Chapitre : Présentation des vœux.                01.01.87

      Règle : Pr. 1 – 21.

 

Mes frères,

 

L'échange de voeux le premier jour de l'an est une tra­dition sainte et louable à laquelle je me prête bien volon­tiers. Cette année, je prendrais appui sur les paroles de no­tre Père Saint Benoît. Vous le savez, elles sont un trésor de sagesse et elles nous conduisent toujours directement à l'essentiel.

Je souhaite que vous deveniez, que vous soyez des hommes du retour. Ut ad eum redeas, nous dit Saint Benoît au Pr. 6. Pour que tu retournes à lui, à celui-là qui t'a appelé et dont tu ne cesses de t'écarter par tes trop nombreuses et misérables infidélités.

 

Je vous souhaite donc de tourner le dos à votre passé, à vos habitudes charnelles et à vous avancer résolument vers votre véritable jeunesse ; à aller, à courir vers le lieu de la rencontre, de ce lieu béni où vous verrez enfin la lumière de Dieu, le rayonnement de sa splendeur et où vous vous per­drez corps et âme, et esprit dans cette lumière.

C'est cela, mes frères, le terme d'une vie monastique réussie. Ce n'est pas d'ordre naturel, c'est purement surna­turel. C'est la plus grande grâce que Dieu puisse accorder à un homme ici bas. C'est celle dont il comble tous les saints. Et s'il nous a appelés dans le monastère, c'est pour nous fai­re cette faveur.

Et lorsque nous sommes arrivés dans la lumière, que nous la contemplons, qu'elle est notre vie, à ce moment-là, nous qui sommes un rien du tout de matière, nous portons en nous la création toute entière. Et c'est l'oeuvre de Dieu qui réus­sit, qui est conduite à son accomplissement. C'est la raison pour laquelle il y a des moines, sinon ce serait parfaitement inutile.

 

Je vous souhaite donc que vous puissiez vous laisser sé­duire par la beauté de Dieu, la beauté du Christ Jésus, la beauté de la Vierge Marie, la beauté des Saints et des Sain­tes. Si bien que, oubliant tout ce qui est derrière vous, vous couriez tendus vers l'avant pour saisir enfin celui qui vous a vous-mêmes saisis.

Vous êtes portés par cette lumière. C'est elle qui vous attire et c'est elle qui vous pousse. Il faut donc que vous vous laissiez travailler par elle jusqu'à ce que vos yeux, les yeux de votre coeur s'ouvrent et que vous la reconnais­siez.

N'ayez donc pas peur d'introduire une certaine radica­lité dans votre vie. Ne vous laissez pas arrêter par des riens. Ne vous engluez pas dans des bêtises. Il faut donc pra­tiquer un saint détachement et aller à la vérité. Tout ce qui n'est pas la vérité, laissez-le tomber.

 

Et la vérité, une fois que vous la voyez, accomplissez­-là pour que vous-mêmes vous deveniez vérité jusqu'à la racine de votre être. Je suis la vérité, disait le Christ, Je suis la vie parce que la vie est à l'intérieur de la vérité. Et la beauté, c'est la splendeur de la vérité. Vous voyez l'univers auquel nous sommes appelés. Laissez-vous donc prendre par ce Dieu qui est tout cela et qui veut vous rendre parfaitement semblable à lui.

Comme le recommande Saint Benoît aujourd'hui, n'ayez pas peur de vous donner de la peine. Ne reculez pas de­vant le labeur de l'obéissance mais entrer courageusement dans la volonté de Dieu, qu'elle devienne votre nourriture.

 

Mes frères, je prie Dieu de vous rendre heureux, de vous donner la liberté du coeur. La liberté du coeur, il faut la posséder pour savoir ce que c'est. Nous ne pouvons pas l'ima­giner avant. Nous croyons parfois être libres et en fait nous sommes toujours conduits par quelque chose qui nous est étran­ger.

Une seule chose n'est pas étrangère à nous, c'est la vo­lonté de Dieu. C'est Dieu caché à l'intérieur de sa volonté. Et lorsque nous absorbons en nous ce Dieu avec sa volonté, à ce moment-là, nous sommes chez lui. Nous sommes semblables à lui et nous goûtons sa propre liberté. La seule véritable liberté du coeur, c'est la liberté du coeur de Dieu qui triom­phe en nous.

Voilà, mes frères, c'est cela que nous devons demander les uns pour les autres aujourd'hui. Nous devons nous le sou­haiter du fond du coeur. Lorsque nous disons : Une sainte et heureuse année, eh bien c'est ça que ça doit signifier.

 

Et ainsi, nous pourrons goûter la joie, la joie de ne plus nous appartenir, de ne plus vivre pour nous, de ne plus être emprisonné dans le cachot de notre égoïsme mais de vivre pour Dieu et de vivre pour les autres.

Quand je dis les autres, c'est bien concret. C'est vivre pour les autres qui sont ici, vivre pour les frères avec les­quels Dieu nous a demandé de travailler. C'est très facile de vivre pour les autres qui sont à vingt, trente, ou quarante mille Kilomètres d'ici. Mais vivre pour le frère que Dieu m'a donné !

Voilà, mes frères, l'objet de mes souhaits pour ce pre­mier janvier 1987. Je vous els confie et je vous demande une petite grâce : priez Dieu qu'ils se réalisent également pour moi.

 

Homélie : Fête de Sainte Marie Mère de Dieu.01.01.87*

      Le mystère de la maternité de Marie.

 

Mes frères,

 

S'il est une fille d'Israël, une fille des hommes sur laquelle le nom du Seigneur a été prononcé, c'est bien Marie la douce Vierge de Nazareth. La création entière montait vers elle, et c'est à partir d'elle qu'elle se redéploie dans une nouveauté, une beauté qui n'était pas montée au coeur de l'homme.

Marie enfante Dieu et lui donne le jour. Grâce à Marie Dieu devient homme. Il devient matière. Il devient le monde. Entre Dieu et sa création s'opère une union plus intime qu' un mariage.

Et cette union sera consommée, sera parachevée, accom­plie quand Dieu au terme de son labeur, de son Opus, sera de­venu tout en toutes choses. Elisabeth habitée par l'Esprit­ Saint avait compris ce mystère, elle qui reconnaissait en Marie la bénie entre toutes les femmes.

 

La maternité de Marie affirme la réalité et le réalisme de l'Incarnation de Dieu. Sa virginité en fait la première cellule d'une humanité nouvelle, une humanité qui n'est plus le produit de vouloirs charnels, mais qui est née de Dieu et promise à un avenir d'éternité et d'amour. Marie est ainsi la mère de tous les hommes greffés sur son fils, de tous les hommes appelés à la gloire de la divi­nisation.

Mes frères, le mystère de la maternité de Marie, la mère de Dieu à l'intérieur de sa virginité, ce mystère est notre propre mystère. Dès que Dieu se saisit de Marie pour réaliser son des­sein, pour lui faire franchir l'étape décisive, il nous prend avec Marie et il nous permet d'accéder là où lui-même, Dieu, habite. Marie a été introduite à l'intérieur de la Sainte Trinité. Et avec elle, nous y entrons tous.

Mes frères, chaque année qui commence nous rappelle le mystère de notre naissance en Marie, de notre destinée sur­naturelle, de notre avenir divin et aussi de fraternité uni­verselle en son fils Jésus le Christ.

 

Que la grâce de cette journée puisse demeurer vivace, active en nous jour après jour. Qu'elle nous imprègne, qu'elle nous permette de réaliser ce grand retour vers Dieu, un retour sans regard en arrière. Nous naissons à l'écart de Dieu. Et pourtant en Marie, comme je le rappelais voici un instant, nous sommes déjà de la famille de Dieu.

Il faut que nos yeux finissent par s'ou­vrir et que avec un regard désormais éclairé, un regard lumi­neux, nous nous dirigions toujours vers Dieu notre Père qui nous attend, qui nous appelle, qui nous attire.

Que la force de cette grâce, que la force de ce mystère nous anime jour après jour au cours de cette année et qu'ainsi nous soyons pleinement heureux. C'est là, mes frères, vous le savez, mon souhait le plus cher. Puisse Dieu nous accorder de le voir se réaliser.

                                                                                                         Amen.

 

Règle : Prologue 22-33.                           02.01.87

      La voix de Dieu.

 

Mes frères,

 

Notre Père Saint Benoît est un pédagogue sans égal. Il nous dit nos vérités et nous invite à l'humilité mais sans jamais nous jeter dans le découragement. C'est l'Esprit de Dieu qui parle en lui. Saint Benoît est arrivé au sommet de la vie spirituelle. Il sait comment s'adresser à ses disciples. Ecoutons-le encore ce soir.

 

Pour lui, nous sommes accablés de sommeil, engourdis, inactifs. Nous le sommes à cause de notre nature blessée, traumatisée par ce qu'on appelle le péché originel. Nous som­mes plus naturellement portés à la paresse qu'au travail, au sommeil plutôt qu'à l'activité.

Or, Dieu attend de nous que nous soyons vigilants. Un véritable moine est un éveillé. C'est un travailleur. C'est un lutteur. Il est donc temps de revenir à nous-mêmes pour revenir à Dieu. Nous devons retrouver la beauté qui était nô­tre lorsque nous avons été rêvés par Dieu et que il nous a façonnés à l'image de ce qu'il est.

Nous devons donc revenir à notre vérité première pour revenir à notre Dieu qui nous a créés et qui nous aime. Et pour cela, comme nous le dit Saint Benoît, nous devons sortir de notre sommeil.

 

Le mot latin exurgamus est traduit ici par levons-nous. En fait, exurgere signifie s'éveiller. On se lève parce que on est enfin éveillé. Dans les psaumes, chaque fois que vous avez ce verbe exurgere, c'est toujours traduit par s'éveiller ou se réveiller.

Mais ce qui nous tire de notre sommeil, c'est la voix de Dieu. C'est déjà elle qui autrefois chaque matin éveillait le prophète. Et cette voix, il nous est impossible de ne pas l'entendre parce que c'est la voix de Dieu. Et elle clame, elle crie, clamans, dit Saint Benoît au Pr, 26. Mais quand on pas­se à la traduction française, c'est tellement édulcoré qu'on ne s'y retrouve pas. Elle clame !

Elle clame, elle crie à travers l'Ecriture d'abord. Voyez pour nous l'importance de la liturgie, l'importance de la Lectio Divina, l'importance de ce contact personnel quotidien quasi permanent avec cette Parole de Dieu rapportée dans l'Ecriture, dans ce qui est devenu l'Ecriture.

 

Mais ayons des oreilles, attonitis, comme dit Saint Benoît Pr.25. C'est des oreilles attentives, oui, mais c'est tout autre chose ici. Ce sont des oreilles qui travaillent, ce sont des oreilles qui vibrent, des oreilles qui recueillent un son et qui l'enregistrent. C'est ça que ça veut dire !

Et puis alors, elle nous crie aussi par la bouche de l'Abbé. C'est peut-être une petite voix ? Ce n'est pas un ténor. Mais enfin, elle se fait entendre par la bouche de l'Abbé com­me nous le dit Saint Benoît un peu plus loin : praeesse doctrina 2,30. Je l'ai rappelé un de ces jours.

Elle nous crie aussi par l'exemple des frères. Il faudrait que la conduite de chacun soit une Parole Vivante, gestualisée que nous devons pouvoir entendre, capter, enregistrer. De toute façon, cette voix de Dieu, elle nous secoue, elle nous bouscule aussi par les événements quotidiens, par ce qui nous touche chaque jour. Tout cela nous secoue.

 

Le contemplatif entend la voix de Dieu à travers tout ce qui lui arrive. Même si ce sont des choses désagréables, cela n'a pas d'importance ! Parfois la voix est tellement dure qu'il faudrait se boucher les oreilles. Mais ça ne fait rien, les oreilles sont solides. N'ayons pas peur de les tenir bien larges ouvertes.

Si bien que Saint Benoît dit déjà ici implicitement que la qualité première du moine, c'est d'être un écoutant, donc un obéissant. La valeur du moine est en relation directe avec la qualité de son écoute, avec la qualité de son obéissance. Saint Benoît dira que l'Abbé ne peut pas aimer un plus que l'autre, sauf, dit-il, celui qu'il trouvera meilleur dans l'obéissance. 2, 46. Celui-là, il est déjà arrivé ou il arrive à un niveau plus élevé que celui n'obéit pas encore aussi bien.

 

Eh bien, mes frères, le retour à Dieu dont je vous par­lais hier, et dont j'ai fait l'objet de mes voeux pour l'an­née nouvelle, ce retour à Dieu, il est facile si on se laisse orienter par cette voix qui indique le chemin. La route pour retourner à Dieu, nous ne la connaissons pas. Nous connaissons bien celles qui nous éloignent de lui. Mais le sentier pour y retourner, il est étroit, le Christ nous l'a dit. Et la porte qui ouvre sur cette route, elle est aussi très étroite.

Vous voyez, mes frères, que quand on aime Saint Benoît et que on le fréquente, et que on a de l'affection pour lui, on commence à découvrir dans sa personne et dans sa Règle une quantité de trésors que nous ne devons pas avoir peur d'ex­ploiter, de fouiller, car nous n'en verrons jamais le fond.

 

Chapitre : Récollection du mois de janvier.      03.01.87

      Sauter par-dessus la durée !

 

Mes frères,

 

Notre première récollection de l'année nouvelle le jour où nous célébrons la solennité de l'Epiphanie est une invi­tation pressante à porter notre regard vers cet instant où l'ange du Seigneur annoncera que tout est terminé. L'ardeur de notre espérance nous fait sauter par-dessus la durée pour nous rendre contemporain de cet événement.

Tout est accompli, tout est réalisé. Le Christ récapitu­le l'univers en sa personne. Il recueille tout. Rien n'est perdu de ce que les hommes ont peiné, ont souffert. Et nous savons que cette souffrance peut être atroce, mais jamais nous n'en pourrons soupeser la charge. Seul le Christ sait et comprend parce que tout repose sur lui, tout pèse sur son coeur.

Et voilà qu'en cet instant ultime, il transfigure tout dans la lumière et dans l'amour et il remet à son Père l'uni­vers dont il est le Roi. Sa mission est accomplie. Dieu main­tenant peut être tout en toute chose. Mes frères, nous devons vivre dans notre coeur cette der­nière et grandiose Epiphanie de notre Christ. Elle se prépare maintenant. Elle est déjà présente et active.

 

L'épisode des mages orientaux, le baptême du Christ dans le Jourdain, l'eau transformée en vin aux noces de Cana sont des éclairs qui trouent la nuit du projet divin. Ces faits rapportés par l'Evangile nous révèlent quel le Christ est Roi, c'est à dire que c'est lui qui dirige la cré­ation, c'est lui qui la poursuit, c'est lui qui la porte vers son achèvement. Rien, nous dit l'Apôtre Paul, n'échappe à ce pouvoir. Tout ce qui arrive dans le monde, précise-t-il, est pour le bien de ceux que Dieu aime. Or Dieu est amour et il n'est pas un seul homme qui échappe à cet amour.

O, ce n'est pas une vue idéalisée des choses qui, nous le savons, sont plutôt sombres. Non, c'est notre regard qui ne perce pas l'écorce. C'est notre regard qui ne voit pas que tout est en réalité vécu par le Christ et par Dieu lui-même, et que même le crime le plus atroce se perd dans l'immense brasier d'amour qu'est Dieu.

C'est en ce sens que Jésus le Christ, Dieu fait homme, est le Roi de l'univers. Car les événements qui ont manifes­té la personne du Christ - les mages, le baptême, les noces de Cana - nous disent clairement qu'il est Dieu. Il est deve­nu un avec la création. Il est homme comme nous. Il est un petit fragment de l'univers. Il est un grain de matière. Mais ce grain à lui seul transfigure toute la nature.

 

Et ces épisodes manifestent aussi la gloire du Christ. Et ils nous invitent à donner notre foi à ce Dieu qui a été homme pour que nous-mêmes puissions un jour participer cons­ciemment et pleinement à la vie divine.

Mes frères, se laisser envahir par la vie du Christ jus­qu'à devenir un seul esprit avec lui, c'est recevoir en soi l'humilité et la puissance du projet divin ; c'est connaître la dernière Epiphanie ; c'est en être déjà contemporain et c'est voir que pour Dieu et pour ses élus - les élus du ciel et les élus qui sont encore sur terre - c'est voir que pour eux tout est déjà accompli. Et c'est la source d'une paix immense. Lorsque le Christ disait à ses disciples: je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix, c'était cela qu'il voulait dire.

Mes frères, quand Saint Benoît nous invite à tenir cha­que jour la mort suspendue devant nos yeux, il nous invite à faire l'expérience de cette épiphanie, de notre propre épi­phanie. Grégoire de Naziance vient de nous le redire : c'est que nous devons être une lumière dans le monde, une force vitale pour les au­tres hommes, comme des petites lumières autour du Christ la grande lumiè­re reflétant sur nos traits sa splendeur céleste.

 

Il n'est pas possible d'être plus clair. Le destin du chrétien c'est d'être une épiphanie du Christ pour ses frères les hommes. Et c'est à cela que Saint Benoît nous invite lors­qu'il nous parle de notre mort. Et pour que cette merveille se réalise, que notre voca­tion s'accomplisse vraiment, il suffit, comme nous le dit en­core Saint Benoît, d'entrer tout simplement dans la volonté de Dieu, de nous cacher en elle comme dans un sein maternel.

          Et là, de grandir, de croître jusqu'à ce que notre méta­morphose s'accomplisse et que notre divinisation soit achevée. A ce moment-là, mes frères, nous nous retrouvons chez Dieu et avec lui nous sommes dans son éternité.    

 

Les saints que nous allons rencontrer au cours du mois de Janvier, surtout Saint Antoine et les Fondateurs de Cîteaux - arrêtons-nous à ceux-là seulement car ils nous touchent d'ex­trêmement près - Antoine, le Père de tous les moines et puis nos Saints Fondateurs, ils ont fait, mes frères, cette expé­rience de l'épiphanie.

Rappelez-vous Antoine apparaissant lumineux comme un an­ge hors du tombeau dans lequel il est resté enfermé pendant vingt ans. Rappelez-vous les Fondateurs de Cîteaux qui s'en­fonçaient dans l'épaisseur des forêts afin d'y rencontrer la personne du Christ et de se laisser transfigurer par elle.

Mes frères, voilà ce qui nous est demandé, voilà ce que nous pouvons réaliser, voilà ce que le Christ et nos frères les hommes attendent de nous. C'est cela le mystère de notre épiphanie, c'est cela que nous allons essayer de vivre en nous donnant avec une immen­se confiance à ce Christ qui nous a appelés. Et ainsi nous goûterons sa propre paix, nous saurons déjà que notre coeur est devenu un paradis. Et comme nous le demande Grégoire le Théologien ici, nous serons de petites lumières autour du Christ la grande Lumière reflétant sur nos traits sa splendeur céleste.

 

Règle : Prologue 78 – 91.                          05.01.87

      La patience de Dieu.

 

Mes frères,

 

Saint Benoît a de la suite dans les idées, nous le ver­rons encore ce soir. Il sait ce qu'il veut. Il désire nous amener là où il est, sur les sommets de contemplation et de puissance spirituelle. Il veut nous conduire chez Dieu au sein de la Trinité, mais il connaît notre faiblesse. Il nous voit empêtrés dans nos désirs charnels, en train de folâtrer loin de lui.

Mais il attend, comme nous le dit Saint Benoît, expectat, Pr, 84. Il prend patience, il attend que nous répondions, expectat nos respondere, Pr, 85. Il attend que nous nous décidions enfin.

Et Saint Benoît nous rappelle ce qu'il nous a dit au dé­but du Prologue. Nous devons opérer un retour à Dieu, ce qui signifie nous détourner de nos habitudes égoïstes, cesser de nous prendre pour le centre du monde, placer notre centre de gravité non plus en nous, mais dans la volonté de Dieu, dans le bien-être du frère.

 

Il attend que nous apprenions à vivre en hommes spiri­tuels valables en non pas en animaux plus ou moins bien dres­sés, plus ou moins dégrossis. Un homme qui suit ses désirs, il en est toujours au sta­de de l'animalité, il faut bien se le dire. Un animal vit uniquement pour la satisfaction de ses désirs.

Si je vis pour la satisfaction de mes désirs même spiri­tuels à moi, mais faussement spirituels, attention!, égoïstement spirituels, mais alors ils ne sont pas spirituels. Ils le sont dans mon idée, mais ils ne le sont pas réellement. Eh bien alors, je suis un animal supérieur, mais jamais rien qu'un animal. C'est ce que Saint Paul appelle l'homme psychi­que.

Eh bien, ça ne peut pas être. Il faut, pour Saint Benoît, que retournant à Dieu nous devenions des hommes spirituels va­lables, authentiques dont la loi n'est plus la satisfaction de leurs désirs, mais l'oubli de soi dans une charité sincère. La véritable liberté du coeur se trouve dans le don de soi aux autres. Nous ne le comprendrons jamais assez. Nous pouvons être empêtrés dans des tas de problèmes physiques ou psychologiques - nous en avons tous, c'est ce que Monsieur Habachi appelait le moi préfabriqué -, mais si nous commen­çons à regarder l'autre avec un regard de bienveillance, de sympathie, si nous acceptons qu'il entre dans notre vie, si nous lui ouvrons notre coeur, si nous nous oublions pour lui, à ce moment-là, nous commençons à goûter la liberté, nous nous dépêtrons des filets dans lesquels nos pieds sont pris.

 

Voilà un détail par exemple, un petit geste qui montre la disposition d'un coeur, l'oubli de soi, un tout petit ges­te de rien : céder le passage à un autre devant une porte. Si je lui marche sur les pieds pour entrer, eh bien je le considère comme une quantité négligeable. Je passe avant lui, je marche sur lui.

Mais si je lui cède la place, ce qui est un geste de po­litesse - dans le monde ça se pratique, du moins dans le mon­de bien élevé - si donc je fais ça dans le monastère, surtout si je fais cela pour un moins ancien que moi, pour un plus jeune, à ce moment-là, dans cet homme, dans ce frère j'ai perçu une autre personne, celle de Dieu qui m'invite. Et mon coeur devient libre.

Dieu ne désire pas, comme le dit Saint Benoît, il ne désire pas l'échec de notre vie monastique, de notre vocation, ce qui serait l'équivalent d'une mort. Dieu ne veut pas la mort du pécheur et nous sommes tous des pécheurs. Dieu dit : Je ne veux pas votre mort, mais je désire favoriser la réussite parfaite de votre vie. Je vous veux plei­nement heureux. Je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu'il vive.

 

Alors, il y a un seul moyen que Saint Benoît nous rappel­le ici : il s'agit de nous convertir, c'est à dire opérer un volte face et nous y maintenir. Nous devons en arriver à vi­vre en état de conversion et ainsi ne jamais quitter la voie du retour à Dieu. Vivre en état de conversion va faire pour Saint Benoît l'objet d'un voeu qui consistera à rester tou­jours avec le visage tourné vers Dieu.

Voilà, mes frères, ce que Saint Benoît nous rappelle en­core aujourd'hui. Vous voyez, comme je le disais au début, qu'il a de la suite dans les idées. Essayons nous aussi pour notre part d'en avoir autant que lui, c'est à dire à rester fidèle au propos qui nous a amenés ici.

 

Règle : Prologue 92 – 105.                        06.01.87

      Comment habiter la Maison du Seigneur ?

 

Mes frères,

 

Saint Benoît nous dit : sed si compleamus habitoris officium, Pr,95. C'est une expression qu'on retrouve à la fin du Psaume 94, du moins dans sa forme grammaticale. Et c'est traduit : puissions-nous accomplir ce qui est exigé de cet habitant de la Maison du Seigneur.

Cette petite expression nous révèle un nouveau trait de la personnalité si attachante de notre Père Saint Benoît. C'est un enthousiaste à la manière du Christ son Maître, à la manière de Jean-Baptiste qui ne doutait de rien, à la manière de l'Apôtre Paul un des modèles de Saint Benoît, à la manière de Dieu lui-même. Nous avons entendu ce matin l'Apôtre Jean nous dire que Dieu est amour. On pourrait tout aussi bien dire pour rendre ainsi la nature profonde de Dieu que Dieu est enthousiaste.

Il est enthousiaste parce qu'il est amour. C'est l'Esprit­ Saint, cette Personne divine qui est l'ébullition à l'intérieur de Dieu, c'est l'Esprit Saint qui alimente l'enthousiasme qui est Dieu.

 

Mais Saint Benoît, comme tous les enthousiastes, est aus­si un grand naïf. Il s'imagine que tout le monde va s'embal­ler, lui emboîter le pas, que tout le monde va le suivre. Et s'il est un grand naïf, il sera aussi un grand souf­frant car il va se heurter à l'indifférence des hommes, à leur pesanteur, parfois même hélas à leur malice.

Car pour accueillir en soi la vigueur de l'Esprit Saint, il faut être poreux. Pour que cet Esprit puisse entrer, si on est granitique, l'Esprit divin rebondit. Il faudra donc que Dieu avec une grande patience amollisse notre être. A ce ­moment-là, nous pourront devenir nous aussi des enthousiastes.

 

Et que signifie : habiter la Maison de Dieu ? Que faut-­il faire pour y demeurer ? Saint Benoît nous l'a dit précédem­ment. Je vais le reprendre parce que c'est très intéressant. D'abord il faut être vrai, vrai dans toute sa conduite : vrai d'abord dans son coeur, puis dans ses paroles, dans ses gestes.

Il faut être limpide, transparent. Il faut être accor­dé à Dieu et à son environnement. Car Dieu est vérité, Dieu est lumière, Dieu est amour, Dieu est enthousiaste. Mais pourquoi ? Parce que d'abord Dieu est vrai. Et s'il est beau, c'est aussi parce qu'il est vrai. Pour habiter chez lui, il faut donc que nous-mêmes nous nous efforcions d'être vrais.

Et une seconde condition : il ne faut pas pactiser avec le mal dans le secret de son coeur. Nous sommes des pécheurs. Nous tombons facilement dans les pièges qui nous sont tendus. Mais il faut que dans notre coeur, nous ne soyons pas d'accord, Il ne faut pas pactiser avec le mal. Aussitôt que la suggestion diabolique se présente, il faut la réduire à rien, dit Saint Benoît, et la briser contre le Christ.

 

Il faut du courage pour briser contre le Christ une sug­gestion diabolique, parce que dans la pratique cela signifie qu'il faut le dire à quelqu'un, à un Père Spirituel, à l'Abbé. Mais il faut le dire. Cet acte d'humilité anéantit instantanément la tentation diabolique. Voilà ce qu'il faut faire pour habiter chez Dieu

          Il faut également, comme nous le recommande Saint Benoît, ne pas se prendre pour un autre, c'est à dire pour Dieu. Il faut rester sagement à sa place. Il faut déposer toute préten­tion. Il faut tout rapporter à Dieu qui donne le savoir et le faire. Reconnaissant, dit Saint Benoît, que le bien qui se trouve en eux vient de Dieu et non pas d'eux-mêmes, ils glorifient le Seigneur qui opère en eux et ils lui disent avec le prophète: non pas à nous Seigneur, non pas à nous, mais à votre nom donnez la gloire, Pr. 74.

O mes frères, nous sommes si contents lorsque on nous adresse un compliment ! Nous aimons être flattés. Il est dif­ficile à ce moment-là, lorsque nous nous trouvons dans cette situation, il est difficile de réagir tout ensemble avec poli­tesse et avec humilité. Le mieux est peut-être de laisser di­re, mais dans son cœur - c'est toujours là que ça se décide ­- de rapporter tout à Dieu. Il faut prendre garde à la fausse humilité ! Non,la vraie humilité est dans le coeur, et parfois elle sait accep­ter le compliment.

 

Eh bien voilà, mes frères, ce que Saint Benoît appelle habitatoris officium, Pr,95. Ce qui est exigé de cet habitant, est-il traduit. Mais c'est plus ! C'est l'officium, c'est l'office, c'est la mission, c'est le service, c'est le travail, c'est le devoir - tout cela dans officium ! - le devoir de celui qui a le bonheur d'habiter chez Dieu.

Voilà, mes frères, ce que Saint Benoît veut partager avec nous. Je pense que nous pouvons lui faire ce plaisir. Quand je dis cela, ce ne sont pas des paroles en l'air. No­tre foi doit être assez éveillée pour savoir que vraiment Saint Benoît se réjouit de notre progrès, comme il est peiné de notre méfiance ou de notre indifférence.

Ce n'est pas parce que il est au sein de la Trinité dans la lumière de Dieu sans aucune ombre que il serait devenu in­différent, lui qui est un enthousiaste. Mes frères, nous sommes ses fils. Laissons-nous façon­ner à son image pour sa joie, pour la nôtre et aussi pour cel­le de tous nos frères.

 

Règle : Prologue 106 – fin.                        07.01.87

      Sagesse ou folie ?

 

Mes frères,

 

          Je vous disais hier que Saint Benoît était un enthousiaste. Il a fait une expérience spirituelle extraordinaire. Il désire nous entraîner à sa suite. Il veut pour nous ce qu'il a lui-même reçu.

Il sait que Dieu est infiniment généreux et qu'il n'est jamais à court de moyens, qu'il veut faire déborder sur nous la plénitude de ce qu'il est. Saint Benoît est entré dans une relation intime avec les Personnes divines. Il possède la vie éternelle ce qui est le sommet de toute existence humaine et angélique.

Alors, il se pose une question : si moi, pourquoi pas les autres ? Et nous pouvons en échos répondre : si lui, pourquoi pas nous ? Et Saint Benoît pose alors un acte d'audace. Il fonde une école et il met ainsi à nu la base de toute vie monastique sérieuse. On ne s'improvise pas chercheur de Dieu. On se met à l'école d'un autre.

 

La vie monastique est une Tradition qui se transmet d'une génération à l'autre. Elle revêt même un certain caractère ésotérique, c'est à dire qu'elle est une initiation à un savoir mystique et pratique accessible uniquement à ceux qui sont appelés par Dieu.    On ne force pas l'entrée de la vie monastique. On ne force pas l'entrée de cette science - on peut l'appeler mystérieuse - et qui est participation à la connaissance que Dieu a de lui-même.

Pour y arriver, on se fait disciple d'un Maître expérimenté qui va ouvrir l’esprit et le coeur du novice, puis du moine, à ce que les Anciens appelaient la Théologie, c'est à dire la connaissance de Dieu par l'accueil en soi de la vie divine.

          Mais pour cela, il faut faire le vide, c'est à dire passer par une espèce de mort qui ne va pas sans souffrance. Saint Benoît nous le dit : Il faut que par la patience nous participions aux souffrances du Christ et ainsi d'avoir une place dans son Royaume, Pr,120. Une place, c'est à dire au sein de la Trinité, et ça de façon consciente, et en cette vie. Il ne faut pas l'oublier !

         

Donc, en entrant dans le monastère, on se fait réceptif à une science nouvelle, une doctrina, comme dit aussi Saint Benoît, Pr,117. Et dans le mot doctrina, il y a la racine de docere, donc la racine de l'enseignement. Il faut donc nécessairement se mettre à l'école de quelqu'un d'autre. C'est un enseignement qu'on écoute, un enseignement qu'on assimile.

          Et cette doctrine, cet enseignement doit transformer la personne, non pour faire un surhomme, mais pour en faire un fils de Dieu transfiguré par l'amour. Et c'est un travail qui n'est pas facile parce qu'il faut vraiment travailler sur soi, ou plutôt plus précisément laisser travailler sur soi. C'est une passivité active, c'est un accueil.

Et ça exige un retournement total de la personne. Dieu lui-même l'a dit, et Saint Paul le rappelle dans l’Epître aux Corinthiens : Je détruirai la sagesse des sages et je réduirai à rien l'intelligence des intelligents. Il y a donc une sagesse qui n'est pas naturelle, qui n’est pas humaine, qui parait folie à l'intelligence de l’homme abandonnée à elle-même. C'est la propre Sagesse de Dieu, et c'est celle-là qui est enseignée dans le monastère.

 

          Voilà, mes frères, il reste à souhaiter une chose, c'est que cela se passe ainsi pour nous. C’est ce que nous dit Saint Benoît ici : Amen, que cela se fasse et que ce soit sûr, et que nous puissions avoir le sentiment solide que notre vie n'est pas perdue surnaturellement même si humainement parlant on a l'impression de la perdre. Car c'est dans cette mort que se trouve la véritable vie.

          Lorsque nous nous donnons aux autres, lorsque nous nous donnons à Dieu, que nous nous donnons au Christ, que nous nous ouvrons, à ce moment-là vraiment nous nous vidons de notre substance purement humaine et nous accueillons en nous la propre substance de Dieu. Et c'est cela la conversion, c'est cela le retournement, c'est cela le retour à Dieu. Et c'est ce que Saint Benoît désire nous enseigner dans son école.

 

Règle : 1, 1-14 : Des espèces de moines.       08.01.87

      Exigence de conversion !

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît ouvre le Corpus de sa Règle en nous disant que son école est destinée aux moines cénobites. Avec l'aide du Seigneur, dit-il 1,35, venons-en à organiser l'état des cénobites. Et le premier mot de ce chapitre est monachorum, moine.

          C'est donc clair. Il ne fonde pas une école pour les philosophes et les sages de ce monde. C'est une école pour les hommes qui renoncent à la sagesse de ce monde. Il ne faut pas venir chercher dans cette école ce qui ne s'y trouve pas, ce que l'école n'entend pas donner. Au point de départ, dès le tout premier mot, il y a donc une exigence de conversion. Il faut tourner le dos au monde, à ces attraits, à ses richesses pour se tourner vers Dieu duquel on attend la vie.

          Et la vie qu'on attend, ce n'est pas la vie selon ce monde encore une fois ; ce n'est pas une vie simplement humaine, c'est la propre vie de Dieu. Cette vie de Dieu, il ne nous est pas possible de l'imaginer, ni même de la concevoir. Elle ne se connaît que dans la mesure où on y participe. Et alors, on ne peut même pas l'expliquer. La vie monastique est donc de par nature une expérience d'ordre mystique, c'est à dire une expérience mystérieuse qui est au-delà du vocabulaire humain.

 

            Dans le monastère on ne va donc rechercher aucun avantage charnel. Mais il y est posé une exigence, une démarche de gratuité et de pauvreté. Il faudrait s'attarder un peu plus longuement à ceci et peut-être que dans un jour ou deux j'y reviendrai.

En quoi dans la pratique peut consister ce travail de conversion auquel Dieu va se livrer à l'intérieur du moine ? Le moine devra se convertir et ça consistera à se laisser refaçonner. Mais enfin, je ne vais pas me lancer là-dedans maintenant parce que ça durerait trop longtemps.

 

          L'école de Saint Benoît est donc une école pour cénobites. Et ce mot cénobite, étymologiquement a une double signification. Ce sont des moines qui vivent ensemble. Ils vivent en commun. Ils sont réunis en un lieu appelé monastère. Ils vivent en commun dans un monastère, dit la Règle. 1,4. Et à ce lieu, ils s'attachent par le moyen d'un vœu de stabilité. Voilà donc des cénobites.

            Mais ce sont aussi des moines qui vivent selon des mêmes coutumes. Ils vivent d'une manière identique. Ils partagent le même toit, la même nourriture, le même habillement, la même prière, le même travail, les mêmes études, la même recherche. Et en ce sens-là, ce sont des cénobites. Saint Benoît nous dira demain qu'il y a des moines sarabaïtes, c'est à dire qui sont le contraire de cela. Chacun vit comme il l'entend. Ce ne sont pas cela des moines cénobites.

          Et tous partagent les mêmes choses, donc les mêmes devoirs, les mêmes obligations, suivent la même Règle. Ils combattent sous une Règle, dit Saint Benoît, 1,5, une seule Règle. Et sur cette Règle, ils promettent obéissance. Nous avons déjà ici tout au début, implicitement, et la stabilité, et l'obéissance. La conversion des mœurs, naturellement elle est posée dès l'instant où on accomplit la démarche de venir dans le monastère. On y vient pour cela.

 

          Les Américains ont tenu leur Conférence Régionale du 9 au 16 Octobre 1986. Donc c'est sérieux, ça dure une bonne huitaine de jours là-bas. Ils ont étudié un document préparé par un ancien Abbé qui est maintenant le responsable de la formation pour les Etats-Unis, document au sujet de la formation monastique, et qui était demandé par le Chapitre Général : formation au noviciat et formation continue.

          Et ce document pose comme principe que la formation monastique est essentiellement une formation à la conversion. Et je pense qu'il a raison. On vient dans le monastère pour se laisser reformer. Allez, pour employer un mot un peu drôle, pour se laisser démonter et se laisser remonter autrement ; pour se laisser mourir enfin à une certaine façon de vivre et se laisser ressusciter. C'est le paradoxe chrétien et c'est cela la conversion !

 

          Alors, vous avez donc les cénobites qui vivent tous dans un même lieu, qui suivent tous la même Règle. Et faisant l'unité de ce groupe d'hommes, il y a l'Abbé qui est le gardien et l'interprète autorisé de la Règle. Ils vivent en commun dans un monastère et combattent sous une Règle et un Abbé, 1,5. Vous voyez donc que la structure de cette école est très simple. Elle est logique, elle est solide, on y entre de soi. Vous comprenez maintenant un peu la malice du murmure.

          Quand on murmure, surtout en paroles, mais déjà dans son coeur, on murmure mais contre l'école. On murmure contre la façon dont on y vit. On murmure contre le fondateur de cette école qui est Saint Benoît, et au-delà de Saint Benoît qui est le Christ. On murmure contre celui qui est responsable de l'organisation de la vie communautaire. Eh bien, ce murmure sape l'école. Et si ce murmure s’aggravait, il la mine et il la ferait s'écrouler. C'est comme une gangrène, et on comprend que Saint Benoît est terrible contre le murmure.

 

Règle : 2, 1-28 : Des qualités de l’Abbé.       10.01.87

      L’accueil du Christ !

 

Mes frères,

 

          Après nous avoir dit que l'école fondée par lui était destinée aux moines cénobites et à eux seuls, Saint Benoît nous en présente aujourd'hui celui qui en est la tête, celui qui préside à sa destinée et qui en assure le bon fonctionnement. C'est l'Abbé. Et de suite il précise, il rappelle l'esprit dans lequel travaille cette école. Et cet esprit n'a rien de mondain. Il n'a rien qui ait trait aux sagesses de ce monde, mais il est entièrement et purement d'ordre surnaturel. L'Abbé n'est qu'un lieutenant. Il tient la place du Christ.

          Si bien que le Christ est en toute vérité l'unique directeur de cette école. Et par le fait même cela signifie que on y reçoit un enseignement qui expose la Loi du Christ, qui l'expose en termes clairs, qui n'expose rien d'autre que cette Loi. Or, cette Loi nous la connaissons, c'est l'agapè, c'est l'amour de dilection, c'est une charité qui nous apprend à nous comporter correctement avec Dieu et avec les autres.

Cet amour de dilection vise à rendre l'homme semblable à Dieu, à restaurer dans l'homme l'image de Dieu.  Il faut donc que dans les monastères nous apprenions à vivre à la façon de Dieu. Mais ça ne peut s'apprendre à coup de livres dévorés. Il s'agit dans le fond de restituer l'homme à sa destinée vraie qui est de participer à la vie même de Dieu. Il n'est possible de se comporter comme Dieu que si on est divinisé.

         

La charité dans l'homme est, nous le savons, l'Esprit Saint qui meut cet homme. Et l'Esprit Saint mouvant cet homme, cet homme-là n'est plus déjà un pur produit de la nature. Il est encore un homme, parce que il le sera toujours pour toute l'éternité, même quand il sera dans son corps ressuscité, mais il y a en lui un moteur qui est Dieu lui-même.

            Et il y a donc entrée dans une Sagesse qui n'est pas la sagesse de ce monde, qui lui est même souvent opposée. Cela entraîne une évacuation totale de l’égoïsme encré dans notre chair. Le moine, dans le monastère, il doit être détricoté, puis refaçonné, remodelé, recomposé mais sur un autre modèle, sur le modèle qui est le Christ, c'est à dire l'image même de Dieu dans un corps d'homme. C'est pourquoi le Christ est le véritable directeur de l'école. Lui seul peut dire ce qu'il faut faire.

          Maintenant, la réussite de ce travail, elle dépend, vous le comprenez, de l'accueil qui est fait à ce que le Christ demande. Elle est donc toujours en rapport avec la docilité, avec la capacité d'écouter, d'accueillir l'instruction qui est donnée.

         

S'il n'en est pas ainsi, eh bien c'est l'échec. Il faut bien le dire, c'est l'échec, on est busé, voilà. Quand va-t-on le remarquer ? Mais on va le remarquer au jugement, comme dit Saint Benoît 1,13, au redoutable jugement de Dieu. A ce moment-là, on va passer notre examen, examen de sortie d'école et d'entrée dans notre véritable état.

          Si nous n'avons pas en nous cette charité qui nous fait agir comme Dieu, mais quasi naturaliter comme dit Saint Benoît, comme naturellement, instinctivement - nous avons en nous l'instinct même de Dieu qui est son Esprit - si ce n'est pas ainsi après x années passée dans notre école, eh bien nous ne réussissons pas l'examen.

          Nous pouvons au plan humain avoir recueilli tous les succès, toutes les décorations, tous les diplômes, tous les titres, tout ce qu'on veut au plan humain ; nous pouvons être considéré par tout le monde, adulé, félicité par tout le monde, mais ça c'est la chair, c'est le monde.

         

Ce qui compte pour Dieu, c'est : êtes-vous devenus pour vos frères une apparition de Dieu sur terre, une véritable image du Christ ? Est-ce que c'est l'Esprit de Dieu qui est en vous qui transpire à travers vous ? Si c'est oui, eh bien d'accord. Si c'est non, eh bien voilà, vous avez raté. Vous vous êtes fatigué pendant des années dans cette école pour rien.

          Mes frères, c'est ça que Saint Benoît veut dire lorsqu'il parle de l'Abbé et qu'il dit : l'Abbé tient dans le monastère la place du Christ, et il ne doit rien enseigner, établir ou commander qui s'écarte des préceptes du Seigneur. 2, 9. Donc le seul enseignement de l'Abbé, c'est de ramener tous ses frères à la Loi du Christ, c'est à dire à cet amour dans lequel on doit de plus en plus entrer, et par lequel on doit être transfiguré.

 

Règle : 2, 60-80 : De l’Abbé.                    13.01.87

      Devenir des hommes nouveaux !

 

Mes frères,

 

          Nous nous imaginons facilement qu'un monastère, surtout s'il est dirigé par un saint, ne peut être peuplé que de frères déjà bien avancés sur les voies de l'union à Dieu. Consacré à Dieu, n'est-ce pas synonyme de pureté, de lumière, de charité ; ce n'est pas exclu, naturellement. !

          Mais la métamorphose de l'homme animal en homme spirituel ne s'opère que très lentement. Nous sommes parfois très exigeants vis-à-vis des autres et vis-à-vis de nous aussi. Nous sommes pris par l'impatience, l'énervement. Nous voudrions que ce soit arrivé avant même que nous n'ayons commencé.

          Saint Benoît nous dit que la métamorphose n'est pas automatique. Elle est le fruit d'un labeur long et patient. Le chemin qui conduit à l'amour parfois est ardu. Et il nous donne aujourd'hui un échantillon de ce qu'on trouvait chez lui.

 

          N'allons pas imaginer qu'il regardait par dessus les murs de son monastère pour aller voir ce qui se passait chez le voisin. Il a rencontré chez lui le tableau qu'il nous donne ici. Rappelez-vous qu'on avait une fois essayé de l'empoisonner pour se débarrasser de lui. Il avait donc dans son monastère des hommes pas faciles à conduire.

          Au centre nous voyons les obéissants, les doux, les patients. Et puis, faisant cercle autour d'eux, il y a les indociles et les turbulents, les négligents et les rebelles. On a l'impression d'un petit troupeau entouré de loups. C'est présenté ainsi dans le texte, moi je n'invente pas. C'est très, très bien structuré. Le latin est plus dur, plus réaliste que le français. On pourrait s'arrêter sur chacun des mots.

 

          Prenons indisciplinatos, 2,65, par exemple. C'est traduit par indocile, et c'est vrai ! Mais quand on parle d'indociles, nous, nous voyons des gens très remuants. Mais non, c'est ceux qui n'acceptent pas l'enseignement. Ils n'acceptent pas d'être disciples. Ils connaissent mieux que tout le monde, et mieux que l'Abbé naturellement. Alors voilà, il n'y a rien à leur dire. Ils se laissent conduire par leur propre jugement. Ils sont indisciplinés dans le sens étymologique du mot.

 

          Il y a les inquietos, 2,65, traduit par turbulents. Oui, ça va très bien turbulents. Ils n'ont pas de repos. Ce sont des hommes qui courent fourrer leur nez partout pour voir ce qui s'y passe, pour le rapporter, pour critiquer, pour faire toutes sortes de choses qui ne conviennent pas. Aujourd'hui on dirait : c'est pour avoir l'occasion de raconter de belles histoires à la Visite Régulière, ou bien pour envoyer à Rome des lettres menaçantes. Voyez les inquietos !

 

          Enfin je vous dis, si on le voulait, on les voit bouger, ces hommes. Le latin est très vivant. On voit des tableaux qui se dessinent sous nos yeux. Ces hommes alors ils nous sont présents. Certains nous attirent : les doux, les patients, les obéissants. Et puis les autres, ils nous font plutôt peur.

          Mais ce n'est pas encore tout. Saint Benoît insiste. Il y a d'un côté des animi. Ce ne sont pas des ânes. Ce sont des dispositions qui sont presque naturelles - ici l'animus, c'est pas l'anima. - des gens qui sont honestiores, 2,73. Ces gens, eh bien, ils sont tous simplement honnêtes. Ils sont bien élevés. Ils savent se tenir à leur place, à leur place devant Dieu, à leur place devant leurs frères, à leur place vis-à-vis d'eux-mêmes aussi. Ils commencent à goûter les bienfaits de l'humilité. Ils sont des gens honnêtes, bien élevés humainement et spirituellement. Ce sont des gens nobles dans leur coeur.

          Les intelligents, eh bien oui, ce sont des hommes qui comprennent parce qu'ils entrent dans l'humilité. Ils se tiennent à leur place et ils savent bien qu'ils ne connaissent pas tout. On reconnaît à ceci un homme intelligent : c'est un homme qui reste toute sa vie un disciple. Il désire toujours recevoir des autres, apprendre. C'est ça un homme intelligent !

 

          Alors en face, il y a les - il est vraiment dur Saint Benoît, ici - il y a les méchants, il y a les opiniâtres, il y a les orgueilleux et il y a les désobéissants. Les premiers, on peut leur parler. Ce sont d'honnêtes gens. Ils peuvent se tromper, on peut leur faire remarquer. Les autres, rien à faire avec des paroles. Ils ne comprennent que un seul langage, le langage des coups. Cela ils le comprennent.

          Ce sont des animaux, vous voyez, ce ne sont pas encore des hommes. Ce sont des animaux un peu évolués. C'est ce que Saint Paul dit lorsqu'il nous parle des hommes charnels. Ils n'ont pas encore d'intellect. Ce sont des paquets de viande et ils sont bons à être passés à la boucherie pour y être débités. C'est ça les hommes charnels. Et à côté de cela, vous avez les hommes spirituels. Ils sont dans une chair en voie de transfiguration.

 

          Et voilà, mes frères, ne soyons donc pas étonnés, ni scandalisés de ce que Saint Benoît nous dit ici, et de nous dire : « Mais enfin, est-ce qu'il est possible de trouver ça dans des monastères ? » Retenons ceci, mes frères, c'est que il y a un peu de tout cela en chacun de nous. Il faut bien nous le dire.

          N'allons pas nous mettre au-dessus de tout pour juger et regarder. Non, il y a des petites pincées de tout cela en chacun d'entre nous. Il y a de l'obéissant aussi, du doux, du patient, de tout. Cela fait un beau petit plat. Si bien que nous avons tous besoin de conversion, tous sans exception. On vient dans le monastère pour guérir de ses maladies, ses maladies spirituelles, mais ses maladies psychologiques aussi.

          On vient dans le monastère pour guérir, pour devenir un homme tel que Dieu a voulu le créer, pour changer de vie donc et puis devenir des fils de Dieu qui savent aimer, qui ne sont plus des harpagons, donc des hommes qui essayent de se saisir. Non, mais ils savent se donner, ce sont des chrétiens, de vrais chrétiens.         

 

          Voilà, mes frères, encore un petit intermède pour ce soir. Essayons de retenir ceci : c'est que nous devons nous convertir, toujours nous convertir, ce n'est jamais fini . Et c'est une des raisons principales pour lesquelles Dieu nous a appelés dans le monastère. C'est pour faire de nous des hommes qui ressemblent à son Christ, des hommes qui ont accepté de faire pénitence et de changer.

 

Chapitre : Fête de Saint Antoine.                17.01.87

      Le mystère de Dieu.

 

Mes frères,

 

Saint Antoine est le premier à avoir inscrit la Sagesse de Dieu dans un mode de vie caractérisé par une telle note d'absolu qui ne cesse de séduire les âmes les plus nobles. Cette Sagesse de Dieu est un mystère. C'est le mystère même de l'être de Dieu, sa façon de se comporter en lui. Nous devons bien nous dire que Dieu était ainsi dès avant la créa­tion du monde. Il l'est de par sa nature divine. Et la vie monastique participe à ce mystère.

Providentiellement je viens de tomber sur le début de la première Epître de Saint Paul aux Corinthiens. Il nous fait part de son expérience de ce mystère. Il le fait en termes très simples. Les Corinthiens étaient des gens tout ordinai­res et Paul leur parlait : Venant à vous, frères, je ne suis pas venu avec le prestige, l'émi­nence, la puissance de la parole ou de la sagesse pour vous annoncer le mystère de Dieu. Je n'ai rien jugé devoir connaître parmi vous si ce n'est Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié.

Nous sommes habitués à ces paroles. Mais elles portent en elles-mêmes une valeur explosive infinie. Nous devons les laisser pénétrer en nous, non pas intellectuellement, mais j'allais dire cordialement. Elles doivent descendre dans no­tre coeur et là, nous entraîner, nous entraîner dans un bou­leversement de toute sagesse. Car le mystère de Dieu, c'est le mystère d'un Dieu cru­cifié. Dieu a voulu être homme pour être crucifié. Il a déci­dé cela depuis toujours.

 

N'allons pas imaginer que cette crucifixion soit arrivée par hasard. Non, dans la temporalité de Dieu qui est son être même. Voyez, pour nous, ça s'étale dans le temps, mais pour Dieu, tout est globalisé. Dès l'instant où Dieu a décidé de créer le monde, à ce moment-là, il décide aussi qu'il sera un jour cloué sur une croix. Et il l'est déjà. Et il l'est jusqu'à la fin du monde. Il l'est pour l'éternité. C'est un fait devant lequel nous devons nous incliner.

Alors Paul n'expose donc pas les principes d'une sagesse humaine aussi élevée fut-elle. Il nous propose un tableau, une croix à laquelle est pendu un homme qui est Dieu. Alors on comprend qu'il dise ceci : C'est pourquoi je suis venu chez vous dans la faiblesse, dans la peur et dans un grand tremblement. Ma parole et mon annonce n'étaient pas coulés dans les propos persuasifs de la sagesse, mais dans une démonstra­tion de l'Esprit et de la puissance de Dieu afin que votre foi ne soit pas fondée sur la sagesse de l'homme mais sur la puissance de Dieu.

Paul ne veut pas persuader. Il décide d'être le témoin d'un événement bouleversant. Je n'ai pas le temps de tout traduire, mais il dit encore ceci : La sagesse que nous exposons à ceux qui désirent devenir des par­faits, elle n'est pas la sagesse de ce monde-ci. Ni des dirigeants de ce monde-ci, ces dirigeants qui doivent être détruits aussi brillants soient-ils. Ce sont des cadavres en sursis. Tandis que celui qui accepte la Sagesse de Dieu, ce mystère de Dieu celui-là est promis à la vie éternelle même s'il doit périr sur une croix.

 

Voilà, dit-il, c'est ce que l'oeil n'a pas vu, ce que l' oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas monté au coeur des hommes. Et ce que nous disons, ce n'est pas un enseignement emprunté à la sagesse des hommes, mais c'est un enseignement venu de l'Esprit. Et nous exposons ces choses spirituelles à des hommes promis à une vie spirituelle (donc à une vie de l'Esprit).

L'homme psychique, c'est à dire l'homme purement humain, l'homme animal ne peut pas recevoir ce qui est de l'Esprit de Dieu. C'est une folie pour lui. Il n'y connaît rien, dit-il, il ne peut pas y connaître parce que on ne peut en juger que de façon pneumatique, spirituelle, de façon divi­ne.

L'homme spiritualisé devenu un seul esprit avec le Christ, il juge de tout, dit-il, mais lui personne ne peut le juger. Il échappe au ju­gement, il est au-dessus du jugement. Car un homme purement charnel, viandeux comme je disais il y a quelques jours, cet homme-là ne peut absolument pas atteindre le niveau de l'Esprit. Il ne peut en juger. Il parle ou il jette un regard sur des choses qu'il ne connaît pas. C'est hors de sa portée. Tandis que le spirituel, lui, il juge de tout, dit l'Apôtre.

 

Eh bien, mes frères, pour comprendre le geste de Saint Antoine et la vie monastique, il faut toujours avoir cela dans la tête et surtout le garder précieusement dans son coeur. Car la vie monastique est un mystère. C'est ce mystère de Dieu que Paul a résumé ailleurs de façon concise mais tellement suggestive dans l'Epître aux Phi­lippiens lorsqu'il dit : Etant lui, Dieu, dans la condition de Dieu, mais il s'est abaissé…….     etc. Il est devenu obéissant jusqu'à la mort et la mort sur une croix.

Et ce mystère de Dieu qui est l'essence même de la vie monastique, il se déploie pour nous à l'intérieur de l'humi­lité. Et son point, pas son sommet, je dirais son centre, c'est le quatrième degré d'humilité, là où le moine est ré­duit à rien. A ce moment-là, il est vraiment en train de mourir. Et puis après, il accepte cette mort. Il y entre. Il entre dans le tombeau. Il est dans le samedi-saint. Voilà, il n'existe plus.

Et puis, tout à coup il ressurgit. Il est arrivé dans l'amour parfait. Il est devenu un spirituel. Il est devenu un fils de Dieu.

 

Mes frères, c'est cela le mystère que Saint Antoine a vécu et il est bien symbolisé dans la démarche qu'il a faite d'aller s'enfermer dans un tombeau pendant vingt ans et puis d'en ressortir lumineux comme un ange.

Eh bien voilà, mes frères, on comprend que la vie monas­tique, elle est un témoignage, elle est un appel, et elle est une provocation pour le monde. Elle est une grâce et Saint Antoine nous le rappelle aujourd'hui. Essayons de nous laisser pénétrer par cette grâce parce que elle est tellement précieuse.

Il est nécessaire qu'il y ait sur terre, n'importe où, des hommes, des femmes qui accep­tent de vivre le mystère de Dieu, qui acceptent que Dieu puis­se déployer en eux, dans leur coeur, dans leur esprit, dans toute leur chair son mystère.

Et à ce moment-là, le projet de Dieu avance vers sa per­fection. Sa création monte vers son achèvement, son accomplis­sement. Et l'homme ou la femme qui se donnent à ce mystère connaissent alors un bonheur, une paix qui n'est pas de ce monde.

 

Voilà, mes frères, nous comprenons encore un peu mieux aussi que le propos de Saint Benoît, c'est le retournement qui doit s'opérer en nous, la conversion, le bouleversement, le retour, le retour à ce projet de Dieu. Comme je le disais tantôt à quelqu'un, nous aimons, nous, de faire l'école buissonnière, d'aller voir à gauche et à droite dans des sagesses humaines qui nous paraissent parfois bien attrayantes.

Non, revenons toujours à cette Sagesse de Dieu, à ce mystère qui est le nôtre, que Dieu nous donne avec tant de gratuité pour sa gloire et pour notre bonheur.

 

Règle : 4, 78-fin : Quels outils utiliser ?        21.01.87

      Fuir l’élèvement !

 

Mes frères,

 

          Si vous le voulez, nous allons ce soir examiner d'un peu plus près un instrument que Saint Benoît met à notre disposition. Comme tous les autres, il ne doit pas rester enfermé dans une caisse. Nous devons nous en servir, devenir expert dans son maniement. C'est un petit outil. Il est sans doute prévu pour les besognes délicates. Et c'est celui-ci, mais je vais d'abord le donner en latin : elationem fugere, 4,84, fuir l'élèvement.

          Remarquons d'abord que l'accent est mis sur fuir, prendre la fuite. C'est beaucoup plus que éviter l'élèvement ou bien se garder de l'élèvement. Il faut le fuir. Il s'agit de fuir à toutes jambes en présence d'un péril grave, d'un péril qui pourrait être mortel. Il n'y a pas d'autre salut que dans la fuite. La victoire, lorsqu'il s'agit de l'élèvement, n'est pas remportée au prix d'une lutte, mais elle est acquise par la fuite. C'est même le réflexe de fuite qui signe la victoire. Mais que faut-il fuir ? Et quel est cet ennemi tellement terrible ?

         

Eh bien, c'est l'elatio. Mais qu'est-ce que c'est ? En français, c'est traduit par élèvement. En fait, l'elatio c'est l’excellente opinion qu'on a de soi-même. On se prend pour un personnage important devant lequel tout le monde doit s'incliner, que tout le monde doit encenser. Saint Benoît pour mieux nous aider à comprendre en parle au début du chapitre qui traite de l'humilité.

          Il dit ceci, c'est tout au début en 7,2 : L'Ecriture nous crie : quiconque s'élèvera sera humilié, et qui s'humilie sera élevé. En parlant ainsi, elle nous apprend que tout élèvement est une espèce d'orgueil. Et puis alors, il cite le Psaume 130 où nous voyons le péril mortel auquel nous expose l'élèvement : Mais que m'arriverait-il si je n'avais pas eu d'humbles sentiments, si j'avais exalté mon âme ?  7,11.

          Et voici le péril : Vous me traiteriez comme l'enfant qu'on enlève du sein de sa mère, 7,12. Donc n'étant plus nourri, le bébé n'étant plus nourri par sa mère, eh bien il meurt. Ce n'est pas plus difficile à comprendre que ça.

 

          Maintenant un exemple, un exemple de cet élèvement. Il y en a un très beau dans la Règle. C'est la prétention d'apporter quelque chose au monastère. Saint Benoît en parle au chapitre des artisans, de ceux qui exercent leur profession dans le monastère. Oui, j'apporte quelque chose au monastère. J'en tire vanité. J'en tire orgueil. Je m'élève à mes propres yeux. Il faut que les autres reconnaissent ma valeur. Voyez l'elatio !

          Je peux apporter quelque chose au monastère par mon travail, aussi par ma science ; mais aussi, et c'est là un péril beaucoup plus subtil, par ma soi-disant vertu. Je puis être dans le monastère quelqu'un de vertueux.

          J'ai lu ce matin, cela me revient à l'instant, une sentence du Talmud. Il dit ceci : Lorsque Dieu voit sur terre un homme suffisant, Dieu se dit : Il n'y a pas de place pour moi et pour lui ensemble sur la terre. C'est ça le péril  mortel ! A ce moment-là, Dieu s'en va. Il n'y a plus de place pour lui sur la terre.

 

            Alors, mes frères, vous comprenez que si on est tombé dans le piège de l'élèvement, il ne peut être question de conversion. On n'en a pas besoin. Si je suis tellement heureux de ma valeur, je ne vois pas du tout pourquoi je devrais changer puisque je suis un homme exceptionnel. Mais Dieu lui-même doit s'estimer heureux que je me mette à son service. J'ai presque le droit de traiter avec lui d'égal à égal. Cela revient à ce que je disais il y a un instant. Il n'y a pas de place pour lui et pour moi ensemble sur la terre. Un des deux doit partir, mais c'est Dieu !

          Et c'est Dieu qui se retire. Pourquoi ? Parce que Dieu est naturellement humble. Dieu est l'être le plus pauvre, le plus démuni qui existe. Lorsqu'il rencontre devant lui quelqu'un qui est suffisant, empli de lui-même, élevé, surélevé, mais Dieu se retire et il lui laisse la place. Alors dans ces conditions, la vie spirituelle, elle est ruinée à sa base. Il n'y en a plus parce que l'elatio, donc l'élèvement, il est le contraire, l'opposé, le contradictoire de l'humilité. On ne trouve pas les deux en même temps dans l'âme de quelqu'un.

          C'est pourquoi, mes frères, il faut fuir. Mais où faut-il fuir ? Il faut fuir et se cacher pour ne pas être retrouvé. Et il faut se réfugier dans l'obéissance, dans le silence, dans la prière. Mais surtout dans l'obéissance parce que là vraiment dans l'obéissance je suis à l'abri. Je suis caché en Dieu, dans la volonté de Dieu, et l'élèvement ne peut pas m'y retrouver.

 

          Mais voilà, mes frères, encore une autre façon d'y échapper, c'est la confession sacramentelle d'abord. On a des péchés. Ils ne sont peut-être pas terribles, c'est pas des grosses affaires, mais enfin on en a. Eh bien l'avouer en confession alors, en confession régulière. Et puis l'ouverture du coeur à son confesseur ou bien à un autre, dire voilà, il y a ceci qui est encore arrivé. Vous voyez, c'est ça !

          Alors ça, c'est aussi une forme de fuite devant l'élèvement. Et on entre ainsi dans l'humilité, l'humilité qui est la forteresse vraiment dans laquelle on est à l'abri et qui est le fondement sur lequel on peut édifier une vie spirituelle qui résiste à tout. Saint Benoît dira aussi : Celui qui entend mes paroles et les met en pratique, tous les bons conseils que le Christ nous donne, eh bien celui-là, il construit sa maison sur le roc, sur le roc de l'humilité qui est le contraire de l'élèvement.

Et ainsi, mes frères, nous sommes en parfaite sécurité.

 

Règle : 5, 1-28 : De l’obéissance.                22.01.87

      Oser faire confiance.

 

Mes frères,

 

          Si l'elatio, l'élèvement, tue la conversion à sa racine, l'obéissance, elle, est la conversion en acte, la conversion en œuvre. Saint Benoît nous le dit clairement. Le moine sérieux, qui prend sa vocation au sérieux, n'obéit plus à ses désirs ni à ses plaisirs, mais il marche au jugement et au commandement d'autrui, 5,24. Il est donc passé d'un égocentrisme à un éthérocentrisme. Il opère un mouvement. Il ne suit plus sa propre route. Il fait demi-tour et opère une migration en Dieu.    

 

          Mes frères, soyons  sincères. Nous ne sommes pas libres. Nous obéissons toujours à quelque chose ou à quelqu'un. Nous sommes habités par des besoins, par des instincts qui nous meuvent à notre insu. Ils sont très habiles. Ils nous font poser des actes de vertu, plutôt des actes colorés d’une apparence vertueuse. Mais tous surgissent du fond égoïste de notre être. Ils tendent vers auto exaltation, l’autosuffisance dans l'affirmation de soi et la recherche du plaisir. Et ils donnent l'illusion de la puissance et de la liberté.

 

          Un tout petit exemple de rien du tout qui n'est pas emprunté au monde monastique mais que j'ai expérimenté moi-même lorsque j'étais jeune. C'est le fait en été d'aller marauder des cerises, ou des prunes, ou des pommes chez le voisin. Cela vous donne une impression de vitalité, de force. On est devenu quelqu'un.

          En fait, on est dans l'illusion. On a été emporté par son instinct et on est grisé par une sorte de liberté : je suis capable de tout faire. Mais en fait, on est déterminé par ses instincts. C'est eux qui nous possèdent et nous ne nous possédons pas nous-mêmes. Nous sommes esclaves et nous ne nous trouvons jamais.

 

          Alors, mes frères, obéir pour obéir, autant obéir à Dieu, autant travailler avec lui dans un projet qui nous apportera notre délivrance, une délivrance de toutes formes d'esclavage. Saint Benoît nous dit que le moine arrivé au sommet de sa vie spirituelle connaît ce qu'il appelle la dilatatio cordis. Son cœur se dilate. Pourquoi se dilate-t-il ? Mais parce que ce moine goûte la liberté. Il sait, il est un homme libre. Auparavant il était un homme esclave.

          Et cela veut dire, esclave, que il n'avait pas la possibilité de respirer librement. Il devait respirer prudemment parce que sa poitrine était écrasée. Mais dès qu'il est libre son cœur se dilate, sa poitrine se dilate, il peut respirer profondément comme il lui plaît. Et ça, c'est le fruit de la conversion.

          Ecoutez ! Si je fais ma volonté, je reste enfermé en moi, je tourne autour de moi, je tourne sur moi-même comme une toupie. Mais si je fais la volonté de Dieu, je sors de moi, je m'échappe, je m'évade de la prison de mon moi et je me précipite chez Dieu. J'entre chez lui. Et mieux encore, c'est Dieu qui vient chez moi et qui me donne en cadeau sa propre liberté.

 

          Voilà, mes frères, en quoi consiste la véritable conversion. Et vous voyez qu'elle est tout simplement une question de confiance : oser faire confiance à l'obéissance. Saint Benoît nous dit que c'est une route étroite. Oui, parce que nous sommes naturellement méfiants et qu’il  est très difficile de faire confiance. Je ne dis pas de faire confiance à un homme, ni même de faire confiance à Dieu, mais de faire confiance au fait de l'obéissance et de se dire : si j'obéis, je marche vers la liberté quand tout mon instinct me dit : si t'obéis, tu t'asservis !

 

          Voilà, mes frères, dans ce sens là aussi le Christ dit : Celui qui ose perdre sa vie, c'est celui-là qui la trouve !  Et c'est la condition de la réussite pour notre vie !

 

Chapitre : Veillée pour le Frère Jules.           23.01.87

 

Mes frères,

 

Frère Jules nous a quittés et pourtant il est encore par­mi nous. Il est une cellule de notre Corpus Monasterii, du Corps formé par notre monastère, une cellule de ce corps qui a émi­gré en Dieu. Et elle a emporté avec elle une infime parcelle de chacun d'entre nous.

Cette cellule nous dit que notre attente n'est pas veine. Cette attente peut être longue. Elle le fut pour Frère Jules. Mais elle a pour propriété d'attiser notre désir. Et nous sa­vons qu'elle est lourde d'une richesse qui un jour va nous combler. Frère Jules n'avait pas peur de la mort. Nous avons pu le remarquer encore ces derniers jours, ces dernières semai­nes. Il n'en avait pas peur car il l'avait vue de tout près à plusieurs reprises.

Il était âgé de 23 ans quand éclata le 4 Août 1914 ce qu'on appelait la Grande Guerre. Il était affecté à un régi­ment d'élite, celui des grenadiers, les hommes de très gran­de taille. Il a toujours combattu en première ligne. Il a con­nu la guerre de mouvement, il a connu la guerre des tranchées. et cette guerre des tranchées vient de nous être évoquée.

 

Nous ne pouvons pas nous imaginer, nous, ce qu'elle fut, car c'était à longueur de jours et de nuits. Certes il y avait des moments où les soldats retournaient quelque peu à l'arrière. Ils étaient relevés. Mais c'était un roulement inces­sant. Et chaque fois, quelques uns d'entre eux ne retournaient plus à l'arrière. Ils étaient couchés dans leur éternité.

Frère Jules a pu raconter quantité d'histoires, d'aven­tures qui lui sont arrivées. Nous savons qu'il a été blessé deux fois : un éclat d'obus dans le cou. Et il y est encore, on ne l'a jamais extrait. Et au mois de juillet 1918, une bal­le lui a labouré le cuir chevelu. La cicatrice est encore inscrite maintenant.

Mes frères, Frère Jules a jugé, après avoir vu tant de misères, après avoir tellement souffert, il a jugé qu'il ne pouvait pas garder jalousement pour lui une vie que Dieu avait si soigneusement protégée. Et il est entré à la Trappe en 1920 pour y mener un au­tre combat, spirituel celui-là, mais non moins implacable. Il a déposé fusil et grenades pour prendre en main les armes nobles et glorieuses de l'obéissance et suivre le Christ jus­qu'à la victoire de la croix et de la résurrection.

 

La fidélité de Frère Jules était émouvante, nous le sa­vons. Encore un détail qui marque, qui dessine toute la per­sonnalité de Frère Jules : Hier soir, après l'Office de Complies, comme je savais qu'il entrait dans ses dernières heures, je suis monté près de lui pour la prière des agonisants. Frère Jules paraissait tout à fait absent. Il respirait déjà difficilement. Je lui ai dit que nous allions prier en­semble, et puis j'ai commencé.

Au moment où j'ai dit : Au nom du Père, et du Fils, et du Saint Esprit en faisant le signe de la croix, j'ai vu à mon grand étonnement Frère Jules faire également le signe de la croix. Et il a suivi les pri­ères jusqu'au bout. Et ce fut le dernier geste de Frère Jules et sa dernière parole, mais qui rappelle toute sa vie. Frère Jules n'a pas eu peur de la croix comme il n'a pas eu peur de la mort. La croix a signé sa victoire.

Et il s'est endormi en Dieu calmement, simplement, gen­timent comme il avait toujours vécu, sans plaintes, dans la confiance, l'abandon et la paix. Oui, c'était remarquable, Frère Jules ne s'est pas plaint une fois. Pourtant depuis deux ou trois jours il commençait à souffrir, et auparavant déjà. Il fallait lui administrer des calmants. Mais il se laissait faire.

 

Il nous dit par sa vie et par sa fin, il nous dit que rien n'est perdu dans une vie si elle est construite sur Dieu. Au contraire, cette vie est élevée jusqu'à l'intérieur des cieux et elle est emplie des trésors les plus riches. La parole du Christ doit être prise dans le sérieux le plus complet : Celui qui court le risque de perdre sa vie, celui-là il la trouve. Mais une vie qui est certes incarnée dans la person­ne, dans le concret des événements quotidien, mais qui en fait est déjà la vie nouvelle, une vie qui baigne dans une sérénité, dans une liberté qu'aucune instance humaine ne peut accorder.

Et je pense que je n'oublierai pas le regard de Frère Jules ces derniers jours. C'était le regard de l'enfance re­trouvée, de l'innocence recouvrée, de la conversion accomplie, un regard très beau.

Mes frères, je pense que le départ de Frère Jules est une grâce, comme le départ de chacun d'entre-nous. Frère Jules est maintenant dans la paix du Christ, comme je le disais ce matin. Il nous y prépare une place. Il nous y attend.

 

Homélie : Funérailles de Frère Jules.            24.01.87

 

Frères et soeurs dans le Christ,

 

Si aujourd'hui nous pouvons respirer librement, nous le devons à des hommes de la trempe de notre Frère Jules. En 14-18 et en 40-45, ils ont donné leur vie pour s'opposer à la tyrannie et à ses horreurs. Beaucoup n'en sont pas revenus. Beaucoup portent de douloureuses cicatrices dans leur coeur et dans leur chair. Il me plait de leur rendre hommage, de leur dire notre reconnaissance et leur fierté.

Frère Jules, pour sa part, a jugé qu'il devait aller plus loin encore. Grenadier un jour, grenadier toujours. Il est passé du service d'un roi terrestre faillible, limité dans ses pouvoirs, au service du Grand et véritable Roi, le Christ Jésus notre Dieu, lui dont le pouvoir ne s'étend pas sur un territoire circonscrit à l'intérieur de frontières, mais sur l'univers entier; lui qui en est le créateur et le rédemp­teur ; lui qui le conduit patiemment vers une perfection, vers un sommet où Dieu sera tout en la moindre des choses.

Et Frère Jules est monté en première ligne pour engager la lutte contre les puissances diaboliques, contre les vices qui rongent le coeur. Comme en 1914 il a tout quitté, mais cette fois sans retour : maison, père, mère, frères, soeurs, tout. Et il a suivi le Christ. Et il s'est lancé dans la ba­taille avec une intrépidité jamais démentie.

Le grand ennemi des hommes, c'est le péché, le péché qui fait le siège des coeurs, qui emprisonne les hommes dans leur égoïsme, qui les aveugle et qui les dresse les uns contre les autres.

 

Et le monastère est un champ de bataille où on résiste au péché et où on fini par le vaincre. Et l'arme invincible qui procure cette victoire, c'est l'obéissance humble, confiante aux ordres du Christ, à ses instructions, à ses direc­tives.

Et le trophée de la victoire, c'est un coeur pur, un coeur débordant de bienveillance, d'amour, de paix ; un coeur dans lequel n'entre plus la moindre trace de méchanceté, un coeur ouvert, un coeur accueillant, un coeur qui se donne, un coeur qui vit pour les autres.

Et au-delà, au terme plutôt, se trouve les prémices de la vie éternelle dans la lumière qui est Dieu, et cela dès cette vie. A ce moment on est grand vainqueur et on entraîne toute l'humanité avec soi.

Frères et soeurs, tel fut le propos de Frère Jules et telle sera sa gloire pour jamais. C'est un exemple, un encou­ragement pour nous qui sommes des chrétiens, des disciples du Christ, pour nous qui plus spécialement à l'exemple de Frère Jules avons décidé de suivre le Christ jusque dans la mort. Frère Jules demeure avec nous comme un porte-étendard. Il a vaincu et nous vaincrons avec lui.

 

                                                                                                         Amen.

 

Règle : 7, 52-65 : Premier degré (suite).       29.01.87

      L’abandon de sa volonté propre.

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît va nous promener sur l'échelle de l'humilité. Il va nous enseigner deux et même trois choses. D'abord que l'humilité est le seul chemin qui peut nous conduire chez Dieu ; puis que ce chemin n'est vraiment pas facile. Mais il nous encouragera en disant que c'est le premier pas qui coûte et après ça va mieux.

 

          Oui, l'humilité est le seul chemin. Il n'y en a pas d'autres. Il est inutile d'aller en chercher ailleurs. Vous savez qu'aujourd'hui il existe des techniques qui soit disant permettent d'entrer en contact avec l'univers de Dieu.

          Cela, mes frères, vous le savez déjà, c'est de l'illusion ! Il n'y a qu'un seul et unique chemin pour aller chez Dieu, c'est celui que Dieu lui-même a emprunté pour venir chez nous.

          Il s'est vidé de lui-même pour nous permettre d'entrer en lui et pour nous laisser toute la place en lui. C'est là vraiment un prodige, un paradoxe qui est celui de l'amour. Dieu est vraiment lui lorsque il ne se possède pas, lorsque il s'est remis entièrement à un autre. A ce moment-là, il est Dieu.

 

          La Lecture du Réfectoire attire notre attention discrètement sur ce paradoxe. C'est le non-puissant qui est vraiment Dieu. C'est à l'intérieur de l'extrême faiblesse que Dieu affirme le maximum de sa puissance.

          Si bien que nous-mêmes, nous devons à notre tour nous vider, lui laisser toute la place en nous. A ce moment-là, il peut faire son habitation chez nous, et dans le même mouvement, il nous fait entrer chez lui.

          Dans la pratique, cela signifie pour nous que nous devons renoncer à ce que nous avons de plus cher et, c'est notre propre volonté ! Comme Saint Benoît le dit : Pour ce qui est de notre volonté propre, il nous est défendu de la suivre et nous demandons à Dieu dans l'Oraison Dominicale que sa volonté s'accomplisse en nous. 7,55.

 

            Prenons bien garde ! Cela ne peut pas être des paroles routinières, des paroles en l'air. Réfléchissons bien à ce que cela signifie. Cela signifie que Dieu doit pénétrer jusqu'au cœur le plus secret de notre être, là où se prennent les décisions. Nous ne faisons plus qu'un avec sa volonté. Nous nous ouvrons à lui. Mais ce n'est pas seulement la volonté, ce sont nos goûts, ce sont nos idées. C'est tout notre être qui se vide et qui part chez lui.

d'auto exaltation. Nous imaginons facilement que nous sommes vraiment quand nous pouvons faire ce qui nous plaît. Eh bien, ce chemin est le seul, et il n'est pas facile, pas facile du tout car il contredit notre instinct. Eh bien cet instinct est contredit par ce chemin.

          Et Saint Benoît nous dit ailleurs que cette route est dure et âpre et qu'il faut avoir soin de prévenir ceux qui veulent s'engager dans la vie monastique. Ils doivent le savoir avant de commencer.

         

Et cet abandon de notre volonté propre, ou plutôt le fait de la planter, de l'enraciner dans la volonté de Dieu, c'est un labeur qui demande du courage et de la persévérance parce que cela ne se fait pas tout seul. Pour mettre le pied sur le premier degré de cette échelle de l'humilité, eh bien il faut un mouvement qui dure longtemps. Mais une fois que c'est fait, alors le plus dur, le plus dur de toute la vie spirituelle est accompli.

          Spontanément nous pensons, nous, au quatrième degré d'humilité où Saint Benoît dit toutes sortes de choses plus ou moins terribles. Mais non, une fois qu'on est là, ça devient normal. On le sait. C'est le processus de vidange de soi qui continue à s'opérer. Mais ce qui compte, c'est le premier pas.

          Et ce premier pas, c'est la décision qui a été prise, c'est le fait de choisir et de choisir définitivement Dieu plutôt que soi. C'est abandonner ses idées personnelles pour se lancer dans le mystère. C'est ce que Saint Benoît appelle la crainte de Dieu. C'est renoncer à son idole, à ses idoles pour se tenir en face de Dieu et se laisser brûler par lui. Et cela, mes frères, je le répète, c'est difficile !

 

          Mais une fois qu'on s'est exposé à ce feu, donc qu'on se tient devant Dieu dans la crainte, vraiment dans le crainte, presque dans la peur, vraiment on aurait envie de se cacher, on aurait envie de partir, on aurait envie de faire n'importe quoi, sauf cette position devant Dieu. Mais si on ne recule pas, si on reste là, à ce moment le plus difficile est fait et le reste va suivre.

          Voilà, mes frères, ce que Saint Benoît dans le fond nous demande : c'est de renoncer à l'idolâtrie. L'idole, c'est moi projeté devant moi, c'est moi qui m'encense moi-même. Et ça me satisfait très fort, ça me grandit à mes propres yeux, ça me grandit aux yeux des autres.

          Eh bien, à cela je renonce. Je renonce à l'idolâtrie pour me convertir. Il faut toujours revenir à ce premier geste de conversion. D’ailleurs lorsque Saint Benoît parle de celui qui s'engage dans la vie monastique, il dit : noviter veniens quis ad conversationem, 58,2. Celui qui arrive nouvellement dans l'intention de se convertir, donc de passer de l'idolâtrie au culte du vrai Dieu, de s'abandonner soi-même pour se perdre en Dieu, de s'ouvrir, de se vider pour que Dieu puisse tenir toute la place.

 

          Et là aussi, mes frères, il y a une difficulté : c'est que Dieu se présente à nous dans la personne des autres. Et ça ! On dira : « Oui, mais si c'était Dieu lui-même, si c'était Dieu lui-même ce serait beaucoup plus facile !      Oui, mais le frère, c'est Dieu lui-même. Le Christ a dit : « C'est moi qui suis la route, c'est moi qui suis le chemin. » Donc moi, Dieu, je suis descendu par cette kénose de l'humilité. Eh bien, votre kénose à vous doit s'adapter à la mienne. Et votre kénose sera vraie lorsque vous laisserez aux autres dans lesquels je vis toute la place en vous.

 

          Voilà, mes frères, le premier pas. Vous voyez, il n'est pas facile. Mais nous sommes venus ici dans l'intention de le poser. Nous levons déjà le pied. Nous mettons déjà le pied sur l'échelon. Un petit effort, et les deux pieds y seront. Alors ce sera l'échelon suivant et tous les autres jusqu'au dessus où alors cette crainte débouche dans les plaines infinies de la Caritas, de l'Amour. Et à ce moment-là, on est chez Dieu.

 

Chapitre : Récollection du mois de février.      31.01.87

      Message de la mort de Frère Jules.

 

Mes Frères,

 

A la fin de la semaine dernière, nous avons à nouveau rencontré le fait brutal, impressionnant de la mort. Et der­rière cette mort, la dramatisant, s'en réjouissant, le prin­ce de la mort, cet être mystérieux, malfaisant qui est l'anti­thèse absolue de Dieu. Dieu est lumière, il est amour, il est vie. Et le satan est ténèbre, il est haine, il est mort. Et entre Dieu et le démon, c'est une lutte sans merci dans laquelle nous-mêmes sommes entraînés.

O, n'allons pas penser par devers nous que ce sont là des images faciles, commodes. Non, mes frères, elles sont la réalité qui sous-tend l'univers, qui sous-tend chacune de nos vies. La mort de frère Jules est un message prophétique qui nous ramène à cette réalité et à cette vérité : le monde tout entier, nous est-il dit, gît au pouvoir du malin.

Et voici que Dieu entre dans ce monde. Il devient une pièce de ce monde en devenant un homme. Et il va déposséder le démon de son pouvoir. Mais comment ? En entrant lui-même dans la mort !

 

Mes frères, le regard charnel ne perçoit jamais que la surface des choses, que la fragile enveloppe derrière laquel­le se cache le réel. Or Dieu désire nous arracher à la séduction des apparen­ces. Il veut nous donner un regard nouveau qui sait percer l'écorce des choses et observer ce qui se passe derrière.

Mais pour recevoir ce cadeau, qui est déjà participation bien consciente à la vision que Dieu a du monde, pour rece­voir ce cadeau, nous devons en même temps accepter le fait de notre propre mort, nous devons pour ainsi dire l'anticiper.

Dieu est devenu homme et il a goûté cette mort. Nous de­vons donc nous plonger dans cette mort qui a été celle de no­tre Dieu devenu homme, et là aussi arracher au démon le pou­voir qu'il exerce sur la mort. A ce moment-là, nous sommes passé du côté de Dieu et nous pouvons enfin voir et comprendre toute chose comme Dieu les fait, lui qui est amour.

 

Le moine entre dans le désert afin d'affronter les puis­sances diaboliques. Nous avons au cours du mois de janvier rencontré notre Père Saint Antoine et nous savons ce que cet­te lutte lui a coûté. Je rappelle qu'il a voulu vraiment entrer dans la mort pour jusqu'à l'intérieur de son repaire aller attaquer le démon. Et pour cela il s'est enfermé pendant vingt ans à l'intérieur d'un tombeau. Il était comme mort.

Et nous savons que les Fondateurs de Cîteaux que nous avons aussi rencontré au cours du mois de janvier, se sont enfoncés dans la forêt afin d'aller en débusquer les esprits mauvais qui s'y cachaient.

 

Mes frères, encore une fois, faisons bien attention ! Ce ne sont pas là des locutions qui essayent de nous rassurer à bon marché. Non, il s'agit de dissiper les illusions et les phantas­magories qui nous égarent si facilement. Nous sommes si aisé­ment séduits par les apparences.

Or Dieu veut nous soustraire aux apparences pour nous donner le pouvoir de regarder la réalité. Et si nous sommes fidèles dans cette lutte, nous par­viendrons à enlever - du moins pour ce qui nous regarde per­sonnellement - à enlever le pouvoir que le démon exerce sur notre mort.

A ce moment-là, celle-ci retrouve sa destination premiè­re hors du péché, qui est d'être un passage serein dans le sein de la Trinité pour y goûter un bonheur, une joie sans limite.

 

Nous allons dans deux jours fêter la "Présentation du Christ au temple". Le Cardinal de Bérulle vient de nous rap­peler que c'était un geste d'oblation de la part du Christ, oblation au projet que son Père avait conçu depuis toujours et que lui devait mener à bien.

Or, ce projet passait par la mort. Et le prophète qui, dans le temple, allait recevoir dans ses bras l'enfant qui était Jésus, il le savait et déjà il disait que cet enfant devrait un jour être poursuivi, et finalement comme tous les prophètes il devrait mourir tragiquement, et que sa mère, qui était là, participerait à cette mort. Mais en même temps, comme à l'intérieur de ce geste d' oblation, déjà la mort était vaincue et le prince de la mort était dépossédé de son pouvoir.

Depuis que le Christ a vécu cette expérience, mes frères, nous ne devons plus jamais avoir peur, mais demander à Dieu la grâce de nous donner le regard nouveau qui est à l'inté­rieur, qui est plutôt au-delà de cette mort mystique à laquel­le nous sommes invités. Saint Benoît nous demande d'avoir la mort présente sous nos yeux tous les jours.

 

Encore une fois ce n'est pas pour nous effrayer, mais c'est pour nous rappeler à la réalité, au réalisme de notre vocation et ainsi nous dire que nous se­rons de vrais contemplatifs lorsque, étant passés de l'autre côté de notre mort, nous verrons enfin les choses comme Dieu les voit, parce que nous serons dans la lumière.

Voilà, mes frères, ce que nous pourrons recevoir au cours de cette récollection. Et vous sentez qu'il s'agit en­core et toujours de nous convertir, de passer d'une façon charnelle à une façon spirituelle de voir et de sentir, d'une façon purement humaine à une façon divine.

Mais pour cela, il faut opérer un véritable retournement. Et ce n'est pas facile. Eh bien, ce retournement, c'est cela la mort, une mort mystique qui est délivrance. Et alors, lors­que la mort physique se présente, elle est accueillie comme l'a fait Saint François d'Assise, comme une soeur, une soeur aimée qui vient enfin ouvrir la porte de la lumière sans dé­clin.

 

Règle : 7, 165-fin : Douzième degré.            09.02.87

      Avoir la conscience de notre péché.

 

Mes frères,

 

          Les degrés les plus impressionnants de la mystérieuse échelle qui nous élève jusqu'à Dieu sont sans contredit le quatrième et le douzième.

          Au quatrième degré, nous imaginons une avalanche invraisemblable d'épreuves et de souffrances sous lesquelles il nous faudrait demeurer impassibles, immobiles. Le sommet de toute vie spirituelle étant une certaine apatheia, le modèle du moine achevé étant le sage stoïque. Et nous pensons par-devers nous : ce n’est pas pour moi !

          Au douzième degré, là, nous voyons un homme écrasé par un affreux complexe de culpabilité. Et d'avance nous disons : merci ! Les sciences humaines aujourd'hui, vous savez, elles démontent jusqu'aux derniers rouages de ces mécanismes qui accablent les hommes sous toutes sortes de complexes.

 

          Mais nous le savons, il ne s'agit pas de cela. Il s'agit de bien autre chose. Au douzième degré, nous sommes sur une ligne de démarcation et sur une frontière. Saint Benoît nous trace la différence entre le saint et le pécheur. Le saint est un pécheur qui a conscience de son état. Il sait qu'il est un pécheur. Et le pécheur, c'est un pécheur qui ignore son état. Il ne sait pas qu'il est un pécheur.

          La différence est minime, mais elle délimite deux univers. Et qu'est-ce qui est préférable ? Savoir qu'on est pécheur ou bien l'ignorer ? Avoir conscience qu'on est foncièrement un pécheur ou bien vivre dans l'illusion ? Est-il préférable d'être un saint ou de ne pas le devenir ?

          Attention, ici, de ne pas retomber dans le piège imaginaire d'un faux quatrième degré d'humilité. Il y a dans le monde monastique des moines et des moniales qui ont vraiment peur de devenir un jour des saints ou des saintes parce que ils s'imaginent que Dieu est une sorte de rapace qui, dès qu'on se donne à lui du fond du cœur, commence à faire souffrir.

         

Il faut dire que les biographies de saints telles que nous les connaissons ne sont pas des plus édifiantes dans ce domaine. On se complaît à raconter toutes sortes d'épreuves que ces saints ont traversé. A mon avis, elles sont considérablement enjolivées. On dramatise les choses.

            S'il fallait prendre la vie de chacun d'entre-nous ici, la vie intérieure rien que cela, parfois aussi les épreuves de santé, enfin tout ce qui peut arriver, des épreuves venant des supérieurs, des frères, tout ce qui se passe dans une communauté, dans une société d'hommes qui sont des pécheurs, qui vivent ensemble, eh bien, il y aurait parfois possibilité d'écrire des romans plutôt noirs. Alors, soyons donc prudents !

          Or Saint Benoît est un génie. Que fait-il ? Eh bien, il entend éveiller en nous patiemment la conscience de notre péché. Non pas pour nous culpabiliser, mais pour nous libérer. Il achemine son disciple à la conscience aiguë ; d'abord floue, mais de plus en plus aiguë, qu'il est un pécheur. Mais en même temps il ouvre le ...?... de ...?... . Si bien que le bourbier intérieur que l'on trouve en soi devient l'antichambre du paradis.  

         

C'est ce que Saint Benoît nous dit ici. C'est cela le douzième degré d'humilité. Ce n'est rien d'autre que cela. Mais il est donc purement d'ordre surnaturel. Les réactions, les effets sur le psychisme de l'homme sont charnels, ils sont naturels. Il est impossible qu'il en soit autrement. Mais l'origine est uniquement et purement d'ordre surnaturel. C'est le Saint Esprit qui commence à travailler à l'intérieur de quelques-uns.

          Et Saint Benoît organise pour conduire son disciple à cette frontière, à ce seuil où le moine dira : « Oui, je suis un pécheur, et je le suis et je le serai toujours !  Je le serai pour toute l'éternité. » Car lorsque nous serons arrivés auprès de Dieu et que nous le verrons, eh bien à ce moment-là, nous le sommes et nous le serons toujours.

          Car la sainteté, voyez-vous, c'est de savoir qu'on est pécheur, mais en même temps savoir que Dieu a pris sur lui ce péché pour donner en échange sa propre vie qui est pur amour. On disait - oui, mais une fois encore que c'est traduit en français, ça ne veut pas dire grand chose - enfin on disait : « Je chanterai pour toute l'éternité les miséricordes du Seigneur. »

         

Cela veut dire que pendant toute l'éternité, je chanterai Dieu qui me fait miséricorde. Donc à ce moment-là, j'aurai conscience d'être un pécheur auquel Dieu a enlevé le poids du péché pour lui donner sa propre vie.

            Donc, la conversion à laquelle nous sommes invités, c'est tout simplement d'abord d'accepter ce que nous sommes, accepter d'être des pécheurs ; accepter aussi que les autres sont des pécheurs, que nous sommes tous des pécheurs ensembles. Et alors, nous jeter nous-mêmes, et jeter tous nos frères avec nous dans la miséricorde de Dieu de façon à pouvoir être lavés, être purifiés et être perdus en elle. C'est cela le sommet de l'humilité.

Regardez ce que Saint Benoît nous dit ici. Il nous dit que le moine arrive alors à cet amour de Dieu qui, s'il est parfait, bannit la crainte, 7,180. Il dit, et encore une fois, la traduction, elle est édulcorée : bientôt le moine arrivera à cette charité de Dieu qui parfaite chasse au-dehors la crainte.

         

Il n'y a donc pas de peur dans l'amour, il n'y a pas de peur dans la charité. Donc, le péché n'est plus quelque chose qui nous culpabilise. Ce n'est pas quelque chose qui nous fait nous abîmer, qui nous fait nous anéantir devant Dieu. Non, c'est la grande béance dans laquelle veut s'engouffrer la miséricorde de Dieu. 

          Attention ! N'allons pas maintenant dire : ça va bien, péchons et repéchons tant que nous voulons. C'est un peu l'adage de Luther, mal compris naturellement : « Pèche de toute ta vigueur, mais croit avec une vigueur plus grande encore ! »

          Donc, il ne s'agit pas de péché, mais de savoir que à l'intérieur de nous il y a quelque chose qui sans cesse nous détourne de Dieu, quelque chose qui nous met en dysharmonie avec Dieu. Et c'est cela notre péché ...?... !

 

          Mais voilà, mes frères, vous voyez que Saint Benoît encore une fois sait nous dire de très belles choses, des choses qui sont encourageantes. C'est pourquoi nous ne devons pas avoir peur d'avouer notre péché. Je pense ici au sacrement de la confession. Cela ne doit jamais nous couvrir de honte. Il ne faut pas avoir peur de dire les choses telles qu'elles sont parce que c'est à cette vérité totale sur nous-mêmes que Saint Benoît veut nous conduire. Et je le répète, c'est le porche de la lumière, de la libération, de cette charité parfaite qui est participation à la vie même de Dieu.

 

Chapitre : Sainte Scolastique.                    10.02.87

 

Mes frères,

 

Saint Benoît ne sera certainement pas froissé si nous nous reposons quelques instants ce soir auprès de sa sœur Scolastique. Tout ce que nous dirons de la soeur jaillira né­cessairement sur le frère puisque la sépulture même ne sépara pas les corps de ceux dont l'esprit avait toujours été uni en Dieu.

Il est bon de fréquenter les saints. Leur présence est un encouragement et leur amitié une promesse de vie éternelle. Je vais d'abord dire à l'avantage de Sainte Scolastique une chose qui va peut-être vous étonner, mais enfin j'aurais l' audace de vous le dire: Sainte Scolastique, quelque fut son âge, était belle. C'était certainement une belle femme.

Pourquoi? Mais parce que seules les saintes sont belles dans le sens même où Dieu a voulu la beauté. Elles sont belles parce que leur être transfiguré rayonne l'éclat et la fraîcheur de la vraie jeunesse.

 

Rappelons-nous ce que nous a dit Monsieur Habachi : au moment où nous sommes venus au monde, nous sommes des vieil­lards. Et lorsque nous évoluons sainement, nous allons vers notre jeunesse parce que nous remontons à la source, à l'ori­gine de notre être qui est le coeur de la Trinité. Et lorsque nous l'avons retrouvé, nous nous abreuvons sans fin à la source de la vie, à cette source de jouvence qui renouvelle de jour en jour notre jeunesse. Et puis dans les saintes - et les saints aussi naturel­lement - il y a quelque chose d'incorruptible, d'inflértris­sable qui est Dieu lui-même dans sa beauté.

