établir entre nous deux des relations qui seront de confiance, qui seront d'amour.

          Car essayez de retenir ceci ! Si vous retenez ceci, ce que je vais dire maintenant, pour le restant de vos jours, je pense que ce serait un trésor pour  vous : la crainte de Dieu, c'est la vibration de l'amour.           Maintenant nous avons un gong. Je frappe un coup de marteau sur le gong et j'entends pendant de longues secondes les vibrations. Eh bien la crainte de Dieu, ce sont les vibrations comme ça de l'amour. Là où il n'y a pas de crainte de Dieu, il n'y a pas d'amour qui précède.

 

          La crainte de Dieu, si elle est ça, elle va m'ouvrir de plus en plus à ce Dieu et aux autres. Elle deviendra l'origine, la source d’œuvres de puissance. Car vivant avec Dieu sur un pied de vérité, Dieu va pouvoir agir à travers moi et me demander tout, et tout opérer par moi.

          La crainte de Dieu n'est pas quelque chose d'étranger à notre vie monastique, à la vie chrétienne non plus naturellement. Mais il faut bien comprendre en quoi elle consiste. Elle ne doit pas créer en nous de complexes. Au contraire, elle est libératrice.

          Et demain, nous allons célébrer la fête de la Sainte Trinité. Ce sera peut-être l'occasion de penser comment nous devons vivre avec ces trois Personnes divine qui sont un seul être divin. Nous avons des relations bien spécifiques à établir avec chacune d'entre elles. A mon avis, c'est la crainte de Dieu qui est la clef qui nous permet de déchiffrer, de lire et disons de chanter ou de mélodier ces relations entre chacune des Personnes de la Trinité et nous.

 

          Car la crainte de Dieu est - pour employer une autre image - est comme le canal par lequel arrive jusqu'à moi cette vie divine ou chaque Personne va prendre possession d'une partie de mon être. Elles ne se font pas concurrence. Et ayant libre agir en moi, elles vont faire de moi une réplique de ce qu'elles sont.

          Voilà, mes frères, j'anticipe un peu sur la fête de demain. Mais c'est pour essayer de vous faire bien comprendre que le fondement de ces relations correctes avec les trois Personnes divines, c'est la crainte de Dieu. Elle en est le fondement, mais elle en sera aussi le couronnement. Elle sera les deux.

 

Chapitre : Fête de la Sainte Trinité.             29.05.88

 

Mes frères,

 

Il est une chose qui éveille toujours en moi un mouvement de surprise et un sentiment de peine, à savoir lorsque je vois un prêtre retraitant négliger de faire le signe de la croix au début de l'Office. Le cas est de plus en plus fréquent.

 

 

Ce phénomène est le fruit de notre Culture ambiante. Nous vivons au sein d'une société pluraliste qui met en veilleuse les particularismes et qui nivelle les différences. On craint d'afficher ce qui est spécifique de notre foi chrétienne, du moins c'est le cas des adultes. Car pour ce qui est des jeunes, ceux­-là ne le craignent pas. Nous voyons qu'il y a là un net renversement des mentalités.

On se laisse séduire par un faux Irénisme face à un Islam dur et pur, un Judaïsme qui se redécouvre, un athéisme qui est sûr de soi. Si bien que on rabote les aspérités de notre foi, surtout l'Incarnation de Dieu, le scandale de la croix, la résurrection corporelle de Jésus et le mystère de la Sainte Trinité.

Il peut en aller ainsi de nous, mes frères. Nous devons plutôt calme­ment et pacifiquement proclamer la vérité par toute notre vie. Cela ne veut pas dire que, cela signifie plutôt, cela signifie, mes frères, que nous n'avons pas le droit d'être des échantillons d'une pieuse médiocrité. Notre devoir, ce n'est rien moins que la sainteté, c'est à dire la divini­sation et la transfiguration de notre être jusque dans notre chair. C'est alors que resplendira en nous le mystère de la Trinité.

 

Il est très difficile de parler de ce mystère. C'est presque impos­sible, mais ce n'est pas une raison pour l'occulter. Au contraire, nous de­vons le faire éclater à l'intérieur de notre conduite. Et ce n'est possi­ble que si notre personne a été comme absorbée à l'intérieur de la Trini­té. Ou plutôt, c'est la Trinité qui est venue en nous et qui régule toutes les démarches de notre personne.

Notre rôle n'est pas de discourir du mystère de la Trinité, mais de nous perdre en lui. Si ce n'est plus moi qui vit, mais le Christ qui vit en moi, c'est que je suis instant par instant engendré dans mon être de fils de Dieu par la puissance de l'Esprit Saint. Je suis alors emporté à l'intérieur des relations Trinitaires. Je suis dans le visible des hommes ce que Dieu est dans l'invisible de sa nature.

Mais comment subjectivement vais-je expérimenter cette vie Trini­taire à l'intérieur de moi ? Il y a des saints qui l'ont expliqué à partir de leur expérience personnelle.

 

Je suis en train pour l'instant de lire - mais par petits morceaux car ce n'est pas facile - une étude du Père Gabriel de Chevetogne sur Eva­gre le Pontique. C'est rédigé en Allemand. C'est un Allemand qui utilise des termes de théologie naturellement, et de théologie mystique, et de théologie Evagrienne. Ce livre mérite d'être traduit en Français. Il faut voir comment ces premiers moines - Evagre, c'est avec Cassien - donc ce sont les premiers qui ont réfléchi à l'expérience monastique de nos Pères.­

Eh bien, la vie de ces moines était toute entière, toute entière non seulement orientée vers la Sainte Trinité, mais elle n'est rien d'autre que la vie de la Sainte Trinité dans le coeur de ces hommes. Ils en par­lent avec une simplicité et une vérité étonnante. Ils n'ont donc pas de complexe, c'est ça que je veux dire. Nous autres, nous aurions encore aujourd'hui des complexes. ­On dirait: on va nous prendre pour qui ? Mais non, eux ils en parlent parce que c'est leur vie.

Donc, lorsque ils échangeaient entre eux au cours de leurs fameuses collationes, ils pouvaient parler de cela parce que tous étaient à ce ni­veau, tous s'y retrouvaient.

Eh bien il dit par exemple, et c'est vrai, que le moine qui commence à être emporté de façon consciente dans les relations Trinitaires, il en­tre dans une sorte de sommeil. Il voit, il contemple la lumière qui est Dieu. Et cette contemplation ne le ravit pas en extase, parce que l'extase est un phénomène qui lui fait perdre conscience. Non, il est en parfaite conscience, mais toutes ses facultés sont comme endormies par rapport aux choses qui sont étran­gères à l'univers de Dieu.

Mais le monde tel qu'il est, la nature n'est pas étrangère à l'uni­vers de Dieu puisque Dieu est en train de la créer. Ce n'est pas à ça qu'ils sont endormis. On est endormi à tout ce qui est passion, à tout ce qui est péché, à tout ce qui est désordre. Mais pour ce qui est de la na­ture, on voit Dieu en train de la créer. Chaque chose est le fruit d'une Parole de Dieu. Et ainsi, tout, tout, tout devient un temple à l'intérieur duquel se révèle la Trinité.

Telle était leur vie ! Et ça, c'est la vraie vie contemplative et c'est à celle-là que nous sommes appelés.

 

Maintenant, mes frères, le chemin pour arriver là-bas, mais nous le connaissons : c'est encore et toujours l'obéissance. Il faut entrer dans les volontés de Dieu. Il faut se perdre en elle parce que le but de Dieu est de nous conduire là-bas. Donc, il suffit que je me laisse prendre par la main, et puis l'Esprit va me conduire.

Je dois alors pour m'abandonner ainsi à la conduite de Dieu, je dois croire, comme je le disais hier, que Dieu est amour. Et dire que Dieu est amour, c'est dire que Dieu est Trinité, parce que là où il y a amour, il y a dépossession totale de soi au profit d'un autre. Nous voyons donc chacune des Personnes se déposséder totalement au profit de chacune des deux autres.

Et alors puisque Dieu nous crée fils de Dieu, c'est à dire qu'il nous crée d'autres images de ce qu'il est, il se dépossède aussi en faveur de chacun d'entre nous. Si bien, mes frè­res, que lorsqu'il nous regarde, il voit en nous des Dieux dans lesquels son mystère se poursuit.

 

Mes frères, telle est notre vocation ! Vous voyez qu'elle est vrai­ment très belle. Il faudrait écrire au fronton de tous nos monastères, de tous les lieux où nous habitons, de tous les lieux que nous parcourons à l'intérieur et à l'extérieur, il faudrait écrire : Dieu est amour et Dieu est beauté. Et ainsi, nous nous rappellerions que nous-mêmes devrions être amour et beauté.

 

Règle : 7,66-81 : De l’humilité – 1° degré.     30.05.88

      Devenu inutile !

 

Mes frères,

 

          Je m’arrêterai ce soir sur une parole de Saint Benoît qui produit toujours sur moi une profonde impression, car elle est véritablement terrible. Elle rend un son de tristesse et d'accablement. Et cette parole, la voici : Inutiles factos, 7,78. On est devenu inutile. On ne sert plus à rien. On n'est plus bon comme un sel affadi qui a été jeté sur la rue. On est devenu de la boue et on est piétiné comme de la boue par les hommes et par les animaux. Inutiles factos, tout espoir est perdu !

          Saint Benoît, à un autre endroit, nous parlera de l'utiles frater, 7,50, du frère qui sert à quelque chose. Quand on dit ici devenir inutile, c’est inutile au regard de Dieu d'abord. Il nous a appelés pour être des soldats, pour être des ouvriers dans sa maison, pour être des intendants de son domaine.

          Et on a fait comme les vignerons de la Parabole, on a voulu s'approprier un bien qui ne nous appartient pas. On ne peut plus rien tirer de nous. Voilà, nous devons être mis hors d'état de nuire, car non seulement on ne sert plus à rien mais on devient nuisible et dangereux. Mais comment en arrive-t-on là ?

 

          Eh bien, Saint Benoît nous l'a expliqué davantage hier. Si un moine s'enferme à l'intérieur de sa volonté propre, donc si sa nourriture n'est plus la volonté de Dieu mais sa volonté à lui, il se condamne fatalement à l'asphyxie comme s'il s'était emprisonné dans un local non aéré. Il s'asphyxie, il se consume, car celui qui se nourrit de sa volonté propre pratique l'autophagie. Il se nourrit de lui-même, il se dévore.

          Celui qui se nourrit de la volonté de Dieu reçoit sa nourriture de l'extérieur. Il peut donc entretenir la vie en lui, la fortifier, lui faire porter tous ses fruits. C'est exactement le contraire de la consomption.

          Saint Benoît disait hier : Il y a des chemins, des voies qui semblent droites aux yeux des hommes et dont le terme aboutit au fond de l'enfer, 7,59. Ce moine en voie de décomposition parce qu'il se nourrit de sa volonté propre, finit par ne plus être un moine, ni même un homme. Il devient un démon. Sa route qui lui paraissait bien droite parce qu'il s'y complaisait, l'a conduit au fond de l'enfer.

          Voici donc un homme créé à la ressemblance de Dieu qui est devenu, qui a dégénéré en image du démon. Comme je le disais il y a un instant, non seulement il n'y a plus rien de bon à tirer de lui - il est devenu inutile - mais il est dangereux et nuisible.

 

          Mes frères, je n'exagère rien en disant cela. C'est à cette extrémité que conduit le péché lorsqu'il est poussé à fond. C'est ce que Saint Benoît nous dit encore : Ils se sont corrompus, ils se sont rendus abominables par leurs passions, 7,62. Nous devons donc nous tenir sur nos gardes. Le moine doit être un vigilant, non seulement pour ne pas perdre de vue la beauté de ce Dieu avec lequel il entre en communion, mais aussi pour se tenir en garde contre les tendances mauvaises qui sommeillent en lui.

          Car nous sommes des pécheurs de naissance. Tous les jours, tous les matins au début de l'Eucharistie, nous confessons nos péchés. On dira : « O ce ne sont pas de grandes choses, ce ne sont pas de grands crimes, ce sont de petites histoires qui nous arrivent. », mais elles marquent tout de même qu'il y a en nous cette maladie qui est le péché et qui a sa source dans notre égoïsme, un endroit où nous nous réfugions parce que nous sommes habités par la peur.

          Le saint est un homme qui n'a plus peur parce que il a quitté la forteresse de son égoïsme pour s'en remettre à Dieu, et il a découvert toute la sécurité imaginable. Mais en attendant, nous sommes toujours des pécheurs et personne n'est à l'abri du danger. On ne commence jamais par des grandes choses, mais par des petites. Donc, soyons toujours prudents, mes frères !

 

          Et c'est cela le premier degré d'humilité. Et comme nous le dit Saint Benoît, il ne faudrait pas que un jour, Dieu, qui prend patience à notre endroit parce qu'il est bon et qu'il attend que nous nous convertissions vers un mieux, converti in melius, 7,80. Il ne faudrait pas qu'un jour il nous dise : « Voilà, toi tu as fait tout cela, et je me suis tu, je n'ai rien dit, j'ai pris patience. Et ma patience, toi, tu l'as jugée de la faiblesse comme si je n'étais pas là, comme si je n'existais pas . »

          Donc, mes frères, soyons prudents ! Et pour ne pas nous relâcher dans notre vigilance, regardons toujours nos frères. Non pas pour les espionner, non pas pour les juger ni les critiquer, mais parce que le frère c'est le rappel le plus concret qui soit de la présence du Christ parmi nous. Le frère nous interpelle et le frère nous rappelle toujours à la vérité et à la rectitude de notre mission et de notre vocation.

 

Règle : 7, 89-93 : De l’humilité – 3°degré.     01.06.88

      Exaltation caelestis !

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît nous dicte l'attitude correcte, la conduite juste qui nous permettra d'obtenir gratuitement de Dieu ce que l'orgueil des hommes de Babylone ont essayé en vain de conquérir, à savoir l'exaltatio caelestis, 7,l4, un élèvement, une ascension qui nous introduit jusqu'à l'intérieur des cieux.

C'est à dire un genre de vie nouveau qui nous permet d'être déjà ici sur la terre ce que Dieu est là-bas chez lui dans le ciel. On ne vit plus selon les normes charnelles qui conduisent l'homme à la corruption et à la mort, mais suivant des lois qui nous rendent de plus en plus semblables à Dieu, qui lui permettent d'entrer en nous et de nous métamorphoser en enfants du Père qu'il est.

          Et cette attitude correcte n'est rien d'autre que l'humilité qui se concrétise dans des actes d'obéissance. Et cette obéissance comporte deux faces inséparables : une face plutôt négative et une face nettement positive.

 

          Hier, Saint Benoît mettait en relief la face négative. Il nous demandait de ne pas aimer notre volonté propre, de ne pas nous complaire dans l'accomplissement de nos désirs. Cette voluntas propria, nous devons la prendre en aversion car elle n'est rien d'autre que l'expression de notre égoïsme. Donc, elle est un signal de mort. Même si au moment même elle donne un certain sentiment d'exaltation, en fait elle conduit fatalement à la mort.

          Aujourd'hui, il nous présente la face nettement positive. Omni oboedientia, dit-il, 7,90, dans une obéissance totale, une obéissance qui va prendre mille visages et qui va conditionner toute notre existence jusque dans le détail, jusqu'au point où ce n'est plus nous qui vivrons, mais où ce sera Dieu qui accomplira sa volonté en nous et par nous.

          Hier Saint Benoît nous conseillait un réflexe de fuite. On se quitte, on se renonce, on tourne le dos à soi, on se convertit, on prend une autre direction. Aujourd'hui, il s'agit positivement d'entrer dans le vouloir d'un autre. On va se soumettre en toute obéissance à un supérieur, et cela, pro Dei amore,7,90, par amour de Dieu. On a donc opéré un passage de soi à un autre.

 

On a effectué un exode. On est sorti de soi pour entrer chez un autre, cet autre étant Dieu naturellement. Et Dieu se manifestant en la personne du supérieur, quelque soit ce supérieur ; pas seulement l'Abbé mais aussi celui qui a autorité, ne fut-ce qu'un chef d'emploi avec lequel on doit travailler par hasard. Si bien que tout acte d'obéissance est une Pâque, donc toujours en référence au mystère Pascal du Christ. Saint Benoît nous le dit : imitans Domini, 7,91. C'est une imitatio Christi.

 L'obéissance du moine tire donc son sens et sa valeur de l'obéissance même du Christ. Et n'oublions jamais que le Christ est Dieu, et Dieu devenu homme. C'est une imitation dans une logique poussée à son extrême, usque ad mortem, dit Saint Benoît, 7,92, jusqu'à la mort. Donc il n'y a aucune limite, ni dans la durée, ni dans la qualité. Il n'y a aucune condition qui est posée. C'est sans condition : on obéit pour obéir.

On entre dans la volonté de Dieu parce qu'on se nourrit de la volonté de Dieu. C'est donc une remise de soi, un abandon pur et simple au Christ, à Dieu dans la personne de l'Abbé, dans la personne de ceux qui à l’intérieur du monastère partagent la responsabilité, l’autorité de l’Abbé. Et cela, c’est pratiquement tout le monde parce que c’est cela justement aussi le bienfait de la vie cénobitique. Il est extrêmement rare qu’on travaille seul, on travaille toujours en collaboration.

 

          Et le simple fait de collaborer avec un autre dans un travail, c’est déjà une forme d’abandon de soi, une forme de remise de soi, une forme de soumission. On doit toujours dans un monastère, quelque soit la place qu'on occupe, renoncer à une partie de ce qu'on est, à une partie de son indépendance, de son autonomie.

          Donc, dans un monastère, on n'aura donc jamais en vertu de cette obéissance jusqu'à la mort, jamais à réclamer et jamais à se plaindre. Saint Benoît dit qu'il faut mettre le novice, le postulant, au courant de tout cela, de toutes les choses dures qu'il va devoir rencontrer dans cette mort à soi.

          Il devra quitter ses sécurités auxquelles il est habitué pour épouser les sécurités qui lui viendront d'ailleurs. Et ça, c'est pas toujours commode, ça peut paraître très dur ! Et on doit promettre obéissance usque ad mortem, jusqu'à la mort. Saint Benoît ne nous dit pas ça pour nous effrayer, mais pour nous encourager. Le centre de ce troisième degré d'humilité c'est : imitans Domini, 7,91, c'est l'imitation du Seigneur Jésus.

 

                    Et c'est très encourageant, parce que si nous l'imitons dans son obéissance, nous participons aussi au même moment à sa résurrection. La vie du Christ a aussi deux faces : il y a sa face de mort et sa face de résurrection. Les deux sont indissociable. Et nous retrouvons la même chose dans l'obéissance, la face négative qui nous fait mourir à nous-mêmes, et la face positive qui nous fait ressusciter en Dieu.           Mais naturellement ici, il est indispensable que l'Abbé soit un homme prudent. Il ne s'agit pas qu'il mette les frères dans des situations invraisemblables et impossibles. Il ne faut pas qu'il les accule à mourir. Cela pourrait très bien arriver en demandant n'importe quoi à n'importe qui.

          Donc, l'Abbé doit agir ici vraiment comme Dieu qui ne demande pas des choses impossibles, qui connaît nos forces, qui connaît la limite de nos capacités et qui ne pose pas sur nos épaules des fardeaux intolérables. Le Christ a bien  dit : « Mon fardeau est léger et mon joug est doux, prenez-le donc sur vous ! » C'est cela obéir, c'est prendre sur soi ce joug.

          Et il faut que l'Abbé, qui dans le monastère tient la place du Christ, en soit le premier conscient et qu'il fasse toujours preuve d'un jugement sain et d'un excellent discernement.

 

Règle : 7,119-130 : De l’humilité – 5°degré    03.06.88

      Un mutisme arrogant !

 

Mes frères,

 

          Ce soir, Saint Benoît nous met en garde contre un des pièges les plus dangereux que le démon à l'habitude de tendre au moine. Il essaye de l'enfermer dans un mutisme pernicieux et mortel. Il va donc lui suggérer de ne pas ouvrir son cœur à celui qui dans le monastère tient la place du Christ, que ce soit l'Abbé, que ce soit un Ancien Spirituel, que ce soit un confesseur, n'importe quoi. Ce mutisme est présenté comme un des aspects de cette grande vertu monastique qu'est le silence.

          En fait, ce n'en est qu'une contrefaçon. N'oublions jamais que le démon est, suivant l'expression consacrée, un singe de Dieu. Il singe les manières de Dieu. C'est pourquoi il est tellement nécessaire d'avoir recours à un homme qui possède le discernement des esprits, c'est à dire qu'il peut dire si l'inspiration vient de Dieu ou bien si elle vient du démon, ou bien si elle vient de la chair.

            Donc, le moine va tenir ses pensées cachées. Il le fera par respect humain, ou par présomption, ou par arrogance. Par respect humain ? Nous avons tous une certaine image très avantageuse de notre propre personne. Et à cette image, nous tenons beaucoup. Il ne faut pas l'abîmer. Il est très important que les autres aient de nous la meilleure opinion possible.

 

          Or, si je vais maintenant révéler à un autre homme, fut-ce le représentant du Christ, les pensées mauvaises qui tourbillonnent dans mon cœur, qui l'agissent, que va-t-il penser de moi, cet homme ? Voilà, le respect humain va me retenir, va me fermer la bouche. Ce sera peut-être aussi la présomption ? Je m'en tirerai bien tout seul. Pourquoi aller raconter toutes ces histoires-là ? Cela ne sert à rien, ce n'est pas ça qui va changer les choses. Je dois prendre ma vie en main moi-même. Je suis un adulte. Inutile d'aller raconter toutes mes histoires comme un petit garçon. Non, je ferai bien ça moi-même.

          Ou bien, ce sera aussi l'arrogance ? Ce qui se passe en moi, ça ne regarde personne. C'est mon affaire à moi et personne n'a le droit de venir fourrer son nez dans mes affaires personnelles, dans mes affaires intérieures.

 

          Si un moine se laisse entraîner par de tels raisonnements, il va devenir le jouet de toutes ces pensées mauvaises qui troublent son cœur, il va devenir le jouet de ses passions et fatalement il va glisser dans le péché. Un tel homme ne se dégagera jamais de son proprium. Au contraire, il en deviendra de plus en plus l'esclave et il va se durcir en une masse compacte d'égoïsme. Il va cailler comme du lait, comme du fromage.

          Il existe donc, mes frères, une marginalisation secrète que personne ne remarque. La façade peut être très belle, mais en fait on organise sa vie en dehors du regard de Dieu et ainsi, on vit subrepticement dans sa propre bergerie. On finit par se placer dans une situation que j'appellerai en formant un néologisme, dans une situation de décommunion. Comme on découd un vêtement, comme on détricote un chandail, on découd la communion avec les frères.

Alors, on est enfermé dans son propre cœur. Et ainsi, à l'abri derrière cette barrière - sans que personne ne le remarque, attention - on finit par léser la charité fraternelle. On devient imperméable aux besoins des autres. Et cette charité fraternelle , on risque très fort de la perdre. A ce moment-là, le démon a remporté la victoire. Qu'a-t-il fait ? Mais il a isolé un frère. Et il peut maintenant le dévorer en toute tranquillité.

 

C'est ainsi que font les carnassiers lorsqu'ils veulent s’emparer d'une tête de bétail. Ils séparent cet animal du troupeau, ils s'arrangent. Et alors, une fois que cet animal a perdu le contact avec le troupeau, le carnassier peut se jeter sur lui, le tuer et le dévorer. Le démon qui est un animal le plus intelligent de tous, encore plus intelligent que nous, le démon connaît ces ruses et il les utilise à notre endroit.

          Donc, prenons bien garde mes frères ! S’il nous persuade de dissimuler, de ne pas révéler les pensées mauvaises qui circulent dans notre cœur, nous pouvons dire qu'il a prise sur nous et que tôt ou tard il nous abattra. C'est pourquoi Saint Benoît propose, ici à son cinquième degré d'humilité, le remède absolu qui est l'ouverture du cœur : découvrir à son Abbé par un humble aveu toutes les pensées mauvaises qui viennent à l'âme, ainsi que les fautes qu'on aurait commises en secret. 7,120.

Une telle humilité place le moine hors d'atteinte. Il y a un endroit où le démon n'a absolument aucun accès, c'est dans l'humilité, la forteresse de l'humilité. Et ainsi, le moine devient de plus en plus fort car il va puiser sa vie dans la communion au Christ et aux frères. La communauté forme un Corpus, un Corps. Lorsque on est parfaitement greffé sur ce Corps, qu'on puise la vie de ce Corps, à ce moment-là on se fortifie de plus en plus.

          Et une des meilleures façons de puiser à cette vie, à côté de l'obéissance naturellement, mais c'est malgré tout une forme de l'obéissance, c'est cette humble ouverture de cœur que Saint Benoît nous conseille ici. Puissions-nous ne jamais l'oublier !

 

Chapitre : Récollection du mois de juin.          04.06.88

      Un admirable échange.

 

Mes frères,

 

Ce soir et demain, nous célébrons solennellement le sacrement du Corps et du Sang du Christ. Nous rendons grâce au Seigneur pour le mémorial qu'il nous a laissé de sa Pâque. Nous le remercions pour la nourriture divine qu'il nous donne chaque jour à profusion. Nous le remercions aussi pour la participation sans réserve qu'il nous accorde à son mystère et à sa vie.

Nous le savons maintenant, Dieu est présent corporellement parmi nous. Nous savons à quel point il nous aime. Il est pour nous exactement comme nous sommes pour lui. Ce n'est pas un nivellement, ce n'est même pas une condescendance de sa part, c'est le débordement de son amour.

Il a voulu quitter sans l'abandonner sa condition divine, devenir l'un d'entre nous. Et il a trouvé dans son amour le moyen de rester avec nous jusqu'au dernier jour de l'existence du monde.

 

Mes frères, Il est pour nous comme nous sommes pour Lui ! Cela signi­fie que nous sommes devenus pour lui ce qu'il a de plus cher. Dieu ne peut être amour que s'il dresse devant lui une créature cette fois, mais une créature à laquelle il donne tout ce qu'il est. Si bien que lorsque il nous regarde, il se reconnaît. Et lorsque nous le regardons, nous nous re­connaissons en lui.

Voyez quel admirable échange ! N'ayons pas peur de nous laisser em­porter par ce mouvement incessant de Dieu vers nous et de nous vers notre Créateur qui est aussi notre Sauveur. Il nous invite ainsi à une communion qui est vie éternelle et sommet de toute félicité. A nous de répondre comme il convient. Et c'est la re­cherche de ce convenable qui est l'objet de notre souci à chaque instant.

Mais entrons un peu plus loin à l'intérieur de ce mystère. Le Christ ressuscité et glorifié est donc présent sous les apparences sensibles du pain et du vin. Or, c'est là une révélation merveilleuse qui nous apprend que la matière peut devenir le support du divin. Tout en restant elle-même pour nos sens, la matière - à l'intérieur du sacrement de l'Eucharistie - ­est transformée en un autre qu'elle, à savoir son propre Créateur.

 

Et ceci dégage des perspectives inouïes pour notre vie de chaque jour. La matière n'est donc pas en soi un obstacle pour notre recherche et notre découverte de Dieu. Au contraire, elle est une fenêtre ouverte sur Dieu et sur son intimité. Elle est transparence du Dieu Trinité. Mais alors, comment cela se fait-il qu'elle nous paraît plutôt être un écran ?

C'est parce que nous ne l'aimons pas, parce que nous ne la res­pectons pas. Nous utilisons la matière comme si nous en étions les maîtres et nous oublions que nous sommes nous-mêmes matière. Notre suffisance nous rend aveugles et nous ne percevons plus la présence du Créateur à l'inté­rieur de la matière. Mais il n'en va pas ainsi chez le saint. Un coeur pur, un coeur de lumière saisit la matière par l'intérieur et il contemple Dieu qui la crée grande et belle.

Les savants et les techniciens peuvent aujourd'hui dégager et utiliser les énergies fantastiques qui constituent la matière. Eh bien, en dessous de ces énergies, mais absolument invisible aux instruments construits par les hommes, en dessous de ces énergies se trouve le logos de Dieu, la Pa­role de Dieu qui lui donne d'être, qui lui donne consistance, et qui lui donne ce que j'oserais appeler éternité, c'est à dire durée sans fin.

 

Mes frères, il existe aussi une parenté entre le coeur purifié et Dieu présent et agissant au coeur de la matière. C'est cette sympathie qui permet de voir, qui permet d'admirer et qui permet d'adorer. O, ceci ne conduit pas à une vision panthéiste du cosmos, loin de là, mais à une adhération sans fin du Dieu Trinité. Car il est alors permis de voir, de contempler Dieu le Père créant chaque grain de matière par sa Parole qui est présente au coeur de cette matière, et qui la soutient, et qui la porte plus loin. Et tout cela dans une lumière qui est l'amour, c'est à dire l'Esprit Saint.

Mes frères, le jour où notre coeur sera purifié, nous verrons ces merveilles. Nous comprendrons alors que l'univers est notre patrie. Nous n'essayerons pas de nous échapper pour aller dans un ailleurs hypothétique. Non, nous sommes ici chez nous parce ce que ce chez nous est devenu le " chez nous" des Trois de la Trinité qui sont un seul Dieu.

Car si Dieu a créé le monde, ce n'est pas pour le regarder de loin, mais c'est pour le saisir par le dedans, c'est pour en faire sa demeure, c'est pour que au terme de l'évolution, lui, Dieu, soit tout en toutes choses. Et nous, par notre coeur, par nos lèvres, par tout notre être trans­figuré, nous serons la réponse d'amour de cet univers à son Dieu Créateur et métamorphosant.

 

Mes frères, ce que le Pape Paul VI vient de nous dire se rapproche, ou plutôt illustre et orchestre ce que je vous dis maintenant. Ecoutez ! " L'Eucharistie est anticipation et gage de la gloire future ". Oui, dans ce petit fragment de pain, dans ces quelques gouttes de vin, nous avons déjà la création parvenue à son terme. Le jour où un homme est sanctifié, ce n'est plus lui qui vit, c'est le Christ qui vit en lui. Cet homme ne fait plus qu'un avec Dieu. Il est devenu Eucharistie.

Naturellement, dans le Sacrement que nous célébrons aujourd'hui, c'est réellement le Corps du Christ, et réellement le sang du Christ. Nous autres, nous participerons et nous serons toujours nous. Il y aura naturellement une différence de qualité entre les deux. Mais au fond, c'est toujours le même mystère. C'est celui de l'amour qui transfigure et qui divinise absolument tout. Car Dieu ne peut rien toucher sans le rendre semblable à lui.

Mes frères, voilà, c'est à cette simplicité du regard que nous sommes appelés. Voyons un peu comme notre vie d'homme est magnifique. Nous avons un rôle à remplir. Nous sommes, surtout nous les chrétiens, conscients. Nous sommes les instruments dont Dieu se sert pour rappeler au monde ce qu'il est. Quand je dis le monde, c'est cet univers des hommes enfoncés dans la misère du péché, dans les puits et les gouffres de l'égoïsme.

 

Il faut que nous, par notre vie christifiée, nous montrions au monde que le véritable sens de son existence et de sa vie, ce n'est pas de se replier sur soi, mais c'est de s'ouvrir totalement à cette action divini­satrice de son Créateur. Et ainsi nous le libérons et nous libérons aussi la matière. Car la matière est asservie, comme nous dit l'Apôtre Paul. Toute la création gé­mit dans l'attente de sa délivrance. Or chaque fois qu'un saint surgit, la délivrance est présente.

Mes frères, le sacrement de l'Eucharistie nous rappelle ces merveilles. Soyons-en conscients de plus en plus. Il faut que notre vie soit toute en­tière une vie d'amour, une vie de respect. Et non seulement pour les autres hommes nos frères, mais aussi pour tout ce que Dieu a créé, pour cette matière si belle dont nous sommes sortis et qui attend de nous l'heure où elle sera elle aussi parfaitement délivrée, et où nous serons devenus ses chantres. Nous serons sa bouche, nous serons ses lèvres, nous serons son coeur.

 

Règle : 7,147-149 : De l’humilité-8°degré.     06.06.88

      La règle commune.

 

Mes frères,

 

          Ce soir, nous voyons apparaître une nouvelle fois la grande et noble dame qu'est l'obéissance. A partir de demain, elle va se retirer discrètement mais elle demeurera omniprésente à l'intérieur de chacun des degrés d'humilité que le moine aura encore à parcourir. Elle peut ne plus apparaître expressément dans le texte de Saint Benoît parce que à partir de ce huitième degré l'obéissance est devenue ce qu'on appelle un habitus.  

          C'est à dire qu'elle ne se distingue plus du moine. Elle fait corps avec lui ; les deux sont interchangeables. Qui dit moine parvenu à ce niveau, dit obéissance qu'on pourrait déjà quasiment appelé parfaite. Car dès ce jour, le moine n'a plus de vouloir propre. Son agir se confond avec le vouloir de Dieu. Son agir est un écrit qui explicite les détails du projet divin.

          Notons la précision du langage de Saint Benoît. Cette chose éminemment positive, il nous l'exprime en usant d'une tournure négative : nihil agat nisi, 7, l47. Il ne fait rien que ! Plus rien, plus rien n'intéresse le moine, plus rien ne le met en branle, si ce n'est la volonté de Dieu. Cette volonté de Dieu qui est omniprésente, la voici de nouveau à l'intérieur du monastère. Rien, dit Saint Benoît, que ce qui est prescrit par la règle commune du monastère, 7,l48.

 

          Le monastère, ne l'oublions jamais, jamais - on ne le redit jamais assez - le monastère est un Corps qui vit. La communauté a une âme, une sensibilité. Elle a un vouloir commun. La communauté est une société de nature spirituelle, c'est à dire habitée et mue par l'Esprit Saint. Il ne peut pas en être autrement puisque elle est une parcelle du Corps du Christ.

          Et cette communauté, quand elle est en bonne santé naturellement, cette communauté, lorsqu'elle est vraiment de nature spirituelle, elle sait très bien ce qu'elle veut car elle est attirée par Dieu le Père comme par un aimant. Et elle puise dans cette source, elle puise la vie véritable et elle la distribue à tous les membres.

          Le moine parvenu donc à ce huitième degré d'humilité boit et mange cette volonté divine exprimée par la règle commune du monastère. Et pour lui, c'est devenu son milieu vital, ce qui lui donne tout. Et ce qui est en-dehors de ça n'existe pas pour lui. Sa volonté est devenue une avec la volonté du Corps qu'est le monastère, ce Corps animé par la volonté de Dieu.

 

          Mes frères, nous avons ici, mais à une petite échelle naturellement, à une petite dimension, nous avons exactement ce qui se passe entre Dieu et l'Eglise, et le chrétien. Nous avons cela en réduction. C'est pourquoi un monastère bien construit, donc un monastère qui vit correctement est tellement important pour le monde.

          Et lorsque Saint Benoît dit : rien, nihil, c'est rien pour lui. Il ne laisse place à rien d'autre. On fait remonter cette spiritualité du rien habituellement à Saint Jean de la Croix qui a très bien expliqué ces choses. Mais c’est beaucoup plus ancien naturellement, ça remonte à notre Père Saint Benoît, et encore aux Pères, comme on dit, aux Anciens. Et au-delà, ça remonte au Christ lui-même.

          Il y a donc mes frères, ici, un caractère d'absolu qui est bien de la manière de Saint Benoît. C'est un trait de sa personnalité qui explique la réussite de sa vie et le succès de sa Règle.

 

          Et on comprend que la vie bénédictine n’est pas faite pour les petites natures. Il faut des gens décidés, des gens qui savent ce qu’ils veulent et puis qui sont décidés à mettre le prix pour récolter cette vie divine, qui est déjà en nous naturellement, mais qui ne demande qu'à s'épanouir. Et on ne peut la récolter que si on est toujours, toujours, toujours, en rapport avec ce Dieu qui vit dans la communauté et qui l'anime.

 

          Une difficulté par exemple, ça me vient à l'esprit tout de suite. On pourrait dire : « Oui, mais moi je ne parviens pas à aimer correctement. Je ne parviens pas à aimer mes frères, je ne parviens pas à aimer la volonté de Dieu, ni à m'aimer moi-même. Je ne parviens pas à aimer ! »

          Eh bien, ce n'est pas grave, ce n'est pas grave du tout, car l'essentiel quand on arrive dans le monastère - je me place ici dans la peau d'un débutant - l'essentiel, ce n'est pas d'aimer mais c'est de se laisser aimer. On n'apprend l'amour qu'en se laissant aimer.  

          Se laisser aimer par qui ? Mais se laisser aimer par le Christ. Et comment fait-on pour se laisser aimer par le Christ ? Eh bien, on se nourrit de sa volonté. On colle à sa volonté. On fait ce qu'il demande qu'on fasse. Car se laisser aimer, c'est cela : c'est d'accepter volontiers tout ce qu’il offre du matin jusqu'au soir à travers la règle commune de la communauté.

 

          Donc, mes frères, c'est une chose encore une fois à retenir : l'essentiel, c'est de se laisser aimer par Dieu.

 

Règle : 7,150-155 : De l’humilité-9° degré.    07.06.88

      Nous sommes malades !

 

Mes frères,

 

          Hier soir, je terminais en vous disant que dans la situation actuelle de l'homme pécheur, l'essentiel était non pas d'aimer, mais de se laisser aimer. L'amour spirituel ne nous est pas naturel. Il est de nature divine. Il constitue l'être même de Dieu. Dieu est amour. Dieu est Trinité. C'est justement parce que notre Dieu unique est en trois Personnes qu'il est amour. C'est un univers qui nous est absolument étranger.

          Il ne faut pas confondre cet amour qui est Dieu lui-même et ce que nous autres nous désirons éprouver comme amour  une attirance, une sympathie, un certain bonheur d'être ensemble. Ce n'est pas cela de l'amour. Ce sont des sentiments que l'on rencontre jusque chez l'animal. Ils sont d'origine charnelle.

          Non, l'amour spirituel nous est étranger. La créature ne le possède pas en vertu d'un droit inné. Elle peut le recevoir à titre de cadeau, à titre de grâce. C'est le privilège que nous avons reçu. Dieu dépose en nous sa propre vie, donc les germes de ce qui va devenir l'agapè, cet amour spirituel qui nous transforme, qui nous rend semblables en tout point à notre Dieu.

 

          Mais hélas, l'homme est blessé par le péché. Il est malade. Il est fermé sur soi. Il est angoissé. Il nous suffît de nous observer. Ne regardons pas le frère, voyons ce qui se passe en nous. Est-ce que il ne nous arrive pas de connaître des nuits agitées, des nuits au cours desquelles, à cause de la somnolence de notre conscience vigile, de vieilles histoires se réveillent et nous emportent là où en plein jour, de sang froid, nous n'irions jamais.

          C'est cela l'homme malade. Cela ne doit pas nous effrayer du tout. C'est notre lot. Nous devons l'accepter et nous dire que ça ne durera pas indéfiniment. Il viendra un jour où ce sera fini parce que ce germe d'amour aura tout noyé, tout inondé et tout transfiguré.

          Mais enfin, en attendant nous sommes malades et nous ne parvenons pas à répondre correctement à la grâce que nous avons reçue. Nous ne parvenons pas à nous dégager entièrement de notre égoïsme et de nos peurs. Si bien que nous sommes vraiment incapables d'aimer et que nous avons tout à apprendre.

 

          Il est donc indispensable de se laisser aimer par celui-là qui est amour. La science de l'amour s'apprend et ne peut s'apprendre qu'auprès de ce Maître incomparable qui est Dieu. Comme cette science de l'amour est une praxis, une pratique, c'est en se laissant aimer, en expérimentant sur soi l'amour reçu qu'on apprend à aimer.

          Cela, c'est une certitude absolue et c'est la raison pour laquelle l'essentiel pour nous c'est d’abord de nous laisser aimer. Nous devons donc passer par un écolage, un apprentissage auprès d'un Maître comme on apprend un métier.

 

          Aujourd'hui, pour tenter de résorber le chômage, le Gouvernement encourage la formation auprès de Maîtres, pas seulement pour les apprentis de métiers manuels, mais aussi pour les autres. Il y a ainsi des usines, des grandes entreprises plutôt qui ouvrent leur bureau d'études, qui ouvrent leurs laboratoires à des étudiants qui vont pouvoir parachever leur formation au contact de Maîtres. C'est donc en se laissant former dans la pratique maintenant d'une profession qu'on devient soi-même un expert. C’est tout autre qu'une formation livresque.

          La science de l'amour n'est jamais une formation qu'on acquiert à partir d’études théoriques. Il faut naturellement connaître les grands principes, mais il ne sont pas difficiles à apprendre ; mais l'essentiel c'est de maîtriser la pratique. Et on ne peut maîtriser la pratique qu’au contact d’un autre qui la connaît et qui l’est.

          Si je me laisse aimer par Dieu, qu'arrive-t-il ? Et bien, mon être se conforme de plus en plus à celui de Dieu. Mon agir se coule dans l'agir de Dieu. Mon cœur se purifie. Mon égoïsme disparaît, si bien que je deviens quasiment à mon insu capable d'aimer et de progresser indéfiniment dans cet amour. C'est pourquoi le monastère a été vu par nos premiers Pères comme une scola caritatis, une école où on apprend l'art sublime de l'amour.

 

          Maintenant, concrètement que signifie se laisser aimer ? Mais nous le savons déjà ! Se laisser aimer de Dieu, c'est se cacher dans sa main ; c'est sentir sur soi la douce pression des doigts de Dieu qui nous façonnent, comme on modèle une glaise. C'est donc entrer dans ses moindres vouloirs, c'est épouser ses volontés, c'est se laisser façonner et former par lui.

          En un mot, c'est obéir. Mais je prends obéir, vous le voyez, comme je le fais toujours, dans son sens le plus noble du terme. C'est collaborer avec Dieu à une œuvre commune : il est amour et il faut que moi aussi je devienne amour.

          Et bien, je m'abandonne à sa volonté. J'entre dans son projet. Je me fais disciple et je reçois de lui cette science, cette pratique qu'il exerce sur moi et qui alors va pouvoir à partir de moi, moi qui me suis laissé former à cette pratique, par l'expérience que j'ai eu de ma relation à Dieu, à partir de moi cet amour va pouvoir se répandre ailleurs.

 

          Car, si je suis devenu un disciple parfait, je vais pouvoir à mon tour communiquer cet amour à d'autres disciples. Ce sera cette magnifique paternité spirituelle qu'il faut entendre aussi dans son sens le plus élevé, pas dans le sens vulgaire. D'où, mes frères, l'importance du silence dont nous parle Saint Benoît aujourd'hui. Importance capitale, car elle est réponse à Dieu et contemplation de sa beauté.

          Je veux être un disciple qui se laisse former avec docilité par l'amour qui est Dieu. Je vais donc garder le silence. Je vais recevoir en moi tout ce que Dieu me donne. Jamais je n'aurai la prétention de m'ériger en maître. Et de plus, j'aurai bien soin de ne pas perturber le travail de Dieu chez mes frères. Je ne vais pas m'immiscer dans ce que Dieu essaye de réaliser chez l'autre.

 

          Mes frères, a y a ici un double respect : respect vis-à-vis de Dieu qui travaille le cœur du frère, respect vis-à-vis du frère qui se laisse façonner par Dieu. Et c'est une autre raison pour laquelle je garde le silence jusqu'à ce que on m'interroge, jusqu'à ce qu'on ait besoin d'un service que je pourrais rendre. Mais pour le reste, je demeure à ma place de disciple.

          C'est ainsi que le silence est la marque distinctive du moine qui se laisse aimer. Le frère bavard ne se laisse pas aimer de Dieu. Non, il se débat dans les mains de Dieu. Et ne se laissant pas aimer, il ne parviendra jamais à aimer. Aussi gentil qu'il puisse paraître, en fait il ne construit pas, il détruit. Il se détruit lui-même parce qu'il reste au plan charnel, et il endommage ou il gêne le travail de Dieu chez les autres.

          Mais ce silence du 9° degré d'humilité est déjà au-delà de la moitié de l’échelle. Donc, c'est une vertu que nous devons aussi demander et recevoir de Dieu. Car ce silence est aussi de nature surnaturelle, il ne nous est pas connaturel. C'est aussi un cadeau que nous devons attendre de Dieu. Mais il nous le donne. Et cela revient toujours au même : il faut avoir la simplicité et la confiance de s'ouvrir pour l'attendre, et au moment où c'est donné, pour le recevoir.

 

Eh bien mes frères, si nous sommes fidèles aux leçons que nous rece­vons de la Scola Caritatis, l'école d'amour qu'est notre monastère, je pense que nous pourrons assez vite aimer. Ce ne sera pas parfait, loin de là ! Mais nous commencerons à poser des actes d'amour, de véritable amour, c'est à dire d'un choix préférentiel de Dieu et des frères, quel­que chose qui vient d'au-delà de nous, qui est en nous, et puis qui à partir de nous se disperse sur les autres. C'est cela qui est la source de la communion.

Et c'est une raison pour lesquelles il doit y avoir des monastères dans le monde. Car on me le disait encore tantôt : la seule chose que dans monde on connaît maintenant, ce sont les satisfactions immédiates, c'est le confort, c'est l'argent qui donne la puissance, qui permet de tout se procurer.

Mais non, mes frères, pour nous, il ne doit pas en être ainsi. Nous  devons être des réceptacles, des réservoirs d'écoute, de silence et finalement alors, de cet amour spirituel qu'est Dieu dans ses Trois Personnes et dans son Unité.

 

 

Règle :7, 156-158: De l’humilité-10°degré.     08.06.88

      Saint Benoît et le rire ?

 

Mes frères,

 

          On peut se demander ce que vient faire le rire sur l'échelle de l'humilité ? Eh bien, pour Saint Benoît, il n'a rien à y faire. C'est pourquoi il l'en chasse, qu'il ne veut pas en entendre parler. Saint Benoît est extrêmement méfiant à l'endroit du rire. Par exemple, dans les instruments des bonnes œuvres, il nous dit que nous ne devons pas aimer le rire trop fréquent ou aux éclats, 4,64. Mais le terme latin est beaucoup plus expressif. C'est risum excussum, c'est un rire qui secoue toute la personne. C'est plus que du rire aux éclats, on est secoué.

          Eh bien dit Saint Benoît, il ne faut pas l'aimer. Il ne faut pas l'aimer chez soi et il ne faut pas non plus l'aimer chez les autres. Il ne faut jamais l'aimer. Pourquoi ? Parce que un tel rire donne une impression de grossièreté, de trivialité, de vulgarité et même de lascivité.

          Un tel rire ne vient pas de Dieu, ce n'est pas possible. Il vient de la chair et il conduit à la chair. Il ne conduit pas à Dieu. Il entretien en nous l'homme charnel, c'est à dire cet homme pour lequel les affaires de Dieu n'ont aucun intérêt.

 

          Saint Benoît nous dit au même endroit qu'il ne faut pas dire de paroles vaines ou qui portent à rire, risui apta, 4,63, donc qui sont ordonnées au rire. Voyez que Saint Benoît met ici le rire en liaison avec la parole. Nous n'avons pas le droit de provoquer les autres au rire, car nous pouvons leur faire du tort. Prenons garde aussi, prenons garde aux mots d'esprit ! J'en ai toujours peur parce que de tels mots excitent fatalement le rire, l'amusement au moins chez d'autres, et souvent ils sont contre la charité, ils flattent la chair et ils nous détournent de Dieu. Prenons bien garde à cela !

          Nous devons nous surveiller parce que ça sort parfois - naturellement a y a des circonstances cocasses, des rencontres comme ça de choses ou de personnes - alors il est tout à fait innocent de faire surgir une petite étincelle. Ce n'est pas de cela que je parle ici, mais ce sont des mots d'esprit qui sont faits sur le dos des autres. Alors là, soyons extrêmement prudents !

 

          Saint Benoît nous dit encore ailleurs lorsqu'il parle du silence, que les bouffonneries, scurrilitates, les paroles oiseuses et qui portent à rire, risum moventia, nous les bannissons pour jamais, damnanus, 6,20-24. Nous les condamnons, aeterna clusura in omnibus locis. On les met à la porte éternellement, pour toujours, et en tout lieu, partout, partout ! Et nous ne permettons pas au disciple d'ouvrir la bouche pour de tels propos, donc, pour les paroles qui portent à rire.

          Voyez que Saint Benoît, ici, porte à l'endroit du rire une condamnation sans appel ! Mais attention! Il s'agit ici du rire mauvais. Il ne condamne pas le réflexe physiologique du rire qui est le propos d'un homme en bonne santé physique, psychique et même spirituelle. Le rire est un réflexe que nous ne pouvons pas, que nous ne devons même pas réprimer.

          Mais attention ! Ce doit être un rire de bonne santé. Ce que condamne Saint Benoît, c'est uniquement le rire malsain qui éclate sur l'impureté du coeur et qui entretien cette impureté, et qui l'éveille chez les autres ; un rire qui souille, un rire qui éloigne de Dieu, un rire qui fait peine à Dieu parce que souvent, presque toujours, il blesse la charité.

          Et au rire, il faut assimiler le ricanement. C'est peut-être pire encore, le ricanement ? C'est presque un rire avorté, mais c'est quelque chose qui est fortement teinté de malice. C'est fréquemment l’expression d'un mépris et le signe d'une, oui, d'une méchanceté qui est là ! C'est beaucoup plus rare que le rire, mais c'est beaucoup p]us pernicieux.

          Et alors, tout cela, mes frères, à propos de l'humilité ! Un homme qui vit en présence de Dieu, qui est de plus en plus conscient de sa propre misère, qui l'expérimente à chaque instant - je ne dis pas à chaque heure, mais à chaque instant - et cela sans complexe de culpabilité, sans complexe d'infériorité. Non, un homme qui admet loyalement qu'il est un pécheur, c'est à dire qu'il est toujours en dessous de ce que Dieu attend de lui.

Il ne peut jamais répondre exactement à l'amour qu'il reçoit de Dieu ; un homme qui expérimente son défaut de confiance en Dieu. Oh, il s'est donné entièrement à Dieu, Dieu peut pratiquement tout lui demander. Mais au fond de sa conscience, cet homme sait très bien qu'il est toujours en deçà de ce qu'il pourrait donner. Et c'est cet en deçà qui le pousse toujours en avant et qui creuse en lui une soif toujours plus grande, et qui approfondit son humilité.

 

          Eh bien, un homme pareil, il lui est impossible de rire aux éclats, d'avoir des paroles qui exciteront le rire chez les autres. Non, la vie pour lui est beaucoup trop sérieuse.  Attention ! Ce n'est pas un  complexé, loin de là ! Cet homme est parfaitement libre. Mais il a trop ..?.., trop de respect pour les autres. Et d’ailleurs, c'est l'Esprit Saint qui habite en lui et qui régule toutes ses actions et tous ses réflexes.

          Voyez, mes frères, comme nous devons toujours espérer, c'est à dire savoir que nous sommes appelés à descendre au plus bas de notre être vrai. Mais c'est au plus bas que se trouve le sommet. Et à ce moment-là, on rencontre Dieu. Dieu ne se trouve pas au-dessus et au-delà de nous. Non, il est au plus profond de la racine de notre être. Et c'est là que nous le rencontrons.

