Chapitre : Lettre de Monseigneur Hamer.       01.01.85

     

Solitude et fidélité.

 

Mes frères,

 

Monseigneur Hamer vient de nous adresser une petite car­te en réponse aux voeux que je lui avais présentés au nom de la communauté. Ses paroles sont très belles et elles peuvent servir de programme pour toute cette année. Elles sont en parfaite continuité avec ce que nous venons d'entendre main­tenant, Saint Benoît nous ouvrant sa Règle en nous demandant d'écouter et de préparer notre coeur au combat spirituel.

Voici ce que nous dit Monseigneur Hamer :

 

Révérend Père Abbé,

            Merci pour vos vœux. Je prie le Seigneur de vous bénir dans votre fidélité aux vraies Traditions monastiques. Pour ma part, je considère ma fonction comme un service à cette fidélité. Cela peut se faire sans beaucoup de paroles mais avec clairvoyance et une persévérance tranquille, dans un soutien permanent et décidé de ce qui est saint et vrai. Je présente à vous tous mes meilleurs vœux de Noël.

 

Mes frères, voyez ce que nous dit Monseigneur Hamer : Il demande à Dieu de nous bénir dans notre fidélité aux vraies Traditions monastiques. Je pense vous avoir dit qu'il avait parlé dans ce sens de notre communauté au Père Abbé Général lorsque celui-ci lui a rendu visite pour la première fois.

Cette fidélité aux vraies Traditions monastiques, c'est avant tout une grande, une implacable exigence de vérité, donc, une conformité de notre vie aux options monasti­ques fondamentales, donc celles des tous premiers qui ont été appelés par Dieu à vivre cette expérience monastique, ensuite à notre Père Saint Benoît et enfin à nos premiers Pères de Cîteaux.

Il y a une continuité entre ces différentes étapes. Nous sommes, nous, maintenant appelés par Dieu à entrer dans leur projet, dans leur Tradition, et cela avec une par­faite fidélité. Voyez un peu,  ce qui en nous doit être vivant, c'est un souci de vérité.

 

Il serait possible de nous étendre longuement là-dessus, vous comprenez. On pourrait reprendre tous les aspects de la vie monastique. Mais je veux simplement m'arrêter à deux :

D'abord la solitude, l'exigence de solitude. Notre monas­tère est, vous le savez, un petit désert. Ce n'est pas un mo­nastère couru. Ce n'est pas un monastère connu. Au contraire, c'est un monastère pour beaucoup de chrétiens, pour beaucoup

de catholiques de notre pays, c'est un monastère inexistant !

          Et c'est cela, vous voyez, le désert ! Dans le désert, il n'y a rien. Dans le désert, on ne s'aventure pas parce que le désert est un endroit où on rencontre des dangers. Le dé­sert, c'est le lieu de la lutte, de la lutte contre soi-même, c'est à dire contre les passions égoïstes qui fermentent en nous et qui veulent nous détruire. Car l'égoïsme est destruc­teur.

 

Lorsque l'homme se replie sur lui-même, il étouffe, il ne peut plus vivre. Or, il y a en nous cet instinct de mort qui voudrait nous empêcher de rejoindre la source de la vie qui est Dieu. Il est dit du démon qu'il était menteur et homicide dès le début. Et dans le désert, là il est à l'oeuvre. Et rares sont ceux qui osent s'y avancer dans ce désert pour l'affron­ter, ce démon !

Mes frères, ce désert est aussi le lieu d'une rencontre. Car il y en a un qui est entré dans le désert pour attaquer le démon. C'est le Seigneur Christ dont vient de nous parler Saint Benoît. Il est notre véritable Roi, il est notre véri­table chef de guerre. Et lorsque nous le suivons dans le dé­sert, avec lui nous combattons, mais aussi nous le rencon­trons.

Nous le rencontrons. Nous marchons à sa suite d'abord. Et puis nous marchons à ses côtés. Et enfin nous le rencon­trons face à face. Car il ne nous montre pas seulement son dos, il nous montre aussi l'inimaginable beauté de son visage.

 

Mes frères, lorsque nous avons reçu cette grâce de con­templer la lumière qui rayonne des yeux du Christ, à ce mo­ment-là, notre désert est devenu le paradis. Car on est vrai­ment entré dans l'intimité des Personnes divines, de la Tri­nité. Lorsque nous serons morts, c'est à dire lorsque nous se­rons entrés dans cette, dans ce lieu qui est Dieu - Dieu étant son propre lieu - alors nous verrons que Dieu à ce mo­ment, Dieu le Père, le Père, nous ne le verrons qu'à travers le visage du Christ qui est la parfaite image de son Père.

Voilà, mes frères, ce qu'on expérimente dans le désert, dans la solitude. Et cette solitude, nous devons la préserver, nous devons la protéger. Mais notre solitude, si elle est un lieu de lutte, un lieu de rencontre, elle est peuplée, elle est habitée, elle est animée - et encore un des traits de notre monastère, de notre fidélité - par une prière liturgique qui s'efforce de revivre quotidiennement le mystère Pascal, ce mystère dans lequel nous sommes entraînés depuis notre baptême.

C'est cela mourir à tout ce qui en nous est contraire à Dieu pour revêtir une nouvelle vie, la propre vie du Christ, la propre vie de Dieu et ressusciter en lui. Nous faisons cela tous les jours, mes frères, depuis que nous avons repris l'Office de Saint Benoît. Mais cette prière liturgique, elle est exigeante natu­rellement. Elle demande un effort. Mais elle nous porte au coeur de ce combat cosmique entre Dieu et entre satan, entre la Lumière et les ténèbres, entre la vie et la mort. Nous sommes au centre de ce combat qui ne nous regarde pas nous seulement, ni même qui ne regarde pas seulement l'Eglise, mais qui regarde le monde entier au delà même du monde humain, cet au-delà.

 

Mes frères, encore une exigence de fidélité qui est en connexion avec celle-là, c'est la fidélité à notre vie con­templative. Notre vie contemplative, dans la prière personnelle, dans un travail sérieux, dans une Lectio Divina savoureuse, c'est à dire qui essaye de rencontrer par le coeur ce Dieu qui nous parle à travers un texte qu'il nous a laissé, venant de lui directement. Mais aussi à travers les saints qui se sont nourris de cette Parole de Dieu et qui sont devenus pour nous oracles, prophètes.

Prière contemplative aussi dans le service, le service de Dieu naturellement, mais aussi le service des frères. Ne pas lésiner sur la peine que nous avons à nous donner. Non ! Ne pas poser de limites au don de notre personne, mais nous livrer entièrement aux autres pour qu'ils fassent de nous d'autres eux-mêmes. Nous donner à eux en nourriture.

Et lorsque c'est réciproque, lorsque nous vivons les uns des autres, les uns par les autres, vraiment notre communauté devient un Corps, mais un Corps solide, un Corps qui n'est déjà plus de cet univers. C'est l'incarnation de notre Christ qui se poursuit en chacun d'entre nous, mais aussi dans notre commu­nauté prise dans son ensemble.

 

Et voilà, Monseigneur Hamer nous bénit dans cette fidé­lité. Et il nous dit que pour lui, sa fonction, il la con­sidère comme un service à cette fidélité. Cela veut dire que nous pouvons toujours compter sur lui, sur sa prière, mais aussi sur son affection, ce qui est très, très important pour nous.

Et cette fidélité, cette marche dans la vérité, elle peut se faire sans beaucoup de paroles. Donc il ne faut pas faire beaucoup de bruit. Cela ne doit pas être projeté sur les écrans de télévision, ni dans des articles de journaux ou de revues. Non, sans beaucoup de bruit ! Dieu vit et se rencontre à l'intérieur d'un silence profond. Là où il y a agitation, là où il y a du bruit, mais Dieu n'y est plus à sa place, et il prend la fuite.

Donc cela peut se faire sans beaucoup de paroles, mais avec clairvoyance et une persévérance tranquille. La clairvoyance ! Donc toujours bien savoir ce que l'on fait, toujours bien savoir où l'on va. Ce n'est pas de l'étourderie, mais c'est de la lucidité. Et avec une persévérance tranquille, sans agitation, en marchant un pas après l'autre vers ce Royaume de Dieu, à l'intérieur de ce désert, à l'intérieur de cette fidélité et de cette vérité.

 

Et en d'autres termes, mes frères, tout cela doit se faire dans la pure gratuité. Ne rien attendre. Ne rien attendre des hommes, mais offrir toute notre vie à Dieu, spontanément, gratuitement, avec amour, pour le réjouir, lui, pour qu'il en soit heureux, pour que lui en soit honoré. Cette gratuité doit être tellement pure, elle doit être poussée tellement loin, qu'il ne faut même rien attendre de Dieu en contre partie. Je veux dire au plan matériel et au plan même de la croissance de notre communauté. Non, la gratuité, elle est entière ou bien elle n'est pas. C'est gratuit ou bien ce n'est pas gratuit. C'est pour rien ou bien ce n'est pas pour rien.

Il y a là, dans ce que nous dit Monseigneur Hamer, une grande beauté et un grand encouragement. Car étant le Pro-Pré­fet, et sans doute bientôt dès qu'il sera Cardinal le Préfet de la Congrégation des Religieux, il est notre premier Supé­rieur après le Pape. Donc, l'encouragement et la bénédiction qu'il nous en­voie maintenant, elle vient en tout dernier ressort de Dieu lui-même qui nous apporte par cette petite carte la confirma­tion de l'option monastique que nous vivons ici dans la paix et dans l'unité en ce petit lieu de Saint Remy.

Et voilà, mes frères, ce sera mes voeux pour cette année­-ci, que nous puissions être vrais. Chacun en particulier, tous ensembles au plan communautaire, être vrais, nous lais­ser conduire par l'Esprit, toujours rechercher ce qu'il y a de meilleur.

Et je profite de l'occasion pour vous remercier, car je sais que cela demande beaucoup de chacun d'entre nous et de chacun d'entre vous. Je pourrais prendre en particulier tous ceux qui constituent notre communauté, et vraiment vous faites des choses très belles, vous ne mesurez pas votre générosité. On sent que derrière les défauts, derrière les faiblesses qui sont encore là, il y a une intention de vérité, un besoin de générosité qui toujours se reprend, qui toujours s'affermit.

Voilà, mes frères, nous commençons une nouvelle année. Elle est placée sous le patronage de la Vierge Marie, Mère de Dieu en ce premier jour. Cela ne pouvait pas mieux tomber. C'est elle qui est notre mère et notre reine. Si nous marchons à sa suite, si nous la laissons revivre en nous son mystère de confiance et d'abandon, il n'y a aucun doute, elle formera en nous l'image de celui qui est tout ensemble et le Fils de Dieu et son Fils à elle. Nous-mêmes, c'est notre des­tinée : devenir enfant de Dieu et en même temps enfant de Marie. Elle est notre soeur au plan de l'humanité, mais elle est notre mère au plan de la filiation divine.

 

Voilà, mes frères, je vous confie tous à elle et je vous demande pour moi-même le secours de vos prières. Et je vous demande aussi de temps en temps, le plus souvent possible, une pensée pour Monseigneur Hamer qui est - vous l'avez encore entendu - un véritable et sincère ami de notre monastère.

 

 

Homélie : Fête de Marie Mère de Dieu.        01.01.85*

 

      Le défaut d’audace.

­

Mes frères,

         

Qui a-t-il de plus admirable : l'humilité de Dieu ou l'humilité de Marie ? Si nous posions la question à Dieu, nous le verrions s'effacer devant sa créature et nous dire : Mais regardez ma mère ! Comme si il avait tout appris d'elle, même l'hu­milité.

Mes frères, c'est cela Dieu ! Il s'efface devant nous. Il nous laisse toute la place. Il se perd en nous. Dieu est fier de sa créature. Il l'aime. Et il voudrait, si c'était possible, qu'elle fut plus belle que lui.

Marie était merveilleusement, divinement belle. Non pas d'une beauté apprêtée, artificielle, si éphémère. Non, mais la beauté fondamentale, celle même de Dieu qui rayonnait de tout son être.

 

Mes frères, peut-être que le plus grand des péchés, du moins le plus insidieux, le plus pernicieux, c'est le défaut d'audace. Osons-nous vraiment croire que Dieu se met à notre service, croire que Dieu est humble, croire que Dieu veut positivement nous rendre semblables à lui, nous donner sa na­ture, sa vie ?

Ne pas oser le croire, c'est faire injure à Dieu. C'est le ravaler au rang d'une image, une image fallacieuse, une idole, une projection de ce que nous sommes, c'est à dire des êtres petits, des êtres mesquins. Non, Dieu n'est pas ainsi. Ne pas oser croire en qui est Dieu, mes frères, c'est se racornir, c'est s'atrophier. Et si j'ose le dire, c'est s'ex­poser à rater sa vie.

Marie, elle, elle a osé, d'une audace tranquille jail­lissant de son humilité comme d'un volcan auquel rien ne ré­siste. Et cette audace dans la foi lui a permis de devenir la mère de Dieu. L'impossible, l'inimaginable s'est produit en elle. Elle est devenue la mère de Dieu, celle qui a toute au­torité sur Dieu.

 

Mes frères, cette audace de Marie, elle s'est monnayée au long des jours en confiance, en abandon. 0 Marie a souf­fert plus que aucune créature ici sur terre ne pourra jamais souffrir. Peut-être que l'ensemble des souffrances de l'humanité n'arrive pas encore au commencement de la souffrance qu'a endurée Marie, elle la toute pure, plongée au milieu d'un monde qui n'était que péché.

Et Marie, elle a osé croire que Dieu était tout pour elle, que Dieu était son enfant. Et cette confiance, cet abandon a allumé chez Dieu une joie qui aujourd'hui encore fait vibrer les piliers de l'éternité. Et cette joie, elle se répercute longuement dans l'âme des saints. Est-ce que nous ne pouvons pas en percevoir quel­ques échos à l'intérieur de notre propre cœur ? Oser croire aussi, mes frères, à la joie que nous donnons à Dieu lorsque nous avons l'audace d'aimer.

 

Mes frères, en ce premier jour de l'année nouvelle, nous donnerons à Dieu cette joie. Oh, je sais que nous sommes très faibles, que notre foi est toujours à reprendre. Mais nous aurons aussi cette audace de nous plonger dans la miséricorde de notre Dieu. Car Dieu est tout, et son amour est infiniment plus grand que la taille immense de nos misères.

Oui, nous nous confierons à Dieu. Et surtout, au début de cette année, nous remettrons toute notre vie, toute notre espérance, toute notre foi entre les mains de Marie la mère de Dieu. Et avec elle, nous oserons ensemble prendre le grand risque de la foi, c'est à dire le risque de la sainteté.

 

                                                                                             Amen.

 

 

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    02.01.85

 

      6. Ne pas être un cancer de l’unité.

 

Mes frères,

 

Nous allons reprendre la lecture de la Carte de Visite. Le Père Visiteur nous parlait de l’unité de la communauté qui est l'indice de la bonne santé de ce Corps que constitue le monastère. Si nous poursuivons notre analogie, nous pourrions passer au contraire de la santé, qui est la maladie. Et la mala­die peut être une réaction de défense contre une agression venant de l'extérieur.

Mais elle peut être aussi la manifestation de forces ob­scures qui sont en nous, de forces anarchiques et mortifères qui mettent en péril l'équilibre de notre organisme et qui en compromettent la survie. Et la plus grave de ces maladies, c'est le cancer qui, à partir d'une cellule unique qui n'obéit plus à l'ensemble, à l'âme comme on dirait en langage de philosophie thomiste, cette cellule unique s'attaque alors immédiatement à l'unité du corps.

Et elle est tellement puissante cette cellule mortifère porteuse de mort que, détruisant l'unité du corps, elle le conduit à la mort. Cela peut très bien se produire aussi dans une communau­té. Nous devons bien savoir que nous sommes tous responsables pour notre part personnelle de l'unité et de la bonne santé du corps.

 

Saint Benoît va jusqu'à dire que s'il y a dans la commu­nauté un frère qui, voilà, est en train - pour toutes sortes de raisons, enfin il ne faut pas porter de jugement sur la personne - mais enfin, ce frère mine l'unité de la Communauté. Et Saint Benoît prévoit alors toute une thérapie pour le réin­tégrer, pour lui rendre la santé. Mais il dit aussi :

Si tous les efforts de l'Abbé, de la communauté, même si Dieu lui-même n'y peut plus rien - car tout le monde s'est adressé à Dieu pour sauver ce frère mala­de - eh bien, dit Saint Benoît, il faut prendre le fer de l'amputation. Il faut le retrancher et il faut le chasser hors du monastère de peur, dit-il, que une brebis malade ne conta­mine toutes les autres.

 

Donc voyez, mes frères, qu'il faut toujours être très, très prudent et nous dire que notre état de santé personnel est déterminant pour la santé de la communauté, donc de tous les autres frères. La communauté n'est pas une abstraction. C'est un ensemble de frères, et chacun porte un nom. Alors, cette unité, elle s'entretient par de bonnes ha­bitudes. Donc la bonne santé de la communauté, ce sont des bonnes habitudes. Et les habitudes bonnes ne sont pas plus difficiles que les habitudes mauvaises.

Une habitude, c'est quelque chose qui se monte en nous, et puis qui se fait tout seul sans qu'on y réfléchisse. Mais il y a des bonnes et des mauvaises. Et je vous assures que les bonnes habitudes ne sont pas plus dures que les mauvai­ses. Au contraire, elles ont une vertu spécifique, c'est à dire d'épanouir la personne. Tandis que la mauvaise habitude va, va fermer la personne sur elle-même et elle finirait par l'étouffer.

Voilà donc où nous étions arrivés :

 

L’unité de la communauté doit apparaître en pleine clarté à l’occasion des principaux rassemblements communautaires comme l’Eucharistie, les conférences et Chapitres, la clôture de la journée c'est-à-dire Complies. A tous ces moments privilégiés, votre présence personnelle est requise.

 

Il cite quelques moments communautaires qu’il appelle privilégiés. Et l'unité de la communauté apparaît en pleine clarté à l'occasion de ces rassemblements. cela veut dire qu'à cette occasion, la communauté est réunie. L'Eucharistie, dit-il, mais ça va de soi. L'Eucharistie, c'est le moment où on entre en plein dans la Pâques du Christ et où on communie à sa chair, à son sang. On se christifie. On se spiritualise. On devient des théophores, des porteurs de Dieu. On se crée en un seul corps.

Donc, l'Eucharistie est créatrice de la communauté. Il est donc normal qu'on y soit. Mais il faut y être présent dès le début. Pour ceux qui sont à l'Office de Laudes, ce n'est pas tellement difficile. Ils y sont. Mais ceux qui ne sont pas à l'Office de Laudes ? On sonne au timbre et à la cloche au mo­ment du chant du Benedictus. Donc, ils ont tout le temps d'arriver à leur aise. Faisons donc notre possible pour être présent. Au mo­ment où les prêtres entrent, que tout le monde soit en place.

 

Alors, il parle aussi des Chapitres et Conférences. C'est à ce moment-là qu'on reçoit aussi une nourriture qui construit la communauté. C'est une nourriture spirituelle qu'on partage tous et qui crée l'esprit de la communauté. Voilà, on finit par goûter de la même façon. Ce n'est pas un conditionnement, ce n'est pas un lavage de cerveau ? Non, c'est, comme le disait si bien Saint Bernard, le Chapi­tre, c'est l'auditorium Spiritus Sanctis, c'est l'endroit où on écoute l'Esprit Saint. Et l'Esprit travaille dans les coeurs, et il les soude, et il construit le Corps.

Et j'ajouterais ici, un rassemblement communautaire aus­si important, c'est ce qui se passe avant le Chapitre, c'est à dire l'épluchement des pommes de terre. C'est le dernier petit travail en communauté qui subsis­te. Il y en a encore bien à la brasserie les jours de souti­rage, mais enfin toute la communauté n'y est pas. Ici, la communauté est présente. Il y en a naturellement qui ne savent pas y être. C'est certain! Mais tout de même, qu'on ne s'absente pas quand ce n'est pas nécessaire. Parfois, on est retenu par un téléphone, par …. , par enfin toutes sortes de choses. Mais ça, ce sont des excuses qui sont valables, c'est certain !

Mais encore un petit détail qui marque le service à l'in­térieur de la communauté. Aux pommes de terre, mais quand on a fini, qu'on ne prenne pas la fuite, qu'on aille voir et don­ner un coup de main aux autres. Il faut dire que la plupart, presque tout le monde fait ça et c'est très bien. On a termi­né et on regarde ses voisins….et puis on les aide si bien qu'on a fini à peu près tous ensemble. Cela marque toujours l'unité dans la communauté.

 

Et enfin la clôture de la journée, dit le Visiteur, c'est à dire Complies. Oui, il ne parle d'aucun Office, mais simplement de l'Office de Complies parce qu'il clôture la journée. L'Office de Complies se termine par une bénédiction qui est cette aspersion d'eau bénite. La communauté a travaillé toute la journée. Elle a prié toute la journée. Elle s'est fortifiée toute la journée. Elle a eu des coups durs aussi... Enfin, elle a vécu. Et à Complies, on se recueille, on se replace à l'ombre de Dieu, tous ensemble. Et on reçoit cette eau qui est bénite, ne l'oublions pas, et qui est toujours le rappel de notre baptême, c'est à dire de notre insertion dans un Corps qui est celui du Christ, et pour nous dans ce Corps qu'est la communauté.

Cela nous rappelle notre profession: notre profession qui est faite, notre profession qui est à venir. Et c'est pour ça que cette clôture de la journée est tellement impor­tante, qu'on soit là tous au moment où on va se plonger dans le sommeil. Et à ce moment-là, vous savez, on est tout à fait désarmé, pendant qu'on dort. D'ailleurs lorsqu'il faut opérer quelqu'un, on l'endort.

Voilà donc, mes frères, quelques moments forts où, comme le dit le Visiteur, notre présence ­personnelle est requise, c'est à dire qu'elle est exigée. Il ne faut donc pas s'en absenter sans motif. Il y a des motifs, c'est certain. Il y a des motifs légitimes. Il y a la maladie. Et puis on peut être occupé ailleurs. Il peut y avoir un imprévu. Car il y en a toujours. Mais ce doit être un motif légitime, c'est à dire qui tombe sous la loi, qui est régulier. Ou bien alors que ce soit un motif sérieux, un motif grave, qu'on peut en rendre compte devant sa conscience et devant Dieu, et même éventuel­lement devant la communauté. Qu'on puisse dire : Mais voilà, si je ne suis pas présent, c'est pour telle raison. Et vous pouvez en être juges vous-mêmes, c'est sérieux.

 

 

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    03.01.85

 

      7. Organiser sa vie privée.

 

Mes frères,

 

Mettons-nous encore à l'écoute de notre Père Visiteur. Il nous dit ce soir une chose qui va paraître assez étrange :

 

La manière dont vous jugez devoir organiser votre vie privée doit être exposée à vos supérieurs. Muni de leur bénédiction, vous connaîtrez ce qui vous est possible et ce qui ne vous est pas possible. Sachant que les choses se passent ainsi, la communauté sera rassurée et personne ne courra le risque d’être qualifié de marginal puisque tout sera disposé en accord avec le supérieur.

 

Nous voyons tout de suite, mes frères, que le souci du Visiteur est d'avoir toute assurance que nous sommes toujours dans la volonté de Dieu. C'est là le propre du moine. Nous avons fait voeu d'obéissance, nous ne nous appartenons plus. Vouloir arranger notre vie selon nos petites idées, se­lon ce qui nous paraîtrait le plus avantageux pour nous, eh bien mes frères ce serait, n'ayons pas peur de le dire, un larcin, un vol qualifié. Nous nous en apercevrons un jour.

J'espère que ce sera à notre avantage, que nous pourrons donc dire toujours à Dieu : Ecoutez, j'ai fait, j'ai toujours fait mon possible. J'étais faible, c'est certain ! Mais vous savez que au fond de mon coeur, j'avais toujours le désir d'entrer dans votre volonté. Il n'a jamais été dans mon inten­tion d'arranger ma vie en dehors de ce que vous voulez. Le Visiteur parle de l'organisation de notre vie privée qui doit être exposée à nos supérieurs. C'est au pluriel. Donc c'est l'Abbé, c'est le Maître des Novices, ça peut être le Prieur. Donc, tous ceux qui devront répondre devant Dieu de l'obéissance des frères.

Mais organiser la vie privée ! Que veut-il dire? Il ne s’agit pas ici de ce qui se passe à l'intérieur de notre cons­cience, c'est à dire du for interne, mais la façon dont notre vie apparaît aux regards de tous, c'est à dire le for externe. Nous avons en effet des devoirs à l'endroit de la commu­nauté : devoirs de fidélité, d'édification, d'exemple, d'en­couragement. Il y a une solidarité dans le labeur ascétique.

 

Imaginez ceci ! Vous dans une usine ou dans un bureau, vous avez des ouvriers, vous avez des employés. Chacun a son travail, chacun est là. Et imaginez qu'il y en ait un de la bande qui dise: « Moi, aujourd'hui je m'en vais ! » Ou « J'arrange ma vie comme ça ! » Mais le chef de bureau aura vite dit : « Qu'est-ce qui se passe ? » Oui, voilà, il faut travailler, il faut oeuvrer pour le bien de l'entreprise, pour le bien de tous.

Et si l'ouvrier ou l'employer commence à grincer, pas de problèmes, on le renvoie. C'est vite fait ! Lui de parti, il y en a dix qui se présenteront... Saint Benoît dit que - je l'ai rappelé hier - qu'il peut arriver que dans le monastère on doive prendre la même déci­sion. Mais c'est extrêmement grave ! Et il y a toute une pro­cédure avant d'y arriver. C'est encore prévu aujourd'hui, c'est encore comme ça aujourd'hui.

Mes frères, voilà, soyons donc toujours, comme il le dit ici, en accord avec les supérieurs. En effet, il peut très bien avoir d'excellentes raisons à un régime d'exception, que des frères ne sachent pas faire comme les autres. Pourquoi ? Mais il y a des raisons de travail. Il y a des raisons de santé. Il y a des raisons d'âge. Il y a des raisons de fa­tigue. Il y a des motifs strictement personnels.

 

Eh bien, lorsque ça se présente, on en parle à l'Abbé. On en parle à un autre supérieur en cas de besoin, si on a peur de le dire à l'Abbé, mais que ce soit toujours clair et net, et qu'on se situe ainsi vraiment dans l'obéissance. Qu'on sache, comme dit le Visiteur, ce qui est possible et ce qui n'est pas possible. Je dois dire qu'il y en a ici - je ne vais pas citer leur nom pour ne pas les faire rougir - mais qui font cela. Ils disent : voilà ma situation. Est-ce que vous êtes d'ac­cord que je fasse comme ceci et comme ça ? Et il y en a plu­sieurs...

Eh bien, je trouve que c'est très bien. Des hommes pa­reils, ce sont des hommes honnêtes. Ils sont honnêtes vis à vis de la communauté et ils peuvent marcher le front haut. Ce sont des hommes humbles. Je vous assure que pour faire ce que le Visiteur dit, il faut de la vertu.

Et ceux qui le font déjà - je les connais très, très bien naturellement - je sais qu'on peut leur demander beaucoup mê­me si en raison de toutes sortes de motifs qui leur sont per­sonnels, ils ne savent pas suivre la communauté, disons, par­tout où elle est. Mais cela n'a pas d'importance, ils sont dans l'obéissance avec l'accord du Supérieur.

 

Et alors, comme le dit aussi le Visiteur, c'est très bien. La communauté est rassurée et personne ne court le ris­que d'être qualifié de marginal. Mais qu'est-ce que c'est qu'un marginal ? Mais c'est un qui vit à côté de la communauté corporellement et spirituellement. La plus grave marginalité, c'est la marginalité spirituelle. On n'est pas d'accord avec la communauté. On n'est pas d'accord avec les frères. Et voilà, on se construit tout un univers et on vit à côté. On vit en parasite. C'est à dire qu'on est logé, nourri, on est blanchi, on est soigné. On a tout ce qu'on veut. Mais c'est tout ! Pour le reste, on vit à côté de la communauté.

Mes frères, je le dis tout de suite, il n'y en a pas comme ça ici, attention ! Heureusement ! Mais soyons quand même prudents parce que la chair est faible même si l'Esprit est vigoureux et vif. Soyons prudents ! Et si nous avons un besoin de faire autrement que la ma­jorité, que l'ensemble de la communauté, eh bien en toute simplicité venons dire : « Mais voilà, les choses sont ainsi, qu'est-ce que vous en pensez ?

Et alors, Dieu donne de très bon coeur sa bénédiction - ­comme le dit le Visiteur - On est dans la paix. La communau­té est rassurée et tout le monde avance sur la même route, dans la même ligne, mais chacun à son pas, personne ne res­tant en arrière, personne ne courant en avant. Et tout le troupeau ainsi, comme le troupeau de Jacob venant vers la terre de Canaan, il arrive au grand complet.

 

 

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    04.01.85

 

          8. Les malades.

 

Mes frères,

 

La Carte de Visite consacre un bref paragraphe aux mala­des. Elle constate qu'ils sont soignés avec dévouement et amour. Vous savez tous que :

 

Les malades sont soignés avec dévouement et amour. Chacun d’eux doit pouvoir s’exprimer librement au médecin. Soyez heureux d’avoir d’excellents infirmiers entièrement donnés à leur tâche.

 

Il est important, mes frères, que les malades sentent l'amour dont ils sont entourés. C'est même indispensable. Soigner des malades ne peut jamais être une formalité, ni une corvée. Ce doit être un acte posé dans la joie, une joie surnaturelle. C'est le Christ qu'on sert dans les malades. C'est pourquoi il faut toujours tout sacrifier pour eux.

Saint Benoît nous dit que le soin des malades doit être placé ante omnia et super omnia, 36,2, avant toute chose et au­ dessus de toute chose. Et il demande aux malades d'être re­connaissant envers leurs infirmiers et de ne pas les ennuyer, les contrister par des exigences vaines.

Il est vrai que les malades ne sont plus tout à fait maître d'eux-mêmes. Ils peuvent être angoissés, inquiets, in­sécurisés. Ils auront besoin d'être entourés. Et ils vont peut-être avoir des exigences qui pour nous paraîtrons ridi­cules, mais qui pour eux sont très importantes. Là, joue le tact et le sens de l'autre qui doit animer le coeur de l'in­firmier. C'est là que l'amour doit jouer !

 

Le Visiteur nous dit que nous pouvons être heureux d'avoir d'excellents infirmiers entièrement donnés à leur tâche. Cela exige un dévouement et un tonus spirituel élevé chez les infirmiers. C'est très facile de donner des soins pendant un jour ou deux. Mais lorsque c'est à longueur d'an­nées, pas seulement aux mêmes personnes mais à toutes sortes de personnes.... il faut toujours être disponible. Combien de fois le frère Martin, par exemple, n'est-il pas éveillé en pleine nuit ? Parfois même deux, trois fois au cours de la même nuit !

Et il faut aller, il faut toujours être là même si on sent la fatigue, même si on sent monter l'énervement. Non, le don surnaturel de soit doit toujours prendre le dessus. Donc il y a cet amour de la part des infirmiers qui est certain ici, sans parler de la compétence naturellement.

Le Visiteur inclut une toute petite incise : chacun des malades doit pouvoir s'exprimer librement au médecin. Qu'est­-ce que cela veut dire ? Il est bon, à mon avis, que l'infirmier assiste aux con­sultations du médecin. Pourquoi ? Parce que une relation con­fiante s'établit entre le médecin, le malade et l'infirmier. Le malade est vraiment pris en charge. Il peut être soigné avec plus d'attention.

 

Mais il peut se présenter des situations où un tête à tête confidentiel entre le médecin et le malade serait néces­saire, recommandé même. Mais dans cette hypothèse, l'infir­mier doit avoir suffisamment de tact et de discrétion pour se retirer. Il y a même l'un ou l'autre frère qui sont inhibés lors­que un tiers est présent, même s'il s’agit de l'infirmier. Ils seront plus à l'aise lorsque ils sont seuls avec le médecin. Et bien, il faut respecter le besoin de chacun. Le soin des malades va jusque là, dans un certain effacement de l'infir­mier.

Et voilà, mes frères, ça fait partie aussi, je dirais, de la structure spirituelle de l'infirmier. Il doit pouvoir s'oublier jusque là et parfois se retirer. Mais après, naturellement, il sait bien que le médecin lui dira ce qu'il peut lui dire. Et le traitement sera ainsi bien mis au point.

 

 

Chapitre : Récollection du mois de janvier.      05.01.85

 

      Se reprendre en main.

 

Mes frères,

 

Cette première récollection de l'année nouvelle est pour nous l'occasion de nous reprendre en main, de nous remettre en question. Laissons de côté pendant quelques heures nos préoccupa­tions grandes et petites pour nous replacer en face de notre vocation d'homme, de chrétien, de moine. Quel est le sens de notre existence ici-bas ? Quel est le sens de notre présence dans ce monastère ?

Il y a quelques jours, vous vous en souvenez peut-être, je vous avais dit que le dernier jour de l'année était symbo­lique de la fin du monde, de la fin de notre vie. Ce sont là deux échéances inéluctables que nous préférons peut-être re­pousser dans un lointain éloigné, toujours plus éloigné. Et pourtant nous savons que, du moins pour ce qui con­cerne notre vie, cette échéance se rapproche avec une vites­se uniformément accélérée.

Oui, cette fin, est-elle un terme absolu ? Ou bien une crise à l'intérieur d'une croissance ? La réponse à cette question nous est donnée par un homme qui est plus qu'un hom­me, ce Jésus de Nazareth qui, dans ce qui constitue son être personnel, est autre chose qu'un homme. Il vient de cet ailleurs que nous appelons Dieu, là où se trouve la clef de toutes les énigmes. Et nous apprenons par lui que nous sommes des êtres à l'état embryonnaire.

 

La faiblesse de notre condition charnelle et mortelle est provisoire, transitoire. Nous sommes appelés à autre cho­se. Nous nous trouvons pour l'instant dans une situation de métamorphose. Et ce que nous serons n'apparaît pas encore. Insérés dans la Personne du Christ, dans son Corps, nous vivons un processus de transfiguration, de divinisation qui apparaîtra en pleine clarté lorsqu'il sera achevé, c'est à dire au jour de notre résurrection. Et cette résurrection, nous savons qu'elle est une réa­lité que Jésus a vécu lui-même le tout premier, lui qui est le premier né de Dieu et le premier né d'entre les morts.

Mes frères, le Christ dans son être de ressuscité est lumière et il est feu. Le bienheureux Guerric vient de nous le rappeler, de nous l'expliquer. Mais prenons bien garde ! L'expression lumière et feu n'est pas une métaphore. Jésus le Christ est vraiment la lu­mière suressentielle, le feu supra substantiel, antérieur à tout. C'est de cette lumière et de ce feu que tout l'existant procède. Et nous-mêmes, nous venons de ce point, de cet univers, et nous y retournons.

Le feu matériel, la lumière matérielle, sont des signes qui devraient nous rappeler la présence per­manente de cette Lumière et de ce Feu qu'est la Personne du Christ ressuscité, transfiguré. Et ce n'est pas une lumière ou un feu qui serait éloigné de nous, qui serait à distance de nous. Non, il remplit l'univers. Cette Lumière nous touche. Elle est en contact physique avec nous. Et ce brasier, plus ardent que des myriades de soleils, il nous brûle, il nous consume sans nous détruire. Il nous prépare à devenir nous-mêmes en lui lumière et feu.

 

Voilà, mes frères, le terme ultime de notre existence. Lorsque nous serons arrivés à ce stade de transfiguration ­divinisation, alors nous saurons ce que signifie être fils de Dieu, ce que signifie être un homme. Nous aurons compris le sens réel de notre existence, celui qui a été voulu par Dieu dès avant la création du monde.

Mes frères, ce que je vous dis là, ce sont des choses toutes simples, me semble-t-il ? Elles vont de soi. Nous les connaissons, nous, dans notre vie monastique contemplative. Nous sommes plongés dans ces réalités. Ce sont elles qui ex­pliquent notre présence dans ce monastère. Oui, le moine est un être orienté. Une étoile le guide. Et cette étoile, c'est la volonté de Dieu. Il ne lui est pas possible de se tromper. Ce n'est pas nécessaire qu'il con­naisse l'endroit où cette étoile le conduit, ni que il repère les endroits par lesquels elle le conduit. Il suffit de la suivre.

Et le moine est un être orienté également parce que les anges de Dieu montent et descendent au-dessus de lui. Mais pourquoi ? Mais parce que il est le temple de l'Esprit. Il est un sanctuaire dans lequel vit la Trinité. Et là où est Dieu, là où est l'Esprit, là où est le Christ dans le coeur de cet homme, il y a adoration. Et une multitude d'êtres cé­lestes sont là pour rendre un culte. Mes frères, ayons toujours le respect de ce que nous sommes. Nous sommes le temple de Dieu. Oui, voilà la voca­tion monastique !

 

Dans quelques jours, nous rencontrerons des phares d'une beauté extraordinaire : notre Père Saint Antoine et quelques jours après les Saints Fondateurs de notre Ordre. Voilà des hommes qui ont cru à la Parole de Dieu, qui ont cru à la Parole du Christ. Ils se sont donnés en toute confiance. Ils l'ont suivi dans une obéissance parfaite. Ils se sont laissés transfigurer et diviniser.

Mes frères, eux, oui c'est vrai, eux ! Mais pourquoi pas nous après eux ? Le bras de Dieu n'est pas raccourci depuis lors. Et pour aujourd'hui, ne devons-nous pas être dans l'Eglise et dans le monde ce que eux furent de leur temps ? S'ils se reconnaissent en nous, s'ils admirent en nous l'éclat de cette lumière qui les a fait vivre, qu'ils sont devenus eux-mêmes, n'en seront-ils pas fiers et heureux ?

Mes frères, la fête de l'Epiphanie, c'est la manifesta­tion de Dieu dans une chair d'homme. Mais c'est aussi l'as­somption de la chair en Dieu. Voilà tout le dessin de notre existence. Oui, ne l'oublions jamais, le moine est un être Epiphanique.

 

Mes frères, toute la journée de demain pourra être con­sacrée à cette réflexion. Et nous entrerons alors dans la vé­rité de ce que nous sommes : ce programme que nous nous sommes fixés le jour de l'an : être des hommes vrais ; et étant vrais étant fidèles ; et étant fidèles, être des hommes beaux. Car la beauté, c'est le rayonnement de la vérité.

Et la vérité ultime, c'est notre Dieu, c'est notre Christ, lui qui a dit : Moi, je suis la vérité, je suis le chemin, je suis la vie. Pourquoi ? Mais parce que je suis la Lumière. Et dans cette Lumière, vous avez la vie.

Voilà, mes frères, notre petit sujet de méditation pour

demain. Mais pas seulement, pour demain, mais aussi pour tous les jours qui suivront jusqu'à notre fin, jusqu'à ce jour ultime où le Christ pourra nous dire : Toi qui a été vrai, qui a été fidèle, entre maintenant dans la lumière que je suis afin que tu sois comme moi parfaitement beau.

 

 

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    08.01.85

 

      L’exemple des anciens dans la formation.

 

Mes frères,

 

Le Visiteur nous parle ce soir de la formation des jeu­nes. Il constate qu'elle est de qualité, ce qui est tout à l'honneur du Maître des Novices et de la communauté. Car il insiste sur l'importance du rôle de la communauté dans la formation des jeunes. Voici ce qu'il nous dit :

 

Ayez confiance dans le Seigneur qui vous enverra en nombre suffisant de bonnes vocations. La formation de ces jeunes dépend en grande partie de la communauté elle-même, comme du Maître des novices et du Père Abbé. Je ne doute pas de la qualité de cette formation. Elle s’appuie aussi sur l’unité de la communauté, sur le respect mutuel et sur l’exemple réciproque. Ce bon exemple s’étend très loin, de la politesse lors des repas à la tenue décente lors des Offices.

 

Oui, mes frères, même si le noviciat est séparé, les jeunes sont plongés dans la communauté dont ils reçoivent le plus fort de leur santé spirituelle. Il est donc important que la communauté soit solide, qu'elle soit vigoureuse, décidée, qu'elle ait une optique monas­tique bien définie. La puissance d'une communauté ne dépend pas du volume de ses effectifs, mais de l'intensité de sa vie spirituelle.

Il ne doit y avoir aucune discordance dans la formation des jeunes entre le maître des novices, l'Abbé et la commu­nauté. On sent d'instinct ici encore, dans ce domaine telle­ment délicat de la formation, l'importance de l'unité de la communauté, unité qui est le signe le plus évident de sa vi­talité.

Et l'enseignement le plus efficace, c'est celui de l'ex­emple. Les jeunes doivent pouvoir regarder les anciens pour apprendre comment se conduire. On dit que les paroles sont très bien, mais que ce sont les exemples qui attirent. L'exemple est convaincant. Le com­portement extérieur d'un moine trahit la qualité de son in­térieur. Le bon exemple nourrit, fortifie, encourage. Le mauvais exemple, il détruit, il anémie, il décourage.

 

Ce bon exemple ne peut pas être artificiel. On ne peut pas dire : je vais donner le bon exemple aux jeunes, et une fois que je serai tout seul, ou que nous serons entre anciens, alors nous allons pouvoir nous montrer tels que nous sommes.

Non, ce n'est pas possible, un tel théâtre ne tiendrait pas longtemps. Et ce serait un des symptômes du défaut d'unité dans une communauté.