Et la sainteté, elle n'est pas hors de notre portée. El­le ne consiste pas en de hautes pensées, en des sentiments sublimes au sujet de Dieu. Non, elle consiste à être possédé par Dieu, à être métamorphosé en lui, fut-on emprisonné dans les ténèbres les plus opaques.

Un des cas les plus remarquables à cet égard et qui n'est pas tellement éloigné de nous, fin du siècle dernier, c'est Thérèse de l'Enfant-Jésus, qui était vraiment transfigu­rée en la personne du Christ. Elle ne faisait qu'un seul es­prit avec lui. Elle avait retrouvé la source de son être en Dieu. Et pourtant elle était plongée dans les doutes les plus horribles. Elle avait perdu la foi. Elle ne croyait plus à rien et elle est morte dans cet état. Et pourtant !

 

Les pensées sublimes, un athée peut les avoir. Mais lors­que un saint parle de Dieu, c'est comme si Dieu se parlait à lui-même. Et il n'y a personne pour l'écouter, pour le com­prendre qu'une oreille, l'oreille même de Dieu qui est ouverte chez un autre. Et c'est ce qui se passait entre Benoît et sa soeur.

Et nous comprenons alors Scolastique qui disait : Je t'en prie, mon frère, ne me quitte pas cette nuit. Parlons jusqu'au ma­tin des joies de la vie céleste, c'est à dire du bonheur de ne plus faire qu'un seul esprit avec Dieu. Ils pouvaient ! C'était Dieu qui se parlait à lui-même. C'est cela la sainteté ! C'est ça l'éloquence sacrée ! C'est ça la vraie théologie !

 

Alors, Scolastique portait un nom qui dessinait la cour­be de sa vocation. Scolastique est un mot grec qui signifie celle qui consacre ses loisirs à la contemplation de Dieu et de ses oeu­vres. L'équivalent du mot grec en latin est vacare Deo : avoir tout le loisir de vivre avec Dieu. La péricope Evangélique de ce jour a été très bien choisie. Marie, c'est Scolastique. C'est la meilleure part, elle ne peut lui être enlevée. Sa vie en­tière est occupée de Dieu. C'est pas possible de l'enlever.

Scolastique est donc le type parfait de la moniale con­templative. On retrouve en' elle trois caractéristiques qui sont repérables aujourd'hui encore dans ses véritables fil­les, donc des moniales qui sont de vrais contemplatives. Et alors naturellement aussi des moines qui sont de vrais con­templatifs.

C'est d'abord une ardeur inlassable dans la quête de Dieu et de la vraie vie. Je rappelle ce que je viens de dire, ne me quitte pas cette nuit, parlons jusqu'au matin des joies de la vie céleste. C'est ça l'essentiel ! C'est d'être avec Dieu, c'est de se nourrir de la vision de Dieu, c'est d'écouter sa Parole, c'est de la recevoir en soi, c'est de se laisser transformer par elle. Donc, cette ardeur dans la quête de Dieu.

 

Ensuite l'intrépidité à oser tout espérer et tout deman­der. Car sur le refus de son frère, la moniale mit ses mains croisées sur la table et appuya sur elles sa tête pour prier le Dieu tout puissant. Lorsqu'elle eut relevé sa tête de la table, il y eut une telle violence d'éclairs et de tonnerre, il éclata une telle pluie diluvienne que ni le vénérable Be­noît, ni les frères qui étaient avec lui ne purent mettre le pied hors du lieu où ils se trouvaient. De fait, tandis que la moniale avait penché la tête sur ses mains, elle avait versé sur la table des torrents de lar­mes par lesquelles elle avait tourné l'air en pluie. Cette inondation suivit de près la prière de Scolastique.

Il y eut si bien accord entre la prière et l'inondation que si elle avait baissé la tête, elle ne la relevait pas sans qu'il y eut tonnerre, en ce sens que c'était une seule et même impulsion et de relever la tête, et de faire tomber de la pluie. Cette intrépidité à oser tout espérer !

Enfin, le don de soi absolu qui est le plus grand amour. Et Saint Grégoire le rappelle: il n'est pas étonnant qu'en cet instant la femme qui désirait voir longtemps son frère ait eu plus de puissance que lui. Car puisque selon le mot de Jean : Dieu est amour, c'est par un juste jugement que pu davantage celle qui aima davantage.

 

Eh bien, mes frères, je pense que nous ne pourrons pas rester en arrière. Les femmes sont, parait-il, le sexe faible. Ici, nous voyons avec Scolastique ce qu'il en était réelle­ment. Sur le coeur de Dieu, c'était le sexe fort. Nous ne pouvons pas rester en arrière. D'ailleurs Saint Benoît a très bien compris la leçon. Il a très bien compris et il en a tiré profit.

Il sait que la seule puissance véritable est celle d'un humble amour. Il nous l'a rappelé dans le chapitre qui traite de l'humilité, où il disait : Bientôt le moine parvient à cet amour de Dieu qui, s'il est parfait, bannit la crainte. Cela signifie qu'il ne bannit pas la peur. La crainte de Dieu, elle demeure pour l'éternité.

Mais il bannit l'hésita­tion, il bannit la crainte, c'est à dire la retenue devant Dieu, la peur d'oser, la peur de se lancer dans l'aventure, la peur de demander. Non, on est devenu un seul esprit avec Dieu et on a pou­voir sur tout, même sur le,coeur de Dieu.

 

Voilà, mes frères, une petite leçon que Scolastique nous donne. Essayons pour notre part d'y être fidèle et de nous dire avec une grande confiance qu'il est possible de la re­joindre tout de suite à condition que nous fassions bien no­tre effort là où il faut.

L'essentiel, encore une fois, ce n'est pas de parler su­blimement de Dieu mais de devenir avec lui un seul esprit. Et pour cela, il suffit d'entrer avec confiance dans sa vo­lonté, de coller à elle, et la métamorphose s'opère telle qu'elle. C'est un acte surnaturel que Dieu seul peut accomplir.

Eh bien, confions-nous à cet amour qui nous poursuit inlas­sablement à chaque instant de notre vie.

 

Lettre circulaire du Père Abbé Général.         13.02.87

1.   Introduction.

 

Mes frères,

 

Comme je vous l'ai annoncé avant-hier, je vais vous don­ner lecture de la Lettre Circulaire traditionnelle reçue de notre Père Abbé Général. Ce ne sera pas tourner le dos à no­tre Père Saint Benoît. Nous lui demanderons d'ouvrir notre coeur et d'encourager et de soutenir notre effort de conver­sion.

Le premier paragraphe de cette lettre est plutôt une in­troduction générale. Cette lettre est datée du 26 janvier 1987 en la fête de nos Saints Fondateurs.

 

          Chers frères et sœurs,

           

            Comme vous le savez, j’ai été absent de Rome du 18 octobre au 18 janvier et cette absence ne m’a pas permis de vous adresser  l’habituelle circulaire du Temps de Noël.

            Cependant, j’ai beaucoup pensé à ce que pourrait être le sujet d’une telle lettre. Finalement une idée m’est venue alors que nous étions en Corée. Nous avions passé une nuit dans un Prieuré Bénédictin à Séoul. Le lendemain se trouvait être le 13 novembre, Fête de tous les saints qui ont milité sous la Règle de Saint Benoît.

            Une question s’est alors imposée à moi : Que penseraient nos Pères Cisterciens de l’Ordre aujourd’hui ?

 

On pourrait formuler cette question différemment : Si les Fondateurs, si Saint Bernard ou d'autres saints des premiers temps de l'Ordre visitaient nos monastères aujourd'hui, quelles seraient leurs réactions ?

On pourrait aller plus loin en prenant appui sur la foi. Ces hommes sont entrés dans la vie véritable. Ils sont trans­figurés par Dieu. Ils nous voient. Se reconnaissent-ils en nous ? Voient-ils en nous leurs enfants, des descendants fi­dèles ? Ou bien ne nous reconnaissent-ils pas ? Sommes-nous pour eux des étrangers ?

Nous nous réclamons d'eux, de leur patrimoine, de leur enseignement, de leurs exemples, mais qu'en pensent-ils lors­qu'ils nous regardent ? Que penseraient nos Pères Cisterciens de l'Ordre aujourd'hui?

 

          J’ai vu immédiatement qu’il serait impossible de donner une réponse satisfaisante à une telle question.

 

Et le Père Abbé Général avance trois raisons pour justi­fier cette impossibilité. La première est celle-ci :

 

          D’abord, en dépit de toutes les études récentes, nous ne sommes pas absolument certains de ce que cherchaient les Fondateurs.

 

Nous avons à notre disposition des documents primitifs : le Petit Exorde, l'Exorde de Cîteaux, la Charte de Charité. Ces documents ont été rédigés. Combien ? Soyons généreux : une quinzaine d'années, les tous premiers donc, une quinzai­ne d'années après la fondation de l'Ordre. Ils sont donc fi­dèles certainement.

Mais n'oublions pas qu'ils sont marqués tout de même au coin d'une certaine polémique. Les premiers cisterciens de­vaient se défendre contre les regards qui étaient posés sur eux. Regards des moines noirs qui, eux, n'avaient pas embras­sés la réforme cistercienne, réforme qui leur portait tout de même quelque peu ombrage. Mais cela atteindra vraiment un point d'incandescence lorsque Saint Bernard écrira son apologie à Guillaume de Saint Thierry. Vous savez qu'il n'est pas tendre alors pour les moi­nes de Cluny.

Egalement aussi, ces documents primitifs, nous les lisons à travers ce que nous sommes aujourd'hui, donc à travers un certain prisme.

Seconde raison:

 

            Des différences d’ordre social, politique, spirituel et psychologique entre le XII° et le XX° siècle font qu’une comparaison est presque impossible.

 

Ces différences sont énormes. Au plan sociopolitique par exemple : au XII° siècle, c'était la chrétienté. Aujourd'hui, c'est la distinction, la séparation radicale entre l'Eglise et l'état. C'était le Pape qui confirmait l'Empereur. Il était vraiment le chef véritable de la chrétienté, de tou­te l'Europe Occidentale.

Les pays comme nous les connaissons maintenant n'exis­taient pas. C'était la féodalité. C'était une poussière de petits Etats. On n'avait pas conscience du monde, la conscien­ce de la société que nous avons aujourd'hui. Au plan psychologique d'ailleurs, c'est ça une autre conscience de soi et du monde.

Et au plan spirituel, naturel­lement au plan religieux, la foi allait de soi à ce moment. On vivait dans un univers, non pas merveilleux, mais un uni­vers où la présence de Dieu était transparente. Aujourd'hui, vous savez ce qu'il en est !

Maintenant la troisième raison

 

          Lorsque nous parlons de l’Ordre, nous parlons d’une entité abstraite. Dans le concret, l’Ordre représente 145 monastères vivant tous il est vrai le même idéal cistercien, mais avec une diversité d’accents rendant difficile toute généralisation.

 

Sur ces 145 monastères, il y a 89 monastères de moines et 56 monastères de moniales qui sont répartis sur tous les continents, qui sont peuplés d'hommes et de femmes de toutes les races, de toutes les cultures, de tous les niveaux de développement intellectuels et humains. C'est pourquoi, mes frères, il est très difficile de parler aujourd'hui de l'Ordre comme une entité. Non !

Eh bien voilà, ça c'est l'introduction. Nous verrons de­main ce que le Père Abbé Général en pense. Il commence en disant : Cependant la question que je m'étais posée n'était pas inutile... Pourquoi ? Il nous le dira...

 

Homélie : 6° dimanche ordinaire. A.             15.02.87

      La Sagesse nouvelle.

          Si 15, 15-20 * 1Co 2, 6-10 * Mt 5, 17-37.

         

Mes frères,

 

Voici bien la Sagesse nouvelle. Le Christ nous la rap­pelle. Ses paroles sont catégoriques. Elles ne souffrent au­cune réplique. Il attend de nous que nous soyons purifiés à la racine de notre être, que nous soyons métamorphosés en fils de Dieu vivant et agissant en tout et partout comme leur père qui est amour, lumière, gratuité, sécurité. Il nous propose cette Sagesse.

 

Et pour que nous puis­sions en devenir possesseurs, il met à notre disposition sa Loi, c'est à dire tous les actes concrets qui tapissent notre journée et qui sont réponses à ses offres, à sa volonté. Et ces actes nous introduisent dans l'être même de Dieu. Cet être de Dieu prend possession de nous. Il nous élève. Il nous transforme. Il nous revêt de cette Sagesse que le monde ne peut comprendre, que le monde dans sa carnalité ne peut recevoir. Il ne la soupçonne même pas.

Et nous pouvons descendre dans notre agir jusqu'aux tou­ches les plus délicates de notre sentiment. Tout doit venir du fond de notre coeur. Rien ne peut être formalisme exté­rieur qui nous donnerait une conscience en réalité fausse.

Cette vigilance sur nous-mêmes n'est possible que si notre coeur est déjà par le désir, par l'espérance, aux près de Dieu, hors de ce monde de convoitises, de cupidités, de susceptibilités. Comme nous le dit le Siracide, Dieu a placé devant nous l'eau et le feu, la vie et la mort. A nous de choisir, à nous de tendre la main et de prendre, de saisir ce qui nous plait.

 

Mes frères, il faut du courage, un grand courage pour se dégager de toute sagesse mondaine, pour se dire qu'il existe un au-delà de ce que les yeux voient, de ce que les oreilles entendent, de ce que le coeur imagine, pour s'abandonner à l'Esprit, pour tout lâcher et se lancer dans le vide d'une errance humainement folle. Mais au terme, car il y a un terme, au terme c'est la résurrection en Dieu et la vie incorruptible.

Le Christ nous donne quelques exemples du radicalisme exigé de nous. Il aurait pu les multiplier, mais ce n'est pas nécessaire. Nous avons compris que nous devons agir, que nous devons vivre comme lui, que c'est son Esprit qui doit triompher en nous.

Allons-nous, mes frères, opter pour cette Sagesse nou­velle et paraître sots aux yeux du monde ? Eh bien nous le ferons. Notre présence ici en cette eucharistie est déjà un acquiescement à tout ce que le Christ nous propose. Nous le ferons. Nous choisirons d'être au côté du Christ, de la Vierge Marie, des Saints dans le Royaume qui est à notre portée, dans le Royaume où la volonté de Dieu nous introduit déjà, le Royaume qui est lumineux de cette Sagesse nouvelle.            Amen.

Lettre circulaire du Père Abbé Général.         13.02.87

      2. A l’école de l’Amour.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous dit que la question qu'il s'était posée n'était pas inutile. Je rappelle cette question : Que penseraient nos Pères Cisterciens de l'Ordre aujourd'hui ?

Il répond que ce n'est pas possible de donner une répon­se satisfaisante. Tout d'abord on n'est pas absolument cer­tain de ce que voulaient nos Fondateurs. Ensuite les diffé­rences entre le XII° et le XX° siècle sont telles qu'une com­paraison valable n'est pas possible. Et enfin, lorsqu'on par­le de l'Ordre, on éveille l'idée d'une abstraction. En fait il y a des monastères qui s'efforcent de vivre l'idéal cis­tercien, mais chacun selon ses charismes propres.

 

          Cette question pourtant n’était pas inutile. Elle attira mon attention sur un point assez clair : l’importance de l’amour et de la charité. La charte de notre Ordre est «  la Charte de Charité ». Tous les premiers auteurs cisterciens ont composé un Traité sur l’Amour : Saint Bernard avec le « Comment aimer Dieu » ; Saint Aelred avec « Le miroir de la Charité » ; et Guillaume de Saint Thierry avec « La nature et la dignité de l’Amour ». Notre vie elle-même est appelée « l’école de l’Amour ».

            Le XII° siècle, il est vrai, a été marqué par l’importance de l’amour courtois. Mais nos Pères cisterciens ont vu les choses avec une plus grande profondeur. Ils savaient que Dieu est amour et ils ont beaucoup médité les paroles de Saint Paul : Quand je parlerais en langues, celles des hommes et celles des anges, s’il me manque l’amour, je suis un métal qui résonne, une cymbale retentissante.

          Ils n’ont pas oublié que l’amour couvre une multitude de péchés, comme dit l’Apôtre Pierre dans sa première Epître, ni non plus que l’amour est le plein accomplissement de la loi. Toujours ils se sont souvenus que le but de la Règle de Saint Benoît est de nous conduire par le moyen de l’humilité vers cet amour parfait qui bannit la crainte.

 

Et bien, mes frères, nous en resterons là pour ce soir.

 

Lettre circulaire du Père Abbé Général.         16.02.87

      3. Amour – Dilection – Charité.

 

Mes frères,

 

Saint Benoît, ici, ne fait que commenter ce que notre Père Abbé Général essaye de nous inculquer dans sa dernière lettre circulaire, à savoir le climat de l'amour dans notre vie. Il demande ( Saint Benoît) que nous nous pardonnions les uns les autres toutes les petites choses qui nous arri­vent, qui sont inévitables dans notre complexe communautaire.

Le père Abbé Général nous dit que son attention a été éveillée par un point assez clair : l'importance de l'amour et de la charité dans notre vie. On pourrait s'arrêter longuement sur ce point-là.

 

Je pen­se qu'il serait utile de rappeler la différence qu'il y a en­tre l'amour, la dilection et la charité. Saint Bernard a écrit un Traité sur la dilection, Aelred sur la charité et Guillaume de Saint Thierry sur l'amour.

L'amour relève du sentiment. Il est très lié à la carnali­tas, à notre état charnel. Il évoque la joie, le plaisir, le contentement que l'on éprouve à penser à l'être aimé, ou bien à être en sa compagnie. L'amour donc part de moi pour aller vers Dieu et être heureux en compagnie de Dieu.

La dilection implique un choix, une préférence. C'est déjà un degré plus élevé, car parmi tous les êtres je désire simplement aimer Dieu. Je lui donne la préférence. C'est un amour de dilection. Il a aussi un aspect de tendresse, d’af­fection qui a aussi une frange de charnel.

 

Maintenant la charité ! La charité est différente. Elle fait que je m'oublie, que je me quitte et que je laisse toute la place en moi et aussi chez les autres à Dieu. Le Nouveau Testament a retenu le terme de caritas. Il ne dit pas que Deus est amor, il dit Deus est caritas. Il n'y a pas de plus gran­de caritas que de donner sa vie pour ceux qu'on aime.

Mais il faut dire que charité a aussi maintenant une connotation quelque peu péjorative, car dans notre langage d'aujourd'hui il implique une sorte de condescendance, de su­périorité. Je ferai à l'autre le don de moi. Cela se résume dans l'expression : faire la charité.

L'hébreux, maintenant, si on veut se reporter à l'hébreux. Il ne connaît pas tout cela. Il y a un mot qui a été rendu en latin par misericordia, la miséricorde. C'est Dieu qui a des entrailles de mère. La miséricorde s'applique surtout à Dieu. Et puis Dieu attend que cette miséricorde se retrouve égale­ment dans ses enfants.

 

Voyez, mes frères, comme il y a là une foule de nuances, mais tellement cette attitude, cette posture face à Dieu, fa­ce aux autres est importante, tellement elle est riche. Alors le Père Abbé Général nous dit aussi que notre vie a été appelée « école de l'amour ». Cela signifie que nos monas­tères sont des lieux où on apprend à vivre à la façon de Dieu qui est amour.

Nous pouvons tenir le terme d'amour mais il faut le laisser dans toute sa richesse. Il faut lui donner ce sens à la fois de dilection et de charité en latin. Nous ne sommes plus au XII° siècle. Les mots avaient à ce moment-là un autre sens qu'aujourd'hui. Il ne faut pas se laisser piéger.

Alors, la Charte de notre Ordre est la Charte de Charité. Ici, il est bon de rappeler les termes même de cette charte. Je vais le traduire comme ça en français, en français plus ou moins grossier, grossier dans le sens de...Attention ! ce n'est pas de la grossièreté, disons rudesse !

 

Ce Décret, les premiers cisterciens ont cru devoir l'appeler Carta Caritatis, Charte de charité.

 

C'est dans le prologue de la Charte de Charité elle-même. Mais pourquoi ?

 

Mais parce que sa teneur chassant au dehors, expulsant tout désagrément d'une exaction quelconque, recherchait la seule charité et l'utilité des âmes dans les choses divines et dans les choses humaines.

 

Donc, dans les relations entre Abbayes, l'Abbaye-Mère ne doit pas considérer l'Abbaye-Fille comme une vache à traire. C'est l'Abbaye-Mère qui doit s'oublier en faveur de sa fille. Elle doit rechercher pour sa fille, elle doit rechercher l'utilité, lutilitas, le progrès des âmes, donc des personnes, dans les choses divines et dans les choses humaines. C'est très beau ! Et je pense que le Père Abbé Général n'a pas tort lorsqu'il dit que l'amour et la charité dans no­tre Ordre sont tout de même de toute première importance.

Le Père Abbé Général dit encore que le XII° siècle a été marqué par l'importance de l'amour courtois, mais que nos Pè­res cisterciens ont vu les choses avec une plus grande pro­fondeur...etc...Qu'est-ce que c'est que l'amour courtois ?

Une certaine Madame Régine Pernoud a écrit un livre pour en finir avec le Moyen Age. J'avais cru un moment pouvoir le faire lire au réfectoire. Mais il n'est pas facile à lire. Il faut, pour bien le comprendre, être initié déjà à l'Histoire, à l'historique du Moyen Age. Et voilà ce qu'elle dit :

 

Il y eu à l'époque du Moyen Age une civilisation née du châ­teau, c'est à dire du domaine, donc issue des cadres ruraux, n'ayant rien à voir avec la vie urbaine. Nous autres nous admettons comme un axiome que la civilisation vient de la ville, ce qui n'est pas tout à fait le cas.

La civilisation à cette époque-là est venue de la cam­pagne. Cette civilisation née du château a donné naissance à la vie courtoise dont le nom même indique l'origine, car elle est née de la cour, c'est à dire de la partie du château où tout le monde se rencontre.

Le château féodal est un organe de défense, lieu vital du domaine, asile naturel de toute la population rurale en cas d'attaque, centre culturel riche de traditions originales dégagées de toute influence antique. C'est vraiment la civilisation et la culture de la terre.

 

Ces traditions originales sont des traditions qui sont d'origine Gauloise, Celtique, Germanique. Elles sont dégagées d'influences antiques, c'est à dire Romaine ou Grecque.

 

Il est fort significatif qu'à cette culture ait été attaché les termes courtois, courtoisie. Ils émanent d'une civilisa­tion qui ne doit rien à la ville et évoque ce qu'on propose alors comme idéal à toute une société: un code d'honneur, une sorte de rituel social qui sont ceux de la chevalerie, une certaine aisance des manières aussi, enfin une attention pleine d'égards que la femme exige de l'homme. Et c'est là l'amour courtois.

 

Et nous comprenons à partir de là, cet amour, cette vé­nération et aussi cette aisance, cette familiarité de nos premiers Pères avec la Vierge Marie qui était leur Dame. Elle est celle qui règne sur le château, sur la Cour, sur toute la région rurale avoisinante.

Elle est celle à laquelle on peut se donner, celle à la­quelle on peut se fier. Et dans chaque femme, on voit un re­flet de cette Dame idéale qu'est la Vierge Marie. Alors les relations entre hommes et femmes sont marquées d'une colloration comme ça dont le fond est surnaturel et pacifi­que, mystique. Et c'est cela l'amour courtois.

Mais nos Pères sont encore allés plus loin parce qu'ils ont compris que l'origine de tout c'était ce Dieu qui est amour.

 

Lettre circulaire du Père Abbé Général.         18.02.87

      4. Une charité fraternelle authentique.

 

Mes frères,

 

Notre vie monastique personnelle devrait être un Alleluia perpétuel. Vous savez que alleluia signifie louer le Seigneur. Or le Seigneur pour nous chrétiens, c'est Jésus le fils de Dieu mort et ressuscité. C'est l'espérance pour toute notre éternité. Notre corps misérable sera un jour conformé au sien. Et cette espérance devrait nous soulever et nous permettre de supporter toutes les avanies que nous rencontrons sur cette terre.

Le Père Abbé Général y fait allusion modestement mais clairement tout de même lorsqu'il nous donne à entendre que l'étalon qui nous permet de mesurer, de prendre la mesure de notre fidélité à nos premiers Pères, c'est l'amour.

Et voici ce qu'il nous dit dans la suite de sa lettre :

 

          Nous ne vivons plus au XII° siècle, nous vivons après Vatican II. Au XII° siècle, l’amour allait comme de soi. C’était le siècle de l’amour courtois.

 

Comme je vous l'ai expliqué, les relations entre les hom­mes étaient tout autre. Les relations aussi entre homme et femme avaient une coloration qui n'est pas celle d'aujourd'hui : une certaine noblesse, un certain respect, et puis un don de soi qui n'était pas calculé. C'était le siècle de la chevalerie.

Aujourd'hui ce sont des chevaliers d'industrie où cha­cun cherche son profit, où sans scrupule on écrase le plus faible.

 

          Depuis une trentaine d’années de grands changements sont intervenus dans notre vie de tous les jours. Certains se trouvent satisfaits de ces changements, d’autres sont hésitants à leur sujet et d’autres encore le regrettent franchement.

 

Et on pourrait peut-être faire une statistique ici, une petite enquête comme on fait dans les journaux, établir un pourcentage. Il est possible que parmi nous il y ait des 3 catégories.

 

          Ces derniers estiment qu’on a perdu beaucoup de bonnes choses au cours  de cette période, et ils ne voient rien qui puisse les avoir avantageusement remplacé.  

 

C'est une réflexion que j'ai déjà entendue ici : on a supprimé et on n'a rien mis à la place !

 

          En tant qu’Abbé Général, j’ai constamment à faire avec des représentants de ces diverses catégories, et je dois chercher à les aider de mon mieux. Il me semble que la réponse réside précisément dans l’amour tout comme au XII° siècle.

            Dans sa Directive pastorale sur « l’Unité dans la Communauté », le Chapitre Général de 1974 mentionne la nécessité de passer d’une attitude ascétique s’exprimant dans une fidélité personnelle aux Observances à une autre attitude ascétique s’exprimant dans un effort de charité fraternelle authentique. Et cette Directive poursuit : l’ouverture des frères dans l’écoute, le dialogue, l’obéissance mutuelle et l’amitié sera le fait principal de ce changement.

 

C'est le Chapitre 72° de notre Règle: le bon zèle !

 

            En disant cela le Chapitre Général se faisait plus ou moins l’écho des paroles de Paul VI dans sa lettre à Dom Ignace le 8 décembre 1968 :

 

            Tout ceci revient à dire que votre vie n’a de valeur que dans la mesure où la vigueur effective de votre charité correspond à l’action intime du Saint Esprit qui nous attire vers le Père.

            Il est donc évident que votre rénovation doit être avant tout spirituelle et consister d’abord dans une union plus étroite avec le Christ en vertu de cet amour mystérieux et ineffable dont il nous poursuit.

            Aussi, plutôt que de nouveautés, soyez avides d’un sincère et authentique renouveau  qui consiste avant tout à faire croître et à perfectionner votre charité. Celle-ci inspirera et fécondera du dedans l’observance de vos lois…….

 

Et alors, le Père Abbé Général pose une nouvelle ques­tion, une série de questions d'ailleurs, mais ce sera pour une autre occasion. Je reprendrai ce texte en le commentant quelque peu parce que je pense que ce que le Père Abbé Géné­ral nous propose ici est tout de même important.

 

Lettre circulaire du Père Abbé Général.         02.03.87

      5. La fidélité.

 

Mes frères,

 

Reprenons la lettre de notre Père Abbé Général. Je rappelle qu'il nous a donné ­la charité, l'amour comme la jauge qui permet de mesurer la qualité de notre fidélité à l'inten­tion de nos Fondateurs. Pourquoi l'amour ? Mais parce que les premiers cisterciens en avaient fait la substance qui ­fertilisait leur coeur et qui animait leur quête de Dieu.

Le Père Abbé Général nous disait,  je rappelle, pour ter­miner:

 

            Nous ne vivons plus au XII° siècle. Depuis une trentaine d’années de grands changements sont intervenus dans notre vie de tous les jours. Certains se trouvent satisfaits de ces changements, d’autres sont hésitants, et d’autres encore le regrettent franchement. Il semble que la réponse à ces questions réside précisément dans l’amour comme au XII° siècle.

 

Ici, le problème est donc celui d'une fidélité à nos premiers Pères. Certains ont peur des changements. Il est utile, je pense, de réfléchir un instant sur la nature de la fidélité. Elle ne peut être copie servile du passé, répétition in­définie, perpétuelle d'un passé qui serait figé, d'un passé qui serait comme un idéal à jamais insurpassable, auquel il faudrait s'attacher mais au point de ne rien changer. Une telle servilité est le contraire de la fidélité.

La fidélité est un esprit. Elle est mieux que cela, elle est l'incarnation toujours nouvelle d'un esprit qui lui demeure inchangé. Et cet esprit prend des formes adaptées aux circonstances historiques, aux circonstances fixées par les personnes. Une communauté vit. L'Ordre vit. L'Eglise vit.

Si l'Eglise ne devait plus sans cesse se rajeunir, mais ce ne serait plus l'Eglise. Dieu est l'être jeune par excel­lence. Il est jaillissement perpétuel d'imprévisible nouveau­té. Il est création. Il est amour. Il est danse. Il est Joie. Pourquoi ? Parce qu'il est jeune !

 

Eh bien, dès l'instant où un statisme rigide s'installe, c'est la mort. Ce n'est plus un vivant, c'est une momie. Nous ne sommes pas des conservateurs de momies dans un monastère. La vraie fidélité, elle déploie les richesses qui sont conte­nues potentiellement dans le charisme des Fondateurs.

On pourrait presque voir se charisme comme une semence, comme un embryon qui contient déjà en lui tout l'avenir. Mais cet avenir va se manifester, il va venir au jour avec le temps. La fidélité va donc répugner à tout statisme. Elle est mouvement. Elle réclame donc de l'audace, une saine audace qui est basée sur la propre audace de Dieu, car Dieu est celui qui ose.

 

Voyez comment il agit avec nous, avec chacun d'entre nous. Il ose s'appuyer sur nous. Il ose nous faire confiance. Nous pouvons lui jouer tous les tours possibles, nous pouvons lui infliger toutes les déceptions, Dieu étant amour rebondit toujours. Il rebondit et il reprend. Il ne perd pas patience. Il se dit : ça n'a jamais été, mais aujourd'hui ça va aller. C'est cela Dieu !

 

Eh bien, la fidélité, elle est donc ainsi faite de con­fiance : confiance en Dieu, confiance dans la vie, confiance dans l'Eglise, confiance dans les hommes, confiance dans cet­te portion de l'homme qui est dans tout homme le nom même de Dieu qui est audace et qui est amour.

Elle est aussi ouverture. Ouverture à quoi ? Mais ou­verture à l'avenir, ouverture à tout le possible. Elle sera souplesse, souplesse parce que la vraie fidélité est l'obéis­sance. Elle obéit aux circonstances, elle ne se laisse pas écraser par elles. Elle s'adapte.

Elle sera aussi discernement. Elle sait, dans ce qui se présente, elle sait choisir. Elle sait ce qui est destiné à périr et ce qui est destiné à survivre. Je pense que pour vivre une véritable fidélité, il faut être vraiment humble, c'est à dire ne pas compter sur soi, mais avoir conscience qu'on est porté, qu'on est porté par un autre qui nous a appelés et qui veut faire avec nous une oeuvre de beauté.

 

La fidélité est donc, et du côté de Dieu, et du côté de l'homme, elle est la mise en oeuvre d'une collaboration, une collaboration honnête, sincère. Ce n'est pas à nous à imposer nos vues à Dieu, c'est à nous à entrer dans les siennes. Comme je le disais encore dernièrement, il est un artis­te. Eh bien, à nous d'épouser en toute simplicité, je ne di­rais pas ses fantaisies parce qu'il n'est pas fantaisiste, mais une surprise qu'il nous offre.

Le Père Abbé Général faisait allusion ici au Concile Va­tican II. Eh bien, ça a été une surprise pour tout le monde. Mais ce qui se passe aujourd'hui est encore plus surprenant : ces vitalités qui étaient à l'intérieur de ce Concile et qui maintenant sont en train de se découvrir, à travers bien des hésitations peut-être et parfois des erreurs. Mais nous sa­vons bien que il y a en dessous une vitalité de renouveau et de jeunesse.

La fidélité est donc l'accueil d'un changement, du chan­gement d'une (surface?) qui elle demeure identique. Quel­que chose qui ne change pas, ce qui ne change pas, c'est le projet de Dieu. Et ce projet de Dieu prend des formes toujours originales, toujours plus belles. Et je pense qu'il en sera ainsi toute l'éternité. Ce sera notre bonheur.

 

Voilà, mes frères, nous verrons demain ce que le Père Abbé Général nous rappelle. Il s'agit de passer d'un effort ascétique à un autre. C'est cela justement la fidélité qui sera nôtre dans les circonstances nouvelles d'aujourd'hui.

 

Lettre circulaire du Père Abbé Général.         03.03.87

      6. Mutation !

 

Mes frères,

 

Depuis le Concile, une mutation fondamentale et irréver­sible s'est opérée à l'intérieur de notre Ordre. Le Père Abbé Général l'analyse finement lorsqu'il nous dit qu'on est passé d'une attitude ascétique axée sur la fidélité à des Observan­ces à une attitude ascétique nouvelle visant à un effort, ef­fort en vue d'introduire dans la communauté un climat de cha­rité fraternelle authentique.

Les anciens ont vécu ce changement. Les plus jeunes ne l'ont pas connu. Ils ne peuvent pas percevoir aujourd'hui ce que représentait autrefois une fidélité scrupuleuse jusque dans le moindre détail à des centaines et des centaines de points d'observance.

 

Je vais citer un petit fait : aujourd'hui, il faut être pour la première fois serviteur d'église ou bien lecteur à l'église, ou bien lecteur de table, cela passe quasiment inaperçu. On fait ce qu'on peut, on sait ce qu'on doit faire. On dira : tiens, c'est la première fois qu'il lit, c'est pas mal ! Ou bien : on sent qu'il a un peu peur. Cela se borne à ça.

Mais auparavant, il fallait que du premier coup le novi­ce connaisse les moindres détails des tous petits gestes qu'il devait faire. Il ne fallait pas qu'il rate la mélodie de la bénédiction qu'il devait demander en latin, car les anciens avec curiosité observaient ce qui allait arriver.

Et s'il y avait une toute petite chose qui n'allait pas, c'était un éclat de rire général pour humilier le jeune. J'ai connu cela personnellement, et il y en avait qui n'en menait pas large. Le but à atteindre, c'était une pratique, mais de plus en plus minutieuse et exacte, des observances, la fidélité personnelle.

 

Donc, c'était une spiritualité très individualiste : chacun pour soi observer le mieux possible ce qui était deman­dé par les US, par les rubriques, par tout. Le chapitre de liturgie qui se tenait si j’ai bon souve­nir le mercredi, consistait mais à longueur d'années à expli­quer les rubriques. On ne faisait pas de la liturgie, on fai­sait du rubricisme. Et c'était cela la perfection.

Les anciens ont connu cela. C'était comme ça, voilà ! On pensait que ça allait toujours durer comme ça. Et on s'y trou­vait bien parce que c'était ainsi. Mais c'était ainsi aussi dans le monde.          Pensant la guerre, ceux qui l'ont faite, on a souvent entendu ceci, pendant les combats donc : « Chacun pour soi et Dieu pour tous. » C'était la devise. C'était un peu comme ça dans les monastères : chacun pour soi et Dieu pour tous.

Mais alors là, depuis le Concile, on est passé à une spi­ritualité de communion. On prend conscience que la communauté forme un Corps vivant, que la santé de la communauté dépend de la santé de chacun de ses membres. On sait maintenant que on forme une Eglise rassemblée par Dieu, une Eglise qui doit être animée par l'Esprit de Dieu qui est l'amour, et qui doit transcender toutes les con­tingences matérielles pour l'élever, pour la transfigurer pour devenir un Temple dans lequel Dieu puisse habiter.

 

Maintenant les Observances sont toujours là - naturelle­ment certaines ont été élaguées - mais elles sont vécues tout autrement. Elles ne sont plus un absolu. Elles trouvent leur véritable sens qui est de porter les hommes, de structurer le Corps que forme la communauté et de conduire chacune des personnes à une liberté intérieure tou­jours plus grande. Elles nous apprennent qu'il faut porter le regard sur les autres, qu'il faut céder la place à l'autre. Elles écar­tent tout esprit de compétition. Aujourd'hui, on doit s'épa­nouir dans un climat de charité authentique.

Maintenant, il ne faudrait pas penser qu’autrefois il n'y avait pas de charité dans les monastères. Il y en avait, et une charité bien réelle, sinon tout se serait disloqué. Mais l'accent était mis surtout, je le rappelle, sur une fi­délité matérielle à des observances. Maintenant, celui qui dans ces observances voyait ce qu'elles étaient vraiment, le chemin voulu par Dieu à cette épo­que-là pour aller vers lui, celui qui y entrait, mais celui-­là vraiment s'ouvrait à l'action de Dieu sur lui, et il pro­gressait en Dieu. Il se sanctifiait, comme on disait.

Il y a eu des exemples, et il y en a encore maintenant parmi nos anciens qui sont, on peut le dire, des vies monas­tiques réussies. Mais ce qui faisait défaut, c'était le sens surnaturel d'une Eglise, qu'on formait une Eglise. Maintenant on le retrouve. On le retrouve et ainsi on s'abreuve à nouveau à l'origine de notre Ordre où chaque commu­nauté était vue comme une petite Eglise.

 

Mais il ne faudrait pas maintenant passer à l'extrême contraire et dire : Mais ce qui est important, c'est la cha­rité, c'est l'amour fraternel, et les observances, elles ne comptent plus. Chacun fait comme il l'entend ! Mais alors, vous le comprenez comme moi, en fait, une telle mentalité, ce serait retourner à un climat très individualiste, mais cette fois-ci anarchique. Si quelqu'un fait comme il l'entend, ce n'est plus une communauté de cénobites, c'est une communauté de sarabaïtes.

Il faut donc unir, mais de façon très harmonieuse, très équilibrée, la charité fraternelle qui habite dans le cœur de chacun et la discipline, c'est à dire une fidélité vraie, réelle, vécue, surnaturelle, à des rites, à des gestes, donc à des Observances. Mais ce qui est changé, c'est la mentalité, c'est l'esprit.

Je le dis, pour ceux qui n'ont pas connu l'ancien systè­me. Ils ne peuvent sentir la différence parce qu'ils sont entrés immédiatement dans ce qu'ils trouvent aujourd'hui. Mais je vous assure que pour les anciens, ça a été une conversion len­te.

Il faut dire que chez certains - je ne pense pas que ça a été le cas ici - ça dépendait beaucoup, beaucoup des supé­rieurs qui y étaient à ce moment-là, mais pour certains monas­tères, ça a été une catastrophe. On n'a pas pu faire cette conversion correctement et ça a été la dislocation de commu­nautés entières. Enfin grâce à Dieu, pour nous ce n'est pas arrivé.

 

Et le Père Abbé Général nous rappelle ce que le Pape Paul VI écrivait à Dom Ignace, donc l'ancien Abbé Général, en 1968 :

 

Tout ceci revient à dire que votre vie n’a de valeur que dans la mesure ou la vigueur effective de votre charité correspond à l'action intime du Saint Esprit qui nous attire vers le Père. Il est donc évident que votre rénovation doit être avant tout spirituelle et consister d'abord dans une union plus étroite avec le Christ, en vertu de cet amour, mystérieux et ineffable, dont il nous poursuit.

Aussi, plutôt que de nouveautés, soyez avides d'un sin­cère et authentique renouveau qui consiste avant tout à faire croître et à perfectionner votre charité ; celle-ci inspirera et fécondera du dedans l'observance de vos lois.

 

Mais voilà, mes frères, maintenant nous verrons cela la fois prochaine. Le Père Abbé Général va nous poser une série de questions, questions qui sont en fait un examen de cons­cience : la façon dont aujourd'hui nous vivons notre vie monastique, nous fait-elle croître dans la charité ? Notre !fi­délité est-elle donc positive ? Ou bien est-ce une fidélité qui serait, disons, une certaine servilité encore ? Ou bien est-elle devenue une fidélité libérante ?

 

Règle : 49 : De l’observance du carême.         04.03.87

 

Mes frères,

 

Saint Benoît nous dit que la vie d'un moine devrait être en tout temps aussi observante que du temps du carême. Il ne signifie pas par là que nous devrions nous torturer à lon­gueur d'années. L'hagiographie nous montre qu'il ne manque pas d'exemples de récits qui nous rapportent les exploits des grands ascètes en matière de jeûne, de privation, de sommeil.

Vous savez qu'il est dit d'Arsène, que le samedi soir, il se tournait vers l'Orient. Il levait les mains. Il entrait en prière. Et il ne les abaissait que lorsque le dimanche ma­tin le soleil venait frapper son visage. Ce sont des choses très édifiantes. Mais enfin, ce n’est pas conseillé à nos petites natures. Saint Benoît ne s'y ré­fère pas.

Il est un modèle, Saint Benoît, de discrétion et d'équi­libre. Il connaît nos capacités réelles et il désire surtout nous amener et nous maintenir au coeur de l'essentiel. Il entend nous rappeler par l'observance du carême que notre vie est orientée, déterminée, animée par un choix, que notre vie monastique est un choix continuellement actualisé. Notre vie consiste à choisir le spirituel non senti de préférence au charnel source de plaisir.

 

La vie monastique est d'ordre surnaturel dans sa source, dans son développement, dans sa fin. Elle s'origine dans un appel de Dieu. Elle se déploie dans l'accueil de la volonté de Dieu et elle s'achève dans une union sponsale avec Dieu. D'une extrémité à l'autre, elle est donc d'ordre surnaturel, un surnaturel incarné, certes. Elle n'est pas de na­ture, comme nous pourrions peut-être le croire, elle n'est pas de nature "intellectuelle" - mais je mets intellectuelle entre guillemets - comme si elle se trouvait toute entière dans notre Règle.

Non, notre vie monastique, elle est surnaturelle. Elle est divine dans le sens où le surnaturel s'est incarné dans un homme qui est le Christ, cet homme-Jésus qui devient le phare de notre vie, qui en devient le modèle, et plus que le modèle, qui en devient le moteur.

Car au terme de notre vie, si cette union sponsale avec Dieu s'effectue, c'est par l'intermédiaire même de la person­ne du Christ. Elle va donc, notre vie monastique, s'alimenter dans une foi, une espérance, une charité qui renonce au charnel pour s'implanter en Dieu.

 

Eh bien, le carême nous rappelle cette évidence. Il nous la rappelle et il nous ramène à elle si nous nous avons échappé ici où là. Ce que nous ajoutons à la tâche accoutumée de notre service nous remet à notre place et dans le chemin de Dieu. Cela permet une reprise en main. Mais vous ne voyez peut-être pas distinctement en quoi cette pratique de carême nous remet au coeur de notre vie ?

 

Eh bien, c'est parce que en se privant de certaines cho­ses en plus de ce dont nous nous privons en temps habituel, nous sentons alors dans la partie charnelle de notre être que l'essentiel pour nous se situe ailleurs, c'est à dire comme je le disais au départ : dans le non sensible surnaturel.

Car le monde de Dieu ne tombe pas directement sous nos sens. On n'a plus de sécurité lorsque la foi n'est pas sen­tie. On n'a plus de sécurité lorsque l'espérance semble s'être évanouie. On n'a plus de sécurité lorsque la charité semble avoir quitté notre coeur. Pourquoi ?

Mais parce que ce qui rejaillit sur le senti, sur la sensibilité, sur le bassement charnel peut très bien induire en erreur le chercheur de Dieu. Il peut s'imaginer que tout est gagné parce qu'il sent quelque chose, parce que la foi sensible le soulève, parce que un espoir senti le por­te en avant, parce que une charité lui fait vibrer les fibres de l'être, l'invite, le pousse à un dévouement plus grand.

 

Attention ! C'est bien lorsque Dieu le donne. Mais lors­que il le retire, j'ose dire que c'est mieux parce que à ce moment-là, ce qui active notre vie, c'est l'Esprit de Dieu en personne, cet Esprit qui échappe à nos prises. Enfin, vous avez certainement fait cette expérience-là.

Donc, lorsque nous sommes comme on dit dans l'obscurité, dans les ténèbres, lorsque il n'y a plus rien du goût, lorsque plus rien ne nous porte, n'allons pas penser que c'est perdu. C'est le moment où vraiment il est possible d'avancer, de pro­gresser et de grandir.

Eh bien, le carême nous rappelle tout cela. Il est vrai­ment la vérité de vocation. Saint Benoît nous dit qu'il en est peu qui peuvent mener toute leur vie la rigueur observan­te du carême. Je pense que c'est vrai. Nous avons besoin de temps à autre d'être, comment dirais-je, un peu ragaillardis par du senti. Mais voilà, il arrive un moment où vraiment, je pense on peut savoir qu'on approche, où on n'est plus porté par le senti mais où on s'avance vraiment dans la foi nue. Et on sait alors qu'il se passe des choses qu'il n'est pas possible de pouvoir exprimer.

Alors Saint Benoît recommande encore ceci, et c'est très important : chacun, dit-il, soumettra à son Abbé ce qu'il se propose d'offrir à Dieu. Et il n'agira qu'avec son approba­tion et sa prière. Saint Benoît, dans le texte latin, est plus fort. Il ne parle pas d'approbation, mais de voluntas, de volonté. Ici, c'est la volonté du frère qui se coule dans celle de l'Abbé comme s'il substituait la volonté de l'Abbé à la sienne. Mais en fait il substitue la volonté de Dieu à la sienne.

Et tout ce qu'il fait, dit Saint Benoît, sans la permis­sion du Père Spirituel sera imputé à présomption, à vaine gloire, non pas à mérites. Donc que tout se fasse avec l'assenti­ment avec la volonté de l'Abbé. Lorsque Saint Benoît parle ici de l'Abbé, ce n'est pas nécessairement l'Abbé dans le sens technique du mot, mais c'est dans le sens large, c'est à dire que ce peut être le confesseur, le conseiller spirituel.

 

Donc, mes frères, si vous avez l'intention de faire quel­que chose à l'occasion du carême, proposez-le à celui avec lequel habituellement vous parlez de vos affaires intérieures. Et puis alors, il vous donnera son accord, ou bien il recti­fiera votre projet. Et vous saurez que vous êtes dans la vo­lonté de Dieu. Et à ce moment-là, une nouvelle vigueur s'em­parera de vous.

Et je dois vous dire que moi je fais la même chose. On va dire: mais l'Abbé, lui, il n'a pas à le demander. Si, l'Ab­bé comme n'importe qui doit le demander pour être certain d'être lui aussi dans la volonté de Dieu. Il fait partie de la communauté. Comme le Père Willibrord disait, c'est un peu comme pour le Pape. Il n'est pas soulevé au-dessus du Peuple de Dieu mais il en fait partie. Et la preuve, c'est que quand le Pape doit se confesser, il doit faire appel à un autre prêtre.

Eh bien voilà, mes frères, maintenant je vous souhaite un bon carême et, comme dit Saint Benoît ici, l'allégresse du désir spirituel dans l'attente de la Sainte Pâques, mais surtout la grande Pâque qui sera notre résurrection dans .... ? …. le moment inimaginable où nos yeux ….. ? …..   non plus dans l'ombre de la foi, mais dans la lumière du Christ ressus­cité.

 

Homélie du mercredi des Cendres.                04.03.87

 

Mes frères,

 

Nous sommes pécheurs, chaque jour nous l'expérimentons à nos dépens. Et pourtant, comme vient de nous le rappeler l'Apôtre, notre destinée est d'être identifiés à la justice de Dieu, d'avoir part à la sainteté de notre Dieu : être des grains de lumière dansant dans la lumière qui est Dieu, de­venir amour comme notre Maître lui-même est amour.

Le Carême entend graver en nous le désir d'arriver au bout de notre vocation d'homme. Il entend ranimer en notre coeur la certitude que tout est possible puisque Dieu est ve­nu nous chercher au coeur de notre péché. Le Carême est un sursaut, il est un réveil ; il peut de­venir l'origine d'une joie et d'une paix nouvelle.

Je parle d'un réveil, et il en est un auquel peut-être nous ne pensons pas. Nous donner en spectacle, que ce soit en matière d'aumônes, de prière ou de jeûne, ne nous intéres­se pas. Il est une tentation plus subtile, plus insidieuse : à savoir une certaine bonne conscience née du sentiment d'être chez Dieu, dans sa maison, de vivre à son rythme, de faire sa volonté.

 

Il pourrait s'introduire dans notre coeur une béate sa­tisfaction de soi, un " se donner en spectacle" non pas aux autres mais à soi-même. Et puis lentement s'assoupir dans le pieux ronronnement d'une certitude fondée sur une fausseté spirituelle.

Mes frères, cette tentation est bien réelle et nous de­vons la secouer loin de nous. Le moine est un homme qui est en état constant de conversion, de repentance, d'accueil. Participer à la sainteté de Dieu exige que nous nous vidions de tout, à commencer de nous-même.

Le carême nous y aidera et les cendres que nous allons recevoir dans la foi diront publiquement notre résolution d'accueillir en nous la grâce de notre Dieu, notre résolution et notre confiance. Car nous le savons, nous n'avons pas été appelés pour une déchéance.

 

Nous avons été appelés en vue d'une résurrection. Et ce que Dieu nous propose, il ­nous suffit de le recevoir dans l'humilité, dans le respect  et aussi dans la recon­naissance. Il n'est rien en nous qui ne soit appel à une destinée plus haute, comme je le disais au début, comme nous l'a dit l'Apôtre : être identifié à la justice de Dieu et être aussi pour tous les hommes le témoignage de ce que Dieu attend de nous, de ce que Dieu a préparé pour chacun de nous.

 

                                                                                      Amen.

 

Lettre circulaire du Père Abbé Général.         07.03.87

      7. Examen de conscience.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous a dit que l'amour était la me­sure de notre fidélité à nos premiers Pères. Il pose mainte­nant une série de questions qui nous invitent à un examen de conscience particulièrement bien venu au moment où nous allons entrer dans notre retraite annuelle. Voici ce qu'il nous dit. Si le temps le permet, je sou­lignerai quelques détails :

 

            La question importante à laquelle nous devons faire face aujourd’hui est de voir si les changements introduits dans notre vie nous ont permis de croître dans l’amour, amour de Dieu et amour des autres ? Qui peut répondre à une telle question ? C’est à chacun de nous de considérer son propre cœur avec sincérité et franchise.

            Suis-je vraiment convaincu que Dieu est amour ? Cette conviction donne-t-elle une coloration à ma vie ? Est-ce que j’essaye de voir tous les éléments de notre vie cistercienne comme autant de moyens pour exprimer mon amour, comme autant de moyens pour croître dans l’amour ? Qu’est ce que je pense de ceux que Dieu a appelés à vivre avec moi dans la même communauté et quel est mon comportement à leur égard ? Est-ce que j’aime l’Eglise ? Mon cœur est-il capable de compatir et de prier pour les sans toit, les affamés, ceux qui souffrent et ceux qui meurent ?

            Ces questions et d’autres du même type sont extrêmement importantes non seulement pour chacun de nous individuellement mais aussi pour nos communautés. Une communauté ne peut s’examiner à propos de la charité que si chacun de ses membres le fait personnellement pour lui-même.

 

Le Père Abbé Général nous demande donc si les changements introduits dans notre vie nous ont permis de croître dans l'amour, c'est à dire dans l'oubli de soi, dans la préférence donnée aux autres, donnée à Dieu. Croître dans l'amour, c'est se livrer pour le service de Dieu et le service des frères, c'est libérer en nous les éner­gies qui dorment peut-être, ou qui sont utilisées à d'autres fins. Une des devises spirituelles de Saint Jean de la Croix étai t : " Toute ma puissance, toute mes énergies, toute ma force, je les garde pour toi, Dieu, je ne les disperse pas. " Croître dans ce monopolisme, cette uni-direction, c'est croître dans l'amour !

          Alors, il y aurait-il en moi moins d'égocentrisme et plus d'altruisme ? Est-ce que les changements ont changé mon regard ? Mon coeur est-il plus compatissant, plus bienveillant, plus accueillant ? Mes pensées sont-elles plus pures lorsque je regarde mes frères ?

 

Il demande aussi : Suis-je vraiment convaincu que Dieu est amour, et cette conviction donne-t-elle une coloration à ma vie ? Un accent est mis sur le "vraiment" c'est à dire que la conviction que Dieu est amour est-elle passée de mon cer­veau dans mon coeur et dans ma vie ? Est-ce que je suis provoqué, stimulé par cette convic­tion ? Est-elle en moi un facteur de conversion, de purifica­tion ? Donc, dans ce sens-là, donne-t-elle une coloration à ma vie ?

On dire : Mais Dieu est amour, tout le monde le sait ! Mais est-ce que je le crois vraiment ? Attention, c'est là la pierre de touche de la vraie théologie, parce que le som­met de la vraie théologie, c'est de pouvoir dire que Dieu est amour. Mais celui qui, par sa vie, montre que Dieu est amour, c'est celui-là le vrai théologien. C'est dans ce sens-là que les Anciens l'entendaient.

Alors, est-ce que j'essaie de voir tous les éléments de notre vie comme autant de moyens pour croître dans l'amour ? Croître dans l'amour, mais c'est croître en Dieu. Est-ce que nous avons toujours comme objectif final d' être identifiés à Dieu à l'intérieur de l'amour ? Est-ce que je crois que la divinisation est le terme de ma vie contem­plative ? Ou bien est-ce que je me contente d'une petite vie bourgeoise de préretraité ?

 

Qu'est-ce que je pense de ceux que Dieu a appelés à vi­vre avec moi ? C'est très important, mes frères, parce que je suis, moi, ce que je pense des autres. Les autres sont le mi­roir qui me renvoie ma propre image. Dites-vous bien ceci : Si une pensée traverse votre esprit au sujet d'un frère, une pensée défavorable, dites-vous bien qu'à ce moment-là le frè­re vous renvoie un défaut qui est en vous ! Nous ne voyons chez les autres que ce qui est en nous, que ce soit en mal, que ce soit en bien aussi. C'est cela, mes frères, penser quelque chose des autres !

Alors, est-ce que j'aime l'Eglise ? Il ne s'agit pas seu­lement de la grande Eglise mais aussi de la petite Eglise mo­nastique. Est-ce que je prends conscience que nous formons un Corps animé d'une même vie, tendant vers un même but ? Est-ce que j'ai conscience d'être greffé sur le Christ ? Et étant greffé sur le Christ, d'être greffé sur chacun des frères ? C'est cela aimé l'Eglise ! Ce n'est pas aimé une abstraction. L'Eglise, c'est d'abord ceux avec lesquels on vit.

Et ainsi, mes frères, une communauté ne peut s'examiner à propos de la charité que si chacun de ses membres ne le fait personnellement pour lui-même. Vous voyez que ce que le Père Abbé Général nous propose ici vient très bien à point puisque demain nous ouvrirons notre retraite annuelle.

 

Lettre circulaire du Père Abbé Général.         21.03.87

      8. Idolâtrie !

 

Mes frères,

 

C'est vraiment un chapitre qu'il convient de lire à ce moment-ci.(XLII). C'est vrai que du silence, c'est vraiment important dans notre vie, surtout,comme dit Saint Benoît, pendant les heures de la nuit. Parce que à ce moment-là, nous sommes solitaires, nous sommes vraiment moines, ouverts à cet­te lumière de Dieu qui brille de façon plus éclatante encore au cours de la nuit, la nuit météorologique, mais aussi la nuit spirituelle, cette nuit de la foi que nous devons tra­verser pour rencontrer notre Dieu qui est amour.

Nous allons revenir ce soir à notre Père Abbé Général. Il a encore des choses importantes et pratiques à nous dire. Nous l'écouterons avec grande attention.

 

          Le but de cette lettre n’est pas de vous proposer un Traité sur la Charité, mais j’aimerais partager avec vous un certain nombre de choses perçues au cours de mes visites dans les différents monastères.

 

            Il va nous proposer quatre choses tirées de son expérien­ce. Nous les passerons en revue et vous verrez que ce sera pour nous l'occasion d'un grand profit spirituel, pour nous personnellement, mais aussi pour notre communauté. Et ça tom­be vraiment bien après notre retraite.

 

          La première chose est que les moines et les moniales qui sont entièrement pénétrés du fait que Dieu est amour paraissent être les personnes qui vivent notre vie avec le plus de profondeur. D’une manière théorique, nous acceptons tous dans la foi que Dieu est amour. Mais c’est une chose entièrement différente d’être pénétré de cette réalité, d’en être certain et convaincu au point que tout ce que nous faisons, disons ou pensons s’en trouve illuminé.

            L’esprit et le cœur sont les deux grandes facultés de notre nature spirituelle. Ils sont capacités, c'est-à-dire qu’ils aspirent à être rempli, l’esprit par la vérité et le cœur par l’amour. Que nous le voulions ou non, nous aimons toujours soit Dieu, soit les autres, soit nous-mêmes. On attribue à Saint Augustin la parole suivante : « Les amours bonnes ou mauvaises font les vies bonnes ou mauvaises. »

            Ainsi la personne qui se trouve sans cesse centrée sur Dieu-amour, voit sa vie se transformer : rien ne lui paraît trop difficile, trop injuste ou trop humiliant parce que en réalité elle n’est pas trop préoccupée d’elle-même. Elle se sent aimée et ça lui suffit. Une telle conviction est évidemment un don gratuit de l’amour de Dieu, mais c’est un don que Dieu veut nous faire. Nous pouvons nous préparer à un tel don par la méditation de toutes les manifestations de l’amour de Dieu pour nous, soit au plan naturel, soit au plan surnaturel.

            Et je puis vous assurer qu’il n’y a que très peu de monastères où je n’ai pas rencontré au moins quelques personnes pénétrées de cette conviction personnelle et profonde que Dieu est amour.

 

Voici la première chose que le Père Abbé Général tient à nous dire : Dieu est amour. Nous l'acceptons dans la foi. Mais est-ce un assentiment intellectuel, cérébral ? Ou bien est-ce une conviction qui pénètre notre vie, qui l'anime et qui la transforme ? Sommes-nous au service d'une idée, d'un système, fut-il théologique ? Ou bien nous exposons-nous à ce rayonnement dé­vorant d'une personne vivante ?

Donc, l'examen de conscience auquel nous invite ici la lettre du Père Abbé Général se résume en ce dilemme : sommes­-nous des idolâtres repliés sur nous-mêmes ou bien sommes-nous des adorateurs en esprit et en vérité jetés hors d'eux par l'amour, par Dieu qui est amour, et par l'amour qu'ils rendent à ce Dieu. Sommes-nous donc de vrais moines ou bien des moi­nes illusoires ? L'idolâtrie est probablement le piège le plus dangereux à l'intérieur d'une vie monastique.

Si Saint Benoît nous dit que nous devons chercher Dieu vraiment - il insiste sur le mot vraiment - c'est parce qu'il peut se glisser en nous une très subtile recherche de nous-mêmes sous le couvert d'une recherche de Dieu. Et c'est cela l'idolâtrie, c'est se cher­cher soi-même tout en cherchant Dieu. Notre recherche de Dieu doit être gratuite. On doit se perdre pour Dieu, et c'est en se perdant de cette façon-là qu'on se gagne. Il y a là une logique qui est la logique mê­me de notre Dieu qui est amour et à laquelle nous devons nous exposer.

 

Voilà, mes frères, ce sera assez pour ce soir. Demain nous poursuivrons notre réflexion en nous appuyant sur quel­ques petits détails très intéressants de la lettre du Père Abbé Général. Par exemple ceci, vous pouvez comme ça y réflé­chir : que nous sommes capacité, c'est à dire que nous aspi­rons à être remplis.

 

 

 

Lettre circulaire du Père Abbé Général.         22.03.87

      9. Nous sommes capacité.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous a dit hier que les moines et les moniales qui sont entièrement pénétrés du fait que Dieu est amour paraissent être les personnes qui vivent notre vie avec le plus de profondeurs. Sommes-nous de ce monde, mes frères ? Il nous dit aussi que le coeur est une capacité, c'est à dire qu'il aspire à être rempli par l'amour. Il est donc un vide et ce vide veut absolument être rempli. Nous ne pouvons pas ne pas aimer. C'est impossible !

Nous aimons Dieu ou bien nous nous aimerons nous-mêmes, ou nous aimerons une chose, un objet. Nous aimerons aussi les autres. Nous devons toujours avoir quelqu'un ou quelque chose à aimer. Mais nous devons nous poser la question : Qui aimons-nous au premier chef ? Est-ce Dieu ou bien est-ce nous-mêmes ? Notre vie est-elle centrée sur Dieu ou bien est-elle centrée sur nous-mêmes ?

 

Pour le savoir, il faut examiner si nous sommes ou non habituellement préoccupés de nous, de notre tranquillité ; il ne faut pas qu'on touche à notre programme, pas être dérangé ; préoccupé de nos aises : rien ne doit nous manquer. Et s'il nous manque quelque chose, nous devons l'avoir tout de suite. Le cellérier n'a qu'à s'arranger, ou l'Abbé !

Nous serions préoccupés de nos droits comme si un moine qui a fait profession, qui a renoncé à tout pouvait enco­re exiger des droits. Nous serions préoccupés de nos intérêts, les intérêts sont multiples.

Voilà des questions que nous pouvons nous poser pour sa­voir où se trouve notre véritable sens : en nous ou bien chez Dieu ?

 

Sommes-nous oublieux de nous-mêmes ? Et pour cela, nous pouvons aussi nous poser quelques questions : pensons-nous aux autres ? à leurs besoins ? à ce qui pourrait leur faire plaisir ? Jugeons-nous les autres ou non ? Quel regard posons-nous sur les autres : est-ce un regard qui juge ou bien est-ce un regard qui accueille ? Vous voyez, mes frères, l'amour est quelque chose de très difficile à cerner si nous voulons être vrais.

Encore un autre thème : est-ce que nous parlons volon­tiers de nous ? de nos malheurs ? de nos épreuves ? de nos misères ? ou bien de notre santé, c'est un grand sujet de conversation, la santé, ma santé ? de nos succès ? Ou bien gardons-nous le silence à notre sujet ? Pourquoi ? Mais parce que notre coeur est ailleurs. Nous n'opérons pas de retour sur nous-mêmes. Notre coeur est perdu en Dieu.

Voilà, mes frères, de petites choses sur lesquelles nous pouvons nous interroger.

 

Le Père Abbé Général nous dit : La personne qui se trou­ve sans cesse centrée sur le Dieu-amour voit sa vie se trans­former. Rien ne lui paraît trop difficile, trop injuste, ou trop humiliant parce que en réalité elle n'est pas trop préoc­cupée d'elle-même.

Vous voyez ! Il y a là un jeu de balancier qui est, di­sons très sensible au début de la vie monastique. L'idéal est que finalement ce jeu s'arrête et que  le balancier soit une fois pour toute fixé du côté de Dieu. Dieu est amour. Cela signifie que Dieu entend nous faire participer à sa vie. Dieu est amour. Il veut partager avec nous tout ce qu'il est. Si nous en sommes convaincus, nous nous laissons aimer par Dieu, et cela nous suffit.

Cette conviction que Dieu est amour et qu'il nous suffit de nous laisser aimer est une grâce, rappelle le Père Abbé Général. Mais c'est un don que Dieu veut nous faire. S'il nous a appelés dans le monastère, c'est parce qu'il veut, qu'il' désire nous faire ce don. Et lorsque Dieu veut quelque chose, il brûle de le vou­loir. Il n'y a pas de velléités chez Dieu, sa volonté est ef­ficace.

 

Donc, il va nous placer dans ces situations qui vont presque nous obliger à accepter son don. Mais nous pouvons toujours nous fermer, nous pouvons toujours nous bloquer. Nous pouvons toujours élever de nouvelles murailles, de nou­velles fortifications pour que Dieu ne nous atteigne pas.

Alors, mes frères, c'est que nous ne croyons pas que Dieu est amour. Et si nous ne croyons pas que Dieu est amour, alors, nous ne connaissons pas Dieu, nous ne connaissons qu'une idole. Nous n'avons pas confiance en Dieu parce que nous n'avons pas confiance en nous.

Alors le père Abbé Général termine sur un mot d'encoura­gement :

 

          Et je puis vous assurer qu’il n’y a que très peu de monastères de notre Ordre où je n’ai pas rencontré au moins quelques personnes pénétrées de cette conviction personnelle et profonde que Dieu est amour.

 

Il n'y a que très peu...Il y en a donc, il en existe, très peu ! C'est une façon de dire qu'il y a rencontré au moins quelques personnes qui étaient entrées dans la vie authenti­quement contemplative. Parce que être convaincu que Dieu est amour et s'offrir à cet amour qui veut s'emparer de la personne pour la transfigurer et faire de la personne un Dieu, c'est déjà être entré dans la vie contemplative, c'est déjà voir Dieu, d'une certaine façon très indistincte, dans l'ombre encore, mais il y a une perception vraie de Dieu. Et alors, on est à sa place dans un monastère.

A mon avis, mes frères, à mon avis, il y a beaucoup de personnes dans nos monastères qui sont pénétrées de cette con­viction personnelle. L'Abbé Général dit qu'il en a rencontré quelques unes. Pourquoi ? Parce qu'il ne passe que deux à trois jours dans un monastère. Ce n’est pas un petit contact de quelques minutes qui donne à connaître quelqu'un.

Mais quand on vit dans une communauté, qu'on commence à connaître les frères par l'intérieur d'eux-mêmes, derrière leurs défauts et leurs petits côtés qui sont humains, et qui font partie de la beauté de la personne, lorsque on peut en­trer derrière et bien je vous garantis que, ici dans notre communauté, je puis presque dire qu'il n'yen a pas qui ne sont pas pénétrés de cette conviction, à des degrés divers naturellement. Il y en a qui le sont très forts et il y en a qui le sont moins. Mais je pense que tous le sont.

 

Et la preuve, c'est que voilà, nous sommes toujours ici. Il n'est pas possible de tenir dans une vie monastique, dans une vie comme la nôtre, on ne peut pas y tenir pendant des dizaines et des dizaines d'années si on n'est pas convaincu que Dieu est amour.

Voilà, mes frères, nous resterons sur cette bonne impres­sion. Et pendant que nous écoutions le père Roland nous lire le chapitre de la Règle qui nous parle des arrivées en retard, nous entendions chanter le pinson.

Il est là ! C'est la preuve que la vie est plus forte que la mort et que, il résonne quelque part dans l'invisible un chant, un chant qui nous séduit, un chant qui vient de Dieu et qui nous redit sans cesse que Dieu n'est qu'amour.

 

Lette circulaire du Père Abbé Général.           30.03.87

      10. Dieu ou les idoles ?

 

Mes frères,

 

Revenons à la lettre du Père Abbé Général qui nous dit ce soir des choses extrêmement pénibles, tristes. Il a le cou­rage de les dire. Nous aurons nous aussi le courage de l'écou­ter. Cela n'exigera pas beaucoup de commentaires. Il suffira de savoir et de sentir.

Il nous avait dit tout d'abord qu'il pouvait nous assu­rer qu'il n'y avait que très peu de monastères dans notre Or­dre où il n'avait pas rencontré au moins quelques personnes pénétrées de cette conviction personnelle et profonde que Dieu est amour. Et ces moines et moniales qui sont pénétrés du fait que Dieu est amour sont les personnes qui vivent notre vie avec le plus de profondeur.

Maintenant, voici ce qu'il dit :

 

          La seconde chose est que, malheureusement, j’ai trouvé dans certaines maisons de l’Ordre soit des divisions, soit des tensions assez fortes. Chaque cas a sa propre histoire et les causes de ces tensions sont parfois si complexes qu’il est impossible de généraliser à leur propos.

            Cependant dans ces maisons, j’ai été frappé à plus d’une reprise par le grand nombre de personnes qui semblaient avoir oublié les vraies priorités. Bien souvent l’égoïsme, les jalousies, l’intérêt personnel et bien d’autres considérations du même genre semblent passer avant le bien commun et Dieu paraît complètement oublié.

 

Il est impossible de suivre els idoles et Dieu temps. Il faut choisir : ou je me sers moi-même, et alors c'est l'égoïsme, la jalousie, l'intérêt personnel ? Ou bien je sers Dieu ? Il n'y a pas de quartier. Et c'est sur cela que je serai jugé. Je balancerai d'un côté ou de l'autre, mais mon propre juge, ce sera moi. Ce ne sera pas Dieu, ce sera moi. Je me verrai dans la lumière de Dieu et à ce moment-là, j'irai là où je dois aller.

Nous devrions être pénétrés de cela. Lorsque Saint Be­noît nous dit que nous devons avoir la mort présente sous les yeux à tout moment, eh bien c'est ça entre autre qu'il veut dire.

 

          Parfois je me demande tristement comment de tels aveuglements peuvent-ils se produire, comment des gens peuvent se montrer si oublieux de la raison pour laquelle ils sont entrés au monastère.

 

Mais qu'est-ce qu'ils viennent faire au monastère ? A mon avis, ce sont des suppôts de satan. Cela veut dire... J'en connais, ça existe. Donc je parle en connaissance de cause. Quand on va au Chapitre Général ou dans les Confé­rences Régionales, on entend, on parle, on échange. Et alors on apprend des choses qui sont proprement terrifiantes, pres­que des cas de possession diabolique.

Dès que satan prend possession de quelqu'un, il se sert de ce quelqu'un pour détruire une maison. Il essaye de détrui­re une maison. Je vous garantis que c'est ainsi. Le Père Abbé Général ne le dit pas avec autant de vigueur que moi, parce qu'il ne peut pas le dire. Mais ici, je pense que je peux préciser.

 

          ….. et comment peut-on se montrer si éloigné du précepte Evangélique  fondamental de l’amour fraternel.

 

C'est tout simple ! Lorsqu'on n'est plus de Dieu, on est du démon. Alors le démon, lui, il ne peut pas aimer. C'est impossible ! Alors que voulez-vous, le précepte de l'amour fraternel, il est parti, ça va de soi.

 

          Il peut être consolant de penser que dans de nombreux cas de ce genre, des facteurs d’ordre inconscient sont en jeu et que devant Dieu, la responsabilité s’en trouve atténuée d’autant.

 

Oui, il y a là naturellement un terrain qui se prête à cela, un terrain d'ordre psychologique, d'ordre même physique, qui peut se prêté. Mais enfin le fait est tout de même là.

 

          Mais les situations demeurent et elles sont souvent assez préoccupantes. Il peut être alors utile de se souvenir de ce que j’ai dit plus haut, à savoir que notre cœur et notre volonté sont capacités et qu’ils doivent aimer. S’ils ne sont pas orientés vers Dieu ou les autres, ils sont alors centrés sur nous-mêmes. S’aimer soi-même n’est pas forcément mauvais. Nous avons tous besoin de nous aimer en tant que nous sommes aimés de Dieu. Mais il y a un amour de soi égoïste – ce que Saint Bernard appelle par exemple « voluntas propria » qui détruit la vie de la communauté et mène à l’anarchie.

 

            Lorsque nous aimons en tant que nous sommes aimés de Dieu, c'est autre chose que l'amour égoïste, cela. Notre sou­ci, c'est d'entrer dans l'amour que Dieu nous porte et d'en­trer dans la volonté de Dieu. Et là, d'y retrouver les frères et d'être en communion avec eux.

L'égoïsme, c'est tout différent. Je me replie sur moi. Je me coupe de Dieu et des autres, et puis alors c'est le malheur. Car cela devient un amour de soi tellement égoïste qu'il détruit la vie de la communauté. C'est un amour de soi assassin. Il détruit la vie. Terrible !

Voilà, le Père Abbé Général se met dans la peau d'un tel homme et il dit :

 

          Je me fais moi-même juge de ce qui est bon et mauvais et Dieu se retrouve complètement oublié.

 

Donc, du haut de ma grandeur et de ma suffisance, du haut de mon orgueil, je me fais moi-même juge de ce qui est bon et mauvais. Et alors, mais Dieu est oublié. C'est moi qui suis Dieu. Et alors, à ce moment-là, satan a triomphé dans le coeur de quelqu'un. Cela arrive à ce degré final !

Il existe par exemple encore ceci, des choses qu'on ap­prend, des propos comme ceci : Il faut à tout prix abattre l'Abbé. On va mettre ça dans la tête de certain, un mot d' ordre : Abattre l'Abbé, abattre l'Abbé. Et ainsi on crée pe­tit à petit un esprit et la division s'introduit. Mais n'oublions pas que c'est le démon qui est homicide depuis le début, et menteur, et simulateur.

Il arrive encore ceci : que ça devient pour certains un vrai sport de détruire les vocations. Lorsqu'on voit un jeune qui va bien, eh bien, on s'arrange pour détruire sa vocation, soit qu'il rentre dans le monde, soit qu'il reste dans le mo­nastère où on en fait alors un démon sept fois pire que soi. Oui, ça existe, ça existe ces choses-là ! 

 

Mes frères, attention ! N'allez pas dire: oui, mais c'est pour les autres. Ce n'est pas dans notre communauté, c'est pour les autres, c'est pas pour moi ! Nous sommes tous exposés à cela. C'est pour cela que l'humilité doit être notre refuge, l'humilité, la prière et une opinion de nous-mêmes très juste.

Et alors ceci : le silence, le silence. Cela commence par le bavardage et cela se finit par un malheur. Le silence : tenir sa langue dans un monastère, ne pas parler à tort et à travers.

 

          Il ne faut pas s’étonner de trouver des divisions et des tensions dans les maisons où il y a un grand nombre de personnes de ce genre. La seule solution est alors une véritable conversion du cœur et un effort sérieux pour devenir plus attentif à Dieu et aux autres.

 

Il y a encore une autre solution, mais ça il ne peut pas le dire : c'est de prendre une meule de moulin et de l'atta­cher au coup d'un tel homme, et de le jeter à la mer. En d'autres termes pour aujourd'hui, lui tirer une balle dans la nuque. Eh bien, c'est ce que Dieu fait parfois. Dieu le fait parfois. Il frappe la personne et la met hors d'état de nui­re. Cela arrive, mais il faut pour cela que cela aille loin.

Voilà, mes frères, ce que le Père Abbé Général nous dit. Moi-même quand j'ai vu ça, j'ai eu un peu peur. Je me suis dit : attention quand même, attention à moi, attention à cha­cun d'entre-nous. Dans la maison, il y en a toujours un qui rôde. C'est celui-là, je vous dis, qui a été assassin depuis le début, ce démon dont on se moque aujourd'hui, dont on ne veut plus re­connaître l'existence, mais qui est un être bien réel. Et je vous souhaite, si vous n'y croyez pas, d'avoir un jour le plaisir de le voir et de le rencontrer. A ce moment-­là vous serez convaincus.

C'est pourquoi, mes frères, soyons toujours très circons­pects, très prudents. Réfugions-nous dans la prière, dans l'humilité, dans le silence, dans un sincère amour fraternel, dans une attention à la présence parmi nous du Christ qui veut nous transfigurer pour nous faire partager sa vie et nous unir tous dans son Corps et dans son Coeur.

 

Lettre circulaire du Père Abbé Général.         31.03.87

      11. Les Observances.

 

Mes frères,

 

Dimanche, au cours de notre repas, nous avons entendu rappeler la place capitale du jeûne dans une vie chrétienne. Et il y avait une insistance sur le fait que le jeûne corpo­rel était loin d'être suffisant, et qu'il fallait surtout jeûner au niveau des passions. Et le Père Abbé Général va nous donner ce soir le même enseignement. Il nous dit ceci :

 

          La troisième chose est l’importance accordée aux Observances. C’est un sujet très délicat. Nous ne pouvons pas vivre notre vie monastique dans le vide. Il doit exister des structures exprimant notre idéal cistercien. Mais on doit les considérer pour ce qu’elles sont, c'est-à-dire des aides extérieures et des moyens capables de nous aider à conserver et à exprimer une chose qui est de nature intérieure et spirituelle. Une telle chose était connue et acceptée dès les origines de la vie monastique. Cassien, par exemple, expose très clairement ce point dans ses Conférences :

 

            Les jeûnes, les veilles, les méditations, la pauvreté et les privations ne sont pas en eux-mêmes la perfection. Ils ne sont pas le but de nos efforts mais des moyens pour y parvenir. C’est donc à nous d’utiliser ces moyens pour aboutir à notre fin qui est la pureté du cœur ou la charité. Quel sens y a-t-il à accomplir avec régularité nos exercices habituels si nous nous écartons du but principal pour lequel nous les accomplissons ? C’est donc par rapport à cette fin que nous devons ordonner notre solitude, nos jeûnes, nos occupations quotidiennes ainsi que chaque exercice de pénitence et toute vertu. De cette façon nos cœurs demeureront paisibles et nous atteindrons la perfection de la Charité.

Voilà ce que dit Cassien dans la première Conférence qui traite du but de la vie monastique. Donc mes frères, nos observances - jeûnes, veilles, médi­tations, la pauvreté, l'oraison même - n'ont en soi aucune va­leur. Elles tirent leur valeur de leur finalité en vue d'un bien supérieur qui est de nature spirituelle, à savoir : la charité qui règne dans un coeur pur.

Elles sont donc des moyens. Elles constituent un cadre à l'intérieur duquel nous nous laissons travailler par l'Es­prit Saint qui va s'attacher à expulser de notre coeur tout ce qui est impur, tout ce qui est sale, tout ce qui est con­traire à la lumière de Dieu. Mais ce cadre est indispensable sinon nous vivrions, nous travaillerions dans le vide.

Les observances sont les touches d'un piano. Et ces tou­ches sont manoeuvrées par les doigts de Dieu qui va alors pou­voir, grâce à elles, et grâce à l'Art qui habite le coeur de Dieu, qui va éveiller en nous un chant, un chant qui est la pureté, et un chant qui est l'amour. Mais, encore une fois, ces observances en soi n'ont pas de valeur.

         

Le Père Abbé Général va pousser plus loin. Il va mettre en garde contre un double péril. D'abord, respecter les observances mais en les utilisant de façon non correcte. Et le second péril : négliger les ob­servances.

D'abord le premier:

 

          Théoriquement, si nous acceptons tous cet enseignement, nous l’oublions fréquemment. Dans certaines maisons, on insiste beaucoup sur les structures et les observances mais on cherche peu à voir si elles sont correctement utilisées. Il y a en nous une tendance innée à mettre notre sécurité dans des moyens extérieurs et à oublier l’esprit intérieur. Ce n’est pas seulement paresse ou choix de la facilité, c’est quelque chose de beaucoup plus profond, de plus insidieux. Nous sommes pour ainsi dire à la recherche d’une assurance qui puisse nous garantir le salut. Bien que nous puissions ne pas l’admettre….

 

          C’est ça l’insidieux !

 

          …..Bien que nous puissions ne pas l’admettre, nous nous protégeons nous-mêmes de Dieu. Nous semblons dire à Dieu : « Je fais tout ce qui est prescrit, vous n’avez aucun prétexte pour me punir. Une telle attitude est un exemple parfait du refus de l’amour de Dieu pour nous.

 

C'est extrêmement subtil, faisons bien attention ! Voilà, parfois j'entends, ou on vient me dire : écoutez, il y a cette petite chose qu'on ne fait pas...et encore celle-là, et celle-là. Je sens bien que chez ce frère il y a une certaine inquiétude. Il est troublé dans sa sécurité parce que ça ne se fait pas.

Attention ! Nous ne devons pas chercher notre sécurité dans les observances. Pourquoi ? Parce que ce serait une dé­mission de notre responsabilité et un refus de grandir. Cela conduirait à une sorte infantilisation spirituelle, un infan­tilisme spirituel.

Attention ! Je ne veux pas dire ici que les observances doivent être laissées de côté. Mais nous devons vivre à l'in­térieur d'elles. Nous devons nous appuyer sur elles, mais en vue d'un bien supérieur que nous ne devons jamais perdre de vue et qui est la pureté du coeur que Dieu est en train de façonner en nous. Sans les observances, c'est impossible d'atteindre cette pureté du coeur.

 

Mais d'un autre côté, si nous nous attachons à l'obser­vance, rien qu'à l'observance matérielle de ce qui est deman­dé, alors en fait on refuse - et c'est grave, dit-il - on re­fuse l'amour de Dieu pour nous. En fait, qu'arrive-t-il ? Eh bien, si je me braque sur les observances et que je me contente d'elles, c'est parce que j'ai peur de Dieu. Dieu me fait peur et j'essaye de me protéger de lui.

Donc, les observances deviennent un paravent derrière lequel je me cache. Je me mets à l'abri de Dieu. Je me forme une fausse conscience et je me dis : voilà, je fais tout ce qui est prescrit jusque dans le moindre détail ; donc je suis en règle. On ne peut rien me dire, ni l'Abbé, ni les frères, ni Dieu. Je suis protégé.

Mes frères, attention à cela ! Car si je pousse ce rai­sonnement jusqu'au bout, je vais arriver à ceci : il suffit au moins de faire cela. Je deviens un minimaliste. Je me con­tente du minimum. On ne peut jamais rien me dire, mais je res­te un tout petit et, finalement, voilà, je pourrais très bien avorter, avorter spirituellement.

Maintenant le second danger:

 

            Il existe d’autre part des maisons où les structures et les observances se trouvent sérieusement négligées…..

 

Voilà maintenant l'extrême opposé !

 

            Il est alors très exigeant pour les individus de garder le sens de la responsabilité personnelle en l’absence d’un support communautaire.

 

Cela, c'est certain ! Lorsque tout est abandonné à l'anar­chie, il est quasi impossible de rester fidèle, car comment trouver la voie ? Ou alors il faut une personnalité vraiment très forte pour pouvoir à travers tout ce laisser-aller, cet­te anarchie, pour pouvoir alors rester fidèle et à tout ce qui est demandé au plan des observances - car c'est toujours demandé même si la majorité ne le respecte pas - et ne pas s'y accrocher comme à une bouée, mais …….     ?....... et permettre à Dieu de travailler dans le coeur. C'est très difficile !

Il le dit, le Père Abbé Général : en l'absence d'un sup­port communautaire, vraiment il est très exigeant de garder le sens de ce qui est demandé.

 

Maintenant, la situation idéale:

 

          Il devrait être clair que la situation idéale est celle où les structures sont respectées, mais où l’accent est mis sur la nécessité d’utiliser ces structures comme moyen de croître dans l’amour. Cela paraît facile, mais dans la pratique il est difficile de parvenir à une telle situation et de s’y maintenir.

Voyez, mes frères, on en revient toujours à la croissan­ce dans l'amour. Le Père Abbé Général était parti de là. On arrive à la fin de sa lettre, et c'est encore les mêmes har­moniques que nous entendons. Il faut croître dans l'amour, c'est à dire croître dans la vie divine. Et si ce n'est pas pour ça, et bien on peut devenir des monstres, c'est à dire des gens sans coeur.

          Le Père Willibrord nous l'a dit : ….. 7…..         l'ancien qui était donc vraiment un tout grand homme de l'Antiquité, il disait : " Quelle différence y a-t-il entre un vieux boeuf et un vieil esclave ? Mais le vieux boeuf a au moins encore de la valeur car on peut toujours manger sa viande et utiliser sa peau pour faire du cuir. Tandis qu'un vieil esclave, eh bien il n'a aucune valeur ! C'est ça ! La philosophie, le paganisme, c'est quelque chose  de très … ? …

Mes frères, nous ne devons pas être des païens. Attention à ce paganisme qui est toujours en nous. Laissons-nous chris­tianiser et évangéliser et ayons toujours soin de veiller. C'est cela ! Il faut toujours revenir à la vigilance, une vigilance constante de la part de l'Abbé, de la part des frères. Alors, ce qui n'est pas facile, mais voilà, il sera tout de même réalisé et nous pourrons nous y maintenir. C'est à dire nos Observances bien structurées, y entrer mais avec un coeur libre de manière à s'épanouir dans l'amour.

 

Lettre circulaire du Père Abbé Général.         01.04.87

12. Fin - Qu’en est-il des changements ?

 

Mes frères,

 

Ce soir, nous écoutons pour une dernière fois notre Père Abbé Général. Il va nous parler d'une quatrième chose qui se­ra très brève :

 

          Si vous vous prenez à vous demander si les changements intervenus depuis les trente dernières années sont des améliorations, demandez-vous d’abord si la charité fraternelle a progressé, si l’on considère l’Office Divin comme une vraie prière et non comme une obligation à remplir, si la prière personnelle et la Lectio Divina sont estimées et respectées, et si l’on fait son travail d’une manière désintéressée et responsable.

            Si vous pouvez répondre « oui » à toutes ces questions et à d’autres du même genre, vous pouvez être sûrs que les choses vont bien même si, à cause de notre faiblesse humaine, il y a toujours place pour des améliorations.

 

Donc, le Père Abbé Général revient à la question du dé­but : qu'en est-il des changements ? Ont-ils apporté une amé­lioration ou bien ont-ils entraîné une dégradation ?

En soi, ces changements sont bons puisque ils ont été inspirés par l'Eglise, c'est à dire par l'Esprit de Dieu. Mais comment ont-ils été reçus et vécus dans notre communauté ? Chaque communauté doit se poser la question : ont-ils apporté un progrès ou bien ont-ils été cause de régression ?

Alors le Père Abbé Général nous propose le ... ? ... d'un examen de conscience qui porte sur les trois montants du trépied monastique, à savoir l'Office Divin, la Lectio Divina et le Travail.

 

L'Office Divin ?

L'Office Divin est-il pour moi - donc c'est très personnel, demandez-vous donc : pour moi ? - Pour moi, est-il une vraie prière ou bien est-il une obligation à laquelle je me soumets ? Est-ce l'occasion pour moi d'une rencontre avec Dieu dans sa personne et dans son agir ? Est-­ce que je suis heureux de l'écouter, de lui parler, de lui exprimer mon amour, mon repentir, aussi mon espérance ? Est-ce que je suis content d'implorer son secours ? Est-ce que j'entre dans son grand projet de création, de ré­demption, de divinisation du monde ?

Ou bien, est-ce que je vais au Christ parce qu'il n' est pas possible de faire autrement ? C'est une obligation à laquelle j'ai souscrit parce que je suis ici. Voilà, ça fait partie de mon lot. Alors j'y vais, mais si je ne devais pas y aller, je n'irais pas ! Je m'acquitte d'une obligation.

          Voilà la première question ! Si je peux répondre que c'est vraiment pour moi une prière et non pas une obligation, alors les changements intervenus à l'intérieur de notre Office sont bénéfiques.

 

Pour ce qui regarde la Lectio Divina et son corollaire la Prière Personnelle, sont-elles estimées et respectées ? Quel est mon genre de lecture ? On disait autrefois : « Dis-­moi qui tu hantes et je te dirais qui tu es ». On pourrait dire aujourd'hui : « Dis-moi qui tu lis, dis-moi ce que tu lis, et moi je te dirais ce que tu es ». Quelle est vraiment ma lecture ? Est-ce une véritable Lectio Divina ? Ou est-ce une distraction ?

Et ma prière personnelle ? Est-ce que j'ai du goût à pas­ser quelques minutes à l'Eglise quand j'en ai l'occasion. O je ne vais pas y courir expressément parce que j'ai autre chose à faire, mais si j'ai l'occasion, je vais passer quel­ques minutes à l'Eglise... j'arrive un peu avant l'Office... toutes choses comme ça... Est-ce que c'est entré dans mes ha­bitudes ? Ou bien, est-ce que j'arrive à la dernière minute pour l'Office ?

Naturellement il peut toujours y avoir des ques­tions de travail. On peut être très, très occupé et ne pas avoir presque l'occasion ni le temps d'aller jusqu'à l'église.

Mais alors ? Est-ce que je sens en moi comme un petit regret ? Ou bien est-ce que je suis content de ça, justement heureux d'avoir une excuse pour ne pas aller me livrer à un peu de prière personnelle ?

Voyez tout cet examen de conscience auquel je puis me soumettre !

 

Et puis, il y a le travail ! Est-ce que je m'acquitte de mon travail d'une manière désintéressée et responsable ? Est-ce que j'ai conscience d'apporter à la communauté un bien ­être ? J'ai reçu une mission à l'intérieur de la communauté. Est-ce que je m'en acquitte de façon adulte, responsable ? Donc je fais le travail de mon mieux parce que je sais que ainsi je soulage les autres frères, je leur rends service.

Est-ce que je fais ça de façon désintéressée ou bien est-ce l'occasion pour moi soit de me mettre en valeur, soit de faire sentir un peu mon pouvoir sur les autres ? Ou bien le travail est-il pour moi un moyen de tuer le temps ? Les journées sont longues. Alors voilà, je tue le temps...soit au travail qui m'a été confié...soit que je m'arrange un petit hobby personnel.

Voyez, mes frères, tout cela est a examiner !

 

Et finalement, il y a ce à quoi le Père Abbé Général tient beaucoup parce que il a commencé par là. La Charité fraternelle est-elle en progrès dans la communauté ? Est-elle en progrès chez moi ? Qu'y a-t-il dans mon cœur ? Est-ce de

la bienveillance ? Est-ce le désir de rendre service ? Qu'est-ce que je fais quasi instinctivement, " quasi na­turaliter " dit Saint Benoît : Est-ce que je mets les autres d'abord à l'avant-plan et moi à l'arrière-plan, ou bien l'inverse ?

Ou bien est-ce qu'il n'y aurait pas dans mon coeur du mépris pour les autres ? Ou bien de l'envie ? Une sorte d'isolement ? Est-ce que je me replie sur moi ou bien est-ce que je suis donné ?

Voilà, mes frères, ce qui permet de tester la valeur de la charité. Et comme le Père Abbé Général le disait au début de sa lettre : c'est la croissance, le progrès dans l'amour ou bien la dégénérescence de ces amours en moi. C'est ce qui me permet de prendre la mesure de ma valeur au plan monastique, au regard de Dieu.

 

Alors le Père Abbé Général conclut :

 

          Après relu ce que je viens d’écrire, j’ai le sentiment que certains moines, ou certaines moniales – et probablement pas ceux qui devraient être davantage concernés – se sentiront quelque peu émus ou découragés par cette lettre.

 

Il est tout de même un fin psychologue. Il faut dire qu'il a l'habitude. Il y a longtemps qu'il est Abbé et puis il voit beaucoup de monde. On ne peut imaginer ce qu'il ren­contre comme monde. Cela fait 13 ans qu'il est Abbé Général. Et cela lui donne une expérience qui lui fait dire : « Ceux qui devraient être davantage concernés par la lettre, eh bien ce sont ceux-là qui n'écouteront pas. » Cela coulera comme la pluie sur les plumes d'un canard. Ils ne se sentiront pas con­cernés. Ils diront : c'est de la bêtise tout cela !

Attention, mes frères, c'est tellement humain de dire que ça regarde les autres, ça ne me regarde pas, moi !

 

          Ils ou elles s’examineront sans doute et pourront ressentir la faiblesse de leur amour pour Dieu. Mais ils et elles ne devraient pas se laisser démonter par de tels sentiments. Dieu est riche en miséricorde et il est toujours prêt à aider ceux qui reconnaissent leur faiblesse.

 

Mes frères, si nous pouvons répondre oui à toutes les questions posées maintenant par le Père Abbé Général, nous pouvons être sûrs que les choses vont bien pour nous. Si on peut répondre oui, maintenant au niveau de la com­munauté en général, on peut dire que ça va bien dans la com­munauté, que les changements ont été bien assimilés, que les changements ont atteint leur but et que les Fondateurs de Cî­teaux se reconnaissent chez nous.

Même si notre façon de vivre maintenant est toute diffé­rente de la leur après des siècles et des siècles d'Histoire et de bouleversements Culturels, sociaux et autres, mais ils se reconnaissent. Ils disent : Ils sont de notre race, ce sont vraiment nos enfants. Ils pourraient être heureux et fiers de nous.

Et alors, il y a notre faiblesse. Il y a toujours place pour des améliorations. Et nous savons bien que si il y a en­core des ratés, eh bien Dieu les permet pour que nous n'éle­vions pas notre propre esprit et pour que, nous appuyant sur sa miséricorde et sur son amour, nous puissions toujours avancer.

 

            Puisse la bienheureuse Vierge Marie intercéder pour nous et nous aider à réaliser plus clairement quelque chose de l’amour merveilleux que le Père nous a manifesté en nous envoyant son Fils bien-aimé comme notre Sauveur.

 

Voilà, mes frères, la conclusion terminale de cette Let­tre qui était très belle. D'après quelques échos que j'en ai perçu, elle a produit une certaine impression, et espérons qu'elle portera du fruit en notre coeur, en notre communauté, qu'elle sera l'occasion de renforcer les liens qui nous unis­sent pour que nous puissions marcher d'un seul coeur vers le but qui nous est proposé, c'est à dire de rencontrer ensemble le Christ notre Sauveur, devenir avec Lui un seul esprit, être à notre place dans la compagnie des saints et des saintes.

 

FIN.

 

Chapitre : Récollection du mois d’avril.           04.04.87

 

Mes frères,

 

Nous avons ouvert le carême avec notre retraite annuelle qui nous a conduits par les sentiers de l'Evangile à la re­cherche du Christ notre Dieu et de son Père qui est aussi no­tre Père. Puis, nous avons longuement écouté notre Père Abbé Géné­ral qui partageait généreusement avec nous son immense expé­rience. Avec lui nous nous sommes questionnés au sujet de no­tre fidélité à l'idéal que les Pères de Cîteaux nous ont lé­gué.

Il s'est produit tellement de changements depuis une trentaine d'années, surtout depuis le Concile, que nous pou­vons nous demander s'ils nous reconnaîtraient comme leurs en­fants authentiques s'ils apparaissaient parmi nous ? Ils sont arrivés dans ce lieu béni de la gloire qui est le coeur de la Sainte Trinité. Et de là, ils nous observent. Comment nous voient-ils ? Nous reconnaissent-ils ?