 

Homélie : 11° dimanche ordinaire – B.           12.06.88

Ez. 17, 22-24  *  2 Co. 5, 6-10  *  Mc. 4, 26-34

 

Mes frères,

 

Jésus nous rappelle que le Royaume de Dieu est le fruit en nous et autour de nous d'une longue, d'une patiente maturation. Il est une réalité omniprésente dont la perception hélas bien souvent, trop souvent, nous échappe.

Pour le découvrir, pour le voir, il faut avoir reçu des yeux nouveaux, des yeux de lumière adaptés à sa beauté. Le Royaume de Dieu n'est pas une chose, il est une Personne avec laquelle il nous est proposé d'entrer en communion. C'est la Personne de notre Dieu qui est amour.

Cette Personne prend possession de nous humblement, avec un respect infini. Elle n'attend de nous qu'une seule réponse, un accueil : nous lais­ser aimer, accepter de devenir autres, renoncer à toutes formes de posses­sion, d'égoïsme.

 

Mais en attendant, le péché nous maintient en exil. Mais nous savons qu'une force nous travaille. L'énergie divine, celle même de l'amour agit en nous nuit et jour. Sa puissance est irrésistible et elle aura finalement raison de nos résistances, de nos peurs, de nos fautes.

L'idéal, naturellement, est de collaborer avec elle, d'entrer dans son mouvement, de se laisser emporter, de se laisser porter par elle. Ce travail confiant devrait être notre seule ambition : plaire au Seigneur, comme dit Saint Paul, entrer dans ses moindres vouloirs qui sont tous ac­croissements de vie.

 

Mes frères, si nous voulons être attentifs, nous remarquerons que la création toute entière est une immense Parabole qui nous répète sans fin que Dieu est amour, qui nous invite inlassablement à entrer dans un projet qui est résurrection et transfiguration.

Si seulement nous pouvions le comprendre! Mais nous sommes trop sou­vent distraits. Nous nous arrêtons à l'épiderme. Nous ne pénétrons pas au coeur des choses, et nous ne rencontrons pas le Logos de Dieu, le Verbe de Dieu qui est là présent, qui crée, qui agit et qui fait tout pour nous qui sommes la fleur de sa création.

Certes, il y a encore bien des laideurs et bien des horreurs dans cet­te création. Mais reconnaissons-le humblement : si le monde est à ce point défiguré, c'est à cause de notre malice. Nous nous comportons comme des êtres autosuffisants, comme de petits tyrans.

 

O, si nous pouvions nous oublier, nous perdre tout à fait dans le coeur des autres! A ce moment-là, la création retrouverait sa splendeur et les moindres choses pourraient librement chanter la gloire de leur Créa­teur.

Mais d'abord, nous devons permettre à Dieu, permettre au Christ, per­mettre à l'Esprit Saint de remettre de l'ordre en nous afin que finalement la beauté soit partout seule souveraine.

Mes frères, efforçons-nous donc dans toute la mesure du possible d'être témoins fidèles de cet amour par une conduite inspirée de lui. O, je sais que ce n'est pas facile. Nous sommes tellement fragiles. Nous trébu­chons sur le moindre petit caillou. Mais notre Dieu est miséricorde. C'est peut-être là le plus beau nom de son amour. Il a voulu revêtir notre nature pour en prendre sa vraie mesure et pour savoir qu'il n'est pas tellement simple d'être un homme.

 

Mais si vraiment, sincèrement, en dépit de notre faiblesse, nous nous ouvrons à Dieu, nous nous ouvrons à son amour, à ce moment-là le Royaume de Dieu apparaîtra au regard des hommes pour ce qu'il est vraiment, et les hommes seront silencieusement interpellés.

Tant d'hommes aujourd'hui sont dans l'ignorance des choses de Dieu. Puissent-ils découvrir en nous, en nous regardant, en vivant à nos côtés, un appel et une promesse.

                                                                                                      Amen.

 

Règle : 14 : Aux fêtes des Saints.               18.06.88

      Le témoignage des martyrs.

 

Mes frères.

 

          Ce chapitre de la Règle nous apprend que la mémoire des saints faisait l'objet, dans le monastère de Saint Benoît, d'une célébration solennelle. Cela ne doit pas nous étonner, les saints ont toujours été en grand honneur dans le monde monastique, en particulier les martyrs.  

L'Histoire nous apprend que ce sont les martyrs qui, les premiers, ont été honorés par l'Eglise. Pendant les premiers siècles, le martyre était le risque de tous les chrétiens, un peu comme ça se passe aujourd'hui dans les pays totalitaires ou les pays sous régime communiste.        

Demain, le Pape va élever à l'honneur des autels le Bienheureux Théophane Veinard et une centaine de ses compagnons martyrisés en Indochine à la fin du siècle dernier.

 

          Nous savons que notre époque moderne compte encore ses martyrs. La plupart sont inconnus. Certains ont déjà été canonisés ou sont sur le point de l'être. Ils ont été martyrisés dans les camps de concentration nazis. On ne parle pas de ceux qui succombent dans les camps de concentration soviétiques. C'est trop dangereux !

          Il en tombe aussi dans les régimes totalitaires et sauvages d'Amérique Latine. Dans nos régions, nous sommes épargnés. Cependant, nous sommes soumis à toutes sortes d'agressions. J'y reviendrai dans un instant. Mais je voudrais dire d'abord que la canonisation d'un martyr nous ramène toujours à la vérité de notre vie chrétienne et de notre vie monastique.

 

          Le martyre, en effet, est le témoignage d'amour le plus éclatant qui puisse être donné à la face du monde. C'est un témoignage d'amour. Le martyr se trouve devant un choix : s'il apostasie, il aura devant lui une vie facile, car la plupart du temps, il sera annexé par ceux devant lesquels il a cédé et il sera comblé de manière à exercer un attrait sur les autres chrétiens. Il devient alors un piège. Mais humainement parlant, il peut très bien réussir sa vie. Voilà un choix.

          Et puis il y a le choix de l'autre partie : il donne sa vie. Il meurt. Il disparaît à tout jamais. Il cesse de remplir un rôle dans le monde des hommes. Et en plus, dans le milieu où il a vécu, il devient pour beaucoup un objet de mépris. C'est sa mémoire ainsi qui est souillée. Eh bien, il a choisi la mort.

          Ce n'est pas un suicide, c'est un choix lucide, réfléchi, intelligent, volontaire, d'autant plus héroïque que souvent ce sera une mort pénible dans les tourments, des tourments qui vont durer longtemps ou bien des tourments qui seront de plus courte durée. Mais malgré tout, c'est une mort toujours violente.

 

          La seule chose qui puisse expliquer ce choix, c'est un amour qui est plus que humain. Un tel homme, une telle femme est habitée par l'Esprit de Dieu, par Dieu lui-même donc. Et Dieu va pour ainsi dire à la rencontre de Dieu. Cet homme est porté, cet homme est fortifié. Il est déjà transfiguré avant de mourir.

          Il arrive que ces martyrs connaissent une existence toute ordinaire, ni pire ni meilleure que les autres hommes. Mais voilà que soudain, à cette heure, ils se révèlent d'autres. C'est cela le témoignage du martyre.

          Il n'est pas de plus grand amour que de donner sa vie. Et c'est une vie qui, en dépit de toutes les apparences, devient divinement féconde. Tertullien disait déjà que le sang des martyrs est une semence de chrétiens, mais pas seulement une semence de chrétien, c'est une semence d'homme. Car il n'est pas nécessaire aujourd'hui, moins que jamais, que tous les hommes soient chrétiens. Ce n'est pas possible !

 

          Mais il y a des hommes choisis par Dieu partout, dans tous les  milieux, dans toutes les religions. Et ces hommes, à leur insu alors, sont aussi travaillés par l'Esprit Saint. Ils deviennent à leur tour dans leur entourage des témoins de la présence de Dieu par leur honnêteté, par leur bienveillance, par leur amour.

          Et il arrive aussi que leur témoignage soit tellement vivant et vrai qu'ils font question et qu'ils deviennent réellement martyrs. Car il y a des martyrs aussi ailleurs que dans la religion chrétienne. Il y en a dans l'Islam par exemple, on en connaît. Mais l'origine de tout cela, c'est toujours la personne du Christ qui est le premier de tous les martyrs, et puis tous ceux qui à sa suite et par amour de lui risquent leur vie et la donnent.

 

          C'est pour ça que la canonisation des martyrs nous rappelle toujours à l'exigence de notre vie, surtout de notre vie monastique. Car un moine qui renonce au monde, il renonce à la famille, pas seulement à la famille qu'il quitte, mais à la famille qu'il pourrait créer. Il renonce à exercer une influence dans le monde. Il disparaît. Il est comme mort.

          Et vraiment, il accepte délibérément, sereinement une mort mystique. Ce n'est pas une mort sanglante, c'est une mort mystique. Et cette mort, ce choix fait de lui un authentique martyr. Il ne donne pas le sang de son corps, il donne le sang de son coeur.

          Car pour s'engager dans la vie monastique et pour y persévérer jusqu'à la mort dans une fidélité indéfectible, sans jamais se reprendre, sans jamais chercher de compensations, restant toujours polarisé, attiré par cette Personne du Christ, eh bien une telle vie, même si le moine demeure inconnu du monde, une telle vie rejoint le témoignage le plus beau donné par les martyrs.

 

          Cela ne signifie pas que la vie monastique sera une suite de souffrances. Loin de là, ce n'est pas nécessaire ! Il peut arriver qu'il y ait des souffrances, il y a des souffrances dans toutes les vies. Personne, absolument personne n'y échappe !

          Cela signifie que la vie monastique devient la source d'un jaillissement auquel, dans l'invisible, tous les hommes sans exception viennent s'abreuver. Si il n'y avait plus dans l'Eglise des martyrs qui donnent leur sang, s'il n'y avait plus des martyrs qui donnent leur coeur - donc dans la vie monastique - je pense que le monde disparaîtrait.

          Le monde finirait par sécher comme une plante se dessèche parce qu’elle ne serait plus humidifiée, elle ne serait plus arrosée, elle ne serait plus même animée, elle n'aurait plus de vie. La seule vie qui peut permettre à l'humanité de tenir et de progresser, c'est la vie de l'Esprit. Il faut donc qu'il y ait des hommes pour lesquels Dieu soit tout, des hommes dans lesquels bouillonne la vie spirituelle, c'est à dire la vie de l'Esprit Saint, qui alors peut se déverser, se répandre sur l'humanité entière.

 

          Comme le disait Elisabeth de la Trinité : elle voulait se donner au Christ pour que le Verbe de Dieu ait une humanité de surcroît. Et c'est très, très juste. C'est le mystère du Christ qui se prolonge dans un homme. C'est donc tout le mystère …?… de la création, de l'incarnation, de la rédemption, de la divinisation et de la glorification qui se vit dans le coeur d'un homme, et dans la chair d'un homme.

          Voilà, mes frères, le martyre. Dans le martyre sanglant, cela arrive une fois. Dans le martyre monastique, cela s'opère tout au long d'une vie. Je pense que - je n'ai pas l'expérience, du moins pas encore - que dans le martyre sanglant, là, le martyr est immédiatement au moment de sa mort, immédiatement du côté du Christ. C'est immédiat !

          Pour le moine, ce n'est pas immédiat, mais ça arrive aussi. Cela veut dire que si le martyr sanglant entre dans la béatitude immédiatement, le moine fidèle y entre aussi lorsqu'il a prouvé que réellement il ne s'appartient plus et que son martyre - c'est à dire sa mort ici - était accompli. Il ne fait plus qu'un avec le Christ comme l'autre martyr et sa béatitude est parfaite.

 

          Mes frères voilà, nous pouvons penser à tout cela demain puisque le Pape va canoniser des martyrs. Cela tombait très bien avec le petit chapitre d'aujourd'hui. Et c'est pour ça que j'ai pensé que ça pourrait m'apporter quelque chose à moi d'abord et puis aussi à chacun d'entre vous.

 

Règle : 16 : Des divins offices du jour.          20.06.88

      La spiritualité de l’office.

 

Mes frères,

 

Saint Benoît au chapitre dix-neuvième de sa Règle nous parlera des dispositions que nous devons apporter lorsque nous nous tenons en présence de Dieu et de ses anges, et que nous laissons couler sur nos lèvres les paroles des Psaumes. Mais il ne va jamais jusqu'à nous expliquer la raison d'être de l’office, son inspiration, sa finalité.

          Pour lui, je ne dirais pas que c'est supposé connu, mais c'est un soin qu'il nous a abandonné, le soin de chercher et de découvrir nous-mêmes cette spiritualité de l’office divin. Lui, il se contente d'en établir les structures. A nous de les animer.

 

          Cette spiritualité, nous la chercherons dans la Tradition de l'Eglise, même la plus primitive. Nous la découvrirons chez nos Pères dans la vie monastique. Nous devrons même analyser les racines vétérotestamentaires de notre office. Mais vous comprenez que cela est une tâche énorme.

          Des spécialistes s'y sont attardés. Nous pouvons recueillir les fruits de leurs recherches, mais nous devons toujours apporter notre part personnelle. Nous avons chacun notre sensibilité et la Tradition s'enrichit de ce que nous-mêmes pouvons découvrir, de ce que nous-mêmes vivons.

          Car la Tradition n'est jamais une entreprise d'ordre purement intellectuel. Elle ne sort pas d'un cerveau. La Tradition est toujours l'expression d'une vie et d'une vitalité, une vitalité sous l'inspiration de l'Esprit de Dieu. Et cette inspiration palpite dans le coeur des moines d'aujourd'hui encore.

 

          Il me semble que l'humanité dut-elle durer encore des millions et des millions d'années et les moines chanter les louanges de Dieu pendant toute cette période, je pense que la Tradition ne finirait pas de s'enrichir. Nous pouvons la découvrir en filigrane dans le texte de Saint Benoît car les structures qu'il nous a imposées dans sa Règle, et sur lesquelles d'ailleurs il nous laisse toute liberté comme il le dira plus tard, 18,62, ces structures sont elles-mêmes imprégnées d'une vision et d'une spiritualité.

 

          Je vous en donne un exemple tout de suite. Il m'est venu à l'esprit après le souper. C'est encore tout chaud. Saint Benoît dit : Sept fois le jour, j'ai chanté vos louanges. Donc nous remplirons ce nombre sacré de sept...etc, 16,4. Puis au sujet de L’office de nuit : Je me levai au milieu de la nuit pour vous louer, 16,10. Conclusion : louons donc notre Créateur sept fois pendant la journée, et la nuit, levons-nous pour lui offrir nos louanges.

          Ces deux versets rapportés ici par Saint Benoît sont empruntés au Ps 118. Lorsque le moine les prononce, il ...?…, ce n'est plus pour lui une formalité. Les Psaumes sont Parole de Dieu et les Paroles de Dieu sont reçues dans le coeur du moine qui leur donne une réponse, une réponse qui est un agir, une réponse qui est une conduite bien précise.

          Si la Parole de Dieu récitée par le moine dit : Sept fois le jour j'ai chanté vos louanges, eh bien, le moine sept fois le jour se rendra à l'église pour chanter les louanges de Dieu. De même s'il dit : Je me lèverai au milieu de la nuit pour vous louer, le moine reçoit cette Parole, elle déclenche en lui un comportement, et il va se lever pendant la nuit pour louer Dieu.

 

          Ce qui est vrai pour ces deux versets l'est pour tous les versets de tous les Psaumes. Les tous premiers moines recevaient ainsi les psalmodies. Ils la faisaient leur en ce sens qu'ils y répondaient par toute leur vie. Elles devenaient chez eux un moteur. Elles réglaient leur comportement le plus concret, tous les jours.

          Elle doit encore être cela pour nous aujourd’hui. Et là, nous avons toute une spiritualité de l’office. Elle est peut-être un peu étrangère à notre mentalité d’aujourd'hui, car les premiers moines se comportaient différemment au cours de l’office : ils écoutaient. Il y en avait deux ou trois qui récitaient, qui psalmodiaient les psaumes, et les autres écoutaient.

          Ils écoutaient. Ils ne disaient rien. Ils ne dormaient pas, ils écoutaient, ils accueillaient en eux ces Paroles. Puis, lorsque le psaume était terminé, dans un silence de tous, chaque moine alors répondait intérieurement à ce qu'il avait entendu. Puis la psalmodie continuait.

 

          Il y avait donc là un dialogue engagé entre l'Esprit de Dieu et le coeur du moine. Aujourd'hui, tout le monde chante, les chœurs se répondent. C'est une autre façon de procéder, mais l'essentiel demeure toujours vrai. Le psaume est d'abord une Parole que Dieu nous adresse, Parole qui attend notre réponse. Si nous répondons en nous servant des Paroles même, qui sont inspirées, ce n'est que mieux. Vous voyez le progrès qui s'est réalisé !

          Mais prenons bien garde ! N'oublions jamais que dans la psalmodie, nous engageons notre vie, pas seulement la nôtre, mais aussi la vie de tous ceux que nous portons dans notre coeur, c'est à dire la vie de l'Eglise entière, la vie de tous les hommes qui sont maintenant présents sur la terre. Mais nous savons déjà aussi, nous l'avons découvert, je l'ai longuement expliqué ici, que L’office Divin était la reprise hebdomadaire et même quotidienne de la Vigile Pascale.

 

          Cela signifie que L’Office Divin, l'Opus Dei nous emmène dans un univers qui n'est pas le nôtre. Cet Office nous saisit tels que nous sommes maintenant dans notre condition de pécheur et il nous emmène en espérance là où nous serons un jour dans la pleine réalité de notre vérité, c'est à dire chez Dieu. Nous serons ressuscités d'entre les morts.

          L’office Divin est un mouvement, il est un exode, il est un passage dans lequel nous sommes entraînés. Si bien que conduit ainsi chez Dieu par lui, nous sortons de nous et nous nous ouvrons à une réalité nouvelle.

          Aujourd'hui, Saint Benoît nous place devant une fenêtre et il nous invite à regarder. Il nous parle d'un nombre sacré, un sacratus numerus, 16,4 qui est le nombre 7. Il y a là quelque chose de très, très beau qui va nous montrer que notre office entraîne non seulement notre propre personne mais l'univers matériel tout entier. Mais je ne vais pas commencer avec ça aujourd'hui. Je n'aurai pas terminé. Je laisserai cela pour demain.

 

          Encore simplement un petit détail qu’on m'a fait remarquer aujourd'hui. C'est le cas de L’office de Laudes. L’office de Laudes est tout entier un office de lumière. Nous savons que dans les structures Pascales de L’office, Laudes est le moment où nous passons de l'obscurité à la lumière, où nous passons mystiquement du péché à la sainteté, de la mort à la vie. Eh bien, le premier verset du Psaume 66 contient le mot illumine.

          Dieu nous illumine. Le Ps 66 est l'unique psaume dont le premier verset parle de cette illumination, que Dieu nous illumine. Et le tout dernier verset du Benedictus nous parle aussi que Dieu nous illumine.

          Nous avons donc là une inclusion. On commence : Que Dieu nous illumine, puis on arrive au moment où Dieu nous a illuminés, Tout L’office de Laudes est ainsi englobé dans 1a lumière de Dieu.

          Et cette 1umière de Dieu qui est bien présente, et qui est l'Esprit Divin rayonnant dans la personne nu Christ ressuscité, cet Esprit qui est présent avec nous dans l’office, dans les hymnes, à ce moment-là cet Esprit nous saisit et nous emporte à notre insu là d'où il vient - c'est à dire la Personne même du Christ - en nous transformant.

 

          C'est pourquoi, mes frères, il est utile je pense d'être informé de ces choses pour que nous soyons attentifs à ce que nous disons, à ce que nous chantons, à ce que nous faisons.

          C'est ainsi que par toutes petites touches, il est possible de dégager une spiritualité de L’office Divin. Mais cela se fait un peu comme ça au hasard des rencontres, au hasard des découvertes, et au hasard un peu des grâces qu'on reçoit.

 

Règle : 17 : Combien de psaumes le jour ?      21.06.88

      L’union du ciel et de la terre.

 

Mes frères,

 

          Hier, nous nous sommes arrêtés au nombre considéré par Saint Benoît comme sacré, à savoir le 7. Si nous regardons le chiffre 7 dans la lumière de la symbolique juive primitive, vers l'époque du Christ, nous voyons qu'il exprime l'union du ciel et de la terre. Il est en effet composé des chiffres 4 et 3, 3 représentant le monde de Dieu et 4 le monde des hommes. Dans ce sens-là, 7 est un chiffre porteur de sacré.

          Mais nous pouvons aller plus loin. Si nous respectons le nombre 7 pour notre louange divine, nous nous insérons dans le rythme cosmique que nous sacralisons et que nous guidons vers sa plénitude. Reportons-nous encore à l'époque Biblique, puisque Saint Benoît se réfère à la Parole de Dieu qui nous est rapportée par le psaume 118 : 7 fois le jour, j'ai chanté ta louange.

          La rotation de la lune autour de la terre dure environ 29 jours ½. Si je divise cette durée par 4, j'arrive à 7 jours et quelques heures. Rappelons qu'à cette époque, encore à celle de Saint Benoît, les heures étaient élastiques suivant que l'on se trouve en hiver ou en été, heure de jour ou heure de nuit. C'est indifférent !

 

            Les hébreux ont deux mots pour parler du mois. Le premier signifie à proprement parler : rotation de la lune autour de la terre, ou lunaison. Ou un second mot qui signifie : nouveauté, ou à proprement parler : nouvelle lune. Les psaumes aussi nous rappellent que la nouvelle lune est l'occasion d'une fête.

          Attention ! Ne pensons pas à la nouvelle lune de notre époque qui est totalement invisible. La nouvelle lune pour les hébreux et encore les juifs aujourd'hui, c'est le moment où apparaît un mince filet argenté dans le ciel, le tout, tout premier.

          A ce moment-là, il y avait un veilleur - maintenant tout est calculé rnétéorologiquement, astronomiquement - un veilleur qui dans le ciel remarquait cela. Il le signalait à un préposé qui embouchait la trompette en corne de bélier et qui annonçait la nouvelle lune.

          A ce moment-là, c'est une célébration liturgique qui adore le Seigneur, qui le remercie, et qui attend de lui la surprise qu'il réserve dans le mois nouveau qui commence. Les fêtes en Israël sont toujours réglées par le mouvement de la lune. Cela nous est encore rapporté dans un psaume : Toi qui a placé la lune qui règle les temps, c'est à dire qui règle les fêtes en Israël. Prenons la fête de Pâques par exemple, c'est le 14 Nisan, c'est à dire juste à la moitié du mois, c'est la pleine lune de printemps. Je rappelle seulement ce détail.

          Maintenant la semaine : pour la semaine, ils ont un mot qui signifie durée de 7 Jours. Notons que le mot français semaine signifie la même chose : une durée de 7 jours. Si je veux maintenant prononcer un serment, je vais jurer par le chiffre 7. Car un serment, ou prononcer un serment, c'est une racine tirée de 7. Il n'y a pas de mot français correspondant, mais le mot allemand existe.

 

Si bien, mes frères, que nos 7 réunions communautaires diurnes pour la prière, pour la louange de Dieu, elles nous immergent dans le flux cosmique. A ce moment-là, nous sommes un avec l'univers, et nous sommes la voix du cosmos, et nous sommes sa réponse aux invitations du Créateur. Le monde est en face de Dieu un partenaire qui, pendant des durées inimaginables pour nous, a été un partenaire potentiel, un partenaire en attente.

          Dieu attendait l'heure où ce partenaire deviendrait conscient et pourrait entrer en communion avec lui. Dès que l'homme a surgi, ce dialogue a pu s'amorcer. Dieu a pu parler à l'univers et l'univers a pu lui répondre. Il s'est installé un échange. Puis nous connaissons le reste : l'incarnation de Dieu qui devient un élément de l'univers et qui, en même temps, entraîne cet univers dans sa propre vie à lui. Et au terme alors du projet divin, Dieu sera parfaitement tout en toute chose.

 

          Déjà maintenant, si vous voulez être attentifs - c'est là un privilège du contemplatif - vous verrez, vous remarquerez, vous observerez une étincelle de divin dans toutes les choses depuis la plus grande jusqu'à la plus petite. Tout est chargé de divin déjà maintenant du fait même que tout est créature de Dieu. Maintenant au terme, encore une fois, cette présence divine dans les choses, dans la matière deviendra éclatante, deviendra lumineuse parce que la matière sera entièrement purifiée.

 

          Mes frères, notre louange diurne nous entraîne dans ce projet fantastique dont nous sommes responsables puisque nous sommes la voix, la conscience, les yeux et les oreilles du cosmos en face de notre Dieu. Et tout cela est implicitement contenu dans le chiffre 7. Les Anciens en avaient conscience. Nous, nous sommes devenus des mathématiciens. Nous avons mathématisé toutes les choses. Nous avons perdu ou laissé s'atrophier en nous ce sens de la perception de la vie de tout et du langage que nous offre la beauté des choses, de la création.

 

Règle : 18 : L’ordre des Psaumes.                22.06.88

      Dieu viens à mon aide !

 

Mes frères,

 

La mission du moine est élevée. On peut, sans crainte d’exagération, lui appliquer le qualificatif de « sublime » . Nous avons vu hier que le moine devait être l'oreille, l'oeil et la voix de la création face au Créateur.

Ce Créateur, Dieu notre Père, est amour. Il sollicite sa créature. Il veut établir avec elle une relation d'amitié. Il va s'efforcer d'effa­cer les différences, d'abolir les distances. Pour cela, il va se décider à devenir matière. Il se fait chair, il se fait homme. Extérieurement rien ne le distingue des autres hommes. Il leur est semblable en tout, sauf le péché.

 

Il espère une réponse de la part de l'homme, de la part de sa créatu­re, de la part de la création toute entière. Cette réponse, il l'attend. C'est le moine qui la donnera. Et la création la donne à l'intérieur du moine. Le coeur d'un moine parvenu vers les sommets de la vie contempla­tive est devenu un temple à l'intérieur duquel vit la Sainte Trinité d' abord, mais aussi un temple qui est devenu la demeure du cosmos.

Si bien que dans ce temple, les deux qui se cherchaient se rencontrent et peuvent converser tout simplement. Depuis les origines, Dieu se plait à rencontrer sa créature, à vivre avec elle. Mais c'est là pour le moine une tâche extrêmement difficile. Elle fri­se l'impossible.

Car la création se replie instinctivement sur elle-même, et l'homme est volontiers narcissique, c'est à dire qu'il admire son nom­bril. Il se regarde. Il ne voit que lui. Il s'admire. Et le moine n'échap­pe pas à ce défaut. Il faut donc qu'il fasse constamment un effort pour déplacer le centre de gravité de lui vers ce Dieu qui l'appelle. Le véritable amour n'est pas naturel à l'homme, il n'est pas naturel au moine. Il doit lui être donné, et lui doit l'accueillir.

 

L'amour est toujours offert par Dieu, mais l'homme, même le moine, ne l'accueille pas toujours. Chaque fois que l'obéissance nous demande quel­que chose, Dieu nous offre une part de son amour. Si je répugne à obéir, je refuse ce cadeau. Le problème n'est pas chez Dieu, le problème est tou­jours chez nous. Tout ce travail, ce rude labeur, s'opère chaque instant de notre vie mais surtout aux heures pendant lesquelles nous nous tenons en présence de Dieu avec nos frères après avoir mis tout de côté, lorsque nous sommes présents à l'Opus Dei, à l'Oeuvre de Dieu, à ce Travail auquel nous ne devons rien préférer nous dit Saint Benoît, cet Oeuvre, ce Travail qui a Dieu pour objet et qui est aussi inspiré par Dieu.

Alors nous comprenons la raison pour laquelle Saint Benoît prescrit à son disciple d'appeler Dieu à l'aide lorsque commence l'Office Divin. Le texte français a laissé échapper les premiers mots du latin qui sont, à mon avis, essentiels. Saint Benoît dit : ln primis dicatur versus, 18,2. ln primis, en tout premier lieu, d'abord, il faut dire le verset: Dieu, viens à mon aide. Seigneur hâte-toi, festina, de me secourir.

ln primis ! D'abord ! Cela se comprend lorsque nous commençons l'Office, pour que nous puissions le célébrer dignement, correctement, avec fruit pour nous et pour la création dont nous sommes la voix, il est né­cessaire que Dieu prenne possession de nous, qu'il nous soutienne, qu'il nous conduise d'un bout à l'autre de l'Office.

 

C'est pourquoi nous devons lancer cet appel avec une grande foi, y engager tout notre être, le laisser jaillir de notre coeur. Est-ce qu'il en est bien ainsi ? Est-ce que on ne dit pas ça de façon machinale ? C'est à peine lancé, que c'est fini !

Mes frères, nous nous rendons à l'Office de Complies, soyons attentifs, ne soyons pas distraits. Et lorsque cet appel sera lancé par l'hebdomadier, nous le reprendrons, nous le poursuivrons, et nous prendrons davantage conscience de l'acte que nous posons lorsque nous chantons l'Office, de la responsabilité qui pèse sur nous. Ce n'est pas seulement nous qui allons chanter, qui allons prier, qui allons louer, c'est l'humanité en nous, c'est l'univers matériel en nous.

Je vous le répète, prenons garde ! Je sais qu'on arrive facilement à l'Office avec tous ses soucis. Mais il y a tout de même une certaine dis­tance entre le lieu de notre travail, ou le lieu de notre Lectio, jusqu'à l'église. Et puis, même si on arrive en dernière minute pour une raison quelconque, il y a encore toujours la sonnerie qui est là...Nous avons le temps de nous reprendre et de rassembler nos énergies pour lancer cet ap­pel vers Dieu. C'est un appel au secours !

 

Homélie : Vigile de Saint Jean-Baptiste.        23.06.88

Jr. 1, 4-10  *  1P. 1, 8-12  *  Lc. 1, 5-17

 

Mes frères,

 

Dieu entre de mille manières dans la vie des hommes, dans celle des pécheurs comme dans celle des justes. Cela va de l'événement le plus sim­ple à l'irruption la plus déroutante. Chacun reçoit un appel, chacun est investit d'une mission, personne n'est laissé de côté, personne n'est né­gligé.

Certaines de ces vocations sont mises en relief car elles ont valeur d'exemple, car elles condensent en elles une multitude d'expériences dis­persées. A nous de réfléchir pour apprendre à connaître notre Dieu, pour mieux repérer les traces de son amour.

 

Arrêtons-nous quelques instants sur Jean-Baptiste puisque nous célé­brons la Vigile de sa Fête. Bien des siècles avant lui, un tout jeune hom­me, presque un enfant, Jérémie, esquissait dans sa personne et dans son destin tourmenté la figure d'un autre enfant, Jean, qui lui ressemblerait comme un frère.

Jérémie et Jean, si nous les contemplons, nous semblent presque contemporains. Seul le décor a changé, pour le reste c'est la même veine, le même esprit, le même tragique. Mais pour Dieu, c'est la même histoire : celle de la trahison rache­tée par la fidélité, celle de la lâcheté compensée par le martyr, celle de la victoire du jusqu'au bout de l'amour.

C'est aussi le témoignage d'une solidarité qui ne se dément pas. Ni Jean, ni Jérémie ne pactise avec l'erreur, avec le mensonge. Ils sont vé­héments dans leurs paroles, intraitables, incorruptibles. Mais pas un seul instant ils ne tournent le dos à leur peuple, ils ne se séparent de lui.

 

Jean et Jérémie, ce sont deux enfants. Ils sont descendus du coeur de Dieu tout purs. Ils sont là devant une multitude de gens qui ne croient plus à rien, qui se sont laissés entraîner par les concupiscences de la chair. Certes, ils pratiquent encore leur culte. Mais lequel ?

Ils se tournent vers les dieux qui leur apportent le plus de bénéfices. Et ces deux jeunes, ces deux enfants par le coeur sont là debout. Ils parlent. Et le plus stupéfiant, c'est qu'on les écoute ! Le roi de Juda lui-même appelle Jérémie pour lui demander conseil. Et les Publicains, les hommes d'affaires, les militaires, tous viennent à Jean pour lui poser la question :

Voilà, maintenant que devons-nous faire ? Ils sont écoutés parce qu'ils sont des enfants, mes frères. Seuls les en­fants sont écoutés. Les grandes personnes, on les a entendus assez.

 

Et voilà que tous les deux, et Jérémie et Jean, sont morts solidaire du péché de tous, rachetant tous leurs frères dans la lumière de leur foi. Ils sont témoins l'un et l'autre, l'un par l'autre de Celui qui prendra sur lui le péché de tous les hommes et qui les en délivrera pour jamais. Dieu lui-même devenu homme devant notre pauvreté, notre pauvreté existen­tielle, cette pauvreté qui nous rend vide pour ce qui regarde le Royaume de Dieu.

Mes frères, si nous ne sommes pas des pécheurs, le Christ n'est pas venu pour nous. O, ne nous glorifions pas de notre péché, mais n'en soyons pas honteux. Il est la seule parure qui nous convienne, et c'est ce péché qui a attiré le regard de notre Dieu.

­          Mes frères, il y a un peu de tout cela, c'est à dire un peu de can­deur, un peu et même beaucoup de péché en chacun d'entre-nous et même en chacun des hommes. Pourquoi ? Il n'y a aucune exception. Pourquoi ? Mais parce que Dieu, le Christ notre Dieu, vit en tous.

Puissions-nous ouvrir notre coeur à cette beauté divine qui nous at­tire. Laissons-nous séduire par elle et demandons-lui de prendre posses­sion de tout notre être et de nous convertir à cette sagesse des petits qui rendent si grands aux yeux de Dieu, et Jérémie, et Jean le Baptiste.

 

                                                                                          Amen.

 

Règle : 18, 56-74 : L’ordre des psaumes.       25.06.88

      Deo gratias !

 

Mes frères.

 

Nous avons vu que l'exécution de l'Office divin est un ....., un pensum servitutis, comme nous dit Saint Benoît, 50,10, quelque chose de pesant qui est attaché à notre condition de serviteur. Nous devons cependant nous en acquitter avec diligence et avec foi comme des hommes qui n'ont rien de plus cher que le Christ, ce Christ qui est notre Dieu, et qui a voulu prendre sur lui toutes nos misères, tous nos péchés, afin de nous faire participer à sa vie.

          Nous veillerons donc à ne pas être nimis inertes, l8,68. Inerte signifie sans énergie, sans ressort, donc lâche comme c'est traduit ici, mou, paresseux, ou bien sans talent, sans valeur, bon à rien, inutile. C'est pourquoi nous devons au début de chaque office pousser un grand cri, un vigoureux appel à l'aide.

          Et si nous reconnaissons notre faiblesse, Dieu nous donnera sa grâce et sa force. Au départ, si nous voulons bien exécuter notre office, si nous voulons être fidèles, si nous voulons faire notre devoir, nous devons avoir au cœur une disposition d'humilité, de vérité et de confiance.

 

          Mais la Tradition a introduit à la fin de l'Office cette fois, un élément dont apparemment ne parle pas Saint Benoît, à moins que ce ne soit inclus dans ce qu'il appelle les ...?… , les formules de renvois. Cet élément est composé de deux parties. une invitation et une réponse. Il est très court et il ...?… parfaitement l'appel qui a été lancé au début de  l'Office.

          Cet élément, vous le connaissez, c'est : Benedicamus Domino, Bénissons le Seigneur. Et la communauté répons : Deo gratias, nous rendons grâce à Dieu. C'est donc un merci pour l'aide qu'on a reçu au cours de l'office. C'est une parole de gratitude qui va droit, j'en suis certain, au cœur de Dieu.

          C'est pourquoi nous devons chanter cette formule en pleine conscience comme nous avons lancé en pleine conscience l'invocation du début. Voici donc notre office qui est encadré donc d'un appel au secours d'abord, puis pour finir d'une formule de remerciement pour ce qu'on a reçu au cours de l'office .

 

          Mais cette formule, elle dépasse la simple exécution de l'office. Ce chant, car c'est un chant de reconnaissance, englobe toutes les grâces reçues depuis toujours. Je ne sais pas, je n'ai jamais fait l'expérience, ni aucun de vous non plus, mais il parait qu'à la dernière heure ou à la dernière minute de la vie, on voit toutes les actions de la vie ramassées en un instant.

          Il est possible que ce soit ainsi. Et ce doit être très encourageant car même les péchés concourent à notre sanctification. Ils nous conduisent à la perception de ce que nous sommes vraiment. Ils nous font entrer dans l'humilité.

          Si bien que tout le plan de Dieu sur nous apparaît dans sa beauté et doit jaillir alors du cœur un ineffable merci avant de plonger dans la lumière de Dieu. Nous devons être dans ces dispositions-là à la fin de chaque office.

 

          Car maintenant, les événements de notre vie se présentent â nous les uns après les autres. Nous n'en voyons pas le tissu, nous n'en voyons pas le tableau d'ensemble, sauf parfois. Parfois aussi rétrospectivement, certains événements du passé se fondent les uns dans les autres et, on voit se dégager un davar, une Parole qui nous a été adressée.

          Mais ayons cette foi et cet esprit de foi à la fin de chaque office lorsque nous disons : Nous rendons grâce à Dieu, nous le remercions. Pensons à toutes les grâces qu'il nous a données depuis que nous sommes sur terre, car il nous aimait avant la création du monde. Alors, nous pourrions ainsi raviver à l'occasion de chaque office, en notre cœur, un climat d'eucharistie et d'action de grâce qui devrait, qui devra, et qui sera un jour habituel en nous.

          Les anciens moines, les tous premiers, n'utilisaient guère le terme eucharistie. C'est un terme un peu recherché, pour eux. Mais parfois, parfois on le trouve en grec. Parce que pour eux, la vie du moine parvenu déjà à un petit degré de vie spirituelle, donc de vie dans l'Esprit, elle n'est plus qu'un perpétuel chant de remerciement pour les grâces reçues, pour les grâces que tous les autres frères reçoivent, pour les grâces que le monde entier reçoit, et la toute grande grâce étant l'incarnation du Verbe de Dieu.

 

          Donc, mes frères, lorsque l'invitateur, ici c'est l'Abbé, lance cette invitation Benedicamus Domino, à la fin de l'office, n'ayons pas peur de répondre bien haut Deo gratias. Comme c'est chanté, c'est très facile, n'ayons pas peur de donner notre voix, mais que cela jaillisse de notre cœur et que, comme Saint Benoît nous le dira demain, que notre esprit à ce moment concorde avec notre voix.

 

Homélie : Vigile des Saints Pierre et Paul.       28.06.88

Ac. 3,1-10 * GaI. 1-11-20 * Jn. 21,15-19.

 

Mes frères,

 

Le Seigneur Jésus est l'homme des folles audaces, le champion des pa­ris insensés. Il voulait se construire une Eglise qui serait son Corps, qui participerait à sa vie, à son bonheur. Et au terme de l'Histoire, cet­te Eglise rassemblerait tous les hommes dans l'unité d'un même amour, tous les hommes transfigurés, divinisés.

Pour mener à bien cette entreprise, il lui fallait trouver deux éléments : une fondation sur laquelle poser l'édifice et un ciment pour soli­difier l'ensemble.

Le premier élément, il est allé le chercher là où personne n'aurait poser ce regard. Il choisit un homme de rien, un impulsif vite gonflé, en­core plus vite dégonflé. Mais cet homme a tout de même une qualité : il a un coeur, un coeur immense, un coeur qui sait écouter. Le nom de cet homme est Simon, ce qui signifie précisément : celui qui sait écouter. Et ce coeur, Jésus pourra le vider, le nettoyer, puis l'emplir des trésors d'une science nouvelle : la Science du paradoxe, la Science du scandale, la Science de la croix.

Et lorsqu'au terme de son aventure terrestre Jésus lui demandera à trois reprises: Pierre, m'aimes-tu? cet homme, ce Simon devenu Pierre ré­pondra: Seigneur, je t'aime, tu le sais! Et sur cet indéfectible amour, cet amour toujours vivant dans un homme toujours aussi faible, mais dans un homme fortifié par la puissance de son Sauveur, sur cet homme, le Christ pourra construire. Simon devenu Pierre sera le roc, le roc concave capable de tout porter.

 

Et le second élément est tout autre. C'est une tête, c'est un cerveau froid, un Rabbin fanatique, un persécuteur rabique. Il ne recule devant rien pour défendre ses idées, devant rien. Quand il s'agit de détruire, il ne recule même pas devant le meurtre. Et voici que Jésus capture à l'improviste ce loup benjaminite, et il l'introduit dans sa bergerie au milieu des brebis et des agneaux.

Dans un premier réflexe, c'est la peur, puis vient la surprise, et ensuite l'émerveillement. Saul est devenu son nom, c'est à dire celui qu'on désire, celui qu'on attend, celui qu'on demande. Il est partout. Il a réponse à tout. Il dyna­mise, il soulève, il rassemble, il unit. Si bien que sur la pierre choisie et posée par le Christ, la construction s'élève, elle s'étend défiant les tempêtes, dominant les siècles.

Et c'est ainsi que Pierre et Paul sont désormais unis, inséparables pour l'éternité.

 

Mes frères, telle est la Sagesse de notre Dieu, folie pour le monde mais imitation pour nous. Faisons-là nôtre, c'est à dire abandonnons-nous à elle. Il nous a tirés de tous les milieux. Qui sommes-nous, sinon des êtres pécheurs, bourrés de passions comme tous les autres hommes ?

Et à partir de là, il va, lui notre Dieu, lui notre Christ, il va s'efforcer de fabriquer des saints, c'est à dire des hommes vidés d'eux-mê­mes, totalement dépossédés mais emplis de l'Esprit, des hommes qui voient la Lumière, qui la rayonnent, et qui peuvent tout oser parce que, une nou­velle fois, c'est le Christ qui ose en eux.

Mes frères, tel est le destin de tous les chrétiens. N'allons pas pen­ser qu'il se situe trop haut. Oh non, c'est pour Dieu une chose toute natu­relle. Rappelons-nous de ce qu'il a fait de Simon devenu Pierre, ce qu'il a fait de Saul devenu Paul. Que ne fera-t-il pas de nous à condition que nous soyons dociles sous sa main et fidèles à sa volonté ? Mes frères, que cette Sagesse étonnante de notre Dieu soit toujours salut, notre sécurité et notre paix.                                                                                                                                                                             

                                                                                                  Amen.

 

Chapitre : Récollection du mois de juillet.        02.07.88

 

Mes frères,

 

Le mois de juillet est tout entier dominé, illuminé, par la Fête de Saint Benoît. Avec Juillet, nous sommes déjà sur un autre versant de l'an­née. C'est le versant qui nous fait descendre inexorablement vers les té­nèbres et le froid de l'hiver. Cependant, sur le sommet, comme une invitation et un encouragement, brille toujours le visage de notre Père Saint Benoît. Nous pouvons obser­ver, admirer le sourire qui se dessine sur les lèvres de notre bienheureux Père.

 

Ce sourire entend nous rappeler que si nous voulons parvenir nous aus­si sur les hauteurs de la vie contemplative, il nous faut au préalable ex­plorer les bas-fonds de notre petitesse et de notre misère. Saint Benoît nous dit qu'on monte chez Dieu quand on descend, qu'on entre dans la plénitude de Dieu quand on se vide de soi.

Le mouvement mê­me des jours et des mois au cours d'une année nous enseigne cette vérité la plus profonde, cette vérité la plus fondamentale de notre vie monasti­que : en acceptant de se déposséder de tout, on devient dès ici-bas citoyen du monde à venir.

C'est l'expérience qu'a faite notre Père Saint Benoît et qui vient de nous être rappelée. Il a vu, il voyait le monde entier ramassé dans un rayon de lumière. Puis, il contemplait l'âme de Germain, l'Evêque de Ca­poue, transportée vers le ciel dans un rayon de feu.

 

Mes frères, cela nous paraît assez extraordinaire. Nous verrions vo­lontiers là-dedans une allégorie d'ordre disons spirituel. Mais en fait, c'est une expérience qui est courante dans une vie contemplative qui évo­lue normalement. Saint Grégoire constate placidement à l'occasion d'une question que lui pose son Diacre Pierre : Tenez fermement Pierre ce que je vous dis « Pour l'âme qui voit Créateur, la création toute entière est petite ». Le latin est beaucoup plus expressif : …?...

Mes frères, n'aurions-nous pas là en quelques traits forts l'esquis­se d'un tableau, le tableau de ce qui nous est promis si nous sommes fidè­les, si nous faisons confiance, si nous suivons Saint Benoît jusqu'au bout. Qu'est-ce que Dieu nous promet lorsqu'il nous appelle au monastère ?

Eh bien, il promet que nous le verrons. Voir notre Créateur, comment ? Mais en entrant dans sa vie, en devenant avec lui un seul esprit. Car l'Esprit est lumière. Et le moine dont le coeur est purifié par l'Esprit devient lui-même lumière, et il voit la lumière. Et dans cette lumière, il voit la Sainte Trinité, il voit la Personne du Christ qui est transparente de cette lumière. Et au-delà, il aperçoit la source qui est le Père. Mes frères, toute expérience chrétienne et monastique authentique est toujours de nature Trinitaire.

 

Et Saint Benoît contemplait aussi l'âme de son ami Germain, Evêque de Capoue, portée au ciel par des anges dans une sphère de feu. Il ne pouvait en être autrement. Si Germain est transporté ainsi chez Dieu par les mains des anges, à l'intérieur d'une sphère de feu, mais c'est tout bonnement parce que toute sa vie. il s'est laissé porter par la volonté de Dieu, c'est à­ dire qu'il a vécu dans les mains de son Dieu. Et au moment de son endormissement, il était normal qu'il fut aussi transporté jusqu'au plus intime de la vie divine, à ce moment-là en toute lucidité, en toute clarté, par les mains qui l'avaient porté durant toute sa vie.

Mes frères, il n'est pas difficile de devenir un saint. Il suffit tout simplement de se laisser porter. Le Christ nous l'a dit : Redevenez des petits enfants, et de suite vous entrerez dans le Royaume. Un petit enfant ne sait pas marcher. Un petit enfant ne sait pas se nourrir seul. Il doit être porté, il doit recevoir sa nourriture d'un au­tre. Or, nous avons un Père qui nous porte et qui nous nourrit. Notre nour­riture, c'est sa volonté, c'est à dire c'est son être même. Car sa volon­té n'est pas distincte de ce qu'il est.

Et si nous sommes ainsi nourris, fortifiés par ce Dieu qui est amour, si nous acceptons de recevoir sa nourriture qui est sa vie, il n'y a pas de doute, nous devenons lumière comme lui est lumière. Et à ce moment-là, dans cette lumière, tout paraît exigu, resserré, angustum, comme dit Saint Grégoire, mais extraordinairement beau. On entre dans la vérité des choses. On voit qu'elles tirent leur valeur de leur rapport avec leur Créa­teur, ce Créateur qui est amour et qui leur donne leur consistance et leur beauté.

 

Mes frères, en attendant d'être auprès de notre Père Saint Benoît, efforçons-nous de tout regarder, de tout juger du point de vue de Dieu dans ce qu'on appelle la lumière de la foi. Acceptons de voir les choses et les gens comme Dieu les voit. Or, c'est le regard de Dieu qui les rend beaux, qui les rend aimables. Et nous-mêmes, c'est notre regard qui rendra notre frère beau et aimable si notre regard est un regard de lumière. Par contre, s'il est un regard de ténèbre, alors nous enlaidissons l'autre et à la limite, nous pouvons le faire mourir.

Voilà, mes frères, ce que Saint Benoît nous dit par l'intermédiaire de son Historien Grégoire. Nous qui sommes engagés dans cette vie qui fut la sienne, nous savons que tout ce qu'il nous dit est vérité. Mais cette vérité n'est pas toujours facile à porter, elle n'est pas toujours facile à vivre parce que nous sommes des êtres blessés par le péché. Mais notre Dieu nous connaît. Il a voulu devenir l'un des nôtres, en tout sauf le péché.

Il n'a pas péché. Mais ce péché, il l'a pris sur lui et il nous en a vidé. Tout est conditionné par notre acceptation, par notre accord. Si nous acceptons d'être vidés de notre péché, nous le serons. Cela s'appelle en terme monastique : l'humilité. Accepter ce que nous sommes, mais accepter aussi ce que nous pouvons devenir, ce que nous devenons lorsque nous nous ouvrons à cet amour qui est notre Dieu. Et ainsi, la paix sera le lieu de notre séjour, et notre coeur devien­dra un ciel où chacun, où chaque homme, où même chaque chose aura sa place.

 

Homélie : 14° dimanche ordinaire. Année B.    03.07.88

          Ez. 2, 2-5  *  2Co. 12, 7-10  *  Mc. 6, 1-10

 

Mes frères,

 

Ce que nous venons d'entendre est terrible. Je me demande si l'Evan­géliste n'aurait pas finement dessiné notre portrait ? Le Seigneur Jésus vit au milieu de nous, en nous, en chacun des hommes que nous rencontrons. Or, quelle est notre réaction ?

Eh bien, nous n'en avons aucune ! Nous ne reconnaissons pas le Sei­gneur. Nous ne le voyons pas. Nous l'ignorons. Nous passons à côté de lui. Nous vivons coupé de lui, coupé de sa vie.

Ne sommes-nous pas des chrétiens, des êtres choisis, privilégiés ? Nous devrions avoir un certain regard, un regard de qualité qui ne s'ar­rête pas au visible charnel, mais qui voit la vérité profonde sous le voi­le des apparences. Dans notre conduite, sommes-nous motivés, guidés par la foi ?

 

Les habitants de Nazareth auraient dû être fiers de leur prophète. Ils étaient bassement jaloux. La jalousie rend aveugle ; pire, elle défor­me la réalité, elle la salit. Les visages durs, les coeurs obstinés, dont nous parle le Prophète Ezéchiel, ne viennent-ils pas d'un défaut d'ouverture à la vérité des cho­ses, d'un défaut de bienveillance, d'amour, de confiance en l'autre ?

La solution à cette situation ne serait-elle pas dans la reconnais­sance et l'acceptation de nos propres limites ? Le regard de bienveillan­ce à poser sur les autres ne commencerait-il pas par un regard de bienveil­lance à poser sur soi ?

L'Apôtre Paul était fier de ses faiblesses. Il savait, le Christ le lui avait dit, que sous elles se dissimulaient la présence et la force mê­me de Dieu. Et que ne se cache-t-il pas sous les défauts de nos frères, sous les défauts des hommes qui nous entourent ? Ne sont-ils pas tous et chacun temple de l'Esprit ?

 

Dieu nous adresse aujourd'hui une Parole qui doit nous secouer. Nous vivons dans un monde toujours plus mélangé. L'exotique parcourt nos rues. Il force même l'entrée de nos maisons.

Nous serons chrétiens, présence de Dieu pour ce monde par la qualité, par l'humilité de notre regard, par l'ouverture de notre coeur, par l'op­timisme de nos jugements. Alors, nous reconnaîtrons partout le Christ, nous vivrons sans cesse avec lui, et nous serons pour tous porteurs de joie, de paix et de réconciliation.

 

                                                                                                        Amen.

 

Règle : 28 :Ceux qui,………,ne se corrigent point.05.07.88

     Une communauté de prophètes.

 

Mes frères,

 

Ce chapitre est un endroit de notre Règle où il apparaît en pleine clarté que la communauté monastique est un corps, non pas un cadavre, mais un corps vivant. Et l'âme de ce corps, c'est la charité qui règne entre les frères, charité qui a sa source en Dieu qui est charité.