Non, tel qu'on est dans le privé, tel qu'on est entre anciens, tels qu'on est lorsqu'on se trouve en présence de jeunes. Le bon exemple, cela ne se joue pas ! Il faut tout de même prendre garde parce que il y a des comportements, des habitudes qui peuvent s'introduire sans qu'on le remarque, et qui en soi ne son pas mauvaises. Ce n' est pas peccamineux, non. Mais ça pourrait créer quand même une certaine ambiance de laisser-aller, de relâchement. Et nous devons prendre garde.

Et le Visiteur nous dit que le bon exemple s’étend très loin, très loin. Il s'étend en pratique à toute notre vie commune. Mais il veut s'attarder sur deux cas : la politesse au réfectoire et la bonne tenue à l'église.

 

Une tenue décente à l'église, ça se comprend. On est chez Dieu et on doit se tenir convenablement lorsqu'on est en présence de la divinité. C'est ce que Saint Benoît nous dit. Qu'on se trouve debout ou qu'on soit assis, mais il y a une façon de se tenir convenablement.

Mais au réfectoire ? Au réfectoire, là, c'est une ques­tion de politesse. Un réfectoire de monastère, il y a tout l'aspect spirituel, théologique même. Le frère Jean nous a dit hier qu'à Solesmes, le repas est toute une cérémonie li­turgique…. avant le repas.... après le repas.... Ici, nous avons une toute petite prière. Avant, c'était plus étendu, la prière après les repas. Auparavant, ici, à la fin du repas, comme encore à Solesmes aujourd'hui, on se rendait à l'église au chant du Miserere. Et puis là-bas, il y avait encore une sorte de petit Office. Mais voyez donc, le repas en soi est quelque chose de sacré.

 

Les US de 1926 prévoyaient par exemple que lorsque on avait terminé son repas, ou bien avant de commencer, on tenait les mains croisées sur le bord de la table. Les US jugeaient nécessaire d'entrer dans de tels dé­tails. Pourquoi ? Mais parce que voyez, dans les années 20, on était sensé être des sauvages encore, des gens sans éduca­tions, sortant de leur campagne ou bien de leur ghetto de ville. On ne sait pas d'où ? Enfin, il fallait leur dire, leur apprendre comment on se tient dans un réfectoire.

Mais maintenant on dit : Plus besoin des US. Maintenant on vient d'un milieu raffiné, culturel. On a fait de hautes études. On est bien éduqué. On sait comment on doit se tenir dans un réfectoire. Et bien je me demande si...? Les hommes n'ont guère changé en soixante ans d'intervalle. Ils n'ont guère changé. Ils le font encore maintenant et il faut encore peut-être leur rappeler ce que nous dit ici le Visiteur : la politesse lors des repas.

Par exemple, prenons des cas bien concrets qu'on observe ici. On en a certainement parlé au Visiteur puisque il le cite dans la Carte de Visite. Je ne vais pas dire : c'est pas moi ! Non, je suis passé le dernier chez le Visiteur. J'ai dû écouter ce qu'il disait. Il y a ceci, il y a cela, et ça. Qu'est-ce que vous en pensez ? Donc, ça a été un peu une discussion à deux sur le résultat, l'ensemble de la visite.

 

Il y en a certainement donc qui sont choqués par le défaut de politesse de certains au réfectoire. Prenons des cas bien précis que moi-même j'ai remarqué. Par exemple, dans un réfectoire, on ne met pas les coudes sur la table, les coudes sur la table même en tenant la tête dans ses mains, prenant un air soit de provocation, ou de contestation, ou de désespoir.

Imaginez que vous êtes chez quelqu'un en train de dîner et que vous prenez des attitudes pareilles. Il se dira : mais enfin, qu'est-ce que c'est pour un que celui-là ? On va aller chercher le code de politesse dans la bibliothèque et puis on va lui placer en dessous du nez... Je ne sais pas ce qu'on va faire ?

Mais dans un réfectoire non plus, au repas, on ne lave pas, on ne nettoie pas son dentier par exemple, pendant que les autres mangent. Il y en a qui ont le haut-le-coeur alors. Le bazar leur remonte là. Ils ne savent plus manger lorsque ils voient en face quelqu'un qui lave, qui nettoie son den­tier. Vous voyez, des choses pareilles...

 

Alors aussi, par exemple, encore un détail. Je laisse de côté lorsqu'on passe avec la salade. Naturellement, là il n'y a rien. Mais on ne prend pas les pommes de terre ou les légumes avec ses mains dans les plats. Et ça, je l'ai vu faire. Vous voyez, ça ne se fait quand même pas ! Imaginez un petit peu, à table chez des gens, quel effet que cela produirait ! Ils diraient : Bon, ce sont des Trappistes, tout s'explique.

Non, soyons quand même sérieux et prenons garde à ces choses-là. Il y en a encore d'autres, mais celles-là me sont venues à la tête comme cela. Il y en a certainement d'autres. Prenons donc bien garde de nous tenir convenablement et savoir que nous sommes en compagnie honorable. Ce sont des enfants de Dieu. C'est un réfectoire de communauté, c'est un endroit sacré. Et puis, il y a les règles élémentaires de po­litesse quand on mange ensemble.

 

 

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    14.01.85

 

          10. Le silence.

 

Mes frères,

 

Ecoutons ce que le Père Visiteur nous dit ce soir :

 

 

C’est l’occasion d’attirer votre attention sur le silence qui pourrait être meilleur pour les lieux réguliers, pendant le grand silence. Il n’est pas permis de se rendre à l’hôtellerie après l’Office de Complies. Pour ce qui regarde les entretiens nécessaires, qu’on s’en tienne aux endroits prévus à cet effet.

 

Oui, le silence est certainement une des disciplines monastiques la plus difficile. Saint Benoît en fait d'ail­leurs le cinquième degré d'humilité. Il l'appelle : taciturni­tas, la retenue dans les paroles. R, 6. Ici, il s’agit de tout autre chose. C'est la défense de parler. C'est le silence, le silentium. Il y a des endroits où on ne parle pas. Le Visiteur appelle cela les lieux réguliers. C'est l'église, c'est le réfectoire, c'est le chapitre et ce sont les cloîtres.

Pourquoi ? Parce que ce sont des endroits sacrés. On n'est pas sur la place publique. Non, on est à des endroits où se passent des actions qui relèvent du monde de Dieu. N'allons pas prendre trop à la légère ces vérités de foi ! Non, je pense que nous devons nous surveiller. C'est une question de respect des autres. C'est aussi une question de sérieux dans la vie qu'on a choisi.

Si on ne comprend pas pourquoi il faut se taire au ré­fectoire, pourquoi il faut se taire à l'église, eh bien, c'est qu'on n'est pas à sa place dans le monastère. Cela, c'est certain ! C'est à des symptômes pareils qu'on reconnaît ceux qui ont la vocation et ceux qui ne l'ont pas.

 

On peut dire : Oui, mais moi, je suis profès solennel déjà. Pas d'importance, vous pouvez être profès solennel et ne pas être à votre place dans le monastère. Dieu permet des choses comme ça. Pourquoi ? Ce sont les mystères de sa Providence. Mais soyons bien certains, il y a des exigences qui vont de soi, qu'on sent instinctivement lorsqu'on est à sa place.

Donc, c'est pas seulement une question de vie commune, mais c'est aussi une question de savoir ce qu'on est soi-même, de répondre à sa véritable identité de moine. Ce que je dis ici est peut-être sévère, mais vous sen­tez par vous-mêmes que c'est vrai, ça rend un son de vérité.

Il y a aussi, je remarque depuis quelques temps déjà, depuis quelques mois, on parle de plus en plus facilement dans les cloîtres, même lorsqu'on se trouve à un mètre devant un parloir, ici à l'église par exemple. On est devant la por­te de l'église, et on commence une conversation après un Of­fice, et on est à un mètre du parloir. Voyez quel laisser-aller, quelle négligence ! Il n'y a pas de mauvaise volonté, c'est certain, parce que c'est un moment où on doit parler.

Mais qu'on fasse la petite démar­che et qu'on prenne conscience, encore une fois, de l'endroit où on se trouve. Il y a, comme le rappelle le Visiteur, des endroits qui sont prévus pour les entretiens nécessaires. Il n'en manque pas. Il y a des parloirs à tous les coins du cloître et il y a les bureaux aussi. Donc, soyons bien attentifs, surveil­Ions-nous ! C'est une question de prendre attention, ce n'est pas tellement difficile.

Attention au réfectoire aussi ! Je me suis déjà demandé si on ne devrais pas enlever cette histoire du café, là-bas - parce que c'est l'endroit le plus dangereux - et le mettre ailleurs ? Où ? Mais dans un parloir ! Oui, l'enlever du ré­fectoire. Ce n'est pas requis que ce doit être au réfectoire, on pourrait bien le mettre ailleurs. Voyez ! Donc, encore une fois, surveillons-nous !

 

Maintenant j'ajoute quelque chose ici. Le Visiteur ne le marque pas explicitement, mais tout de même c'est inclus dans le silence : attention à notre façon de fermer les portes ! Il y en a deux, trois, quatre, ici qui ont l'habitude de fai­re du bruit en fermant les portes, de claquer les portes der­rière eux parfois...

Ce serait peut-être intéressant de psychanalyser ce ges­te, mais ça nous conduirait beaucoup trop loin. En tout cas, c'est le symptôme de quelqu'un qui a des problèmes, comme on dit.

Donc, là aussi faisons bien attention ! Prenons l'habi­tude - c'est une discipline à acquérir - il suffit de condui­re la porte avec la main et de ne pas la claquer derrière soi. Et quand on tourne la clinche, de ne pas faire de bruit. Dans la maison de Dieu, il n'y a pas de bruit. Il y a du chant, il y a de la musique, mais il n'y a pas de bruit. Le bruit est toujours discordant. Le bruit crée un trouble, il est l'indice encore une fois d'un trouble intérieur.

 

Alors le Visiteur rappelle aussi quelque chose : il n'est pas permis de se rendre à l'hôtellerie après l'Office de Complies. C'est en relation, ici, avec le respect du grand silence. J'aurais bien l'occasion d'en parler lorsque on ar­rivera à cet endroit dans la Règle de Saint Benoît. Mais il n'est pas permis de se rendre à l'hôtellerie après l'Office de Complies, ça c'est une interdiction abso­lue ! J'ai demandé au Père Hôtelier de surveiller ce point­-là et s'il y en a un qui le fait de lui faire la remarque et de m'avertir le lendemain.

Donc, c'est un point de discipline qui doit être abso­lument observé. On ne va pas, ni à l'hôtellerie des retraitants, ni à la porterie après l'Office de Complies. Mais attention ! Il pourrait très bien se faire qu'une exception soit nécessaire. Mais alors, que le frère qui est concerné m'en parle avant. Si c'est raisonnable, si c'est possible, l'accord est donné et je préviens le Père Hôtelier. Comme cela tout reste dans l'ordre.

 

 

Chapitre : Fête de Saint Antoine.                17.01.85

 

      Notre Père Saint Antoine.

 

Mes frères,

 

Il n'est pas permis de laisser passer la fête de Saint Antoine sans dire quelques mots. Saint Antoine, ne l'oublions pas, est notre Père à tous. Il est la référence première de toute vie monastique sérieuse, et toujours nous devons revenir à lui, à son idéal, pour nous situer dans l'axe correct de ce que Dieu attend de nous lorsqu'il nous appelle à le suivre.

Et par une coïncidence heureuse, Saint Benoît nous es­quisse en deux traits forts l'essence de la pratique monasti­que. Il nous dit que : tous suivrons en tout la Règle comme un Maître, 3,16. Et ensuite corrélativement : personne dans le monastère ne suivra la volonté de son coeur, 3,19. Pour Saint Benoît, suivre le Christ, suivre un homme qui incarne le Christ, suivre la Règle, c'est tout un. On ne s'appartient plus. On est décidé à tout recevoir. On ne va pas suivre ses idées personnelles. On ne va plus marcher selon sa volonté propre. On va renoncer à puiser en soi ses res­sources. On les recevra d'ailleurs.

Or, c'est le geste posé par Saint Antoine dès le commen­cement de sa vie monastique et maintenu jusqu'à la fin. Or, Antoine a vécu 120 ans. Il est resté dans le désert une cen­taine d'années. Et il n'a jamais dévié de son propos qui est celui-là :

Il a entendu un jour, à l'église, cette Parole qui nous a été redite aujourd'hui : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes, tout, donne-le aux pauvres, et puis alors: suis-moi!

 

Antoine a dès le départ visé le terme de la vie monasti­que, à savoir : devenir un seul esprit, une seule lumière avec le Christ qui est la lumière et la vie du monde. Il se disposait donc, dès le départ, à recevoir une nou­velle nature, une nature qui n'était plus tout à fait humaine. Elle était pneumatique dans le sens biblique du terme. Elle était divine. Mais pour cela, il le savait, il devait se vider de tout, mais d'absolument tout, jusqu'à entrer dans une sorte de mort.

Car le mort, lui, ne possède plus rien. Il est dépouil­lé de tout. D'ailleurs à ce moment-là, ses héritiers s'empa­rent de ses dépouilles et se les partagent. Il n'a plus rien. Antoine est devenu comme mort. C'est pour ça qu'il s'est enfermé dans un tombeau. Il y est resté pendant 20 ans. Il symbolisait ainsi la mort qu'il devait vivre.

Voilà, mes frères, l'essentiel du cheminement monasti­que. Et c'est une longue lutte contre la peur, contre le be­soin de sécurité. Car pour se lancer dans l'aventure monas­tique, disons, cela c'est encore relativement facile.

 

Mais pour y persévérer et pour y avancer sans jamais se reprendre, en se laissant toujours dépouiller, mais toujours, toujours, jusqu'à son dernier souffle, pour en recevoir en soi la vie de Dieu, pour être arraché à soi et envoyé dans cette nature nouvelle, dans cet univers nouveau, dans une sorte d'extase - on est hors de soi, on vit chez Dieu - il faut une formidable audace. Il ne faut pas avoir peur. Le moine est un homme qui doit avoir vaincu la peur.

Voilà, mes frères, ce que Saint Antoine nous dit aujourd'hui. Et en écho, nous entendons Saint Benoît qui nous répète ­- c'est au quatrième degré d'humilité je pense - : non lassescat vel discedat, 7,96. Qu'il ne se lasse pas, qu'il ne recule pas, qu'il ne regarde pas en arrière! Et suivant le Christ, se laissant vider de soi, il est certain d'arriver au terme qui est la transfiguration : devenir avec ce Christ une seule lumière.

 

Chapitre : La Semaine de prières pour l’Unité.  18.01.85

 

      Travailler pour l’Unité.

 

Mes frères,

 

Ce matin à l'Eucharistie, nous avons ouvert la Semaine de Prières pour l'Unité des Chrétiens. Et mardi soir, nous entendrons Dom Emmanuel Lanne, de Chevetogne, qui fera le point de la situation actuelle. Dom Emmanuel Lanne, vous le savez, est un oecuméniste mondialement connu, un des plus compétents et un des plus convaincus qui existent. Nous l'écouterons avec plaisir et nous ferons nôtre ses soucis qui sont ceux de l'Eglise.

Mais comment, nous, allons-nous travailler à la recons­truction de cette unité si malheureusement brisée ?

 

Il y a d'abord notre prière, mais nous ne la limiterons pas à cette Semaine. L'Unité de l'Eglise doit être un souci constant pour nous. Cette désunion est une blessure, car les conséquences ont dépassé, et de loin, le domaine religieux. Je pourrais m'étendre longuement à ce sujet.

Un détail simplement: cette année-ci, en 1985, on va célébrer dans le deuil l'éclatement des Pays-Bas en 1585. Ce qui a été un mal­heur, un malheur irréparable selon toute probabilité, quoi­que on essaye maintenant de replâtrer les morceaux. Et tout ça alors, on peut l'étendre de là à l'Europe, aux blocs Est et Ouest. Tout ça, voyez, quand on veut remon­ter à la source, l'origine, c'est cette brisure de l'Eglise presque dès le début.

Alors mes frères, il y aura donc notre prière. Mais aus­si, il y aura le soin que nous prendrons à nourrir et à for­tifier l'unité de notre communauté. Cette unité a été le leitmotiv de la Carte de Visite. Vous le savez, le Visiteur a beaucoup insisté sur ce point. Il a fait tout graviter autour de l'unité de notre communau­té. Nous devons remercier Dieu d'avoir une communauté soli­dement unie.

 

Mais nous avons le devoir d'entretenir maintenant cette unité. Et comment allons-nous faire ? Qu'est-ce qui crée, qui structure l'unité dans une communauté dans la diversité lé­gitime des personnes et des vocations particulières ? Il y a d'abord une ligne monastique, ligne spirituelle commune axée sur la grande Tradition monastique qui commence à Saint Antoine - je l'ai rappelé hier - et qui arrive jusqu' à nos jours en passant par Saint Benoît et Cîteaux.

Il y a aussi le respect, à partir de là le respect de la Règle. Et non pas un respect cérébral, sentimental même ! Non, mais un respect pratique à travers les coutumes de no­tre communauté. Car la Règle est vécue ici. Elle est incar­née dans des hommes, dans une communauté bien vivante. Il y aura aussi la fidélité, comme l'a dit le Visiteur. Je pourrais reprendre les points de la Carte de Visite, mais c'est encore dans nos mémoires.

J'en cite un comme ça au ha­sard : la fidélité aux grands rassemblements communautaires, l'Eucharistie et aussi le Chapitre, Complies, et avant le Chapitre la préparation des légumes, des pommes de terre. C'est à ce moment-là que commence l'Office de Complies. Et c'est à ce moment-là que nous devons être rassemblés et ainsi sentir passer en nous cette unité qui fait de nous un seul Corps.

 

Nous ne devons pas être dans la communauté un organe gangrené qui pourrait par contagion transmettre la maladie à tout le restant du Corps. Non, être toujours fidèles à être ensemble lorsque la communauté est réunie, lorsque elle est une. Et il y a aussi le persévérant travail ascétique qui vi­se à unifier notre propre coeur. Voyez ce coeur qui est ti­raillé, ce coeur qui est distrait, qui est disloqué par des passions, par l'égoïsme.

Mais non, travailler 'patiemment avec l'aide de l'Esprit Saint à le reconstruire, à le réunifier pour qu'il soit uni­quement le temple de Dieu, pas le temple d'autre chose, pas le temple d'idoles, mais le temple de l'Esprit Saint.

Je sais, mes frères, que tous et chacun, de notre côté, nous faisons notre possible pour qu'il en soit ainsi. Mais nous devons veiller à ne pas relâcher notre effort, à tou­jours être vigilants, à toujours regarder les autres pour nous appuyer sur eux, et pour avec eux, avancer jusqu'à l'heure heureuse où nous serons vraiment, mais vraiment un dans le Christ.

 

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé général.         20.01.85

 

      1. Les Nouvelles Constitutions.

 

Mes frères,

 

Nous venons de recevoir la Lettre que le Père Abbé Géné­ral adresse aux communautés à la fin de chaque année. Comme il fallait s'y attendre, cette lettre traite de nos Nouvel­les Constitutions. Comme nous sommes déjà bien avancés dans l'étude de ces Constitutions, je vais vous donner une lecture assez rapide de cette lettre - ce ne sera pas terminé ce dimanche-ci ­- avec quelques petits commentaires explicatifs.

 

                                                                                               Rome, le 28 décembre 1984.

 

Chers frères et sœurs,

 

            En jetant un regard en arrière sur l’année qui s’achève, l’événement qui me frappe comme ayant le plus d’importance pour l’Ordre est l’élaboration de nos Nouvelles Constitutions.

            En disant cela, je n’oublie pas que ces Nouvelles Constitutions sont destinées aux moines et qu’elles ne s’appliquent donc qu’à une partie de l’Ordre. Et je n’oublie pas non plus  qu’elle devront être confirmées par le Chapitre  de 1987 avant d’être approuvées par le Saint Siège.

            Si je peux ainsi affirmer que l’élaboration de ce texte de Holyoke est l’événement le plus marquant de l’année écoulée, c’est parce que les moniales ont amplement participé à l’élaboration de ce texte, c’est parce que je ne prévois pas que les Abbesses y feront des changements substantiels à l’occasion de leur prochain Chapitre, et c’est enfin parce que je ne pense pas non plus qu’au Chapitre de 1987 les Abbés y apporteront des modifications de fond.

 

Ces Constitutions, mes frères, elles ont déjà force de loi bien qu'elles soient à l'essai pour une période de trois ans. Il est possible, même probable, que le Chapitre de 1987 y apportera des modifications mineures, des précisions peut­-être qui s'avèrent nécessaires à la suite de cette expérimen­tation de trois ans. Ensuite, elles seront approuvées par le Saint Siège.

Mais je rappelle que en 1987, ce sera plus qu'un Chapi­tre Général, ce sera une réunion plénière des Abbés et des Abbesses, chaque Chapitre se tenant au même moment, au même endroit et ayant des réunions de travail en commun. C'est une façon très habile d'éviter ce que le Saint Siège ne permet pas jusqu'à présent, la tenue d'un Chapitre Général absolu­ment UN. Cela viendra peut-être avec le temps !

Et ce texte élaboré aux Etats-Unis est vraiment l'événe­ment le plus marquant de l'année écoulée pour l'Ordre, pour trois raisons : Parce que, dit-il, les moniales ont amplement partici­pés à l'élaboration de ce texte. Oui, il y avait, je vous le rappelle, une douzaine de moniales, des Abbesses, des experts. Et je vous assure qu'elles n'avaient pas leur langue en poche. J'irais même jusqu'à dire que se sont les Abbesses qui ont donné le ton et la touche décisive à beaucoup de points capi­taux.

 

Par exemple: pour ce qui regarde l'unité de l'Ordre, sur l'aspect, l'orientation contemplative de notre vie, tout cela a été fortement appuyé par les Abbesses. Ensuite, ces Abbesses au cours de leur Chapitre Général de 1985 n'y apporteront certainement pas de changements sub­stantiels. Non. Il y a des points qui les regardent personnel­lement et qui ne nous regardent pas, nous, par exemple la question des aumôniers. Ensuite, en 1987, il n'y aura pas de modifications de fond.

 

Autant que je puisse en juger d’après les réactions reçues jusqu’ici, ces Nouvelles Constitutions ont été très bien accueillies dans les communautés. Les deux principales critiques entendues jusqu’ici portent sur le texte latin qu’il faudrait améliorer et rendre plus clair, et sur le caractère de ces Constitutions qui pour certains les apparentent davantage à un Directoire  Spirituel qu’à un texte juridique.

 

Ce texte latin a déjà été revu, mais il est encore possi­ble de l'améliorer, de le rendre plus clair. Pourquoi un texte latin ? Mais c'est parce que c'est le texte officiel, c'est la langue qui est toujours officielle dans l'Eglise Latine. Vous comprenez que si toutes les Congrégations du monde - il y en a largement au-delà de 1.000 - devaient présenter à Rome leurs Constitutions dans leur langue nationale, les pauvres Dicastères n'en sortiraient jamais plus. Il faut donc cette langue latine.

Mais elle n'est plus maîtrisée aujourd'hui comme elle l'était auparavant. Si bien qu'il faut toujours améliorer pour que ce soit plus clair. Auparavant, c'était encore le cas pour les anciens, pour moi-même encore, on pensait et on rédigeait directement en latin comme si c'était la langue maternelle. Tandis que aujourd'hui, on pense d'abord dans sa langue maternelle, et puis on le traduit en latin. Si bien que c'est de l'anglais, ou de l'allemand, ou de l'espagnol en dessous du texte latin.

Alors, certains reprochent aux Constitutions d'être davantage un Directoire Spirituel qu'un texte juridique. Le Père Abbé Général répond à cette objection :

 

Cette dernière critique semble montrer qu’on n’a pas été suffisamment attentif à l’évolution de la mentalité juridique intervenue depuis Vatican II et sous son influence. En 1966, Ecclesiae Sanctae a demandé qu’en révisant leurs Constitutions, les différents Instituts Religieux ne se contentent pas de produire un texte juridique, mais qu’ils allient les éléments spirituels aux éléments juridiques.

Un bon exemple de ce nouveau type d’approche se rencontre dans le nouveau Code de Droit Canon promulgué en 1983. Et c’est ce modèle que nous avions à l’esprit au Chapitre Général quand nous avons élaboré ces Constitutions.

 

Il faut donc que chaque fois que une prescription juri­dique est avancée, on en donne le soubassement spirituel, la justification spirituelle. On n'assomme plus maintenant les gens à coup de textes juridiques : n'esssayez pas de compren­dre, c'est comme ça et puis c'est bon ! Non, il faut que cha­que fois apparaisse la justification d'ordre spirituel.

 

Quoi qu'il , il ne fait pas de doute que ce texte est l’aboutissement d’un travail qui s’est étendu sur plusieurs années et qui a été assuré par de très nombreuses personnes dans l’Ordre. Il doit donc nous inspirer respect, gratitude et considération.

 

Je me souviens, je vous l'ai déjà dit je pense, avoir entendu le Procureur Général Américain dire qu'il avait tra­vaillé à ces Nouvelles Constitutions pendant 22 ans. Je veux bien le croire. Déjà immédiatement après le Con­cile, déjà pendant le Concile, il y en a qui ont commencé à réfléchir à ces Constitutions, et de très nombreuses person­nes...ça c'est certain !

Donc, il doit nous inspirer, ce texte, respect, gratitu­de et considération. Mais pas seulement pour le texte, mais aussi pour les personnes qui y ont travaillé. C'est le fruit de beaucoup de sueur, de beaucoup de maux de tête. Je ne di­rais pas d'infarctus, je n'irai pas si loin, mais tout de même, il y a eu beaucoup de travail et de soucis en dessous de ce texte. Voyons donc les personnes qui y ont travaillé.

 

Le Pape Jean XXIII a parlé de la révision du Code de Droit Canon comme d’une œuvre destinée à renouveler la vie de l’église et à accomplir le but que s’était fixé Vatican II. Quelle pourrait être notre attitude vis-à-vis de ces Nouvelles Constitutions ?

Je voudrais suggérer que nous les regardions comme un moyen providentiel mis à notre disposition pour nous aider à mieux comprendre notre charisme cistercien, et lui être fidèle.

 

Oui, c'est notre attitude je pense la meilleure. Nous avons notre place dans l'Eglise, dans le Corps mystique, mê­me dans l'humanité. Notre place, un autre ne peut pas la pren­dre. C'est ce qu'on appelle le charisme cistercien. Il faut donc que nous sachions très bien qui nous sommes et ce que nous avons à faire, et être fidèle. Ce qu'on attend d'un rouage dans une machine, c'est qu'il remplisse sa fonc­tion, qu'il n'y ait pas de dents qui cassent, parce que alors tout est bloqué.

La comparaison est peut-être un peu mécanique. Mais en­fin, ça nous aide à comprendre, nous qui sommes à l'ère de la technique, que chacun, et pas seulement dans l'Ordre mais dans le Corps de l'Eglise, doit être fidèle à ce que Dieu, et l'Eglise, et l'humanité attendent de lui. C'est pour nous aider à remplir, à nous acquitter de ce devoir que ces Cons­titutions sont mises à notre disposition.

Mais, est-ce réaliste, se demande l'Abbé Général ?

 

Après tout aucune loi, aucun textes écrits ne se suffisent par eux-mêmes. Ou en d’autres termes, ils n’ont pas d’influence sur nos vies du fait même qu’ils existent.

 

Et ça, c'est certain ! Ils peuvent être dans la biblio­thèque, et puis finalement on ne sait plus qu'ils existent.

 

Cette influence dépend de nous. Nous pouvons chercher à faire de ces Constitutions quelque chose qui soit vital, ou nous pouvons plus ou moins les négliger. Je suis heureux de pouvoir dire que beaucoup de Supérieurs sont conscients de cet élément humain et prennent des initiatives destinées à promouvoir ces Constitutions.

 

Vous voyez, l'élément humain, c'est ceci : c'est la né­gligence. L'élément humain, c'est une entropie intellectuelle et spirituelle qui fait que, oui, on est vite excité par ce que c'est quelque chose de nouveau. Puis on s'y accoutume. Et puis finalement on le néglige parce que quelque chose d'autre est arrivé. Nous sommes toujours comme des petits gosses qui vivent sur des impressions du moment.

La fidélité, c'est autre chose. La fidélité, elle est patience. La fidélité, elle s'inscrit dans le déploiement de la durée. Mais ça dépend beaucoup, comme il dit ici, des Supé­rieurs qui doivent être conscients de la faiblesse des hom­mes - de leur propre faiblesse d'abord - et qui doivent pren­dre des initiatives pour promouvoir les Constitutions.

 

Le but principal de cette présente lettre est d’encourager les moniales et les moines de l’Ordre à tirer le meilleur parti possible de ce texte de Holyoke.

 

Donc cette lettre veut être un encouragement.

 

Dans cette perspective, je voudrais d’abord proposer quelques considérations d’ordre général, faire ensuite quelque suggestions concrètes, et finalement prendre en compte quelques difficultés.

 

Nous en resterons là pour aujourd'hui. Mais j'en reviens à notre attitude qui est de mieux comprendre le charisme cis­tercien. On aurait pu craindre que ces Nouvelles Constitutions apportent des bouleversements. Peut-être que certains, tout au fond, l'espéraient, qu'on allait changer quelque chose ?

Il ne s'est rien passé de sensationnel, sauf que nos Constitutions restent dans la ligne de la saine Tradition cistercienne. Elles n'ont rien innové. Elles ont simplement fait ce que le Concile demandait, ce que le Concile lui-même a fait. On a ouvert des fenêtres, on a aéré, on a nettoyé et on a donné un regain de vitalité à ce qui doit être notre vie.

C'est pourquoi, mes frères, le Père Abbé Général peut très bien nous encourager à vivre selon ce qui est dit dans ce texte qui, à mon avis, est une véritable réussite au plan juridique et au plan spirituel.

 

 

Homélie : 2° dimanche ordinaire.                20.01.85*

 

      Etre appelé par notre vrai nom.

­

Mes frères,

 

Si nous voulons pénétrer dans les arcanes de la Parole de Dieu, en explorer les recoins les plus secrets, nous de­vons tenir en main une lampe allumée. Et cette lampe, c'est la résurrection du Christ Jésus notre Seigneur.

Les Apôtres, en effet, nous ont présenté la vie, l'en­seignement, la personne du Christ sous le choc et dans la lumière de cet événement extraordinaire, merveilleux, que fut la résurrection de cet homme avec lequel ils avaient passé tant d'années, vécu de si prodigieuses aventures.

Mes frères, ne l'oublions pas, le christianisme, ce n'est pas un système idéologique, ce n'est pas un code de mora­le personnel ou social. Le christianisme est une personne vi­vante, rayonnante, présente, celle du Christ ressuscité d'entre les morts. Certes, nous ne pouvons pas imaginer ni même concevoir ce que représente réellement cette résurrection. Mais au fond de nous, nous le pressentons. Car cette même puissance agit déjà et exerce jusque dans notre corps sa puissance de transfiguration.

 

Et cette personne du Christ ressuscité, elle domine l'histoire. C'est déjà elle qui, mystiquement, sous le couvert de l'obscurité, appelait le petit Samuel. Et nous admirons chez cet enfant la promptitude de la réponse, l'élan qui le porte de tout son être vers la voix qui énonce son nom.

Ah mes frères, être appelé par Dieu selon son nom, le nom nouveau qui est nous dans notre beauté ! Il me semble entendre Saint Benoît nous dire que cette obéissance empressée, généreuse, aimante, est l'âme, la pas­sion qui possède son disciple. Et nous trouvons le même réflexe chez les Apôtres. Ils voient, ils entendent, ils suivent. Et jamais, ils ne sont revenus sur ce premier mouvement.

Il y a là quelque chose de déroutant, d'étrange, de mys­térieux ; ça ne relève pas de la logique humaine. Mais ces hommes avaient vu dans la personne du Christ déjà une lueur, une lumière qui les frappait et qui les at­tirait, qui les attachait indissolublement à la personne du Christ. Et cette lumière, c'était déjà la résurrection qui tra­vaillait le corps, l'âme et l'esprit de cet homme Jésus. Ils sentaient, ces Apôtres, que là se trouvait l'origine et la fin de tout.

 

Et Pierre, celui sur lequel tout allait se construire, dira un jour à son Rabbi : Mais où irions-nous maintenant que nous te connaissons ? C'est toi qui as les paroles de la vie éternelle. Pierre aussi savait déjà confusément, mais avec une certitude qui ne trompe pas, que lui, uni à ce Christ, partici­perait à un événement qui ne pourrait être que cette résur­rection d'entre les morts.

Mes frères, l'Apôtre Paul, qui a fait la même expérien­ce, nous a dit que nous étions destinés à devenir un seul esprit, et même un seul corps avec le Christ ressuscité. C'est là notre destinée à tous. Et nous comprenons ainsi que nous sommes de race noble, de race divine. C'est la pro­pre vie du Christ, c'est la propre vie de Dieu qui circule en nous. Et nous devons nous conduire en conséquence. Il ne nous est pas permis d'appartenir à quelqu'un d'autre qu'à lui.

Mes frères, nous allons permettre à cette force de la résurrection de nous travailler. Nous laisserons grandir en nous notre foi jusqu'à ce qu'elle s'illumine et commence à capter cette lumière du Christ ressuscité dans laquelle se trouve l'avant-goût de la vie éternelle et la certitude que nous vivrons avec lui déjà dès maintenant et pour l'éternité.

 

 

                                                                                        Amen.

 

 

Chapitre : Fête de nos Saints Fondateurs.       25.01.85

 

      Ils cherchaient la vérité.

 

Mes frères,

 

Nous pouvons nous demander si les Fondateurs de Cîteaux n'étaient pas en opposition avec ce que Saint Benoît vient de nous dire au sujet de l'humilité, 7, 1-12. Voilà des hommes qui, au lieu de vivre honnêtement dans leur monastère comme tout le monde, commencent à rêver de choses grandes, sublimes, merveilleuses qui les dépassent. Ils ne sont pas contents de ce qu'ils trouvent. Ils ne sont pas satisfaits. Ils en parlent entre eux. Ils nourris­sent de grands projets. Ce sont des insatisfaits ! Ne serait-ce pas une forme d'orgueil ?

Eh bien, mes frères, nous devons répondre par la néga­tive, car ces hommes recherchaient la vérité. Et la vérité, elle est vers le bas et vers le haut. Et cette vérité est hu­milité. Le moine doit regarder vers le bas pour reconnaître ce qu'il est : terrestre, charnel, fragile, vulnérable, exposé, pécheur. Mais il doit regarder aussi vers le haut, vers ce à quoi il est appelé. Saint Benoît dira demain que c'est une exaltatio caelestis, 7,15. C'est une grandeur qui n'est plus hu­maine, mais qui est céleste.

Le terme de sa recherche et de sa vie, c'est d'entrer à l'intérieur du ciel, c'est d'être comme Dieu, c'est de parti­ciper à la vie même du Créateur, c'est devenir un seul esprit avec le Christ, c'est être immergé dans la lumière divini­sante et devenir soi-même un Dieu, c'est d'être entièrement transfiguré.

 

Or ces moines, là où ils étaient, menaient une vie très honnête certainement mais, osons le dire, embourgeoisée. C'était fini, ils n'avaient plus le loisir d'aller au-delà, de regarder plus loin, de tendre vers un plus haut. Et alors, comment ont-ils vu, saisi cette lacune dans leur vie? Parce qu'elle n'était plus conforme à ce que Saint Benoît demandait d'eux. Il y avait une discordance entre cet­te façon de vivre et la Règle dont ils entendaient la lecture tous les jours.

Cela faisait problème pour eux ! Cela torturait leur conscience ! Et ils ont ainsi défini ce qui allait être pour toujours le véritable esprit cistercien qui est une recherche ardente, persévérante, passionnée de la vérité dans la pratique de la vie. Ils ont ainsi compris et ils nous ont légué une grande vérité. C'est que l'âme, l'esprit, le coeur, sont façonnés à travers des gestes, des observances qui engagent le corps. C'est le corps qui nous conduit vers Dieu. C'est la chair qui nous permet d'atteindre cette grandeur céleste à laquelle nous sommes appelés.

Le christianisme est une religion de l'incarnation. C'est à travers le Christ homme que nous atteignons le Verbe­ Dieu. C'est à travers la communion aux passions terrestres, charnelles du Christ qui se poursuivent, qui s'achèvent en nous que nous parvenons à la gloire de la résurrection. Cela, ils l'ont compris ! Et ils ne pouvaient plus se tenir. Ils devaient passer aux actes.

 

Car la vie monastique est une praxis. Elle n'est pas l'élaboration en chambre, en bureau d'un magnifique système théologique, ou philosophique, ou sapientiel. Non, elle est une humble et patiente pratique de tous les jours. Ils ont ainsi retrouvé la santé solide et simple des tous premiers moines. Car pour eux, il fallait faire pour devenir. Encore une fois, c'est par le moyen d'une action corpo­relle que l'on devient un être spirituel. Il n'y a pas d'au­tres routes. Le reste est illusion.

Eh bien, ils ont poursuivi leur route, leur idée avec ténacité, avec un certain entêtement. Ni les critiques, ni les échecs apparents n'ont pu leur faire abandonner leur pro­pos, ni même les faire reculer. Et leur audace les portait toujours plus loin. Il y a quelques années, nous avons ensemble parcouru, étudié le Petit Exorde. Et il est très beau de voir que, année par année, ils font toujours des choses nouvelles.

Ils n'ont pas fait tout en une fois - ce n'était pas possible - mais ils allaient toujours plus loin à l'intérieur de leur projet. Ils poursuivaient sur la lancée de leur intuition. Ils étaient possédés par Dieu. Car ce qui les soutenait, ce n'était pas n'importe quelle audace, c'était l'audace de l'amour. Ils sentaient qu'il y avait chez eux, dans leur projet, quelque chose qui venait de beaucoup plus loin qu'eux, qui venait de chez Dieu. Et cette certitude leur a permis de te­nir seuls pendant des années et des années.

 

La soudaine efflorescence mystique de l'âge d'or cister­cien trouve son origine chez eux. Ils étaient déjà des pos­sédés de Dieu, des passionnés de Dieu. Mais c'étaient des pionniers. Ils n'avaient pas encore ­si j'ose dire - le loisir pour permettre à l'Esprit de lancer toutes ses flammes. Le volcan était là, mais l'éruption ne s'est produite que un peu plus tard.

Mes frères, Saint Bernard et les autres sont déjà tout entiers dans ces premiers Fondateurs, exactement comme le Christ est déjà tout entier chez son premier Père Abraham. Et pour nous aujourd'hui, maintenant, nous devons être fidèles à cet esprit si nous voulons être de véritables cis­terciens : avoir une vie en conformité avec la Règle dont nous entendons la lecture tous les jours.

Il y a eu au cours de l'histoire cistercienne bien des chutes, disons des relâchements. Mais toujours, toujours le renouveau s'est opéré par un retour à la Règle, à la lettre de la Règle. Il y a eu, disons des exagérations. Oui, mais elles étaient liées au contexte culturel et social de l'époque. Aujourd'hui nous devons, avec les moyens qui sont les nôtres, après le Concile, après le dernier Chapitre Général, après nos Constitutions, nous devons être fidèles à l'esprit de nos premiers Pères. Et ainsi la fête de nos Fondateurs, elle doit être pour nous aujourd'hui la fête de notre avenir et de notre espé­rance.

 

 

Homélie : Fête des Saints Fondateurs.           26.01.85

 

      Passer par le trou de l’aiguille.

 

Mes frères,

Nous venons d'entendre la Charte de notre vie. Si nous sommes ici, si nous y restons, c'est parce que nous avons cru en ces paroles que le Christ a murmuré à notre oreille. Il a fallu tout quitter : notre famille, notre région. Nous devons maintenant dans le monastère nous quitter nous­-mêmes, abandonner nos idées, renoncer à nos volontés propres et entrer de tout notre être, de tout notre coeur dans les vouloirs, dans les jugements de notre Dieu.

Oui, suivre le Christ est une entreprise démesurée car quoi que nous fassions, quoi que nous disions, nous restons toujours très riches. Il y a en nous des choses qui sont instinctives, qui sont liées à notre nature et auxquel­les il ne nous est pas humainement possible de renoncer. Et ces choses, elles nous engluent. Nous sommes devant le trou de l'aiguille et nous ne parvenons pas à passer. Et pourtant, il faudra passer car de l'autre côté se trouve ce Royaume de Dieu auquel nous sommes appelés, dans lequel nous sommes invités.

Eh bien Dieu, lui, va réaliser l'impossible. Il va nous rendre tellement amincis, tellement petits, tellement humbles que le trou de l'aiguille sera encore trop large pour notre contenance, pour notre gabarit tel que Dieu nous aura fait devenir. Et ce miracle sera opéré par notre confiance, par cette foi qui nous permet d'accueillir en nous les pouvoirs même de notre Dieu. Cette impossibilité qui est nôtre aujourd'hui, elle de­vient un jeu lorsque nous accueillons en nous cette puissance qui réalise l'impossible.

 

Mes frères, nous ne sommes pas comme les patriarches, comme nos ancêtres très lointains qui ont salué de très loin les terres de la Promesse, nous y sommes déjà entrés. Car le Christ notre Seigneur a pris notre nature et il nous a conduits là où nous allons.

Notre vie contemplative, c'est cela ! C'est la prédégus­tation de ce Royaume. C'est le voir, non plus à travers le voile, mais déjà de l'autre côté, de l'autre côté du trou de l'aiguille.