La question est d'importance car elle détermine le déve­loppement ultérieur de notre vie. La vie monastique n'est pas un ensemble monolithique rigide, immuable. Elle est indéfini­ment plastique. Elle s'adapte à toutes les races, à toutes les Cultures, à tous les temps. Elle s'empare de l'homme chrétien tel qu'elle le trouve dans son être préfabriqué. Elle pénètre, elle travaille de l'intérieur. Elle le purifie et finalement elle le transfigure. Elle en fait une image du Christ, un reflet de ce que Dieu est.

 

Voilà ce que notre vie cistercienne bien comprise et bien vécue doit opérer en nous. Et on peut revenir à la ques­tion que je posais au début : Sommes-nous convaincus que tel est bien l'héritage qui nous a été légué ? Et l'ayant reçu, est-ce que nous le faisons fructifier ? Ou bien le mettons­-nous dans une vitrine pour l'admirer et puis vivre autrement, dans une autre optique ?

Prenons le moine de Saint Benoît arrivé au terme de sa course. Il est devenu une apparition vivante de l'amour qui est Dieu. Saint Benoît est formel, son disciple fidèle est entré dans la Caritas Perfecta, dans la charité parfaite, dans les espaces immenses de l'amour vrai.

Attention ! Cela n'a rien de fade, de mou, de sentimen­tal, bien au contraire ! Même si ce moine possède maintenant un coeur liquide, un coeur de saint, il est possédé par une  énergie indomptable qui le fait s'avancer - sans jamais rien briser - comme un souverain sur l'océan de la vie. Car vrai­ment, il est devenu un souverain ! Etant mort à lui-même, ressuscité en Dieu, il est véri­tablement libre. Plus personne ne se trouve au-dessus de lui.

 

Pourquoi ? Mais parce que il est descendu tellement bas qu'il est devenu invisible au regard de l'homme charnel. Sa so­ciété est celle de la Trinité, celle des Anges et des saints. Et vraiment, avec eux il règne. Mais comment cela se fait-il ?

C'est facile à comprendre : Le Créateur et le Rédempteur du monde occupe maintenant toute la place en lui. L'enveloppe extérieure, l'enveloppe de la chair reste faible. Elle finira un jour par se dissoudre. El­le retournera à la poussière dont elle a été extraite. Mais la puissance de Dieu se déploie dans cette faibles­se avec une ampleur sans limite.

C'est une puissance de ser­vice, et c'est pour cela qu'elle est souveraine : service des autres, service des frères, pour porter, pour soulager, pour consoler et pour construire ; jamais une puissance qui subjugue mais toujours une puissance qui libère.

 

Mes frères, nous changeons, tout change autour de nous. Mais ces changements doivent être croissance dans l'amour et dans la beauté. Alors nous serons de vrais cisterciens, des cisterciens pour aujourd'hui. Nos Pères Fondateurs reconnaîtront en nous le meilleur d'eux-mêmes. Et ainsi nous accomplirons notre devoir, nous accomplirons notre vocation pour la gloire de Dieu et pour le salut des hommes.

Dans une huitaine de jours nous serons déjà à l'intérieur des célébrations pascales. Nous allons en faire une retraite, une retraite d'un genre particulier certes, mais tout de mê­me ! Nous serons à nouveau placés en face de notre destinée véritable. Et nous réfléchirons. Et nous laisserons la grâce de Dieu entrer en nous et travailler.

Et lorsque les célébrations Pascales seront terminées, nous-mêmes seront devenus un peu plus des hommes donnés à Dieu et donnés aux autres. Nous serons davantage des êtres pascals qui passent bellement et bonnement de la mort à la vie ; des hommes qui ne s'appartiennent plus mais qui appar­tiennent à Dieu et aux autres.

 

Mes frères, Saint Léon que nous venons d'entendre, nous a bien rappelé que la passion du Christ n'a pas été symboli­que. Elle a été réelle. Il a vraiment souffert. Il a vraiment peiné. Il a vraiment pleuré. Il est vraiment mort mais il est aussi vraiment ressuscité. Et c'est nous qui déjà vivions en lui notre passion, notre mort et notre résurrection.

Mes frères, notre vie est tellement belle si nous la com­prenons et si nous y entrons telle qu'elle nous est présentée par nos Premiers Pères, telle que nous allons à nouveau la laisser jouer en nous dans les jours qui vont venir. Et ainsi, nous serons pour tous ce que nous devons être : des lumières, des lumières pour un épanouissement, des lumiè­res pour un encouragement et une espérance.

 

Homélie du dimanche des rameaux.               12.04.87

 

 

Mes frères,

 

          Jésus savait qui il était. Il savait d'où il était venu et où il allait. La porte qui lui permettait de retourner à son Père en nous emmenant avec lui, c'était Jérusalem, sa ville, celle qui l'avait acclamé pour son roi. Il l'avait dit : « Il n'est pas possible qu'un prophète meure en dehors de Jérusalem. »

            Il avait donc rendu sa face ferme, solide, dure pour monter à Jérusalem et y accomplir son destin. Nous avons entendu : au dernier moment, il a pris peur, il a été écrasé par l'angoisse. Mais la force qui l'habitait - n'oublions pas qu'il était le Verbe de Dieu, Lui qui porte l'univers entier - cette force qui l'habitait a été plus puissante que tous les péchés qui l'écrasaient. Et il est allé jusqu'au bout.

 

          Mes frères, nous-mêmes, greffés sur Jésus par le baptême et la profession monastique, nous savons qui nous sommes et où nous allons. Devenus image du Christ, nous sommes appelés à participer aux souffrances de sa passion afin de connaître avec lui la gloire de la résurrection. Saint Benoît le dit au candidat qui se présente pour embrasser la vie monastique.

          N'essayons pas d'y échapper, mes frères, ni à gauche, ni à droite. Telle est notre vocation. La course de notre vie est parfaitement tracée. Le Prophète, l'Apôtre, l'Evangéliste viennent de le dessiner sous nos yeux.

          Il nous faut d'abord nous faire un coeur et une oreille de disciple, déposer toute prétention, toute ambition, toute vue purement humaine et accepter de suivre, de suivre le Christ. O mes frères, nous le savons, nous venons de l'entendre encore : au moment dur, tous les disciples ont pris la fuite sans exception !

 

          Mes frères, soyons donc prudents ! Ne nous imaginons pas plus forts qu'eux. Non, nous sommes encore plus faibles. Acceptons notre faiblesse, cachons-nous en elle pour que nous enveloppe alors la miséricorde de notre Dieu. Qu'elle nous protège contre nous-mêmes, contre toutes les embûches et qu'elle nous permette de tout supporter.

 

          Il nous faut, oui, marcher à la suite du Christ, descendre avec lui au plus bas de l'humilité, subir une mort mystérieuse semblable à une crucifixion, puis nous laisser étendre dans un tombeau. Il semble à ce moment-là que tout soit fini.

          Et vraiment, quelque chose a pris fin. Ce qui a pris fin à ce moment, mes frères, c'est l’égoïsme en nous. Il n'y en a plus. Il ne peut plus y en avoir. Pourquoi ? Mais parce que jamais nous n'avons abandonné l'amour, jamais nous n'avons laissé tomber la confiance.

          Et déjà, il nous est possible de découvrir dans l'espérance la résurrection des morts et la gloire de la lumière au coeur de la Trinité. Mes frères, cette espérance, c'est la façon divino-humaine de posséder ce que Dieu est, d'être devenu soi-même participant à la nature divine mais alors de façon consciente.

 

          Voilà, mes frères, qui nous sommes et où nous devons aller. Cette sainte semaine va nous le rappeler avec force. Elle va infuser en notre coeur des grâces nouvelles. Car, si même nous répétons les mêmes rites sacramentels chaque année, ils sont toujours nouveaux car notre Dieu est la nouveauté imprévisible toujours surprenante et chaque fois précise.

          Laissons-nous donc, mes frères, pénétrer et travailler par ces grâces, les grâces de ces jours bénis. Et ensemble remercions Dieu de nous avoir appelés à partager sa vie. Pensons aussi à ces multitudes d'hommes qui ne connaissent pas Dieu ou qui l'ont oublié, ou qui vivent à côté de lui, ou qui sont empêtrés dans une multitude d'idoles. Pensons à eux, prenons-les dans notre coeur et permettons ainsi au Christ de vivre en nous le mystère de sa rédemption.

 

                                                                                                  Amen.

 

 

Chapitre du lundi-saint.                            13.04.87

      Anéantissement – Glorification.

 

Mes frères,

 

          Dans sa polémique avec ses adversaires, le Christ Jésus a une parole mystérieuse qui nous révèle son être profond. Il leur dit : « Quand vous aurez élevé le fils de l'homme, alors vous connaîtrez que je suis. »

          Elevé le fils de l'homme, cela signifie le suspendre à une croix entre ciel et terre. C'est un maudit. Il ne fait plus partie de la terre, il ne fait pas partie du ciel. Il est jeté comme ça dans le néant, là est sa place. On ne veut plus de lui. Et lui-même sentira cet abandon lorsqu'il s'écriera : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi toi aussi m'as-tu abandonné ? » Pourquoi toi aussi m'as-tu rejeté ? « Et c'est à ce moment que les adversaires de Jésus reconnaîtrons que JE SUIS » dit-il.

 

            Le voici donc qui s'attribue le nom que Dieu lui-même avait révélé à Moïse au pied du Sinaï dans le buisson qui brûlait sans se consommer. C'est le nom mystérieux, imprononçable, qui décide du sort de chacun. Au contact brûlant de ce nom, tout homme doit choisir : il se soumet et il croit, ou bien il refuse et il ne croit pas.            Dans cette dernière hypothèse, comme le dit Jésus, l'homme meurt dans son péché. Si vous ne croyez pas que je suis, vous mourrez dans vos péchés.

          Mes frères, remarquons ici la conjonction, ou mieux la fusion entre la mort ignominieuse de Jésus et sa glorification, son anéantissement et la collation du nom qui est au-dessus de tout nom. Il n'y a pas de passage de l'un à l'autre, il n'y a pas un espace entre les deux. Non, c'est identique ! C'est à l'intérieur du rien que se révèle l'être véritable, invisible et ineffable de Jésus. Vous allez dire : « Mais tout cela on le sait. Et c'est de la théologie, c'est de la spéculation. »

Ah non. Parce que là se trouve l'explication dernière de notre vie monastique. Nous promettons obéissance jusqu'à la mort. Ce n'est pas seulement une question de durée, jusqu'au moment où nous mourons. Mais par l'obéissance, nous nous engageons à descendre dans la mort. Ce n'est pas la mort physique, certes, nous n'allons pas être mis à mort. Nous ne subissons pas de la main de notre Abbé le sort qui a été réservé au Christ par la main du Grand Prêtre. Mais ce sera tout de même quelque chose d'analogue. Ce sera une mort mystérieuse, une mort mystique qui se vivra à l'intérieur de l'obéissance.

         

Cela signifie que à travers tous les dépouillements de l'humilité qui sont des degrés d'obéissance, qui sont un escalier qui nous fait descendre à l'intérieur de la mort, à travers les dépouillements de l'humilité va se manifester notre véritable identité, c'est à dire notre être en voie de résurrection et de glorification.

          N'allons donc pas imaginer que la vie monastique sera réussie lorsque nous aurons un emploi en vue, lorsque nous aurons réussi de brillantes études, lorsque nous serons consultés, lorsque nous serons recherchés comme directeur spirituel de valeur ? Non, non, non, non, notre vie monastique portera le cachet de l'authenticité lorsque nous serons descendus dans la mort.

          L'auteur de l'Imitation dit : « Que ton amour, que ton désir, que ton besoin soit d'être ignoré, d'être compté pour rien » c'est à dire de devenir inexistant aux yeux des hommes, à ses propres yeux. Mais à ce moment-là, assimilé au rien, tu participes au mystère du Christ et tu reçois le nom qui est au-dessus du nom, ton véritable nom que tu ne connais pas mais qui, à ce moment-là, intuitivement te seras révélé dans la Lumière.

         

Mes frères, il n'y a pas d'autre route. Saint Benoît ne fait que nous le répéter sans cesse, sans arrêt. Si nous obéissons, si donc nous croyons jusque là, à ce moment-là nous sommes sauvés, c'est à dire que nous réussissons notre vie. En dehors de ce mystère - car c'est un mystère - il n'y a qu'illusion et de la perte de temps.  Voilà donc ce mystère de la glorification à l'intérieur de l'anéantissement. Or, il y avait une femme qui avait perçu ce mystère, et c'est Marie de Béthanie.

          Quand elle répand l'huile parfumée sur les pieds de Jésus et qu'elle prend ses cheveux pour essuyer les pieds qu'elle a parfumé, et sur lesquels elle a avec ses mains répandu l'huile - elle les a massés pour faire entrer l'huile à l'intérieur de la peau - à ce moment-là, elle dit par son geste sans une parole, elle dit à Jésus qu'elle sait, qu'elle a compris.

          Cela devient un secret entre Jésus et elle. Et à cette minute, il n'y a plus au monde que Jésus et elle. Ils sont seuls. Le monde entier s'est évanoui. Mais où est-il parti, le monde ?

 

          Eh bien, le monde est réfugié à l'intérieur du coeur de Marie. Si bien que nous avons là un tête à tête pathétique entre le Créateur Jésus - car c'est par Lui que le monde entier a été fait - et la créature, la création ramassée en la personne de Marie. Nous avons là, mes frères, quelque chose de vraiment beau, quelque chose d'extraordinaire. Il faut essayer de le saisir. Il faut plutôt le contempler. C'est un tableau !      

          A ce moment-là, le monde accepte que le Verbe de Dieu devienne une partie de ce monde. Le monde accepte que Dieu prenne un rien de matière pour en faire son corps. Le monde accepte donc d'être une créature, d'être en face de Dieu. Et il accepte en même temps l'extrémité de son destin et de sa vocation qui est d'entrer dans une telle intimité avec Dieu qu'il ne fasse plus qu'un seul être avec lui.

          Le monde devient le corps de Dieu. Le monde devient le lieu à l'intérieur duquel Dieu se révèle. Ce n'est pas que Dieu commence à se connaître quand il devient le monde, mais il se connaît tout de même autrement. Dieu alors se regarde lui-même. Il se connaît en sortant de lui, en devenant le monde, en prenant du recul par rapport à lui. Et tout cela se réalise, mes frères, dans la conscience de Jésus au moment où Marie pose ce geste de l'onction des pieds.

 

          C'est là, je vous assure, quelque chose de très, de très, très, très beau. Si cet épisode a été rapporté au point que, comme il est rapporté ailleurs, ça doit être annoncé jusqu'à la fin des temps, c'est parce que cela met comme un point final, ou un point d'achèvement plutôt, ou une touche d'achèvement à la création de Dieu.

          Et le parfum qui se répand dans la maison sous les yeux médusés des disciples qui n'y comprennent rien, ce parfum, c'est la réponse, je dirais réciproque, de Jésus et de Marie, mais aussi du Dieu Créateur et de sa créature, du Dieu Créateur, et de la création, et du monde.

 

          A ce moment, mes frères, s'opère la réconciliation. Il n'y aura plus alors qu’un pas à faire. Il faudra alors que ce geste soit achevé jusqu'au bout. Il faudra que alors vraiment Jésus soit élevé par les hommes, que Jésus soit crucifié. Et à ce moment-là, on saura que son nom est  « je suis ».

          Et comment le saura-t-on ? Eh bien on le saura lorsque on permettra aux sentiments de Marie de Béthanie de vivre à l'intérieur des cœurs. A ce moment-là, ayant pris sur soi les dispositions requises, on peut voir et on peut comprendre. A ce moment, on a abandonné son péché, c'est à dire on a abandonné son refus.

 

          Voilà, mes frères, la réussite de notre vie monastique. Elle sera acquise dans la mesure où nous reproduirons mystiquement le geste de Marie, où nous accepterons de nous vider. Le vase, c'est notre corps, c'est notre coeur. Et à l'intérieur est caché un parfum, c'est à dire toute la beauté que Dieu admire à l'intérieur de sa créature.                               

          Lorsque le coeur se brise dans l'obéissance, dans le renoncement, dans l'humilité, dans l'abandon de toute ambition humaine, à ce moment-là, le parfum se répand, le parfum vient séduire le coeur de Dieu. Il vient lui donner - comment oserais-je dire cela ? - comme un regain de joie. Et notre vie s'accomplit.

          C'est par l'intermédiaire de ce parfum sorti de notre coeur que s'établit l'union entre Dieu et nous. Et alors, si à ce moment-là nous sommes devenus le monde, si le monde entier vit dans notre coeur, c'est le monde qui se donne sans réserve, le monde qui retrouve sa beauté première et qui est prêt pour la glorification finale.

 

          Voilà, mes frères, un aspect très beau de notre vie. Pendant cette semaine de la Passion, il nous est donné de mieux le comprendre, de mieux le revivre.

          Et demain, je me permettrai de pousser les choses plus loin dans une autre direction, parce qu'il y avait présent à cette scène des hommes qui n'y comprenaient rien, c'est à dire les disciples et leur porte-parole Judas.

          Mais je laisse cela pour demain, car demain il sera spécialement dans les lectures de l'Eucharistie question de lui.

 

Chapitre du mardi-saint.                           14.04.87

      L’univers de la foi ou celui de la raison ?

 

Mes frères,

 

          En parfumant les pieds de Jésus à l'aide d'une myrrhe très précieuse, et en les essuyant avec ses cheveux, Marie disait silencieusement qu'elle avait compris le mystère de l’Anéantissement - Glorification de Jésus.          Je suis certain que ce geste a rempli de joie le coeur de ce Dieu qui allait donner sa vie pour sa création toute entière. Marie a conforté le Christ dans sa mission.

Elle lui en a fait pressentir toute la beauté. Jésus ne s'est plus senti seul. Il avait ici sur la terre, en plus de sa mère il avait une personne qui savait et qui déjà compatissait. Mais en même temps, par le même geste, Marie s'était volontairement - mais de tout son être - associée à cette mission. Et c'est ainsi qu'elle a mérité d'être la première contemplative. Elle doit représenter pour nous un idéal qui ne pourra sans doute jamais être dépassé.

          Cet idéal, nous devons toujours le porter dans un coin de notre coeur, nous dire que nous aussi - comme je le disais hier soir - nous devons briser notre coeur et en laisser s'échapper l'onction, c'est à dire la myrrhe, l'huile précieuse qui a été déposée par l'Esprit-5aint. Marie se situe donc - voyons-le, observons-le - aux antipodes de l'Apôtre Pierre qui, lui, avait tenté de détourner Jésus de sa mission.

 

          Vous vous rappelez l'histoire : Jésus avait annoncé tout ce qu'il allait devoir subir à Jérusalem. Et Pierre lui dit : « Non, non, ça ne doit pas arriver. » Et alors il reçoit cette réplique dure, violente : « Passe derrière moi, satan ! » Pierre, à ce moment-là, détournait, essayait de détourner Jésus de la mission reçue. Et il se faisait, sans le savoir, le complice du satan, de celui qui met sur la route un piège pour faire tomber, pour casser la jambe.  Voyez ! On casse le pied pour qu'on ne puisse plus marcher, qu'on ne puisse pas arriver.

          Alors, nous sentons la sensibilité fine, délicate, aimante, pure de Marie et, en face, la lourdeur, la sottise, la stupidité, la grossièreté de Pierre. Ce sont deux univers, l'univers de la foi, l'univers de la confiance, et en face, l'univers de la raison, l'univers du calcul. Car les Apôtres étaient des calculateurs. Ils ne connaissaient pas l'univers de la gratuité. Ils ne le connaissaient pas encore. Ils y seraient introduits plus tard, car on ne peut y entrer que sous la guidance de l'Esprit Saint.

          Ce n'est pas naturel pour l'homme de pratiquer la gratuité. Depuis que nous avons péché, depuis que nous avons calculé, mais vraiment, que si je pouvais m'emparer de ce fruit, je deviendrais semblable à Dieu, depuis donc j'ai dressé des plans, j'ai programmé tout un projet. Je ne me contente pas de recevoir, non, je veux faire quelque chose venant de moi. Et depuis ce jour-là, nous sommes tous des calculateurs, mes frères, il ne faut pas l'oublier.

 

          Ecoutez encore ce qui s'est passé, qui vous montre ce calcul ! Au cours du dernier repas - donc du tout dernier repas, de celui dont il a encore été question aujourd'hui dans la lecture Evangélique - les apôtres se sont disputés entre eux pour savoir lequel paraîtrait être le plus grand ? Le mot grec qui est utilisé ici est assez violent. C'est une altercation, une dispute, une querelle, en plein repas Pascal ! Où avaient-ils donc la tête ? Où l'avaient-ils ?

          Et c'était chez eux une attitude. Quand on voit le mot ici, il y avait chez eux une tendance. Ils aimaient se disputer. Ce n'était pas la première fois que ça arrivait. C'était chez eux une habitude. Ils ne s'entendaient pas entre eux. Ils étaient jaloux l'un de l'autre. C'est cela que ça signifie. Ils étaient jaloux, envieux. Ils n'avaient pas de repos qu'ils n'aient décroché la première place.

          Rappelez-vous les deux fils de Zébédée qui, eux, ont mis les pieds dans le plat. Ils ont dit : « Voilà, un à ta droite et l'autre à ta gauche » devant tous les autres ! Mais alors les autres ? Voyez un peu, ça relançait l'incendie. Et ça, voyez-vous, ce sont les apôtres, des calculateurs.

 

          Alors il faudra que Jésus, au cours de ce même repas, leur donne une leçon de chose en leur lavant les pieds. Jésus va dire : « Voilà, voilà la vérité, voilà ce que vous devez vous faire les uns aux autres : vous laver les pieds. » Pas question d'être au-dessus. Votre place est d'être aux pieds de chacun, en dessous.

          C'est cela l'humilité, mes frères, c'est de consentir à être celui qui lave les pieds des frères. Et puis, finalement, ça n'a pas encore porté beaucoup de fruit, car à l'instant même tous les apôtres l'ont laissés tomber. Pourquoi ? Mais il n'y avait plus rien à gagner. O Pierre disait : « Mais moi, moi, si tous les autres t'abandonnent, moi, je ne t'abandonnerai pas. » Et il a été peut-être le lapin le plus rapide pour prendre la fuite ?

 

            Mais voyons encore une fois Marie ! Eh bien Marie, en face de ces hommes envieux, ambitieux, elle était gratuité pure. Elle donnait l'entièreté de ce qu'elle avait. Elle donnait parfaitement en donnant ce parfum d'un prix inestimable.

            Je rappelle que 300 pièces d'argent, c'était le salaire d'une année entière de travail. Voyez un peu ce que ça représenterait aujourd'hui ? Aujourd'hui, ça représente un demi million, qu'elle verse comme ça sur les pieds de Jésus, d'un coup ! Mais voilà, voyez, quand elle donne, elle est généreuse. Elle donne bien, elle donne parfaitement. Elle ne calcule pas, elle ne raisonne pas.

          Et puis on comprend que en donnant de cette façon-là, elle se donne elle-même. Elle s'anéantit aux pieds de Jésus. Elle disparaît aux pieds de Jésus. C'est comme si elle s'évaporait à l'intérieur de son parfum. Elle n'existe plus que en tant que parfum et elle ne demande rien en retour, rien. C'est cela, mes frères, la gratuité, c'est cela l'amour !

         

Alors voyez le contraste avec, j'allais dire, ces abrutis qui étaient assis autour de la table et qui se disputaient pour savoir lequel était le plus grand. Enfin, ça, ce sont les hommes !

Mais dans cette gratuité, eh bien, elle possédait tout. Elle possédait l'amour, elle possédait la liberté et elle devenait un esprit avec ce Jésus qui était là, qui allait descendre dans la mort pour entrer dans sa gloire. Eh bien, Marie était comme entrée à l'intérieur du corps de Jésus. Elle était la première à être une cellule de son corps, un membre de son corps mystique.

          Elle allait donc elle aussi descendre dans la mort et ressusciter. Elle le faisait anticipativement. Et là, nous avons encore un parallèle très beau avec notre vie contemplative. C'est dans la mesure où je me perds pour le Christ, où je me perds à l'intérieur du coeur de mes frères que je participe déjà à la petite résurrection.

 

          Alors Judas, lui, il affiche brutalement ce qu'il a dans son coeur. Les dispositions de son coeur, lui, il ne les cache pas. Il les affiche brutalement et il pose une question : « Pourquoi ? Pourquoi ne pas vendre ce parfum 300 pièces d'argent pour les donner aux pauvres ? »  Voilà, il pose une question. Il n'est pas content. Il n'est pas d'accord et il le dit.    

Apparemment, mes frères, Judas a raison. Imaginons que ça arrive aujourd'hui. On dirait en voyant ça : « Mais enfin ! Il y a les affamés du Sahel, il y a les exploités d'Amérique du Sud. Il ne faut pas courir si loin, il y a tout le quart monde ici de la région. Pourquoi cette perte ? On aurait pu le vendre 1/2 million. Et qu'est-ce qu'on ne pourrait pas faire avec ça ? Quel tas de misère ne pourrait-on pas soulager ? » Vous voyez, c'est une réaction qu'on pourrait dire saine.

C'est raisonnable au moins. On ne peut pas dire que Judas ait tort. Sa question était sensée.  Mais attention. Marie et Jésus obéissent à une autre logique. Et c'est là, mes frères, que se présente toute la difficulté. Nous assistons pour une des premières fois avec autant de violence à un heurt virulent entre la logique de l'homme et la logique de Dieu. Ce sont deux sagesses qui s'opposent. Une folie au regard des hommes qui est Sagesse au regard de Dieu.

         

Et alors là, je pense qu'il ne faut pas essayer de comprendre. Il faut accepter les choses telles qu'elles sont, telles qu'elles sont. Et c'est ce scandale, ce scandale de la Sagesse de Dieu en conflit avec la sagesse des hommes qui va traverser toute l’Histoire et qui nous atteint aujourd’hui.

          Je le répète, nous devons, nous, par devoir et par condition d'état, nous devons toujours entrer dans cette logique de Dieu. Cela ne veut pas dire que nous devons faire des folies maintenant, dans le sens de " folies " entre guillemets. Mais bien souvent notre logique qui est la logique de Dieu ne sera pas comprise de la raison humaine.

          Eh bien cela, mes frères, nous devons l'admettre. Nous ne devons pas essayer de nous justifier. Il y en a un autre qui nous justifie de suite, et qui nous justifiera un jour. Je dis de suite parce que c'est le jour de son éternité. C'est celui qui nous inspire cette logique. C'est le Christ lui-même.

 

          Alors, mes frères, - encore une minute - nous comprenons à partir de là la condamnation sans appel portée par Saint Benoît contre le murmure. Le moine murmurateur choisit la logique de l'homme à la logique de Dieu. Il choisit l'égocentrisme de préférence à l'amour. Le murmure, dans un monastère, c'est quelque chose d'extrêmement grave parce que ça sécularise la vie.

          Quand je dis " séculariser ", cela veut dire que cela fait obéir la vie aux maximes du monde. Si bien que le murmurateur se place non pas du côté du Christ, de Marie, mais il se place du côté de Judas et de satan. Il faut bien faire attention à cela !     Le murmure est quasi invétéré en nous.

Notre première réaction, lorsque ça ne concorde pas avec notre façon de voir, c'est de poser la question : mais pourquoi ? Il faut alors que dans un second temps, de suite, nous reprenions pour dire: il y a une réponse, mais cette réponse, elle est cachée dans la Sagesse de Dieu. Que Dieu me donne vite cette Sagesse pour que je n'aie plus besoin de poser de questions.

 

          Voilà, mes frères, une petite leçon que nous pouvons encore retenir. Vous voyez que notre semaine sainte d'année en année est toujours extrêmement riche. C'est pourquoi nous devons nous efforcer de la vivre dans la reconnaissance. Car les grâces que nous recevons, elles ne sont pas données seulement pour nous personnellement, mais aussi pour tous ceux qui nous sont confiés dans le secret, que nous portons dans notre coeur et pour lesquels nous devrons un jour rendre grâce à Dieu devant ses saints et devant ses anges.

 

Chapitre du mercredi-saint.                       15.04.87

      Notre conversion des mœurs.

 

Mes frères,

 

          Le jour de l'an, en vous présentant mes vœux, j'avais proposé de faire de l'année 87 un temps au cours du quel nous donnerions une impulsion nouvelle à notre vœu de conversion. Par ce vœu, vous le savez, nous nous sommes engagés à un retournement complet.        Nous avons promis solennellement devant Dieu, les anges, les saints et tous les frères de la communauté, de changer de vie.

Nous cessons de courir derrière nos convoitises, nos ambitions, nos intérêts propres et nous empruntons résolument la route de la gratuité, du renoncement, de l'oubli de soi. Le moine choisit donc délibérément, joyeusement Dieu ; son projet, c'est Son Vouloir. Il abandonne ce qui lui semblait à lui pouvoir favoriser l'épanouissement de sa vie. Il s'en remet pour cela à Dieu qui est son créateur, qui est son Père, à Dieu qui est amour.

          Il s'en remet à Dieu qui l'a appelé en vue d'un projet qui sera dévoilé jour après jour, mais qui - on le sait déjà consiste essentiellement à travailler, à aider Dieu dans son Opus, dans son Œuvre, dans son travail qui est la création et la transfiguration du monde. Donc, lorsque le moine entre dans le monastère, il n'y vient pas seul. Il porte avec lui une multitude d'êtres humains qu'il découvrira un jour, certainement au jour du jugement.

 

          Le moine fait donc confiance à la Sagesse de Dieu, même si dans le concret de l'existence quotidienne, cette Sagesse divine prendra parfois la forme de la croix. Il va donc se laisser mouvoir, non plus par des raisonnements humains, mais par la foi. N'oublions pas que la foi est une participation à la connaissance que Dieu a de lui-même.    

Si donc je connais Dieu par l'intérieur de lui-même, je saisirai intuitivement ce que Dieu veut réaliser sur ma propre personne, même si c'est son immense projet qui est son Opus.  Le vœu de conversion des mœurs est donc un engagement à pousser jusqu'au bout les engagements, les promesses du baptême.

          Nous allons les renouveler au cours de la Vigile Pascale : renoncer à satan et passer au Christ. Donc, vivre le mystère de la Pâque. C'est un mystère de mort pour une résurrection.

 

          Vous savez que le satan est un prestidigitateur extraordinaire, un illusionniste. Il peut, d'ailleurs c'est ce qu'il a fait avec les premiers parents, présenter le moyen d'avoir la vie éternelle tout de suite, la vie divine à portée de main. Il suffit de tendre la main pour la saisir.

Eh bien, nous renonçons à tout cela, nous lui tournons le dos, et puis nous suivons le Christ. C'est autrement austère, mais nous savons qu'en descendant avec lui jusqu'au bas de l'échelle de l'humilité - qui en fait est une ascension - qu'à ce moment-là nous arrivons là où il est et nous partageons sa vie, tout de suite, sans attendre l'éternité.

 

          Maintenant regardons les apôtres. Les apôtres ont suivi le Christ depuis le baptême de Jean. C'était une condition pour être apôtre. Il fallait avoir été fidèle au Christ depuis le baptême de Jean. Ce sont donc les tous premiers !

          Et ils ont entendu son enseignement pendant des années, pendant trois ans au moins, un enseignement que le Christ dispensait en public. Ils ont aussi - ce qui était très intéressant - reçu des leçons particulières. Donc le Christ leur parlait entre eux, il leur communiquait une science qu'il ne donnait pas à la grande foule. Il voulait donc former des collaborateurs sur lesquels ils pourraient s'appuyer pour son travail. Et alors, ces hommes qui étaient de bonne volonté, tous sans exception, ont découvert peu à peu qu'ils devraient entrer dans un univers nouveau, c'est à dire une charité à la mesure de Dieu, aimer comme Jésus lui-même aimait jusqu'à donner sa vie pour les autres.

          Donc, les autres ne servent pas d'escaliers pour réaliser quoi ? Une illusion de vie. Non, mais je me perds pour les autres, pour que les autres vivent, et que je vive et que je ressuscite avec eux.

 

          Voilà ce que le Christ disait encore au cours du dernier repas. Il rappelait : « Je vous donne un commandement nouveau, que vous vous aimiez les uns les autres. Comme moi je vous ai aimés, vous vous aimerez les uns les autres. Et c'est à cela que tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez un tel amour les uns pour les autres. » Il leur découvrait que c'était là l'exigence suprême.

          Plus d’égoïsme alors, plus de calculs ! Or, c'étaient des calculateurs, ces apôtres, nous l'avons encore vu hier. Et jusqu'à la dernière minute, ils l'ont été. Et ce que le Christ leur découvrait les inquiétait. Lorsqu'ils se sont engagés à la suite du Christ, ils pensaient faire une affaire d'un tout autre genre. Nous le voyons, c'est tout au long de leur vie. Je vous assure que Jésus a dû avoir avec ses hommes une patience, je ne dirais pas une patience d'ange, mais une patience de Dieu, pour les supporter.

          D'ailleurs il le dit parfois : « Jusques à quand devrais-je vous supporter ? » La moutarde lui est montée au nez parfois devant leurs lourdeurs. Mais ces apôtres malgré tout étaient séduits et ils restaient, ils restaient. Et un jour, Jésus leur a mis le marché en main. Il y en a qui sont partis. Des disciples, des pans entiers de disciples ont abandonné Jésus. Et lui leur a demandé: « Et vous, vous allez aussi partir ? » Et Pierre a répondu : « Mais où irions-nous, Toi, tu as les paroles de la vie éternelle. » Donc ils étaient séduits par les paroles du Christ et par la personne du Christ surtout.

 

          Mais parmi eux, il y en avait un qui était certainement le plus intelligent, le plus perspicace. Et celui-là, il avait compris tout de suite que tout espoir de réussite purement terrestre devait être abandonné. Il avait compris qu'il faudrait devenir semblable à Jésus, accepter une mutation totale, être serviteur dans l'humilité et la douceur. Apprenez de moi, avait-il dit, que je suis doux et humble de coeur.

            Et alors, cet homme a bien saisi l'enjeu de la chose. Il a sans doute longuement réfléchi. Et finalement pour lui s'en était trop. Et Judas a refusé la conversion, là est le problème. Judas a refusé la conversion, la mutation, le retournement qui lui était proposé, qui lui était demandé. Il a refusé ! Alors, il ne lui restait plus qu'une seule chose : se venger. Il avait perdu trois ans. Regardez un peu, trois ans ! Il les avait perdus, trois ans d'affaires. C'est beaucoup, savez-vous, dans une vie, trois ans. Et il les avait perdus. Il devait donc maintenant se venger.

          Et le geste de Marie versant là ce parfum sur les pieds de jésus a fait déborder le vase. C'est la goutte qui a fait déborder le vase. Cela, il ne pouvait pas le supporter. Et alors, comme il était maître en calcul, en comptabilité, en affaires, il a de suite vu les choses. Cela s'est fait très vite. Voilà, on avait gaspillé d'un seul coup 300 pièces d'argent sur les pieds de Jésus, eh bien lui, il en retirerait l'intérêt, 10%. Il vendrait Jésus pour trente pièces d'argent. C'était un fameux intérêt, encore aujourd'hui, 10% net, hors précompte, net ! Et voilà ce qu'il a fait !

 

          Mes frères, les exigences de notre vie sont sérieuses. Ce sont les mêmes exigences que celles qui ont été proposées aux apôtres : donc, une conversion, tourner le dos à ce que nous sommes de bêtement humain et nous engager à la suite de ce Jésus - qui est Dieu lui-même - pour une aventure qui va nous conduire fatalement au pied d'une croix sur laquelle nous devrons peut-être monter, une croix mystique naturellement.

          Mais au-delà, il y aura l'entrée dans l'univers même de Dieu, une résurrection anticipée qui fait voir les choses comme Dieu les voit, qui les fait aimer comme il les aime. Mais pour cela, il faut vraiment se convertir du tout au tout. Et c'est ainsi du premier au dernier jour de notre vie. Cela va nous demander un gros effort, une remise en ordre quotidienne.

          C'est comme si on conduisait une voiture. Je conduis le véhicule de ma vie. Je ne peux pas fermer les yeux. Si je ferme les yeux en conduisant ma voiture, si je m'endors, il ne faudra pas l'affaire de quelques secondes et je serai dans le décor et, je ne sais pas où je me réveillerais ? Et bien, c'est cela le vœu de conversion, cet effort d'attention et de tenir le volant pour toujours maintenir notre existence dans l'axe de ce que Dieu attend de nous.

 

          Alors mes frères, relâcher cet effort, comme ça, eh bien c'est loucher du côté de Judas. Attention, au début ça paraît anodin. Mais si on continue à loucher, on finit par tourner la tête tout à fait. Et puis, après la tête, c'est le corps qui suit. On quitte la route. Il y a donc, mes frères, un risque que nous ne pouvons pas prendre, et c'est celui-là. C'est celui de négliger notre vœu de conversion.

          Demain nous allons commencer à entrer vraiment dans la liturgie de la passion. Je rappelle que ces actes liturgiques ne sont pas des représentations mythiques, une sorte de théâtre. Non, ils ont le pouvoir de rendre présent l'événement, un événement qui a été ponctuel, un tel jour, mais qui en fait a valeur d'éternité.

          Ce sont des événements qui sont toujours présents avec toute leur puissance. Mais comme nous sommes faibles, nous avons besoin, nous, que cela se précise de temps en temps, une fois par an. Et c'est la grande fête de la Pâque.

          Mes frères, nous la verrons, si vous le voulez bien, dans l'axe de notre conversion, de cette promesse que nous avons fait à Dieu de n'appartenir qu'à lui.

 

Homélie à l’Eucharistie du jeudi-saint.           16.04.87

      La vraie liberté.

 

Mes frères,

          Comprenons le bien, Dieu entend nous conduire vers la liberté. Et pour cela il a tenté, et il tente encore l'impossible. L'impossible, c'est l'incarnation de Dieu, c'est la passion de Dieu, c'est la mort de Dieu, et finalement c'est la résurrection de l'homme.

          Laissés à nous-mêmes, nous sommes des esclaves, nous sommes un peuple d'esclaves. Nous avons peur de la liberté. L'Histoire du Peuple Hébreux, c'est notre Histoire à nous, c'est l'Histoire de toute l'humanité. Nous nous accrochons à de pauvres libertés. Nous préférons l'illusion à la réalité.

 

          La vraie liberté, seul le Christ peut nous la donner. Contemplons-le lavant les pieds de ses disciples. La liberté parfaite est dans la dépossession totale, dans le don de soi entier, absolu, dans l'humilité, dans le service. Et ne la cherchons pas au-dessus dans le pouvoir, dans l'argent, dans le prestige.

          Non, la vraie liberté est en-dessous. Etre libre, ce n'est pas faire ce qu'on veut. Etre libre, c'est vivre pour les autres et se recevoir à l'intérieur de ce don. Etre libre, c'est faire ce que Dieu fait à l'intérieur de sa Trinité et dans ses rapports avec nous.

 

          Le Christ a poussé jusqu'à sa dernière extrémité le réalisme de l'amour. Le lavement des pieds, le corps et le sang donnés en nourriture sont un même geste. Ce geste nous empoigne à la racine de notre être et il nous entraîne dans la mort à toute forme d’égoïsme et de péché. Et d'un seul coup, nous recevons la liberté et nous pouvons à notre tour aimer.         

Hélas, nos vieilles peurs nous reprennent bien vite et nous retournons à nos ridicules sécurités charnelles. Mais ne nous décourageons pas. Dieu est patient. Il sait qu'elle est lente notre éducation à la liberté. Il est amour. Il a donné sa vie pour nous.

 

          Je vais à présent refaire le geste du lavement des pieds. Je ne le fais pas en mon nom personnel, mais au nom du Christ dont je tiens la place parmi vous. Ouvrez donc votre cœur ! C'est lui qui va se prosterner à vos pieds, qui va les laver, qui va les baiser pour vous dire qu'il est à votre service, mais que vous aussi vous devez vous mettre au service les uns des autres.

          Mes frères, c'est là un geste magnifique, laissons-le travailler en nous. Laissons-le devenir notre maître et ainsi nous goûterons avec le Christ, avec Dieu, la véritable liberté.

                                                                                                 Amen.

 

Homélie du vendredi-saint.                        17.04.87

      1. A la célébration.

 

Mes frères,

 

          La personne du Christ Jésus notre Seigneur ne peut être connue en toute vérité qu'à l'intérieur de la foi. Une telle connaissance va bien au-delà de toute approche sentimentale ou autre. Nous connaissons le Christ lorsque lui vit en nous et que nous vivons en lui.

          Nous le connaissons quand nous participons concrètement à sa destinée, quand notre vie coïncide avec la sienne. A ce moment, il n'est plus de mots pour exprimer cette connaissance. Elle est absolument ineffable. On connaît parce que on voit de l'intérieur et ce qu'on découvre ne peut se dire. On est en plein mystère.

 

          Or, mes frères, je rappelle que le mystère n'est pas quelque chose d'incompréhensible. Bien au contraire, c'est ce qu'on n'a jamais fini de comprendre. Or, un des sommets de ce mystère, c'est la mort du fils de Dieu sur une croix. Certes, il est bien des hommes, des femmes et même des enfants qui ont connu et qui connaissent encore aujourd'hui des souffrances et des morts bien plus atroces.

          Mais ne nous laissons pas égarer, aveugler par des questions de poids et de mesures. Il n'existe qu'une seule souffrance indéfiniment démultipliée, celle de l'homme et celle de Dieu désormais fondues en un.

          Notre sauvegarde, notre salut est que toute souffrance d'homme est souffrance de Dieu, que nous en soyons conscients ou non. Dieu dans le Christ Jésus a tout pris sur lui, les douleurs, les pleurs, les cris, les morts, les tortures, le mal. Que ce soit mérité, que ce soit immérité, il a tout pris sur lui.

 

          Mes frères, nous ne pouvons que fermer les yeux et espérer en frémissant. On comprend les larmes des saints et leur immense compassion. Ils pleurent sur Dieu, sur les hommes leurs frères et sur eux-mêmes.

          Nous qui sommes faibles dans la foi et qui sommes pécheurs, contentons-nous, mes frères, et faisons au moins cela : supplions et adorons. C'est le geste que nous allons poser maintenant.

 

          Nous allons présenter à notre Dieu les intentions que l'Esprit a déposé dans le coeur de l'Eglise. Nous savons qu'elles seront exaucées, peut-être pas comme nous l'imaginerions, comme nous le désirerions, mais elles seront exaucées à la manière de Dieu.

          Et maintenant, nous comprenons qu'il n'est pas possible d'arriver au salut universel sans passer par cette souffrance, par cette croix. Dieu est maintenant cloué sur une croix jusqu'à la fin des temps, jusqu'à ce que tout soit accompli.

 

          Mes frères, ne recherchons jamais la réussite humaine, nous tournerions alors le dos au mystère de Dieu, au mystère du Christ. Mais entrons dans son vouloir. Ce qui ne veut pas dire que nous ne devons pas lutter contre la souffrance, contre la maladie, contre toutes les injustices qui ravagent le monde.

          Mais pour ce qui nous regarde personnellement, ne murmurons pas contre ce que Dieu fait, contre ce que Dieu permet. Sachons, je le répète car c'est là la clef de tout, sachons que toute souffrance est maintenant souffrance de Dieu et que un jour nous verrons parfaitement, que un jour nous comprendrons. Et nous commençons déjà à comprendre maintenant si, dans notre vie personnelle, nous participons à cette souffrance.

         

          Mes frères, nous allons ensuite adorer la croix. Nous allons la vénérer, nous allons la baiser, non seulement le Christ présent sur cette croix, mais aussi la croix en elle-même. Et ainsi, nous serons réconciliés avec Dieu, réconcilié avec le monde, réconcilié entre nous, réconciliés avec nous-mêmes. Et nous pourrons attendre dans l'espérance l'aube de la bienheureuse résurrection pour nous-mêmes, et pour chacun des hommes, et pour l'univers entier.

 

                                                                                                  Amen.

 

 

      2. Exhortation à l’Office des Complies.

 

Mes frères,

 

          Tout chrétien et à fortiori tout moine est appelé à entrer avec Dieu dans le gouffre du samedi-saint. Je dis bien avec Dieu ! Après la mort de Jésus le fils de Dieu, il a dû se produire en Dieu un ébranlement, une dislocation, une fracture. Il a dû se créer un vide comme si Dieu mourait à son tour, comme s'il ne pouvait plus être lumière et vie, comme s'il n'avait plus le droit d'être Dieu. Tout cela s'est passé au coeur de la Trinité.

 

          C'est ainsi que le samedi-saint ouvre en Dieu des abîmes vertigineux. Ils nous laissent pressentir au sein des trois Personnes Divines des régions absolument inconnues et inconnaissables. L'amour pousse Dieu à une communion, une compassion avec sa création, quelque chose qui est humainement inimaginable.

          Dieu est amour signifie aussi que Dieu s'est laissé engloutir avec l'homme dans les ténèbres du rien. Ce fut comme plus fort que lui. Dieu a été vaincu par lui-même en tant qu'il est amour.

 

          Mes frères, nous sommes invités, nous, à descendre jusque là. Nous y sommes provoqués. Lorsque le Christ dit : « Vous devez vous aimer comme moi je vous ai aimés » nous devons entrer dans sa compassion, compassion vis à vis de nos frères, mais aussi compassion à l'endroit de Dieu. Nous devons l'accompagner dans le trou qui s'est ouvert sous ses pieds et dans lequel il est tombé. L'homme y était tombé avec lui, c'est certain !       

          Mais nous, mes frères, nous sommes encore vivants. Nous vivons de la vie corporelle. Et c'est de notre vivant que nous devons vivre ce mystère. C'est possible, c'est même requis, comme je le disais, si nous sommes vraiment des enfants de Dieu, si nous sommes greffés sur la personne du Christ.

 

          Les saints ont décrit ce qui se passait alors. Ils ont tracé l'itinéraire de ce voyage dans une mort pire que la mort, une mort qui paraît éternelle. Il ne reste rien que l'accomplissement quasi machinal des moindres vouloirs de Dieu.

          Il ne reste rien, mais il reste tout car c'est le lieu de la fidélité, une fidélité qui ne repose sur rien de sensible, sur rien de senti, sur rien de cru, une fidélité toute entière portée par Dieu lui-même. Et c'est cette fidélité qui va pouvoir permettre à l'homme de tenir.

 

          Car ce samedi-saint à la mesure de l'homme peut s'étendre sur des années. Ce n'est pas étonnant car il s'apparente à l'éternité même de Dieu. Pascal a dit que le Christ est en agonie jusqu'à la fin du monde. Eh bien nous pouvons dire que Dieu est dans le gouffre du samedi-saint jusqu'à la fin du monde. Il l'est par le jour de son éternité.

          Et l'homme qui participe vraiment à la vie de Dieu parce que l'être du Christ prend possession de son coeur, cet homme goûte aussi le samedi-saint dans son aspect d'éternité, à côté de Dieu, en communion avec Dieu, en compassion pour Dieu. Alors, mes frères, Dieu seul peut briser cette éternité dégustée. Il le fait à son heure.

 

          La petite résurrection à laquelle nous sommes aussi appelés, c'est à dire l'éveil à un nouveau mode d'être, à un mode divin d'exister dans l'amour, cette petite résurrection exige le préalable du samedi-saint. L'anachorèse, la mort à soi dans le renoncement, dans l'obéissance, dans la pauvreté, la prière continuelle sont une préparation à cette grande épreuve qui est aussi une grande grâce. C'est peut-être la plus grande grâce que Dieu puisse ici-bas accorder à un homme avant de l'introduire justement dans son univers de lumière, dans son univers de ressuscité.

          A ce moment-là, mes frères, nous sommes solidement attachés et à Dieu et au monde. Nous sommes solidaires et de Dieu et du monde. Nous le sommes dès que Dieu a pris possession de nous. Mais lorsqu'il nous conduit là vraiment où lui est descendu, alors cette solidarité devient parfaite et notre mission salvatrice, dans la ligne de la sienne, elle s'accomplit.

 

          Il est indispensable, mes frères, que le samedi-saint reste toujours présent au monde. Il le sera si Dieu trouve des hommes qui sont disposés à y entrer. Pour cela, il a besoin de notre consentement. Il ne fait rien sans nous. Et notre consentement va s'exprimer par le moyen de notre obéissance.

          Si Dieu voit qu'il peut tout nous demander, alors il verra qu'il peut tout nous offrir. A ce moment-là, mes frères, il pourra se servir de nous pour poursuivre son œuvre. Comme je le disais, il est indispensable qu'il y ait sur terre des hommes qui sont disposés à entrer dans ce mystère.

 

          Voilà, mes frères, ce que nous pouvons retenir cette année de ce mystère, de ce mystère pascal dans tout son déroulement. Ce n'est pas inquiétant, rassurez-vous ! Ce n'est pas inquiétant, parce que lorsque Dieu nous fait entrer dans tout son mystère, il habite en nous et c'est sa force qui nous fait avancer. Jamais il ne nous abandonne, même lorsqu'il nous semble que notre mort mystique va durer toujours.

          Voilà, mes frères, ce que nous pouvons recevoir, ce que nous pouvons demander mais alors avec beaucoup d'humilité, en nous disant que notre demande doit toujours s'exprimer, si elle veut être vraie, par une obéissance toujours plus fidèle, toujours plus délicate à tout ce que Dieu nous demande à longueur de journée, dans tous les détails, dans les grandes choses comme dans les petites, ne négligeant jamais rien.

          Mes frères, soyons donc fidèles, soyons donc vigilants pour que Dieu puisse un jour se réjouir de nous avoir invités à le suivre.

                                                                                                                               

Homélie de la Vigile Pascale.                      18.04.87

 

Mes frères,

 

          Chaque chrétien est appelé à vivre dans son coeur, dans son esprit et dans sa chair toute l'Histoire du Salut qui coïncide avec l'Histoire du monde. Ainsi chacun d'entre nous peut être appelé au sens le plus noble du terme un microcosme, un petit monde, un monde avec ses difficultés, avec ses questions, avec aussi son avenir.

          Dieu ne nous plonge pas dans une masse anonyme informe qu'il sauverait d'un bloc. Non, c'est personnellement, individuellement que nous sommes appelés à une transfiguration qui manifestera aux yeux de tous la gloire de notre Christ.

          N'ayons pas peur, mes frères, d'être réalistes et de voir cette transfiguration non seulement comme une métamorphose de notre coeur, mais aussi comme régénération de notre chair. C'est parce que je suis aimé comme si j'étais seul au monde que le monde récapitulé en moi peut passer de la corruption à l'incorruptibilité et de la mort à la vie.

 

          Dieu est amour ne signifie pas seulement le partage de l'épouvante dans les ténèbres du samedi-saint. Dieu est amour signifie aussi que Dieu nous emporte dans sa lumière, dans son éternité, dans sa vie.

          Voici le message de la nuit Pascale : la victoire d'un seul est la victoire de tous. Le Christ triomphant en nous du péché et de la mort, libère et divinise l'univers dans sa totalité. Voyez, mes frères, l'importance qu'il y a à devenir un saint. Encore faut-il que nous nous prêtions à l'agir de notre Christ.

 

          On va me dire : « Mais à quoi bon, rien ne change. Aujourd'hui est comme hier, et demain sera comme aujourd'hui. Tout va de mal en pis. » D'accord si nous jugeons sur les apparences. Ne perdons pas de vue la lutte gigantesque entre le Christ et satan. N'oublions pas la croix et son mystère. Ce n'est pas en écrasant ses opposants que le Christ triomphe, mais par son humilité, par sa douceur, par son amour.  C'est sa mort sur la croix qui a triomphé du monde et de son prince le satan.

Et ce triomphe a été confirmé, il a été affirmé lorsque Dieu l'a ressuscité d'entre les morts. Voilà mes frères, le dessin de notre vie à nous qui sommes greffés sur la personne du Christ par le baptême. Mais peut-être avons-nous peur de le suivre sur ce chemin du dépouillement ? Posons une question : Aimons-nous assez ? Aimons-nous vraiment ? Aimons-nous sans réserve ?      

Demandons au Christ de nous donner ses yeux. Nous serons alors stupéfaits d'admiration et en même temps saisis d'une immense souffrance. Nous embrasserons d'un même regard la folie suicidaire des hommes, la nôtre, et la recréation opérée par Dieu dans ses saints et grâce à ses saints.

 

          Le Christ est ressuscité, lui, le premier né de la création nouvelle. Permettons-lui, mes frères, de ressusciter en nous, de sauver le monde. Permettons-lui de pousser jusqu'à son achèvement l’œuvre que son Père lui a confiée. Sans nous, mes frères, il ne peut rien aujourd'hui.

          Notre responsabilité est grande, vous le sentez. Regardons-la en face, et puis choisissons de devenir des saints. Nous serons alors d'authentiques chrétiens dans la lumière, dans la compassion universelle, et aussi dans une espérance à la mesure de Dieu.

                                                                                                  Amen.

 

Homélie du jour de Pâques.                        19.04.87

 

Mes frères,

 

          Ce matin, nous sommes en mesure de répondre à la question que nous nous posions en ouvrant la Semaine Sainte : Qui sommes-nous ? Quelle est notre véritable destinée ? Qu'est-ce qui nous attend ?

          Le chrétien est un homme qui vit consciemment et constamment dans la compagnie du Seigneur Jésus ressuscité d'entre les morts. Pour lui, la résurrection du Christ n'est pas un quelconque épisode, une histoire mythique qui n'a aucun impact sur la vie.

 

          Non, pour lui, la résurrection du Christ est l'origine, le coeur et la finalité de tout. Le Christ est ressuscité d'entre les morts. Cela signifie qu'une chair d'homme est entrée en possession de tous les attributs de la divinité, et cela pour toujours.

          Cela signifie que cette chair est spiritualisée, divinisée, transfigurée sans retour. Et dans cette chair, nous reconnaissons la nôtre. Ainsi le projet initial de Dieu est en voie d'achèvement. Dieu devient tout en toute chose et les derniers Temps sont là.

 

          Mes frères, le chrétien vit de ces réalités. Elles sont sa respiration. C'est elles qui donnent un sens, une direction à son existence. Il sait d'où il vient, il sait où il va, et il sait qui il est. Vivre avec le Christ ressuscité dans la clarté, dans la chaleur de sa lumière, c'est donc vivre dans l'univers de Dieu, c'est connaître au plus intime du coeur les prémices de sa propre résurrection. On sait très bien qu'à ce moment on est caché avec le Christ en Dieu au delà de la mort.

 

          Le chrétien, mes frères, est donc un homme enraciné dans l'éternité, un homme qui imprime sa direction définitive au monde en pleine croissance. Le Christ vit dans un tel homme. Et par cet homme, il continue son travail. C'est grâce à cet homme qu'il peut diriger le cosmos à travers tout ce qui nous semble à nous être des reculs ou même des semblants d'échecs.

          Rappelons-nous que la victoire du Christ a été acquise définitivement au moment où il remettait son esprit entre les mains de son Père, sur une croix. Cet esprit était en sécurité et Dieu le Père pouvait le lui rendre le jour où il le faisait surgir du séjour des morts, non plus dans le même état qu'auparavant, mais entièrement transformé.

 

          Mes frères, le chrétien, le vrai chrétien donc, est intensément présent à chaque instant de la durée parce qu'il contemple le Christ qui rédime, qui purifie et qui transforme tout. Dans le sillage de la résurrection du Christ, c'est notre propre résurrection et à travers elle celle du cosmos qui s'accomplissent. C'est notre amour fidèle, c'est notre obéissance au Seigneur qui seront la proclamation vivante de ce que nous sommes.

          Mes frères, soyons donc dans la confiance et dans la joie et n'ayons jamais peur de nous montrer tels que nous sommes. Nous devons être fiers de notre condition. Nous ne devons jamais nous cacher. Mais tout cela dans l'humilité, en restant à notre place, c'est à dire dans le service.

 

          Mes frères, nous sommes dans les jours de la Pâque. Laissons-les battre et s'épanouir en nous jusqu'à ce qu'ils nous aient entièrement transformés et que nous puissions être des fleurs à travers lesquelles le parfum de l'au-delà peut déjà se respirer.

 

                                                                                                            Amen.

 

Règle : 72 : Une petite Règle pour débutant.   30.04.87

      Posséder la vérité.

 

Mes frères,

 

Derrière le texte de notre Règle, nous voyons toujours se profiler la physionomie de notre Père Saint Benoît. Et à l'intérieur de ce texte, nous sentons, si nous y sommes at­tentifs, vibrer son âme passionnée. Il en va pour la Règle comme il en est pour la Loi de Moïse à l'intérieur de laquelle nous sentons la vie palpi­tante de notre Dieu, ou bien comme les Béatitudes derrière lesquelles nous voyons se dresser la figure de notre Christ.

La Règle de Saint Benoît, tout comme la Loi de Moïse et les Béatitudes, est donc foncièrement vraie. Elle coule en droite ligne de la vie d'un homme qui a vécu en accord pro­fond avec la vérité. La Règle de Saint Benoît est vraie parce qu'elle nous met en harmonie, en consonance avec Dieu et avec son univers par l'entremise d'un homme qui a été possédé par cette véri­té et transfiguré par elle.

Le moine arrivé au chapitre 72° est entré à son tour en possession de cette vérité. Pour lui s'est réalisé la promes­se du Christ. « L'Esprit que vous avez reçu, si vous vous lais­sez guider par lui, il vous conduira à la vérité toute entiè­re. »

 

Ce moine est parti de rien, de son fond de péché, et il s'est laissé conduire par la volonté de Dieu. Il a gravi la rude échelle de l'humilité et il en a atteint le sommet. Et là, il a découvert la Caritas perfecta, la Charité parfaite.

Et finalement, il a débarqué ici, dans notre chapitre 72° qui est donc comme une explicitation de ce que le moine découvre lorsque avec la grâce de Dieu il atteint le sommet de l'humilité. Ce moine ne connaît plus que l'amour dans une relation vraie avec Dieu, avec lui-même, avec les autres. Et dans ce sens-là, cet homme est vrai.

Voyons ce que dit Saint Benoît. Un tel homme respecte les autres. Il se juge inférieur à eux. Il les prévient d'honneur quelque soit son rang à l'intérieur de la communau­té. Fut-il Abbé, c'est lui qui fait toujours le premier geste pour honorer l'autre. Il accepte les autres tels qu'ils sont avec leurs faiblesses, leurs défauts, leurs péchés. Il se donne aux autres sans faire d'exceptions. Il n'a pas de préférence.

Ce n'est pas facile à se donner à tout le monde. Nous avons nos sympathies et nos antipathies naturelles. Mais pour le moine du chapitre 72°, ce n'est pas le cas, il se donne à tous. Il ne cherche pas son propre profit, mais bien ce qui est utile aux autres. Il n'exploite pas les autres. Il ne s'en sert pas comme d'un escalier pour se hausser, lui, à un sommet ...?... utopique.

Non, sa place est en­ dessous. Il est le serviteur de ses frères. Et enfin, il aime. Il aime les frères, il aime Dieu et il aime son Abbé d'une charité sincère et humble.

 

Mes frères, Saint Benoît dit cela pour finir et c'est peut-être là qu'on découvre, je dirais, la marque d'authen­ticité d'une vie monastique vraie : c'est l'amour sincère et humble qu'on porte à son Abbé. Ce n'est pas facile ! Regardez votre conscience, ce n'est pas facile parce que l'Abbé est un homme comme les autres, avec ses défauts, avec ses passions, avec ses fail­les, avec ses péchés. L'Abbé tient la place du Christ mais il n'est pas le Christ.

Et enfin, au-dessus de tout il y a le Christ auquel on ne préfère absolument rien. Et c'est ce Christ qui unit tous les frères dans ce même amour, le Christ qui s'efforce de les conduire tous par son Esprit vers la vérité entière, le Christ qui les crée, qui crée leur identité personnelle à chacun à l'intérieur d'un Corps qui est le sien. Et ainsi tous, il nous conduit à la vie éternelle.

 

Mes frères, dans un monastère il y en a qui sont à tous les degrés. Il y en a qui commence. Il y en a qui sont déjà un peu avancés dans l'humilité. Il y en a qui arrive au-dessus. Il y en a qui sont au chapitre 72°. Il y en a un peu de toutes les catégories. Mais ce qui est essentiel, c'est qu'il y ait au coeur le désir d'arriver à ce sommet qui est la réussite d'une vie consacrée et d'une vie humaine.

Alors, dans ces conditions-là, le monastère devient ce Paradisus claustralis à l'intérieur duquel on goûte déjà la joie de la vie éternelle, c'est à dire de la vie dans la vérité et une charité authentique.

 

Règle : 73 : Etre disciple.                         01.05.87

 

Mes frères,

 

Nous voici arrivés au 73° et dernier chapitre de notre Règle. Vous aurez peut-être observé avec moi un trait sympa­thique, encourageant de la physionomie spirituelle de notre père Saint Benoît : Il conclut ce qu'il nous a longuement expliqué et il n'opère pas de retour sur lui-même. Il ne se mire pas dans son oeuvre. Il n'est pas vaniteux. Il se retire humble­ment. Il s'efface. Il laisse la place à d'autres qu'il juge plus compétents que lui.

Il nous a initiés aux rudiments de la vie monastique, et maintenant il nous confie à des hommes qu'il estime meilleurs et plus saints que lui, ces hommes qui ont été ses maîtres à lui. Car Saint Benoît lui aussi a été un disciple, et c'est son expérience de disciple qu'il nous livre.

C'est ainsi, mes frères, que nous voyons se détacher tout au long de l'Histoire des générations de disciples qui par leur fidélité deviennent à leur tour et à leur place des maîtres autorisés. Ils deviennent des maîtres parce qu'ils ont été de parfaits disciples.

 

L'autodidactisme n'existe pas dans la vie monastique. On ne s'improvise pas moine. On ne se crée pas moine. On reçoit son être monastique d'un autre. Et celui-là l'a encore reçu d'un autre. Et nous voyons ainsi toute une chaîne qui va remonter jusqu'au Maître par excellence qui est le Christ, c'est à dire le Verbe de Dieu, celui qui seul a autorité pour parler en son propre nom. Lui seul peut s'exprimer sur le mode de moi : Moi, je dis ! Personne d'autre que lui !

Et c'est par le canal de cette tradition que la vie monastique se perpétue. Elle s'enrichit d'apports nouveaux, d'apports originaux avec les âges, avec les cultures. Et ainsi, elle rafraîchit son visage et une jeunesse éternelle lui est assurée.

 

Mes frères, nous ne devons jamais nous regarder nous-­mêmes, ni en tant que personne, ni en tant que communauté. Regardons, admirons plutôt les autres et disons-nous que sur les traits que nous observons et que nous devons admirer, nous voyons surgir la jeunesse toujours renouvelée de l'ins­titution monastique.

Il y a, certes, un vieillissement aussi, oui, un vieil­lissement des personnes, un certain vieillissement des gestes ou des rites, enfin du cadre de la saisie globale de la vie monastique. Parce que elle est vécue par des hommes, des hommes limités, des hommes qui vieillissent, certes, mais en dessous de cela, il y a la jeunesse de l'Esprit, cet Esprit que le Christ a déposé dans notre coeur et qui doit jaillir en vie éternelle.

Et c'est ce que nous devons essayer de percevoir sur le visage de nos frères, et sur le visage des communautés frères, des communautés soeurs plutôt. Ne nous arrêtons jamais à la croûte superficielle. Et cet Esprit du Christ ressuscité suscite sans fin de l'imprévisible, du jamais vu.

 

Imaginons que reviennent ici dans notre communauté des hommes qui ne nous ont jamais connus, ceux qui ont reconstruit Saint Remy par exemple, voici cent ans. Ils trouveraient ici quantité des choses qu'ils n'avaient pas imaginées. Et pourtant, pourtant, dès qu'ils seraient entrés dans notre intimité, ils diraient : Mais ce sont vraiment nos descendants, nos enfants. Et c'est cela la jeunesse de la vie monastique.

Et cet Esprit Saint, comme je le disais hier, c'est lui qui nous conduit vers la vérité toute entière telle que le Christ nous l'a promise. Et cette vérité entière, n'ayons jamais la prétention, pas plus que Saint Benoît ne l'avait, de la détenir à nous tout seul. Elle est beaucoup plus vaste. La vérité toute entière, c'est le Christ lui-même. Et ainsi, cet Esprit en renouvelant cette jeunesse spirituel­le, notre jeunesse monastique nous fait goûter déjà les prémices de notre propre résurrection.

Eh bien, mes frères, Saint Benoît, pour clôturer, nous encourage. Il nous encourage, parce que pour lui il n'y a pas de difficultés. Il suffit de s'y mettre, voilà ! Accomplis, dit-il, accomplis cette petite Règle écrite pour des débutants, et cela, avec l'aide du Christ. Et puis, considère-toi toujours toi-même comme un débutant. Quelque soit ton ancienneté, quelque soit ton expérience spirituelle, tu es toujours un débutant.

 

Il n'y a rien de plus ridicule, mes frères, que de voir des débutants dans la vie monastique qui se considèrent comme des êtres achevés et puis qui portent un jugement sur tout. Notez bien que ce n'est pas terrible, c'est un défaut de la jeunesse. Mais alors, ce qu'il y a d'admirable, c'est de voir les anciens. Eux ne se permettent jamais de juger et ils se considèrent toujours comme des débutants. Ce n'est pas de l'infantilisme, c'est l'enfance spirituelle, la propre enfance de l'Esprit qui est en eux.

Eh bien voilà, mes frères, à l'exemple de Saint Benoît, déposons toute prétention et attendons tout de la grâce de Dieu et de l'Esprit qui nous est donné. Comme Saint Benoît le dit si bien: Si tu fais cela, tu parviendras avec la protection de Dieu - c'est dit en latin, on voit Dieu qui protège, Dieu qui est en action ­- eh bien, Dieu agissant comme protecteur, tu parviendras aux plus hautes cimes de la doctrine des vertus, c'est à dire de la contemplation et de la puissance

Voilà, mes frères, c'est cela que je vous souhaite. Et comme on le disait dans la lecture au réfectoire, prions les uns pour les autres. Non seulement pour que nos péchés nous soient remis, pour que nos fautes soient oubliées par Dieu, mais aussi afin que nous ayons toujours le courage de croire, le courage d'espérer et le courage d'aimer.

 

Chapitre : Récollection du mois de Mai.          02.05.87

      La lumière de la résurrection.

 

Mes frères,

Il faudrait avoir l'éloquence de Saint Jean à la bouche d'or pour célébrer dignement la fête merveilleuse de la résur­rection de Jésus le Christ, notre frère et notre Dieu. Permettez-moi ce soir d'évoquer pauvrement la beauté qui nous est promise. Le mois de mai tout entier baigne dans la lumière de la résurrection. Et cette lumière nous éveille à la vie, la vie nouvelle, la vie incorruptible, la vie divine. Saint Benoît nous parle de la lumière divinisante. C'est cette lumière de la résurrection.

Et elle est divinisante parce que elle n'est pas distincte de l'être de Dieu. Elle est Dieu lui­-même. Elle est Dieu avec nous. Et cette lumière est beauté. Les yeux de notre coeur peuvent la voir, l'admirer. Ils peuvent s'en rassasier sans jamais être comblés. Cette lumière est musique, et l'oreille de notre coeur peut entendre le chant et se lais­ser charmer par lui.

Le tout premier mot de notre Règle est ausculta, écoute. Permets à ton coeur d'écouter. Mais écouter quoi ? Mais ce chant, ce chant qui est la lumière. La lumière est aussi nourriture. Nous pouvons la tou­cher, nous pouvons la manger. Chaque jour, mes frères, elle se donne à nous dans le sacrement de l'Eucharistie. C'est là que le Christ ressuscité s'unit à nous de façon inconcevable, mes frères.

 

Et à ce moment-là, ce Dieu, cette lumière, eh bien, elle devient un avec notre corps et elle lui dépose jusque dans sa nature charnelle la plus...disons la plus grossière, la plus viandeuse, elle y dépose le germe de la résurrection. La lumière, elle est la vie, elle est Dieu, et elle nous donne la vie incorruptible. Et ainsi, nous pouvons nous-mêmes devenir beauté, chant, nourriture pour les hommes nos frères. Et nous le devenons lorsque nous-mêmes sommes lumière dans la lumière et par cette lumière. Et ainsi notre joie, la joie des hommes, la joie de Dieu peut devenir parfaite.

Voilà, mes frères, ce qui nous est promis. C'est cela être chrétien dans le sens le plus noble et le plus élevé du terme : devenir en Dieu et avec lui une seule lumière. Et cette lumière n'est pas difficile. Elle vient nous chercher là où nous sommes pour nous emmener là où elle est. Car, où sommes-nous ?

Nous-mêmes, naturellement nous sommes obscurs, nous sommes sombres, nous sommes difformes, nous sommes maléfi­ques parce que nous vivons environné de péché, pénétré par le péché. Le péché sourd de notre être comme une transpiration. C'est terrible cela, mes frères !

 

Lorsque le moine arrive au sommet de la fameuse échelle de l'humilité, il n'est pas dégoûté de lui. Non, parce qu'il sait qu'il est aimé de Dieu, qu'il est aimé de la lumière. Mais il sait à ce moment-là que tout son être n'est que péché.

Et pourtant à ce moment-là, mes frères, il est heureux parce qu'il sait que la lumière est venue là où il était, que cette lumière est descendue jusqu'au fond du péché. Elle nous a rejoints là où nous sommes. Elle s'est laissée anéantir à l'intérieur de ce péché comme si elle disparais­sait pour toujours, comme si il n'y avait jamais plus de lumière.

C'est cela le mystère du Samedi Saint, vous vous rappe­lez, nous en avons parlé longuement ce jour-là. Mais comme Saint Jean Chrysostome vient de nous le rappeler, ce fut la mort du péché, la mort de la mort, la mort des ténèbres car la lumière ne peut pas être maîtri­sée. Il n'y a à cela qu'une seule explication. La lumière est l'amour. Et lorsque on dit amour, c'est encore un mot trop court. Mais enfin, il n'en est pas !

 

La lumière est amour car elle est Dieu. Si bien que rien ne la rebute, rien ne l'effraie : elle détruit le péché, elle rend la vie, elle ressuscite les morts, les morts que nous sommes lorsque nous transpirons le péché. S'il est une création qui a vécu à la perfection le mystère de la lumière, c'est la Vierge Marie. Le mois de Mai lui est traditionnellement consacré. Elle a participé activement à ce mystère. Elle a permis qu'il traverse son coeur pour nous atteindre. Elle a accueilli en elle la lumière.

Et à partir d'elle, cette lumière se réfracte maintenant partout. C'est à partir d'elle qu'elle agit sur nous et qu'elle parvient à nous transformer. Car un des traits caractéristiques de la lumière, c'est son humilité, c'est sa discrétion. Elle ne prend pas tout. Elle ne veut pas faire tout toute seule. Elle le demande. Elle l'attend des collabora­teurs. Et la première de ses collaboratrices, c'est la Vierge Marie. Sans elle, la lumière était comme impuissante.

Mais non, la lumière s'est offerte à Marie. Marie a accepté la lumière en elle. Et maintenant, il n'y a rien de cette lumière qui arrive jusqu'à nous qui ne soit d'abord passé par le coeur de la Vierge Marie. C'est dans ce sens­-là qu'elle est notre Mère. Et c'est pourquoi, mes frères, nous devons vivre dans une très grande, une immense, une infinie confiance.

 

Et si nous ne parvenons pas là où Dieu nous attend, c'est à dire dans cette immense plage de lumière où nous serons une étincelle, une flamme nous-mêmes, eh bien, c'est à n'y rien comprendre parce que tout est à notre disposition. Il nous suffit d'avoir l'oreille de notre coeur ouverte, d'avoir l'oeil de notre coeur attentif, d'avoir notre bouche ouverte pour accueillir la nourriture que Dieu nous donne. Mes frères, voilà le mystère de la résurrection.

Nous avons aujourd'hui fait mémoire de Saint Athanase. Eh bien, vous savez que cet homme a été féroce dans sa lutte pour l'orthodoxie. Il savait que si le Christ n'était pas Dieu, qu'il n'était pas la lumière, il n'y avait donc rien ! On était toujours dans les ténèbres. On était toujours dans le péché. On était toujours promis à une impasse dans notre vie.

Mais il a pressenti et il le savait que le Christ­ Jésus était la lumière du monde et que cette lumière fini­rait un jour par s'imposer à l'univers entier - ô sans violence, encore une fois dans une infinie humilité - Mais alors, Dieu sera tout en toute chose parce que tout sera devenu lumière.

 

Voilà, mes frères, c'est à cet Opus magnifique que nous sommes invités à collaborer. Nous ne refuserons pas. Et les saints que nous rencontrerons dans le courant du mois de Mai, et surtout la Vierge Marie, nous les prendrons à côté de nous et nous leur demanderons de nous aider de leur intercession naturellement, mais aussi de leur présence, de leur présence d'amour, afin que là où ils sont nous puissions un jour être en leur compagnie. Et quand je dis un jour, mes frères, on ne le dira jamais assez, c'est avant notre mort, c'est le plus vite possible, si possible ce soir... Mais c'est déjà ce soir lorsque dans notre coeur nous laissons s'allumer la flamme de l'espérance.

 

Règle : Prologue 34-47.                           04.05.87

      La vie nouvelle.

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît nous invite à faire l’expérience de la résurrection. C'est en elle, en effet, que se trouve la Vie éternelle et véritable dont il nous parle aujourd’hui. Cette vie de ressuscité ne peut être connue qu'à l'intérieur de l'expérience qu'on en fait, car elle est de nature divine. Il n'existe pas dans notre univers un vocabulaire qui peut la décrire.

          Elle est une communion avec les trois Personnes divines et aussi avec tous les hommes nos frères, mais à la manière de Dieu, à la manière du Christ lui-même. Elle va donc créer tout un réseau de relations sociales à partir du moine. Elle va équilibrer, purifier ces relations. Elle va créer un mode de comportement nouveau. Elle sera donc une éthique nouvelle.

 

          Mais attention ! Nous ne devons pas la voir à l'intérieur de ce que nous autres nous appelons la morale. Elle n'est pas une morale, elle est une sagesse, mais une sagesse qui n'est pas de ce monde-ci. L'Apôtre Paul a usé d'images - et je ne veux pas les rappeler - pour essayer d'évoquer en quoi elle consistait. Mais si nous voulons en avoir une petite idée, contemplons la Personne du Christ sur la croix.

          C'est à ce moment-là que la vie de ressuscité se manifeste. Car le Christ a dû mourir, mais - si j'ose user de cette expression - il était dans un état de prérésurrection. Car, étant logé, abrité, caché dans la volonté de son Père, il était déjà assuré de la vie éternelle. Cette vie éternelle, il la possédait à l'intérieur de cette communion.

 

          Eh bien, c'est une expérience de ce genre que nous devons faire. Et c'est à celle-là que Saint Benoît entend nous conduire. Ne rêvons pas de choses extraordinaires. Non, c'est extrêmement simple, mais c'est ce qu'il y a de plus beau. Or, cette vie nouvelle, disons cette vie de ressuscité est un cadeau qui nous est fait en une fois. A l'instant où par le baptême nous sommes hantés, greffés sur le Christ, insérés à l'intérieur de sa vie, nous devenons une cellule de son corps mystique et immédiatement nous sommes en état de résurrection.

          Mais attention ! Il s'agit maintenant que cette réalité envahisse toute notre vie et la transfigure. C'est donc le travail alors de journées, et de journées qui peuvent paraître longues et lassantes, et sans but presque. On ne voit pas que les choses changent. Ce n'est pas nécessaire. C'est même impossible qu'on voit que cela change puisque cette vie ne tombe pas sous nos sens. En tout cas, elle exige une attention et un labeur constant.

 

          J'ai dû traduire aujourd'hui le Psaume 48. Et dans la traduction de la TOB, c'est tout à fait parti, il n'y a plus la moindre trace de ceci : c'est que il est dans des labeurs sans fins, mais il connaît déjà la vie impérissable. C'est cela la condition du chrétien à la suite du Christ dans des labeurs qui paraissent sans fin. Mais à l'intérieur de ce labeur, en dessous, il y a déjà la découverte et le don de la vie impérissable.

          Eh bien, Saint Benoît, il organise la vie monastique, son monastère, pour nous aider à progresser dans cette vie, c'est à dire à nous ouvrir à elle de plus en plus. Et nous n'avons pas d'autre occupation ici. Tout est accessoire par rapport à cette fin qui est première et essentielle. Tout ce qui va contre cette fin est mal ; tout ce qui va vers cette fin est bien. Voilà un principe qui est incontournable.

          Or, le plus attentif dans cette entreprise, eh bien, c'est Dieu lui-même. C'est Dieu lui-même et Saint Benoît nous le dit encore ici. Il dit : « Mes yeux veillent sur vous et mes oreilles sont attentives à votre prière. Et avant même que vous ne m'invoquiez, je vous dis : me voici. » Pr, 44.  Le plus attentif des deux partenaires, de Dieu et du moine, c'est pas le moine, c'est Dieu.

 

            Alors, mes frères, je pense que nous pouvons avancer comme ça dans notre vie monastique en toute sécurité quelque soit, disons, les journées un peu plus sombres, les difficultés, quelques soient même nos erreurs, quelques soient nos péchés. Je dirais que dans le fond ça n'a pas tellement d'importance à condition que nous soyons toujours attentifs au but. Même si parfois ce but se perd dans le brouillard et même dans la nuit, que notre instinct dise toujours : « Voilà, il faut que la vie de ressuscité qui est en moi arrive à sa perfection. » Et si j'ai toujours cette idée dans la tête, nous pouvons être certains de notre fidélité et que le plan de Dieu s'épanouira jusqu'à sa perfection.

 

Règle : Prologue 48-77.                           05.05.87

      La vision de Dieu.

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît précise aujourd'hui ce qu'il entend nous offrir, ou plutôt ce que le Christ lui-même nous propose par l'entremise de son Prophète Benoît. Il s’agirait de voir un jour celui qui nous a appelés dans son Royaume. Il nous propose donc une vision, la vision de Dieu, la vision du Christ, de Dieu présent dans la personne du Christ, de Dieu se révélant à nous, se montrant à nous dans la personne du Christ.

          Mais nous pouvons de suite nous poser la question qui était sur les lèvres de la Vierge Marie d'abord, puis plus tard de Nicodème: Mais comment cela peut-il se faire ? Eh bien, en vivant jusqu'au bout notre propre résurrection, en y entrant chaque jour un peu plus loin. Et que se passe-t-il alors ? Eh bien, nous participons toujours davantage à la vie divine et la vie du Christ circule en nous avec toujours plus de force. Nous pouvons donc alors vivre avec Dieu, vivre comme Dieu avec toujours plus d'aisance, de facilité et de perfection.

          Si bien que nous croissons dans la connaissance de Dieu. Nous connaissons Dieu par l'intérieur de lui-même puisque nous sommes entraînés par sa propre vie à l'intérieur de lui. Et le connaître comme il se connaît lui-même, c'est le voir.

 

            La vie de ressuscité est donc essentiellement une vie de contemplation. Elle est la vie de contemplation parvenue à sa perfection. Mais cette vie, pour nous maintenant, ne l'imaginons pas comme une vie d'oisiveté. Elle comporte une foule d'activités diverses mais, en elles toutes, il est possible de goûter le loisir intérieur, le repos qui est le repos même de Dieu. Dieu est toujours en train de travailler, toujours en train d'agir. Il est constamment dans le labeur mais sans jamais quitter l'océan de paix qui est au coeur de son action.

            Mes frères, voilà ce que signifie dans la pratique voir Dieu. Encore une fois, n'imaginons rien de sensationnel, rien d'extraordinaire. C'est quelque chose, comme dit Saint Benoît au sommet de l'échelle de l'humilité, de quasiment naturel, mais d'un naturel qui est le naturel même de Dieu, surnaturel par rapport à nous.

            Donc, plus la vie du Christ ressuscité grandit en nous, mieux nous connaissons Dieu. Et finalement, le regard de notre foi devient tellement clair, tellement pur que nous reconnaissons sa lumière. Et nous pouvons apercevoir, disons sa forme - je dis forme parce qu'il n'y a pas d'autre mot - dans une pénombre jusqu'à ce que cette pénombre elle-même devienne de plus en plus lumineuse. Et lorsque c'est la pleine clarté, c'est ce que nous autres nous appellerons la mort.

 

          Voilà, mes frères, Saint Benoît nous invite à cette activité qui sera pour nous, comme il le dira plus tard, la pratique des bonnes œuvres. Il les détaillera dans son chapitre quatrième. Et en chacune d'elles, en chacune de ces œuvres que Saint Benoît nous recommande, il y a comme une fleur.

          Ou, mieux encore, chacune de ces œuvres est une fleur qui mûrit en fruits de vie qui dégagent la bonne odeur du Christ, une odeur, un parfum qui réjouit le coeur de Dieu, qui nous réjouit nous-mêmes et qui, surtout, va réjouir les autres.       

          C'est cela, mes frères, que Saint Benoît entend par marcher, avancer per ducatum Evangelii, Pr.49. C'est, sous la conduite de l'Evangile, avancer dans les chemins de Dieu. C'est vivre sur terre parmi les hommes à la manière de Dieu, à la manière du Christ, dans l'amour, dans la paix, dans la lumière.

 

          Voilà, mes frères, notre programme, celui que Saint Benoît nous propose. Et vous voyez, il n'est pas difficile. Il n'est pas difficile d'être bon, n'est-ce pas ? Il n'est pas difficile d'être indulgent, d'être bienveillant ? A mon avis, il est difficile d'être méchant, il est difficile d'être rancunier. Je dirais, suivons la pente de notre nature en voie de résurrection, et ainsi, nous serons des facteurs de bonheur - je ne le répéterai jamais assez - des facteurs de bonheur pour tous ceux que le Christ mettra sur notre route.

 

 

Règle : Prologue 78-91.                           06.05.87

      Vivre en homme nouveau.

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît nous dit que le Seigneur attend quelque chose de nous. Il attend de nous que nous répondions chaque jour par nos œuvres à ses saintes leçons. En d'autres termes, il attend de nous que nous agissions en conformité avec ce que nous sommes vraiment. Si nous agissons en sens contraire, nous allons devenir des êtres tordus, difformes, monstrueux.            

            Je vois l'enfer comme un réceptacle d'hommes, d'êtres irrémédiablement fixés dans leur monstruosité. Il est donc important de savoir ce que nous sommes. Mais pour cela, ne nous arrêtons pas aux apparences. Essayons de nous voir tels que Dieu lui-même nous voit.

 

            Nous sommes des enfants de Dieu. Nous sommes des hommes en voie de résurrection, des citoyens du monde à venir, des fils de la nouveauté, de la jeunesse, de l'avenir. Quand Saint Benoît cite la conclusion du discours sur la montagne, il se réfère implicitement à l'exorde de ce discours, c'est à dire aux Béatitudes qui nous renvoient l'image de ce que nous sommes vraiment. Nous voyons même vivre un homme ressuscité. Elles explicitent un comportement nouveau, une sagesse nouvelle en contradiction avec les normes qui conditionnent la vie des hommes affrontés à la sagesse du monde.

 

          Je ne dois pas vous rappeler ces Béatitudes : le bonheur des pauvres en esprit, des hommes doux, des cœurs purs, de ceux qui savent supporter l'adversité, même les injustices. Mais pourquoi sont-ils capables de vivre cela ? Mais parce que ils ne sont déjà plus de ce monde. Ils ont déjà un pied dans le monde à venir.

          Si bien que les Béatitudes nous disent qui est Dieu en nous disant qui nous sommes. En agissant conformément à elles, nous laissons la vie de Dieu nous mouvoir, nous transformer, et nous devenons vraiment alors en toute vérité ce que nous sommes.

 

          Mes frères, si vous écoutez les paroles adressées par l'Apôtre Paul aux chrétiens de ces nouvelles Eglises, vous remarquerez qu'il ne fait que répéter sans arrêt qu'il faut vivre en homme nouveau, en homme qui a déjà le coeur - mais pas seulement le coeur, mais aussi la chair - dans l'univers de Dieu. Ils ont construit leur vie sur le Christ. Et cette vie du Christ passe en eux. Et elle les travaille, et elle les fait grandir, elle les fait ressusciter.

          Si bien que si, comme le dit le Christ encore ici, si on construit ainsi sa vie sur les paroles du Christ, et si on les accomplit, ces paroles, vraiment on construit vie sur la pierre, sur la pierre qui est le Christ et on fait corps avec elle. On devient des parties intégrantes de cette pierre. On passe de la mort à la vie et il n'est rien des événements du monde qui puisse nous jeter bas. Il n'y a rien qui puisse nous effrayer.

            Si il y a encore de la frayeur, elle est superficielle, elle est à l'épiderme. Elle est humaine, comme le Christ a eu peur lorsqu'il devait entrer dans sa passion. Mais il nous dit : « Ayez confiance, j'ai vaincu le monde ! » Voilà, mes frères, ce que nous pouvons devenir si nous agissons en conformité avec ce que nous sommes.

 

Chapitre : Travaux de restauration.              10.05.87

      Restauration et pauvreté.

 

Mes frères,

         

Nous allons clôturer ce matin tout ce qui dans la Carte de Visite concerne la restauration des bâtiments. Le Père Visiteur nous rapporte quelques questions qui lui ont été posées. Je le cite :

 

            De là, parfois des questions comme celles-ci : Qu’en est-il de la pauvreté ? Les gens du voisinage et les ouvriers sont choqués. Saint Remy ne donne pas un témoignage de pauvreté malgré les nombreuses aumônes que l’on fait dans la région.

 

          Mes frères, permettez-moi une petite remarque. Je la fait humblement dans un souci de vérité sans intention de blesser qui que ce soit : Je me demande si derrière des questions de ce genre ne se cache pas un certain pharisaïsme ? Je m'explique : en posant de telles questions, on estime qu'il est porté atteinte à l'état habituel de pauvreté qui est un honneur pour notre Abbaye. Et les travaux auxquels on s'est livré sont une occasion de contre témoignage et même de scandale. On dit bien : les gens du voisinage et les ouvriers sont choqués.

Eh bien, en me faisant ainsi le défenseur, le chevalier servant de la pauvreté de Saint Remy, j'oublie que je suis propriétaire de 220 Ha de prairies et de bois ; j'oublie que j'habite des bâtiments énormes qui pourraient abriter quantité de familles qui n'ont pas de logement aujourd'hui ; j'oublie que j'ai pour me servir une dizaine d'ouvriers. Et qui peut se payer cela ? Là, mes frères, se cache le pharisaïsme. Je reproche à d'autres ce que je fais en toute bonne conscience.

Quant à l'opinion des gens de la région, je vous assure que rien ne la fera jamais changer. Je rappelle ou bien je dis pour ceux qui ne le savent pas, les plus jeunes, que en 1952 quand je suis entré à la brasserie pour essayer de remettre les choses en ordre, l'Abbaye, ici, vivait dans la misère. Il n'y avait plus rien comme réserve d'argent. On parvenait à peine chaque mois à récolter, à recueillir un peu d'argent pour payer les quelques ouvriers. On vivait, oui, je vous le dis, au bord de la misère. On ne pouvait plus entretenir rien. On subsistait.

 

Or au même moment, dans toute la région, ici, on disait que les Trappistes à Saint Remy, ce sont des gens riches, ce sont des gens qui sont assis sur leur or. Et savez-vous comment on appelait les ouvriers, nos ouvriers ? On les appelait les fainéants de Saint Remy. Vous voyez, voilà l'opinion au moment où réellement, ici, on était aux frontières de la misère. Les anciens, ici, le savent, tout cela. Ils l'ont peut-être oublié, mais il est bon de le rappeler.

Eh bien, aujourd'hui, mes frères, ils en pensent encore exactement la même chose. Les gens portent exactement le même jugement, ne nous faisons aucune illusion. Que nous fassions des travaux d'aménagement ou que nous n'en fassions pas, l'Abbaye présente une certaine image de richesse que rien jamais ne pourra effacer.

 

Eh bien, j'ajoute encore ceci : des réflexions de ce genre, du genre de celles qui sont rapportées ici dans la Carte de Visite, elles ont troublé quantité d'esprits après le Concile...des chose peut-être aussi qu'on a oublié. Un peu partout dans le monde religieux en général, et même à l'intérieur de notre Ordre, on a pensé qu'il fallait changer tout cela, qu'il fallait abandonner ces gros bâtiments, qu'il fallait liquider ces grosses proprié­tés, qu'il fallait s'installer dans de petites maisons et vivre tout pauvrement, éventuellement par un travail de salarié.

Il y en a qui ont fait le pas, qui ont franchi le pas. Il existe encore maintenant ici ou là des moines de notre Ordre, deux, trois, de petits groupes qui ont fait cela. Dans d'autres Ordres ou Congrégations, ça a pris plus d'ampleur naturellement. Il faut dire que ici à Saint Remy, on a gardé la tête froide. Pourquoi ? Parce que on n'avait pas le temps de penser à des choses pareilles. Il fallait lutter pour vivre à ce moment-là. Ne vous faites pas d'illusion, c'est encore comme ça maintenant, c'est encore comme ça.

Et d'ailleurs aujourd'hui on en est revenu. On n'en entend plus parler. C'est fini, on ne parle plus de tout cela. Mais c'est une crise, un petit vent d'idéalisme fou qui est passé...et voilà, maintenant c'est parti. Il y a d'autres choses plus sérieuses qui sont à étudier. Maintenant, qu'en est-il, mes frères, d'une vraie pauvreté monastique, cistercienne naturellement ?

 

J'ai trouvé la réponse chez Saint Thomas, Saint Thomas d'Aquin, dans la Somme Théologique, à la Secunda Secundae, il dit ceci : Un Ordre n'est pas d'autant plus parfait qu'il est matériellement plus pauvre, mais d'autant plus que sa pratique de la pauvreté est mieux adaptée à sa vocation et à sa mission dans l'Eglise.

Et quelle est notre vocation, et quelle est notre mission dans l'Eglise ? Nous sommes des moines cénobites. Saint Benoît vient de nous le rappeler, des moines qui vivent dans la solitude, des moines contemplatifs. Notre vocation est donc : vie cénobitique contemplative dans la solitude.

Deux choses sont donc requises. D'abord, pour une vie cénobitique normale, des locaux adaptés. J'en réfère à la Règle de Saint Benoît que nos Pères Fondateurs ont suivi scrupuleusement. Il faut un oratoire. Il faut un Chapitre. Il faut un réfectoire. Il faut des cloîtres. Il faut un dortoir. Il faut des ateliers. Et tout cela pour des hommes qui vivent en commun, pour une communauté qui est appelée à se développer, pas seulement subsister mais se développer, qui peut donc devenir très grande, qui peut diminuer en nombre.

 

Si maintenant nous sommes ici une trentaine, lorsque je suis entré, on était ici quatre-vingts. On ne sait pas si dans vingt ou trente ans il n'y aura pas encore ici quatre-vingts personnes ? Et ensuite, il y a la solitude. Il faut donc, puisque nous menons une vie contemplative, qu'il y ait autour de nous un désert, un vide, pas seulement un désert spirituel intérieur, mais un désert réel. Et cette solitude, il faut la créer, il faut la protéger. Il faut l'entretenir. Il faut la protéger contre l'envahissement du monde. Il faut donc un espace. Voilà la raison d'être. Il nous faut donc une grande propriété. Il n'est pas possible de faire autrement.

En outre, nous devons passer notre vie dans le même cadre toute notre vie. Si on entre ici, mettons à 20 ans, mais à 80 ou 90 on sera encore toujours ici sauf catastrophe absolument imprévisible. Il faut donc que notre cadre de vie soit adapté aussi. Il doit être spacieux, aéré. Il doit être beau dans la simplicité. Et s’il n’en est pas ainsi, que va-t-il arriver ?

Nous ne sommes pas de purs esprits, nous sommes des hommes avec des besoins essentiels, ceux que je viens de rappeler ici. Si ces besoins ne sont pas satisfaits, alors les malheurs commencent et s’enchaînent. C’est l’insatisfaction, c’est la dépression, c’est le déséquilibre, cela peut être la neurasthénie.

 

Pour comprendre cela, il faut voir l’extrême, l’extrême où cela a été poussé systématiquement et méchamment. C’est dans les camps de concentration où là vraiment les hommes devaient vivre les uns sur les autres. Par exemple dans un lit de 1,5 m de large, il fallait dormir à 8, 9 ou 10, et ainsi pour tout. Mais alors les hommes devenaient fou. Mais ça, c’est un extrême arrangé pour tuer les gens. Mais alors nous, il nous faut un espace , un environnement qui nous permette de nous épanouir et de vivre même au plan humain.

Voilà, mes frères, ce qui permet d’expliquer, de justifier la pauvreté, notre pauvreté cistercienne comme l’entend Saint Thomas d’Aquin. Donc une pratique de la pauvreté adaptée à notre vocation et à notre mission dans l’Eglise. Et alors on peut dire que s’il en est ainsi, un Ordre monastique ou une Maison monastique est parfaite.

Donc, mes frères, prenons bien garde, ne cédons pas à des vues mondaines. Allons, soyons bien logiques : retrouver la nudité, la pureté, la simplicité du matériaux originel brut. Renoncé aux décors, au fioritures, au plaqué, à ce qui donne une apparence. Renoncer à cela pour revenir à la pureté, à la simplicité du vrai, mes frères, c'est de la pauvreté. Ce n'est pas le contraire de la pauvreté, c'est la pauvreté.

 

C'est ce que nos Fondateurs, nos réformateurs - appe­lons-les ainsi - ont voulu et ce qu'ils ont réussi. Lorsqu'on voit les vestiges de leurs fondations, eh bien, on ne peut qu'admirer ce qu'ils ont réalisé. Et si nous, habitant des bâtiments qui sont tout de même anciens pour une bonne partie, si nous pouvons retrou­ver cette beauté dans la simplicité, mes frères, je pense que si c'est possible nous ne devons pas avoir peur de le faire parce que nous sentirons la vérité de notre voca­tion.