Le regard de ce corps, c'est la foi, la foi qui n'est pas une croyan­ce en un dogme quelconque, mais la foi qui est participation à l'être de Dieu dans ce qu'il a de beau. La foi soulève les hommes, elle les dynami­se, elle les porte en avant. Et le regard de ce corps, de ce grand corps qu'est une communauté monastique, est la foi parce que cette foi permet de regarder Dieu et, en le regardant, de se recevoir de lui.

Et le mouvement qui anime ce corps, ce sont les oeuvres bonnes. C'est tout ce que le corps produit sous la mouvance de l'Esprit Saint, tout ce que ce corps rayonne au loin dans l'invisible, mais aussi et d'abord les oeuvres bonnes à l'intérieur de ce corps : le soutien mutuel, l'écou­te mutuelle, la bienveillance mutuelle qui se traduit dans des gestes bien concrets.

 

La nourriture de ce corps, c'est la Parole de Dieu. Nous assistons à l'Office - c'est le terme technique utilisé par Saint Benoît - . Nous assistons à l'Office, nous le chantons, mais nous laissons couler sur nos lèvres la Parole de Dieu. Les Psaumes ne sont pas paroles d'hommes, ils sont Paroles de Dieu. Et de cette Parole, nous nous nourrissons pour nous fortifier.

Nous l'écoutons : je chante le Psaume avec les autres frè­res, mais mon oreille entend ce que les autres chantent, et en entendant, elle écoute. Je chante avec les autres. Ma parole laisse couler les propres Paro­les de Dieu. Je deviens donc un prophète pour les autres, et les autres sont prophètes pour moi. Si bien que, et moi et les frères, nous nous nourrissons de cette Pa­role, les uns les autres. Nous nous la servons les une les autres.

Nous voyons donc bien que ce corps est vivant et que tous les membres en sont solidaires, c'est à dire qu'ils se fortifient et qu'ils se portent les uns les autres. Et le corps de la communauté se renouvelle constamment. Si la vie d'un homme compte quelques décades seulement, la vie du monastère peut s'éten­dre sur des siècles. Ce grand corps n'a cependant pas reçu promesse d'éter­nité. Sa vie aura une fin, fatalement, comme tout ce qui est de ce bas mon­de.

 

Vous avez des monastères qui ont été fameux : Cluny, Clervaux, pour ne prendre que ces deux là. Ils ont cessé d'exister. Il y avait un tout petit monastère de rien du tout, inconnu, Rochefort, et il est toujours là ! N'essayons pas de comprendre les voies de Dieu. C'est lui qui donne à chaque corps monastique la croissance et la durée.

Et tous les membres de ce corps sont responsables de sa santé. Et en même temps, tous reçoivent de lui leur vitalité. Et comme tout organisme vivant, ce corps connaît des vicissitudes, des tensions, des crises. La charité peut se refroidir, la foi peut s'obscurcir. Ce corps peut devenir avide de nourritures étrangères. La paralysie peut s'installer en lui et une maladie sérieuse pourrait très bien le conduire à la mort.

Ce corps doit donc prendre grand soin de sa santé, le corps comme tel mais aussi chacun des membres. Le corps a une conscience en tant que corps. Chaque frère a une conscience en tant que frère. La conscience du­ corps, ce n'est pas la somme des consciences de tous les frères. Il y a dans le corps un peu ce qu'on trouve dans l'Eglise. Dans l'Eglise, il y a ce qu'on appelle le sensus ecclesiae qui est infaillible, qui lui fait toujours découvrir la vérité. Je prends l'Eglise dans son sens théologique.

 

De même dans un monastère, le corps du monastère possède un sens qui est supérieur à la conscience de tous les frères. C'est une des raisons pour lesquelles chaque frère de chaque communauté peut être reconnu : il est typé. Il est typé par cette conscience de la communauté, de son être personnel.

Il faut donc que cette communauté, que ce corps prenne soin de sa santé. Et il le fera par une fidélité, par sa fidélité aux grandes obser­vances monastiques : l'Opus Dei, le Travail, la Lectio, le Silence, la Solitude, la Clôture. Tout cela permettra à la communauté comme telle d' entretenir sa santé.

 

Si la communauté, par exemple, commence à jouer avec les observances, comme c'est arrivé dans des monastères au moment des folies postconciliai­res, où on va supprimer l'Office de Complies pour le remplacer par une séance de TV quotidienne soi-disant pour recevoir des informations qui vont nourrir la prière des frères. Il ne faut pas longtemps alors pour que la maladie s'installe à l'in­térieur de ce corps. Et il faut une intervention vigoureuse venant de l'ex­térieur pour rétablir la fidélité et, à travers la fidélité, faire reve­nir la santé.

Alors, si un germe de maladie s'introduit maintenant dans le monas­tère par le fait d'un membre qui devient malade, à ce moment-là, il faut prendre les remèdes appropriés. Et Saint Benoît les détaille ici. Ce sont des fomentations, les onguents des exhortations, les médicaments des divi­nes Ecritures, la brûlure de l'excommunication et les coups de verges, et enfin, la prière de tous les frères, 28,15.

Ce sont des remèdes d'ordre spirituel, sauf les coups de bâton. Cela ne serait peut-être pas trop mal si ça existait encore aujourd'hui, les coups de bâton ! Ce serait, à mon avis, un grand bienfait. Mais alors le frère irait déposé plainte près du commissaire de police, ou du Procureur du roi, et on aurait des ennuis. Voilà, il aurait gain de cause et il se­rait encore plus vîreux qu'avant. Mais je pense que ça ne serait tout de même pas mal parce que, comme dit Saint Benoît ailleurs, il y en a qui ne comprennent pas les paroles mais qui comprennent les coups de bâton.

 

Maintenant, si un membre venait à se gangrener ? A ce moment-là, il faudrait user vraiment de tous les grands moyens. Et si le mal était dé­sespéré, alors il faudrait procéder à l'amputation : utatur abbas fer­ro abscsionis, 28,19. Que l'Abbé prenne alors le fer qui retranche. Il ne faudrait pas qu'un membre malade contamine le corps entier.

C'est une situation extrême, très grave ! Elle existe, elle existe encore aujourd'hui. L'Abbé a le droit de mettre un frère à la porte. Mais il doit prendre des formes qui sont indiquées par le Droit actuel : inten­ter un procès, un véritable procès canonique avec différents étages. Et finalement le frère peut être dépouillé de son habit et chassé. Cela ar­rive, cela arrive !

Naturellement, ce n'est jamais arrivé ici, ça n'arrivera jamais ? Enfin, n'y pensons pas trop. Mais je sais qu'il y a des cas de ce genre qui se sont présentés dans l'Ordre. Comment cela arrive-t-il ? Comment cela se produit-il ? Il faut laisser tout cela à la miséricorde de Dieu, ne pas porter de jugement sur les personnes même s'il faut condamner les conduites.

 

Dieu seul connaît le fond des coeurs. Et pour Dieu, un homme même le plus récalcitrant, comme celui dont parle Saint Benoît ici, un homme pour Dieu n'est jamais perdu, car tout homme est sauvé par le Christ.

Et Dieu, le Christ vit déjà dans l'accompli du Royaume, et il voit ce frère qui est arrivé à la dernière extrémité, et il le voit sauvé. Mais il aura fallu qu'on utilise ce moyen très dur pour sauver le frère et pré­server la santé du grand corps qu'est la communauté.

 

Règle : 29 : De ceux qui s’en vont.               06.07.88

L’indulgence de Saint Benoît.

 

Mes frères,

 

Hier, c'était un frère qui était expulsé. Saint Benoît avait usé du fer qui retranche. Aujourd'hui, un frère sort par sa propre faute, proprio vitio, dit Saint Benoît, 29,3. C'est plus que sa propre faute, c'est à cause d'un vice qui lui est propre, un vice auquel il s'est abandonné.

Quelle est la nature de ce vice? Saint Benoît ne le dit pas. Cependant on peut plus que supposer. On peut savoir avec certitude que ce vice, quel qu'il soit, sort d'une racine qui est commune à tous les vices.

Et cette racine, Saint Benoît y fait une discrète allusion lorsque il use du terme proprio vitio. La racine de tous les vices, c'est le proprium, c'est la possessivité, c'est l'avarice. On ne veut rien lâcher, ou bien on veut bien lâcher une partie de ce qu'on a, une partie de ce qu'on est, mais on se réserve quelque chose.

 

Ce frère qui s'est donné à Dieu - car il s'agit ici d'un frère qui a prononcé ses vœux - donc ce frère qui s'est donné à Dieu ne l'a pas fait correctement, et dans la pratique, il ne s'est pas donné du tout. Car celui qui ne donne pas tout à Dieu n'a rien donné !

Et c'est sur ce proprium réservé que va pousser, grandir, se développer, se fortifier un vitium, un vice qui est propre à ce frère. Et à partir de ce vice, les passions vont commencer à pulluler. Elles vont l'enfermer dans un filet, elles vont l'étouffer, elles vont l'empêcher de vivre. Le séjour au monastère va lui devenir intolérable, impossible. Et le frère va sortir.

C'est toujours comme ça que ça commence, et c'est ainsi que ça se termine ! Saint Benoît, au chapitre 58°, y fait allusion lorsqu'il dit : le frère s'est engagé dans la communauté. Saint Benoît parle de la manière de recevoir les frères. Il a reçu l'habit du monastère. Mais voilà : Si aliquando suadenti diabolo consenserit ut egrediatur de monasterio, 58,67. Il se pourrait bien que un jour, à l'instigation du diable, il veuille sortir du monastère.

 

On est donc toujours exposé aux embûches du diable et à la tentation de sortir. Saint Benoît utilise le même mot ici : egredi. Hier, le frère s'accrochait à la communauté et il a fallu couper et le jeter dehors. Aujourd'hui, un autre frère abandonne la communauté, il part volontairement.

Il est intéressant d'observer le mouvement des trois verbes que Saint Benoît utilise. Ils sont très évocateurs en langue latine, mais en français moins. Le premier, c'est emigredi. Donc, on fait un pas en direction de l'intérieur, c'est à dire de la maison de Dieu, là où Dieu habite avec ses amis.

Un second verbe : egredi. On sort. On fait un pas en direction de l'extérieur. Cette fois-ci, on sort, on quitte, on tourne le dos à la maison de Dieu et à ses habitants. Il y a e troisième verbe qu'utilise ici Saint Benoît. C'est reverti. C'est se tourner à nouveau vers l'endroit d'où on était parti. On se converti. C'est le sens, c'est l'image de la racine hébraïque. Et Saint Benoît suppose ce sens lorsqu'il dit que le frère, s'il désire reverti, revenir, devra promettre d'abord total amendement du vice qui a causé son départ.

 

Nous avons donc ici une sorte de valse-hésitation, car Saint Benoît voit ce mouvement se répéter jusqu'à trois fois. Donc, ingredi, egredi, reverti, et cela, ce balancement peut aller jusqu'à trois fois. Donc : entrer, sortir, revenir, sortir, revenir...voyez ce balancement !

Un vrai moine, maintenant ? Un vrai moine arrête le mouvement. Il entre et il ne sort pas. C'est ce qu'on appelle la stabilitas. La stabilité, ce n'est pas seulement le fait de rester au même endroit, c'est surtout le fait de ne pas le quitter, de ne pas en sortir. On a posé le premier mouvement, on n'entame pas le second. On est stable. La stabilitas in loco.

Maintenant remarquons qu'il y a toujours à la fois un egressus et un ingressus, une sortie d'abord et une entrée ensuite, un bon mouvement et un mauvais mouvement. On sort du monde et on entre chez Dieu. On sort de chez Dieu, dans le deuxième cas, et on rentre dans le monde.

 

Saint Benoît, remarquons-le, est très indulgent, il est très patient et il est très naïf. Il a fait promettre au frère total amendement du vice qui a causé le départ, la sortie du frère, et voilà que le frère sort de nouveau. Il ne s'est donc pas amendé de son vice malgré toutes ses promesses. Et malgré ça, Saint Benoît va encore le recevoir.

Il y a là, chez Saint Benoît, un sentiment qu'on trouve dans le cœur de notre Dieu. Mais on pourrait même dire que chez Dieu, ça va encore plus loin, parce que Dieu, lui, ne s'arrête pas à trois fois. Il l'a bien dit, 77 x 7 fois.

Mais dans un monastère on ne peut pas permettre à un frère de sortir et d'entrer 77 x 7 fois. Il faut une limite, sinon la communauté va se déstabiliser. Peut-être alors que d'autres frères diraient : mais c'est intéressant d'aller un peu voir ce qui se passe dans le monde. Et si ça ne va pas, je reviens. Et toujours ainsi. Ce serait contraire à toute stabilité, à cet enracinement dans le terreau divin qui permet à quelqu'un de vivre.

 

Ce sera suffisant pour ce soir. Mais attention, je rappelle que le frère dont il est question ici, c'est un frère qui est pleinement engagé dans la vie monastique. Donc, on dirait aujourd'hui : c'est un profès solennel !

Il en va autrement s'il s'agit d'un novice ou bien d'un profès temporaire. Cela ne veut pas dire que eux auraient le droit de sortir et puis de rentrer. Non, non, non, ce serait jouer un jeu extrêmement dangereux. Ils pourraient être certains qu'on se souviendrait de leurs vagabondages le jour où il faudrait voter pour eux.

Mais il y a encore tout de même un autre cas, et peut-être que j’y reviendrai un de ces jours ? Peut-être dimanche ? Mais il ressort cette fois-ci du Droit Canonique.

 

Règle : 30 : Des enfants en bas âge.            07.07.88

Dieu corrige.

 

Mes frères,

 

Dans ce petit et beau chapitre de notre Règle, nous trouvons le tableau de ce que nous sommes en réalité. Nous pouvons être avancé en âge, super intelligent, grand réalisateur, ça ne préjuge en rien de notre état réel au regard de Dieu et de son Royaume.

Il existe une habileté humaine et une sagesse surnaturelle. Les deux ne coexistent pas nécessairement dans le même homme. En fait, pour ce qui a trait aux choses de Dieu, nous sommes et nous restons longtemps des innocents, des maladroits, des gosses impossibles qui ne savent pas et qui ne comprennent pas.

Je le répète, ce peut être notre situation quelque soit notre âge. Ce n'est pas parce que nous sommes des 3 x 20 que nous devons regarder de haut ceux qu'on appelle les jeunes. Saint Benoît dira au Chapitre 30 de sa Règle qu'il arrive parfois qu'un tout jeune soit habité par l'Esprit Saint tandis que des vieillards sont toujours des gosses impénitents pour ce qui regarde des choses de Dieu.

 

Dieu, qui nous aime, va donc nous traiter en conséquence. Et heureux sommes-nous si nous l'acceptons. A cette condition, il nous sera possible de grandir et de devenir des adultes spirituels. Et quand j'use du mot spirituel, c'est toujours dans son sens vrai, c'est à dire des hommes habités par l'Esprit, des adultes qui sont devenus des temples de l'Esprit de Dieu, qui sont mus, guidés, inspirés par Dieu lui-même.

Et ce Dieu va donc nous corriger par toutes sortes d'épreuves qui contrarient nos besoins instinctifs, nos ambitions humaines et surtout qui brouillent l'image idéalisante que nous avons de notre personne. Nous sommes tous des idolâtres. Et la première et la plus chère de nos idoles, c'est l'image que nous avons de nous. Et ce n'est pas seulement nous-mêmes qui devons rendre un culte à notre image, mais c'est aussi les autres.

Dieu va donc bouleverser cette approche fausse que nous avons de nous. Il va nous humilier à nos propres yeux et aux yeux des autres aussi. En un mot, il va nous mettre à notre place, ce qui est une très grande grâce. Et encore une fois, heureux si nous l'acceptons.

 

S'il y a des frères qui ne se sentent pas bien dans le monastère et qui le quittent, en grande partie c'est parce que les autres ne leur rendent pas le culte qu'ils estiment qui leur est dû. Ce n'est pas parce qu'ils ne s'adaptent pas, non, c'est parce que, voilà, tout au fond d'eux-mêmes, presque dans leur subconscient, ils sont humiliés.

Ils n'acceptent pas, ils ne peuvent pas accepter d'entrer dans la vérité. C'est trop dur, c'est trop fort pour eux. Ils préfèrent subsister, survivre dans l'illusion, que de mourir à cette image idéalisante pour entrer dans la vérité et dans la vie. Alors, Dieu s'efforce de faire notre éducation. Il nous apprend à ne plus vivre selon les catégories de la raison humaines qui sont très faciles et qui, reconnaissons-le, dans le monde sont garantie de succès. Mais pas chez Dieu !

Dieu va donc nous apprendre à nous laisser guider par des vues de foi, à voir les choses et les gens comme lui les voit. Il nous donne aussi des yeux nouveaux. Mais pour ça, il va d'abord arracher les anciens. Et ça, c'est une opération qui ne se pratique pas sous anesthésie. Il nous les enlève pour nous donner les siens. Mais ça nous fait mal parce que nous sommes déroutés, nous sommes perdus.

 

La Foi, cette façon de connaître Dieu, et à travers Dieu de connaître le monde, et les autres, et les frères, c'est un cadeau empoisonné dans un premier temps parce que nous ne savons pas nous en servir. Cela bouleverse tellement nos habitudes que nous préférons presque revenir en arrière. C'est trop dur et c'est trop difficile ! Et c'est vrai ! Pour le vieil homme, oui, mais avec l'exercice, l'enfant que nous sommes et qui a peur, cet enfant devient adolescent, puis finalement il sera un adulte en Dieu.

Il nous apprend aussi à aimer autrement, à sa façon à lui. Sa façon à lui, c'est toujours douceur, humilité, charité. Il est beaucoup plus facile, encore une fois, d'être violent, d'être dur, d'être un fonceur comme on dit. Ce n'est pas ainsi qu'on aime. On aime, en cédant la place aux autres, en s'oubliant, en leur donnant la priorité, en se mettant sous leurs pieds. Mais voilà, nous sommes des gosses impossibles et Dieu va nous apprendre cette science merveilleuse de la charité. Et voilà, si nous nous laissons faire, il nous permet de grandir à l'intérieur de sa vie vers notre pleine stature d'adulte en Christ, comme le dit l'Apôtre Paul.

Mes frères, sachons donc que nous sommes des petits enfants. N'ayons pas peur de le reconnaître, de nous l'avouer, et d'accepter aussi que les autres le pensent et le disent. De toute façon, c'est la vérité. ET si nous acceptons cela, laissons-nous corriger par Dieu, laissons-nous éduquer aux mœurs de son univers et, à ce moment-là, le Royaume de Dieu sera pour nous.

 

Lorsque le Christ dit : Si vous ne devenez pas comme de petits enfants, vous n'entrerez pas dans le Royaume, il veut simplement dire : Si vous n'acceptez pas d'être ce que vous êtes maintenant, de petits gosses au regard de mon Royaume, vous n'y entrerez pas. Parce que l'enfant de Dieu que nous sommes doit grandir sous la direction de Dieu. Et à ce moment-là, il devient un partenaire de Dieu et il est entré dans le Royaume.

Voyez tout ce que nous pouvons extraire de ce beau petit chapitre qui, à première vue, parait assez déroutant. Mais voyons tout ce qu'il y a en dessous et faisons-en notre profit avec reconnaissance.

 

Règle : 31,27-42 : Portrait idéal du cellérier.  09.07.88

Ce Chapitre est pour tous !

 

Mes frères,

 

A partir de ce que Saint Benoît nous dit du cellérier, nous comprenons qu'il entend faire du monastère une réplique du Jardin d'Eden. L'air qu'on doit y respirer, c'est l'humilité : Avant tout, qu'on ait l'humilité, 31,27. Personne ne se prend au sérieux, personne ne regarde les autres de haut, chacun reste à sa place. Chacun est au service de tous, chacun se juge inférieur à tous.

La règle, c'est le silence. Ce n'est pas le mutisme, un mutisme morbide, un mutisme rageur. Non, c'est le silence qui permet de converser avec Dieu, un silence qui est admiration éperdue en présence de l'indicible.

Le silencieux, c'est un contemplatif. Le bavard, c'est exactement le contraire. Il ne sait pas ce qu'il fait, il ne sait pas ce qu'il dit. Il ne sait pas ce qu'il fait dans un monastère. Il n'y est pas à sa place. Il faut oser le dire, et à bon entendeur, salut !

 

Mais s'il faut parler ? S'il faut parler, on dit de bonnes paroles. Une bonne parole est plus précieuse que le plus beau des cadeaux, dit l' Ecriture, Si 18,17. Les bonnes paroles réjouissent le cœur, elles le nourrissent, elles rendent l'homme meilleur.

Et ce sont des paroles qui ne viennent pas de la passion, qui ne viennent pas de l'égoïsme, du désir de possession, de domination ou de perversion de l'autre. Non, elles viennent des profondeurs de Dieu. Ce sont des paroles qui sont créées par l'Esprit qui habite le cœur du frère, de bonnes paroles.

Et dans le monastère, comme dit Saint Benoît ici : chacun fait son travail dans l'ordre et la paix. On ne se mêle pas des affaires des autres. On ne s'ingère pas dans ce qui est défendu. Non, chacun est à sa place. Si bien que tout est accordé à la volonté de Dieu. On n'en dévie ni à droite ni à gauche comme les enfants d'Israël quand ils traversaient les terres de Moab ou d'Edom. Ils avaient promis : nous n'irons ni à droite, ni à gauche. Nous suivrons la grand route et nous ne nous en détournerons pas. Nous n'irons pas marauder !

 

Si bien que tout se passe dans la plus grande charité. On remplit son office l'âme en paix. Aequo animo, dit Saint Benoît, 31,37. C'est plus que l'âme en paix, c'est une image. C'est l'image d'un lac tranquille. Le cœur est semblable à un étang tranquille. Il y a bien de toutes petites vagues qui montrent que l'Esprit de Dieu souffle à la surface de ce cœur, l'Esprit de Dieu qui habite aussi le cœur. Mais il n'y a pas de tempête. Aequo animo, l'âme tranquille.

Si bien qu'on peut vaquer tous ensembles au service des frères et à la contemplation des merveilles de Dieu. Les deux vont ensemble. En parfaite harmonie on regarde Dieu et on est au service des frères dans lesquels on rencontre aussi le Christ.

Si bien que les journées s'écoulent dans le calme, dans la sérénité, dans la joie, et elles ont une saveur d'éternité. Quand on est novice ou jeune profès, on peut se dire, O là, là ! Vivre 50 ans, 60 ans comme ça, ici, tous les jours ! Est-ce que c'est possible? Qu'est-ce que je vais devenir ?

 

          Non, lorsqu'on vit avec Dieu, dans la présence de Dieu, les journées ont une saveur d'éternité. Le temps est assumé et il n'y a pas de projections inquiètes dans un avenir que l'on sait caché dans le cœur de notre Dieu qui est amour. On reçoit la durée jour par jour comme un don dans lequel est caché la vie, la vie éternelle. Il y a dans les journées une saveur d'éternité. C'est à cela qu'on voit que le monastère peut être un paradisus claustralis. Et personne - comme le dit Saint Benoît, et c'est si beau ! - personne n'est troublé, ni contristé. 31,42. On est chez Dieu, dans sa maison. On est dans son ciel.

Mais la maison de Dieu, nous le savons, c'est Dieu lui-même. Dieu est en lui-même sa propre maison, lui qui est amour, lui qui est lumière, lui qui est paix. Et vivre dans la maison de Dieu, c'est vivre en Dieu. Et c'est pour cela que la maison de Dieu est un ciel, sinon elle deviendrait une prison.

 

Il appartient à chacun, mes frères, et pas seulement au cellérier, qu'il en soit ainsi. Ce serait trop beau et trop facile si le cellérier uniquement devait être un homme de cette qualité, s'il appartenait seul au cellérier de s'arranger pour que le monastère soit vraiment une maison de Dieu, un ciel, un paradis, un eden. Non, non, c'est le devoir de chacun d'y veiller. Et alors, nous allons demander au Seigneur de nous aider à réaliser cet idéal. La prière confiante obtient tout.

Je suis passé tantôt à l'église avant les Vêpres, longtemps avant les Vêpres, et il y avait déjà un autre qui était là dans le fond, assis dans le fond. Eh bien, ça fait plaisir quand on voit un ancien qui est assis à l'église. Il est là. Que fait-il ? Que dit-il ? Que pense-t-il ? Cela n'a pas d'importance, il est chez Dieu. Il se laisse réchauffer, illuminer par Dieu. Il prie. C'est cela la vraie prière.

Et lorsqu'il sort de l'église, il n'est plus le même que quand il est entré. La vie de Dieu a grandi en lui. Son cœur est plus pur et, voilà, ce frère va après être davantage au service de la communauté et il sera un créateur de ciel pour les autres.

 

C'est pourquoi, mes frères, n'ayons pas peur de perdre du temps à l'église, d'aller là. Je sais bien, on est parfois très occupé, mais quelques minutes, deux minutes, cinq minutes, une minute, un quart d'heure, enfin le temps dont on dispose, passer à l'église, dire bonjour au Christ qui est là, reprendre conscience de ce qu'on est, de ce qu'on fait, reprendre conscience de l'endroit où on vit, du mystère dans lequel on est plongé. Et puis alors repartir pour être de nouveau au service des autres c'est à dire au service du Christ dans les frères.

Oui, la prière, la prière dans notre vie, ne l'oublions jamais, non seulement elle est essentielle, mais elle est le but final, cette fameuse prière continuelle qui était l'idéal des tous premiers moines, et qui est atteint lorsque ce n'est plus nous qui vivons en nous mais que c'est le Christ qui vit en nous. Nous sommes vides de toutes formes d'égoïsme, nous sommes devenus temple de l'Esprit Saint. C'est le Christ qui vit en nous. Alors nous sommes devenus prière continuelle, nous sommes maintenant ce que lui était alors.

 

Chapitre : Fête de Saint Benoît.                  10.07.88

Apprendre à vivre avec les saints qui nous ont précédés.

 

Mes frères,

 

Demain, nous célébrons la fête de notre Père Saint Benoît. Nous aurons à coeur de le féliciter et de le remercier. Sachons qu'il est bien vivant. Il est parmi nous qui suivons les préceptes qu'il nous a donné. Ne le voyons pas comme une sorte d'être mystique, comme une abstraction à laquel­le on se réfère.

Non, étant entré jusqu'au coeur de la Trinité, il est présent bien réellement, bien concrètement dans ce monastère. Chaque jour nous enten­dons sa parole et nous l'entendons avec respect et reconnaissance car elle nous livre le meilleur de ce qu'il est. Saint Benoît n'est pas jaloux. Il ne désire pas garder pour lui seul l'expérience spirituelle qu'il a faite.

Alors il la partage généreusement avec tous. Il a couru la grande aventure de la sainteté et aujourd'hui il nous entraîne à sa suite. Et notre empressement à répondre fait son bonheur. A mon tour, mes frères, j'essaye avec persévérance d'ouvrir votre esprit à l'intelligence de ce qu'il nous a dit. En toute simplicité je vous expose les choses comme je les vois et comme je les vis.

 

En matière spirituelle, ne l'oubliez pas, rien ne peut être communi­qué valablement sinon le vécu. L'Abbé doit nourrir ses frères de sa propre substance. Ses gestes et ses paroles doivent être l'écho d'une Tradition toujours jeune, inépuisab1ement féconde. Et vous, vous écoutez, vous assimilez, vous devenez des moines dans lesquels Saint Benoît se reconnaît des enfants, ses enfants à lui, qui sont déjà sa couronne et son honneur.

Certes, nous ne sommes pas encore des saints, nous ne sommes pas à son niveau. Mais nous sommes en croissance et la grâce de Dieu en nous est irrésistible. Nous opposons encore des résistances, nous sommes encore par­fois dominés par des peurs, mais dans le secret de notre être le germe se développe, le germe grandit et, à l'heure voulue, à l'heure de la maturité il portera ses fruits.

Dans la personne de Saint Benoît, nous rencontrons toute la multitu­de des moines qui ont peuplé les déserts d'Egypte et de Palestine, les An­cêtres de notre Père Saint Benoît. Car Benoît n'est pas un météore, comme ça, qui a traversé le ciel de la spiritualité un beau jour. Non, Saint Be­noît est lui-même porté par des foules de Saints qui l'ont engendré. Et lorsque nous nous nourrissons de la vie de notre Père Saint Benoît et de son enseignement, nous puisons à ces trésors qu'on n'aura jamais fi­ni d'inventorier et qui sont la vie et la sainteté de tous ces hommes, de toutes ces femmes qui ont inauguré la vie monastique.

 

Et avec Saint Benoît, nous rencontrons aussi nos Pères Fondateurs. Nous rencontrons Saint Bernard, nous rencontrons les saints de nos ré­gions, ici. Et tous ces êtres sont nos amis. Nous devons apprendre à vivre dans leur compagnie. Ce n'est pas difficile. Il suffit d'être attentif.

Car où est Dieu, où est ­le Christ, où est Saint Benoît, eux sont aussi. Notre monastère, cette cellule du Royaume de Dieu est peuplé. Il n'y a pas que nous qui vivons ici, il y a aussi tous ces saints et toutes ces saintes. Ouvrons donc les yeux de notre coeur et nous les verrons. Nous ne serons jamais seuls. Notre solitude est peuplée.

Mes frères, entrons donc avec ces saints et ces saintes, avec notre Père Saint Benoît, sous sa conduite, entrons dans la Société des Per­sonnes Divines. Vivons en communion avec elles, car tout est là ! Devenir un seul esprit avec le Christ, devenir un habitant du monde à venir, et ainsi accomplir en notre personne le salut du monde entier.

 

Si nous avons été appelés à vivre dans ce monastère, ce n'est pas seulement pour nous, mais c'est aussi pour l'univers. Dans notre coeur, Dieu a déposé des personnes, de hommes, des femmes, des jeunes, des vieux, de nos contemporains, d'autres qui ont vécu avant nous, qui vivront après nous. Et nous en sommes responsables.

Lorsque nous entrons chez Dieu, lorsque nous partageons sa vie de plus en plus consciemment, avec de plus en plus de puissance, à ce moment-­là eux y entrent avec nous, et toute la vie qui entre en nous rejaillit sur eux et leur donne un avenir.

Mes frères, demain lorsque nous fêterons Saint Benoît, nous essaye­rons de nous rappeler toutes ces beautés et nous trouverons un nouvel élan pour notre vie de tous les jours, tous les jours qui vont suivre, qui peuvent nous paraître longs mais, comme je le disais hier soir, si nous entrons dans cette communion, dans cette société, tous ces jours indistinc­tement auront une saveur d'éternité.

 

Règle :35,21-37: Des semainiers de la cuisine. 14.07.88

Le travail de la cuisine.

 

Mes frères,

 

Le service hebdomadaire de la cuisine est inauguré et clôturé par une prière, mais pas n'importe quelle prière. Cette prière est faite in oratorio, dit Saint Benoît, 35,27, au cœur de la maison de Dieu, à cet endroit privilégié d'où Dieu organise toute l'activité de son domaine. Dieu est partout présent, Dieu est partout chez lui, mais avec une intensité particulière en ce lieu béni qu'est l'oratoire.

Et c'est là qu'on va l'invoquer pour les serviteurs de cuisine. Et cette prière est lancée vers Dieu en présence de la communauté. Elle est là rassemblée. Le Christ est au milieu de cette communauté, le Christ qui est venu non pas pour être servi, mais pour servir.

Vous voyez de suite le lien qui existe entre la Sainte Trinité, la Personne du Christ Jésus, la communauté qui est une cellule de son corps et chacun des frères. Il est donc logique que l'on demande la prière de la communauté car, par le fait même, on s'adresse au Christ, et au-delà du Christ – comme toute vraie prière - on rejoint le cœur de la Trinité et Dieu le Père.

 

Et cette prière est faite à la fin des Laudes du dimanche, dit Saint Benoît, 35,28, Matutinus finitis dominica. Pourquoi? Mais parce que à ce moment-là, on est plongé dans la résurrection du Christ. Vous savez que l'Office de Laudes dans le déroulement de l'Opus Dei conçut par Saint Benoît, que l'Office de Laudes est l'instant où nous faisons mémoire de la résurrection du Seigneur, de son passage de la mort à la vie, des ténèbres à la lumière.

Les frères se plongent donc avec toute la communauté dans la résurrection du Christ. C'est à ce moment-là qu'il faut l'invoquer lorsqu'on a un service à accomplir pour le Corps du Christ. Pourquoi ? Mais ressuscités avec le Christ, on est devenu des hommes nouveaux. On ne vit plus, on n'agit plus pour soi, mais on vit et on agit pour la gloire de Dieu. On est mort à son égoïsme. On est entré dans l'univers de la charité.

Et Saint Benoît a ce petit mot encore, qu'il affectionne tellement et qui n'est pas traduit. Ce n'est pas facile à traduire et on l'a laissé tomber en français : mox. 35,28. Il n'y a aucun intervalle entre la louange et l'invocation. Mox, on peut le traduire par tout de suite, immédiatement. Il n'y a pas de hiatus entre la louange du Christ ressuscité et l'invocation. On demeure donc toujours dans un esprit qui est appartenance totale à Dieu.

 

Et Saint Benoît poursuit : Omnium genibus provolvantur, 35,29. Ils doivent - si on traduit littéralement - ils doivent se rouler aux genoux de tous, se prosterner. Il faut voir le geste. C'est un geste qui est beau. Cela ne veut pas dire qu'ils se prosternent aux pieds de chacun, mais aux pieds de la communauté. Ils se roulent aux pieds de la communauté. Ils s'incurvent, puis ils s'étendent.

C'est un geste d'humilité, naturellement. C'est un geste d'imploration instante et de confiance. Et ce qu'on demande, c'est pro se orari, 35,29. On demande pour soi parce qu'on sait qu'on est démuni lorsqu'il s'agit d'entrer dans la sphère du service et de donner sa vie pour ses frères, donc de donner la preuve du plus grand amour.

Car il ne s'agit pas de mourir, mais il faut donner sa sueur, il faut donner sa musculature. Il faut se fatiguer. Il faut donc donner sa substance pour que les frères puissent mieux vivre. N'oublions pas qu'il s'agit ici du service de la cuisine. Lorsque le cuisinier prépare les aliments, il y met du sien. Il y met non seulement de son cœur mais aussi, comme je le disais, de sa sueur.

Si bien que lorsque nous prenons cette nourriture, d'une certaine façon, nous mangeons une partie de notre frère avec cette nourriture. Nous communions à lui. Et c'est ainsi que nous pouvons si nous y pensons bien, si nous y réfléchissons, si nous en avons conscience. que nous pouvons communier avec lui, avec ce qu'il a de meilleur et aussi avec ce qu' il a de plus faible, avec tout l'être du cuisinier.

 

Maintenant il n'y a pas seulement la cuisine, mais aussi ceux qui sont autour de la cuisine : les serviteurs de table, ceux qui préparent les aliments que le cuisinier va façonner pour nous les rendre comestibles. Il y a donc là tout un groupe d'hommes qui est présent dans les aliments que nous dégustons. Ne l'oublions pas !

C'est la même chose à l'Eucharistie - je pense vous l'avoir déjà dit - lorsqu'au moment de l'Offertoire on dit : Fruits de la terre et du travail des hommes, fruits de la vigne et du travail des hommes. Quand on offre le pain et le vin, on offre aussi le travail de tous ceux qui ont oeuvré pour que ça arrive au stade hostie et au stade vin. N'oublions pas, c'est bon d'en avoir conscience au moment où on prononce ces paroles.

 

Et alors, le verset choisi par Saint Benoît est repris trois fois par la communauté et par le frère pour bien marquer l'union intime entre le frère et la communauté. Le premier est un remerciement : Béni sois-tu Seigneur Dieu, toi qui m'a aidé et consolé. Consoler ? Ce n'est pas que l'autre était triste. Cela veut dire étymologiquement qu'il ne l'a pas laissé seul. Il ne l'a pas laissé seul dans son travail.

Et puis un appel à l'aide : Dieu, viens à mon aide ; Seigneur, hâte-toi de me secourir ! C'est le même verset que nous lançons vers Dieu au début de chaque Office, sauf à l'Office des Vigiles où, là, nous demandons qu'il nous ouvre les lèvres, toujours à trois reprises.

Mais alors pourquoi, mes frères, ce cérémonial qui est tout de même assez imposant ? C'est parce que l'officium coquinae, 35,3, est un officium caritatis. je le rappelle. Donc le travail de la cuisine est un Office, un travail, une oeuvre de charité, d'amour. On se donne. Ce qui fait qu'il est impossible de s'en acquitter correctement sans le secours de la grâce divine.

 

C'est tout autre chose de fabriquer, voilà, de la nourriture comme ça et d'y mettre de l'amour. Ce sont deux activités qui sont conjointes chez nous, mais qui ne sont pas conjointes partout. La cuisine d'un monastère, c'est pas la cuisine d'un restaurant, c'est autre chose. Quoique dans un restaurant on puisse aussi remplir un officium caritatis. C'est certain. Mais dans le monastère, ça doit toujours être ainsi. Il s'agit de servir le Christ dans la personne de ses frères.

C'est un travail qui comme tel est difficile, techniquement difficile. Il faut avoir de l'allure pour être un bon cuisinier. Puis cela demande aussi de la fatigue. Ce n'est pas fini en cinq minutes. Il y a de la fatigue pour le cuisinier et tous ses aides avant et puis après quand ils devront renettoyer. Vous voyez. c'est toujours un cérémonial. Il est donc nécessaire qu'il y ait dans tous ces gestes une animation spirituelle. Et dans cette petite cérémonie, il y a aussi une oblation de soi qui renouvelle mystiquement celle de la profession. On revivifie la donation de soi qu'on a faite à Dieu.

Eh bien, ça n'existe plus maintenant, vous le savez. Pourquoi ? On va dire : On pourrait très bien le faire encore ? Je ne sais pas. J'y ai déjà pensé. On pourrait très bien le faire encore. Cela se fait après l'Office de Laudes. Cela ne dure pas longtemps, cela va vite, c'est l'affaire de trois minutes.

Mais je ne sais pas si c'est aujourd'hui réalisable ? Est-ce que tout le monde est capable de chanter ces trois versets ? Rien que ce petit détail ! Il y aura deux serviteurs de table et, parfois, aucun des deux ne sera capable de le chanter.

Auparavant, lorsque un serviteur de table n'était pas capable de le chanter, c'est le chantre qui le chantait. On ne peux donc pas ici mobiliser les chantres ?

Peut-être que un jour, la grâce de Dieu aidant, nous pourrons retrouver cette belle petite cérémonie si riche et si pleine de grâces.

 

Règle : 36 : Des frères malades.                 15.07.88

Le soin des malades.

 

Mes frères,

 

A entendre Saint Benoît, on a l'impression qu'il a eu vent d'expériences malheureuses. On perçoit comme un frisson d'inquiétude dans son cœur. Que s'est-il passé dans son propre monastère ou bien dans des monastères voisins ? Toujours est-il que à trois reprises il use avec emphase du mot cura, 36,2 - 36,11 - 36,22, qui signifie le soin, le souci, la sollicitude, l'attention diligente.

Cura ante omnia et super omnia, dit-il, 36,2, une fois. Et à deux reprises il lance un cura superlatif maxima, 36,11 et 36,22. Donc un soin avant tout et par dessus tout, un très grand soin, une très grande sollicitude. Mais pourquoi ? Pourquoi ?

Parce que les malades et les infirmes sont des êtres diminués. Ils sont atteints dans leur corps et dans leur esprit, car nous sommes tous fortement conditionnés par notre état de santé. Voyez un peu si vous avez une migraine, si vous avez une indigestion, si vous avez une grippe, vous n'êtes plus bien dans votre peau et votre vie spirituelle en souffre.

 

Les frères ne sont plus dans ces moments donc de dépression physique, ils ne sont plus à nos yeux ce qu'ils sont habituellement. Vraiment la maladie, l'infirmité diminue l'homme jusque dans sa vie spirituelle. Les malades, les infirmes deviennent dépendant des autres. Ce sont des mendiants. Il faut les porter. Ils ne peuvent plus se défendre. Il faut donc les protéger.

Ils rencontrent ainsi les enfants et les vieillards dont Saint Benoît parle au chapitre suivant et à propos desquels il use du terme imbecillitas, 37,6, traduit ici par faiblesse. Mais je vous ai expliqué autrefois que l'imbecillis, ce n'est pas l'imbécile dans le sens où nous l'entendons, mais c'est celui qui ne peut plus se mouvoir sans l'aide d'un bâton, un baculus. Ils ont besoin d'un appui, d'un adjuvant pour se tenir droit, pour se mouvoir. Tel est l'état d'un malade ! Ils ont surtout besoin de se sentir reconnus, d'être reconnus dans leur faiblesse et de se sentir aimés.

 

Or, ça ne va pas de soi car les malades et les infirmes freinent l'activité normale de la communauté. Ils peuvent être ressentis, perçus comme des gêneurs. C'est la réaction, le réflexe presque que l'on rencontre beaucoup dans le monde. Aujourd'hui, on ne soigne presque plus les malades, les grands malades et les infirmes à domicile, on les met de suite en clinique. On dira que là ils seront bien soigné ! C'est vrai, mais aussi on en sera débarrassé !

Car ils gênent la qualité de la vie telle que nous la percevons aujourd'hui. Ils empêchent de partir le W.E., ils empêchent de partir en vacance, enfin ils empêchent les sorties. Il faut rester près d'eux. On est lié par eux. Donc, ça ne va pas de soi de reconnaître le malade dans son état de malade, de faiblesse, de dépendance, de vulnérabilité.

Or, il me semble que Saint Benoît a rencontré des cas où les malades étaient laissés pour compte et négligés. Mais ça, il ne peut le tolérer parce que agir de la sorte, c'est blesser le Christ lui-même. Il le dit ici : j'étais malade et tu m'as visité, 36,5. Mt 25,36. Et ce que vous avez fait à l'un de ces petits, c'est à moi que vous l'avez fait. 36,6. Mt 25,40. Mais ce que vous avez négligé de faire à un de ces petits, vous avez négligé de le faire à moi.

 

Mes frères, la valeur spirituelle d'une communauté se reconnaît entre autre au respect et à l'amour des malades et des infirmes ; concrètement à la qualité des soins qu'ils reçoivent, à la charité dont ils sont entourés. Un malade doit être quasiment l'objet d'un culte parce que plus un être est faible, plus le Christ habite en lui. Cela vaut pour les malades, les infirmes, mais cela vaut aussi pour les vieillards, cela vaut aussi pour les caractères difficiles. A la limite, cela vaut aussi pour les pécheurs parce que le Christ a été fait péché. Et lorsque je vois un pécheur, j'ai sous les yeux comme une apparition du Christ.

 

Mes frères, notre amour doit aller jusque là, notre esprit de foi doit aller jusqu'à cette acuité de vision. C'est cela la vie contemplative. La vie contemplative, ce n'est pas seulement être à l'église. Il faut y être, naturellement, et puis là parler à Dieu, écouter sa Parole, nous baigner dans sa lumière et sa chaleur. Tout cela est très bien. Mais cette attitude contemplative, nous devons alors la porter à tout moment et l'exercer, lui donner l'occasion de mûrir, de grandir, de s'épanouir, dans le regard que nous portons sur les autres, regard qui nous permet alors de reconnaître dans l'autre ce Christ qu'on a côtoyé, qu'on a fréquenté au moment de l'Office, au moment de l'oraison, au moment de l'Eucharistie.

Quand les malades sont heureux et qu'ils sont épanouis spirituellement et humainement, ils sont comme une présence permanente d'une fête. C'est la grande fête eschatologique où nous sommes tous un, où Dieu est tout en tous. C'est pourquoi il faut passer sur beaucoup de choses quand on a à faire à des malades et à des infirmes. Saint Benoît dit ici : Il faut leur accorder l'usages des bains, leur accorder l'usage de la viande, 36,19. Ce sont des exemples.

Mais il y a encore bien d'autres choses. Ce qui peut nous paraître caprice - les caprices d'un homme en bonne santé - est peut-être un besoin dans le malade, diminué - je le rappelle - au plan physique, psychique et spirituel. Et je pense, mes frères, que ici nos malades sont bien soignés. Je l'ai déjà dit. Regardons les, nos malades, nos infirmes, on le voit à leurs yeux, à leur regard, à tout, que ils sont heureux, que ils sont contents.

 

C'est pourquoi, remercions aussi ceux qui s'en occupent parce que c'est une tâche difficile, ingrate. Il faut beaucoup de dévouement et beaucoup de charité. Et lorsque nous, qui sommes bien portants, nous serons demain des malades peut-être, ou des infirmes, alors déjà maintenant, de temps à autre, disons une petite prière, lançons une petite invocation pour que Dieu bénisse nos infirmiers et qu'il les aide dans leur mission.

 

Règle : 37 : Des vieillards et des enfants.      16.07.88

Notre vocation !

 

Mes frères,

 

Dans un premier temps, nous avons étudié l'aspect pragmatique de ce chapitre. Mais il y a de cela bien longtemps - ce doit être l'année dernière ? - Saint Benoît nous présente les vieillards et les enfants comme des imbecilles, des êtres qui sont privés du bâton dont ils ont besoin pour marcher ou bien pour se tenir en équilibre. Ils se rencontrent l'un et l'autre dans une commune fragilité. Ils sont vulnérables, ils sont faibles.

C'est pourquoi il faut assouplir en leur faveur la rigueur de la Règle. Il faut user envers eux d'une tendre condescendance, dit Saint Benoît en 37,7. Le latin parle de pia consideratio. Littéralement cela signifie qu'il faut poser sur eux un regard de bonté, ce regard qui sera une fleur, une belle fleur de l'agapè, de cette charité qui doit animer l'Abbé et chacun des frères.

 

Aujourd'hui, nous allons contempler le côté didactique de ce chapitre qui nous renseigne sur la nature spécifique de notre Règle. Celle-ci n'est pas un Code de morale naturelle, elle n'est pas une étique humanitaire. Elle prend la nature humaine telle qu'elle est, avec ses qualités, avec ses richesses, avec ses faiblesses, avec ses défauts, disons même avec ses péchés. Puis elle l'informe, elle la pénètre d'un élément nouveau, un élément d'ordre divin qui est la charité.

C'est cette charité dans laquelle on rencontre Dieu parce que Dieu est charité. Hors de la charité, on ne rencontre pas Dieu. On ne le rencontre que dans la charité. N'oublions jamais cela, mes frères ! Et la charité n'est pas quelque chose qui colle à notre nature, qui en fait partie. C'est une virtus, une énergie d'ordre divin qui nous est donnée afin de nous transfigurer, de nous métamorphoser, de nous transformer jusqu'à la racine même de notre être. L'homme parfait, l'homme accompli, l'homme achevé ne peut être qu'un fils de Dieu.

Donc, notre Règle ne vise pas à fabriquer des hommes idéaux, des hommes sans défauts. Cela, c'est le but que poursuit le paganisme. Non, notre Règle veut faire de nous des fils de Dieu, c'est à dire des hommes qui réagissent exactement comme Dieu leur Père, qui voient comme Dieu leur Père, qui ne jugent plus d'après les apparences mais dont le regard est assez aigu et assez pur que pour découvrir derrière l'épiderme des événements ou des hommes la présence du Créateur, ou la puissance du Sauveur, la puissance agissante de l'Esprit.

 

Bien que la nature nous porte assez par elle-même d'avoir compassion des vieillards et des enfants, 37,3. Voilà, cela c'est la morale naturelle : c'est caduque. C'est instinctif chez un homme normal. Mais pour Saint Benoît, il faut aller au-delà, il faut aller plus loin. Il ne faut pas nier cet élément naturel, mais il faut prendre appui sur lui pour entrer dans une sphère nouvelle qui est celle de Dieu un et trine.

Le naturel est saisi, comme je le disais tout à l'heure, il est pénétré et il va être surélevé et transfiguré. Et cette intention-là, elle est partout présente dans la Règle, partout, partout. Nous ne devons pas atteindre une sagesse humaine idéale, mais ne pas avoir peur d'entrer dans une folie qui est d'ordre divin.

 

Car, qu'y a-t-il de plus fou que de céder sa place à un autre ? Qu'y a-t-il de plus fou que de ne pas rechercher le profit ? Qu'y a-t-il de plus fou que d'aimer, de sentir, d'entendre dans son cœur, sans arrêt, les pleurs et les sanglots parce que il y a trop d'illusions, il y a trop de malheurs, il y a trop de peines, il y a trop de labeur dans le monde, il y a trop de misères. On ne peut le supporter, les entrailles en sont tordues et le cœur commence à pleurer.

Pourquoi? Parce que le plus grand malheur qui soit, c'est de n'être pas un vrai saint. On se sent, on se découvre responsable, co-responsable de toute cette misère. On ne peut plus la porter, la supporter. Et comme le Christ alors a fait, mais on donne sa vie, on expose sa vie au feu de la Trinité afin que le cœur qui est nôtre devienne un ciel où toute cette misère sera ramassée, où elle sera consolée. C'est là, mes frères, que Saint Benoît veut nous conduire !

 

Si bien que dans le monastère, les frères ne sont pas mus par des considérations humaines plus ou moins égoïstes, utilitaires, pragmatiques, mais par les vertus théologales qui sont Foi, Espérance, Charité, qui sont des virtutes, des énergies divines, ces énergies qui sont en Dieu, qui viennent de Dieu et qui divinisent l'homme. Et le terme, c'est cette divinisation du moins dans son être et dans son agir.

Ce n'est pas trop haut pour nous. Pourquoi n'est-ce pas trop haut ? Parce que c'est un cadeau que nous recevons. Et celui qui nous le donne, c'est notre Dieu. Et celui qui le reçoit, c'est nous qui ne sommes rien ! Et pourtant ce n'est pas trop haut pour nous, parce que lorsque Dieu nous a créés, lorsqu'il a lancé le cosmos dans l'existence, il nous voyait déjà, et il avait déjà préparé pour nous ce cadeau. Donc, mes frères, n'ayons pas peur de contempler la beauté de notre vocation, de nous ouvrir à elle et de permettre à Dieu de parfaire en nous son projet.

 

Règle : 43,1-31 : Des retardataires.            22.07.88

Dieu appelle !

 

Mes frères,

 

Si nous voulons comprendre les paroles que Saint Benoît nous adresse chaque jour, nous devons savoir qu'il se place toujours dans une optique de foi. Ainsi, le signal de l'Office divin doit être donné par l'Abbé ou bien par un frère diligent auquel est confié ce service. Le signal est donné par l'Abbé, c'est à dire par celui qui, dans le monastère, tient la place du Christ, 47,2. Il est donc donné en fait par le Christ lui-même. C'est Dieu lui-même qui appelle ses serviteurs à leur office. Il importe donc de répondre sur le champ et de se hâter vers l'endroit où on est attendu.

 

Ailleurs, Saint Benoît nous dit ceci. En latin c'est toujours beaucoup plus vigoureux. Ac si divinitus imperetur, moram pati nesciant in faciendo, 5,9. Ils ne peuvent souffrir de différer l'exécution d'un ordre tout comme si Dieu lui-même avait parlé. Ils ne peuvent souffrir aucun retard.