Mes frères, nos Saints Pères dans la vie monastique ont réalisé ce prodige parce qu'ils ont cru. Nous-mêmes nous mar­chons sur leurs traces. Et dans notre fidélité à leur idéal, à leurs enseignements, à leurs exemples, nous aussi nous recevons les arrhes de ce Royaume qui va devenir notre bien pour l'éternité, et qui est déjà pour l'instant déposé entre nos mains.

                                                                                          Amen.

 

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        27.01.85

 

      2. Devenir une seule personne avec le Christ.

 

Mes frères,

 

Ce matin nous allons à nouveau écouter notre Père Abbé Général. Il nous dit des choses que nous connaissons déjà. Mais il est utile de les reprendre comme il nous est salutai­re de retrouver chaque jour notre table de réfectoire. Si nous cessons un jour de nous nourrir, vous le savez, c'est la mort.

 

            La vie chrétienne peut se voir sous de multiples formes et il nous est possible de nous sanctifier dans chacune d’elles. Parmi toutes ces possibilités, on rencontre ce qu’on appelle habituellement la vie religieuse. Et ici encore, le nombre des possibilités est infini.

            Comme le dit la Constitution Lumen Gentium : « Sous l’inspiration de l’Esprit Saint et sous la conduite de l’autorité ecclésiastique, les différentes familles religieuses ont grandi dans le champ du Seigneur tel un arbre dont la semence divine éclate en ramifications abondantes aussi diverses qu’admirables, tant pour le bien de leurs membres que pour celui de tout le Corps du Christ. C’est assurément la finalité qu’elle se donne et les moyens qu’elle propose pour y arriver. »

 

Donc, le Père Abbé Général prend les choses de très loin. Il nous dit tout d'abord que notre vie chrétienne a pour but notre sainteté, et cela, sous quelque forme de vie que nous ayons adopté. Donc, cela vaut pour les gens du monde aussi bien que pour nous.

La sainteté, cela signifie devenir une seule personne avec le Christ, étant greffé sur lui, recevant de lui notre vie. Il y a donc une circulation qui passe du Christ à nous. Il est la tête et nous sommes le corps.

Mais vivre cela en plénitude au point que nous ayons les sentiments du Christ, que nous ayons les visions du Christ, que nous ayons l'amour du Christ en nous, c'est cela la sainteté ! Ce n'est plus nous qui vivons, c'est le Christ qui vit en nous.

 

Et parmi ces formes de vie multiples - vie chrétienne - il y en a une qui est la vie religieu­se. Par la ­vie religieuse on est relié à Dieu, on est consacré à Dieu par le moyen de voeux qu'on prononce. On prend donc ici pour objectif le service de Dieu, le service du Christ. Il y a donc une soustraction de notre aide à un usage profane pour livrer notre personne à Dieu lui-même. C'est donc autre chose que la vie des gens du monde.

Un religieux est tenu plus spécialement de travailler à sa sainteté, car il doit être pour les autres une apparition du Christ ; une apparition, une manifestation de ce que tout le monde doit devenir un jour. Donc son devoir, sa responsa­bilité est très grande.

 

            Notre manière cistercienne de vivre n’est qu’une manière parmi d’autres de vivre la vie chrétienne, mais elle a son charisme spécifique. Et pour vivre ce don de l’Esprit, nous avons besoin d’un environnement et d’un style de vie qui nous soient particulier. Ces deux éléments se trouvent décrits dans le Statut d’Unité et Pluralisme et dans la déclaration sur la vie cistercienne.

 

 

 

Il y a donc à l’intérieur de la vie religieuse une manière toute spéciale de la vivre qui est la nôtre, la vie cistercienne. Et comme dit le Père Abbé Général, elle a besoin d'un environnement et d'un style qui nous soient particuliers. Et cela a été décrit dans un Statut et une Déclaration qui ont été le fruit du Chapitre Général de 1969.

 

            Mais à cause de leur brièveté et de leur concision, ces deux documents ont besoin d’être étoffés en entrant dans davantage de détails. C’est là précisément l’objet des Nouvelles Constitutions qui décrivent notre vie de façon plus détaillée et organique, nous permettant ainsi d’exprimer notre identité et de vivre l’aspect spécifique

 

Les Constitutions sont donc un document, à côté d'autres, qui reprend les documents antérieurs, mais qui entre dans les détails, qui organise mieux ce que les capitulants de 1969 ont dit, et ceux aussi qui les ont précédés. Nous verrons que l'Abbé Général retourne jusqu'à l'origine de l'Ordre. Tout ce qu'on a voulu précisé, le voici à nouveau synthétisé, ramas­sé et présenté dans ces Nouvelles Constitutions qui nous per­mettent d'exprimer notre identité et ensuite, de vivre l'ap­pel spécifique qui nous est adressé.

 

            Tout ce qui vient d’être dit devrait clairement montrer que ces Nouvelles Constitutions offrent à l’Ordre la possibilité d’un nouveau point de départ.

 

Ceux qui étaient à l'Office de nuit se rappellent peut­-être ce que nous a dit le Cardinal Newman. Nous sommes l'ob­jet d'appels toujours renouvelés, pas seulement le premier appel. Mais nous n'entendons cet appel de Dieu que si nous sommes attentifs presque à toute heure.

C'est aussi un des leitmotive de la Règle de Saint Benoît. Notre législateur nous dit que nous devons être toujours at­tentifs à la voix qui nous interpelle et qui nous propose quelque chose qui est chaque fois absolument neuf. Même si c'est enraciné dans l'événement précédent, c'est quand même quelque chose de neuf. C'est donc toujours un point de départ.

Nous ne sommes jamais en état de repos. Nous sommes toujours en marche. Et cette marche - c'est ce qui est remarquable - est notre repos. Le jour où nous nous arrêtons de marcher vers le but, c'est à dire la rencontre de Dieu et notre transfiguration en Christ, à ce moment-là nous sentons la fatigue s'instal­ler en nous. C'est ce qu'on appellera en terme technique l'acédie.

 

Mais comme je l’ai fait remarquer déjà, un tel processus n’a rien d’automatique.

 

Donc, un nouveau point de départ nous est offert. Mais il ne suffit pas de le regarder !

 

          Beaucoup dépendra de chacun de nous. Si cela ne s’est pas encore effectué, nous avons à assimiler ce qui nous est proposé et à le faire passer dans nos vies. Et cela demande du temps et de l’effort.

 

Il faut donc assimiler d'abord le contenu de nos Cons­titutions, puis le faire passer dans nos vies. Ce n'est donc pas une approche cérébrale, mais une étude pratique.

 

          Comment pourrions-nous procéder ? Les suggestions qui suivent ne sont que des suggestions et elles ne prétendent ni être exhaustives, ni être les seules approches possibles.

 

C'est donc des conseils que nous donne le Père Abbé Gé­néral pour nous permettre de faire entrer les Constitutions Nouvelles dans notre vie. Mais il dit : il y en a qui sont les miennes, mais il y en a d'autres aussi.

 

            Beaucoup dépend d’une attitude de fond. Notre vision est-elle une vision de foi ?

 

Qu'est-ce que cela veut dire une vision de foi ? La foi, c'est une adhésion de notre vie à la Parole de Dieu, à la personne du Christ qui est Dieu avec nous. Nous devons donc aborder les Constitutions comme venant du Christ, comme venant de Dieu. Ne pas les voir uniquement comme un document humain. Elles ont été élaborées par des hommes, mais sous l'inspiration de Dieu. C'est donc ainsi que nous devons les regarder.

 

          Notre entrée dans la vie religieuse a d’abord été un acte de foi. Et toutes les phases successives de notre engagement, prise d’habit, première profession, engagement définitif, ont été un approfondissement de cette première réponse.

            Nous ne nous sommes donc jamais repris et nous sommes allés jusqu’au bout de l’appel que nous avions entendu. C’est dans cette perspective qu’il faudrait essayer de voir les Constitutions en tant qu’elles sont un nouvel appel à notre esprit de foi.

 

          Voyez, il reprend ce qu'il a dit : un nouvel appel au lieu d'un nouveau point de départ, mais à notre esprit de foi. Les Constitutions ne doivent pas faire l'objet d'une

thèse quelconque qui nous permettra de recevoir un titre. Non, non, les Constitutions doivent être vues pour ce qu'el­les sont. C'est une Parole de Dieu qui nous est adressée et qui exige une réponse dans notre pratique quotidienne.

 

          Cet aspect serait sûrement plus clair et plus impératif si ce texte avait déjà reçu l’approbation du Saint Siège. Mais puisque ce texte a déjà été voté par le Chapitre Général à la presque unanimité….

 

            Il y avait une abstention, et c’est tout. Tous oui sauf une abstention.

          ….et puisque je ne prévois pas que Rome demandera d’y apporter des modifications en profondeur, il serait fructueux d’avoir à son égard une attitude juste et de ne pas le considérer comme un document de plus dont il faut avoir eu connaissance.

 

Donc, un document à côté des autres...et puis on ne le regarde plus. Pour le Chapitre Général des Moniales qui se prépare, il arrive encore des documents. Il y en a déjà un tas ainsi. C'était la même chose pour le Chapitre des Abbés. Mais certains documents, on en prend connaissance, et puis on les oublie. On verra bien au Chapitre Général ce qu'il en advien­dra.

Mais pas ainsi pour les Constitutions !  Elles ne sont pas un document à côté d'autres.

 

          Une seconde attitude devant ce texte devrait être celle de la prière. Ces Constitutions ne sont pas un exercice théorique. Elles tendent d’exprimer notre vision de la vie chrétienne. Prions pour qu’elles nous aident à devenir plus conscients de cette vision et de tout ce qu’elle implique.

 

La prière doit nous aider à mieux comprendre que les Constitutions - je ne le répéterais jamais assez - ne sont pas un exercice théorique, mais qu'elles définissent notre praxis pour aujourd'hui : mieux faire pour mieux être.

 

          En troisième lieu, il est nécessaire de se familiariser avec ce texte….

 

            Et ça, c’est certain !

 

          …et ici les Supérieurs ont un rôle fondamental à jouer. Chaque Supérieur devrait se sentir l’obligation de présenter ces Constitutions aux frères et aux sœurs de sa communauté de la manière la plus apte aux particularités de sa maison : conférences, travaux de groupes, dialogue communautaire ou combinaison de ces trois possibilités, ou encore autre chose naturellement.

 

Oui, ici, les Supérieurs ont une grande responsabilité. C'est leur devoir de présenter les Constitutions, de les com­menter, de montrer que les Constitutions ne sont pas un bloc erratique, comme ça, à l'intérieur de notre vie, mais qu'elles expriment fidèlement ce que nous sommes et ce que nous sommes en train de devenir, c'est à dire des saints.

 

            Les notes présentent à peu près à chaque page du texte procurent un matériau abondant pour expliquer et développer ce qui est exposé. Ces notes aident aussi à comprendre la continuité existant entre notre héritage passé et ce qui s’est fait aux Etats-Unis, ce qui peut aussi se révéler très fructueux.

 

Il y a donc une continuité avec le passé. Les Constitu­tions expriment notre Tradition pour aujourd'hui. Ce n'est pas quelque chose qu'on n'a jamais entendu, qu'on n'a jamais vu. Non, elles reprennent tout notre passé et elles le met­tent au goût d'aujourd'hui, c'est à dire à notre estomac spi­rituel d'aujourd'hui.

 

          En effet, ces Constitutions ne tombent pas du ciel. Elles sont une expression contemporaine de notre héritage spirituel dans lequel elles s’enracinent profondément.

 

Nous en avons déjà vu une toute petite partie de ces Constitutions. Et dès les premières pages, dès l'introduction nous avons bien senti qu'elles rendaient un son de vérité et que vraiment nous rencontrions ce que nos ancêtres, ce que nos Fondateurs nous ont légué.

 

            Pourtant, de lui-même, le simple fait de présenter ce texte et de l’étudier ne saurait être suffisant. Chacun d’entre nous doit le faire sien par la réflexion et la méditation, tout en s’interrogeant à partir de lui à propos de sa vie quotidienne.

 

Donc ce texte, ces Constitutions doivent devenir l'occa­sion d'un examen de conscience. Il ne faut pas seulement écou­ter l'Abbé qui les explique, qui les commente, mais il faut se demander : Mais enfin, moi, comment est-ce que je vis ? Est-ce que c'est vraiment cela qui est l'objet de ma recher­che personnelle ? Est-ce que je suis adapté à ces Constitu­tions? Il y a donc là l'occasion d'une reprise en main et d'un approfondissement.

 

Sans un tel engagement personnel, ces Constitutions risquent de rester lettre morte. Evidemment, cette assimilation ne pourra s’effectuer en un jour. Elle prendra du temps. Mais si elle s’accomplit, elle ne manquera pas de porter du fruit autant par le surgissement ou l’approfondissement d’un consensus communautaire que par un nouvel élan donné à l’Ordre tout entier.

 

C'est certain ! Si chacun d'entre nous - et c'est certaine­ment le cas - fait sien ces Nouvelles Constitutions, si de tout notre être nous adhérons au texte qui nous est présenté, mais notre consensus communautaire, notre apport communautai­re au sujet de la perspective cistercienne, monastique cis­tercienne, mais ce consensus devient plus vrai, plus profond, plus solide.

Notre communauté se structure, son unité s'affirme da­vantage. Et tous ensemble, nous sommes encouragés à marcher. Nous nous portons mieux les uns les autres. Et cela rejaillit naturellement sur l'Ordre tout entier.

Mais voilà, c'est assez pour ce matin.

 

 

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    31.01.85

 

      11. La liturgie.

 

Mes frères,

 

Le Visiteur aborde ce soir la question de la liturgie. C'est un point très difficile, comme vous vous en doutez.

Depuis fin 68 environ, on a dû subir de nombreux change­ments, et c'était quasiment inévitable. Le passage à la lan­gue vernaculaire a entraîné l'abandon d'une Tradition combien de fois séculaire. Et on s'est trouvé brutalement devant un vide, sans directives solides.

La création d'une nouvelle expression liturgique, sur­tout de l'Office, a été abandonnée à l'improvisation et à la plus ou moins réelle compétence des responsables. Et ce ne fut pas toujours une réussite, loin de là !

Le Visiteur nous dit :

 

          En ce qui concerne la liturgie et surtout celle de l’Office, je remarque une certaine lassitude à cause des changements auxquels on est soumis depuis des années. Malgré beaucoup d’efforts, les adaptations dans le passé n’ont pas toujours été des meilleures, ce qui était dû vraisemblablement à l’ignorance ou au désir inconsidéré de nouveauté.

 

Et aujourd'hui, on a tout de même l'expérience de tous ces essais et des erreurs dans lesquelles on ne doit pas re­tomber. En outre, dernièrement, tout récemment, Rome a publié des livres liturgiques concernant l'Office monastique. Il suffit donc de les suivre. Et nous avons pris comme base so­lide, inébranlable, la Règle de Saint Benoît.

Et à partir de là, disposant maintenant de documents of­ficiels et de leurs commentaires autorisés, nous pouvons construire une véritable liturgie. C'est ce que nous dit le Père Immédiat :

 

A mon avis, votre liturgie part maintenant d'une base juste et bonne, à savoir la Règle de Saint Benoît et d'excellents livres liturgiques approu­vés en exécution de Vatican II, avec leurs commen­taires autorisés. Pour progresser en matière de liturgie sur le droit chemin de l'authenticité, de la spiritualité, de la théologie et de la beauté, vous devez consacrer du temps et de l'énergie, faire preuve de confiance et de patience.

         

Il nous donne ici les qualités d'une véritable liturgie : l'authenticité. Il faut que ce soit vraiment une liturgie. Donc, elle doit être conforme aux lois de la liturgie. Et ces lois sont un donné qu'on ne peut pas aménager. C'est aussi contraignant que les lois de la digestion, par exemple, qu'on ne peut pas troubler.

La liturgie, elle saisit la communauté - l'Eglise loca­le - composée de membres choisis par Dieu, elle les saisit tous ensemble et elle les place dans une certaine attitude en face de Dieu. Mais cette petite Eglise doit elle-même obéir aux lois, à la vitalité et aux mouvements de la grande Eglise qui est le Corps du Christ. Et avec cela, on ne peut pas jouer !

Pour qu'il y ait liturgie authentique, on doit entrer dans ces lois profondes de la vraie position en face de Dieu. Sinon, ce n'est pas une liturgie, c'est un rassemblement de dévotion, de piété, de chaleur, mais ce n'est pas la liturgie. La spiritualité aussi à l'intérieur de la liturgie ? Il faut que cette liturgie soit porteuse de l'Esprit Saint, qu'elle introduise dans le mystère de Dieu et qu'elle nous ap­porte le salut.

 

Il faut donc que on observe en nous un progrès d'ordre spirituel et même un certain bien-être physique. Car lorsque l'esprit, le coeur est en bonne santé, en meilleure santé, cela se répercute sur la chair. Il faut aussi que cette liturgie soit portée par une saine théologie, c'est à dire la science de Dieu, la science des rapports entre Dieu et le cosmos, entre l'homme et Dieu. Il faut que cette théologie puisse donner une justification, une explicitation de tout ce qui est fait à l'intérieur de la liturgie. Si on ne sait pas justifier théologiquement, alors c'est erroné !

Et enfin, il faut que la liturgie soit belle. Pourquoi ? Parce que la beauté c'est la splendeur du vrai, c'est le res­plendissement de la vérité, c'est le rayonnement de la Per­sonne même de Dieu. La liturgie, si elle nous met en rapport vraiment avec Dieu, si elle est porteuse de la Parole du Christ qui est lui-même Parole de Dieu, à ce moment la litur­gie est belle.

Voilà, mes frères, j'en reste là pour ce soir.

 

 

Chapitre : Conclusions de Visite Régulière.       01.02.85

 

      12. Temps et énergie pour la liturgie.

 

Mes frères,

 

Le rétablissement d’une liturgie authentique gonflée de spiritualité, fondée en théologie, rayonnante de beauté, demande un effort considérable. Auparavant, nous disposions d'un donné traditionnel dans lequel il suffisait aux jeunes d'entrer pour être de suite pris en charge par la communauté, portés et entraînés.

Mais aujourd'hui, après une interruption d'une quinzaine d'années, il faut vraiment recommencer à zéro. Si bien que c'est la communauté dans son ensemble qui doit recevoir une nouvelle initiation. Et vraiment, cela demande une somme d'énergie peu commune. Le Visiteur le dit :

 

          Pour progresser en matière de liturgie sur le droit chemin de l’authenticité, de la spiritualité, de la théologie et de la beauté, vous devez consacrer du temps et de l’énergie.

 

Et c'est vrai ! Essayons un peu de nous représenter le travail de recherche, de compilation, de collationnement, d'imprimerie qui est demandé à quelques-uns. Et ici, il faut féliciter et remercier le frère Gilbert et son équipe car vraiment elle se donne beaucoup, beaucoup de mal. Et il y a aussi la part de la communauté qui doit, elle, apprendre et assimiler tout cela. Nous savons ce qu'il nous en coûte. Mais enfin, nous le faisons, comme le dit encore le Vi­siteur, avec confiance et patience :

 

          Vous devez consacrer du temps et de l’énergie, faire preuve de conscience et de patience.

 

Encore combien de temps ? Je ne sais pas ! Deux ans, trois ans peut-être ? Et alors, nous aurons de nouveau la si­tuation en main et nous pourrons, non pas nous endormir, mais soutenir alors un effort beaucoup moins tendu - si je puis employer ce mot - et nous laisser nourrir vraiment par cette liturgie que nous posséderons convenablement.

Beaucoup de choses sont déjà faites. Il y a la Noël, la Transfiguration, d'autres fête comme la Toussaint, l'Epipha­nie. Tout cela est déjà à moitié fait. Maintenant nous au­rons le Temps Pascal, Pâques, la Semaine Sainte. Et puis il y aura encore après naturellement l'Avent, le Carême, quel­ques fêtes, le Commun...

Vous voyez, ça avance, mais il faut naturellement de la patience. Il faut savoir tenir. Et nous irons jusque au bout. Et ainsi, nous serons de vrais cisterciens, amants de la vérité, de la beauté, et aussi ne reculant pas devant la dif­ficulté ; des hommes tenaces qui ont du courage, qui sont un peu - comme nous venons de l'entendre dans la lecture de la Règle - devant les difficultés non lassescat vel discedat, 7,97.

Ils ne se lassent pas, ils ne prennent pas la fuite. Non, ils avancent d'un pas sûr.

Et le Visiteur, il appuie sur le travail du Frère Luc. Votre chantre exécute un travail remarquable. Et c'est vrai, c'est vrai, il est vraiment le moteur et l'animateur inlas­sable. Il en fait voir d'abord aux jeunes, et puis alors à la communauté après ! Mais enfin, c'est pour notre bien. Mais d'abord, lui doit tout, tout, tout bien connaître.

Je pense que nous devons le remercier bien sincèrement. Et voilà, pour les siècles des siècles, son nom est fixé dans une Carte de Visite.

 

 

Chapitre : Récollection du mois de février.      02.02.85

 

          Le feu du désir spirituel.

 

Mes frères,

 

Le désir, l'ambition, le souci d'un moine digne de ce nom, c'est d'entrer le plus  vite possible dans le Royaume de Dieu déjà mystérieusement présent sur cette terre.

Et de ce Royaume, l'atmosphère, c'est la Lumière qui conduit le moine jusqu'au coeur de la Trinité Sainte. La ré­compense de ce Royaume, c'est l'amour qui est communion dans la beauté ; communion avec le monde invisible que Dieu a, com­me le monde visible, lancé dans l'existence ; communion avec les saints, avec les transfigurés, communion avec Dieu lui­-même jusqu'à l'intérieur de son coeur.

Et la béatitude de ce Royaume, c'est la vision du Christ ressuscité d'où jaillit inlassablement la vie éternelle. Mes frères, ce n'est pas une ambition démesurée. C'est le terme obligé de notre vocation si nous la regardons en face. Oui, ces splendeurs, reconnaissons-le, sont réservées à ceux qui osent croire en la puissance et en la fidélité de Dieu. Nous comprenons que le Christ ait dit : Ce Royaume auquel vous êtes appelés, il souffre la violence, et seuls les violents s'en em­parent.  

Ce n'est pas n'importe quelle violence, c'est la véhé­mence du désir spirituel infusé dans le coeur par l'Esprit­ Saint lui-même. Il n'y a que Dieu qui puisse allumer en l'homme un tel feu, qui lui permet de tout abandonner pour se lancer tendu vers l'avant, oubliant tout ce qui est en arrière, jusqu'au moment où il parvient à saisir celui-là même qui s'est emparé de lui.

 

Voici à peine quelques jours, nous avons rencontré ces géants de sainteté et d'audace, et d'humilité que furent les Fondateurs de Cîteaux. Nous venons d'entendre quelques mots d'un de leur tout premier fils. Guerric d'Igny est de nos régions, ici. Il est de notre race. Il n'était ni meilleur ni pire que nous. C'était un homme entouré de chair comme nous. Et pourtant vous l'entendez, le centre de sa vie, il n'est pas en lui, mais il est hors de lui. Il est dans ce Verbe de Dieu devenu homme auquel, de tout son être, il aspire être uni.

Mes frères, les premiers cisterciens étaient des hommes qui savaient ce qu'ils voulaient. Ils ont renoncé à toutes les facilités pour s'enfoncer dans une forêt qui était pour eux comme un désert. Et là, dans un labeur, dans un renoncement, dans une so­litude de tous les jours, ils ont cherché le Royaume de Dieu et ils l'ont trouvé.

Rappelez-vous cette si belle parole de Saint Bernard. Le cloître, pour lui, c'est le paradis, le paradisus claustralis. C'est l'endroit où on vit avec Dieu. C'est l'endroit où Dieu se révèle et où il se donne à l'âme pour la combler, pour faire d'elle son épouse et à partir d'elle, engendrer dans le monde de l'invisible d'autres hommes, d'autres femmes qui, à leur tour s'élèveront et s'uniront à ce Verbe de Dieu deve­nu homme.

 

Mes frères, si nous-mêmes nous sommes les vrais descen­dants de ces fondateurs de Cîteaux, nous devons partager leur audace, leur espérance et aussi leur folie. Ils ont pris au sérieux ce que le Christ leur proposait, ce que Saint Benoît leur étalait devant les yeux de leur coeur. Ils ont pris en main les armes fortes et nobles de l'obéissance, et ils sont partis. Ils n'ont pas eu peur de la lutte.

Mes frères, la vie monastique est faite pour des lut­teurs, des hommes qui n'ont pas peur de se perdre dans les vouloirs de Dieu. Et là, devenus un avec la volonté de Dieu, se dépouiller de tout, devenir comme diaphane, et tout à coup se retrouver de l'autre côté du trou de l'aiguille, chez Dieu dans la lumière.

Mes frères, si nous avons l'habitude de fréquenter ces premiers cisterciens, nous verrons qu'ils n'ont pas succombé au péché qui ronge aujourd'hui le monachisme contemporain qui, de nos jours place le centre de la vie du monastère dans un homme petit, étroit mesquin, enfermé sur lui-même. 0 il va peut-être s'épanouir, épanouir toutes ses facultés humaines, mais il demeure emprisonné dans le charnel.

 

Les premiers moines, c'était autre chose. Ils plaçaient le centre de leur intérêt hors d'eux-mêmes, en Dieu. Et ils n'avaient pas peur de mourir. Dans une quinzaine de jours nous entrons déjà dans le Saint Temps du Carême qui va nous rappeler cette loi impla­cable de la mort par laquelle il faut passer pour entrer dans la vie de Dieu. O ce n'est pas la mort physique, mais c'est une mort à tout ce qui fait notre sécurité. C'est pénible, certes ! C'est très dur ! Cela peut entraîner de grandes souffrances.

Mais au moment même où on traverse ces agonies, on est tenu au centre de son être par une main infiniment douce qui est celle de l'Esprit. Et il est impossible de se tromper. Jamais on ne s'égare. Et soutenu, porté, fortifié par cette main, encore une fois, on peut traverser le trou de l'aiguille et se trouver dans le pays, dans le Royaume de Dieu, comblé d'une totale liberté.

Mes frères, en ce temps de carême aussi, nous penserons à nos frères les hommes qui eux, pour la plupart, ne savent pas, et qui demeurent emprisonnés dans leurs ambitions qui sont tellement petites à côté de ce que Dieu attend de ses enfants. Ces hommes, comme je l'ai dit ce matin, nous les pren­drons dans notre coeur, et avançant vers le Royaume de Dieu, nous les porterons avec nous.

 

C'est une grande responsabilité qui repose sur nos épaules. Mais cette responsabilité, nous nous l'assumerons et nous nous en acquitterons du mieux qu'il nous sera possible. Ce que nous ferons, ô ce n'est rien d'autre que ce qui a été accordé à Siméon. Voilà un homme qui a obtenu de Dieu la grâce de voir le Christ avant de mourir. Et bien mes frè­res, c'est cela même qui doit nous être accordés dans le mo­nastère si nous sommes fidèles. Cela n'est rien d'extraordinaire ! Lorsque nous sommes devenus un avec le Christ, nous le voyons. C'est lui qui se révèle à l'oeil de notre coeur et qui nous comble d'une joie inamissible.

Mes frères, voilà ce que nous allons essayer de vivre dans le courant de février. C'est un petit mois très court, le plus court de tous les mois. Il nous rappelle que notre vie aussi est très courte, aussi longue qu'elle soit. Et son terme est là tous les jours, car tous les jours il nous est demandé d'aller vers Dieu, de le recevoir en nous, et de le rencontrer.

 

 

Homélie : Présentation du Seigneur.             02.02.05*

 

      Nous sommes le monde en route.

 

Mes frères,

 

Nous sommes appelés à être lumière dans le Seigneur, à devenir une seule lumière avec le Christ ressuscité d'entre les morts. Prenons bien conscience d'une chose : la réalité premiè­re, fondamentale, ce n'est pas ce monde sensible que nous voyons, que nous touchons, que nous maîtrisons. Non, la réa­lité première, c'est le monde à venir déjà mystérieusement présent.

Ce monde est encore à venir pour la partie de notre être toujours impur, toujours englué dans les passions charnelles. Mais il est déjà présent pour l'oeil de notre coeur, cet oeil dont la rétine est frappée, illuminée par Dieu qui est lumiè­re. La Présentation du Seigneur est le rappel, mieux, le mo­dèle de notre propre oblation. Spirituellement, nous serons toujours des enfants. ET si par malheur nous ne le sommes plus, nous devons le redevenir, car seul les enfants ont ac­cès à ce Royaume de Lumière.

Nous ne nous appartenons plus. Nous sommes le bien de Dieu pour une mission qui est la mission même du Christ Jésus à savoir le salut du monde. Le monde, en effet, doit devenir en face de Dieu resplen­dissement de la gloire qui habite Dieu et qui rayonne de lui. Il doit devenir la manifestation claire, parfaite du Verbe de Dieu qui le crée, qui le tient dans l'existence et qui le transforme instant par instant.

 

Mes frères, lorsque nous-mêmes devenons lumière, nous portons le monde à son achèvement final. Voilà notre mission. C'est pour cela que nous avons été retirés du monde et appe­lés dans ce désert. O, nous n'avons pas décroché du monde. Nous ne l'avons pas abandonné, mais nous l'avons pris avec nous. Nous le portons en nous. Nous sommes une fraction de ce monde.

Mes frères, n'ayons pas peur de placer notre vocation à ces hauteurs. Et puis laissons Dieu agir en nous. Laissons­ le nous conduire, nous transformer. Nous sommes l'humanité, nous sommes le monde en route, en marche vers la rencontre de son destin final qui est de voir Dieu et de devenir une lumière avec lui.

Mes frères, laissons-nous donc porter, laissons-nous donc conduire par ce Dieu venu à notre rencontre, par ce Dieu qui nous a tant aimés qu'il ne pouvait faire autrement que de venir nous prendre, nous qui nous étions égarés à côté de lui et de plus en plus loin. Nous allons à nouveau partager l'Eucharistie. Mais sa­chons-le bien, nous allons recevoir en nous un feu. Le prophète Malachie nous montre le Seigneur venant dans son temple et le purifiant de fond en comble.

 

Ce temple, mes frères, c'est nous-mêmes. Nous le savons, sommes le temple de Dieu. Il va à nouveau venir en nous. Nous allons l'accueillir. Nous allons lui faire place nette. Nous lui permettrons de prendre en nous toute la place.

          Et pour que nous ne reculions pas devant cette mission, cette vocation qui est la nôtre, nous nous confierons à la Mère de notre Dieu, car elle, vraiment, elle l'a accueilli dans tout son être jusqu'à lui donner chair.

Mes frères, notre Eucharistie, elle sera l'expression de notre consentement, de notre oui, un oui entier et sans ré­serve.

 

                                                                               Amen.

 

 

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    05.02.85

 

          13. La récitation de l’Office.

 

Mes frères,

 

Le Père Visiteur s'attarde quelques minutes ce soir sur l'exécution de l'Office qui doit être soigné, comme il s'entend puisque l'Office, c'est un travail divin qui doit servir à glo­rifier Dieu d'abord, et puis à nous sanctifier nous-mêmes. Il s'établit entre Dieu et nous un courant de vie qui nous trans­forme. Il faut donc que nous soyons dans les dispositions les meilleures, spirituelles mais aussi physiques, pour que cet Office Divin atteigne véritablement son double but.

Et d'abord, notre présence au choeur ne peut être passive. Elle exige une participation effective par le geste et par la voix. Ce sera le signe de notre présence spirituelle autant que corporelle.

 

            Votre présence fidèle au chœur demande que vous n’épargniez pas votre voix mais que vous l’utilisiez avec générosité.

 

Il faut donc donner toute sa voix. Il s’agit d'un chant et non pas d'une élocution. Cependant, donner toute sa voix, ne pas l'épargner, ce n'est pas crier, ce n'est pas chanter faux. Nous connaissons tous le plafond que nous ne pouvons pas dépasser, sinon ça devient du cri ou bien cela fausse. Il y a des voix qui sont justes jusqu'à une certaine hauteur et puis qui déraillent. C'est aussi dans le sens du bas. On descend trop bas, et alors ce n'est plus juste.

Le Père Janeteau, ici, était un homme terrible à ce mo­ment-là, parce qu'il remarquait chez ceux qu'il écoutait leur intervalle dans lequel c'était juste. Et puis au-delà ça com­mençait à fausser, imperceptiblement. On ne pouvait presque pas l'entendre. Mais lui le remarquait.

Alors, il faut aussi respecter le rythme. Cela veut dire qu'il faut écouter les chantres qui, eux, sont responsables du rythme. Il ne faut pas prendre leur place. Il ne faut pas leur faire la leçon.

 

Donc, épargner sa voix, cela demande beaucoup de choses, toute une éducation qui exige de la générosité d'abord. Il faut savoir se donner. Il ne faut pas laisser faire la beso­gne par les autres. Il faut y mettre...voilà, il faut y mettre du sien. Cela demande donc aussi de la maîtrise de soi, pour ne pas aller trop loin, pour ne pas aller trop vite. Cela exige surtout de l'humilité. Il faut savoir s'oublier. On ne va pas au choeur pour y briller, on va au choeur pour y prier. C'est autre chose !

Alors le Père Visiteur dit :

 

          Un chant généreux et discipliné favorise la bonne exécution de l’Office, constitue un encouragement mutuel et aide à la formation de la voix. En ce dernier domaine, l’appel à des experts permettrait sans nul doute de nouveaux progrès.

 

Donc, lorsqu'on n'épargne pas sa voix mais qu'on l'utili­se avec générosité, on favorise une bonne exécution de l'Of­fice. C'est vrai ! Et alors, l'Office est beau. Mais il faut que se soit discipliné. Encore une fois, c'est vraiment une prière. Je dois dire que depuis quelques mois, il y a ici un pro­grès extraordinaire. D'ailleurs les gens de l'extérieur le re­marque, parce que on chante.

Auparavant, auparavant donc il y a de cela deux, trois ans, encore davantage, quelques années, le chant était orga­nisé pour empêcher de chanter. C'était ça le but, les experts peuvent le dire. On devait chanter très haut pour qu'on ne sache pas chan­ter, qu'il y en ait quelques uns seulement qui sachent chan­ter. Et les autres, ils avaient le droit de se taire.

C'est presque une révolution pour notre communauté de donner sa voix. Donc, puisque nous sommes des jeunes et des révolutionnaires, n'ayons pas peur, et les anciens non plus. Ils ne doivent pas avoir peur...

 

Alors, c'est un encouragement mutuel. C'est vrai ! Parce que alors on est porté les uns par les autres. Lorsque on a à côté de soi quelqu'un qui ne chante pas, c'est dur, c'est pé­nible ! Parce que on a l'impression d'être lâché par lui. Mais quand on entend l'autre qui chante, même s'il a une petite voix mais qu'il donne sa voix, à ce moment-là, on est soi-même porté, on est encouragé, encouragé dans la prière, encouragé dans la lutte. On sent l'unité de la communauté à ce moment-là.

Alors, ça aide à la formation de la voix. En effet, c'est par la pratique qu'on devient expert. On peu avoir une voix un peu...voilà...chacun à sa voix naturellement. Les belles voix sont rares. Mais toutes les voix peuvent être formées. Même un qui fausse un peu, il est possible par la pratique d' éduquer sa voix. C'est une éducation, c'est un exercice.

Et c'est pourquoi le Visiteur suggère, il conseille de faire appel à des experts. Mais là, je ne suis pas compétent. Moi personnellement, je n'en connais pas. Mais on ne sais ja­mais, si on en rencontrait un, un jour, que ça nous aiderait, comme dit le Visiteur, à faire de nouveaux progrès.

Eh voilà, je vous remercie de bien vouloir tenir compte de ce que nous demande ici le Visiteur : ne pas avoir peur de chanter et surtout, de bien suivre, les chantres qui, eux, cha­cun de leur côté font vraiment tout ce qu'ils peuvent, mais comme ils sont naturellement.

Et je dois dire que dans l'ensemble, c'est tout de même beau. Quand on arrive de l'extérieur un peu en retard, on s'ar­rêterait bien parfois pour écouter parce que ça vaut la peine.

 

 

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    06.02.85

 

      14. La récitation de l’Office (Saint Bernard)

­

Mes frères,

 

Hier, en parlant de l'Office Divin et de ce que nous re­commandait le Visiteur, à savoir de ne pas épargner notre voix mais de l'utiliser avec générosité, j'ai oublié quelque chose qui m'est revenu ce matin. C'est ceci :

Nous devons surtout donner de la voix pour répondre aux invitations et aux conclusions, donc pour répondre Amen et Avec votre esprit. En fait, à ce moment-là, on dirait que tout le monde est distrait ou endormi. Il y a pourtant des chantres de chaque côté. On les entend quand il s’agit de psalmodier. Mais quand il s’agit de donner ces réponses-là, ils sont muets.

Or, un chantre ne doit pas être un chien muet, mais un chien qui aboie. C'est à ce moment-là qu'on doit l'entendre pour entraîner tout le choeur parce que c'est la communauté comme telle qui répond Amen. Et c'est la communauté qui répond Que le Seigneur soit avec l’esprit de celui qui va à ce moment-­là réunir toutes la prière et la donner, et l'offrir au Sei­gneur. Donc, prenons attention à cela !

 

Maintenant, je me suis souvenu aussi que Saint Bernard avait à ce sujet, dans le sermon sur le Cantique des Cantiques, une page très belle. Je ne résiste pas à l'envie de vous la présenter. Et vous verrez que de son temps, c'était comme du nôtre. N'allons pas idéaliser Clervaux. Oui, il y avait Saint Bernard, il y avait les Fondateurs de Cîteaux. C'étaient des hommes de grande envergure. Mais lorsque dans ce monastère il y avait des centaines de moines, il y en avait aussi de toutes les qualités.

Pourtant, ils étaient là aussi au Chapitre. Et ils étaient tout de même capables d'entendre des commentaires du Cantique des Cantiques. Mais au chœur ? Et voilà ce que dit Saint Ber­nard :

 

Il faudrait maintenant porter notre attention sur ce que l’Epoux aussitôt après dit de sa bien-aimée. Mais l’heure avancée ne nous le permet pas car notre Règle nous interdit de rien faire passer avant l’Opus Dei. Si Saint Benoît, notre Père, a donné ce nom à l’Office des louanges que nous célébrons chaque jour dans l’oratoire comme un tribut solennel payé à notre Dieu, il voulait marquer par là quelle attention nous devons mettre à cet acte.

 

C'est ici que ça commence!

 

Je vous engage, mes enfants, à participer toujours à l’Office Divin d’un cœur pur et attentif. Vous devez y apporter autant de présence active que de respect…

 

En latin, c'est strenue. Cela veut dire : de la vigueur, de l'énergie, du courage. Les traductions sont toujours édul­corées. Il faut bien, sinon les gens seraient effrayés. Et puis, ça ne serait pas du bon français.

 

          N’approchez pas le Seigneur paresseusement, en somnolant, en baillant….

 

Au moins quand on baille, qu’on le fasse discrètement, ou qu'on mette la main devant la bouche. Je me souviens quand j'étais tout jeune, tout petit, il y avait de ces jeux dans les foires à la fête, où vous aviez une sorte de bonhomme avec une grande bouche large ouverte. Et il fallait jeter une boule à l'intérieur. Celui qui pouvait la lancer dans la bouche, c'était parfait.

Ici, on a parfois envie de faire ça ! Et ce serait bien à ce moment-là de lancer...C'est peut-être pour recevoir un bonbon qu'on ouvre la bouche ? Et ça ne se referme pas, ça dure longtemps...

 

En baillant, en ménageant vos voix, en articulant que la moitié des mots.

 

En épargnant vos voix ! Ah non, ne pas épargner les voix ! Il dit encore, Saint Bernard, mais il ne l'a pas mis ici, que il ne faut pas non plus avaler des mots entiers, donc sau­ter des mots.

 

          Pas de sons morcelés ou traînants, de ces bredouillements nasillards de vieilles femmes. Que vos accents soient virils comme vos sentiments ainsi qu’il convient quand on chante les textes inspirés par le Saint Esprit. Ne pensez à rien d’autre qu’au sens des paroles que vous psalmodiez.

 

Voilà, vous entendez, ce sont des paroles inspirées par le Saint-Esprit. Il faut les dire vraiment avec une certaine ebrietas, une certaine ivresse spirituelle parce que, voilà, on est les haut-parleurs de l'Esprit Saint.

 

          Il ne suffit pas d’éviter les pensées vaines ou futiles. A cette heure-là et dans ce lieu, écartez également les préoccupations auxquelles doivent nécessairement s’adonner pour le bien commun les servants…

 

Donc, les frères qui ont une charge, ils ne doivent pas à ce moment-là commencer à penser à ce qu'ils vont faire après ou à ce qu'ils ont fait avant. Non !

 

          Je vous conseillerais même de détourner votre esprit à ce moment-là de ce que un instant avant, assis dans votre cellule, vous avez pu lire. Oubliez aussi les pensées que vous venez d’emporter de cet Auditoire du Saint Esprit.

 

L'auditorium Spiritus Sanctae ! Donc le Chapitre, donc c'est là, c'est à cet endroit que se trouve cette fameuse expression l'Auditorium du Saint-Esprit.

 

          …de cet Auditoire du Saint Esprit où je suis en train de vous parler. Ce sont des pensées salutaires mais il n’est pas sain de les tourner dans sa tête tandis qu’on psalmodie des chants liturgiques.