Mais voilà, je pense que c'est ça le Cîteaux authenti­que et que les autorités de l'Ordre, les plus hautes autori­tés de l'Ordre ne me démentiraient pas. Voilà, mes frères, c'en est fini avec la restauration des bâtiments. Mais ce n'est pas encore fini avec la Carte de Visite. Nous laisserons le reste pour d'autres occasions.

Règle : 2, 1-28 : Des qualités de l’Abbé.       11.05.87

      L’Abbé et la vie cénobitique.

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît a d'abord présenté les quatre espèces de moines : les cénobites, les ermites, les sarabaïtes, les gyrovagues. Il a terminé en disant qu'il allait organiser, avec l'aide du Seigneur, l'état des cénobites, la plus forte espèce des moines, cette espèce la plus forte par le nombre et par la vaillance.

          C'est la communauté cénobitique qui rend le mieux l'image du Christ et de l'humanité en lutte contre les forces du mal, ces puissances de dispersion et de destruction qui ont été injectées dans le coeur des hommes et qui sont toujours au travail. Le monastère est un Corps dont la cohésion est assurée par l'amour, mais qui est mise en péril par le péché, le péché qui sépare et qui disloque.

          C'est pourquoi les cénobites seront des lutteurs, des combattants. Ils s'efforceront toujours de faire grandir l'amour dans leur coeur de façon à ce que le lien de la charité unisse entre eux tous les frères et que la communauté présente l'image, l'esquisse, une apparition d'une Eglise achevée, d'une Eglise parfaite, une Eglise qui est la présence sur la terre de la petite ou de l'immense Société Trinitaire.

 

          Voilà, mes frères, la beauté de notre idéal en tant que communauté. Et tout cela est inclus dans le mot cénobite. Puis, Saint Benoît sans transition parle de l'Abbé. Mais pourquoi, mais pourquoi ? Dans notre logique à nous, nous aurions d'abord abordé d'autres points. Voyez dans nos Constitutions, on parle d'abord de la communauté cistercienne, de l'observance, de son organisation, de la façon de vivre. Et c'est seulement à la Constitution 34° qu'on commence à parler de l'Abbé. Saint Benoît, lui, d'entrée en jeu parle de l'Abbé. Mais pour quelle raison ?       

          N'allons pas maintenant imaginer que Saint Benoît soit mû par un sentiment de peur ou par un complexe de supériorité. Benoît est Abbé. Il pourrait très bien instinctivement se mettre en évidence pour affirmer son pouvoir et se défendre des autres ; ou bien, pour satisfaire une certaine vanité : lui est au-dessus, lui est le premier donc tous les autres sont en dessous. C'est donc d'abord de lui qu'il va parler en premier lieu.      

          Mais ça, ce sont des vues humaines. Saint Benoît est un saint. Et étant saint, il ne pense pas à lui. Il pense d'abord au projet, au grand projet de Dieu, à cet Opus Dei, à ce travail auquel Dieu se livre, ce travail que Dieu portait dans le secret de son coeur avant de se lancer dans la création du monde. Tout cela était déjà inscrit dans la personne du Verbe, ce Verbe qui allait devenir le Christ Jésus.

 

Eh bien, Saint Benoît vibre à ce projet, il sent ce projet, il veut y travailler et il veut y entraîner des autres. Il pense donc d'abord à Dieu et puis aux frères. Et alors, s'il parle en tout premier lieu de l'Abbé, c'est parce qu'il s'adresse à des cénobites. Car il nous dit, il nous a dit déjà que les cénobites étaient des moines qui combattent sous une Règle et un Abbé, 1,5.

          La vie cénobitique est donc édifiée sur deux piliers : une Règle et un Abbé. L'Abbé étant par sa parole et surtout par sa vie l'interprétation authentique de la Règle. Il est donc nécessaire que Saint Benoît parle d'abord de l'Abbé, du moins de sa façon à lui de voir les choses.

            Et je pense que ça doit être la nôtre. Nous verrons, nous le savons déjà mais nous le remarquerons encore, que l'Abbé est présent partout dans la Règle. Il est partout présent. Non pas pour régenter les choses, mais pour dire la vérité, mais pour exprimer la vérité, la vérité pour la communauté, la vérité pour chacun des frères.

 

            Voilà, nous en resterons là pour ce soir. Nous essayerons un peu de creuser cette idée dans les jours à venir et ainsi de mieux comprendre le rôle de l'Abbé. C'est très instructif pour moi, mais aussi pour voir ce que Dieu attend de nous, ce que Dieu attend de chacun d'entre nous.

 

Règle : 2, 29-43 : Des qualités de l’Abbé.      12.05.87

      Le nom d’Abbé.

 

Mes frères,

 

          Le texte français parle de celui qui accepte la charge d'Abbé. Le texte latin, lui, parle du nomen Abbatis, 2,29, celui qui reçoit le nom d'Abbé. Nous savons que dans l'économie chrétienne tout don d'un nom nouveau entraîne un changement. Il devra à terme faire apparaître une transformation radicale et totale de la personne. Un nom donné par Dieu n'est pas indifférent.

            Or ici, le nom d'Abbé, nous devons croire qu'il est donné par Dieu au frère qui a été choisi par les membres de la communauté. Auparavant il était un frère parmi les autres. Maintenant, il reçoit le nom d'Abbé. Et il le reçoit en vertu d'une Tradition, une Tradition que nous allons voir dans un instant, qui s'enracine dans la Parole de Dieu dans le Nouveau Testament, donc dans le coeur de Dieu lui-même.

            Et un nom donné par Dieu a toujours une valeur prophétique pour la personne qui le reçoit, pour l'entourage de cette personne. Il insère l'homme dans un projet dont Dieu seul est le maître. Et il va donc définir une mission qui sera toujours un service.       

 

            Abbas est un nom araméen qui a été repris tel quel dans l'Ecriture. Vous le savez, Saint Paul dit : Nous avons reçu l'Esprit d'adoption, l'Esprit qui fait de nous des fils et par lequel nous crions: Abba, Père ! Abba est habituellement traduit par Père. A l'origine de la vie monastique, ce nom a été spontanément utilisé pour désigner le Père Spirituel, pas n'importe quel père, mais le Père Spirituel, le Père Pneumatophore, celui qui est capable d'engendrer à la vie divine.

            On parlera d'Abba Antoine, d'Abba Arsène, d'Abba Poemen, d'Abba Théodore, Abba Isaac. Enfin tous ce sont des Abba parce qu'ils ont autour d'eux quelques disciples qu'ils élèvent vraiment à la vie divine. Aujourd'hui, vous le savez comme moi, et je le regrette, et certainement vous aussi, on use à tort et à travers du terme de Père Spirituel. Tout confesseur maintenant devient un Père Spirituel. A la limite, le psychologue, le psychanalyste deviennent des Pères Spirituels.

            Non, il n'y en a qu'un seul. C'est celui qui participant à la paternité même de Dieu est capable d'engendrer à la vie divine. C'est un don reçu, ce n'est pas le fruit d'une science acquise. Alors, si Saint Benoît emprunte à son tour le nom d'Abbé, c'est dans une intention précise, c'est celle de toute la Tradition Abbé-Engendreur.

           

Et si vous le voulez, pour mieux comprendre, je m'en vais me livrer à un petit exercice de sémantique. Abba est donc un mot Araméen. Le même mot en langue hébraïque se dit ....……..Et c'est une onomatopée, vous l'entendez bien, qu'on retrouve partout même dans les langues indo-européennes.

            Vous avez en latin avus pour dire le grand-père. En flamand vous aurez vader. Ici, c'est pas AV, c'est VA, mais à l'origine, c'est la même chose. C'est un son, c'est le son émis par le souffle de la respiration. Le AV donc, que nous traduisons, nous, par père, donc l'Abba, c'est celui qui possède un souffle et pas n'importe lequel. Il possède le souffle de la vie, de la vie divine, et il peut le donner aux autres.

          Lorsque donc un frère d'une communauté reçoit le nom d'Abbé, il reçoit par le fait même le charisme de donner la vie. Mais attention, ce n'est pas quelque chose d'automatique. Ce charisme peut reposer sur lui et demeurer inopérant. Il doit être reçu, dit Saint Benoît, suscipere. Il ne s'agit pas qu'il repose, mais il doit être accueilli, reçu. Le frère doit s'y ouvrir. Il doit vraiment se laisser imprégner par ce souffle, se laisser - comme je le disais - transformer par lui de façon à pouvoir l'expirer. Il doit devenir un pneumatophore, un porteur du souffle. Alors, il est un véritable Abbé.

 

          Le premier naturellement qui possède ce souffle de vie, c'est Dieu, c'est la source de toute vie, c'est Dieu le Père. Le Fils aussi à la vie, et l'Esprit naturellement, mais la source se trouve dans le Père. Et c'est la raison pour laquelle on va donc appeler le frère : Abba. Il y a une référence en lui à Dieu le Père.

            Naturellement, c'est l'Abbé qui tient la place du Christ, c'est certain. Mais il ne faut pas s'arrêter à la personne du Christ. Il faut à partir du Christ remonter jusqu'à la personne du Père dont le Christ reçoit la consistance. Naturellement, il y a de façon subsidiaire l'homme en qui Dieu le Père va déposer son souffle.

            Voilà, mes frères, ce qu'est un Abbé pour Saint Benoît et pour toute la Tradition. C'est un homme qui transmet la vie de Dieu dont il est rempli. On dira alors - c'est une expression qui viendra après et qu'on trouve aussi dans les Ecrits monastiques primitifs - fréquemment on l'appellera un Vir Dei, donc un homme de Dieu. Voyez un peu à quelle hauteur il faut situer la mission, l'être même de l'Abbé.

 

          Lorsque je dis cela, vous le savez bien, je ne le dis pas devant n'importe qui, je le dis devant vous, vous le comprenez bien, ce n'est pas pour me mettre en valeur, ni rien du tout, mais c'est pour montrer quel est l'idéal auquel doit tendre le frère qui reçoit le nom d'Abbé, quelle crainte doit l'habiter parce que fatalement, il sera toujours en dessous de ce que Dieu et les autres attendent de lui.

          Ce sera sa démarche d'humilité à lui, d'accepter ses limites, mais malgré tout de s'ouvrir totalement à cette puissance de Dieu en se disant que la vigueur, la puissance, le dynamisme de Dieu peut se manifester pleinement à travers la faiblesse de l'homme.

          Donc voilà, mes frères, encore un petit pas sur la route qui nous conduit vers Dieu. Et demain, si Dieu nous prête vie, nous en ferons encore un autre.

 

Règle : 2, 44-59 : Des qualités de l’Abbé.      13.05.87             

Esclave à la manière du Christ !

           

Mes frères,

 

          A l'époque de Saint Benoît, la société était encore structurée sur des modèles hérités du paganisme. Entre autre il y avait des hommes libres et des esclaves. Naturellement, sous l'influence du christianisme, on reconnaissait aux esclaves la qualité de personne. Pourtant, ils demeuraient soumis à des contraintes vis à vis de leur maître, et surtout pour ce qui regardait le travail.

          C'est à eux en effet, et à eux seuls, qu'étaient confiés les travaux durs et pénibles. Jamais un homme libre ne les aurait eu touché du bout des doigts, ces travaux. Notez qu'aujourd'hui, dans notre subconscient collectif qui s'exprime à travers notre vocabulaire, cette distinction existe encore.

On parle en effet des besognes serviles qu'on ne peut pas faire le dimanche. C'était autrefois un grand point de la théologie morale : les besognes serviles. Par contre, il est très honorable d'exercer une profession libérale, une profession réservée en principe aux hommes libres. Et naturellement, à l'époque de Saint Benoît, là, c'était vraiment quelque chose qui séparait les hommes les uns des autres.

         

Mais à l'intérieur du monastère naturellement, pour Saint Benoît, toutes ces différences seront nivelées. Pourquoi ? Parce que, comme il le dit bien : Nous sommes tous un dans le Christ, et nous portons tous une aequalis servitutis militiam, 2,53. Et c'est traduit : Nous portons tous les mêmes armes au service d'un même Seigneur.

          Vous voyez, on a escamoté ici le mot servitutis. N'oublions pas que le Christ a choisi, lui, délibérément la condition d'esclave.... Si bien que devenir l'esclave du Christ, c'est à dire se donner à lui de tout son être sans jamais faire de distinction, à l'intérieur de ce que lui demande, c'est un honneur.

          Si bien que aujourd'hui, comme le rappelle Saint Benoît, que nous soyons esclaves ou que nous soyons libres, nous sommes tous UN dans le Christ. Ce sont des choses qui pour nous paraissent toutes ordinaires aujourd'hui après près de vingt siècles de christianisme. A l'époque de Saint Benoît, il fallait encore enfoncer cette vérité dans le coeur des hommes. Si Saint Benoît en parle ici, c'est parce que c'était nécessaire.

         

Dans cet esclavage librement assumé par le moine, on accède à la dignité et à la liberté des fils de Dieu. Il n'y a pas d'autre route. C'est en devenant esclave à la manière du Christ que je deviendrais aussi fils de Dieu à la manière du Christ. Il n'y a pas d'autre chemin que celui-là.

          Enfin, en théorie, c'est très bien. Mais dans la pratique, surtout à l'époque de Saint Benoît, c'est assez difficile parce que, nous nous en doutons bien, ce clivage entre les hommes avait créé un conditionnement invétéré. Si bien qu'il y avait un grand danger que, à l'intérieur du monastère, l'esclave reste l'esclave et l'homme libre reste l'homme libre, que l'homme libre fasse faire son travail par l'esclave. Cela peut encore se trouver aujourd'hui.

            Je connais une situation par exemple - ce n'est pas ici, soyez tranquille - où un frère dira : Est-ce que vous ne pouvez pas faire mon lit ? Est-ce que vous ne pouvez pas cirer mes souliers ? Est-ce que vous ne pouvez pas faire ceci ou ça pour moi ? Et toujours demander ça aux mêmes personnes. Attention, mes frères, à cette mentalité, parce que je vous dis : nous n'en sommes pas éloignés. C'est inscrit dans notre subconscient.

 

            Et alors, il fallait passer de ce conditionnement social à un autre conditionnement, celui de la charité. L'homme libre devait accepter des besognes serviles, tandis que l'esclave, lui, ne devait pas se griser d'une fausse liberté. C'est pourquoi le moine devra vivre du travail de ses mains. Ce travail sera dosé suivant les forces et les capacités de chacun, mais personne n'en sera exempt. Tout le monde devra collaborer à l'économie du monastère, à l'équilibre économique du monastère.

            Ce n'était pas comme ça sans la société civile de l'époque. L'économie reposait uniquement sur les travailleurs-esclaves ou alors certains artisans. Les hommes libres, eux, ils étaient libres de faire ce qu'ils voulaient. Si dans leurs loisirs, ils voulaient bricoler, et bien, c'était bien. Ils n'étaient pas obligés. Tandis que les esclaves, eux, c'était leur statut : le travail.

            Si bien, mes frères, que l'effort de conversion devait porter jusqu'à la racine, à la racine de l'être. Mais je vous le dis encore une fois, pour nous, c'est difficile d'imaginer les choses parce que nous sommes en dehors de tout cela. Mais pour Saint Benoît, cela devait certainement constituer un problème. Et la réussite de cette conversion générale dépendait d'abord de l'Abbé. Pourquoi ?

         

Mais parce que l'Abbé étant, par mission reçue de Dieu, le dépositaire du souffle de vie, du souffle de vie divine, il devait répandre ce souffle dans le coeur de ses frères, et cela sans compter, sans faire de distinction. Et le canal qui permettait à ce souffle de vie de toucher chacun, c'était l'amour, la caritas. Il ne fallait pas, comme le dit Saint Benoît, que l'Abbé aime l'un plus que l'autre.

Non. Il n'y aura pas d'exception de personnes. Pas plus qu'il n'y a d'exception des personnes chez Dieu, il n'y a pas d’exception des personnes chez l’Abbé qui est dans le monastère le représentant de Dieu.

          Aujourd'hui, mes frères, il n'y a plus d'esclaves ni d'hommes libres. Nous sommes tous libres, en principe. Il n'y a plus qu'un seul esclavage, c'est l'esclavage du péché, l'esclavage de l’égoïsme, l'esclavage des passions, des désirs pervers. C'est de cet esclavage que nous devons être libérés aujourd'hui. Et là encore, il n'y a que providentiellement comme Dieu l'a voulu, il n'y a que le souffle de vie qui vient du coeur de l'Abbé. Mais de cela, je devrais parler une autre fois.

 

          Il y a aussi dans le monastère aujourd'hui, ce qui introduit des différences, c'est l'âge, les âges différents, des intelligences différentes, des degrés d'habileté différents, des santés différentes. Eh bien, il ne faut pas que tout cela introduise, attention, de nouveaux clivages dans les cœurs. L'Abbé ne peut pas aimer un frère parce que ce frère est plus intelligent, ou parce que ce frère est plus habile, ou bien qu'il fait rentrer de l'argent dans le monastère, ou bien qu'il est plus représentatif, je dirais, du moine idéal.

          Non, non, non. Il doit au contraire porter son attention, Saint Benoît le dira, sur ceux qui sont les plus faibles, les plus difficiles, les plus malades, comme dans une famille on doit veiller surtout sur les enfants handicapés, malades, difficiles. Ce sera la bioéthique, je vous en ai déjà parlé autrefois après le passage du Père Boné.

 

            Mes frères, mais ce qui se passe normalement dans le coeur de l'Abbé doit se passer aussi dans le coeur de chacun des frères. Il faut que nous soyons tous attentifs les uns aux autres pour qu'il n'y ait pas même chez nous je parle ici pour chacun d'entre vous - qu'il n'y ait pas en vous de, voilà, des sortes de catalogues où on trouve répertoriés les frères suivant leurs qualités réelles ou supposées.

          Non, entre nous tous doit régner un même amour pour que chacun se sente accepté tel qu'il est et encouragé à devenir ce que Dieu attend de lui.

 

Règle : 2, 60-80 : Des qualités de l’Abbé.      13.05.87

      Le cœur de l’Abbé.

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît nous a dit que nous étions tous un dans le Christ, et cela quelque soit nos particularités personnelles, nos singularités individuelles, quelque soit notre niveau de culture, d'intelligence, d'habileté technique, professionnelle, quelque soit notre âge, quelque soit notre origine, quelque soit notre ethnie.

            Tous ces traits qui nous sont propres sont voulus par Dieu qui nous a créés tels parce qu'il nous aime. C'est à cause de cela que nous sommes uniques et que nous sommes beaux. Toutes ces différences subsisteront à jamais. Vous verrez, mes frères, que plus tard lorsque nous serons transfigurés, nous serons encore les mêmes. Nous nous reconnaîtrons les uns les autres, et nous nous admirerons, et nous nous respecterons.

 

            Mais aujourd'hui, ces différences sont assumées et elles sont fondues au sein d'une même vie, la vie du Christ ressuscité. Cette vie nouvelle, divine, fait de nous un seul Corps qui est mû par la charité, par l'agapè. Et cette charité rayonne de ce Corps comme le soleil. Une communauté qui ne rayonnerait plus la surabondance de charité qui l'anime, elle serait un astre mort. Et c'est ainsi que Saint Benoît parle du Corpus monasterii. Chaque membre y a sa place, sa fonction. Et chaque membre est indispensable.

            Nous sommes donc bien réellement et concrètement UN dans le Christ. Et pourtant, c'est une idée qui est encore à faire. De même, nous sommes déjà ressuscités avec le Christ, en lui, et pourtant notre résurrection est encore en voie d'accomplissement. Nous sommes dans les derniers temps depuis que le Christ est ressuscité. Tout est achevé.

            Tout est accompli et pourtant tout est encore à faire. C'est là le paradoxe de la condition chrétienne, de notre condition présente. L'unité du monastère, l'unité en Christ, elle est déjà réalisée et pourtant des forces de dispersion sont toujours à l’œuvre en elle.

           

Le monastère est le lieu où se vit ce paradoxe de notre condition d'aujourd'hui. C'est le lieu où on s'efforce de le résoudre et de l'annuler. C'est le lieu d'un combat, d'une espérance et d'une victoire.

          Mais il est cependant un lieu où cette unité de tous les frères en Christ, où cette unité est vraiment, mais réellement et définitivement accomplie, achevée, parfaite. Et ce lieu, mes frères, c'est le coeur de l'Abbé. En lui tous les frères sont unis par la charité, par l'amour que l'Abbé leur porte à chacun personnellement et à tous en tant que communauté. Et cette charité ne peut pas faillir.

          Le coeur d'un véritable Abbé est donc le lieu où le projet de Dieu est accompli et où la vie triomphe. Et c'est dans ce sens-là que l'Abbé sera vraiment pour ses frères, et parmi ses frères, le vicaire du Christ. Voyez ce qui lui est demandé. C'est surhumain. C'est surnaturel.

 

          Et pour qu'il en soit ainsi, il faut que le Christ ait triomphé en lui ; que ce ne soit plus lui qui vive, mais le Christ qui vive en lui ; que ce ne soit plus lui qui respire, mais l'Esprit Saint qui respire en lui. Il faut que la vie déborde de son coeur et atteigne tous les frères dans l'indicible, dans le secret. Mais à l'intérieur de son coeur, là, l'unité est faite. Et c'est le gage de l'unité qui sera réalisée un jour de la même façon, mais sous une autre forme, dans le monde de la résurrection.

          Eh voilà, mes frères, voyez tout ce que Saint Benoît nous dit : ... ? ... quelques petits mots, lorsque ... ? ... nous sommes UN dans le Christ et que l'Abbé doit porter à chacun une aequalis caritas, 2. 58, un amour qui se répand sur tous d'une façon égale.

 

Règle : 2, 81-91 : Des qualités de l’Abbé.      14.05.87

      Au service des hommes.

 

Mes frères,

 

          L'Histoire nous rapporte que Saint Pacôme reçu d'un ange la mission de servir la race des hommes. C'est à partir de cette révélation divine que se construisit et s'organisa lentement ce qui devait devenir la vie monastique cénobitique. Et en même temps, nous voyons apparaître un trait essentiel de la physionomie spirituelle de l'Abbé. Il sera au service des hommes assemblés autour de lui, des hommes qui sont venus librement, des hommes qui ont répondu librement à un appel de Dieu qu'ils ont perçu au fond de leur coeur.

          Le souffle de vie divine déposé par Dieu dans le coeur de l'Abbé le sera donc au bénéfice des autres. L'Abbé, certes, en sera lui aussi bénéficiaire, le premier bénéficiaire. C'est certain. Il pourrait très bien en abuser. Mais à ce moment-là il ne serait plus un Abbé, et ce souffle s'écarterait de lui. Non, s'il l'a reçu, c'est d'abord au bénéfice des autres. Il sera, comme la lecture Evangélique nous l'a rappelé ce matin, il sera au milieu de ses frères comme celui qui sert. Il est là, non pas pour être servi, mais pour servir et donner sa vie.

          Saint Benoît fait sienne cette vision de l'Abbé. Il dit : L'Abbé doit savoir que il a reçu une chose, une rees, difficile et ardua, et rude qui sera de regere animas, 2,84, et - c'est là que je voulais en venir - multorum servire moribus, 2,85. Etre au service du caractère d'un grand nombre.

 

          Lorsque Saint Benoît use du terme mores - qu'on peut traduire par caractères, tempéraments - c'est un mot pluriel. Nous ne devons pas le prendre dans un sens léger, péjoratif comme si Saint Benoît voulait dire qu'il fallait se mettre au service des travers, des manies, des défauts, des tics de ses frères. Non, non, non, les mores, c'est ce qui définit le tempérament, la personnalité de chacun. C'est ce qui fait l'unicité et la beauté de chaque frère. C'est sur ces mores que se construit la vocation d'un moine. C'est à partir de ces matériaux que Dieu entreprend de façonner un saint.

 

            L'Abbé va donc prendre les frères comme ils sont. Il ne doit pas les vouloir semblables à lui. Non, il doit au contraire cultiver ce qu'ils sont de manière à ce que sur ce terreau puisse se greffer une vie nouvelle, la vie du Christ ressuscité. Cela ne doit pas signifier, comme le dit Saint Benoît ailleurs, qu'il doit entretenir et nourrir les vices de ses frères. Non, dans la mesure des ses forces, il doit veiller à les extirper, ou du moins à les corriger, à les atténuer.

          Il ne peut pas pactiser avec le mal qu'il voit chez le frère, mais il doit - il y a du mal, c'est certain - il doit le constater, il doit le prendre sur lui. Il doit par le souffle qui habite en lui s'efforcer de, voilà, de chasser ce mal. Mais il ne peut le faire qu'à la façon du Christ, en donnant sa vie.  L'Abbé doit donc embrasser les vues de Dieu sur chacun des frères et servir les frères donc les aider à réussir leur vocation à partir de ce qu'ils sont.

          C'est évident en soi, mais ce n'est pas si évident dans la pratique car, comme dit Saint Benoît, c'est vraiment difficile et ardu.  Pourquoi ? Mais la destinée de chacun des frères est une destinée d'ordre surnaturel, mais toujours pleinement incarnée. La tentation de facilité, c'est de faire fi de cette incarnation, c'est de considérer les frères presque comme des purs esprits, ou comme des âmes logées dans des corps plus ou moins bien ou mal formés, mais une âme qui finalement serait indépendante de sa prison et qui devrait ne pas en tenir compte et essayer de s'en dégager, de s'en évader.

           

Tout cela, mes frères, c'est de l'illusion, c'est une fuite. La réalité, c'est que chaque homme est à la fois esprit et corps. Ce n'est pas un esprit incarné, mais  c’est un corps incarné et un corps qui doit être entièrement spiritualisé, donc transformé par l'Esprit Saint qui l'habite. C'est cela le souffle, ce souffle qui doit être répandu, qui doit être entretenu et toujours fortifié.

            Voilà, mes frères, c'est ainsi que l'Abbé doit renoncer à des vues trop personnelles, exclusivement personnelles pour emprunter les vues de Dieu qui ne sont pas nécessairement les siennes. C'est pourquoi il doit renoncer à ce qu'il est lui-même. Il doit mourir à lui-même pour, d'une certaine façon, déjà vivre sa résurrection en Christ et ainsi permettre à l'Esprit qui l'habite d'agir en toute liberté et efficacité.

Voilà, mes frères, demain nous terminerons ce chapitre consacré par Saint Benoît à nous présenter un portrait de l'Abbé qui ne pouvait être que son portrait à lui ou le portrait de ces grands prédécesseurs, de ces grands ancêtres dont notre Père Saint Pacôme.

 

Règle : 2, 92-fin : Des qualités de l’Abbé.      16.05.87

      Conduire des âmes.

 

Mes frères,

 

            Nous venons de l'entendre, l'Abbé ne peut mettre en balance le salut des âmes et la gestion des affaires temporelles. Cela ne signifie pas qu'il puisse, qu'il ait le droit de négliger le matériel. Le domaine de Dieu doit être géré sainement. Nous ne sommes pas ici chez nous. Nous sommes ici chez Dieu. Rien ne nous appartient. Tout appartient à Dieu.

            Nous sommes des gérants, mais le matériel ne peut tout de même pas occuper la première place dans son coeur. Car tout ce qui est d'ici-bas est destiné à passer. Tandis que les âmes, le salut des âmes, ce sont des réalités éternelles.

 

          Je viens justement de lire la deuxième Epître aux Corinthiens : Les choses que nous voyons sont pour un temps, elles sont transitoires, passagères, dit l'Apôtre Paul, tandis que celles que nous ne voyons pas, elles sont éternelles. Il nous met ainsi d'un coup à l'intérieur du domaine de Dieu, dans la foi, dans cette vision crépusculaire qui nous fait percevoir déjà la réalité qui fonde jusqu'à notre univers matériel. Et cette réalité éternelle, Dieu et son projet, et tout l'environnement de Dieu, cette réalité ne passe pas. Tandis que le matériel se détruit. C'est le phénomène de l'entropie. Nous le connaissons tous.

 

          Donc, la mission de l'Abbé, Saint Benoît nous l'a dit hier, il nous le répète deux fois aujourd'hui, c'est de regere animas, 2,96 et 2,102, c'est de conduire les âmes. C'est conduire les frères à la perfection de leur vocation, c'est à dire leur salut.

          N'entendons pas salut dans un sens étroit. Le salut, pour nous, c'est l'accomplissement de notre être spirituel et charnel, l'un ne va pas sans l'autre. Au terme de notre vie, nous connaîtrons la résurrection de la chair. Ce sera une chair spiritualisée. Nous ne pouvons pas imaginer ce que c'est, mais ce sera toujours une réalité charnelle.

          Nous sommes appelés à devenir un seul esprit avec le Christ et un seul Corps entre nous. Si bien que le Corpus monasterii, le Corps du monastère brillera de tous les feux de sa beauté lorsque chacun d'entre-nous sera transfiguré en l'image du Christ ressuscité. 

 

          C'est un idéal, certes, qui est humainement inaccessible. On pourrait penser : mais il ne se réalisera jamais ! Attention, mes frères, dans l'invisible de Dieu cet idéal s'accomplit déjà dans la mesure où la charité règne entre nous. L'Abbé ne travaille donc pas pour son compte propre. Il est au service de Dieu et de ses frères.

          La qualité essentielle de l'Abbé, c'est d'être pour les autres à la manière du Christ. Le lieu de son habitat, c'est l'agapè, c'est l'amour et la lumière. Il ne peut laisser entrer dans son coeur une pensée qui soit étrangère à l'amour. Et quand je dis cela, je sais très bien à quoi je m'engage. Je porte sur moi un jugement, le propre jugement de Dieu.

          Saint Benoît, attention, il le dit aussi : L'Abbé doit être certain que, au jour du jugement, il répondra devant le Seigneur de toutes ces âmes, et de plus, sans nul doute, de la sienne propre. 2,106.

 

            Or, pour pouvoir se tenir droit devant le Seigneur au jour de jugement, l'Abbé doit avoir dès maintenant établi sa maison dans l'amour. C'est à cette condition qu'il se sauve lui-même et qu'il accomplit sa vocation. Donc, le salut de l'Abbé est acquis dans le salut des frères : d'abord le salut des frères, puis celui de l'Abbé. C'est une mission difficile, vous devez bien vous en rendre compte.

          Alors l'Abbé, et ici je pense à moi, a grand besoin de la bienveillance et de la prière de ses frères. Alors, je sais que je puis compter sur la vôtre. Et c'est pour moi, je vous prie de le croire, un puissant encouragement pour lequel je vous remercie.

 

Règle : 3 : L’avis des frères.                     17.05.87

      Suivre la volonté de Dieu.

 

Mes frères,

 

          ...............manque la première phrase..........

Autrefois, l'Abbé était considéré comme celui qui devait veiller à l'application correcte pour sa communauté des décisions prises à un niveau plus élevé, à savoir le Chapitre Général qui était l’autorité suprême de l'Ordre.

 

          L'Abbé veillait donc à la régularité de l'Observance, une Observance réglée dans les moindres détails. Et c'était cette uniformité de l'Observance dans toutes les maisons de l'Ordre qui exprimait, protégeait, garantissait l'unité de l'Ordre. Ce n'est pas tellement loin de nous. Les anciens et même les moins anciens de la communauté ont encore connu ce régime de vie.

          L'Ordre était à l'époque fortement centralisé : Le Chapitre Général qui se réunissait chaque année et qui, justement, discutait de questions d'Observance. Puis l'Abbé Général qui avait des pouvoirs très étendus. Rappelons-nous le dernier Abbé Général de cette génération, Dom Gabriel Sortais, qui était vraiment un homme d'une figure exceptionnelle. Et enfin, il y avait le Définitoire.

 

          Mais depuis le Concile, une évolution s'est dessinée dans le sens d'une unité fondée sur la communion à un même idéal, à un même charisme déposé dans le coeur des frères par la vertu de nos Fondateurs, de nos Réformateurs du douzième siècle. Cela modifie considérablement la figure de l'Abbé qui doit devenir ce qu'on appelle aujourd'hui, entre guillemets naturellement, un animateur spirituel. Mais sous quelle forme ? Et c'est là que surgissent les questions.

            Ces derniers jours, je me suis efforcé de dégager certains traits du visage de l'Abbé selon Saint Benoît. Pour comprendre ce qu'est un Abbé selon la grande Tradition Bénédictine et Cistercienne le mieux, mes frères, c'est d'observer un véritable Abbé, c'est de le regarder vivre.

 

          Or, nous avons le bonheur de vivre journellement dans la compagnie de notre Père Saint Benoît et de nos Abbés Fondateurs. Nous pouvons les regarder et les contempler avec les yeux de notre coeur. Cela demande un petit effort. Nous devons détourner notre regard de nous-mêmes pour aller chercher à l'extérieur de nous ce qui doit inspirer notre vie.

          Mais vous savez que le travail est largement récompensé car il vaut infiniment mieux vivre avec de véritables Abbés que de discuter à partir de concepts, que d'élaborer des théories à partir de principes. Rien de tel, mes frères, rien de plus contagieux que la vie et que l'exemple.

          C'est ainsi que la koinônia, la communion avec nos Fondateurs est un enseignement perpétuel qui vaut pour aujourd'hui. Car c'est essentiellement à l'intérieur de la praxis, donc d'une pratique de vie, que se trouve la source de la lumière et du progrès encore aujourd'hui. Cela vaut pour tous les temps !

 

            Certains dans notre Ordre voudraient voir dans l'Abbé le simple exécutant des volontés du groupe. Le groupe définirait donc lui-même un projet de vie et c'est l'Abbé qui serait le coordinateur des énergies du groupe afin de réaliser ce plan qui aurait été élaboré en commun.

            Mes frères, ça existe aujourd'hui, ça se trouve, ça se vit. Mais quand nous avons compris ce qu'était Saint Benoît, nous comprenons que un tel mode de vie est une sorte de sarabaïsme de grand format, non plus à l'échelle de trois ou quatre hommes comme dit Saint Benoît, mais de toute une communauté.

          Ce qui doit apparaître, mes frères, Saint Benoît nous le dit bien aujourd'hui, ce n'est pas la volonté du groupe, mais la volonté de Dieu sur les frères.

 

            Voyez, Saint Benoît présente d'abord l'Abbé - nous avons vu pourquoi - puis immédiatement après la communauté. C'est seulement au chapitre quatrième qu'il va commencer à parler des choses proprement spirituelles, je veux dire un programme spirituel. L'Abbé et les frères forment un Corps dont l'Abbé est la tête. Et une des fonctions de l'Abbé, une de ces grâces, c'est de pouvoir dégager, faire apparaître la volonté de Dieu sur la communauté. Mais il le fait avec prudence.

            Il n'est pas un inspiré. Il n'est pas une sorte de gourou pour une communauté. Non, il est à l'écoute de l'Esprit, de l'Esprit qui parle à l'Eglise locale qu'est la communauté. Cet Esprit va s'exprimer à travers la communauté. Il est donc à l'écoute des frères, de tous, des anciens mais aussi des plus jeunes. Et Saint Benoît prévoit le cas, ici, où il y a quelque chose, où vraiment on fait une enquête parmi les frères.

            Mais l'Abbé est à l'écoute en permanence. Il est l'oreille de la communauté. Et cette oreille attentive va percevoir, entendre le chant de l'Esprit. Et dans ce souffle de l'Esprit, dans cette musique de l'Esprit entendre la volonté de Dieu sur la communauté.

 

            C'est donc, mes frères, dans une ambiance de foi, de confiance mutuelle, d'audace au sein de relations correctes Abbé-frères, frères entre eux, que chacun pourra vivre et réaliser pleinement sa vocation, c'est à dire - on ne le rappellera jamais assez - devenir un seul esprit avec le Christ, permettre à la vie du Christ ressuscité de triompher dans le coeur d'un homme, déjà connaître les prémices de sa propre résurrection et ainsi, former un Corps, un Corps qui se développe, un Corps qui grandit en Dieu.

          Voilà, mes frères, ce que nous nous efforçons de faire jour après jour. Cela exige un mouvement infini de conversion, conversion de l'égocentrisme à la charité. Mais une fois qu'on a goûté à cette charité, on ne peut plus revenir en arrière. Pourquoi ?

          Parce que la charité, c'est l'Esprit de Dieu. La charité, c'est Dieu lui-même. Et une fois qu'on est près de Dieu, qu'on est séduit par Dieu, on commence à goûter la vie éternelle qui a un goût de sagesse, un goût que le monde ne peut pas donner, que la chair ne peut pas donner. Et puis, il suffit de se laisser grandir, de se laisser conduire jusqu'à sa taille parfaite d'adulte dans le Christ.

 

Règle : 4, 25-50 : Quels outils utiliser ?        20.05.87

      Passer de l’égoïsme à la charité.

 

Mes frères,

 

            L'entreprise monastique ne va pas de soi. Pour construire ensemble une petite Eglise, pour grandir ensemble en un seul Corps animé de la vie divine, il faut accepter de prendre une forme nouvelle. Il faut accepter de mourir à ce qu'on a et à ce qu'on est. Il est indispensable d'expulser hors de son coeur les vieux ferments, ces ferments de malice, d'envie, d'opacité pour revêtir les ferments nouveaux, le ferment de la sincérité, de la bienveillance, de la transparence.

            Saint Benoît n'est pas un naïf. Il sait très bien où on va. On va dans le monde à venir. On va vers un état d'homme métamorphosé, d'homme transfiguré. Et il sait très bien d'où on vient. On vient d'un état d'homme pécheur, d'un état d'homme replié sur lui-même, d'homme qui a peur.

            Et il ne s'agit pas seulement d'une démarche individuelle, mais d'une démarche collective. Au terme, mais alors tout au terme, c'est un seul Corps, un seul Corps formé de cellules saines, un Corps qui vit mais d'une vie qu'il reçoit d'ailleurs.

 

            Saint Benoît n'est pas un naïf. Il sait qu'il y a un monde entre l’égoïsme et la charité. Et pourtant, il y a un passage de l'un à l'autre. Ce passage, c'est vraiment un miracle. Il ne faut pas avoir peur d'utiliser ce mot dans son sens étymologique : quelque chose de merveilleux, quelque chose d'admirable, quelque chose de quasi inattendu.

            Il faut que s'ouvre devant nous, que se fende devant nous l'océan des tentations et des péchés pour que nous puissions le traverser à pied sec et monter de l'autre côté sur la rive, la rive, mais de la victoire, la rive de la charité et de l'amour.

Ce passage de l’égoïsme à la charité, c'est une véritable Pâque. C'est la participation au mystère de Pâque, c'est notre façon pour aujourd'hui de participer au mystère de Pâque. Et attention ! Ce n'est pas là un jeu de mots, une analogie, un symbole.

Non, n'est-ce pas, il faut vraiment risquer un départ. Nous trouvons un abri, une sécurité à l'intérieur de notre égoïsme. Il est une forteresse qui nous protège et d'où nous pouvons attaquer. Eh bien, il nous faut quitter cette citadelle et nous aventurer en rase campagne dans les plaines, mais alors sans limites de la charité. Nous devons nous y aventurer nus, désarmés, exposés à tous les imprévus, à tous les périls. C'est ce que Saint Benoît nous dit aujourd'hui.

 

          Regardez ! Par exemple : Ne pas donner une fausse paix, 4,28. - Ne point jurer, 4,30. - Ne pas rendre le mal pour le mal, 4,32. - Ne faire injure à personne. mais supporter patiemment celles qu'on nous fait, 4,34. - Aimer ses ennemis, 4,35. - Ne pas maudire ceux qui nous maudissent, mais plutôt les bénir, 4,36 - Souffrir persécution pour la justice, 4,37.

            On est donc l'objet d'attaques : ce sont des attaques réelles ou bien, disons, des attaques gonflées par notre imagination, par notre sensibilité. Mais au fond, cela n'a pas tellement d'importance, ce qui est important c'est la façon dont nous les vivons. Eh bien, il faut adopter une attitude nouvelle.

Il faut être nu, désarmé devant tout ce qui nous entoure et nous offrir, vraiment comme le Christ s'est offert, à la mort en sachant bien qu'à l'intérieur de cette mort se trouve le lieu de notre transfiguration, de notre résurrection. Il faut vraiment choisir une autre vie dont la source est en dehors de nous. Elle n'est plus dans notre égoïsme. Elle n'est plus en nous, elle est chez Dieu. Mais je vous assure que c'est un comportement nouveau.

 

            Eh bien, Saint Benoît dans le chapitre quatrième, il détaille, il détaille cette Pâque, cet Exode. Toute prescription de nature négative est un abandon de notre égoïsme, et toute prescription de nature positive est une entrée dans la charité. Il y a beaucoup plus de prescriptions de nature négatives, ça on le comprend. Il est d'abord nécessaire de sortir de nous avant de pouvoir poser le pied dans cette plaine de la charité. Nous devons traverser - comme je le disais tout à l'heure - l'océan des tentations et des péchés. Nous devons traverser indemne.

            Et même si nous avons peur, mais nous devons nous y aventurer. Si bien que cet exode est une mise en œuvre permanente de notre vœu de conversion. Il n'est pas un moment de la journée où il ne soit en exercice. Cette conversion donc ce retournement de notre façon de penser, de notre façon d'agir, c'est un véritable passage, c'est une Pâque, c'est une mort en vue d'une vie nouvelle.

            Nous devons apprendre, mes frères, à vivre en hommes ressuscités, non plus en hommes qui ont peur de vivre, c'est à dire qui se replient sur eux-mêmes, qui restent frileusement à l'intérieur de la forteresse de leur égoïsme, mais en hommes qui ont osé en sortir et puis qui, voilà, connaissent déjà les prémices de cette résurrection qui nous a été donnée dès notre baptême. Nous devons valoriser notre baptême. Nous devons valoriser cette vie qui a été déposée en nous et qui est la vie du Christ ressuscité.

 

          Mais cela, nous ne pouvons pas le faire seul. Nous devons le faire en groupe, nous devons le faire en communauté, nous devons le faire en Corps. Nous avons donc besoin d'une aide mutuelle, de nous aider les uns les autres. C'est une entreprise qui - comme je le disais au début - ne va pas de soi. Elle est difficile.

          C'est pourquoi nous ne devons jamais nous tirer des coups de fusil dans les jambes. Au contraire, nous devons être les uns pour les autres des encouragements, des fortifiants, parce que c'est aussi une façon d'exercer la charité. Et au terme, nous aurons la joie d'être vraiment un dans le Christ.

          Et lorsque nous sommes devenus un dans le Christ, tout ce qui appartient à nos frères nous appartient à nous et nous commençons à connaître cette richesse nouvelle qui est la richesse du partage de la même vie, la même vie qui prend des formes différentes chez chacun. Tout ce que je n'ai pas, eh bien, c'est mes frères qui le possèdent. Et si nous sommes un, nous sommes riches de toute la richesse des autres.

 

            Voilà, mes frères, ce qui nous est proposé et ce que Saint Benoît, bien discrètement, nous rappelle dans ce chapitre quatrième.

 

Règle : 5 : De l’obéissance.                       24.05.87

      Désirer un Abbé.

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît n'est pas seulement un grand spirituel, c'est aussi un grand artiste. Il nous présente aujourd'hui une de ses toiles. Nous pouvons admirer le portrait d'un moine obéissant. C'est pétillant de réalisme, de vie, de lumière. C'est vrai jusque dans le détail. Ecoutez encore :

 

          Renonçant aussitôt à leur propre intérêt et à leur propre volonté, ils quittent ce qu’ils tenaient à la main et laissent inachevé ce qu’ils faisaient. Ils suivent d’un pied si prompt l’ordre donné que dans l’empressement qu’inspire la crainte de Dieu, il n’y a pas d’intervalle entre la parole du Supérieur et l’action du disciple, toutes deux s’accomplissant au même moment, 5,12-19. 

     L’ordre est exécuté sans trouble, sans retard, sans tiédeur, sans murmures, sans paroles de résistance, 5,30.

 

          Mes frères, nous devrions longuement contempler cette toile, nous laisser pénétrer de sa beauté, afin que puisse s'éveiller en nous des réflexes nouveaux, des réflexes de santé spirituelle. Car il nous faut arriver à une réponse tellement spontanée à ce que Dieu attend de nous que nous soyons pour ainsi dire confondu avec sa volonté.

          Il faudrait que lorsqu’on nous voit, on voit immédiatement apparaître la volonté de Dieu, donc Dieu lui-même. Il faut que nous soyons des présences dans ce monde-ci de ce que Dieu désire pour ce monde, c’est-à-dire le salut en terme bien théologique et, plus concrètement, que ce monde soit heureux, que ce monde connaisse le bonheur absolument inconcevable qui est celui-là même de Dieu, et qui est l'être de Dieu. 

 

          Mes frères, si nous pouvons ainsi éveiller en nous ces réflexes, nous deviendrons vraiment ce que nous sommes : des ressuscités, des enfants de Dieu, des hommes qui accomplissent vraiment leur vocation humaine. Saint Benoît revient là-dessus dans le dernier chapitre de sa Règle. Il nous dit que les vies et les conférences de nos pères en la vie monastique sont des instruments de vertu pour moines vraiment bons et obéissants, 73,15. Nous serons donc de véritables moines si nous sommes vraiment obéissants.

 

          Aujourd'hui, il nous en faut rappeler la qualité de cette obéissance. Elle doit venir du fond du cœur. Et C'est pourquoi Saint Benoît a quelque chose d'assez étonnant, pour nous du moins. C'est que de vrais moines désirent avoir un Abbé à leur tête : Abbatem sibi praeesse desiderant, 5,26. Ce désir est extraordinaire. Il ne vient pas de notre nature, il nous est inspiré par Dieu lui-même.

          Il est la preuve que l'Esprit de Dieu habite dans nos cœurs, car notre égoïsme préfère l'indépendance, l'autonomie dans l'illusion que faire ce qu'on veut est une affirmation de liberté, est une preuve de virilité, est un gage de réussite. Non, il y a un autre désir, c'est désirer vivre sous la conduite d'un autre qui est, au yeux de la foi, le représentant du Christ, ce Christ qui apporte une sagesse nouvelle, une vie nouvelle, celle de Dieu, et cela pour une vraie liberté.

 

          Je pense, mes frères, que il est impossible de savoir ce qu'est cette liberté nouvelle qui fleurit sur l'obéissance, si on n'est pas devenu entièrement perdu dans la volonté de Dieu. A ce moment-là, je puis vous l'assurer, on est ce qu'on peut appeler libre, libre vis-à-vis des hommes, libre vis-à-vis de soi et même libre vis-à-vis de Dieu. On peut se tenir debout devant Dieu parce que on ne fait plus qu'un avec lui.

 

          Voilà, mes frères, ce qui nous est possible si nous entrons sincèrement avec une foi vivante dans cette relation correcte d'obéissance à l'endroit de l'Abbé. De tels hommes, comme le dit Saint Benoît, n'ont rien de plus cher que le Christ. C'est donc une question d'amour, c'est une question de choix : savoir choisir le Christ et non choisir une idéologie, mais choisir une personne et s'attacher à elle.

          Mes frères, c'est le moment de descendre dans notre cœur et de voir ce qu'il en est de nous ? Nous avons toujours une conversion à opérer et à parfaire. Nous ne devons jamais nous dire : maintenant c'est arrivé, c'est fini ! Non, si cette pensée monte à mon esprit, c'est bien la preuve qu'il y a encore quelque chose à faire.

          Soyons donc convaincus en ce que la grâce de Dieu n'aura jamais fini de nous poursuivre, de nous séduire. Elle nous attire par devant et elle nous pousse par derrière, car elle veut nous conduire là où Dieu nous attend chez lui, au cœur de la Trinité, afin que là, nous goûtions la liberté parfaite dans un amour qui est en nous la respiration même de Dieu.

 

Règle : 7, 89-92 : Troisième degré d’humilité.  01.06.87

      Accepter de ne plus être.

 

Mes frères,

 

          Je ne sais si vous vous en souvenez, mais nous avons laissé Saint Benoît en compagnie d'un moine qui désirait confier à un Abbé la conduite de sa vie. Et ce soir, nous retrouvons Saint Benoît auprès du même moine qui a enfin trouvé cet Abbé. Et nous voyons que entre les deux s'est établi ce qu'on appelle une relation d'obéissance. Il y a donc un maître qui parle et un disciple qui écoute. Nous voici au cœur du mystère de la vie monastique.  J'emploie à dessein ce mot mystère car ce que nous avons à vivre ne relève pas d'une logique humaine.

          Nous devons jouer la symphonie de notre vie sur un registre nouveau : l'épanouissement total de notre être, notre taille d'adulte en Christ et aussi au plan humain, les deux peuvent être dissociés. Nous devenons pleinement un homme lorsque nous sommes devenus de véritables enfants de Dieu.

          Donc, cet épanouissement total, nous devons l'acquérir à l'intérieur d'une mort. Nous devons donc consentir à un renversement des valeurs, voir le monde à l'envers. Tout doit changer de signe. Ce qui était jusqu'aujourd'hui sagesse devient folie. Et ce qui paraissait folie, nous découvrons que c'est la véritable sagesse.

 

          Il faut donc accepter de ne plus être afin de devenir ce que Dieu rêve de nous, afin de devenir notre nom nouveau, c'est à dire ce que dans le cœur de Dieu nous sommes déjà. Nous ne devons pas avoir peur de nimber notre propre vie et celle des autres d'une auréole de rêve. A ce moment-là, nous sommes dans la vérité. 

          Voyez ! La logique purement rationnelle perd pied dès l'instant où on entre dans l'univers de Dieu. Si Dieu n'était pas un rêveur, il ne se serait pas lancé dans l'entreprise de la création ; il ne l'aurait pas poussée jusqu'à cette fleur qu'est l'homme ; il ne l'aurait pas amenée au stade d'avoir en face de lui quelqu'un à qui parler, quelqu'un qui peut lui répondre, quelqu'un qui peut s'opposer à lui, qui peut lui résister, qui peut lui dire non.

Dieu rêve d'une réussite, d'une réussite de son chef-d’œuvre. Il rêve d'un chef-d’œuvre. Or ce chef-d’œuvre arrivera parce qu'il est rêvé par Dieu. Nos péchés, nos erreurs ne doivent jamais nous décourager, ni celles des autres non plus. Aucune situation n'est jamais perdue parce que la réalité de l'achèvement du destin de chacun est inscrite dans ce rêve de Dieu.

 

          Il faut donc accepter et même désirer devenir aveugle, aveugle aux séductions de ce monde-ci, aux évidences de ce monde-ci pour que nos yeux s’ouvrent à d’autres évidences, à celles de l'univers divin. Nous devons accepter de devenir sourds aux sollicitations de la chair afin d'entendre la beauté. Oui, on entend une beauté ; non seulement on la voit, mais on l'entend. Or, je disais implicitement tout à l'heure lorsque je parlais de la relation Abbé-disciple, la beauté s'entend d'abord avant d'être vue.

          Voilà, mes frères, c'est pour tout cela que le moine que le vrai moine se soumet à un Abbé, à un homme qui porte en lui un Souffle qui vient de Dieu. Je rappelle que le mot Abbé signifie souffle. C'est celui qui respire. Il respire parce que un autre respire en lui. Etymologiquement, phonétiquement, voilà ce que signifie le mot Abbé.

          Obéir jusqu'à la mort, c'est accepter de respirer par la bouche d'un autre, c'est retrouver l'état du fœtus qui respire par la bouche de sa mère. Ce n'est pas une régression comme l'imaginait Nicodème, c'est une nouvelle naissance. On se retrouve à l'intérieur d'un sein nouveau et on doit respirer par la bouche de celui qui porte.

 

          Or, celui qui porte, puisqu'il s'agit de naître à l'univers de Dieu, celui qui porte c'est Dieu lui-même qui est Père. Mais au regard de la foi, respirer par la bouche de Dieu, c'est respirer par la bouche de l'Abbé, c'est se nourrir de son souffle, du souffle de l'Abbé qui est identique au souffle de Dieu.

          N'allez pas maintenant vous dire que j'exalte le personnage de l'Abbé. Non, je suis dans le domaine de la foi, je suis dans la logique nouvelle. Saint Benoît nous le rappelle lorsqu'il dit aujourd'hui : pour l'amour de Dieu, à l'imitation du Seigneur dont l'Apôtre dit : « Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort. » 7,91. A l'imitation du Seigneur ! Le Seigneur vivait de Dieu son Père. Ainsi le vrai moine vit de Dieu par le cœur et la bouche de son Abbé.

          Je lisais juste avant de venir ici la fin du chapitre cinquième de la seconde Epître aux Corinthiens où l'Apôtre nous dit : « Aujourd'hui, je ne connais plus personne selon la chair. Si autrefois nous avons connu le Christ de façon charnelle, maintenant nous ne le connaissons plus de façon charnelle. » Pourquoi ? Mais parce que tout ce qui est ancien est passé, tout est devenu nouveau. Nous sommes devenus dans le Christ une créature nouvelle.

 

          Voilà, mes frères, c'est ce mystère-là qui est le cœur de la vie monastique et c'est lui que nous vivons dans cette relation d'obéissance. C'est pourquoi nous devons toujours la  préserver comme notre plus grand trésor et nous tenir en alerte, car c'est là que la lutte va être portée, c'est là que le démon va attaquer, brouiller notre regard de foi pour essayer de briser cette relation d'obéissance. A ce moment-là, le cordon ombilical est coupé et il s'ensuivra fatalement l'échec de notre vie.

 

Règle : 7, 93-118 : 4° degré d’humilité.        02.06.87

      Ne pas avoir peur !

 

Mes frères,

 

                    A entendre Saint Benoît depuis deux ou trois jours, on pourrait croire que l'obéissance va de soi. Certes, elle constitue l’être du moine et même de tout chrétien. Nous sommes tous des serviteurs de Dieu et nous trouvons notre véritable bonheur dans l'union de notre volonté à la volonté de notre Créateur, de notre Sauveur, de Celui qui veut nous faire participer à ce qu'il est.

          Mais l'obéissance sera-t-elle pour autant un exercice facile ? Jusqu'ici Saint Benoît donne l'impression de ne voir en elle aucune difficulté. Hier encore, il disait simplement : obéissance jusqu'à la mort. Remarquons qu'il a gommé la dernière partie de la citation : jusqu'à la mort sur la croix.

          Il ne s'agit donc pas d'obéir seulement jusqu’à l'heure de la mort, mais d'obéir même si nous devons par le fait de cette obéissance subir la mort. Aujourd'hui, il nous montre ce que cela signifie. Le quatrième degré est une explicitation du troisième.

         

Et nous venons de l'entendre dans la lecture : nous ne devons pas être terrorisés. Nous avons vu hier que la mort était dans la logique de la vie. Les difficultés mortelles que nous pouvons rencontrer dans l'exercice de l'obéissance sont dans la réalité des douleurs d'enfantement.

          Et d'autre part, il ne faut rien exagérer. L'expérience nous montre que en ces heures dures l'objectif et le subjectif se confondent. Les choses anodines peuvent prendre par le jeu de l'imaginaire des proportions telles qu'on a la certitude de traverser les flots de la mort. Or, c'est cela qui compte, et pour le moine, et pour Dieu. Ce n'est pas tant la réalité objective, que la manière dont elle est sentie et vécue.

Et Dieu tient compte de cela. Il dispose les choses dans notre cœur, dans notre sensibilité pour que nous les goûtions de cette manière qui nous parait terrible. Je connais des situations ainsi où vraiment ça ne vaut pas la peine de se rendre malade pour ce qui est arrivé. Et pourtant, c'est vécu de façon terrible, au point d'en perdre la santé.

 

          Mes frères, ne méprisons jamais les autres lorsqu'ils nous font la confidence de leurs difficultés. N'allons pas dire : « Mais enfin, ce n'est rien du tout ! » Ce serait les écraser, les décourager.

          Non, il faut entrer dans leur psychologie, dans leur façon de sentir le réel que eux touchent. Ce qui compte, encore une fois, c'est la façon dont c'est vécu. Or, le quatrième degré de l'échelle de l'humilité est échantillon de tout ce qui peut nous arriver, mais surtout la façon dont c'est reçu et vécu.

          Saint Benoît accumule les exemples. Il n'invente rien car chaque fois il s’appuie sur la Parole de Dieu, sur l'Ecriture. Il veut nous faire comprendre que notre égoïsme est tenace et que les passions charnelles savent combattre contre nous, contre notre véritable bien. Il n'y a rien à faire, nous devons mourir à tout ce qui, en nous, est contraire à Dieu et à sa volonté. Or ce n'est pas pour rire ..?.. .Les racines de notre opposition à Dieu, elles sont probablement enfoncées en nous jusqu'au fond de notre subconscient.

 

          Et Saint Benoît qui est un excellent pédagogue et un saint, il nous livre sa recette. Elle tient en un mot : tacite, 7,95. Il faut garder le silence, il faut maîtriser le bouillonnement qui monte en nous. Nous voici donc en face de la fameuse lutte contre les pensées. Il faut imposer silence à sa conscience, ne pas se laisser emporter par les flots de tout ce qui peut surgir des profondeurs de notre être qui s'estime blessé.

          Et alors, par le fait même, il faut patientiam amplecti, il faut embrasser la patience, il faut savoir tenir. Et c'est alors qu'à l'intérieur de cette patience, on naît à son état de moine éprouvé. Eprouvé, cela veut dire : qui est passé par bien des épreuves. Il n'est pas possible de devenir un homme si on n'a jamais connu la souffrance, si on n'a jamais perçu le mal en soi.

          Vous savez, il y a des parents qui couvent leurs enfants, qui veulent absolument leur épargner tout ce qui pourrait les contrarier et les atteindre. Mais ces enfants seront plus tard, si ça continue, désarmés devant la vie. Lorsqu'on est jeune, il faut se faire les dents, même à son détriment, car lorsque on se heurte aux autres, lorsque on se heurte à la vie, on se blesse. Et ce sont des blessures salutaires.

 

          Il en est de même dans la vie monastique. Ne soyons pas trop exigeants à l'endroit des jeunes. - je peux le dire car ils ne sont pas ici pour l'instant. Il ne vont donc pas profiter de la situation - Ne soyons pas trop exigeants. Soyons indulgents. S'ils commettent des erreurs, c'est ainsi que ..? .. .

          Mais, j'ajouterais toujours, mais à condition qu'ils demeurent dans une relation correcte avec leur supérieur, que ce soit le Maître des novices, que ce soit l'Abbé, dans une relation d'ouverture confiante, donc toujours dans cette relation d'obéissance.

 

 

Homélie de la Vigile de la Pentecôte.             06.06.87

      Mystère de Dieu dans son être d’amour.

 

Quel spectacle magnifique, quel spectacle bouleversant, mes frères, Jésus debout dans le temple, Dieu debout dans le temple, debout dans sa maison, debout chez lui. Et Dieu est debout, non pour revendiquer ses droits, mais pour rappeler, pour inviter, pour se donner.

Et Jésus crie, Dieu crie. Dieu renverse l'ordre cosmique. Il va le refaire, le refondre. Et le cri de Dieu retentit à travers tous les temps. Il ne se taira qu'à la fin du monde. C'est un cri terrible et silencieux à la fois. Seul peut l'entendre celui qui a soif. L'oreille de l'homme, mes frères, l'oreille de l'homme, c'est sa soif. Celui qui est saturé, blasé, gonflé, celui là n'a pas soif, il n'entend pas. Il est sourd et il en meurt.          Le coeur de l'homme est profond. Eh bien, Dieu veut y descendre pour le creuser plus profondément encore, pour le nettoyer, pour le purifier, pour y faire jaillir des fleuves, non pas un fleuve, mais des fleuves, des mers, des océans de vie.

 

Nous touchons ici le mystère de Dieu, de son être qui est amour. L'Esprit de Dieu, la personne du Saint Esprit peut jaillir en nous comme elle jaillit au creux de la Trinité. Nous pouvons devenir dans l'Esprit Saint un avec Dieu, lui en nous et nous en lui pour jamais.

Et Jésus lance son cri le dernier jour de la fête des Tentes, le huitième, le plus solennel, le plus joyeux. C'est le jour de la joie, la joie pour le don de la loi, pour le don de l'alliance, pour le don de la filiation divine. Et Jé­sus proclame que la Loi, c'est Lui ! L'homme qui adhère à Jésus, celui qui s'attache à lui par une foi entière, celui-là, il accomplit toute la Loi et, de plus, il ressuscite d'entre les morts.

Il entre dans la communion des trois Personnes Divines. Il boit une eau qui est lumière, qui est resplendissement de vie, une eau qui est la Personne même de l'Esprit Saint. Et ainsi, il peut réussir sa vie dès ici-bas et pour l'éternité.

 

Mes frères, un vrai contemplatif, il reçoit de Dieu la grâce de voir dès cette vie cette lumière de l'Esprit. Nous savons que c'était l'ambition de nos premiers Pères, nos tous premiers, ceux qui se sont enfoncés dans les déserts pour y chercher cette eau et cette lumière.

Le désert de leur coeur où ils faisaient le vide, où ils permettaient à Dieu de forer, de creuser ; le désert aussi du monde dont ils se retiraient, non par mépris, mais pour décou­vrir cette lumière, pour en recevoir le cadeau et, à partir de là, dans le secret, la répandre avec profusion sur le mon­de. Car l'Esprit Saint a besoin de canaux que sont les cœurs purifiés pour atteindre grâce à eux l'univers entier.

Mes frères, entendons-nous le cri du Christ ? Est-il de­venu tempête dans notre vie ? Je vous laisse sur cette ques­tion. C'est la seule, à mon avis, qui mérité d'être posée dans une vie d'homme.

 

                                                                                 Amen.

 

Chapitre : Récollection du mois de juin.          06.06.87

      Sommes-nous des chrétiens assoiffés ?

 

Mes frères,

 

Il faudrait avoir la sainteté, la pureté, l'expérience de Siméon le Nouveau Théologien pour approcher sans trop d'indignité le mystère de la venue en nous de l'Esprit Saint. Il dit un peu plus loin que la lecture que nous venons d'entendre :

Je te rends grâce d'être devenu un seul esprit avec moi, sans confusion, sans mutation, sans transformation, toi le Dieu au-dessus de tout, et d'être pour moi devenu tout en tous. Et il continue : Je te rends grâce d'être pour moi devenu lumière sans couchant, soleil sans déclin.

 

Mes frères, nous pouvons tout de même nous poser à nou­veau la question sur laquelle je terminais l'homélie de no­tre Eucharistie vespérale : Sommes-nous des chrétiens assoif­fés ? Oui, sommes-nous torturés par le besoin viscéral de l'eau vivante, cette eau qui est Dieu dans le bouillonnement de sa vie, cette eau qui est l'Esprit Saint, lumière, amour.

Cette eau possède le pouvoir d'éteindre dans le cœur tout désir déréglé. Elle ne laisse subsister que ce que Saint Benoît appelle la concupiscentia spiritualis, la convoitise spiri­tuelle, spirituelle parce que elle est éveillée dans le coeur par l'Esprit Saint lui-même, spirituelle parce que elle a pour objet Dieu dans sa vie, Dieu dans son projet.

 

Mes frères, un vrai moine devrait être malade de ne pas sentir les torrents de cette eau l'arracher à lui et l'empor­ter pour jamais dans les profondeurs les plus profondes de l' être de Dieu. Nous devrions être malades de ne pas être en communion consciente avec chacune des Personnes divines, de ne pas être transformés de fond en comble - même dans notre chair - en lumière, de ne pas être pur cristal dans lequel l'Esprit peut jouer.

A quoi bon vivre, mes frères, si c'est pour rester empri­sonné sur soi. Il n'est pas de vie authentique si ce n'est dans le feu rafraîchissant de l'Esprit.

 

Voilà dix jours, nous avons célébré la solennité de l'Ascension. Mais attention, l'Ascension du Seigneur Jésus n'est pas un mythe forgé par le subconscient d'une humanité fatiguée de sa pesanteur charnelle. L'Ascension n'est pas un événement d'hier qui éveillerait en nous la nostalgie ou l'envie. Elle n'est pas non plus le symbole de l'itinéraire que nous devons parcourir pour achever l'accomplissement de notre destin.

Non, elle est infiniment mieux que cela. Elle est une réalité actuelle. Elle est l'actualité la plus imposante qui soit. L'Ascension du Seigneur Jésus est en acte aujourd'hui à tout moment, à tout instant. Elle est notre propre ascension à nous. Elle est l'Ascension de l'univers entier absorbé en Dieu. Elle nous dit que l'univers prend conscience en nous de son éveil, de son passage à un état nouveau, un état autre.

Et cette mutation s'opère grâce à un dynamisme infusé par le Verbe Créateur devenu une cellule de l'univers, la toute pre­mière, celle qui lui donne sa direction, celle qui fixe pour jamais sa destinée finale.

 

Et le point de jaillissement de ce dynamisme est le coeur de l'homme, car c'est à l'intérieur de ce coeur que l'Esprit Saint, source de cette énergie, peut ­jaillir. C'est là qu'il prend sa source et c'est à partir de là qu'il peut se répandre partout. Le contemplatif a le privilège et la mission magnifique et terrible d'être le lieu où l'univers accélère son ascension. Nous sommes le cosmos en voie de métamorphose.

Ce n'est pas prétentieux ce que j'avance ici. Il est nécessaire, il est indispensable qu'il y ait de par le monde des hommes - quel­ques uns, ils ne doivent pas être nombreux, mais il est indis­pensable qu'il y en ait - des hommes dans lesquels l'Esprit Saint peut déployer toute sa puissance, des hommes qui sont comme des microcosmes, des hommes dans lesquels l'univers se ramasse et grâce auxquels l'univers peut avancer vers son point final.

Vous savez que le Jésuite Teilhard de Chardin avait parlé de ce fameux point oméga qui est le Christ à l'instant où il sera tout en toutes choses. Nous allons penser qu'il est ex­trêmement loin. Mais non, mes frères, il est infiniment pro­che. Il se trouve à l'intérieur de notre coeur. Et si nous répondons à Dieu, ce point final est atteint. Tout est accom­pli.

 

N'oublions pas que nous sommes ressuscités avec le Christ. Nous sommes avec lui au plein centre de la Trinité. Nous ne le voyons peut-être pas ? Ce n'est pas nécessaire, la foi nous le dit. Mais ce qui est nécessaire, je le répète, c'est qu'il y ait des hommes dont l'unique destin est de se livrer à ce pro­jet de Dieu, de s'abandonner à lui, des hommes dans lesquels l'Esprit peut tout faire. Et c'est grâce à eux que finalement le projet de Dieu aboutira. Ils sont dans le monde présence du Christ et présence de l'Esprit.

Mais la lourdeur - la lourdeur, mes frères, qui accable ces hommes - n'est pas un obstacle pour eux, elle n'est pas un obstacle pour Dieu. Elle rappelle l'insertion du réel. Elle nous rappelle que le jour de Dieu n'est pas une utopie. Et c'est à partir de la pesanteur de l'homme, pesanteur due au péché invétéré, encré dans la chair, que c'est à partir de cette pesanteur que le prodige se réalisera.

Le Christ Jé­sus a voulu devenir homme jusqu'au bout. Il n'a pas commis le péché, certes, mais Dieu a enfermé en lui le péché des hommes. Si bien, mes frères, que notre patience est tout à la fois et patience de Dieu, et patience de l'univers. Et nous devons vivre sur un front, sur le front qui est une frontière, frontière commune, frontière entre le monde présent et le monde à venir. C'est une position incommode de vivre sur une frontière, mais c'est le rôle de celui qui a été choisi pour être senti­nelle, pour être prophète.

 

Mes frères, si nous sommes fidèles à être sur cette fron­tière, nous ouvrirons l'un à l'autre, et le monde de Dieu, et le monde des hommes. Nous les poussons l'un dans l'autre et nous permettons à notre univers de grandir et de monter vers son destin. Saint Benoît nous parle ces jours-ci de l'humilité. Eh bien l'humilité, c'est le puits creusé par le Verbe de Dieu dans le coeur d'un homme, c'est le puits au fond duquel le Verbe de Dieu va faire jaillir l'eau de l'Esprit. Et cette eau va monter, elle va déborder, elle va se répandre dans l'univers.

Vous allez peut-être me dire: Mais le monde aujourd'hui, il n'est pas tellement réjouissant à regarder ! Certes, mais n'oublions pas que le drame du monde, c'est aussi le drame de notre Dieu. Depuis que Dieu a voulu devenir homme, toute souffrance d'homme est souffrance de Dieu, je l'ai déjà dit assez de fois.

Mes frères, il faut que tout s'accomplisse. Et tout peut déjà être accompli dans le coeur d'un homme qui se livre au feu de l'Esprit, d'un homme qui est haletant vers l'heure où il sera entièrement arraché à son égoïsme et où il pourra de­venir sur la terre mais présence alors réelle, vivante, du Christ à l'oeuvre, de l'Esprit à l'oeuvre et même du Père à l'oeuvre, car la Trinité habite le coeur d'un tel homme.

 

Nous allons dans le cours de ce mois rencontrer quelques fêtes : celles de la Trinité, du Sacré-Coeur de Jésus, du Saint Sacrement, la fête de Saint Jean Baptiste, des Apôtres. Voilà tous jalons qui vont nous rappeler notre vocation.

Mes frères, nous devons être fiers d'être chrétiens, fiers d'être moines. Nous ne le serons jamais assez. Et nous pourrons alors un jour, mais avec nos pauvres mots, chanter la gloire de l'Esprit comme le fait Siméon le Nouveau Théologien.

Et nous pourrons, mes frères, devenir des pneumatophores, des hommes de l'Esprit, mériter comme Siméon le nom de théo­logien, un homme qui peut parler de Dieu parce qu'il le voit.

 

Mes frères voilà, demandons les uns pour les autres cette grâce, cette grâce de devenir de vrais chrétiens sur lesquels Dieu peut construire en toute sécurité l’avenir de notre monde.

 

Homélie : Ouverture de l’année Mariale.         08.06.87

 

Mes frères,

 

Pourquoi une année mariale en prévision du troisième mil­lénaire ? Le Pape Jean-Paul nous le dira lui-même dans l'Encyclique dont nous avons commencé la lecture hier. Pour ma part, j'aimerais m'arrêter un instant devant une face du mystère de Marie, une face qui est particulièrement chère aux coeurs cisterciens.

Saint Bernard a immortalisé la mission de Marie sous l' image de l'aqueduc. Dieu a construit entre lui et les hommes un ouvrage d'Art destiné à amener jusqu'à nous les torrents de          vie divine. Et cet ouvrage d'Art, c'est Marie.

Ce symbole nous aide à comprendre qu'en dehors de Marie nous ne pouvons rien, absolument rien dans l'ordre de la grâce. Il nous aide à comprendre que sans Marie, l'humanité, le monde évoluerait vers une impasse mortelle. Les hommes sont destinés à partager la vie même de Dieu. Ils sont appelés à une éternité de bonheur et de gloire.

 

Or, ce cadeau splendide est enfermé dans un écrin qui est la Vier­ge Marie. Et il nous est offert. Dieu a voulu prendre de Marie une chair d'homme. Il a fait d'elle sa mère. Si bien que l'humanité en voie de divi­nisation reçoit pour mère : Marie. C'est là un donné qui nous précède et qui nous accompagne. Notre naissance à la vie divine s'opère dans le sein de Marie. Nous sommes greffés sur la personne du Christ Jésus qui est né en Marie. Et c'est en Marie que nous naissons à notre destinée d'éternité.

La réussite donc de notre vie, de notre vie d'homme, elle dépend de la lucidité de notre collaboration passive et active à ce processus de naissance auquel nous ne pouvons échapper.        L'obéissance que nous avons promise, monnaie heure par heure notre accord aimant et confiant. A l'abri, donc dans le sein de Marie, nous sommes nour­ris de l'Esprit Saint et, par la bouche de notre Mère Marie, nous respirons la lumière qui est Dieu. L'Esprit Saint s'est reposé sur Marie. Et par Lui, le Verbe de Dieu a pris naissance de la chair virginale de Marie.

Après la résurrection du Christ, l'Esprit Saint a été dispersé, répandu sur l'univers entier. Mais c'est toujours à l'inté­rieur du sein de Marie que cet univers se trouve. Il s'agit naturellement ici d'un sein mystique, mais qui est tout de même bien réel. L'univers entier est enclos en Marie, à l'intérieur de ce sein virginal qui est rempli de la lumière de l'Esprit. Si bien qu'il n'y a qu'un seul être qui voit déjà maintenant Dieu en toute clarté - laissons de côté le Christ Jésus - et c'est Marie.

 

Mes frères, c'est là le mystère dans lequel nous devons essayer de pénétrer, par notre intelligence d'abord, et sur­tout par notre coeur. L'approche du troisième millénaire nous dit que, nous rappelle plutôt que nous sommes dans les derniers temps et que déjà nous connaissons la vie éternelle. Par Marie, la descendance d'Abraham se multiplie à l'in­fini.

Grâce à Marie, nous devenons les citoyens et les princes du Royaume des Cieux, les citoyens de cette Cité Nouvelle, cette Jérusalem merveilleuse qui est l'univers dans sa tota­lité, notre univers qui est encore en expansion mais qui, dans le plan de Dieu, est déjà achevé, accompli ; cet univers qui est devenu déjà, mes frères - nous ne devons pas l'oublier - ­dans le coeur de Dieu, qui est déjà devenu lumière dans l'Esprit.

Et c'est en Marie que nous goûtons le repos de la certi­tude à l'exemple de Marie de Béthanie qui buvait les paroles du Christ et qui, sans le savoir ou bien en pleine conscience - ­nous ne pouvons pas en juger - était déjà, elle, bien au chaud dans le sein de Marie. Et c'est par les yeux de Marie que nous contemplons la beauté sans nom de notre Dieu.

 

Voilà, mes frères, ce qui nous est proposé de contempler, de méditer au cours de cette Année Mariale. Et si nous vivons bien la grâce qui nous est proposée, nous croîtrons dans l'amour. Et grâce à nous, le monde entier sera plus proche de sa vérité, plus proche de son accomplissement. Et nous aurons vraiment accompli notre mission. A l'ins­tar de notre Mère Marie, nous serons restés vraiment fidèles à notre vocation.

 

                                                                                              

                                                                                    Amen.

 

 

Règle : 7, 165-fin. 12° degré d’humilité.       10.06.87

      Etre greffé sur le Christ.

 

Mes frères,

 

          Le moine qui a gravi les douze degrés de l'humilité porte sur sa personne un regard sans complaisance. Il n'a plus aucune illusion sur lui-même. Il sent, il voit qu'il pactise continuellement avec le péché, qu'il est toujours en révolte ouverte ou latente contre Dieu. Il est un pécheur. Il le voit à tout moment et il ne lui est pas possible d'échapper. C'est pour lui une évidence devant laquelle il lui faut s'incliner.

          A toute occasion il touche du doigt la faille qui est le péché originel. Le sommet de l'humilité, c'est de découvrir le péché originel dans ses conséquences. Nous savons que le baptême en nous greffant sur le Christ efface en nous ce péché originel. Mais la blessure est là. La cicatrice est toujours là et elle est purulente.

          Si nous sommes greffés sur le Christ, la vie divine passe du Christ en nous. Elle peut alors, si elle circule de façon constante, vigoureuse, elle peut, elle parviendra à nous guérir. Mais pour qu'elle puisse agir avec une souveraine efficacité, il est nécessaire que nous ne mettions pas d'obstacles entre le Christ et nous.

 

          Je parlais lundi, au cours de l'homélie, de cet aqueduc que Dieu a construit entre lui et nous, cet aqueduc qui est Marie. Il faut que nous restions branchés sur cet aqueduc. Mais cet aqueduc n'empêche pas qu'il y ait pour le porter le Christ en personne. Car c'est à travers Lui, c'est grâce à Lui que tout vient jusqu'à nous. Mais comme il a une mère et que nous sommes cellules de son corps à lui, nous avons besoin de cette mère et, sans elle la grâce ne peut pas arriver jusqu'à nous.

          Ce sont toutes choses, mes frères, que le moine véritablement humble découvre. Il vit dans cet univers de façon plus naturelle que dans l'univers terrestre. Et, étant toujours dans le faisceau de cette lumière, rien ne lui échappe de sa malpropreté.           C'est un nettoyage qui n'a pas de fin, qui n'a pas de terme. Car lorsque une crasse est enlevée, il y en a encore une plus fine en dessous. Et ainsi, c'est toujours et toujours descendre, descendre dans les profondeurs.

          Ce sera terminé lorsque le moine sera parfaitement transparent, lorsqu'il sera spiritualisé, lorsque on pourra regarder à travers lui, mais vous le savez, ce sera notre état après la résurrection des morts. Ce n'est pas possible dès cette vie.

 

Mais la découverte ainsi de notre péché, ce n'est pas quelque chose de désespérant, car en même temps on expérimente la bonté de Dieu qui prend sur lui de réparer les blessures. Je viens de le dire, et je le résume en un mot, après ce moment-là, on prend conscience de la charité de Dieu, de ce Dieu qui a voulu devenir homme pour que nous puissions participer à sa nature.

            Je vous assure, mes frères, que on n'en prend vraiment conscience que lorsqu'on est arrivé au douzième degré d'humilité, ou bien qu'on en approche. Jusque là, ce ne sont que des théories. C'est de la théologie. C'est livresque. On ne le vit que lorsque on a conscience du péché originel et du salut qui est apporté par Dieu lui-même devenu homme.   Et alors Dieu, lui, il accepte l'homme tel qu'il est et il le régénère par l'intérieur. Le moine alors apprend à être avec ses frères comme Dieu est avec lui.

Cela signifie qu'il les accueille tels qu'ils sont dans leur état de pécheur. Il n'en est pas effrayé, il n'en est pas scandalisé. Cela le fait terriblement souffrir, mais il les accepte tels qu'ils sont. Et il les accueille avec bienveillance. Il ne les brise pas. Il ne les repousse pas. Il ne cherche pas à les supprimer. Il cherchera plutôt à les corriger si c'est son devoir. Il pourrait être même sévère avec eux si c'est sa place de l'être, mais toujours il les accueille avec bienveillance.

 

          Et pourquoi peut-il faire cela ? Mais c'est parce que il admire en eux la flamme divine qui leur pardonne et qui les purifie. C'est ce que les anciens appelaient l'humilité du regard. La charité du regard qui brille dans cette humilité, elle voit les bassesses et les faiblesses des hommes, leur lâcheté, leur malice, leur péché.

          Mais en même temps, elle contemple et elle goûte la gloire admirable qui sera leur partage après la résurrection d'entre les morts. Dans l'humilité du regard, elle voit le frère pécheur au-delà de la résurrection des morts, car la flamme divine qui brille en lui est déjà cette résurrection en acte.

          Si bien que le moine vraiment humble ne fait plus de distinction entre le juste et le pécheur, entre le bon et le mauvais, mais il a pour eux une égale dilection qui les embrasse tous. Il est devenu comme son Père des cieux qui fait pleuvoir sa pluie sur tout le monde, sur les mauvais comme sur les bons.

 

          Voilà, mes frères, c'est cela la Caritas Dei qui a triomphé dans le cœur. C'est ce que Saint Benoît dit : il arrive à cette Caritas Dei. 7,180.  C'est celle-là ! Non seulement il aime Dieu, mais Dieu peut aimer par lui.

          Voilà, mes frères, c'est beaucoup plus facile à dire et à expliquer qu'à vivre, naturellement. C'est pourquoi nous devons toujours bien prier les uns pour les autres afin que Dieu nous accorde la patience, et la grâce, et le courage de pouvoir monter jusque au-dessus de l'échelle de l'humilité.

          Nous ne devons jamais désespérer, dire : « Oui, mais c'est pas pour moi, je n'y parviendrais jamais, je ne peux pas ! » Il ne faut jamais dire ça, mes frères, parce que la force divine, l'énergie divine qui est en nous, nous ne devons jamais la mésestimer, car ce serait faire affront à notre Dieu.

 

Règle : 10 : De l’Office de nuit en été.         13.06.87

      Pédagogie de Saint Benoît.

 

Mes frères,

 

            Il serait passionnant de répertorier et d'analyser les procédés pédagogiques dont use notre Père Saint Benoît. Je suis émerveillé chaque fois que j'en découvre un nouveau. Je vais vous faire part ce soir de ma dernière découverte.

 

          Saint Benoît nous a conduit au sommet d'une mystérieuse échelle qui compte douze échelons. Douze, vous le savez, est le nombre sacré qui englobe la totalité du réel existant. Le ciel et la terre sont fondus en un.

Parvenus au sommet de cette échelle, nous entrons dans l'univers de Dieu, univers de pure lumière. Mais en même temps nous descendons dans les cavernes les plus sombres de notre coeur. Nous sommes vraiment au plus haut chez Dieu et au plus bas chez nous, et nous sommes mis en présence d'une double vérité : Dieu est amour et nous sommes refus et péché.

          Mais Dieu qui est amour, justement parce qu'il est amour, est plus puissant que tous nos refus. Notre refus, il le prend, il le prend sur lui. Il le saisit par l'intérieur, il le retourne, il le convertit. Il le transforme en consentement, en obéissance et en accord parfait.

 

          Voilà donc ce que l'Esprit de Dieu opère dans le moine qui gravit l'échelle de l'humilité. Mais ne l'oublions pas, cette échelle de douze degrés fond en un l'univers de Dieu et notre univers à nous. Si bien que lorsque nous admirons la beauté de notre Dieu, lorsque nous louons son amour, en même temps nous prenons une conscience suraiguë des ténèbres qui nous habitent.

           Donc au plus haut, ou si vous préférez au plus bas de l'humilité, nous savons qui nous sommes. Par nature, nous sommes des enfants destinés à la colère ; par grâce, nous sommes des fils destinés à la gloire.

 

          Maintenant, voyons la façon de procéder de Saint Benoît. Au chapitre 7°, il nous a donc présenté l'échelle de l'humilité. Puis, sans transition aucune, au chapitre suivant, le 8°, il commence à nous parler de l'office de nuit, de l'office vraiment que nous célébrons pendant la nuit, sans transition aucune.

          Eh bien, s'il n'y a pas de transition, c'est parce que cette transition n'est pas nécessaire. Saint Benoît en effet ne change pas réellement de sujet. Il nous a laissés dans nos ténèbres et il nous prend là où nous sommes dans nos ténèbres et il nous apprend à prier. Car c'est à partir de notre obscurité, de notre nuit que nous appelons, que nous crions et que nous prions. A ce moment-là, nous sommes dans notre vérité.

          Saint Benoît en parlant immédiatement de l'office divin pendant la nuit, immédiatement donc après son chapitre de l'humilité, il entend nous maintenir fermement dans notre vérité. Et justement il veut nous apprendre une humilité pratique, et c'est l'humilité de la prière.

 

          Au plus haut degré de l'humilité, le moine se tient sans arrêt devant le tribunal de Dieu. Et c'est à ce moment-là que vraiment, mais vraiment, il crie du fond du cœur, car c'est quitte ou double pour lui. Il est donc là dans sa nuit, il est dans son état réel. Et alors sa prière est vraie. Il est donc nécessaire, en bonne pédagogie, que Saint Benoît enclenche immédiatement sur une prière pendant la nuit.

          Il parle d'abord des offices d'hiver durant lesquels l'obscurité est la plus dense. Puis il nous parle des nuits de l'été où l'obscurité devient plus claire. Demain, il va nous parler des nuits du dimanche où se lève la lueur de l'espérance. Et après demain, il va nous parler de la prière du matin au moment où la lumière jaillit. Voyez la ligne qu'il suit. C'est vraiment l'ascension de l'humilité.

 

Mes frères, je vous le dis, ce serait passionnant, je le répète, d'analyser ainsi toutes les méthodes pédagogiques de Saint Benoît. Mais il ne faut pas que ce soit une analyse cérébrale, cela ne peut jamais être qu'une analyse à partir d'une expérience de vie, sinon on peut trouver n'importe quoi.

 

          Eh bien, maintenant nous nous rendrons à l'église et nous entrerons dans notre nuit. Et demain lorsque nous nous lèverons, lorsque nous irons à l'office, nous commencerons par crier trois fois : Seigneur, ouvre mes lèvres et ma bouche annoncera ta louange.

          Rappelez-vous ce que je vous ai dit et rapprochez-le de ceci : notre premier cri au matin, c'est de demander à Dieu de nous ouvrir les lèvres pour que notre voix, pour que les profondeurs de notre coeur, et pour que tout notre être soient pour sa louange à lui et non pas pour notre profit à nous ; pour que notre nourriture pendant la journée soit le silence, soit la prière, et que nous n'ouvrions la bouche jamais que pour le louer, lui, ou bien lorsqu'il nous demande de parler. Nous ne pouvons jamais adresser la parole soit à Dieu, soit à nos frères que si Lui-même Dieu nous le demande et nous le permet.

 

          C'est la raison pour laquelle, mes frères, que autrefois avant de parler, il fallait toujours dire : Benedicite. Et on répondait : Dominus. Donc, c'était une formule abrégée. Benedicite : Bénissez-moi mon père. Et alors la réponse: Que Dieu nous bénisse. Donc, Dieu nous accorde à ce moment-là le droit de parler. Nous allons prononcer des paroles qui sont dans la ligne de sa volonté, de sa pureté, et il est en tiers dans notre conversation. Il est là, présent.

          Voilà, mes frères, un usage qui était extraordinairement beau et, on l'a laissé tomber partout dans l'Ordre. On a trouvé que c'était désuet. Et regardez les trésors et les richesses qu'on perd. C'est un peu de l'esprit de foi qui s'en va.

          Cela ne veut pas dire que nous allons recommencer demain. Ce n'est pas ça que je veux dire. Mais au moins, si nous ne prononçons plus la formule, qu'elle soit toujours dans notre cœur.

 

Règle : 11 : Des Matines du dimanche.          14.06.87

      La Trinité. [1]

 

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît ne parle qu'une seule fois explicitement de la Sainte Trinité, au chapitre neuvième que nous avons lu avant-hier, où il dit : Au moment où le chantre entonne le Gloria, tous se lèveront de leur siège par honneur et révérence envers la Sainte Trinité. 9,14. Le texte latin est beaucoup plus expressif. Il faut remarquer les deux mots : dum incipit cantor, mox omnes surgant, 9,14. Donc, lorsque le chantre commence à dire, aussitôt tous se lèvent. Il n'y a donc aucun intervalle.

          C'est là une disposition foncière chez le moine. Nous la retrouvons encore aujourd'hui où Saint Benoît dit : dum incipit mox omnes surgant, 11,10. Lorsque le chantre commence à dire Gloria, aussitôt tous se lèvent avec révérence.

          Mais c'est encore beaucoup plus vrai au chapitre cinquième, là où Saint Benoît dit que le moine vraiment obéissant suit d'un pied si prompt l'ordre donné, qu'il n'y a pas d'intervalle entre la parole du supérieur et l'action du disciple, toutes deux s'accomplissant au même moment. Ainsi agissent ceux qui aspirent ardemment à la vie éternelle. 5,20.

 

          Voyez quelle légèreté est nécessaire si on veut chercher Dieu vraiment. Et notre ascèse consistera justement à nous délester, à devenir de plus en plus souples. Si bien que aussitôt que on entend le premier mot du Gloria, on est déjà debout. Et la même chose partout pour notre obéissance.

          C'est cela ! On ne vit plus pour soi, on vit pour ce Dieu auquel on s'est donné. Et ici, donc au moment où le chantre entonne le Gloria, on se lève comme on le fait quand une personne importante apparaît. Imaginons un instant que le Cardinal Hamer entre à l'instant, mais aussitôt nous nous lèverions tous par honneur et par révérence envers sa personne.

          Saint Benoît est un croyant orthodoxe, mes frères, et il attend que ses disciples soient de la même veine que lui. Pour lui, la Trinité Sainte est le tout de sa vie. Mais il faut bien savoir ce que représente cette Trinité.

         

La solennité de ce jour ne commémore pas un événement comme la Noël, Pâques, l'Ascension, la Pentecôte ; la solennité de la Sainte Trinité, c'est la fête onomastique de notre Dieu. Aujourd'hui, nous ne célébrons pas un dogme, mais nous congratulons une Personne à l'occasion de sa fête. Nous acclamons le nom de Dieu, nous lui rendons grâce.

          Et Saint Benoît ne s'y trompe pas. Il se lève par honneur et révérence envers une personne quand on commence à prononcer son nom. Et pas seulement une personne, mais bien plutôt une communauté de personne. Car Dieu, dans la Trinité de ses personnes et dans l’unité de sa nature, est l’exemplaire d’une vie – pour nous donc – l’exemplaire d’une vie humaine achevée, accomplie, …?... .

          Cela signifie que si nous voulons réussir notre vie monastique, et alors notre vie chrétienne, notre vie humaine toujours, nous devons nous-mêmes devenir en tout semblables à une des Personne de la Trinité. Ce sera le Christ Jésus. Mais à l'intérieur du Christ-Jésus, nous touchons immédiatement la Personne de l'Esprit Saint et la Personne du Père. Saint Athanase nous l'a bien expliqué au cours de l'Office de nuit. Celui qui possède le Fils, possède le Père, et il possède l'Esprit.

 

          Maintenant, que se passe-t-il au sein de la Trinité ? En Dieu, chacune des Personnes se reçoit des autres et se donne aux autres. Si bien que Dieu existe, Dieu a de la consistance dans la mesure où il se donne, dans la mesure où il se dépossède. Dieu sera donc le modèle insurpassable de l'humilité et de la pauvreté.

          On nous l'a expliqué la nuit dernière, mais on doit toujours y revenir. Dieu est l'être le plus démuni, le plus pauvre qui existe, car aucune des Personnes de la Trinité ne se possède elle-même. Elle est entièrement reçue des autres et elle se restitue immédiatement aux deux autres. Mes frères, voilà notre Dieu.

 

          Mais maintenant pour nous, par rapport à nous il en est encore de même. Et ceci est extrêmement important pour notre vie contemplative. C'est l'explication de beaucoup de choses étranges qui se passent à l'intérieur de notre cœur, et aussi de notre intellect, c'est à dire de tout notre être humain à la fois esprit et corps.

          C'est que pour nous Dieu existe dans la mesure où il s'évanouit, où il disparaît, où il devient inexistant. C'est à ce moment-là que Dieu est pour nous vraiment ce qu'il est.

          Dans le déploiement d'une vie contemplative, il y a pour ainsi dire deux phases. D'abord cette phase de disparition de Dieu. A ce moment-là notre intellect perd pied. Il est obligé pour survivre de se perdre lui-même, de laisser tomber toutes ses sécurités rationnelles pour entrer dans l'obscurité de ce qu'on appelle la foi.

         

A ce moment-là, il entre à l'intérieur de Dieu, ou plutôt, c'est Dieu qui prend possession de cet intellect. Si bien que c'est un éblouissement fantastique mais qui est en réalité reçu comme une obscurité absolue. Et ça, c'est la première phase. Puis, lorsque le moine a continué à travailler, à marcher, à tout faire, comme si à ce moment-là peu à peu cette sorte d'obscurité, ce brouillard se dissipe, et le jour commence à se lever. Une lumière apparaît, et c'est la lumière de l'Esprit Saint.

          Mais il n'y a plus de mots dans notre univers pour dire alors ce qui se voit. Et Dieu demeure toujours, toujours verbalement inexprimable, ineffable. Mais ce sera une connaissance identique à la connaissance que Dieu a de lui-même et notre nourriture pour toute l'éternité. Et c'est ainsi. Mais encore une fois, il n'y a aucun mot pour le dire. La connaissance de Dieu est au-delà du vocabulaire.

          Si bien, mes frères, que lorsque Dieu vient en nous dans la Trinité de ses Personnes, il nous entraîne dans la vie qu'il est, et dans un gouffre qui est aussi le sien, qui est le gouffre de l'humilité et de la pauvreté. C'est pour nous comme une mort. Mais nous savons que c'est en réalité un océan de charité et une plénitude de gloire.

 

          Et en conclusion nous pouvons dire, mes frères, que la fête d'aujourd'hui, qui est la fête du nom de Dieu, qui est la fête de Dieu dans son être et dans sa vie, c'est aussi la fête de notre vocation. Si bien que nous nous retrouvons.

          Et nous pouvons aussi nous congratuler les unes les autres. Car si nous sommes des chrétiens, si nous sommes des fils de Dieu, si nous sommes des contemplatifs, la propre vie de Dieu bat en nous et le nom de Dieu est imprimé sur notre être.

 

Règle : 12 : Des Laudes du dimanche.           15.06.87

      L’humilité de la prière.

 

Mes frères,

 

          En nous hissant au douzième degré de l'humilité, Saint Benoît nous a conduits à l'humilité du regard. Maintenant, il entend nous initier à l'humilité de la prière. Nous avons posé le regard sur Dieu au sommet de cette échelle. Nous avons découvert l'univers qui est celui de notre Dieu. C'est un univers de charité. Dieu ne vit pas pour lui, Dieu vit pour les autres. Je le rappelle, Dieu n'a de consistance que dans la mesure où il se dépossède, où il ne se possède pas. C'est cela l'essence du Mystère Trinitaire.

          Nous posons donc le regard sur Dieu, puis nous le reportons sur nous-mêmes et sur nos frères. Et nous voyons que si Dieu est lumière et amour, nous-mêmes et les autres, nous sommes ténèbres et crispation. Notre Dieu naturel, c'est le péché et la peur. Nous sommes repliés sur nous et nous ne vivons pas vraiment.

          C'est visible, mes frères, dans la façon de nous tenir. On peut de suite repérer dans notre façon de marcher, dans notre façon de parler, de regarder, enfin de nous comporter, nous pouvons de suite voir si nous vivons dans la peur ou si nous vivons dans la liberté.

 

          Regardons le tableau que présente le moine parvenu au sommet de l'humilité et nous verrons un homme vraiment libre. Pourtant il a conscience de se tenir sous le regard de Dieu, un regard qui le perce et qui le juge.