Et un peu plus loin, il va jusqu'à décrire le réflexe du moine obéissant. Il quitte tout ce qu'il avait à la main et laisse inachevé ce qu'il fait. Il suit d'un pied si prompt l'ordre donné que, dans l'empressement qu'inspire la crainte de Dieu, il n'y a pas d'intervalle entre la parole du Supérieur et l'action du disciple, toutes deux s'accomplissant au même moment, 5,18.

 

Nous n'avons donc pas, mes frères, à définir nous-mêmes la qualité de notre réponse. Elle s'impose du fait que c'est Dieu qui ordonne et que nous sommes ici chez Dieu. Nous devons savoir nous tenir, nous devons savoir être polis, honnêtes avec notre Dieu. Lorsqu'il nous demande quelque chose, il faut répondre de suite.

Lorsqu'il donne le signal pour l'Office, nous devons laisser tomber tout ce que nous faisions, et puis partir. Nous ne pouvons pas dire : Oui, mais je suis en train d'écrire, je vais achever la phrase. Non, on est honnête et ..?.. Il faut presque laisser la pensée inachevée. L'attention doit directement se diriger vers l'Office et le cœur doit s'y préparer. C'est Dieu qui donne le signal.

Et si nous nous tenons habituellement dans cet atmosphère de Foi vivante, tout devient facile, d'autant plus que la force de Dieu prend possession de nous pour élever nos capacités naturelles.

 

Nous pourrions parfois avoir l'impression que le signal entendu nous contrarie. Oui, nous avions notre petit projet et nous y étions engagés de tout notre cœur. Peut-être aussi, et je l'espère, en vertu de l'obéissance. Mais voilà qu'autre chose arrive : c'est le signal de l'Office. C'est peut-être contrariant pour notre nature ? Donc il faut tout, tout abandonner. Mais en fait, si nous réagissons convenablement, la force de Dieu pénètre en nous, élève nos capacités naturelles.

Cela veut dire que le fait de s'oublier et de mourir à son désir et à sa volonté propre nous fait grandir dans la vie divine. Nous participons déjà alors d'une certaine façon et d'une façon certaine à la résurrection d'entre les morts. Nous passons de la mort à la vie.

Alors, on comprend que ceux qui arrivent en retard à l'Office par négligence, ils ne sont pas innocents. Ils doivent, comme le dit Saint Benoît, faire satisfaction, c'est à dire s'excuser publiquement devant Dieu et devant les frères. Car, faire insulte à Dieu, c'est faire insulte aux frères. N'oublions jamais cela ! Il faut faire satisfaction !

 

Pour nous, ici dans les coutumes de notre Ordre, c'est aux degrés du presbytère. Cela signifie que l'on se place juste au milieu en face de l'autel, en face de la croix, presque les pieds contre les marches du presbytère, disons à 1m ou à 50cm, mais bien là en évidence, que tout le monde, que les deux chœurs nous voient. C'est cela, mes frères, faire satisfaction !

Je sais qu'il existe aussi des raisons valables d'arriver en retard à l'Office. Si on est retenu par un service, par exemple. Cela arrive, ce n'est pas rare, surtout chez un cellérier, ou même un Abbé, ou un chef d'emploi. Parfois on est tenu, et dans ces conditions-là il n'y a pas de négligence. On est à un service qui a été demandé. Donc, lorsque Saint Benoît parle, ici, c'est toujours à propos de ceux qui sont négligents.

Faisons notre possible, mes frères, pour ne pas être de cette catégorie-là. Ce ne serait pas bien, et tôt ou tard nous devrions, comme on dit, payer les pots cassés. C'est à dire qu'un jour Dieu nous dirait : Haec fecisti et tacui, 7,81. Tu as fais cela et moi je n'ai rien dit. J'ai pris patience. Mais maintenant, nous allons parler.

 

Chapitre : Causeries de Dom Jean Leclerc.     22.07.88*

Conclusions après ces causeries.

 

Mes frères,

 

En écoutant Dom Jean Leclerc, nous avons compris que les savants, les érudits du monde entier s'affairaient à la préparation des Congrès qui doi­vent se tenir en 1990 pour célébrer le 9° Centenaire de la naissance de no­tre Père Saint Bernard. Pour l'Europe, ce sera à Rome. Mais Dom Jean Le­clerc m'a dit qu'il s'en tiendrait un aux Etats-Unis d'Amérique, et même un autre quelque part en Argentine. Il n'y a sans doute que l'Afrique qui reste en arrière? Mais attention, elle n'a pas encore dit son mot ! Les recherches et les études foisonnent partout.

 

On veut tout savoir sur Saint Bernard et tout dire. Mais ce qui retient particulièrement l'at­tention aujourd'hui, c'est la rencontre du Saint Bernard dans sa vérité historique. Qui était-il ? Comment vivait-il ? L'homme et le saint ? L'hom­me d'abord et puis le saint, l'homme qui est devenu un saint.

Laissant donc de côté l'aspect quasi fabuleux de son existence, on ai­merait le saisir dans la grisaille de la vie claustrale de son temps. Qui va-t-on rencontrer ? On voudrait voir Saint Bernard dans les questions qu'il se posait, les difficultés qu'il rencontrait, ses tentations, ses peines, ses découvertes, ses joies aussi.

Enfin, on voudrait voir le Saint Bernard humain, le Saint Bernard qui n'est pas un saint dès avant sa naissance, mais un homme qui laborieuse­ment, au fil des jours, s'est dépouillé de son égoïsme et s'est entière­ment perdu dans la volonté de Dieu et dans la lumière de Dieu.

 

On ne retient de lui que le côté spectaculaire de sa vie : ses inter­ventions vigoureuses dans els affaires de l'Eglise et du monde, ses voya­ges, ses controverses avec les théologiens ou les autres moines de son temps. Donc, ce qu'on voit de lui, c'est l'homme public. Mais le moine dans son cloître, qui est-il ?

On pourrait répondre à cette question - c'est ce qu'on essaye de fai­re d'ailleurs - en fouillant ses écrits, en glanant des traits épars de sa personnalité, en les groupant de façon à recomposer l'image d'un Saint Bernard moine parmi ses frères. Mais il y a, me semble-t-il, un chemin beaucoup plus direct, plus fa­cile, plus simple et à la portée de chacun d'entre nous: il suffit de nous regarder vivre nous-mêmes.

Le cadre extérieur a considérablement chan­gé depuis l'époque de Saint Bernard, inutile d'entrer dans le détail. Il est certain que aujourd'hui nous ne pourrions plus vivre tel que lui a vécu. Nous sommes devenus trop fragiles, trop vulnérables. Nous ne sommes plus des hommes rudes et durs. Non, nous sommes des civilisés pourris. Nous n'avons plus de consistance physique et psychique suffisante pour af­fronter la vie telle qu'elle était au moyen âge.

 

Mais ça ne fait rien. Si le cadre extérieur a changé, l'homme, lui, est resté le même avec son péché, avec ses limites, avec aussi ses aspirations démesurées. Si bien que, ce que nous rencontrons aujourd'hui, Saint Bernard l'a connu: la monotonie des jours, la fatigue des fins de journée, l'effort à faire pour se lever au matin ; parfois, une certaine anorexie devant la fru­galité de la nourriture.

Le besoin, la tentation du divertissement : que ça change une fois, qu'on voit une fois autre chose ; la lassitude : ça n'en finit pas, c'est toujours à recommencer et on ne voit pas le progrès, on ne voit pas où on se rend, cette obscurité ; la maladie aussi, les rhumes, les grippes. Voyez, toutes, je dirais, les choses les plus basses et les plus ordi­naires d'une vie d'homme et d'une vie de moine !

Mais aussi les sursauts d'espérance, les rencontres à l'intérieur du monastère, rencontre d'un visage, rencontre d'un regard, rencontre d'une amitié. Et puis surtout, la séduction exercée par la personne du Christ, cette montée lente mais continue vers ce que nous appelons vulgairement le ciel mais qui n'est autre que le coeur même de la Trinité.

 

Mes frères, Saint Bernard a connu tout cela. C'est pourquoi il nous est tellement proche. Et comme nous vivons aujourd'hui, dans le cadre qui est le nôtre, il nous comprend et il peut nous aider. Il doit devenir pour nous un compagnon de vie, un compagnon de route. Donc, faisons-le descendre du ciel mythique où on aurait bien envie de le colloquer en nous disant : Ce n'est tout de même pas pour nous tout ça ! Mais non, faisons le descendre de là, mettons-le au niveau de notre pavement, ici, du plancher de notre église et puis, vivons avec lui. Il nous est présent.

Et puis, demandons-lui une grâce, la grâce qui était la sienne et qui a été le ressort de toute sa vie, c'est la sancta curiositas, la sain­te curiosité, qu'y a-t-il derrière ? Qu'y a-t-il plus loin ? Qu'est-ce que je vais voir ? Qu'est-ce que je vais découvrir après ? Ce moteur qui nous fait avancer vers le but qui est la rencontre d'une personne, ce visage - dont je parlais tantôt - et qui petit à petit s'éclaire devant nous, et qui ne cesse de nous séduire.

Un de nos anciens m'a dit cet après-midi : Voilà, on devient de plus en plus vieux. On ne peut plus faire ce qu'on faisait auparavant. Mais je n'ai qu'un désir, c'est que je sais que bientôt, voir, voir la gloire de Dieu. Ce doit être quelque chose d'extraordinaire de contempler cette gloi­re de Dieu ! Voilà un frère qui dans son grand âge, très grand âge, est habité par cette sancta curiositas, cette sainte curiosité.

 

Mes frères, gardons cela dans notre coeur et essayons comme Saint Ber­nard de nous laisser emporter par cette santé spirituelle qui nous rend toujours avides de mieux voir, de mieux connaître - dans le sens noble du terme - et de mieux aimer.

 

Règle : 43,32-fin : Des retardataires.          23.07.88

Le repas physique et spirituel.

 

Mes frères,

 

Le chapitre 43° traite d'abord du frère qui arrive en retard à l'Oeuvre de Dieu, et ensuite de ceux qui arrivent en retard à la table commune. Nous pouvons voir ainsi à nouveau le lien qui, pour Saint Benoît, unit l'Office Divin et le repas. De même que le repas procure plaisir et repos, de même l'Opus Dei procure joie et réconfort.

La nourriture doit être toujours appétissante et agréable. Elle sera appétissante si elle est agréable, si elle a bon goût, si elle est bien préparée, si elle est bien relevée. C'est indispensable pour que notre organisme la prenne et l'assimile facilement. C'est ainsi que la table nous refait, rétablit nos forces tout en nous procurant un certain plaisir légitime lié au fait d'absorber une bonne nourriture.

 

L'Office divin, lui, doit être bien exécuté dans la mesure où le permet la capacité de la communauté dans son ensemble et des frères en particulier. Mais enfin, on doit faire tout son possible afin que cette louange que nous faisons monter vers Dieu soit agréable aussi à l'oreille, au cœur et aux lèvres et qu'elle réjouisse notre Dieu. C'est alors que l'Office divin restaure nos énergies spirituelles et nous donne un nouveau courage.

Il faudra un jour que je vous explique bien comment les Anciens, encore à l'époque de Saint Benoît, voyaient l'Office divin. C'est un peu une façon différente de nous aujourd'hui. Mais voilà, ça se présentera peut- être un jour ? Il y a tant et tant de choses à dire lorsqu'on aborde la Règle de Saint Benoît et la vie monastique qu'on n'est jamais à court de matière. On ne peut pas tout dire en une fois.

 

Le moine ne peut pas se passer de manger. Il est un homme. Il ne peut survivre sans rencontrer Dieu plusieurs fois par jour. Il est un enfant de Dieu. La nourriture du moine est donc double. Une nourriture matérielle pour son corps et une nourriture spirituelle pour son âme. Il prend des aliments tirés de la terre et des aliments venant d'un autre univers, celui de Dieu, à savoir toute Parole sortant de la bouche de Dieu.

La nourriture spirituelle du moine, c'est son obéissance. Il reçoit la Parole de Dieu, il s'en nourrit. Elle devient un délice dans la bouche de son corps spirituel nouveau. Si bien que tout son organisme en est ravigoté, en est fortifié et trouve des élans nouveaux pour s'élever plus haut.

 

Le réfectoire est donc, pour Saint Benoît et toute la Tradition, le symbole de l'oratoire. Les besoins physiologiques de l'homme sont signes de besoins spirituels impérieux. Nous devons apprendre à lire la parole qui est inscrite dans notre nature. Nous comprenons à ce moment-là que nous ne pouvons pas négliger notre corps.

Notre corps est une parabole. Il est un langage. Il est apparition d'un autre corps, un corps spirituel. Il est spirituel en ce sens que ce n'est pas un corps imaginaire mais un corps animé par l'Esprit de Dieu, un corps nouveau qui est déjà en train de fabriquer sa propre résurrection.

Attention ! Ce n'est pas ici une sorte de schizophrénie, matérielle d'un côté, spirituelle de l'autre. Ce spirituel est parfaitement incarné. Et c'est la raison pour laquelle toute notre nature d'homme très personnelle incarnée en chacun est un langage qui nous dit qui est l'univers de Dieu et ce qu'est notre corps spirituel. C'est pour cela que le réfectoire est le symbole, le signe de notre oratoire.

 

Mais il est tout de même une occasion, un moment où le matériel et le spirituel sont réunis en un, et c'est l'heure de l'Eucharistie où nous prenons une nourriture matérielle qui est en même temps spirituelle, divine. Lorsque nous mangeons le pain consacré, lorsque nous buvons le vin consacré, nous mangeons et nous buvons Dieu lui-même, c'est à dire le Christ ressuscité dans sa chair, et dans son Esprit, dans toute sa Personne. Si bien que à la fois, notre nature matérielle et notre nature spirituelle sont nourries.

Le Père Dom Jean Leclerc a fait allusion le dernier soir à une controverse qui a éclaté entre Saint Bernard et Abélard. Abélard avait osé dire, modifier quelque peu la formule du Pater en disant : Donne-nous aujourd'hui notre pain supersubstanciel, supersubstancialem, plutôt que notre pain quotidien. Eh bien, c'est Abélard qui avait raison. Saint Bernard pouvait crier tant qu'il voulait,  Abélard avait raison. Car vraiment : Donne-nous aujourd'hui le pain du monde à venir, ce pain qui va nous nourrir dans la totalité de notre être, qui nous fait participer à l'être de Dieu et qui fait déjà croître en nous la puissance de la résurrection.

Mais aujourd'hui on dit  notre pain quotidien. Voilà, il ne faut pas trop effrayer les gens. Mais les premiers moines disaient : Donne-nous aujourd'hui notre pain de demain. C'est à dire du demain qui approche, du demain eschatologique qui est présent dans l'Eucharistie. Eh bien, ce pain qui est celui du monde à venir, il transforme notre  être. Et lorsque en plus de cela, que dans la journée nous sommes en train de nous nourrir de la volonté de Dieu quelle qu'elle soit, parfois c'est du sucre, du miel, parfois c'est du vinaigre, parfois c'est dur comme des cailloux ou bien ça coule comme du lait. Cela n'a pas d'importance, la volonté de Dieu nous transfigure.

 

Là-dessus, nous nous rendrons à l'église pour demander à Dieu de nous donner des yeux - des yeux qui sont les yeux de la foi - pour que nous ne perdions pas le nord et que nous remarquions toujours que nous vivons ici chez Dieu et que notre destinée est quelque chose d'extraordinaire : devenir nous-mêmes, ici, des fils de Dieu et dans toute la vérité du terme qui rayonnent la lumière et qui se nourrissent de lumière.

 

Chapitre : Suite aux Conférences sur Rancé.    01.08.88

Que peut-il nous apporter aujourd’hui ?

 

Mes frères,

 

Aux jours heureux de mon noviciat, l'Abbé de Rancé était encore une figure qui habitait le coeur de nos anciens. Ils en parlaient, ils se ré­féraient à son exemple et à sa vie. Aujourd'hui, Rancé est bel et bien mort. Il est mort une seconde fois puisqu'il est oublié.

Le Père Prieur de la Trappe a essayé de dresser devant nos yeux, de camper sous nos regards cet homme dont nous sommes les enfants spirituels, ne l'oublions pas ! S'il n'avait pas restauré l'Observance dans son monas­tère de La Trappe, nous ne serions pas ici en cet instant.

Mais que peut-il donc nous apporter aujourd'hui, il est tellement loin de nous ? Dans la Tradition monastique Cistercienne, il paraît comme un chaînon aberrant. Nous ne retrouvons pas en lui le grand souffle, la gran­de inspiration des Fondateurs de Cîteaux. Et pourtant, il était animé par la même flamme.

 

C'est parce que nous ne parvenons pas à le replacer à l'intérieur de son temps. Nous ne connaissons pas cette période. Elle nous est tellement étrangère. Nous sommes, au plan de la Culture, beaucoup plus proches des Fondateurs de Cîteaux, de l'époque des Fondateurs de Cîteaux, de ce Haut Moyen Age, que de ce XVII° siècle qui nous paraît bien pourri. Je pense tout de même que nous pouvons retirer de lui des enseigne­ments très précieux qui peuvent encore aujourd'hui alimenter notre réflex­ion et soutenir notre marche vers le Royaume de Dieu.

Nous pouvons essayer de voir comment les trois grands principes qui ont alimenté sa réforme peuvent aujourd'hui nous aider à la conversion.

 

Le premier des principes sur lequel il s'est appuyé était la nécessi­té d'un contact permanent avec la source de notre être monastique. Nous devons toujours aller puiser notre inspiration dans la fraîcheur de nos origines. Cîteaux a été un retour à Saint Benoît. Et au-delà de Saint Benoît et à travers lui, un retour à l'efflorescence de la vie monastique dans sa source toute pure. C'est la démarche que nous devons encore effectuer aujourd'hui.

Cette démarche, ce fut celle de Rancé, et il l'a faite à sa manière, avec une rigueur excessive, avec une étroitesse d'esprit qui caractérisait son époque. Mais nous devons nous corriger de ce qui a été défectueux en lui, ne pas tomber dans ses défauts et rester ouverts à la Grande Tradition. Nous devons voir comment, à travers les différentes époques, la sienne, aussi la nôtre, il est possible de rejoindre l'inspiration des origines.

 

Or aujourd'hui, nous sommes beaucoup mieux placés que nos prédéces­seurs, même nos prédécesseurs tout proches. Aujourd'hui, grâce aux Etudes qui ont été faites, nous disposons pour ce qui regarde les textes de nos Fondateurs, et même au-delà les textes de l'origine du monachisme, nous disposons d'Editions critiques les plus sûres, des textes sur lesquels nous pouvons nous appuyer sans crainte de nous tromper, sans crainte à partir d'eux de trébucher sur une interprétation qui ne serait pas correc­te. Nous avons aussi des commentaires par des personnes compétentes, au­tant que nous voulons. Nous pouvons nous instruire.

Par exemple, pour l'instant - pour me référer à moi - je suis en train de lire dans l'original Grec, le Traité de l'Oraison d'Evagre le Pontique. C'est quelque chose d'absolument extraordinaire. C'est la quintessence mê­me de la spiritualité monastique originelle et celle d'aujourd'hui. Toutes les grandes définitions concernant la prière se trouvent chez lui textuel­lement. Mais alors, je ne dis pas dans un emballage, mais dans un environ­nement spirituel qui leur donne tout leur sens.

Voilà ce que nous devons faire, voilà une Lectio Divina ! Parce que au-delà de l'enseignement de ces grands Maîtres spirituels de nos origines nous retrouvons l'Ecriture, nous retrouvons l'Esprit Saint qui a inspiré les écrivains sacrés, nous retrouvons le Christ qui est la Parole de Dieu incarnée sous nos yeux, et puis nous retrouvons Dieu le Père d'où absolu­ment tout procède. C'est ce qu'a voulu faire Rancé. Et il y a réussi, voilà, selon les critères de son temps qui ne sont plus les nôtres aujourd'hui. Mais ce qu'il a fait, nous pouvons bien le faire également. Et en cela, il est toujours notre Père.

 

Ensuite, Rancé avait dans le coeur une exigence irréductible d'abso­lu. Là aussi, il a exagéré. Nous devons, nous, aujourd'hui, tempérer d'une juste discrétion cette exigence d'absolu. Mais voici en quoi elle consiste essentiellement : c'est prendre au sérieux les Paroles du Christ, ne pas jouer avec elles, ne pas essayer de les voir à notre façon, mais les recevoir telles que le Christ nous les présente.

Prendre au sérieux aussi leur mise en oeuvre par Saint Benoît et par nos Pères. Comment ont-ils reçu les Paroles du Christ ? Comment les ont ­ils traduites dans leur vie ? Nous ne devons pas craindre - et ici je rejoins l'Abbé de Rancé - pas craindre plus que lui les situations paradoxales, mais encore naturelle­ment à l'intérieur d'une sage discrétion.

D'abord, la vie est cachée au creux de la mort. Celui qui veut sauver sa vie, il la perd ; tandis que celui qui risque de la perdre, celui-là, il la gagne. C'est paradoxal ! Cela ne veut pas dire que nous devons nous suicider, que nous devons nous laisser mourir de faim, ni de soif, ni de fatigue, etc, non, loin de là !

 

Mais c'est la mort à notre égoïsme, la mort à nos passions. Et alors nous dégageons tout en dessous la vie qui bouillonne et la vie qui va nous transfigurer. La transfiguration de notre être est le fruit de l'humilité. Non pas une ..?.. d'un orgueil qui voudrait partir à l'assaut de ce qui est hors de notre portée, mais l'acceptation toute simple de ce que nous sommes, de ce que sont les autres. Et puis une ouverture de coeur qui accueille le don extraordinaire de la vie divine qui va nous transformer.

La liberté parfaite s'acquiert par le canal de l'obéissance. C'est en me soumettant en toute confiance aux multiples vouloirs de Dieu qui me viennent par l'intermédiaire des supérieurs, des frères, des circonstances que je deviens intérieurement parfaitement libre. Et dans cette liberté, personne ne peut me déranger.

Cela ce sont les paradoxes de l'absolu qui nous est demandé. Et là aussi, Rancé a fait son possible dans la ligne de ce qu'il était, de ce qu'étaient ses compagnons. Et il est tout de même arrivé à un résultat qui ne sera pas le nôtre aujourd'hui, naturellement. Nous autres, j'ose le dire, nous visons plus haut encore, et plus beau.

 

Et enfin, le troisième principe de Rancé était la pratique d'une sai­ne pénitence. Nous sommes des pécheurs, des pécheurs invétérés, capables de toutes les,trahisons. Cela, nous ne devons jamais l'oublier. Quand on voit les représentations picturales de l'échelle du paradis de Saint Jean Climaque, avec ses trente degrés, on voit les démons qui at­taquent les moines tout au long de l'échelle. Et presque au dernier échelon, on voit encore des moines qui s'écroulent et qui tombent dans la fosse.

Non, personne ne doit s'estimer à l'abri, personne ne doit s'estimer hors d'atteinte. La vigilance est requise de la part de tous et davantage encore de ceux qui sont plus loin sur le chemin de la vie spirituelle, sur les chemins du Royaume. C'est cela une saine pénitence ! C'est se laisser former par le cadre des Observances traditionnelles. Je sais que ces Observances sont contrai­gnantes, portant elles ne sont pas faites pour brimer notre nature, mais pour la corriger, pour purifier notre coeur, pour dégager en nous les éner­gies spirituelles qui ont été déposées le jour de notre baptême. C'est pour nous apprendre à vivre dans la Foi et non pas à la remorque de nos instincts.

Là encore, l'Abbé de Rancé a fait tout ce qui lui était possible. Comme il était d'une époque très dure et qu'il fallait revenir de très loin, il a sans doute exagéré. Mais nous pouvons retenir l'essentiel de son enseignement : c'est la Règle qui nous conduit vers Dieu, la Règle et elle seule.

 

Mes frères, je pense ainsi que, nous pouvons retrouver la parenté qui nous relie à lui, et alors en lui et au-delà de lui qui nous relie à nos Pères de Cîteaux, et encore plus haut à notre Père Saint Benoît, et plus haut encore aux Fondateurs de la vie monastique, et encore plus haut au Christ lui-même, ..?. ..?. les premiers saints, à sa Mère la Vierge Marie qui était une femme toute simple. Ce n'était pas une grande Dame de la haute société, c'était une grande Dame du Royaume de Dieu, la plus haute de toutes, celle qu'on appelle Notre Dame.

Mes frères, soyons fidèles aussi à toute notre lignée et soyons des nobles, nobles de coeur, nobles spirituels, des nobles dans le Royaume de notre Christ.

 

Homélie : 20° dimanche ordinaire – B.          14.08.88*

Prov. 9, 1-6  *  Eph. 5, 15-20  *  Jn. 6, 51-58

 

Mes frères,

 

Tous les êtres humains depuis l'heure de leur naissance sont dominés, guidés à leur insu par l'instinct le plus féroce qui soit, à savoir l' instinct de mort. Cet instinct revêt une multitude de formes, mais il est foncièrement ambivalent. L'homme travaille, entreprend, s'agite, s'amuse, se divertit uniquement pour éloigner de lui le spectre de la mort. Mais en même temps cette mort exerce sur lui une fascination terrible. Or, tout cela se passe dans le subconscient, heureusement ! Et fina­lement l'échéance est là et la mort l'emporte.

 

Mes frères, que faut-il faire pour connaître enfin la liberté, une vraie joie de vivre? Le Christ nous l'apprend aujourd'hui. Le lieu de la vie éternelle, de la victoire totale sur les forces de mort, c'est lui dans sa chair d'homme. Cela peut paraître impossible, incroyable. Quand il l'annonça pour la première fois, les auditeurs se récrièrent et bon nombre de ses disci­ples l'abandonnèrent. C'était trop dur à porter. Et pourtant, il leur offrait le salut.

Ces paroles, si nous y regardons d'un peu plus près, sont parfaite­ment logiques quand on sait qui est Jésus. Il est la Parole de Dieu, il est Dieu lui-même. C'est lui qui a créé le cosmos. C'est lui qui est la vie dans la vérité et dans sa plénitude. Si nous nous laissons assimiler à lui en recevant sa chair en nous, c'est nous qui devenons semblable à lui. Nous passons de la mort à la vie et nous avons vaincu l'instinct de mort.

Nous devons toujours tenir en main les deux bouts de la chair : d’un côté l'instinct de mort, et de l'autre côté la vie éternelle; et nous convertir à la foi, non pas en un dogme abstrait quelconque, mais à la foi en cet homme Jésus qui est Dieu.

Saint Benoît recommande à ses disciples d'avoir la mort sous les yeux chaque jour en toute lucidité. Il ne dit pas cela pour nous livrer à son pouvoir, mais pour nous donner l'occasion de la vaincre. Et nous en serons vainqueur si nous recevons en nous avec une foi éveillée le corps et le sang du Christ Jésus transfiguré.

Mes frères, si nous agissons ainsi - mais je le répète, dans une foi éveillée, vivante, attentive, vigilante - si nous faisons ainsi, nous ces­sons de vivre comme des insensés, des hommes dominés et nous commençons à vivre comme des sages, comme des hommes libres. Si bien que, comme nous le recommande l'Apôtre, nous pouvons à tout moment rendre grâce à Dieu notre Père qui nous fait passer de la mort à la vie.

Voilà ce que l'Eglise nous annonce aujourd'hui ! Cette proclamation, mes frères, ne la laissons pas passer au-dessus 'de nous. Faisons-là nôtre. Prenons-là dans notre coeur. Laissons-là mûrir. Et devenant de plus en plus nous-mêmes parce que devenant de plus en plus fils de Dieu, nous con­naîtrons enfin la liberté des enfants de Dieu, et à travers nous, et grâce à nous, quelque chose sera changé dans le monde. La mort aura reculé et la vie divine aura progressé.

 

                                                                                                   Amen.

 

Chapitre : Récollection du mois d’août.           14.08.88

Clôture de l’année Mariale.

 

Mes frères,

 

Nous avons ouvert la solennité de l'Assomption par le chant de l'Hym­ne Acathiste, ce poème merveilleux en l'honneur de la Mère de Dieu, chant lyrique d'une beauté qui nous est quasiment inaccessible. Pour ma part, je suis persuadé que ce joyau est déjà inscrit au répertoire du monde à venir. Nous allons étaler la clôture de l'année Mariale sur une semaine pour vivre en consonance avec notre diocèse. Mais nous pouvons déjà nous deman­der ce soir ce que nous retiendrons de l'Année Mariale, des douze mois pas­sés sous le signe de Marie?

Il est une réalité qui devrait soulever notre enthousiasme, nous plonger, nous maintenir dans une paix sans fond. Cette réalité mystérieuse ne se découvre qu'au regard de notre foi. La voici : Marie est notre Mère comme elle est la Mère de Dieu. Cette simple affirmation que nous connaissons tous, à laquelle nous adhérons de tout notre coeur revêt une signification réaliste bouleversan­te. Marie est notre Mère, cela signifie bien concrètement qu'elle nous enfante heure par heure à notre être nouveau, à notre être de ressuscité.

Nous sommes à l'intérieur de son sein où elle nous forme de sa propre substance, sa substance de ressuscitée, comme vient de nous le rappeler le Pape Paul VI. Elle nous forme de sa chair, une chair transfigurée, la chair qui va constituer notre être nouveau, notre chair spirituelle que nous ne pouvons pas imaginer, mais qui est déjà en formation et qui sera notre éternité.

Marie notre Mère est donc en attente de nous comme seule une mère peut l'être. Nous sommes à l'intérieur de son corps et ses traits s'impri­ment en nous. Nous sommes déjà sa joie, et sa joie pour jamais. Et le cordon ombilical qui fait passer en nous la nourriture céleste qu'elle a prédigérée à notre intention, c'est notre obéissance greffée sur la sienne, c'est notre docilité à sa toute dernière parole : Tout ce qu'il vous dira, faites-le ! Notre vitalité dépend donc de la qualité de notre obéissance, de notre écoute, de notre réponse.

Et l'heure de notre mort physique sera celle de notre naissance réel­le, définitive. Le sein de Marie nous libèrera, non pas à n'importe quel moment, mais il nous libèrera quand nous serons pleinement formés, c'est à dire quand nous serons devenus comme elle, pureté, lumière et  beauté.

Ecoutez encore ceci : La solennité de l'Assomption nous dit que, ca­chés dans le sein de Marie notre Mère, nous sommes déjà entrés au ciel. Nous y vivons mystiquement mais réellement. Nous y sommes dans un état de passivité active qui est un comble de simplicité et de confiance.

 

Mes frères, voici des choses qui nous paraissent extraordinaires, mais en fait elles constituent la réalité de notre être chrétien. Vraiment les choses se passent ainsi. Pourquoi alors n'en avons-nous pas conscience ? Mais parce que nous sommes distraits, parce que nous n'y pensons pas. Il n'est pas nécessaire d'y penser, les choses se font bien sans nous. Mais pourtant si nous le savons, si cette vérité que je viens d'exposer pénètre de plus en plus en nous, elle va devenir le moteur de notre vie.

Il est toujours préférable d'avoir conscience de ce qu'on vit, d'avoir conscience de ce qu'on fait, car on le fait mieux. Pour correspondre au projet de Dieu, à la volonté de Dieu qui est cette naissance nouvelle dans le sein de la propre Mère de Dieu, le savoir et s'y adapter. Mais dès ce moment-là il n'y a plus de problèmes.

Les ..?. ..?. ..?. qui semblent se mettre en travers de notre rou­te ne sont rien d'autre que des états dans un développement organique, un développement spirituel organique qui va nous conduire à notre taille par­faite, qui va nous acheminer à l'heure où nous pourrons, à travers l'étroit goulot de la mort, quitter le sein de notre mère pour apparaître au grand jour. A ce moment-là, elle nous verra de ses yeux, elle reconnaîtra en nous ses propres traits. Elle sera comblée de joie et, nous-mêmes, nous ne serons pas éblouis par sa lumière mais nous en serons rassasiés. Car Mère, elle l'est pour jamais.

 

Mes frères, de l'Année Mariale nous retiendrons donc, si vous le vou­lez bien, le mystère de notre croissance nouvelle et de notre présence au monde à venir. Nous sommes encore sur cette terre, c'est bien vrai ! Mais attention, le monde à venir est déjà présent ! Un rien nous en sépare. Ce rien, c'est l'opacité de notre être charnel, c'est l'opacité de notre être de péché.

Mais si notre coeur s'ouvre à la lumière que Marie y déverse, si no­tre foi est assez éveillée, nous voyons à travers le voile et, déjà, nos yeux contemplent ce monde à venir. Et nous remarquons que le meilleur de nous-mêmes y est déjà, puisque Marie, notre Mère, s'y trouve et que nous sommes cachés en elle.

Mes frères, ce mystère est grand mais il est la clef de notre desti­née. Nous allons donc demain de tout notre coeur chanter notre reconnais­sance à Marie la Mère de Dieu et notre Mère. Nous la féliciterons d'être déjà, elle, pleinement dans le ciel, le ciel qui n'est rien d'autre que Dieu lui-même dans son Etre de trois Personnes, mais unique.

Mes frères, nous la remercierons de tout ce qu'elle a fait pour nous, pour chacun d'entre nous, mais aussi pour tous les hommes, car tous sans exception sont ses enfants. Mais n'oublions pas que c'est par elle que nous recevons. Comme l'a si bien expliqué et chanté notre Père Saint Ber­nard, nous recevons tout d'elle.

          Et nous le lui dirons par une fidélité accrue à tout ce que Dieu no­tre Père demande. Nous ne le ferons pas seul, tout ce qu'il nous demande, nous le ferons dans le sillage de Marie, elle qui n'a pas douté un instant malgré les épreuves qu'elle a dû traverser.

 

Mes frères, notre vie chrétienne est vraiment quelque chose d'extra­ordinaire. Lorsque nous la vivons n'oublions pas que nous portons dans notre coeur tous les autres hommes, ceux qui ne connaissent pas Dieu, ceux qui ne connaissent pas le Christ, ceux qui sont enfoncés dans des misères innombrables. Mais donc ils sont avec nous.

Et si notre vie chrétienne, notre vie monastique est ce qu'elle doit être, mystérieusement elle déborde sur tous ces hommes, sur toutes ces femmes. Si bien que eux, grâce à nous, grandis­sent aussi dans le sein de Marie jusqu'à leur heure qui sera aussi la nô­tre.

Car, lorsque nous serons avec eux en pleine lumière, nous nous reconnaîtrons tous pour des frères. Et tous ensembles, nous pourrons remercier Marie, nous pourrons remercier notre Christ et nous pourrons éternellement chanter les louanges de notre Dieu qui est trois Personnes et qui est un seul Dieu, qui est amour, et qui inlassablement nous transforme pour que nous soyons la réplique parfaite de ce qu'il est.

 

Règle : 61, 17-fin : Des moines étrangers.    16.08.88*

Un piège du démon ! [3]

 

Mes frères,

 

Aujourd'hui je voudrais attirer votre attention sur un point que nous venons d'entendre. En nous sommeille toujours - attention, hein ! ­- des complicités latentes avec le démon.

L'Apôtre constatait déjà que l'esprit est éveillé, que l'esprit est prompt, mais que la chair ne suit pas. La chair est fragile, la chair est faible. Elle échappe facilement. Elle redescend facilement tandis que l'esprit veut monter.

Et le démon va donc essayer d'éveiller en nous des besoins artifi­ciels qu'il s'entend à gonfler de manière démesurée. Si bien que ces be­soins finissent par nous paraître essentiels.

 

On devient alors ce que Saint Benoît appelle aujourd'hui superfluus, 61,17. C'est traduit par exigent. Mais étymologiquement parlant, il faut voir une image. C'est un flot qui déborde.

Voyez la Meuse qui commence à gonfler, parce qu'il y a la fonte des neiges, ou des pluies, ou n'importe quoi. Cela gonfle, ça monte, ça monte. On le voit à l'oeil. Elle déborde, elle est sur les quais. Elle ne sait même plus passer en dessous des ponts. C'est l'inondation !

Et ça va vite, c'est un flot. C'est ça le superfluus. C'est donc un débordement d'exigences de tous côtés et dans tous les domaines. On en perd la tête.

 

C'est 'exactement le contraire de ce que Saint Benoît appelle dans un autre chapitre, celui de hier, c'est le contraire du contentus, 61,5, de celui qui est content de ce qu'il trouve. Il n'a besoin de rien d'au­tre.

Vous avez d'un côté un superfluus qui accumule des flots et des flots de besoins artificiels, et de l'autre côté vous avez le contentus qui n'a besoin de rien. Il a tout sur place et cela lui suffit amplement.

Mes frères, attention à ce piège du démon ! Il est extrêmement habi­le, ce satan, et prenons bien garde, toujours ! Et la meilleure façon de ne pas se laisser prendre, c'est de rester accroché à ce centre de notre vie qu'est le Christ et sa Mère. Et alors, l'expérience nous apprend - mais elle nous l'apprend déjà ­- que rien jamais ne nous manquera.

 

Chapitre : Clôture de l’Année Mariale.           16.08.88

 

Mes frères,

 

La solennité de l'Assomption et la clôture de l'Année Mariale ont été célébrées dans l'unité des coeurs et la ferveur. Je tiens à vous remercier et à vous féliciter. C'est dans des circonstances pareilles qu'on reconnaît la qualité d'une communauté, que l'on voit expérimentalement l'orientation foncière de tous les coeurs vers les réalités du Royaume.

Ce sont des journées de très grandes grâces. Nous devons donc veiller à ce que cette grâce demeure vivante et féconde dans nos coeurs. Elle va, j'en suis certain, nous aider à maintenir et à affermir notre unité. Celle­-ci doit se construire autour d'un centre, et ce centre ne peut être que le Christ Jésus et sa Mère. Nous ne devons jamais les séparer car ils sont indissociables.

Chacun d'entre nous a sa référence personnelle à ce centre. Nous ne sommes pas interchangeables. Cette référence, c'est le secret de son amour et de son intimité avec la Sainte Trinité, avec le Christ Jésus, avec sa Mè­re, avec aussi le monde des saints. Cette intimité, nous devons toujours la respecter comme nous ne devons pas trahir la nôtre.

Mais comme tous sont orientés vers le centre, il se tisse alors entre nous des liens qui sont d'ordre surnaturel et qui constituent le Corpus Monasterii, le Corps du monastère, une véritable communauté : on n'a qu'un seul coeur et qu'une seule âme.

On disait cela des tous premiers chrétiens. On devrait pouvoir le di­re de chaque communauté monastique.

Car une telle congregatio, donc une telle réunion d'hommes autour de ce foyer qu'est le Christ et sa Mère, avec encore - ils sont dans un cercle plus large - la lumière de Dieu qui est la lumière de la Sainte Trinité, lorsque Dieu voit la réalisation d'une chose si belle, il s'en réjouit et c'est aussi une grande réjouissance pour les frères. Mes frères, nous sommes en route vers cet idéal, nous l'avons bien perçu hier. Continuons donc avec courage, mais soyons sur nos gardes car il y a toujours les pièges du démon, le diabolos. Le diabolos, le diable, c'est celui qui disloque et qui disperse.

Et comment doit-il s'y prendre? O, il a une multitude de moyens à sa disposition. Il connaît son métier. Mais aujourd'hui tout de même, je voudrais attirer votre attention sur un point en rapport avec ce que nous venons d'entendre. En nous som­meille toujours - attention ! - des complicités latentes avec le démon.

 

L'Apôtre constatait déjà que l'esprit est éveillé, que l'esprit est prompt mais que la chair ne suit pas. La chair est fragile. La chair est faible. Elle achoppe facilement. Elle redescend facilement tandis que l'esprit veut monter. Et le démon va donc essayer d'éveiller en nous des besoins artificiels qu'il s'entend à gonfler de manière démesurée. Si bien que ces besoins finissent par nous paraître essentiels. On devient alors ce que Saint Be­noît appelle aujourd'hui superfluus, 61,17.

C'est traduit par exigent. Etymologiquement parlant, il faut voir une image. C'est un flot qui déborde. Voyez la Meuse qui commence à gonfler parce qu'il y. a la fonte des neiges, qu'il y a eu des pluies, n'importe quoi, ça gonfle, ça monte, ça monte, on le voit à vue d'oeil. Elle déborde, elle est sur les quais. Elle ne sait même plus passer en dessous des ponts. C'est l'inondation, et ça va vite ! C'est un flot, et c'est ça le super­fluus.

C'est donc un débordement d'exigences de tous côtés et dans tous les domaines. On en perd la tête. C'est exactement le contraire de ce que Saint Benoît appelle un peu plus loin dans un autre chapitre - mais c'était hier, on aurait dû le lire hier - c'est le contraire du contentus de 61,5, de celui qui est content de ce qu'il trouve, qui n'a besoin de rien d'autre.

 

Vous avez d'un côté un superfluus qui accumule des flots et des flots de besoins artificiels et, de l'autre côté vous avez le contentus qui n'a besoin de rien. Il a tout sur place et cela lui suffit amplement.

Mes frères, attention à ce piège du démon ! Il est extrêmement habile, ce satan, prenons bien garde ! Et la meilleure façon de ne pas se laisser prendre, c'est de rester accroché à ce centre de notre vie qu'est le Christ et sa Mère.

Et alors l'expérience nous apprend - elle nous l'apprend déjà - que rien jamais ne nous manquera.

 

 

Règle : 62 : Des prêtres du monastère.         17.08.88

L’élèvement et l’orgueil.

 

Mes frères,

 

Saint Benoît n'y va pas par quatre chemins ! Il ne craint pas de chasser du monastère celui qui s'est enorgueilli au point de ne plus pouvoir se soumettre ni obéir à la Règle. Comment peut-on en arriver là ? On sent que Saint Benoît est effrayé du danger vraiment mortel qui guette le moine imprudent, et pas seulement celui qui aurait été élevé au sacerdoce, mais sachons-le bien, chacun d'entre nous.

Ce danger est celui de l'élèvement et de l'orgueil. Il est bon de nous arrêter quelques instants sur l'étymologie des mots latins. C'est très beau et cela vit. C'est la superbiam, 62,5, l'orgueil, la superbe. Superbiam tire son origine d'une préposition et d'un verbe : super ire, aller au-dessus. C'est donc monter, s'enfler, s'exalter. C'est comme la pâte qui monte dans le pétrin. Ce sera donc devenir hautain, arrogant, orgueilleux.

On voit les autres de haut, de la hauteur qu'on est sensé occuper. Comme le dit Saint Bernard : l'orgueil, c'est l'amour de sa propre excellence, réelle ou supposée. Les autres, alors, à quoi vont-ils servir, si je suis orgueilleux, si je suis rempli d'estime pour moi-même ? C'est très simple, les autres servent de repoussoir. Les autres vont mettre en évidence ma valeur. Et dans ces conditions-là, il n'y a plus de charité fraternelle possible. La superbe, l'orgueil est vraiment et réellement mortel !

 

Et maintenant : elatio, 62,5, qui est traduit par élèvement ? Eh bien, elatio, c'est la transcription littérale d'un mot grec qui signifie sapin. Le moine elatus, c'est donc un moine qui ressemble à un sapin. Il monte toujours plus haut, toujours plus haut, toujours plus haut. Il se grandit à ses propres yeux naturellement.

La superbia, c'est quelque chose de vraiment pernicieux tandis que l'elatio, c'est du ridicule. Vous sentez la différence ? Maintenant, si on a les deux ensembles ! ! ! ! Tout genre d'orgueil est parfaitement ridicule.

Alors, en contraste, nous trouvons l'humilité, l'humilitas. Et l'humilité, c'est le sentiment qui nous fait mettre au ras du sol. L'humble se confond avec l'humus d'où il est sorti, d'où il a été extrait. Je l'ai déjà dit et je le rappelle : c’est littéralement lui marcher dessus, il se confond avec l'humus. Et c'est à cela qu'il sert, il sert à ce qu'on lui marche dessus.

 

Il sert aussi à nourrir les autres. Les autres peuvent donc l'utiliser. Vraiment l'homme humble est entré dans la vérité de son état, de ce qu'il est. Il a tout reçu, il doit donc tout rendre à Dieu et aux autres qui peuvent tout lui demander. Cela va très, très loin, très, très, très loin ! Et il est donc à souhaiter que nous y arrivions.

Cela fait mal. Mais je pense que puisque nous sommes des estropiés, une petite opération chirurgicale qui fait mal, si elle peut nous rendre la rectitude, je pense qu'il ne faut pas avoir peur de s'y prêter. Et l'opération, c'est toujours cette fameuse obéissance. Et celui qui opère, c'est le digitus Dei, c'est le doigt de Dieu. C'est à dire, c'est l'Esprit Saint. C'est donc l'Amour.

Avoir le courage et la lucidité de s'abandonner comme ça à l'Esprit Saint qui est amour, donc à tout ce qu'il demande, se donner corps et âme à l’obéissance, c'est tôt ou tard - et cela peut aller très vite - c'est devenir humble, c'est être parfaitement libre, c'est avoir évacué à jamais l'élèvement et l'orgueil. Et tout est possible à un homme de cette trempe.

 

Demandons au Seigneur qu'il nous donne l'audace de la foi, l'audace de l'espérance, l'audace de la charité qui nous permettront de ne pas reculer devant ce qui nous est demandé en sachant que ce qui nous attend au bout de l'épreuve, c'est la pureté du cœur, c'est la vision de la lumière de Dieu, c'est déjà l'entrée dès cette vie dans le monde à venir.

 

Chapitre : La deuxième génération.               19.08.88

Le Bienheureux Guerric et notre Père Saint Bernard.

 

Mes frères,

 

Par une heureuse coïncidence, nous célébrons la fête de deux saints de notre Ordre : le Bienheureux Guerric et notre Père Saint Bernard. Nous pouvons les entourer d'une même vénération, les invoquer d'une même con­fiance. Ces deux hommes appartiennent à la deuxième génération de Cîteaux.

On reproche à Saint Bernard entre autre, aux autres aussi, d'avoir gauchi l'idéal des Fondateurs. A mon avis, c'est une vue très étroite des choses. Ces saints ont été formés soit directement par les Fondateurs, soit dans leur esprit. Ce qu'ils ont fait, c'est faire fleurir la semence qui avait été dé­posée dans le coeur des tous premiers, des hommes qui ont dû travailler dur pour opérer leur conversion, pour quitter les monastères installés et se lancer dans la prodigieuse aventure du désert.

Ils ont dû renverser toute une série d'obstacles chez les autres, chez eux-mêmes d'abord. Mais ils portaient dans leur coeur l'Esprit de Dieu, l'Esprit qui voulait renouveler l'Ordre monastique, grâce à eux, grâce à l'impulsion discrète et décisive qu'ils allaient donner à ceux qu'ils allaient accueillir.

 

Les hommes de la seconde génération n'ont fait que déployer l'intui­tion de ceux qui les avaient accueillis et formés. Si on veut lire leurs oeuvres, nous devons nous mettre dans une situation de disciple, c'est à dire écouter ce que, à travers leurs paroles, Dieu lui-même veut nous dire.

C'est à dire que leurs discours ont une épaisseur. Habituellement on n'en voit, on n'en admire - car c'est admirable - que la surface. Il faut être plus perspicace, entrer jusque dans les profondeurs, et là, on décou­vre que la seconde génération est la fille de la première.

Un homme qui, à mon sens, malgré tout ce qu'on a dit, malgré tout ce qu'on en a écrit, malgré les congrès qu'on prépare, un homme qui à mon avis est mal connu, c'est Saint Bernard. O, on a presque tout dit sur sa personne et sur son oeuvre. Mais on s'arrête toujours aux côtés plus ou moins spectaculaires de sa vie: ses interventions aux plus hauts niveaux dans l'Eglise, jusqu'auprès du Pape, ses interventions auprès des souverains, la croisade qu'il a prêché, la défense des Juifs qu'il a prise, toutes ses interventions à gauche et à droite en faveur de toutes sortes de causes. C'était un homme Européen.

 

On dira : Mais que lui restait-il ? Est-ce qu'on le voyait encore dans son monastère ? Si on veut connaître le vrai Bernard, il faut contempler chez lui le Pasteur, l'Abbé. Et ça, on le fait très, très, très peu. Comment a-t-il gou­verné sa communauté ? Il y avait des centaines de moines et encore plus de centaines de convers. Le recrutement était tellement important que cha­que année il fallait procéder à deux fondations en moyenne.

Ce qui veut dire, imaginez le travail, les soucis. Ces hommes qui par­taient, ils devaient être parfaitement initiés à la vie monastique nouveau style, celle de Cîteaux. Sinon, que seraient-ils devenus ? Qu'est-ce qu'ils auraient transporté ailleurs ? Saint Bernard était Abbé à l'âge de 25 ans. Est-ce que on réalise cela ? On peut dire : lui, en 4 ou 5 ans, est-ce qu'il était formé seule­ment ?

Eh bien, disons, si avec les lunettes, les verres de la sympathie, du respect et de l'amour, si on veut écouter - parce que c'est une question d'écoute, ici - si on veut écouter ce qu'il dit à travers ses lettres, à travers certains de ses sermons, il y a des sermons qui sont des sermons de circonstance, une fête, etc. Oui, c'est bien, mais on dira : ces ser­mons-là, il aurait pu les tenir devant n'importe quel auditoire ?

 

Mais pour certains, ce n'était pas possible. Ils s'adressaient à des frères qu'il devait former, dans lesquels il devait faire passer son pro­pre esprit, l'ardeur qui l'animait, la vision qu'il avait déjà, qu'il de­vait éveiller en eux, dans leur âme. Eh bien, ce Bernard-là, lorsqu'on le regarde vivre - et c'est possible - il devient vraiment sympathique.

C'est à dire qu'il est en consonance avec le meilleur de nous. Et nous sentons que ce qu'il vivait en tant que moine, dans son monastère, et en tant qu'Abbé à la tête de frères dont il était responsable, que tout cela nous touche encore en plein coeur aujourd'hui.

Il y a - me semble-t-il - une certaine facilité à ne voir en lui que le grand homme, et rien que le grand homme d'état. C'est une excuse faci­le pour ne pas admirer en lui le simple moine et le simple Abbé. Nous pour­rions peut-être lorsque nous parcourons ses oeuvres être attentifs à ce que je viens de vous dire maintenant.

 

Il ne faut pas alors lire ses sermons, plutôt écouter ses sermons, d'une oreille distraite et les parcourir en diagonale. Il suffit parfois de s'arrêter tout un temps sur une phrase qu'il lance et qui est tout un programme de vie. Et ce programme de vie, c'était le sien. Ce qu'il dit à ce moment-là à ses frères jaillit de son expérience personnelle.

Et alors, ça sonne vrai, c'est comme un écho. Et alors, ça permet aux autres, aux auditeurs de garder l'espérance et de se dirent : ce que notre Père Saint Bernard a trouvé, et bien pourquoi pas nous, nous qui sommes ses enfants, nous qui sommes formés par lui ? C'est pourquoi, mes frères, il a toujours quelque chose à nous dire. Et si nous voulons être dociles, si nous voulons nous laisser instruire, nous verrons qu'il nous encourage toujours à mettre tout en oeuvre pour l'imiter et pour le rejoindre.

 

La race des saints n'est pas éteinte. Elle ne peut pas s'éteindre sinon l'Eglise se liquéfierait et le projet de Dieu tournerait à rien. Or cela, c'est tout à fait impossible car Dieu veille à tout et, Dieu lui­ même et le monde ont besoin de saints. Et notre ambition à nous, l'ambition qui doit toujours nous animer, c'est de devenir des saints.