            Le Saint Esprit, à ces heures-là, n’aime pas qu’on lui offre autre chose que ce qui est de Règle en négligeant ce qu’on lui doit. Puissions-nous avec son aide faire toujours ce qu’il désire par la grâce et la miséricorde de Notre Seigneur Jésus-Christ, Epoux de l’Eglise, béni dans les siècles des siècles

 

Voilà, mes frères, c'est magnifique ! C'est d'actualité ! On aurait presque dit que l'Abbé de Cîteaux venait de faire la Visite Régulière et qu'il avait remarqué que, voilà, ce n'était pas exactement comme le Saint Esprit l'attendait de la part de moines qui ne vivent que par lui.

 

 

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    07.02.85

 

      15. La retraite annuelle.

 

Mes frères,

 

Le Visiteur ce soir nous pose une question :

 

Serait-il possible d’adopter une formule nouvelle pour la retraite annuelle de la communauté ? Cette question pourrait vraisemblablement se discuter dans un petit groupe.

 

Il y en a donc qui ne sont pas satisfaits de la façon dont notre retraite annuelle est menée. Remarquons d'abord que le Nouveau Code de Droit Canoni­que, tout comme l'Ancien, exige que chaque année tous les re­ligieux vaquent aux exercices spirituels comme on dit, donc à une retraite annuelle communautaire. Ou bien, si elle ne se donne pas en communauté, ou si on est empêché, ils doivent alors personnellement se rendre dans un endroit organisé pour suivre leur retraite person­nelle.

En 1980, au cours de l'Année Jubilaire de Saint Benoît, si vous vous en souvenez, on avait adopté une formule origi­nale. Nous avions fait notre retraite entre nous et certains ont adressé la parole à leurs frères. Ce n'était pas trop mal, mais on ne peut pas agir de cette façon chaque année.

 

Voici comment ça se passe à Clairefontaine. Là-bas, la retraite annuelle dure trois semaines, dont une semaine de conférences données par un prédicateur étranger. Ces conférences se donnent un quart d'heure après la messe qui est célébrée à 8,30 H. Donc ça nous fait vers dix heure moins un quart. Et la seconde conférence est immédia­tement après None qui, pour la circonstance, est célébrée à14,45 H., donc à trois heure de l'après midi. Et les conférences ne dépassent pas une demi heure. Elles trouvent qu'au-delà, c'est trop. L'attention, voilà, l'attention se laisse aller, c'est la fatigue qui s'installe.

Alors maintenant pendant la semaine qui précède et la semaine qui suit, mais les soeurs, elles vaquent à la prière, à la Lectio Divina, à la méditation personnelle. Comment ? D'abord, l'hôtellerie est fermée. On n'accep­te personne pendant ces trois semaines. Et n'oublions pas que chez elles, c'est un sacrifice, parce que l'hôtellerie est une source de rapport. C'est comme si ici pendant trois semaines on ne brassait plus. C'est aussi draconien que cela, il faut bien le com­prendre. Parce qu'elles ont là-bas une trentaine de chambres et c'est une source de revenus. Elles ne sauraient pas vivre sans l'hôtellerie. Donc l'hôtellerie fermée.

 

Alors, les soeurs jouissent, employons ce mot, de une heure de sommeil en plus. Elles se lèvent trois quart d'heure plus tard et vont dormir un quart d'heure plus tôt. Ce qui est très apprécié ! Cela crée dans la communauté une atmosphère de détente, ça change une fois. Le rythme est entièrement changé. C'est une vraie récollection à ce moment.

Donc, il y a une reprise en main. Il y a une respiration nouvelle pendant huit jours, puis une semaine de conférences, puis après les conférences, de nouveau huit jours à ce régime. Voilà la formule de Clairefontaine !

Maintenant dans les autres Abbayes, pour autant que je connaisse, cela se fait exactement comme ici. Il faudrait faire une enquête dans tout l'Ordre.

 

Maintenant, il y en a certainement qui ne sont pas con­tents. Eh bien, je ne dis pas qu'ils lèvent le doigt maintenant, parce que c'est secret. Vous savez, la ­Visite Régulière, on ne peut pas savoir... Mais pourtant, ils ont certainement des idées. Si c'est pour se plaindre sans avoir d'idées, à ce moment-là, ce n'est guère intelligent !

Donc, s'il y en a qui ont des idées, ils peuvent tou­jours discrètement me les communiquer. Je n'irais pas imagi­ner : 0, c'est celui-là qui s'est plaint. Non, non, on peut très bien avoir des idées même sans en avoir parlé au Visi­teur. Car il est inutile de réunir un petit groupe et de com­mencer à discuter quand on n'a pas du moins une certaine ap­proche de la chose.

Voilà, mes frères, j'ai lancé ce pavé dans la mare. Il fait quelques petites vagues. Maintenant, il faut voir. Il va certainement arriver dans le fond. Il va peut-être rester là ? Peut-être refera-t-il surface de nouveau ? Enfin, je laisse courir les jours. De toute façon, pour cette année-ci, la retraite est déjà arrangée. Ce sera au mois de Mai. Mais malgré tout, à l'intérieur de cette retrai­te, on pourrait prévoir un petit aménagement d'horaire. Ici l'horaire est déjà changé puisque la messe est à Il H. Mais pour le reste ?

 

Voilà, est-ce que on peut imaginer que, ici, on ferme la brasserie, et qu'on ferme l'hôtellerie ? Fini, personne ? Personne à l'hôtellerie, ça c'est possible. Mais pas un pa­rent, rien, rien, rien, personne, c'est fermé ! C'est possible à l'hôtellerie.

Est-ce qu'on peut dire : fini la brasserie pendant quinze jours ? On ne brasse plus ! Cela, je n'en sais rien, je n'oserais pas le dire parce que c'est déjà tout juste, tout juste, tout juste.

Enfin voilà, il faut peut-être aussi, des hommes ont peut-être besoin d'un peu de diversion brassicole aussi, ne fut-ce qu'un jour de soutirage, de laboratoire, enfin de voir un peu de monde. Ce n'est pas aussi recueilli et aussi intime et aussi intérieur que le sexe féminin...

 

 

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    08.02.85

 

      16. Les conférences.

 

Mes frères,

 

Le Père Visiteur nous dit qu'on lui a beaucoup parlé des conférences que nous entendons ici mensuellement. Cela montre l'intérêt que la communauté porte à ces conférences. Et à mon avis, c'est un signe de bonne santé spirituelle et de bonne santé humaine. On réagit à ce qu'on entend ! Certains trouvent que c'est trop difficile, dit le Visiteur, surtout après une journée de travail. C'est vrai ! Le soir, ce n'est pas le moment indiqué pour entendre des conférences. Mais enfin, comment voulez­-vous faire autrement ?

Dans d'autres Abbayes, par exemple, on organise la jour­née, et cela se ferait le matin, ou bien cela se ferait après None. Mais ici, vous comprenez, ce n'est pas réalisable. Mais ce qui faisait problème, c'est surtout le nombre :

 

Plusieurs, tout en se réjouissant de l'apport émi­nemment positif pour la communauté, estiment que le nombre est trop élevé.

 

Et c'est vrai ! Tous n'ont pas la même facilité, la même faculté d'adaptation, d'assimilation. Et lorsqu'on reçoit des conférences très denses comme celles-ci, à doses trop élevées, il peut se produire comme un phénomène de, presque de rejet, de dégoût. Cela parce que on a trop à prendre en soi, trop. On voudrait bien le faire sien, mais ce n'est pas possible parce que il y a déjà quelque chose d'autre qui arrive. Pour certains, cela ne présente aucune difficulté !

Je pense qu'il faut voir la moyenne de la communauté. Et c'est ainsi qu'il a été décidé en accord avec le frère Joseph, que on diminuerait le nombre de moitié. Nous n'au­rions plus donc qu'un seul cycle par mois.

je pense que nous devons ici manifester notre reconnais­sance au frère Joseph, car l'organisation de ces conférences demande du souci. Il faut contacter les personnes. Il faut organiser les différents sujets pour que ce soit bien équilibré dans le courant de l'année. Et il faut aussi être compétent, ne pas choisir n'importe qui, n'importe quoi.

Et il faut être souple, parce que si ça ne s'arrange pas du côté des conférenciers, si ne ça s'arrange pas du côté de la communauté, il faut pouvoir l'accepter et modifier le pro­gramme, recontacter les personnes pour dire : voilà, c'est reporté à plus tard. Ce n'est donc pas une sinécure. Et c'est pour cela que je suis content de le remercier au nom de tous.

 

 

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    10.02.85

 

      17. La formation continue.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Visiteur nous dit encore ceci :

 

Votre Père Abbé désire une bonne formation spirituelle et monastique de la communauté, de l’Exégèse à la Culture humaine, en passant par la théologie, la sociologie et les problèmes contemporains.

 

Oui, la formation continue de la communauté est un pro­blème pour les Abbés. Il n'est pas facile de maintenir un juste équilibre. Il existe une forme de Culture monastique, c'est certain ! Et cette Culture monastique est une forme divine de sagesse. C'est une saisie, que j'oserais appelé divinement ins­tinctive du monde des hommes. Cela ne peut s'opérer que dans la mesure où on participe soi-même à la vie de Dieu de façon consciente.

Le moine, dans toute la beauté et la vérité de ce mot, est tout à la fois un fils des hommes et un fils de Dieu. IL le sait. C'est sa vocation dans le monde. Tous les chrétiens sont appelés à cet idéal, c'est cer­tain. Mais disons que la plupart des chrétiens ont autre cho­se à faire. Ils sont absorbés dans des tâches matérielles très pressantes. Ils n'ont pas même le coeur, ni l'esprit, ni les loisirs presque de s'occuper des choses de Dieu.

Le moine, lui, est retiré de la société des hommes pour vaquer uniquement à Dieu, vacara Deo. Il est donc mandaté par l'humanité afin d'être tout à la fois cette sagesse qui sai­sit Dieu dans son être, dans son projet et le monde dans son état brut et dans la forme parfaite que ce monde doit revêtir un jour.

 

Il y a donc là une participation à deux univers différents : l'univers de Dieu et l'univers des hommes. Il est donc néces­saire que ce moine soit en communion, en solidarité, en con­vivium étroit avec ses frères les hommes. Mais que en même temps il soit soucieux de l'Etre de Dieu et de ce que Dieu désire faire. Dieu est le créateur et l'ordonnateur du cosmos. Ce mon­de, il veut le conduire à un état de perfection qui sera une métamorphose complète. Cette métamorphose s'opère à travers l'homme et surtout à travers le coeur du moine.

Il faut donc que le moine s'intéresse au travail qu'opère Dieu son Père dans le monde. Un moine qui se désintéresserait du monde comme ­tel, qui s'en retirerait, qui se séparerait du monde mais dans un sens négatif, presque dans un sens de mépris, ce ne serait pas un vrai moine, ce serait une illusion de moine.

Le véritable moine dans son désert porte le monde entier dans son coeur, et non seulement les hommes, mais aussi la nature. Il est lui-même cette matière devenue consciente et sachant qui elle est et où elle va ; entrant en rapport d'amour et de confiance avec Dieu le Créateur, devenant un seul esprit, un seul être avec ce Dieu qui a voulu devenir homme et matière, le Christ Jésus qui maintenant est ressus­cité des morts.

 

Donc, voilà le moine dans sa vérité et dans sa beauté. Il est donc indispensable qu'il soit un être éveillé, donc attentif à ce qui se passe autour de lui. Il ne se laisse pas guider par un sentiment, même par un jugement. Non, il demande à être éclairé, à être instruit.

Ce sera d'abord dans le domaine de Dieu lui-même à tra­vers la Parole de Dieu, à travers une réflexion sur cette parole qui sera la théologie, à travers une sagesse humaine qui sera la philosophie, et puis à travers une culture géné­rale. O, il ne faut pas être spécialiste instruit dans le dé­tail de tout ce qui se passe. C'est pas nécessaire du tout. Mais il faut être, comme on dit, au courant, au courant des problèmes contemporains, des problèmes économiques, des pro­blèmes politiques, des problèmes sociaux d'aujourd'hui, et être vraiment l'homme de son temps.

Je le répète, on ne le répétera jamais assez, le moine dans son monastère est partie prenante de toute l'humanité. Sinon, c'est un égoïste et il n'est pas à sa place. Le monas­tère, c'est pas un asile, c'est pas un refuge, c'est un lieu de lutte, c'est un lieu où on est vigilant, c'est un lieu de sentinelle. Et c'est un lieu, je dirais aussi, de pilotage. Or, il faut donc que le moine soit, disons, un homme cultivé mais dans le bon sens du terme.

 

Le frère Gilbert nous a parlé de cette cession où on avait mis en rapport l'ascèse et la Culture. Mais moi, je verrais les choses à un niveau beaucoup plus élevé que ce qui a été abordé. La Culture monastique, elle est réelle. Mais elle ne va pas faire un super homme, une super chenille comme on nous a dit ici un jour. La Cultu­re monastique, mais elle doit faire de l'homme un papillon, c'est à dire un fils de Dieu. Et à travers la réalisation de cette vocation, c'est le monde entier qui s'élève.

Mais il faut pour cela que le moine soit vraiment un produit de son temps, pas un d'il y a cent ans. Non, mais d'aujourd'hui, donc sensible à tout ce qui se passe. Et pas nécessaire pour cela d'avoir une TV, pas nécessaire d'avoir des journaux, ni des radios, ni rien du tout. Mais il faut tout de même être informé. Et ça, ce sera donc le rôle de la formation continue. Nos Constitutions y insistent parce que on sent qu'aujourd'hui, c'est vraiment là que se situe la vérité.

Voilà, mes frères, les valeurs humaines, elles sont promises à la divinisation, toutes. Nous devons donc pouvoir les accueillir en nous et à travers notre propre divinisation les conduire là où elles doivent se rendre pour être fidèles au projet et à l'appel de Dieu.

 

Si bien que moi, je verrais la formation continue comme une forme très belle, et disons fine et délicate, je dirais presque raffinée, de notre voeu de conversion des moeurs. Cela va jusque là ! C'est de pouvoir nous adapter à notre temps. Nous ne de­vons pas être des sous-produits de notre époque, mais nous devons être la pointe, ce qui ouvre la route. Voyez un navire : c'est une ligne très, très mince, le gros vient derrière. Mais sans cette ligne, on ne sait pas avancer.

Il n'est pas nécessaire de tout connaître, de tout sa­voir. Mais il faut être informé. Il faut être respectueux. Il ne faut rien mépriser. Il faut être accueillant. Il faut être ouvert. Et surtout, il faut être aimant.

 

 

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    11.02.85

 

      18. Propreté des lieux réguliers.

 

Mes frères,

 

Le Visiteur a maintenant une phrase qui paraît bien ano­dine, mais qui est prégnante d'un sens spirituel très beau. Il dit ceci :

 

On devrait veiller de concert à la propreté des lieux réguliers.

 

Cela signifie que nous sommes solidairement responsables de la propreté des lieux réguliers, c'est â dire de l'église, du chapitre, du scriptorium, du réfectoire, des cloîtres ; mais aussi, aussi des parloirs, des toilettes, enfin de tout ce qui est fréquenté habituellement par la communauté.

Et prenons bien garde ! Nous aurions très facilement et très vite la mentalité d'une maîtresse de maison du temps passé qui dispose d'une importante domesticité, et de dire : oui, mais ça, c'est l'affaire des novices, c'est l'affaire du frère Bonaventure, c'est l'affaire du frère Bernard, c'est l'affaire du frère Julien....et puis c'est bon. Pour le reste, voila, moi ça ne me regarde pas. C'est eux qui sont chargés de l'entretien !

Ah non, mes frères, et c'est bien autre chose ! Nous som­mes ici chez Dieu. Nous sommes dans sa maison. C'est lui qui est le propriétaire. C'est lui qui est le Maître. Nous, per­sonnellement, nous sommes les gérants et nous sommes les serviteurs. Nous devons donc veiller consciencieusement â la propre­té de la maison de Dieu. Et on peut le faire de deux manières : d'abord en prenant garde â ne pas salir. Et s'il est arrivé un accident - ça arrive toujours - mais, immédiatement répa­rer, c'est â dire nettoyer, remettre en état. Et aussi alors de façon plus positive vraiment: si on remarque quelque chose, ne pas avoir peur d'intervenir. Non pas pour faire des reproches au responsable de tel secteur de nettoyage, mais pour le faire soi-même.

 

Je vais vous donner un exemple. Dans les cloîtres, mais il peut traîner par terre une peluche ou un morceau de n'im­porte quoi. Mais au lieu de le laisser là, de dire tant pis, quand le frère Bonaventure passera, s'il le voit, il le ra­massera ! Mais non, on le ramasse et puis on le met dehors.

Si au réfectoire, il y a par terre un petit quelque cho­se qui est tombé, mais qu'on le ramasse. Et aussi veiller à ne rien jeter par terre. Au réfectoire, je me souviens que je l'ai déjà dit à l'époque du frère Bernardin : s'il y a des choses qui traînent, des mies de pain, mais ne pas les jeter par terre. Mais non, qu'on les ramasse dans sa main ou qu'on les mette dans une assiette. Il y en a une juste à l'entrée pour les oiseaux.

Tous ces détails-là, ça ne nous demande pas un effort démesuré, mais il y a là une petite attention de charité, de respect des autres, d'attention pour ceux qui sont chargés de tel ou tel secteur d'entretien.

 

Et puis la propreté de la maison de Dieu, elle est le signe très éloquent de notre propreté intérieure. Si nous avons un coeur propre, si nous avons un coeur pur, ou bien si nous nous efforçons enfin de nettoyer notre coeur et de permettre à Dieu de le purifier, ça va transparaître autour de nous. Il faudra que l'environnement soit beau, il faudra que l'environnement soit propre et pur.

Voilà, mes frères, vous voyez qu'à partir de cette peti­te remarque du Visiteur, il y a de belles choses à tirer. Et je pense que nous le ferons avec grand plaisir.

 

 

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    12.02.85

 

          19. Que l’amour grandisse toujours plus.

 

Mes frères,

 

Le Père Visiteur clôture aujourd'hui la Carte qu'il a pensé devoir nous laisser comme signe de son passage parmi nous. Voici ce qu'il nous dit :

 

Bien que cette Carte de Visite renferme nombre de points concernant le matériel, ils ne sont pas sans toucher directement le but unique de notre vie. Et je fais volontiers mienne la phrase adressée à moi par un de vos confrères : « Ce qui est le plus important, c’est que l’amour grandisse toujours plus ».

 

Le but unique de notre vie ! Quel est ce but unique ? Il est supposé connu. Mais il est toujours utile, me semble­ t-il, de le rappeler. Nous devrions toujours l'avoir devant les yeux. Nous avons été appelés au monastère par le Christ lui­-même qui désire devenir avec nous un seul esprit ; par Dieu qui veut nous absorber dans sa vie pour que nous devenions avec lui une seule lumière. Et ainsi, nous devons être sur terre présence vivante du Christ ressuscité, manifestation évidente de Dieu pour les hommes de bonne volonté.

Je précise bien : pour les hommes de bonne volonté, car ça ne va pas de soi. Le Christ lui-même, Verbe de Dieu, n'a été re­connu que par un très petit nombre d'hommes. Et finalement, il a été rejeté. C'est ce qui arrive également à l'homme dont le Christ a pris possession, à l'homme qui ne vit plus d'une vie divine charnelle, mais d'une vie divine, d'une vie vraiment chré­tienne. Ce n'est plus lui qui vit, c'est le Christ qui vit en lui.

Et il arrive fréquemment qu'à ce moment-là, cet homme soit lui aussi rejeté par les autres hommes. C'est courant dans la vie des saints, et c'est encore comme ça aujourd'hui. Je pourrais vous raconter des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête. C'est pour ça, soyons toujours très, très prudent, très prudent ! Nous ne savons jamais à qui nous avons à faire.

         

Cette union à Dieu n'est pas une désincarnation. C'est exactement le contraire. Notre condition charnelle est por­tée à son accomplissement dans une sorte de prérésurrection d'entre les morts. Le matériel, donc, n'est pas à rejeter, mais il est as­sumé. Il devient le porteur et vecteur de Dieu lui-même, de la vie divine. Et ce matériel est destiné à une métamorphose, à une transfiguration.

Voilà le but unique de notre vie ! Et c'est la raison pour laquelle, comme dit le Visiteur en conclusion: ce qui est le plus important, c'est que l'amour grandisse toujours plus. Dans notre vie concrète ici, tout est organisé pour tuer l'égoïsme en nous et développer l'amour.

Car l'égoïsme, le narcissisme, le repliement sur soi, c'est quelque chose d'affreux, mes frères, ça renferme l'hom­me dans une prison qui le fait étouffer et dans laquelle il végète. Il peut être n'importe qui, il peut faire n'importe quoi, s'il est enfermé dans son égoïsme, il est condamné spirituel­lement, psychiquement et même corporellement. C'est fini !

 

C'est véritablement, il n'y a pas d'autre mot, une cel­lule, une sorte de cellule mais c'est un supplice chinois ­qui se referme toujours, toujours insensiblement, jusqu'à ce qu'on étouffe et qu'on soit écrasé. Voilà l'égoïsme ! Et cet égoïsme aussi empêche de voir les autres tels qu'ils sont. Et ça jette l'homme dans l'amertume et le cynisme. C'est terrible !

Or, mes frères, soyons lucides et soyons sincères, nous sommes tous infectés de ce virus de l'égoïsme, tous sans ex­ception. Alors il faut donc nous en sortir. Et c'est précisément un des beaux côtés de la vie monastique, c'est qu'elle nous aide à faire mourir en nous cet égoïsme. Mais pour cela, nous devons nous prêter à la vie monas­tique, nous donner à cette obéissance, apprendre à ne plus vivre pour nous, à ne plus chercher nos intérêts personnels mais nous donner aux autres, nous ouvrir aux autres.

Notre première préoccupation, ce n'est pas de dire : mais qu'est-ce qui m'intéresse, moi ? Mais plutôt : qu'est-ce qui va intéresser l'autre? Qu'est-ce qui va avantager mes frères? Qu'est-ce qui va les rendre heureux, même au prix de la peine que je devrais me donner ? Voilà, mes frères, l'éducation que nous devons recevoir !

 

Et tout dans le monastère est organisé, je le répète, en vue de ce but, et surtout le côté matériel. Car ce n'est pas ici une question de vigueur intellectuelle. Non, cela s'opère quasiment à notre insu, au jour le jour, dans tous les petits détails de notre existence la plus concrète. Et alors, nous libérant de l'égoïsme, nous entrons dans une véritable liberté. Nous sommes heureux, nous sommes plé­nifiés et nous pouvons rendre les autres heureux.

Donc, mes frères, la conclusion ici de la Carte de Visi­te est vraiment belle : le plus important, c'est que l'amour gran­disse toujours plus, c'est que nous devenions, nous, tous ensem­ble, un dans l'amour ; que nous formions un corps dans lequel circule la même vie qui est la vie même de Dieu ; que l'Es­prit Saint fasse battre notre cœur ; que la vie du Christ circule dans nos veines et qu'elle nous donne un regard nou­veau, des yeux nouveaux, les propres yeux du Christ, le pro­pre coeur du Christ.

Voilà, mes frères ! Tout ce qui a été dit dans cette Carte de Visite est, je le répète, ordonné vers ce but uni­que. Le Visiteur nous le rappelle. Et je suis certain que chacun, dans la mesure de nos moyens, nous travaillerons à réaliser ce que Dieu espère de nous.

 

 

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    13.02.85

 

      20. Unité dans la communion.

 

Mes frères,

 

Comme vous le savez, la Visite Régulière laisse toujours derrière elle quelques petits compléments qui ne sont pas d'une importance telle pour devoir figurer sur la Carte de Vi­site. Nous allons les parcourir ensemble. Voici le premier :

 

Certains estiment que la manière de communier qui se pratiquait autrefois était plus simple, moins compliquée, et qu'elle exprimait mieux l'unité de la communauté.

 

C'est un point de vue très subjectif, et on le comprend. Mais en matière de liturgie on ne se laisse pas guider par des sentiments, par la sensibilité. Il y a des règles non ar­bitraires qui sont fondées sur une saine théologie.

Le Père Visiteur nous disait dans la Carte même : pour progresser en matière de liturgie sur le droit chemin  de l'authenticité, de la théologie... En matière de communion eucharistique, une distinction nette doit être établie entre le prêtre qui est le ministre de l'eucharistie et les fidèles qui participent au Sacrifice. Le prêtre confectionne l'eucharistie. Il agit in personna Christi, il tient la place du Christ qui seul peut transformer le pain et le vin en son propre corps et en son propre sang. Ce n'est pas le fait d'un homme.

Le prêtre est donc vraiment à ce moment-là le lieutenant du Christ dans le sens le plus strict du mot. Il confectionne l'eucharistie, puis il la distribue. Il y a un adage scolastique qui exprime très bien ce double mouvement. Il a été repris dans une hymne : pour qu'ils le prennent eux d'abord, ce sacrement, puis qu'ils le donnent aux autres.

Donc, le prêtre d'abord se communie, puis, après s'être communié, il distribue la communion aux assistants. Il faut absolument prévenir la confusion entre le sacerdoce ministé­riel et le sacerdoce commun des fidèles, comme on dit. Et ce­la vaut pour la concélébration comme pour une messe célébrée par un seul prêtre.

Qu'il y ait un prêtre ou qu'il y en ait plusieurs, cela n'a pas d'importance. Ils agissent alors corporativement. N'oublions pas que c'est toujours le Christ seul qui opère, qui opère vraiment cette merveille de l'eucharistie.

 

Quelqu'un me faisait remarquer : Oui, mais tout ça, c'est bon pour une paroisse. Mais dans une communauté monasti­que, il ne peut pas en être ainsi. Une communauté monastique, c'est autre chose qu'une paroisse. Mais non, l'eucharistie, qu'elle soit dans un monastère ou ailleurs, c'est l'eucharis­tie.

Je voyais au Chapitre GénéraI, par exemple, là où il y avait peut-être bien cent prêtres et une vingtaine de non­ prêtres - des moniales et d'autres - tous les prêtres commu­niaient. Puis, quand ils avaient communié, les autres s'ap­prochaient de l'autel et il y avait deux prêtres qui leur distribuaient la communion. Cela va de soi, c'est quelque chose qui fait partie de la structure même de l'eucharistie. On ne peut rien y changer.

Pour vous donner jusqu'où ça peut aller lorsque la con­fusion s'introduit : c'est une eucharistie telle qu'elle se pratique aujourd'hui en certains endroits dans le monde. Donc, on est autour d'une table d'abord. C'est le repas sacrificiel, le repas eucharistique. On est autour d'une ta­ble. On a échangé, on a dialogué. Il y a eu un partage spiri­tuel. C'est bien. Puis on a commencé l'eucharistie.

 

Et cette eucharistie, toujours autour de cette table, elle est présidée par une femme d'abord. Dans l'assistance, il y a un prêtre. Oui, autour de la table il y a un prêtre, mais il ne porte aucun signe distinctif. Un étranger qui en­trerait là ne saurait pas dire que c'est celui-là qui est le prêtre.

Et puis on commence à célébrer l'Eucharistie ensemble. Tous ensemble on chante la Prière Eucharistique, tous ensem­ble l'Epiclès, tous ensemble les paroles de la Consécration. Et voilà ! Et toujours sous la présidence d'une femme qui donne les invitations, qui lance les prières, etc. Pourquoi ? Mais voilà, ils se disent qu'il y a dans la bande un prêtre, ça suffit. Avec ce prêtre, alors on est tout à fait certain qu'il y aura une véritable Eucharistie.

Mais le pauvre prêtre, il est là parmi les autres. Voyez la confusion totale, ici, totale, totale. Il faut bien faire attention parce que ça s'introduit facilement dans les esprits. On dira aussi que l'unité de la communauté est mieux exprimée. Mais ­ce n'est pas parce que on introduit tous ensem­ble l'hostie dans la bouche au même moment que l'unité est exprimée.

 

Mais non, c'est tout autre chose. C'est parce que on participe tous au même moment au même sacrifice du Christ et qu'on le reçoit. Ce n'est pas une question de minuterie, de chronométrage. Non, c'est une question d'être ensemble, là, et de com­munier. Il y a encore une chose, la façon dont on le fait ici, je l'ai vue partout, mais avec des nuances naturellement. Mais ailleurs, tout le monde reste dans les stalles. Ceux qui ne sont pas prêtres restent dans les stalles. Les prêtres seuls sont là autour de l'autel.

Allons, imaginons ici, si au lieu d'être une trentaine, on était 70, 80, il ne serait plus question de venir autour de l'autel. Ce ne serait plus possible. Alors tout le monde reste dans les stalles et la communion se fait tout autrement. C'est une procession qui vient vers les degrés du presbytère. Et alors là, la communion est distribuée.

Tout cela, ce sont des adaptations locales. Mais le principe reste toujours le même: d'abord les prêtres commu­nient, puis après on distribue la communion aux autres, et personne ne peut se servir soi-même.

 

 

Homélie : 6° dimanche ordinaire, année B.      17.02.85

 

      Notre lèpre ?

 

Mes frères,

         

Ne sommes-nous pas tous des lépreux ? Pour nous en con­vaincre, il suffit de nous regarder sans complaisance. nous devrions tous être pure lumière, resplendissement de la beauté de Dieu. Ne sommes-nous pas créés à son image. Lorsqu'on nous voit, ne devrait-on pas reconnaître Dieu ? Pouvons-nous, chacun, faire nôtre cette parole de l' Apôtre Paul : Prenez modèle sur moi, mon modèle à moi, c'est le Christ.

 

Mes frères, entre ce que Dieu voit de nous dans son pro­jet et ce que nous sommes dans notre vie concrète, il y a une disharmonie, un déséquilibre. Et c'est là notre lèpre. Nous vivons en portant au fond de notre être la blessure de notre péché, de ce péché. Mais il y a en même temps un be­soin immense, lancinant de guérison.

Or, un seul peut nous guérir, un seul peut nous rendre notre pureté première. C'est Dieu, lui qui nous a créés et qui est capable de nous créer à nouveau. Et Dieu a voulu devenir homme comme nous afin d’avoir des mains et de pouvoir nous toucher. Il est nécessaire en effet, pour que nous puissions recouvrer notre beauté origi­nelle, d'un attouchement divin.

O, il est quasi imperceptible tellement il est doux, mais il est indispensable, et il est bien réel. C'est la main du Christ ressuscité qui nous touche spirituellement et physiquement. C'est un spirituel incarné, transfiguré, comme tout ce que fait le Christ aujourd'hui. Et le contact entre la main du Christ et notre chair malade, il se fait à l'intérieur de ce qu'on appelle l'obéissance.

 

C'est pourquoi notre obéissance, si elle était confiante, entière, s'il y avait en nous un abandon parfait à cet attou­chement divin, nous recouvririons instantanément la pureté de notre coeur. Mais Dieu ne veut pas nous guérir sans nous. Si bien que notre guérison, la restitution de l'image divine en nous, elle dépend de la qualité de notre obéissance.

Mes frères, le contact avec la réalité divine, l'attou­chement de la main du Christ, il devient incandescent à l'in­térieur de l'Eucharistie. Nous devons le savoir et nous de­vons l'accepter.

Mes frères, notre avenir repose entre nos mains. Ayons donc la lucidité de choisir ce qui nous convient, de croire en cet amour de Dieu pour nous, en cette volonté de Dieu qui veut positivement nous guérir.

 

Et si nous pouvons ainsi avec une confiance nouvelle, nous abandonner à son vouloir, nous accepter d'abord tel que nous sommes avec notre lèpre, à ce moment-là nous pourrons nous rendre vers Lui et Il pourra déployer en nous sa puis­sance et son amour.

Mes frères, son bras n'est pas trop court aujourd'hui. Sa main est toujours là. Elle nous touche. Laissons-nous travailler par elle, et notre santé et notre vie seront pour nous à jamais.

                                                                                                  Amen.

 

 

Homélie : Mercredi des cendres.                 20.02.85

 

      Etre admiré ou être inexistant pour les hommes ?

 

Mes frères,

 

Nous l'avons entendu de la bouche même du Christ, nos actions les plus nobles peuvent être perverties à la ra­cine et ne produire que des fruits empoisonnés qui laissent dans la bouche un goût d'amertume et de mort. Ce n'est plus alors ni jeûnes, ni prières, ni aumônes, mais des grimaces qui provoquent chez Dieu un sursaut de dé­goût.

Oui, mes frères, ou bien on se donne en spectacle aux hommes, ou bien on agit dans le secret, là où Dieu de ses yeux d'amour regarde l'invisible. Ou bien on cherche les applaudissements, les compliments, les regards admiratifs, ou bien on demeure inaperçu des hom­mes. Ou bien on est connu et couru, ou bien on passe pour inexistant.

Voilà, mes frères, les choix, les dilemmes qui s'offrent à nous ! Et nous avons chaque fois à échapper à une tentation. Car, reconnaissons-le, il y a en nous comme un besoin de pa­raître, un besoin d'attirer les regards, quand en fait, en réalité, nous devons être uniquement présent aux regards de notre Dieu. Oui, nous devons savoir, mes frères, que la relation au­thentique à Dieu exige une gratuité absolue.

Cela signifie qu'il faut vivre sous son regard, seule­ment sous son regard, et non pas sous celui des hommes ; vi­vre dans la lumière de Dieu pour son honneur et pour sa joie et non pas opérer sur nous des retours qui ne peuvent que nous enserrer dans une étroite carapace de misère ; ne pas chercher à nous regarder nous-mêmes et à nous congratuler.

Oui, mes frères, voilà la certitude d'un véritable amour et de la réussite d'une vie : n'être dans le monde que pour Dieu. O il faut aussi vivre pour les autres, naturellement. Cela va de soi. Lorsqu'on fait l'aumône, lorsqu'on prie, lorsqu'on jeûne même, ce n'est pas encore une fois pour se mettre en évidence même à ses propres yeux, c'est pour Dieu.

Mais aussi, à partir de ce Dieu qui est le Maître, et le Créateur, et le Père de tous, il y a un rejaillissement spon­tané sur tous les hommes qui sont vus alors comme des frères et que l'on porte bien au chaud à l'intérieur de son coeur.

 

Mes frères, Dieu n'est pas jaloux. Il désire notre véri­table bonheur. Et le Christ, aujourd'hui, nous met en garde contre toute forme d'autolâtrie qui ne peut aboutir qu'à une totale impasse. Le temps de Carême est le moment de sentir davantage le danger qu'il y a en nous, d'en dépister les traces. Oui, ce danger d'autolâtrie.

C'est le moment favorable, comme vient de nous le dire l'Apôtre, le moment de nous exercer à nous détourner de nous­-mêmes pour nous tourner vers Dieu ; le moment de purifier no­tre coeur, de surveiller notre regard, de surveiller notre imagination, de surveiller nos appétits et nos passions pour les tenir dans l'ordre et toujours les diriger vers notre Dieu sans les utiliser à notre profit.

Mes frères, nous ne nous appartenons plus. Nous nous sommes donnés à notre Dieu et il peut tout nous demander pour sa gloire et pour le salut de nos frères. Voilà le travail de conversion auquel nous sommes invi­tés. Et ce travail, il opère une réconciliation de tout notre être avec Dieu et avec notre vérité. Car, lorsque nous sommes dans l'axe de ce que Dieu at­tend de nous, nous sommes dans notre être véritable et nous nous accomplissons parfaitement dans une entière liberté.

 

Mes frères, nous allons continuer à descendre dans les profondeurs de notre humilité et nous considérerons comme nos bienfaiteurs ceux qui nous y pousseront. Et lorsque nous serons parvenus tout au fond, ce fond qui est en réalité un sommet, le sommet de cette échelle qui entre à l'intérieur des cieux, alors nous serons dans la lu­mière. Nous serons entièrement en Dieu et nous goûterons les joies de la résurrection. Car le carême nous achemine vers cette fête de Pâques qui nous dit notre véritable avenir.

Mes frères, voilà notre espérance et voilà notre désir. Nous allons l'exprimer en recevant humblement les cendres, ces cendres qui nous diront symboliquement que nous sommes sortis de la terre et que nous y retournerons. Mais le meilleur de nous-mêmes, notre être spirituel, notre corps nouveau sera chez Dieu, avec lequel nous aurons toujours vécu, pour lequel nous aurons toujours travaillé.

Voilà, mes frères, encore une fois notre espérance et notre désir : nous, pécheurs, nous deviendrons des saints. Là est notre destinée vraie!

                                                                                                                   Amen.

 

Chapitre : Quel carême ?                        20.02.85*

 

      Ou le monde ou le Christ ?

 

Mes frères,

 

Le carême nous replace devant le sérieux et le difficile de notre vocation monastique. Il nous est demandé de tourner le dos au monde et de nous tenir debout face à Dieu, les yeux dans les yeux et de nous exposer à sa lumière et à son feu.

Nous devons être devant Dieu sans défense. Nous ne de­vons pas entre lui et nous tendre un voile comme on se pro­tège de la lumière de notre soleil matériel. Non, nous devons nus devant Dieu, sans défense, sans protections. Cela demande du courage. Pourquoi ?

Mais parce que nous devons accepter à ce moment-là d'être tirés hors de nous-mê­mes, d'être brûlés, d'être renouvelés jusqu'au fond de nos entrailles. Nous devons être prêts à nous laisser mettre à mort afin de goûter la joie de la résurrection. C'est tout un mouvement, vous comprenez, et ce mouvement s'appelle la conversion. Et nous lui sommes engagés par voeu.

 

Il est nécessaire dans une période comme celle-ci - le

Saint Temps de Carême, comme dit Saint Benoît - de réfléchir sérieusement à la gravité de cet engagement. Nous l'avons peut-être pris, je ne dis pas à la légère, mais sans avoir bien conscience de ce que nous faisions. Il est bon d'être, au moment où on se donne à Dieu, dans un état de relative inconscience, celle de l'enfant qui se jette dans le danger sans le voir. Car Dieu est un être dan­gereux pour notre nature pécheresse. Nous nous en apercevons après, car il nous est demandé, je le répète, de nous exposer à lui.

Nous entendons souvent, parfois du moins, dans les li­turgies, les Psaumes, les Prophètes nous dire que Dieu est un feu, que Dieu dévore ceux qui s'approchent de lui de trop près. Or, il nous invite à entrer dans son intimité, à entrer dans le feu... C'est possible, mais nous devons pour être indemnes, pour rester vivants, nous devons nous dépouiller de toute suffisance, de tout ce qui peut rappeler ­les précautions dont on s'entoure dans le monde.

C'est pour ça que je disais au début qu'il fallait car­rément tourner le dos au monde, à ses ambitions, à ses pas­sions. Il ne peut plus rien y avoir de cela à l'intérieur de nous. Nous devons devenir transparent comme une vitre. La vitre n'est pas détruite, au contraire ! Le cristal, le véritable cristal, le diamant, il est créé, il est fabriqué, si je puis dire, à l'intérieur d'un volcan, à l'intérieur de cette température au-delà de toute imagination qui parvient à unir toutes sortes de matériaux dans une seule fusion qui va faire une pierre transparente qui sera le diamant ou le cristal.

 

C'est la même chose pour nous. Nous devons, voilà, nous jeter dans ce feu qui est Dieu et là, être véritablement re­constitués, reconstruits, transformés, transfigurés, devenir un autre matériau. Tout ce qui est dispersé en nous se rassemble, est fondu. Et voilà, du nouveau apparaît. Le Christ dit quelque part que le sage est celui qui tire de son trésor de l'ancien et du nouveau. Cela veut dire que du trésor de son coeur où il y a tou­tes sortes d'anciennes choses, c'est à dire tout l'ingrédient qui fait le vieil homme, eh bien, de ce coeur va sortir quel­que chose de neuf. Ce sera un coeur pur. C'est fait de l'an­cien, et pourtant c'est tout à fait neuf parce que ça a été refondu par Dieu.

Voilà, mes frères, ce que nous devons essayer de faire entrer dans notre tête à l'occasion du carême. Et nous allons ainsi nous examiner, nous reprendre en main, nous réorienter. Car, chaque fois que j'accorde quelque chose à la gour­mandise ou à une lascivité quelconque même en imagination, chaque fois que j'essaye de m'affirmer aux yeux des autres ou à mes propres yeux, que je cherche à posséder quelque cho­se ou quelqu'un, alors je me détourne de Dieu et je fais con­fiance au monde.

Je vous assure que ce n'est pas facile. C'est toute la gymnastique, toute la souplesse que doit acquérir le moine. C'est cette fameuse lutte contre les pensées, les vices de la chair et des pensées. C'est toujours une option entre le monde et entre Dieu, entre la chair et Dieu, toujours !

 

Le péché, pour le moine, c'est d'accorder quelque chose au monde, c'est d'accorder quelque chose à la chair. Et je vous assure qu'on est très malin pour y arriver, très, très malin. On peut se maquiller, se farder d'une quantité ­de prétextes. Et Saint Benoît, ici, il jette un grand de pied dans tous nos échafaudages. Il les fait s'écrou­ler. Il force vraiment son disciple à retrouver la droite li­gne de la position en face de Dieu.

Il remet la chair à sa place par le jeûne, le jeûne de la nourriture, le jeûne de la boisson, le jeûne du bavardage, le jeûne de la plaisanterie. Car on n'a pas besoin de tout cela pour vivre. Il faut se nourrir, certes, il faut s'alimenter, il faut boire. Mais on peut en face de Dieu chercher une fausse sécurité dans le fait de manger, dans le fait de boire, dans le fait de bavar­der, dans le fait de laisser courir ses yeux de tout côté. C'est une façon de fuir devant Dieu. C'est parce qu'on a peur.