          Mais, encore une fois, il sait que ce n'est pas un regard de condamnation, mais que c'est un regard de compassion et de bienveillance, un regard qui guérit. Le regard de Dieu, ce n'est pas un regard qui tue. En effet, un seul peut nous guérir de nos malheurs, c'est Dieu lui-même. Il a voulu prendre sur lui nos misères et il est devenu un des nôtres justement pour nous libérer.

 

          Nous ayant donc donné l'humilité du regard, Saint Benoît maintenant nous initie à l'humilité de la prière. La prière d'hommes enténébrés va jaillir au cœur de la nuit. Il ne peut en être autrement. Les nuits d'hiver d'abord qui sont longues., opaques, glaciales, puis les nuits d'été qui se font plus courtes, plus légères, plus chaudes déjà.

          Et le moteur de cette prière nocturne, c'est l'espérance, une espérance tenace, persévérante, une espérance qui se nourrit d'une confiance toujours renouvelée. N'oublions pas que le moine commence à entrevoir qui est Dieu. Et c'est cette vision crépusculaire qui allume en lui et qui entretient cette flamme de l'espérance qui ne s'éteint pas, qui ne se relâche pas. Elle devient finalement certitude de recevoir le salut, c'est à dire d'être libéré des entraves de l’égoïsme et de pouvoir entrer pour jamais dans les espaces de la charité.

 

          Mes frères, il est nécessaire que nous fassions un jour cette expérience. Pour le peu de situations que j'ai déjà rencontrées depuis que je suis en charge d'Abbé, j'ai observé que les symptômes les plus irrécusables d'une fin de vie, quelque soit l'âge de la personne, c'est ce passage de l’égoïsme à l'amour.

          Cela peut s'opérer au cours des derniers mois, des dernières semaines ou même des dernières heures, mais vraiment c'est quelque chose de très beau à suivre. C'est le signe d'une vie monastique qui a peut-être été une série de luttes et une série de chutes et de relèvements, mais qui finalement arrive dans ce campus, dans cet espace où on découvre le véritable amour parce que il a fini par triompher dans le cœur.

          Ce n'est pas une approche intellectuelle, ni cérébrale, philosophique ou théologique, vous voyez, ou scientifique ? Non, c'est quelque chose qui est vécu, qui est connu parce que on le possède.

 

          Alors hier, Saint Benoît s'est étendu longuement sur la nuit du dimanche. Pourquoi ? Mais parce que la nuit du dimanche, c'est la nuit de Pâques rendue présente, visible au regard de notre foi. C'est au cours de cette nuit de la Pâque que s'opère le passage de la mort à une vie nouvelle. Et la puissance de résurrection qui est présente dans la nuit de la Pâque, elle s'étend à toutes les autres nuits.

          Les, enfin, je ne vais pas encore faire une petite digression là-dessus, ce sera peut-être pour demain ou un autre jour, sur la véritable affection que les vrais contemplatifs ont toujours eu pour la nuit, pour la période nocturne de leur prière. Mais enfin, laissons ça de côté parce que nous devons encore aller à l'église.

 

          Donc notre prière nocturne, elle sera une prière qui prend appui sur le sacrifice du Christ. Donc la prière de la nuit des dimanches, elle devient exemplaire pour la prière de toutes les autres nuits. Lorsque nous sommes réunis pour l’office des Vigiles, notre prière prend appui sur la Pâque du Christ, sur le sacrifice du Christ. Et elle est humble. Ce sera l'humilité de la prière.

          Elle est humble parce qu'elle sait qu'elle reçoit sa force de la prière sacrificielle d'un autre, donc du Christ, c'est à dire de Dieu lui-même qui a voulu devenir l'un des nôtres pour que nous puissions, nous, devenir un compagnon des trois personnes de la Trinité.

 

          Voilà, mes frères, cela suffit pour ce soir. Demain, je ne sais pas ce que je vais vous dire. je n'en sais encore rien. L'Esprit Saint me l'inspirera certainement car il ne peut nous laisser sans nourriture, moi le premier. Et vous voyez que sans rien retenir pour moi, je partage toujours ce que dans sa bonté Il veut bien m’inspirer.

 

 

 

Règle : 13, 1-22 : Des Laudes ordinaires.       16.06.87

      Pécheur libéré !

 

Mes frères,

 

          L'Humilité de la prière se nourrit d'une double vérité : la conscience aiguë d'être enfoncé dans le péché et la certitude absolue d'en être libéré un jour. Il s'agit donc d'opérer un passage de l'esclavage à la liberté, d'une espèce de mort à la vraie vie. N'ayons pas peur, mes frères, n'ayons jamais peur d'être lucides sur notre état. Le Christ lui-même nous a dit que la vérité était génératrice de liberté.

          Les passions attisées par le péché qui nous habite nous entraînent dans mille misères : des misères avec nous-mêmes, elles ne nous laissent pas goûter la paix du cœur, notre cœur est toujours agité ; des misères avec nos frères contre lesquels les passions nous dressent, même et surtout en pensées ; des misères avec Dieu que l'on quitte à tout bout de champ.

 

          Mes frères, ce n'est pas cela s'appeler vivre, parce que c'est le triomphe en nous de la partie animale : l'homme psychique, l'homme livré à lui-même dont nous parle l'Apôtre Paul, l'homme sous le joug du péché, l'homme replié sur lui-même.

          Vous savez que certains saints ont obtenu de Dieu le don des larmes. Mais c'est parce que ils ont une lucidité exacerbée sur leur propre état et sur l'état des autres hommes. Ils ne peuvent supporter cette vie. Ils voient trop la misère générale dans laquelle on est enfoncé. Et alors, ils en pleurent.

          Et ils en pleurent aussi parce qu'ils voient Dieu, Dieu qui patiente, qui doit supporter tout ça, et Dieu qui en souffre. C'est dans leur cœur la propre souffrance de Dieu, cette souffrance qui rend Dieu inquiet de l'homme, comme l'a rappelé Frère Jacques dimanche, et qui force Dieu à s'occuper de nous, à devenir l'un d'entre nous pour tenter de nous en sortir.

 

          Il est nécessaire, mes frères, que la prière nocturne d'hommes enténébrés débouche finalement sur la lumière, sinon ce serait l'échec de notre vie. Il faut que cette prière aboutisse à quelque chose. C'est le mouvement spontané de l'humilité.

          Je parle toujours, je le rappelle, de l'humilité de la prière. Je suis un pécheur. Je le sais. J'en prends conscience chaque jour davantage. Mais je sais que Dieu a pris sur lui mon péché et que bientôt il me donnera sa vie qui est lumière et charité. Alors, nous retrouvons le sens pédagogique de notre Père Saint Benoît.

          En pédagogue avisé, il passe des Vigiles nocturnes à la prière matinale. Il peut opérer ce passage, il doit même le faire car la conscience de notre péché ne peut nous accabler outre mesure. Elle ne peut pas nous désespérer. Et une délivrance nous est offerte, cette délivrance dont nous avons besoin.

 

          Tout cela, mes frères, Saint Benoît l'évoque dans ce passage des prières nocturnes à une prière matinale. Et voyons comment il procède, il nous le rappelle aujourd'hui dans le détail. Il prend appui et il prend élan sur l'aveu du péché - donc le Psaume 50 - pour mettre sur nos lèvres les Psaumes de lumière. Il les a détaillés ici. Dans tous ces Psaumes, il est question de la lumière matinale.

          Lumière matinale d'abord de l'aurore qui se lève, mais aussi lumière matinale ..... ..... ....., cette prière qui nous a été apportée par un homme qui est Dieu en personne. La lumière du Christ - c'est ce que Saint Benoît veut nous dire, et nous devons le croire - la lumière du Christ se lèvera un jour pour nous avec autant de certitude que la lumière du soleil.

 

          D'ailleurs, le véritable soleil, c'est le Christ, lui qui est la lumière née de la lumière inaccessible et qui est capable de transformer l'homme en lumière. Le soleil naturel, il est là, c'est certain. Sans lui, nous ne pourrions pas vivre. Il est caché maintenant par les nuages. Nous le sentons. Nous ne sommes pas bien dans notre peau car à cette saison-ci, le soleil devrait être là.

          Eh bien, ce soleil qui est indispensable à notre vie, il est pour notre œil, pour l’œil de notre foi, il est le signe et le symbole d'un autre soleil, ce soleil qui est le Christ Jésus ressuscité des morts.

 

          Ah mes frères, quelle joie, quel soupir de soulagement lorsque les yeux du coeur peuvent enfin voir cette lumière. Ils ne peuvent pas regarder le soleil qui est le Christ parce qu'ils en seraient éblouis. C'est impossible, on ne peut pas regarder ce soleil. Mais ils voient tout de même la lumière qui est diffusée par ce soleil.

          Et alors la foi, cette foi qui est toujours obscure - nous le savons que trop - cette foi, eh bien, elle commence à s'éclairer et elle cesse presque à être la foi que nous connaissons habituellement pour passer déjà à un mode de vision qui est celui de l'éternité.

          Eh bien, nous devrons dans notre prière, dans le passage de notre prière de la nuit à la prière du matin, nous devrons savoir que cette grâce nous sera donnée un jour, ou bien dès cette vie, ou bien, mais alors certainement, dans l'autre vie.

 

          Et nous voyons que cette prière matinale finit par s'épanouir comme une louange. Ce sont les psaumes laudate ou les psaumes Alléluia tiques comme on dit. Il n'y a plus en eux aucune trace de péché, d'aveu. Ils ne font que chanter leur gratitude pour la victoire définitive sur le péché et sur le mal. Ils ont une saveur d'Apocalypse.

          Lorsque nous arrivons à ces Psaumes, faites bien attention ! Nous sommes vraiment déjà de l'autre côté de la frontière du temps. Nous sommes, voilà nous sommes déjà dans l'éternité. C'est la raison pour laquelle il est indispensable de les chanter soit dans leur version longue, soit dans une version abrégée. Mais ils doivent être là, parce que à ce moment-là, tout est acquis.

 

          Voyez, mes frères, comme Saint Benoît nous conduit, comme Saint Benoît nous enseigne et comme il nous encourage. Il nous fait ainsi revivre chaque jour en quelques heures - depuis que nous nous levons jusqu'au moment où nous achevons l’office des Laudes - il nous fait revivre tout le mouvement, toute la ligne de notre existence humaine.

          Alors, qui que nous soyons, mes frères, et où que nous soyons, ne l'oublions pas. La sainteté est pour nous si nous nous laissons emporter par le dynamisme de notre foi et si la vraie prière, celle ici de notre Père Saint Benoît, est notre respiration.

          On va dire : « Oui, mais il y en a qui ne peuvent pas venir à l’office de Nuit, à cause de leurs occupations par exemple, ou de leurs infirmités ! » Et bien, ça n'a pas d'importance, par le coeur ils y sont. Ils sont ailleurs par obéissance. Et alors ils sont une cellule du Corpus Monasterii et nous y sommes pour eux. On est tous solidaire dans le monastère.

 

          Et bien, maintenant nous irons à l'église remercier Dieu pour les grâces qu'il nous accorde. Nous ne connaîtrons jamais assez notre bonheur. Je ne veux pas comparer notre bonheur à celui des gens du monde. Loin de là. C'est un bonheur précieux aussi.

          Mais le bonheur que Dieu nous accorde, c'est cette faveur de lui être infiniment proche et de lui être semblable, c'est à dire que nous ne vivons plus pour nous, mais nous vivons pour Lui et pour nos frères.

 

Règle : 13, 23-fin : Des Laudes ordinaires.     17.06.87

      L’Oraison Dominicale.

 

Mes frères,

 

Saint Benoît demande que matin et soir le supérieur dise l'oraison dominicale au milieu de l'attention générale. Mais pourquoi ?  Que se passe-t-il donc ?

 

          Remarquons d'abord que nous avons ici pour la première fois une allusion à un office du soir. Cela signifie que la prière doit englober la journée, l’embrasser comme elle enveloppe et embrasse la nuit. Il n'y a rien dans notre vie, dans l'étalement de nos journées et de nos nuits qui ne doive échapper à la prière. Notre prière doit devenir perpétuelle.

          L'idéal du moine aux origines de la vie monastique, était le frère parvenu à l'oratio continua, à la prière continue. Cela ne signifie pas qu'il ait récité des prières à longueur de jour ou de nuit. C'est son être qui était devenu prière. Il était devenu prière à cause de l'humilité dans laquelle ce frère était descendu.

          Et sa respiration, tout ce qui se passait dans son cœur, tout ce qui lui passait par la tête avait rapport à Dieu, avait rapport à l'avènement du Royaume de Dieu dans le monde, mais d'abord dans le cœur de cet homme. Nous voyons ici chez Saint Benoît une trace de cet esprit, de ce désir.

 

          Notez en second lieu que l'Abbé est appelé le Prior. On traduit ici par le Supérieur, mais en fait c'est le Premier. Il ne cesse pas d'être Abbé, d'être le Vicaire du Christ. Il l'est plus que jamais. Mais ici, il agit en tant que tête du Corpus Monasterii. Il en est solidaire. Il en est le premier responsable. Il en va de lui comme du Christ qui est la tête de l'Eglise, cette Eglise pour laquelle il a donné sa vie et de laquelle il répond devant son Père.

          Vous voyez donc ici l'Abbé en tant que tête du Corps qu'est cette Communauté, en tant que tête de la Communauté et en tant que Vicaire du Christ, le voilà qu'il chante l'Oraison Dominicale. C'est la prière improvisée par le Seigneur Jésus, la prière qui résume toute prière et qui est toujours exaucée. Et l'Abbé, ici, comme Saint Benoît le demande, il récite cette prière comme confession d'un état de pécheur. Il dira l’Oraison Dominicale à cause des épines de scandale qui ont accoutumé de se produire, 13,26.

Il existe un péché collectif de la communauté, et sur ce péché collectif germent des épines, des épines qui blessent la charité, des épines qui blessent les frères, qui les font tomber.          Eh bien, ces épines-là doivent être arrachées, elles doivent être étouffées. Et c'est la raison pour laquelle l'Abbé, qui est solidaire de ses frères, va réciter l'Oraison Dominicale, je le répète, en tant que tête de la communauté, mais en même temps en tant que Vicaire du Christ.

 

          Vous voyez comme Saint Benoît voit les choses avec justesse. Si l'Abbé est Vicaire du Christ, il doit réciter cette prière parce que le Christ étant tête de l'Eglise, le Christ est tête de la communauté. Et il est tête de la communauté en la personne de l'Abbé. Et si l'Abbé récite cette prière du Seigneur, il prend sur lui le péché de ses frères comme le Christ a pris sur lui le péché de tous les hommes.

          Et le chant de cette Oraison dominicale est à mon avis, ... ?... que vous soyez d'accord, c'est le moment solennel de la célébration. Et Saint Benoît est probablement de cet avis car il dit que tous doivent écouter, omnibus audientibus, 13,25. Donc audire, pour Saint Benoît, demande, exige une attention spéciale. L'oreille doit être tendue.

          Il faut écouter comme on écoute quelque chose de beau, quelque chose qu'on a envie d'écouter parce que ça réjouit le cœur et ça élève l'âme. Cela réjouit le cœur parce que on sait à ce moment que on peut tout demander à Dieu ; et ça élève l'âme parce que ça arrache l'âme à son égoïsme et à sa bassesse.

 

          Voilà, mes frères, Saint Benoît nous ramène à la vérité de notre condition. Il met dans notre cœur une prière humble, cette prière que l'Abbé dit tout seul. Mais il le dit - je ne le répéterai jamais assez - en tant que tête solidaire de tout le Corps. Et cette prière humble, si elle est bien écoutée dans la foi et dans l'amour, par cette prière on fait confiance à Dieu et on fait confiance aux autres, et on retrouve la confiance en soi.

          On fait confiance à Dieu pour lequel on est dans le monastère, Dieu qui sait tout pardonner. On fait confiance aux autres parce que du fond du cœur on leur pardonne les torts qu'on a pu leur avoir fait, et on retrouve confiance en soi parce que étant de nouveau en harmonie avec Dieu et avec les frères, on est dans la charité et on peut de nouveau grandir et s'épanouir.

          Mes frères, Saint Benoît est vraiment celui qui peut nous conduire là où nous sommes attendus. Dans trois mois, dans quatre mois plutôt, nous va revenir encore ce chapitre qui est déjà venu combien de fois ?

          Eh bien, chaque fois que je retrouve un chapitre de la Règle, il me semble que c'est pour la première fois que je le lis. J'ai oublié tout ce que j'ai pu dire avant. Pour la première fois je le rencontre et ça me paraît chaque fois tellement beau.

          Et cela, parce que il y a dans le cœur de Saint Benoît des richesses inépuisables. Elles ont été placées par notre Christ pour nous afin que nous soyons de vrais fils de Saint Benoît et que nous devenions de vrais enfants de notre Dieu.

 

Règle : 15 : Quand faut-il dire l’Alléluia.        19.06.87

      Etymologie exhaustive.

 

Mes frères,

 

          Je pense n'avoir jamais donné l'étymologie exhaustive du Cantique Alléluia. Je vais m'y employer ce soir.

          Alléluia est une phrase composée de deux éléments : un verbe à l'impératif et un nom propre. Cela devrait se dire : Allélu - ia. Ce nom propre ia est le diminutif du nom imprononçable de notre Dieu. Vous savez que ce nom pouvait être prononcé une fois par an par le Grand Prêtre en personne le jour de la fête des Expiations, à l'intérieur du Temple, face au Saint des Saints. Et le prêtre devait s'être purifié entièrement.

 

          Ce nom mystérieux signifie la présence aimante, attentive, agissante de Celui qui est l'origine et la fin de tout. La tradition Chrétienne l'a attribué à Jésus. Nous le savons par l'Apôtre Paul qui nous dit dans l’Epître aux Philippiens que le nom de ia, Kyrios, ou Domine, ou Seigneur, comme il a été rendu dans la langue grecque, latine ou française, donc que ce nom au-dessus de tout nom a été attribué à Jésus en raison de son obéissance jusqu'à l'anéantissement dans la mort.

          Et le sens de ce nom a reçu des développements dans la littérature chrétienne tardive, néo-testamentaire tardive. Dans l’Epître de Saint Jean, la première, il nous est dit que Dieu est amour. Dans l'Apocalypse, il est dit du Seigneur Jésus qu'il est l'alpha et l'omega, le premier et le dernier, le commencement et la fin. Ce sont des commentaires du nom imprononçable de notre Dieu. Ils essayent de nous faire sentir intuitivement par notre coeur qui est Dieu et qui est le Seigneur Jésus.

          Nous pouvons retenir que ia est le nom d'une personne vivante et pour nous, c'est donc d'abord le Seigneur Jésus et en lui la Trinité toute entière. Donc, lorsque nous chantons alleluia, sachons que nous acclamons le Seigneur Jésus d'abord. Il n'en était pas ainsi pour les Juifs au temps de l'Ancienne Alliance. Mais pour nous qui savons que Jésus c'est le Verbe de Dieu, c'est à dire Dieu dans la connaissance qu'il a de lui-même, nous savons que le Verbe de Dieu est devenu homme dans la personne du Seigneur. Et c'est pourquoi Alleluia s'adresse d'abord à Jésus.

 

          Maintenant le verbe ? La forme verbale est à l'impératif pluriel intensif. On le traduit habituellement par louer. Donc louez ia, louez le Seigneur, laudate Dominum. Chaque fois que dans un psaume vous avez en exergue, ou bien les premiers mots Laudate Dominum, ou bien Louez le Seigneur, dites-vous bien que c'est Alleluia dans le texte hébreux.

          Attention, il s’agit de louer ! Mais le verbe est à la forme intensive. Ce n'est donc pas une louange quelconque. Ce n'est pas une louange du bout des lèvres, c'est une acclamation qui fait résonner le cosmos.

          Il est raconté dans ces légendes du début du monachisme en Occident que les guerriers chrétiens qui se trouvaient sur les bateaux et qui devaient passer d'une île à l'autre, lorsque ils rencontraient des pirates qui voulaient les attaquer ou des ennemis qu'ils devaient repousser, ils chantaient Alleluia avec une telle vigueur que leurs adversaires tombaient en faiblesse tellement ils étaient effrayés.

 

          Eh bien, c'est cela. Je ne veux pas dire que nous autres nous devons chanter Alleluia de cette façon-là, sinon c'est la voûte de notre église qui s'écroulerait sur nos têtes. Mais tout de même, ça montre qu'il faut une certaine vigueur. Les cris de louange de notre être entier, de notre voix, de notre coeur, de notre force vitale, de notre esprit. Donc, jamais du bout des lèvres car alors, c'est vraiment ridicule. Ce serait ridicule si c'était ainsi !

          Alors remarquez aussi que Alleluia est un cantique. C'est louer le Seigneur. Donc il n'est pas étonnant qu'il y ait des amplifications pneumatiques sur les notes de l'Alleluia, donc qui sont très, très longues - le frère Luc nous en a donné un échantillon à son retour de Lisieux - ça peut presque être sans fin. Mais c'est normal parce que c'est un cantique. Cela doit être chanté, cela doit prendre une certaine ampleur.

 

          Alors, cette invitation à la louange est lancée à l'univers entier, visible et invisible. Lorsqu'on dit : Louez le Seigneur, on s'adresse à quelqu'un. On s'adresse naturellement aux frères qui sont présents, on se fortifie mutuellement. Mais aussi on s'adresse à l'univers invisible et, au-delà de lui, à travers lui, à l'univers visible. Donc c'est la création entière qui est invitée à être louange et resplendissement de la gloire de Dieu.

          Les derniers psaumes dont j'ai parlé il y a deux ou trois jours, les psaumes de lumière, les trois derniers psaumes de notre Psautier : le 148°, c'est louez le Seigneur. Il commence par Alleluia et c'est une amplification jusqu'à la fin du 150°. Et vous voyez, dans ces psaumes, on s'adresse à l'univers entier.

 

          Maintenant le verbe, la racine qui a donné Alleluia, vous entendez que c'est une onomatopée. Elle signifie en tout premier lieu, le sens premier c'est : être clair en parlant d'un son, d'une sonorité. Il évoque l'idée d'une sonorité claire. C'est donc l'oreille qui est frappée.

          Maintenant en second lieu, ce sera l'idée de clarté toujours, mais pour une couleur, une couleur claire. Et la couleur la plus claire, c'est la lumière. Nous avons donc tout ensemble, dans cette racine, l'éclat de la lumière et la clarté du son.

          Il ne faut pas penser maintenant à un spectacle de son et lumière. Il n'est pas question de cela. La racine évoque donc une image de beauté, de pureté qui charme à la fois l'oreille et l’œil. Voilà cette racine.

 

          Maintenant, par le cantique Alleluia, nous nous invitons et nous nous encourageons les uns les autres à la sainteté qui est beauté suprême. L'Etre beau par excellence, c'est Dieu naturellement. Si nous sommes attirés par Dieu, c'est parce que l’œil de notre cœur commence à être séduit par une beauté insurpassable.

          Eh bien, nous nous invitons à être beaux, c'est à dire à être saints. Et pour être plus proche encore de la racine, nous nous encourageons à devenir lumière et chant par la pureté de notre cœur, de notre amour et de notre vie. Et ainsi, nous pouvons devenir resplendissement de la gloire de Dieu, de la gloire de ce ia qui est beauté, qui est amour, qui est bonté. 

          Attention ! Je ne fais pas de la philosophie, ici, je fais de l'existentialisme à l'état pur. Car l'amour, la beauté, la bonté, c'est une personne, c'est la personne de notre Dieu dont le nom est indicible, ce fameux nom qui est une syllabe : ia.

 

          Et je termine en rappelant cette affirmation extraordinaire de Saint Irénée : La gloire de Dieu, c'est l'homme vivant. Et la vie de l'homme, c'est la vision de Dieu. Eh bien, tout cela est inclus dans cette petite phrase : alléluia.

          Donc, mes frères, essayons maintenant lorsque nous la chanterons d'être conscients, et vraiment alors de nous encourager les uns les autres à devenir ce que Dieu attend de nous, c'est à dire des saints.

 

Homélie : Fête du Saint Sacrement.              21.06.87

 

Mes frères,

 

Nous l'avons entendu, Jésus nous promet la vie éternelle. N'allons pas imaginer une quelconque survie indéfiniment pro­longée. Jésus ne nous donne pas une leçon de biologie ou de mécanique. Il nous parle de la vraie vie qui est éternelle.

Or, cette vie n'est pas un phénomène observable. Elle est une Personne concrète, une Personne qui est la vie. Et Jésus nous en révèle l'identité. Cette Personne est celle de Dieu son Père. La vie éternelle consiste donc à être UN avec Dieu, à participer tellement à la personne de Dieu que soi-même on en est divinisé.

Ne jugeons pas cette affirmation outrancière. Dieu a vou­lu devenir homme pour que l'homme puisse devenir Dieu. Saint Thomas nous l'a encore expliqué au cours de l'Office de cette nuit. Et c'est ce que Jésus nous dit expressément aujourd'hui.

 

Et le moyen choisit par Dieu pour réaliser cette prodi­gieuse métamorphose, c'est un aliment nouveau inouï : la sub­stance divine elle-même devenue chair et sang en la personne du Christ Jésus, ce Christ qui est Dieu assumant notre condi­tion mortelle afin que, partageant jusqu'au bout notre vie - ­sauf le péché - succombant à cette puissance d'entropie qui nous conduit à la mort, y succombant dans des conditions in­justes pour lui, atroces en soi, Jésus alors nous prend, il nous donne ce que lui-même est. Et afin que ce soit bien vrai, bien réel, il se fait nour­riture et il se fait boisson afin que étant absorbé en lui, devenant ce qu'il est, nous soyons à notre tour divinisés.

Les auditeurs de Jésus dans cette synagogue de Caphar­naüm où il parlait, ont été bouleversés. La plupart ont trouvé que c'était invraisemblable et ils sont partis sans retour. Ils étaient bien les descendants de ces hommes qui pendant quarante ans avaient été nourris d'une nourriture que Dieu leurs donnait gratuitement, pour laquelle ils ne devaient pas se fatiguer et qui, n'ayant pas fait confiance jusqu'au bout, ne sont pas entrés dans la vie.

Car les auditeurs de Jésus n'ont pas eu la sagesse de croire, ni la patience d'attendre. Et c'est la veille de sa passion que Jésus a accompli sa promesse. Nous en sommes bénéficiaires dans ce que nous appe­lons aujourd'hui l'Eucharistie. Manger la chair du Christ et boire son sang, c'est deve­nir avec lui un seul esprit et participer à la puissance de sa résurrection. Nous devenons aussi tous ensembles un seul corps dont l'âme est l'amour.

 

Mes frères, nous devons toujours être éveillés à ces réa­lités. Nous sommes tous les membres d'un seul corps. Nous par­tageons tous la même vie divine. Nous sommes tous promis à la même résurrection, et pourtant, nous gardons notre personna­lité unique. Et elle est originale et unique dans toute sa splendeur et sa beauté dans la mesure où elle est vraiment intégrée à cet ensemble, à ce corps qui est un corps de Dieu.

Mes frères, nous sommes dans la Trinité et la Trinité est en nous. Nous participons à la vie de Dieu. Notre récom­pense - si j'ose utiliser ce nom - notre récompense, la récom­pense de notre fidélité est déjà acquise. Veillons seulement à demeurer stables jusqu'au bout afin que un jour nous puissions nous retrouver dans la pleine vi­sion de notre Christ, de notre Dieu, dans la lumière de la vie éternelle.

 

                                                                                            Amen.

 

Chapitre 18, 1-27 : L’ordre des psaumes.       22.06.87

      Dieu, viens à mon aide !

 

Mes frères,

 

          La mission du moine est élevée. On peut, sans crainte d’exagération, lui appliquer le qualificatif de sublime. Nous avons vu hier que le moine devait être l'oreille, l’œil et la voix de la création face au Créateur.

          Ce Créateur, Dieu notre Père, est amour. Il sollicite sa créature. Il veut établir avec elle une relation d'amitié. Il va s'efforcer d'effacer les différences, d'abolir les distances. Pour cela, il va se décider à devenir matière. Il se fait chair, il se fait homme. Extérieurement rien ne le distingue des autres hommes, il leur est semblable en tout, sauf le péché.

          Il espère une réponse de la part de l'homme, de la part de sa créature, de la part de la création toute entière. Cette réponse, il l'attend.

 

          C'est le moine qui la donnera, et la création la donne à l'intérieur du moine. Le cœur d'un moine parvenu vers les sommets de la vie contemplative est devenu un temple à l'intérieur duquel vit la Sainte Trinité d'abord, mais aussi un temple qui est devenu la demeure du cosmos. Si bien que dans ce temple, les deux qui se cherchaient se rencontrent et peuvent converser tout simplement. Depuis les origines, Dieu se plaît à rencontrer sa créature, à vivre avec elle.

 

          Mais c'est là pour le moine une tâche extrêmement difficile. Elle frise l'impossible, car la création se replie instinctivement sur elle-même, et l'homme est volontiers narcissique, c'est à dire qu'il admire son nombril. Il se regarde. Il ne voit que lui. Il s'admire. Et le moine n'échappe pas à ce défaut. Il faut donc qu'il fasse constamment un effort pour déplacer le centre de gravité de lui vers ce Dieu qui l'appelle.

          Le véritable amour n'est pas naturel à l'homme, il n'est pas naturel au moine. Il doit lui être donné, et lui doit l'accueillir. L'amour est toujours offert par Dieu, mais l'homme, même le moine, ne l'accueille pas toujours. Chaque fois que l'obéissance nous demande quelque chose, Dieu nous offre une part de son amour. Si je répugne à obéir, je refuse ce cadeau. Le problème n'est pas chez Dieu, le problème est toujours chez nous.

 

          Tout ce travail, ce rude labeur, s'opère chaque instant de notre vie mais surtout aux heures pendant lesquelles nous nous tenons en présence de Dieu avec nos frères après avoir mis tout de côté, lorsque nous sommes présents à l'Opus Dei, à l’Œuvre de Dieu, à ce Travail auquel nous ne devons rien préférer nous dit Saint Benoît, cette Œuvre, ce Travail qui a Dieu pour objet et qui est aussi inspiré par Dieu.

          Alors nous comprenons la raison pour laquelle Saint Benoît prescrit à son disciple d'appeler Dieu à l'aide lorsque commence l'Office Divin. Le texte français a laissé échapper les premiers mots du latin qui sont, à mon avis, essentiels. Saint Benoît dit : In primis dicatur versus, 18,2. In primis, en tout premier lieu, d'abord, il faut dire le verset : Dieu, viens à mon aide, Seigneur hâte-toi, festina, de me secourir.

 

          In primis ! D'abord ! Cela se comprend lorsque nous commençons l'Office, pour que nous puissions le célébrer dignement, correctement, avec fruit pour nous et pour la création dont nous sommes la voix, il est nécessaire que Dieu prenne possession de nous, qu'il nous soutienne, qu'il nous conduise d'un bout à l'autre de l'office.

          C'est pourquoi nous devons lancer cet appel avec une grande foi, y engager tout notre être. le laisser jaillir de notre cœur. Est-ce qu'il en est bien ainsi ? Est-ce que on ne dit pas ça de façon machinale ? C'est à peine lancé. que c’est fini !

 

          Mes frères, nous nous rendons à l'Office de Complies, soyons attentifs, ne soyons pas distraits ! Et lorsque cet appel sera lancé par l'hebdomadier, nous le reprendrons, nous le poursuivrons, et nous prendrons davantage conscience de l'acte que nous posons lorsque nous chantons l'office, de la responsabilité qui pèse sur nous. Ce n'est pas seulement nous qui allons chanter, qui allons prier, qui allons louer, c'est l'humanité en nous, c'est l'univers matériel en nous.

          Je vous le répète, prenons garde ! Je sais qu'on arrive facilement à l'office avec tous ses soucis. Mais il y a tout de même une certaine distance entre le lieu de notre travail, ou le lieu de notre Lectio, jusqu'à l'église. Et puis, même si on arrive en dernière minute pour une raison quelconque, il y a encore toujours la sonnerie qui est là. Nous avons le temps de nous reprendre et de rassembler nos énergies pour lancer cet appel vers Dieu. C'est un appel au secours !

 

Homélie : Vigile de Saint Jean-Baptiste.        23.06.87

 

Mes frères,

 

Depuis la Haute Antiquité la Tradition Monastique a re­connu en Saint Jean-Baptiste un précurseur de ce qui allait devenir la race des chercheurs de Dieu. La Tradition a été séduite par la rigueur de l'ascèse menée à longueur de vie par cet homme disparu dans les dé­serts. Elle a été séduite par l'intrépidité de sa foi, une foi demeurée inébranlable jusqu'à l'intérieur du martyr.

J'aimerais aujourd'hui m'arrêter un instant sur un détail dont la beauté s'impose à notre admiration et à notre émula­tion. Pour bien connaître Jean-Baptiste, nous devons contem­pler à l'intérieur de sa personne comme en filigrane la figu­re de Jérémie. C'est ainsi que l'a compris la liturgie sous l'inspiration du Saint-Esprit. Nous verrons dans cette con­templation surgir de suite sous nos yeux le mystère de notre destinée.

Ce qui nous frappe d'abord, c'est une sorte de fatalité. Ni pour Jérémie, ni pour Jean-Baptiste, il ne peut être ques­tion de choisir une carrière et de faire sa vie. Non, dès le sein de leur mère, ils ont été mis à part en vue d'une mis­sion. Et il était inutile de résister, inutile de discuter, impossible de reculer. Dieu qui avait choisi, Dieu qui avait décidé était le plus fort.

 

Il en est ainsi pour nous, mes frères, notre vie est le résultat d'une prédestination, d'une élection. Et elle s'im­pose à nous comme un fardeau et une joie, car elle nous com­ble au-delà de toute mesure après avoir arraché et détruit en nous tout ce qui doit l'être pour laisser place nette afin que Dieu dans son Etre Un et Trine occupe notre coeur, et dans notre coeur puisse enfin rayonner.

L'existence de Jean-Baptiste, comme celle de Jérémie, est devenue ainsi une sorte de passivité collaborante. L'un et l'autre ont vécu sous l'emprise de l'Esprit Saint qui ne les a pas annihilés, non, mais qui les a portés au sommet de leur puissance, de leur pouvoir.

 

Saint Benoît ne verra pas autrement la vie de son disci­ple et la place toute entière sous le signe de l'obéissance. Et il use pour cela d'une formule magnifique que nous connais­sons tous : ambulare alieno iudicio et imperio, 5,25. Marcher au ju­gement et au commandement d'un autre. Et cet autre, c'est Dieu lui-même qui a un projet et qui entend le réaliser avec la collaboration de son moine.

A ce moment, mes frères, on voit un homme devenir cet autre. Dieu vit en lui et lui vit en Dieu. Si bien que ce dis­ciple fidèle accède aux côtés de Jean-Baptiste et de Jérémie à la condition de prophète. Et au terme, c'est la mort. Non pas un anéantissement effrayant, mais un éveil à la vie définitive, à la vie véri­table, cette vie qui nous a été présentée dimanche en la fête du Corps et du Sang du Christ, cette vie qui est participation pleine, entière, à la propre nature de Dieu.

Et voici le prophète, voici le moine fidèle entraîné dans le bouil(lonne)ment du cycle Trinitaire. Il se reçoit de Dieu, et chose étonnante, stupéfiante, Dieu se reçoit de lui. Voilà, mes frères, notre destinée à travers celle de Jean Baptiste. Méditons-là et sachons que Dieu n'est jamais en dessous de ses promesses.

 

                                                                                             Amen.

 

Règle : 18, 56-fin : L’ordre des psaumes.       25.06.87

      Confiteri !

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît vient de mettre la dernière main à l'ordo psalmodiae comme il dit, à l'ordre de la psalmodie. Il est grand temps pour moi de répondre à une question que l'un d'entre vous m'a posé. Il me semble que la réponse pourrait intéresser chacun d'entre vous. Et cette question, la voici : Que veut dire exactement le verbe latin confiteri que l'on trouve sous diverses formes dans les psaumes. Comment traduire ce confiteri ? Que signifie-t-il exactement ?

          La TOB le traduit quasi uniformément  par rendre grâce. Que les peuples, Dieu, te rendent grâce ! Rendez grâce au Seigneur car il est bon ! Les anciennes versions, très anciennes, le traduisent littéralement par confesser, confesser dans le sens de proclamer comme les martyrs confessaient leur foi. En versant leur sang, ils proclamaient leur foi.

          Et moi, lorsque je me suis trouvé devant ce verbe, j'ai pensé pouvoir choisir une voie moyenne en m'adaptant au contexte. J'ai donc traduit soit par rendre grâce, soit par célébrer. Mais pour saisir la richesse de ce vocable, il est nécessaire de remonter à son original hébreux, puis de redescendre en passant par la traduction grecque.

 

          Or, le mot hébreu est un geste. C'est le geste de lancer, de jeter. C'est le geste de lever la main. C'est lever la main soit à la verticale, soit à l'horizontale. Je lève la main à la verticale pour me faire reconnaître, pour me montrer. Je l'agite pour dire que je suis là, ou pour dire que c'est moi. Qui a fait cela ? C'est moi ! Dans une foule, c'est moi ! Donc ici, je reconnais, j'avoue, je confesse que c'est moi. Vous avez le sens de avouer, de reconnaître.

          Ou bien, je lève la main de nouveau pour manifester mon accord. Un vote à main levée : je suis d'accord. Non seulement je suis d'accord, mais je suis content de ce qui est proposé et je remercie la personne qui a proposé cela. Je rends grâce.

          Ou bien, je lève la main pour montrer. Cette fois-ci, je lève la main à l'horizontale : je montre. Et je ne la tiens pas fixe, je l'agite, je montre, je la remue en direction d'une personne. C'est le geste, ici, de désigner, donc de proclamer et de célébrer.

 

          Maintenant, dans le substantif dérivé de cette racine qui est donc une gesticulation du bras et de la main, nous retrouvons les trois sens. C'est un mot que les hébraïsants connaissent très bien, et d'ailleurs il est utilisé en hébreu moderne. Ce sera l'aveu, donc la confession, l'aveu. Ce sera le remerciement, l'action de grâce, et en hébreu moderne, ça veut dire merci. Et ce sera aussi la louange et la célébration. Voyez la richesse sémantique de la racine et d'un de ses dérivés.

 

          Alors, lorsque les traducteurs, grecs d'abord et puis latins, se sont trouvés devant ce mot, ils ont dû choisir. Mais le grec qui est une langue très riche aussi dans son éventail et puis le latin à la suite du grec, ils ont choisi un mot qui introduit une nuance capitale importante.

          Les traducteurs grecs, deux ou trois siècles avant notre ère, n'étaient pas des chrétiens, c'étaient des Juifs. Ils avaient un sens qui est passé en chrétienté dans l'Eglise. C'est le sens de la communauté. Il y a là en grec et en latin un préfixe, avec, qui signifie cette communauté.  

Donc ici, nous avons l'image d'un ensemble. je ne suis pas seul à confesser, je ne suis pas seul à rendre grâce, je ne suis pas seul à célébrer. Je célèbre toujours, je rends grâce toujours, je confesse toujours en communauté, en Eglise. C'était la communauté d'Israël, maintenant c'est la communauté chrétienne, c'est la communauté monastique.

 

          Nous ne sommes donc pas seuls ! Lorsque nous prions notre liturgie, lorsque nous chantons nos psaumes, nous nous adressons personnellement à Dieu naturellement. Il ne peut pas en être autrement. C'est moi qui prie, c'est moi qui donne, c'est moi qui contemple Dieu, et puis qui me prosterne devant lui, qui l'invoque, qui le supplie.

          Mais je fais partie d'une communauté qui me donne la vie. L'Eglise est un Corps. Et c'est le Corps entier qui s'exprime par ma bouche, et qui s'exprime par la bouche de tous les orants.

        La prière de notre office, elle façonne une âme qui est l'âme de notre communauté. Et en même temps, elle est un positionnement en face de Dieu. C'est donc un Corps à plusieurs bouches qui dans le fond n'a qu'une bouche qui est le Christ Jésus récapitulant tout le Corps en sa personne.

 

        Donc, mes frères, lorsque nous rencontrons maintenant, dans notre liturgie de l'office, les mots célébrer, rendre grâce, confesser - cela arrive une fois ou l'autre aussi - eh bien à ce moment-là, ayons toujours en même temps à l'esprit les trois sens. Il ne faut pas, je dirais, les épingler, les tirer, chacun contient les deux autres. Nous devons tout de même nous en choisir un.

        Mais ayons tout de même à la mémoire de notre cœur les deux autres qui sont présents. Donc, lorsque je parle de célébrer, c'est pour rendre grâce et en même temps reconnaître mon état, savoir que je suis un homme blessé, un homme pécheur, mais un homme malade qui désire être guéri, un homme qui reconnaît ce qu'il est, un homme qui vit, qui veut vivre de la vérité.

          Alors, en même temps je rends grâce à Dieu qui seul peut me guérir, qui seul peut me sauver. Et en Dieu, je vois le Christ Jésus qui est précisément Dieu venu à ma condition et me donner la sienne. Et alors à ce moment-là, je rends grâce, je célèbre ce Dieu qui est l'unique, qui est le salut de la création entière.

 

          Donc, mes frères, je pense qu'il est tout de même utile que je donne cette petite explication-là à tout le monde. Mais celui qui a posé la question, il a entendu la réponse et, je pense, il est le premier à être satisfait.

 

Chapitre 24 : La mesure de l’excommunication.  01.07.87

      Etre mis au ban de la communauté !

 

Mes frères,

 

A l'époque de Saint Benoît, la peine d'excommunication infligée à un frère était ressentie comme l'équivalent d'une damnation, à cette différence près que le repentir était possible et donc que cette condamnation n'était pas irrémédiable.

Le frère coupable était mis au ban de la communauté. Il vivait encore dans l'enceinte du monastère, mais symboliquement, et par des mesures concrètes appropriées, il ne participait plus à la vie de la communauté. Il n'avait plus part à la communion des frères. La puissance de vie qui animait la communauté ne passait plus en lui.

Si bien que à plus ou moins longue échéance, il était condamné à mourir, à mourir spirituellement, à mourir psychiquement et peut-être même à mourir physiquement ? Si bien que le sentiment grandissant de cette mort provoquait un choc salutaire et amenait le frère à résipiscence.

 

Voilà donc comment se présentait à l'esprit de Saint Benoît et de ses disciples l'excommunication pour les fautes, pour les fautes graves naturellement, pas pour les peccadilles. Je vous le répète, c'était une sorte de condamnation à mort. Mais pour vivre les choses de cette façon, il fallait une grande foi, une foi vivante qui faisait voir en transparence l'univers de Dieu.

On me faisait remarquer cet après-midi que dans les pays arabes chrétiens comme certaines régions d'Israël, ou au Liban, ou certaines régions de Syrie, ce sentiment d'un univers imprégné de la présence de Dieu dominait aujourd'hui encore toute l'existence des hommes. C'est très, très fort dans les pays Islamiques, mais c'est aussi fort dans les pays chrétiens de ces régions. C'était l'atmosphère dans lequel vivait Saint Benoît.

Or aujourd'hui, le monde est devenu opaque et les réalités divines sont entièrement étrangères à notre Culture. C'est un phénomène que nous devons accepter parce qu'il est là. Nous sommes nés dans cet univers. Nous y vivons encore maintenant. Et il est clair que une peine comme l'excommunication serait entièrement désuète aujourd'hui. On ne la comprendrait pas. On verra ça comme un jeu et peut-être même comme une délivrance. On serait marginalisé officiellement. On pourrait donc faire ce qu'on veut, mener sa vie comme on l'entend.

 

Et pourtant, cette peine de l'excommunication, elle a encore, me semble-t-il, quelque chose à nous dire aujourd'hui, du moins l'évocation de cette peine. Elle nous rappelle deux choses. La première, c'est qu'elle ravive en nous le sens du Corpus Monasterii. Nous formons un Corps, un Corps structuré, un Corps animé, et l'âme de ce Corps, c'est l'Esprit Saint, l'Esprit Saint qui est amour.

Et quand je parle d'amour, c'est la charité, ce n'est pas un quelconque sentiment de sympathie, ou un esprit de corps, ou un certain sentiment de faire partie de telle communauté dont on doit défendre au moins la façade. Non, lorsque je parle de charité, c'est la Personne même de l'Esprit Saint, c'est cette Personne qui n'a pas de visage, cette Personne que nous ne pouvons nous représenter et qui, pourtant, est perceptible à notre cœur et même à l’œil de notre cœur lorsque notre cœur devient pur.

Et cette Personne de l'Esprit Saint, elle pénètre chacun d'entre-nous. Elle nous unit comme elle unit, comme elle est elle-même le lien de l'unité au sein de la Trinité. Voilà donc ce qui constitue une communauté monastique ! C'est extrêmement important !

 

Alors, la peine de l'excommunication, elle plaçait le frère en dehors de l'Esprit Saint. Il était éjecté. Si bien que fatalement, comme je le disais tout à l'heure, à plus ou moins long terme il devait mourir, une mort spirituelle qui était l'équivalent de la damnation éternelle.

Eh bien, si nous n'étions pas un Corps, mais un simple groupe, un agrégat d'individus, nous ne formerions pas une communauté et notre Abbaye ne serait pas un monastère. Et c'est une chose qui se perd de vue facilement.

Aujourd'hui, il suffit d'avoir un objectif commun auquel on se donne pour avoir l'illusion de former une communauté. Non, non, la communauté est formée par l'Esprit Saint qui anime les membres, c'est à dire par l'amour effectif qui circule entre les membres. Si ça n'existe pas, c'est pas une communauté, c'est un agrégat.

 

Et deuxième conséquence, c'est que toute faute contre la charité blesse le Corps du monastère, porte atteinte à son intégrité, débilite le Corps. Cela, nous le comprenons. Et c'est la raison pour laquelle la faute contre la charité est, au monastère, est toujours la plus sérieuse.

On peut faire beaucoup d'histoires à côté, mais attention ne blessons jamais la charité parce que à ce moment-là, c'est le Corps même du monastère qu'on attaque. Et en attaquant le Corps, on s'attaque soi-même. Il se produit un effet de boomerang, le projectile qui est envoyé revient. Donc, mes frères, il est nécessaire de toujours veiller sur ses actions, sur ses paroles et même sur ses pensées.

L'idéal, c'est de ne même pas avoir une pensée contre la charité. Elles peuvent effleurer, naturellement, elles peuvent chatouiller, elles peuvent ennuyer. Ce sont des tentations, elles sont inévitables. Mais que ça ne pénètre pas à l'intérieur du cœur pour y prendre racine, et puis pour grandir et fleurir et porter des fruits contre la charité. Parce que alors, je le répète, ces fautes sont les plus sérieuses, alors que nous arrêtons, nous, plus facilement à des actions contre la charité, même à des paroles contre la charité.

 

Mais nous devons aller jusqu’aux pensées, parce que à ce moment-là, lorsque dans le cœur il n'y a plus que des pensées de charité, jamais des pensées contre la charité, à ce moment- là, et les paroles, et les actions ne font que rayonner cette charité.

Mes frères, voilà, vous voyez qu'il est toujours possible de tirer une bonne leçon bien salutaire même de choses qui aujourd'hui nous paraissent, qui sont étrangères à notre mode de vie. Et Saint Benoît, je ne le répéterais jamais assez, est une mine inépuisable d'enseignement et d'encouragement. Avec lui, si nous sommes dociles, je puis vous le garantir, notre avenir spirituel est assuré.

 

Chapitre : Récollection du mois de juillet.        05.07.87

      C’est le temps des vacances !

 

Mes frères,

 

Le mois de Juillet voit s'ouvrir la période des vacances. Des millions d'hommes, de femmes, d'enfants vont emprunter la route, le rail, la voie des airs pour partir à la recher­che du soleil, de la mer, de la montagne. Aujourd'hui, il n'est pratiquement plus possible aux hom­mes de goûter la joie de vivre si, à un certain moment de leur vie, ils ne se plongent dans un dépaysement total.

C'est ainsi que l'activité économique de régions entières va tourner au ralenti. Les problèmes sociopolitiques sont mis au frigo et on voit la société connaître une réconcilia­tion générale dans le partage des mêmes loisirs, des mêmes détentes.

 

Le moine, pour sa part, poursuit avec tenacité, avec un certain acharnement sa marche à travers le désert. Il ne se laisse pas détourner. Il sait où il va. Un instinct infaillible ouvre la route sous ses pas. Cet instinct, c'est l'Esprit de Dieu qui habite son coeur et qui le guide même à travers les nuits les plus opaques avec plus de sécurité que la clarté du plein midi.

Il sait où il va. Une certitude lui dit que ce lieu béni qu'il cherche est tout proche, qu'il est déjà touché à l'in­térieur de la démarche elle-même. Et ce but tant convoité, c'est le lieu de tout repos, le lieu de toute plénitude, le lieu où habite Dieu, le lieu de la lumière.

Guillaume de Saint Thierry vient d'évoquer cette merveil­le. Il s'adresse ici à ce Dieu que déjà il perçoit : Splendeur du bien suprême qui saisissez du désir de vous toute âme raisonnable, d’autant plus ardente vers vous que plus intimement pure, d’autant plus pure que libérée de la chair au profit de l’Esprit.

 

Mes frères, être transformé à l'image de Dieu, image la plus resplendissante, mais n'est-ce pas atterrir dans ce lieu béni de tout repos où Dieu nous attend ? Le moine désire dé­couvrir le lieu de repos, le lieu de cette vie véritable. Et ce lieu est - si je puis user d'une image - ce lieu n'est pas solide, il est liquide. Tout ce qui regarde Dieu, tout ce qui regarde ce Dieu qui est amour et lumière est li­quide.

C'est une source. Mais pas un mince petit filet d'eau. Non, c'est une source qui est un océan, un océan dans lequel on désire se plonger et disparaître. Disparaître non pas pour se noyer et ne plus être, mais disparaître pour renaître orné d'une jeunesse nouvelle, porteur enfin d'amour et de paix.

Saint Grégoire de Nysse a très bien évoqué ce mouvement qui est une arrivée et, à l'intérieur de cette arrivée, un nouveau départ : aller d'épanouissement en épanouissement, aller de dilatation en dilatation, aller de lumière en lumière, de gloire en gloire, et ainsi toute l'éternité.

C'est cela, mes frères, le repos que désire goûter le moine. Et c'est la raison pour laquelle il le goûte déjà à l'intérieur de sa démarche. Le repos, mes frères, il ne se découvre que si on est constamment branché sur celui dont l'activité est pure repos, si on est branché sur Dieu qui est amour et puissance et qui agit toujours dans un repos immense, infini, absolu. Le moine uni à Dieu par une obéissance confiante voit le repos actif de Dieu envahir son coeur, envahir ses sens et transfigurer sa vie entière.

 

Mes frères, la solennité de notre Père Saint Benoît est dressée au seuil des vacances comme un portail majestueux, un portail qui nous invite à prendre la route que Saint Benoît nous a indiquée. Le moine est un homme pressé. Il désire arriver au but tout de suite. Et comme je le disais au départ, ce but, il le touche déjà à l'intérieur de sa démarche - donc à l'intérieur de son obéissance - ne faisant plus qu'un avec Dieu à l'in­térieur de l'axe de donation qu'il fait de lui-même. A ce moment-là, toute la puissance de Dieu, tout le re­pos de Dieu l'envahit. Et comme je le disais à la suite de Saint Guillaume, il le transforme et le transfigure.

Mes frères, c'est ainsi que Dieu nous appelle à partager son repos et ses vacances. Il est dit que l'occupation du moi­ne est une vacatio. On peut l'entendre comme des vacances, mais aussi comme un vide, car il n'y a pas de véritables vacances si on ne crée pas un vide. Et c'est la raison pour laquelle des mil­lions de gens se mettent en route pour quitter leurs lieux habituels, faire le vide et s'emplir d'énergies nouvelles.

Le vide que nous opérons en nous, c'est le vide d'un ou­bli, oubli de soi, ouverture à ce que Dieu nous offre. Il nous l'offre directement. Il nous l'offre à travers nos frères. Il nous l'offre par la main de chaque homme que nous rencontrons. Et cette vacatio qui est une vacuitas devient un état. Car Dieu lui-même est un être vacant, un être disponible, un être ouvert, un être qui s'est vidé de lui-même pour accueil­lir en lui tout ce qu'il a d'abord projeté en dehors de lui parce qu'il est amour.

 

Voilà, mes frères, ce que Saint Benoît désire nous dire en ce mois de Juillet où nous allons le fêter. Chaque jour qui s'ouvre devient ainsi pour nous un jour de vacances nou­velles, un jour de disponibilités nouvelles et aussi un jour de jouissances nouvelles. Car, comme Guillaume de Saint Thierry nous le disait : Dieu, personne ne le contemple au point d’en jouir qu’en proportion de sa ressemblance avec Lui !

Mes frères, demandons à Dieu demain, et en la fête de Saint Benoît, et puis, chaque jour de ce mois, demandons-lui de convertir notre coeur afin que nous lui devenions toujours plus ressemblants et qu'ainsi notre attitude, notre sourire, un certain épanouissement qui rayonne de notre personne soit le témoignage de la vérité de notre Dieu, de la vérité de ce qu'il nous offre, de la vérité de ce qu'il nous réserve pour l'éternité et qui est déjà entiè­rement présent chaque fois que nous rencontrons sa volonté et que nous nous perdons en elle.

 

 

 

 

Règle : 33 : Avoir quelque chose en propre.     10.07.87

      Vivre hors de soi.

 

Mes frères,

 

Pour notre Père Saint Benoît et pour la Tradition monastique la plus pure, la pauvreté est la vertu d'un moine dont le regard porte au loin, si loin qu'il se perd dans l'infini de la ténèbre divine, si loin qu'il touche à la source de la lumière et de la beauté, de toute lumière et de toute beauté.

Le cœur d'un tel moine vit où atteint son regard. Cela nous permet de comprendre qu’un moine est pauvre parce qu'il est absent. Il n'est plus de ce monde. Il est étranger à tout ce qui habituellement captive, ensorcelle les hommes. Il est parti ailleurs.

La pauvreté est donc toujours le fruit d'une extase. On se quitte, on ne vit plus en soi. On vit chez l'autre, on vit chez Dieu. Elle est donc une grâce que l'on reçoit. Mais à cette grâce, on doit se préparer. J'entends ici la grâce de la vraie pauvreté, celle qui dépouille un homme de tout ce qui en lui est égoïsme, de tout ce qui en lui est une charge.

 

Cette pauvreté le rend aérien et le fait participer déjà de quelque façon à la nature des incorporels, donc des anges ou des bienheureux, ou des hommes ressuscités. La pauvreté parfaite est donc de nature eschatologique. Le moine qui l'a reçue a franchi le seuil de la mort. Il est déjà en possession du Royaume de Dieu.

C'est un idéal qui nous est proposé, qui n'est pas inaccessible puisque c'est un cadeau qu'on reçoit. Mais il faut y préparer son cœur. Et pour cela, la vie cénobitique est un milieu idéal. En effet, tout étant commun à tous - comme nous le dit Saint 8enoît - on apprend à vivre hors de soi.

En effet, le Corpus monasterii dont on est une cellule, donne au moine toute sécurité au plan matériel, au plan psychologique et au plan spirituel. Le moine qui veut être attentif reconnaîtra qu'il en est bien ainsi. Pour certains dans le monastère, pour l'Abbé, pour le cellérier, pour l'un ou l'autre officier du monastère, il y aura toujours des soucis, mais ce sont des soucis assumés dans la paix.

 

Le Père Prieur de Chevetogne nous en a parlé hier de cette paix qui est caractéristique de l'Ordre Bénédictin, cette paix donc qui réconcilie tout et qui parvient même à concilier les contraires.

Le moine qui jouit donc d'une telle sécurité peut donc librement s'ouvrir comme une fleur. Il cherche sa nourriture par les racines dans le terreau communautaire et il la puise par sa corolle en buvant la lumière, déjà la lumière de Dieu, la lumière divinisante dont nous parle Saint Benoît. Il n'a pas besoin de chercher sa nourriture en lui et de s'autodétruire.

 

            J'ai eu l'occasion de lire un petit livre écrit en 1945-1946 par un médecin Juif Viennois, un psychiatre, qui avait été emprisonné trois ans à Auschwitz. Il a survécu et en tant que psychiatre, psychologue et médecin avait suffisamment de présence d'esprit pour voir ce qui se passait autour de lui, pour en tirer les conséquences et chercher un moyen, une thérapie pour la vie courante, pour pouvoir s'assumer soi-même dans la vie de tous les jours et ainsi parvenir à mettre au point une méthode qui permettrait à des malades psychiques d'être récupérés, d'être guéris.

Et je me souviens entre autre qu'il disait que les tortionnaires nazis, là-bas, qui les faisaient travailler à mort sans les nourrir presque, ces tortionnaires les menaient à un état tel que le corps après avoir épuisé toutes ses réserves de graisses, qui sont donc les réserves d'énergies, commençait à se manger lui-même - donc la chair elle-même - à se manger lui-même par l'intérieur.

C'est quelque chose d'effrayant car c'est quelque chose qu'on ne peut pas imaginer je pense si on ne l'a pas vécu. Donc ces hommes et ces femmes, c'était vraiment une autodestruction à laquelle l'organisme était acculé.

 

Eh bien, l'égoïsme, lorsque on y cède, lorsque on ne s'en libère pas, c'est une autodestruction spirituelle. L'organisme spirituel se mange lui-même et il se détruit. Et cela va plus loin alors : l'organisme psychique est attaqué et détruit. Ne l'oublions pas ! Et la véritable pauvreté en ouvrant le moine à un autre univers, en lui permettant de s'ouvrir à cet autre univers, à l'univers de la charité fraternelle, car les racines du moine plongent dans la communauté et c'est la communauté qui lui donne vie et sécurité ; et en même temps, le cœur qui s'ouvre vers l'univers de Dieu qui lui envoie toute lumière et tout ce dont le moine peut spirituellement avoir besoin.

Alors, mes frères, vous comprenez que nous devons tous veiller à ce que notre communauté soit moralement et spirituellement saine. On ne doit pas trouver en elle quelque chose de délétère ou de vénéneux, des comportements, des attitudes, des paroles qui blessent la communauté, ou qui l'empoisonnent et qui peuvent rendre son terreau malsain.

Il ne faut pas que nous puisions la maladie lorsque nous vivons dans la communauté, ça doit toujours être la santé. Mais comme nous formons un Corps, nous sommes tous responsables de cette santé. Nous le sommes tous personnellement et solidairement. Ne perdons pas ça de vue !

 

Alors, mes frères, afin de pouvoir exercer cette responsabilité de façon consciente et de façon efficace, veillons à tenir notre regard toujours attaché aux réalités divines. Comme je le disais au début, un homme vit où porte son regard. Si notre regard porte sur le Christ, s'il porte sur la Sainte Trinité, s'il porte sur l'univers des saints, eh bien notre regard sera pur et nous-mêmes, nous connaîtrons une bonne santé spirituelle.

Nous aurons toujours des défauts, nous aurons toujours des péchés, mais ce n'est pas grave. Nous avons toujours des grippes et des rhumes, et des choses parfois un peu plus sérieuses, mais ça ne nous empêche pas de vivre, et ça n'empêche pas que notre santé soit solide.

Alors, mes frères, vous comprenez que si nous sommes fidèles à notre vocation contemplative, donc à ce regard pur dirigé vers Dieu, vers la lumière, à ce moment-là nous serons vrais. Nous serons des vrais moines. Et alors, nous serons des pauvres authentiques. Et étant des pauvres authentiques, notre communauté sera saine et nous progresserons tous jusqu'au moment où, voilà, devenus étrangers aux préoccupations mondaines, notre cœur sera entièrement parti là où nous sommes attendus, c'est à dire chez Dieu…

 

Commentaires de la Carte de Visite.             12.07.87

      Le Père Prieur.

 

r.1es frères,

 

Nous allons reprendre la lecture de la Carte de Visite. Vous savez que c'est le souhait exprimé par le Père Abbé d'Achel au moment où il a clôturé la Visite Régulière. Voici ce qu'il nous dit :

            Beaucoup de voient pas bien en quoi consiste la tâche du Prieur, surtout en l’absence du Père Abbé. Visiblement on oublie vite qu’il existe un second supérieur selon la Règle de Saint Benoît et on va son chemin.

 

Ceux qui ne voient pas clair peuvent se référer à un il­lustre prédécesseur qui est Saint Benoît lui-même. Pour Saint Benoît, le Prieur est un meuble inutile, encombrant. Il pré­férerait s'en passer, mais il est obligé de céder aux habitu­des du temps, mais avec réticence, en s'entourant d'une foule de précautions.

J'aurais pu attendre le jour où le chapitre qui traite du Prieur tombe un dimanche, mais enfin alors ça aurait encore pu durer longtemps. Aujourd'hui, il n'est plus permis de faire l'économie d'un Prieur, car la Constitution 36 stipule que l'Abbé nomme un Prieur. C'est impératif !

Quelle est donc la tâche du Prieur ? Traditionnellement le Prieur est le soutien indéfectible de l'Abbé. Il est de­mandé au Prieur d'être un exemple de régularité pour ses frè­res. Il lui est demandé de maintenir la concorde et la paix entre les frères et de veiller à ce que tous aient la plus grande confiance en leur Abbé. Cela, c'est l'essentiel de la tâche du Prieur !

 

Il doit donc être dans la communauté l'homme sur lequel l'Abbé peut s'appuyer en toute sécurité. Il est comme la sé­curité de l'Abbé. Attention, ça c'est en principe. Depuis tou­jours, c'est ainsi qu'est vu le Prieur. Mais aujourd'hui, nous sommes à une époque de révolution que certains appellent du renouveau. Si bien que certaines communautés exigent que le Prieur soit le chef de l'opposition à l'Abbé. Et ça existe, et j'en connais !

Voyez un petit peu alors ! Je me demande ce qui reste ? Il n'y a plus rien. Encore une fois, il y a en dessous d'une telle vision du Prieur, il y a le refus du Corpus Monasterii. Il y a le refus de la communauté comme telle. Car c'est vu à la façon d'un parlement où il y a une ma­jorité et où il y a une opposition. Et alors on discute, on s'affronte et on finit par trouver quelque chose, une sorte de compromis que l'Abbé alors doit faire passer dans les faits.

Non, mes frères, ce n'est pas ça le Prieur selon Saint Benoît. Il faut bien savoir que c'est un peu de cela que Saint Benoît avait peur. Vous vous en souvenez : le Prieur qui se considère comme un second Abbé.  Alors, le Prieur aussi est spécialement chargé de la san­té de l'Abbé.

 

Donc, si on veut voir maintenant le portrait du Prieur, il est une sorte de présence discrète auprès de l'Abbé et au­près des frères. On lui demande peu ou beaucoup selon la tail­le de la communauté. Dans une petite communauté, pratiquement le Prieur n'a pas tellement à faire en tant que Prieur. Au point d'ailleurs que dans une petite communauté - c'est inévitable - on va lui demander d'autres emplois. Evidemment il va devoir cumuler.

Dans une forte communauté par contre, là le Prieur devra faire davantage. Comme je connais des situations, par exemple le Prieur organise le travail. Donc tous les frères, les chefs d'emploi qui ont besoin d'aide transmettent leurs désirs au Prieur qui lui alors, tous les jours, distribue le travail aux frères disponibles.

C'est aussi le Prieur qui dirige le Monasticat, donc qui s'occupe des jeunes profès en communauté. Il organise leurs cours. Il les reçoit. Il veille à tous leurs besoins, sur leur santé. Enfin il est un peu comme le Maître des novices, le Maître des jeunes profès en communauté. Alors le Prieur ne fait que cela. Il ne cumule pas d'au­tres charges qui n'ont rien à voir directement avec les fonc­tions pastorales d'un Prieur.

 

Alors, le père Visiteur attire notre attention sur un petit point, et c'est probablement là-dessus qu'il appuie. Qu'arrive-t-il lorsque l'Abbé est absent ? Eh bien, il faut d'abord savoir en quoi consiste une ab­sence de l'Abbé. C'est une absence qui dure au moins 24 Heure. Donc d'abord ça, l'Abbé déloge. A ce moment-là, l'autorité de l'Abbé repose toute entière sur le Prieur. Imaginons que l'Abbé ne revienne pas, qu'il meure en route, à ce moment-là c'est le Prieur qui est, non pas l'Abbé, mais qui détient toute l'autorité de l'Abbé en dé­pendance naturellement du Père Immédiat.

Donc, pour une absence d'au moins 24 heure, l'autorité de l'Abbé repose toute entière sur le Prieur. Ne l'oublions jamais ! Cela veut dire qu'il dirige le monastère en respectant les instructions qu'il a reçues de l'Abbé et en conformité avec l'esprit de l'Abbé. Maintenant les frères ? Les frères, et bien, ils doivent en tenir compte. Ils ne doivent pas profiter de l'absence de l'Abbé pour essayer d'extorquer au Prieur des choses qu'ils savent très bien que l'Abbé ne leur donnerait pas.

Donc le Prieur doit d'une certaine façon être ferme. Cela ne veut pas dire que le Prieur doit avoir peur. Si un frère vient lui demander quelque chose d'un peu ..., enfin, disons qui semble anormal, il doit prendre son temps et dire : Voilà, c'est très bien, je vais réfléchir, je vais m'informer, je vais consulter le Père Abbé. Le Prieur sait toujours où se trouve l'Abbé. C'est si facile de lui passer un coup de fil et de dire : voilà, telle situation, que faut-il faire ? Et il reçoit une instruction de l'Abbé pour un cas insolite.

 

Alors, c'est au Prieur aussi qu'il faut s'adresser pour les permissions de sortie par exemple. On ne peut pas dire : l'Abbé est parti, donc c'est la grande liberté. Non, on fait avec le Prieur comme avec l'Abbé.

Il ne faut pas non plus - c'est déjà arrivé - que je ne sois pas encore arrivé auprès du Relais, à la route de Ciney, qu'on vient déjà trouver le Prieur pour demander toutes sortes de permissions. L'Abbé est parti, ça va bien ! Non ! Dans ces conditions-là, le Prieur doit dire : Je regrette beaucoup, mais je n'ai reçu aucune instruction de l'Abbé à votre sujet. Nous allons attendre. Je lui passerai un coup de fil quand il sera arrivé. Vous voyez !

Nous devons être des adultes et pas nous comporter comme des petits enfants. Quand papa est parti, on va arracher tout à maman ! Non ! Voilà, mes frères, nous en resterons là pour aujourd’hui.

 

Règle : 38 : Du lecteur semainier.                17.07.87

      Le caractère sacré du repas.

 

Mes frères,

 

La lecture ne doit jamais manquer à la table des frères, nous dit Saint 8enoît. Cette lecture au cours du repas est très ancienne dans le monde monastique et nous pouvons nous demander quelle est la raison qui a motivé cette coutume. Il faut aller la chercher toujours, non pas dans des motifs utilitaires, mais bien au-delà dans cette région où déjà on expérimente entre soi et à l'intérieur de son cœur la présence du Royaume de Dieu. C'est toujours pour des raisons d'ordre surnaturel que les choses se passent dans un monastère.

Il y a lecture au cours du repas à cause du caractère sacré de ce repas. Rappelons-nous que Saint Benoît prescrit ailleurs que les semainiers de cuisine, donc les serviteurs de table, doivent laver les pieds de tous les frères lorsqu'ils ont fini leur travail. C'est la une réminiscence certaine à la dernière Scène où le Christ Jésus avant d'entrer dans sa passion a lavé les pieds de ses disciples. Et il leur a dit : Je vous ai laissé un exemple pour que vous le fassiez vous-mêmes, ce que j'ai fait.

Or, ce repas que Jésus a partagé avec ses apôtres et ses disciples, c'était la grande célébration pascale. C'est le repas au cours duquel il avait fondé, où il avait institué le Sacrement qui allait devenir notre Eucharistie. Il s'était donné lui-même en nourriture et en boisson à ses frères. Et voilà qu'il s'anéantissait à leur pied jusqu'à devenir leur esclave.

 

Mes frères, le repas à l'intérieur du monastère est toujours ainsi une réminiscence de cette dernière scène. Il est donc directement lié au Sacrifice Eucharistique - nous ne devons jamais le perdre de vue - ce Sacrifice Eucharistique qui unit et qui crée.

Que crée-t-il ? Eh bien, il crée le Corpus Monasterii. Dans notre réfectoire nous partageons aussi la même nourriture, nous partageons forcément les mêmes goûts, nous partageons le même rythme et nous grandissons ensemble dans la même charité.

Ce Sacrifice de l'Eucharistie, dont l'écho est perçu dans notre repas communautaire, nous relie directement à notre Créateur. C'est notre Créateur devenu homme, devenu pain et vin, qui vient en nous. Et ainsi, nous sommes reliés au cosmos entier. Et déjà, grâce à nous, ce cosmos se transfigure.

 

Nous sommes aussi unis ensemble. On devient ce qu'on mange. Et comme nous mangeons tous la même chose, nous devenons tous même. N'oublions pas que dans l'aliment que nous mangeons, nous mangeons de la charité : la charité, l'amour de ceux qui ont préparé le repas, de ceux qui le servent, de ceux qui entretiennent le réfectoire.

Vous voyez, mes frères, toute cette symbolique et cette  réalité se trouve à l'intérieur de notre table. Et c'est la raison pour laquelle comme dans l'Eucharistie il est nécessaire d'avoir une lecture. Il y a aussi tout un cérémonial que Saint Benoît rappelle ici.

Il y a une prière en commun. Il y a une bénédiction qui est demandée d'abord pour le lecteur, une prière en commun avant et après le repas, tout un cérémonial. Il y a une gestualisation. On se sert les uns les autres. On écoute la Parole de Dieu.

 

Alors, mes frères, il y a une petite notation sur laquelle je veux m'arrêter, sur laquelle je veux appuyer. Saint Benoît nous dit que on gardera un silence parfait à table, en sorte que on n'y entende aucun chuchotement ni paroles, mais seulement la voix du lecteur. 68.13.

Ce silence parfait est exigé parce qu'on participe à une action sainte et on entre à l'intérieur d'un mystère. C'est le mystère de notre charité, c'est le mystère de Dieu qui se fait homme pour donner sa vie pour nous et nous emporter en lui, c'est le mystère de notre transfiguration.

Mes frères, nous devons avoir conscience de tout cela. Et c'est pourquoi ça me fait toujours de la peine lorsque j'entends ricaner au réfectoire. C'est grave, savez-vous ! A .mon sens, c'est presque un sacrilège. Naturellement celui qui fait ça, il ricane parce que vous savez, le lecteur a peut-être fait une petite erreur ? Ou bien le lecteur épuisé, surépuisé, il a de la peine à ne pas s'endormir, ou toutes sortes de choses ainsi.

Alors, mes frères, je sais bien qu'il n'y a pas de méchanceté là-dedans, aucune, aucune. Il n'y a pas de malice, ça sort comme ça. Mais prenons garde parce que ça pourrait parfois friser le sacrilège. Prenons garde !

 

Et comme Saint Benoît le dit : Qu'il y ait toujours un silence parfait, qu'on n'entende aucun chuchotement. Ici, c'est les mussitatio, 38,13. Et dans les mussitatio on peut mettre beaucoup de choses, beaucoup plus que du chuchotement. Cela ne veut pas dire chuchotement, c'est presque singer, faire comme.

Alors, mes frères, soyons prudents de ce cote-là et demandons à Dieu de bénir, de toujours bien bénir ceux qui se dévouent au réfectoire : le réfectorier, le cuisinier, les serviteurs de table, le lecteur de table.

Je n'ai pas le temps, nous devons aller à l'église. Ce sera pour une autre fois : le service de la lecture qui est dur. J'ai été lecteur pendant longtemps comme bien d'autres ici. Ce n'est pas simple. Donc, respectons toujours aussi notre lecteur et remercions, demandons à Dieu encore une fois de les bénir tous largement.

Commentaires de la Carte de Visite.             19.07.87

      Prière chorale ou privée ?

 

Mes frères,

 

Le Père Visiteur pose une question à laquelle il se garde de répondre. Il m'abandonne ce soin. Il nous dit d' abord :

 

            Dans le domaine de la liturgie et de l’Office choral, on a réalisé de notables progrès depuis quelques temps.

            L’allongement de la prière chorale est vu par certains comme un raccourcissement de l’Oraison privée et de la Lectio Divina. Quel est le meilleur ? Où se trouvent les priorités ? Le fait est qu’il y a peu d’oraison privée. On y voit parfois de petits groupes venus de l’extérieur. Je fais remarquer que en premier lieu chacun a endossé une responsabilité dans ce domaine le jour de sa profession solennelle.

 

Je veux d'abord faire justice d'une affirmation quelque peu outrancière. L'allongement de la prière chorale est pré­sentée comme regardant la totalité de l'Office. En fait, ça ne concerne que l'Office de nuit. Pour ce qui regarde les autres Heures, même Laudes aujourd'hui, les Offi­ces sont plus courts qu'autrefois. Dans l'ensemble de la journée, l'allongement est mineur s'il y en a un !

Mais de toute façon, le service de Dieu ne se mesure pas au chronomètre. Nous sommes les tributaires de notre temps où tout est minuté, tout est calculé. N'entrons pas dans cet optique, mes frères, lorsqu'il s'agit de Dieu, nous ne devons pas regarder à notre effort.

 

Maintenant, venons-en à la question elle-même : Quel est le meilleur ? Où se trouvent les priorités ? Est-ce la prière chorale ou l'oraison privée ?

Je vais remonter assez haut. La perfection de la vie mo­nastique est placée depuis l'origine du monachisme dans l'Oratio continua, dans la Prière continuelle, mais il faut bien entendre de quoi il s'agit. Il n'est pas question de prier à longueur de journée. La prière continuelle est l'état du moine mort à lui-même, du moine qui peut dire : Ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi.

Un tel homme, même s'il est encore présent physiquement sur la terre est déjà par tout son être entré dans le Royaume de Dieu. Il est...comment dire cela, parce qu'il n'y a pas de vocable humain pour décrire une telle situation ?

Je ne veux pas dire qu'il vit dans une espèce de torpeur, ni dans. un état d'absence. Son attention n'est pas égarée. Non, il est comme le Christ était. D'ailleurs ce n'est plus lui qui vit, c'est le Christ qui vit en lui.

Sa conscience est donc constamment éveillée aux réalités de Dieu. Il est à l'intérieur même de la Trinité. Il participe au cycle Trinitaire. Il est donc suprêmement attentif à tout ce que Dieu fait, à tout ce que ses frères font, à tout ce que le monde devient. Il sera donc le lieu d'une immense souffrance parce que il verra tout le mal. Il le verra infiniment mieux qu'à l'époque où il était entièrement grossier. Il le verra et en souffrira comme Dieu le voit et Dieu en souffre.

 

Et la porte pour arriver à cette oratio continua, c'est la pureté du coeur, un coeur dans lequel l'amour a enfin to­talement triomphé. Et la route pour s'engager dans cette porte, c'est l'obé­issance, c'est de faire à chaque instant la volonté de Dieu. C'est renoncer à ce qu'on désire, à ce qu'on goûte, à ce qu'on est pour entrer dans les désirs, dans les goûts et dans l'être même de Dieu.

Maintenant, au départ ce moine est un homme pécheur, un égoïste replié sur lui-même. Or, le lieu de sa guérison, ce sera le Corpus monasterii. C'est la raison de la vie cénobi­tique. Saint Benoît dit bien qu'il ne faut s'engager dans la vie érémitique - donc dans la vie solitaire - que si on est rompu à la vie cénobitique, que si la vie cénobitique a tel­lement déjà transformé cet homme qu'il est capable de mener seul la lutte contre les vices de la chair et des pensées.

Donc la communauté est le lieu où on guérit de son état de pécheur. Et le Corpus monasterii - donc la communauté - est une parcelle de l'Eglise. Elle est une cellule du Corps, de cet immense Corps qu'est le Christ total.

 

Voilà la raison pour laquelle la prière du Corpus monas­terii, la prière donc de l'Eglise, la prière du Christ total aura toujours la priorité sur tout autre forme de prière. Le moine coule, fond sa prière dans celle du Corps, dans celle du Christ. C'est pourquoi cette prière aura toujours une ef­ficacité absolue.

Naturellement il faut que vraiment la prière personnelle du moine soit fondue dans celle de l'Eglise, dans celle du Christ, dans celle de la communauté. Il ne faut pas qu'elle glisse à côté, il ne faut pas qu'elle soit réticente. Non, il faut vraiment être donné à la communauté par toute sa vie.

Alors, la prière devenant celle de la communauté, celle du Corps du Christ, à ce moment-là la prière est effi­cace. Cela veut dire que le moine est certain de parvenir au terme de sa vie qui est cette oratio continua. Donc la prière personnelle prend sa source et elle at­teint sa perfection au sein de la prière chorale. J'ai donc répondu à la question du Visiteur : Quel est le meilleur ? Où se trouve la priorité ?

           

Maintenant venons-en à une remarque qu'il nous fait ou qu'on lui a faite : c'est qu'il y a peu d'oraison privée à l'église.

Eh bien, n'exagérons pas ! Depuis ce moment-là, j'ai un peu observé comment les choses se passaient. Et je puis ré­pondre que c'est la même chose - toute proportion gardée ­qu'il y a vingt ou trente ans. Lorsque ici on était 50 ou 60, pendant les intervalles il y avait - c'est normal - un peu plus de monde à l'église. Mais toute proportion gardée, il n'yen avait pas plus que maintenant.

On va me dire : Mais ce sont toujours les mêmes ! Oui, c'est vrai, c'est vrai ! Mais la prière privée, le lieu de la prière privée, ce n'est pas nécessairement l'église. Ce peut être à cette époque le jardin ; ce peut être la cellule ; ce peut être le scriptorium. Et puis, les intervalles doivent être partagées entre la Lectio Divina et l'Oraison. On ne peut pas faire les deux en même temps.

Faut-il donner la priorité à la Lectio Divina ou à l'Oraison privée à l'église. La Lectio Divina est un des trois piliers de la vie monastique à côté de l'Office Divin et du travail. La priorité est à la Lectio Divina avant quel­que chose de privé encore une fois. Attention à ce qui est privé dans notre vie !

 

Tout dans notre vie, je le rappelle, doit être coulé à l'intérieur d'une activité communautaire, d'une activité de Règle. La prière privée, l'Oraison privée, même à l'église, pourrait bien être une forme de marginalisation. Cela ne peut pas arriver, mes frères, il faut toujours que nous soyons de coeur et dans l'obéissance unis à la com­munauté.

Il arrivera donc qu'il y a des frères dont les intervalles sont réduits, sont très courts à cause de leur emploi, à cause de leur travail. Eh bien, ceux-là ne peuvent pas faire oraison privée à l'église. Ils sont dans l'obéissance, ils sont dans la volon­té de Dieu. Dieu leur demande cela aujourd'hui.

Eh bien voilà, mes frères, ce que nous pouvons retenir aujourd'hui. Retenons ceci : la priorité est toujours donnée à l'Office Divin. Dans la mesure du possible, sans négliger notre Lectio Divina, il est bon, il est sage et il est saint de passer de temps en temps à l'église pour y faire un peu d'oraison privée.

 

Il y en a assez bien qui arrivent à l'Office quelque temps avant l'heure. Ils entendent sonner l'Office, le pre­mier coup, et ils quittent leur travail, leur lecture et se

rendent à l'église. C'est très bien tout cela, ce sont d’excellentes habitudes. Nous devons essayer de les faire nôtres. Mais encore une fois, nous devons toujours être dans la volonté de Dieu et nous ne pouvons jamais négliger notre em­ploi ou notre travail sous prétexte de faire une oraison à l'église.

Donc en résumé : volonté de Dieu avant tout, ce qu'il nous demande. Puis, Office Divin, Lectio Divina, et puis dans la mesure du possible oraison privée à l'église. Mais toujours le but sans jamais l'oublier : nous perdre en Dieu, permettre au Christ de vivre en nous tout son mystère, devenir de véri­tables contemplatifs et déjà connaître dès cette vie le bonheur d'entrer dans le Royaume de Dieu.

 

Chapitre : Suite aux causeries de Dom Nocent. 25.07.87

      Présence du Christ et sacerdoce baptismal.

 

Mes frères,

 

Le passage de Dom Nocent a été, me semble-t-il, une grâce pour notre communauté. Ses conférences nous ont appris des choses que nous ignorions peut-être, ou bien elles les ont fait sortir des brumes dans lesquelles nous les avions enfouis par mégarde. Je voudrais attirer votre attention sur deux points qui, me semble-t-il, sont capitaux pour notre propos monastique.

Le premier, c'est la présence réelle du Christ dans la Parole proclamée ou chantée. C'est bien une présence réelle. Ce n'est pas une présence analogique ou symbolique. Elle est réelle autant que la mienne parmi vous ici en cet instant. Entre la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie et la présence réelle du Christ dans sa Parole, dans notre Office, il n'y a pas une différence de nature, il y a une différence de degrés. C'est essentiellement la même présence.

Donc, lorsque nous chantons l'Office ou que nous écoutons la Parole proclamée au cours de la liturgie, nous entendons, nous écoutons le Christ ressuscité réellement présent au mi­lieu de nous. Les yeux de notre coeur peuvent le voir. Il faut que notre coeur soit purifié. Mais lorsqu'il l'est, ­je vous le dis, en toute vérité on le voit, pas avec les yeux du corps mais avec les yeux du coeur.

Alors le second point sur lequel je voudrais appuyer, c'est celui-ci : Quand nous célébrons l'Office Divin, nous exerçons notre sacerdoce baptismal. Nous sommes prêtres, nous qui sommes baptisés. Nous le sommes dans le sens strict du mot. Mais attention ! Entre le sacerdoce baptismal et le sa­cerdoce ordonné, il n'y a pas une différence de degrés, mais une différence de nature.

Et cependant, c'est le sacerdoce baptismal qui porte et qui supporte le sacerdoce ordonné. On n'est pas prêtre si on n'est pas d'abord baptisé. Donc d'abord le sacerdoce baptis­mal, ensuite à l'intérieur du sacerdoce baptismal, une certai­ne fonction qui est le sacerdoce ordonné.

 

Nous offrons donc, grâce à notre sacerdoce baptismal, nous offrons à Dieu un sacrifice, le sacrifice de notre vie consacrée, le sacrifice de notre prière, de notre labeur, de notre travail, de notre chant, de nos joies, de nos peines, de nos désirs, de nos déceptions, enfin de tout ce que nous sommes. Nous nous offrons à Dieu à l'intérieur de l'offrande que le Christ fait de lui-même.

Et lorsque à la manière du Christ, nous nous offrons grâce à notre sacerdoce baptismal, nous offrons aussi le mon­de avec nous. Et c'est dans ce sens très beau que nous sommes prêtres, car on n'est pas prêtre pour soi, on est toujours prêtre pour les autres.

De là, mes frères, nous pouvons tirer quelques conséquen­ces pratiques. Le Père Nocent y a fait allusion. Je les rap­pelle : D'abord la priorité absolue de l'Office Divin sur l'Oraison privée. C'est une question qui avait été posée à la Visite Régulière. J'en ai parlé dimanche dernier. Je pense que cette fois-ci vous avez tous compris. L'Office Divin par lequel nous exerçons notre sacerdoce baptismal va, s'il est correctement et fidèlement vécu, il va insensiblement nous transformer, car il nous fait de plus en plus participer au sacerdoce fondamental du Christ. Il nous assimile à la personne du Christ.

Ce n'est plus nous à la limite qui allons offrir le sa­crifice, mais le Christ en nous, auquel nous nous sommes don­nés. Le Christ a pris possession entièrement de nous. A ce moment-là, nous sommes entrés dans l'oratio continua dont je parlais dimanche dernier, dans la prière perpétuelle. Si bien qu'il n'y a plus d'effort pour passer de l'Office Divin à l'Oraison privée. En dehors de l'Office Divin, on est toujours en état d'oraison privée. Cela ne veut pas dire qu'on pense toujours à Dieu, mais on est toujours à l'intérieur de la volonté de Dieu. Ce n'est plus l'homme qui vit, c'est le Christ qui vit dans l'homme.

 

Donc ça, c'est l'idéal vers le­quel nous devons marcher. Ensuite, nous devons apporter tous nos soins à la prépa­ration et à l'exécution de l'Office. Cela est extrêmement im­portant. Saint Benoît y fait allusion aujourd'hui. Attention à la négligence ! Si nous négligeons cette préparation, que nous soyons premier célébrant, que nous soyons diacre, que nous soyons un lecteur dans la liturgie eucharistique ou bien dans la litur­gie de l'Office, nous devons tout préparer à l'avance, tout.

Il ne faut pas dire :  mais je connais bien ! Je l'ai déjà lu deux ou trois fois ! Non, il faut avant préparer sa lecture. Cela ne veut pas dire qu'il faut passer dix minutes, un quart d'heure ou une demi heure à la préparer. Mais il faut l'avoir lue. Il faut savoir ce qu'on va lire. On ne lit pas pour soi. On proclame pour des frères, pour une assemblée.

Et si nous négligeons ce devoir - c'est un devoir strict, il a bien insisté, il a même employé le mot grave - donc si nous négligeons ce devoir, à ce moment-là nous offensons Dieu, nous blessons les frères et nous lésons le monde qui nous fait confiance.

 

Vous l'avez remarqué - je peux le dire car tout le monde peut le voir - moi, je prépare toujours mes lectures, depuis toujours. Pourtant il y a des années que je suis ici. Cette nuit, il y a eu la lecture d'un petit Evangile de la fête de Saint Jacques. Et bien en arrivant, la première chose que j'ai faite, le livre était là, j'ai regardé, j'ai tout lu. Je dis : voilà de quoi il s'agit, je vois comment je dois le pro­clamer.

Ce n'est donc pas une lecture, mais une proclamation. Donc lire lentement, bien articuler, ne pas faire de théâtre mais que ça vienne du coeur et que ça passe d'un coeur dans tous les autres coeurs. Alors aussi puisque le Christ est là réellement présent, attention à notre maintien au cours de l'Office : un maintien respectueux, pas de laisser-aller.

Dom Nocent disait ceci ce matin en petit comité : à l' Abbaye de Sept-Fons où il a donné une série de conférences, de cours même, là, on ne s'appuie pas, ni sur les côtés, ni derrière. On est toujours bien droit. Naturellement, c'est bon lorsque la majorité est jeune. Les jeunes peuvent se permettrent ça. Mais quand on commence à avoir de l'arthrose ou des rhumatismes, ou toutes sortes de misères ou de fatigues parce qu'on est âgé, on a bien le droit de s'appuyer. Mais ça doit se faire toujours de façon très digne.

 

Donc, toujours un maintien respectueux parce que on est devant le Christ. C'est ça la vie contemplative ! C'est savoir qu'on est devant quelqu'un. Et ce quelqu'un-là, on le respecte. On ne se met pas n'importe comment.

Et alors, mes frères, je pense que maintenant nous pou­vons encore mieux comprendre, mieux estimer et mieux aimer la grandeur et la beauté de notre vie contemplative.

 

Demain nous commencerons avec Monsieur Habachi. Il va nous parler d'autre chose. Il va nous parler du philosophe Gabriel Marcel qui est, lui aussi, un grand spirituel. Cela va nous apporter beaucoup pour notre propos contemplatif. Entre autre - je l'avais dis à propos de Dieu - mais en­tre les hommes ne peuvent jamais exister que des relations intersubjectives. Le jour où j'objective quelqu'un, donc où je porte sur lui un regard qui n'est pas un regard d'amour, eh bien je l'ai tué parce que je ne le traite plus comme un homme. Je le traite comme un objet.

Vous allez dire que j'exagère, peut-être ? Oui, nous ne pensons pas à tout cela ! Mais si nous le savions, si nous en prenions conscience, nous n'oserions jamais plus, même dans notre coeur, penser du mal d'un autre, porter un jugement de condamnation sur un autre. Mais c'est tout cela que Gabriel Marcel nous permettra de découvrir.

 

Homélie : Dix-huitième dimanche ordinaire. A.  02.08.87

      L’expérience du Christ.

 

Mes frères,

 

Dès qu'on a rencontré le Christ, il n'est plus possible de se séparer de lui. Il apporte tout. Il comble, il rassasie l'âme et l'esprit, et même le corps. Il est la vie éternelle. Lorsque on demeure branché sur lui, on permet à cette vie d'envahir l'être entier, d'en rejoindre la source et de l'emmener, de l'emporter à l'intérieur de toute plénitude, cette plénitude qui est la Trinité, Trinité qui n'est que lumière et amour.

Cette expérience, mes frères, est à la portée de tout être humain à condition cependant que ce soit vraiment le Christ Jésus que l'on ait rencontré et non pas une quelconque projection des désirs montant, se manifestant à partir des profondeurs de l'inconscient.

Prenons garde aussi ! On ne s'attache pas au Christ pour faire des expériences. Lui-même se dérobe de suite aux gour­mands, aux prétentieux, aux riches. On le suit pour se recevoir de Lui, pour accomplir en Lui sa destinée d'homme, pour achever en lui la vocation di­vine inscrite à la source de notre être.

 

L'épisode Evangélique relaté aujourd'hui doit être ainsi entendu avec les oreilles du coeur. Le chrétien est toujours de quelque façon un homme qui se retire avec Jésus au désert.

La visée de son coeur n'est pas une implantation dans le monde de l'avoir, de la possession, de la puissance, du pou­voir. Elle va au-delà. Elle tend vers une communion universel­le dans la gratuité de l'accueil et du don. Le lieu du chrétien, son habitat, c'est le coeur même du Christ, c'est la puissante et nourrissante lumière de l'amour.

En partageant le pain et les poissons, c'est son coeur, c'est sa personne que Jésus donnait sans réserve. Ce geste est éternel : il est aujourd'hui, il sera de demain comme il était d'hier. Et le Christ attend que nous-mêmes donnions ainsi à son exemple, à sa suite, notre vie à nos frères les hommes, sans réticence, sans hésitation, sans recul.

 

On comprend alors la joie triomphale de l'Apôtre : rien jamais ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus. Et il accumule à plaisir tout ce qui pour­rait être obstacle. Mais tout cela il le balaye d'un geste, d'un souffle, d'un regard. Tout cela n'est rien. Dès qu'on est greffé sur le Christ, on est vainqueur du monde. Le croyons-nous, mes frères ?

Sommes-nous assez lucides pour ouvrir notre main, notre bouche, notre coeur à cette eau qu'est Dieu, qu'est l'Esprit de Dieu, pour l'ouvrir au lait, au vin, aux viandes succulentes que Dieu entend nous donner ? Il n'attend que notre consentement. L'Eucharistie, mais c'est son corps, c'est sa chair, c'est son coeur, c'est sa divinité, c'est tout lui, c'est tout Dieu, c'est toute l'éternité qui entre en nous et qui nous transfigure. Mes frères, le croyons-nous ?

Sommes-nous prêts à faire de notre être le lieu d'une théophanie de la gratuité, car tout cela, Dieu nous le don­ne gratuitement ? Sur un autre registre, acceptons-nous de vivre sous le regard de celui qui nous connaît vraiment tels que nous sommes ? Mes frères, restons sur cette question. Notre réponse définira la qualité de notre vie.

 

                                                                                                   Amen.

 

Chapitre : Suite aux causeries de Mr. Habachi.05.08.87

 

Vous voyez, mes frères, que lorsque le Père Visiteur interdit aux frères d'adresser de façon indiscrète la parole aux hôtes et aux retraitants, il ne fait que reprendre une prescription de notre Père Saint Benoît. C'est toujours utile de rappeler cette correspondance entre la volonté de Dieu manifestée par le Supérieur et la volonté de Dieu manifestée par la Règle. Mais ce n'est pas de cela que je voudrais vous parler ce soir.

 

Je voudrais revenir sur les causeries du Professeur Habachi qui ont largement démontré que la vie monastique con­templative n'est pas une structure hétérogène construite en marge du sort commun de l'humanité. Elle est l'annonce claire et haute d'une bonne nouvelle, à savoir qu'il est possible sur cette terre de conduire à sa perfection une vie d'homme.

La Règle nous trace une route directe, rapide vers les espaces de bonheur et de paix auxquels aspire notre coeur. Mais cette route, nous devons la prendre et nous devons la parcourir. On n'est pas dans un monastère pour une autre rai­son que celle-là. Et notre responsabilité à l'endroit de l'humanité est énorme.

Mes frères, je n'exagère pas. Au jour du jugement, ce n'est pas seulement Dieu qui nous demandera des comptes, mais c'est tous les hommes. Nous devons bien le savoir. Nous ne sommes pas ici des planqués, des embusqués. Nous portons sur nos épaules le destin de tous nos frères les hommes. Et à travers ce que le Professeur Habachi nous a dit, nous le dé­couvrons. Ceux qui auront eu les oreilles du coeur attentives l'auront bien compris.

 

Il n'y a pas de place chez nous - quand je dis chez nous, c'est dans notre vocation - il n'y a pas de place pour une accumulation de biens, qu'ils soient matériels, intellectuels ou spirituels. Il n'y a pas de place pour la poursuite du pouvoir, du prestige ou de l'autorité. Ce que Saint Benoît nous demande, ce à quoi il nous pous­se, c'est le désencombrement, c'est le désengagement à l'en­droit de toute possession. Il dira : omnino nihil, 33,7, absolu­ment rien !

Si bien que grâce à ce désencombrement, il peut ouvrir bien larges les portes de la disponibilité qui sont le cri­tère, l'unique critère de la vraie liberté. Ce désencombrement crée en nous un espace d'accueil pour l'autre, l'Autre avec un grand A d'abord, cet Autre qui est Dieu, Dieu qui est le désencombré par excellence, Dieu qui ne possède rien. Il ne désire rien posséder. Il ne possède, il ne désire posséder personne. Il ne possède même pas son propre Etre. Chaque Personne de la Sainte Trinité se reçoit totalement des deux autres.