On va dire : Oui, mais nous ne vallons pas grand chose. C'est telle­ment loin de nous. Mais si, justement, c'est une raison de plus parce que nous ne vallons pas grand chose. C'est à partir des gens de rien qu'on fait des saints, c'est pas à partir des gens biens.

Voyez ce que Saint Paul nous dit : Voyez un peu parmi vous ce que Dieu a choisi ! Mais c'est ce que le monde méprise. C'est à partir de là que Dieu veut montrer sa puissance. Mais c'est trop difficile ! Non, non, ce n'est pas difficile du tout. Il suffit d'entrer dans la volonté de Dieu, car la volonté de Dieu est uni­que : fabriquer un saint.

 

Voilà, mes frères, ce que le bienheureux Guerric et Saint Bernard nous disent à l'occasion de leur fête. Soyons donc très fiers d'eux et faisons notre possible pour que eux à leur tour soient fiers de nous.

 

Règle : 65, 24-fin : Du Prieur.                   23.08.88

Mais qu’est-ce que cette superbe ?

 

Mes frères,

 

Nous voyons que Saint Benoît ne parvient pas à se défaire d'une répugnance viscérale à l'endroit du Prieur. Aurait-il fait une expérience malheureuse dans son propre monastère ? Ce n'est pas impossible. Il a tout de même été mis au courant des choses qui se passaient à l'extérieur. Il arrive, saepius, dit-il 65,2, bien souvent. Bien souvent ce n'est donc pas rare, c'est même fréquent. Y aurait-il un si grand péril du côté du Prieur ?

Ce péril, si nous voyons le texte de ce chapitre, c'est la superbia. Saint Benoît y fait allusion à quatre reprises: 65,5 - 65,13 - 65,30 - 65,43. Le Prieur qui se gonfle : inflatus, maligno spiritu superbiae, 65,5. Le méchant esprit de superbe. Lorsque on utilise le mot spiritus en latin, il faut avoir derrière la tête l'usage qu'en faisait les anciens. C'est le terme qu'utilise Cassien lorsqu'il parle des huit passions. Ce sont les esprits. Et derrière le mot "esprit", il faut aussi voir le démon qui prend possession de quelqu'un et qui le rend fou.

Saint Benoît parle donc à quatre reprises de cette superbia. Il y a quelque chose tout de même d'assez remarquable sur laquelle nous devons nous arrêter. Qu'est-ce que exactement que cette superbia ? Je l'ai expliqué l'autre jour déjà en comparant la superbia et l'elatio (Chapitre 62 du 17.08). L'elatio s'élève comme un sapin et le superbe, c'est celui qui va toujours au-delà de lui.

Mais, je me suis dit que nous pourrions peut-être voir ce qu'en dit Evagre le Pontique, car c'est lui qui, le premier, a analysé ces passions et ces vices, cet esprit et ces démons. C'est à partir de lui que s'est élaborée cette analyse psychologique et spirituelle extraordinaire qui nous permet de mieux contrôler ce qui se passe en nous. Et voici ce qu'il dit :

Le démon de l'orgueil est celui qui conduit l'âme à la chute la plus grave. Maintenant, orgueil rend un mot grec qui signifie prendre un air méprisant, dédaigneux. C'est regarder les autres de très haut. C'est donc avoir de soi une idée - comment le dire ? - une idée devant laquelle tous les autres doivent s'incliner. C'est cela l'orgueil !

 

Maintenant, comment cela va-t-il réagir dans le coeur du moine orgueilleux ? Que se passe-t-il ? Pourquoi est-il ainsi ? Pourquoi est-ce la chute la plus grave ? Eh bien, c'est ceci : le démon de l'orgueil incite en effet à ne pas reconnaître l'aide de Dieu, mais à croire qu'elle est elle-même la cause de ses bonnes actions. Donc, on s'attribue à soi le mérite de ce qu'on est. Et vous allez dire : c'est pas grave, ça !

Si, c'est grave, car le démon de l'orgueil n'attaque pas le premier venu. Le démon de l'orgueil n'attaque pas un novice. Il attaque un moine qui est déjà très avancé sur les hauteurs spirituelles. Il s’en rend bien compte, il a bien conscience que sa conduite est une conduite exemplaire, employons ce mot-là. Alors, dans son coeur, il se dit : c'est par ma vertu que je suis arrivé à ce sommet. Et il ne va pas remercier Dieu et dire : « Mon Dieu je te rends grâce, je te rends grâce car je ne suis qu'un pécheur comme les autres, mais c'est ta miséricorde qui me prend. »

Le type même de l'orgueilleux est le pharisien de la parabole : « Je te rends grâce car je ne suis pas comme les autres hommes ! Et si je suis ce que je suis, eh bien c'est par mes propres forces. » Il rejette, il n'accepte pas l'aide de Dieu. Si bien qu'il se coupe par le fait même de Dieu et des autres. Il s'isole, il fait de soi son propre Dieu. Il pratique donc l'autolâtrie. L'orgueil, c'est l'idolâtrie à son sommet. Car le Dieu qu'on adore, le Dieu qu'on encense, c'est son propre moi. Voilà l'orgueil !

 

Mais alors, que se passe-t-il vis-à-vis des autres ? Eh bien, les autres, ce sont tous des imbéciles. Et pourquoi sont-ils des imbéciles ? Mais parce que eux - je me mets dans la peau de l'orgueilleux - eh bien eux, ils ne m'encensent pas, ils ne m'adorent pas. Ils sont donc des imbéciles. Et je vous garantis que c'est comme ça que ça se passe.

Voilà une recette : lorsque vous rencontrez quelqu'un dans le monde monastique qui dit, qui a sur ses lèvres fréquemment le mot imbécile en parlant des autres, dites-vous bien qu'il est la proie du démon de l'orgueil et qu'il ne courra pas loin. Dites-vous bien ça, je vous livre la recette parce que j'en ai connu ici. Ne l'oubliez pas !

Evagre le dit : il regarde de haut les frères en les considérant comme des imbéciles parce qu'ils ignorent cela à son sujet, parce qu'ils ignorent que c'est par ses propres moyens que ce moine est devenu un "saint", un saint entre guillemets, un homme bien.

 

Alors que se passe-t-il ? Que va-t-il se passer ? Voilà donc les autres qui ne l'encensent pas et qui se conduisent comme de vrais imbéciles. Que va-t-il se passer dans le coeur de ce moine ? Eh bien ce moine, lui, il va se mettre en colère. Il va être furieux. Et puis après, voyant que ça ne donne rien, eh bien il va tomber dans la tristesse. Il va être triste. Il va se sentir ne plus en plus seul. Il va être absorbé par la tristesse.

Mais alors au terme, et ça je pense que c'est juste aussi, il le dit ici : viennent à sa suite la colère, la tristesse et ce qui est le dernier des maux, l'égarement d'esprit. Donc vous avez un état paisible, puis alors il est projeté hors de son état habituel dans une situation où il perd la tête. Donc il y a cette autolâtrie, il y a la colère, il est rongé par la tristesse et il en devient fou.

La folie est la vision d'une foule de démons dans l'air. Cela signifie qu'il commence à avoir des hallucinations à cause de cela. Voilà où ça conduit ! Donc, le dérèglement spirituel aboutit au dérèglement psychologique, et alors il faut le soigner. Il faut en arriver là.

 

Donc, mes frères, on comprend que Saint Benoît ait tout de même un peu peur d'un Prieur qui est pris comme ça par le démon de l'orgueil. En tout cas, ce n'est pas le nôtre. Ce n'est pas le nôtre, il en est loin. Il a ses petits défauts, mais il n'a pas tout de même celui-là, heureusement, parce que celui-là, c'est vraiment un gros. Mais soyons sur nos gardes parce que ceci, ce n'est pas un péché de débutant, c'est un péché de moine avancé. Prenons bien garde ! Mais il ne faut pas dire maintenant : « moi, je suis un avancé, je vais faire attention. »

Si je me dis que je suis un moine avancé, j'ai déjà mis le pied dans l'étrier. Restons plutôt toujours, comme je l'ai déjà rappelé l'autre jour, considérons-nous toujours comme des novices. Nous sommes entrés aujourd'hui. J'ai tout à apprendre de Dieu et des autres, et je suis le dernier de tous même si dans le rang je marche le premier.

 

Règle : 66 : Des portiers du monastère.         24.08.88

Portrait du Frère Gérard.

 

Mes frères,

 

Ne vous semble-t-il pas que en écrivant ce chapitre, Saint Benoît a dessiné plusieurs siècles à l'avance le portrait de notre frère Gérard. Jugez-en vous-mêmes ! Il parle d'un sage vieillard, c'est à dire d'un frère qui a une grande expérience spirituelle et humaine, un frère habité par une sagesse divine, une sagesse qui vient de l'Esprit, qui lui permet de percer les apparences, de distinguer le bien du mal, le vrai du faux. A un tel homme, on n'en fait pas accroire, même si au regard des gens superficiels il parait un peu innocent. Ce sont ceux-là les plus perspicaces.

Le frère portier doit aussi savoir recevoir et rendre un message. Il doit donc être un homme intelligent. Or, en ce domaine, frère Gérard est extraordinaire. Il est accueillant, affable, honnête, discret, poli, gentil. Il sait filtrer les visiteurs et les coups de téléphone. Il sait écarter les importuns et toujours donner la réponse convenable avec une politesse qui ne se dément jamais.

Il est, je vous le garantis, un protecteur efficace de la communauté par ses qualités de pouvoir recevoir et rendre un message. Il protège son Abbé, il protège le cellérier, il protège les autres chefs d'emploi, le monastère comme tel. N'entre comme ça à l'intérieur du monastère que ce qui peut y entrer. Le reste, il le tient à l'extérieur. On n'entre même pas par voie téléphonique. C'est ça qui est le plus beau. C'est le plus difficile, mais il y parvient.

 

Alors, sa maturité le préserve de toute oisiveté. Qui a déjà vu notre frère Gérard oisif ? Il est toujours occupé là-bas dans sa porterie jusqu'à fabriquer des petits sacs en papier qui sont très utiles pour l'expédition, les correspondances, les imprimés. Il est toujours occupé.

Alors, mes frères, imaginons un peu ce que représente les cohortes de pauvres qui viennent sonner à la porte. Il y en a presque autant en été qu'en hiver. Que se passe-t-il donc maintenant par exemple ? Eh bien, ce sont des ambulants, des nomades qu'on ne voit qu'en été, qui viennent de très loin. Et ma foi, ils savent que ici il y a une Abbaye. Ils viennent se présenter, et voilà, on ne peut pas les laisser partir les mains vides.

Alors je pense qu'on peut admirer la patience, la douceur du frère Gérard, le discernement dont il fait preuve, le mal qu'il se donne pour prendre des renseignements, pour aider efficacement les gens et pour aussi, même dans ce domaine, protéger efficacement le monastère.

 

Alors, admirons aussi chez lui sa force de caractère, sa charité, sa fermeté, tout cela à longueur d'années, jour après jour, et se trouvant parfois devant des situations pénibles et difficiles. C'est peut-être là le côté le plus dur et le plus délicat de son emploi, du moins pour l'instant.

Alors, nous savons aussi que le contact permanent avec le monde n'a porté aucun préjudice à sa vie de prière. Cela, nous le savons tous, nous le voyons tous, inutile d'insister. Il est un exemple et un encouragement pour chacun.

Eh bien, dans quelques semaines, frère Gérard va célébré son jubilé de quarante ans de portier. Quarante années ! C'est un anniversaire dont il faut rendre grâce à Dieu.

 

Auparavant, avant 1948, frère Gérard travaillait tranquillement au Vestiaire. Je le vois encore, ils réparait nos histoires et faisait la lessive. Il était costaud, très fort, imaginez-le à l'âge de 34 ans. Oui, il n'avait peur de personne !

Et Dom Félicien, peu après son élection Abbatiale, il le nomme portier. On a cru que Dom Félicien tombait sur sa tête, mais lui, il connaissait le frère Gérard. Il était probablement le seul à le connaître. Et il faut dire que Dom Félicien a eu la main plus que heureuse.

Alors voilà, je pense que nous devons féliciter et remercier le frère Gérard pour son dévouement, pour ses qualités humaines et spirituelles et pour l'exemple qu'il nous donne à tous, et lui souhaiter de longues années encore là-bas à la porterie. Espérons qu'il arrivera jusqu'à 50 ans, car alors ce sera quelque chose qui devra être inscrit dans les annales, non seulement de la communauté, mais de l'Ordre.

 

Règle : 68 : Des choses impossibles.             26.08.88

1. Des choses lourdes, pesantes, intolérables.

 

Mes frères,

 

Voici un chapitre qu'on préfèrerait ne pas entendre, et pourtant il nous propose de la part de Dieu des choses grandes et belles. Dieu ne se doute de rien : c'est un artiste, c'est un poète, c'est un rêveur. Dieu n'est pas réaliste dans le sens où nous prenons ce terme. Dieu nous prend pour des pareils à Lui.

Il fait mieux encore : le fait qu'il nous voit dans sa lumière et que pratiquement il nous confond avec ce qu'il est, lui, nous rend pareil à ce qu'il est. Car ce qui naît dans la pensée de Dieu, immédiatement se réalise.

Alors Dieu s'imagine qu'il peut tout nous demander. Et s'il s'imagine, c'est qu'il a le droit de le faire. Et s'il nous le demande, à ce moment-là déjà, il l'accomplit en nous et par nous.

 

Il est question de gravia et impossibilia, 68,3. On a gentiment traduit par des choses difficiles ou impossibles. On a édulcoré le sens de l'original. Des gravia, ce sont des choses lourdes, pesantes, intolérables. On est écrasé par ces choses-là. On ne peut pas les porter. Elles dépassent la mesure de nos forces. Il est question aussi d'impossibilia. Ce sont des choses, ça, qui dépassent notre pouvoir. Elles sont irréalisables. Et voilà ce que Dieu nous demande.

Pourquoi nous le demande-t-il ? Eh bien, parce qu'il ne s'arrête pas à des considérations de ce genre. Il ne fait pas de distinctions entre ce qui est gravis et ce qui est léger, entre ce qui est lourd et ce qui est léger, entre ce qui est possible et ce qui est impossible. Cela, ce sont des catégories humaines, ce ne sont pas des catégories divines. Donc Dieu, lui, il écarte tout cela. il balance tout cela. Et il peut le faire. Pourquoi ? Parce qu'il nous voit tels que nous sommes.

Nous nous sentons tels que nous sommes dans notre peau. Nous avons testé la mesure de nos possibilités. Nous savons qu'elles sont petites. Mais Dieu, lui, il nous voit de son point de vue à lui. Or, il nous fait naître de lui et il nous voit déjà faire ce que lui a fait, c'est à dire vaincre le monde et toutes ses limitations. Ayez confiance, disait le Christ.

Donc, le Christ, cet homme qui est en même temps Dieu, cet homme qui est le modèle, le ..?.., l'exemple de ce que nous devenons, il disait : « Ayez confiance, moi, j'ai vaincu le monde. Il n'y a plus d'obstacles à mon pouvoir. »

Eh bien Dieu, quand il nous fait naître de lui, il nous fait participer à cette puissance qui est celle du Christ. Plus nous sentirons notre faiblesse, plus nous en prendrons conscience, plus nous resterons à notre place dans l'humilité, plus ce pouvoir de Dieu en nous pourra se déployer.

Avant de passer un peu à l'église, ce soir, j'ouvrais le Nouveau Testament et je lisais un verset de la première Épître de Saint Jean, au début du chapitre troisième, où il dit ceci : « Mes bien-aimés, nous sommes des enfants de Dieu et ce que nous serons ne paraît pas encore. » Il faut lire ça, toujours lire ça dans le texte original.

 

Si je dis enfant de Dieu, un enfant, c'est un gosse qui ne sait pas encore parler. Il babille, il ne parle pas encore. Nous sommes donc des babillards si je prends enfant de Dieu. Le texte original dit ceci : « nous sommes des engendrés de Dieu. » Nous sommes tirés de la propre substance de Dieu. Il  nous extrait de sa substance, c'est ça que dit l'Apôtre. C'est bien autre chose que d'être un enfant. Et alors il ajoute : « Ce que nous serons ne paraît pas encore. »

Eh bien, que serons-nous alors ? Il arrivera un jour où nous serons achevés. Nous serons accomplis. Ayant été engendrés de Dieu, notre croissance - cette croissance continue - sera arrivée à son terme. Nous aurons atteint la plénitude de notre taille dans le Christ. Nous serons des adultes en Dieu. Cela veut dire que notre identité sera divine.

 

Mes frères, lorsque nous entendons ce chapitre, nous devons avoir ça, nous devons avoir ça dans la tête et bien nous dire qu'il n'y a rien de trop lourd, qu'il n'y a rien d'impossible parce que nous sommes des engendrés de Dieu, et nous grandissons, nous permettons à la nature divine de nous métamorphoser.

Il arrivera un moment où nous serons devenus puissance de Dieu à l'intérieur de notre faiblesse. Et à ce moment-là, nous nous jouerons de l'impossible et des choses lourdes. Cela ne veut pas dire que nous allons devenir des acrobates ou des magiciens, ou des choses ainsi. Non, non, nous serons comme le Christ auquel rien n'était devenu impossible.

 

Règle : 68 : Des choses impossibles.[4]            27.08.88

2. L’impossible de la sainteté.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu hier que Dieu nous faisait participer à sa propre nature, et à sa vie, et à sa gloire, et à tous ses pouvoirs. Il nous propose des choses que nous jugeons lourdes, intolérables, impossibles, au-delà de nos forces. C'est parce que notre foi est trop faible. Si nous entrons dans l'intimité de notre Dieu, nous voyons très vite que ce qu'il nous propose est le meilleur pour nous même si le chemin que nous devons emprunter nous paraît parsemé d'obstacles.

Or, Dieu nous propose à tous indistinctement - que nous soyons dans le cloître ou que nous soyons dans le monde - il nous propose l'impossible par excellence qu'est la sainteté. Il nous donne à comprendre que pour parvenir à ce but, nous devons apprendre à mourir, mourir à nous-mêmes surtout, afin de laisser en nous toute la place pour lui et pour les autres. Il a le droit de nous demander cela car il l'a expérimenté pour lui.

Si bien que la mort que nous connaissons sur le chemin de la sainteté n'est jamais qu'une participation à la mort qui a été la sienne. C'est le chemin qu'il a choisi et c'est le chemin que nous devons emprunter à sa suite. Si bien qu'il ne se gêne pas avec nous. Il nous bouscule, il nous traque, il nous accule à cet impossible redouté.

 

O, je sais, on peut très bien s'installer dans un monastère, y mener une vie de vieux garçon en attendant de périr à la manière d'un animal. Oui, c'est possible parce que en nous la chair est extrêmement fragile. Mais sur notre route de fragilité, il place ses secours. Il balise notre route et en temps opportun il nous rappelle à l'ordre, il nous secoue et il nous remet sous les yeux cet impossible qu'est la sainteté et le chemin de mort que nous devons emprunter pour y arriver.

Il est inutile d'entrer dans le détail. Nous savons tous que un jour arrive où il nous faut mourir à quelque chose ou à quelqu'un. Et ces jours peuvent se présenter fréquemment à nous. Alors, Dieu nous demande ce sacrifice, soit directement, soit par l'intermédiaire de l'Abbé. C'est ce que Saint Benoît ici nous dit, et c'est la même chose. Finalement, c'est toujours l'Abbé qui est le révélateur ou l'exécutant de cette exigence de mort. C'est là un signe de vérité.

Mais pour que ce soit vrai et que ce soit possible pour le disciple, il est indispensable que l'Abbé lui-même ait connu cette mort et qu'il l'ait traversé. C'est à cette condition qu'il a le droit de parler et de se montrer exigent.

 

Il arrive alors ceci, c'est presque comme une cascade : vous avez Dieu qui se fait homme et qui, dans la Personne du Christ Jésus, goûte la mort. Ce Christ Jésus se retrouve dans la personne d'un homme qui a été placé à la tête d'un groupement monastique. L'Abbé tient dans le monastère la place du Christ, et voilà que le Christ va revivre sa mort dans la personne de l'Abbé.

Maintenant l'Abbé, lui, il doit parfois demander des choses exigeantes à ses disciples. Et le disciple va à son tour affronter cette mort. Eh bien pour que ce soit vrai, l'Abbé, à son tour, doit revivre sa mort avec son disciple, et cela en posant des actes concrets. Si bien que c'est dans la personne de l'Abbé que le disciple recevra la force d'accompli ce qui lui paraît difficile, lourd, pesant ou impossible.

          C'est ce que Saint Benoît, ici, nous dit : il obéira par amour en mettant sa confiance dans l'aide de Dieu, 68,12, qui lui vient à travers la personne de l'Abbé. Et la confiance réalise le prodige que l'impossible est assumé, que l'impossible est réalisé.

 

Mes frères, nous voyons encore que Saint Benoît n'a pas peur. Saint Benoît nous fait confiance. Et à travers Saint Benoît, c'est le Christ. Et à travers le Christ, c'est la Sainte Trinité. Car la sainteté, ce n'est pas un idéal humain. La sainteté ultime, c'est la vision de la Sainte Trinité. Ce n'est pas une vision comme dans une salle de spectacle ? Non, c'est une connaissance qui est en même temps l'amour, une connaissance qui crée l'amour. Et l'amour crée une nouvelle connaissance. Et ainsi, c'est indéfini.

C'est cela la sainteté ! C'est à cela que nous sommes appelés dès maintenant. Ce n'est pas quelque chose que nous recevons après notre mort, nous le recevons dès cette vie. Alors, lorsque nous sommes arrivés là, nous pouvons dire – O, nous ne le dirons sans doute pas parce que nous, oui !!! - mais enfin, nous pouvons le savoir, avoir intimement conscience que notre vie monastique n'a pas été un échec, au contraire, qu'elle est le parfait épanouissement de ce que nous sommes et de ce que nous serons jamais.

 

Règle : 71 : S’obéir mutuellement.               29.08.88

Remercier Dieu par l’obéissance.

 

Mes frères,

 

Saint Benoît parle de bonum oboedientiae,71,2, du bien de l'obéissance. Mais pour quelle raison ? Il nous la donne : parce que c'est par la voie de l'obéissance qu'on va à Dieu. Habiter chez Dieu, vivre chez Dieu, être en sa compagnie, partager tout ce qu'il est, n'est-ce pas le sommet de toute béatitude imaginable ? Or, pour arriver là-bas, il n'y a qu'une seule route, celle de l'obéissance.

 

L'obéissance est donc un trésor vraiment le plus grand de tous. Dieu est caché à l'intérieur de ce trésor. Et celui qui a trouvé, qui a trouvé l'obéissance, il a trouvé Dieu. Cela, c'est la raison que donne Saint Benoît. Mais il en existe une autre encore dont il ne parle pas, qui est plus riche et plus belle encore, plus belle parce que désintéressée, gratuite.

L'obéissance est un trésor aussi et surtout parce que elle est le moyen par excellence de remercier Dieu de tous les bienfaits dont il nous comble. Dieu nous a enrichis des dons matériels et spirituels les plus beaux. Il ne cesse de nous faire du bien. Je vais donc lui dire merci en faisant de bon cœur et avec joie ce qu'il me demande.

Lorsque la Vierge Marie chante son cantique où elle loue le Seigneur, où elle dit que son âme bondit de joie, c'est parce qu'elle a obéi. Elle est entrée corps et âme dans la volonté de Dieu qui lui est présentée et elle sait, à ce moment-là, qu'elle comble Dieu de joie.

 

Mes frères, notre obéissance, elle ne doit pas d'abord être vue à partir de ce qu'elle nous apporte, mais surtout à partir de ce qu'elle apporte à Dieu. Or, elle lui apporte la joie. Je pense que nous devrions ne jamais perdre de vue cette réalité, cette vérité qui est essentielle à toute vie humaine, à toute vie chrétienne, mais surtout à toute vie monastique. L'obéissance peut être ressentie parfois comme une contrainte, comme un fardeau lorsque elle va contre notre égoïsme. Mais reprenons vite nos esprits et sachons qu'elle est un trésor dans lequel Dieu est caché et que c’est ce trésor qui procure à Dieu le plus de joie.

Et de cette joie, mes frères, nous ne priverons pas notre Dieu. Si nous sommes des hommes bien nés, si nous ne sommes pas des profiteurs, nous nous efforcerons toujours de porter notre Dieu au comble de sa joie. Mais on pourrait dire : il est Dieu, il n'a pas besoin de cela ? Si il en a besoin. S'il n'en avait pas besoin, il ne nous aurait pas créés ; s'il n'en avait pas besoin, il ne nous aurait pas offert ce trésor de l'obéissance.

Dieu nous ressemble. Regardons ce qui se passe en nous et nous comprendrons alors qui est Dieu et ce qui se passe chez lui, car nous sommes à son image.

 

Règle : 73 : Tu parviendras.                      31.08.88

C’est notre tour, allons-y !

 

Mes frères,

 

Nous venons de l'entendre, la lecture de la Règle se termine aujourd'hui et, avant de nous quitter, Saint Benoît nous donne ses derniers conseils. Il nous montre des horizons immenses, les espaces infinis du Royaume. Il nous dit que ils sont créés pour nous, qu'ils sont notre héritage et qu'ils nous appartiennent.

Et il nous invite à en prendre possession, sans crainte, avec l'audace des enfants de Dieu. Il nous fait remonter à la source de ce don fabuleux, le cœur de notre Dieu, et il nous présente la foule de ceux qui avant nous ont cru. Puis il nous dit : C'est votre tour, allez-y !

 

Mes frères, il ne nous est pas possible de nous installer ici-bas. Nous sommes des pé1erins, des voyageurs, et nous savons où nous allons : nous allons chez Dieu. Mais la route étant longue et nos forces limitées, nous empruntons un véhicule qui nous porte à destination. Et ce véhicule, c'est la volonté de Dieu.

Voici que Dieu fait avec nous ce que le Patriarche Joseph fit pour son père et ses frères quand il les invita à descendre chez lui en Égypte. Il envoya des chariots qui allaient alléger le voyage et amener toute la famille jusqu'à lui, sans fatigue et sans danger.

La volonté de notre Dieu, elle est pour nous absolument tout. Elle est notre sécurité et elle est notre nourriture, et elle signe à l'avance la réussite de notre vie. Elle est vraiment le véhicule qui nous conduit à Dieu. J'irais même plus loin. Lorsque nous sommes dans la volonté de Dieu, nous sommes déjà chez Dieu car c'est en elle que Dieu se cache. C'est elle qui est tout à la fois la nourriture, le véhicule et la récompense de notre vie. Nous ne devons pas chercher plus loin : nous trouverons Dieu dans sa volonté, nous trouverons le Royaume dans la volonté de Dieu.

 

Cela n'apparaît pas encore clairement à notre regard, mais c'est parce que notre cœur n'est pas encore suffisamment pur. Mais, lorsqu'il sera arrivé dans la limpidité de la lumière, qui est déjà en lui, mais qui en aura pris possession entièrement, à ce moment-là, il verra que Dieu est dans sa volonté, que Dieu n'est pas distinct de sa volonté. Et lorsque nous sommes accrochés à celle-ci, nous sommes véritablement à l'intérieur de Dieu, c'est à dire au but de notre voyage, au terme de notre voyage.

Et alors, mes frères, nous garderons toujours buriné sur notre cœur le dernier mot de la Règle : pervenies, 73,26, tu arriveras. Ce dernier mot est une promesse et une garantie. Dans la mesure où nous nous attachons à lui, le meilleur de nous est déjà arrivé parce que l'espérance est la  manière à notre portée maintenant d'entrer en possession des biens qui nous sont promis.

L'espérance, je le rappelle, c'est la vertu théologale qui nous fait participer à la Personne divine qui est l'origine de tout, c'est à dire le Père. Et lorsque nous croyons sincèrement ce que nous dit Saint Benoît, à savoir que nous parviendrons à rencontrer Dieu, à être chez lui, si nous avons cette espérance chevillée à l'intérieur de notre cœur, nous sommes déjà arrivés au terme.

 

Alors, mes frères, ce qui nous est promis, c'est la communion avec les trois Personnes divines, avec le Christ, avec la multitude des saints. C’est la raison pour laquelle il ne nous est pas possible de nous installer ici-bas, c’est à dire dans les satisfactions sensuelles, charnelles - charnelles dans le sens très large du terme - ou intellectuelles, ou même faussement spirituelles.

Non, nous sommes lancés dans les espaces, dans les horizons dont je parlais au départ. C'est là que nous rencontrons Dieu en abandonnant tout ce qui pourrait nous alourdir, et surtout nos égoïsmes et nos passions.

 

Récollection du mois de septembre.               03.09.88

 

Mes frères,

 

Le Cardinal Ratzinger vient de nous adresser des paroles grandes et belles. Je voudrais les illustrer à partir de ce que les hommes de not­re pays, de toute l'Europe, peut-être des régions dites Occidentales, ont vécu ces dernières semaines, à savoir : les vacances.

Elles sont bel et bien terminées ou sur le point de s'achever. Chacun se retrouve à son travail, qui à l'atelier, qui au bureau, qui sur un chan­tier, qui à l'école.

Pendant quelques semaines on s'est arrêté. On a pris le temps de res­pirer, de regarder autour de soi, de retrouver une partie de son âme qui avait été jetée dans une certaine obscurité par les soucis du travail, le grand, le premier souci du pain quotidien, surtout à notre époque si dure, si dure pour les plus faibles.

 

Cette halte nécessaire, indispensable pour que les hommes retrouvent ou préservent leur équilibre, cette halte laisse présager un temps où tout serait repos, contemplation, rassasiement. La mythologie situe cet âge d'or à l'origine de l'humanité, très, très loin de nous.

Notre foi par contre affirme bien haut que ce temps se trouve devant nous, que nous marchons vers lui. Mieux encore, elle proclame qu'il est déjà mystérieusement présent à l'intérieur de notre coeur.

Elle nous dit doucement mais avec une force à laquelle nous devons nous abandonner en toute conscience, elle nous dit qu'il nous suffit de l'accepter pour s'adapter à lui et le découvrir, et ne jamais le quitter.

 

Mes frères, la fin des temps se trouve cachée à l'intérieur de notre coeur, là où se trouve la sainte et bienheureuse Trinité, là où se trouve l'accompli du Royaume. Or, depuis l'heure de notre baptême, les trois Per­sonnes divines ont pris possession de nous. Elles ont fait de notre corps leur temple, et notre paradis se trouve dans notre coeur. C'est là que nous devons le chercher, c'est là que se trouve cet âge d'or auquel tous les hommes instinctivement rêvent.

Mes frères, je l'ai déjà dit autrefois, je le répète parce que ça me revient à l'esprit: chacun d'entre nous est un rêve de notre Dieu. Il nous suffit de nous laisser rêver par lui pour que notre destinée s'accom­plisse. Or, ce grand rêveur qu'est Dieu, il habite dans notre coeur. Peut-­on imaginer une proximité plus grande, plus aimante?

Nous sommes donc appelés à faire une expérience de nature eschatolo­gique qui est une composante essentielle de notre vie contemplative. Si nous regardons maintenant la liturgie, nous voyons que dans son déploie­ment majestueux elle nous invite à entrer dans cet univers dernier qui est aussi un univers présent, cet univers nouveau, cet univers définitif. Le moine est un liturge parce que tout en étant pleinement un homme d'au­jourd'hui, il est tout autant un homme des temps ultimes.

 

La clef d'interprétation des événements que nous vivons aujourd'hui se trouve dans l'accompli des derniers temps. C'est ce que vient de nous dire à sa façon la Cardinal Ratzinger. Si l'Eglise fête le jour de la naissance des saints au moment où leur vie terrestre s'achève et où ils entrent dans la plénitude de la lumière, c'est parce que le sens de toute leur vie, de toute vie humaine se trouve là, au-delà de ce que nous voyons, de ce que nos yeux, de ce que nos sens perçoivent de cette vie terrestre.

Mes frères, rien n'est laissé au hasard. Tout, même ce qui paraît le plus contraire comme le mal par exemple sous ses formes les plus horribles, tout, absolument tout est orienté. Et le dernier mot sera prononcé par l'amour. Cet amour est une Personne - nous le savons, nous le croyons, mais peut-être pas assez - et une Personne qui tient tout dans sa main et dont l'attention ne se relâche jamais.

 

Nous allons donc, mes frères, poursuivre notre route dans la paix et la confiance, les yeux fixés sur le terme de notre foi, sur la Personne du Christ Jésus ressuscité, transfiguré, présence parmi nous du monde à venir. Et nous nous cacherons à l'intérieur de la volonté de notre Dieu, car nous savons que Dieu est présent dans tout ce qu'il nous demande. Et nous partagerons entre nous le trésor sacré de l'obéissance.

Nous resserrons ainsi les liens de notre communion, entre nous mais aussi avec tous les hommes. Nous aurons à coeur de prendre sur nous et d'enfouir dans notre coeur, là où règnent les trois de la Trinité Sainte, nous prendrons ainsi sur nous les malheurs et les péchés de nos frères, de toutes nos soeurs, hommes et femmes, grands et petits, jeunes et vieux, nous les prendrons en nous. Et nous savons que là tout sera nettoyé, tout sera racheté, tout sera purifié.

Mes frères, notre solidarité devra aller jusque là. Et la communion que nous créons entre nous est le lieu d'une communion infiniment plus lar­ge qui ne laisse personne en dehors, qui ne laisse personne en arrière. Mes frères, notre Eglise monastique toute petite - mais elle sera ain­si toujours - est de plus en plus le lieu où apparaîtra manifestement en pleine clarté que notre Dieu est amour. Et ainsi nous accomplirons notre destinée dans la lumière, la beauté et la paix.

 

Homélie : 23° dimanche ordinaire. Année B.     04.09.88

      Effata !

      Is 35,4-7  *  Jc 2,1-5  *  Mc 7,31-37

 

Mes frères,

 

La péricope évangélique que nous venons d'entendre est un des rares endroits où l'écrivain sacré a tenu à conserver un terme original Araméen : effata ! Ce n'est pas sans raison. A l'intérieur de ce verbe vibre, bruisse tout un mouvement, toute une vie. Nous devons en contempler les allées et venues ; nous devons entendre les bruits, les paroles, les silences.

Effata signifie bien" ouvre-toi ", mais dans un sens infiniment plus large que notre pauvre et cartésienne langue française. La langue hébraïque est une langue de poètes, une langue de créateurs. Effata signifie ouvrir. On ouvre une porte pour accueillir un hôte. On ouvre son coeur pour y accueillir son frère ; on ouvre son coeur pour que Dieu puisse en faire son palais.

On ouvre la bouche pour prononcer une parole de sagesse, pour louer les grandeurs de notre Dieu. On ouvre la main en un geste de bienfaisance. On ouvre l'oreille pour accueillir la révélation du mystère, pour écouter les monitions du Seigneur. Et on ouvre la boucle d'une ceinture pour rendre la liberté.

 

Voyons maintenant le Seigneur Jésus. Il se retire à l'écart dans la solitude. Il évoque par là la solitude de Dieu au jour de la création. Puis, il pose des gestes prophétiques. Il met les doigts dans l'oreille de l'infirme. Il dépose de sa salive sur la langue. Il lève les yeux au ciel. Il pousse un soupir.

Voyons loin, mes frères, très loin et très large. Nous sommes avec Jésus aux premiers temps de la création nouvelle. Dieu, en lui, reprend à la base son oeuvre abîmée par le péché. Si bien que dans cet homme, dans cet infirme, c'est l'humanité entière qui est déjà restituée à sa condition première.

L'homme est fait pour écouter Dieu, pour se nourrir de sa Parole et de sa volonté, pour devenir un fils de Dieu parfait, pour devenir l'image de ce que Dieu est, le miroir sans buée qui renvoie à Dieu sa propre fi­gure. L'homme est fait pour répondre à Dieu dans un élan de tout son être, par la louange de son coeur. L'homme est donc tout entier écoute et parole.

 

Jésus pose des gestes, une série de gestes que j'ai évoqué il y a un instant. Il veut par là nous faire comprendre que c'est par le moyen des contingences matérielles quotidiennes que Dieu nous soigne et nous guérit. La loi de l'Incarnation joue pour nous à tout moment. C'est une des motivations de notre obéissance. Lorsque nous entrons dans les vouloirs amoureux de notre Dieu, la santé même de Dieu vient en nous et rétablit l'ordre originel.

Si bien que au terme, lorsque nous sommes guéris, tout est ouvert en nous et autour de nous pour nous. Nous jouissons de la Sainte liberté des enfants de Dieu, et le monde entier en est transformé. Tous les hommes sont reconnus comme frères et la seule richesse qu'ils partagent généreu­sement est celle du Royaume.

Mes frères, je le sais, le chemin est long pour arriver jusque là. Mais si nous permettons à Dieu de réaliser ce prodige en nous, ce sera quelque chose de définitif qui aura changé dans l'univers. C'est 'pourquoi, mes frères, prêtons-nous en toute confiance à l'agir de notre Christ et à sa compassion.

 

                                                                                                 Amen.

 

Règle : En guise d’introduction.                   10.09.88

      Synthèse de la Règle.

Mes frères,

 

          Si nous voulons pénétrer le mystère de la vie monastique, en explorer les profondes cavernes et en mesurer les espaces illimités, nous devons patiemment scruter le premier et le dernier chapitre de notre Règle. Tout ce qui se trouve entre les deux n'est que l'élucidation de ce que nous aurions découvert. Je vais ce soir essayer de vous présenter une vraie synthèse à partir de ces deux chapitres. Le terme, l'achèvement, l'accomplissement de notre vie est pour Saint Benoît l'accès aux sommets de la doctrine et des vertus ; il le dit au dernier chapitre en 73,25.

          Cette doctrina, ou cette scientia rend le mot grec traditionnel ....... Il s'agit en fait de la connaissance de la Sainte Trinité. Non pas une connaissance abstraite, intellectuelle, mais une connaissance à une participation à ce bouillonnement de vie qui jaillit du plus intime des trois Personnes divines, et entraîné dans cette circumincession, pour reprendre un terme de la théologie classique, circumincession des trois Personnes.

          Je ne dirais pas comme si on était une quatrième. Ce n'est pas possible. Mais les Trois Personnes nous créent à ce moment. On le sait. On est métamorphosé. On connaît Dieu comme il se connaît lui-même. C'est cela le sommet vers lequel tendaient les fondateurs de l'aventure monastique, ceux qui les tous premiers se sont engagés dans ce travail, dans ce labeur. C'est cela la Vie Eternelle possédée en plénitude dès ici-bas. La Vie Eternelle, a dit le Christ, c'est qu'ils te connaissent Toi le seul véritable Dieu et Celui que Tu as envoyé, Jésus le Christ. C'est cela !

 

          Il s'ensuit alors toute une série de vertus, donc de culmina virtutum maintenant, des vertus qui font du moine un autre Christ. Et la première de toutes ces vertus, c'est la douceur. La seconde, c'est l'humilité car le Christ l'a dit : Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur. Puis nous aurons la miséricorde et la compassion. Ce sont les quatre vertus monastiques par excellence.

          Maintenant, pour gravir ces sommets, il faut lutter contre sa pesanteur, contre l'épaisseur de son coeur, c'est à dire contre l'égoïsme et puis contre le démon.  Le moine est, comme le dit Saint Benoît au chapitre premier, il est un lutteur, il est un soldat. Il parle de pugna. La pugna, c'est la lutte à coup de poing. Ce n'est pas un lutteur de joueur aux cartes. Non, non, non, non, c'est autre chose !

          Il a à sa disposition des méthodes de combat qui sont reprises dans un livret militaire que nous appelons " la Règle ". Et il combat sous les ordres d'un chef qui l'instruit, qui le conseille, et c'est l'Abbé. L'Abbé doit donc être expert dans la lutte spirituelle. Il ne peut pas être un débutant. Il doit avoir connu toutes les luttes. Il doit en pratique avoir été délivré de sept démons. Il les a vus, il les connaît, il a dépisté toutes leurs ruses. Il en a été libéré et à cette condition-là, il peut conseiller les autres.

 

          Les adversaires, maintenant, c'est le diabolus. Le diabolus, c'est celui qui cherche à tout disloquer, à tout disperser, à tout détruire. Quelqu'un m'a dit aujourd'hui qu'il avait assisté à une explosion dans la carrière Lhoist. Il devait justement y aller en vertu de sa charge. C'est quelque chose que je n'ai jamais vu, mais c'est exactement la façon de travailler du démon.

          Vous avez donc une paroi rocheuse très, très haute, épaisse. On introduit quelques mines a des endroits bien calculés, puis on met à feu et, tout à coup il y a une explosion. Que se passe-t-il ? Eh bien, cette énorme paroi, elle s'écroule sur elle-même en se disloquant. Ce qui était un rocher compact n'est plus que des blocs de pierre qu'on peut évacuer. Voilà, c'est exactement comme ça que travaille le démon. C'est ça que signifie diabolus !

 

          Et alors il y a les vices, les vices de la chair et des pensées qui sont éveillés en nous par les sensations : ce qu'on voit, ce qu'on entend, surtout ce qu'on voit. Attention à la discipline du regard ! Puis par les souvenirs : on se souvient des choses qu'on a vues, des chose qu'on a faites, des choses qu'on a entendues dans un passé lointain peut-être, soit chez soi, soit chez d'autres. On se souvient de cela puis on joue avec ses souvenirs, on se laisse emporter par eux.

          Il y a alors les passions, les passions qui sont excitées par tout ça et qui entraînent le moine là où il ne doit pas aller. Et la plus dangereuse de toutes les passions, la plus opposée à l'état monastique, c'est la colère. Pourquoi ? Parce qu'elle est le contraire absolu de la douceur. Le Christ a dit : Apprenez de moi que je suis doux. Et le démon peut dire: apprenez de moi que je suis habité par la colère. De même que le Christ est habité par la douceur, de même le démon est habité par la colère.

          Mais je vois qu'il est temps d'aller à l'église, je continuerai la fois prochaine. Mais je conclus en disant ceci : c'est que la lutte des moines est une lutte, comme disaient les Anciens, une lutte immatérielle, c'est à dire qu'elle n'est pas contre des objets. C'est très facile de lutter contre objets ! Enfin, c'est très facile par rapport à la lutte immatérielle qui est très difficile. Immatérielle en ce sens qu'il faut lutter contre les démons, il faut lutter contre les pensées, contre les souvenirs, contre les passions.

 

          Mais cette lutte immatérielle qui doit se poursuivre va conduire le moine à ce que les Anciens appelait l'impassibilité. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a plus de passions mais il est devenu le maître de ce qui se passe en lui. Il n'est plus à la remorque de ses appétits. Non, il les domine. Et à ce moment-là, toutes les énergies vitales qui sont en lui, il les maîtrise et il peut les utiliser pour les fins en vue desquelles elles ont été créées avec l'homme.

 

Règle : En guise d’introduction.(suite et fin).    12.09.88        Synthèse de la Règle (suite).

 

Mes frères,

 

          Nous allons en revenir au chapitre premier de notre Règle. Nous avons vu que Saint Benoît dans le dernier chapitre présentait la perfection monastique comme une arrivée sur les sommets de la contemplation et de la vertu : voir la Sainte Trinité en participant à sa vie la plus intime. Puis à ce moment-là, produire des fruits qui sont des fruits divins : la douceur et la compassion, l'humilité et la miséricorde.

          Mais cette ascension n'est pas facile. Il faut lutter contre les vices de la chair et des pensées. C'est une lutte immatérielle qui est extrêmement dure. Il faut en connaître les aléas pour le comprendre. C'est à cet endroit que nous étions arrivés.

 

          Mais le moine heureusement n'est pas seul. Il fait partie d'une fraterna acies, comme dit Saint Benoît 1,11, d'un corps d'armée rangé en bataille. Et cette armée n'est pas en rase campagne. Elle habite un camp retranché, une forteresse, le monastère, forteresse qui est tout ensemble le théâtre de la lutte et la sécurité.

Le moine ne quitte jamais ce lieu. Il s'engage solennellement à y rester jusqu'au dernier souffle. C'est l'objet de son vœu de stabilité. Car la montagne qu'il doit gravir est en ce lieu.    C'est une réalité complexe, tout à la fois désert, montagne, périmètre protégé et endroit d'un corps à corps sans merci avec les puissances diaboliques et les démons ou les monstres qui nous habitent et qui tentent de nous posséder.

          Au terme de cette lune menée avec la grâce de Dieu, le moine recevra la récompense d'un coeur pur, d'un coeur limpide et d'organes nouveaux, d'organes spirituels qui lui permettront de voir Dieu dans sa lumière et de lire à travers le voile superficiel des événements et des personnes la vérité profonde qui y est cachée et qui est créée par Dieu. Il verra le Logos de Dieu à l’œuvre partout et toujours.

 

          Nous remarquons que pour Saint Benoît les gyrovagues sont en toute chose pires que les sarabaïtes. Pourquoi ? Mais parce que les gyrovagues vont de lieu en lieu. Les gyrovagues sont des déserteurs. Ils ont quitté la fraterna acies, l'armée dont ils faisaient partie et ils se promènent dans le monde. Ils sont les pires de tous.

          Maintenant le moine va remporter la victoire en en écrasant les desideriorum voluptates, comme dit Saint Benoît 1,23, le malin plaisir - la jouissance plutôt - que l'on déguste dans l'accomplissement de ses désirs, jouissances charnelles naturellement, mais qui est très subtile.

Parce que j'emploie charnel dans le sens Paulinien du mot, il peut y avoir une certaine jouissance intellectuelle, et je dirais presque aussi spirituelle ; non pas dans le sens de l'Esprit de Dieu, mais dans le sens vulgaire du mot, une jouissance à courir après ses désirs. Et ça, fini, on y renonce !

 

          Et puis la gulae illecebris, 1,31. Les gulae illecebris, ça, ce sont les plaisirs de la gueule, quoi, les plaisir de la bouche. Et il n'y a pas seulement ici la bouche, enfin celle qu'on appelle vulgairement l'entrée, le trou par lequel pénètre les aliments. Non, il y a aussi une gourmandise qui est d'ordre intellectuel et spirituel. La purification doit aller jusque là, aussi loin que cela.

          Il va donc travailler assidûment à cette purification qui va le conduire à une vie nouvelle. Il s'y engage par son vœu de conversion. Et l'arme qu'il va utiliser pour combattre et pour vaincre ce sera, comme le dit encore Saint Benoît, l'obéissance, l'obéissance qui est l'arme même du Christ. C'est grâce à elle que lui a vaincu, qu'il a été le vainqueur du mauvais.

 

          Et par son obéissance, il va prendre une fois encore le contre-pied des moines détestables que sont les sarabaïtes et les gyrovagues. Il va réformer son jugement en abandonnant les maximes du monde, en renonçant à une vision personnelle des choses, et finalement, en mettant à mort ses volontés propres.

          Les sarabaïtes tiennent pour saint tout ce qu'ils pensent ou préfèrent. Ils regardent comme illicite ce qui leur déplaît. Instinctivement, c'est ainsi que nous réalisons. Eh bien, par l'obéissance, nous allons réformer tout cela. Nous allons accueillir en nous le jugement même de Dieu, sa vision des choses, et des hommes, et des situations.

          Et quant à la volonté propre qui court très volontiers derrière les jugements personnels faux que nous portons sur tout, eh bien, nous y renonçons. Et tout cela, c'est le fruit de l'obéissance à laquelle nous nous engageons. C'est ainsi que nous entrons dans une Tradition très longue qui nous donne assurance et fidélité, et l'espérance d'être un jour un seul esprit avec Dieu et avec le Christ.

 

          Donc, mes frères, vous voyez que dans ce premier chapitre de notre Règle, mais par contraste, surtout par contraste, nous voyons combien notre vie est une œuvre de beauté. Dieu est un artiste, un poète. Il réalise des chefs d’œuvre qui sont tous les reflets de sa beauté à lui. Or, il nous invite à devenir ses disciples, ses élèves, à devenir comme lui des artistes et des poètes qui produiront des œuvres de beauté. Et le premier chef d’œuvre, ce sera nous, notre propre personne.

Nous laisserons Dieu agir en nous et nous collaborerons avec lui. Il va tenir notre main pour nous apprendre à écrire, à dessiner, à sculpter. Et lorsqu'il aura terminé, il se retirera et il nous laissera la joie et la gloire de ce que nous aurons réalisé. Dieu est extrêmement humble : c'est lui qui fera le travail, mais quand le travail sera terminé, il nous en laissera tout le mérite.

 

Règle : 2, 60-80 : De l’Abbé.                    13.09.88

      Des indisciplinés et des turbulents.

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît nous présente ce soir le tableau d'une communauté monastique de son époque. C'était peut-être son propre monastère ? Nous n'en savons rien, il ne le dit pas. En tout cas, il y a un étalage cru, je n'irai pas jusqu'à dire cynique, de la situation réelle que Saint Benoît a connue dans le monde monastique de son temps.

         

Il y a des indociles et des turbulents. Le mot latin est beaucoup plus évocateur, il parle des indisciplenati et des inquieti, 2,65. On devrait dire des indisciplinés, c'est à dire des frères qui ne veulent pas se placer dans la position du disciple. Le tout premier mot de la Règle, c'est Ausculta, écoute. Celui qui ne peut pas écouter, celui qui refuse d'écouter n'est pas un disciple. Le propre du disciple, c'est d'écouter, c'est se taire, c'est recevoir un enseignement, de le méditer, de l'assimiler.      

          L'indisciplinati n'accepte pas cette position. Il s'imagine sans doute n'avoir plus rien à apprendre, tout savoir. Ou bien il a peut-être peur d'écouter parce que c'est compromettant, très compromettant pour lui. Il se verrait invité à se convertir, à changer de vie, à modifier son comportement. Il remarquerait ses défauts, ses failles.

          Non, il préfère se boucher les oreilles. Lorsque on traduit par indocile, on rend le sens de indisciplinati. Et ces hommes qui n'acceptent pas d'être enseignés, ce sont des sarabaïtes aux petits pieds. Le meilleur pour eux, c'est ce qui leur passe par la tête.

 

          Saint Benoît parle aussi des inquieti. C'est traduit par turbulents et c'est juste. C'est juste, mais turbulent en français n'est pas tellement péjoratif. On dira d'un enfant qu'il est turbulent pour dire qu'il est en bonne santé. Mais ici, inquieti, ce sont des hommes qui ne connaissent pas le repos, ce sont des agités. Ils ne connaissent pas le repos.

          Cela ne veut pas dire qu'ils sont toujours en mouvement, mais ils sont toujours partout là où ils ne devraient pas se trouver. Ils ont toujours des choses à regarder, des choses à apprendre, des choses à colporter. Ils ne sont pas tranquilles aussi longtemps qu'ils ne savent pas tout ce qui se passe dans le monastère. C'est leur nourriture. C'est agité, c'est une maladie. C'est d'abord une maladie mentale, psychique.

 

          Mais ça peut être aussi une maladie spirituelle, des hommes qui ne sont pas heureux dans le monastère. Alors, pour tromper leur faim de bonheur, ils courent partout et ils essayent de se nourrir en ouvrant les portes de la curiosité, de leur curiosité. Alors, des hommes pareils, ils sèment le trouble, ils dérangent les autres.