Un moine qui n'a pas peur, il est maître de sa bouche pour la nourriture, il est maître de sa langue pour le parler et il est maître de ses yeux et de ses oreilles. Il ose se tenir devant Dieu tel qu'il est avec son péché. Mais il sait très bien que son péché va être comme sucé, com­me pompé par Dieu, et qu'il sera anéanti.

 

Saint Benoît aussi, pendant le carême, il essaye de for­tifier la volonté de son disciple, la maîtrise de soi, toujours par ces petits exercices. Il va aussi dégager l'esprit de son disciple des illusions mondaines. Mais comment va-t-il s'y prendre ? Il ne va pas imposer des choses impossibles. Il commence par dire ce qu'il propose pendant le carême. Et ça devrait être la règle normale pour tout le monde pendant la vie et toute l'année.

Seulement, dit-il, il y a toujours le poids du vieil homme qui est là. Il y en a peu qui savent observer cette ri­gueur de vie à tout moment, en tout temps, omni tempore, 49,l. C'est pourquoi, dit-il, pendant les jours du carême, il faut garder sa vie en toute pureté. Voyez, c'est cela: en toute pureté ! Donc à ce moment-­là, mon intention est pure. A ce moment, je suis maître de ma volonté, je suis maître de mes instincts, je suis maître de mes pensées.

Je vais essayer de faire cela pendant quelques jours. Et de carême en carême, la grâce de Dieu aidant, ça va dépasser les bornes du carême. Et si je suis assez généreux, ça va s'étendre sur tous les jours de ma vie. Et ça, c'est l'intention de Saint Benoît. Ce n'est pas pour nous donner l'occasion, disons, de faire pénitence. Il le dit quand même : il faut dissoudre, diluere, 49,S, toutes les négligences du temps passé.

C'est certain, mais c'est surtout positif. C'est pour nous donner de bonnes habitudes qui doi­vent dépasser le temps du carême. Il y avait autrefois dans l'année liturgique, il y avait bien d'autres jours de jeûne que le carême. Laissons de côté le vendredi, car ça c'est encore assez récent. Mais vous aviez les Quatre Temps, et tout ça…. C'étaient des recommen­cements de l'exercice du carême.

 

Alors, mes frères, je pense que nous devons nous persua­der d'une chose : c'est que la véritable nourriture pour un moine, c'est d'abord la lumière de Dieu. Il n'yen a pas d' autre dans le fond, car c'est cette lumière qui donne la vie éternelle. Et se tenir debout devant Dieu, tout nu, c'est concrè­tement pour nous nous tenir devant la personne du Christ res­suscité.

Oui, Dieu est au ciel et l'homme est sur la terre. Le Christ, lui, il est sur la terre. Il ne l'a pas quittée. L'ascension du Christ, il est monté au ciel ? Mais ce n'est pas pour cela qu'il nous a quittés. Le Christ, c'est, si j'ose m'exprimer de cette façon-là un peu paradoxale, le Christ, c'est autre chose que Dieu. Le Christ, c'est Dieu avec nous. Le Christ, c'est Dieu devenu homme.

Le Christ, c'est l'homme tel qu'il sera un jour, c'est l'homme tel que nous pouvons déjà être tout de suite lorsque nous nous livrons à lui. Or, ce Christ, il est présent parmi nous. Dans le monastère, on est chez lui. Le moine qui est éveillé, le moine qui a fait de sa vie un vrai carême, c'est à dire qui a vraiment tourné le dos au monde, le monde ne l'intéresse plus. C'est à dire le monde avec toutes ses séductions, avec toutes ses sécurités.

 

O, le moine aussi, il assume le monde dans son coeur. Mais le monde, disons, dans son état de pé­cheur n'exerce plus d'attirance sur le moine. Non, le moine est entièrement séduit par le Christ et uni à Lui. Et à ce moment-là, ce moine dans le monastère, il voit le Christ à tout moment, omni tempore, le jour ou la nuit, qu'il travaille ou bien qu'il prie, ou bien qu'il mange. Qu'il fasse n'importe quoi, il a le Christ devant ses yeux, non pas en imagination mais bien réellement. C'est cela la vie contemplative !

Et Saint Benoît le sait. Et il désire que nous renoncions à toutes ces nourritures terrestres pour nous satisfaire en­tièrement de cette nourriture spirituelle qui est le Christ lui-même dans sa lumière et dans sa beauté. C'est ce Christ qui vient à nous dans l'Eucharistie, dans l'Office, dans la Lectio, que nous rencontrons dans nos frè­res, qui vient à travers l'obéissance. Il s'offre à nous à tout moment et il nous suffit de nous tenir devant lui, de l'accepter et de l'accueillir. Et il nous métamorphose.

Mes frères, voilà le carême, donc ! Et on peut le synthé­tiser en une question : qui sommes-nous et que sommes-nous ? La réponse se trouve encore dans la Règle, pas dans ce chapitre, mais au premier chapitre déjà. Il dit : servantes saeculo fidem, 1,19. Est-ce que nous conservons, est-ce que nous avons gardé, laissé notre confiance dans ce monde ? Notre confiance est-elle en Dieu dans le Christ, ou bien est-elle en Dieu dans le monde ?

 

La façon de le connaître, de le savoir : si je râle... si je murmure...si je ne suis pas content...si je fais de l’amertume...c'est que je n'ai pas mis ma confiance en Dieu. Ma confiance est encore dans le monde, dans la chair. Je ne suis pas content de ce que Dieu m'offre.

Mais alors, il Y a l'autre critère : nihil amori Christi praeponere, 4,24. Est-ce que je ne place absolument rien avant l'amour du Christ ? Donc dans ma vie, à la fine pointe de ma vie, c'est l'amour du Christ qui est premier et il n'y a rien avant lui. Et rien, ça veut dire absolument rien !

A ce moment-là, je suis entièrement donné au Christ. Il peut faire de moi ce qu'il veut et l'impossible devient ma nourriture. C'est à dire, du pécheur que je suis, le Christ est en train de fabriquer de moi un être semblable à lui, c'est à dire un saint.

 

Voilà, mes frères, le carême en deux tableaux : ou bien le monde, ou bien le Christ ? C'est un bon programme de ré­flexion pour ces quarante jours qui vont nous amener à cette résurrection du Christ. Mais n'oublions pas que cette année liturgique, elle est cyclique. Cela se reproduit chaque année. Ne vivons pas ça de façon magique ou fétichiste, mais vraiment. Et ça veut dire que le carême est constant chez nous. Pâques est de tous les jours.

C'est cela notre Eucharistie, c'est cela notre Office et surtout l'Office de Saint Benoît qui est la récurrence hebdo­madaire et même quotidienne du mystère de Dieu sur le monde et sur la vie de chacun des hommes dans cette reconstitution, enfin de cette évocation quotidienne de la Pâque.

 

 

Chapitre : Carême de partage.                    23.02.85

 

      Tradition de l’Ordre Monastique.

 

Mes frères,

 

Depuis plusieurs années, l'Eglise a adjoint au jeûne du carême le geste de partage. Saint Benoît déjà nous disait que ce que nous retranchions de notre nourriture, de notre bois­son, nous devions l'offrir à Dieu dans la joie de l'Esprit Saint. 49,16. C'était une offrande spontanée, volontaire.

Nous savons aussi que Dieu se présente à nous dans la personne du pauvre, de l'homme qui a faim, de l'homme qui est démuni, de l'homme qui est dans le besoin. Il n'est donc pas étranger à l'esprit de Saint Benoît que ce que nous offrons spontanément à Dieu comme effort de carême soit offert à no­tre Dieu présent dans le pauvre.

Le carême de partage n'est donc pas étranger à l'esprit de Saint Benoît. C'est une tradition de l'ordre monastique depuis les origines. Et nous devons y être fidèles.

Seulement, aujourd'hui nous savons beaucoup de choses que nos ancêtres ignoraient. Nous sommes éveillés à la réali­té tragique de la faim dans le monde. Cette faim, ce n'est pas quelque chose comme nous res­sentons parfois, un petit tiraillement, un petit creux, une petite faim. Non, c'est une famine épouvantable.

 

Pour l'instant, vous le savez certainement, en Ethiopie des millions de personnes n'ont absolument plus rien à se met­tre sous la dent. Et dans le pays tout autour d'eux, il n'y a plus rien. C'est devenu un désert. Pourquoi ? Mais depuis des années, il n'est plus tombé une goutte d'eau. Imaginons-nous, ici, nous qui sommes toujours dans l'eau, imaginons un instant qu'il ne tombe plus d'eau pendant quatre ans par exemple, mais plus une goutte. Et qu'arrive­rait-il ? Eh bien, il n'y aurait plus rien. Et c'est la situ­ation là-bas.

Et c'était, il y a deux, trois ans, la même chose au Sa­hel, donc au sud du Sahara. On prévoit que l'année prochaine ou dans deux ans, ce sera la même chose au Soudan. Or, il y a des masses immenses de population maintenant qui voyagent, qui essayent d'aller ailleurs. Et on veut leur barrer le chemin parce que cela devient, cela pose des problè­mes inextricables. Aujourd'hui nous savons tout cela. Il y avait aussi des famines autrefois tout aussi terribles, mais on l'ignorait, et surtout à l'époque de Saint Benoît.

Alors, mes frères, nous trouvons là une motivation nou­velle dans notre effort de carême. Si nous nous privons d'une tranche de pain, d'une demi tranche, d'un morceau de fromage, que sais-je, d'une pomme, d'un fruit, faisons le dans un es­prit de partage. Vous allez dire: oui, mais qu'est-ce que ça représente devant des situations pareilles ? Oui, c'est vrai ! Mais nous allons tout de même faire quelque chose comme chaque année. Mais maintenant nous savons qu'il y a là-bas des besoins et des problèmes, des problèmes quasi insolubles.

 

On va dire: Mais comment est-il possible à notre époque de surproduction ici, qu'il y ait encore des famines d'une telle ampleur ? Voilà qu'ici en Europe, il y a les fameux quotas laitiers. On doit diminuer la production laitière, sinon on peut le jeter à l'égout, l'employer comme engrais, ou le boire soi-même ou le donner à son bétail. Mais il n'y a rien à faire, on doit diminuer la production de lait de 5%. Il n'y a rien à faire, c'est dans toute l'Europe.

Alors, vous avez des fermiers, ici en Belgique, des Wal­lons pas tellement loin d'ici, qu'est-ce qu'ils ont fait ? Ils ont dit, notre surplus de lait, nous le transformons en poudre de lait. Nous équipons un avion et on le transporte en Ethiopie. Il est déjà parti comme ça un avion ou deux. Ce ne sont pas des avions des lignes régulières, ce sont encore des avions à hélice. Et ils ont transporté 25T de poudre de lait avec aussi d'autres choses, des produits fortifiants, etc.

Et dans ces camps, quand ils sont accueillis là-bas, c'est incroyable les scènes qui se passent à ce moment-là pour ces gens qui n'ont plus rien à manger. Les gouvernements, ici en Europe, font parvenir de la nourriture par bateau et par avion. De toute urgence il faut les ravitailler, sinon il n'y aura plus que des cadavres.

 

Mais alors après ça, il faut essayer de prendre des dis­positions pour que ça n'arrive plus. Mais là ????? Car il n'y a pas seulement la sécheresse qui provoque la famine, mais aussi les conflits, les guerres entre ces pays, les révolu­tions à l'intérieur de ces pays. Et puis alors les trafi­quants que sont les grosses sociétés locales ou étrangères avec la complicité des gouvernements. On va, par exemple, cultiver du coton. Pourquoi ? Mais le coton, on l'exporte. Il entre des devises. Et avec ça, on peut acheter des armements ou faire toutes sortes de choses, surtout dans les villes.

Il faut donc leur apprendre l'autarcie, les convaincre de cultiver sur place tout ce qui leur serait nécessaire pour vivre, et cela dans la mesure du possible lorsque le temps le permet. Ce sont des choses très difficiles ! Il faut aussi favoriser les échanges intérieurs. Il faut ouvrir des voies de communication, des routes. Ce sont des problèmes extrêmement difficiles. Et voilà, c'est ça ! Et nous, nous sommes ici, et nous sommes gavés...

Voilà, mes frères, pendant ces jours de carême, pensons à tout cela. Et sachons aussi que nous pouvons partager autre chose que de la nourriture ou des vêtements. C'est pour ça qu'il ne faut pas courir bien loin. Il vient quantité de pauvres ici à la porte. Mais enfin ce n'est tout de même pas la même situation qu'en Afrique. Mais il y a aussi d'autres pauvretés : la pauvreté intellec­tuelle, la pauvreté morale, la pauvreté spirituelle d'aujourd'hui. Et ça, nous pouvons très facilement le partager.

 

Cela ne veut pas dire que nous devons ouvrir une école ? Ce n'est pas ça que je veux dire. Mais en grandissant, nous, en véritable savoir, en véritable sagesse surnaturelle, nous pouvons alors agir dans l'invisible là où le Christ lui-même est Maître parce que c'est lui qui continue à créer le monde. C'est lui qui a donné sa vie pour que tous les hommes soient frères, que tous les hommes parviennent à respirer sur cette terre avant d’entrer dans son Royaume à Lui. Nous pouvons, lorsque nous grandissons dans la véritable vie infuser un surcroît de vie à tout ce grand Corps de l'humanité, mais de véritable vie alors.

Voilà, mes frères, des petites choses que je voulais en­core vous dire. Je n'ai pas eu le temps l'autre jour et je vous le dis ce soir. Pensons-y jusque, comme le dit Saint Benoît, jusqu'au jour de la Sainte Pâques. A ce moment-là, nous aurons encore l'esprit plus loin, car c'est notre propre résurrection qui est en route, mais aussi celle de tous ces malheureux! Qu'il y ait plus d'amour entre les hommes et d'abord plus d'amour dans notre coeur, et plus d'amour parmi nous dans notre communauté.

 

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        24.02.85

 

      3. Des difficultés et des dangers.

 

Mes frères,

 

Revenons ce matin à la lettre du Père Abbé Général. Vous savez qu'elle traite des Constitutions. En dernier lieu, il nous dit que nous devons nous familiariser avec le texte de ces Constitutions. Et nous découvrirons alors en elles la continuité qui existe avec notre héritage passé. Et nous ver­rons qu'elles sont l'expression contemporaine de notre Tradi­tion Cistercienne.

 

Nous devons faire nôtre ce texte par la réflexion, par la méditation, et nous interroger à propos de notre vie quotidienne, et cela à partir de lui.

Sans un tel engagement personnel, ces Constitutions risquent de rester lettre morte. L’assimilation de ce texte nouveau prendra du temps. Mais si elle s’accomplit, elle ne manquera pas de porter du fruit.

Tout ce qui vient d’être dit peut paraître simple et évident. Mais il serait naïf de penser que cela ne comporte ni difficultés, ni dangers.

 

Il énumère quatre difficultés. Voici la première qui est sans doute la plus importante puisque il la cite en premier lieu :

 

Il existe dans les communautés des différences d’ordre idéologique et chacun va lire le texte des Constitutions d’après l’idée qu’il se fait de l’Ordre et de l’idéal monastique.

 

Il y aura donc des interprétations divergentes. Et au lieu de créer un consensus communautaire, ça va plutôt divi­ser davantage les communautés, ou introduire des germes de division.

 

            Récemment, dans une conférence donnée à des Maîtres et Maîtresses de novices de l’Ordre, l’orateur insistait sur le fait que même des Nouvelles Constitutions ne permettraient pas de résoudre le problème posé par les divergences d’ordre idéologique qui peuvent opposer certaines personnes, car chacun tend à interpréter le texte selon son propres point de vue. C’est pourquoi ce conférencier insistait sur le fait que la formation était plus importante que le fait des Nouvelles Constitutions.

 

Oui, la formation à l'intérieur d'une communauté est extrêmement importante, ça, vous vous en doutez bien, car elle tend à créer une perception unique de l'idéal monasti­que et de créer un rassemblement autour de cette vision qui est présentée à la communauté.

En soi, ici, ça paraît tout simple. On dirait que ça va de soi. Mais il faut d'abord que les frères qui composent cette communauté soient très dociles. Ce n'est déjà pas si simple chez des jeunes, mais alors que dire d'anciens qui ont connu peut-être une demi douzaine d'Abbés. Et je pense ici à Orval, puisque le Frère Paul, en par­lant à Clairefontaine, avait expliqué ce qu'il avait reçu de chacun des six Supérieurs qu'il avait connu. Or, il n'est pas encore tellement ancien en communauté.

Oui, la formation, c'est très bien, mais ça ne peut pas être un bourrage de crâne. Il faut que chacun des frères ac­cepte ce qui lui est proposé. Il faut donc une grande docilité. Mais alors, il faut que ce qui est proposé soit l'expres­sion de la vérité. Et là, vient le partage entre le subjectif de l'orateur et l'objectif de la vérité monastique. On ne peut jamais transmettre que ce que l'on vit. On ne peut jamais transmettre que son point de vue personnel. Il est impossible d'y échapper. C'est impossible d'échapper à ce phénomène. Voilà donc ce que nous dit le Père Abbé Général en par­lant de cette conférence donnée à des Maîtres et Maîtresses des novices de l'Ordre.

Et il poursuit :

 

            Cet argument a sa valeur, mais il ne faudrait pas l’exagérer. En effet, fort peu de gens ont en pratique une vision personnelle des choses qui soit absolument claire et cohérente.

 

Cela veut dire que les personnes, les moines donc, qui ont de leur vocation monastique une vision claire et bien structurée, et cohérente, mais c'est une rareté...même parmi les Abbés... Il suffit d'en connaître quelques uns. Par la force des choses, on finit toujours par les fréquenter quand on est soi-même Abbé. Et on s'aperçoit que cette fermeté dans la vi­sion d'un idéal monastique est très rare. Les hommes sont très influençables.

Mais attention ! Fermeté ne veut pas dire entêtement ! De dire : voilà, c'est mon idée et puis tout doit céder devant elle, et je ne cèderai jamais ! Non, ce serait un réflexe de peur. Il faut être accueillant à toute nouveauté, à toute ins­piration de l'Esprit, mais toujours à l'intérieur d'une expé­rience spirituelle bien assise et réussie. Car là est le fond du problème.

On ne peut avoir une vision claire et cohérente de la vie monastique pour soi et pour les autres que si on a une expérience spirituelle qu'on peut qualifier de réussie, dont on doit avoir conscience. Dans la pratique, cela veut dire ceci : d'avoir rencon­tré Dieu, de vivre avec lui dans une communion perpétuelle, dans un dialogue ininterrompu, et cela, à travers toutes les circonstances qui se présentent.

Le Père Abbé Général poursuit :

 

            Ce qui est le plus important, c’est que ce texte des Nouvelles Constitutions nous provoque de par sa nature à un examen en profondeur des implications liées à nos observances et aux valeurs que nous faisons nôtres.

 

Donc, nous devons être provoqués à un examen en profon­deur, une sorte d'examen de conscience, une réflexion sur les implications liées à nos observances. Voilà, nous avons notre vie qui est telle. Elle se pré­sente de telle manière. Dans la pratique concrète, on appelle ça des observances. Mais qu'est-ce qu'il y a en dessous ? Pourquoi est-ce ainsi et pas autrement ? Donc, nous interroger sur le fondement de nos observan­ces, ce qu'il y a derrière, ce que nous espérons rencontrer à travers elles.

 

          De telle sorte que nous soyons conduits à les vivre en tant qu’elles expriment une vision spirituelle intérieure et une dimension contemplative.

 

Voilà, les observances ont pour but d'engendrer un cli­mat qui conduit à la rencontre de Dieu. Elles doivent créer un milieu qui soit favorable à l'éclosion d'une véritable contemplation qui n'est pas platonicienne. Donc, ce n'est pas une évasion cérébrale dans un monde qui nous permet de survoler les contingences matérielles, mais pénétrer au coeur de la matière, au coeur de l'événement pour là, y découvrir le Verbe de Dieu qui s'y exprime, et qui crée de la beauté, même à travers les drames les plus terri­bles.

Je pense ici au drame que vit Vital pour le moment. Il y a là certainement une Parole que Dieu adresse à notre coeur. Certainement, certainement ! Mais quelle est-elle ? Et lorsqu'on la voit, en quels mots l'exprimer ? Et qui est capable de la comprendre ? Là est toute la difficulté du mystère - c'est un véritable mystère - de l'agir divin dans le monde et dans nos vies.

Eh bien, nous devons, nous, à travers notre vie quoti­dienne, notre vie la plus banale, à travers nos observances les plus, les plus ordinaires, nous devons naître à cette vi­sion spirituelle et divine des choses. C'est cela la dimen­sion contemplative de notre vie, c'est cela la vraie contem­plation !

 

Donc, c'est déjà vivre en étant chez Dieu, voir les cho­ses à partir de Dieu et non plus à partir de nous. Cela peut être extrêmement déroutant. Et la plupart du temps, c'est indicible, c'est à dire que cela ne peut pas être transmis verbalement à quelqu'un d'autre. Cela ne peut faire l'objet d'un échange qu'avec une personne qui est aussi de l'autre côté.

A partir de là, vous comprendrez mieux les réactions de ces braves Juifs en face du Christ qui, lui, était vrai­ment du côté de Dieu puisque il était Dieu lui-même, la Parole ­de Dieu. C'était lui le Créateur de tout qui expliquait certaines choses. Mais les gens, finalement, en ont été scandalisés. Et ils l'ont rejeté, mis à mort. Ils ne pouvaient pas suppor­ter cela.

Donc, soyons toujours prudents dans ce que nous disons. Je pense encore à Vital. Il ne faut pas commencer à lui ser­vir des choses qui sont totalement inaccessibles surtout dans la situation actuelle. Il faut alors faire comme faisait Saint Paul, pleurer avec ceux qui pleurent, consoler les af­fligés. Mais tout ça avec des mots qui montrent qu'il y a une compassion, un vivre avec, un pâtir avec, tout en portant l'autre et en lui donnant la force d'assumer la situation nou­velle qui est là pour lui.

 

Voilà ce que les Constitutions vont nous aider à décou­vrir à travers nos observances : acquérir cette vision nou­velle des choses, cette vision divine du monde.

 

            Ainsi donc, si ce texte est utilisé de façon appropriée, il peut avec efficacité nous aider à trouver une solution à la question des divergences de perspectives.

 

Et ça, il revient à l'intérieur des communautés.  C'est tout à fait normal.  Il y a autant de façons de voir les cho­ses qu'il y a d'hommes dans une communauté. On réagit comme on est. C'est pas grave, c'est pas grave tout cela si :

 

          Nous avons un fondement solide et parce que ce fondement nous permet de préciser les points où les interprétations peuvent diverger.

Cela va de soi, c'est tellement simple en soi !

 

            De plus, ces Constitutions procurent une excellente base pour la formation à donner à ceux qui entrent dans notre vie.

 

Cela va de soi ! On a là, maintenant, quelque chose sur lequel s'appuyer en toute sécurité pour dire aux nouveaux venus : Mais voilà à quoi tu t'engages dans le détail. Et voilà où ça va te conduire, et l'esprit, et la lettre.

Je vais encore vite voir la deuxième difficulté, c'est plus rapide :

 

            Une autre difficulté pourrait provenir du fait que depuis que les communautés ont été autorisées par les Chapitres Généraux de 67 et 69 à définir leurs Observances dans le cadre du Statut Unité et Pluralisme, on rencontre une réaction assez vive contre la rigidité des anciens US.

 

Oui, écoutez, mais je ne l'ai jamais rencontré ici. Peut-être ? Mais il faut voir ça comme le Père Abbé Général. Lui, il voit l'Ordre entier. C'est peut-être plus aux Etats-Unis ? C'est plutôt davantage dans les communautés qui étaient rigi­des dans leur interprétation des US. Les Américains étaient comme ça. Alors maintenant on va à l'extrême opposé: plus rien du tout !

 

          Cela, ajouté au fait qu’il y a plus de dix ans que nous attendons les Nouvelles Constitutions, a conduit certains membres de l’Ordre à devenir quelque peu allergique à tout ce qui peut ressembler à des règles et à des lois. Ce qui a parfois provoqué un certain dédain vis-à-vis de tout ce qui a pu se faire au Chapitre Général.

 

Lui est informé. Donc il dit des choses qui se sont pas­sées !

 

          Pourtant, là encore, ce texte a quelques chances de réduire la difficulté, car en toute honnêteté on ne peut le considérer en un simple recueil de lois.

 

Et ça, c’est vrai ! Nos Anciennes Constitutions, oui, étaient d'un juridisme sec, vraiment un recueil de prescrip­tions, de règlements et de lois. Mais plus celui-ci.

 

          On trouve en effet dans ce texte une vision qui ne manque pas d’ampleur. Et partout où c’est possible il donne l’esprit autant que la lettre de la loi.

 

Et c'est vrai ! On leur a même reproché - il en parle, il en a parlé - que ça ressemblait davantage à un directoire spirituel. Mais non, c'est vraiment juridique. Mais on a réussi, comme le demandait d'ailleurs Rome, à unir, à fondre l'es­prit et la lettre. Lorsqu'il nous est demandé maintenant de faire quelque chose, nous savons pourquoi.

Nous savons qu'il y a là une fleur spirituelle qui plon­ge ses racines dans du concret. Et c'est cette fleur qui doit être cueillie et qui doit devenir notre ornement et notre beauté.

 

 

Chapitre : Le premier Apophtegme. [1]             27.02.85

 

      1. Exigences de la vie monastique.

 

Mes frères,

 

Nous avons été introduits depuis quelques temps déjà et tout récemment encore à l'univers des Apophtegmes par le Père Leloir de Clairvaux et par le Père Prieur de Chevetogne.

Ces apophtegmes, je le rappelle, sont des paroles, des anecdotes attribuées à de saints vieillards, à ces hommes qui, dans les déserts d'Egypte, et le désert de Palestine et de Syrie, sont à l'origine de la vie monastique Chrétienne. Ces hommes sont, pour la plupart, d'origine très modes­te. Ce sont des paysans de la vallée du Nil. Ils n'ont aucune instruction, aucune culture. Ce sont des travailleurs, des hommes de peine. D'autres sont de condition modeste. C'est le cas de Saint Antoine.

Alors quelques-uns, mais très rares, ont fait des études, dirait-on aujourd'hui, dans les grandes villes de l'Empire Romain : à Rome, à Constantinople, à Alexandrie, en Asie Mineure, en Cappadoce. C'est le cas de Saint Arsène qui était le précepteur des fils de l'Empereur à Constantinople. Ces hommes ne sont pas des théoriciens. Ils ne s'attar­dent pas à élaborer de grandes théories spirituelles sur la vie monastique, mais ils nous ont laissé des consignes pré­cises.

 

Ils sont ce qu'on appelle des hommes de la pratique. On dirait aujourd'hui des praticiens de l'art le plus beau et le plus difficile qui soit, l'art spirituel. C'est à dire, l'art de transformer un homme en un fils de Dieu, de faire d'un paquet de chair, d'un peu d'humus de faire un ange, c'est à dire un être qui va entrer dans l'uni­vers de Dieu, participer à la vie de Dieu, voir Dieu, réagir comme Dieu, participer avec Dieu à la création, à la trans­formation et à la transfiguration du monde. Voici le projet de cet art spirituel !

Mais entendons spirituel dans le sens théologal, c'est à dire un travail en collaboration avec l'Esprit Saint. Donc faire d'un homme un temple de l'Esprit. Aujourd'hui, le mot spirituel est dévalué. On l'emploie à propos de tout. On dira même : Celui-là est un homme spiri­tuel parce qu'il fait de l'esprit. On a ravalé ce mot si beau à un usage délétère parfois.

On devrait - mais nous ne sommes pas habitués - utiliser plutôt le mot pneumatique parce que là, nous avons le terme pneuma, ça ne prête pas à confusion. Mais voilà, là aussi la confusion peut s'introduire car nous savons qu'un pneumati­que, c'est peut-être ce qui est autour de la jante de la roue d'un vélo. Voyez, c'est difficile, difficile de trouver le mot qui convient.

          Et ces Pères du désert ne visent absolument pas un sa­voir intellectuel. C'est bien autre chose. Ils désirent une connaissance née d'un agir, mais d'un agir en collaboration avec celui qui est maître de tout savoir, c'est à dire le Verbe de Dieu. La connaissance que Dieu a de lui-même va venir dans un homme, elle va devenir l'apanage d'un homme lorsque cet hom­me avec une souplesse toujours plus grande entre dans ce que le Verbe de Dieu lui demande.

C'est donc en collant par sa volonté au Verbe de Dieu, à Dieu lui-même, à la volonté de Dieu qu'on acquiert cette connaissance sublime, absolument inimaginable, même inconce­vable à l'être charnel qui est de connaître Dieu par l'intérieur de lui-même. Et alors aussi, connaître par Dieu tout ce que Dieu fait. Donc, voir le monde non plus du point de vue de l'homme qui est un élément de ce monde, et qui étant trop près du monde, mais ne sait pas le voir ; mais voir le monde du point de vue de l'homme qui a pris du recul, qui est allé chez Dieu, et qui de chez Dieu ;  alors, voit le monde comme Dieu le voit.

Voilà donc cette connaissance à laquelle eux visent Il Y a à ce sujet un petit apophtegme qui permettra de comprendre la portée du problème, problème qui existait déjà alors. Il est attribué au Bienheureux Arsène :

 

            Quelqu’un lui dit : « Comment se fait-il que nous, avec notre éducation et notre science si développée, nous n’obtenions rien, tandis que les rustres et les Egyptiens acquièrent tant de vertus ? »

 

Donc, voilà un qui a fait son université, qui connaît tout et qui dit : Mais enfin, nous n'arrivons à rien avec notre science. Et eux, ces rustres, ils acquièrent tant de vertus. Il demande ça à Arsène, en confidence, parce que ils sont tous les deux les mêmes.

 

          Et Arsène lui dit : « Nous, nous ne retirons rien de notre éducation mondaine, c’est vrai ! Et ces rustres Egyptiens acquièrent des vertus par leurs propres peines. »

 

Donc, nous avons ici un écho de ce que l'Apôtre Paul di­sait déjà : La science du monde, elle ne sert à rien pour le Royaume de Dieu, à rien ! Ce qui compte, c'est la participa­tion à la croix du Sauveur, c'est à dire se donner de la pei­ne. Il n'y a pas, ici, un relent de pélagianisme, c'est à dire que c'est à la force de mes muscles, de mon énergie que je vais forcer l'entrée du Royaume de Dieu. Non, c'est pas ça qu'il veut dire.

C'est leur humilité, leur ascèse, l'oubli de soi, le re­noncement, le dégagement de tout auquel s'adonnent ces Egyp­tiens, qui fait que eux acquièrent toutes les vertus qui nous manquent à nous les savants et les gens bien de l'époque. Voilà ce que répond Arsène !

Et voici un apophtegme suivant qui est aussi très bien :

 

          Abba Arsène interrogeait un jour sur ses propres pensées un vieillard Egyptien. Un autre qui le voyait lui dit : « Abba Arsène, comment toi qui a reçu une si belle éducation romaine et grecque, interroges-tu ce paysan sur tes propres pensées ? » Et Arsène répondit : « J’ai bien reçu une éducation romaine et grecque, mais je ne connais même pas l’alphabet de ce paysan. »

 

Voyez ! Deux types de savoir, deux types de connaissance. Voici Arsène qui était, on dirait, un académicien de son temps qui va humblement se mettre à l'école d'un illettré Egyptien qui, lui, possède une science à laquelle Arsène n'a jamais eu accès. Et pour pouvoir entrer dans ce nouveau savoir, Arsène interroge ce vieillard sur ses pensées.

Vous voyez, il se met à l'école sur ses pensées, c'est à dire sur cet univers étrange et parfois monstrueux qui ha­bite le coeur de l'homme et qui doit être organisé, mis en ordre : étant expulsé ce qui doit l'être, étant retenu ce qui doit être retenu. Attention! Ce n'est pas ici de la psychologie, ni de la psychothérapie. Nous sommes ici dans le surnaturel. Et il interroge ce vieillard sur cet art nouveau qui est l'art de devenir un fils de Dieu.

          Voilà donc, me semble-t-il, ce qui vous permettra de saisir intuitivement la différence entre ces deux mondes.

 

Maintenant, rappelez-vous ce que Saint Grégoire le Grand nous dit de Saint Benoît. Il était, dit-il, sapienter indoctus. Et c'est pour ça qu'il s'est retiré. Lui aussi, il est parti. Il était donc indoctus. Ce n'est pas facile à traduire. Disons qu'il avait refusé la science humaine, indoctus. Mais en faisant cela, il avait agit sapienter, avec sagesse. Il avait réagit, voilà, comme les Pères du désert. Il avait entendu l'appel de Dieu. Et voilà, il avait préféré une autre science à la science du monde.

Maintenant, attention ! Cela ne veut pas dire, n'allons pas en déduire : c'est bon, maintenant, plus besoin de faire des études de Théologie, ni de Philosophie, ni de...Non, at­tention, ça ne veut pas dire ça , Cela ne signifie pas ça ! Nous sommes de notre époque. Nous devons étudier puisque aujourd'hui nous pouvons étudier. Nous en avons les moyens. C'est une autre culture, ici, c'est certain. Il y a tout de même presque deux mille ans qui nous séparent de ces hommes. Maintenant, c'est l'instruction obligatoire pour tout le mon­de. C'est différent, nous devons donc apprendre. La grâce de Dieu, la lumière de Dieu va arriver jusqu'à nous à travers les études qu'on nous demandera de faire.

Mais attention ! Nous devons les faire dans le même es­prit que ces hommes. Ce n'est pas pour acquérir un savoir qui nous mettra en évidence, qui nous élèvera à nos propres yeux, mais un savoir qui nous permettra de mieux manipuler les instruments de l'art spirituel. Disons que auparavant, pour travailler la terre, on avait une bêche et une houe. Et maintenant, on aura des ins­truments aratoires autrement modernes, mais je vais les uti­liser puisque je suis de mon temps. Mais le but est toujours le même, c'est faire produire à la terre la nourriture dont j'aurai besoin pour vivre. Donc c'est la même chose : utilisons les moyens d'aujourd'hui, mais dans le même esprit que ces hommes, ces premiers moines.

 

Car nous devons les aimer. Nous devons les aimer et nous mettre à leur école, nous sentir de leur race, de leur paren­té. Si nous réagissons comme eux, c'est le signe que nous sommes à notre place dans un monastère de vie contemplative. Si nous nous découvrons en sympathie avec leur façon de saisir l'univers de Dieu, de réagir vis à vis du monde, vis à vis des événements, alors, c'est un excellent critère de progrès en Dieu.

Je vous l'ai déjà dit je pense, je connais un très grand homme de l'Ordre de Cîteaux, connu partout, et qui méprise absolument toute cette littérature apophtegmatique, parce que c'étaient des imbéciles, des rustres. Ils ne savaient rien et ils n'avaient pas fait d'études. Par contre, des gens com­me Saint Bernard et tous ceux-là, ça c'étaient des gens, oui.

Mais il n'y a rien compris ! Et aujourd'hui, je le sais, il est profondément malheureux parce que toute la brillante renommée qu'il a cueilli, les lauriers qu'il à reçu partout, mais ils sont en train de se faner...et lui est en train de périr...C'est ça !

Faisons bien attention, mes frères, mettons-nous brave­ment et petitement à l'école des plus humbles.

 

Si nous avons bien connu par la pratique ce que ces hom­mes nous demandent, ce qu'ils nous conseillent, alors immé­diatement nous serons en consonance avec nos Pères de Cîteaux. Vous vous souvenez, lorsque nous avons étudié le Petit Exorde, nous avons compris que c'est à partir de là qu'ils sont partis, comme nous.

Eh bien, nous allons voir ensemble le tout premier apoph­tegme de tous de la série alphabétique. Il est attribué à Antoine. Antoine ? Nous connaissons sa vie - je ne vais pas la répéter - Il a été moine pendant cent ans, et il est mort pas tellement loin de la mer Rouge, entouré de quelques dis­ciples. Et l'année dernière nous avons reçu une projection de diapositives sur ce monastère de Saint Antoine.

Après Antoine, évidemment ce monastère a été aménagé. Il a été construit. Il a été fortifié. Mais nous avons tout de même vu l'endroit où il est mort. Donc c'était aussi un désert.

 

Et ce premier apophtegme, il a une importance capitale. D'abord, parce qu'il est le premier d'Antoine. Mais c'est parce que c'est le premier de tous. Il est comme un portrait, un portrait de cathédrale qui a été ciselé jusque dans les moindres détails. Et il est plus qu'un portrait, il est un palais, un pa­lais qui regorge de trésors. Je puis dire que toute la vie monastique se trouve dans ce premier apophtegme, toute...en germes naturellement, esquissée, mais très, très clairement.

Et à partir de là, une efflorescence à travers les siè­cles jusque aujourd'hui : efflorescence de vie, naturellement, mais aussi de réflexion sur cette vie. Car après ces Pères-ci, il y a des moines encore qui ont réfléchi sur leur expérience personnelle, sur l'expérience de leurs ancêtres. Je dirais que c'est encore plus qu'un palais, c'est un univers. Mais ­c'est un univers de richesses, de beauté, de grandeur.

C'est, pour reprendre un mot qui ramasse ceci, c'est un cosmos. Vous savez que le cosmos veut dire beauté, immensité et raffinement dans l'achèvement de quelque chose. C'est encore ça, voyez ! La vie monastique, c'est une oeuvre d'art ! Et ce premier apophtegme, c'est en lui-même une oeuvre d'art dans sa présentation, mais aussi parce qu'il est toute la vie monastique.

Nous allons d'abord le lire ensemble. Et puis, nous al­lons commencer aujourd'hui à l'étudier :

 

          Le Saint Abba Antoine, alors qu’il demeurait au désert, fut en proie à l’acédie et assailli d’une foules de pensées obscures. Il dit à Dieu : « Seigneur, je veux être sauvé, mais ces pensées ne me lâchent pas. Que faire dans mon affliction ? Comment être sauvé ? »

            Peu après, s’étant levé pour sortir, Antoine voit un homme comme lui assis à travailler, puis se levant de son travail pour prier, se rasseyant à nouveau puis tressant une corde, puis se relevant encore pour la prière.

            C’était un ange du Seigneur envoyé pour le corriger et le rassurer. Et il entendit l’ange lui dire : « Fais ainsi et tu seras sauvé ! » A ces paroles, Antoine ressentit beaucoup de joie et de courage. Et faisant ainsi, il fut sauvé.

 

Vous allez dire: Mais enfin, qu'est-ce qu'il y a de re­marquable là-dedans ? Attendez ! Nous allons avancer lente­ment mais sûrement. Dès les premières lignes, on trouve les trois grandes composantes de la vie monastique. D'abord le lieu du moine qui est le désert. Ensuite l'occupation du moine qui est la lutte. Et enfin le souci du moine qui est le salut.

Donc, le désert, la lutte et le salut. C'est tout le moine ! C'est tout, c'est toute la vie monastique. Vous al­lez dire : C'est pas grand-chose ! Eh bien, essayez ! Essayez, essayez voir ! Nous allons avancer là-dedans et vous comprendrez mieux quand nous serons arrivés au bout. Mais remarquez d'abord le tout, tout, tout premier mot, le tout premier mot : Le Saint Abba Antoine.

Le premier mot, c'est Le Saint. C'est comme ça dans le texte original. C'est unique ! Dans les autres apoph­tegmes, ils ne commencent jamais par ces mots. Et ce n'est pas seulement pour faire honneur à Antoine, mais aussi c'est parce que la sainteté, elle est à l'origine de la vie monastique dans un homme qui a été un des plus grands saints que la terre ait porté, c'est à dire Antoine. Et elle est, la sainteté, le terme de la vie monastique.

 

Le but de la vie monastique, c'est l'acquisition de la sainteté. Dès le premier mot, ça est dit. On ne sait pas y échapper. On descend d'un saint, et nous sommes appelés à lui devenir semblable, à partager sa sainteté à lui. Antoine est une sorte d'Abraham. Tous les fils d'Abraham doivent ressembler à leur Père Abraham. C'est une des affir­mations très fortes de l'Epître aux Hébreux entre autre. La foi d'Abraham doit être la foi de ses enfants. Si je suis un vrai fils d'Abraham, j'aurais une foi semblable à celle d'Abraham.

Si je ne suis pas un fils dégénéré, si je suis un moine, si je suis un fils d'Antoine, alors je dois devenir ce qu'il était, c'est à dire un saint. O, je ne partagerai pas sa sainteté tout de suite. C'est certain, ce n'est pas possible ! Mais je dois marcher à sa suite. Je dois employer ses moyens pour que je reçoive de Dieu, comme lui, la grâce de cette sainteté. Nous sommes vraiment au pied du mur dès le premier mot.

O, je comprends très bien que ce n'est pas du tout intéressant de lire en profondeur les apophtegmes, parce que alors, on n'a plus la conscience tranquille. On se sent in­terrogé, interpellé à tout moment. C'est une excellente lec­ture pour le carême. Mais pas en dehors du carême, parce que en dehors du carême, on a le droit de faire ce qu'on veut, c'est-à-dire de se comporter en homme. Pendant le carême, on doit essayer de se rattraper, de se remettre sur les rails.

 

Je parle ainsi, voilà, vous savez, en laissant sortir des mauvaises pensées qui peuvent être dans notre coeur. Non, attention, l'apophtegme le tout premier nous dit que le but de la vie monastique, c'est la sainteté. Mais qu'est-ce que c'est que la sainteté ? Nous pouvons nous demander cela. En quoi est-ce que ça consiste cette sainteté ?