Dieu, donc le désencombré, se donne à celui qui lui res­semble, c'est à dire à celui qui a créé dans son coeur ce désencombrement. A ce moment-là, entre les deux se crée une communion à l'intérieur de l'être qui est l'amour. Et cette communion entre Dieu-amour et l'homme s'élargit à tout homme. Elle s'élargit à l'univers entier et elle est éternelle. C'est elle qui constitue l'étoffe du cosmos.

 

Vous vous rappelez que le Professeur Habachi nous a dit cela en philosophe et avec des termes de philosophe. je reprends exactement les mêmes mots que lui. Et tout se trouve à l'intérieur de notre Règle. Vraiment, sans le savoir, il a mis le doigt sur ce qui constitue le propos le plus beau et le plus vrai, le plus au­thentique de notre vie. Et cette vie monastique n'est donc pas une évasion hors du monde.

Non, elle est une insertion dans le concret, elle est une incarnation. Elle est l'incarnation de Dieu-amour dans un coeur libre parce que vide de tout égoïsme, de tout désir qui ne soit pas désir de Dieu, désir de l'amour.

Mes frères, ce ne sont pas là des mots, nous devons vi­vre cela ! Et ceux qui parmi vous vivent ces réalités sentent de suite que ce que je dis répond à la vérité qui est en eux.

 

Encore quelques points par exemple : à l'intérieur de notre vie, la pauvreté, donc le désencombrement, le vide de toute possession, l'absence de désir - le désir de posséder, d'avoir quelque chose à soi - cette pauvreté est la racine qui porte la vie authentique. Il n'yen a pas d'autres, pas d'autres racines que celle-là.

L'obéissance, elle est une victoire de la foi en celui qui est tout. Elle est une victoire de la foi. L'obéissance n'est donc pas un fardeau. L'obéissance est un aéronef, elle est quelque chose qui nous rend léger, qui nous libère de plus en plus et cela parce que nous sommes en rapport existen­tiel immédiat, direct, avec le Dieu, ce Dieu...enfin il n'y a pas d'autres mots pour le désigner que le mot communion. C'est à l'intérieur d'une communion avec Dieu qu'on commence seulement à le connaître.

Et l'obéissance n'est pas une servitude, elle est une victoire. Seuls les êtres forts, les êtres qui sont vrais, seuls ceux-là savent obéir. Ceux qui sont des demi hommes ne savent pas obéir. Ils essayent toujours d'échapper d'un côté ou l'autre.

 

Et enfin la fidélité qui est créatrice d'elle-même et créatrice de l'avenir est le lieu où germe la vie. Il faut distinguer entre la fidélité, et la constance, et la permanence.

La fidélité est une évolution, elle est une croissance. Et elle se nourrit d'elle-même, et elle se crée elle-même, et elle s'épanouit en une fleur qui est la vie véritable, à l'intérieur d'une communion. On est toujours fidèle à l'endroit de quelqu'un et pas vis à vis de soi.

Voilà, mes frères, quelques petites choses qui pourront nous rappeler les exigences de ce que nous avons à vivre ici, mais aussi la beauté, une beauté sans pareille que nous ne mesurons pas.

 

Nous avons peut-être aussi l'occasion parfois de nous en rendre compte lorsque nous entendons lés gens du monde raconter les drames qu'ils doivent vivre parce que ils sont fermés sur eux-mêmes, parce que ils sont encombrés.

Mes frères, essayons, essayons, demandons les uns pour les autres cette grâce de la pauvreté, cette pauvreté entière qui nous permet de réaliser notre vocation et d'aider les au­tres hommes. Je vous garantis que là est notre place dans le monde, là et pas ailleurs.

 

Règle : 54 : Peut-on recevoir quelque chose ?   06.08.87

      Pas de cadeaux !

 

Mes frères,

 

Ce que nous venons d'entendre est une confirmation et une illustration de ce que je vous ai dit hier. Saint Benoît n'a pas connu Gabriel Marcel, mais il est de la même veine philosophique et spirituelle. Vous savez que les anciens moines s'appelaient les " vrais philosophes ", ceux qui avaient découvert la véritable sagesse de vie. Mais à première vue pour l'homme charnel, recevoir ou donner des menus présents paraît bien anodin même dans un monastère.

Si nous nous abandonnions à la pente de notre cœur perverti, tordu, blessé, nous taxerions volontiers Saint Benoît d'étroitesse d'esprit. Est-ce que le moine n'est pas un  adulte ? Et dépendre de l'Abbé pour des choses aussi petites, n'est-ce pas s'infantiliser ? Et pourtant, Saint Benoît est formel, intransigeant, intraitable.

Pourquoi ? Mais parce que on sent dans cette affaire des petits cadeaux qu'on touche un principe fondamental de la vie monastique, un principe qui ne souffre absolument aucun compromis. Recevoir et donner librement, même de petits objets, c'est se conduire en propriétaire.

 

Or, si on veut s'ouvrir entièrement à Dieu, se laisser transformer, transfigurer par lui, donc réussir sa vie spirituelle et sa vie d'homme, on ne peut absolument pas se comporter en possesseur de quoi que ce soit. Agir autrement serait s'engluer insensiblement dans les marécages de l'avoir.

Or vous savez que l'avoir est opposé à l'être. Plus j'ai, moins je suis ; moins j'ai, plus je suis. Si je n'ai plus rien, absolument rien, alors je suis vraiment, je ressemble à Dieu qui ne possède rien parce qu'il est. En outre, ce serait encombrer son coeur et créer en soi des zones d'indisponibilité.

On commence avec un rien - un tout petit cadeau qu'on reçoit, ou bien qu'on refile à un confrère - on commence avec un rien et on termine à l"intérieur d'un filet dont on ne peut pas se dépêtrer. C'est ce que Saint Benoît dit ici : ut non detur occasio diabolo, 54,13. Il ne faut pas tenter le diable, il ne faut pas lui donner l'occasion de mettre le grappin sur nous. Et voilà ce qui explique la sévérité de Saint Benoît !

 

Saint Benoît veut donc protéger son disciple d'un péril grave. Il désire l'acheminer vers la liberté parfaite : ne rien avoir, ne rien posséder. Ne pas se posséder soi-même non plus ! Etre entièrement ouvert, disponible à tous et à toutes. Et en même temps, dépendre de tous.

Cette disponibilité est le signe de la liberté, mes frères, de la liberté parfaite. Le jour où nous commençons à goûter ce qu'est cette liberté spirituelle, je pense qu'il n'est plus possible alors de s'attacher à quoi que ce soit. On a brisé les liens. On sait ce que c'est.

Je pensais encore dernièrement en entendant Monsieur Habachi nous expliquer tout ça, je pensais au Père Emmanuel Kolbe qui a donné sa vie pour un autre dans ce camp de concentration. Mais il l'a fait parce que il était entièrement libre, autrement il n'aurait pas pu le faire. Et il a trouvé quoi ? Mais il possédait déjà la vie. Et vous savez que cet homme pour lequel il a donné sa vie, il a survécu. Il vit peut-être encore maintenant ? Il a été témoin.

 

Et voilà, c'est ainsi que Saint Benoît veut nous conduire à la transfiguration de notre être. Nous allons fêter la Transfiguration dimanche, parce que c'est une fête du Seigneur et qu'elle peut être fêtée le dimanche. Et ainsi les gens du monde sauront qu'il existe au moins une fête de la Transfiguration. Mais dans d'autres monastères, on la fête aujourd'hui.

C'est la fête, c'est le sommet de notre vie : être transfiguré en Dieu. O, cela ne veut pas dire qu'on va lancer des éclairs ni opérer des miracles, mais on sera devenu comme lui dans le secret de son coeur. Et tout cela paraîtra au dehors parce que on sera entièrement disponible aux autres.

Et toute la place donc, mes frères, doit être réservée à Dieu pour une communion qui est le prélude de la vie éternelle, et qui est déjà la vie éternelle. Voilà ce qui explique la sévérité et l'intransigeance de notre Père Saint Benoît.

 

Règle : 55, 32-fin : Des vêtements des frères.08.08.87

      Etre nu !

 

Mes frères,

 

Saint Benoît a de la suite dans les idées. Il sait ce qu'il veut. Il sait où il désire conduire son disciple. Il veut lui faire gravir les sommets où lui-même est déjà arrivé. Il connaît les chemins. Il connaît les pièges, les obstacles. Il entend garder son disciple de tous les dangers. Il estime qu'une vie monastique n'a pas le droit d'échouer car c'est un désastre pour l'humanité, pour l'Eglise, et de quelque façon aussi un désastre pour Dieu. Saint Benoît met donc tout en oeuvre, il n'épargne aucun effort pour que l'entreprise monastique réussisse.

Et le plus grave de tous les dangers, c'est ce qu'il appelle le vitium hoc peculiaris, 55,38. On le traduit par le vice de la propriété. Cela veut dire exactement ceci : le vitium peculiaris, c’est avoir quelque chose en son particulier, une chose que l'Abbé n'a pas permise d'avoir. Donc c'est quelque chose qui est possédé contre la volonté de Dieu. C'est avoir un petit Dieu privé sur lequel on se replie, auquel on se confie au lieu d'être totalement donné au Dieu unique et vrai.

Il y a donc dans le vitium peculiaris, dans le vice de la propriété - traduisons-le ainsi comme le texte français - il y a donc une véritable idolâtrie. Nous le perdons peut-être facilement de vue. Nous n'en voyons pas la malice. Et je vous le disais l'autre jour, on commence avec un tout petit rien et on finit par être empêtrer dans un filet dont on ne peut plus se défaire. On est ligoté. On ne peut plus avancer. On ne peut plus marcher. On devient un paralytique.

 

Dans ce domaine-là, on n'exagère jamais, on n'exagère jamais la gravité du danger. A mon avis, à partir de mon expérience personnelle - je ne parle pas comme ça en l'air dans l’abstrait - le plus grand obstacle sur une vie monastique, c'est celui-là ! Quand on a réussi à le vaincre, on est vraiment entré dans la phase très belle de la liberté spirituelle. On est désencombré. On est vraiment arrivé au point où on peut tout attendre de Dieu parce que on n'attend plus que lui.

Avant-hier, Saint Benoît défendait d'accepter ou de donner de menus présents, ces petits présents qui nous engluent si nous n'y prenons pas garde. Et il était déjà sévère, Saint Benoît. Hier, si vous vous en souvenez, il ordonnait de remettre toujours et immédiatement au vestiaire les vêtements usagés quand on en recevait des nouveaux. On ne peut pas dire : je vais le conserver, on ne sait jamais ! Non, tout de suite et toujours ! Pourquoi? Parce que on ne peut pas constituer des stocks quand on est dans un monastère. Pas de poire pour la soif ! Pas de en-cas !

Et aujourd'hui - c'est aujourd'hui qu'il va le plus loin - il prescrit à l'Abbé de faire souvent la visite des lits pour voir s'il n'y a rien qui s'y cache. C'est une méthode inquisitoriale qui n'est plus guère dans les moeurs actuelles. Imaginez que j'aille dans la cellule d'un tel ou d'un tel - je ne cite pas de nom - pour y faire une visite domiciliaire. Que se passerait-il ? En tout cas, s'il partait une lettre illico à la Congrégation, je me référerais au texte de la Règle qui est au-dessus de toutes les Constitutions. Je serais tout de même couvert.

 

Enfin, c'est pour faire bien ressortir qu'aujourd'hui ce n'est plus dans notre mentalité. Mais ne soyons pas scandalisés des moeurs de Saint Benoît, n'en rions pas non plus ! Et même si on ne peut plus le pratiquer, retenons au moins l'importance de l'enjeu : On ne peut rien avoir que l'Abbé ne soit au courant, rien ! Ne pas cacher quelque chose, ne rien dissimuler ! Si on commence ce petit jeu, je vous assure que ce n'est pas la peine de continuer. On est perdu.

Et c'est pour cela que Saint Benoît est terrible. Si le moine désire devenir un seul esprit avec le Christ, il doit entrer dans ce que les anciens - donc les ancêtres de Saint Benoît - appelaient la nuditas facultato, la nudité à l’endroit de tout avoir terrestre. Voyez, le moine doit être tout nu, tout nu, tout nu. Vous allez dire que c'est indécent d'être tout nu. Non, ce n'est pas indécent du tout. C'est monastique. Il ne doit rien avoir. C'est la nuditas facultatum.

Ce que le moine a sur le dos, il l'a reçu. Tout ce dont il dispose, il l'a reçu. Lui, il ne possède absolument rien. Il est comme un enfant qui vient au monde. Il est tout nu. Mais voilà, Dieu le vêt. Il lui permet de vivre. Il lui accorde un certain avoir pour qu'il puisse tout de même ne pas mourir de froid ou de faim. Il doit tout de même se développer au plan humain. Tout cela, Dieu le prévoit par l'intermédiaire de l'Abbé et de la structure monastique. Le moine va donc tout perdre jusqu'à sa propre vie. Cela doit aller jusque là !

 

Donc si nous y réfléchissons bien, la pauvreté, l'obéissance et la chasteté sont trois facettes d'une seule et même attitude fondamentale, une attitude de base qui est : Ne plus rien posséder et ne pas se posséder soi-même. Donc être entièrement donné. On ne s'appartient plus, on ne se possède plus, on ne possède rien. On est entièrement donné au Christ dont on attend tout. A ce moment-là, on devient un seul être avec lui et on participe à sa kenose. Car le Christ ne nous demande pas ce que lui-même n'a pas d'abord fait.

Le Christ s'est vidé de tout ce qu'il avait et de tout ce qu'il était pour devenir le dernier et le plus grand des pécheurs, lui qui n'a jamais commis le péché. Nous devons participer à cette kenose de manière à pouvoir entrer avec lui dans la gloire qui est la sienne, cette gloire que nous fêtons demain, cette transfiguration qui fait que on est consciemment dans la lumière de Dieu, qu'on en vit et que dans l'invisible de Dieu, déjà on la rayonne.

Car le Christ a été transfiguré. Oui, sa nature humaine a été transfigurée. Mais le Christ, ne l'oublions pas, il le disait bien haut : Je suis la lumière du monde. Il l'était. Et les disciples choisis à ce moment-là ont vu qu'il était la lumière du monde, lui, le transfiguré. Mais il l'était toujours !

 

Donc, mes frères, nous pouvons très bien vivre à côté d'un frère qui est devenu lumière, mais nos yeux trop lourds ne la voient pas. Mais un jour nous serons surpris, mais alors tous nous serons lumière. Eh bien, Saint Benoît veut écarter tous les obstacles qui sont sur notre route. Et pour devenir cette lumière, il faut être tout nu, ne plus rien avoir, ne plus rien posséder, être entièrement donné à Dieu. Et alors il peut faire de nous ce qu'il entend. Et ce qu'il désire faire, c'est une image de ce que lui- même est.

 

Règle : 57 : Des artisans du monastère.         10.08.87

      Ne pas se croire au-dessus.

 

Mes frères,

 

Ecoutons Saint Benoît : Si un des artisans venait à s’enorgueillir de ce qu’il sait faire, se persuadant qu’il apporte quelque profit au monastère, on lui interdira l’exercice de son métier et il ne s’en occupera plus, 57,7. Nous voyons que Saint Benoît demeure fidèle à la ligne qu'il s'est tracée. Il entend que le moine reste libre. Rien ne peut l'encombrer.

Saint Benoît exige de son disciple une désappropriation totale. Les biens immatériels : le savoir, la science, le pouvoir que cela donne, le prestige aux yeux des autres, à ses propres yeux, tous ces biens immatériels sont plus dangereux que les biens matériels si on s'y attache. Ils sont plus dangereux parce qu'ils sont à l'intérieur de nous. Ils font partie de notre être, de notre personne.

Si bien que Saint Benoît est radical comme toujours. Il ne s'amuse pas à jouer avec le feu. Sa rigueur est le signe de son amour. Et il faut du courage pour aimer et pour se laisser aimer ainsi.  Dieu ne nous aime pas autrement. Les épreuves qu'il nous envoie ou qu'il permet ont toujours une valeur thérapeutique.

 

La mesure que prend Saint Benoît à l'égard de cet artisan qui commence à s'enorgueillir de ce qu'il sait faire, de ce qu'il fait rentrer dans la caisse du monastère, cette mesure sévère - nous le comprenons - est pour guérir le frère de cette maladie. C'est pour lui permettre de se dégager d'une glu qui l'empêche d'avancer. C'est donc une preuve de l'amour de Saint Benoît pour ses frères.

Maintenant, quelle est la réaction de celui-ci ? Saint Benoît lui suggère de s'humilier, donc de rentrer dans le rang, de ne plus s'élever au-dessus des autres. Et à ce moment-là, l'Abbé pourra lui commander de retourner à son travail. Voyez, mes frères, lorsque se trouve en jeu, un produit matériel et un dégât spirituel, il ne faut pas hésiter : le matériel doit être sacrifié.

Eh bien, il faut de l'héroïsme pour cela. Il faut de la  ...?..., il faut de la sainteté dans le chef de l'Abbé. Il doit voir les choses non plus comme un homme, mais déjà comme un Dieu. Il doit être élevé au-dessus de toutes les contingences matérielles. Dans le fond, c'est logique. Il faut tout de même mourir, et quand on meurt, on laisse tout là. Eh bien, autant le laisser là tout de suite.

 

Mais attention ! Il faut tout de même bien comprendre l'intention de Saint Benoît. Il ne peut pas ennuyer son disciple, il ne peut pas le persécuter. Auparavant, disons à la fin du siècle dernier, il était de bon ton d'humilier les gens systématiquement pour les prévenir contre l'orgueil. Nous connaissons l'histoire de Bernadette Soubirous. Qu'est-ce qu'elle n'a pas du souffrir dans son couvent pour justement qu'elle n'ait pas l'occasion de s'élever au-dessus des autres sœurs, elle qui avait vu la Vierge Marie, elle qui était devenue une célébrité. Eh bien elle était systématiquement brimée, humiliée.

On ne fait plus ça aujourd'hui, au contraire. On ne peut plus le faire. Ce que Saint Benoît, ici, veut, c'est extirper l'orgueil, la vanité dans le cœur du moine. Il est légitime d'être content, d'être heureux de ce qu' on a fait pour les autres. C'est un signe de bonne santé spirituelle. C'est un signe qu'on est bien équilibré au plan humain quand on a du goût pour son travail.

On a préparé un bon plat à la cuisine. On se réjouit déjà de le voir disparaître dans la bouche des frères. Et puis après, il y en a un qui dira : C'est tout de même bien malheureux qu'on n'en a pas plus souvent ! Mais ça fait plaisir au cuisinier et il l'a mérité. C'est bien, il faut le faire, c'est de bonne santé, une santé spirituelle.

 

C'est pas pour ça que maintenant il va s'enorgueillir. Il ne faut pas avoir peur de prendre des risques. Dieu lui-même se félicite quand il a bien travaillé. Lorsqu'il s'est mis en route pour créer le monde, chaque jour au soir il disait : « C'est tout de même bien ! » Et quand il a eu fini : « Parfait, c'est très bien ! » Il n'y avait personne pour l'écouter, alors il se le disait à lui-même, mais comme ils étaient trois dans la Trinité, ils s'applaudissaient l'un l'autre.

Donc, mes frères, la fierté n'est pas l'orgueil lorsqu'elle s'enracine dans l'obéissance et dans une saine charité. Elle va de pair avec le détachement. Vouloir dire : 0 mais ce que je fais, ce n'est pas bien ! C'est toujours à moitié ! Oui, oui, vous dites ça, mais je sais très bien comment je travaille, ça pourrait être mieux ! Tout cela pourrait être le signe d'un complexe, vous comprenez. Non, non, non, non, non, quand c'est bien, c'est bien ; mais quand c'est mal, c'est mal ! Quand le plat est raté, il faut pouvoir le dire : c'est raté ! Tant pis, on fera mieux par après.

Et alors l'Abbé, l'Abbé, il doit avoir soin, il doit avoir à coeur de remercier, de congratuler les frères à l'occasion, en privé ou en public. Vous savez que je le fais. Je pense que c'est aussi un bel acte de charité parce que à ce moment-là, l'un et l'autre on s'enracine dans la vérité. Et hors de la vérité, il n'y a rien qui vaille.

 

Mais ce qui est mauvais et hautement nocif, c'est la forme d'avarice qui se glissé sous l'orgueil. Ici, Saint Benoît y fait une discrète allusion en disant : ...se persuadant qu'ils apportent quelque profit au monastère, 57,6. Mais ça peut être aussi dans le chef d'un frère qui ne fait pas entrer d'argent dans le monastère. Il y est peut être entré de l'amertume. C'est aussi ça une forme de détournement. Alors ce n'est plus de la vertu. C'est une parodie de la vertu, un simulacre de vertu.

Et c'est cela que Saint Benoît veut à tout prix combattre. C'est de ce péril qu'il veut prémunir, qu'il veut défendre son disciple. Car on est possédé par ce qu'on croit posséder. On n'est plus libre. On devient esclave. On n'avance plus. On devient lourd alors que le moine doit être un être aérien. C'est ça la vie angélique aussi. Il est tellement désencombré, tellement libre que voilà, encore un rien et il s'envolerait. C'est cela, il est libre !  

Et c'est ainsi que lorsque un frère commence à se prendre les pieds dans cette misère, alors vite, vite, vite, l'Abbé doit intervenir pour le tirer d'affaire. Et c'est ce que fait Saint Benoît ici.

 

Règle : 58, 1-37 : De l’accueil des frères.      11.08.87

      La quête de Dieu.

 

Mes frères,

 

C'est sur la base de ce chapitre que la vie monastique bénédictine est définie comme une recherche de Dieu. Mais prenons bien garde, ne faisons pas du Deum quaerit un fourre-tout. La pointe de l'expression si revera Deum quaerit, 58,157 ciselée par notre Père Saint Benoît, porte sur le revera qui est traduit ici par vraiment. Mais ce mot latin est en fait un mot composé et il faudrait le traduire littéralement : en toute vérité de la chose, revera, en toute rigueur de vérité.

Je pense qu'il est utile de nous arrêter quelques instants sur ce propos de recherche de Dieu en toute rigueur de vérité. Nous sommes en chrétienté et nous vivons dans un monastère chrétien. Il importe donc que notre vie monastique soit une expérience chrétienne, une expérience de vie chrétienne. Or, toute expérience religieuse n'est pas nécessairement une expérience chrétienne.

On peut être, on peut vivre, on peut se trouver dans le monastère pour une foule de raisons qui relèvent de la religiosité, de l'instinct religieux, et qui bien que référées au Christ ne sont pas de nature chrétienne. Notre propos de recherche se vérifie à l'heure, à l'intérieur d'un conflit, un conflit entre nos désirs spontanés et les désirs différents, originaux, paradoxaux de Dieu dans le Christ.

 

Et le critère qui permettra de porter un jugement sur la qualité chrétienne authentique de notre recherche, c'est - comme le dit Saint Benoît - notre sollicitudo, 58,15, notre sollicitude, la peine que nous nous donnons, notre souci pour l'Opus Dei, pour l'obéissance et pour les opprobria, 58,17, c'est à dire tout ce qui nous heurte de front, tout ce qui  nous paraît contraire, tout ce vers quoi nous n'irions pas si nous étions laissés à nous-mêmes.

Et ces opprobria viennent à notre rencontre, tombent sur nous. A ce moment-là, mes frères, vraiment éclate un conflit entre ce que nous désirons et ce que Dieu désire. C'est pourquoi Saint Benoît dit que c'est une chose dure et âpre. Il faut se renoncer, il faut mourir à soi. Il faut prendre une forme nouvelle. Il faut réformer son jugement. Il faut revoir ses instincts.

Alors nous pouvons nous poser la question bien sincèrement, lucidement : notre quête de Dieu aujourd'hui pour chacun d'entre nous, est-elle pure ou bien est-elle impure ? Est-elle vraie ou bien est-elle entachée ? Est-ce que c'est Dieu vraiment, uniquement que nous cherchons ou bien est-ce nous-mêmes que nous recherchons en utilisant Dieu ?

 

Je pense que ce soir nous pouvons en rester là. Et demain, j'ai l'intention de revenir sur le sujet et de dégager quelques déviations possibles. Je pense que c'est important. Si parfois nous rencontrons des difficultés qui iraient jusqu'à nous faire douter éventuellement de notre appel à la  vie monastique, c'est peut-être bien parce que notre recherche de Dieu est encore souillée par un besoin larvé, instinctif d'utiliser Dieu à notre profit.

A mon expérience, comme je me vois, mon expérience sur ma propre personne et sur celle des autres, je pense que là est l'origine de bien des problèmes. Dieu le permet - nous revenons toujours à cette notion et à ce fait du conflit - il le permet pour que nous passions au-delà, pour que nous rectifions notre visée et que de plus en plus notre quête se purifie jusqu'à ce que nous ayons conscience que c'est notre Dieu dans le Christ que nous cherchons et que nous avons pour toujours renoncé à nous-mêmes.

Voilà, mes frères, demain nous essayerons de faire un petit pas dans cette recherche.

 

 

 

 

Règle : 58, 38-fin : De l’accueil des frères.    12.08.87

      Chercher Dieu en toute vérité.

 

Mes frères,

 

Nous allons ce soir poursuivre notre réflexion sur la recherche de Dieu. De quel Dieu s'agit-il tout d'abord ? Et puis, avons-nous quelques chances de le trouver ce Dieu, d'entrer en communion avec lui ? La réponse n'est pas si simple et nous n'avons pas le droit de nous payer de mots car c'est notre vie elle-même qui est engagée.

Depuis notre naissance, nous sommes traversés par des désirs qui demandent à être satisfaits : nourriture, affection, sécurité, possession, réussite. Ces désirs nous tenaillent à longueur de vie. Ce sont ces désirs qui nous portent, qui nous poussent en avant, qui nous aident à entreprendre.

En termes plus philosophiques, on parlera d'appétits concupiscibles et agressifs qui nous permettent d'affronter les difficultés et de les vaincre. Ils constituent donc notre être. Nous ne pouvons pas les nier, nous ne pouvons pas les refouler, mais nous devons les utiliser correctement. Nous sommes construits de cette sorte.  

 

Alors, le Dieu, dans ma religiosité instinctive, le Dieu tout puissant, le Dieu tout aimant, je vais le voir comme celui qui peut combler ces désirs. Je vais donc me concilier sa faveur par une vie juste et sainte. Je deviendrai ainsi son ami. Il me récompensera en écoutant ma prière, en l'exauçant. Dieu n'écoute pas les pécheurs, il n'écoute que les justes. Donc je serai juste et il m'écoutera, il m'aidera à me réaliser.

Dans ces conditions-là, je cherche Dieu certainement, mais je ne le cherche pas revera comme dit Saint Benoît, 58,15. Ce n'est pas une recherche de lui en pure vérité. Ma recherche n'est pas désintéressée. Elle n'est pas gratuite. Dans ma religiosité, c'est moi-même que je cherche à travers ce Dieu. Je vais me servir de lui pour me réaliser, moi.

Voilà donc le désir religieux dont je vous parlais hier, cette vie religieuse qui n'est pas nécessairement une vie chrétienne, vous comprenez. N'importe quel homme dans n'importe quelle religion réagit de cette façon-là. Et même un athée instinctivement va agir ainsi.

 

Maintenant voilà, ça c'est mon point de départ. Que va- t-il se passe ? Eh bien, dans la pratique, je vais me heurter - je suis dans un monastère, ne l'oublions pas - je vais me heurter à un autre Dieu que celui de mon instinct religieux. Le Dieu tout puissant, en fait il meurt misérablement sur une croix. Il est totalement impuissant. Le Dieu juge qui récompense les bons et punit les mauvais, il fait généreusement tomber sa pluie sur les justes et sur les injustes. Il ne fait pas de distinction entre les hommes.

Pire que ça, il prend systématiquement le parti des pécheurs, des exclus, des laissés pour compte, des maudits, vous savez, des publicains, des voleurs, des adultères, des prostituées, tous ces gens de rien que la religion officielle met de côté, qu'elle ne regarde pas, qu'elle condamne. Voilà le Dieu auquel je me heurte. Et dans ces conditions-là, je suis tout perdu. Ses désirs à lui se heurtent aux miens. Ils se heurtent à ma saine raison. Je ne puis pas comprendre que ce Dieu soit vraiment celui qu'on appelle Dieu. Alors, ça va même beaucoup plus loin, car il s'adresse alors directement à moi. Il va me demander de prendre ma croix et de le suivre.

C'est tout autre chose que de réussir ma vie. Il va me demander de choisir la dernière place, de laver les pieds des autres, de supporter l'injustice, de céder aux méchants, de ne pas chercher à me venger. Si je suis frappé d'un côté, je dois encore présenter l'autre. Si on me réquisitionne pour une corvée, eh bien je vais me laisser faire pour une seconde. Il m'a prévenu, il n'est pas venu apporter la paix mais le glaive et la guerre.

 

Si je suis un homme de bien, si je fais mon possible, je serais pris en haine par les autres – attention ! je ne parle pas ici à l'intérieur du monastère - mais finalement je subirais son sort. On me regardera de travers. Pourquoi ? Parce que on regarde aussi Dieu de travers. On regarde le Christ de travers, le vrai Christ, le vrai Dieu, celui qui va contre l'instinct religieux naturel de l'homme, celui qui se présente pour la vérité, mais la vérité en soi et non pas la petite vérité qui m'arrange, moi.

Donc, mes frères, je suis en présence cette fois-ci d'un Dieu qui entre en conflit avec ce qui a de plus instinctif en moi : l'instinct de sécurité, l'instinct d'affection, l'instinct de réussite, l'instinct de possession. Il me propose ses désirs à lui en les opposant aux miens. Il va exaucer ma prière, mais à sa manière à lui qui n'est pas la mienne. Il faut savoir que le Christ Jésus qui était un véritable homme a rencontré ces conflits à l'intérieur de sa vie à lui.

Demain, c'est la fête de Saint Maxime le Confesseur. Maxime le Confesseur a été martyrisé. On lui a coupé la langue et la main droite parce qu'il défendait la doctrine orthodoxe des deux volontés dans le Christ : une volonté d'homme, une volonté de Dieu.

 

Le Christ a connu ces conflits. Et le plus spectaculaire, celui qui nous frappe le plus, celui qui vraiment est le plus beau, qui les récapitule tous, c'est au moment au jardin de Gethsémani où il disait à son Père : « Que cette heure s'éloigne de moi ! » Voyez l'instinct de vie ! Il ne veut pas mourir, il ne veut pas souffrir. C'est trop fort pour lui. « Mais non pas ma volonté, mais la tienne. » Vous avez le conflit entre les deux désirs, entre les deux volontés : celle de l'homme-Jésus, celle de Dieu son Père. Et alors lui choisit que le désir de Dieu sur lui se fasse et non pas le sien.

Donc, si nous autres nous traversons ces conflits, nous ne devons jamais être étonnés. Au contraire, c'est très positif. C'est à travers eux alors que nous grandissons et que nous devenons d'authentiques fils de Dieu, des imitateurs du Christ Jésus par l'intérieur de notre vie.

Donc voilà, mes frères, Dieu attend que je me déprenne entièrement de moi, de l'image que j'ai de lui, pour l'accueillir, lui, tel qu'il est dans son être et dans sa vérité. Il attend que j'entre dans ses désirs en renonçant aux miens. Et à ce moment-là, je puis dire que je cherche Dieu revera, en toute vérité.

 

Voila un petit examen de conscience, ou plutôt une petite mise au point qui ne doit pas nous décourager mais au contraire nous encourager dans notre lutte. Et nous dire alors - je l'ai déjà insinué hier - que les difficultés que nous rencontrons sont nécessaires. Elles sont bénéfiques et c'est grâce à elles que nous devenons des adultes dans le Christ.

Si nous devions grandir comme ça sans jamais rencontrer de problèmes, si nous ne devions jamais nous heurter à travers notre obéissance à ce que Dieu demande, à ce moment-là nous serions des moules. Il ne se passerait rien du tout. Non, ce sont les difficultés qui nous font naître.

Maintenant, mes frères, prions les uns pour les autres et soutenons-nous les une les autres pour que toujours nous choisissions la vérité qui est le désir de Dieu sur nous, qui est le désir d'un véritable amour.

 

Homélie : Messe vespérale du 15 août.          14.08.87

      Contemplons l’avenir !

 

Mes frères,

 

L'Assomption dans l'univers de Dieu de celle qui est tout à la fois et Mère de Dieu et Mère des hommes, signe de façon définitive, irrévoca­ble, absolue, la victoire sur le péché et sur la mort. Dans l'Assomption de la Vierge Marie se lève une humanité nouvelle. Nous pouvons en elle déjà contempler l'avenir qui s'ouvre devant nous. Le passé est oublié.

Si nous sommes des chrétiens authentiques, nous avons déjà franchi cette muraille de la mort et avec notre Mère Marie nous sommes arrivés au coeur de la Trinité. Tout cela s'opère de façon mystique. Cela va s'opérer dans un instant de façon sacramentelle. Si, ­nous pouvions en être pénétrés, le monde des hommes serait transfiguré.

C'est pourquoi, mes frères, il est nécessaire qu'il y ait toujours sur cette terre ne fut-ce que quelques saints. En eux, la victoire rem­portée est déjà acquise.

 

Et celui qui remporte cette victoire, ce n'est pas un Dieu dont nous aimerions imaginer la toute puissance sous la forme d'une intervention soudaine, fulgurante. N'aurait-il pas pu, ce Dieu, anéantir la mort et le péché d'un seul coup, comme on efface une tache, comme on ferme une porte.

Non, celui qui a vaincu, c'est notre Dieu à nous. Et c'est un Dieu dont la toute puissance est un abîme de faiblesse, de pauvreté, de non-être. Dieu a vaincu la mort en prenant chair d'une femme, en épousant la condition du pécheur, du coupable, en trépassant misérablement sur une croix.

 

Et qui était Marie, mes frères, qui était Marie, sinon une pauvre fille inconnue dans un village méprisé d'où jamais rien de bon n'était sorti ? Et Dieu entraînait Marie dans son propre gouffre d'humilité. Il la clouait mystiquement sur sa propre croix. Et il devait l'assumer au terme dans sa propre gloire.

Le triomphe paradoxal de Dieu est tout entier le triomphe de sa Mère. C'est pourquoi toutes les nations la proclament bienheureuse. Et la voix de cette femme qui dans la foule proclamait le bonheur de la mère qui avait porté un tel fils, qui l'avait nourri de son lait, ce cri d'enthou­siasme, d'admiration, il retentit jusqu'aujourd'hui et même au-delà de tous les temps.

Mes frères, nous sommes fils de Marie, nous sommes les frères de Jésus. La victoire­ de notre mère et de notre frère rebondit sur nous, à con­dition cependant que nous consentions à nous anéantir avec Marie et avec Jésus. O Je sais, tout le monde a été assumé dans le coeur de notre mère. Mais il s'agit de nous, ici, nous qui sommes des chrétiens, qui en som­mes fiers, nous qui portons sur nous la croix de notre Dieu.

Mes frères, nous sommes au-delà du péché et de la mort, emportés avec Marie chez Dieu, si comme elle, nous nous perdons heure par heure dans la volonté de notre Dieu. Nous nous y sommes engagés, mes frères, nous ne pouvons reculer. Nous n'en avons pas l'intention d'ailleurs, mais notre fragilité est si grande ! Mais dans le fond, ça n'a pas tellement d'importance, car c'est dans notre fragilité que va se déployer à nouveau la victoire de notre Dieu, lui dont la faiblesse nous sauve et nous transfigure.

 

                                                                                                  Amen.

 

Chapitre : Fête de l’Assomption de Marie.       15.08.87

      Marie : Humilité de la charité.

 

Mes frères,

 

De ce que Saint Benoît nous dit aujourd'hui, nous pouvons extraire une perle qui rehausse ­la beauté déjà éclatante de la Vierge Marie là-bas où elle est aujourd'hui au séjour­ de sa gloire. Et cette perle là voici : cum humilitate caritatis, 61,9. L'humilité de la charité, qui a accompagné Marie tout au long de son cheminement sur cette terre. Et je suis persuadé que cette humilité est encore aujourd'hui et pour jamais la dis­position la plus fondamentale de son coeur.

La charité est une lumière qui pénètre tout, qui embel­lit tout, qui donne vie à tout. Pourquoi ? Mais parce que cette lumière est Dieu lui-même et plus précisément la Per­sonne de l'Esprit Saint omniprésente pour tout animé, pour tout construire et tout unir.

Nous pouvons nous imaginer, enfin nous représenter la Personne du Père. Il suffit de regarder certaines icônes, et même spontanément, nous voyons un Père. Pour la Personne du Fils Jésus, il n'y a aucun problème. La Personne de l'Esprit Saint, là, elle est insaisissable, indescriptible. Eh bien, nous pouvons la voir pour ce qu'elle est, c'est à dire qu'elle est la lumière. Et le saint qui, dans son coeur, avec les yeux de la foi, aperçoit cette lumière, il a reçu le privilège de contempler l'Esprit Saint en Personne.

           

Eh bien, cet Esprit Saint, c'est aussi la charité. Dire Dieu est Esprit et Dieu est charité, c'est tout un. Et l'humilité de la charité est donc l'humilité même de Dieu, ce Dieu qui est désapproprié, le Dieu qui ne s'impose pas, le Dieu qui ne cherche pas à posséder, le Dieu qui s'ef­face pour être pur accueil et pur don.

Et l'humilité, c'est la beauté attirante de la charité. Dieu est attirant parce qu'il est beau. Et il est beau parce que il est l'humilité même. Dieu ne nous effraye pas. Son hu­milité, sa beauté est irrésistible car elle est ...?.. sur le respect et sur l'admiration de l'autre.

Lorsque j'admire un frère, ce frère est attiré par moi. Peut-être pas physiquement, mais il est attiré spirituelle­ment. Lorsque je méprise un frère, ce frère est rejeté par moi. Peut-être pas physiquement parce que je pourrais être son complice dans certaines choses ; mais spirituellement je l'éloigne de moi.

 

Or Dieu, lui, il est humble. Et étant humble, étant dé­sapproprié, étant pur accueil, Dieu est beau et il est irrésistible. Et c'est pourquoi la Vierge Marie aussi est belle dans son humanité glorifiée et transfigurée. Elle est belle comme Dieu est beau parce qu'elle est humble comme Dieu est humble. C'est peut-être pour cette raison que les cisterciens ont placé leur Ordre naissant sous le patronage de la Vierge Marie dans le mystère de son Assomption.

Et nous-mêmes, mes frères, nous sommes vrais dans notre vocation si nous portons au coeur comme Marie l'humilité d'une charité humble et chaste pour nos frères et pour tous. Essayons aujourd'hui de réfléchir à ce mystère de l'As­somption dans la lumière de cette charité humble et chaste. Nous comprendrons mieux ce que nous sommes, ce qui nous est demandé et ce qui nous est promis. Car là où est notre Mère Marie, là où est notre frère Jésus, là nous devons être un jour, là nous pouvons être déjà maintenant dans la foi.

C'est ce que j'essayais de vous expliquer hier dans l'homélie. C'est là notre vocation, mes frères, c'est tellement beau ! Ne la gaspillons pas, ne la jetons pas dans la boue. Essayons toujours, surtout dans notre coeur, d'abord dans notre coeur, d'être ce que Marie était : humble, aimante, vraie.

 

Règle : 62 : Des prêtres du monastère.         17.08.87

      Un drame !

 

Mes frères,

 

Nous avons ici la relation d'une catastrophe qui a dû se produire dans le monastère dirigé par Saint Benoît. Il a voulu la consigner dans sa Règle pour qu'elle nous serve de leçon, pour que nous soyons en garde contre les pièges que le démon à l'habitude de tendre sur notre route.

 

Nous voyons un frère vertueux, orné de qualités humaines et spirituelles. Ce frère est remarqué par l'Abbé qui veut en faire un de ses collaborateurs de choix. Il l'appelle au sacerdoce. L'accent est mis sur le mot dignus, 62,4,  jugé digne. Vous savez que ce digne, dignus actios est l'acclamation qui est poussée par le peuple lorsque un candidat est présenté par l'Évêque. Il ne faut pas seulement que l'Évêque soit d'accord mais il faut aussi que la communauté soit d'accord.

Donc il est jugé digne. Et voilà que ce frère est mordu par le démon de l'avarice. Il se laisse infecter par le vitium proprietatis, par le vice de la propriété ou de la possession. Et cette infection gagne en lui. Le sacerdoce n'est plus pour lui un service de sa communauté, un service d'Église, il devient un avoir. Il devient pour ce frère une occasion d'exercer un certain pouvoir sur les autres. Il devient pour lui la source d'un prestige.

Le frère se laisse griser et le voici emporté dans la spirale de l'élèvement et de l'orgueil. Il se lève tellement haut au-dessus des autres qu'il ne veut plus entendre parler de rien si ce n'est de son projet personnel. Il se grise, il se fige dans l'insoumission, dans le refus de toute obéissance. Saint Benoît le dit ici : Il ose se soustraire à la Règle établie.

 

Et à ce moment-là, il ne peut plus être traité comme prêtre mais comme rebelle. L'Abbé intervient, en vain ! L'Abbé fait intervenir l'Évêque, sans résultat ! Alors c'est l'issue fatale : on l'éjecte du monastère. On le chasse. On avait donc au départ un ange et au terme on rencontre un démon. C'est tout ce drame qu'il faut lire en dessous de ce que nous raconte ici Saint Benoît.

C'est la reproduction d'un autre drame qui est comme le prototype de toutes les trahisons. C'est celui de Judas Iscariote qui était un disciple que Jésus avait jugé digne de faire partie du groupe des douze, donc un homme qui était appelé à siéger un jour sur un trône à côté de Jésus pour juger une des tribus d'Israël.

Et voilà que ce Judas qui était aussi - on le sent à de petits détails de rien - qui était sans doutes le plus doué des Apôtres, celui sur lequel on pouvait s'appuyer le plus, le plus prometteur, et voilà que ce Judas a été aussi mordu par le démon de l'avarice. Il est dit qu'il a vendu Jésus pour trente pièces d'argent.

 

Mais ce démon de l'avarice se manifestait encore certainement chez lui en d'autres circonstances. Le Judas flairait une affaire. Il allait réussir. Son amitié avec Jésus lui ouvrait un avenir de domination. Il allait devenir un ministre. Et une fois qu'il était ministre, il était mandarin. A ce moment-là, il allait pouvoir s'épanouir.

Mais voilà que le trône sur lequel Jésus allait siéger, c'était une croix. Alors tout s'est brouillé devant ses yeux. Cela ne l'intéressait plus. Devoir s'oublier, devoir entrer dans un projet aussi paradoxal, entrer avec Jésus dans une relation de foi et d'amour, ça le dépassait. Alors il s'est détaché de Jésus, mais ne s'est pas détaché de son vitium proprietatis. Et pour ne rien perdre, il a tout de même retiré sa mise avec un petit bénéfice : trente pièces d'argent.

Eh bien, c'est ce qui se reproduit ici avec ce prêtre de Saint Benoît. Mais Saint Benoît, ici, ne laisse pas aller jusqu'au bout. Avant que la contagion ne s'étende - car ce mal est contagieux - il le jette hors du monastère. C'est grave ! C'est grave !

 

Il y a un autre endroit où aussi un frère se laisse emporter par ce qu'il sait, c'est l'artisan du monastère. Il est content de ce qu'il fait. Il fait rentrer de l'argent dans le monastère, donc il devient quelqu'un. Son avoir le place au-dessus des autres. Son savoir technique le place au-dessus. Mais Saint Benoît dit : Pas de quartier ! On l'enlève tout de suite. On le remet au rang. On le fait rentrer dans le rang mais on ne le met pas dehors.

Le sacerdoce, on ne peut pas l'enlever à quelqu'un. C'est un caractère indélébile. Si bien qu'il n'y a qu'une seule façon de s'en sortir, il faut le jeter à la porte. Naturellement aujourd'hui le Droit Canon est intervenu pour régler tout ça.

 

Mais voilà, il y a tout de même quelque chose à retenir, mes frères, c'est que pour nous, à partir de là, c'est que construire sa vie sur un avoir, sur un savoir ou sur un pouvoir, c'est la conduire inéluctablement à l'échec, un échec surnaturel, mais aussi un échec humain.

Je pourrais vous raconter une histoire que j'ai apprise aujourd'hui. Ce n'était pas un frère ni une moniale, mais c'était une sœur qui a perdu la tête après quinze ans de vie consacrée. Mais je ne vais pas raconter tout ça parce que c'est terrible, c'est horrible. C'était justement la même chose, sur son savoir qui était très grand, construire sa vie. Alors voilà, çà a été l'échec du haut en bas !

Alors, mes frères, ne l'oublions pas, une vie monastique ne s'épanouit qu'à l'intérieur d'une communion dans l'amour. Elle ne se construit que sur la base solide de l'humilité et de la dépossession. Ne rien vouloir posséder pour soi, accepter de se recevoir des autres et de se donner tout entier aux autres, c'est la seule façon de réussir sa vie. Et c'est la seule façon de sentir la paix, la paix de Dieu, la paix du Christ envahir le cœur, le posséder, et puis à partir de là dans l'invisible, dans le secret, la rayonner.

 

Règle : 63 : Du rang à garder.                   18.08.87

      La paix bénédictine.

 

Mes frères,

 

Le chapitre dont nous venons d'entendre la lecture laisse apparaître un des soucis majeurs qui tourmentent le cœur de Saint Benoît, à savoir le maintien, l'affermissement, la croissance de la paix. Ce n'est pas sans raison que la devise de la famille bénédictine se résume par le mot Pax, Paix.

Saint Benoît connaissait la définition de la paix donnée par les anciens : la paix est la tranquillité de l'ordre. Mais pas n'importe quel ordre : pas un ordre fondé sur l'arbitraire, sur la force, sur la violence ; pas un ordre qui écrase, qui opprime, qui asservit.

La paix ne peut être le fruit d'un ordre nazi. Vous connaissez le contenu d'un télégramme qu'un général envoyait à Hitler : La paix règne à Varsovie ! quand il avait tout anéanti.

 

Ce n'est pas cet ordre qui peut créer et entretenir la paix. C'est un ordre fondé sur la justice. Je rappelle la devise du Pape Pie XII : Opus justitiae pax. La paix est une oeuvre de justice, est l’œuvre de la justice, le travail, le fruit, le résultat de la justice.

Grâce à cette paix, grâce à cet ordre, chacun reçoit ce qui lui revient, chacun est content de la place qu'il occupe, chacun est satisfait, comblé, rassasié. C'est le ………. biblique, le rassasiement, le contentement. C'est la paix que Dieu seul peut donner, lui qui est le Juste. Et la justice de Dieu n'est pas nécessairement la justice des hommes.

Il s'agit du vrai Dieu, il ne s'agit pas d'une idole sur laquelle nous projetterions nos désirs de justice : qu'on me fasse justice à moi, qu'on fasse justice à mon monastère, qu'on fasse justice à ceci et à cela. Non, c'est la justice qui vient de Dieu, Dieu qui aime tous les hommes et qui établit la justice dans les cœurs, qui remet de l'ordre dans les cœurs d'abord. Et à partir de là, l'ordre et la justice peuvent se répandre dans la société, dans le monastère.

 

Mais Saint Benoît nous dit que justement dans le monastère l'ordre et la paix dépendent au premier chef de l'Abbé. Et là, il est sévère ! Il sait que l'Abbé est un homme qui peut se laisser entraîner par la sympathie, par le favoritisme, par l'autoritarisme aussi. Et il le met en garde. L'Abbé n'est pas un potentat. Comme le dit Saint Benoît, il ne jouit pas d'un pouvoir arbitraire.

L'Abbé est le représentant du Dieu de la paix, le représentant du Créateur qui dispose tout avec ordre et sagesse. Et, comme le dit encore Saint Benoît, il songera sans cesse aux comptes qu'il devra rendre à Dieu de toutes ses décisions et de tous ses actes. Il ne dit pas : de quelques décisions, de quelques actes, mais de tous !

Mais là, mes frères, permettez-moi une petite parenthèse. Ce que dit Saint Benoît ici de l'Abbé, il le dit aussi de chacun des frères. Il n'y a pas que l'Abbé qui devra rendre compte de chacune de ces décisions, de chacun de ses actes, tout le monde y passera. Heureusement, c'est cela la justice, Dieu est miséricordieux et indulgent, mais il est juste. Il rétablira toute chose.

 

Alors ceci dit, Saint Benoît définit une norme à laquelle chacun devra se tenir, à commencer par l'Abbé. Les frères, dit-il, occuperont chacun le rang déterminé par la date de leur entrée. Et cela, quelque soit leur âge ou leur dignité, 63,2. Il y aura cependant des exceptions.

Par exemple, le mérite de la vie ; ou bien un moine étranger qui vient fixer sa stabilité dans le monastère et qui est un homme de vertu. Il devrait être le dernier. C'est un ancien déjà peut-être dans la vie monastique. Il est chevronné. Eh bien, l'Abbé pourra le placer à un rang plus élevé que celui de la date de son entrée. Ou bien une décision de l'Abbé, justifiée toujours, par exemple le Prieur, ou les Doyens, ou le prêtre.

 

Mes frères, retenons ceci parce que ça vaut pour tout le monde : finalement la paix sera toujours le fruit de la vérité et de l'humilité qui règne parmi les frères et qui régissent leur vie. Si un frère n'est pas vrai, si ce frère profite, est un profiteur, en secret, en cachette parfois - par exemple après Complies, il n'y a plus personne, je vais aller dans le frigo et je vais me servir - faut pas penser, il sera toujours vu une fois ou l'autre !

Et un tel frère est un facteur de malaise dans une communauté. Il rendra compte à Dieu de ce qu'il fait. Il pense qu'il échappe aux hommes ? Mais non, il a déjà été repéré. On ne lui dit rien, pourquoi ? Parce qu'il est capable de tout. C'est comme un animal. Vraiment, il est régi par un instinct animal et il va donc réagir peut-être comme un animal !

Vous voyez jusqu'où cela peut aller ! Alors des éléments pareils dans une communauté, cela crée le trouble. On le sent, cela rayonne un malaise.

 

Mes frères, prenons bien garde ! Ne tombons pas dans des vices pareils parce que c'est un vice. Ne tombons pas là-dedans. Soyons toujours vrais, c'est ça que je veux dire, vrais dans notre conduite, vrais dans notre cœur. Et à ce moment-là, nous connaîtrons les bienfaits de l'humilité. Nous permettrons à Dieu de mettre de l'ordre en nous. Et cet ordre qui est en nous va comme une contagion, une bonne, une saine contagion, il va se diffuser autour de nous. Et il y aura toujours ainsi dans la communauté une saine et tonifiante atmosphère.

 

Chapitre : Fête de Saint Bernard.                19.08.87

      Saint Bernard et Saint Paul.

 

Mes frères,

 

Je vais me permettre une affirmation osée, téméraire. Vous me la pardonnerez, vous n'êtes d'ailleurs pas obligés de me suivre. Mais pour moi, à mon point de vue, Saint Ber­nard a été pour l'Ordre de Cîteaux ce que l'Apôtre Paul a été pour le christianisme naissant.

Paul n'a pas connu Jésus de Nazareth. Il l'a vu plus tard, soudainement, dans la lumière de la résurrection. Il en a été bouleversé. Et cette lumière, il l'a sans cesse pro­jetée sur la personne de Jésus telle qu'il l'entendait décri­te par ceux qui avaient, non seulement connu Jésus, mais qui avaient partagé sa vie, ses épreuves et ses luttes. Et c'est ainsi que Saint Paul est devenu le premier théo­logien, le premier et le plus grand, celui qui ne sera jamais dépassé.

 

Saint Bernard n'a pas connu la fondation de Cîteaux. Lorsque les premiers moines quittaient Molesmes pour entrer dans leur désert, Saint Bernard était âgé de 8 ans. Mais plus tard, il a été séduit par la lumière qui rayon­nait de cette petite communauté. Il est venu. Il s'est joint à ce petit groupe d'hommes. Il a partagé leur vie. Il a fait sien ce qu'il trouvait. Il s'est enfoui, perdu dans cette com­munauté. Il a fait un avec elle. Il en est devenu, plus tard naturellement, il en est de­venu comme la conscience. Et c'est ainsi qu'il a été le pre­mier théologien de l'Ordre cistercien, le premier et le plus grand.

 

Or, Paul et Bernard ont été fort contestés. On leur a reproché d'avoir déformé, le premier la personne de Jésus, le second l'intention des fondateurs de Cîteaux. On dit, on affirme que le Christ de Paul n'est pas le Christ de l'Histoire ! Que le christianisme de Paul n'est pas le christianisme de Jésus ! On dit que Saint Bernard a gauchi l'intention des fondateurs de Cîteaux, qui ne se se­raient pas retrouvé en lui !

Ce sont là, mes frères, à mon sens, des raisonnements humains très courts, dictés me semble-t-il par la peur. Peur de qui ? Mais peur instinctive du vrai Dieu, pas le Dieu des projections humaines, mais ce Dieu inconnu, mystérieux, dont les routes ne sont pas celles des hommes. Il est vrai qu'on a fait justice de toutes ces affirma­tions gratuites. Ce n'est pas le moment de rouvrir le débat.

La vérité de l'identité du christianisme de Paul et du messa­ge et de la Personne de Jésus, l'identité de la théologie de Bernard et de la recherche des moines qui quittaient Moles­mes, cette identité, elle se confirme lorsque on partage la (dignité ?) de Paul et de Bernard, lorsqu'on est en communion avec eux, lorsqu'on est en sympathie avec eux et qu'on n'a pas peur d'entrer dans ce qu'ils proposent.

 

Vous savez que des études historiques sérieuses, actuel­les, surtout celle du Père Chrysogone, montrent que si l'on veut comprendre Bernard et les Fondateurs de Cîteaux, il faut à travers Saint Bernard remonter jusqu'aux Pères du désert. De ces Pères du désert à Bernard, en passant par Saint Benoît et les Fondateurs de Cîteaux, il y a une seule ligne.

C'est le même plan qui grandit, qui se développe, qui se fortifie, qui donne du fruit. Il n'y a pas de solution de con­tinuité, c'est un seul et même projet inspiré par Dieu. Pour comprendre Antoine et Benoît, il faut admirer Ber­nard. Et pour connaître Bernard, il faut contempler Benoît et Antoine. Il n'est pas possible, il n'est pas permis de procé­der par sauts. Non, c'est une même coulée, c'est un même pro­jet, c'est une même aventure.

Mais encore une fois, on ne peut le savoir, on ne peut le croire que lorsque on y est soi­-même de tout son être. Bernard a chanté ce que Antoine, et Benoît, et les Fon­dateurs de Cîteaux ont vécu sans le dire, sans le dire sur le mode lyrique de Saint Bernard. Ils l'ont dit par leurs actes. Bernard l'a dit aussi par sa vie, mais il a été prophète. C'est à dire qu'il a reçu de Dieu le charisme de le dire aus­si par sa parole et par ses écrits sur un mode nouveau. Et c'est cela qui chez lui est beau.

 

Mais prenons bien garde, prenons bien garde ! Il ne faut pas que Saint Bernard demeure pour nous un objet d'étude. Ce serait beaucoup trop facile de disserter sur la doctrine spi­rituelle ou la doctrine mystique de Bernard. Si on ne fait que cela, fatalement on parlera de choses qu'on ne connaît pas. Et c'est alors qu'on va fausser et dé­former et Bernard, et Cîteaux, et Benoît, et l'origine du mo­nachisme, et tout.

Il est nécessaire pour connaître Saint Bernard de vrai­ment être de la même sève que lui, c'est à dire avoir l'in­tention de parvenir comme lui à cette union sponsale inépui­sablement féconde du Verbe et de l'âme, du Christ ressuscité et du moine transfiguré. C'est là le trésor caché dans la Règle de Saint Benoît, ce trésor dont quelques moines de Molesmes voyaient comme dé­jà les rayons.

Et c'est pour découvrir ce trésor qu'ils ont tout lâché, tout perdu, pour s'enfoncer dans leur forêt. Et ce trésor, ils l'ont trouvé. Et c'est Bernard qui a eu l'honneur et le privilège de le décrire.

 

Mes frères, c'est là quelque chose qui, à mon sens enco­re une fois, est sublimement beau. Oser croire que Dieu veut devenir un seul être avec nous, qu'il veut nous prendre pour nous introduire au coeur de sa vie, nous qui ne sommes rien, qui sommes un peu de matière animée. Mais si nous n'étions encore que cela ! Mais nous sommes des êtres tordus, repliés sur eux-mêmes, encombrés d'un tas de choses. Eh bien croire que malgré tous ces obstacles qui sont en nous, et qui sont aussi autour de nous, croire qu'il est possible d'arriver à cette union sponsale avec le Christ ressuscité.

Mes frères, attention ! Ne nous laissons pas prendre par des mirages. Le mieux apparent est bien souvent l'ennemi du bien qu'on possède en main. Mais ce bien, c'est un diamant dans sa gangue. Il faut avoir la patience de polir ce diamant, ou plutôt de permettre à Dieu de le polir. Et il le polit par la vie commune. Il le polit par l'obéissance. Il le polit par les opprobria comme dit Saint Benoît, par les choses contrariantes qui nous heur­tent tous les jours.

Mais il arrive lorsque le diamant est poli, que ce dia­mant alors, qui est un diamant conscient, lui-même il le sait. Et à ce moment, il est comblé, il est heureux. Car s'il rayon­ne, ce n'est pas seulement pour lui, mais aussi pour réjouir tous ceux qui sont dans la maison, cette grande maison de Dieu qui est ce qu'on appelle l'Eglise - mais laissons tomber, di­sons ce mot encore un peu théologique - qui est la famille de Dieu, la Trinité, le Christ dans son humanité glorifiée, la Vierge Marie, les anges, les saints et aussi les hommes de cette terre.

 

A côté de Bernard, il y en a bien d'autres. Lui est le plus grand et même disons le premier. Mais on en a encore ren­contré un aujourd'hui : il y a eu Guerric, il y a Aelred, il y a Guillaume, et encore d'autres mes frères. Je ne veux pas dire que notre nom doit être ajouté à cet­te liste, mais ce que nous pouvons faire au moins, c'est d'être des Robert, c'est d'être des Albéric, c'est d'être des Etienne, d'être des hommes qui ont été ce que des autres ont le privilège de décrire.

Nous devons être et nous pouvons être si nous le voulons, c'est à dire si nous n'avons plus que ce désir dans notre coeur, nous pouvons être nous aussi des vrais cisterciens dans cette ligne qui prend son origine dans la Personne du Christ ressuscité et qui arrive jusqu'à nous sans qu'il y ait d'interrup­tion.

Voilà, mes frères, pensons à cela demain, si vous le vou­lez bien, chacun pour notre compte et aussi tous les uns pour les autres.

 

Règle : 65, 1-23 : Du Prieur.                     22.08.07

      Pas d’autorité sans contrôle pour le Prieur.

 

Mes frères,

 

Nous savons par Les Dialogues de Saint Grégoire que la ville de Rome et la péninsule Italique étaient couvertes de monastères. Grégoire lui-même était l'Abbé d'un monastère Romain avant d'être choisi pour diriger cette Église de Rome et devenir le Pape. Nous savons aussi que entre ces monastères circulait un intense courant d'informations. On savait toujours ce qui se passait partout. C'est ainsi que Saint Benoît enrichissait son expérience des succès et des accidents qu'il apprenait et qui survenaient ailleurs.

 

Aujourd'hui, il nous rapporte les graves difficultés qui ébranlaient certains monastères à l'occasion de l'établissement d'un Prieur. Nous sentons qu'il en est troublé et effrayé. Nous le verrons demain prendre les mesures qui s'imposent avant que pareils désordres ne s'introduisent chez lui. Il dira ceci par exemple : Il faut que le gouvernement du monastère dépende entièrement de l'Abbé, 65,24, entièrement !

Et il n'a pas peur d'imposer sa solution avec autorité et avec véhémence. Saint Benoît avait une forte personnalité, extrêmement forte. Il ne se laisse pas influencer par des considérations humaines. D'un geste il écarte, et l'Évêque et les autres Abbés. Il n'avait pas une Congrégation des Religieux au-dessus de sa tête.

Pourtant c'est un argument auquel les Consulteurs et même le Cardinal Hamer sont encore sensibles aujourd'hui. L'Abbé ou l'Abbesse est supérieur majeur. Il n'a personne au-dessus que le Christ. L'Église aussi naturellement, ce n'est pas seulement le Christ dans le ciel, mais c'est aussi le Christ sur la terre. Mais personne n'a le droit de s'immiscer dans le gouvernement du monastère ; l'Évêque seul chez les moniales, mais pour ce qui regarde la clôture.

 

Et alors, que pouvait-il bien se passer dans la tête d'un Prieur, du Prieur dont il est question aujourd'hui ? Saint Benoît dit : assumentes sibi tyrannidem, 65,6. Il s'attribuera une autorité sans contrôle. Le latin est beaucoup plus dur, assumentes, il s'empare. C'est ça, il s'en empare, il opère un larcin. Voici notre Prieur qui devient un voleur. Il s'empare de quoi ? D'une tyrannie, d'une autorité sans contrôle, une autorité qui ne dépend que de lui. C'est cela le tyran.

Le tyran n'a de comptes à rendre à personne, si ce n'est à lui-même. Il veut posséder ce qui ne lui appartient pas. Il sait très bien que l'Abbé occupe dans le monastère la place du Christ. Mais ça n'a pas d'importance, il entend être un Christ parallèle. Il va donc être en réalité un simulacre de Christ, cela dans son comportement.

Donc, au lieu de servir, au lieu de donner sa vie, de donner la vie, au lieu d'unifier et d'unir, il sera un tyran. Donc il va dominer, il va écraser, il va asservir et il va diviser. Nous avons donc face à l'Abbé qui est le Christ, nous avons un Prieur antéchrist. Alors imaginez ce qui peut se passer dans la communauté.

 

Et cet antéchrist a été installé par l'Évêque, comme l'Abbé l'a été ou bien par d'autres Abbés. Le jour de l'élection abbatiale, des Abbés sont venus. Ils ont choisi celui-là. Puis avant de partir ils se sont dit : nous allons faire la même chose pour le Prieur. Écoutez, c'est encore comme ça chez les Carmélites aujourd'hui. La Sous Prieure est élue par la communauté au même titre que la Prieure. Naturellement tout cela est réglé par les Constitutions. Les pouvoirs de chacune sont bien définis par les Constitutions. Heureusement !

Enfin, pour Saint Benoît, ce n'est pas ainsi. Et voilà donc notre Prieur qui pose un geste proprement luciférien. Lucifer, vous le savez, voulait supplanter Dieu ou au moins être son égal. Il en va bien ainsi, car Saint Benoît nous dit : maligno spiritu superbiae inflati, 65,5. inflatus au singulier. Il est enflé d'un malignus, malin, méchant, mauvais esprit d'orgueil. C'est ça le luciférisme. Il n'y a personne au-dessus de lui.

Qu'arrive-t-il à ce moment-là ? Qu'est-il arrivé ? Eh bien, le malheureux s'est installé au registre de l'avoir, du pouvoir, du prestige, de l'autorité, de la domination. C'est devenu sa richesse, ce qu'il possède, à quoi il a droit, ce qui lui donne une raison de vivre.

 

A ce moment-là, il se néantise au niveau de son être monastique. Il cesse d'être un moine. Cessant d'être un moine à l'intérieur du monastère, il cesse d'être un homme. Il cesse d'être un chrétien. Il cesse d'être tout court. Il entre dans une sorte de néant. C'est exactement ce qui s'est passé avec le démon. Au moment où il lui semblait arriver au sommet de la possession de tout, à ce moment-là je voyais, dit le Christ, je voyais satan tomber du ciel comme un éclair. Avec la rapidité de l'éclair, c'était fini. Cela s'opère en même temps.

Lorsque Saint Benoît emploie une expression pareille, il a derrière la tête toutes les expressions bibliques parallèles. C'est tout un tableau pour lui, ce n'est pas quelque chose de cérébral. Il se souvient de ce que le Christ a dit et d'événements qui ont dû se passer alors avant les temps historiques Alors Saint Benoît va prendre les précautions qui s'imposent. Il expliquera cela demain.

Alors pour nous, retenons une leçon. J'y insiste assez bien ces derniers temps. Non pas parce que il y en a ici qui glisseraient sur cette pente savonneuse. Non, ce n'est pas pour ça, mais c'est parce que ça s'est présenté ainsi. Eh bien, dans la vie monastique surtout, dans la vie ordinaire aussi, vouloir posséder conduit à rien, au rien. Plus je possède, moins je suis ; moins je possède, plus je suis. Cela, c'est la loi de fer de la vie monastique.

 

C'est la raison d'être de ce qu'on appelle le vœu de pauvreté que nous ne connaissons pas explicitement. Pourquoi ? Parce que ça n'en vaut pas la peine. Dès l'instant où je possède, je blesse déjà mon être monastique. Je deviens propriétaire comme mon Prieur ici, et je ne suis plus rien du tout. Et nous verrons demain que Saint Benoît nous dira - et c'est fatal, c'est terrible ! - etiam de monasterio pellatur, 65,51. On le chasse du monastère. C'est fini !

 

Règle : 69 : Défendre un autre ?                 27.08.87

      La véritable famille.

 

Mes frères,

 

Encore une Règle née d'une expérience malheureuse. Est-ce dans le monastère de Saint Benoît, est-ce ailleurs ? Cela n'a pas tellement d'importance. Le fait, ici, nous est rapporté. Remarquons que Saint Benoît est toujours sévère, intransigeant lorsqu'il s'agit de prémunir ses disciples, ses frères, d'un danger qui pourrait mettre en péril la paix du monastère ou la pureté de la vocation monastique.

Ici, Saint Benoît fait référence certainement à l'épisode Évangélique où Jésus ordonne sévèrement à Pierre de se taire. Il lui dit : « Passe derrière moi, satan ! Tu es pour moi une occasion de scandale. Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, elles sont celles des hommes. »

Il y a donc différentes lectures du même événement : une lecture humaine, une lecture divine. Nous sommes bien souvent au cœur d'une dialectique entre une vision charnelle des choses et une vision spirituelle. Nous devons souvent dans notre vie monastique concrète choisir entre la sagesse des hommes qui est folie et nullité pour Dieu et la Sagesse de Dieu qui paraît folie aux hommes.

Il y a tout un écolage auquel nous devons généreusement nous prêter. Mais nous ne le pouvons que si nous acceptons que Dieu lui-même purifie l’œil de notre cœur. Nous sommes des déficients de la vue. Nous ne craignons pas, si nous rencontrons des difficultés dans ce domaine, d'aller consulter un oculiste. Nous sommes heureux lorsque il nous prescrit des lunettes qui nous rendent une vision normale.

 

Alors pourquoi aurions-nous peur de ce magistral oculiste qu'est notre Dieu qui, lui, va non pas nous prescrire une prothèse, mais va purifier l’œil lui-même et nous donner un regard nouveau, le sien. C'est ce regard que possédait notre Père Saint Benoît. Lui, l'homme de Dieu, voyait toute chose à la manière de Dieu. Eh bien, faisons-lui confiance en attendant d'être élevés nous-mêmes sur les hauteurs spirituelles où lui habitait.

Cet acte de confiance n'est pas facile car il exige que nous prenions un risque. Nous acceptons de ne plus nous appuyer sur nous-mêmes, mais de nous appuyer sur un autre. Et le jugement que nous portons sur une situation, sur une personne, lorsqu'il émane de nous nous confère une certaine sécurité.

Mais voilà, si nous voulons nous placer sous la lumière de Dieu afin d'être soignés et guéris, nous devons nous appuyer sur le jugement d'un autre comme nous le conseille Saint Benoît, cet autre étant un homme - l'Abbé, l'Ancien Spirituel - mais un homme qui n'est pas tout à fait un  homme car au regard de la foi il est dans le monastère le lieutenant du Christ, il est investi d'une mission prophétique. Alors s'appuyer sur son jugement, cela demande un acte de foi. Et cet acte de foi exige une certaine dose de courage spirituel.

 

Voyons aujourd'hui Saint Benoît. Je m'arrêterai pour cette fois sur ce qu'il appelle la consanguinitatis propinquitas, 69,6, qui est traduit par : le degré de parenté. Littéralement on devrait le traduire : une proximité dans la consanguinité. La véritable famille n'est pas celle qu'on pourrait croire si l'on se fiait aux apparences. Le Christ lui-même a dit : « Celui qui fait la volonté de mon Père, il est pour moi une mère, un père, un frère, une sœur. »

Il existe donc une famille autre, une famille nouvelle qui se crée lorsqu'on se branche sur Dieu. Lorsqu'on accueille en soi la volonté de Dieu, on reçoit un sang nouveau, le propre sang de Dieu. Oui, Dieu a aussi un sang qui est son être, qui est sa divinité. Eh  bien, ce sang, nous le recevons en nous. Et si mon frère à côté de moi, s'ouvrant lui aussi à la volonté de Dieu, le reçoit en lui, nous devenons parents.

La véritable consanguinité, la véritable parenté n'est donc pas celle qui est crée par les liens de la chair, celle qui est consignée sur les registres de l'État civil. Non, c' est celle qui est inscrite dans le cœur de Dieu, dans la volonté de Dieu. Il est donc possible de créer des liens de filiations, de paternité, de fraternité et même de sponsalité entièrement nouveaux à l'intérieur de cette immense famille qui se constitue autour de ce centre qui est la Sainte Trinité. Ce sang divin passe à travers le Christ et vient jusqu'à nous à condition, encore une fois, que nous acceptions de le recevoir. Et nous le recevons lorsque nous faisons la volonté de Dieu.

 

Maintenant que peut-il se passer ? Le jeu de la consanguinité charnelle à l'intérieur du monastère devient un jeu de la chair dans le sens vraiment animal du mot. Si je m'abandonne à cette consanguinité, je vais donc faire le jeu de la chair et je vais dresser une digue qui empêchera la naissance de la consanguinité spirituelle. Je vais donc m'enfoncer dans un marécage dont je ne pourrais pas sortir. Je vais me perdre dans un désert qui deviendra mon tombeau et mon malheur.

C'est la raison pour laquelle Saint Benoît est intransigeant. Il dira que c'est une gravissima occasio scandale, 69,9. C'est donc une occasion extrêmement grave de scandale en ce sens que si je trébuche sur cet obstacle, je ne m'en relève pas. Cela entraînera l'échec de ma vie monastique. Je resterai dans le monastère, mais voilà, j'y resterai mais sans y être vraiment. J'y serai charnellement, mais spirituellement je serai étranger car j'aurais quitté la raison pour laquelle j'y suis, c'est à dire, m'unissant à la volonté de Dieu, entrer dans cette grande famille et rencontrer une nouvelle parenté.

Cela ne veut pas dire maintenant qu'il faille renier sa parenté charnelle. Loin de là ! Il ne faut pas la renier. Elle est un donné premier, primitif, primordial. Mais attention, elle ne peut jamais être qu'un tremplin, elle ne peut être qu'un ressort. Elle ne peut jamais devenir un obstacle.

 

Voilà, mes frères, pour aujourd'hui je pense que nous pouvons en rester là. Vous allez peut-être dire : Mais ça ne nous concerne pas tellement puisque à ma connaissance il n'y a pas ou il n'y a plus - avant c'était fréquent dans les monastères - de liens de consanguinité. C'était fréquent même ici. Il y avait combien ? Trois, quatre frères. A l'époque de Saint Bernard, il est entré là dans ce monastère avec combien ? quatre ou cinq de ses frères.

Mais attention, attention ! Saint Bernard savait ce qu' il faisait et ses frères aussi. Et si ils l'avaient oublié, l'Abbé de l'époque les aurait bien remis à leur place. Saint Bernard est devenu un saint. D'autres de ses frères sont devenus des saints aussi. Pourquoi ? Parce qu'ils ont été fidèles et ils ont fait passer leur parenté spirituelle avant leur lien de consanguinité.

 

Règle : 71 : S’obéir mutuellement.               29.08.87

      Le bien de l’obéissance.

 

Mes frères,

 

Hier, Saint Benoît parlait du vice de la présomption. On s'imagine être sorti de la cuisse de Jupiter. On est meilleur que les autres. On fait la leçon à tout le monde. C'est un petit péché auquel sans le vouloir nous cédons très vite, du moins par nos pensées. Nous portons un jugement sur un frère, sur l'Abbé aussi. C'est une forme de la présomption.

Pour échapper à ce défaut, si nous voulons l'extirper, nous devons acquérir ce que Saint Benoît appelle le bonum oboedientiae, le bien de l'obéissance. Pourquoi est-ce un bien, une richesse ? Parce que l'obéissance est une perle qui possède une vertu magique. Elle anéantit tout ce qui n'est pas conforme à la vérité et elle ouvre le cœur aux espérances les plus audacieuses. Nous ne devons donc pas craindre de tout sacrifier, absolument tout, pour découvrir ce bonum oboedientiae, ce bien de l'obéissance.

 

Mais d'où vient à l'obéissance ce pouvoir extraordinaire de tout obtenir, de toujours réussir ? Je vais essayer de vous l'expliquer brièvement. Spontanément, naturellement, nous ne connaissons Dieu qu'à travers les représentations que nous nous forgeons de Lui. Ce peut être des abstractions sublimes : l'idée du bien, l'idée du beau, l'idée du bon, l'idée du vrai. Mais le point de départ, c'est toujours nous. La source de ces images est en nous. Nous sommes des idolâtres invétérés.

Il faut dire que la plupart des hommes, même des chrétiens, passent toute leur vie et meurent dans cette situation d'idolâtrie. Il faut donc s'en libérer. On est dans le monastère pour cesser d'être des idolâtres, car l'idolâtrie engendre la peur. Nous avons peur des idoles que nous nous fabriquons. Nous faisons tout pour nous concilier leurs faveurs.

Mais ces idoles sont inexistantes. Nous vivons donc dans des angoisses, des peurs, des craintes qui sont imaginaires en ce sens qu'elles trouvent leur source dans le produit de notre imagination qui est ce faux Dieu. Quelque soit le nom que je donne à ce Dieu, cela n'a pas d'importance, c'est une idole.

 

Maintenant, comment l'obéissance va-t-elle nous libérer de cette terreur ? Quand l'Apôtre Jean nous dit que Dieu est amour, il jette bas toutes les images, toutes les idoles. Il balaye tous les ... ?... . Car Dieu est amour, cela signifie que Dieu ne possède rien, qu'il ne cherche pas à nous posséder et qu'il ne se possède pas lui-même. Dieu est pure oblativité, il est pur don. Obéir, c'est accueillir ce don qu'est Dieu, c'est accueillir Dieu en tant que don.

Et Dieu nous faisant le cadeau de son être, à travers l'obéissance que nous lui accordons, Dieu vient en nous avec sa beauté, avec sa liberté, avec sa disponibilité, avec l'accueil qu'il est. Il vient à nous avec surtout - enfin je peux résumer ça - il vient avec, je l'ai dit, avec sa liberté. A ce moment-là, il n'y a plus en nous trace de peur ni de crainte.

C'est ce que Saint Benoît nous dit : Au sommet de l'échelle de l'humilité, il n'y a plus place pour la peur parce que on est entré dans la charité. On est tellement en communion, en sympathie avec Dieu que on partage ses mœurs, on partage son tempérament, son caractère, ses façons de faire. Ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ, c'est Dieu qui vit en moi. A ce moment-là, je suis libre. Il n'y a plus en moi d'idolâtrie.

 

Le moine, pour réussir sa vie monastique et arriver à cette union à Dieu qui le fait vraiment homme, le moine alors doit être obéissance à l'état pur. Il obéit à l'Abbé, dit Saint Benoît. Il obéit à tous les frères, omni caritate et sollicitudine, 71,9, en toute charité et empressement. C'est plus que de l'empressement, c'est de la sollicitude, c'est du souci. Son souci est de ne plus s'appartenir. Son souci est d'entrer en contact avec ce Dieu-là qui est tout, ce Dieu qui libère.

Que Dieu se présente dans la personne de l'Abbé, qu'il se présente dans la personne du frère, ça n'a pas d'importance. Le souci, c'est de rencontrer cet amour et de devenir un avec lui. Il faut donc, mes frères, nous efforcer d'atteindre cette réceptivité transparente qui nous permet de devenir lumière en Dieu. Dans l'obéissance - ne l'oublions jamais - nous ne nous dégradons pas, nous ne nous diminuons pas.

Au contraire, nous buvons Dieu qui est pure oblativité. Et en buvant Dieu, nous devenons Dieu nous-mêmes. Voilà ce que Saint Benoît nous promet ici à la fin de sa Règle. Nous ne devons pas perdre de vue que ce bonum oboedientiae, que ce bien de l'obéissance, il est pour nous.

 

Je présente les choses de façon, vous le voyez, très positive, très séduisante. Cela ne veut pas dire que l'obéissance aille de soi. Pourquoi ? Mais parce que comme nous sommes malades, comme nous sommes déséquilibrés, spirituellement je veux dire, redresser notre nature pécheresse, cela demande un effort et cela entraîne de la souffrance.

Il peut arriver que nous ayons plutôt envie de fuir devant la difficulté, devant le labeur, le labor oboedientiae, le labeur de l'obéissance. Mais Saint Benoît nous dit : ne prends pas la fuite si c'est un peu difficile parce que les ~ débuts sont toujours un peu pénibles. Mais alors après, cette route s'élargit, elle devient de plus en plus unie. On ne marche plus, on court ; il arrive des ailes, on vole ; on est sous la mouvance de l'Esprit.

Et étant devenu léger, on est libre et on reçoit dans son cœur des pouvoirs qui sont ceux même de Dieu, des pouvoirs qui ne sont pas une possession, qui ne sont pas un avoir auquel on se cramponne. Non, ce sont ces pouvoirs de l'amour, le pouvoir de se donner, le pouvoir d'accueillir et le pouvoir d'aimer.

 

Chapitre : Récollection du mois de septembre.  05.09.87

      Nous sommes des disciples.

 

Mes frères,

 

Au mois de Septembre, nous reprenons pour la troisième fois la lecture de notre Règle par son début. Et nous remar­quons que Saint Benoît, encore et toujours, nous installe dans la position qui doit être la nôtre, non pas durant quel­ques jours mais jusqu'à notre dernier souffle.

Nous sommes des disciples assis aux pieds d'un Maître qui patiemment, avec amour, modèle et imprime en nous une for­me nouvelle, éternelle, la forme même de Dieu. Nous avons été baptisés au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Nous avons été immergés totalement au sein de la divinité.

Il faut maintenant monnayer ce sacrement. Nous devons le faire passer dans le réel concret de notre existence. Et pour cela, nous devons accepter d'être des disciples. Si on vient au monastère, c'est en vue de ce labeur de disciple. Il est notre noblesse, notre fardeau et notre joie.

 

Le disciple est assis aux pieds de son Maître. Il est avide d'apprendre, de savoir, de comprendre, de faire, de traduire dans sa vie ce qu'il reçoit. Il ne désire pas meubler son intelligence, meubler son cerveau, mais il désire transformer son coeur. Il écoute, il est toute oreille et il laisse rejouer en lui les paroles et les gestes de son Maître. Car chaque parole est une gestua­lisation puissante qui évoque un au-delà, qui évoque Dieu et son univers.

La Parole du Maître est l'univers de Dieu entrant par le canal de l'oreille jusqu'à l'intérieur du coeur ouvert, confiant du disciple. Si bien que reproduire le geste entendu - car je le ré­pète : chaque parole est un geste - reproduire ce geste, c'est à dire obéir, c'est communier au monde à venir, c'est acquérir des moeurs nouvelles, les moeurs même de Dieu, et c'est com­mencer à ressusciter d'entre les morts.

 

Le disciple est assis, assis à même le sol. Il ne vaga­bonde pas à la recherche d'autres nourritures. Il s'est fixé en un lieu, il s'est stabilisé en un lieu qui est le sien. Et ce lieu est silence et humilité. Il convient au disciple de se taire et d'écouter, nous dit Saint Benoît. Le disciple sait très bien qu'il n'est rien et qu'il ne peut rien. Il a tout à recevoir car il a tout à être.

Il est donc ouvert à ce qui lui est apporté. Il le reçoit avec bonheur. Il est heureux d'avoir un Enseigneur qui par­tage avec lui sans réserve la lumière et la vie. Il a choisi la meilleure part. Elle ne lui sera pas enlevée. Elle sera son trésor pour jamais.

 

La, nativité de la Vierge Marie est une fenêtre ouverte sur ce monde de la contemplation et de la transfiguration. Marie a été, et elle le sera toujours, l'écoutante par excel­lence. Elle ne perdait rien des paroles de Dieu. Elle les laissait, elle leur permettait de prendre corps en elle avec un réalisme tel que, un jour, elle devint la mère de la Pa­role et qu'elle donna au monde le Christ Jésus, lui, dont le nom signifie "Dieu sauve".

Mais remarquons la coïncidence : Dieu sauve par la Parole qu'il prononce. Nous sommes sauvés si nous recevons en nous les paroles du Christ Jésus, si nous accueillons ses gestes, si nous le recevons lui-même, si nous lui permettons de s'ins­taller à l'intérieur de notre coeur et, à partir de là, de rayonner dans tout notre être; pour rayonner cette forme nou­velle dont je parlais tout à l'heure, qui est dès ici-bas une participation à la Transfiguration qui, un jour a ébloui les yeux de trois disciples.

 

Notre route, mes frères, est donc toute tracée : d'Eve, celle qui avait refusé d'écouter, nous devons devenir Marie, celle qui ne faisait qu'écouter. Nous étions fils d'Eve, nous allons devenir fils de Marie. La métamorphose, elle est possible, elle est nécessaire, elle nous est offerte. Il nous suffit d'ouvrir notre oreille et d'écouter. Il nous suffit d'être disciple et de le rester.

Marie est donc le modèle et la Reine des vrais disciples. Nous devons lui demander une âme et un coeur de disciple. Alors, tout deviendra possible. Rien ne pourra nous faire obstacle, absolument rien : ni les peines, ni les souffrances, ni les échecs humains, les maux de dents, les maux de dos, ni les sciatiques, ni tout ce qui semble vouloir nous barrer la route vers un avenir que nous espérons si beau.

Si nous avons un coeur de disciple, si nous accueillons la Parole qui nous est offerte, si nous nous laissons porter par elle, il nous pousser des ailes, les ailes de la confian­ce, les ailes de l'espérance. Ce n'est plus nous qui marchons, c'est le Christ qui marche en nous.

 

Huit jours après la Fête de la Nativité de Marie, nous rencontrons la Fête de la Croix Glorieuse. Si nous recevons en nous la Parole, nous comprendrons intuitivement que le trône de notre réussite divine et humaine doit nécessairement passer par une espèce de mort. Mourir à ce que nous pensions être notre route.

Ce n'est pas notre route que nous devons suivre, c'est la route que Dieu trace pour nous. Nous devons mourir à cet égoïsme qui opère en nous des blocages, des repliements sur nous-mêmes. Nous devons nous ouvrir comme un papillon. Son corps, au papillon, c'est sa souplesse, c'est sa légèreté. Il devient sans poids. Il est dans un état comme d'apesanteur. Et c'est ainsi que la souffrance peut nous dépouiller d'une quantité de petites choses qui nous rendent lourds et qui nous empê­chent de prendre notre envol.

Voilà, mes frères, ce que peut opérer en notre coeur la Parole lorsque nous ouvrons l'oreille pour l'accueillir. Ne quittons jamais notre place. Restons assis aux pieds de notre Enseigneur qui est le Christ Jésus, qui est la Regula Magistra, comme dit Saint Benoît, la Règle maîtresse de vie.

 

Et puis, permettez-moi de le dire, notre Enseigneur qui est dans le monastère celui qui tient la place du Christ, l'Abbé, lui qui doit interpréter les événements, qui doit en découvrir le sens et qui doit en toute modestie et simplicité l'ouvrir largement aux yeux de tous ses frères, aux oreilles de tous ses frères.

Notre programme est donc très simple. Il est très beau. Posons le geste qui est attendu de nous. Ouvrons l'oreille de notre coeur et n'oublions pas que si le premier mot de notre Règle est Ausculta, écoute, sois une oreille, sois un vrai disciple, le dernier mot de notre Règle est pervenies, tu arriveras là où tu es attendu, là où tu espères aller.

 

Homélie : Fête de la Croix Glorieuse.            13.09.87

 

Mes frères,

 

Rien n'est plus contraire à l'esprit chrétien que le triomphalisme. L'Histoire nous apprend que l'Eglise, hélas, dans le passé, a fréquemment succombé au prestige du pouvoir autocratique. Puisse le Seigneur mainte­nant l'en préserver à jamais. La ..?.. du chrétien n'est pas à chercher dans une hautaine affirma­tion de puissance. Elle se cache dans l'humble effacement du service. La fête de ce jour nous le rappelle avec insistance. Dieu ne s'est pas fait homme pour écraser l'homme, mais pour s'abais­ser devant l'homme, pour lui obéir, pour se laisser mettre à mort par l'homme sur une croix.

 

Mes frères, Dieu atteint et manifeste la plénitude de son être dans le don total qu'il fait de sa personne. Il ne recule devant rien. Il accepte de devenir une chose. Il se désapproprie jusqu'à devenir un objet. Il entre dans la mort et il devient serpent de bronze au sommet d'un poteau. C'est là qu'il nous attend, c'est là qu'il désire s'offrir à nous, là et nulle part ailleurs.

C'est pourquoi la croix est le signe du chrétien, sa gloire et son honneur. L'Apôtre Paul s'en fait le chantre incomparable. En ouvrant cet­te Eucharistie, nous avons repris quelques-uns de ces accents chargés d'émotion et de foi : " Nous devons placer notre  fierté, notre gloi­re dans la croix du Seigneur Jésus car c'est en elle que se trouve la vie, le salut, la résurrection ".

 

Mes frères, avec Paul et comme lui nous devons être logiques jusqu'au bout. Ne nous arrêtons pas à mi-chemin. Nous monnayerons notre foi en la puissance transfigurante de la croix si nous obéissons sans réserve aux moindres vouloirs de notre Dieu.

Notre ensevelissement dans l'obéissance nous méritera un nom nouveau, le nom qui est au-dessus de tout nom, le propre nom du Seigneur. Car dans cette obéissance, nous sommes avec lui et nous sommes en lui, et nous par­tageons son abaissement certes, mais aussi sa gloire.

Quelques soient les souffrances que nous rencontrons dans le cours de notre vie, au moment que nous sommes branchés sur la volonté de Dieu, que nous avons établi en elle notre demeure, nous sommes en sécurité et la puissance de la résurrection opère en nous. Nous sommes déjà passés au­-delà de cette vie. Nous entrons déjà dans la gloire de notre Seigneur.

 

Mes frères, si nous sommes ainsi fidèles à notre vocation chrétienne, nous serons vraiment le sel de la terre. Et avec le Christ Jésus, avec notre Dieu devenu l'un des nôtres, nous travaillerons au salut du monde. Comment ? Mais parce que à l'intérieur de notre coeur le monde entier se trouvera rassemblé comme il était rassemblé dans le coeur de notre Christ.

Mes frères, si nous sommes toujours dans cette obéissance à notre Dieu, entre le Christ et nous, il n'y a plus de distance. Nous devenons un seul esprit et nous accomplissons parfaitement le projet de Dieu sur nous et sur nos frères les hommes.

 

                                                                                         Amen.

 

Règle : 2, 81-91 : De l’Abbé.                    14.09.87

      Se rappeler, savoir !

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît utilise à deux reprises et à quelques mots d'intervalle les verbes se rappeler et savoir. Ainsi Israël devait se rappeler qu'il était un peuple choisit par Dieu et savoir que cette élection entraînait des obligations et des devoirs. Perdre la mémoire de ces choses, sombrer dans l'oubli, est la source de tout péché. Saint Benoît nous dira au début du chapitre de l'humilité que nous devons à tout prix fuir l'oubli, oblivionem omnino fugiat, 7,31.

            En effet, l'oubli de ce que nous sommes nous fait perdre notre identité, nous fait perdre le sens de notre vie. Et c'est là la descente dans une spirale, la spirale de la dégénérescence spirituelle, humaine même. Et tout au fond, c'est la catastrophe. On s'écrase dans le néant.

 

            Nous vivons, en chrétienté et surtout dans le monastère, portés, entourés par une suite ininterrompue de rappels. Ce ne sont pas des rappels à l'ordre, non, ce sont des rappels qui nous tiennent en éveil. Le plus grand de tous est l'Eucharistie : Faites ceci en mémoire de moi ! à dit le Christ. Aussi notre Office Divin, pensez à tous ces psaumes : ces psaumes dit historiques sont le rappel de ce que nous sommes, de ce que nous pouvons devenir si nous sombrons dans l'oubli.

            Vivre sous le regard de Dieu, vivre dans la lumière de Dieu, c'est écarter de soi la possibilité de l'oubli. C'est vivre, non pas dans le souvenir, dans le passé, non, mais dans le rappel permanent, constant, d'une présence, cette présence de l'amour qui nous entoure, qui nous réchauffe, qui nous fait grandir, qui veut s'emparer de nous et nous transfigurer.

 

            Ici, c'est l'Abbé qui doit se rappeler et qui doit savoir. Il doit se rappeler de deux choses, dit Saint Benoît, se rappeler ce qu'il est et se rappeler le nom qu'il porte. Il doit donc accepter qu'un regard soit posé sur lui, le regard de Dieu, le regard des frères. Il doit laisser ce regard le pénétrer, non pas pour le dominer, le détruire. Il ne doit pas en être complexé, mais ce regard doit le tenir en éveil, doit l'empêcher d'oublier. Il est Abbé, c'est à dire père, engendreur, enseigneur.

            Il est le Vicaire, le Lieutenant du Christ. Saint Benoît nous a dit tout cela au début du chapitre. Il doit en être pénétré. Il doit être le premier à le croire. Il doit être d'accord pour que les autres le voient et le traitent comme tel. L'Abbé doit savoir deux choses : qu'il est exigé davantage de celui à qui plus est confié et que la charge qu'il a reçue est difficile et ardue, 2,84. Laborieuse, dit le texte français ; ardue, dit le texte latin. C'est plus que laborieux, c'est vraiment difficile, ardu.

 

            La mission abbatiale ou le nom d'Abbé n'est pas un honneur dont on se pare, ni une gloriole dans laquelle on se prélasse. C'est un devoir de chaque heure, une mission dont il faudra rendre compte. Il sera exigé beaucoup de l'Abbé. C'est une des raison entre autres pour lesquelles sa charge est difficile et ardue. C'est un devoir de chaque heure au sujet duquel il devra rendre un compte rigoureux.

            Il ne doit pas être écrasé par sa mission. Il doit plutôt être porté par elle. Car si il croit vraiment tenir dans le monastère la place du Christ, il sait que l'Esprit du Christ habite en lui et il apprend à s'effacer devant cet Esprit, à permettre à l'Esprit de parler par sa bouche. La bouche parle de l'abondance du coeur. Si le coeur est empli de l'Esprit de Dieu, ça débordera par la bouche d'une façon ou d'une autre tôt ou tard.

           

            Il faut donc que l'Abbé accepte tout simplement d'être pour ses frères présence du Christ dans le labeur de l'exemple et ..?..  ..?.., dans la mort à soi et la mort au monde, dans le don de la vie, de sa vie pour les autres, et aussi dans la merveille de la résurrection. Il doit élever les autres jusqu’à l'intérieur de l'univers de Dieu. Mais pour cela, il doit lui-même y entrer, dans cet univers.

            Cela signifie concrètement que ses réactions doivent être des réactions de foi. Même si la faiblesse humaine fait que parfois le réflexe premier est un réflexe de passion, le second réflexe doit immédiatement corriger le premier. Et ce doit être toujours un réflexe de foi et d'amour.

 

Règle : 3, 1-15 : L’avis des frères ? (1)        16.09.87

      Chacun à sa place !

 

Mes frères,

 

            Admirons une fois de plus la discrétion de notre Père Saint Benoît. L'Abbé tient la place du Christ dans le monastère, mais il n'est pas le Christ. Même s'il est mort à lui-même, il demeure un homme faible, faillible, sujet à l'erreur. Il n'est pas un illuminé qui croit en ses propres inspirations. Il n'est pas non plus un charismatique soulevé par des forces soudaines.      

            Non, il est un homme lucide, humble et réaliste. Il écoute Dieu dans le secret de son coeur mais en sympathie avec les frères qui forment l'Eglise monastique. Il n'est donc jamais un homme seul.

 

            Naturellement, il vit dans une certaine solitude comme les autres frères, solitude plus profonde peut-être encore à cause de la mission qu'il a reçue de Dieu. Mais il n'est jamais coupé des frères. Il n'est jamais séparé d'eux et il vit en sympathie, en consonance avec eux. Tout ce que les frères vivent se répercute dans son coeur à lui.

            Si bien que lorsqu'il écoute Dieu à tout moment, c'est toujours dans son propre coeur, mais aussi dans le coeur des frères. Et c'est cette unité avec les frères qui le maintient à sa place et qui fait de lui le véritable Oracle de Dieu pour la communauté.

            Comme le dit Saint Benoît, pour les affaires importantes, difficiles, douteuses, il interroge Dieu présent dans les frères. Il s'agit de choses qui ne sont pas prévues par la Règle. Saint Benoît ne pouvait pas tout prévoir. Il trace les grandes lignes, il ouvre les routes. Mais dans le concret, il y a tellement de choses qui surviennent que l'Abbé se trouve parfois devant des situations qui font entrer le doute dans son esprit : où est donc la volonté de Dieu en cette chose ? Il va donc interroger Dieu présent dans la communauté, Dieu veillant dans le coeur des frères.