          Comme ils colportent les nouvelles vraies ou fausses - car pour eux cela n'a pas d'importance, ce qu'il faut c'est avoir quelque chose à raconter - ils sèment le trouble dans une communauté et finalement ils y détruiraient la paix. Ce sont des gens dangereux, ce sont des gyrovagues en puissance.

          Le vrai moine est un homme qui vit dans le quies, dans la paix, dans le repos. Il est dans un lieu, le sien. Même à l'intérieur du monastère, il est à sa place, il est à son rang. Et il y est bien, il est heureux.

 

          Et c'est à cette place-là qu'il converse avec Dieu, qu'il le regarde, qu'il reçoit de lui tout ce dont il a besoin pour grandir spirituellement. Le moine, le vrai moine est un homme tranquille, il est à l'intérieur du quies. Tandis que l'inquietus, celui qui est en dehors du quies, celui-là, c'est un qui déjà dans son coeur ne respecte pas la stabilité.

          Il y a une stabilité à l'intérieur du monastère. Je dois rester à l'endroit qui est le mien. Je n'ai pas à courir partout. Voyez ici, les indociles plutôt genres sarabaïtes tandis que les gens qui courent partout c'est plutôt le genre gyrovagues. Faisons bien attention à cela !

 

Règle : 2, 81-91 : De l’Abbé.                    14.09.88

      Des négligents et des rebelles.

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît parle ici d'un bon troupeau qui doit croître en vertus et en nombre. Hier, nous entendions un tout autre son de cloche. Si vous voulez, nous allons ce soir pendant quelques minutes encore contempler cette communauté composée de moines indociles, turbulents, et comme le dit Saint Benoît un peu plus loin, négligents et rebelles, negligentes et contemnentes, 2,68.

          Les négligents, ce sont ceux qui ne se soucient ni de Dieu ni de leurs frères, ni de la communauté, ni des biens. Ils en font peu de cas. Pour eux, ça ne les intéresse pas. Saint Benoît dit ailleurs qu'il faut considérer chaque objet du monastère comme les vases sacrés de l'autel et les traiter, les manipuler avec autant de soins, 31,22.

          Le négligent se moque de tout cela. La seule chose qui l'intéresse, ce sont ses aises à lui. Mais pour le reste, qu'on ne vienne pas m'ennuyer avec toutes sortes de services qu'il faudrait accomplir ponctuellement et jusqu'au bout. Non, de tout cela il n'en a cure.

 

          Un tel moine sera facilement un contemnent, 2,68, un contempteur. On le traduit par rebelle, ici. Le contempteur, lui, rejette carrément et la Règle et les frères. Il est rempli de lui-même. Il regarde les autres de très haut. Il regarde la Règle de plus haut encore. La seule règle qui l'intéresse, c'est sa propre volonté, ce sont ses idées. Quant aux frères, ce sont tous des imbéciles et il est le seul intelligent. Il les envoie donc promener dans son coeur et à l'occasion par un geste, une parole ou regard. Voilà ceux qui méprisent !

            De tels hommes entreront facilement en rébellion parce qu'ils vivent tout de même à l'intérieur d'une communauté qui a une ordonnance, qui à un ordre, qui a un rang. Ils s'adaptent difficilement à la vie communautaire. Ils se heurtent à toutes sortes de choses contrariantes. Ils vont donc se révolter. Ce seront facilement des murmurateurs. Ils ne seront .jamais contents.

          Ils critiquent tout : tout y passe, depuis l'Abbé jusqu'au dernier des frères, et aussi tout ce qu'on fait. Ils sont vraiment contre les autres, et alors derrière les autres, contre Dieu. C'est pour ça qu'on traduit à bon droit par rebelle. Mais à l'origine de cette rébellion, il y a le mépris. On méprise les autres.

 

          C'est pourquoi, mes frères, nous devons être en garde. Attention au jugement que nous portons sur les autres. Dès l'instant où je regarde un frère en portant un jugement sur lui, je commence à le mépriser. Je me pose comme étant son juge. Je m'estime supérieur à lui. Un frère humble ne juge jamais un autre.

          S'il regarde un autre - je ne dis pas que c'est pour chanter ses louanges, non - mais il a tout de même toujours de l'admiration dans son coeur. Car derrière l'enveloppe extérieure, il voit la vie divine qui palpite à l'intérieur du frère qui est peut-être encore faible. Mais ça ne fait rien, la vie divine, elle se déploie à l'intérieur de la faiblesse.

          La vie divine, quand je dis qu'elle est faible, cela veut dire qu'elle rencontre peut-être tellement d'obstacles, tellement de maladies psychiques, physiques, spirituelles, qu'elle n'a pas l'occasion de déployer toute sa puissance. Mais attention, elle est toute puissante et au dernier jour, c'est elle qui aura le triomphe de son côté.

 

          C'est pourquoi, mes frères, exerçons-nous à regarder les autres avec les yeux de Dieu. Demandons au Christ de nous prêter son regard. Et ainsi nous serons toujours dans la vérité.

          Si je dis à un frère, même le plus, voilà, un de ceux dont Saint Benoît parle ici, si je dis : « Mais voilà, il n'y a tout de même rien à faire avec un pareil ! », à ce moment-là je le méprise. Je le jette en enfer. Je me prends vraiment pour qui ? Mais pour Dieu ! Mais Dieu n'agit pas comme ça. Dieu est compatissant. Dieu est doux. Dieu est patient, il sait attendre.

            On dira : « C'est facile, il a l'éternité devant lui ! » Mais non, Dieu ne vit pas à l'intérieur de notre durée. Dieu est patient parce qu'il voit déjà ce frère entièrement transfiguré dans le monde à venir. Un vrai contemplatif qui commence à percevoir la lumière de Dieu et la beauté du Christ, celui-là raisonne de la même façon que Dieu. Il dit que rien n'est jamais perdu, que du contraire.

 

          Mais il y en a encore d'autres. Saint Benoît les appelle les improbi, ce qui est traduit ici par les méchants, 2,75. Les improbi, ce sont des gens qui n'ont pas de noblesse. Ce sont des gens bas, vils, malhonnêtes, vicieux, mauvais. On dirait que leur plaisir, c'est de faire du mal aux autres. On le traduit, c'est bien traduit par méchant, des hommes méchants. Il y a donc dans le monastère de Saint Benoît, il n'y a que des hommes méchants, mauvais.

Attention, encore une fois, tout ça c'est le comportement extérieur ! Saint Benoît ne juge pas les consciences mais il voit, et il va demander à l'Abbé de prendre en charge des hommes pareils et d'essayer de les convertir, de les corriger par des verges, des châtiments corporels. On y allait pas de main morte alors !

          Il y en a encore d'autres, mais il est temps d'aller à l'église prier pour nous-mêmes et prier pour tous ceux qui sont catalogués ici par Saint Benoît. Mais soyons honnêtes et reconnaissons qu'il y a un peu de tout ça en nous. Peut-être pas à un degré visible à l'extérieur ?

 

          Mais aussi longtemps que notre coeur n'est pas purifié, qu'il n'est pas devenu un diamant dans lequel peut librement jouer la lumière de Dieu, il y aura toujours en nous quelque chose d'indocile, de turbulent, de négligent, de rebelle et même de méchant. C'est pourquoi, prenons-nous nous-mêmes en pitié, prenons les autres aussi en pitié et confions-nous tous à la miséricorde de Dieu.

 

Règle : 2, 92-fin : De l’Abbé.                   15.09.88

      Effrontés, orgueilleux, désobéissants !    

 

Mes frères,

 

          Il ne doit pas être facile de rendre compte de toutes les âmes qui sont confiées à la sollicitude d'un Abbé surtout lorsqu'il trouve parmi ses brebis des échantillons du genre de ceux que nous présente Saint Benoît.

          Nous sommes arrivés à ceux qu'il appelle des duri, 2,75. Ce ne sont pas des hommes durs, c'est à dire des violents qui ne regardent pas à leurs peines pour s'emparer du Royaume de Dieu, non, ce sont des caboches dures, des têtes dures, des hommes qui ne tiennent qu'à leurs idées. Ils sont effrontés, insolents. Ils n'ont pas d'oreilles, ils sont sourds.

          Il y en a d'autres encore, ce sont les superbi, 2,75. Ce sont ceux qui se croient plus haut placés que les autres. Ce sont des gens hautains, arrogants, emplis d'eux-mêmes. Ils regardent tout des sommets humains sur lesquels ils se sont élevés par jactance, par illusion. On le traduit par des orgueilleux, oui, mais c'est encore pire que de l'orgueil, c'est un orgueil ridicule.

 

          Il y a enfin les inoboediens, 2,76, les désobéissants, ceux qui refusent d'obéir. Ils sont affligés d'une sorte de complexe, un complexe de contradiction. Ils se posent contre, contre tout ce qu'on dit, tout ce qu'on fait. Ce sont des réflexes infantiles. Ceux qui ne sont jamais d'accord, ils n'ont pas atteint l'âge de 5 ans, pas même 4 ans. Physiquement ils peuvent en avoir 70, mais psychiquement ils ont trois ans. Il faut bien se le dire.

          C'est l'âge, à trois ans, où on s'oppose à tout pour s'affirmer. On dit toujours non. Donne la main à Monsieur ! Non ! Fais ceci ! Non ! C'est une petite crise de croissance. C'est nécessaire à cet âge là. Mais quand on réagit comme cela à 40, 50, 60, 70 ans, vous comprenez que c'est grave.

 

          Mais heureusement, heureusement pour nous, il y en a d'autres également dans le monastère. Saint Benoît en parle. Il y a des oboedientes, 2,66, il y a des moines obéissants ; il y a des mites, il y a des moines qui sont doux ; il y a des patientes, il y a des moines qui sont patients ; il y a des honestiores, 2,73, des hommes qui sont vraiment honnêtes, délicats.         

          Il y a enfin des intelligibiles. Il y a tout de même des gens intelligents aussi, mais sainement intelligent, vraiment intelligent. Cela ne veut pas dire que ce sont des hommes capables de faire des études supérieures. Non, ils ont du bon sens. Ils sont intelligents. Ils connaissent leurs limites. Et ils écoutent. Ils ont le souci des autres. Ils ne récriminent pas. Ils supportent le poids de la vie. Ils créent une ambiance de paix.

 

          Maintenant, quelle en est la proportion ? Vous avez donc deux catégories, deux types de moines : quelle est la proportion à l'intérieur du monastère de Saint Benoît ? Et des monastères de son temps ? Cela, nous l'ignorons, nous ne le savons pas et nous ne le saurons jamais. Notez qu'à l'époque de Saint Bernard, c'était encore la même chose.

          Dans un ou l'autre de ses sermons il en parle, il le dit. C'est encore la même chose à son époque. Et quand on pense qu'il y avait 600 à 700 moines dans son monastère, ça ne peut pas être rien et il a certainement un fameux compte à rendre au jour du jugement pour tous ces régiments d'hommes.

          Mais on pourrait se demander : Est-ce que aujourd'hui, c'est encore comme ça ? Il semble qu'on pourrait dire non, ou alors c'est des cas isolés qui seraient plutôt d'ordre pathologique, égarés dans un monastère. Mais on peut dire que le monde, que dans le monde ça existe encore et dans d'énormes proportions même dans les, disons, dans les classes sociales les plus élevées.

 

          J'ai reçu la visite dernièrement d'une religieuse qui travaille dans le social. Cela se fait aujourd'hui. Elles vivent en petites communautés, des petites fraternités dans ces nouveaux appartements qu'on construit en ville, ces blocs de 8,9, 10 étages. Et là-dedans peuvent vivre 7 à 800 personnes. De petites casernes !

          Elle m'a raconté des histoires invraisemblables de ce qui se passait là-dedans. Je lui disais : mais vous devriez écrire un livre là-dessus, car ça, c'est le monde d'aujourd'hui.  Quand on voit ici la Règle de Saint Benoît, il devait aussi se passer de fameuses choses puisque on a même tenté d'empoisonner Saint Benoît.

          Eh bien, mes frères, remercions Dieu puisque les temps ont bien évolués. Mais soyons tout de même sur nos gardes parce que dans le fond de notre coeur, nous portons toujours des virus, des virus qui sont cachés là dans notre égoïsme. Prenons toujours bien garde. Celui qui est debout, qu'il prenne bien garde de ne pas tomber. Remercions Dieu et demandons aujourd'hui la grâce de la fidélité et qu'il nous fasse évoluer toujours vers la douceur - je le répète, qui est cette qualité essentielle du moine - la douceur et la compassion.

 

Règle : 4, 78-fin : Quels outils utiliser ?      21.09.88

      Un outil performant !

 

Mes frères,

 

            Vous savez aussi bien que moi qu’aujourd'hui la main d’œuvre des artisans qualifiés coûte un prix fou. Et de plus, ces artisans deviennent toujours rares. Je pense aux menuisiers, aux carreleurs, aux paveurs, aux installateurs de chauffage central ou bien de sanitaire. Leurs prix sont exorbitants pour une bourse moyenne et les délais s'allongent de plus en plus.

          Cette situation n'a pas échappé aux Grands Magasins qui ont lancé le slogan Faites-le vous-même. Ils ont monté ce qu'on appelle des Bricocenters, donc des centres pour bricoleurs. On y fournit tous les matériaux nécessaires, le matériel nécessaire le plus polyvalent possible. On donne aussi des leçons gratuites aux sages pères de famille qui vont se lancer dans l'aménagement de leur maison ou la réparation de leurs installations. Cela rencontre un très grand succès.

 

          Eh bien Saint Benoît, lui, aujourd'hui, il nous met entre les mains un outil absolument performant, un outil qui est le condensé de la Tradition monastique originelle. Le moine qui possède cet outil et qui l'utilise, naturellement, qui ne le laisse pas dans un tiroir, c'est un moine achevé qui construit sa vie et qui entrera bientôt dans le Royaume de Dieu.

          Et voici cet instrument grâce auquel le moine pourra faire une foule de choses : praecepta Dei factis cotidie adimplere, 4,78. Accomplir tous les jours par ses œuvres les préceptes du Seigneur. Vous allez dire : c'est tout simple, on le sait bien !

Oui, on le sait, mais ce n'est pas encore pour ça qu'on va utiliser cet instrument. Si on l'utilise, on est un vrai moine, c'est à dire un prakticos, un homme qui fait ; ou un operarius comme dit Saint Benoît, un ouvrier.

 

          Et le mot clef dans cette brève sentence de Saint Benoît, c'est factis. Praecepta Dei factis cotidie adimplere. C'est à dire que notre vie est faite d'actions, d’œuvres dont l'ensemble constitue un travail. Il s'agit d'édifier notre corps nouveau, notre corps spirituel. C'est nous qui devons le faire naître. Dieu donne sa grâce, il nous fait ce cadeau. Nous devons l'accepter et à partir de ce qu'il nous donne nous devons réaliser un travail.

          C'est donc tout un travail qui est et spirituel et corporel car nous sommes des êtres incarnés. Nous ne devons pas nous échapper hors de notre corps et hors de la matière, ni hors de la chair. Nous devons permettre à la grâce de Dieu de purifier cette chair que nous sommes et à travers elle préparer notre chair nouvelle, notre chair spirituelle.

          Regardez l'échelle de l'humilité. Pour Saint Benoît, elle compte deux montants entre lesquels la prudence divine a inséré des échelons à gravir. Un de ces montants est notre corps et l'autre de ces montants est notre âme. Nous ne pouvons pas nous passer de l'un ni de l'autre, sinon les échelons de l'échelle ne tiennent plus. Il n'y a plus rien et nous sommes des êtres inutiles.

 

Règle : 5, 1-23 : De l’obéissance.                22.09.88

      Faire comme Dieu !

 

Mes frères,

 

          Nous avons vu que Saint Benoît mettait à la disposition de son disciple un outil absolument performant. Celui qui l'utilise est certain de construire sa propre vie, de l'embellir de manière à ce qu'elle devienne de plus en plus une demeure à l'intérieur de laquelle Dieu peut se plaire, Dieu peut se reposer.

            Nous ne pensons peut-être pas suffisamment à cet avenir qui nous est promis, à savoir être non seulement le Temple de Dieu, mais pénétrer à l'intérieur de son temple à lui. Or, le temple actuel de Dieu, c'est la personne du Christ Jésus. Détruisez ce temple, disait-il à ses adversaires, et moi, je le reconstruis en trois jours.

            Mes frères, l'outil que Saint Benoît nous confie nous permet d'exécuter un double travail : d'abord édifier et embellir le temple de notre cœur, mais également permettre à Dieu d'achever le temple immense qui doit accueillir en lui l'humanité entière, à savoir le Corps nouveau du Christ, ce Corps mystérieux qui va réunir toute l'humanité du premier homme au dernier.

           

Nous avons notre petit travail à faire. Si nous ne le faisons pas, il manquera quelque chose à la beauté de ce temple. C'est pourquoi Dieu compte sur nous. Il n'a pas besoin d'une multitude. Il suffit qu'il en ait quelques-uns mais que ce soit de bons ouvriers.

          Mes frères, notre vocation engage donc notre responsabilité. Nous aurions très bien pu dire à Dieu : non, je ne m'engage pas dans ce travail ! Mais puisque nous avons accepté, nous devons être logiques et honnêtes.

          Nous imitons ainsi d'ailleurs notre Dieu qui nous a appelés. Car il n'est pas un despote qui vit de la sueur de ses ouvriers ou de ses sujets. Dieu lui-même est le premier de tous les travailleurs, il ne cesse de travailler, que ce soit dans le ciel ou que ce soit sur la terre. C'est ce qui permettait au Christ de travailler même le jour du Sabbat car, disait-il, mon Père est toujours à l’œuvre et moi, je fais ce que .je vois faire à mon Père.

 

            Pourquoi Dieu ne cesse-t-il de travailler ? Eh bien, parce qu'il ne cesse jamais d'aimer. Le grand travail, l'unique travail de Dieu, c'est l'amour. C'est son amour qui édifie tout l'univers. C'est son amour qui réunit tout en un même corps. C'est son amour qui fera que au terme de l'Histoire, Dieu sera tout en toutes choses. Travailler et aimer, chez Dieu, c'est identique !

          Il doit en devenir de même pour nous. Notre travail, c'est surtout et d'abord notre amour. Celui qui n'aime pas, il peut faire tout ce qu'il veut, tout cela est une bulle de savon qui va crever et disparaître. Saint Paul l'a bien expliqué: je puis faire ça, et ça et ça, et encore ça, si je n'ai pas l'amour, je ne suis rien et ça ne sert absolument à rien. Donc, l'unique travail, c'est l'amour.

 

          Mais comment allons nous voir à l’œuvre ce travail de Dieu, car nous ne pouvons pas improviser, nous devons être des imitateurs du Christ, des imitateurs de Dieu. Nous devons voir ce que Dieu fait de manière à pouvoir le reproduire dans notre vie et autour de nous. Or, Saint Benoît nous le rappelle lorsqu'il dit : praecepta Dei, 4,78, les préceptes du Seigneur. C'est donc à travers les commandements, les instructions, les préceptes que Dieu nous donne que nous voyons Dieu à l’œuvre.

          Pour mieux le comprendre, il faut se référer à la racine hébraïque qui a été traduite par ce praecepta latin. C'est une racine qui signifie régler, placer mais en ordre. Nous voyons donc Dieu faire toute chose avec ordre, les placer chacune au lieu qui leur revient ; si bien que l'ensemble, alors, constitue une œuvre de beauté.

          Dieu ne lance donc pas son vouloir comme ça au hasard. Non, tout est orienté, tout est dirigé. Si donc j'exécute, si j'entre dans ces préceptes du Seigneur, si j'entre dans ses projets, à ce moment-là, j'agis comme lui et je vois ce que je dois faire. C'est donc à travers les préceptes du Seigneur que je vois Dieu à l'action, car il ne me demande rien d'autre que ce qu'il fait lui-même.

          Le Psaume 18 nous dit bien que le commandement ou le précepte de Seigneur est lumineux. Il est créateur, dispensateur de lumière. Si bien que il clarifie les yeux, il les rend clairs, il leur permet de voir. Si je fais mien le commandement de Dieu, si j'entre dans la volonté qu'il me propose, l’œil de mon cœur se purifie et je peux voir Dieu.

C'est là un des résultats, disons un des effets de ce que nous appelons l'obéissance. Saint Benoît vient de nous en dire quelques mots aujourd'hui, mais peut-être que demain je pourrais m'arrêter davantage là-dessus.

 

Règle : 5, 29-fin : De l’obéissance.             23.09.88

      Obéissance amoureuse !

 

Mes frères,

 

            Le grand travail du moine, l’œuvre à laquelle il consacre toutes ses énergies, c'est l'obéissance. Cela ne signifie pas que l'obéissance puisse être une fin en soi, loin de là. Obéir pour obéir, il n'est rien de plus avilissant, de plus dégradant, de plus abrutissant pour un homme. L'obéissance qui ne va pas plus loin qu'elle-même ronge la personnalité. Elle dégrade le psychisme, elle avilit la conscience des hommes.

          Il devait en principe exister une race supérieure faite pour commander et des races inférieures faites pour obéir. Et nous savons tous où cela a conduit. Nous ne pouvons pas imaginer ce qui serait arrivé si le National Socialisme s'était imposé à l'Europe. Nous ne pouvons pas l'imaginer, mais nous avons déjà des échantillons quand on sait ce qui est arrivé à certains pays. Nous, nous avons été épargnés, mais je vous assure qu'il y en a qui ont souffert.

 

          J'ai rencontré à Laval une dame qui racontait que, étant Juive, elle avait été déportée avec ses parents et ses grands parents à Auschwitz à l'âge de 14 ans. Le jour même de l'arrivée, les grands parents et les parents ont été conduits à la chambre à gaz. La fille âgée de 14 ans a été jugée bonne pour le travail. Et on l'a fait travailler dans des conditions absolument atroces. Puis les russes approchants, on l'a embarquée dans un train de wagons à bestiaux et on les a conduits au sud de Berlin.

          Puis, les russes approchant de Berlin on les à conduites, des femmes, à pied au mois de février, à raison de 30 Km en plein hivers, dans la neige, à travers tout, à ...?… par jour. Ceux qui ne savaient pas suivre étaient abattus sur place. La race inférieure des Juifs était condamnée à être exterminée, dégradée. Comment ? Soit en les tuant directement, soit en les avilissant à l'extrême par l'obéissance. Voyez, mes frères où ça peut conduire !

          Mais la véritable obéissance n'est pas ça. La véritable obéissance, la nôtre, c'est une ouverture totale à l'amour. J'obéis parce que j'aime quelqu'un, une Personne, le Christ-Jésus qui m'est apparu sur le chemin, c'est à dire Celui qui m'a donné la vie. Et à lui qui m'a donné la vie, je me donne à mon tour.

 

          Il y a donc dans l'obéissance le don de soi à une personne. Et celle-ci alors se donne à moi dans un mouvement spontané de tout ce qu'elle est. L'obéissance est donc une relation amoureuse entre deux être qui se cherchent, qui s'aiment puis se cherchent. L'un est Dieu lui-même et l'autre est sa petite créature.

          Seulement, dès que cette créature est aimée de Dieu elle devient, par le seul fait qu'elle est aimée et qu'elle répond à cet amour, elle devient Dieu elle-même car la vie de Dieu se déverse en elle. Elle l'introduit à l'intérieur jusqu'au plus profond de l'intimité divine. Les énergies divines travaillent en elle, la transfigurent jusqu'à en faire un enfant de Dieu à part entière.

          Voilà, mes frères, la véritable obéissance. Ce qui est autre chose que cela, c'est en-dehors, ou à côté, ou pas tout à fait dans la vérité. Nous devons donc toujours corriger notre obéissance, toujours la purifier. C'est ce que Saint Benoît dit ici : sans trouble, sans tiédeur, sans retard, sans murmure, sans parole de résistance, 5,30. Cela doit devenir une habitude, une structure de notre personne.

 

Règle : 6 : De la retenue dans les paroles.      24.09.88

      Les charognards !

 

Mes frères,

 

          Si l'obéissance engage toute la personne au service de l'amour, si elle est ouverture totale à l'amour, elle va nécessairement créer en nous des dispositions de recueillement, de prière, de silence. Vivre dans la compagnie du Christ, vivre dans la société des trois personnes divines à l'intérieur de l'amour, c'est apprendre le respect du lieu où on est et des frères dont on partage l'existence. Toutes les choses sont vues sous un jour nouveau, dans une lumière nouvelle.

          On aime. On admire. On compatit. On ne se dresse plus contre les autres. On est avec eux dans la lumière de Dieu. On grandit avec eux dans l'amour. Il se crée des liens de solidarité, de communion. Si bien que personne ne reste en arrière. On grandit tous ensemble. On ne fait jamais rien isolément. On sait et on sent qu'une même vie circule en chacun et en tous.

          Si bien que l'amour, l'admiration, la compassion, qui sont des sentiments de fils de Dieu, grandissent et se fortifient dans un silence toujours plus profond, toujours plus rempli de lumière et de paix. Ce n'est pas seulement le silence des lèvres, c'est aussi le silence de l'imagination, le silence de la mémoire, le silence des gestes.

          Le silence intérieur sur lequel les anciens insistent davantage nous n'y pensons peut-être pas mais c'est le silence de la mémoire. Il faudrait un jour, mais c'est toujours des jours qui ne se présentent jamais, un jour que je vous parle de tout cela. J'espère bien que d'ici quinze jours à trois semaines, je pourrai commencer ? 

          Le silence, c'est la retraite secrète où l'amour fait son nid. Le silence est tout ensemble écoute d'un chant qui captive le cœur, vision d'une beauté qui enchante le regard et réponse ; réponse sans parole, accueil sans réserve. Le vrai contemplatif, celui qui baigne dans ce silence des oreilles de son cœur, il entend bien réellement un chant et des yeux de son cœur il voit bien réellement une lumière.

          C'est cela la vie éternelle commencée, la  ..?.. ..?.. vitae eternae dont parle les anciens. Et à l'école de cela, mes frères, qu'importe le reste. On comprend qu'il faille tout sacrifier pour obtenir de suite cette vie éternelle. A ce moment-là, tout est gagné, pour soi et pour les autres.

 

          L'obéissance, l'amour, le silence et la prière forment un tout indivisible. Personne n'a le droit de briser ou de disloquer ce tout. Or le démon, lui, va faire tout ce qui est en son pouvoir de démon pour détruire cette unité. Alors, prenons bien garde, mes frères, de ne pas devenir ses instruments et ses complices. Or le devient celui qui est bavard. Le bavard est un destructeur parce qu'il est - mais réellement - le complice du démon. Si bien qu'il le devient lui-même si ça va jusqu'au bout.

          Le bavardage ? Que fait le bavardage qui est le contraire du silence ? Eh bien le bavardage, lui, il colporte, il colporte les ragots et toutes sortes de médisances. Il se nourrit de scandales. Il s'engraisse de la misère des autre. C'est cela !

          Le bavardage devient une drogue. On n'en est jamais lassé. Et encore une fois, c'est extrêmement grave. Je dirais qu'à l'intérieur du monastère, c'est le péché par excellence. Je n'entends pas péché dans le sens théologique, mais dans le sens moral du mot.

 

          Maintenant, veuillez excuser l'expression car elle sera un peu forte, mais le bavard, c'est un charognard. Pourquoi ? Mais parce qu'il est toujours en quête de saletés, de cadavres et de pourriture, et il s'en délecte. Cela, c'est le vrai bavard ! On le reconnaît à son regard, on le reconnaît à sa tête, on le reconnaît aux mouvements de son corps : il est toujours à l'affût.

          C'est pourquoi, mes frères, prenons garde ! Prenons garde parce que le péché qui sommeille en nous est capable de toutes les ..?.. . Or, nous sommes pécheurs, nous devons bien le savoir. Nous sommes tous, tous, tous des pécheurs. Nous commettons des péchés tout le temps et si nous ne nous en apercevons pas, c'est parce que nous avons encore la peau de notre cœur trop épaisse.

          Mais lorsque le cœur se ramollit, lorsqu'il devient de plus en plus brillant, alors toutes les poussières apparaissent, comme c'est dans un rayon de soleil qu'on voit qu'une vitre n'est pas propre. Si on est dans l'obscurité, ça n'apparaît pas. De même, si notre cœur est dans l'obscurité, voilà, on ne voit plus rien. Mais si alors la lumière de Dieu commence à se promener en lui, tous les défauts apparaissent. 

 

          C'est pourquoi, mes frères, encore une fois, prenons garde et demandons au Seigneur de nous protéger, de nous garder du bavardage et de nous installer bien solidement dans le silence qui est le lieu de sa demeure.

 

Homélie : 26° dimanche ordinaire – B.           25.09.88

 

Nb Il, 25-29 * Jc 5,1-6 * Mc 9, 38-48

 

Mes frères,

 

L'enseignement du Christ doit toujours être écouté dans la perspecti­ve du monde à venir. Dieu n'a pas assumé notre nature de faiblesse et de péché pour nous aider à satisfaire nos désirs de réussites terrestres et de bonheur à court terme, mais pour nous arracher à la pesanteur de la chair, pour nous entraîner avec lui dans son univers jusqu'au centre de la vie, de la lumière et de l'amour qui est le coeur de la Trinité.

 

Pour Lui et pour nous, l'enjeu est crucial. Il nous faut choisir à toute heure entre sa volonté qui est amour et notre volonté qui est égoïsme. Le choix peut être extrêmement dur. Le Christ ne craint pas d'user de paradoxes que l'on peut qualifier d'effrayants : couper sa main, couper son pied, arracher son oeil...Et ce­lui qui voudrait empêcher de bien choisir, il vaudrait mieux le jeter à la mer.

 

Mes frères, livrés à la pente de notre nature, nous tendrons volon­tiers notre main vers le plus facile et le plus agréable. Notre coeur pen­chera vers la richesse, le luxe, les honneurs, les plaisirs. Mais malheur à nous, s'exclame l'Apôtre, tout cela n'est que buée. Au terme, fatalement c'est la ruine !

Il est donc nécessaire que vienne à notre secours celui qui en Dieu est l'amour et la force, l'Esprit Saint en personne. C'est pourquoi nous devons toujours implorer le secours de notre Dieu, une telle prière est toujours exaucée. Mais attention, il ne faut pas l'implorer - je le rappelle - pour réussir dans nos entreprises d'ici-bas.

Il faut l'implorer pour réussir dans son entreprise à lui qui est de nous transfigurer, de nous donner sa propre vie, de nous introduire jusqu'à l'intérieur de son Royaume dès maintenant. Alors, nous pouvons être les uns pour les autres des phares qui indi­quent la route à suivre et qui disent bien haut que pour Dieu rien n'est impossible lorsqu'il s'agit de sanctifier un homme.

 

Le jour de notre confirmation, nous avons reçu l'Esprit Saint. Nous sommes devenus le Temple de l'Esprit, la demeure de Dieu. Il s'agit donc pour nous, tout simplement, de lui abandonner la direction de notre vie jusqu'à ce que nous devenions d'authentiques spirituels, des pneumatopho­res qui voient à chaque moment Dieu qui à travers les épreuves nous con­duit vers la certitude de la vie éternelle.

Mes frères, cette vie éternelle, c'est l'amour. Lorsque nous aimons, c'est à dire lorsque nous renonçons à nos désirs charnels, à notre appétit de jouissance et de puissance, lorsque nous nous oublions pour les autres, lorsque nous nous donnons aux autres sans rien retenir pour nous, lorsque nous sommes dans une entière disponibilité dans un service qui ne se re­prend pas, à ce moment-là, l'amour est en nous. Ce n'est plus nous qui vi­vons, c'est le Christ qui a triomphé en nous avec son esprit et nous som­mes déjà entrés à l'intérieur de son Royaume.

Le Christ nous rappelle aujourd'hui que nous devons construire notre vie sur sa Personne et aider nos frères à en faire autant. Telle est no­tre vocation de chrétien. Puissions-nous toujours y rester fidèles avec la grâce de notre Dieu.

 

                                                                                                   Amen.

 

 

 

 

Règle : 7, 13-28 : De l’humilité (suite).        26.09.88

      Le désir des choses de Dieu.

 

Mes frères,

 

          Le moine est un homme dans le cœur duquel brûle un feu, un feu qui le dévore sans le consumer, un feu qui le tourmente mais en même temps le comble de bonheur. Et ce feu est une Personne qui possède le moine et éveille en lui des désirs fous. Cette Personne est celle de l'Esprit Saint. L'Esprit Saint est le souffle qui a poussé Dieu à des actes de folie, à savoir la création et la divinisation du cosmos.

 

          Et l'étincelle de ce feu divin apparaît aujourd'hui dans le texte de Saint Benoît à deux reprises. Le français a laissé tomber un des deux. Il s'agit de volumus. Humilitatis volumus culmen attingere, 7,14, et volumus velociter pervenire, 7,17, à deux reprises donc ! Et le français en a laissé tomber un !

          Or, la répétition de ce mot nous voulons, montre que à l'intérieur du moine il y a un désir. Et ce désir est allumé, est attisé par une Personne, car il n'est pas naturel pour l'homme de désirer les choses de Dieu.

          C'est le phénomène contraire qui se passe : l'homme essaye de domestiquer Dieu, de le prendre à son service afin de disposer d'une force qui lui permette de réussir sa vie sur la terre. C'est tout le culte idolâtrique. On essaye de se concilier la divinité pour l'avoir de son côté et ainsi l'emporter sur les autres. Celui qui a Dieu avec lui, il est le plus fort.

 

          Les anciens se rappelleront certainement que sur la boucle du ceinturon des soldats allemands, il était écrit : God mit uns. C'était le talisman qui allait permettre aux nazis de remporter la victoire parce que Dieu était avec eux. C'est le dieu de Hitler, naturellement. Ce n'était pas le Dieu des chrétiens. Et nous portons cela à l'intérieur de notre cœur.

          Si bien que vouloir, vouloir accéder à un élèvement qui nous permet de partager la vie même de Dieu, et pour cela consentir à descendre jusqu'au plus profond de l'humilité - ce qui est un sommet de vertu - ce n'est pas naturel. Non, ce n'est pas naturel, il faut que ce soit inspiré par quelqu'un qui va alors aider le moine à aller jusqu'au bout de ce vouloir.

          Voilà, mes frères, nous allons en rester là pour ce soir, mais nous verrons demain où cela nous conduit.

 

Règle : 7, 29-51 : Premier degré.               27.09.88

      Le double vouloir !

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît nous a dit hier que le moine est un homme qui veut. De même que Dieu a voulu la création avec toutes ses séquelles jusque y compris la mort sur une croix, de même le moine veut l'aventure spirituelle avec toutes ses conséquences. Il promettra obéissance jusqu'à la mort. Il veut, et toutes ses énergies sont ramassées dans ce vouloir. Il veut une chose humainement impossible : l’exaltatio caelestis, 7,15.

          Il veut être élevé jusqu'à l'intérieur des cieux. Il le veut pour tout de suite. Il ne le veut pas au terme d'une vie terrestre qui peut être plus ou moins longue. Il veut immédiatement entrer dans ce ciel qui n'est rien d’autre que le cœur de la Trinité ou la Personne du Christ Jésus. Et il veut aussi prendre les moyens pour y arriver. Il va se lancer dans l'Ascension de l'échelle mystérieuse. Il ira jusqu’au sommet, le summae humilitatis culmen, 7,13.

 

          Mes frères, on comprend que certains capitulent avant d’arriver au bout car, encore une fois, cette entreprise-là est humainement impossible. Si on s’appuie sur les illusions de forces qui se trouvent en nous, je pense que nous n'irons pas très loin. Je rappelle ce que l'Apôtre Paul nous a dit ce matin : Dieu se complaît dans notre faiblesse et non pas dans ce qui pourrait paraître notre force. Dieu choisit ce qui dans le monde est fou afin de confondre ce qui semble être sage.

          Mes frères, si nous voulons vraiment répondre à l’invitation de Dieu, nous ne devons pas avoir peur d'accepter notre faiblesse, notre péché. Nous devons accepter de passer pour fou aux yeux du monde, aux yeux des hommes, à nos propres yeux. Il existe une certaine folie qui est suprême sagesse.

          Les prophètes de l'Ancien Testament, ceux qui se donnaient corps et âme au Dieu qui les invitait, on les appelait des fous. Et vous savez que l'on parle volontiers de fol en Christ. Il n'y a rien à faire, dès l’instant qu'on approche la folie de Dieu qui se manifeste dans le Christ Jésus, on devient malade de la même folie et alors on veut.

          On veut ! Et c'est l’Esprit Saint qui éveille dans le moine le double vouloir auquel je faisais allusion. Et ce vouloir n'est rien d’autre qu'une réponse à l’invitation de Dieu, l’invitation à le rejoindre chez lui.

          Mais cela suppose une sortie hors de soi, cela suppose ce qu'on peut appeler une extase qui entraîne le moine à plus ou moins longue échéance vers la mort, mais une mort bienheureuse car c'est la mort à toute forme d'égoïsme.

          Imaginez un peu ce que cela représente de ne plus avoir d'égoïsme en soi, d'être devenu pur amour, de voir les choses comme Dieu les voit. Eh bien, c'est à cet état que nous sommes invités.

 

          Mais prenons bien garde, ce double volumus de Saint Benoît n'est nullement volontariste. J'y ai fait allusion il y a un instant. Ce n'est pas à coups de volonté qu'on entre chez Dieu. Ce vouloir est un acquiescement confiant, paisible à l’action et à la puissance de l'Esprit dans le cœur. Et cet acquiescement s’épanouit en docilité et en Amour. Qu'il y a-t-il donc de plus beau, de plus doux et de plus réconfortant que de se laisser conduire par Dieu ? Non pas de se laisser conduire en aveugle, mais se laisser conduire en voyant.

          Car Dieu, lorsqu'il nous prend par la main et qu'il nous fait marcher sur ses sentiers, il nous fait admirer toutes les beautés qui se trouvent le long de ce sentier. Mais voilà, il faut avoir pour les découvrir, il faut avoir un cœur d’enfant qui s’émerveille des moindres choses.

          Un cœur de grande personne, c'est un cœur de graisse, c'est un cœur épais, c'est un cœur qui a des yeux bouffis et qui ne voit pas ; c'est un cœur qui a des oreilles remplies et qui n'entend pas. Si nous ne redevenons pas comme des petits enfants, nous n'entrerons pas dans le Royaume de Dieu. Nous ne nous laisserons pas faire. Nous ne voudrons pas. Nous voudrons marcher selon nos idées et non pas selon les vouloirs de l'Esprit en nous.

 

          Les vouloirs, dont parle Saint Benoît, sont donc accord pour une sequela, pour marcher dans la main de notre Dieu sur la route que lui seul connaît. Et cette route que lui seul connaît, c'est sa propre Personne, c'est sa propre vie, c'est son être qui nous apparaît dans le Christ Jésus.

          Donc, la sequela Christi, marcher à la suite du Christ, marcher à la suite de Dieu, répondre aux inspirations de l'Esprit à notre cœur, à l'intérieur de notre cœur, répondre volontiers immédiatement, spontanément à ce qui nous est demandé par l’obéissance, tout cela ce sont des modalités de ce double vouloir : vouloir aller chez Dieu le plus vite possible et vouloir prendre les moyens pour y arriver. Et les moyens, c'est cette humilité, cette humilité de petit enfant !

          Mes frères, demandons les uns pour les autres cette grâce de pouvoir mourir à nos prétentions de grandes personnes pour devenir, pour redevenir des petits enfants tous purs, tous simples, des petits enfants qui sont encore beaux dans leur cœur et qui osent tout attendre et tout espérer.

 

 

 

Règle : 7, 52-65 : Premier degré.               28.09.88

      Education à la volonté.

 

Mes frères,

 

          Ecoutez ce que Saint Benoît nous enseigne ce soir ! Pour lui, l’œuvre de Dieu dans l'homme est une longue et patiente éducation de la volonté. L'homme doit apprendre à pouvoir correctement et sainement.

          La volonté n'est pas au service d'appétits charnels qui enferment l'homme sur lui-même et qui, à la longue, entraînent l'asphyxie spirituelle et le dépérissement. La volonté doit être mise au service de Dieu pour permettre à l'homme de sortir de lui-même et de s'épanouir dans les espaces de l'amour et de la liberté.

 

          L'éducation de la volonté conduit à la libération de l'homme. Vouloir ce que Dieu veut, c'est rétablir l'ordre à l'intérieur de soi, c'est recouvrer la santé, non seulement la santé spirituelle, mais même la santé physique, et finalement c'est entré à l'intérieur de la vie. Et pour réussir et parfaire cette éducation, Saint Benoît nous demande de renoncer à notre volonté propre. Et pourquoi ?

          Parce que notre volonté est malade, elle est à la traîne d'un jugement faussé par l'habitude du péché et la recherche du plaisir. La guérison est possible si je décroche ma volonté de mon jugement pour l'accrocher au jugement de Dieu, si je décide de faire non plus ce qu'il me semble bon mais ce que Dieu m'indique comme étant bon.

 

          C'est là, mes frères, un labeur de chaque instant qui est renoncement d'un côté et acquiescement de l'autre : renoncement à notre volonté et acquiescement à la volonté de Dieu. C'est une passe difficile, surtout dans les débuts.

          Mais si on demeure fidèle, bientôt, assez vite on commence à goûter les bienfaits d'une certaine liberté qui va en se renforçant. Et dès ce moment-là, on ne peut plus s'en passer. Saint Benoît a ici une expression qu'il reprend à l'Ecriture : Il y a des voies qui semblent droites aux hommes et dont le terme aboutit au fond de l'enfer, 7,60.

          Ecoutez bien ce que je vais vous dire, parce que je le dis dans mon expérience. Depuis le temps où je suis dans le monastère, j'ai tout de même recueilli certains faits qui sont concordants. Le but du démon lorsqu'il est dans le monastère, lorsqu'il circule cherchant qui dévorer, son but unique, c'est de relancer le moine dans le monde, donc de lui faire quitter le monastère. C'est cela son intention !

 

          Alors, comment s'y prend-il ? Il s'y prend en inspirant - mais c'est une inspiration diabolique - en inspirant au frère une certaine vision de lui, du monastère, du monde, une vision qui est toujours belle. Il ne va jamais présenter une vision laide. Le frère, alors, modèle son jugement sur ce qui lui est présenté. Puis il accroche sa volonté à ce jugement et il passe à l'action. Cela veut dire qu'il n'y a plus rien qui peut l'arrêter. Il a abandonné la volonté de Dieu, et il part à la dérive.

          Mais alors le plus tragique - ça, je l'ai déjà remarqué - c'est que quand il se retrouve dans le monde, alors à ce moment-là, le démon efface d'un seul coup toute cette fantasmagorie, toutes ces illusions et le frère ou la sœur sont là devant le néant. Et je vous assure que c'est dur .C'est terrible parce que alors, il y a alors le sentiment d'être tombé dans le fond de l'enfer.

          Attention ! Ce n'est pas l'enfer peines éternelles, ce n'est pas celui-là, mais dans le fond d'un enfer dont il n'est presque plus possible de sortir sinon au prix d'un effort démesuré.

 

          Mes frères, c'est pourquoi dans le monastère, ne l'oublions pas, Dieu veut faire l'éducation de notre volonté pour que nous ne cherchions plus ce qui nous paraît bon, mais que nous nous attachions à ce qui est bon aux yeux de Dieu et en même temps réellement bon pour nous.

 

          Et voilà, c'est assez pour ce soir. Nous irons maintenant à l'église en remerciant Dieu pour les grâces qu'il nous accorde, les lumières qu'il nous donne et de la force dont il revêt notre faiblesse. Car c'est à l'intérieur de ce que nous sommes qu'il veut déployer tout ce qu'il est.

 

Règle : 7, 66-81 : Premier degré.                         29.09.88

      Le désir mauvais !

 

Mes frères.

 

          Si nous modelons notre volonté sur celle de Dieu, nous permettons à la vie de Dieu d'entrer en nous, de nous irriguer, de nous transformer. Elle fait de nous des enfants de Dieu et nous pouvons acquérir des mœurs nouvelles, des mœurs divines.

          Nous ne vivons plus exactement comme des hommes. Nous vivons comme des hommes en voie de divinisation. Nous avons des réflexes nouveaux, des façons de voir, des façons d'agir qui sont nouvelles, que les hommes d'ailleurs, ceux qui sont seulement hommes, ne reconnaîtront pas. Ils s'en étonneront ou ils s'en scandaliseront suivant leurs dispositions.

 

          Pourquoi ce changement ? Mais c'est parce que nos pensées et nos actions sont informées par la charité. Elles ont à l'intérieur une âme : l'Esprit Saint, l'amour, la charité. L'homme ne vit plus pour soi, il vit d'abord pour les autres. C'est un renversement total. Si bien que nous pouvons ainsi être sur terre ce que Dieu est au ciel. Et ainsi nous accédons à la vie angélique.

          Vous savez que les Anciens moines considéraient leur vie, lorsqu'ils étaient arrivés à son sommet, comme le vie même des anges qui ne peuvent plus rien faire qu'aimer. Et à ce moment-là, il n'y a plus en nous de malum desiderium, ce désir mauvais dont nous parle Saint Benoît aujourd'hui, 7,66.        Et qu'est-ce qu'un désir mauvais ?

C'est tout désir qui infléchit notre cœur vers le corruptible et qui, par là même, le détourne de Dieu et de la vie incorruptible. Il est mauvais, il est pernicieux parce qu'il nous fait manquer notre vocation chrétienne et …?… et qu'il nous entraîne dans le malheur.

         

Et Saint Benoît nous dit que le désir mauvais est lié au plaisir. Dès sa naissance, l'homme est d'abord motivé par la recherche du plaisir. Il s'agit de toutes les formes de plaisir, le plaisir sensuel, le plaisir érotique, le plaisir intellectuel aussi, le plaisir spirituel de ..?.. . L'homme cherche d'abord ce qui lui plaît, ce qui lui donne une sensation de jouissance, de bien-être, de plaisir comme on dit.

          Or, dit Saint Benoît, la mort est placée à l'entrée même du plaisir, 7,66. Pourquoi ? Mais parce que le plaisir captive l'homme. Il agit sur lui comme une drogue. Quand on a commencé à goûter au plaisir, on ne peut plus s'en défaire. Il en faut toujours et toujours des nouveaux, et des plaisirs toujours plus raffinés, des plaisirs toujours plus prolongés.

On voudrait à la limite vivre dans un plaisir continuel. Si bien alors que la volonté se débilite et vide l'homme de toute substance proprement humaine. L'homme devient esclave du plaisir. Et finalement, on vit dans l'imposture et ça, c'est le pire de tout !

 

          On a donc une façade qui peut être très belle. On est tout de même dans un pays civilisé, policé. On a des relations, on a une certaine étiquette. Mais à l'intérieur, si on recherche le plaisir avec de plus en plus de frénésie, on ment à ce qu'on est et on vit dans l'imposture. On courtise avec la mort et finalement, on en devient esclave, et on se détruit, et on meurt.

          L'imposture est le contraire de la vérité. Un moine doit être vrai de l'intérieur vers l'extérieur. Nous verrons Saint Benoît dans l'échelle de l'humilité d'abord parler de l'humilité intérieure qui finalement va se montrer à l'extérieur. L'imposture, elle, est un voile, une peinture. C'est un camouflage qui donne une belle image extérieure de l'homme tandis qu'à l'intérieur c'est le désastre.

Je pense que, d'après ce que j'entends dire, que c'est assez fréquent. Naturellement je ne peux pas dire des noms, ce n'est pas permis. Mais on m'a déjà parlé de l'une ou l'autre personne comme ça qui est très, très connue dans le pays, qui occupe des postes dans le domaine des affaires. Eh bien, ce n'est pas fameux !

 

          Alors, mes frères, nous dans le monastère soyons toujours des êtres vrais, maintenant l'ascèse monastique, l'anachorèse, le silence, la solitude, le jeûne. Toute cette ascèse vise à vaincre en nous le mauvais désir et à l'extirper de notre cœur. Et le grand moyen auquel il faut toujours revenir, c'est l'obéissance qui modèle notre volonté sur celle de Dieu, l'obéissance qui est l'alpha et l'oméga de toute science spirituelle.    

          Celui qui sait obéir, celui qui progresse dans l'obéissance, c'est un véritable spirituel. Il n'est pas nécessaire d'être un grand intellectuel, ni un grand érudit, ni un grand savant. Non, il faut être un véritable obéissant. Celui-là, c'est un homme, c'est un homme !

          Si je puis dire quelque chose me concernant, ce n'est pas pour me donner des décorations mais ça me revient à l'esprit tout de suite. Je me souviens, c'était dans le cantonnement dans le midi de la France en 1940, là où on était malheureux et ou littéralement on mourait de faim et de misères, il y avait un chef qui était beaucoup plus âgé. Et je me souviens que je l'ai entendu dire une fois à un autre : « Celui-là - il parlait de moi - je ne sais pas le sentir. Mais il a tout de même une qualité, il sait obéir. »

 

          Voilà, mes frères, je pense qu'on devrait pouvoir dire de chacun de nous : « ça, c'est un homme qui sait obéir. » A ce moment-là, quand on est dans le monastère, je pense que ça suffit. Pourquoi ? Mais parce que la force de Dieu prend possession alors du cœur et le guérit de toutes ses maladies. Le malum desiderium s'évanouit, disparaît.

          Le moine devient vraiment alors, comme je le disais tantôt, sur terre ce que Dieu est dans le ciel. Ses mœurs sont angéliques. Non pas parce qu'il est désincarné, loin de là, mais parce que il vit avec Dieu dans l'amour. Il est mort à toute forme de malices et il devient lumière en Dieu.

          Voilà, mes frères, où Saint Benoît désire nous conduire. Voyez tout ce qu'on peut découvrir lorsqu'on réfléchit quelques instants à ce désir mauvais qui est placé à l'entrée de notre cœur et qui veut en prendre possession ; désir mauvais qui, ne l'oublions pas, est d'abord lié au plaisir. 

 

          Attention. Il y a des formes de plaisirs qui sont très légitimes. Il ne faudrait pas qu'à partir de demain les repas deviennent immangeables. Non, non, Il y a tout de même un appétit qui est lié au plaisir de manger, et ça, c'est parfaitement légitime. Là où ça devient dangereux, c'est lorsqu'on vit pour le plaisir, qu'on ne vit plus que pour ça. Mais qu'on goûte un plaisir à faire le bien, c'est tout à fait normal.

Nous allons donc demander au Seigneur de nous protéger sur notre route, d'enlever de notre cœur tout plaisir illicite et ainsi de nous garder du mauvais désir, de nous permettre de mieux en mieux connaître notre vocation d'obéissance de façon à ce que nous installions pour toujours notre demeure dans la Caritas, dans la charité, dans l'amour.

 

Récollection du mois d’octobre.                    01.10.88

      La stabilité dans la Foi.

 

Mes frères,

 

L'Acte d'Offrande de Sainte Thérèse à l'Amour Miséricordieux vient admirablement clôturer cette journée de grâces au cours de laquelle nous avons remercié Dieu pour la fidélité et la ferveur de notre frère Bona­venture. Ce Jubilé nous interpelle vivement et nous accule à une réflexion et à un examen de conscience. Où en sommes-nous de notre propre fidélité ? Où en sommes-nous de notre propos de stabilité ?