Eh bien, la sainteté, c'est entrer dans la sphère du di­vin, c'est d'y entrer. C'est cela la sainteté. La sainteté, ce n'est pas d'opérer des miracles. Non, la sainteté, c'est d'entrer chez Dieu. Nous voyons que Antoine s'y trouve déjà. A quoi le remarque-t-on ? Mais il s'adresse à Dieu et Dieu lui envoie une réponse par l'intermédiaire d'un ange. On est ici dans un monde qui n'est pas le monde des hommes.

Attention ! Je ne veux pas faire ici une sorte de con­formisme : oui, voilà, l'ange, etc. ..et que nous autres alors nous devrions avoir des apparitions d'ange. C'est pas ça que je veux dire. Mais c'est que notre vie doit se dérouler dans une sphè­re qui n'est plus celle de la rationalité. C'est une sphère qui est celle de la foi, du théologal. Nous devons dépasser l'équilibre de la raison. Nous ne devons pas avoir peur d'embrasser une certaine folie.

 

Dieu est un être fou. Le Christ a été un être fou. Les saints sont des êtres fous. Ce sont, comme on dit, des foIs en Christ. La sagesse de Dieu est folie pour les hommes. Si je veux me conduire selon la sage raison raisonnante, alors je perds mon temps dans un monastère. Je dois avoir un petit goût en moi pour le risque, pour l'audace, presque pour un certain panache. J'emploie ce mot­ là, mais cela ne veut pas dire que je dois me faire remarquer. Loin de là ! Mais je dois pouvoir accepter dans ma vie de la part de Dieu, des événements et des éléments qui dépassent le champ de ma raison.

Le Christ s'est fait obéissant jusqu'à la mort, et la mort de la croix. Pour Dieu, ce n'est pas raisonnable de mou­rir sur une croix. C'est le contraire même de ce qu'est Dieu. C'est ça cette folie divine ! Il y a quelqu'un qui m'a fait remarquer, et c'est très, très, très juste, que l'amour, que Dieu en tant qu'amour se révélait pour le mieux, mais vraiment dans un éclat éblouis­sant en tant qu'amour dès l'instant où il était perçu comme non amour, comme le contraire de ce qu'il est. Et c'est juste, ça !

Donc, quand dans sa vie personnelle on a l'impression d'être rejeté par Dieu - c'est encore plus qu'abandonné, c'est rejeté - d'être condamné par Dieu, Dieu alors se pré­sentant à moi comme le contraire de ce qu'il est. Au lieu de le voir comme amour, je le vois comme méchanceté et je le sens ainsi. A ce moment-là, Dieu qui ne me lâche pas, Dieu qui à ce moment-là me brûle à l'intérieur, se manifeste non à mon in­conscient mais à ma foi. Et je dirais, à ce centre de moi où je participe à sa vie, il se manifeste de façon éclatante comme Amour. C'est seulement après, après coup que je peux m'en apercevoir, pas au moment même... C'est donc ce fameux mystère du samedi-saint vers lequel nous nous acheminons. Dans quelques semaines, nous y sommes. C'est à ce moment-là que l'amour de Dieu est le plus éclatant, c'est à ce moment là, lorsque Dieu est mort.

 

Eh bien c'est cela, voyez, cette certaine folie de Dieu dans laquelle on doit s'engager et qui nous conduit à la sain­teté, et qui est la norme de la sainteté. Et cette sainteté qui nous introduit dans la sphère du divin, elle entraîne toujours une cassure. Dans les mots de notre langue, ça n'apparaît pas tellement. Mais c'est encore une fois en hébreux que ça apparaît. Et c'est très frappant. Parce que en hébreux, pour désigner la sainteté, c'est une onomatopée, c'est………….. Alors, vous l'entendez dans la prononciation, il y a quelque chose qui casse. C'est cassé! C'est comme un morceau de bois sec qu'on casse. Voilà la sainteté !

Il y a donc une cassure. Il y a une brisure. Il y a une séparation. La sainteté me sépare du monde. Elle me sépare de moi-même surtout. Le saint continue à vivre avec ses frè­res, mais il est ailleurs par sa vision, par son jugement et par son action. Il est devenu étranger, mais alors étranger au monde et étranger à lui-même. Aussitôt - nous sommes toujours dans ce premier mot ­aussitôt ce faisceau, il va aller en s'élargissant et est la fameuse xenithea monastique, le fait d'être étranger. Plus je suis étranger et plus je suis chez Dieu, mais surtout étranger à moi-même...

Ce sera donc l'aliénation de moi à travers l'obéissance, à travers la pauvreté, à travers le dépouillement. Saint Be­noît le dit encore : Il faut se faire étranger aux façons d'agir du monde. Chez Dieu, dans cet univers de Dieu, j'ac­quiers de nouvelles façons d'agir. Les normes du monde n'ont pas de valeur chez Dieu. Et puis alors je n’ai plus rien en propre : nihil omnino, absolument rien, ni ma volonté, ni mon corps, rien ! Je suis tout à fait aliéné.

 

Alors aliénation, voyez, vous avez tout de suite la con­jonction avec folie. Il faut être fou pour se lancer dans une pareille aventure. On entendra dire : (attention, je ne vois personne ici) mais on pourrait entendre dire à un postulant : Voilà, écoutez ! Comme Saint Benoît le dit, il faut dire ­au postulant tout le difficile, et ça, et ça, et ça.

Et s'il dit : Oui, mais écoutez, pour moi ce n'est pas possible. Je ne saurais jamais accepter des choses pareilles. Mais alors on lui dit : C'est très bien, mon ami, mais alors vous n'êtes pas à votre place dans la vie monastique. Allez ailleurs ! Cette exigence de la vie monastique est là ! Et nous l'avons déjà ici dans le premier mot de notre apophtegme.

Voyez, mes frères, il est temps d'arrêter et nous ne sommes encore qu'au premier mot : Le Saint. Mais je vous l'avais dit, c'est un palais rempli de trésors, cet apophtegme. Et voyez que ça promet ! Nous avancerons encore d'un petit pas demain. Mais vous vous rendez bien compte que nous n'au­rons pas si vite fini...

 

 

Chapitre : Le premier Apophtegme.               28.02.85

 

2. Désert de l’avoir * désert de l’affectivité * désert spirituel.  

 

Mes frères,

 

Nous allons reprendre notre apophtegme à l'endroit où nous l'avions abandonné hier. Et je vais d'abord donner lec­ture des premières lignes pour bien nous remettre tout en mé­moire.

 

          Le Saint Abba Antoine, alors qu’il demeurait au désert, fut en proie à l’acédie et assailli d’une foule de pensées obscures. Il dit au Seigneur : « Seigneur, je ceux être sauvé, mais ces pensées ne me lâchent pas. Que faire dans mon affliction, comment être sauvé ? »

 

Antoine a choisi de répondre à l'appel de Dieu. Il a tout laissé. Il a voulu être sauvé. Je veux, dit-il, être sauvé. Il a accepté de suivre le Christ dans la sphère de la sainteté. C'est à dire qu'il a quitté le monde des hommes pour entrer dans le monde de Dieu. Il a quitté le profane pour entrer dans l'univers du sacré, dans celui de la sain­teté. Une séparation s'est dressée entre les hommes et lui.

Cela ne veut pas dire que maintenant il méprise les hommes. Non, mystiquement il les porte dans son coeur et il les en­traîne avec lui chez Dieu. Mais corporellement, par la démar­che qu'il effectue, physiquement, mais aussi affectivement et spirituellement il y a une séparation entre les hommes et lui.

Le restant des hommes continue à vaquer à ses occupa­tions matérielles, tandis que lui, Antoine, a abandonné tout cela, il lui a tourné le dos. Il va maintenant s'occuper des affaires de Dieu. Et pour cela, il s'est enfoncé dans le dé­sert. Il est donc normal que le lieu du moine soit le désert. C'est une conséquence logique de son option. Il a choisi la sainteté et par le fait même il choisit le désert.

 

Mais on va dire : « Tout le monde est appelé à la sainte­té ! Tous les chrétiens, tous les hommes sont appelés à la sainteté ! » C'est vrai, tout à fait d'accord ! Mais le moine, lui, il répond positivement, radicalement, absolument à cet appel. Son seul objectif, sa seule raison d'exister, c'est de tendre vers la sainteté. Et pour cela, il doit entrer dans un désert total, dé­sert de biens matériels, mais aussi - et c'est très impor­tant - un désert affectif et un désert spirituel. Mais de cela, je parlerai tantôt.

C'était simplement pour attirer votre attention sur cette logique du plan divin et de la dé­marche monastique : sainteté objectif final. Et pour cela, par le fait même, entrée dans le désert et installation dans le désert. Car il nous est dit ceci. Je prends le texte original ici. Il nous est dit que Antoine a établi sa demeure, son habitation dans le désert. ­Le Saint Abba Antoine alors qu'il demeurait au désert.

Si nous nous rapportons au texte original, il y a un mot qui n'a pas été repris ici dans le français, et qui est très, très, très beau, et qui est typique de la vie monastique, et qui signifie : être assis. Antoine était assis au désert. Le fait d'être assis indique la prise de possession. J'ai construit ma maison. Je l'ai achevée. Je l'ai garnie de tout le nécessaire. Je l'ai ornée. Et à ce moment-là, je m'assieds.

 

De même que Dieu, lui, siège dans le ciel, il est assis sur son trône dans le ciel, de même le moine est assis dans le désert. Dieu dit à son Christ : Assieds-toi à ma droite jusqu’à ce que j'aie fait de tes ennemis un marchepied pour toi, un escabeau pour tes pieds.

Et de même il dit au moine : Tu veux devenir mon fami­lier ? Eh bien, assieds-toi à ma droite. Mais toi, ce sera dans le désert qui va devenir pour toi le lieu d'un combat, mais aussi le lieu d'un paradis.

Et tout ça, c'est dans le mot être assis. C'est malheu­reux qu'on ne l'aie pas laissé dans la traduction, ici.

 

Ce désert n'est donc pas un lieu de villégiature. On va aux sports d'hiver. On va faire une croisière en Méditerra­née. Ou bien on ne court pas si loin, on se contente de venir à Rochefort si on n'est pas si fortuné. Mais on n'y reste pas. On y passe quelques jours, quelques semaines et puis on part. Le désert, pour le moine, ce n'est pas un lieu de villé­giature, c'est un sans retour. Il y est entré et il n'en sor­tira plus. Il y a fixé sa demeure. Il s'y est assis.

Vous avez là, vous le remarquez sans doute, ce que Saint Benoît appelle la stabilité, ce que les premiers Cisterciens appellent aussi stabilis. Firmare stabilitatem in loco. Fonder, établir, fixer sa stabilité dans un lieu. On y est, on n'en sort plus. Lorsqu'il est dit, ici, que Antoine était assis dans le désert, on peut aussi à côté de celle-là voir surgir une au­tre image.

Oui, Antoine est assis dans sa cellule. Nous le verrons à l'intérieur de sa cellule. Et que fait-il ? Mais il ne fait rien. Il est assis. Voilà, il se repose, il réfléchit, il est oisif, il est inoccupé. Cela, c'est l'aspect négatif du fait d'être assis. Un moine ne peut jamais être assis dans ce sens-là. Nous verrons tantôt...tantôt, c'est à dire dans x jours, parce que nous n'arriverons pas là aujourd'hui. Alors nous verrons cette nuance d'être assis.

 

Nous avons ici dans le texte les deux sens : le propos, la détermination d'être là pour toujours, et en même temps, être dans sa cellule, assis, à ne rien faire. Vous direz : mais il a tout de même bien le droit de se reposer, Antoine, comme tout le monde ? Oui, peut-être ? Mais pas cette forme-là de repos. Il y a un repos monastique qui n'est pas une oisiveté. Mais ça, ce sera pour plus tard.

Voici donc notre Antoine assis dans le désert, ce désert qui est le lieu du moine. Les cisterciens fixaient leur sta­bilité dans un lieu. Que signifie ce lieu? On va dire : le désert est le lieu du moine. Mais pour bien comprendre ce que signifie le lieu, il faut en revenir une nouvelle fois à la racine hébraïque parce qu'elle nous fait entrer dans l'Ancien Testament. Et cet Ancien Testament, lui, il est le ciment qui nous permet d'assembler les pierres de notre édifice spirituel.

Ce n'est pas parce que le Christ est venu que tout ce qui était de l'Ancienne alliance doit être rejeté. Non, il n'est pas venu détruire, il n'est pas venu annuler, mais il est venu accomplir et parfaire.

 

Le lieu dans l'Ancien Testament, le lieu dans la Bible, le lieu donc même dans l'esprit de Dieu, dans sa manière de voir les choses, dans la manière dont Dieu voit les choses, c'est un                  qui dessine un double mouvement, un mouve­ment vers le bas et un mouvement vers le haut, mais toujours dans le sens de la verticalité. Vers le bas, c'est avoir son assise - nous avons là aussi le mot assis - avoir son assise bien profonde, solide, inébranlable. Cela ne bouge pas. C'est fondé sur le roc. Puis mouvement vers le haut, c'est se dresser vers le haut. Vous avez donc là quelque chose qui se construit, quel­que chose qui se lève, quelque chose qui s'exalte.

Nous aurons alors de suite, lié à l'image de lieu, celle d'un signal qui est dressé - nous sommes toujours dans le désert - un signal qui est dressé dans le désert, qui va ser­vir de point de ralliement pour tous ceux qui se trouvent dispersés dans le désert. Mais ce sera un signal en vue d'une bataille.

Nous sommes dans le désert qui est l'habitat des démons. Nous avons les moines qui sont là. Nous en aurons un, nous en aurons peut-être plusieurs qui seront dressés dans le dé­sert comme autant de signaux, de drapeaux qui vont dire, qui vont rappeler que ce n'est pas le moment de dormir, mais que c'est le moment de veiller parce que l'ennemi est là, qui est et qui rôde.

 

Et ce sera aussi l'image d'une tour qui est dressée. Cette tour qui sera un lieu de refuge et un abri, mais une tour fortifiée. Vous avez le signal et vous avez la tour, quelque chose de solide, d'inébranlable. Par le fait même, vous avez le gage de la victoire. Si le moine a fixé son lieu dans le désert, c'est pour y affronter son ennemi, pour y suivre le Christ qui est entré dans le désert pour combattre. Et nous avons déjà maintenant la sécurité de la victoire.

Mais attention ! Dans l'intention de l'adversaire, de l'anti-Dieu, cette tour devra absolument être abattue, ce signal devra être jeté à terre. Le moine va donc être l'objet d'assauts terribles, continuels, la nuit aussi bien que le ­jour. Ce sera donc vraiment la guerre totale. Un des deux ­devra être perdant. Ou bien la tour sera abattue, ou bien l'ennemi se cassera les dents sur la tour ? Il n'y a pas de paix possible. C'est ça que je veux dire. Ce sera la guerre jusqu'au dernier instant.

Voyez, maintenant, que l'art spirituel dont je parlais hier, n'est pas seulement un art de création. Il n'est pas seulement créativité: donc d'un bloc de glaise animé, pen­sant, faire un fils de Dieu, faire un Dieu. Voilà l'art spi­rituel, cette création fantastique qui se fait en collabora­tion avec Dieu. Mais ce sera aussi l'art de la guerre. Savoir comment combattre contre le démon d'abord, et puis ses alliés, c'est à dire le monde avec toutes ses séductions, et puis la chair avec tous ses besoins vrais ou artificiels, ou faux. Mais conduire la guerre contre ces adversaires, l'art spirituel va jusque là.

         

Et il faut dire que les Pères du désert étaient passés maîtres dans cet art de la guerre. N'oublions pas que Saint Benoît voit dans le moine un miles Christi, un soldat du Christ. Ce n'est donc pas un pen­sionné qui vit de ses rentes, même au désert. Non, le moine, même si comme Antoine il est âgé de 120 ans, et qu'il a 100 ans de séjour dans le désert, le moine est un jeune.

Car pour faire la guerre, il faut être jeune. Des vieux paletots, on n'en veut pas. On ne veut que des jeunes. Le moine doit rester jeune. N'oublions pas ça ! La jeunesse du coeur chez un moine, c'est essentiel. Parce que dès que le coeur vieillit, que le coeur se sclérose, si l'amertume entre dans le coeur, la vieillesse du coeur, c'est la ruine pour un moine. A ce moment-là, il ne sait plus com­battre.

Maintenant, le désert, qu'est-ce que c'est encore ? Le désert, c'est un endroit où il n'y a rien pour les yeux, il n'y a rien pour les oreilles et il n'y a rien pour le coeur. On n'y voit rien. On n'y entend rien et on n'a personne à aimer. Voilà le désert : on y est seul. Que va-t-il arriver alors? Eh bien, j'anticipe, ça me passe par la tête maintenant : le démon, lui, il va s'arran­ger pour peupler ce désert. Il y aura des tas de choses à voir, des tas de choses à entendre, des tas d'images à aimer, une foule de pensées obscures, nous l'avons entendu.

 

Voilà, dans son oisiveté, Antoine est en train de peu­pler son désert. Et c'est Antoine! Donc si c'est le Saint Abba Antoine...et si nous il nous arrive de peupler notre dé­sert, n'allons pas nous taper la tête au mur et dire: c'est perdu ! Non, il faudra poser la question à un Abba, à un Ancien : « Que faut-il faire ? » Voilà, maintenant que dois-je faire ? Pourquoi ? Pour être sauvé, pour arriver à cette sainteté, pour ne faire plus qu'un avec Dieu.

Il n'y a rien donc dans le désert. La sequela Christi, c'est quitté tout, c'est quitté son avoir, c'est quitté ses amis, c'est quitté sa famille : la famille existante : père, mère, frères, soeurs, tantes, mononcles, cousins, cousines. C'est aussi quitter la famille possible: épouse, enfants. Vous sentez le désert affectif. Il n'y a plus rien.

Voyez ! La pauvreté et la chasteté, ce sont deux compo­santes essentielles du désert. Là où il n'y a pas de pauvre­té, là où il n'y a pas de chasteté, il n'y a pas de désert. Le moine ne fait pas de voeu de pauvreté et de chaste­té explicitement. Pourquoi ? Mais ce n'est pas nécessaire. Dès qu'il entre dans le désert, c'est fait ! C'est fait dès qu'il s'y fixe, qu'il s'y établit.

 

Les Nouvelles Constitutions ont rattaché la pauvreté et la chasteté à notre voeu de conversion des moeurs. C'est vrai ! C'est juste ! C'est bien ! Voilà, ne troublons pas les choses, ne perturbons pas les esprits. Mais moi, je les rattacherais plutôt au voeu de stabili­té, à condition de relier cette stabilité à cette spiritua­lité du désert, du moins dont le lieu est le désert où il n'y a plus rien à posséder, où il n'y a plus rien à aimer. Pauvreté, chasteté !

Mais par là, le moine signifie aussi qu'il n'est plus citoyen du monde. Il est devenu citoyen du ciel. Il est de­venu citoyen du monde à venir. Ce monde-ci est en train déjà maintenant de se dégrader. La dégradation, l'entropie que nous vivons, nous, dans notre appareil charnel, elle est la transcription à notre échelle à nous de la formidable entropie cosmique où le mon­de s'en va vers un état de glaciation. Il n'y aura plus rien. Ce sera fini. Ce n'est pas pour demain, mais la figure du monde passe.

Par contre, il y a un autre monde. C'est le monde à ve­nir, le monde qui est en train de se créer, d'être construit avec amour par Dieu : le ciel nouveau, la terre nouvelle. Et c'est déjà la patrie du moine. Dans ce désert, il tourne le dos au monde qui se détruit et il se tient face au monde qui arrive et qui est déjà son bien. Car dans ce désert, lorsqu'il devient citoyen de ce mon­de nouveau, il possède un nouvel avoir et il possède une nou­velle famille.

 

O, ce nouvel avoir, il est très beau. Vous pouvez l'ima­giner. Car à ce moment-là, le moine sait très bien, il en a conscience, il le sait, que l'univers entier lui appartient. Il est partout chez lui en tant que propriétaire. Je pourrais dire avec plus de précision : en tant que locataire, car le propriétaire, c'est Dieu, naturellement. Mais Dieu n'est pas jaloux. Il donne au moine tous les droits du propriétaire, et il peut lui dire : tu peux dire que tu es le propriétaire. Il en est. A Dieu appartient l'univers et tout son peuplement. Au moine appartient l'univers et tout son peuplement.

Saint Jean de la Crois a eu un magnifique refrain à ce sujet. Tout est à moi, dit-il, absolument tout, tout. Et c'est vrai, il a raison ! Le moine le sait. Et non seulement ce monde, je dirais notre cosmos que nous connaissons, est à lui, mais aussi le cosmos à venir, c'est à dire les saints, la Vierge Marie, le Christ, la Tri­nité. Tout est au moine qui devient un seul esprit avec Dieu.

Je vous dis, Dieu n'est pas jaloux. Lorsque Dieu se don­ne à quelqu'un, il se donne lui-même et tout ce qui lui ap­partient, tout. Il ne retient rien pour lui. Donc le moine a cela. Maintenant le moine a aussi une nouvelle famille à côté de la nouvelle richesse. Et cette nouvelle famille, elle est bien réelle. Vous en avez un cas type, ici. Vous avez Antoine qui est le Père des moines. Donc tous les moines sont des descendants d'Antoine. Il a une descendance spirituelle qu'on ne saurait pas dénombrer.

 

Vous avez le cas d'Abraham. Essaye, dit Dieu, de compter les étoiles du ciel ? Va auprès de la mer et essaye de faire le décompte de tous les grains de sable qui sont là ? Et bien si tu y parviens, tu connaîtras le chiffre de ta descendance. On pourrait dire la même chose à Antoine. Mais nous qui ne sommes pas Antoine. Mais nous pouvons, nous aussi, si nous sommes fidèles, obtenir de Dieu une tel­le descendance. Peut-être pas aussi immense ? Nous n'en sa­vons rien. C'est possible ? Je n'en sais rien.

On ne citera peut-être jamais notre nom, disons certai­nement jamais notre nom, sauf au nécrologe de Saint Remy jus­qu'au temps où on le lira. Mais ça ne fait rien, la descen­dance spirituelle est là, et elle est extraordinaire. Et une des grandes grâces qu'on peut recevoir de Dieu dès cette vie, c'est de le savoir, c'est d'en connaître déjà quelques uns. Et puis alors tous ceux qu'on ne connaît pas, qu'on connaîtra après...

Car on peut très bien vivre ensemble dans l'univers de Dieu, on peut très bien vivre ensemble sans le savoir. On peut être en communion, on peut être en union sans le savoir pendant très longtemps, jusqu'au moment où on le sait. Et à ce moment-là, on s'aperçoit que c'était ainsi de­puis toujours. N'oublions pas que chez Dieu il n'y a pas de passé, ni de présent, ni d'avenir. C'est quelque chose d' éternel.

 

Je veux dire ceci : c'est que pour un moine - je ne par­le pas d'Antoine, car lui était le premier, donc il n'yen avait pas avant lui - mais pour des pareils à nous qui venons longtemps après Antoine, notre descendance spirituelle, elle peut déjà être biologiquement morte aujourd'hui. Elle peut avoir vécu quelques centaines d'années avant nous. Il faut bien savoir ça !

N'allons pas seulement regarder notre présent et l'ave­nir, mais n'ayons pas peur de regarder le passé. Celui dont on peut dire : Ce n'est plus lui qui vit, mais c'est le Christ qui vit en lui, il participe aussi à ce privilège du Christ de recouvrir tous les temps. Voilà, mes frères où nous conduit la sequela Christi !

 

Je parlais là surtout du désert de l'avoir et du désert de l'affectivité. Mais il y a aussi un désert spirituel. Car le désert le plus profond dans lequel s'enfonce le moine, c'est Dieu lui-même. Et ça, c'est le désert par excel­lence. Je vous en donne la preuve. Prenez le cas des défunts. Lorsque quelqu'un est mort, il a été transporté chez Dieu, certainement, dans l'univers de Dieu, mais tout à fait à l'intérieur même de Dieu. Et à ce moment-là, la séparation est tout de même radicale. C'est le désert absolu, c'est Dieu lui-même. Et là, nous devons aussi entrer, ça c'est le désert spirituel !

Et vous en avez déjà certainement fait l'expérience, et vous la ferez encore. Et si vous ne l'avez pas faites, eh bien, elle sera pour demain ou pour bientôt. C'est la sensation de vide, de néant et de mort qu'on peut éprouver lorsque on entre à l'intérieur de l'intimité divine. Comme si le fait d'entrer à l'intérieur de cet univers de Dieu, d'entrer en' communion de plus en plus étroite avec Dieu, ça faisait mourir. Une sensation de mort ! C'est là le désert spirituel !

Mais aussi, ce désert à l'intérieur de Dieu, c'est le lieu de la sécurité parfaite, car il est inaccessible à celui qui n'est pas Dieu. Donc, l'ennemi de Dieu n'a pas accès là. Il est toujours dans son désert, dans son désert de notre monde. Oui. Mais dans ce désert divin, là, c'est fermé pour lui, là il n'a pas d'accès. Il en est exclu. Il peut crier à la porte, mais il ne sait pas entrer. Or, le moine est dans ce désert. Il est donc dans la sécurité totale.

 

Les vertus théologales qui nous font participer à la vie de Dieu, donc la foi, l'espérance et la charité, elles nous font déjà goûter à ce désert spirituel, et elles nous protè­gent parfaitement contre les assauts diaboliques. Il faut bien savoir ça, c'est très sécurisant pour nous lorsque nous sommes tentés, mis à l'épreuve, attaqués, assail­lis, accablés par le démon, par les tentations comme on di­rait.

Et on avance - encore une minute - on avance à l'inté­rieur de ce désert spirituel par l'obéissance, où là, je me sépare de moi en tant que je suis trop homme, de tout ce qu' il y a de trop humain en moi. De tout ce qu'il y a de souillé en moi au plan humain, je m'en sépare par l'obéissance. Et je m'accroche à Dieu. Je capte l'énergie divine. La vie divine, elle entre en moi et elle me transporte à l'in­térieur de Dieu, là où je serais un jour ressuscité et trans­figuré.

Donc voilà, mes frères, le désert le plus profond. Et vous voyez de suite aussi que le moine, il doit avoir - j'y ai fait allusion hier - il doit avoir du cran. Il a un ins­tinct de chevalier. Il joue avec la mort pour gagner la vie. Je pense à ces chevaliers de Moyen âge. Ils ne regar­daient à rien. Pourquoi ? Pour la Dame de leur pensée. Mais le moine, lui, il joue avec cette mort pour gagner la vie, la vie qui est Dieu.

 

Voilà, je suis arrivé à la moitié de ce que j'aurais voulu dire aujourd'hui soir ! Eh bien, ce sera pour une au­tre fois. Et nous n'avons pas encore abordé le coeur de cet apophtegme qui est la fameuse acédie. Car c'est là que je voulais en venir...

Mais enfin, vous savez que l'attente, elle a toujours un certain charme, un certain plaisir. Eh bien, ce plaisir, je vous l'offre....

 

 

Chapitre : Récollection du mois de mars.         02.03.85

 

          Le Christ notre Dieu souffre de notre souffrance.

 

Mes frères,

 

La semaine dernière, nous avons vécu ensemble un drame terrible qui nous a bouleversés jusqu'au tréfonds de nos en­trailles : le décès de Martine, la femme de Vital. Ce fut comme l'irruption dans notre existence tranquil­le d'une présence maléfique dont nous préférons ignorer, re­pousser l'existence.

Oui, mes frères, la mort est une réalité hideuse.  Et derrière elle, je voyais se profiler le visage effrayant du démon et du péché. Et il me semblait entendre leurs ricane­ments. Et je sentais très fort que nous sommes tous responsa­bles du péché des hommes et du malheur des innocents.

Car il nous arrive toujours, qui que nous soyons, de pactiser avec ce satan qui est le père du mensonge, du péché et de la mort. Et dans une telle situation à nous brusquement à nouveau révélée, il est inconcevable qu'un moine soit enclin aux bouf­fonneries, aux plaisanteries. Non, ce n'est pas possible !

 

La souffrance injuste des autres est devenue sa souffran­ce à lui, avec d'autant plus de force qu'il se sait pécheur lui-même et complice du mal. Il en a le coeur serré. Et les yeux de son esprit sont sans cesse embrumés par les larmes spirituelles. Il ne lui est plus possible de vivre dans une béate satisfaction. Non, le moine est un homme qui ne se console ja­mais du malheur des autres.

Mais aussi, plus son coeur est oppressé, plus son coeur est percé par la componction et la compassion, plus aussi ce coeur se dilate dans une charité sans limite. En effet, il sait que le péché et la souffrance des hom­mes ont été assumés par Dieu lui-même qui a voulu devenir homme précisément pour cela. Mes frères, notre Dieu n'est pas un tyran sadique tel que nous pourrions l'imaginer en ces moments où le malheur frappe ceux que nous aimons, où il nous atteint nous-mêmes.

Non, Dieu est amour, et il l'est toujours. Le mal a été in­troduit dans le monde quasiment à son insu. Et lui, pour délivrer de ce mal, de ce péché, de cette mort sa créature qui est pour lui le joyau de sa création, il a voulu devenir homme de façon à pouvoir souffrir et mourir mais sans connaître lui-même le péché et tout en étant sa victime.

 

­          Mes frères, dans cette oblation du Christ, nous décou­vrons la nôtre. Oui, sous le visage accablé du frère frappé par le malheur, nous voyons se profiler les traits de notre Sauveur, de notre Seigneur, des traits ravagés par la souf­france, pas seulement la souffrance physique, mais aussi une souffrance morale, une souffrance spirituelle.

On vient de nous : dire que ce Fils de Dieu est tout à la fois parfaitement homme, parfaitement Dieu, passible et im­passible. Oui, tout cela est vrai ! Et aujourd'hui encore, le Christ notre Dieu souffre de notre souffrance. Il attend que nous-mêmes qui sommes ses consacrés qu'il a attiré dans une solitude et dans un désert, que nous accep­tions de partager la souffrance qui est la sienne, la souf­france de tous les hommes nos frères, mais plus particulière­ment de ceux avec lesquels nous vivons.

On perçoit ainsi l'affleurement d'un mystère. Et ce mys­tère nous emplit de crainte et de respect. Et il allume en nous un désir, un besoin quasi irrésistible de soulager et d'aider ceux qui souffrent, fut-ce au prix de notre tranquil­lité et, si c'était possible, de notre propre vie. C'est ce que le Christ a fait, mes frères.

 

Oui, nous sommes talonnés, mais vraiment talonnés par la conscience de notre responsabilité et par le besoin urgent qu'il y ait dans le monde, des saints, c'est à dire des hom­mes qui soient l'apparition de notre Dieu, des hommes qui n'aient pas peur d'être solidaires des autres, oui, de leur péché, de leur souffrance et aussi de leur malheur. Mes frères, nous devons ainsi nous exposer à cette sor­te de purgatoire spirituel, à ce feu qui doit purifier notre coeur jusqu'à ce que il n'y ait plus en lui que de l'amour.

Mes frères, nous allons avancer dans notre carême et aus­si dans le restant de nos jours avec cet esprit de repentance, de compassion. Le malheur qui a frappé Vital, nous allons le prendre sur nous. Et nous serons son espérance à lui. Et nous le serons d'autant plus que nous nous laisse­rons façonner à l'image de notre Christ, que nous deviendrons perception sensible pour lui, pour Vital, de cet amour qui ne se dément jamais.

Mes frères, voilà quel est notre programme de vie. En ces circonstances que nous connaissons maintenant, c'est de­venu d'une acuité nouvelle, c'est devenu d'une urgence nou­velle. Il ne nous est pas permis de reculer. Il ne nous est pas permis de nous dérober. Ainsi, nous le savons, en nous laissant emporter par ce que le Christ notre Dieu attend de nous, finalement le péché et la mort seront vaincus, la lumière triomphera. Et le jour se lèvera où nous serons tous ensemble dans cette lumière pour ne jamais plus être séparés.

 

Et ce jour, il est proche. Il est proche pour chacun d'entre-nous. Il est proche pour le cosmos tout entier. Car pour Dieu, le demain, c'est déjà un aujourd'hui. Mes frères, vivons dans cette espérance. Qu'elle anime notre vie, et que ceux qui souffrent sentent en nous cette force. Non pas une force qui les écrase, mais une force qui les porte, une force qui les encourage, et une force qui soit pour eux un phare qui balise leur route à travers les mal­heurs qu'ils sentent.

Mais en même temps, mes frères, cette souffrance en nous qui ne nous permet plus, qui ne nous permet pas d'être des distraits. Rappelons-nous ce que demande Saint Benoît : le moine est un homme qui ne sait plus s'abandonner à un rire épais. Non, il est trop pénétré par le sérieux de la vie, par le sérieux de la souffrance, par le sérieux de cette connivence secrète de chaque homme avec le mal.

Mes frères, nous serons donc fidèles à ce que Dieu at­tend de nous. Et cette fidélité sera notre réconfort, le ré­confort de chacun. Si bien que, comme je viens de le dire, un jour, ensemble, nous serons pour l'éternité auprès de no­tre Christ dans la lumière, là où il n'y aura plus ni larmes, ni pleurs, ni cris, et où la mort aura été définitivement vaincue.

 

 

Règle : 31, 1-26 : Portrait idéal du cellérier.  08.03.85

 

          Un signe de ralliement.

 

Mes frères,

 

Lorsque on parcourt la Règle de Saint Benoît comme nous le faisons fidèlement jour après jour, on rencontre des paysages aux visages violemment contrastés. Parfois, on a le sentiment de se trouver dans un paradisus claustralis, un paradis comme aujourd'hui par exemple. A d'autres moments, on se demande si on n'est pas tombe dans une caverne de brigands comme ce fut le cas les premiers jours de cette semaine.

Cela ne doit pas nous étonner, car le monastère est la réduction à l'échelle locale de la grande Eglise qui est tout ensemble sainte et pécheresse. Il est aussi le reflet en gros plan de notre propre cœur qui est tout ensemble temple de l'Esprit mais aussi refuge de satan.

 

Le monastère est une portion du Royaume de Dieu, nous le savons. Ici, nous ne sommes pas chez nous. Nous sommes vraiment chez Dieu, dans son Royaume, chez lui. Et nous nous imaginerions facilement que chez Dieu, on ne peut trouver que de la sainteté. Mais en fait, ce monastère, cellule du Royaume de Dieu, est habité par des pécheurs donc par des hommes qui ont encore partie liée avec l'égoïsme, mais des hommes qui ont décidé de se convertir, donc de passer de l'égoïsme à la charité, à l'amour.

Le monastère va donc se présenter comme un hôpital pour maladies ou pour malades spirituels, comme un champ de bataille où l'on lutte contre les passions, contre les esprits, contre les pensées, contre tout ce qui en nous est brouillon, tout ce qui en nous est mauvais. C'est aussi un lieu de repos pour les fils de Dieu, pour  ceux qui sont déjà admis à contempler la lumière qui est Dieu. Et il est tout cela ensemble.

Et dans ce monastère - réalité donc très complexe - Saint Benoît a placé un drapeau, un guide, un signe de ralliement, un abri. Et c'est le cellérier. Pour Saint Benoît, le cellérier est un homme libéré parce que Dieu occupe en son cœur toute la place, et avec Dieu tous les frères. Saint Benoît énumère les qualités du cellérier. Je suivais en latin pendant qu'on lisait en français. Que c'est édulcoré comme traduction !  

 

Le cellérier du monastère, il est maturis moribus, 31,2. Donc, c'est un homme qui a atteint la maturité humaine. Ce n'est plus un gamin ni un gosse. C'est un adulte arrivé à sa pleine maturité. Il est sobre. Il n'est pas grand mangeur. Il a vaincu la gourmandise. C'est le combat, le combat le plus dur, le tout premier ! Il faut d'abord se colleter avec l'esprit de gourmandise avant de pouvoir affronter les autres. Mais chez le cellérier, c'est fait, il est vainqueur !

Il est non elatus, 31,4. Ce n'est pas un fanfaron. Il n'a pas une haute idée de sa personne. Il ne regarde pas les autres de haut. Il ne marche pas avec la tête en l'air. Non ! Il est non turbulentus, 31,5. Ce n'est pas un qui sème le trouble autour de lui. C'est ça turbulentus. Il est non iniuriosus, 31,5. Cela ne veut pas dire qu'il ne lancerait pas des injures à la tête des gens. Non, c'est autre chose. Cela veut dire ceci : c'est qu'il ne fait tort à personne. Il n'est pas cause, ou facteur plutôt, d'injustices, de choses qui sont contre le droit, contre la vérité.

Il n'est pas tardus, 31,5. Ce n'est pas un qui traîne, un qui fait sentir que c'est lui qui a les clefs, et qui se fait prier, qui se fait supplier pour donner quelque chose. Il n'est pas prodigus, 31,6, pour dire : oui, mais moi j'ai tout à ma disposition, donc je fais tout voler. Prodigue !

 

Or, ces qualités qui sont remarquables, elles sont tenues ensembles par deux mains indissociables. C'est la sapientia et la timor Dei. Il est en premier lieu comme dit Saint Benoît, sapiens, c'est à dire c'est un homme sage. Et il est sage pourquoi ? Voici en dernier lieu parce que timens Deum, parce qu'il craint Dieu. Vous avez là, vous retrouvez là cette fameuse sentence qui est empruntée aux Psaumes : initium sapientiae timor Domini. Le commencement et en même temps le sommet de la sagesse, c'est la crainte de Dieu.

Vous avez ici un exemple, un très bel exemple dans la Règle de Saint Benoît de ce qu'on appelle un break-up. Il n'y a pas de mot correspondant en langue française. C'est pour cela qu'on utilise en exégèse scripturaire le mot anglais. Cela signifie que c'est brisé en deux. C'est une brisure. Vous avez la sentence : le commencement de la sagesse, c'est la crainte du Seigneur. Cette sentence-là, on l'élargit, on la coupe en deux. Et à l'intérieur des deux, on introduit toutes sortes d'autres qualités. C'est ce que Saint Benoît fait. Il est sage, puis il a la maturité, etc., et puis finalement il craint Dieu.

C'est tout à fait comme une tartine. Vous avez deux tranches. A l'intérieur de ces tranches on met du beurre, et puis on met de la confiture, et puis on met encore du fromage, et puis on met encore du miel, et tout ça un sur l'autre. Et puis alors on remet les deux tartines ensemble. C'est ce que  vous avez ici. Et ça, c'est la technique du break-up.

 

 

Règle : 31, 27-42 : Portrait idéal du cellérier. 09.03.85

 

          Faire le bonheur des autres.

 

Mes frères,

 

Quand le cellérier doit donner à un frère une chose que ce frère a demandé, il ne doit pas le faire avec hauteur. Il y a une façon de donner aux autres qui est très désagréable. On peut leur faire sentir à ce moment-là qu'ils sont dépendants, qu'ils sont inférieurs, que leurs besoins sont suspendus à la bonne volonté d'un autre. Et cela, c'est extrêmement odieux. Le Christ nous dit quelque part : Les grands de ce monde font sentir leur pouvoir - et ça, c'est un esprit qui ne doit jamais entrer dans un monastère - mais vous, n'oubliez pas que celui qui parmi vous est le plus élevé, celui-là doit être le serviteur de tous, donc aux pieds de tous.

C'est pour ça que Saint Benoît dit d'abord : humilitatem ante omnia habeat, 31,27, avant tout, qu'il ait l'humilité. Le cellérier doit être un homme humble. Il est le serviteur, il est la chose de tous. Son rôle, sa mission première, c'est de servir. Il doit se laisser manger par les autres. Il doit s'offrir en nourriture aux autres. Et pour cela, il doit être appétissant. Saint Benoît, je l'ai dit hier, nous le présente comme une bonne tartine : deux tranches, et entre les deux tranches il y a toutes sortes de choses succulentes, si bien que on a envie de prendre cette tartine et de s'en nourrir.

Voilà, c'est cela le cellérier ! On doit éprouver un plaisir à aller chez lui pour lui demander quelque chose. Il doit faire le bonheur des autres. Et son bonheur à lui, c'est de rendre les autres heureux. Et c'est possible pour le cellérier parce que il est empli de la crainte de Dieu qui le rend sage. Donc les deux tartines, l'une c'est la crainte de Dieu et l'autre c'est la sagesse. Cette crainte de Dieu le rend sage parce qu'il sait qui est Dieu, qui il est lui-même, et ce qu'il a à faire, ce qu'il lui est demandé. Il est emplit de cette crainte de Dieu. Dieu, il l'a toujours devant les yeux. C'est le premier degré d'humilité.

 

Il est un gestionnaire dans le monastère. Il devra rendre compte et il ne détourne rien à son profit. Il est donc à la fois désintéressé et il est pauvre. Ce sont des grandes qualités. Le cellérier doit être un homme sécurisé à l'intérieur de lui-même. Il n'a pas besoin d'amasser des choses pour créer une atmosphère ou une ambiance autour de lui dans laquelle il se sentirait bien. Non, il est bien dans sa peau. Et étant bien dans sa peau, il n'est pas nécessaire de monter tout un théâtre autour de lui. Il est désintéressé et il est pauvre. 

          Voilà, mes frères, il n'a plus ainsi de volonté de puissance aussi, et il n'a pas de désir de jouissance. Voilà beaucoup de choses qui lui sont demandées, qui sont exigées de lui. C'est pourquoi il faut toujours bien prier pour le cellérier. Et pas seulement pour lui, mais aussi pour tous ceux qui partagent ses responsabilités, c'est à dire tous les chefs d'emplois.