 

            Mais lorsque l'Abbé interroge les frères, il est nécessaire que les frères eux-mêmes soient dans une certaine disposition de coeur. Ils doivent être détachés de leur propre opinion tout autant que l'Abbé. Personne ne doit chercher à faire passer ses idées propres. Saint Benoît dit : ils n'auront pas la présomption de soutenir effrontément leur manière de voir, 3,11. C'est très difficile parce que nous sommes très attachés à nos idées.

            Nos idées font corps avec nous et céder devant le jugement, devant l'idée d'un autre, c'est un bel exercice de détachement. Et c'est un arrachement, c'est une petite mort. Cela fait mal, cela fait souffrir. Alors en réaction, on serait tenté de se laisser emporter par les tendances agressives qui veillent en nous et soutenir effrontément notre manière de voir.

 

            Saint Benoît dit : procaciter, 3,11. Donc tous doivent plutôt chercher uniquement la volonté de Dieu. Tous donnent leur avis, mais sans attachement. Je pense que Saint Benoît exige tout de même de la vertu de la part des moines. Et ce n'est pas étonnant, c'est même très bien. Quand on est dans le monastère, c'est tout de même pour grandir, pour évoluer, pour se détacher de soi, pour s'attacher à la volonté de Dieu. Saint Benoît fait confiance aux frères. Alors la vérité ainsi va pouvoir se détacher, va pouvoir se dégager aux yeux de l'Abbé à partir de la collation des avis qu’il aura reçu.

 

            Il dépend, dit-il, de l'Abbé de décider ce qui vaut le mieux. Tous alors devront s'y soumettre, 3,13. Vraiment Saint Benoît nous oblige à rester au plan surnaturel. Il arrive que Dieu révèle au plus jeune ce qui est le meilleur. Là, il remet l'Abbé à sa place. Puis, tous devront se soumettre à la décision de l'Abbé. Là, il remet les frères à leur place. Si bien que chacun étant à sa place, le monastère est dans la paix.

            Mais encore une fois, il faut que le coeur y soit. La façon de procéder de Saint Benoît sera donc toujours un facteur d'unité et de paix. Mais, je le répète, cela exige un grand esprit surnaturel.

 

            Saint Benoît n'exige pas que cette consultation se fasse en public. Il convoque toute la communauté, il expose lui-même ce dont il s'agit. Mais l'avis des frères, il peut le recueillir soit en public, soit en privé, ou les deux ensemble.

            Il y en a qui n'osent pas, qui ne peuvent même pas donner leur avis en public. Ils sont comme ça. Donner les avis en public, ça peut aussi parfois déclencher des passions qui ne sont pas bienvenues. Il est parfois plus prudent et plus sage de demander l'avis en privé. Alors le frère est beaucoup plus libre de parler, beaucoup plus fort pour dire ce qu'il a sur le coeur.

 

Règle : 3, 15-fin : L’avis des frères ? (2)       17.09.87

      Pas d’illusions ! 

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît use parfois d'une certaine redondance verbale intentionnelle afin d'aiguiser notre attention, afin de nous réveiller si nous sommes assoupis. Il veut nous arracher à l'illusion et nous enraciner dans le vrai, le réel. Nous en avons encore un exemple aujourd'hui : in omnibus igitur omnes, dit-il, 3,16, en toutes choses, tous.

 

            Dès que j'ai relu ceci, je me suis dit qu'il y avait là peut-être une évocation lointaine du Psaume 23 : Au Seigneur est la terre et tout ce qui l'emplit, l'univers et tous ceux qui l'habitent. Vous avez là aussi une amplification, une redondance. Saint Benoît vit la réalité divine de la création, de l'Alliance, de la Providence, cette Providence qui nous guide, qui nous gouverne, nous moines, par le moyen de la Règle qui est Maître de vie. En toutes choses, tous suivront la Règle comme un Maître et personne ne se permettra de s'en écarter à la légère, 3,16-18. Temere, cela veut dire avec témérité. C'est plus que à la légère, c'est presque avec effronterie.

 

            Pour Saint Benoît le monastère est un microcosme qui récapitule l'univers et son histoire. Lorsque il est dit que Saint Benoît contemplait le monde ramassé dans un rayon de lumière, ça ne doit pas nous étonner. Car pour lui, déjà, son monastère était un raccourci, un condensé du monde entier, du monde matériel. Car le monastère est fait de bâtiments, il est fait de terre, il est fait d'arbres, il est fait d'eau. Mais il est aussi un condensé du monde des humains, d'une humanité en route vers un ailleurs qui est un chez Dieu.

            L'audace surnaturelle de Saint Benoît pourrait nous paraître .. ? .., démesure, orgueil, dérèglement d'esprit. En réalité elle est affirmation tranquille et puissante d'une vérité vue et vécue. Quand on parle de la vie monastique contemplative, il faut s'élever à ces altitudes. Il faut apprendre à saisir le réel à partir de chez Dieu, Dieu qui est le réel suprême d'où tout découle et par qui tout s'ordonne.

            Le moine est un homme en voie de divinisation, comme tout chrétien d'ailleurs. Mais le moine a consacré toute sa vie à la réalisation de son projet. Il faut que ce plan de Dieu, ce plan d'amour s'achève et s'accomplisse à la perfection chez le moine. A ce moment-là, le moine est chez Dieu. Il est tout naturel, il lui devient tout naturel de voir les choses non plus d'un point de vue étroitement humain, mais d'un point de vue infiniment divin. C'est un retournement, un renversement des perspectives. Et c'est cela que nous appelons la foi.

 

            La foi, c'est connaître Dieu par l'intérieur de lui-même, le connaître comme il se connaît. C'est être chez Dieu. Et à partir de ce point de vue, de cet endroit, de ce belvédère contempler tout, voir tout comme Dieu le voit. Dans la pratique concrète de la vie, cela entraîne parfois des prises de position qui peuvent paraître folles au regard de la raison. Mais le moine qui est là chez Dieu sait très bien que ce qu'il voit et ce qu'il fait est sagesse.

            Si bien, mes frères, que le lieu du moine, le lieu de sa stabilité, c'est ce Royaume, ce monde à venir où on est avec Dieu. Il y a une sta....loco qui est le lieu du monastère. Mais n'oublions pas qu'à l'intérieur de ce périmètre qui délimité un territoire bien précis, on est chez Dieu. Si je me stabilise ici à Saint Remy, c'est parce que Saint Remy est un endroit où apparaît une fraction du Royaume de Dieu.

            Si je suis logique avec cette vision de la réalité, si je m'y engage, si je m'entraîne - c'est toute une ascèse - si je m'entraîne à regarder et à vivre à partir de ce lieu qui est chez Dieu, à ce moment-là la foi grandit en moi. Et alors se montent en moi des réflexes qui commencent à être des réflexes divins et je vais goûter le quasi naturaliter de Saint Benoît. Et cela va devenir tout naturel, sans efforts. De cet endroit, avec Saint Benoît, en toutes choses, tous nous voulons et nous aimons Dieu en tout et pour tous les hommes.

 

            Nous revenons à notre point de départ : le monastère est un microcosme, une miniaturisation de l'univers entier. Et s'il est habité par des hommes dont la seule fonction est d'aimer ; à ce moment l'univers entier est déjà dans son accomplissement et il est déjà sauvé. Ainsi nous accomplissons parfaitement le rôle, la mission qui nous est dévolue dans le plan de Dieu.

 

Règle : 4, 1-24 : quels outils utiliser ?          18.09.87

      Aimer une personne !

 

Mes frères,

 

            Au cours de l'homélie que le Cardinal Hamer a faite mardi dernier à l'occasion de la Fête de la Compassion de Marie, il a eu une réflexion qui m'a frappé. J'ai reconnu en elle un des aspects les plus riches de notre vie contemplative. Il disait, vous vous en souvenez, que Marie gardait tous les événements et les méditait dans son cœur.

            Les autres vivaient ces événements. Marie pour sa part les revivait. Elle établissait sa demeure en eux. C'est grâce à eux qu'elle grandissait, qu'elle entrait toujours davantage en communion avec son Dieu, qu'elle connaissait mieux cet enfant qu'elle avait reçu. Cet événement constituait sa vie.

 

            Et voilà maintenant ce qui m'a frappé : Pour Marie comme pour nous si nous sommes de vrais contemplatifs - ceci, ce sont des paroles du Cardinal Hamer - tout est donné dès le premier instant, et tout est à découvrir au fil des jours.

            Avez-vous bien compris ? Marie, dès le jour où elle a dit oui à Dieu, tout son destin a été scellé, toute la richesse de sa vocation est entrée en elle et tout son destin d'éternité lui a été remis. Il lui restait alors à le découvrir jour après jour.

 

            C'est ce qu'elle faisait en conservant dans son cœur les événements qui la concernaient en les ruminant, en les méditant. Elle ne se fermait pas sur eux, mais elle s'ouvrait à eux. Elle élargissait son cœur à la dimension de ces événements et surtout à la dimension de l'amour qui portait ces événements.

            Si nous sommes de vrais contemplatifs, nous avons l'impression d'avoir commencé à vivre hier, et en même temps l'impression que tout est accompli. C'est exactement ce qui se passait pour Marie. Elle était entrée dans l'éternité. Elle était déjà au-delà du temps. Toute l'Histoire était ramassée en un point. Mais ce point s'élargissait tous les jours.

            C'est exactement la vie contemplative. Dès qu'on est entré dans le Royaume de Dieu, c'est ainsi qu'on vit les choses. Elle voyait donc toutes ces choses du point de vue de Dieu, de chez Dieu où elle se trouvait, où elle avait été introduite. C'était un acompte versé de suite sur la vie éternelle, acompte dont nous parle les premiers moines.

 

            Eh bien, Saint Benoît nous dit la même chose ce soir mais avec d'autres mots. Car si tout nous est donné en une fois au début et si tout est à découvrir au fil des jours, nous faisons l'expérience d'une vie en communion avec Dieu et nous découvrons enfin en quoi consiste l'amour, cet amour qui est l'essence même de Dieu. Dieu est amour !

            Et c'est à cela que Saint Benoît nous invite dès le premier mot de son quatrième chapitre : Avant tout, in primis, avant tout aimer le Seigneur Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa force, ensuite le prochain comme soi-même, 4,2-4. Tout est contenu là-dedans. C'est la source de la praxis monastique dans sa totalité : aimer Dieu, aimer le Seigneur qui est Dieu, nous dit Saint Benoît.

Cela se voit mieux en latin. In primis Dominum Deus diligere, 4,2. C'est aimer le Seigneur qui est Dieu - n'oublions jamais que lorsqu'on parle du Seigneur, c'est le Christ - aimer le Christ qui est Dieu, le Christ dans lequel habite la plénitude de la divinité, le Christ qui est un avec son Père dans l'Esprit.

           

Il nous est impossible, nous, dans l'économie actuelle, d'aller chez Dieu en faisant l'économie du Christ. C'est lui qui est le chemin, la vérité, la vie. On ne peut pas sauter au-dessus de lui ni même passer à côté. C'est toujours à travers lui. Lorsqu'on parle du Seigneur, voyons d'abord le Christ, puis dans le Christ voyons la Trinité. Il faut donc aimer un être personnel bien vivant.

Il ne nous est pas dit en premier lieu de faire de la théologie. C'est facile de faire de la théologie. Il suffit d'avoir une petite bonne, une petite tête mais qui est bonne ; et puis de savoir consulter des livres et des ouvrages, et des références, etc. C'est pas difficile, il suffit d'avoir un peu d'allure.

            C'est pas ça que Saint Benoît nous dit ici. Il nous demande d'aimer Dieu, et d'aimer le Seigneur qui est Dieu. C'est un être bien vivant avec lequel il faut entrer en communion. C'est pas toujours facile d'aimer quelqu'un, parce que pour aimer quelqu'un, il faut savoir s'oublier soi-même. Aimer quelqu'un, c'est se donner à l'autre, ce n'est pas accaparer l'autre, ni le posséder, ni l'exploiter.

 

            J'ai fais de la théologie aussi, et pas trop mal. Je me souviens très bien : qu'est-ce qui arrive quand on fait de la théologie ? Eh bien, on a l'impression de posséder Dieu. On a prise sur lui. On sait tout sur Dieu. On sait tout. On peut très bien publier de magnifiques thèses sur Dieu. Mais c'est pas ça ici.

            Aimer Dieu, c'est se laisser capter par Dieu. C'est mettre toutes ses énergies au service de Dieu. Et cet être là, il a un nom et une qualité : c'est être Dieu. Il a un nom, Saint Benoît le donne ici : c'est le Seigneur, c'est le Kyrios. N'oublions pas, il lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, c'est ce nom Kyrios. Il est Dominus pour jamais.

            Et alors, quand on connaît l'arrière fond qui n'est pas arrière mais qui est premier, qui est ce fond Juif, le Christ a reçu le nom imprononçable. Personne ne peut le prononcer. On ne sait même plus comment on doit le prononcer. Mais on sait que c'est Adonaï. Et ça, c'est le nom.

 

            Et cet être a une qualité, c'est être ce Seigneur, ce Kyrios. Il est Dieu, il est le Theos. Le Theos, c'est la lumière. C'est ce qui nous permet de regarder, de voir, ce qui nous permet de nous mouvoir, ce qui nous permet de vivre.

            Il est la lumière. Il est celui qui façonne le cosmos, celui qui le tient dans sa main, celui qui tournoie, qui est un tourbillon, le tourbillon des galaxies, celui qui entraîne tout dans une danse fantastique, et qu'il conduit vers lui, qui l'attire vers lui tout en le lançant dans l'espace, dans l'espace qui n'existe pas encore. C'est la dilatation du monde qui crée l'espace. Mais Dieu est au-delà de l'espace, et il l'englobe, et il le crée. Voilà le nom et la qualité de cet être personnel que nous devons aimer.

 

            Alors nous sommes invités à le contempler dans l'Histoire depuis la création jusque son achèvement déjà. Encore une fois, tout est donné et tout s'achève. L'achèvement arrive pour nous tous les jours. Chaque fois que je pose un acte d'obéissance, je rends présent la dernière heure du monde. Il ne faut pas oublier ça, l'importance de l'obéissance. L'obéissance est de nature eschatologique.

            Et puis alors ma propre Histoire que je contemple depuis ma naissance jusqu'à ma glorification. Voyez, encore une fois, tout est donné au début, et tout s'accomplit dès le premier instant, mais je dois l'actualiser heure par heure.

 

            Voilà, mes frères, comme vous le voyez, nous sommes invités à faire nôtre l'attitude de Marie qui contemplait les événements et les méditait dans la lumière de l'amour. C'est cela aimer le Seigneur Dieu de tout son coeur, de toute son âme, de toute sa force. C'est se laisser prendre par lui parce que on se donne à lui et qu'on sait très bien qu’en lui on trouve la réalisation parfaite, achevée, accomplie de ce qu'on doit être quand on reçoit son nom.

 

Règle : 4, 78-fin : Quels outils utiliser ?        21.09.87

      L’atelier claustral.

 

Mes frères,

 

            L'un d'entre vous m'a demandé si Saint Benoît avait une raison particulière de parler des claustra monasterii, 4,99, des cloîtres du monastère plutôt simplement que du monasterium, le monastère, pour désigner l'atelier où le moine doit diligemment utiliser tous les instruments présentés dans notre chapitre quatrième ?

            Nous sommes dans un atelier. Un atelier en soi est un endroit fermé, un endroit protégé à l'intérieur duquel on peut travailler diligemment comme dit Saint Benoît, 4,98, consciencieusement, sans être dérangé par tout le monde.   

C'est autre chose que de travailler en plein air où les badauds viennent regarder, où les bavards viennent s'interposer, où les curieux viennent inspecter, où les spectateurs viennent juger. On est donc gêné de travailler à l'extérieur à moins que le travail ne demande de grands déplacements, qu'il faut travailler aux champs, mais c'est autre chose.

 

            Mais aujourd'hui, aujourd'hui on voit de plus en plus ce qu'on appelle la résurrection des métiers artisanaux. Cela veut dire qu'à l'occasion d'une foire ou d'une manifestation quelconque on voit de petits artisans en train de travailler comme on le faisait autrefois. Ils feront de la vannerie, ils feront du tissage, ils feront de la saboterie, de la ferronnerie, toutes sortes de métiers qu'on ne connaît plus aujourd'hui. Alors tout autour, il y a des curieux qui font leurs commentaires. Mais ça, c'est pour une foire, c'est pour une exposition, c'est pour le délassement des désœuvrés.

            Mais pour Saint Benoît, il s'agit d'autre chose, d'un atelier où on doit travailler avec diligence, diligenter, 4,96. Les claustra monasterii sont donc, définissent une qualité du monastère. Le monastère, ce n'est pas une maison pour vieillard retraité ? Non, le monastère, c'est un endroit où on travaille. Et tout le monde travaille, même les plus âgés travaillent. Ils exercent ou ils s'exercent à l'art spirituel.

            Et dans cet art, normalement on devient de plus en plus expert à mesure qu'on approche de sa véritable jeunesse, qu'on retrouve son moi-source, qu'on se rapproche du Dieu Créateur, du Dieu qui est Amour.

 

            Le monastère est donc défini par Saint Benoît comme un atelier par le fait même qu'il parle d'un claustrum, donc d'un endroit fermé, d'un endroit à l'intérieur duquel on n'entre pas, si ce n'est par une porte. Et encore, il s'agit de montrer patte blanche. Il y a à cette porte un frère qui veille sur la tranquillité des autres. C'est le portier.

            C'est un des rares endroits, ici, où nous pouvons comprendre qu'à l'époque de Saint Benoît existait déjà une clôture, donc un mur, ou une barrière, ou une cloison, enfin quelque chose qui séparait les frères du monde extérieur. A l'intérieur de cette clôture, de cette claustrum, on fait des choses qu'on ne pratique pas à l'extérieur.

            Mais on va dire : tous ces instruments dont parle Saint Benoît, ils regardent tous les chrétiens ? C'est certain, ils regardent tous les chrétiens, mais les chrétiens du monde se trouvent dans une situation défavorisée. Ils sont soumis à des foules de sollicitations venant de la chair - dans le sens large du terme - venant de l'extérieur.

 

Tandis qu'à l'intérieur du monastère, à l'intérieur des claustra, on est à l'abri. On n'a pas l'occasion d'être dispersé, on n'a pas autant l'occasion d'être tenté. Si bien que, on peut de tout son coeur, encore une fois diligenter, utiliser avec de plus en plus d'habileté les outils qui sont suspendus dans cet atelier.

            L'entrée et la sortie de ces claustra ne sont pas permis sans contrôle. Pour entrer, il y a un portier. Mais pour la sortie ? Eh bien, Saint Benoît l'a prévu. Il dira au chapitre 67 qu'il n'est permis à personne de quitter les claustra, les cloîtres du monastère sans une permission de l'Abbé. On ne peut donc pas déserter son travail. On doit y rester fidèle.

            Un détail encore : Saint Benoît utilise le mot diligenter. C'est traduit par diligemment. C'est bien traduit, mais voyons ce qu'il v a dessous : Il y a le verbe dilicere, il y a le substantif dilectio. C'est donc, ce travail dans l'atelier, c'est le fruit d'un choix préférentiel, comme la dilection, c'est le fruit d'un amour. On n'y est pas par contrainte. On y est par vocation. On y est par amour. On y est par choix. On l'a choisi.

 

            En parlant du novice, Saint Benoît dira : il faut lui lire la Règle deux, trois fois pour qu'il sache bien ce qui l'attend dans le monastère. Et s'il n'est pas capable d'y travailler, s'il ne se sent pas de taille à vivre sous la motion de l'Esprit, à entrer dans les finesses de l'art spirituel, eh bien il peut partir, sans problèmes.

            A l'intérieur du monastère, il n'y a donc que des hommes qui veulent devenir des experts des choses spirituelles. Et quand je parle de spirituel, je ne pense pas à intellectuel, mais aux choses de l'Esprit divin.

            Maintenant, ces claustra monasterii peuvent être vus aussi comme le signe d'une réalité spirituelle. La communauté comme telle, les hommes qui composent la communauté, c'est une réalité, c'est un temple fait de pierres humaines. Et le mur d'enceinte de ce temple spirituel, c'est le feu de l'Esprit qui est amour.

           

Vous vous rappelez cette vision du prophète Elysée. Son serviteur était effrayé en voyant les ennemis qui s'approchaient de tout côté. Et Elysée, lui, dit à Dieu : Mais ouvre-lui les yeux. Si bien que le serviteur tout comme Elysée voit les chars de feu qui entourent le prophète et qui le rendent inexpugnable.

            C'est la même chose ! Une communauté est ainsi entourée par l'Esprit de ce Dieu qui est amour. C'est pourquoi toute atteinte à l'unité d'une communauté, c'est faire une brèche à l'intérieur de ce mur de feu et permettre alors à l'ennemi de s'introduire. Si l'amour est notre mur d'enceinte, nous serons toujours, toujours à l'abri et nous pourrons sans difficultés travailler à cet Art spirituel.

 

            Cela nous montre aussi que le moine est un homme séparé - c'est d'ailleurs son premier mouvement : l'anachorèse - c'est un homme séparé, non pas livré à la paresse, mais séparé pour travailler à cette mission qui est de se transformer soi-même avec la grâce, avec le concours de l'Esprit Divin, de manière à partir de là travailler à la métamorphose du monde. Le moine ne se sépare pas par mépris.

            Il ne se sépare pas pour s'isoler, mais il se sépare pour être davantage avec les hommes ses frères. Parce que au moment où il entre dans cet atelier, à l'intérieur de son coeur il emporte avec lui, non seulement tous ceux qu'il aime, mais tous ceux que Dieu lui a confié dans le secret et qu'un jour, au jour de l'eschatologie, au jour de la révélation totale, il reconnaîtra pour siens.

 

 

Règle : 5, 1-28 : De l’obéissance.                22.09.87

      La qualité de l’obéissance.

 

Mes frères,

 

            Ce soir, Saint Benoît nous introduit au coeur de la praxis monastique. La valeur humaine pour lui ne se mesure pas à l'aune des diplômes, ni des publications, ni de la notoriété mondaine, ni même de la notoriété inter monastique. Elle se définit uniquement par la qualité de l'obéissance.

            Pour le comprendre, il faut contempler le moine parvenu au sommet de sa vocation. Ce frère est devenu un seul esprit, un seul vouloir avec Dieu. Ce n'est plus lui qui vit, c'est le Christ son Dieu qui vit en lui. Cet homme est métamorphosé. Sa nourriture, ce n'est plus la satisfaction de ses désirs, de ses ambitions, de ses besoins charnels - je prends charnel dans le sens le plus vaste du terme - de ses besoins terrestres.

            Non, sa nourriture pour lui comme pour le Christ, c'est uniquement la volonté de son Père. C'est ainsi qu'il grandit en Dieu, qu'il se développe. Il ne finit pas de s'épanouir. Son coeur se dilate aux dimensions du coeur même du Christ, aux dimensions de Dieu, c'est à dire l'infini. 

 

            Eh bien, ce frère réalise sa vocation dans toute sa beauté, dans toute sa grandeur, parce qu'il se nourrit exclusivement de Dieu reçu à l'intérieur de sa volonté. Car Dieu n'est pas distinct de sa volonté. Lorsqu'il demande quelque chose au frère, à l'intérieur de cette demande, c'est lui-même qu'il donne avec toute la richesse, avec toute l'humilité aussi, tout l'effacement de son être. Car Dieu, ne l'oublions jamais, est l'être le plus effacé, le plus humble et, j'ose le dire, le plus obéissant.

 

            Le thermomètre qui mesure donc le degré de vie divine, c'est l'obéissance. Saint Benoît accumule des détails qui suggèrent l'humilité qui existe par l'obéissance, la vraie obéissance, entre Dieu et le frère. Le coeur est vide, vidé de soi et toute la place est occupée par l'Esprit divin. Si bien que le frère acquiert des réflexes nouveaux. Ce ne sont plus des réflexes d'homme égoïste, mais des réflexes de fils de Dieu. Entre ce que Dieu demande et la réponse du moine, comme le dit Saint Benoît, il n'y aura même plus d'intervalle, c'est devenu un.

 

            Voici quelques détails qui sont chacun un petit tableau : Relinquentes quae sua sunt,5,13. Ils abandonnent ce qui est à eux, et cela statim, aussitôt. Ils n'hésitent pas. Ils ne calculent pas. Ils ne réfléchissent pas. Ils ne discutent pas. Dieu demande, aussitôt ils abandonnent ce qui leur paraissait jusqu'alors être leur voie.

            Voluntatem propriam deserentes, 15,13. Ils abandonnent leur volonté propre. Ils l'abandonnent, ça veut dire qu'ils la laissent tomber. Elle ne les intéresse plus. Cela va jusque là ! Et alors, exoccupatis manibus, 5,14, ce qu'ils avaient en main, ils le laissent tomber par terre.

            Les mains sont libres. Quod agebant imperfectum relinquentes, 5,15. Ce qu'ils étaient en train de faire, ils le laissent là inachevé. On y reviendra plus tard si Dieu le demande, mais pour l'instant il demande autre chose. Cela n'a pas d'importance, je le laisse là. Je vais là où Dieu m'appelle.

           

Mox, dit-il, cela revient deux fois, 5,7 et 5,13. Mox n'est pas facile à traduire : tout de suite, bientôt, immédiatement. Alors, ce qui marque encore davantage l'unité, uno momento, 5,17. En un seul moment. L'ordre du Maître et la réponse du disciple, les deux choses se font communiter, 5,19, ça se fait en même temps, en même temps.

            C'est vraiment un très beau tableau ! Il n'y a pas d'intervalle, dit la traduction, entre la parole du Supérieur et l'action du disciple, toutes les deux s'accomplissant au même moment. C'est instantané. C'est aussi instantané que la manœuvre de l'interrupteur qui donne immédiatement la lumière.

            Si bien, mes frères, que se passe-t-il alors ? Je me place dans la situation du moine qui obéit de cette façon. Eh bien, ce frère savoure l'amour dont son cœur est empli et il goûte les bienfaits, la joie d'une liberté totale. Il est totalement libre puisque sa volonté ne fait plus qu'un avec celle de Dieu. Ce qui veut dire que par l'obéissance, il fait tout ce qui lui plaît, tout ce qu’il veut.

 

            Dieu est souverainement libre. Le moine dont la volonté est coulée dans celle de Dieu est aussi libre que Dieu et il fait ce qu'il veut puisqu'il veut ce que Dieu veut. Cela, c'est une expérience qu'il faut réaliser. Et c'est à partir de là qu'on peut opérer des miracles. Je ne veux pas dire des choses fantasmagoriques, spectaculaires, non. Mais bien le miraculum, la chose admirable qui est d'abord la métamorphose du moine, et puis alors si Dieu le veut, son rayonnement dans son entourage, mais peut-être, mais certainement son rayonnement au loin dans l'invisible du Royaume.

 

            Mais, comme dit Saint Benoît, les premiers pas sur cette route ne sont pas faciles. Il faut apprendre l'obéissance. Pourquoi sont-ils difficiles ? Pourquoi, mais parce que on est paralysé par la peur et qu'on est alourdi par la paresse. On a peur de quitter ses sécurités internes.

            On se pense à l'abri à l'intérieur de ses désirs, à l'intérieur de ses projets, à l'intérieur de ses œuvres, ces œuvres de ses pensées, de ses imaginations. Si bien que devoir en sortir, prendre le risque d'entrer dans le projet d'un autre, surtout d'un autre qui est Dieu, c'est effrayant et il faut avoir du courage pour faire ça. Et en outre on est alourdi par la paresse. Pourquoi ? Mais parce que le labeur monastique semble ne conduire nul part. Il est désespérant d'une certaine façon. Il n'y a rien qui change, il n'y a rien qui bouge, c'est toujours la même chose.

 

            Dimanche quelqu'un me demandait, quelqu'un de la communauté, ce qui était à mon avis la note spécifique de la vie monastique par rapport à la vie chrétienne en général ? Et je lui ai répondu sans hésiter : c'est la gratuité. C'est de faire les choses pour rien. C'est de faire les choses qui apparemment sont inutiles, mais qui noient, immergent le moine dans la volonté de Dieu.

            Et la volonté de Dieu, elle a sa valeur par elle-même. Si bien que la vie monastique n'a pas d'autres raisons d'être qu'elle-même. Et c'est cet élément de gratuité qui peut nous paraître lourd à certains moments et nous rendre paresseux.

 

            Mes frères, nous devons donc croire au caractère surnaturel de notre vie, nous mettre à l'école de l'obéissance et nous laisser transformer par elle. Au-delà de ces premiers pas difficiles, premiers pas qui peuvent durer longtemps, il y a la joie inexprimable, c'est la propre joie de Dieu, la propre joie du Christ qui disait : ma joie, je vous la donne. C'est un cadeau extraordinaire !

            Mes frères, ne cherchons pas à échapper à l'obéissance. C'est une tentation et une tentation, très subtile. Par exemple ceci, on trouvera cela chez des novices ou des jeunes profès : Vite hors du noviciat, au moins alors je pourrais vivre. Je serai comme un poisson dans l'eau en communauté. Je n'aurais plus ce fameux Maître des novices à mes trousses. Rien que de savoir qu'il est là à côté, et bien ça me paralyse déjà. Au moins je serais libre et j'échapperais à l'obéissance.

            Ou bien un emploi. Quand j'aurais un emploi, alors je serai vraiment bien. Je ferais ce que je voudrais, j'arrangerai mon emploi comme je l'entends. Toutes tentations pour échapper à l'obéissance. Mes frères, n'y cédons pas ! Reprenons le taureau par les cornes et vous verrez, nous verrons que le résultat dépassera nos espérances les plus folles.

 

Règle : 5, 29-fin : De l’obéissance.              23.09.87

Nous ennoblir dans l’obéissance !

 

Mes frères,

 

            ....?.... n'est pas nécessairement l'obéissance dans le sens où l'entend notre Père Saint Benoît. La véritable obéissance est le fait des âmes nobles et grandes. Elle convient, comme dit Saint Benoît, à ceux qui n'ont rien de plus cher que le Christ. Cette préférence donnée au Christ n'est pas le fait d'une exaltation passagère ?       Non, elle est la constante d'une vie. C'est pourquoi cette persévérance dans le don que l'on fait de soi à Dieu est la véritable noblesse d'un homme, sa véritable grandeur. Et un tel homme est un obéissant.

            Au troisième degré d'humilité, Saint Benoît nous dira que le moine parvenu à cette hauteur se soumet à un supérieur pour l'amour de Dieu. Et cette soumission, encore une fois, n'est pas platitude devant un autre homme. Non, elle est, je le répète, don de soi à Dieu en personne, elle est inspirée par l'amour. Donc la véritable obéissance, en elle on ne se recherche pas.

            On laisse de côté ses sentiments, ses jugements, ses idées, ses goûts. On a un seul souci : s’attacher à Dieu et à son projet. On entre dans une œuvre qui est immense et on y a sa place, une place que personne d'autre ne peut occuper. Dieu ne peut réaliser son projet sans la collaboration d'hommes qui se mettent entièrement à son service. Voilà les obéissants.

 

            Le souci encore est de se cacher dans l'amour de Dieu, s'ensevelir en lui. L'obéissance sera donc une participation à l’œuvre de Rédemption - car c'est de cela qu'il s'agit - où Dieu lui-même s'est caché, s'est enseveli dans une chair d'homme pour se faire obéissant à l'homme.

            Pour nous, c'est nous ennoblir que d'obéir à Dieu. Pour Dieu, obéir à l'homme a été se vider de lui-même. Mais c'est aussi une forme d'ennoblissement. Dieu a reçu par son obéissance un rayonnement, une gloire qui était inimaginable auparavant. Et cet acte nous a découvert en Dieu des beautés, des profondeurs, nous a dévoilé la véritable nature de ce Dieu. Mes frères, si nous sommes de vrais obéissants, nous participons à ce mystère.

 

            Elle va donc être inspirée par l'amour, notre obéissance, et déboucher sur un accroissement de l'amour. Elle entraîne la dilatatio cordis, comme dit Saint Benoît, le cœur se dilate. Et puis, elle aiguise et elle fortifie les facultés naturelles. L'obéissance ne dégrade pas l'homme, mais elle l'épanouit. Chez un véritable obéissant, il n'est rien qui ne soit exalté, mais rien du tout.

            Cela se comprend. Dieu a voulu créer un être parfait, l'image de ce que lui est. Cela s'est souillé, naturellement. Mais dès qu'on entre à nouveau dans le projet de Dieu, cette image de Dieu dans l'homme se reconstitue, et puis elle se perfectionne sans arrêt. C'est tout l'homme qui est ennobli et qui est exalté par l'obéissance, même l'homme charnel, ne l'oublions pas !

            L'Obéissance, nous dit Saint Benoît, doit être acceptable pour Dieu, et alors elle sera douce pour l'homme. Dieu doit pouvoir l'accepter. Il porte un jugement sur notre obéissance. Il l'accepte ou il la rejette. Il la rejette lorsque c'est un simulacre d'obéissance, une parodie d'obéissance. Il l'accepte lorsque il se reconnaît en elle, lorsqu'il reconnaît sa propre obéissance.

 

            C'est sérieux et c'est grave, mes frères, car l'enjeu de cette obéissance, il est double : c'est d'abord le progrès, la réussite du projet de Dieu sur nous-mêmes et sur le monde, et aussi notre propre bonheur. On ne joue pas avec l'obéissance. Si elle est acceptée par Dieu, donc si c'est une vraie obéissance, elle sera douce pour les hommes, pour les frères, et aussi pour l'obéissant lui-même. Elle devient agréable comme une friandise qu'on déguste, qu'on savoure.

            Dulcis, dit Saint Benoît. Elle est un miel dans la bouche. Elle a peut-être au début un goût plutôt amer ? Mais lorsque on laisse la propre obéissance de Dieu jouer dans le coeur, prendre possession de toute la personne, c'est la douceur même de Dieu qui envahit l'homme et il ne peut plus s'en passer. On est charmé par elle. On est attiré par l'obéissance. On s'en nourrit comme le Christ qui laissait de côté les nourritures terrestres parce que la volonté de son Père était sa nourriture.

 

            Mes frères, Saint Benoît nous dit tout cela. Il y a encore beaucoup de choses à dire, mais écoutons ce qui se passe dans notre coeur, laissons-nous porter par l'ardeur de l'Esprit. L'obéissance n'est pas affaire purement humaine ; même si elle se joue dans l'homme, elle est d'origine divine.

            Le premier obéissant, c'est Dieu lui-même dans le Christ. Et nous, par notre obéissance nous accueillons en nous la vie même du Christ, nous devenons un seul esprit avec lui. Et ainsi, il est possible à Dieu de recevoir ce qui lui revient: notre reconnaissance, notre merci parce que vraiment tout vient de lui. Et notre véritable joie, notre véritable bonheur, il n'est jamais qu'en lui.

 

Chapitre 6 : De la retenue dans les paroles.    24.09.87

      La taciturnité positive !

 

Mes frères,

 

            Notre Père Saint Benoît a toujours des choses anciennes et nouvelles à nous dire. Il nous a parlé aujourd'hui de la taciturnitas qui est bien traduite par la retenue dans les paroles. C'est un peu long la retenue dans les paroles et on préfère utiliser le mot silence. Mais nous verrons dans un instant qu'il y a tout de même une nuance.

            Il est logique que ce chapitre sur la taciturnité suive immédiatement le chapitre sur l'obéissance. En effet, l'obéissance est une écoute attentive, aimante, avide de la volonté de Dieu qui se fait entendre par la bouche de l'Abbé, par les recommandations de Saint Benoît dans la Règle et aussi par les conseils des Anciens.

            Cette écoute de la volonté de Dieu n'est autre que le déchiffrement de la Parole, ce Verbe divin, mystérieux qui crée l'univers, qui le sanctifie, qui le divinise ; cette Parole de Dieu qui a voulu nous apparaître dans un homme, le Seigneur Jésus. Ecouter la volonté de Dieu, c'est toujours essayer de comprendre ce que le Christ, ce que le Verbe de Dieu devenu homme entend nous faire savoir, désire nous apprendre afin de nous rendre de plus en plus semblable à lui.

 

            Cette écoute et ce déchiffrement, ce décryptage requiert l'absence de dispersion, de divertissement, de bruit. Elle demande une focalisation de toutes les énergies sur un unique objet, cet unique objet qui est de savoir ce que Dieu désire. C'est possible à l'intérieur du silence et uniquement à l'intérieur du silence, car c'est en lui que retentit le discours de Dieu, c'est en lui que tous les détails de ce discours apparaissent dans leur relief plein de beauté.

            La vraie obéissance est donc impraticable sans un vrai silence. Je disais il y a un jour ou deux, hier peut-être, que la valeur d'un moine se mesurait à la qualité de son obéissance. Eh bien, la qualité de l'obéissance se mesure à la qualité du silence. Donc maintenant je peux dire que le vrai moine va laisser transparaître sa qualité à travers son silence.

 

            Il faut distinguer la taciturnitas et la silentium. Le silentium, donc le silence, c'est l'absence de paroles et de bruit. Il s'entend et des hommes et des choses. Il y a un silence des lèvres ; il y a un silence de la démarche ; il y a un silence des gestes, un silence de l'imagination, un silence de la mémoire ; il y a un silence des passions ; il y a un silence de l'ambiance.

            La taciturnitas, elle, est le fait de ne pas parler ou de parler très peu. Elle ne se dit que des hommes. Ici la traduction rend par retenue dans les paroles. On pourrait aussi l'appeler modestie. Appelons-là le silence aussi, mais avec cette nuance particulière que c'est restreint, que c'est ramené au silence des lèvres. Oui, des lèvres qui ne s'ouvrent que pour louer Dieu ou pour énoncer des paroles d'édification, des paroles qui construisent, des paroles qui encouragent, des paroles qui aident à vivre mieux, à vivre plus chrétiennement, à vivre plus divinement. Les paroles véritables surgissent toujours d'un fond de silence. 

On peut être amené, un Abbé, une Abbesse peuvent être amenés à parler toute la journée, à rencontrer des frères, des sœurs, des visiteurs, enfin de tout et pourtant vivre dans un silence parfait. Le silence est une attitude d’ordre mystique. Il est toujours contemplatif. On se tait parce qu'on voit quelque chose, ou quelqu'un plutôt, de tellement beau que l'être entier est saisi et il se plonge dans un silence qui est admiration, respect, adoration, gratitude. Et ça, c'est l'attitude habituelle chez un vrai contemplatif.

 

            Maintenant là-dessus peuvent venir une foule de paroles qui sont prononcées par devoir, par devoir d'état à l'intérieur de la volonté de Dieu. Mais ces paroles naissent de ce silence. Elles sont elles-mêmes comme la face apparente audible si je puis dire, du silence. C'est celui-là que Saint Benoît nous recommande. C'est à lui que nous devons nous préparer en disciplinant nos lèvres.

La taciturnitas, la taciturnité donc, pourrait avoir aujourd'hui dans une mentalité mondaine une certaine noté péjorative. C'est un homme farouche disait-on, d'humeur farouche,  de tempérament mélancolique, qui se tait quand il devrait parler. C'est un peu caractériel.

Attention ! Chez Saint Benoît la taciturnité n'a pas cette note négative. Elle est entièrement positive. Je le répète, elle va très bien, très bien avec l'obligation de devoir parler souvent et beaucoup parce qu'elle germe sur un silence qui, lui, n'est jamais souillé.

 

            Mes frères, Saint Benoît nous élève toujours extrêmement haut, comme vous voyez. Mais ça doit nous encourager parce que s'il nous propose cet idéal, c'est parce que lui-même y est arrivé, une foule de ses disciples y sont arrivés après lui, d'autres y étant déjà avant lui.

            Mais celui-là qui est pour jamais notre exemple, notre modèle et en même temps la source qui nous permet de vivre dans cette ascèse du silence jusqu'à ce que le silence soit devenu chez nous notre véritable nature, c'est le Christ Jésus lui-même, la Parole de Dieu qui, lorsqu'elle parle, dit toujours un mystère qui vient des profondeurs de Dieu, un mystère qui nous engendre et qui nous dit qui est ce Dieu qui nous appelle, et qui nous invite à partager sa vie. Ainsi doit devenir notre silence. Il le pourra parce que c'est le Christ qui l'organisera en nous.

 

Chapitre 7, 52-65 : Premier degré ( suite ).    28.09.87

      La volonté propre ?

 

Mes frères,

 

            Dès les premiers mots de sa Règle, Saint Benoît se présente comme un pius Pater, un bon Père, un Père qui désire le bonheur de ses enfants, qui mettra tout en œuvre pour élever ses enfants sur les sommets que lui-même a eu la grâce d'atteindre. Ce bon Père partage avec ses enfants son expérience. Il ne dit rien qu'il ne l'ait expérimenté lui-même. Il est foncièrement vrai. Et s'il est vraiment bon, c'est parce qu'il est profondément vrai.

           

Nous le voyons aujourd'hui - depuis hier déjà - nous dire que la crainte de Dieu engendre une excellente santé spirituelle. Elle nous tient à l'écart des péchés et des vices. Omni ora, dit-il, 7,36, à tout moment, à toute heure. Et ainsi la grâce de Dieu a en nous le champ libre pour irriguer notre cœur, pour lui donner sans arrêt fraîcheur et pureté.       

Dieu ne va pas opérer notre métamorphose sans notre consentement. Et le premier acte, le premier geste de notre accord, c'est la crainte de Dieu, c'est d'accepter de vivre avec lui, de vivre sous son regard, d'être attentif à ses paroles, de le regarder pour contempler et apprendre comment lui se comporte.

            N'oublions pas que Dieu s'est fait homme afin d'être pour nous un modèle d'abord mais aussi une source de grâces. Si nous calquons notre vie sur la personne du Christ, c'est à dire si nous entrons dans ses intentions, dans ses volontés, à ce moment-là la grâce, c'est à dire la vie divine passe en nous et nettoie et purifie notre cœur.

 

            Alors Saint Benoît, en bon Père et en sage médecin, nous met en garde aujourd'hui contre une maladie aux conséquences les plus graves. Cette maladie est un cancer qui ronge les énergies spirituelles et qui conduit fatalement à la mort.           Et ce chancre s'appelle la voluntas propria, la volonté propre opposée à la voluntas Dei, à la volonté de Dieu. Le moine sera donc toujours placé devant un choix : ou la volonté de Dieu ou sa volonté à lui ? Il se trouve devant deux routes : la santé ou la maladie, la vie ou la mort ? Il n'y a pas de point intermédiaire.

            Et le danger de cette maladie qu'est la volonté propre est si grand que Saint Benoît nous rappelle une interdiction formelle qui nous est donnée par Dieu. Prohibemur, dit-il, 7,53. Nous sommes en ..?.. , il nous est défendu, il nous est interdit de faire notre volonté propre. Et ainsi nous serons garantis d'un malheur irréparable.

           

Voyez que Saint Benoît se fait ici l'écho de Dieu et l'écho de ce qui s'est passé en lui. Il a été à l'écoute de ce que Dieu lui demandait, de ce que Dieu lui proposait. Il a vu le danger auquel il a échappé. Et en étant hors de ce péril, il jette un regard en arrière et il voit que vraiment c'était grave, car il nous rapporte alors l'avertissement de l'Ecriture : il y a des voies qui semblent droites aux hommes et dont le terme aboutit au fond de l'enfer, 7,60.

            Si bien que et Dieu et Saint Benoît nous traitent comme des grands enfants, des gosses qu'il faut protéger contre eux-mêmes. Nous ne croyons pas spontanément que notre volonté propre est dangereuse. Au contraire, quand on fait ce qui plaît, quand on n'a pas d'autre maître que soi, on a l'impression de grandir, de s'épanouir, de devenir quelqu'un, d'être indépendant, de s'élever vers sa taille d'homme adulte.

Mais pour Saint Benoît, à la suite de Dieu, c'est une illusion, ça n'aboutit à rien. C'est la grenouille qui veut devenir aussi grosse que le bœuf et qui finit par éclater. Non, si nous voulons vraiment parvenir à notre taille adulte humaine, ce ne peut être qu'en nous élevant vers notre taille d'adulte en Christ, c'est à dire à l'intérieur de Dieu dans sa volonté.

 

            Mais pourquoi alors est-il tellement difficile de renoncer à notre vouloir propre pour entrer en celui de Dieu ? Mais c'est justement là que se manifeste la corruption de notre nature, cette tare que nous appelons le péché originel. Nous ne sommes pas naturellement portés vers la vérité, ni vers le bien. Nous sommes tordus, nous sommes dévoyés. Et voilà, il faut donc passer par cette médication qui sera le renoncement à ce qui est le proprium.

            Et le remède, ce sera la crainte de Dieu. Ce n'est pas la peur de Dieu, mais c'est accepter, encore une fois, de vivre avec Dieu, de l'écouter, de le regarder, même si parfois et même souvent il contrarie nos instincts dévoyés. La crainte de Dieu aura donc pour effet premier de nous faire fuir toute forme de proprium, à commencer par notre volonté propre. Si bien que nous serons réorientés résolument, fermement vers une obéissance à la volonté de Dieu.

 

            Mes frères, essayons de méditer ces choses, mais sincèrement, en entrant en nous, en nous regardant et puis en portant sur notre conduite un jugement éclairé et un jugement sans pitié. Ne pas avoir peur de nous voir tels que nous sommes. Alors nous comprendrons que nous devons sans cesse améliorer notre relation avec Dieu.

            Quitter sa volonté propre, c'est le fait du saint. Il n'y a que le Christ et la Vierge Marie qui ont pu le faire du premier coup. Ils ont été tentés en sens contraire, mais ils n'ont pas cédé d'une ligne. Tandis que nous, voilà, nous pactisons si volontiers avec le plaisir, avec l'illusion du bien et de la vérité.

            Mes frères, soyons donc vrais, soyons ce que Dieu attend de nous . Nous faisons deux fois par jour, après l'Office de Sexte et maintenant après Complies, un examen de conscience de quelques minutes. Interrogeons-nous là-dessus : Est-ce que j'ai suivi ma volonté propre ou non ?

            Si nous faisons ça régulièrement et puis que avec la grâce de Dieu, dans la prière, nous corrigeons, nous rectifions notre ligne de conduite, je vous assure que nous nous sentirons vite changer, devenir autres et nous placer dans la ligne de ce que Dieu attend de nous. Et nous en serons heureux.

 

Chapitre 7, 66-81 : Premier degré ( suite ).    29.09.87

      Le désir mauvais !

 

Mes frères,

 

            Hier, Saint Benoît nous a mis en garde contre une maladie extrêmement grave, une sorte de cancer qui ronge nos énergies et qui a pour non la voluntas propriam, la volonté propre. Aujourd'hui, il nous présente le virus qui apporte cette maladie, un virus extrêmement dangereux. Et c’est le malum desiderium, 7,66, le désir mauvais.

            Pourquoi est-il mauvais ? Parce que il nous fait dévier de la route vers la vérité, vers l'amour, vers le bonheur. Il est mauvais parce qu'il se présente sous les apparences du bien. Il est mauvais parce qu'il est trompeur.

 

            Le père du désir mauvais, nous le savons, c'est le satan. C'est lui qui a éveillé ce désir en nos premiers parents lorsque il leur proposait un raccourci pour arriver à être comme Dieu. Il suffisait de se laisser aller aux plaisirs de la bouche. En ce sens-là, ce désir était mauvais. Le moine n'est pas un homme différent des autres.

            Comme tous ses frères en humanité, ses organes sont pervertis et ses viscères sont infectés. Il ne sait plus user correctement des puissances qui sont en lui. Il est malade dans son âme et dans son corps. Dans son âme, parce que sa volonté est mise au service de l’égoïsme et non plus de l'amour. Il est malade dans son corps, parce que ses désirs sont orientés vers le plaisir.

            Il importe donc qu'il soit guéri et dans son âme et dans son corps, et cela ensemble, pas un après l'autre. C'est la raison pour laquelle l'échelle de l'humilité a deux montants qui sont notre âme et notre corps. Saint Benoît ne pousse pas très loin l'analyse de ce malum desiderium. Ce n'est pas nécessaire parce que tout le mal qui existe dans le monde, et tout le mal qui se découvre dans le moine procède du proprium et de la convoitise.            

C'est cela la végétation folle qui pousse dans le cœur de l'homme depuis le péché originel. Elle est vivace, elle est active en chacun d'entre nous. On pourrait la définir en un mot, c'est de l'auto-érotisme. L'homme s'aime lui-même. Il est presque impossible à l'homme d'aimer l'autre pour lui-même. S'il aime l'autre, c'est pour le plaisir que l'autre va lui apporter. C'est pour le profit qu'il pourra tirer de sa relation avec l'autre. Mais s'oublier pour l'autre, aller jusqu'à donner sa vie pour l'autre, ce n'est pas naturel.

            Cela ne peut se trouver que chez un homme dont le cœur est guéri, un homme qui n'a plus de mauvais désirs, un homme qui a évacué de son cœur tout proprium, tout instinct de propriété, un homme entièrement dépossédé de lui, tout à fait disponible, libre, pouvant aimer, ce qui s'appelle aimer !

 

            Le moine ne peut sortir seul de la maladie dont il est infecté. Ce n'est pas possible. Il doit se soumettre à une médication proposée par Dieu. Et cette médication, c'est l'humilité. C'est d'abord se reconnaître malade. C'est ouvrir les yeux sur le danger mortel. C'est prendre conscience qu'on est habité par un désir mauvais. C'est savoir qui on est, mais aussi faire confiance à celui qui peut guérir. C'est croire que la guérison est possible et que Dieu dispose tout en nous et autour de nous en vue de cette guérison.

            Si ces dispositions s'installent en nous, nous avons mis le pied sur le premier degré de l'humilité. Nous commençons à comprendre ce qu'est la crainte de Dieu, ce Dieu dont nous avons naturellement peur, ce Dieu dont quasi instinctivement nous nous détournons, mais ce Dieu qui peut nous apporter ce que nous cherchons, c'est à dire l'épanouissement de notre personne.

            Nous le cherchons mal. Nous le cherchons sur des routes qui ne conduisent à rien, comme Saint Benoît nous l'a dit aujourd'hui encore : Attention qu’il ne nous surprenne à quelque moment dévoyés dans le péché et devenus bons à rien, 7,76. C'est  cela, mes frères, devenir bons à rien ! Mais si nous nous ouvrons à Dieu, nous allons devenir bons à quelque chose : bons pour Dieu et bons pour nos frères et aussi pour nous-mêmes. Nous allons donc nous engager sur la route de l'obéissance.

 

            C'est ce que Saint Benoît va nous dire à partir de demain. Mais il lui a fallu cette longue introduction du premier degré d'humilité pour nous faire comprendre que nous ne pouvons guérir, que nous ne pouvons être de véritables hommes, que nous ne pouvons devenir des fils de Dieu que si nous nous reconnaissons malades et que si nous acceptons d'être soignés, donc d'accorder notre volonté à celle de notre médecin qui n'est autre que notre Dieu, un Dieu qui nous a tant aimés qu'il a voulu devenir l'un d'entre nous, prendre sur lui toutes nos maladies - sans commettre le péché naturellement - et à descendre si, si bas dans l'humilité et l'obéissance qu'il a donné sa vie pour nous dans des conditions atroces.

            Mes frères, méditons cela ! Ne passons pas légèrement dessus, c'est tellement précieux. Et c'est cette découverte, mais intime, profonde, qui nous permettra d'être ce que Dieu attend de nous et ce que tout au fond nous attendons aussi de devenir.

 

Chapitre 7, 82-88 : Deuxième degré.            30.09.87

      Ne plus agir de façon naturelle !

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît reprend très brièvement ce qu'il nous a dit au premier degré d'humilité et tire les conclusions qui s'imposent. Ce second degré présente une structure parfaite. Saint Benoît rappelle la maladie dont nous pouvons très bien être infectés, et le virus qui provoque ce malaise. Et immédiatement, il propose l'antidote et le remède.

             A la voluntas propria, il oppose l'exemple du Seigneur qui n'est pas venu faire sa volonté mais celle de celui qui l'a envoyé. Et au malum desiderium, il oppose l'effort qui procure la couronne. Il nous demande donc de travailler contre, de lutter, de refuser, de prendre le contre-pied des instincts qui sont en nous.

 

            Nous ne pouvons donc plus réagir ni agir de façon purement naturelle. Nous n'avons plus le droit de nous laisser dominer par nos passions quel qu'elles soient. Lorsqu'une passion se déclenche en nous, si nous voulons bien examiner la chose, nous trouvons toujours à la racine le virus du désir mauvais, toujours ! Ce désir est à comprendre dans un sens extrêmement large.

            Nous avons toujours besoin de nous affirmer. Nous avons toujours besoin d'être respectés dans l'idée, dans l'image que nous avons de nous-mêmes. L'humilité attend, nous fait attendre que notre véritable image se manifeste, celle qui se trouve cachée dans le cœur de Dieu. Et c'est cette image-là qui doit être respectée et admirée en nous.

            Or, elle ne correspond pas à celle que nous nous faisions spontanément. Vous avez donc là le désir de paraître et d'un autre côté le saint désir d'être. C'est pourquoi Saint Benoît va nous proposer ici le choix entre deux lois, la loi du plaisir qui réduit en esclavage et la loi du Seigneur qui conduit à la liberté.

 

            Quitter le monde pour entrer dans le monastère n'est pas seulement un geste, une démarche physique d'anachorète, c'est aussi l'abandon des principes d’hédonisme et d'auto-érotisme qui régissent le monde et qui sont vivant à l'intérieur de notre cœur. Si nous sommes dans le monastère, nous devons avoir l'intention - je ne veux pas dire que ce n'est pas possible de le faire tout de suite - mais l'intention de secouer le joug des désirs qui nous travaillent et de nous placer sous le joug d'une discipline qui redressera notre nature malade.

 

            Encore un détail sur lequel insiste Saint Benoît - mais ce n'est pas ici - c'est lorsqu'il présente les différentes sortes de moines. Nous pouvons apprendre par lui ce que l'expérience des mœurs humaines et l’observation, disons avec un brin d’humour, de ce qui se passe autour de nous nous apprend déjà.

            Et c’est que l’accomplissement des désirs charnels, et j'entends charnel dans le sens extrêmement large. Car cela peut être des désirs donc intellectuels aussi, tout ce qui regarde la chair, donc l'image que nous avons de nous-mêmes, que nous entretenons, que nous affinons, que nous caressons.

            Donc que l'accomplissement de ces désirs amollit et débilite. En parlant des sarabaïtes dont la loi est le desideriorum voluptas,1,23, qui est le plaisir que l'on trouve dans la satisfaction de ses désirs, Saint Benoît dit que ces moines sont comme le plomb et ils sont détestables entre tous, 1,18. Naturellement ça ce sont des hommes qui ont érigé pour loi la satisfaction de leurs désirs. Ils ne sont pas dans la bergerie du Seigneur, mais ils se sont aménagés un petit abri où ils sont bien, où leurs désirs sont flattés. Ce n'est pas notre cas naturellement, mais ça nous montre tout de même que nous devons être prudents.     

Chaque fois que nous cédons à un de nos désirs, il y a quelque chose qui se perd en nous. C'est un peu notre substance vitale qui s'écoule de nous. Nous devenons moins forts, nous devenons moins résistants. Nous allons devenir des mous si nous nous laissons aller régulièrement à ces choses.

            Il faut donc savoir que le monastère est un lieu de renoncement et de lutte. Il faut renoncer, comme le dit Saint Benoît, à sa volonté propre et à ses désirs et entrer dans la volonté et le désir d'un autre qui est Dieu. Il faut donc s'engager dans un lent et long processus de métamorphose. Il y faudra de la patience, de la persévérance et une inépuisable réserve de foi. C'est pourquoi nous devons nous soutenir mutuellement dans ce combat et dans cette marche. Nous ne devons nous étonner de rien.

            Si nous voyons qu'un frère traîne un peu ou même beaucoup, si un frère perd le contrôle de sa volonté, de sa volonté droite, il ne faut pas le laisser tomber. Il faut presque que toute la communauté ralentisse la marche pour ne pas que ce frère reste à l'arrière, pour qu'il puisse demeurer dans la caravane et puis, petit à petit, reprendre une allure normale.

           

Dans le second degré, vous le voyez mes frères, vous le sentez, il y a un appel à une grande charité plus que du support mutuel, à un partage mutuel. Nous devons, non pas nous supportez, voyez, comme quelque chose dont on ne peut pas faire autrement, mais nous devons vraiment nous porter par la prière, par l'exemple et par une charité qui ne peut avoir de fond.

            Dans le second degré, voyez mes frères, Saint Benoît nous engage déjà sur la route de l'obéissance. Ne pas faire notre volonté, mais celle de celui qui nous a appelés. Or, la volonté de celui qui nous a appelés, Saint Benoît nous le dira demain, il le dira expressément alors, c'est d'obéir pour l'amour de Dieu et obéir jusqu'à la mort.     Et vous savez que pour Saint Benoît l'obéissance recouvre tout. Ce n'est pas seulement obéir au Supérieur, mais c'est obéir aux frères. C'est - comme l'Abbé doit le faire - se mettre au service de tous les caractères, de tous les tempéraments.

            Ayons donc soin de demeurer fidèles et surtout de prier les uns pour les autres afin qu'aucun d'entre nous ne vienne à défaillir en chemin.

 

Chapitre 7, 89-92 : Troisième degré.            01.10.87

      Ne plus aimer sa volonté propre !

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît veut imprimer la crainte de Dieu dans notre cœur, dans notre esprit et jusque dans notre chair. C'est pourquoi il nous met en garde contre un péril mortel : la volonté propre, piège ouvert sur nos pas par le désir mauvais.

            Etre heureux dans l'accomplissement de ses désirs, trouver un épanouissement factice en suivant toujours sa volonté propre, être heureux quand on peut enfin faire ce qui nous plaît, conduit fatalement dans une impasse qui n'est autre que le fond de l'enfer où nous attend la mort. Et cette impasse est totale même si notre vie présente, notre vie telle que nous l'avons conduite a toutes les apparences d'une brillante réussite humaine.

En réalité, comme c'est une réussite charnelle, tout va s'évanouir comme un rêve lorsque la réalité s'imposera à nous. Car cette réalité sera notre éveil soudain devant un autre univers, un univers que nous aurions négligé, que nous aurions méprisé, l'univers de Dieu.

           

C'est pourquoi Saint Benoît qui est un Père attentif, compatissant et aimant, et un homme clairvoyant, nous donne ces avertissements. Et il sait que nous y serons attentifs, que nous les écouterons. Nous sommes faibles, certes, et la chair en nous est toujours puissante. Mais la grâce est aussi avec nous et Dieu voit notre bonne volonté. Il ne permettra pas que le désir mauvais triomphe en nous.

            Au deuxième degré d'humilité, il nous donne déjà la force de renoncer à ces désirs et à notre volonté propre. Il nous fait tourner le dos à ce qui nous intéressait autrefois et il nous engage sur une route nouvelle, celle de la conversion. On n'aime plus sa volonté propre. On ne trouve plus de plaisir à l'accomplissement de ses désirs. On est éveillé à des réalités nouvelles. Et au troisième degré, nous y sommes. Ce degré a vraiment une allure positive. On attend tout de Dieu et on va le suivre partout.

            Il est à nouveau question de mort. On se soumet au Supérieur en toute obéissance à l'imitation du Seigneur dont l'Apôtre dit : Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort, 7,92. Nous avons donc le choix entre deux sortes de mort : une mort définitive dans une apparence de succès qui est en réalité un échec total, et une mort transitoire qui est en fait une libération. La première est la suite d'une asphyxie dans la prison de l’égoïsme et la seconde est le passage vers un monde nouveau, le monde de Dieu.

 

            Saint Benoît, dans ce troisième degré d'humilité, est réaliste et dur. Il ne nous cache pas ce qui est attendu de nous. Le seul véritable succès, mes frères, vous pouvez m'en croire, le seul véritable succès, et humain et spirituel  - quand je dis humain, c'est un humain total, c'est l'humain dans notre destinée de fils de Dieu - le seul véritable succès, il se présente à nos yeux sous l'image - mais une image réelle, ce n'est pas une image imaginaire - du Christ mourant sur la croix et peu après ressuscitant et recevant le Nom qui est au-dessus de tout nom, et la domination sur le cosmos.

            Si nous sommes chrétiens, si nous sommes moines, c'est le seul succès qui compte pour nous. Nous devons bien nous y attendre. Nous devons nous attendre à mourir sur une croix. Ne rêvons pas de choses brillantes, non, rêvons plutôt de choses réalistes. Saint Benoît ne dit-il pas : Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort. Donc à l'imitation du Seigneur, nous devons aller jusque là.

            L'obéissance, mais la vraie obéissance, est une participation à cette mort du Christ sur une croix. Nous devons crucifier notre volonté propre, crucifier notre désir mauvais, crucifier nos idées, crucifier nos goûts, crucifier nos façons de voir les choses, même nos façons de les faire.

 

            Mais à travers cette mort déjà entrent en nous, comme un baume à travers tous les pores de notre être physique et spirituel, entrent les prémices de la résurrection, cette résurrection qui est lumière, et lumière qui est ...?... .

            Lorsque je vois un moine qui est fêté, qui est félicité, qui est congratulé, qui est demandé, cela me fait toujours peur, cela me fait peur. ]'ai peur de quoi ? Eh bien que un jour on lui dise : « Eh bien, mon ami, tu as reçu ta récompense. C'est fini pour toi ! ». Mais lorsque je vois un moine qui est compté pour rien, à ce moment-là j'ai de l'assurance. Il participe à la mort du Christ et en lui déjà la lumière commence à briller.

 

            Mes frères, cette mort qui est la véritable mort, la mort mystique qui est donc le passage vers le monde de Dieu, elle se fait sous la conduite du Seigneur. C'est une évasion vers un univers de liberté.

            Et pour s'évader, il faut avoir ou un guide, ou un filon. Pour nous, ici, nous avons un guide. C'est le Christ. O l'imitation du Christ, comme dit Saint Benoît. Tous les mots de ce troisième degré d'humilité devraient être pesés un peu comme les mots du Code de Droit Canonique. Tous portent.

            Nous devons suivre le Christ sur la route de l'obéissance, en toute obéissance, in omni oboedientia, dit Saint Benoît, 7,90. Ce n'est pas une obéissance à la petite mesure. Non, c'est en toute obéissance. C'est un don de soi total. Et alors faire confiance au Seigneur et le suivre.

 

            A ce moment-là, la mort n'est plus effrayante. Elle devient l'amie qui donne tout. Pourquoi est-elle l'amie ? Mais parce que elle est la compagne du Christ. Dans l'univers de Dieu, il n'y a pas de succession de temps, donc le Christ est en état de crucifixion encore maintenant, comme il est en état de résurrection, comme il est en état de glorification. Toutes les étapes sont concentrées dans ce que nous appelons l'éternité. Donc, lorsque nous obéissons, que nous suivons le Christ, nous nous crucifions avec lui. Saint Paul le disait déjà : « Je suis fixé à la croix avec le Christ. »

            Mes frères, notre vie contemplative doit nous ouvrir à cette réalité et à cette beauté. A ce moment-là la vie monastique concrète de tous les jours, elle prend un relief nouveau, son relief vrai. Essayons donc d'entrer dans cette vision qui est une vision de foi, mais qui est la vision d'un réel complet.

 

Chapitre : Récollection du mois d’octobre.       03.10.78

      Trois fols en Christ.

 

Mes frères,

 

Dans le courant du mois d'Octobre, nous rencontrerons sur la route qui nous conduit vers le Royaume de Dieu, trois géants de sainteté : Thérèse de Lisieux, François d'Assise et Thérèse d'Avila. Leur nom et leur vie éveillent le meil­leur de notre coeur, même si nous ressentons une certaine crainte faite d'admiration et d'envie. Ces trois saints, en effet, sont une orchestration puis­sante de ce que vient de nous dire le Père Boyer.

Ils ont vu de leurs yeux le cosmos sortant des mains du Créateur parmi les acclamations des anges. Et ils regardent le Christ, Kho­rêgos de l'univers, ordonnant cette merveilleuse chorégraphie et invitant les hommes à y entrer, à y trouver leur place. Ces trois saints sont très dissemblables et pourtant un trait commun les réunit. Ce qui les rapproche entre eux, ce qui les rend quasi contemporains les uns des autres, c'est une sorte de démesure que je n'hésite pas à appeler, à la sui­te de Saint Paul, une folie. Ce sont trois foIs en Christ.

Cette folie leur donnait un regard nouveau. Peut-être étaient-ils devenus fous parce qu'ils avaient été frappés par une beauté qui transcende tout, la beauté de la Trinité Sain­te, la beauté de la lumière divine et la beauté du Christ dans son état le plus humble comme dans son état le plus glo­rieux, l'un et l'autre ne pouvant être séparés.

C'est cette folie, mes frères, qui au fond nous inquiète car nous avons peur d'ouvrir en nous les écluses de la dérai­son. Mais cette déraison serait notre salut car elle serait l'irruption en nous de Dieu et de sa Sagesse. Etre possédé par cette folie divine, ne serait-ce pas commencer à vivre en vérité?

Voyons François basculant d'une vie de fastes et de plai­sirs dans une existence de dénuement extrême qui le met comme dans un état d'apesanteur. La pauvreté, Dame Pauvreté dont il a fait son épouse n'est que l'envers, la face envers d'une richesse immense.

François est entré en effet dans le Royaume et il con­temple dans la lumière la création déjà renouvelée - la créa­tion devenue sa soeur - dans tous ses éléments, dans les ani­maux, dans les oiseaux, dans les phénomènes météorologiques, dans les plantes, dans les hommes, jusque dans la mort biolo­gique qui est un petit accident.

 

Mes frères, François avait reçu du Christ des yeux qui lui faisaient transcender la durée, qui le portaient à la fin de l'Histoire, qui faisaient de lui un prophète, non pas un prophète d'apocalypse mais un prophète d'arc-en-ciel, un pro­phète qui donnait la paix, un prophète de feu d'artifice, en­core une fois le feu d'artifice de cette création qui jaillit de Dieu qui est amour et qui nous entraîne car nous sommes un de des éléments de ce feu d'artifice. Et François le voyait. La création était nouvelle pour lui. Elle était ce qu'elle est dans son essence. Alors il était chez lui partout et rien ne pouvait jamais lui enlever sa joie.

Et puis, quelques siècles plus tard, s'est levée Thérèse d'Avila, au sortir d'un long sommeil dans la mollesse et la nonchalance. Elle a été reprise soudain par le rêve de son enfance : voir Dieu. Et aussitôt, soulevée par l'amour, elle la cloîtrée, la voici jetée sur les routes abritée par la bâche d'un chariot. Et elle parcourt, elle parcourt des immensités poursuivant l'impossible et allumant sur son passage des foyers d'incen­die mystique. Et pour finir, elle avait ce mot magnifique et sublime « Seigneur, maintenant il est temps de nous voir ! »

François regardait, admirait Dieu dans sa création. Thé­rèse le voyait - je ne dirais pas face à face - mais elle était immergée dans la lumière qui est Dieu. Et cette lumière la comblait.

 

Et plus près de nous, tout près de nous, il y a Thérèse de Lisieux qui ne savait pas, qui ne pouvait pas savoir ce qu'elle faisait. Elle était encore une enfant qui n'a même pas commencé à vivre et déjà elle meurt au monde et à elle­-même jusqu'à s'engouffrer dans une nuit, la nuit la plus opa­que qui soit.

Mais elle sait qu'elle est aimée et que sa vocation lui donne pouvoir, et sur l'univers, et sur Dieu lui-même. Thérèse la petite était une étincelle de ce feu d'artifice. Non pas une étincelle qui s'éteint de suite, mais une étincelle qui porte ce feu partout dans le monde, ce feu que le Christ lui-­même était venu allumer. C'est lui qui habitait le coeur de cette fille et qui l'a conduite là où elle était attendue, et qui a fait d'elle - comme je le disais il y a un instant - une des maîtresses du monde.

Mes frères, démesure d'espérance chez François, démesure d'amour chez Thérèse la grande, démesure de foi chez Thérèse la petite ; et nous, nous serons vraiment moines si nous som­mes des hommes de la démesure par notre foi, par notre espé­rance, par notre charité. Saint Benoît résume cet idéal dans un mot qui est vivant, un mot qui est toute une scène. C'est le mot dilatatio cordis, le coeur qui petit à petit se dilate aux dimensions de Dieu qui est amour.

 

Mes frères, voilà ce qui nous est proposé. Nous ne refuserons pas, nous ne dirons pas non !

 

Chapitre : La bibliothèque.                        13.10.87

 

Mes frères,

 

Notre bibliothèque ne peut être conçue comme un entrepôt d'allure revêche dirigé par un spécialiste avec lequel on com­munique par fichier interposé. Non, la bibliothèque doit être un local agréable, aéré, spacieux, un local où on aime se rendre pour regarder, pour explorer, pour travailler.

Elle sera donc aménagée en salle de lecture mettant à la disposition de chacun une panoplie d'ouvrages qui soient un aliment pour le coeur et pour l'intelligence, qui éduquent à la Culture et à la beauté, et qui familiarisent avec Dieu et son univers, avec ..?.. et nos frères les hommes.

Elle sera ainsi un pôle d'attraction, un lieu de rencon­tre pour la Lectio Divina, pour l'étude, pour le délassement aussi. Pendant les longs dimanches de l'hiver, quand il n'est pas possible d'aller se promener dehors, pourquoi ne pas fai­re le tour de la bibliothèque, prendre un livre, l'ouvrir, lire quelques lignes, regarder les images, aller un peu plus loin et ainsi faire une petite promenade qui soit en même temps un délassement, une recherche et une prière.

 

Car, si l'objet premier de la Lectio Divina, c'est la Parole de Dieu, c'est en second lieu tout ce que la Parole de Dieu a créé, tout ce qu'elle a produit, tout ce qu'elle a éta­bli de beau dans sa création.

Il est donc nécessaire, si nous voulons être de vérita­ble fils de Dieu, que nous admirions tout ce que le Verbe de Dieu a mis à notre disposition, tout ce qu'il a créé pour la joie d'abord de Dieu lui-même, et puis pour la nôtre qui som­mes les enfants de Dieu. C'est pour ça que la bibliothèque doit être un endroit où l'on trouve de la beauté, un endroit d'où l'on sort plus riche et meilleur.

C'est dans ce sens-là que je la vois comme une salle de lecture. On pourra s'y asseoir, on pourra prendre des notes, on pourra y voyager. Elle sera donc largement ouverte à tous.

 

Cela ne veut pas dire maintenant qu'on va pouvoir y ba­varder. Attention ! La bibliothèque est un endroit sacré com­me l'Oratoire, comme le Chapitre, comme le réfectoire. Il de­vra y régner le plus grand silence. C'est un signe de respect, c'est un signe de charité, c'est une marque de charité, de vraie charité. Il n'y a rien de plus horrible, mes frères, je l'ai déjà dit tant de fois, mais je le répète, rien de plus horrible que le bavardage.

A la limite, il serait préférable qu'on lui attache une pierre et qu'on le jette dans l'étang, le bavard. Le Christ a dit cela aussi de ceux qui étaient une occasion de scandale. Or, le bavardage est toujours une occasion de scandale, tou­jours !

Donc, mes frères, faisons attention à ce défaut, ne nous laissons pas entraîner. Et si nous nous apercevons que... alors reprenons-nous tout de suite. Demandons au fond de no­tre coeur pardon à Dieu. Et si nous avons assez d'humilité, excusons-nous devant notre frère. Et puis alors, rentrons dans notre silence intérieur et respectons les autres.

 

Tout ce qui a trait donc à la Lectio Divina, à la recher­che intellectuelle sera centralisé à la bibliothèque, non seu­lement les livres mais aussi les revues. Et celles-ci - donc les revues et les livres nouveaux ­seront exposés sur des présentoirs montés à la partie supé­rieure des rayonnages en bois. Vous comprendrez mieux lorsque ce sera entièrement terminé.

On pourra circuler, voir ce qu'il y a de neuf. Ce sera les revues de l'année, naturellement, la dernière revue parue. La revue précédente sera placée en dessous de ce présentoir qui est mobile. Si bien que si on veut consulter une revue du trimestre ou du semestre précédent, il suffira de soulever et de la prendre. Elle sera là ! Enfin, ce sont des détails qui seront précisés par après, mais je le dis déjà maintenant.

Mais cela ne signifie nullement que la Lectio Divina de­vra se faire à la bibliothèque. Loin de là ! Ceux qui désirent faire leur Lectio au Scriptorium ou bien même dans leur cel­lule, ils peuvent toujours librement emporter les livres ou les revues, à condition naturellement de prévenir le biblio­thécaire, ou bien de remplir une fiche d'emprunt afin qu'on sache où se trouve le livre ou la revue.

 

Alors, pour mieux faire ressortir le caractère sacré de ce lieu qu'est la bibliothèque et pour favoriser une ambiance de respect et de silence, on a prévu une petite estrade entre le rayonnage et le mur.

Si bien que cela donne une impression de solidité et de stabilité, et en même temps cela rappelle l'Oratoire et l'Opus Dei. Car la Lectio est toujours inséparable de la prière et la bibliothèque se situe mystiquement dans le prolongement de l'Oratoire. Nous ne devons pas disjoindre les deux.

Encore une fois, la bibliothèque n'est pas un entrepôt poussiéreux de livres. Non, elle est dans le prolongement de notre vie de prière, dans le prolongement de l'église. Ou bien on peut la voir aussi comme l'antichambre de l'église. En effet, la bibliothèque peut nourrir le meilleur de nous-mêmes et ainsi favoriser notre rencontre avec notre Créa­teur et notre Sauveur.

 

Nous pouvons mourir d'une double ina­nition : inanition de prières naturellement. On ne prie plus donc on se coupe du monde de Dieu et finalement on en meurt. On peut aussi se laisser mourir de faim en se coupant de la création de Dieu, de tout ce que Dieu nous a donné en lui tournant le dos, en négligeant sa lecture spirituelle, en né­gligeant une saine information. Petit à petit on dégénère.

 

 

Et alors, où va-t-on chercher refuge ? Eh bien, puisqu'il faut tout de même subsister, qu'on est dans le monastère et qu'on doit bien y rester, on va chercher refuge dans toutes sortes de petites choses à côté. Mais encore une fois et sur­tout dans ce fameux bavardage qui est un poison mortel pour la personne qui s'y abandonne, et extrêmement dangereux pour les autres.

Donc, mes frères, voyez un peu dans quel esprit est amé­nagée notre bibliothèque. Les frères qui y travaillent et Monsieur fourneau le savent. Ils entrent pleinement dans ce projet. Je pense que tous vous allez y entrer car il est vraiment le résultat, un point d'aboutissement d'une longue, longue évolution dont j'ai retracé les grandes lignes hier.

Et j'es­père bien que ce ne sera pas, comment dirais-je ? , un point final, même si c'est le point d'aboutissement d'une évolution, mais que à partir de là vont pouvoir se développer des fleurs, puis des fruits que nous pourrons admirer, que nous pourrons déguster et qui feront l'honneur et la joie de notre Christ, de la Vierge et des Saints.

 

Homélie : 30° dimanche ordinaire. Année A.    25.10.87

      La question d’un pharisien.

 

Mes frères

           

Un homme, un Pharisien, un Docteur en Droit Rabbinique pose une question à Jésus pour le mettre à l'épreuve. Ne prêtons à cet homme aucune intention malveillante, Dieu lui-même n'a-t-il pas mis à l'épreuve notre Père Abraham.

Le collègue de ce Pharisien et lui-même n'avaient au coeur qu'un unique souci : connaître la volonté de Dieu jusque dans le détail, s'en nourrir, devenir avec elle un seul corps. Et cet homme et ses amis veulent savoir qui est ce jeune Rabbi sorti de l'obscure bourgade de Nazareth. Ils sont intri­gués. Peut-on lui faire confiance ? Ils vont tester sa valeur.

Il lui pose donc la question cruciale : des 613 comman­dements de la Thora, quel est le plus grand ? Cet homme est droit, il est sincère. Un autre Evangéliste nous dit qu'il applaudit à la répon­se de Jésus qui, lui-même, le félicite et lui dit qu'il était tout proche du Royaume de Dieu.

 

Mes frères, sommes-nous aussi ouverts que ce Pharisien ? Avons-nous à coeur de poser la même question ? C'est d'elle pourtant que dépend tout notre avenir. Eh bien, le Pharisien l'a posée pour nous et la réponse qu'il reçoit s'adresse à nous aussi bien qu'à lui. Ecoutons-­là encore une fois !

" Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de tout ton esprit. Voilà le grand, le premier commandement. Et voici le second qui lui est semblable: Tu aimeras ton prochain comme toi-même. A ces deux commandements sont suspendus toute la Loi et tous les Prophètes. "

Si nous devions éplucher chacune de ces Paroles, mes frè­res, nous n'en finirions pas. Je pense, personnellement, que toute notre éternité se passera à être en admiration devant elle. Jamais nous ne pourrons les comprendre entièrement, jamais nous ne pourrons parfaitement nous y adapter. Il faudra que indéfiniment s'élargisse notre être, s'élargisse notre coeur, notre âme, notre esprit afin d'entrer dans cette plé­nitude d'amour.

 

Je vais m'arrêter deux minutes seulement au premier de ces mots merveilleux « tu aimeras ». Et remarquons d'abord que Dieu ne s'adresse pas à un interlocuteur abstrait, à un inter­locuteur objet. Non, il s'adresse à un TU, à un vis-à-vis qu'il regarde dans les yeux. Et ce TU, c'est moi, c'est vous, c'est chacun d'entre nous. Il nous est impossible de nous dérober. Nous sommes vraiment le dos au mur. Et à ce TU, il est prescrit d'aimer : tu aimeras. Ce n'est pas une recommandation, c'est un ordre, une exigence.

            Mes frères, lorsque Dieu commande quelque chose, et si nous n'y obéissons pas, si nous n'écoutons pas, malheur à nous. Tu aimeras signifie donc que tout ce que nous faisons, tout ce que nous disons, tout ce que nous pensons doit procé­der de l'amour et retourner à lui.

Il importe absolument que l'amour soit l'origine et le terme de notre agir le plus concret, le plus secret, et cela non seulement dans nos relations avec Dieu, mais aussi et d'abord dans nos relations avec nos frères. Car comment pourrais-­je aimer Dieu que je ne vois pas si je n'aime pas mon frère que je vois.

 

Mes frères, nous sommes donc en présence d'une exigence absolue de justice en tous domaines : le privé, le familial, le professionnel, le social, le politique. Rien n'échappe à cette exigence de l'amour. Il n'y a pas à en sortir, si je suis un chrétien, je dois être dans le monde une révélation de Dieu dans sa compassion, dans sa miséricorde, dans sa bonté.

Et nous, aujourd'hui, nous sommes encore mieux placés que ce Pharisien pour comprendre. Nous savons - cela vient encore de nous être dit dans le Capitule de Tierce - que Dieu est amour. Aimer de tout son coeur, de toute son âme, de tout son esprit, c'est donc goûter les prémices de la résurrection, c'est devenir ce que Dieu est lui-même, et cela par grâce !

Qui demeure dans l'amour, demeure en Dieu, et Dieu en lui. Saint Bernard nous a dit que la mesure d'aimer Dieu, c'est de l'aimer sans mesure. Et le Christ renchérit en disant que la mesure de l'amour du frère, c'est de donner sa vie pour lui. Mes frères, puisse cette démesure de l'amour devenir et rester pour jamais la norme de notre vie.

                                                                                                 Amen.

 

Règle : 19 : Dispositions pour la psalmodie.      26.10.87

Avoir les pensées de Dieu.

Mes frères,

 

            Saint Benoît a réglé avec minutie l'ordonnance de l'Office Divin. Il n'a négligé aucun détail, et aujourd'hui il couronne son exposé en précisant les dispositions que nous devons apporter à la psalmodie.

            Pour Saint Benoît comme pour les Anciens, la fonction première de l'homme est la louange de Dieu. C'est la raison pour laquelle rien ne doit être préféré à l'Office Divin. Il ne s'agit pas pour l'homme, pour le moine, de s'anéantir devant Dieu comme devant un despote. Il faut tout simplement entrer dans la vérité des choses, s'y enraciner, puis y grandir.

            Nous sommes des créatures de Dieu appelées à un destin de toute beauté. Ce destin, nous ne le méditons pas assez, je pense. Nous avons trop facilement les narines tournées vers le sol comme les animaux, alors que notre position droite, notre station debout nous invite à regarder vers le ciel.

           

Mais alors vous allez dire : Mais Saint Benoît dépeint le moine parvenu au sommet de l'humilité comme un homme dont les yeux sont toujours dirigés vers la terre dont il est sorti et où il va bientôt retourner, 7,170. C'est vrai, mais à ce moment-là, les yeux du coeur sont tournés vers Dieu. Ils sont perdus dans l'admiration de Dieu. Et c'est peut-être cela qui parfois nous manque.

            Nous sommes appelés à partager la vie de Dieu. Nous l'avons reçue en germe au baptême. Cette vie doit s'épanouir en nous jusqu'à devenir le moteur de toutes nos actions, de nos paroles, de nos pensées aussi. Ah, mes frères, avoir les pensées de Dieu et n'avoir qu'elles dans le coeur, mais c'est la vie éternelle sur terre. Alors, on est devenu semblable à Dieu.

            Nous sommes appelés à connaître les mystères de Dieu. Et ce n'est pas de la spéculation d'ordre théologique, c'est beaucoup trop facile ! Mais il s'agit de les connaître comme Dieu les connaît. Et il n'est pas de mots pour les dire. C'est communier aussi à son bonheur, un bonheur qui n'est pas de tout repos, car Dieu connaît également la souffrance, la souffrance à la manière de Dieu.

 

            Dieu respecte la liberté de ses créatures. Et lorsque les hommes, ses enfants, lui tournent le dos, le méconnaissent, ne pensent pas à lui, en arrivent même à nier sa présence et son existence, Dieu en souffre. Mais ça n'altère pas son bonheur parce qu'il sait que tous ces hommes ont déjà été récupérés par lui. Il a voulu devenir l'un d'entre eux, le plus petit, le plus méprisé de tous de façon à les récupérer, à les sauver tous.

            La louange de Dieu est donc l'attitude, une attitude de toute la personne. Elle consiste essentiellement à se tenir devant Dieu comme une antenne parabolique dans un faisceau d'ondes qui véhiculent des sons et des images. La vie contemplative, mes frères, elle n’est rien d'autre que cela : entendre des chants et contempler des images de beauté qui sont messagers - et les sons et les images - qui sont messagers de vie et de communion.

            Si nous sommes immergés en Dieu, donc dans sa lumière et dans son amour, nous entrons en communion avec toutes choses. Rappelez-vous Saint François d'Assise qui était en symbiose, en correspondance avec toute la création. Pourquoi ? Mais parce qu'il voyait Dieu, il écoutait Dieu, il ne pouvait pas réagir autrement qu'à la façon d'un Dieu qui est heureux de ce qu'il a fait. .

 

            Eh bien l'Office Divin, c'est la résonance en nous des réalités que Dieu vit lui-même. Et dans notre psalmodie, nos lèvres laissent déborder le trop-plein de notre coeur. Ce sera gratitude pour les dons sans prix que nous recevons ; ce sera admiration pour les merveilles dont nous sommes témoins ; ce sera regret pour nos négligences, nos erreurs, nos fautes, nos lâchetés ; ce sera imploration pour obtenir le pardon, pour recevoir de nouvelles forces, pour espérer la grâce de la pureté totale.

            Mes frères, l'Office Divin marque donc des moments forts, les moments forts d'une disposition habituelle qui est contemplation, qui est accueil, qui est réponse généreuse. Il y a donc d'abord la perfection d'une beauté, l'accueil de cette beauté, puis la réponse qui est un don de tout notre être.

            Voilà le mouvement qui doit soulever notre personne, l'entraîner, et qui doit se répercuter à travers notre chant. Essayons d'y être attentifs et nous verrons que notre vie non seulement a un sens, qu'elle a une direction, mais quelle est portée, qu'elle est soulevée, qu'il y a en nous une puissance qui ne vient pas de nous, qui vient de Dieu, et qui est celle de son Esprit qui est amour.

 

Chapitre 20 : De la révérence dans la prière.   28.10.87        

Suggérer à Dieu...

Mes frères,

Pour parler de la prière, Saint Benoît use d'un mot auquel nous n'aurions jamais pensé. Nous pouvons admirer son audace, son incroyable familiarité avec Dieu. Ce n'est pas pour rien que Saint Grégoire a découvert en lui l'esprit de tous les prophètes.

Et ce mot est en latin suggerere, suggérer, 20,3. Il évoque toute une attitude spirituelle et même physique qui est définie dans la suite du texte : l'humilité, le respect, la pureté de dévotion, pas d'abondance de parole mais la sincérité du cœur et même la componction des larmes. Voyez jusqu'où la ruse peut être poussée ! C'est même un peu féminin. On va pleurer pour attendrir Dieu. Ce n’est pas un portrait, mais c'est une silhouette qui est esquissée.

 

Voici ce qui se passe : Je porte un désir dans mon cœur, désir dont la réalisation dépend de Dieu. Mais Dieu, que pense-t-il de ce désir ? N'a-t-il pas, ne nourrit-il pas d'autres intentions sur moi ? Peut-être ses vues à mon sujet sont-elles à mille lieux de mes désirs ?

Alors, je vais agir comme ceci : avec prudence et un  doigté continu, je vais m'employer à éveiller chez Dieu l'idée qui est la mienne. Je vais la lui suggérer. Il faut voir le sens étymologique de suggérer. Je vais la déposer en lui. Je vais la semer dans le cœur de Dieu, puis je vais la laisser germer. J'attendrai le temps qu'il faut. Je vais la laisser mûrir. Je vais la laisser faire son chemin et j'attendrai que Dieu s'aperçoive un jour qu'il y a en lui une pensée. En fait, ce sera la mienne que j'y aurais semée, suggérée.

Je sais d'autre part - c'est très bien - que mon sort, mon présent, mon avenir dépendent de Dieu. Je sais aussi que Dieu est amour. Donc le mieux sera toujours dans sa volonté. Voyez quelle habileté il faut pour accorder la volonté de Dieu à la mienne ! Une sentence Talmudique dit : Fais la volonté de Dieu comme tu fais ta volonté à toi, pour que Dieu fasse ta volonté comme tu fais la sienne. C'est la même chose ! 

Mais au fond, la vraie question est celle-ci - vous savez que l'essentiel est de toujours poser la vraie question - : Ce qui me semble le meilleur est-il le meilleur en soi ? Mais corrélativement en face de cette question, une autre qui est aussi vraie : Cette idée que je trouve en moi, n'y aurait-elle pas été déposée par Dieu afin que je l'exprime, que je la lui renvoie, tout simplement parce que il veut la réaliser, qu'il veut m'accorder ce que lui alors me suggère ?

Vous allez peut-être trouver que tout cela est très compliqué ? Je ne pense pas. J'essaye d'analyser un mouvement qui est celui d'une prière - pas nécessairement de toutes prières - mais qui est une forme de prière surtout la prière de supplication dont nous parle ici Saint Benoît.

Je ne serai tout de même pas arrogant. Je procèderai toujours avec crainte car c’est Dieu que j'ai devant moi, et une crainte respectueuse, avec humilité. Par cette attitude de simplicité devant Dieu, de familiarité aussi, celle d'un enfant avec son Père, je reconnais Dieu pour ce qu'il est et je m'abandonne d'avance à sa décision. Ce n'est pas de ruse que je vais user ? Non, dans la ruse il y a toujours quelque chose de pervers. Non, ce n'est pas de la ruse, c'est une prière, une prière qui voit Dieu dans l'amour qu'il est, une prière qui désire le meilleur.

Je puis me tromper, naturellement, c'est pourquoi à l'avance je m'abandonne à la décision de Dieu. Mais tout de même je puis être dans la vérité. Mon désir, je vais donc le prendre et je vais le déposer dans le cœur de Dieu en attendant qu'il porte fruit. Si je suis dans cette disposition-là, cette semence que j'ai prudemment enfoncée dans le terreau de l'amour divin, cette semence va porter fruit. Pas nécessairement celui que au fond de moi j'espérais, mais ce sera toujours le meilleur pour moi.

Donc, une prière qui est exprimée de cette façon-là, elle est toujours exaucée. Peut-être pas, encore une fois, dans les termes que je désirais dans ma vision étroite des choses, mais toujours exaucée et toujours pour le mieux.

Mes frères, nous sommes peut-être trop inhibés lorsque nous demandons quelque chose à Dieu. Nous devrions voir, lire, méditer fréquemment ce chapitre vingtième de notre Règle. Pas beaucoup de paroles, dit Saint Benoît, mais une prière pure, c'est à dire une prière qui sort de la sincérité du cœur, d'un cœur d'enfant, d'un cœur qui ne doute de rien, d'un cœur qui est à son aise avec Dieu toujours dans le respect, mais comme je le disais au départ, avec une grande familiarité. Et pour cela, il faut voir Dieu comme le voit notre Père.

 

Il y a la quelque chose de très beau, mes frères. Encore une fois je pense que si nous étions plus habitués à ce genre de rapport avec Dieu, nous nous en trouverions mieux. Il se produirait en nous comme un sentiment de liberté toujours croissant jusqu'à ce que voyant enfin Dieu tel qu'il est dans sa lumière, nous n'ayons plus alors qu'un seul désir qui coïncide avec le sien, qui rencontre le sien, qui ne fait plus qu'un avec le sien : c'est d'être toujours davantage enracinés dans sa vie jusqu'à ce que au jour voulu par lui, il vienne nous cueillir comme une fleur qui réjouira son regard pour l'éternité.

 

Chapitre 22 : Du sommeil des moines.            29.10.87

      Comme une armée…

 

Mes frères,

 

Nous savons que l'esprit et le cœur de Saint Benoît étaient pétris de Culture Biblique. Nous en trouvons encore un exemple aujourd'hui. Vous vous rappelez que le Peuple d'Israël au cours de sa  marche à travers le désert était réparti en groupes de mille, de cent, de cinquante et de dix ayant à leur tête des Anciens de bon sens et de confiance qui pouvaient expédier ce qu'on appelle aujourd'hui les affaires courantes. Il était sorti d'Egypte, suivant le texte Biblique, 600.000 hommes de guerre sans compter les femmes et les enfants et une foule, un ramassis de gens non-israélites.

La communauté monastique est loin d'être aussi nombreuse. Elle est tout de même, dans l'esprit de Saint Benoît, une miniature de ce Peuple d'Israël en marche. C'est pourquoi il divise la communauté en groupes de dix. Et à la tête de chaque groupe il place un doyen en chef de dizaine.

C'est ainsi que nous pouvons contempler la communauté monastique comme un Peuple ou une armée pérégrinant à travers le désert de cette vie vers une terre de lumière où elle trouvera le repos dans l'amour. La communauté avance comme en ordre de marche escortée par ses chefs de dizaine, armée contre les attaques sournoises de l'ennemis qui est dans le désert, Amalec, c'est à dire Satan.

 

Aujourd'hui, ce soir, nous voyons cette armée payant son tribut à la fatigue et au sommeil. Cependant elle va demeurer pendant la nuit sous la vigilance de ses doyens. Les moines en effet vont reposer par dix ou par vingt avec des anciens qui veilleront sur eux.

Nous avons donc à nouveau l'image d'un camp, d'un campement plus précisément qui évoque les haltes d'Israël dans le désert. Au moment de la halte, les tribus étaient disposées autour de la tente de réunion, trois tribus à chaque point cardinal.

Si bien que c'était là un ordre rigoureux qui laisse encore aujourd'hui une impression de puissance. Au centre, le Seigneur qui est le guide de la marche, le protecteur. Et puis dans un ordre quasi liturgique, à chaque point cardinal trois tribus toujours les mêmes.

 

Et lorsque le matin au moment où la colonne de nuée se lève, se dresse au-dessus de la tente de r'union, on démonte cette tente, les lévites chargent l'Arche sur leurs épaules et la caravane reprend sa route mais suivant un ordre bien déterminé : d'abord les trois tribus, puis les trois autres, puis les trois autres. Et ainsi la marche reprend.

Nous avons donc là une liturgie, une procession. Lorsque nous processionnons à travers notre cloître à certaines grandes fêtes, nous devrions avoir en tête cette vérité qui est encore évoquée ici, que nous constituons un corps d'armée qui s'avance protégé contre les attaques de l'ennemi vers une terre qui nous est promise, un ailleurs qui est le Royaume de Dieu où nous trouverons enfin après avoir vaillamment combattu le repos pour l'éternité.

Il nous manque peut-être cette Culture Biblique qui était le milieu quasi naturel de Saint Benoît, et encore de nos Pères cisterciens. Nous allons chercher trop facilement les éléments de notre spiritualité dans des Traditions qui sont étrangères à la vie monastique ou à notre Ordre. C'est peut-être là un détail auquel nous pourrions réfléchir.

 

Et voilà que le repos nocturne du moine ne peut pas être l'occasion d'un relâchement ou d'une débandade dans le désordre. Les moines sont groupés par dix ou par vingt - donc deux dizaines - sous la vigilance de leur doyen, donc de leur chef de dizaine. Nous retrouvons ici l'image de ce campement où tout est bien ordonné, ou tout est parfaitement protégé. On ne peut pas craindre les attaques, les assauts, les terreurs de la nuit.

Voyez ! Ces moines de Saint Benoît chantant avant d'aller se reposer le Psaume 4, le Psaume 90, où on parle de cette veille, de cette veillée au cours de la nuit. Les moines se reposent mais quelqu'un veille sur eux. Ils forment tous là des carrés solides et l'ennemi ne peut pas s'approcher. L'ennemi est tenu à l'écart, l'ennemi a peur.

 

Saint Benoît nous dit aussi que les moines seront toujours prêts, même lorsqu'ils dorment, parce que - encore une fois - ils forment un corps organisé qu'ils marchent ou qu'ils reposent, mais qui jamais ne quittent des yeux du cœur le terme de la marche qui est Dieu et son Royaume.