Thérèse de Lisieux ne s'appartenait plus. Elle avait fixé son lieu dans le coeur de son Dieu. Elle avait compris que l'amour était tout. A la suite de son Père Jean de la Croix, elle savait que au soir de cet­te vie, nous n'emporterons rien, rien d'autre que l'amour. Elle avait fixé sa stabilité dans ce lieu béni qu'est l'amour.

 

Il me semble mes frères, permettez-moi une parole nouvelle, il me semble qu'il existe une double stabilité : la stabilitas in loco, et la stabilitas in fide, la stabilité en un lieu et la stabilité dans la foi. En nous engageant à la première, nous avons promis la seconde. Nous sommes plantés dans un terreau riche et fertile, celui de Saint Remy. Ce n'est pas pour rien que ce lieu porte le nom de l'Evêque Remy. Depuis des centaines et des centaines d'années, cette terre a été labou­rée, elle a été fertilisée, elle a été ensemencée par la Foi de nos ancê­tres, Foi qu'ils ont reçu de Remy et de bien d'autres encore.

Et nous qui sommes maintenant fixés en ce lieu, nous récoltons les fruits de cette Foi. Il faut que nous la laissions grandir en nous jusqu'à ce que elle ait transformé toute notre vie, que nous ne voyions plus les choses comme des hommes purement hommes, mais comme des hommes qui devien­nent des fils de Dieu, qui ont des yeux nouveaux, qui ont un jugement nou­veau, et qui deviennent comme notre Père, toute patience, toute douceur, toute compassion, toute humilité et tout amour.

Notre monastère doit devenir et rester un jardin planté d'arbres forts et solides, d'essences forestières qu'on ne trouve nul part ailleurs, un jardin qui fait le bonheur et la fierté du céleste jardinier et qui est le lieu où son coeur aime se reposer.

 

Mes frères, notre stabilité en ce lieu nous plonge dans l'éternité. Et par elle, nous recevons déjà les prémices de la vie impérissable. Car, lorsque nous sommes enracinés dans la charité, nous recevons à jet conti­nu de notre Dieu sa propre vie. Thérèse disait aussi que pour elle, depuis qu'elle avait découvert l'amour, il n'y avait plus ni espace ni durée. L'amour en effet embrasse tous les temps et tous les lieux.

Voyez, mes frères, jusqu'où peut aller notre vocation lorsque nous lui permettons de nous envahir et de nous transfigurer. Mais cette crois­sance et cet épanouissement dans la vie incorruptible s'opère grâce - com­me je viens de le dire - à un enracinement toujours plus profond dans une foi à toute épreuve, une foi qui n'est pas un jeu spéculatif sur des no­tions, sur des idées, et finalement sur des idoles, mais une foi qui est la pratique d'un amour et qui est l'expression d'une connaissance et d'une espérance, une foi qui est déjà partage et possession de l'être même de la Trinité.

Et pour cela, mes frères, il faut que notre regard ne quitte plus les yeux de notre Christ, ces yeux si beaux qui laissent sans arrêt jaillir des flots de lumière. Je suis la lumière du monde, a-t-il dit. Mes frères, ne détournons jamais nos yeux de cette lumière. C'est cela la Foi, la Foi vivante, la Foi pratique, une Foi qui nous établit pour toujours à l'intérieur d'un amour qui ne se reprend jamais.

Et voilà cet élément de stabilité! Nous ne nous reprenons jamais quelles que soient les tentations, quelles que soient les épreuves. C'est ce qu'a fait Thérèse de lisieux. C'est ce qu'elle nous invite à faire à sa suite.

 

Nous coulons donc notre volonté à l'intérieur de celle de notre Dieu. Nous en faisons notre nourriture, nos délices, notre joie. Nous aimons et nous sommes aimés. Que nous faut-il de plus ? Nous nous recevons de notre Dieu. Nous sommes de lui et pour lui. Et lui, il est tout entier pour nous. Ce ne sont pas de belles paroles, mes frères, c'est bien autre chose.

C'est la traduction d'une expérience de tous les jours. La vie chrétienne, c'est cela ! C'est cela le témoignage du chrétien et surtout, c'est cela la vie monastique contemplative. Et il est possible de rester ainsi enraciné dans l'amour à travers toutes les occupations de la journée depuis les plus banales jusqu'aux plus absorbantes. Ce n'est pas une question de conscience intellectuelle encore une fois, non, c'est un enracinement existentiel.

Mes frères, notre double stabilité en ce lieu béni de Saint Remy, à l'intérieur d'une Foi sans faille et d'un amour qui toujours s'épanouit et grandit, cette double stabilité fait de nous des dieux éternellement jeu­nes. Nous naissons chaque matin et notre jour ne connaît pas de déclin. Nous sommes dans la lumière.

 

O certes, cette lumière lorsqu'elle se projette sur nous, elle nous fait percevoir encore une multitude de taches. Mais cela n'a pas d'impor­tance car l'amour est un brasier et toutes ces rouilles sont immédiatement volatilisées. La merveille de notre vie ici-bas, c'est que nous soyons tout ensem­ble et pécheur et saint ; le péché, nos péchés innombrables étant immédia­tement absorbés, fondus, anéantis dans la sainteté qui nous habite et qui est celle de notre Dieu amour.

Voilà, mes frères, la petite leçon que nous pouvons retenir de la cé­lébration d'aujourd'hui. Elle doit être en nos coeurs la source d'une es­pérance sans bornes. Comme Thérèse vient encore de le dire : Dieu allume en nous les désirs parce que, ces désirs, il veut les rassasier. N'ayons donc pas peur de désirer l'humainement impossible, c'est à dire la sainteté dans une union parfaite à notre Dieu. Désirons-là, dési­rons cet impossible si beau.

Désirons-le, nous savons que Dieu nous l'ac­corde, mais sans réserve. Car Dieu ne calcule pas. Lorsque Dieu se donne, il se donne tout en­tier, jamais à moitié. Il n'y a pas de parties en Dieu. On reçoit Dieu en une fois et tout entier. N'ayons donc pas peur, mes frères, de désirer cette beauté et croyons fermement qu'elle est déjà nôtre à l'instant où nous le désirons.

 

Homélie : Jubilé du frère Bonaventure.         01.10.88*

 

Mes frères, mes soeurs,

 

Le premier octobre 1938 un jeune postulant nommé Eugène recevait dans la salle capitulaire l'habit de l'Ordre et il devenait frère Bonaventure. Ce garçon de vingt ans se donnait à Dieu dans la simplicité toute pure de son coeur. Il abandonnait tout, parents, frères, soeurs, patrie. Il entrait dans un désert, le désert monastique pour y chercher Dieu, pour y gravir la longue échelle de l'humilité et pour recevoir en cadeau de son Seigneur la pureté du coeur qui lui permettrait au terme de sa vie de contempler la beauté du Christ ressuscité.

Cinquante ans plus tard, aujourd'hui même, il renouvelle le don qu'il a fait de sa personne et il affirme que son attente n'a pas été déçue. Le Jubilé de frère Bonaventure est pour chacun d'entre nous un exem­ple et un encouragement. Je veux le remercier au nom de tous pour sa fidé­lité, pour sa modestie, pour son inlassable serviabilité dans les besognes les plus humbles, dans les services qu'il rend à la communauté, qu'il rend à ses frères sans jamais une seule fois se reprendre.

Mes frères, c'est là un signe d'une vocation monastique pleinement réussie. Oui, frère Bonaventure est pour nous une lumière sur notre route. Il s'est engagé dans la milice monastique en la fête de Saint Remy qui se célébrait à l'époque le premier Octobre, Saint Remy, le Patron de notre monastère et le Patron du lieu où nous sommes à présent. Remy fut l'un des grands évangélisateurs de nos régions.

En recevant l'habit le jour de sa fête, le jour de la fête d'un Evê­que chrétien prestigieux, frère Bonaventure disait son propos de vivre con­sacré, de vie chrétienne totale. Il exprimait son désir de s'enraciner dans un terreau solide, sain et pur. Les racines se sont enfoncées, la frêle plantation a poussé. Elle est devenue un arbre grand et fort possédant les promesses de l'éternité.

 

          Et en ce jour du premier Octobre, frère Bonaventure célèbre son Jubilé sous la protection de Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus. C'est une grâce et un appel. Une grâce, pourquoi ? Mais parce que un moine a réussi à vivre quand il est entré dans les espaces immenses de l'enfance spirituelle. Or, c'est certainement le cas pour notre frère Bonaventure.

Et c'est aussi un appel. Avec lui, nous sommes invités à suivre Thé­rèse jusqu'au bout de l'amour. Frère Bonaventure devra s'avancer sur cette route avec une ..?. ..?. et nous l'escorterons. Nous ne le laisserons pas seul. C'est ensemble que nous grandissons dans la charité pour nous épanouir.

Frères et soeurs, rendons grâce à Dieu de cette journée et demandons à Saint Remy et à Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus de conduire frère Bona­venture jusqu'au port de la sainteté et de nous y emmener tous avec lui.

 

                                                                                                       Amen.

 

Règle : 7, 119-130 : Cinquième degré.          05.10.88

      Sortir de soi !

 

Mes frères,

 

          Nous avons vu que Dieu s'attache à faire l'éducation de notre volonté qui ne peut plus être mue par la recherche du plaisir, fut-il légitime, mais par la quête du souverain bien qui est Dieu caché dans ses vouloirs. Dieu va donc faire grandir dans l'âme un unique désir, le voir, lui, Dieu, dans sa lumière, dans sa beauté, et devenir avec lui un seul esprit. C'est la suprême béatitude.

          Oui, c'est la divinisation de l'homme, c'est sur terre déjà le bonheur qui sera le nôtre dans le ciel pour l'éternité, le ciel étant le cœur de la Trinité, et même la personne du Christ sur laquelle nous sommes hantés, greffés. Nous sommes membres de son corps. Lorsqu'on en prend conscience, on est vraiment au ciel.

          Le moine va donc expérimenter une sorte d'extase. Il va passer de la chair à l'esprit, il va sortir de lui et entreprendre une ascension qui va le conduire jusqu'à l'intérieur de la divinité. C'est l'échelle de l'humilité qui est dressée de la terre au ciel et qui pénètre à l'intérieur des cieux.

 

          Mais cette évolution sera lente, progressive, patiente, car l'homme est ce qu'il est. Et comme on ne peut pas forcer les choses, ça doit grandir, ça doit pousser sous l'influence de la grâce. Tout d'abord, au premier degré d'humilité, il y aura une prudence à l'endroit du désir mauvais. On se gare du désir mauvais parce que la mort est placée à l'entrée même du plaisir.

          Au deuxième degré, on va déjà un peu plus loin : on se détourne des plaisirs charnels, on ne se complaît plus dans l'accomplissement de ses désirs. Cela commence à bouger à l'intérieur. Au troisième degré d'humilité, c'est encore mieux : on s'attache résolument à la volonté de Dieu. Le choix est fait cette fois-ci.

          Mais ce choix devrait être mis à l'épreuve, et ce sera au quatrième degré où le moine résiste à toutes les envies de revenir en arrière quelques soient les situations difficiles ou contraires qu'il rencontre. Il est devenu un lutteur.

 

          Et au degré qui nous occupe, le moine, ou plutôt l'Esprit Saint à l'intérieur du moine affine la conscience. Il ne peut plus en effet y avoir dans le cœur la moindre trace de mal. Le moine va donc effacer ces traces lorsqu'il les remarque en les révélant, en les mettant au jour.

          C'est ça que signifie révéler, c'est mettre au jour. On les voit et dès qu'on les voit, on les nettoie, on les efface, on rend la surface du cœur propre. Et l'intérieur du cœur, alors, peut à son tour être purifié et nettoyé.

          Comment va-t-on s'y prendre ? Eh bien, toutes les souillures du cœur, on les efface en se confiant à Dieu. « Révèle ta conscience au Seigneur et espère en Lui. » « Confessez-vous au Seigneur parce qu'il est bon, parce que sa miséricorde est à jamais. » Voyez entre parenthèses comment Saint Benoît comprend le confitemini Domino quoniam bonus, 7,125. Ce n'est pas « Louez le Seigneur », mais « Confessez au Seigneur ». C'est ainsi qu'il le comprenait !

 

          Ce sont toutes petites choses qui disparaissent quand on est corrompu par les traductions modernes. Et tout ce travail de purification auquel on s'abandonne et auquel on collabore, il est inspiré par Dieu qui installe, qui monte dans le moine des réflexes de santé spirituelle.

          Voyez, mes frères, comme ce travail de Dieu est respectueux de ce que nous sommes. Dieu ne force rien. Il est surtout d'une patience sans borne, mais il attend de nous que nous soyons courageux. Mais le courage, c'est encore lui qui nous le donne parce qu'il sait trop bien que nous sommes un peu de terre, de terre extrêmement fragile, car le moindre déséquilibre fait trembler cette terre. Il suffit d'un bon rhume, d'un peu de fièvre et aussitôt on ne tient plus sur ses jambes, on ne sait plus parler. On est un souffle et moins qu'un souffle.

          Eh bien, Dieu tient compte de tout cela, parce que si nous sommes faibles physiquement, nous le sommes encore bien davantage spirituellement.

 

          Notez encore, mes frères, dans ce cinquième degré d'humilité, le retour insistant du terme mauvais ou bien mal. Il découvre à son Abbé par un humble aveu toutes les pensées mauvaises qui viennent à l'âme, 7,120. Il découvre aussi les fautes qu'il aurait commises en secret, 7,121. Dans le latin, ce n'est pas faute mais mala. Toutes les mauvaises actions, les actions méchantes qu'il aurait commises en secret, c'est à dire qu'il aurait commise à l'intérieur de son cœur.

          Eh bien, cela signifie que lorsque Saint Benoît utilise les termes malum ou bien mala au pluriel, ou l'adjectif malas lorsqu'il s’agit de cogitationes à l'accusatif, c'est tout ce qui a un lien de parenté avec le mal par excellence qui est le démon, c'est à dire l'anti-Dieu.

 

          Retenons cela, si vous le voulez bien, tout ce qui est mal est parent de celui qui est le mauvais et le mal par excellence, c'est à dire le démon. Le mal n'existe pas en soi. Le bien existe en soi, c'est Dieu. Mais le mal n'existe pas en soi.

          Le mal n'existe que dans les actions mauvaises qu'on pose et qui sont toutes en relation avec celui qui le premier a posé une action mauvaise et qui est devenu mauvais, c'est à dire le démon.

          Ne l'oublions pas, mes frères. Nous avons là un stimulant pour nous encourager à toujours demeurer fermement du côté du bien, du côté du bon, du côté de l'amour qui est notre Dieu.

 

Homélie : 30° dimanche ordinaire – Année B.   23.10.88

Jésus Fils de David, aie pitié de nous !

Jer 31, 7-9  *  Heb 5, 1-6  *  Mc 10,46-52

 

Mes frères,

 

Ce cri déchirant du mendiant aveugle ne devrait-il pas jaillir de notre coeur à tout instant, de nuit comme de jour, même durant notre sommeil ? Connaissons-nous seulement l'étendue de notre malheur, le besoin urgent que nous avons d'être pris en pitié ? Car nous sommes des aveugles impuissants, paralysés. Les yeux de notre coeur sont enténébrés par les passions, les dé­sirs, les péchés.

          Nous ne voyons rien. Nous ne faisons rien de valable. Nous ne savons où nous allons. Et le pis de tout, c'est que nous nous imaginons être quelqu'un. Nous devons absolument demander au Seigneur Jésus des yeux nouveaux, des yeux clairs, des yeux purs, des yeux qui nous permettent de voir la vraie lu­mière et de réussir notre vocation d'homme.

Car si notre coeur est obscur, si nous regardons les hommes et les choses d'une manière charnelle, nous devenons vite cyniques, durs, injustes. Nous som­mes alors des agents de destruction et nous accroissons la masse déjà intolé­rable de misères et de souffrances qui accablent le monde.

 

Or, l'univers baigne dans une lumière qui est Dieu lui-même, Dieu qui est puissance créatrice, compassion et miséricorde. Mais à quoi bon s'il n'y a pas des yeux qui captent cette lumière et qui la diffusent largement au loin.

Mes frères, le monde a besoin de coeurs purs qui voient la lumière de Dieu et qui rachètent tous les égarements, toutes les erreurs. Un homme qui possède un tel coeur, c'est lui qui est un véritable grand prêtre, c'est lui qui transforme tout ce qui en ce bas monde peut à des yeux de chair paraître absolument perdu.

Il n'est rien de plus beau, mes frères, qu'un regard de lumière, rien de plus beau que des yeux qui rayonnent la bienveillance, la douceur et l'amour. Etre regardé par de tels yeux, c'est passer de la mort à la vie. Un vrai chré­tien est un homme au regard divinisé, regard qui embellit et qui transfigure tout.

 

C'est pourquoi, implorons la pitié du Seigneur Jésus ! Ne craignons pas d'être des mendiants. Permettons à Dieu de purifier notre coeur, car c'est dans le coeur que se trouve la puissance de vision. Qu'il n'y ait plus en nous la moindre trace de malice, le moindre réflexe contraire à la charité.

Nous serons alors d'authentiques voyants, nous verrons Dieu et nous verrons nos frères dans la lumière de Dieu. Nous-mêmes serons sauvés, libérés, et nous sauverons les autres avec nous. C'est alors que se réalisera vraiment la pro­phétie de Jérémie : le monde entier sera transformé.

Mes frères, il est absolument urgent qu'il y ait dans ce monde des coeurs purs, des coeurs qui voient Dieu, des yeux de lumière. Peut-être ne remarque-t­-on rien au niveau des statistiques, mais dans le secret, là où travaille l'Es­prit, une résurrection sera en route. Et au jour de Dieu, la grande foule des sauvé apparaîtra dans la lumière.

 

                                                                                             Amen.

 

Chapitre : Fête de la Toussaint.                  01.11.88

      N’aimez pas le monde………

 

Mes frères,

 

Au cours de la Lectio Divina, je suis tombé au Chapitre Deuxième de la Première Epître de Saint Jean sur une Parole qui a retenu l'attention de mon coeur. Elle trace la ligne d'une conduite claire et précise si nous voulons rencontrer Dieu et le monde des saints. Elle définit le propos monastique dans son originalité et dans sa rigueur.

Là voici, je la traduis comme ça : N'aimez pas le monde ni ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui. Car tout ce qui est dans le monde, à savoir: la convoitise de la chair et la con­voitise des yeux, la jactance, les richesses, tout cela n'est pas du Père, mais c'est du monde. Or le monde passe et sa convoitise. Mais celui qui fait la vo­lonté de Dieu demeure pour l'éternité.

Il s'agit, ici, du monde qui est sous le pouvoir d'un prince opposé à Dieu. Et ce monde doit disparaître avec son tyran pour faire place à un monde nouveau dont le chef est le Christ. Donner son coeur à ce monde-là, c'est se condamner à périr avec lui, c'est se couper de Dieu et de la vie éternelle. Et ce monde est exécrable parce que il n'y a pas d'amour en lui. Il n'y a qu'un égoïsme féroce et sans pitié.

Et cet égoïsme se manifeste dans la convoitise de la chair, la recherche de tous les plaisirs possibles, les plaisirs physiques, les plaisirs intellec­tuels et même les plaisirs spirituels. C'est la convoitise des yeux qui trahit la cupidité et le défaut de miséricorde.

 

          Mes frères, ce sont nos yeux qui montrent ce que nous sommes. C'est notre façon de regarder qui dévoile le plus secret de notre être. Nous avons entendu au réfectoire que Jean XXIII, séminariste, s'était pro­mis de veiller sur ses yeux. C'était pour ne pas puiser des occasions de tenta­tion. Ce n'est pas de cela qu'il s'agit ici.

C'est la convoitise des yeux. Ce sont des yeux qui se promènent partout pour violer les autres et s'emparer de ce qui ne leur appartient pas. Et enfin, le monde fait comme le dit ici le texte ..?.. .. ?.. . Ce n'est pas facile à traduire. C'est la forfanterie, la jactance des richesses, et qui n'est que sinistre imposture.

 

Je connais une situation ainsi qui est vraiment terrible. C'est un monsieur qui a 45 ans peut-être. Sa maman est morte quand il avait 5 ans. C'est une fa­mille aristocratique. Il a été confié à des gouvernantes et à des vieilles tan­tes. Et le père était là. Et le père, qui est un grand aristocrate, jetait, posait sur les gouvernan­tes un regard de mépris. Si bien que ce petit enfant n'a jamais reçu d'affec­tion, les gouvernantes ne pouvant pas faire passer sur l'enfant ce qu'elles ne recevaient pas du père.

Si bien que aujourd'hui, ce monsieur qui occupe une situation bien en vue, est terriblement traumatisé. Il lui est impossible aujourd'hui, cela lui est très difficile, de poser un regard d'amour sur le sexe féminin. Pourtant il est marié. Voyez un peu quelle situation tragique.

Eh bien, c'est cela où conduit la forfanterie des richesses. Si le père n'avait pas été orgueilleux de sa richesse, de sa naissance, de son sang, il n'aurait pas fait le malheur de son enfant.

 

Le monde que condamne ici l'Apôtre Jean est donc le lieu d'une masse inimaginable d'injustices, de malheurs, de souffrances. Il est absolument étranger à Dieu qui est amour, qui est don de soi, qui est source de bonheur sans fin. Il y a donc deux mondes parallèles et coexistants : le monde du non-amour qui est dominé par les convoitises de toutes natures, et le monde de Dieu et de ses saints qui est amour et lumière.

Le moine - reportons-nous maintenant à ce que nous essayons de contempler depuis quelques jours - le moine a pour propos de fonder sur un coin de terre une colonie où Dieu-amour sera Roi. Si les premiers, nos ancêtres, si les premiers fondateurs sont entrés dans le désert, c'est pour en chasser le non-amour, pour en chasser le tyran diabo­lique et, à cet endroit-là, fonder une cité nouvelle où l'amour serait roi, où l'amour règnerait dans les coeurs.

C'est cela, mes frères, le propos monastique essentiel. Ce n'est pas bête­ment - excusez le mot - ce n'est pas bêtement quitter le monde pour sauver son âme. Non, c'est bien plus que cela ! C'est établir sur cette terre les fonde­ments de la cité nouvelle, cette cité où le ciel et la terre se rejoignent.

Mais pour cela, il faut renoncer. Il faut renoncer à toutes les convoitises pour se nourrir exclusivement de l'agapè, de l'amour que l'on trouve unique­ment à l'intérieur de la volonté de Dieu. Quand je mange la volonté de Dieu, je me nourris d'amour. Voyez l'importance capitale de l'obéissance pour nous. Obéir, c'est se nourrir d'amour, c'est devenir Dieu qui est amour, c'est devenir présence humble et rayonnante de Dieu.

 

Mes frères, nous sommes ici dans un monastère qui a été fondé bien longtemps avant nous. Nous sommes entrés dans ce que les autres ont construits à notre intention. Nous sommes dans une petite cité qui est déjà, non pas l'image, mais bien réellement une cité de Dieu.

Et cette cité, qui n'est pas seulement de terre, d'arbres, de pierres et de briques et de bois, cette cité dépasse tous les temps. Elle entre dès mainte­nant dans la communion des saints.

Si l'amour règne entre nous, nous ne sommes pas seuls ici. Il y a, au cen­tre il y a le Christ ; autour du Christ il y a la Sainte Trinité ; et autour de la Sainte Trinité, ou devant elle - c'est comme vous voulez, on peut prendre n'importe quelle image - il y a la multitude des saints et des saintes, ici, en cet endroit.

 

Mais attention à notre imagination ! N'allons pas dire que c'est impossible. Dans le monde de Dieu, les catégories d'espace et de temps sont bousculées, el­les sont anéanties. Elles font place à une autre temporalité, à un autre espace. C'est l'espace de l'amour et c'est le plan de l'éternité.

Mes frères, veillons à ce que le non-amour ne s'introduise jamais à l'inté­rieur de notre coeur. Et pour cela, attention aux convoitises, attention surtout à la convoitise des yeux qui est la plus dangereuse. Efforçons-nous de laisser paraître dans notre regard de chair le regard spirituel qui est lumière à l'in­térieur de notre coeur.

 

Récollection du mois de novembre.                05.11.88

      Le rôle d’un moine contemplatif accompli.

 

Mes frères,

L'année liturgique se précipite vers son terme. Elle nous presse, elle nous bouscule vers cette réalité ultime que nous appelons le Royaume de Dieu, vers ce temps merveilleux où la tyrannie de l'égoïsme, de la dureté, de la vio­lence aura définitivement pris fin, où nous serons tous nourris par l'amour, où nos yeux seront éblouis par une lumière qui nourrit, une lumière qui enchante, une lumière qui plénifie, la propre lumière de Dieu. A ce moment, chacun se re­cevra des autres et se donnera à eux. Ce sera le règne de la charité parfaite.

 

Le Cardinal Ratzinger n'a cependant pas tort lorsqu'il nous dit que nos contemporains pourtant abreuvés, saoulés de spectacles qui leur apportent des scènes d'accidents, de guerres, d'injustices, de famines, que nos contemporains pourtant accoutumés à voir des hommes en état de détresse, et même des étalages de cadavres, que nos contemporains sont terrorisés par l'idée de la mort.

Pourquoi ? Mais parce que l'instinct de mort dont nous avons parlé dernièrement, a vaincu chez eux. Ils ne vivent plus. Ils sont devenus esclaves de cet instinct qui les conduit fatalement vers la mort. Je rappelle que si nous voulons vaincre cet instinct, nous devons l'affron­ter, nous devons lui donner l'impression d'être absorbés par lui.

Mais ce n'est qu'une impression pour lui, car en réalité, lorsque nous mourons à nous-mêmes, que nous nous abandonnons à cette charité qui prend possession de nous et qui nous donne une sorte d'avant-goût de ce que pourrait être la mort, à ce moment­-là, nous sommes plus que vainqueur car c'est la charité qui nous fait ressusci­ter d'entre les morts.

 

Il est symptomatique d'ailleurs que le mois de novembre, le dernier mois de l'année liturgique, ouvre de larges baies sur le monde des saints. Il est inauguré par la fête de tous les saints et, en son milieu, nous rencontrons la fête des saints qui ont milité sous la Règle de Saint Benoît.

          Tous ces saints viennent à nous pour nous introduire chez eux. Les frontiè­res sont comme effacées. C'est l'occasion pour nous de prendre conscience que le cosmos est un. Il n'y a pas juxtaposition de deux univers, il y a un seul uni­vers qui est en voie de transformation, en voie de divinisation.

Il y a interpénétration permanente entre la matière et l'esprit, entre l'humain et le divin. Si Dieu est devenu homme, c'est afin que l'homme puisse de­venir Dieu, pour que la création puisse être transfigurée, devenir en elle-même resplendissement de la beauté qui est Dieu.

 

Mais du même coup, mes frères, s'affirme avec force la réalité - appelons-là métaphysique pour nous référer au Cardinal Ratzinger ­- la réalité métaphy­sique, ontologique de notre vocation contemplative.

Si nous sommes venus ici, c'est parce que nous acceptons de nous prêter aux mouvements de divinisation du monde. Nous désirons même accélérer ce mouvement. Car le cri d'un vrai moine, depuis les origines, est toujours celui-ci : Seigneur Jésus, prends pitié de moi ! Seigneur Jésus, hâte-toi de venir ! C'est le cri de la primitive Eglise, c'est le cri de l'humanité qui attend que son Dieu vienne pour prendre possession d'elle et l'emporter chez lui.

Mes frères, le coeur d'un vrai moine est un microcosme où s'accomplit la destinée de l'univers entier. En accédant à la pureté d'abord, puis à la vision de la lumière divine, ce coeur rend présent en notre monde l'achèvement de la création. O,

Ce n'est pas publié par les médias, mais ce n'est que plus vrai, que plus solide, que plus définitif. Notre vie contemplative a donc valeur de fin du monde. Elle a une valeur eschatologique universelle. Sans elle on assisterait à la stagnation, puis à la régression de l'évolution cosmique.

 

Il est indispensable qu'il y ait toujours dans le monde des coeurs purs, des coeurs qui sont, mais véritablement, présence parmi nous de l'amour qu'est Dieu. Et un tel coeur rachète et récupère absolument tout le reste.

          On pourrait dire: Mais les choses dans notre monde vont de plus en plus mal. La masse de malheur et de souffrance ne fait qu'augmenter ? Oui, c'est vrai, c'est un aspect bien réel des choses, mais ce n'est pas le seul. Le regard de la foi découvre que la sainteté est toujours, elle, plus étendue et plus belle.

Le coeur d'un saint, donc un coeur pur dans lequel la charité a totalement triomphé, un tel coeur, quelle expérience fait-il ? Eh bien, il a une conscience de plus en plus vive qu'il est complice de tous les péchés du monde, non pas le péché dans l'abstrait, mais les péchés les plus personnalisés qui se commettent partout dans le monde.

 

Il a conscience que c'est lui qui les commet, mais en même temps il est parfaitement pur. Il est devenu totalement charité. Il est divinisé. Et qu'ar­rive-t-il ? Et bien il pleure. Sans cesse dans ce coeur coulent des larmes. Il arrive parfois, mais c'est plus rare, qu'elles vont couler réellement sur les joues. Mais bien souvent les yeux sont humides et on ne voit plus qu'à travers un brouillard, mais les larmes du coeur sont toujours présentes. Eh bien, ces larmes d'un coeur pur, elles nettoient TOUS les péchés du monde.

Voilà, mes frères, le rôle d'un moine contemplatif accompli pour notre monde d'aujourd'hui. Alors nous n'avons pas à hésiter, nous devons devenir des saints. Le plus grand malheur qui puisse arriver, nous arriver, c'est de n'être pas des saints. Alors, mes frères, nous devons mettre tout en oeuvre pour que notre voca­tion à la sainteté s'accomplisse. Nous y penserons au cours des dernières se­maines de l'année liturgique et nous nous offrirons avec une ferveur nouvelle, avec une jeunesse nouvelle nous nous offrirons à l'appel et à la grâce de notre Dieu.

 

Règle : 31, 27-42 : Portrait idéal du cellérier. 08.11.88

      Ni troublé, ni contristé.

 

Mes frères.

 

Saint Benoît nous dit quelque chose de magnifique : que personne ne soit troublé ni contristé dans la maison de Dieu, 31,42. Or, nous entrons dans le monastère avec nos problèmes psychologiques et même spirituels. Ce sont des infirmités, des handicaps que nous traînons toute notre vie, aussi contraignant que si nous n'avions qu'une jambe ou qu'un bras, ou que si nous étions aveugles ou sourds.

Cela peut être pour nous une source de tristesse. Pourquoi ? Mais parce que nous ne faisons pas confiance en Dieu. Il a permis que les accidents se produisent - encore une fois ils sont absolument inévitables - Nous devons donc nous accepter tels que nous sommes. C'est, à mon avis, le premier degré d'humilité.

En effet, c'est le résultat du respect que nous manifestons à Dieu. lui nous a aimés tels que nous sommes. Nos défauts, nos complexes, nos traumatismes font notre charme aux yeux de Dieu. Eh bien, ils doivent faire aussi notre charme à nos propres yeux à nous.

 

Mais alors portons sur nos frères le regard que Dieu porte sur eux, et acceptons tout bonnement leurs défauts et leurs failles. Et même à la limite, acceptons leurs vices. Ils ne sont jamais bien graves naturellement. Il faut les extirper, ces vices, mais c'est souvent une opération chirurgicale très délicate. Eh bien, en attendant, acceptons-les, même s'ils nous énervent. Il ne faut pas qu'il y ait dans la Maison de Dieu quelqu'un qui soit contristé.

Mes frères, nous pourrions inscrire cela à l'intérieur de notre cœur de manière à ce que vraiment, lorsqu'un frère nous croise dans le cloître où n' importe où, qu'il se sente réchauffé, qu'il puisse se dire : Au moins en voici un qui m'estime. Et alors, si on peut dire cela de tous ceux qu'on rencontre, le monastère devient un petit paradis. Non, il ne faut pas qu'on soit contristé chez Dieu. Qu'on soit contristé chez les hommes, d'accord, les hommes sont cruels entre eux. Ce sont des hommes.

A l'extérieur du monastère, c'est le domaine du prince de ce monde qui est menteur et assassin depuis les origines. Mais chez Dieu ? Eh bien, chez Dieu, il faut que tout le monde se sente bien. il faut que tout le monde soit heureux d'être comme il est, avec une grande espérance, en se disant que lorsque nous serons alors dans la lumière de Dieu, dans son Royaume, ce sera encore infiniment mieux.

 

Et ainsi, mes frères, nous devons croire cela. Si nous ne le croyons pas, eh bien cela fait partie aussi de notre maladie spirituelle. Mais ne soyons pas contristés. il peut arriver une heure avant notre mort que nous nous en rendions compte. Eh bien, ce sera encore une réussite !

 

Homélie : Fête de nos collaborateurs.            10.11.88

 

Mes frères,[5]

 

……Restons vigilants car la paix est une plante extrêmement fragile qui doit être entourée des soins les plus grands. Et n'oublions pas que le lieu de la paix est d'abord notre propre coeur. C'est là, au centre de nous, que tout fi­nalement se décide. Il importe donc d'entretenir en nous des sentiments de respect et de bien­veillance à l'égard de tous ceux que nous rencontrons, de tous ceux avec les­quels nous vivons, de tous ceux qui sont mis par la providence sur notre route.

Chaque homme, chaque femme existe avec son lot de qualités et de défauts qui fait le charme de chacun. Et l'ensemble dessine un jardin dont la beauté devrait faire notre enchantement perpétuel. Dieu ainsi dispose les personnes et les choses de manière à ce que tout s'accorde et s'harmonise pour le bien et pour le progrès de chacun et de tous.

Efforçons-nous, mes frères, d'avoir le regard assez pur, le regard assez bon pour admirer la beauté de ce que Dieu nous offre et le refléter dans notre vie. Oui, nous devons permettre à l'Esprit de Dieu de prendre possession de no­tre être et de faire de nous des chrétiens authentiques. La marque distinctive du chrétien, nous le savons, c'est la charité, c'est un amour sincère et actif pour chacun.

 

Or, l'amour ne fait rien de mal, l'amour ne dit rien de mal, l'amour ne pense rien de mal, l'amour est tout entier bienfaisance, douceur, compassion, patience, don de soi, service. Nous formons tous une grande famille dont le ciment est cette charité. Mes frères, veillons à ce que ce soit toujours un ciment de première qua­lité. Ce ne peut pas être un ciment quelconque que les intempéries, que la pluie, que le gel et même que le soleil vont finalement user et détruire.

Et alors, mais toute la bâtisse devient branlante, et elle pourrait s'écrouler au moindre choc. Non, mais que notre charité, le ciment de notre unité, soit toujours une charité vivante, attentive, vigilante et, alors, cette union entre nous sera un facteur de paix, la paix dans notre coeur, la paix entre nous. Et à partir de cette petite cellule monastique, une paix qui va rayonner car nous la transporterons partout où nous irons, à l'intérieur de nos familles, par­tout.

Si nous devons opérer une démarche, et bien, nous transporterons notre paix avec nous. Et les personnes que nous aurons rencontrées s'en trouverons rassurées et encouragées pour poursuivre, elles aussi, leur route dans un monde qui n'est tout de même pas facile à vivre.

 

Mes frères, nous allons dans un instant communier au corps et au sang du Christ, Lui qui a poussé l'amour jusqu'à donner sa vie pour nous. Il faut que nous soyons disposés aussi à donner notre vie les uns pour les autres.

O, je ne pense pas à la mort, non, loin de là! Mais il y a mille et une façons de donner sa vie à longueur de journée, par un sourire, par une parole agréable, par un petit service à rendre, par son devoir d'état qu'on accomplit le plus consciencieusement possible, par la volonté de Dieu qu'on accueille et qu'on épouse de tout son coeur.

Et ainsi, mes frères, nous serons des liens de paix, nous serons des lampes, comme nous le dit ailleurs le Christ, qui vont rayonner la lumière sur toute la maison. Et ainsi, nous travaillerons au bonheur de tous et de chacun, et nous ajouterons quelque chose à la gloire de notre Christ.

 

                                                                                                 Amen.

 

Chapitre : Causeries de Monsieur Habachi.      16.11.88

      Quelques conclusions à tirer.

 

Mes frères,

 

Nous avons eu le plaisir d'écouter Monsieur Habachi. Nous pourrions peut-être dire une chose de son passage parmi nous qui est fondamental en théologie spirituelle et dans l'expérience monastique :

C'est que, si nous voulons rencontrer Dieu, si nous voulons être sé­rieux dans notre vie monastique et chrétienne, si nous voulons ne pas être des embusqués, des gens qui ont peur et qui viennent se réfugier entre les quatre murs d'un monastère, si nous voulons donc être d'authentiques cher­cheurs de Dieu, des passionnés du Christ, nous devons nous déposséder d'ab­solument tout.

Et cette dépossession ne doit pas seulement regarder les biens maté­riels, mais aussi les biens intellectuels, les biens spirituels. Nous de­vons vraiment, mais vraiment, mourir à nous-mêmes pour laisser en nous tou­te la place à la Sainte Trinité, et à l'amour de Dieu pour nous, et à l'amour de nous pour Dieu.

 

Il faut pour bien faire que le coeur du moine devienne une flamme d'amour, une flamme de lumière à la jonction de deux amours, donc l'amour de Dieu pour nous et l'amour de nous pour Dieu. Mais ce n'est possible que si nous sommes totalement dépossédés. Sinon, je préfère vous le dire, notre vie est vouée à l'échec.

On pourrait être plus ou moins de braves gens, mais au plan spirituel du Royaume de Dieu, ce sera un échec retentissant. Et nous le verrons quand nous paraîtrons devant Dieu qui nous le dira. Dieu nous le rappellera : On vous l'a dit, vous avez eu des conféren­ces, vous avez eu des chapitres, vous avez eu tout ce que vous voulez, vous êtes sans excuses.

Naturellement, ça ne se fait pas dès le premier jour. C'est une longue, longue marche. Et ce que le Christ attend de nous, c'est cette remise en cause de nous-mêmes tous les jours, ce qui est l'essence de notre voeu de conversion.

 

Et puis cette descente dans le vide, voilà, dans le vide que nous ap­pelons en terme monastique : l'humilité. Ne pas avoir peur de nous reconnaître pécheurs, faibles, vulnérables ; mais savoir que à l'intérieur de cette faiblesse il y a un espace de plus en plus grand dans lequel peut se déployer et jouer la puissance de notre Dieu et l'amour que la Trinité nous porte.

Je pense que nous pouvons retenir cela de la visite du Professeur Ha­bachi. Essentiellement, c'est ce qu'il m'a rappelé. Et je vous dis : c'est l'essence même de la vie monastique, et c'est la condition sine qua non de la réussite de toute vie chrétienne et humaine.

Si on parle du purgatoire, ce n'est rien d'autre qu'une sorte d'anti­chambre dans laquelle il faudra tout de même passer, car il est impossible de voir Dieu sans mourir, c'est à dire sans être totalement dépossédé.

 

Et je me demande - moi, je n'en ai pas l'expérience, mais c'est une sorte d'intuition - si, disons le purgatoire - employons ce terme - si le purgatoire n'est pas de très, très, très longue durée pour ceux qui ont eu l'occasion de le faire ici. Je pense, moi, tout particulièrement à ceux qui ont fait solennellement la promesse de parcourir ce chemin.

Pour les gens du monde, c'est autre chose. Le Christ dira : Bon, bon, ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient, nous allons passer l'éponge sur beaucoup de choses. Ils ne le savaient pas, mais nous, nous le savons, et si nous ne l'avons pas fait !!! Cela ne veut pas dire, mes frères, que nous devons arriver à ce dépouil­lement, à cette dépossession totale dès notre, disons avant l'heure de notre mort. Mais nous devons y marcher, et tous les jours, toujours y marcher.

Je vous avoue que en écoutant Monsieur Habachi, j'étais très encouragé car si nous devions réaliser des oeuvres héroïques, extraordinaires, il y aurait de quoi avoir un peu peur. Mais il suffit, ici, de se laisser prendre par l'amour, de se laisser vider par cette communion de personnes qu'est la Trinité. Alors c'est, à mon sens, assez facile à condition de le savoir, de le croire et de s'of­frir avec confiance à cette action amoureuse de la Sainte Trinité en nous.

 

Homélie : Fête du Christ-Roi.                     20.11.88

      En chacun vit l’espérance de cet univers d’amour.

 

Mes frères,

 

La liturgie dévoile aux yeux de notre coeur les secrets et les mystè­res de l'Histoire. Elle promène sa lumière dans les bas-fonds de notre mon­de de ténèbres. Elle la projette au loin, dans les lointains du monde à ve­nir, de ce Royaume merveilleux peuplé de saints et de saintes qui sont tous des princes et des princesses.

Aujourd'hui, elle nous révèle que sous les épiphénomènes enregistrés par nos sens et diffusés partout se construit un univers nouveau dont le foyer est la Personne du Christ ressuscité d'entre les morts. Cet univers est immergé dans le feu vivifiant et rafraîchissant de la Trinité Sainte.

Cet univers est communion dans l'amour, intensité de présence, accueil et don réciproque, rassasiement des besoins les plus nobles de chacun, cou­ronnement de toute beauté possible. Il sommeille dans le coeur de tout hom­me comme une espérance qui est un appel et une invitation.

 

Par contre, le monde que nous connaissons habituellement - celui de la matière et de la chair brute - est le monde de la juxtaposition d'individus cloisonnés dans leur peur, le monde de l'anonymat général et de l'absence. C'est un monde vide où il n'y a personne. On y étouffe dans ce monde, on n'y est pas libre. Il est peuplé de choses, d'objets, d'intérêts antagonistes qui s'affrontent, qui se détrui­sent. Il n'y a personne.

Il faut descendre dans des profondeurs inaccessibles à nos instruments de mesure pour y découvrir une présence, celle d'une Personne unique qui a tout pris sur elle pour tout rédimer, pour tout sauver, et finalement pour tout transfigurer. Cette présence affleure parfois dans le regard d'un saint.

Elle est celle du Christ Jésus, le Régent du cosmos, le Maître de l'Histoire, lui qui métamorphose tout par l'intérieur. Il est descendu au plus bas de tou­tes les profondeurs - personne n'est en dessous de lui - et de cet abîme, il est remonté. Et pourtant, il n'en est jamais absent.

 

Mes frères, c'est ainsi que la pâte de ce monde est travaillée par lui dans l'invisible. Et au terme, Dieu sera tout en toute chose. La domination du Christ ressuscité n'est pas celle d'une force brutale qui domine, qui terrorise et qui écrase. Elle est celle de la douceur, de la compassion, de la miséricorde, de la paix. Elle manifeste le respect in­fini de Dieu pour toute créature, son inépuisable patience, son humilité sans fond. C'est dans ce sens seul que le Christ Jésus est le Roi de l'univers, de l'univers entier, depuis les abîmes les plus ténébreux jusqu'aux cimes de lumière.

Et nous, chrétiens, nous devons être pour les hommes de tous bords, réalité de cette présence discrète, attentive, aimante. Nous le serons si, comme je le disais ce matin, nous revêtons les insignes du Christ, les insi­gnes de notre Roi, si nous sommes à notre tour des princes dans son Royaume. Et les insignes que nous devons revêtir, c'est l'agapè, c'est l'amour, la charité, cette lumière et cette beauté qui pour jamais demeurent invain­cues et invincibles.

Mes frères, nous serons fidèles à notre vocation, mais nous demanderons à notre Christ de nous donner sa force, qu'à travers notre faiblesse, notre fragilité, notre vulnérabilité, sa présence transperce, transparaisse et que, grâce à nous, son Royaume de lumière, son Royaume de Charité, son Royaume de bonté progresse dans notre propre coeur, dans celui de nos frères et au loin, partout. Car pour la charité de Dieu, il n'y a pas d'espace comme il n'y a pas de durée. Elle est éternelle.

 

                                                                                                    Amen.

 

Chapitre : Présentation de la Vierge Marie.     21.11.88

 

Mes frères,

 

Au cours de l'Office de Nuit, il nous a été dit que le geste de Marie dans sa présentation était pour tous le modèle insurpassable de la vie con­sacrée. Quoi qu'il en soit de la réalité des choses - était-ce une légende ? était-ce un événement réel ? n'entrons pas dans ces disputes - ce qui est certain, c'est que dès l'éveil de sa conscience, l'oblation de Marie à son Seigneur a été entière, parfaite, totale, jamais reprise.

Elle s'est présentée au temple. A quel âge ? Nous n'en savons rien, très jeune certainement. Elle savait qu'elle entrait dans la maison de son Seigneur et, je suis certain qu'à ce moment-là, elle s'est à nouveau offerte.

Et nous, mes frères, nous nous sommes offerts également. Mais nous ne le savons que trop, c'est sans cesse un va-et-vient, ce sont des avancées et des reculades. Notre oblation n'est pas parfaite, elle est toujours à recommencer. Que voulez-vous, nous sommes des pécheurs et le péché qui nous habite nous emprisonne.

Il nous arrive parfois de nous en dégager, mais tôt ou tard, plusieurs fois même dans le courant de la journée, il nous emprisonne à nou­veau. Ce n'est pas bien terrible, c'est certain, nous ne commettons pas de grands crimes. Mais à l'intérieur de chacun de nos péchés, c'est comme le péché du monde tout entier qui se condense, car nous sommes des consacrés.

 

Marie ne va pas être un modèle statique, une sorte de tableau qu'il nous faudrait reproduire à l'intérieur de nos vies. Non, Marie est notre modèle parce qu'elle est notre mère. Elle nous façonne à son image. Elle nous enfante à sa ressemblance.

Et l'imiter consiste pratiquement à accepter de l'avoir pour mère, ac­cepter de la laisser travailler en nous. Nous retrouvons alors ce qui fait le ressort de sa vie, à savoir se nourrir de la volonté de Dieu.

Imiter notre mère Marie, lui permettre de nous enfanter, c'est tout simplement faire la volonté de notre Dieu, être des serviteurs comme elle a été servante.

 

C'est dans cet esprit, mes frères, que Dom Félicien a reçu la bénédic­tion abbatiale le 21 Novembre 1948, le jour même où le frère Paul-Michel entrait dans ce monde, coïncidence providentielle car le voilà ici parmi nous. Certes, la mission abbatiale a bien évoluée depuis l'époque où Dom Fé­licien recevait cette bénédiction. On n'imagine plus cela aujourd'hui.

Le vocabulaire utilisé à l'époque nous paraîtrait aujourd'hui désuet. Par exemple, un Abbé ne s'adressait jamais à sa communauté en disant : mes frères ou mes chers frères. Mais il disait toujours : mes fils, ou mes chers fils. Et ce fut ainsi jusqu'à l'époque du Concile. Et cela ne choquait personne. On trouvait cela tout naturel. On ne re­marquait pas qu'il y avait là tout de même une certaine note de paternalisme qui, aujourd'hui, ne serait plus admise. Mais à cette époque, encore une fois, c'était comme ça.

 

En l'an 2000, comment jugera-t-on la façon de s'exprimer aujourd'hui ? Je n'en sais rien. Nous évoluons et tout évolue. Mais ce qui demeure essen­tiel dans la mission abbatiale, c'est le service, à nouveau ! Dom Félicien n'est plus en fonction - appelons ça une fonction – mais il a tout de même conservé l'esprit et je vais vous en donner un exemple :

Tous les jours avant l'Office des Vigiles, Dom Félicien ouvre tous les livres Tout est en place quand on arrive, de notre côté. On n'a plus rien à faire qu'à prier et chanter. De l'autre côté, c'est différent, il n'y a pas deux Dom Félicien. Et je veux l'en remercier, l'en féliciter et lui dire que dans toute la mesure du possible, nous essayons de l'imiter.

 

 

Chapitre : Le Cycle Liturgique.                    27.11.88

 

Mes frères,

 

Pour quelle raison le cycle liturgique doit-il être recommencé ? Pour­quoi n'engendre-t-il pas en nous lassitude et dégoût ? Pourquoi plutôt cha­que fois ce goût de nouveauté ? Mais c'est parce que le cycle liturgique est parfaitement adapté à notre condition d'homme inséré dans la durée. Il est la façon adaptée à no­tre condition mortelle de percevoir, de connaître et d'entrer en quelque manière dans l'éternité de notre Dieu.

Car chaque moment du cycle liturgique est comme ramassé en un point. C'est à dire que toute la durée de la création depuis son origine jusqu'à son accomplissement est condensée en ce qui pour nous va paraître une année. Mais à l'intérieur de la réalité de Dieu, tout cela est condensé en un ins­tant. Cela nous fait prendre conscience que nous sommes à l'intérieur d'un univers différent du nôtre, un univers qui est distinct du nôtre et qui pourtant l'englobe, l'assume en lui, car nous ne sommes pas destinés à un échec.

La création, malgré le phénomène d'entropie que nous rencontrons par­tout, la création ne va pas vers un retour au néant dont elle est sortie. Non, elle est destinée à être toute entière dans son ensemble métamorphosée. Il faut que un jour, le jour que Dieu seul connaît, Dieu lui-même soit tout en toutes choses.

 

A ce moment-là Dieu a en face de lui un partenaire différent de lui avec lequel il peut entrer en relation d'amour et perpétuer, si je puis dire, son essence. Car Dieu, à l'intérieur de lui-même, est toujours pro­jection de ce qu'il est. Dieu se dit, c'est son Verbe ; Dieu s'aime, c'est son Esprit.

Il y a donc toujours en Dieu une extase spirituelle. Eh bien, cette extase est poussée tellement loin qu'elle va camper en face de Dieu un être tellement différent de lui avec lequel il peut entrer en relation d'amour réciproque.

 

Maintenant, si nous voulons bien regarder, nous voyons que le Christ - ­qui est donc Dieu avec nous - que le Christ est à tout instant en train de naître, il est à tout instant quelque part dans le monde en train de souf­frir sa passion et sa mort, qu'il est toujours quelque part, et je dirais même partout, en train de ressuscité. Et il ne cesse pas de fabriquer des saints.

Le Verbe de Dieu est toujours en train de s'incarner dans la chair des hommes, de la travailler, de la purifier, de la rédimer, de la transfigurer, de la rendre pareille à sa chair ressuscitée.

 

Mes frères, lorsque nous entrons dans le Temps Liturgique nouveau, nous percevons que nous ne sommes pas des êtres achevés. Et le Temps de l'Avent est essentiellement ceci : il est une attente inachevée ou, si vous préférez, il est nul achèvement, il est nulle attente. Mais qu'est-ce que nous attendons ?

Mais nous attendons d'être parfaitement transfigurés, d'être totalement christifiés; nous attendons que le Christ nous ait déjà fait participer à sa propre Résurrection; nous attendons notre patrie véritable. Nous sommes des êtres en état d'attente, et cette attente n'est jamais achevée. Nous sommes des inachèvements vivants. Mais ce qu'il y a de merveilleux, c'est que cette attente inachevée est malgré tout une attente comblée.

En effet, nous sommes nourris par la substance même de Dieu. Lorsque nous participons au Sacrifice Eucharistique, lorsque nous re­cevons en nous la chair et le sang de lumière de notre Christ ressuscité, à ce moment-là, notre attente est comblée. Cela ne paraît peut-être pas dans notre sensibilité, mais notre être nouveau qui est en train de naître et d'être créé, notre corps spirituel comme on dit, il est comblé. Mais à ce moment-là éclate un nouvel inachè­vement. Si bien que nous expérimentons ce que sera notre condition pour l'éternité.