Et si nous passons ainsi de l'un à l'autre, finalement nous sommes tous impliqués dans l'affaire, même les novices. Le novice lui-même a déjà vis à vis de ses compagnons de noviciat des responsabilités.

 

Mes frères, voilà, nous porterons tout cela avec nous pour la paix de la communauté et pour le bonheur de chacun de nos frères.

 

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé général.         10.03.85

 

          4. Deux dangers possibles.

 

Mes frères,

 

La dernière fois que le Père Abbé Général nous a adres­sé la parole, il nous a dit que l'étude et l'assimilation des Constitutions n'allait pas de soi, que cela présentait des difficultés et des dangers. Il a attiré notre attention sur deux de ces difficultés. La première, c'est les différences d'ordre idéologique que l'on rencontre à l'intérieur des communautés. Mais il nous a dit que nos Constitutions exprimaient une vision spi­rituelle intérieure et une dimension contemplative.

Et c'est à partir de cette visée globale que nous devons établir un fondement solide pour notre vie communautaire et une base de formation pour ceux qui désirent entrer dans notre vie. Ces différences d'ordre idéologique se rencontrent aus­si à l'intérieur de l'Ordre surtout, bien plus qu'à l'inté­rieur des communautés.

Il faut d'abord accepter les dimen­sions contemplatives de la vie cistercienne.  Or il y a, je pense vous l'avoir dit, des monastères qui la rejettent. Et dans ces conditions-là, comment vont-ils prendre ces Consti­tutions ? Je n'en sais rien !

 

Une seconde difficulté, c'est une certaine allergie que l'on peut rencontrer à tout ce qui peut ressembler à des Règles ou à des lois. Mais le remède, c'est de ne pas consi­dérer les Constitutions comme un simple recueil de lois, mais y chercher l'esprit qui soutient la lettre de la loi, qui lui donne sa vitalité et son sens.

Maintenant, le Père Abbé Général nous parle de deux dangers:

 

          Un danger peut aussi venir de l’esprit et il est très proche de ce qui a pu être dit dans les trois paragraphes précédents. Il consisterait à interpréter ces Nouvelles Constitutions avec une mentalité d’avant Vatican II.

 

Cette mentalité serait une approche purement juridique et disciplinaire des Constitutions !

 

          A plusieurs reprises, le Pape Paul VI et le Pape actuel ont insisté sur le fait que la révision du Droit Canon devait tenir compte de l’ecclésiologie qui s’est développée au Concile.

 

Cette ecclésiologie nouvelle, elle n'est plus, elle ne présente plus l'Eglise comme un bloc statique et monolithi­que qui est tombé du ciel une fois pour toute et puis qui de­meurera inchangé jusqu'à la fin des temps. Cette théologie nouvelle, elle nous fait plutôt voir l'Eglise comme un corps vivant, un corps en voie de développement, de croissance, un corps habité par Dieu lui-même. C'est le Corps du Christ qui grandit, qui donne vie à chacun de ses membres, et puis qui fructifie. C'est donc une réalité très dynamique et très belle.

Mais attention ici à un piège ! Parce que quand on sort d'un danger, on tombe parfois dans un autre. Il ne faut pas maintenant que chaque individu ait sa théologie et son ecclé­siologie. Des idées qu'on lance aujourd'hui de plus en plus même dans les revues : une Eglise nouvelle, une ecclésiolo­gie nouvelle. Mais c'est extrêmement vague, on ne sait pas très bien définir ce que c'est.

Quand on dit une Eglise nouvelle, c'est une Eglise autre que celle que nous connaissons jusqu'à présent. Ce n'est pas une Eglise qui naît de ce que nous connaissons aujourd'hui, et ce qui est naturel : ça se développe. Il y a une autre civilisation, une autre culture, mais les personnes vont expri­mer leur appartenance au Christ d'après ce qu'elles sont. Cela ne peut pas être artificiel.

 

Et bien, quand on parle d'une Eglise nouvelle, dans la tête de beaucoup de théologiens, de beaucoup de prêtres, de beaucoup de gens, de laïcs engagés comme on dit aujourd'hui, c'est une Eglise révolutionnaire, c'est une Eglise qui n'a plus rien à faire avec ce qui existe aujourd'hui. C'est une sorte de création spontanée. Et alors, c'est extrêmement dan­gereux ! Et on arrive à toutes sortes d'aberrations. La plus formidable de toute, c'est le rejet du Pape.

On rejette le Pape, on n'en veut pas. Il se passe des choses maintenant...Le Pape va venir en Belgique. Mais on entend que partout il se crée des oppositions de plus en plus forte con­tre le Pape, et pas seulement contre sa visite, mais contre sa personne. Parce que le Pape, il est le représentant, dans la tête de ces gens surtout du clergé, il est le représentant d'une Eglise qui a fini d'exister. Il faut aujourd'hui quel­que chose qu'on n'a jamais vu.

En fait, c'est une lamentable régression car c'est une sorte de naturalisme en ce sens que c'est vidé de toute réfé­rence d'ordre surnaturel. Ce n'est plus le Dieu de Jésus­ Christ, c'est le Dieu d'un théologien. Ce n'est plus Jésus le Christ, le fils de Dieu. Non, c'est Jésus l'animateur, le rouage de la société. C'est une sécularisation, une profanation disons, de la réalité sur la­quelle le monde est construit. C'est une inversion, un replie­ment sur soi. C'est quelque chose qui est condamné à l'étouf­fement et à la mort. Donc, prenons bien attention à tout cela parce que ces ecclésiologies nouvelles peuvent dissimuler bien des hérésies en fait et des schismes.

 

Enfin, ce n'est pas de cela que parle l'Abbé Général, lui, c'est l'ecclésiologie qui s'est développée au Concile. C'est donc celle de Vatican II qui n'est pas en rupture avec la théologie antérieure, mais une évolution, une croissance de cette théologie.

 

          C’est pourquoi on trouve dans le texte du nouveau Code des principes théologiques issus de Vatican II et qui donnent le contexte des normes disciplinaires. Mutastis mutandis

 

Donc ça veut dire : devant être changé ce qui doit être changé. Etant changé, plutôt, ce qui doit être changé.

 

          Quelque chose d’équivalent a été fait dans les Nouvelles Constitutions..

 

Donc, nos Nouvelles Constitutions sont basées sur les principes théologiques issus de Vatican II.

 

          Aussi, il faudrait être attentif à ne pas succomber à la tentation de survoler les exposés spirituels pour aller voir directement ce qui en pratique se trouve permis ou défendu.

 

Donc, le permis ou le défendu n'est pas quelque chose d’arbitraire qui tombe ainsi comme un couperet de guillotine, ou comme une salve de mitraillette. Non, le permis et le défendu est fondé en théologie. C'est toujours relié au plan de Dieu sur le monde, sur chacun d'entre nous. Et la motivation spirituelle est indispensable pour que la pratique concrète de la vie soit justifiée et qu'elle soit vraiment épanouissante.

 

            En effet, ces éléments de spiritualité donnent souvent une clef d’interprétation pour les points plus juridiques.

 

Donc voilà le troisième danger qui peut être écarté si nous prenons garde de bien pénétrer les motivations d'ordre spirituel qui sont données à chaque prescription d'ordre ju­ridique.

 

            Un dernier danger que je voudrais souligner consisterait à regarder le texte d’un point de vue purement statique.

 

Cela veut dire que c'est un donné qui est là et qui de­meurera inchangé pour l'éternité.

 

          Nous avons tous tendance à rechercher la sécurité, ce qui est en soi assez légitime et normal. Mais il ne faudrait pas pousser cela trop loin.

 

Le règlement est sécurisant parce que au moins on sait ce qu'on doit faire. Donc, il ne faut pas trop vite changer. Il ne faut pas toucher. Il ne faut pas interpréter. Il ne faut pas adapter. Il ne faut pas laisser évoluer... parce que alors, on perd sa sécurité.

 

          L’Evangile nous montre que les pharisiens avaient recherché leur sécurité dans l’interprétation littérale de la Loi, ce qui les avait conduits à en devenir esclave et leur avait fait oublier le sens.

 

La Loi n'est pas faite pour nous réduire en esclavage, mais pour nous libérer. Donc les Constitutions doivent nous rendre plus libre intérieurement. Cela ne veut pas dire, encore une fois, qu'elles doivent ouvrir la porte à toutes les licences. Ce n'est pas cela ! Mais elles éduquent notre jugement, elles éduquent notre vo­lonté et elles nous introduisent dans notre véritable liber­té qui est celle même de Dieu. Donc, les Constitutions ne peuvent pas être regardées comme un texte purement statique. Il y a de la vie dans les Constitutions.

 

          Je ne veux pas dire que nous pourrions en arriver là, mais nous devons nous souvenir que c’est en Dieu que se trouve notre sécurité et notre confiance et non dans un texte quel qu’il soit.

 

C'est cela ! Les Constitutions sont libérantes. Elles ne sont pas étouffantes. Et c'est pourquoi nous devons bien pénétrer toujours le spirituel qui s'y trouve. C'est ça l'esprit de Vatican II, la nouvelle ecclésiologie ! Quand on dit nouvelle, c'est toujours un peu ambigu. Mais il s’agit de l'ecclésiologie qui est née en notre temps.

 

            Aussi ce texte doit être utilisé de façon intelligente et ouverte.

 

Intelligente et ouverte ? Cela veut dire que il doit être interprété d'une façon dynamique. Il doit favoriser le développement des mentalités, des personnes. Il doit être élargissant, dilatant et non pas rétrécissant et bloquant.

Non, un texte comme celui de nos Constitutions doit nous donner la joie de vivre et non pas être un empêchement à la dilatation de notre coeur. Les Constitutions sont l'interpré­tation de la Règle de Saint Benoît et de l'esprit de nos Pères pour aujourd'hui. Mais en l'an 2000, faudra-t-il revoir les Constitutions?

Je ne le pense pas. Les Constitutions sont assez larges et assez ouvertes pour permettre aux hommes de l'an 2000 de vi­vre d'après ce qu'ils seront. Pourquoi ? Parce que il y a toujours chez elles ce fon­dement spirituel qui, comme l'esprit est très souple, permet de comprendre le coeur de la pratique, de comprendre le coeur de la prescription juridique qui n'est pas faite pour barrer une route, mais pour indiquer la route qu'il faut suivre.

 

          Comme je l’ai dit plus haut, un texte peut aider à la formation d’un consensus communautaire, mais non pas d’une manière telle qu’il puisse être fermé à tout développement futur.

 

Je viens de dire cela !

 

          Notre interprétation doit être dynamique et non statique. C’est ce que nous suggère la Constitution n°4 paragraphe 3 en disant : « Où qu’ils soient, les cisterciens n’ont qu’une charité, une Règle et un mode semblable de vie.

 

Ce qui ne veut pas dire l'uniformité !

 

          Il revient à la communauté dans le dialogue avec les autres communautés de trouver les voies qui permettent une expression vivante dans sa propre Culture du patrimoine de l’Ordre, compte tenu des circonstances particulières, étant toujours sauves cependant les normes établies par le Chapitre Général.

 

Voilà, c'est très bien dit ! Les Constitutions doivent canaliser et diriger la vie et jamais ne l'étouffer. Cela a été un tour de force pour établir des Constitutions dans les­quelles des Européens, des Espagnols ( ils ne font pas enco­re partie de l'Europe du marché commun ), des Américains du Nord, des Américains du Sud, des Asiatiques et des Africains puissent se retrouver. Enfin, c'est arrivé !

Maintenant voilà, mes frères, c'est fini:

 

          Cette lettre ne vous parviendra qu’après le Nouvel An. Mais je puis vous assurer que j’ai fait mémoire de vous tous et de vous toutes aux différentes messes de Noël et que je prie pour que l’année qui vient soit pour tous bénie de Dieu.

 

Voilà, mes frères, la fin de la lettre de l'Abbé Géné­ral. Armés des directives qu'il nous a donné, nous allons reprendre à partir de dimanche prochain, si Dieu nous prête vie, l'étude de nos Constitutions.

Nous vivons déjà selon leur esprit. C'est certain ! Mais enfin, les étudier, les méditer est toujours un encouragement et un stimulant à mieux vivre, à vivre de façon plus intelli­gente, plus sage, à mieux apprécier la beauté de notre vie cistercienne et mieux comprendre aussi sa valeur pour l'Egli­se et pour le monde.

 

 

Règle : 33 : Avoir quelque chose en propre ?    11.03.85

 

          Beauté et splendeur de la pauvreté.

 

Mes frères,

 

Avec ce chapitre 33°, nous sommes sur un des hauts lieux de la Règle Bénédictine. Et de ce sommet où elle nous a conduits, notre regard découvre une vue panoramique de la vie monastique.

Et nous voyons que celle-ci s'efforce d'entrer dans la réalité de tout l'existant, qu'elle essaye de s'y couler pour faire du moine un être vrai, c'est à dire parfaitement adapté à Dieu, à l'ensemble du monde, un être en équilibre avec lui-même dans l'immensité du cosmos en face de Dieu, c'est à dire un être saint et beau.

Vérité, sainteté, beauté sont trois côtés d'une même réalité qui est cet homme devenu ce que Dieu veut faire de lui. La pauvreté ne doit pas être perçue comme quelque chose que nous pourrions assimiler à une privation ou à une gêne, à du négatif qui fait peur.

 

Je rappelle que pour Saint Benoît, la pauvreté c'est exactement l'absence de tout proprium, donc ne rien avoir en propre. J'irais même plus loin : ne rien être en propre ! C'est à dire ne pas vouloir être par soi-même, accepter d' être par un autre. Ce qui est le plus difficile.

Cette pauvreté telle que Saint Benoît la voit, elle n'est donc pas une frustration, mais elle est une joie immense et un bonheur infini à l'intérieur d'une découverte, la découverte de Dieu. Ce n'est pas une découverte intellectuelle, c'est une découverte au sein d'une communion, et d'une communion amoureuse.

Ce n'est donc pas le Dieu des philosophes, ni des théologiens. C'est le Dieu s'offrant à nous dans la personne de cet homme unique qui est Jésus le Christ, mais Dieu s'étant d'abord révélé par touches discrètes à notre cœur dans les prophètes, dans les saints, donc par des hommes à l'intérieur desquels il habite. Et puis il se présente à nous en personne, c'est lui dans cet être Jésus.

 

Mais attention ! Il ne s’agit pas ici, encore une fois, du Jésus de la théologie. Je dirais même encore une chose assez scandaleuse : ce n'est pas le Jésus de l'Evangile. Mais attention, il faut bien me comprendre ! C'est à dire, ce n'est pas un être folklorique, un homme qui accompli des miracles, un homme qui finalement meurt dans des conditions atroces pour ressusciter. Non, ce n'est pas l'intérieur d'un récit qui nous saisirait, voilà, qui nous enchanterait un moment, mais qui après nous avoir quelque peu distraits ne nous retiendrait pas.

Non, à l'intérieur de ces récits Evangéliques qui sont, disons, presque la façon la plus directe de connaître l'homme-Dieu Jésus, nous devons nous ouvrir à la réalité de sa Personne, c'est à dire entrer dans une relation qui est réponse à une avance qu'il nous fait. Donc, l'Evangile ne peut jamais être qu'un pont. Nous ne devons pas nous y arrêter.

C'est la personne même de Jésus que nous devons embrasser et à laquelle nous devons nous unir. Or, cela ne se fera qu'à travers le dépouillement d'une pauvreté de plus en plus grande jusqu'à ce que ce ne soit plus nous qui vivions, mais que ce soit lui qui vive en nous. A ce moment-là, l'union est achevée.

 

Et ce Dieu qui se révèle dans le Christ Jésus et aussi, comme je le rappelais, dans d'autres hommes qui sont devenus les temples de sa présence, les saints et les prophètes,  c’est Dieu lui-même, c'est à dire ce Dieu qui est l'origine et la plénitude de mon être personnel et de tout ce qui m'entoure. C'est Dieu qui est tout amour, qui est toute bonté, qui est toute beauté, lui qui comble, qui rassasie l'affectivité la plus violente de mon être, celui qui comble le cœur.

C’est ce Dieu qui est la lumière, une lumière qui est l'aliment de mon être, mais de mon être physique autant que de mon être spirituel. Et à l'intérieur de cette lumière qui est vraiment vie éternelle, c'est la richesse, c'est la puissance sans borne de Dieu qui s'offre à un homme. Mais voyons alors ce qui se passe.

Il y a à l'intérieur de cet homme un vide qui se fait. Tout ce qui n'est pas Dieu est expulsé, est chassé dehors. C'est un phénomène assez déroutant ! Je vais l'exprimer sous une image. C'est que la pauvreté est le lieu de la nuptialité entre Dieu et l'homme. Cela veut dire ceci : Dieu se donne au moine et le moine accepte le don que Dieu lui fait de sa personne, de son être. A ce moment-là, le cœur du moine est tellement ébloui, il est tellement étonné, enchanté que tout disparaît. Le monde entier disparaît pour lui. Et en même temps, à l'intérieur de cette disparition, le monde renaît et tout devient vivant.

 

Le moine se découvre en symbiose, en sympathie, en communion de vie avec les autres hommes naturellement, mais aussi davantage peut-être encore, avec la nature, avec les animaux quels qu'ils soient, les petits et les grands, ceux qui volent et ceux qui nagent, avec les plantes, avec les arbres, avec les fleurs, avec l'herbe, avec la nature qui est dite inanimée, la nature qui est construite, des montagnes, des collines, des vallées, des courants d'eau, des rochers, de la terre, enfin tout ce qui fait l'entourage dans lequel un homme peut vivre.

Maintenant, au moment de cette nuptialité entre Dieu et. l'homme, spontanément, naturellement, sans même que ça fasse l'objet d'une réflexion ni d'un acte volontaire, tout devient, tous ces êtres commencent à vivre. Mais réellement ils vivent. Ils bougent, ils ont une voix, et ils commencent à dire qu'ils existent par Dieu et pour lui.

C'est ce que les prophètes ont si bien expliqué dans ces Cantiques que nous chantons, le Cantique des Créatures, les Cantiques de l'Office de Laudes, à la fin, où vous avez tout qui commence à parler, tout est invité, et tout répond. Pour nous, ça va peut-être nous paraître parfois artificiel, mais pour le moine parvenu ainsi à la rencontre et à la vision de Dieu, c'est tout naturel. Car vraiment, mais réellement, il n'y a rien dans le monde qui soit inanimé, c'est à dire qui ne soit pas habité par la puissance créatrice, et réformatrice, et transfiguratrice de Dieu.

Il voit déjà l'instant, mais un instant d'éternité, où Dieu est tout en toute chose. C'est déjà arrivé pour lui. Et ça arrive comme ça arrive à l'intérieur de lui, il le sait, ça arrive à l'intérieur du monde. Si bien que la création entière devient le temple de Dieu et devient acclamation d' adoration de Dieu.

 

Voilà, mes frères, ce que j'entendais par cette nuptialité dont le lieu est la pauvreté. Car, à ce moment-là, le moine ne possède absolument plus rien en propre : ni rien d'extérieur, ni son être personnel, ni comme dit ici Saint Benoît, ni son corps, ni sa volonté. Il est entièrement devenu  lui-même le temple de Dieu, un seul esprit, une seule lumière avec le Christ ressuscité. Voilà la beauté et la splendeur de la pauvreté !

Mais elle est elle-même à la fois l'objet d'une recherche, d'une progression et d'un cadeau, un cadeau qu'on reçoit de Dieu. Il y a toute une éducation à faire de la pauvreté. Et dans la vie monastique, cela se traduit par une éducation à la foi, à la contemplation et à l'amour. Une éducation à la foi ? Il faut apprendre à percevoir derrière la brutalité, le caractère brut et brutal des choses, et des événements, et des personnes, apprendre à percevoir une autre réalité qui est Dieu dans son amour et dans sa beauté.

C'est cela la foi ! C'est une nouvelle façon de voir les choses, de les entendre, de les accepter, de les assimiler et d'entrer en rapport, en relation, en dialogue, en communion avec elles. C'est tout un apprentissage. Mais pour cela, il faut renoncer à sa façon trop humaine et trop naturelle encore de sentir et de juger. Ce sera donc par là même une éducation à la contemplation.

 

Donc ce regard nouveau qui voit l'invisible, et une éducation à l'amour ! Car à ce moment-là, on respecte tout. On respecte les hommes, on respecte les choses. On se découvre parent. On se découvre frère. On se découvre familier, de la même famille. Mais ça va plus loin que la famille de frère-homme, c'est aussi une fraternité avec tout environnement.

Voyez l'importance de soigner, d'entretenir l'environnement dans un monastère. Il ne faut pas à la légère abattre, couper un arbre, arracher une plante. Non, tout doit se faire avec respect, tout doit se faire en se disant que l'univers doit être un paradis et que notre devoir dans le monastère, c'est d'aménager notre petit royaume qui est le Royaume de Dieu en un paradis, mais aussi un paradis matériel. Tout doit être beau.

Mes frères, l'obéissance elle-même est une éducation à la pauvreté. Il faut renoncer, comme le dit Saint Benoît, à ses vouloirs propres. Nous ne faisons pas vœu de pauvreté, nous. Cela fait partie de nous cette pauvreté. Donc cette absence de proprium, c'est la fleur de l'obéissance. Un moine obéissant entre dans ce dépouillement et il recueille alors en lui toute la plénitude, toute la richesse de Dieu.

 

Voilà, mes frères, je pense que ça suffit pour ce soir. Avec cela, nous serons encouragés pour marcher ensemble - il ne faut pas qu'il y en ait qui traîne - à marcher ensemble vers ces beautés qui nous attendent et qui sont déjà dès maintenant notre partage.

 

 

Règle : 34 : Recevoir également le nécessaire.  12.03.85

 

          Vivre en pauvre.

 

Mes frères,

 

La pauvreté, telle que l'entend Saint Benoît et toute la tradition monastique avant lui et après lui, ne doit pas être assimilée au dénuement. Le moine a des besoins élémentaires essentiels qui exigent impérativement d’être satisfaits. Ils ont trait à sa vie d'homme : c'est la nourriture, le vêtement, le chauffage, l'instruction, la formation comme on dirait aujourd'hui, et bien d'autres encore.

Ils ont trait aussi à sa vie de fils de Dieu. C'est la prière, c'est la Lectio Divina. Il doit avoir à sa disposition des instruments qui lui permettent de nourrir sa vie intérieure. il doit disposer du temps nécessaire pour se placer devant Dieu, être uniquement pour Dieu en laissant de côté tous ses soucis.

Tous ces besoins sont donc essentiellement de nature biologique. Ils ont trait soit à la vie de ce monde-ci, soit à la vie du monde à venir. Mais ces deux univers ne sont pas compartimentés, cloisonnés, étrangers l'un à l'autre. Au contraire, il y a entre eux interpénétration et dialogue constant. La figure de ce monde passe, nous dit l'Apôtre. Et c'est vrai. Cela veut dire que la figure du monde se transforme. Mais c'est toujours le même monde. Il ne doit pas être anéanti mais métamorphosé, transfiguré.

 

Vous en avez peut-être déjà fait l'expérience vous-mêmes ? Si vous avez connu quelqu'un au cours de vos études, à l'école primaire par exemple, et vous le revoyez 30 ou 40 ans après, mais vous ne le reconnaissez pas ! Il doit dire : « Je suis un tel, on était dans la même école. » Oui ! Il faut le croire parce que on ne le reconnaît pas. La figure a changé, son aspect a changé, et pourtant c'est toujours le même garçon.

Il en est ainsi, mes frères, de ce monde que nous connaissons et du monde à venir qui est en train de se construire à l'intérieur de cette matière que nous travaillons tous les jours. Le moine est un paquet de chair, un petit paquet de chair qui doit être spiritualisée. Tout véritable spirituel est toujours incarné. Nous ne devons pas oublier cela. C'est  la caractéristique principale, la note essentielle du Christianisme. Dieu s'est fait chair.  Tout véritable spirituel se rencontre dans la matière, dans la chair. J'entends la chair dans le sens noble du terme. Ce qui est désincarné n'est pas vrai. Ce n'est pas vrai, c'est de l'illusion !

 

          C'est une grande richesse pour nous cela, mes frères, et un puissant encouragement. Nous avons alors le sentiment d'être biens. Nous sommes à notre aise dans notre chair d'homme. Nous ne la méprisons pas. Nous la disciplinons, certes, nous ne la laissons pas s'évader, divaguer, dégénérer. Non, mais c'est cette chair qui un jour verra le Christ face à face. Elle peut déjà commencer à le percevoir et à l'apercevoir maintenant. Mais plus tard, ce sera comme dit Saint Paul : sans aucun voile.

Mais la pauvreté alors, la vraie pauvreté qui n'a rien à faire avec le dénuement, elle est d'abord et surtout une disposition intérieure de liberté. Cela signifie que les énergies du moine, surtout ses énergies affectives, celles qui ont trait à la faim et à la soif de son cœur, elles sont toutes orientées vers la fin  ultime de toute existence humaine qui est la rencontre de Dieu, la divinisation, et la glorification de ce Dieu avec lequel on ne forme plus qu'un seul esprit.

Lorsque le moine est ainsi entièrement libre par rapport à ce qui l'entoure, que son seul objectif c'est de rencontrer Dieu, qu'il est - mais entièrement - saisi, possédé par cet amour de Dieu - j'ai expliqué cela hier, je ne vais pas y revenir - à ce moment-là il n'y a plus en lui aucun transfert indu vers des objets étrangers à Dieu ou au vouloir de Dieu.

 

Et c'est dans ce sens-là qu'il est libre, et qu'il est pauvre. Car il n'y a plus rien en dehors de Dieu qui attache, ou qui enchaîne, ou qui attire son cœur. C'est donc un homme satisfait. Il n'y a plus de distorsion en lui vers l'inutile ou le superflu. L'inutile, c'est ce qui ne sert pas à marcher vers Dieu. Le superflu, c'est ce qui alourdit, c'est ce qui encombre la marche vers Dieu. Voyez, nous sommes dans la véritable pauvreté.

Et cette pauvreté, elle doit être vécue de façon identique par tous, mais très personnalisée. Car chacun à l'intérieur du monastère, comme à l'intérieur de l'Eglise, et à l'intérieur de l'univers, chacun a sa vocation propre et sa mission propre. Et ce n'est pas interchangeable, car Dieu nous a créés pour telle mission. C'est en vue d'elle qu'il a prévu pour nous telle structure physique, psychologique, intellectuelle, spirituelle. Nous portons un nom, un seul nom. Il n'y a pas deux noms pareils dans l'univers. Il pourra y avoir des milliards et des milliards d'êtres humains, chacun portera son nom. Chacun est une personne, et on ne peut pas prendre la place de son voisin.

Et c'est pourquoi, ce dépouillement, cette pauvreté, cette liberté doit être vécue de façon très, très personnelle mais pourtant identique pour chacun. Identique donc dans son essence, mais vécue par une personne. Nous avons déjà là le grand principe de la diversité dans l'unité. Un égalitarisme uniformisant n'est donc pas de règle dans le Royaume de Dieu.

 

Si bien que dans le monastère qui est une cellule de ce Royaume, chacun - comme le dit Saint Benoît - devra recevoir selon sa vocation personnelle, selon sa mission, autrement dit : selon ses besoins. Car les besoins qui sont attachés à la personne sont toujours en vue de cette mission, de cet objectif vers lequel la personne tend par sa route à elle. Il y en a qui ont besoin davantage, d'autres ont besoin de moins de choses.

Il faut donc veiller à ce que celui qui a besoin de peu ne regarde pas vers le voisin qui lui reçoit davantage parce que il a davantage de besoins et qu'il ne commence pas à en être jaloux. A celui-là, on lui donne ceci et cela, et moi ? Pourquoi pas à moi ? A ce moment, il est en dehors de la pauvreté.

De même celui auquel on donne davantage parce qu'il est, comme dit Saint Benoît, plus faible. Oui, mais celui-là il ne doit pas s'enorgueillir et dire : Oui, mais moi ça va bien, je suis bien avec l'Abbé. Et ça se voit puisque il me comble. Je reçois plus que les autres, donc c'est que je vaux plus que les autres. Non, au contraire il doit s'humilier parce que c'est la preuve qu'il est plus faible que les autres. En fait, c'est parce que il a une autre mission à remplir. Il est structuré autrement.

 

Mes frères, vous voyez quelle sagesse dans cette Règle de Saint Benoît. Il y a encore d'autres endroits où Saint Benoît en parle. Mais quand nous y arriverons, ce sera peut- être l'occasion de le signaler encore. Mais cette harmonie, cette paix, cet équilibre à l'intérieur d'une communauté où chacun reçoit selon ses besoins, cela exige une collaboration confiante entre l'Abbé et les frères, une ouverture. Il faut que l'Abbé puisse connaître chacun et qu'il puisse juger des besoins de chacun.

Alors les autres le sachant, mais ils ne sont pas jaloux. Et ils trouvent ça normal parce qu'ils participent, ils ont conscience de participer à la grâce de l'Abbé qui ne peut jamais rien faire tout seul. Et cela exige aussi un grand esprit de foi et une charité fraternelle vivante et fervente. Nous devons pouvoir nous aimer. Nous devons nous regarder non pas comme des sujets de consommation, mais comme des fils de Dieu en voie de croissance.

Et chacun étant parfait dans ce qu'il est, complet dans ce qu'il est, devient de plus en plus une étoile. Comme nous le dit l'Apôtre aussi : dans le ciel, il y a une multitude d'étoiles, mais chacune est différente de l'autre en clarté.

 

Voilà, mes frères, retenons cette image, si vous le voulez bien. Nous sommes dans ce Royaume de Dieu des étoiles. Et nous avons chacun notre lumière, chacun notre beauté. Et n’allons pas penser, nous imaginer que notre beauté à nous est sublime par rapport à celle des autres.

Non, chaque beauté est parfaite mais, nous devons veiller à ne jamais la ternir par des pensées étrangères. Et là encore est le signe de la véritable pauvreté lorsqu’on est pris par ce désir de devenir pur, de devenir toujours plus beau sous le regard de Dieu et pour son bonheur.

 

 

Règle : 35,1-20 : Des semainiers de la cuisine. 13.03.85

 

          Etre au service les uns des autres.

 

Mes frères,

 

Comme je vous le disais hier, l'Abbé ne sait rien faire seul. Il a besoin de l'aide des frères pris individuellement et collectivement. Et ça se comprend, nous formons un Corps. Si l'Abbé est la tête, ou le cœur, ou l'âme de ce Corps - comme on veut - il est totalement inopérant si les membres de ce Corps ne répondent pas, s’ils n'agissent pas chacun à leur place selon la destination qui est la leur, selon la mission qui leur est assignée.

Chaque frère a donc part à des degrés divers au charisme de l'Abbé, à la grâce de l'Abbé. Or, ce charisme, cette grâce n'est rien d'autre que le service. L'Abbé tient dans le monastère la place du Christ. Or le Christ est venu non pas pour être servi, mais pour servir et pour donner sa vie en rançon pour la multitude.

L'Abbé dans le monastère est donc le premier et le plus grand des serviteurs, ou le plus humble des serviteurs, comme vous voulez. Mais l'humilité étant ici le sommet. Il est le serviteur. Et les frères qui participent, eux, à cette grâce de service qui est celle de l'Abbé devront, comme le dit Saint Benoît ici en tête de son chapitre, ils devront se servir mutuellement.

 

Ici aujourd'hui, Saint Benoît rappelle les services de la préparation des repas. Saint Benoît est toujours très concret dans ce qu'il nous dit. Mais il ne limite pas ce service à la cuisine, ni au réfectoire, il l'étend à tous les aspects de notre vie. Et nous le trouvons naturellement dans d'autres endroits de la Règle. Et vous savez que à l'occasion je le rappelle et j'y insiste.

Mais enfin, ici il s’agit de la cuisine. Il est nécessaire de présenter aux frères une nourriture saine, abondante, appétissante, fortifiante pour que les corps soient en bonne santé et que dans cet organisme en bonne condition règne un esprit sain qui, lui aussi, est clair, qui est éclairé, qui est lucide, qui est vif. C'est l'adage bien connu : un esprit sain dans un cœur en bonne santé.

Mais cette nourriture pour notre corps périssable est le signe d'une autre nourriture qui, elle, est destinée à la vie éternelle. Et cette nourriture, c'est l'amour. Il est impossible à un homme de vivre sans être aimé, beaucoup plus que d'aimer. S'il n'est pas aimé, il ne saura pas aimer lui-même. Si un homme n'est pas aimé, il dégénère psychiquement et parfois même physiquement. C'est indispensable ! Il s’agit là, alors, d'un amour naturel, rien que cela.

 

          Mais alors, cette caritas, cette nourriture que nous devons dispenser dans notre communauté, que nous devons mettre il la disposition de chacun de nos frères, c'est comme le dit l'Apôtre encore : une caritas non ficta, une charité sincère, non feinte, qui est la vigueur, le dynamisme, la puissance de l'Esprit Saint en nous. Et cela déborde de nous et cela rayonne sur les autres.

 

Voilà, mes frères, le tout premier, le tout grand service : c'est celui de l'amour que nous nous devons les uns aux autres. Et cet amour attentionné, respectueux, le frère doit l'expérimenter. Il doit sentir, il doit faire l'expérience presque tous les jours qu'il est aimé tel qu'il est, gratuitement, pour lui-même, sans arrière pensée d'exploitation ni d’asservissement.

Non, il doit sentir que c'est gratuit. On est à son service, à sa disposition. Tel doit être l'Abbé, mais aussi tel chacun des frères doit essayer de vivre. Il y a mille moyens de donner a ses frères cette nourriture de l'amour. Je laisse votre cœur les chercher et les deviner. Mais cela doit s'exprimer dans le regard, dans la parole, dans l'attitude, dans le geste, dans la démarche. Le frère doit se sentir respecté, estimé, aimé. Il doit pouvoir demander sans crainte.

Il doit pouvoir aussi s'offrir sachant qu'il sera accueilli tel qu'il est, avec ses défauts - vous comprenez bien ! - avec ses limites, avec ses vices peut-être ? Mais parce que ses vices vont se dissoudre à l'intérieur de cet amour. Il n'y a rien qui puisse résister à l'amour. Le purgatoire dans l'au-delà - n'essayons pas de l'imaginer - le purgatoire, ce n'est rien d'autre qu'un endroit où on est aimé par ce feu purificateur qui est l'amour, qui est Dieu lui-même, Dieu qui est amour.

 

Voilà, mes frères, un petit mot pour ce soir. Et tout cela à partir de ce que Saint Benoît nous dit ici pour commencer ce chapitre : fratres sibi invicem serviant. C'est un souhait : Que les frères soient au service les uns des autres. Je sais que ici dans notre communauté nous n'avons pas à nous plaindre à ce sujet. Mais il y a toujours des progrès à faire. Et surtout, nous devons être attentifs pour ne pas nous relâcher.

 

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Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           17.03.85

 

          11. La communauté monastique.

 

Mes frères,

 

Après avoir écouté et fait nôtre le message du Père Abbé Général, nous allons reprendre la lecture et l'étude de nos Constitutions. Nous avons vu jusqu'ici que le moine se liait à Dieu par des voeux émis en public face à l'Eglise locale, face aussi à l'Eglise universelle.

Ces voeux lient le moine à Dieu. Mais Dieu de son côté s'engage à donner au moine un coeur pur et un visage nouveau qui permettra au frère de participer toujours davantage, avec toujours plus de fruit et toujours plus de bonheur à la vie même de Dieu jusqu'à voir Dieu, et à la fin de sa vie être plongé dans l'océan Trinitaire et participer à la résurrec­tion des morts.

 

          Cette consécration monastique se manifeste à l’extérieur, aux yeux de tous, par le port d’un habit et elle se vit en communauté fraternelle.

 

C'est à cet endroit que nous sommes arrivés. La Consti­tution 14 nous dit que :

 

          La communauté forme un seul corps dans le Christ. Chacun des frères, partageant avec les autres les dons spirituels qu’il a reçu de la grâce multiforme de Dieu, apporte à l’édification de la fraternité une contribution précieuse.

 

La communauté forme donc un seul corps. Elle n'est pas une juxtaposition d'éléments disparates qui seraient unis de l'extérieur. Non, c'est un organisme animé de l'intérieur. Et l'âme de la communauté monastique n'est rien moins que Dieu, c'est à dire plus précisément l'Esprit de Dieu qui est amour. Et c'est beaucoup plus qu'un ciment.

 

On voit aussi souvent la communauté comme l'Eglise, sous la forme d'une construction bien assemblée avec des pierres les unes sur les autres formant un bel édifice. C'est vrai, mais c'est une image encore assez statique, immobile.

Non, c'est un corps qui agit toujours en tant que corps. Cela veut dire que ce corps de la communauté est présent en chacun des frères. Nous vivons réellement les uns des autres. Et nous nous recevons réellement les uns des autres. Nous ne devons jamais oublier cela. Ce qui est premier dans la réali­té de l'existant, c'est la communauté, ce n'est pas le frère. Le frère se reçoit de la communauté.

Cette présence de tous en chacun et de chacun en tous, c'est une grâce que nous ne comprendrons réellement que plus tard lorsque nous serons ressuscités d'entre les morts. Et à cette heure-là qui sera l'heure de la manifesta­tion plénière du Christ et de Dieu, nous verrons que dans la réalité la plus belle du mot, nous formons un corps.

 

Aussi longtemps que nous sommes dans notre situation ac­tuelle qui est tout de même assez limitée, nous devons le croire. Nous devons donc faire un effort, cela ne nous de­viendra naturel que plus tard. Et pourtant, nous devons déjà maintenant nous efforcer de croire à cette réalité et d'en vivre. Il est vrai que nous en vivons sans le savoir. Mais si nous en avons conscience, c'est beaucoup plus intéressant.

Pourquoi ? Mais parce que nous regardons les autres au­trement. Au lieu de les voir comme des concurrents ou bien comme des adversaires... J'emploie ceci sans y ajouter une no­te péjorative. Je le prends dans le sens étymologique comme des hommes qui sont en face de nous: des adversaires. Cela ne veut pas dire qu'on s'affronte.

Donc, lorsque nous cessons de voir les autres de cette manière, nous commençons à nous reconnaître en eux, et à les reconnaître en nous. Nous sentons la vie commune qui nous meut. C'est une expérience d'ordre contemplatif, ceci, et d'ordre mystique. C'est à cette condition qu'il devient aisé de donner sa vie pour les autres. Parce que, lorsque je donne ma vie pour le frère, je me récupère d'une certaine façon.

 

C'est à dire que je la donne à moi-même lorsque je la donne au frère. Et lorsque j'accueil­le le frère dans ma vie, je fais prospérer ma propre vie puis­que je vis déjà dans ce frère. Il y a donc là une multiplication de vie, un gonflement, une dilatation de vie qui est une prédégustation de la vie éternelle. Voilà, mes frères, ce qu'est la communauté et ce que nous sommes, c'est grâce aux autres.

Mais en même temps, si la communauté agit toujours en tant que corps, en même temps chacun à l'intérieur de cette communauté est unique. Chacun a ses charismes, chacun a ses dons, chacun a sa mission. Et tout est partagé dans le secret des profondeurs, là où seul le regard de Dieu peut admirer cette merveille.

Mais c'est partagé aussi dans le public des relations fraternelles au moment de l'Opus Dei, dans le travail, dans les rencontres, enfin dans tout ce qui nous permet de vivre réellement, concrètement, matériellement, spirituellement, intellectuellement. Chacun met ce qu'il est au service des autres. C'est ce que nous explicite la Constitution : Partager avec les autres les dons spirituels qu’on a reçu de la grâce multiforme de Dieu. On ne peut pas tout avoir pour soi tout seul.

 

Mais à l'intérieur de ce corps qu'est la communauté, le charisme de l'autre est mon bien propre. Et je ne peux rien garder pour moi. Nous retrouvons ici cette pauvreté qui est le lien de la communauté, et le lien de la communauté et du moine avec Dieu. Je n'ai rien de moi. Je reçois tout de Dieu et je reçois tout des autres. Je ne cache rien pour moi. Non, je mets tout à la disposition de Dieu et à la disposition des autres. Voilà mes frères la vie fraternelle.

Le deuxième point de cette Constitution nous dit ceci :

 

            L’équilibre fondamental de la vie cistercienne entre l’œuvre de Dieu, la prière et la Lectio, le travail manuel, se réalise selon les dispositions, la formation, les étapes de la vie de chacun. L’Abbé doit discerner et mesurer toute chose en sorte que chaque frère puisse croître dans la vocation cistercienne.

 

Cela veut dire ceci : C'est que le devoir de tout Abbé, c'est de veiller à la croissance de chacun à l'intérieur de sa vocation. Je dis bien à l'intérieur de sa vocation : d'abord de la vocation cistercienne, donc pas à côté de la vocation cistercienne ; mais aussi à l'intérieur de sa voca­tion personnelle, car chacun, encore une fois, a reçu ses dons de Dieu.

Il y a d'abord des étapes de croissance dans une vie spirituelle. Il faut donc que l'Abbé soit très ouvert à cette réalité. La vie communautaire, ce n'est donc pas une unifor­mité qui écrase les hommes ou qui les étouffe. Non, c'est bien plutôt une adaptation souple aux potentialités de chacun. L'Abbé ne peut pas se substituer à Dieu. Au contraire, il doit être à l'écoute de ce que Dieu lui dit par une mul­titude de petits signes au sujet de chacun des frères, pour alors incarner le vouloir de Dieu sur chacun. C'est donc sans cesse fluctuant.