Vous sentez que pour Saint Benoît le moine n'est pas un préretraité, un pré pensionné. C'est un homme qui ne vieillit pas. Au contraire, il est en état de jeunesse comme l'a bien découvert Maurice Zundel. C'est au moment de notre naissance que nous sommes des vieillards. Lorsque nous progressons vers Dieu, nous retournons vers notre source et nous allons vers notre vraie jeunesse que nous découvrons lorsque nous ne faisons plus qu'un seul esprit avec Dieu.

C'est ce souffle, cette ardeur, cet enthousiasme que nous percevons à travers des prescriptions aussi, je dirais qu'on pourrait appeler désuètes aujourd'hui, et que nous trouvons chez Saint Benoît lorsqu'il règle le sommeil de ses moines. Naturellement, aujourd'hui il n'est plus possible d'aller dormir par groupes de dix ou de vingt, tous ensembles, vêtus avec une courroie, c'est à dire avec une ceinture de cuir ou une corde aux reins comme des soldats qui se reposent ainsi, prêts à s'éveiller et à combattre même en pleine nuit. Ce n'est plus possible aujourd'hui, mais nous devons tout de même conserver cet esprit et ne pas voir dans le repos nocturne une occasion de relâcher notre vigilance.

 

Chapitre : Récollection du mois de novembre.    31.10.87

      Le Royaume d’utopie.

 

Mes frères,

 

La Toussaint est la fête des citoyens du Royaume d'utopie, de ces hommes et de ces femmes qui étaient de nulle part - uto­pie signifie nulle part - Et aujourd'hui, ils jubilent dans la gloire, ils crient leur joie au lieu de leur repos.

Mais quand ils étaient avec nous, tout au long de leur in­terminable exode à travers les mornes solitudes de cette vie, nul ne les a reconnus. Ils étaient de nulle part. On les lais­sait de côté quand on ne les persécutait pas.

Eux, ils fréquentaient les déserts et les montagnes, vêtus de défroques qui excitaient les moqueries. Eux dont le monde. n'était pas digne, ils exploraient les abîmes de la déréliction, du doute, de l'effroi. Les sentiers de la mort n'avaient plus de secrets pour eux.

 

A l'exemple de leur Maître, ils n'avaient pas un endroit où reposer leur tête. Ils étaient de nulle part. Mais leurs yeux, leurs yeux de beauté buvaient la lumière et ils avaient établi dans la paix le lieu de leur séjour. Personne ne s'en doutait, mais ils avaient été emportés sur un char de feu comme leur Père Elie, ou sur une nuée légère comme leur frère le Christ.

Ils étaient de nulle part car ils n'étaient plus d'ici. Ils étaient partis chez Dieu, devenus comme Lui pauvres, dému­nis, infiniment vulnérables, ne possédant absolument plus rien si ce n'est la toute puissante faiblesse de l'amour, un amour qui croit tout, qui espère tout, qui supporte tout. Ils inquiétaient. Ils invitaient. Ils faisaient question. On aurait voulu gommer leur présence.

Et pendant ce temps, ils allaient leur chemin. Ils voyaient l'invisible. Ils écoutaient l'inaudible. Ils jouaient avec les étoiles. Ils tenaient dans leurs mains le cosmos. Ils regar­daient les morts enterrer leurs morts. Ils pouvaient juger de tout, et eux-mêmes échappaient à tout jugement.

Leur seule apparition ébranlait le fond des consciences, aussi fallait-il à tout prix les écarter. Ils proclamaient sans bruit de voix mais par l'invincible clameur de leur vie les lois inflexibles du Monde Nouveau, du Royaume de nulle part.

Ils chantaient le bonheur des pauvres de coeur, des doux, des affamés et assoiffés de justice, des miséricordieux, des coeurs purs, des artisans de paix, des méprisés, des petits, des rejetés, des laissés pour compte. Et ils pleuraient sur le malheur de tous les autres, des profiteurs, des repus, des ri­caneurs, des satisfaits.

Qui les entendait ? Qui les suivait ? Elle fait peur, mes frères, la démesure de l'amour. Nous achèverons l'année litur­gique sur cette provocation et cet appel.

 

Dans quelques jours nous rencontrerons la Toussaint de l'Ordre et nous entendrons la même question qui nous sera lancée en plein visage : Qui som­mes-nous ? D'où sommes-nous ? De nulle part...

Si nous pouvons dès maintenant répondre par l'affirmative, alors nous serons entrés dans la vérité toute entière et nous aurons signé la victoire de notre Dieu.

 

Règle : 26 : Se joindre aux excommuniés ?      02.11.87

      La vie véritable.

 

Mes frères,

 

Aujourd'hui, nous ne parlerons pas d'excommunication, mais de communion, de la plus grande, de la plus belle qui soit, celle qui nous unit en Dieu à ceux que nous appelons vivants et à ceux que nous appelons morts.

Ne l'oublions jamais, la vie véritable, celle qui seule mérite le nom de vie, c'est la vie divine, c'est à dire Dieu lui-même dans son être de lumière, de beauté, de puissance et d'amour. Tout ce qui porte le nom de vie doit être compris en référence à cette vie qui est première, qui est la seule d'ailleurs.

Ce que nous appelons vulgairement vie en ce bas monde, ce que nous-mêmes connaissons comme vie en nous et autour de nous, ce n'est au fond qu'un mouvement mécanique, immanent, exposé à tous les accidents et d'ailleurs destiné à cesser un jour.

 

Nous vivons vraiment, non pas de cette vie provisoire, de cette vie éphémère, mais d'une vie pleine, d'une vie qui n'est exposée à aucune rupture. Nous vivons vraiment de cette vie lorsque nous participons à l'être même de Dieu, à la na­ture de Dieu, lorsque nous devenons de plus en plus un avec son esprit. C'est là un des fondements de notre foi qui est fortement rappelé par la célébration d'aujourd'hui.

Les Fondateurs de Cîteaux, les tous premiers fondateurs, ­les successeurs aussi naturellement, mais il faut remonter jusqu'aux premiers de la fondation de Cîteaux - ces fondateurs étaient pénétrés de cette vérité. Elle faisait partie de leurs structures mentales. Ils contemplaient l'unité du projet di­vin et ils fondaient leur existence sur cette unité.

La simplicité de leur vie qui est tant vantée, qui est tant louée, cette simplicité de leur vie était en rapport, en proportion de la simplicité de leur vision cosmique. Je veux dire qu'ils avaient de l'univers au sein duquel ils vivaient une vision tellement sainte que ils ne pouvaient faire autrement que de construire leurs bâtiments, que d'or­ganiser leur vie communautaire, leur vie liturgique qu'en fonction de cette simplicité.

 

C'étaient des hommes vrais, des hommes qui spirituelle­ment redevenaient toujours plus jeunes. Ils retournaient vers la source de leur jeunesse qui est Dieu. Il y a là une expérience que dans notre vie contemplative cistercienne nous sommes appelés à faire, à refaire à leur suite.

Et cette vision toute simple était celle-ci. Et vous al­lez devoir de suite comprendre que si nous pouvions en être nous-mêmes pénétrés comme ils l'étaient, quantités de diffi­cultés personnelles, ou dans notre vie sociale, dans notre vie de relation fraternelle, s'évanouiraient.

 

La mort ayant été vaincue par le Christ ressuscité, la vie de Dieu, Dieu et sa vie triomphent partout. La cité de la terre et la cité du ciel forment un tout et des échanges existent en permanence entre ces deux cités.

Donc, le Christ-Jésus qui est Dieu descend dans la mort. Il ressuscite. Il a vaincu pour jamais la mort. A ce moment­-là, Dieu et sa vie triomphent partout. Cette vie est omniprésente. Il n'y a plus d'espace entre le ciel et la terre. Le Peuple de Dieu est UN. Entre ces deux réalités pour nous, ciel et terre, les échanges sont permanents.

 

Mes frères, je me demande si nous sommes de vrais con­templatifs aussi longtemps que nous ne sommes pas parvenus à cette vision des choses, car en vérité, c'est la réalité la plus solide qui soit. La résurrection du Christ, c'est cela, vous voyez ! Il n'y a plus qu'un seul Peuple de Dieu, un Peu­ple greffé sur Dieu lui-même parce que la tête de ce Peuple, c'est le Christ ressuscité.

Prenons une communauté comme celle de Clairvaux. Elle a produit des saints et à la révolution elle s'est éteinte. C'est fini ! Pour nous elle appartient au passé. Et bien dans la réalité il n'en est pas ainsi. Cette communauté est tou­jours vivante, florissante plus que jamais à l'intérieur de ce cosmos divinisé. Une fois que la vie est entrée quelque part - je parle de la vie divine - qu'elle a pris possession d'un homme ou d'un groupe d'hommes, c'est pour jamais.

 

Maintenant, les premiers cisterciens, comment ont-ils essayé d'exprimer cette contemplation qu'ils avaient du cosmos?

Eh bien, ils l'ont fait en décidant dès le premier jour de leur fondation que l'Office des Défunts serait récité ou chanté chaque jour de la férie en plus de l'Office Canonial. De cette manière ils vivaient de façon existentielle leur com­munion avec ceux qu'ils considéraient comme entrant dans la plénitude de la vie.

Ils avaient donc dans la récitation quasi quotidienne de cet Office des morts, rien de morbide, rien d'effrayant, mais au contraire une immense consolation. Grâce à cela, ils étaient en contact constant avec cet univers qu'ils contemplaient dans la foi, cet univers de vie peuplé de vivants.

 

Nous avons connu, mes frères, cet état de chose jusqu'à un passé tout récent. Il y avait encore d'autres...appelons cela célébrations : les quatre anniversaires solennels par exemple. Donc, le 3 janvier, tous les Supérieurs de l'Ordre ; le 21 mai, tous les religieux de l'Ordre ; le 18 octobre, tous les religieux, novices, familiers, parents, bienfaiteurs décé­dés dans l'année et le 20 Novembre, les parents et les frères décédés.

Du 17 Septembre au 17 Octobre on célébrait le grand Tri­cenaire au cours du quel chaque prêtre devait célébrer 20 Mes­ses, parfois ramenées à 3 dans les monastères qui faisaient l'usage d'un induIt. Et chaque frère non prêtre devait réciter dix Psautiers.

Tout cela a disparu ! La célébration d'aujourd'hui par exemple, revêtait une solennité extraordinaire. Aujourd'hui, on s'en est aperçu parce que on est allé au cimetière et qu' il y a eu l'encensement à la messe.

 

Attention ! Je ne veux pas dire qu'il faudrait revenir à ce qui se faisait avant. C'était peut-être un peu lourd ? Ce serait trop lourd pour aujourd'hui certainement. Mais attention ! Ne perdons pas l'esprit qui animait nos Pères lorsqu'ils ont instauré tout cela : cette foi en la destinée éternelle de chacun par la résurrection en Christ.

Ne nous attachons pas à des quantités de futilités ! A quoi est-ce que cela peut servir ? Il n'y a rien pour nous qui ne soit utile que la dose, la densité d'amour qui soit en nous, donc la densité de vie divine. Tout le reste, absolu­ment tout le reste doit disparaître.

Mais lorsque chaque jour on avait sous les yeux, non pas le spectre de la mort, mais la vision de cette procession im­mense qui s'avance toujours plus loin à l'intérieur de la vie divine, mais on était de soi dans ces dispositions. Tandis que maintenant, il faut presque faire un effort. Avant, on y était porté.

 

Alors, mes frères, traduisons si c'est possible notre foi, cette foi, dans notre existence journalière en animant notre vie d'une charité agissante, une charité vraie, non pas quel­que chose de forcé, mais des rapports d'amour vivants, spontanés, venant du fond du coeur, qui nous rappellent à chacun et à nous-mêmes d'abord que nous sommes destinés à autre chose qu'à faire de la bière ou de l'électronique, ou de la théolo­gie, ou des diapositives, ou de la comptabilité, ou enfin tout ce que vous voulez.

Tout cela, il faut le faire, c'est nécessaire, mais ça ne peut être qu'un véhicule pour nous conduire toujours plus loin dans une vie de charité véritable, étant toujours prêts à donner notre vie les uns pour les autres. Car c'est par ce canal que nous ressuscitons d'entre les morts et que ce magni­fique projet de Dieu se réalise, qui déjà maintenant peut nous combler de bonheur et de joie.

 

Chapitre : Fête de Saint Hubert.                 03.11.87

      Légende et réalité !

 

Mes frères,

 

Nous connaissons bien peu de choses de la vie de Saint Hubert, à peine quelques dates et le transfert qu'il opéra du Siège Episcopal de Maastricht à Liège. Il dut être un homme de rayonnement extraordinaire, très proche des petites gens qui peuplaient nos forêts Ardennaises et tout ce qui allait devenir le Pays de Liège.

La légende s'est emparée de son nom, de sa personne. Cette légende, nous la connaissons tous. Elle a fait l'enchan­tement et un peu la crainte de notre enfance. Mais aujourd'hui elle nous questionne encore. Qui que nous soyons, l'imprévu de la grâce peut toujours nous surprendre sur le chemin qui est le nôtre.

Dieu est amour, ­il est liberté, il est jaillissement imprévisible et inépuisable de nouveautés. Il nous connaît mieux que nous-mêmes. Nous nous sommes donnés à lui en toute conscience. Il peut donc nous provoquer à tout instant sans cependant jamais nous violenter.

Rappelons-nous son ami Abraham, son élu Jacob. Rappelons­-nous Moïse. Rappelons-nous Jérémie et les Prophètes. Pensons à Jean-Baptiste, à Jésus lui-même, à l'Apôtre Paul. Et nous pouvons ainsi descendre toute la série jusqu'à notre Saint Hubert. Il entend faire de nous des saints. Nous devons lui lais­ser les mains libres et nous n'avons aucune raison d'avoir peur. Pourquoi ?

Mais parce que Dieu est doté d'une qualité qu'il possède en propre, une qualité que on doit aussi découvrir chez ses représentants parmi nous, et puisque nous sommes dans un mo­nastère, en particulier chez l'Abbé. Et cette qualité, mes frères, c'est un respect intégral, total, absolu des personnes. Cela signifie que chacun des frè­res doit être approché, doit être reconnu avec une délicates­se et un amour sans bornes.

 

Voyez comment l'Abbé se comporte à l'endroit des frères qui ont dû être excommuniés. Parce qu'ils s'étaient révoltés contre Dieu, contre l'Abbé, contre la communauté, il a fallu les mettre sur le côté, fallu livrer leur chair à la destruc­tion dans l'espérance que leur esprit serait sauvé. Mais Saint Benoît ne les abandonne pas. Il les suit jusque dans leur ex­communication et il vit avec eux.

Il connaît ses frères mieux que ces frères ne se connais­sent eux-mêmes. Il voit en eux tout ce qui s'y trouve. Il les reconnaît dans leur originalité singulière, avec leurs quali­tés, avec leurs défauts, leurs limites, leurs vices même, leurs désirs, leurs traumatismes, avec leur moi préfabriqué dont ils sont prisonniers, dont ils voudraient se libérer. Il les connaît dans leurs péchés, dans leurs tentatives de s'en sortir. Il les connaît aussi dans leurs élans de généro­sité. Il les connaît comme Dieu les connaît.

 

Mes frères, c'est à l'intérieur de sa singularité la plus personnelle que chaque frère doit grandir et s'épanouir jusqu'à devenir une image de Dieu. L'Abbé, comme tout Pasteur digne de ce nom, doit entrer de tout son être avec une confiance et une espérance sans li­mites dans le projet du Christ sur chacun des frères.

Saint Benoît pour exprimer, pour signifier cette attitude spirituelle et cette conduite - car c'est une praxis - de l'Abbé use d'une expression qui est très belle et qui dit bien les choses, à mon avis : multorum servire moribus, 2,85. Devenir l'esclave des caractères d'un grand nombre, de tous ceux qui composent la communauté. Mes frères, si un Abbé est vraiment ainsi, si dans sa conduite, mais aussi dans son coeur d'abord, règne un respect total des personnes, on peut dire alors que ce n'est plus l'homme qui vit dans cet Abbé, mais c'est le Christ.

Mais ce qui est dit de l'Abbé vaut aussi pour chacun des frères. Nous devons nous respecter les uns les autres. Nous devons nous aimer tels que nous sommes. O, nos frères, je sais, ont chacun leurs défauts...mais nous avons aussi les nôtres. Portez les fardeaux les uns des autres, dit l'Apôtre Paul, et ainsi vous accomplirez la Loi du Christ, la Loi d'Amour. Cela peut se traduire: respectez­-vous les uns les autres et ainsi vous serez de vrais disciples du Christ.

 

Mes frères, si Saint Hubert a été tellement populaire, à mon avis, c'est parce que il a réussi ce tour de force, lui le Pasteur d'un diocèse immense, de respecter tous ceux qu'il rencontrait, les plus rustres comme les plus nobles. Et puisqu’il est l'Apôtre de notre région, essayons d'être ses disciples. Nous serons en même temps et davantage encore avec plus de vérité les disciples de notre Père Saint Benoît, les disciples du Christ, et nous accomplirons avec plus d'ai­sance notre si belle vocation monastique.

 

Homélie : Fête de la communauté.                06.11.87

      Où est notre vraie patrie ?

 

Mes frères,

 

Nous venons de l'entendre, l'Apôtre a reçu pour mission d'annoncer Jésus-Christ, sa mort, sa passion, sa résurrection, la vie éternelle qu'il a promise aux hommes. L'Apôtre proclame la présence du Royaume de Dieu avec sa loi d'amour. Il annonce l'imminence d'un jugement qui départa­gera les hommes selon les critères de la vérité. Il dit avec force que le but de l'existence humaine n'est pas le plaisir ou les affaires, qu'il ne se situe pas dans la possession ou les avoirs.

La vie terrestre est éphémère. Le jour approche où on ne nous verra plus, on ne pensera plus à nous. Il est donc urgent que notre coeur se fixe au-delà des apparences sensibles, qu'il entre par la foi dans cet univers de lumière et d'amour qui est notre vraie patrie. Ainsi serons-nous à notre tour, à notre place, des Apô­tres de la vérité. Le Christ en nous poursuivra son oeuvre de Rédemption des hommes et de transfiguration de l'univers.

 

Mais nous sommes d'abord, reconnaissons-le, des fils de ce monde. Nous sommes habiles dans nos entreprises grandes ou petites. Ce n'est pas un mal à condition que nous restions honnêtes, étrangers à toute compromission. Saint Benoît ne dit-il pas que Dieu doit être glorifié en toutes choses, jus­que dans les pratiques commerciales.

Mais nous devons aussi et surtout être habiles en ce qui regarde nos intérêts spirituels, et même plus habiles encore que dans nos affaires temporelles. Nous n'hésiterons donc pas à nous perdre pour trouver la vie, à renoncer à nous-mêmes pour acquérir la perle unique du Royaume. Nous coulerons notre volonté dans celle de notre Dieu, et cela en toutes circonstances.

Nous donnerons toujours la préférence à nos frères. Nous veillerons à ne pas les trou­bler, à ne pas les déranger. Nous serons pour eux, non pas un obstacle mais un soutien. Nous serons ceux qui les font avancer, ceux qui les ai­dent à progresser, à réaliser leur vocation d'homme, de chré­tien ou de moine. Nous entretiendrons dans notre coeur des sentiments de bienveillance, d'indulgence, d'accueil, d'amour.

 

La fête de ce jour, mes frères. nous rappelle que en ce domaine, nous sommes tous égaux. Nous avons tous les mêmes devoirs et tous les mêmes droits. Que nous soyons moines ou que nous soyons laïcs, il n'y a pas de différence aux yeux de Dieu.

Notre assemblée Eucharistique de cette journée dira bien haut notre intention de mettre tout en oeuvre pour que triom­phe en nous et entre nous Dieu et son Royaume.

 

                                                                                                        Amen.

 

Règle : 33 : Avoir quelque chose en propre !     10.11.87

      Le cœur de la vie monastique.

 

Mes frères,

 

Père Roland vient de nous donner lecture d'un des chapi­tres les plus importants de notre Règle. Ce que Saint Benoît nous prescrit se trouve au coeur de notre vie monastique. Tout ce qu'il nous conseille aujourd'hui rythme notre progression vers le Royaume de Dieu où nous sommes attendus.

Le moine n'a de consistance, de réalité que dans la mesu­re de sa désappropriation. Lorsqu'il ne possède plus rien, lorsqu'il ne se possède plus lui-même, il commence à respirer. Sa tête a percé un plafond. Elle est entrée dans un univers nouveau, l'univers de la liberté, de la propre liberté de Dieu.

Un tel homme commence à respirer la lumière. Il se divi­nise. Il ne réagit plus comme un animal, c'est à dire comme un homme psychique pour reprendre une expression de l'Apôtre Paul. Il commence à vivre en fils de Dieu, en Dieu qu'il est devenu.

 

Mes frères, nous déposséder de tout, nous déposséder de nous-mêmes, c'est accéder à une existence véritable, une exis­tence qui est la vie éternelle. Nous devrions réfléchir à cela fréquemment. Je sais bien, ce n'est pas facile de mourir à soi, ce n'est pas facile de ne plus se posséder.

Mais sur cette route, il n'y a, me semble-t-il, que les premiers pas qui coûtent. Parce que dès qu'on commence à découvrir en soi cette énergie divine qui grandit et qui nous fait grandir avec elle, la démarche de désappropriation devient de plus en plus facile. C'est dans la logique de l'idéal chrétien, car nous som­mes morts et notre vie est cachée avec le Christ en Dieu. Il suffit donc de prendre conscience de cette vérité et de la laisser agir en nous.

On pourrait dire : Oui, mais tout cela c'est de l'ordre mystique, c'est à dire que ça nous fait vivre à côté du réel concret ! Mais non, au contraire, c'est la réalité même, c'est le support de toute réalité. Si je suis mort à moi-même, si je suis mort à tout ce qui peut m'encombrer, si j'ai laissé agir en moi librement la sève qui vient de la Personne même du Christ sur lequel je suis greffé, mais à ce moment-là, je vois les choses comme Dieu les voit, donc je commence à en devenir le régent, à côté du Christ, comme Lui.

 

Mes frères, on a tout perdu si on veut s'accrocher à quel­que chose et on a tout à gagner si on abandonne tout. Il y a une logique dans cette dépossession. Elle s'expri­me par l'obéissance : on ne possède plus sa volonté. Elle s'exprime par la chasteté : on ne possède plus son corps. Elle s'exprime par la pauvreté : on ne possède plus aucun objet ma­tériel.

Et cela va très loin. Le moine n'est plus un sujet de Droit, c'est à dire qu'il n'a plus de droits à faire valoir. Il n'a plus aucune exigence à avancer, à poser. C'est la rai­son pour laquelle Saint Benoît condamne le murmure. Si je mur­mure, c'est parce que je me juge lésé dans des droits que je suppose être les miens. Je n'ai plus aucun droits, je n'ai donc pas à murmurer. Je ne m'appartiens plus. Je suis mort.

Notre vie nous conduit à une conformité parfaite avec le Christ qui, comme nous le rappelle l'Apôtre, a voulu devenir esclave. Or un esclave était moins qu'une chose. Un esclave n'avait aucun droit. Tel est devenu Dieu lui-même en la per­sonne du Christ. Et nous-mêmes alors aurions encore des reven­dications à poser ?

 

Mais le premier qui doit être dépossédé de tout dans le monastère, c'est l'Abbé. S'il ne l'est pas, il ferait beaucoup mieux de se taire. Il ne peut parler au nom du Christ que si il a accepté de mourir pour que le Christ prenne possession de lui.

S'il n'en est pas ainsi, l'Abbé peut devenir un être dan­gereux. Il va mettre en danger ses frères parce que instinctivement l'instinct de possession qui est toujours vivace en lui fera qu'il abusera de ses frères. Et en même temps, il mettra son propre avenir en péril parce que il devra rendre compte de sa conduite, de ses actions, de ses paroles et même de ses pensées devant le tribunal du Christ.

 

Mes frères, retenons ceci : la vie monastique n'est pas un jeu puéril. C'est une affaire très sérieuse. C'est une pas­sion et une mort en vue d'une résurrection et d'une vie éter­nelle. Cette passion-mort-résurrection s'exprime pour Saint Be­noît dans le "nihil omnino", dans cet absolument rien qui doit devenir la réalité du moine. Et c'est à ce moment qu'il accède à l'être, c'est à dire qu'il entre en rapport, en relation existentielle consciente avec Dieu son Créateur, avec la Sainte Trinité et que il passe à la vie incorruptible.

C'est donc une courbe très belle, une courbe très .. ?.. sur laquelle nous sommes lancés. Mes frères, essayons de deve­nir les plus légers possible de manière à arriver le plus ra­pidement possible dans cet espace où, comme je le disais tout au début, où nous sommes appelés, où nous sommes attendus.

 

Règle : 34 : Recevoir également le nécessaire ? 11.11.87

      Unité dans la diversité.

 

Mes frères,

 

En rappelant la Parole de l'Ecriture : On partageait à chacun selon ses besoins, Saint Benoît énonce le grand prin­cipe de l'unité dans la diversité. Le monastère est un Corps vivant composé de membres dont les besoins sont différents. Ils sont fondés sur les particu­larités personnelles, l'âge, l'état de santé, le niveau intel­lectuel, spirituel, l'emploi qu'on exerce et bien d'autres facteurs encore. Le Corps peut vivre grâce à l'harmonie qui règne entre les différents membres. Chacun est en paix parce que chacun reçoit à la mesure de ses besoins réels et de sa capacité.

Voilà donc l'idéal que nous devons nous efforcer à réa­liser. Nous comprenons tous immédiatement que c'est très lo­gique. La maison de Dieu qu'est le monastère est, dans l'es­prit de Saint Benoît, édifiée sur le modèle de la maison de Dieu qui se trouve dans le ciel. Là-bas, les amis de Dieu sont tous comblés. Comme le disait la Petite Thérèse, tous les récipients, qu'ils soient petits ou qu'ils soient grands sont remplis à ras bord. Si bien que tous sont entièrement satisfaits et en­tre eux ne règne aucune jalousie.

Cet idéal doit être atteint à l'intérieur du monastère. Et ce sera possible si chacun prend au sérieux la grande et primordiale vertu de pauvreté dont nous parlait hier Saint Benoît. Si je suis vraiment pauvre, dépossédé de toute chose, dépossédé de moi-même, il n'y aura en moi place pour aucune convoitise, pour aucune jalousie. Je serai content du sort qui m'est fait.

 

En effet, je me suis donné à Dieu qui utilise les cir­constances, qui utilise les frères avec lesquels je vis pour me purifier, pour me façonner à son image. Je suis donc tou­jours en paix. Je reçois de Dieu à tout moment ce qui me rem­plit de bonheur, même si le traitement qu'il me fait subir peut être pénible pour la partie charnelle de mon être.

Nous devrions tous vivre avec de tels sentiments dans notre cœur ! C'est possible, savez-vous, si chacun des frères du mo­nastère est un homme intelligent, si chacun a un bon jugement. Lorsque je dis intelligent, je ne veux pas dire que chacun doit être Docteur en Philosophie, en Théologie, en Exégèse. Non, quelqu'un qui sait voir les choses telles qu'elles sont, qui est logique avec l'option qu'il a prise, avec le don qu' il a fait de lui à Dieu.

C'est cela que j'appelle un homme intelligent! Et qui a alors un jugement accordé à son intelligence, et qui ne drama­tise rien, qui voilà reçoit de Dieu à la mesure de ce qu’il est ; et qui alors admire l'action de Dieu chez les autres, même si humainement parlant il semble que les autres reçoivent davantage. Mais cela n'a pas d'importance ! Le jugement final est laissé à la décision de Dieu qui est amour et qui nous conduit tous au coeur de son bonheur.

 

Maintenant, pour ce qui regarde l'Abbé qui est pour les frères, parmi les frères le représentant du Christ, il doit être le premier - encore une fois - à comprendre ces choses et à les pratiquer.

On pourra dire : Oui, mais c'est facile pour lui puisqu'il est Abbé et qu'il est au-dessus de tous et de tout, il ne reçoit rien des autres, il peut s'approprier tout. Vous voyez, on pourrait laisser s'infiltrer dans l'ima­gination des suppositions qui sont erronées, qui sont fausses et qui pourraient nous conduire très bien dans l'erreur.

Non, l'Abbe tenant la place du Christ ne peut user d'au­cun favoritisme à l'endroit d'un quelconque frère, et surtout par rapport à lui-même. Il doit rechercher le véritable bien des personnes qui est leur croissance spirituelle.

Et si, il est vraiment pour ses frères, par sa conduite, par sa décision, l'expression de la volonté de Dieu sur cha­cun, les frères auront l'occasion de grandir en Dieu, et en même temps, ce qui est très beau, de voir s'épanouir leur personne au niveau humain. Car l'un ne va pas sans l'au­tre. La spiritualité vraie comme toujours incarnée, un progrès spirituel entraîne toujours un progrès au niveau humain.

Voilà, mes frères, ce que Dieu attend de chacun d'entre nous. Nous devons le discerner jour après jour dans les cir­constances bien concrètes de notre vie. Une raison supplémen­taire pour être toujours bien éveillés, bien vigilants, de ne pas se laisser distraire.

 

Ce n'est pas facile de toujours rester au niveau surna­turel. Il arrive parfois qu'on en descende ou bien qu'on en tombe. C'est ce qu'on appelle le péché. Ce n'est pas terrible, même si on s'est fait un peu mal, même si on s'est blessé. Il suffit de se remettre sur pied, d'aller trouver le mé­decin et de remettre les choses en place. Je vous répète, la vie monastique est en soi extrêmement simple à condition que nous la voyions telle qu'elle est, comme étant une familiari­té de plus en plus grande avec le Christ, avec Dieu, avec les Saints, et avec les saints en puissance que sont les frères qui habitent le monastère.

 

Règle : 35 : Des semainiers de la cuisine.       12.11.87

      En gros et en détail !

 

Ma soeur, mes frères,

 

Saint Benoît nous a rappelé hier soir que la communauté monastique devait être sur terre l'image de l'assemblée des saints réunis dans le ciel autour de leur Dieu et Père. Aujourd'hui, il revient sur la même vision de foi qui est d'ailleurs diffuse partout dans la Règle : à l'intérieur du monastère, les rapports fraternels quels qu'ils soient doi­vent toujours être divinement animés par l'amour.

Je l'ai déjà dit tant de fois, je le répète encore : nous ne sommes pas ici chez nous. Nous sommes chez Dieu, dans sa maison, dans son palais. Nous devons donc adopter les mœurs de notre hôte, de notre Dieu. Nous devons les adopter en gros, mais aussi dans le dé­tail.

En gros, en ce sens que nous devons ouvrir notre cœur à l'Esprit Saint, à cette Personne qui en Dieu est l'Amour, afin que cet Esprit puisse faire de notre coeur un petit pa­lais où tous nos frères pourrons venir se reposer, pourrons venir se nourrir. Voilà !

 

Mais cela devra aussi s'exprimer dans le détail de notre vie concrète. Et pour cela, le trop-plein de notre coeur de­vra déborder dans le geste, dans notre sourire, dans nos re­gards. Cela s'exprime, comme Saint Benoît nous le dit encore maintenant, dans le service : une authentique charité sera toujours le mobile et le moteur de notre conduite.

C'est particulièrement visible pour Saint Benoît dans le service de la cuisine qui comporte, non seulement la pré­paration des aliments mais aussi le réfectoire proprement dit et même, remontons plus loin, élargissons encore cette vision, il y a la préparation des légumes. Nous venons encore de le faire ensemble. Il y a aussi tout le secteur de la boulangerie car le pain est la base de notre nourriture.

Et je suis persuadé que le pain sera meilleur et nous apportera une énergie plus grande si il est confectionné avec amour. Pourquoi ? Mais parce que le geste de se donner à l'in­térieur d'une chose qui sera consommée par les autres crée une communion. Et si l'amour est dans mon coeur et que je le fais passer par mes gestes dans les aliments que je prépare, c'est mon amour qui va être consommé par mes frères, c'est ma person­ne que je donne en communion, en sacrifice. Et ainsi les frères deviennent meilleurs, deviennent spirituellement plus forts.

 

C'est tout cela qu'il faut lire derrière les prescriptions un peu, un peu terre à terre de Saint Benoît. Voyez un peu : laver les pieds de ses frères !            C'est un geste, c'est un service d'hygiène, parce que à cette époque, il fallait vraiment laver les pieds des hôtes. Ils les lavaient peut-être à cette seule et unique occasion ?

C'est aussi un geste liturgique, car Saint Benoît le met certainement en rapport avec le geste du Christ lors du dernier repas qu'il a partagé avec ses disciples. Et alors, à partir de là, nous voyons la relation au Sacrifice Pascal et au Sacri­fice Eucharistique. On est donc dans un espace de surnature. Il n'est rien dans la vie...?..., mais surtout dans la vie monastique qui ne soit incarnation de quelque chose qui nous dépasse.

Il y a des torrents qui descendent de la sphère divine et qui pénètrent tout ce qui se trouve à l'intérieur du monas­tère puisqu'on est dans la Maison de Dieu. Si bien que les gestes les plus banals auxquels on ne penserait pas sont tou­jours porteurs de grâces. Mais il faut en prendre conscience, parce que quand on en a conscience, leur efficacité est beaucoup plus forte, et chez nous, et chez les autres.

 

Ce geste du lavement des pieds définit l'esprit dans le­quel le service doit être accompli. Mais il faut l'élargir à tout ce qui se fait à l'intérieur du monastère, à toutes les situations analogues à l'intérieur du monastère. Saint Benoît répète à deux reprises la même consigne pour en souligner l'importance et pour en inculquer le caractère impératif. Il dit : Les frères se serviront mutuellement, 35,2. Et la deuxième fois, il précise : Avec charité : 35,13. Pas n'importe comment !

Il y a des services qu'on aurait parfois envie de rendre parce qu'il faut bien. Pas moyen de faire autrement. On est coincé ! Mais alors, voyez, ça ne va plus. Il faut le faire avec charité. C'est à dire, cela ne veut pas dire avec enthou­siasme parce que on est parfois dérangé, mais toujours avec cet esprit qui nous fait voir dans le frère qui attend ce ser­vice, qui nous fait voir le Christ lui-même qui sollicite no­tre réponse.

Dans la maison de Dieu il n'y habite que des serviteurs. Il faut bien le savoir. Il n'y a pas d'un côté des serviteurs et de l'autre côté des profiteurs. Non, il n'y a que des ser­viteurs, et le premier de tous, c'est l'Abbé. C'est lui qui est le premier des serviteurs. Mais dans l'échelle des serviteurs, dans la hiérarchie des serviteurs, c'est lui qui occupe le rang le plus bas, c'est lui qui est en dessous des pieds de tout le monde.

 

Saint Benoît le lui dit bien. Il doit multorum servire mo­ribus. Il doit être l'esclave du tempérament, des caractères, des complexes, des traumatismes, des besoins, des maladies de toutes sortes de ses frères, de tous, pas seulement de quel­ques uns mais de tous.

Alors, mes frères, nous pourrons retenir ceci : c'est que la charité doit être la reine de notre maison. Chaque frère doit devenir un avec elle. C'est le terme et le sommet de no­tre vie monastique : devenir un seul esprit avec le Christ. C'est à dire un seul esprit avec Dieu lui-même, être devenu charité.

Il ne nous est pas permis d'établir des compartiments dans notre coeur, de dire : Je veux bien avec ceux-là, mais avec celui-là, non, ce n'est pas la peine. Ce n'est pas permis, ce n'est pas possible ! Notre charité ne peut pas avoir de compartiments. La charité est universelle parce qu'elle est Dieu lui-même.

 

Et c'est ainsi que se dévoile à nos regards la beauté et la noblesse de notre vie. Nous sommes des princes et des prin­cesses parce que nous sommes des serviteurs et des servantes comme le Christ notre Roi qui s'est fait le serviteur de tous. Mais alors, quand nous permettons ainsi à l'Esprit de Dieu de prendre possession de nous et de faire de nous des princes, à ce moment il nous transfigure. Nous devenons sur la terre révélation, apparition de ce que Dieu est en lui-même.

Cela ne veut pas dire que nous devons nous produire en public. Non, nous allons disparaître, devenir invisibles, de­venir inconnus comme Dieu lui-même, mais nous serons partout présents. Et par notre vie, mystérieusement nous animerons le cos­mos entier, et nous le dirigerons vers son but final qui est l'heure où Dieu sera tout en toute chose, c'est à dire où il n'y aura plus partout que l'apparition, que la manifestation de cet amour qui est Dieu.

Mes frères, ne l'oublions pas ! Demain, nous célébrons la fête de tous les Saints qui ont milité sous la Règle de Saint Benoît. Un jour, espérons-le, nous serons de leur nom­bre. Nous devons l'être déjà maintenant. Nous formons une seule famille. Eux sont là et nous, nous sommes ici. Mais entre les deux, il n'y a pas d'espace parce que - je le répète - nous sommes ici dans le palais de Dieu. Et autour de nous, et avec nous vivent tous ces saints.

 

Ouvrons nos yeux, soyons de vrais contemplatifs! Et vous le verrez, nous le verrons, notre vie deviendra un évé­nement toujours nouveau, un événement qui nous fera dilater notre coeur à cette dimension universelle à laquelle eux ont déjà atteint.

 

Règle : 36 : Des frères malades.                 14.11.87

      Avant tout et par-dessus tout.

 

Mes frères,

 

Saint Benoît use à propos des infirmiers d'un langage qui ne tolère aucune réplique, qui ne souffre aucune discus­sion. Ante omnia et super omnia, dit-il, 36,2. Avant tout et par­dessus tout on prendra soin des malades. Cela signifie qu'il n'est rien qui soit devant le soin des malades, ou qui soit au-dessus du soin des malades. Tout doit être sacrifié pour que les malades soient bien soignés.

            Malade est pris ici dans un sens très large : ce sont les infirmes aussi, ce sont les vieillards. N'oublions pas que la Règle est faite pour les hommes et non pas les hommes pour la Règle. Nous devons entrer dans les espaces infinis de la charité, cette charité qui est Dieu lui­-même dans son essence.

La Règle nous conduit lentement mais sûrement par la rou­te de l'obéissance, par l'échelle de l'humilité, jusqu'au seuil de cette charité. Et là, c’est l'Esprit Saint qui nous prend en charge et qui nous conduit là où il veut. Dès qu'un moine est devenu pure charité, un seul esprit avec Dieu, il n'y a plus de Lois pour lui. L'amour est sa pro­pre loi. Dieu est sa propre loi.

 

Il ne faut donc pas s'étonner si le soin des malades en­traîne parfois des entorses à la Règle et aux observances. Nous en avons un cas maintenant encore avec le Frère Martin et le Frère Laurent. L'Abbé doit considérer chaque cas en particulier et il doit y veiller avec le plus grand soin. Maxima cura, dit Saint Benoît, 36,11. Il ne peut exister une règle uniforme. Chaque cas est d'espèce. Chaque cas exige une solution appropriée.

Voilà donc le petit frère Laurent, démuni comme vous le savez bien dans tout son être, là-bas dans ce Centre Hospita­lier, abandonné à toutes ses misères. Il fallait donc que quelqu'un fut à ses côtés pour être simplement une présence. Et pas seulement la présence de cet infirmier, mais la pré­sence aussi de tous les frères, et la présence du Christ lui­-même.

Mais pensons encore que ce sera peut-être un jour notre tour. Nous serons bien contents d'être soutenus, d'être entou­rés et de sentir un peu d'affection naturelle. Car derrière le geste que l'on peut poser pour aider quelqu'un, il faut qu'il y ait du coeur. Et c'est parfait lorsque ce coeur est habité par l'Esprit Saint et qu'il n'est plus qu'un foyer de véritable charité.

 

Règle : 38 : Du lecteur semainier.                16.11.87

      Pourquoi une lecture ?

 

Mes frères,

On peut se poser une question : Pourquoi une lecture à la table des frères ? Pourquoi cette lecture ne doit-elle ja­mais manquer ? La réponse est - comme toujours lorsqu'on examine la Rè­gle de Saint Benoît - la réponse est à chercher à un niveau très élevé qui est celui-là même que l'Esprit Saint inspire à son Eglise.

Le repas des moines est le mémorial du repas Pascal au cours duquel le Chef de famille rappelle les hauts-faits opé­rés par Dieu lorsqu'il fit sortir, à main forte et à bras étendu, les fils d'Israël hors du pays d'Egypte où ils étaient réduits en esclavage.           

Pour Saint Benoît, la table des moines est le lieu d'une liturgie dans le prolongement de cet événement central de l'Histoire du Salut, et même de l'Histoire du monde ; événement qui est sacramentellement représenté pour nous dans l'Office Divin et dans l'Eucharistie.

 

Le lecteur du réfectoire remplit le rôle du père de fa­mille qui, au cours du repas, retraçait et commentait la nuit de l'Exode, et puis tous les Exodes subséquents que le Peuple élu a connu. Le lecteur de table sera donc pour Saint Benoît un ani­mateur spirituel. Il doit créer une ambiance festive et dé­tendue. C'est pourquoi on ne peut pas permettre à n'importe qui d'être le lecteur.

Le lecteur de table est un officiant, à sa place naturellement, à son degré. Il va donc d'abord présenter l'Ecriture qui gravite tou­te entière autour de la Pâque. Puis il va évoquer la mémoire des saints qui, eux, ont réalisé leur propre Pâque. Et fina­lement il placera l'événement Pascal dans le cadre de l'His­toire contemporaine.

Donc ce que nous lisons au réfectoire, par exemple pour l'instant « Les rapports entre Rome et Moscou durant les cin­quante premières années de ce siècle », nous devons les voir, ces événements, cette histoire, nous devons l'interpréter en fonction de cet immense conflit qui oppose le Christ Sauveur aux puissances de destruction qui agissent dans le monde.

 

Naturellement, je ne veux pas envoyer Moscou et tous les gens du Kremlin en enfer. Ce n'est pas cela que je veux dire. Mais non seulement eux, mais nous-mêmes, nous sommes entraî­nés dans cette lutte qui trouve son point culminant au moment où le Christ est mis à mort, et où il ressuscite d'entre les morts, donc où il accomplit l'événement Pascal premier. Et c'est ce même événement qui se déploie maintenant au cours de l'Histoire.

Donc le réfectoire : D'abord l'événement Pascal propre­ment dit à travers l'Ecriture. Puis les hommes qui ont tra­versé la mort et qui sont arrivés dans la lumière de la résur­rection, donc les saints. Et enfin l'Histoire contemporaine qui est la nôtre et à travers laquelle nous vivons, nous de­vons vivre notre propre Pâque et, en même temps, entraîner le cosmos tout entier dans la victoire du Christ à travers la lutte.

Le lecteur - voyez ce que dit Saint Benoît - reçoit la bénédiction après la messe et la communion. Il chantera à trois reprises le verset : « Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche annoncera ta louange », ce même verset que l'on chante à trois reprises chaque matin lorsque on ouvre l'Office des Vigiles. Voyez donc que pour Saint Benoît, il y a donc là une continuité, une globalisation d'un événement.

 

Oui, Saint Benoît condense, ramasse tout dans la réalité de la Pâque. Nous sommes, nous, un Peuple Pascal, donc des hommes en pérégrination. Nous passons de l'égoïsme à la chari­té, de l'esclavage à la liberté, des ténèbres à la lumière, de la mort à la vie. Et la preuve qu'il en est bien ainsi, c'est que entre nous règne la loi de l'amour. A cela, dit l'Apôtre, on recon­naîtra que vous êtes passés de la mort à la vie si vous vous aimez comme des frères.

Dans le monde, ce monde diminué par le péché, dominé par le prince de ce monde, il n'y a pas de place pour l'amour. Il y a de la place pour la compétition, pour la loi du plus fort, pour la jalousie. Dès qu'on quitte, qu'on est libéré de l'emprise de ce monde malade, on commence à retrouver sa véritable nature qui est surnaturelle - puisque nous sommes greffés sur le Christ - ­et nous commençons alors à pratiquer la loi du Royaume de Dieu qui est la loi de l'Amour.

On commence alors à regarder les autres avec un regard neuf, à les comprendre, à les aimer comme ils sont par l'in­térieur d'eux-mêmes, et on signe par là le fait qu'on passe de la mort à la vie. Nous n'avons pas de cité permanente ici-bas. Notre coeur est fixé en Dieu. Et notre nourriture, c'est la lumière du Royaume, une lumière qui est Dieu lui-même. Si bien que cette nourriture nouvelle, cette nourriture du monde à venir, nous la dégustons dans les multiples vou­loirs de Dieu qui s'offrent à nous à chaque instant. Et c'est ainsi que nous accomplissons notre exode !

 

Mes frères, voyez encore une fois combien notre vie mo­nastique est une oeuvre de beauté. Il faut être artiste pour être moine. Et nous le sommes tous lorsque nous entrons dans la dynamique de cette vie et que nous permettons à Dieu de réaliser en chacun de nous le chef d'oeuvre dont il rêve.

Et lorsque plus tard, nous serons vraiment entrés tota­lement dans la lumière, perdus en elle, lorsque nous serons ressuscités d'entre les morts, nous serons assis à la table du Royaume, à la table de Dieu. Et notre éternité se passera à déguster Dieu, à l'admirer, mais aussi à se nourrir de sa vie.

Mes frères, tout cela commence dans la banalité de nos repas quotidiens, ne l'oublions pas ! Nous posons un acte liturgique très beau, l'acte qui évoque pour nous cette magni­fique réalité Pascale qui est le ressort et le secret de no­tre vie.

 

Règle : 40 : De la mesure de la boisson.         18.11.87

      Discipliner la chair.

 

Mes frères,

 

Saint Benoît est un bon chrétien. C'est un authentique disciple du Christ, un fidèle serviteur de Dieu. Il s'est installé et il s'est enraciné dans la vérité toute entière. Il ne conteste pas le plan que Dieu nourrit dans son coeur et qu'il réalise dans le déroulement des événements histori­ques.

Il accepte - Saint Benoît donc - la condition charnelle de l'homme. Il ne la récuse pas, il ne la refuse pas. Il est heureux et fier d'être un homme car il sait que Dieu a voulu devenir homme afin que lui, Benoît, être de chair, puisse devenir Dieu. Il ne cherche donc pas à échapper à la chair et à ses besoins légitimes.

Il va cependant maîtriser cette chair. Il ne va pas en devenir l'esclave. Il va s'imposer, ou lui im­poser - à la chair - une saine discipline de manière à con­naître une véritable liberté. Il sait que la source du péché se trouve dans le cœur de l'homme, et pas ailleurs. Si bien que lorsque le cœur est purifié, l'homme connaît la liberté, même vis-à-vis de sa chair.

Une harmonie s'est rétablie à l'intérieur de son être total, l'harmonie qui existait chez Adam. Si bien que l'hom­me au coeur purifié peut se promener dans la création, en ad­mirer les beautés sans jamais se laisser séduire par elles jusqu'à devenir leur esclave.

 

Mes frères, c'est là que Saint Benoît veut nous conduire. Pour l'alimentation comme pour le reste, il ne s'appuie pas sur sa propre sagesse, ni même sur son propre jugement. Il cherche à connaître le meilleur, à savoir le plan de Dieu, le point de vue de Dieu, de manière à s'accorder à la volon­té de Dieu en toute chose. A l'intérieur d'un cadre, il va fixer des normes que lui enseigne l'expérience des Anciens. Il dira par exemple, il reconnaîtra que chacun a reçu de Dieu son don particulier, l'un celui-ci, l'autre celui-là.

Chacun possède des charis­mes personnels, des besoins personnels. Il faudra veiller - il le disait hier - à ce que les coeurs ne s'appesantissent pas par une grossière intempérance. Il ne faut pas perdre la vigilance. Lorsque l'estomac est trop rempli, on a tendance à sommeiller, à être distrait. C'est à ce moment que l'ennemi peut agir. Il faut donc d'abord garder cette vigilance, cet éveil, et pour cela il ne faut pas trop se charger.

Et enfin, Saint Benoît a peur du vin, car l'expérience apprend que le vin fait apostasier, c'est à dire qu'il fait tomber les sages. On dit que la vérité se trouve dans le vin. Mais ce n'est pas la vérité de Dieu, c'est la vérité que l'on veut ca­cher, celle des complexes et des traumatismes, et des instincts. Mais attention, dit Saint Benoît, attention à l’alcool ! L'alcool monte au cerveau. L'alcool peut entraîner l’homme le plus sage dans des excès qu'il n'aurait jamais osé aborder lorsqu'il était de sang froid.

 

Saint Benoît donc demande d'éviter la satiété qui est une déviation idolâtrique. La gourmandise est la porte de tous les excès. Je l'ai déjà dit tant de fois, et on ne peut jamais que le répéter : Celui qui a maîtrisé sa bouche, il a maîtrisé tout son corps et aussi tout son coeur. C'est pourquoi les Anciens plaçaient toujours la gourmandise comme le, premier de tous les péchés capitaux, de tou­tes les passions.

Et Saint Benoît - je le répète - a peur du vin. Il préfère pour ses disciples une abstinence totale. L'usage du vin ne convient aucunement aux moines. Et pourquoi ? D'abord à cause du danger du vin.  Mais aus­si parce qu'il espère pour son moine une ivresse d'une autre nature, celle de l'Esprit, cette sobria ebrietatis Spiritus dont nous parle l'hymne que nous chantons chaque dimanche à l'of­fice des Laudes.

Mais en quoi consiste cette sobre ébriété de l'Esprit ? C'est une référence à l'étonnement des gens de Jérusalem lors­qu'ils voyaient que les Apôtres, le jour de la Pentecôte, étaient hors d'eux-mêmes. C'est l'ébriété d'une extase. L'homme ne s'appartient plus. L'homme est emporté dans les sphères divines. L'homme est en train d'être divinisé et, à ce moment-là, il ne se comporte plus comme un homme trop charnel encore. La chair de l'homme spiritualisé est déjà une chair en voie de transfiguration.

Si bien que cela se présente au dehors. Il y a comme des gestes, des attitudes, des raisonnements qui sont au-delà de la sagesse humaine. C'est un petit grain de folie qui habite le cerveau de l'homme en voie de transfiguration. A la limite, ce sont des "fols en Christ". Et c'est là l'ivresse spirituel­le arrivée à son sommet. C'est celle-là que Saint Benoît at­tend de nous.

Il ne faut donc pas s'enivrer de boissons, mais il faut s'enivrer de Dieu. Et ça, nous le pouvons tout de suite. C'est s'enivrer de sa volonté qui introduit dans une sagesse nouvel­le. Il faut s'enivrer de son amour qui emporte l'homme au­-delà de l'impossible, qui le fait sortir de lui, qui le pro­jette hors de lui et qui lui permet d'affronter l'impossible, l'impossible qui est cette transformation radicale de l'être.

 

L'impossible, c'est de posséder déjà sur terre le Royaume de Dieu. L'impossible, c'est d'entrer avant la mort physique dans le monde à venir. Tout cela, l'amour le donne.

            S'enivrer de Dieu, mais c'est s'enivrer de sa beauté qui donne à l'homme la conscience de la vie éternelle. Il sait très bien, cet homme-là, qu'il ne mourra pas. Pourquoi ? Parce qu'il est déjà passé de la mort à la vie. Voilà l’ivresse que Saint Benoît attend pour nous !

Et la nourriture et la boisson que nous prenons chaque jour deviennent donc les signes d'une autre alimentation, d'une autre nourriture, celle que les hommes ne peuvent pas voir, celle que le Christ consommait, lui qui était Dieu.

 

Voyez, comme je l'expliquais avant-hier, notre repas mo­nastique est un repas liturgique. Le lecteur de table est un officiant qui anime cette liturgie domestique. Et nous, nous sommes à table et nous mangeons, pas uni­quement parce que nous avons faim, mais aussi parce que nous célébrons une véritable liturgie qui nous rappelle que notre véritable nourriture, nous la recevons dans le contact avec Dieu, dans la relation à sa volonté, dans notre Office, dans l'Eucharistie.

Nous ne devons jamais dissocier ce que nous faisons au réfectoire de ce que nous faisons à l'église. C'est là aussi le réalisme de l'Incarnation, c'est là d'être heureux dans sa peau, de remercier Dieu pour sa condition charnelle.

Voilà, mes frères, Dieu ainsi peut devenir pour nous ­- dans son être que nous recevons, avec lequel nous sommes en communion - devient pour nous source jaillissante de vie éternelle, cette vie éternelle qui est très proche de nous. Et lorsque nous y serons entièrement, nous n'aurons plus faim et nous n'aurons plus soif, après la résurrection d'entre les morts, parce que notre unique nourriture, ce sera la vi­sion de la bienheureuse Trinité.

 

 

Règle : 41 : Des heures des repas.              19.11.87

      Heures des repas et Temps Liturgique.

 

Mes frères,

 

La vie monastique bénédictine ressemble à une toile étroitement tissée. Elle est constituée d'une multitude de fils mais, lorsqu'on la regarde, elle se présente sous la forme d'une unité indéchirable. Nous le voyons encore au­jourd'hui.

Nous remarquons la conjonction étroite entre les heures des repas et le Temps Liturgique. La pratique fondamentale du jeûne s'adapte parfaitement à la pratique non moins fonda­mentale de la liturgie.

De Pâques à la Pentecôte, les frères dîneront après l' Office de Sexte. Il n'est pas possible de jeûner parce que l'Epoux est présent. Il est ressuscité d'entre les morts. Il nous entraîne dans son ascension. Il déverse sur nous la plé­nitude de son Esprit. Si notre coeur est attentif et pur, il peut voir la lumière qui émerge du Christ ressuscité et  ..?.. .

 

De la Pentecôte au 14 Septembre s'introduit un autre mo­de de présence, plus discret, comme dans un miroir nous dit l'Apôtre Paul. D'ailleurs, à partir de la mi-Juin les jours commencent à décliner. On entre insensiblement dans une pé­riode nouvelle qui sera une période d'obscurité. On va donc commencer à jeûner. On prendra son repas le mercredi et le vendredi après l'Office de None. Les autres jours, on va le prendre encore après l'Office de Sexte.

Mais Saint Benoît est un homme discret. Il ne veut pas accabler les frères. La Loi est au service des hommes, ce n'est pas l'inverse. Si donc les nécessités du travail l'exi­gent, on prendra chaque jour son repas après l'Office de Sex­te.

Nous sommes dans une économie de type agraire. Il faut travailler au dehors. Et ceux parmi nous qui ont connu cette époque héroïque et belle savent que c'est extrêmement lourd de travailler aux champs lorsque le soleil tape dur et que les bottes de foin ou les fourchées de foin sont lourdes. Et il fait encore beaucoup plus chaud dans les greniers et les fenils!

 

Du 14 Septembre au Carême, là, on est vraiment installé dans le jeûne. On prendra toujours son repas après l'Office de None. L'obscurité s'installe. On connaît le Christ. On perçoit sa présence toujours, mais dans les ténèbres de la foi.

Puis, lorsque le carême s'amorce - on va donc traverser tout l'hiver - lorsque le carême commence, alors jusqu'à Pâ­ques, on prendra son repas après les Vêpres. On est entré dans le mystère du désert, dans la lutte de l'attente.

Voyez comme la pratique du jeûne chez Saint Benoît épou­se le cycle liturgique et comment elle nous permet d'assumer notre insertion à l'intérieur d'un système météorologique qui ne dépend pas de nous. Les hommes ont déjà réussi à faire énormément de choses, mais ils n'ont pas encore réussi à arrêter ou à freiner le mouvement de la terre autour du soleil, ni la rotation de la terre sur elle-même. Cela arrivera peut-être un jour, je ne sais pas ? Mais alors, il faudra revoir les règles du jeûne telles que Saint Benoît les définit.

 

C'est aussi dans des détails comme ceux-ci qu'on voit la beauté et le réalisme de l'Incarnation. Nous ne sommes pas des êtres qui essayent d'échapper aux contraintes charnelles, ni aux contraintes physiques, ni psychiques. Non, elles font partie de notre être, elles font partie de notre richesse.

Nous les épousons, nous ne les rejetons pas. Nous en sommes heureux et nous les utilisons pour entrer dans la grande chorégraphie que Dieu et le Christ, lui qui est le chorégraphe suprême, nous présente et dans laquelle il nous invite.

La vie monastique est donc essentiellement une. Elle n'est pas une collection d'observances, mais elle est une crois­sance dans la découverte d'un mystère, propre mystère de Dieu, Dieu dans son être et Dieu dans son dessein, Dieu dans son oeuvre.

 

Et une oeuvre de création qui se poursuit jour après jour à travers ces cycles de la nature ; oeuvre de restaura­tion : en hiver, il semble que tout se perd, que tout se dé­truit, tout se fige, tout meurt. Mais au printemps, tout va reverdir, tout va de nouveau déployer les richesses qui sont en germe dans tout ce qui vit.

Il y a donc toujours à l'intérieur de la nature une res­tauration. Et cette restauration n'est pas un retour à quel­que chose qui commence, qu'il faut reprendre au début. Non, c'est à partir d'un nouveau pallier que cette restauration s'opère, qu'il .. ?.. .. ?.. à la poursuite de la création.

Et puis, il y a la grandeur de la divinisation, ce Ver­be de Dieu qui habite l'univers et qui le pousse, qui le con­duit vers la plénitude de sa réussite, jusqu'à cette heure où Dieu sera tout en toute chose.

 

Si bien que l'Office Divin, dans ces cycles successifs et spiranoïdes, renvoie l'image du cosmos en devenir. Donc, les cycles liturgiques reviennent toujours au même point, mais chaque fois un étage plus haut, comme un escalier en forme de spirale. Et cela nous renvoie l'image de ce cosmos qui grandit vers son point final, vers son point omega où il rencontrera Dieu.

Et le cosmos est récapitulé dans l'homme qui se nourrit et se développe physiquement - nous avons ici toutes les heu­res des repas - et spirituellement dans les cycles liturgiques qui eux-mêmes sont rythmés par le cycle de la lune et par le cycle du soleil, les cycles lunaires marquant les mois et le cycle solaire marquant les années.

Mes frères, il n'est rien dans l'organisation de notre vie telle que Saint Benoît l'a prévue qui soit laissé au ha­sard. Saint Benoît était un saint. Il portait en lui l'Esprit de Dieu. Il avait assimilé toute la Tradition monastique. Si bien qu'il vibrait à tout ce qui se passait dans le monde.

 

Je parle du monde dans sa beauté. Je ne parle pas de la malice des hommes, mais du monde matériel. Et il le voyait comme un immense temple, un temple dans lequel se déroulait la liturgie de la création, de la restauration, de la divini­sation dont je parlais tout à l'heure.

Et le moine étant le prêtre de cette liturgie. Il est devenu prêtre par son baptême. Et il est là. Tout le monde, tout l'univers est résumé en sa personne. Et à travers la li­turgie, et à travers le simple fait de se nourrir, il remplit son office.

Mes frères, il y a ici ..?.. dans notre vie une multi­tude de détails qui nous permettent de mieux saisir l'ampleur de ce qui nous est demandé, et aussi l'incomparable beauté qui est nôtre et dans laquelle nous sommes entraînés jusqu'à devenir des rois, des princes.

 

Temps de Noël : Homélie à la messe de minuit. 25.12.87

 

Mes frères,

 

Cette nuit, nous avons à nouveau le privilège de contem­pler l'infinie fragilité de notre Dieu. Il n'est rien qu'un nouveau né vagissant dans une mangeoire d'animal. Il s'est fait homme pour être mangé par les hommes. Plus tard, bien plus tard, peu avant sa mort, il donnera sa chair et son sang en nourriture à tous. Quoi de plus fragile et de plus fort tout à la fois que cette nourriture qui nous introduit au coeur de la vie éternelle.

Voilà donc notre Dieu qui devient chair d'homme, notre Dieu qui s'anéantit. Lorsqu'il apparaît dans le monde, ce n'est pas dans l'éclat écrasant d'une puissance invincible. Non, il n'est absolument rien qu'un bébé et il est là pour devenir notre vie, notre nourriture.

Et dans cette Eucharistie, vraiment, nous allons à nou­veau le manger. Il deviendra, il est devenu ce que nous som­mes afin que nous puissions, en le recevant nous, devenir ce qu'il est. Admirons donc les voies stupéfiantes empruntées par notre Dieu qui est amour. L'incarnation s'opère dans un dénue­ment absolu. Or Dieu ne revient jamais en arrière.

 

De la mangeoire à la croix, de la croix à la résurrec­tion, de la résurrection à la Parousie, c'est la même impla­cable logique. Et c'est elle encore qui gouverne aujourd'hui l'action de Dieu dans notre vie, la vie de chacun d'entre nous. Cette logique jette bas nos calculs prévisionnels, notre habileté, notre sagesse. Elle s'impose sans réplique.

Si nous y étions attentifs, si nous nous adaptions simplement à elle, si nous dansions avec elle, si nous faisions corps avec elle, O, bien vite, nous ne ferions plus qu'un avec ce Dieu qui se donne à nous. Le Prophète, déjà, d'un grand coup d'aile, nous avait emportés dans cet ailleurs mystérieux et bien réel où toute puissance d'homme est à jamais confondue.

La réussite du plan de Dieu, le sort de sa création re­pose sur un enfant. Et à peine né, déjà, l'insigne de son pou­voir repose sur son épaule. Et nous savons que l'insigne de ce pouvoir, c'est la croix. La croix ! Ne voyons pas des spectres de souffrance - ­certes la croix est un supplice terrible - mais voyons en elle cet amour qui, encore une fois, nous sollicite et se donne.

 

Cet enfant est apparition de Dieu dans sa réalité boule­versante et son amour fou. Allons-nous suivre ? Ou bien al­lons-nous nous écarter et prendre la fuite ? Nous savons, mes frères, que la plupart des disciples du Christ se sont écartés de lui, même les meilleurs...

Et nous, qu'allons-nous choisir aujourd'hui ? Car cette nuit encore, il nous pose la question : Et vous, qu'allez-vous faire ? Allez-vous vous aussi me quitter ? Comment quittons-nous le Christ, mes frères ? Eh bien, nous le quittons lorsque nous ne croyons pas à ce projet, à ce projet d'amour qui consiste à s'effacer pour les autres, à se donner aux autres. Chaque fois que nous essayons de do­miner, d'exploiter, de tromper, nous quittons le Christ.

Il n'y a pas d'autre route pour entrer dans le Royaume de la justice, de la paix, de la lumière, de l'amour, que de suivre Dieu dans son anéantissement. Il faut consentir à de­venir des enfants, des être insignifiants aux regards des hommes. Il faut accepter de passer pour des fous à l'aune de la sagesse humaine. Il faut savoir perdre sa vie pour la ga­gner en lui.

 

Dieu est devenu enfant, et nous serons chez lui quand nous lui serons devenus semblables. C'est toujours la même logique et il l'a répété : Si vous ne devenez pas comme des enfants, vous n'entrerez pas dans le Royaume de Dieu. Vous resterez à la porte...

Mes frères, Noël, c'est l'univers de Dieu à notre portée. Mais attention ! Ce n'est pas un jeu ! La Règle de ce Royaume, c'est l'amour. Et l'amour, c'est la mort à soi, à toute forme d'égoïsme.

Demandons à Dieu la grâce de cette mort qui sera notre naissance à la vraie vie, qui sera notre victoire, et qui se­ra notre éternel bonheur avec tous nos frères à l'intérieur du Royaume de Dieu, dans la lumière de la Trinité, auprès de notre Christ et de sa Mère la Vierge Marie.

 

                                                                                                  Amen.

 

Temps de Noël : Homélie à la messe du jour.  25.12.87*

 

Mes frères,

 

Nous avons appris de la bouche même de notre Sauveur que la Vie Eternelle consiste à connaître Dieu et celui qu'il a envoyé, Jésus le Christ. Connaître Dieu signifie concrètement être devenu un seul esprit avec lui, être mort à soi afin que l'on puisse dire : Ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi.

C'est donc connaître Dieu par l'intérieur de lui-même en par­tageant sa vie, ses soucis, sa passion. La vie éternelle est le couronnement de l'œuvre de Dieu en nous. La création des univers matériel, spirituel, angélique n'a pas d'autre finalité que de nous plonger dans océan de vie qu'est Dieu.

Il s'agit ici, mes frères, de bien autre chose que cette petite vie matérielle, cette petite vie physique, biologique, cette petite vie de plaisirs fugaces à laquelle nous sommes tellement attachés. Non, il s'agit de la vie éternelle, de la possession pleine et entière de Dieu lui-même dans ce qu' il est.

 

Il y a une continuité à l'intérieur de l'existence de Dieu. Nous y sommes ..?.. .. ?..  .. ?..  .. ?... C'est le Verbe de Dieu qui lance le cosmos dans l'existence, qui le fait dé­velopper, qui le conduit lentement vers sa perfection. C'est le même Verbe de Dieu qui à l'heure prévue se fait chair afin que cet univers dans sa fleur qu'est l'homme ait l'occasion de devenir Dieu. Et au terme de l'Histoire, c'est encore le Verbe de Dieu qui, devenu tout en toute chose, si­gnera l'accomplissement de ce projet divin.

Nous sommes donc entraînés vers la vie, et rien ne peut nous faire obstacle, ni nos peurs, ni nos refus, ni nos pé­chés. En se laissant écraser par la haine des hommes, et cela dès sa naissance, Jésus le Verbe de Dieu à tout .. ?.. Rien qui aujourd'hui n'existe qui ne soit tremplin vers la vie.

Nous, chrétiens, nous sommes invités à entrer dans ce mystère, à lui permettre de s'épanouir en nous. Nous devons être parmi les hommes présence de cette vie et de cette lu­mière. L'.. ?.. de vie éternelle brille déjà en nous. Il faut que nos frères les hommes la remarque, qu'ils en soient éblouis et qu'ils désirent eux aussi participer à cette grâce et à ce bonheur.

 

Nous serons ainsi témoins de notre Dieu par la pureté de notre coeur, par notre modestie, par notre humilité, par no­tre respect des autres, par notre bienveillance. Dieu est lumière, Dieu est amour, Dieu est vie. La solen­nité de ce jour nous le rappelle avec force. Nous devons nous aussi devenir lumière, amour et vie afin que Dieu soit vraiment présent  parmi nos frères.

Il l'est, certes, parce qu'il est Dieu. Mais il faut que d'une cer­taine façon sa présence devienne visible. Et c'est cela notre rôle, c'est cela notre vocation. Mes frères, promettons à Dieu, demandons les uns pour les autres la grâce de lui être toujours fidèles.

 

                                                                                    Amen.

 

Temps de Noël : Homélie pour la St Etienne.    26.12.87

 

Mes frères,

 

Le sort réservé à Etienne par ses adversaires a valeur de signe pour chacun d'entre-nous. Le Christ est formel : on vous livrera à la mort, vous serez détestés de tous à cause de mon nom. Il y aura donc toujours des persécutions dans ce bas monde. Il y aura toujours des chrétiens persécutés.

Aujourd'hui, la persécution emprunte les formes les plus diverses. Elle se fait brutale, ou sournoise, ou feutrée. El­le est toujours cruelle. Elle se donne mille visages, mais elle a une seule âme : la haine du Christ.

Sera-ce notre tour un jour ? Demain peut-être ? En tout cas, nous sommes mystérieusement solidaires de tous ceux qui souffrent la persécution. Nous formons un seul corps. Et lors­que quelque part dans le monde des membres sont mis à l'épreuve, nous, ici, le sommes avec eux. Tous nous sommes reliés, nous sommes réunis, dans la tête qui est le Christ, lui le roi de tous les martyrs.

           

Mais pourquoi cette aversion quasi instinctive à l'en­droit du vrai chrétien ? Les sectateurs du monde, de son prince et de ses lois, ne peuvent supporter la présence d'un homme qui vit dans la lumière de Dieu et qui, même sans bruit de paroles, proclame avec force une vérité révolutionnaire, à savoir le primat ab­solu de l'amour dans l'oubli de soi et l'humble service des autres.

C'est quasi une fatalité, et nous devons être sur nos gardes. Car même à l'intérieur des communautés ecclésiales un tel phénomène de rejet peut se produire. S'il se lève dans une communauté un homme ou une femme entièrement christifié, il devient vite un sujet d'inquiétude pour les autres. On s'en protège en le mettant au ban de la communauté.

 

Mes frères, ne soyons jamais des persécuteurs larvés. Ouvrons-nous plutôt à l'imprévisible de Dieu. La sainteté est le bien le plus précieux de l'Eglise, le bien le plus précieux d'une communauté ecclésiale.

Espérons, mes frères, que parmi nous, parmi l'Eglise que nous formons, Dieu suscite beaucoup de saints.

 

                                                                                        Amen.

 

Temps de Noël : Fête de la Sainte Famille.     27.12.87

 

Mes frères,    

 

La Sainte Famille de Nazareth est l'apparition sur notre terre d'un type nouveau de famille. Elle en constitue la pre­mière cellule, et à partir d'elle va se développer et se déve­loppe encore un tissu qui, au terme de l'Histoire, emplira l'univers.

Mais déjà au plan simplement humain, cette famille demeu­re pour jamais le modèle accompli de la famille selon le coeur de Dieu. Le Prophète et l'Apôtre nous l'ont dit chacun à leur manière. Dans cette famille exemplaire, les relations d'affection et de respect permettaient à chaque membre de s'épanouir li­brement et de goûter un bonheur juste et saint.

Il me semble que le respect de l'autre dans son altérité, dans son originalité était le signe le plus éloquent de cet amour dans sa réalité et dans sa vérité. Nous pouvons à partir de là puiser une magnifique leçon pour nous, à l'intérieur de nos familles et de notre communau­té.

 

Mais allons plus loin ! Dieu désire aujourd'hui nous ar­racher à des vues purement  humaines et peut-être un peu trop rassurantes pour nous emmener chez lui et nous ouvrir les yeux sur une famille nouvelle, celle même de Nazareth devenue nôtre par grâce.

J'emploie à dessein ce mot de grâce car cette famille nou­velle, à laquelle nous sommes agrégés, se construit selon un mode divin et non plus charnel de génération. Avant-hier, l'Apôtre Jean nous l'a dit. Les membres de cette famille ne sont pas nés de la chair et du sang. Ils sont nés de Dieu. Les voilà donc liés entre eux par une consangui­nité divine.

Ce qui circule entre eux, ce n'est plus un sang humain, c'est un sang divin. Et cette vitalité divine est entretenue lorsque chaque membre participe au Sacrifice Eucharistique, lorsque chacun se nourrit du corps et du sang de Dieu devenu homme. Nous sommes tous donc enfants de Dieu, partageant le même esprit, le même héritage. Nous sommes tous les frères de Jésus, tous enfants de Marie, tous protégés par Joseph.

Jésus lui-même un jour posera la question: Qui est ma Mère ? Et qui sont mes frères ? Et il donne lui-même la répon­se : Celui qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, c'est à dire qui, devenu un avec le Père, reçoit de lui la vie nouvelle, la vie éternelle, celui-là est pour moi une Mère, un frère, une soeur. Voilà donc établie la loi de cette famille nouvelle !

 

Il se crée donc entre nous des liens familiaux entiè­rement nouveaux, plus réels que les liens charnels, ne les niant pas, mais les englobant et les consacrant. En termes de théologie, cette famille s'appelle l'Eglise. C'est la raison pour laquelle nous devons aimer l'Eglise car elle est notre propre chair spirituelle, et jamais personne n'a pris en haine sa propre chair.

Aujourd'hui, nous avons l'occasion d'admirer la première cellule de cette famille, de cette Eglise. Et en elle, mes frères, nous sommes tous conviés à la santé, à la sainteté, à la beauté. Ouvrons donc notre coeur bien large à ce don qui nous est fait et, tous ensembles, répondons par un oui sincère, confiant et sans réserve.

 

                                                                                  Amen.

 

Temps de Noël : Homélie des Saints Innocents. 28.12.87

 

Mes frères,

           

Le Roi Hérode, auquel l'Histoire a généreusement donné le titre de grand, est le type même du monstre froid. Il avait la faveur du César de Rome, aussi son pays était-il prospère et riche. Il avait édifié nombre de palais et de forteresses. Il avait même magnifiquement restauré et embelli le Temple de Jérusalem.

            Et pourtant, il lui manquait une chose, un organe essen­tiel pour faire de lui un homme. Il lui manquait un coeur. Il ne connaissait qu'un seul Dieu, sa propre personne. Tout était sacrifié sur l'autel de ce culte autolâtrique. Il était l'anti-Christ dans le sens le plus littéral du terme.

C'est lui en effet qui, le tout premier, s'est dressé contre le Christ. Il a tenté de le tuer. Et dans son esprit, c'était chose faite car le Christ avait dû périr dans la masse des enfants impitoyablement massacrés.

 

Avec Hérode, nous sommes au plus épais des ténèbres. Nous avons le sentiment d'une présence occulte, celle du prince des ténèbres. Et maintenant, je me pose une question, et je l'adresse aussi à chacun d'entre vous. N'y aurait-il pas en nous quel­que chose qui serait complice de Hérode ? N'y aurait-il pas entre Hérode et nous un certain lien de cousinage ?

Penser du mal d'un autre, c'est déjà l'attaquer et le blesser. Dire du mal d'un autre, c'est tout simplement le tuer. Qui est cet autre ? Sinon un innocent qui ne se doute de rien. Car dans l'autre, que je le veuille ou non, c'est le Christ lui-même que j'atteins. Meurtrier du Christ et complice d'Hérode, nous le sommes tous plus ou moins, mes frères, reconnaissons-le ! C'est la raison pour laquelle les anciens moines pleuraient tellement sur eux-mêmes et sur tous les hommes.

 

Soyons donc attentifs sur nous-mêmes ! Tenons-nous sur nos gardes ! Ne nous laissons pas circonvenir par le prince des ténèbres, mais vivons en fils de la Lumière car notre Père, Lui, il est lumière.

 

 

                                                                                                          Amen.

 

Temps de Noël : Homélie : Fils de la Lumière.  29.12.87

 

Mes frères,

 

Le Temps de Noël nous rappelle que nous vivons au coeur d'un conflit .. ?.. .. ?.. existentiel entre les ténèbres et la Lumière, entre la vérité et le mensonge. Nous ne pouvons y échapper. Et nos réactions à l'inté­rieur de ce conflit permettent de porter un jugement sur la qualité de notre vie. Notre responsabilité est engagée face

à Dieu et face aux hommes. Et cette responsabilité est grande. C'est celle du chrétien en ce monde.

Dieu est Père. Le Christ est la lumière du monde. Ce ne sont pas là des locutions symboliques. Les yeux spirituels d'un coeur pur perçoivent Dieu et le Christ dans l'éclat doux et splendide d'une lumière qui n'est pas de ce mon­de, mais qui éclaire le monde et qui lui donne forme et con­sistance.

Notre route est donc toute tracée. Nous devons nous prê­ter à l'action purificatrice de Dieu qui vise à vider notre coeur de toute malice, de tout égoïsme pour lui permettre d'accueillir la Lumière, de devenir le réceptacle de cette Lu­mière et de la rayonner sur le monde. C'est l'Incarnation, le mystère de l'Incarnation qui se poursuit, qui s'achève en chacun d'entre nous et qui pousse l'univers vers sa perfection.

 

Il nous est demandé, mes frères, de toujours choisir la vérité, de toujours donner la préférence à l'autre, d'embras­ser en tout temps la volonté de Dieu. Et le moteur de notre vie sera ainsi l'amour ; amour de Dieu, amour des hommes, dans l'oubli de soi. Nous passerons alors des ténèbres à la Lumière et nous entraînerons le monde avec nous.

Telle est notre mission. Elle ne va pas sans difficultés certes, mais nous serons plus que vainqueurs en Celui qui a voulu devenir homme afin que nous puissions devenir ce qu'il est Lui, Lumière ; afin que nous puissions être à notre tour fils de la Lumière et fils de Dieu.

 

 

                                                                                               Amen.

 

Temps de Noël : Homélie : La patience de Dieu.30.12.87

 

Mes frères,

 

Dieu a toujours quelque chose à nous dire, mais sa paro­le est à la mesure de son être. Elle ne connaît pas de li­mite. Elle est présente partout et nous ne pouvons jamais en percevoir qu'une infime partie. Elle emprunte les formes les plus diverses. Le contemplatif pour sa part est tout oreille. Dès qu' il entend une de ces paroles ..7.. ..7.., il s'y coule, il se laisse façonner par elle, si bien qu'il devient lui-même parole de son Dieu.

 

Soyons attentifs ce matin à une de ces paroles ..7.. que Dieu entend nous livrer, nous confier. Il nous dévoile dans l'épisode d'Anne la Prophétesse un des traits le plus dérou­tant de sa nature profonde. Et le voici : Dieu n'est ja­mais pressé. Dieu ne précipite rien. Dieu prend tout son temps.

Voyez cette femme ! Elle a dû attendre 84 ans, jour et nuit dans le jeûne et la prière, pour enfin durant quelques instants contempler de ses yeux le Messie de Dieu si ardemment désiré.

Dieu a voulu l'élever au sommet de toute perfection hu­maine et divine. La vision du Christ notre Dieu est accordée uniquement aux coeurs purs. 84 ans, 7 périodes de 12 années. Nous savons que cela signifie la fusion dans le coeur d' Anne du ciel et de la terre pour jamais réconciliés.

           

Dieu attend. Dieu fait attendre. Dieu nous fait attendre. Il veut nous introduire dans les secrets de sa patience. Regardons-le lui-même né dans une chair d'homme. Il ne se hâte pas de devenir un adulte. Non, il grandit, il se for­tifie, il progresse au rythme de tous les .. ?.. .. ?.. Pour ce qui regarde notre croissance spirituelle, nous aimerions, nous, être saints quasiment avant de commencer. Ce serait plus commode.

Mes frères, apprenons de Dieu la patience. Permettons donc à sa grâce d'agir .. ?.. en nous, lentement, sûrement. Et tout finalement nous sera donné.

 

 

                                                                                        Amen.

 

 

 

Temps de Noël : Homélie du dernier jour.       31.12.87

 

Mes frères,

 

Il n'est pas possible d'arrêter le cours du temps, moins encore d'en faire reculer le mouvement. Et pourtant l'homme a toujours rêver d'une machine à remonter le temps, d'un état qui lui permettrait de dominer la durée. Or, ce rêve vieux comme le monde est devenu réalité de­puis que Dieu l'éternel est entré dans notre devenir pour l'ensemencer, le faire éclater, le transfigurer.

 

La résurrection du Christ, terme de son Incarnation, est la porte qui nous permet de terrasser l'obstacle de la durée. Et effet, notre incorporation au Christ en nous .. ?.. en .. ?.. de la vie éternelle qui recouvre et transcende tous les temps et tous les espaces. Il nous suffit seulement de permet­tre au Verbe de Dieu de prolonger et de parfaire en nous le mystère de l'Incarnation.

L'année qui s'achève est ainsi le signe, non pas d'une cassure, mais d'un renouvellement. Notre avenir n'est pas de­vant nous, il est derrière nous. Si nous entrons par une fidèle obéissance dans les vou­loirs aimants de notre Dieu, nous refluons vers la source de notre être au lieu de nous diluer dans l' .. ?.. du .. ?.. qui s'achève. Nous nous solidifions en trouvant notre véritable jeunesse.

Cette jeunesse nouvelle coïncide avec celle du Christ, la jeunesse éternelle qui est devenue la sienne le jour de la résurrection. Et cette jeunesse nouvelle nous autorise à sur­plomber la durée, à la maîtriser, à en faire le lieu, la ma­trice de notre propre transfiguration.

 

Mes frères, ce dernier jour de l'année doit être pour nous un jour d'action de grâces et de joie. Tout est à nous car nous somme au Christ et le Christ est amour.

 

 

                                                                                          Amen.

 

 

 

 

Table des matières pour l’année 1987 :

 

Chapitre : Présentation des vœux.                01.01.87. 1

Règle : Pr. 1 – 21. 1

Homélie : Fête de Sainte Marie Mère de Dieu.01.01.87*. 2

Le mystère de la maternité de Marie. 2

Règle : Prologue 22-33.                           02.01.87. 3

La voix de Dieu. 3

Chapitre : Récollection du mois de janvier.      03.01.87. 5

Sauter par-dessus la durée ! 5

Règle : Prologue 78 – 91.                          05.01.87. 7

La patience de Dieu. 7

Règle : Prologue 92 – 105.                        06.01.87. 8

Comment habiter la Maison du Seigneur ?. 8

Règle : Prologue 106 – fin.                        07.01.87. 10

Sagesse ou folie ?. 10

Règle : 1, 1-14 : Des espèces de moines.       08.01.87. 11

Exigence de conversion ! 11

Règle : 2, 1-28 : Des qualités de l’Abbé.       10.01.87. 13

L’accueil du Christ ! 13

Règle : 2, 60-80 : De l’Abbé.                    13.01.87. 15

Devenir des hommes nouveaux ! 15

Chapitre : Fête de Saint Antoine.                17.01.87. 17

Le mystère de Dieu. 17

Règle : 4, 78-fin : Quels outils utiliser ?        21.01.87. 19

Fuir l’élèvement ! 19

Règle : 5, 1-28 : De l’obéissance.                22.01.87. 21

Oser faire confiance. 21

Chapitre : Veillée pour le Frère Jules.           23.01.87. 22

Homélie : Funérailles de Frère Jules.            24.01.87. 24

Règle : 7, 52-65 : Premier degré (suite).       29.01.87. 25

L’abandon de sa volonté propre. 25

Chapitre : Récollection du mois de février.      31.01.87. 27

Message de la mort de Frère Jules. 27

Règle : 7, 165-fin : Douzième degré.            09.02.87. 29

Avoir la conscience de notre péché. 29

Chapitre : Sainte Scolastique.                    10.02.87. 31

Lettre circulaire du Père Abbé Général.         13.02.87. 33

1.     Introduction. 33

Homélie : 6° dimanche ordinaire. A.             15.02.87. 36

La Sagesse nouvelle. 36

Lettre circulaire du Père Abbé Général.         13.02.87. 37

2. A l’école de l’Amour. 37

Lettre circulaire du Père Abbé Général.         16.02.87. 37

3. Amour – Dilection – Charité. 37

Lettre circulaire du Père Abbé Général.         18.02.87. 40

4. Une charité fraternelle authentique. 40

Lettre circulaire du Père Abbé Général.         02.03.87. 42

5. La fidélité. 42

Lettre circulaire du Père Abbé Général.         03.03.87. 44

6. Mutation ! 44

Règle : 49 : De l’observance du carême.         04.03.87. 46

Homélie du mercredi des Cendres.                04.03.87. 48

Lettre circulaire du Père Abbé Général.         07.03.87. 49

7. Examen de conscience. 49

Lettre circulaire du Père Abbé Général.         21.03.87. 51

8. Idolâtrie ! 51

Lettre circulaire du Père Abbé Général.         22.03.87. 53

9. Nous sommes capacité. 53

Lette circulaire du Père Abbé Général.           30.03.87. 55

10. Dieu ou les idoles ?. 55

Lettre circulaire du Père Abbé Général.         31.03.87. 58

11. Les Observances. 58

Lettre circulaire du Père Abbé Général.         01.04.87. 61

12. Fin - Qu’en est-il des changements ?. 61

Chapitre : Récollection du mois d’avril.           04.04.87. 64

Homélie du dimanche des rameaux.               12.04.87. 66

Chapitre du lundi-saint.                            13.04.87. 67

Anéantissement – Glorification. 67

Chapitre du mardi-saint.                           14.04.87. 70

L’univers de la foi ou celui de la raison ?. 70

Chapitre du mercredi-saint.                       15.04.87. 73

Notre conversion des mœurs. 73

Homélie à l’Eucharistie du jeudi-saint.           16.04.87. 76

La vraie liberté. 76

Homélie du vendredi-saint.                        17.04.87. 77

1. A la célébration. 77

2. Exhortation à l’Office des Complies. 79

Homélie de la Vigile Pascale.                      18.04.87. 81

Homélie du jour de Pâques.                        19.04.87. 82

Règle : 72 : Une petite Règle pour débutant.   30.04.87. 83

Posséder la vérité. 83

Règle : 73 : Etre disciple.                         01.05.87. 84

Chapitre : Récollection du mois de Mai.          02.05.87. 86

La lumière de la résurrection. 86

Règle : Prologue 34-47.                           04.05.87. 88

La vie nouvelle. 88

Règle : Prologue 48-77.                           05.05.87. 90

La vision de Dieu. 90

Règle : Prologue 78-91.                           06.05.87. 91

Vivre en homme nouveau. 91

Chapitre : Travaux de restauration.              10.05.87. 92

Restauration et pauvreté. 92

Règle : 2, 1-28 : Des qualités de l’Abbé.       11.05.87. 95

L’Abbé et la vie cénobitique. 95

Règle : 2, 29-43 : Des qualités de l’Abbé.      12.05.87. 97

Le nom d’Abbé. 97

Règle : 2, 44-59 : Des qualités de l’Abbé.      13.05.87. 98

Esclave à la manière du Christ ! 98

Règle : 2, 60-80 : Des qualités de l’Abbé.      13.05.87. 101

Le cœur de l’Abbé. 101

Règle : 2, 81-91 : Des qualités de l’Abbé.      14.05.87. 102

Au service des hommes. 102

Règle : 2, 92-fin : Des qualités de l’Abbé.      16.05.87. 103

Conduire des âmes. 103

Règle : 3 : L’avis des frères.                     17.05.87. 105

Suivre la volonté de Dieu. 105

Règle : 4, 25-50 : Quels outils utiliser ?        20.05.87. 107

Passer de l’égoïsme à la charité. 107

Règle : 5 : De l’obéissance.                       24.05.87. 109

Désirer un Abbé. 109

Règle : 7, 89-92 : Troisième degré d’humilité.  01.06.87. 110

Accepter de ne plus être. 110

Règle : 7, 93-118 : 4° degré d’humilité.        02.06.87. 112

Ne pas avoir peur ! 112

Homélie de la Vigile de la Pentecôte.             06.06.87. 114

Mystère de Dieu dans son être d’amour. 114

Chapitre : Récollection du mois de juin.          06.06.87. 115

Sommes-nous des chrétiens assoiffés ?. 115

Homélie : Ouverture de l’année Mariale.         08.06.87. 118

Règle : 7, 165-fin. 12° degré d’humilité.       10.06.87. 119

Etre greffé sur le Christ. 119

Règle : 10 : De l’Office de nuit en été.         13.06.87. 121

Pédagogie de Saint Benoît. 121

Règle : 11 : Des Matines du dimanche.          14.06.87. 123

La Trinité. 123

Règle : 12 : Des Laudes du dimanche.           15.06.87. 125

L’humilité de la prière. 125

Règle : 13, 1-22 : Des Laudes ordinaires.       16.06.87. 127

Pécheur libéré ! 127

Règle : 13, 23-fin : Des Laudes ordinaires.     17.06.87. 129

L’Oraison Dominicale. 129

Règle : 15 : Quand faut-il dire l’Alléluia.        19.06.87. 131

Etymologie exhaustive. 131

Homélie : Fête du Saint Sacrement.              21.06.87. 134

Chapitre 18, 1-27 : L’ordre des psaumes.       22.06.87. 135

Dieu, viens à mon aide ! 135

Homélie : Vigile de Saint Jean-Baptiste.        23.06.87. 136

Règle : 18, 56-fin : L’ordre des psaumes.       25.06.87. 137

Confiteri ! 137

Chapitre 24 : La mesure de l’excommunication.  01.07.87. 139

Etre mis au ban de la communauté ! 139

Chapitre : Récollection du mois de juillet.        05.07.87. 141

C’est le temps des vacances ! 141

Règle : 33 : Avoir quelque chose en propre.     10.07.87. 143

Vivre hors de soi. 143

Commentaires de la Carte de Visite.             12.07.87. 145

Le Père Prieur. 145

Règle : 38 : Du lecteur semainier.                17.07.87. 147

Le caractère sacré du repas. 147

Commentaires de la Carte de Visite.             19.07.87. 149

Prière chorale ou privée ?. 149

Chapitre : Suite aux causeries de Dom Nocent. 25.07.87. 151

Présence du Christ et sacerdoce baptismal. 151

Homélie : Dix-huitième dimanche ordinaire. A.  02.08.87. 154

L’expérience du Christ. 154

Chapitre : Suite aux causeries de Mr. Habachi.05.08.87. 155

Règle : 54 : Peut-on recevoir quelque chose ?   06.08.87. 157

Pas de cadeaux ! 157

Règle : 55, 32-fin : Des vêtements des frères.08.08.87. 158

Etre nu ! 158

Règle : 57 : Des artisans du monastère.         10.08.87. 160

Ne pas se croire au-dessus. 160

Règle : 58, 1-37 : De l’accueil des frères.      11.08.87. 162

La quête de Dieu. 162

Règle : 58, 38-fin : De l’accueil des frères.    12.08.87. 163

Chercher Dieu en toute vérité. 163

Homélie : Messe vespérale du 15 août.          14.08.87. 165

Contemplons l’avenir ! 165

Chapitre : Fête de l’Assomption de Marie.       15.08.87. 166

Marie : Humilité de la charité. 166

Règle : 62 : Des prêtres du monastère.         17.08.87. 167

Un drame ! 167

Règle : 63 : Du rang à garder.                   18.08.87. 169

La paix bénédictine. 169

Chapitre : Fête de Saint Bernard.                19.08.87. 171

Saint Bernard et Saint Paul. 171

Règle : 65, 1-23 : Du Prieur.                     22.08.07. 173

Pas d’autorité sans contrôle pour le Prieur. 173

Règle : 69 : Défendre un autre ?                 27.08.87. 175

La véritable famille. 175

Règle : 71 : S’obéir mutuellement.               29.08.87. 177

Le bien de l’obéissance. 177

Chapitre : Récollection du mois de septembre.  05.09.87. 179

Nous sommes des disciples. 179

Homélie : Fête de la Croix Glorieuse.            13.09.87. 181

Règle : 2, 81-91 : De l’Abbé.                    14.09.87. 182

Se rappeler, savoir ! 182

Règle : 3, 1-15 : L’avis des frères ? (1)        16.09.87. 183

Chacun à sa place ! 183

Règle : 3, 15-fin : L’avis des frères ? (2)       17.09.87. 184

Pas d’illusions ! 184

Règle : 4, 1-24 : quels outils utiliser ?          18.09.87. 186

Aimer une personne ! 186

Règle : 4, 78-fin : Quels outils utiliser ?        21.09.87. 188

L’atelier claustral. 188

Règle : 5, 1-28 : De l’obéissance.                22.09.87. 190

La qualité de l’obéissance. 190

Règle : 5, 29-fin : De l’obéissance.              23.09.87. 193

Nous ennoblir dans l’obéissance ! 193

Chapitre 6 : De la retenue dans les paroles.    24.09.87. 194

La taciturnité positive ! 194

Chapitre 7, 52-65 : Premier degré ( suite ).    28.09.87. 196

La volonté propre ?. 196

Chapitre 7, 66-81 : Premier degré ( suite ).    29.09.87. 198

Le désir mauvais ! 198

Chapitre 7, 82-88 : Deuxième degré.            30.09.87. 199

Ne plus agir de façon naturelle ! 199

Chapitre 7, 89-92 : Troisième degré.            01.10.87. 201

Ne plus aimer sa volonté propre ! 201

Chapitre : Récollection du mois d’octobre.       03.10.78. 203

Trois fols en Christ. 203

Chapitre : La bibliothèque.                        13.10.87. 204

Homélie : 30° dimanche ordinaire. Année A.    25.10.87. 206

La question d’un pharisien. 206

Règle : 19 : Dispositions pour la psalmodie.      26.10.87. 208

Avoir les pensées de Dieu. 208

Mes frères, 208

Chapitre 20 : De la révérence dans la prière.   28.10.87. 209

Suggérer à Dieu... 209

Chapitre 22 : Du sommeil des moines.            29.10.87. 211

Comme une armée…... 211

Chapitre : Récollection du mois de novembre.    31.10.87. 212

Le Royaume d’utopie. 212

Règle : 26 : Se joindre aux excommuniés ?      02.11.87. 214

La vie véritable. 214

Chapitre : Fête de Saint Hubert.                 03.11.87. 216

Légende et réalité ! 216

Homélie : Fête de la communauté.                06.11.87. 218

Où est notre vraie patrie ?. 218

Règle : 33 : Avoir quelque chose en propre !     10.11.87. 219

Le cœur de la vie monastique. 219

Règle : 34 : Recevoir également le nécessaire ? 11.11.87. 220

Unité dans la diversité. 220

Règle : 35 : Des semainiers de la cuisine.       12.11.87. 222

En gros et en détail ! 222

Règle : 36 : Des frères malades.                 14.11.87. 224

Avant tout et par-dessus tout. 224

Règle : 38 : Du lecteur semainier.                16.11.87. 225

Pourquoi une lecture ?. 225

Règle : 40 : De la mesure de la boisson.         18.11.87. 226

Discipliner la chair. 226

Règle : 41 : Des heures des repas.              19.11.87. 228

Heures des repas et Temps Liturgique. 228

Temps de Noël : Homélie à la messe de minuit. 25.12.87. 230

Temps de Noël : Homélie à la messe du jour.  25.12.87*. 232

Temps de Noël : Homélie pour la St Etienne.    26.12.87. 233

Temps de Noël : Fête de la Sainte Famille.     27.12.87. 233

Temps de Noël : Homélie des Saints Innocents. 28.12.87. 234

Temps de Noël : Homélie : Fils de la Lumière.  29.12.87. 235

Temps de Noël : Homélie : La patience de Dieu.30.12.87. 236

Temps de Noël : Homélie du dernier jour.       31.12.87. 237

Table des matières pour l’année 1987 : 238

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Voir aussi les quatre Chapitres 10 du 13.06.92 – 15.06.92 – 16.06.92 et 20.06.92.