 

Lorsque un homme, disons un moine, un contemplatif, est allé suffisam­ment loin à l'intérieur de son union à Dieu, de sa transformation en Christ, il expérimente, mais réellement, cette attente comblée mais en même temps éclatant en une démesure de désirs, donc en un nouvel inachèvement. Et c'est cet inachèvement qui est la béatitude.

Lorsque nous serons au ciel - employons cette locution que tout le monde comprend - lorsque nous serons face à face avec Dieu, lorsque nous serons partenaires, eh bien ce processus d'assouvissement, de rassasiement éveillant au même instant un désir fou, démesuré, ce sera l'essence de no­tre béatitude. C'est cela la béatitude éternelle.

Mes frères, le Cycle Liturgique nous plonge dans cette réalité. Et le Temps de l'Avent nous redit que nous sommes des êtres inachevés, des êtres en attente, mais une attente qui est un inachèvement. Et n'oublions pas que ce sera ainsi pour toute l'éternité. Et c'est même cela, pour notre condition de créature, l'essence même de ce que nous connaîtrons de la vie éternelle.

 

Voyez, mes frères, que nous avons encore beaucoup d'expériences à fai­re ! L'expérience suprême, c'est l'expérience de Dieu, c'est de le voir, c'est de le connaître, c'est  participer à sa vie, c'est de l'aimer comme il s'aime lui-même. Et ce qui est encore plus beau peut-être, c'est engendrer les autres à cette vie et de savoir qu'on est engendré soi-même par les autres.

Nous entrons, mes frères, dans une nouvelle année liturgique. Essayons d'avoir cela, au moins aujourd'hui, puis pendant quelques jours - l'idéal serait de l'avoir toujours - d'avoir dans le champ de notre conscience ce que nous sommes, des êtres en attente, mais une attente inachevée, une at­tente qui est toujours rassasiée et toujours éveillée.

C'est aussi dans ce sens-là qu'on dira que le moine est un vigilant, un neptique, pas seulement pour lutter contre les pensées, contre les dé­mons, contre les passions, mais aussi un homme qui est vigilant parce qu'il attend, qu'il attend son achèvement, un achèvement qui sera toujours, tou­jours inachevé.

 

 

 

 

Récollection du mois de décembre.                03.12.88

      Que sont les hommes en face du profit ?

 

Mes frères,

 

Nous sommes déjà bien avancé à l'intérieur de la nouvelle année litur­gique. Et ainsi notre voyage à travers le Temps avance inéluctablement vers le terme que Dieu dans sa Providence a assigné à chacun d'entre nous. Si nous sommes des hommes bien nés, si nous sommes de véritables chré­tiens, un désir brûle dans notre cœur : le désir de rencontrer Dieu bien­tôt. Cela ne veut pas dire que nous désirons hâter l'heure de notre mort biologique. Non, nous voulons tout simplement voir Dieu.

Rappelons-nous les paroles de ces Grecs en pèlerinage à Jérusalem et qui demandaient aux Apôtres : Nous voulons voir Jésus. Car Dieu, pour nous, c'est la Personne du Christ. Ce n'est qu'à travers lui que nous pouvons rencontrer ce Père qui est notre Dieu, qui est l'origine de tout ce qui existe, et vers lequel tout, absolument tout retourne.

 

Nous désirons rencontrer notre Dieu, lui auquel notre durée est sus­pendue, lui qui seul en nous faisant partager sa propre vie, sa propre na­ture, peut nous donner la joie de notre vraie jeunesse, lui qui seul peut nous transfigurer en nous divinisant. On comprend la parole de Pascal : qu'une âme a plus d'importance, plus de valeur que tout l'univers visible.

Traduisons cela dans le langage d'au­jourd'hui et cela signifie que la destinée d'un homme, ce que autrefois, aujourd'hui encore parfois on appelle le "salut" d'un homme, c'est à dire le plein épanouissement éternel d'un homme a plus de valeur que tout l'uni­vers visible.

          Or, dans la pratique, nous sacrifions à l'univers visible des hommes. C'est justement là une des facettes du grand conflit social qui agite le monde aujourd'hui, surtout notre monde occidental. Que sont les hommes en face du profit?

 

Mes frères, nous attendons, nous, quelqu'un. Nous n'attendons pas quel­que chose. Et nous sommes d'autant plus riches que nous sommes dépossédés de tout, que nous n'avons aucune ambition, aucun désir, si ce n'est le dé­sir de rencontrer notre Dieu, de devenir un seul esprit avec lui. Et notre attente se veut attentive, vigilante, patiente.

Nous sommes des êtres inachevés et l'ardeur de notre désir mesure l'état de notre inachèvement. Nous devons être en face de notre Dieu, en face de notre destinée, nous devons être pure attente, pur appel. Si bien que nous vivons dans notre regard. Là où est notre regard, là est notre coeur et là est notre valeur.

Nous avons l'impression de marcher vers Dieu, mais en fait nous sommes cloués sur place et c'est Lui qui s'approche de nous. Si nous sommes aban­donnés à nous-mêmes, nous ne faisons jamais que tourner en rond. Nous som­mes chair, nous sommes matière, nous sommes poussière et il n'y a rien à faire, nous retournons à la poussière dont nous sommes sortis, à la pous­sière que nous sommes restés.

 

Saint Benoît - on ne le dira jamais assez - prescrit au moine d'avoir la mort physique, biologique devant les yeux. Ce n'est pas un spectacle effrayant, mais c'est pour nous tenir attentifs et nous dire que notre rôle social n'est pas d'accroître la masse des biens qui constituent le produit national brut d'un pays.

Non, mais c'est, à l'intérieur de ce pays, ou à l'intérieur du conti­nent, à l'intérieur du monde, à l'intérieur même du cosmos, d'être un re­gard qui est au-delà, un regard qui questionne et un regard qui attend, qui attend la révélation de notre grand Dieu.

Un instinct nous dit, et il ne se trompe pas, que nous devons coûte que coûte échapper à ce vertige de la matière, à ce vertige du matériel. Et il nous dit aussi que notre salut, que la solution ne se trouve pas au niveau horizontal, mais dans la verticalité, une verticalité vers le bas et une verticalité vers le haut.

 

Une verticalité vers le bas qui nous fait prendre conscience de ce que nous sommes. D'abord, comme je le disais, un petit morceau de matière, mais aussi et c'est plus grave, une matière douée de conscience, une matière in­telligente, volontaire, une matière corrompue qui, au lieu de regarder au­ delà d'elle, se fait narcissique, se replie sur elle et veut, comme le di­sait le Cardinal Ratzinger, devenir le centre, s'arrange pour être le centre. C'est là le regard de la verticalité vers le bas.

Mais maintenant une verticalité vers le haut ? Et c'est justement cette attente de quelqu'un qui peut venir nous prendre et nous emmener auprès de lui. Il est impossible à un paquet de matière de transcender son état natu­rel pour rencontrer Dieu. C'est Dieu qui doit venir, qui doit prendre corps en nous, et ayant pris corps en nous, nous transformer en lui.

C'est tout le mouvement de l'incarnation de Dieu qui s'est fait homme pour que nous puissions partager sa propre vie et son propre bonheur.

­ 

Nous sommes dans le monastère pour chercher Dieu, dit-on, et c'est vrai. Mais c'est plus précisément pour nous laisser chercher par Dieu. Et notre quête est donc une réponse à un appel venu d'ailleurs.

Ecoutez bien ceci, c'est très consolant parce que c'est très vrai : il y a en Dieu un besoin, un manque comme on dit aujourd'hui, ou un vide, une blessure. Et c'est normal puisque Dieu est amour. L'amour est ce qu'il y a de plus vulnérable, de plus pauvre, de plus démuni parce que l'amour est gratuité pure. L'amour est attente pure. L'amour est un vide qui attend d'être rempli.

Le mystère de l'Incarnation met à nu le désir fou que Dieu a de nous. Et c'est ce désir en Dieu qui éveille et qui attise notre propre désir de lui. Le manque qu'il y a en Dieu exerce comme une force d'attraction vers ce qui peut le remplir. Et ce qui peut le remplir, c'est nous, mes frères.

 

C'est vraiment paradoxal que Dieu aurait besoin de sa créature. Mais oui, dès l'instant où il l'a créée, il ne peut plus s'en passer précisément parce qu'il est amour. L'Apôtre dira, rappelons-nous : Ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, c'est lui qui nous a aimé le premier.

La béance, le vide qui est en nous - car nous sommes à l'image de Dieu - ­la béance qui est en nous ne peut être comblée que si nous permettons à l' amour de s'y loger, que si le désir que Dieu a de nous rencontre notre dé­sir de lui et allume en notre coeur une lumière qui embrase, qui consume et qui emplit tout. Notre coeur doit devenir un incendie.

 

Mes frères, la nouvelle année liturgique que nous avons inaugurée di­manche dernier pourrait être, si vous le voulez bien, une année de désir, un désir de Dieu, un désir du Christ, un désir qui serait un appel, qui se­rait une prière, qui serait un cri, un désir qui serait un regard, mais un désir qui serait tout à la fois plénifiant et transfigurant.

Ce désir, mes frères, serait le feu insatiable de l'amour, amour de Dieu, amour du Christ, amour des frères et authentique amour de soi. Et ce feu nous jetterait tout vivant à l'intérieur de la volonté de notre Dieu. nous ne ferions plus qu'un avec elle. Elle serait notre nourriture, notre raison d'être. Et devenu ici sur terre propre volonté de Dieu, alors notre objectif, disons social, à chacun d'entre-nous serait réalisé.

Car, à l'intérieur de notre coeur habite une multitude d'êtres humains. Et si notre coeur devient temple de l'Esprit, s'il devient un incendie, tous ceux que nous portons dans notre coeur sont transfigurés avec nous quoiqu'il advienne.

 

Mes frères, voilà ce que nous pouvons méditer au cours de notre jour­née de récollection. C'est, vous le voyez, un destin très beau qui est le nôtre. Notre vie chrétienne, si elle est vraie, est une vie dans la beauté parce que elle est une vie dans la lumière, dans la lumière qui est notre Dieu, notre Dieu qui est beauté parce qu'il est amour.

 

Temps de Noël : Homélie à la messe de minuit. 25.12.88

 

Mes frères,

 

Nous venons de l'entendre, au plus profond de la nuit qui étrangle le monde, nuit d'autant plus opaque qu'elle a toutes les apparences de la clarté, soudain il est question de lumière, d'amour, de paix. C'est presque scandaleux quand on connaît la masse épouvantable de malheurs, de souffrances, d'injustices qui accablent les hommes aujourd'hui. N'est-ce pas leur faire injure?

Non, mes frères, la réalité qui nous est offerte est d'une autre na­ture. Elle est plus vraie, elle est fondamentale. C'est elle qui est capa­ble de dénouer toutes els angoisses, de résoudre toutes les questions, de répondre à tous les appels.

Et cette réalité, là voici : La lumière, l'amour et la paix qui nous sont présentés ne sont pas des choses qui dépendraient du bon vouloir des hommes. Non, la Lumière, l'Amour et la Paix sont une Personne bien concrè­te, une Personne vivante, une Personne qui agit. C'est la Personne de no­tre Dieu.

 

Nous devons, ici, laisser s'ouvrir les yeux de notre coeur. Nous de­vons rentrer en nous, retrouver le point où jaillit la source de notre coeur. Et alors, nous voyons que nous habitons Dieu. Dieu est notre mai­son, il est notre demeure, il est notre lieu.

Nous remarquons que nous allons et que nous venons à l'intérieur d'une lumière qui est précisément amour, douceur et paix. Et à l'intérieur de cette lumière qui est notre Dieu, nous sommes des corps étrangers, mal­habiles, maladroits, mal adaptés. Eh bien, nous devons nous laisser amollir, comme digérer par cette lu­mière pour devenir nous-mêmes lumière avec elle, un avec elle.

Tel est, mes frères, le coeur du mystère de l'Incarnation. Nous de­vons en reprendre conscience en ces jours bénis. Nous l'oublions peut-être trop facilement. Mais, je le répète, nous habitons Dieu. Dieu est lumière. Nous nous mouvons à l'intérieur de la lumière. Et si nous nous laissons travailler par elle, nous devenons un avec elle.

 

Et à ce moment-là, nous goûtons la paix, cette paix qui - encore une fois - est Dieu lui-même et que le monde ne peut jamais nous donner car il ne la connaît pas ne connaissant pas Dieu. Dieu ne nous a pas créés pour que nous soyons malheureux, mais pour que nous devenions UN avec lui et que, en le voyant, en le contemplant, nous partagions son bonheur. Et pour cela, il s'est fait homme. Il a assumé toute notre condition de la naissance à la mort. Il a absorbé en lui toutes nos misères, tous nos malheurs.

Lorsqu'un homme accepte ainsi de devenir UN avec Dieu, UN avec la Lumière, lorsqu'il permet au Christ de reprendre chair en lui, à ce moment-­là, cet homme comprend ce que signifie la souffrance de notre Dieu. Car s'il a voulu devenir homme, c'est parce que il ne pouvait pas supporter que sa créature soit malheureuse. Il s'est fait pauvre, démuni, vulnéra­ble, dépendant, faible, souffrant afin de nous apprivoiser, de nous décris­per, de nous apprendre à être vraiment homme en devenant semblable à lui.

Le chrétien, mes frères, est un homme qui accepte de devenir lumière de Dieu, d'être parmi ses frères amour et paix. Mais qui, aujourd'hui, est capable d'entendre pareil langage ? Est-ce que nous ne sommes pas encore trop fermés sur nous-mêmes, em­prisonnés dans la peur ? Les hommes ont peur les uns des autres. Et pour­quoi ? Mais parce qu'ils sont encore toujours des hommes rongés par l'égoïsme.

 

Mes frères, il y a une créature que nous devrions toujours avoir de­vant les yeux. C'est la Vierge Marie. C'était une femme comme les autres, plus pauvre que les autres sans doute, sans défense, mais son coeur était un palais. Son coeur était un palais parce qu'il n'y avait pas en lui la moindre trace de malice, si bien que tous les hommes pouvaient y trouver abri.

Et la merveille s'est accomplie. Dieu lui-même a voulu descendre dans ce coeur pour y prendre chair. Et maintenant, nous-mêmes, nous sommes en­fantés à la vie divine par cette même femme toute simple, toute pure, toute humble, toute belle.

Mes frères, nous ne devons jamais perdre patience, ne jamais perdre courage quelques soient nos défaillances, quelques soient nos chutes. Au terme de notre aventure terrestre, croyons-le, ne l'oublions jamais, il y a notre métamorphose en Dieu. Mais ce que nous devons faire, nous qui sommes des consacrés, nous qui sommes des chrétiens, nous devons être dans l'humanité ceux qui s'of­frent à Dieu pour qu'il puisse prendre possession d'eux et faire d'eux les témoins de sa présence et de son amour sur la terre.

 

Voilà un des enseignements de cette célébration Eucharistique qui nous rappelle l’Incarnation de notre Dieu et notre propre divinisation qui est en chemin. Nous allons partager le corps et le sang de ce Dieu. Nous allons tous devenir un seul corps en lui. Et puis, nous rentrerons chacun là où nous sommes attendus. Mais nous ne serons plus après comme nous étions avant. Nous serons autres. Nous serons devenus meilleurs. Et il faudra, mes frères, que les autres le sachent, que les autres le remarquent et que, eux-mêmes en soient métamorphosés.

 

                                                                                                              Amen.

 

Temps de Noël : Homélie à la messe du jour.  25.12.88*

 

Mes frères,

 

Les célébrations de Noël ne sont pas le rappel d'un événement apparte­nant à un lointain passé. Elles nous plongent au coeur de cet événement ; elles nous disent qu'il est éternel, que nous en sommes contemporains à chaque instant de notre vie. Ces célébrations veulent nous secouer, nous éveiller, nous ramener à l'essentiel : Quel est le but de notre vie ? Pourquoi sommes-nous sur terre ?

Cette question, on se la pose beaucoup aujourd'hui, surtout parmi les jeunes. Ce n'est pas le lieu d'analyser le phénomène. Je voudrais simple­ment donner une réponse, la seule réponse valable. Et cette réponse, là voici : Nous sommes sur terre pour devenir Dieu. L'Apôtre vient de nous le redire. Nous avons le pouvoir de devenir enfant de Dieu. Nous pouvons naître de Dieu. Nous pouvons tout partager de son être, de sa vie.

La métamorphose de notre être, sa divinisation, s'opère dès mainte­nant. L'incarnation de Dieu se poursuit en chacun de nous. Et le vrai chré­tien est un homme dans lequel triomphe le mystère de l'incarnation.

 

La participation de plus en plus consciente à la vie de Dieu conduit l'homme à sa pleine stature humaine et divine. Un tel homme a déjà vaincu la mort. Il devient lumière, amour et paix, exactement comme le Christ Jé­sus auquel il a ouvert bien large la porte de son coeur. Il sait, cet hom­me, qu'il est entré dans la vie éternelle et ses yeux commencent à entre­voir l'inimaginable beauté de Dieu.

Cet homme peut être une énigme pour les autres. En tout cas, il est toujours un appel. Ce peut être dangereux pour lui. Nous connaissons tous le sort qui attendait ce petit enfant né si pauvrement dans ce village per­du aux alentours de Jérusalem, dans cette Bethléem, dans cette maison du pain.

Nous savons que cet enfant a été pourchassé à peine né et que finalement,                           il a été ­rejeté par les hommes parce que les hommes avaient peur de lui.

 

Mes frères, il faut toujours revenir à cette peur qui nous habite. Etre un homme de Dieu aujourd'hui n'est pas plus facile, n'est pas moins dangereux qu'à l'heure de Jésus. Nous savons qu'il existe encore aujourd'hui d'authentiques martyrs.

Mais Dieu qui est lumière et amour n'attend de nous qu'une seule chose : que nous lui fassions confiance, que nous le croyions, que nous acceptions le don qu'il nous fait de son être. Pourquoi aurions-nous peur de lui ?

Or, nous acceptons le cadeau qu'il nous fait lorsque nous accomplis­sons sa volonté. La volonté de Dieu n'est jamais que l'emballage, à l'inté­rieur se trouve le cadeau qui est Dieu lui-même.

 

Mes frères, permettez-moi pour finir un souhait et une prière : que nous puissions devenir des saints, que nous permettions au Christ de tri­ompher en nous, que nous puissions être aujourd'hui lumière de Dieu pour les hommes nos frères.

Et ainsi, nous aurons parfaitement accomplis notre vocation de chré­tien et même, tout simplement, notre vocation d'homme.

 

                                                                                  Amen.

 

Temps de Noël : Homélie : Fête de St Etienne. 26.12.88                

 

Mes frères,

 

Permettez-moi quelques mots pour souligner le paradoxe apparent dans lequel nous entraîne la liturgie. Hier, nous célébrions la naissance de Dieu dans une chair d'homme et nous disions que cette naissance se conti­nue mystiquement en chacun d'entre-nous.

Et voici qu'aujourd'hui nous sommes placés brutalement face au refus opposé par l'homme au projet de Dieu, refus total, rejet absolu qui va jusqu'au meurtre de celui qui ose se poser en témoin de Dieu.

          Il y a une excuse qui n'en est pas une, mais qui pourtant permet de

tout racheter : ces hommes ne savaient pas ce qu'ils faisaient ! Le Christ est venu pour être témoin de Dieu et de sa vérité. Il l'a hautement affirmé devant Pilate, son juge, et ça lui en a coûté la vie.

 

Il nous a prévenus. Nous risquons à notre tour d'être détestés de tous les hommes à cause de Lui. Cet avertissement peut paraître bien aca­démique, mais attention, la persécution peut s'abattre sur nous en un ins­tant. Des millions de chrétiens, autrefois bien tranquilles, sont mainte­nant affrontés à des persécutions sanglantes ou sournoises auxquelles ja­mais ils ne se seraient attendus.

Mais pourquoi cette haine ? Pourquoi ces poursuites ? Pourquoi cette mise à part ? C'est tout bonnement - osons le regarder en face - le mystère de l'iniquité qui est à l'oeuvre, réflexe irraisonné, irrationnel, qui brutalement se saisit des hommes. Car Dieu fait peur, la Lumière fait peur, l'Amour fait peur. L'infection ­de l'égoïsme est telle, elle possède en elle une telle puissance, qu'elle dresse les hommes contre leurs semblables et contre Dieu dont ils sont l'image.

Mes frères, nous sommes avertis. Ne laissons jamais les forces du mal et du refus dominer en nous, mais ouvrons-nous sans crainte à la puissance divinisatrice de notre Dieu. Et nous serons ainsi des témoins, des témoins de son amour, de sa lumière, de sa présence, de son action, des témoins qui n'auront pas peur.

 

Mes frères, ce contexte de persécution peut très bien se trouver éga­lement à l'intérieur du monde religieux le plus fervent. Pensons à Saint Jean de la Croix, à Saint Jean de la Salles, à Saint Alphonse de Liguori. Ils s'en trouvent encore aujourd'hui que nous ne connaissons pas mais qui peut-être un jour seront proposés à notre vénération.

Mes frères, soyons toujours du bon côté, c'est à dire du côté de Dieu. Accueillons tous nos frères, tous les hommes, dans notre coeur. Et là, quels qu'ils soient, baptisons-les dans la lumière et dans l'amour comme l'a fait le diacre Etienne qui a pris dans son coeur son persécuteur peut­-être le plus rabbique, Saul, et qui l'a transfiguré à l'heure voulue par Dieu.

Mes frères, confions-nous à cet amour, laissons-nous porter par lui et, à notre tour, nous serons des témoins et des baptiseurs.

 

                                                                                           Amen.

 

Temps de Noël : Homélie : Fête de St Jean.   27.12.88

 

Mes frères,

 

L'Apôtre Jean est le premier qui dans l'Eglise a mérité le titre de théologien. Il a parlé de Dieu avec une autorité sans égale. Et il le pou­vait, car il connaissait Dieu pour l'avoir vu, pour l'avoir entendu, pour l'avoir touché. C'est ainsi qu'il demeure pour jamais le prince des con­templatifs, le premier et le plus grand.

Il va donc nous renvoyer l'image de ce que nous devons être. Il va nous enseigner ce que nous avons à découvrir, ce que nous avons à faire.

 

Je vais m'arrêter à une seule de ses paroles, celle qu'il vient de nous adresser au début de la Lettre dont nous avons entendu lecture. Elle est fondamentale. Elle est le point de départ obligé de toute aventure spi­rituelle. Et la voici : C'est dans le Christ Jésus seul que nous pouvons ren­contrer Dieu. Tout autre chemin est illusoire et conduit à l'impasse. Cela implique que le Seigneur Jésus est vivant, qu'il est ressuscité d'entre les morts, et qu'il est Dieu.

Cela signifie pratiquement pour nous deux choses essentielles repri­ses par Saint Benoît et, avant lui déjà, par toute la Tradition monastique. La première, c'est que nous devons être mus par la foi, par une foi pure, une foi toujours à purifier, fut-ce au prix des épreuves les plus dures.

Et ensuite, cette foi doit se concrétiser dans une remise totale de soi au Christ, dans une obéissance parfaite à ses représentants sur terre.

Cette route est infaillible. Elle nous conduit à la communion avec Jésus lui-même et avec Dieu notre Père. Elle débouche sur le partage de la vie divine, sur une résurrection anticipée, sur une plénitude de joie, celle même de Dieu.

Mes frères, voilà esquissée la démarche de toute vie monastique con­templative. A nous d'être fidèles pour connaître à notre tour la vie éter­nelle et pour combler de joie celui-là même qui nous a appelés.

 

                                                                                Amen.

 

Temps de Noël : Homélie : Les Sts Innocents.  28.12.88

 

Mes frères,

 

N'essayons pas d'imaginer l'horreur du massacre de ces enfants. L'hom­me sait être cruel quand il est barricadé dans ses peurs. Le vieil Hérode, prisonnier de sa paranoïa, était redouté et détesté de tous. Il accumulait les intrigues et les crimes. Personne n'échappait à sa fureur démentielle, pas même les membres de sa famille.

Il avait fait emprisonner des dizaines de notables Juifs pour qu'on les égorgea à l'heure de sa mort afin qu'il y eût des pleurs en Is­raël à ce moment-là, et non pas des chants de réjouissance. Heureusement lorsque Hérode mourut, ils furent tous libérés sur le champ et ce fut la joie générale.

C'est dans ce climat que Jésus a vu le jour. Rien donc d'étonnant que on ait cherché à le tuer. Les ténèbres ne peuvent supporter la lumière, et la frénésie de la chair ne peut tolérer la présence de Dieu. C'est là une loi qui vaut pour tous les temps et, notre coeur lui-même en est écartelé, déchiré, jusqu'à ce que finalement la charité ait triomphé en lui.

 

De l'épisode de ce jour, retenons ceci, mes frères : Dieu va chercher ses témoins sous tous les cieux et pas seulement au sein de notre Eglise. Ces petits Juifs, à peine nés et mis à mort déjà, sont les prémices des martyrs qui ne connaissent pas le Christ, mais qui souffrent et qui meu­rent victimes de l'oppression, de l'injustice, de la haine aveugle.

Comme nous le rappelle l'Apôtre, le Christ est la victime offerte pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier. Le grand Corps du Christ se construit partout, personne n'en est exclu.

Et nous, à notre place, efforçons-nous de répondre à notre vocation dans la fidélité, dans l'ouverture, dans une charité sans frontières.

 

                                                                                              Amen.

 

Temps de Noël : Homélie.                         29.12.88

 

Mes frères,

Siméon, cet homme juste et pieux qui attendait la délivrance d'Israël, vient de nous adresser à travers Marie une parole qui a valeur de prophétie pour toutes les générations. Il vient de nous dire pour terminer que les pensées secrètes d'un grand nombre sont dévoilées à l'intérieur de la position adoptée par cha­cun face à Jésus.

Cela signifie que le plus caché de notre coeur, ce qui définit notre qualité réelle, est mis au jour à notre insu dans notre attitude, nos ré­flexes en présence du Seigneur Jésus.

Mais attention, ne l'oublions pas, Jésus vit en chacun de nos frères, en chacun des hommes qui croisent notre route. Il nous l'a dit lui-même : ce que vous avez fait ou refusé de faire aux plus petits d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait ou refusé de le faire !

 

Nous retrouvons ainsi ce que l'Apôtre vient de nous dire. Comment sa­vons-nous que nous connaissons le Christ Jésus ? Il nous donne la réponse : en gardant ses commandements. Cette affirmation nous heurte de front.

Or, le commandement de Jésus, le voici : C'est que nous nous aimions les uns les autres comme il nous a aimés, c'est à dire jusqu'au bout. Ce jusqu'au bout est le signe d'une démesure, d'une folie qui caractérise l'agir de notre Dieu quand nous le comparons à notre sagesse tellement étroite.

Nous devons donc marcher dans la voie où lui, Jésus, a marché, c'est à dire nous devons nous mettre aux pieds de tous les hommes pour les servir. Nous devons risquer notre vie pour eux.

 

Celui qui aime son frère de cette façon est dans la lumière. Il est lui-même lumière. Par contre, celui qui n'aime pas son frère à la manière de Jésus, il est dans les ténèbres. Et il est ténèbre pour les autres, scandale, objet de chute.

Revenons maintenant à Siméon et demandons-nous quelle est notre atti­tude vis-à-vis de nos frères ? Nous découvrirons alors ce qui est le plus caché dans notre coeur, ce que nous sommes vraiment en vérité aux regards de Dieu.

Quelles sont les pensées qui se lèvent à l'intérieur de notre cœur ? Et que valent nos paroles et nos gestes ? Est-ce amour, douceur, bienveillance, bonté, accueil, patience ? Ou bien est-ce autre chose ? Serait-ce parfois le contraire ?

 

Mes frères, demandons au Seigneur de purifier notre coeur. Abandon­nons-nous à son action. Il veut nous transformer, nous rendre semblable à son fils Jésus. Et alors, lorsque cette oeuvre merveilleuse sera accomplie en nous, nous serons vraiment ses témoins sur la terre.

Mais il n'est pas nécessaire d'attendre ce moment-là pour l'être. Nous le sommes déjà lorsque de toute notre bonne volonté nous nous efforçons d'aimer nos frères, de nous mettre à leur service et de donner chaque jour dans notre obéissance noter vie pour eux et pour le Christ.

 

                                                                                         Amen.

 

 

 

Temps de Noël : Homélie : La Sainte Famille.   30.12.88

 

Mes frères,

 

En septembre dernier, nos Evêques ont ouvert une Année consacrée à la Famille. Ils affirment, avec raison, que la famille est le milieu natu­rel à l'intérieur duquel l'enfant apprend les premiers éléments de la Foi chrétienne, le milieu dans lequel il doit découvrir les vertus de la vie à laquelle il sera voué tous les jours.

La Fête de ce matin nous rappelle cette évidence. Jésus lui-même a reçu son initiation religieuse au sein de sa famille, auprès de sa Mère Marie, auprès de Joseph son père. C'était la coutume dans les milieux Juifs. Le premier devoir du père - entre autres - était d'apprendre à lire à son fils afin que celui-ci fut plus tard à même de déchiffrer les rouleaux de la Loi.

Jésus a probablement fêté à Jérusalem sa profession de foi au Temple même. C'est l'épisode qui nous est relaté aujourd'hui. A partir de ce jour, il devenait adulte dans la Foi, soumis à tous les préceptes de la Loi, et il était de plein droit chez son Père. Ce détail avait échappé à ses parents.

 

C'est compréhensible. C'étaient de très braves gens, mais ils étaient en présence d'un mystère qui les dé­passait à l'infini. Ce n'est que petit à petit que leur conscience s'est éveillée à cette présence de Dieu avec eux, Dieu vivant dans leur enfant, leur enfant étant Dieu lui-même. Mes frères, voilà le modèle de toute famille !

La cellule familiale proprement dite, ou bien la famille plus large, la famille monastique par exemple, doit être et rester le lieu privilégié où s'accomplit le salut des personnes. La référence se trouve encore et toujours dans la famille de Nazareth, celle-ci étant construite pour et autour de Jésus. Or Jésus signifie : Dieu sauve, Dieu apporte le salut.

Toute famille chrétienne doit être comme le prolongement, le retour de cette première famille chrétienne que fut celle de Nazareth. Elle doit avoir pour premier objectif le salut de ses membres. Et par salut, il faut entendre le plein épanouissement surnaturel et humain de chacun.

 

Oui, mes frères, la famille, dans son sens le plus large du terme, doit conduire ses membres à la perfection de leur destinée, c'est à dire devenir des enfants de Dieu à part entière. Ce souci est visible chez notre Père Saint Benoît. Il s'inscrit d'ailleurs dans le projet de Dieu sur sa création. Mais soyons lucides, le péché veut se mettre en travers de cet idéal, ce péché qui ronge notre coeur et dont nous ne pouvons nous défaire.

Cependant, ne perdons pas courage car Jésus est venu pour nous sauver de ce péché. Il peut toujours nous accabler, le péché, mais il ne parvient pas à nous maîtriser et, finalement, c'est nous qui en sommes le maître. Mais alors, notre perfection est atteinte et le projet de Dieu est réalisé sur nous.

Mes frères, gardons cette espérance, disons-nous que si nous sommes en ce monde, c'est pour devenir des enfants de Dieu, c'est pour devenir Dieu nous-mêmes. Et veillons donc à ce que dans notre coeur il n'y ait ja­mais que des sentiments de paix, de concorde, d'amitié, de bienveillance, d'amour, afin que notre famille humaine, ou notre famille monastique soit vraiment le lieu où chacun peut pleinement s'épanouir en Dieu.

 

                                                                                   Amen.

 

Temps de Noël : Homélie : Dernier jour de l’an.31.12.88

 

Mes frères,

 

Nous sommes au dernier jour de l'année civile et l'Apôtre vient de nous dire que nous sommes à la dernière heure du monde. Il entend signi­fier par là que la fin de ce monde-ci a commencé et que nous sommes entrés dans des Temps nouveaux. L'accompli du Royaume de Dieu est déjà présent. Et si notre coeur est suffisamment pur, nous pouvons déjà le contempler et laisser notre coeur s'emplir de joie.

 

Mes frères, ne soyons pas des étourdis. Ne nous laissons pas séduire, distraire, par le jeu des apparences. Une réalité d'un autre ordre se ca­che sous leurs voiles. Et cette réalité attend avec ferveur notre désir pour qu'elle puisse se manifester à nous.

Nous devons permettre au Verbe de Dieu, au Christ Jésus, au Vivant de prendre possession de nous. Notre habitation véritable n'est pas cette maison ou bien une autre. Notre lieu, notre demeure, c'est le sein du Père. C'est là que le fils unique veut nous conduire.

Le texte original de la péricope Evangélique est teinté d'une nuance qui n'apparaît pas dans les traductions. Cette nuance marque un mouvement VERS. Le Logos, le Verbe est …. .?…. Il est tendu vers son Père. Et à la fin, on nous dit que le Fils se trouve dans une position …?... Cela signifie qu'il se plonge sans arrêt dans le sein de son Père. Or, ce mouvement, le Christ l'imprime en nous si nous consentons à répondre de tout notre être à l'amour qu'il nous offre.

 

Mes frères, je pense qu'il n'est rien de plus sublime en ce monde que de prendre conscience de ce mouvement, de se voir entraîné à l'intérieur de Dieu jusque dans ses entrailles, jusqu'à l'intérieur de son sein et, là, de s'éveiller et de savoir qu'on est entré dans la vie éternelle et qu'on est devenu Dieu par grâce.

Mes frères, notre obéissance, celle que nous avons voué à notre Dieu, elle est de nature extatique. Elle nous accroche à la personne du Christ et elle nous lance à l'intérieur de la Trinité. Si nous vivons habituellement dans cet état d'union au Christ, la courbe de notre existence se perd dans l'insondable mystère et l'accompli du projet divin s'inscrit en nous.

Voilà, mes frères, la destinée humaine idéale. C'est à cela que nous sommes appelés de par notre vocation chrétienne et davantage encore monas­tique. En cette dernière Eucharistie de l'année 1988, remercions Dieu pour le don magnifique qu'il nous fait de son être et promettons lui une fidé­lité renouvelée.        

 

                                                                                             Amen.

 

 

Table des matière de l’année 1988 :

 

Chapitre : Présentation des vœux.                01.01.88  1

Pourquoi es-tu venu ?  1

Homélie : Fête de Sainte Marie Mère de Dieu.01.01.88* 2

Dieu dépend de sa mère. 2

Chapitre : Récollection du mois de janvier.      02.01.88  3

Comme s’il voyait l’invisible. 3

Chapitre : Allocution du Père Abbé Général.    10.01.88  5

1. Comment on approuve des Nouvelles Constitutions. 5

Chapitre : Allocution du Père Abbé Général.     11.01.88  10

2. C’est seulement un commencement. 10

Chapitre : Allocution du Père Abbé Général.     12.01.88  11

3. Il s’adresse aux Abbés et aux Abbesses. 11

Chapitre : Allocution du Père Abbé Général.     13.01.88  12

4. L’exemple des Supérieurs pour les communautés. 12

Homélie : 2° dimanche ordinaire – Année B.     17.01.88  15

1S 3,3b-10.19    1Co 6,13b-15a.17-20    Jn 1,14a.12a  15

Chapitre : Homélie du Cardinal Hamer.           17.01.88  16

1. Donnée au Chapitre Général en la fête de St André. 16

Chapitre : Homélie du Cardinal Hamer.           18.01.88  20

2. L’unité de notre Ordre. 20

Chapitre : Homélie du Cardinal Hamer.           19.01.88  23

3. Ce qui est réservé au Saint Siège. 23

Chapitre : Homélie du Cardinal Hamer.           20.01.88  26

4. Des normes de vie monastique. 26

Chapitre : Homélie du Cardinal Hamer.           23.01.88  29

5. L’Histoire du projet de Dieu sur le monde. 29

Chapitre : L’unité de l’Ordre.                     24.01.88  32

1. Le partage d’un même esprit. 32

Allocution du Pape Jean-Paul II.                 25.01.88  34

1. Une vie intégralement contemplative. 34

Chapitre : Un soir de centenaire.                 26.01.88  36

Nous sommes portés par une lignée. 36

Allocution du Pape Jean-Paul II.                  27.01.88  38

2. Retour à l’intégrité de la Règle. 38

Allocution du Pape Jean-Paul II.                  28.01.88  40

3. Aspect juridique de notre travail. 40

Chapitre : L’unité de l’Ordre.                     30.01.88  44

2. Qu’est-ce qu’un Chapitre Général ?  44

Chapitre : L’Unité de l’Ordre.                     31.01.88  46

3. Le patrimoine. 46

Chapitre : L’unité de l’Ordre.                     01.02.88  48

4. 2 Chapitres ?  48

Chapitre : L’unité de l’Ordre.                     03.02.88  50

5. Deux Chapitres distincts mais interdépendants. 50

Chapitre : L’unité de l’Ordre.                     04.02.88  53

6. Définition de l’Unité. 53

Chapitre : L’unité de l’Ordre.                     05.02.88  56

7. La Constitution 72. 56

Chapitre : Récollection du mois de février.      06.08.88  57

Qu’est-ce que la vraie Paix ?  57

Homélie : 5° dimanche du temps ordinaire. B.  07.02.88  60

Jb 7, 1-4.6-7   *   1 Co 9, 16-19.22-23   *   Mc 1, 29-39  60

Chapitre : L’unité de l’Ordre.                     09.02.88  61

8. Une mutuelle dépendance. 61

Chapitre : L’unité de l’Ordre.                     12.02.88  63

9. Exemples de décision concordante. 63

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        15.02.88  66

1. Introduction. 66

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        16.02.88  69

2. Nous adapter à Son action sur nous !  69

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        17.02.88  70

3. Les tournants imprévus dans notre vie. 70

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        18.02.88  73

4. Devenir de vrais anciens. 73

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        20.02.88  76

5. Le succès qui irrite !  76

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        21.02.88  78

6. Des déceptions dans notre vie * Fin. 78

Homélie : 2° dimanche du carême. B.            28.02.88  80

Règle : 23 : L’excommunication pour les fautes. 29.02.88  82

Portraits !  82

Règle : 26 : Se joindre aux excommuniés.       03.03.88  84

Pourquoi encore ce Chapitre ?  84

Règle : Que faire avec les incorrigibles ?        05.03.88  86

La voix de Dieu. 86

Règle : 31, 1-26 : Des qualités du cellérier.    08.03.88  87

Le cellérier idéal !  87

Règle : 31, 27-fin : Des qualités du cellérier.  09.03.88  89

L’humilité du cellérier. 89

Règle : 32 : Des outils et objets du monastère.10.03.88  91

Garder la volonté de Dieu. 91

Règle : 36 : Des frères malades.                 15.03.88  93

Tous des malades. 93

Règle : 37 : Des vieillards et des enfants.      16.03.88  95

Enfance et vieillesse !  95

Semaine Sainte de 1988 – Du 26.03 au 10.04.1988  97

Chapitre du samedi avant les rameaux.           26.03.88  97

Marie, celle qui a été rendue gracieuse !  97

Dimanche des rameaux.                            27.03.88  99

Exhortation avant la bénédiction des rameaux. 99

Homélie à la bénédiction des rameaux. 100

Homélie à l'Eucharistie. 101

Chapitre du Lundi Saint.                           28.03.88  102

Marie et Jésus. 102

Chapitre du Mardi Saint.                          29.03.88  105

Judas, Pierre, et nous ?  105

Chapitre du Mercredi Saint.                      30.03.88  108

Hommes et femmes devant le Christ !  108

Homélie à l’Eucharistie du Jeudi Saint.          31.03.88  110

Vendredi Saint.                                    01.04.88  111

Homélie à la Liturgie. 111

Exhortation à l’Office de Complies. 113

Homélie de la vigile Pascale.                       02.04.88  116

Homélie de l’Eucharistie Pascale.                  03.04.88  117

Clôture des solennités Pascales.                   10.04.88  118

Chapitre : La vraie objectivité !  118

Chapitre 58, 1-37 : De l’accueil des frères.    11.04.88  120

Éprouvez les esprits !  120

Chapitre 58, 38-fin : De l’accueil des frères.   12.04.88  121

Rester novice toute sa vie !  121

Chapitre 60 : Des prêtres qui désirent entrer. 14.04.88  123

Qu’es-tu venu faire ?  123

Chapitre 61, 1-16 : Des moines étrangers.      15.04.88  124

Pas de prétention !  124

Chapitre 63, 1-24 : Du rang à garder.          18.04.88  126

Une nouvelle naissance. 126

Chapitre : Récollection du mois de mai.          30.04.88  128

Redevenir des petits enfants. 128

Homélie : Cinquième dimanche de Pâques – B.    01.05.88  130

Notre vie est en Dieu. 130

Règle : Prologue 1-21.                             02.05.88  131

L’Evêque Athanase. 131

Règle : Prologue 22 - 33.                         03.05.88  134

L’univers de la résurrection. 134

Règle : Prologue : de 34 à 47.                    04.05.88  135

Dieu a les yeux ouverts sur nous. 135

Chapitre : Les rogations.                          08.05.88  137

Les rogations aujourd’hui ?  137

Chapitre : La vie cénobitique.                     11.05.88  139

Chapitre : L’Ascension du Seigneur.              12.05.88  140

Chapitre 2, 44-59 : De l’Abbé.                   13.05.88  141

La loi de l’amour !  141

Chapitre : Saint Pacôme.                          15.05.88  143

Règle : 4,25-50 : Quels outils utiliser ?         20.05.88  146

La colère !  146

Homélie : Eucharistie vespérale de la Pentecôte.21.05.88  147

Homélie : Fête de la Pentecôte.                  22.05.88  148

Règle : 5, 29-44 : De l’obéissance.              24.05.88  149

Puissance de l’obéissance. 149

Règle : 6 : De la retenue dans les paroles.      25.05.88  152

Le silence méconnu. 152

Règle : 6 : De la retenue dans les paroles.      26.05.88  154

Loquacité et bavardage ?  154

Règle : 7, 13-28 : De l’humilité.                 27.05.88  156

Culmen !  156

Chapitre 7, 29-51 : Premier degré.              28.05.88  159

La crainte de Dieu !  159

Chapitre : Fête de la Sainte Trinité.             29.05.88  161

Règle : 7,66-81 : De l’humilité – 1° degré.     30.05.88  163

Devenu inutile !  163

Règle : 7, 89-93 : De l’humilité – 3°degré.     01.06.88  164

Exaltation caelestis !  164

Règle : 7,119-130 : De l’humilité – 5°degré    03.06.88  166

Un mutisme arrogant !  166

Chapitre : Récollection du mois de juin.          04.06.88  168

Un admirable échange. 168

Règle : 7,147-149 : De l’humilité-8°degré.     06.06.88  170

La règle commune. 170

Règle : 7,150-155 : De l’humilité-9° degré.    07.06.88  172

Nous sommes malades !  172

Règle :7, 156-158: De l’humilité-10°degré.     08.06.88  174

Saint Benoît et le rire ?  174

Homélie : 11° dimanche ordinaire – B.           12.06.88  176

Ez. 17, 22-24  *  2 Co. 5, 6-10  *  Mc. 4, 26-34   176

Règle : 14 : Aux fêtes des Saints.               18.06.88  178

Le témoignage des martyrs. 178

Règle : 16 : Des divins offices du jour.          20.06.88  180

La spiritualité de l’office. 180

Règle : 17 : Combien de psaumes le jour ?      21.06.88  183

L’union du ciel et de la terre. 183

Règle : 18 : L’ordre des Psaumes.                22.06.88  185

Dieu viens à mon aide !  185

Homélie : Vigile de Saint Jean-Baptiste.        23.06.88  186

Jr. 1, 4-10  *  1P. 1, 8-12  *  Lc. 1, 5-17   186

Règle : 18, 56-74 : L’ordre des psaumes.       25.06.88  188

Deo gratias !  188

Homélie : Vigile des Saints Pierre et Paul.       28.06.88  189

Ac. 3,1-10 * GaI. 1-11-20 * Jn. 21,15-19. 189

Chapitre : Récollection du mois de juillet.        02.07.88  190

Homélie : 14° dimanche ordinaire. Année B.    03.07.88  192

Ez. 2, 2-5  *  2Co. 12, 7-10  *  Mc. 6, 1-10  192

Règle : 28 :Ceux qui,………,ne se corrigent point.05.07.88  193

Une communauté de prophètes. 193

Règle : 29 : De ceux qui s’en vont.               06.07.88  196

L’indulgence de Saint Benoît. 196

Règle : 30 : Des enfants en bas âge.            07.07.88  198

Dieu corrige. 198

Règle : 31,27-42 : Portrait idéal du cellérier.  09.07.88  200

Ce Chapitre est pour tous !  200

Chapitre : Fête de Saint Benoît.                  10.07.88  202

Apprendre à vivre avec les saints qui nous ont précédés. 202

Règle :35,21-37: Des semainiers de la cuisine. 14.07.88  203

Le travail de la cuisine. 203

Règle : 36 : Des frères malades.                 15.07.88  206

Le soin des malades. 206

Règle : 37 : Des vieillards et des enfants.      16.07.88  208

Notre vocation !  208

Règle : 43,1-31 : Des retardataires.            22.07.88  209

Dieu appelle !  209

Chapitre : Causeries de Dom Jean Leclerc.     22.07.88* 211

Conclusions après ces causeries. 211

Règle : 43,32-fin : Des retardataires.          23.07.88  213

Le repas physique et spirituel. 213

Chapitre : Suite aux Conférences sur Rancé.    01.08.88  215

Que peut-il nous apporter aujourd’hui ?  215

Homélie : 20° dimanche ordinaire – B.          14.08.88* 218

Prov. 9, 1-6  *  Eph. 5, 15-20  *  Jn. 6, 51-58  218

Chapitre : Récollection du mois d’août.           14.08.88  219

Clôture de l’année Mariale. 219

Règle : 61, 17-fin : Des moines étrangers.    16.08.88* 221

Un piège du démon ! 221

Chapitre : Clôture de l’Année Mariale.           16.08.88  222

Règle : 62 : Des prêtres du monastère.         17.08.88  223

L’élèvement et l’orgueil. 223

Chapitre : La deuxième génération.               19.08.88  225

Le Bienheureux Guerric et notre Père Saint Bernard. 225

Règle : 65, 24-fin : Du Prieur.                   23.08.88  227

Mais qu’est-ce que cette superbe ?  227

Règle : 66 : Des portiers du monastère.         24.08.88  229

Portrait du Frère Gérard. 229

Règle : 68 : Des choses impossibles.             26.08.88  230

1. Des choses lourdes, pesantes, intolérables. 230

Règle : 68 : Des choses impossibles.            27.08.88  232

2. L’impossible de la sainteté. 232

Règle : 71 : S’obéir mutuellement.               29.08.88  234

Remercier Dieu par l’obéissance. 234

Règle : 73 : Tu parviendras.                      31.08.88  235

C’est notre tour, allons-y !  235

Récollection du mois de septembre.               03.09.88  236

Homélie : 23° dimanche ordinaire. Année B.     04.09.88  238

Effata !  238

Is 35,4-7  *  Jc 2,1-5  *  Mc 7,31-37   238

Règle : En guise d’introduction.                   10.09.88  239

Synthèse de la Règle. 239

Mes frères, 239

Règle : En guise d’introduction.(suite et fin).    12.09.88    Synthèse de la Règle (suite). 241

Règle : 2, 60-80 : De l’Abbé.                    13.09.88  242

Des indisciplinés et des turbulents. 242

Règle : 2, 81-91 : De l’Abbé.                    14.09.88  244

Des négligents et des rebelles. 244

Règle : 2, 92-fin : De l’Abbé.                   15.09.88  246

Effrontés, orgueilleux, désobéissants !  246

Règle : 4, 78-fin : Quels outils utiliser ?      21.09.88  247

Un outil performant !  247

Règle : 5, 1-23 : De l’obéissance.                22.09.88  248

Faire comme Dieu !  248

Règle : 5, 29-fin : De l’obéissance.             23.09.88  250

Obéissance amoureuse !  250

Règle : 6 : De la retenue dans les paroles.      24.09.88  251

Les charognards !  251

Homélie : 26° dimanche ordinaire – B.           25.09.88  253

Nb Il, 25-29 * Jc 5,1-6 * Mc 9, 38-48  253

Règle : 7, 13-28 : De l’humilité (suite).        26.09.88  254

Le désir des choses de Dieu. 254

Règle : 7, 29-51 : Premier degré.               27.09.88  255

Le double vouloir !  255

Règle : 7, 52-65 : Premier degré.               28.09.88  257

Education à la volonté. 257

Règle : 7, 66-81 : Premier degré.                         29.09.88  258

Le désir mauvais !  258

Récollection du mois d’octobre.                    01.10.88  260

La stabilité dans la Foi. 260

Homélie : Jubilé du frère Bonaventure.         01.10.88* 262

Règle : 7, 119-130 : Cinquième degré.          05.10.88  263

Sortir de soi !  263

Homélie : 30° dimanche ordinaire – Année B.   23.10.88  265

Jésus Fils de David, aie pitié de nous !  265

Jer 31, 7-9  *  Heb 5, 1-6  *  Mc 10,46-52  265

Chapitre : Fête de la Toussaint.                  01.11.88  266

N’aimez pas le monde………    266

Récollection du mois de novembre.                05.11.88  268

Le rôle d’un moine contemplatif accompli. 268

Règle : 31, 27-42 : Portrait idéal du cellérier. 08.11.88  270

Ni troublé, ni contristé. 270

Homélie : Fête de nos collaborateurs.            10.11.88  271

Chapitre : Causeries de Monsieur Habachi.      16.11.88  273

Quelques conclusions à tirer. 273

Homélie : Fête du Christ-Roi.                     20.11.88  274

En chacun vit l’espérance de cet univers d’amour. 274

Chapitre : Présentation de la Vierge Marie.     21.11.88  275

Chapitre : Le Cycle Liturgique.                    27.11.88  277

Récollection du mois de décembre.                03.12.88  279

Que sont les hommes en face du profit ?  279

Temps de Noël : Homélie à la messe de minuit. 25.12.88  281

Temps de Noël : Homélie à la messe du jour.  25.12.88* 283

Temps de Noël : Homélie : Fête de St Etienne. 26.12.88  284

Temps de Noël : Homélie : Fête de St Jean.   27.12.88  285

Temps de Noël : Homélie : Les Sts Innocents.  28.12.88  286

Temps de Noël : Homélie.                         29.12.88  286

Temps de Noël : Homélie : La Sainte Famille.   30.12.88  288

Temps de Noël : Homélie : Dernier jour de l’an.31.12.88  289

Table des matière de l’année 1988 : 290

 

 

 

 

 

 

 



[1] Pour l’ouverture du Chapitre Général.

[2] A l’audience du 17.12.87

[3] Ce Chapitre de nos Règles a été extrait du Chapitre suivant « Clôture de l’année Mariale » pour le cas où on ferait un classement séparé des Chapitres de la Règle.

[4] Suite du Chapitre précédent

[5] Les premières phrases n’ont pas été enregistrées. Regrets.