 

Il n'y a pas d'immobi­lisme là-dedans : c'est la vie. Et la vie, elle n'est jamais, jamais la même. Combien de fois sur une journée, et même sur une heure, sentons-nous en nous-mêmes les changements qui s'y opèrent. L'idéal, c'est donc une collaboration confiante, intel­ligente et humble entre l'Abbé et les frères, mais c'est un idéal. Nous sommes tous des pécheurs. Nous sommes tous habi­tés par une peur qui va engendrer en nous la méfiance. On n'ose pas se donner les uns aux autres. On a peur. C'est cela le péché. Enfin, on essaye malgré tout de progresser vers cet idéal de collaboration confiante, parfaite.

Mais du côté de l'Abbé. lui il ne peut pas y échapper. Il doit toujours être attentif à ne pas sacrifier un frère aux intérêts de la communauté, et veiller à ce que la commu­nauté profite des progrès de chacun. C'est donc un équilibre qu'il doit toujours, toujours chercher. Mais ma foi, c'est son devoir. Il doit faire preuve d'un grand discernement, oui, d'une inaltérable patience. Il ne faut pas vouloir pousser les gens pour pouvoir accélérer le mouvement. Non !

Il faut s'adapter au rythme de Dieu qui est toujours un rythme de lenteur. Dieu, il a l'éternité devant lui, dirait-­on, même si nous-mêmes nous sommes très limités à l'intérieur de notre existence. Quelques années qu'est-ce que ça repré­sente ? Mais non, Dieu est toujours très patient dans son tra­vail, et cela exige donc de l'Abbé un grand oubli de soi, un très grand oubli de soi. Il ne peut pas vivre pour lui. Il ne peut pas se laisser guider par des préjugés. Il doit avoir en lui, pour bien faire, un instinct spi­rituel qui est l'instinct de l'Esprit Saint qui lui dit : le moment n'est pas encore venu...ou tout à coup : c'est l' heure !

Il y a un Statut à cette Constitution qui nous dit que :

 

          L’Abbé, après avoir entendu son Conseil, peut permettre à un frère de mener la vie érémitique. L’ermite demeure soumis à l’Abbé.

 

Attention ! La vie érémitique, ce n'est pas de la fan­taisie. Ce doit être le fruit d'un appel certain. Ne peut pas être ermite le premier venu. Comme le dit Saint Benoît, ce ne peut être qu'un homme appelé par Dieu à cela, mais un homme qui est capable de lutter seul contre les vices de la chair et des pensées. Donc, un homme qui est déjà très loin dans la vie spirituelle, dans la vie de relation intime avec Dieu.

Mais pour en être assuré, parce que ici, l'Abbé doit prendre deux précautions plutôt qu'une, il lui prescrit pour conforter son propre jugement de prendre l'avis du Conseil. Si le Conseil est unanime pour dire : voilà, ce frère vrai­ment est capable de vivre la vie érémitique. Il n'y a pas d'illusion dans ce frère. A ce moment-là, on peut lui permettre de faire cette expérience qui sera alors bénéfique aussi pour le Corps de la communauté.

 

Voilà, mes frères, voyez : nous avançons tout doucement dans l'étude de nos Constitutions. Et vous remarquez que, comme le Père Abbé Général l'a bien dit : elles sont très riches. Elles sont puissantes parce que on y découvre l'in­fluence de Dieu, on y découvre le souffle de l'Esprit qui donne un sens à tout ce que nous vivons, à toutes nos obser­vances.

Et pour cette fois-ci, retenons que nous formons un seul Corps, que nous avons une seule âme, que nous vivons les uns dans les autres, que nous nous recevons les uns des autres, que c'est cela notre richesse, la beauté de notre vie et déjà un avant goût de la vie éternelle.

 

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           23.03.85

 

          12. La réconciliation.

 

Mes frères,

 

La communauté monastique est un organisme vivant soumis aux assauts des intempéries et aux attaques des virus. Elle n'est pas dans un état de stabilité statique, ni d'équilibre parfait, mais elle grandit, elle se développe, elle est sujet­te à des maladies, elle traverse des crises.

Elle est aussi une armée qui combat contre les vices et contre les démons. Chacun y reçoit des coups et des blessures. Il est donc nécessaire que l'unité de la communauté, c'est à dire sa santé et sa force, soit protégée, soit réparée et soit rééquilibrée.

Et à cet effet, un effort constant de réconciliation avec Dieu et avec les frères doit être soutenu par chacun à l'intérieur de la communauté. C'est ce que nous dit la Cons­titution n°15.

 

            Le maintien de l’unité entre les frères n’est assuré qu’au prix d’un effort mutuel sincère de réconciliation. Aussi, pour écarter de la communauté les épines de scandale, les frères ne se réservent pas un temps pour la colère, mais rentrent en paix dès que possible avec qui est en désaccord.

 

Vous reconnaissez ici les allusions très nettes à la Règle de Saint Benoît. L'unanimité des coeurs et des esprits doit être préservée en évitant d'abord toute occasion de dis­corde. Il est nécessaire que chacun des frères s'oublie, qu'il pratique la patience, qu'il donne la préférence aux autres.

Personne ne doit s'imaginer avoir perpétuellement raison. Le point de vue qui est le mien est toujours partiel. Je n'ai pas une intelligence divine qui englobe absolument toutes les situations, qui en voit les moindres détails, qui peut en établir une synthèse rigoureusement exacte. Non, je suis un homme limité dans l'étroitesse de mon être.

Il est donc très bon, il est nécessaire, il est indispen­sable que mon frère, que mes frères corrigent mon point de vue, qu'ils le complètent. Et c'est l'ensemble des approches qui va constituer une vérité meilleure. L'unanimité de la com­munauté sera donc le fruit de l'humilité de chacun. Mes frè­res, nous devons là toujours être en éveil !

 

L'unanimité des coeurs et des esprits doit aussi être restaurée sans tarder lorsque elle a été blessée : avant le coucher du soleil ! Oui, cela doit se faire tout de suite. Il ne faut pas permettre à la déchirure de s'agrandir et à la blessure de s'envenimer. Qui est coupable lorsqu'un éclat surgit entre deux frè­res ? On est tous les deux coupable, et celui qui offense, et celui qui est offensé, toujours ! Le juge suprême qui est Dieu nous renverra toujours dos à dos.

Celui qui était sans péché, celui qui n'avait absolument rien à se reprocher, qui était parfaitement innocent, pur et humble, le Christ, lui, il n'a rien dit lorsqu'il a été con­damné. Vous savez, ce grand mot : Jesus autem tacebat, Jésus, lui se taisait. Il a pris sur lui le péché des autres qui pensaient, eux, avoir raison. Il l'a pris sur lui. Et le prenant sur lui, il les en a débarrassé.

Mes frères, accepter l'offense qu'on nous fait, mais c' est en soulager l'autre. Et si par hasard la réconciliation était impossible - imaginons, imaginons cette situation impos­sible ! - elle aurait tout de même lieu dans le secret de Dieu. Car j'aurais débarrassé le frère de son péché en prenant sur moi cette faute. Voilà, mes frères, restaurer sans tarder l'unité lorsque elle a été froissée.

Il est dit aussi :

 

            Les frères ne se réservent pas un temps pour la colère, mais ils rentrent en paix dès que possible avec qui est en désaccord.

 

Il n'y a rien de plus contraire à l'Esprit de Dieu que la rancune. Et ça je pense que la rancune, c'est un péché grave. je ne dirais pas un péché mortel, mais un péché sé­rieux. Car la rancune, c'est le refus de construire, c'est le refus de vivre, c'est le refus de permettre à l'autre d'être vrai.

C'est pourquoi Saint Benoît a prescrit que tous les jours, le matin à l'Office de Laudes, le soir à l'Office des Vêpres, l'Abbé seul va chanter le Notre Père pour que les frères soient attentifs à ces paroles : Pardonne-nous comme nous­-mêmes nous pardonnons. Si donc je garde rancune, si je ne pardonne pas, à ce moment-là mon compte est réglé. Rien, rien, rien chez moi ne sera pardonné. Je devrais donc payer tôt ou tard jusqu'au dernier sou.

 

Voilà, mes frères, n'oublions pas cela. Le moine est un homme qui n'a aucune rancune, qui ne garde rien derrière la tête. C'est un homme qui oublie tout ce qu'on lui fait. Pourquoi peut-il faire cela ? Mais parce que il ne vit plus entièrement sur la terre. Il a déjà son coeur dans le ciel là où il n'y a plus que l'amour, là où on est chez Dieu, où on est dans la lumière. Et le frère qui l'a offensé il le voit déjà dans cette lumière.

Voilà, mes frères, ce que nous dit cette Constitution. Et il y a un Statut à cela :

 

          Dans un esprit évangélique, les frères s’entraident par une correction humble et discrète. La communauté détermine la manière d’agir qui lui convienne en ce domaine.

 

          La correction fraternelle humble et discrète, elle peut s'opérer de deux manières :

D'abord, en se reconnaissant soi-même faillible. Oui, je serai beaucoup plus indulgent à l'autre si je connais ma pro­pre faiblesse. Et cette correction, je la ferai dans un es­prit de vraie charité fraternelle. Non pas pour offenser l'autre, non pas pour me faire apparaître meilleur que l'autre, moi qui vait le reprendre, mais dans un esprit de vraie cha­rité en me mettant à son service, en me reconnaissant infé­rieur à lui en vertu.

Il faut se faire pardonner, toujours se faire pardonner avant lorsqu'on doit faire une remarque à quelqu'un d'autre, même si on n'a rien. Je veux dire il faut être tellement humble, que l'autre soit heureux de recevoir la remarque que on lui adresse. Cela peut se faire en privé ? Oui, si un frère parmi la communauté voit un autre qui fait à répétition quelque chose qui ne doit pas être fait - l'autre ne le sait peut-être pas, ne le remarque peut-être pas - il faut le lui dire discrète­ment, humblement. C'est cela la véritable fraternité ! Il faut pouvoir se parler.

Attention! Encore une fois, ce n'est pas lui jeter ses quatre vérités à la figure. Attention, non ! Ici, c'est un frère. Il faut lui dire : attention, il me semble que ceci ou cela, ce n'est pas tout à fait comme ça. Le dire, mais à l'intérieur de ces paroles, le frère doit sentir l'amour et doit sentir l'humilité.

 

Cela peut se faire aussi en public. C'est donc ce qu'on appelait autrefois le Chapitre des Coulpes, ou le Chapitre des Proclamations. Autrefois, c'était devenu une formalité. Par série de quatre, ça se faisait ainsi toujours la même chose. Non, le véritable Chapitre des Coulpes, la correction fraternelle communautaire comme on le dit maintenant, ça prend une autre forme et ça existe dans beaucoup de monas­tères. Mais cela doit se faire selon certaines dispositions qui sont mises au point par la communauté.

Mais d'abord, tout d'abord, il faut pour cela un local approprié. Cela ne peut pas se faire ici, par exemple. Je ne peux pas entendre quelqu'un dans mon dos qui va me dire: attention, il me semble que le frère un tel n'est pas tout à fait dans le droit chemin. Non, il faut pouvoir regarder celui qui parle, pouvoir l'écouter aussi par les yeux. Parce que l'attitude du frère qui parle est aussi éloquente que les paroles qu'il prononce.

Donc, mes frères, si nous devons reprendre un jour cette correction fraternelle dans une réunion communautaire, ce sera lorsque nous aurons un local qui s'appelle vraiment un Chapitre. Mais ce n'est pas encore pour cette année. Et en attendant, prenons patience !

 

Le numéro 2 de cette Constitution nous dit ceci :

 

          Les frères confessent chaque jour à Dieu  dans la prière leurs péchés et  s’approchent fréquemment du sacrement de réconciliation.

 

Ici, voilà, il faut se confesser à Dieu chaque jour. Nous avons deux fois par jour l'examen de conscience, avant le dîner et après l'Office de Complies. C'est l'occasion dans la prière de s'excuser devant Dieu pour les erreurs qu'on a commises. Et aussi dans le courant de la journée, quand ça nous échappe.

Voilà, nous quittons le réfectoire par exemple, et au moment où j'ouvre la porte, il y en a un autre qui entre. On tombe nez à nez. Mais on va dire : pardon, excusez-moi ! Ou un petit geste, un petit sourire qui montre que, voilà on a évité un accident.

Il faut faire la même chose avec Dieu. Lorsque quelque chose nous a échappé, mais tout de suite disons à Dieu : pardon, excusez-moi. C'est ça apprendre à vivre avec Dieu. Dieu est une personne, ce n'est pas un règlement. Non, c'est une personne avec laquelle on vit. Et voilà, il arrive aussi de commettre des petits et des grands impairs. Alors de suite on s'excuse.

 

Il y a aussi la confession auriculaire, maintenant au­près d'un confesseur. Mais alors pour ça il est dit : fré­quemment. Mais c'est laissé à l'appréciation, au rythme per­sonnel de chacun. Ce ne doit pas être une fois par an ! Cela ne doit pas être à l'article de la mort, une fois ! Non, fré­quemment. C'est à chacun de voir ça avec son confesseur.

Il y a encore un petit Statut :

 

          Selon l’opportunité, l’Abbé peut prévoir une Célébration Pénitentielle Communautaire.

 

Mes frères, oui, ce doit être quelque chose d'assez im­pressionnant. Ce serait encore des histoires à mettre au point. Mais nous en avons déjà tellement maintenant avec tous ces Offices, ne fut-ce que la Semaine Sainte, et le reste, que nous attendrons encore des jours meilleurs où nous aurons un peu plus d'espace, de tranquillité d'esprit...si vraiment la chose est utile ?

 

 

Règle : 46 : Celui qui perd, qui casse, etc…     26.03.85

 

          Le moine ne s’appartient plus.

 

Mes frères,

 

Notre Père Saint Benoît est un éducateur né. Pour enseigner à son disciple la pauvreté, la désappropriation, la xenithea, c'est à dire le sentiment d'être étranger là où on vit, il n'use pas de longs discours, mais il lui prescrit un comportement qui lui rappelle sa condition de moine, c'est à dire d'homme qui ne s'appartient plus.

Le moine s'est vendu à Dieu comme esclave. Il n'a plus de volonté propre. Il n'a même plus de jugement propre. Il doit épouser la façon de voir qui est celle de Dieu, la façon d'agir qui est celle de Dieu, la façon de vouloir qui est celle de Dieu. Il n'habite plus chez lui. Il est chez Dieu. Tout dans le monastère appartient à Dieu, et les choses et les hommes. Il n'est rien qui soit soustrait à la propriété de Dieu.

Donc, tout ce qui est dans la maison de Dieu est revêtu d'un caractère sacré. Saint Benoît l'a inculqué lorsque il nous a présenté le cellérier qui doit faire en sorte que tout dans le monastère soit manipulé avec autant de respect et de soin que les vases sacrés de l'autel. 31,22.

 

Mais il peut arriver que quelque chose se perde, se brise, s'abîme au cours du travail ou bien autrement. C'est inévitable ! Le proverbe dit : Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se brise. On a alors endommagé ou perdu un objet qui ne nous appartient pas. On a donc lésé le propriétaire de cet objet. Même involontairement s'il n'y a pas eu de négligence, on a fait du tort au propriétaire.

Le réflexe de politesse, de savoir-vivre est donc d'aller s'excuser auprès du propriétaire de la chose. Et on le fait en se présentant à celui qui dans le monastère tient la place de Dieu, c'est à dire l'Abbé. Ou bien, si l'occasion s'en présente, devant toute la communauté qui est le Corps du Christ.

A ce moment-là, l'excuse est accueillie, acceptée. Et le delictum, comme dit Saint Benoît, 46,10, le délit, la faute, l'erreur est pardonnée, est oubliée. Mais il faut poser ce geste.

 

Et c'est à l'intérieur de' ce geste que le moine prend conscience qu'il n'est pas chez lui mais qu'il est chez Dieu. Et cela, c'est l'essentiel dans une vie monastique. Sinon, nous n'avons pas quitté le monde où nous étions libres vraiment de notre personne. Nous possédions des choses. Nous en étions propriétaires. Nous disposions de notre personne, de notre temps, des biens que nous avions acquis ou que nous avions reçu.

Mais nous sommes entrés dans le monastère et nous avons laissé tout cela à la porte du monastère. Nous sommes chez Dieu. Et là, nous recevons tout, et nous devons tout restituer. Voyez, à un autre endroit Saint Benoît dit que le cellérier doit tenir une liste où il sait très bien ce qu'il a donné à chacun. Lorsque le travail est terminé, lorsque le frère s'est acquitté de sa mission, de son emploi, il doit restituer tout ce qu'on lui a confié. Et le cellérier, lui, grâce à cette liste doit savoir ce qu'il a donné et ce qu'on lui rend.

Ce n'est pas une question de méfiance, ici, attention ! Ce n'est pas qu'on se méfierait des frères ? Non, c'est encore une fois inculquer au frère la conscience de plus en plus vive qu'il n'est pas chez lui mais qu'il est chez Dieu.

 

On apprend ainsi par la pratique cette vérité essentielle que le moine est un citoyen du ciel. Il n'est plus d'en bas, il est d'en haut. Son regard n'est plus dirigé vers les choses de la terre, mais vers le monde à venir dans lequel il espère entrer le plus vite possible, dans lequel il est déjà du fait qu'il est dans la maison de Dieu.

Il a aussi l'obligation, et il le sent, et il le découvre, d'une conduite sainte, c'est à dire d'une conduite qui réponde aux lois, aux règles de cette maison qui est la maison de Dieu. Il apprend à se conduire correctement, à avoir une conduite saine vis à vis de Dieu. Il permet à Dieu d'inscrire dans son cœur des mœurs nouvelles qui sont les mœurs de Dieu. Vous avez alors toute la collection des vertus en commençant par la toute première qui est la charité.

 

Voyez, Saint Benoît est un homme très habile. Il sait que nous sommes des êtres incarnés et que c'est par le geste, que c'est par le comportement, que c'est par la conduite que nous devenons des hommes de Dieu. Nous ne devons pas toujours rester des esclaves. Nous devons devenir des enfants de Dieu.

A ce moment-là, nous ne sommes plus chez le Dieu Maître, nous sommes chez le Dieu Père. Et notre cœur passe de la crainte, comme dit Saint Benoît, qui est celle de l'esclave qui a toujours peur de mal faire, à la liberté de l'enfant qui tout en étant chez Dieu son Père est en même temps chez lui.

Et le sommet de l'évolution spirituelle, c'est d'avoir conscience que tout en étant chez Dieu, on est chez soi. Attention ! Ce n'est pas ici du dévergondage, de l'homme qui est partout chez lui, de l'impolitesse, de l'inconvenance. Non ! Mais c'est l'Esprit de Dieu qui est dans notre cœur et qui commence à crier Abba, Père.

 

Voilà, mes frères, lorsque nous commettons ainsi une petite erreur en brisant, en perdant, en oubliant quelque chose, en négligeant, en ne traitant pas avec soin ce qui est de Dieu, et que voilà, nous venons nous en excuser, nous en accuser, à ce moment-là, nous avons fait un grand pas sur la route qui nous conduit vers la plénitude d'amour envers notre Dieu parce que nous avons compris, nous avons senti que nous sommes déjà ici chez lui, donc que nous avons déjà un pied dans le  Royaume.

 

 

Chapitre : Le Premier Apophtegme.               28.03.85

 

          3. Un seul souci : le Salut.

 

Mes frères,

 

Nous allons retourner auprès de notre Père Saint Antoine afin d'apprendre de lui comment vivre en vérité la vocation qui est la nôtre, et qui est si belle. Saint Antoine n'est pas un théoricien, il est un prati­cien. C'est par l'exemple de sa vie qu'il nous enseigne la manière pour nous aujourd'hui de nous comporter en moine authentique.

Nous devons donc l'interroger, l'interroger en le regar­dant vivre. Le regard Que nous posons sur lui sera un regard de respect, mais aussi un regard d'amour. Car nous savons qu'à lui aussi a été confié la promesse d'Abraham d'avoir une descendance que personne ne pourra jamais dénombrer.

Nous avons trouvé Saint Antoine dans sa cellule. Il de­meure au désert. C'est normal, le désert est le lieu de l'habitat du moine. Pourquoi ? Mais parce que le moine devant entrer le plus vite pos­sible dans le Royaume de Dieu, il va se retrouver isolé, sé­paré des autres hommes.

 

Il va entrer dans le domaine de la sainteté. Il ne verra plus le monde, les choses, les événe­ments, les gens comme les voit l'homme du profane. Il va les voir comme Dieu. Il va donc se retrouver, mais vraiment, différent des autres, sans le vouloir, sans le chercher. On va poser sur lui un regard étonné. On ne le reconnaîtra plus. Il sera dis­paru. Mais ça, c'est le moine arrivé à la perfection.

Mais il va déjà signifier par le lieu qu'il choisit pour vivre que, là dans cet univers de Dieu, il situe son idéal. C'est là son véritable habitat. Il va donc dès maintenant, tout de suite, se séparer des autres hommes, et il va entrer dans le désert. Et là :

 

          Il est en proie à l’acédie et assailli d’une foule de pensées obscures. Et il dit à Dieu : « Seigneur, je veux être sauvé mais ces pensées ne me lâchent pas. Que faire dans mon affliction ? Comment être sauvé ? »

            Peu après, s’étant levé pour sortir, Antoine voit un homme comme lui assis à travailler, puis se levant de son travail pour prier, puis se rasseyant à nouveau et tressant une corde, puis se relevant encore pour la prière. 

 

Rappelez-vous ce que nous venons de lire il y a un ins­tant dans la Règle. Le premier mot de Saint Benoît était : L'oisiveté est ennemie de l'âme. 48,2.

 

          C’était un ange du Seigneur envoyé pour le corriger et le rassurer. Et il entendit l’ange lui dire : « Fais ainsi et tu seras sauvé ! » A ces paroles, Antoine ressentit beaucoup de joie et de courage. Et faisant ainsi, il fut sauvé.

 

La grande question, la grande question qui ronge le coeur d'Antoine, comme le coeur de tous ceux qui dans les déserts d'Orient sont entrés après lui dans la course vers le Royaume, cette grande question qui doit occuper notre esprit, nous, c'est celle-ci : Je veux être sauvé, mais comment faire? C'est donc le salut !

Remarquez que il est question ici de ce salut à quatre reprises. C'est vraiment, vraiment le souci du moine. Le moi­ne est un homme qui vit sans soucis. Une de ses plus grandes qualités, comme le disaient les Anciens, c'est l'absence de soucis. C'est un homme qui ne s'en fait pas. Pourquoi ?

Parce qu’il n'a qu'un seul souci. Et tout... je dirais tout son esprit est encombré, rempli par un souci unique qui est d'être sauvé. Il n'y a donc plus place pour d'autres sou­cis. Voilà ce que ça veut dire !

 

Voyez comme cette vision englobante de la vie monastique relativise toute chose que nous pouvons rencontrer au cours de notre vie, au cours de nos journées. Toujours nous poser une question subsidiaire : quelle importance cela a-t-il vis à vis de mon salut ? Voilà la grande affaire : être sauvé. Il arrive ceci et  encore cela, bon, quelle importance vis à vis de ce salut ? Alors, la chose que je rencontre, elle est classée. Je sais ce que je dois lui consacrer de mon temps, de mon énergie en rapport avec ce salut.

Il en est question ici à quatre reprises. Remarquez-le, c'est très beau ! Et c'est disposé en forme de chiasme. Donc comme une croix de Saint André. D'abord vous allez le voir :    Je veux être sauvé, tout au début. Puis le dernier mot : Il fut sauvé. Je veux être sauvé = Il fut sauvé.

          Maintenant l'autre bras : Comment être sauvé ? Et à l'autre extrémité : Fais ainsi et tu seras sauvé. Vous voyez le chiasme ? Et vraiment, tout le contenu de l'apophtegme est enfermé dans les bras de ce chiasme : Tou­jours, toujours le salut.

Mais qu'est-ce que c'est que le salut ? C'est cela qu'il faut bien définir.

 

Attention ! Ici, pend une approche réductrice des mini­malismes du salut qui serait ridiculement égoïste. Ceci par exemple : Moi, je viens dans le monastère pour sauver mon âme. Même si j'ai la dernière place au paradis, je m'en fiche, l'essentiel pour moi, c'est d'y entrer.

Et pour le reste, que le monde s'écroule, que tout le monde aille en enfer, moi je suis dans le monastère comme dans l'arche de Noé et je suis sauvé, que j'y fasse ce que je veux. Je peux faire enrager mes frères, le Supérieur, tout le monde, me moquer de tous, ça n'a pas d'importance. Je m'arrangerai toujours bien étant dans le monastère pour que à la dernière seconde je récupère et que par le trou de souris j'entre dans le paradis.

Je caricature un peu les choses. Mais je l'ai entendu d'un ancien lorsque j'étais novice, ici, d'un ancien très respectable qui m'a dit que c'était comme ça qu'il voyait la vie monastique. Il disait cela pour m'instruire, moi qui était novice. Donc, c'était une conception assez courante à l'époque disons de la Trappe, pour employer ce mot-là. On parlait des Trappistes.

 

Mais non, ce n'est pas de cela du tout qu'il s’agit ici pour Saint Antoine. Le salut, on peut le voir sous deux angles différents. D'abord, c'est de ne pas être séparé de Dieu. Donc, être tou­jours en communion avec Dieu. Mais être éternellement en com­munion avec Dieu, parce que la séparation de Dieu c'est la perdition absolue, c'est la mort éternelle. Etre séparé de Dieu, c'est quelque chose qui nous est très difficile d'imaginer parce que nous sommes ici et que nous ne sommes pas séparés de Dieu.

Pour comprendre - enfin d'une certaine manière - intuitivement ce que ça pourrait être, ce que pourrait signifier cette séparation de Dieu, il faut soi-même déjà avoir fait l'expérience d'une intimité très profonde avec Dieu, avoir déjà contemplé sa splendeur et sa beauté, et savoir que là vraiment est la source de toute vé­ritable vie et de tout bonheur.

Alors, perdre cela, perdre cette communion avec Dieu, c'est le plus grand des malheurs qui puisse arriver à un être vivant. Ce sera donc cela le salut : d'abord ne jamais être séparé de Dieu.

 

Voyez de suite ce que dans la pratique cela voudra dire. Ne jamais être hors de la volonté de Dieu ! Lorsque je quitte la volonté de Dieu, je me mets déjà dans un état de sépara­tion d'avec Dieu. Je ne me rends pas compte de ce que je fais mais si cet état devait se solidifier, se durcir, à ce moment­-là, je mourrais.

Donc le salut sera la préoccupation toujours d'obéir, d'être branché sur Dieu, d'être en conformité avec son être, avec sa charité, avec son amour, avec sa beauté, avec sa bien­veillance, enfin avec tout ce qu'est Dieu. Et cela, je le pourrais dans la mesure où ma volonté est coulée, moulée dans la sienne.

Etre sauvé, ce sera donc : comment faire pour être sauvé, comment faire pour toujours me conformer le mieux possible à ce que Dieu attend de moi ?

 

Maintenant, une autre façon d'approcher le salut, qui est plus positive celle-ci : ce sera d'avoir part au Royaume de Dieu. C'est d'avoir partie liée au Sauveur.

Voilà que Jésus est au soir. Il célèbre la Pâque avec ses disciples. C'est la toute dernière Pâque et il le sait. Il prend un linge. Il prend de l'eau, un bassin, il lave les pieds de ses disciples. Il arrive devant Pierre. Et Pierre dit : « Ah non, jamais, toi Dieu, toi le fils de Dieu, me laver les pieds ! » Alors Jésus lui dit : « Si je ne te lave pas les pieds, tu n'auras pas de part avec moi. » Donc, tu seras exclu du salut !

Alors, Pierre effrayé dit : « Oui, mais pas seulement mes pieds alors, ma tête et tout mon corps aussi ! Pour que j'aie avec toi une part entière, que je ne fasse qu'un seul être avec toi. » Donc le salut, c'est d'avoir part au sort du Christ. Pour nous, concrètement, ce sera encore être parfait dans l'exercice de notre obéissance, cette obéissance qui est la seule route vers le salut, et qui est déjà le salut.

 

Grâce à elle, je vais entrer dans ce Royaume dont le Christ est Roi, ce Roi qui est la personne même du Christ. Et ne faisant plus qu'un avec lui, je vais me trouver au coeur de la Trinité. C'est cela le Royaume de Dieu.

N'imaginons pas que le Royaume de Dieu c'est quelque chose à côté de Dieu, ou étranger à Dieu, Dieu étant d'un côté et le Royaume étant de l'autre. Et que nous, étant par­qués dans le Royaume de Dieu, nous regardons Dieu qui est à l'extérieur, lui n'ayant pas besoin de cela. Non, le Royaume de Dieu, c'est le coeur de la Trinité, c'est participer à la Personne du Père, à la Personne du Fils, à la Personne de l'Esprit, et ça, de façon constante. Voilà le salut et c'est cela que Antoine attend.

Et après Antoine tous les moines, et après tous ces Pères du monachisme, et nous-mêmes aujourd'hui. C'est d'avoir part à la vie de Dieu, à son agir créateur, à sa providence, à son bonheur, à son amour, à tout ce qu'il est, à tout ce qu'il fait. Il n'y a plus de frontière entre lui et nous. C'est lui qui est en nous et qui réalise, qui achève dans l'éternité, pour des éternités d'éternité, qui achève et qui travaille toujours, et qui n'a jamais fini de rendre son cosmos plus beau et plus grand.

 

Il ne faut pas penser qu'un jour ce sera fini, qu'il ne se passera plus rien. Non, il y aura toujours quelque chose car la fécondité de Dieu est inépuisable. Or, cette fécondité vis à vis du monde, elle s'exerce à travers le Christ, et nous greffés sur le Christ, à travers nous. Nous serons, mais véritablement, créateurs et sauveurs du monde. C'est cela le Royaume de Dieu, et c'est cela le salut !

Alors Antoine dit : « Mais comment, comment faire? » Il me semble que tout cela va me glisser entre les doigts, que je n'aurai plus rien. Comment faire pour obtenir ce salut ?

 

Mais aussi, mes frères, ce salut, nous ne devons pas en avoir une conception païenne. Attention, ici, au traquenard de la philosophie ! Je ne veux pas dire qu'il ne faut pas en faire. C'est nécessaire d'en faire pour se construire l'es­prit, pour avoir des idées claires sur beaucoup de choses. C'est bien! C'est pas absolument indispensable, mais enfin, quand on sait le faire, il faut le faire. Mais attention quand même !

La conception païenne, naturaliste du salut, c'est d'échapper à sa condition matérielle, échapper à la matière. La matière est le réceptacle de l'imparfait, du relatif, et le nid dans lequel couvent le mal et le péché. Si je peux me dégager de la matière, de ma matière charnelle aussi, de mon corps, de tout, à ce moment-là je serai sauvé.

Le salut est donc une évasion hors de la matière, une évasion hors du corps. Attention à cela! C'est très répandu aujourd'hui, très, très répandu aujourd'hui. Oser dire que le christianisme est une religion, est la religion par excellence de la matière, et du corps, et de la chair, c'est éveiller des sourires.

 

Le mystère de l'incarnation, mes frères, c'est l'essen­tiel de notre foi, c'est l'essentiel de la vie monastique. Et plus je serais homme, et plus alors je serais proche de mon salut. Mais un véritable homme, c'est un homme rené, un homme devenu l'image du Christ et la ressemblance de Dieu.

Le salut sera donc un convivium d'amour avec le Christ. Ce sera l'établissement d'une relation sponsale entre le Christ et le moine. L'amour va jusque là. L'amour ne se con­tente pas d'être, encore une fois, debout ou assis l'un en face de l'autre. Non, il faut qu'il y ait un échange. Il doit y avoir un passage de l'un dans l'autre.

De même que le Christ est devenu homme parce qu'il m'aimait, de même moi je vais vouloir devenir Dieu parce que j'aime le Christ. Et dans cet échange va se réaliser le som­met de ma vie et en même temps le sommet de la vie du Christ. Il n'est pas devenu homme pour lui, il est devenu homme pour moi.

 

Voilà donc encore une fois ce qu'est le salut ! A ce moment-là, toute mon affectivité est comblée. J'entre dans une nouvelle famille, je suis à l'intérieur de ce Royaume. Cette nouvelle famille, c'est d'abord la famille Trinitaire, Dieu-Père, Dieu-Fils et Dieu-Esprit. Et puis, c'est la famille des saints. Et puis c'est la famille de tous les hommes. Je participe moi-même aussi alors au charisme d'Abraham, au charisme d'Antoine. Il est impossi­ble qu'un homme qui soit devenu un seul esprit avec le Christ ne jouisse pas d'une fécondité spirituelle semblable à celle de ces moines du désert.

Mes frères, voilà le salut ! Mais c'est le salut, ici, qui ne se réduit pas à ma petite personne, mais qui prend en lui tous les hommes avec lesquels on se reconnaît frère. On a alors un épanouissement total de sa personne. On ne saurait rien désirer au-delà. Ce n'est pas possible, ce n'est pas possible !

Maintenant, si je veux faire un peu d'étymologie et prendre le mot salut dans sa signification hébraïque, le mot salut, ce n'est rien d'autre que Jésus. Jésus signifie Dieu sauve. Dieu apporte le salut. Si je prends donc ce mot Jésus - le mot salut, c'est la même chose - alors s'ouvre devant moi une image d'ordre spa­tial. C'est quelque chose qui se dilate.

 

On dit que l'univers est en train de se dilater comme un ballon que l'on gonfle. Voyons donc pour chacun d'entre nous une dilatation de ce genre, mais à l'infini. C'est le coeur qui se dilate. Et en même temps, on entre dans un univers qui, lui, est en train de se dilater. Mais c'est l'univers de Dieu, c'est ce fameux Royaume de Dieu.

Il Y a donc une exploration des espaces sans limites de l'amour et de la liberté. C'est la dilatatio cordis de Saint Benoît, P.114. Mais c'est une dilatation sans fin. Elle ne s'arrête pas. Il est impossible qu'elle s'arrête. Pourquoi ? Mais parce que dans ce Royaume de Dieu, le coeur de l'homme est devenu le coeur même de Dieu.

Nous autres, lorsque nous faisons un cadeau, lorsque nous donnons, nous sommes toujours mesquins et avares. Nous voulons bien donner, mais nous gardons tout de même encore quelque chose pour nous. Nous ne pouvons pas faire autrement sinon nous ne saurions plus vivre. Mais pour Dieu, ce n'est pas comme ça. Dieu, lui, lors­qu'il donne, il ne garde rien pour lui. Ce n'est pas néces­saire puisqu'il est Dieu. Lorsqu'il me donne sa vie, lorsque il me donne son coeur, mais vraiment il me les donne. J'ai vraiment le coeur de Dieu et la vie de Dieu. Et à ce moment­-là, c'est la dilatation à la mesure même de Dieu.

Voila ce que signifie le mot salut si je le prends dans son sens où la Vierge Marie, où Joseph son époux l'entendaient lorsque l'ange leur disait : « Vous lui donnerez le nom de Jésus. » C'est cela que ça voulait dire, vous aviez ce salut qui est inimaginable. Cela dépasse le captus de l'homme. Et pourtant, mes frères, c'est réellement cela qui nous est offert ! Et ce salut, il n'est plus possible de le perdre. C'est la béatitude parfaite, parfaite, parfaite. Et il y a deux petits apophtegmes qui sont très beaux â ce sujet et qui mon­trent la liberté et le pouvoir de ce moine. Ils sont attri­bués à Abba Joseph.

 

Abba Joseph dit à Abba Loth : « Tu ne peux devenir moine si tu ne deviens tout entier comme un feu qui ne consume. »

 

Donc, si toi-même tu n'es pas devenu comme le feu qui était dans ce buisson du désert, et qui brûlait mais qui ne consumait pas le buisson, si tu ne deviens pas semblable à ce feu, tu n'es pas un moine. Voila la participation à l'être de Dieu, jusque là !

 

          Abba Loth alla trouver Abba Joseph et lui dit : « Abba, selon que je le peux, je fais ma petite sinaxe – donc je récite mon Office – je jeûne un peu à ma petite mesure, je prie, je médite, je vis dans le recueillement et autant que je le peu je me purifie de mes pensées – il fait vraiment tout son possible - . Que dois-je faire de plus ? »

 

Toujours cette question : Que dois-je faire ? Que dois-­je faire de plus ?

 

          Alors le vieillard se leva et étendit ses mains vers le ciel, ses doigts devinrent comme dix lampes de feu et il lui dit : « Si tu le veux, deviens tout entier comme du feu. »

 

Toujours ça : si tu le veux ! Cela dépend de toi !  0, ce n'est pas à coup de volonté. Non, mais si tu as suffi­samment de foi et suffisamment d'amour et de confiance, eh bien, espère cela de Dieu et tu le recevras.

Attention ! Il s’agit ici d'une image qui éveille pour nous et pour le disciple de Joseph, et pour l'Abba Joseph lui-même, qui éveille cette réalité d'un homme qui est possé­dé par l'Esprit de Dieu qui est un feu. L'amour, lorsqu'il possède quelqu'un, ne lui laisse plus au­cun repos. Il le consume. Et en le consumant, il le fait vi­vre. Devenir tout entier comme du feu, c'est devenir tout entier amour, c'est devenir tout entier semblable à Dieu.

Eh bien voilà, mes frères, le salut. Mais il faut le vouloir, ce salut. Et pour le vouloir, il faut en avoir be­soin. Il faut sentir qu'on en a besoin. Et alors là, c'est une autre affaire ! Moi, je pense qu'il faut d'abord, tout d'abord sentir dans son coeur, dans sa tête qu'on a besoin d'être sauvé, qu'on a besoin de ce salut pour vivre, pour se réaliser. Il faut donc pour entrer, pour avancer dans la vie mo­nastique, il faut une âme noble. Il ne faut jamais dire : maintenant, ça suffit ! Maintenant, j'en ai fait assez !

Il faut être comme Abba Loth. Oui, il a tout fait, tout fait. Mais lorsque il a tout fait, il va encore trouver son Père spirituel et lui dit : Mais maintenant que j'ai tout fait, qu'est-ce que je dois encore faire ? C'est ce que en langage Bénédictin on appellera le voeu de conversion des moeurs. Jamais on ne peut dire: Moi, main­tenant, le salut, je l'ai acquis, je l'ai reçu.

 

Non, le salut est toujours en avant de nous. Et plus on entre à l'intérieur du salut, plus on en a faim, plus on en a besoin, plus on découvre son indigence, son dénuement, sa pauvreté. Le salut, ne l'oublions pas, c'est le Royaume de Dieu. C'est la vie Trinitaire. Et plus j'y entre, dans ce Royaume, plus je deviens semblable à Dieu, plus j'en ai besoin...

Voilà, mes frères – ça suffit pour ce soir - ce que c'est que le salut. Voilà ce que Antoine désirait. Or, il y avait un obstacle entre le salut et lui, et c'était cette fameuse acédie. Il va donc falloir maintenant essayer de scruter atten­tivement cette fameuse acédie, car c'est la grande, la toute grande lutte du moine, celle qu'il doit remporter, la vic­toire qu'il doit remporter pour alors se jeter à plein dans ce salut et ne plus être parmi ses frères qu'un homme déjà sauvé, mais ayant toujours une soif plus grande d'être sauvé davantage.

Chapitre : Le Premier Apophtegme.               29.03.85

 

          4. L’acédie.

 

Mes frères,

 

Notre Père Saint Antoine est dans le désert. Il est seul. Il n'a pas encore de disciples. Il n'a pas de Père Spirituel. Il est un explorateur, un pionnier. Lorsqu'il devra demander conseil, il devra s'adresser directement à Dieu. Par la suite le moine ne s'adressera plus directement à Dieu mais au repré­sentant de Dieu auprès de lui.

Antoine est entré dans le désert pour y chercher Dieu, pour rejoindre le Christ qui, lui aussi, est entré dans le désert. Il veut devenir un seul esprit, une seule lumière avec le Christ, être un citoyen à part entière de ce Royaume nouveau où il n'y a plus que l'amour. Il veut, en d'autres termes, recevoir comme cadeau le salut total, définitif.

Or, entre ce salut et Antoine, il y a un obstacle. Et cet obstacle, c'est un foisonnement, un grouillement de pensées qui ne lui permettent pas d'accéder à ce salut. La traduction nous dit : Seigneur, je veux être sauvé, mais ces pensées ne me lâchent pas. Ce n'est pas bien traduit. Le texte original dit : Seigneur, je veux être sauvé, mais ces pensées ne me le permettent pas.

 

Qu'est-ce donc que ces pensées ? Les pensées, c'est l'apparition dans le champ de la conscience du fond boueux, malsain qui encombre et qui souille notre coeur. Imaginons un vase bien clair en cristal du Val Saint Lambert, contenant de l'eau qui a été recueillie à la sortie d'un gouttière. Cette eau, elle a eu le temps de se reposer. Elle est claire en apparence. Et puis, on agite quelque peu cette eau, et toute la boue qui s'est déposée remonte. Et voici que l'eau devient trouble.

Les pensées sont ce trouble qui est à l'intérieur de notre coeur, qui en trahissent l'impureté, et que un petit choc de l'extérieur met en branle. Mais ces pensées sont sa­lutaires, même si elles sont un obstacle, parce que elles nous dévoilent notre véritable état, notre maladie. Et ces pensées nous révèlent ce que nous sommes, à sa­voir des êtres habités par une profonde insécurité, des êtres qui sont talonnés par la peur, même si ils n'osent pas se l'avouer.

Plus un homme fait le fort, plus un homme fanfaronne, plus un homme paraît sûr de lui, dites-vous bien que plus il est habité par la peur. Il essaye de l'exorciser. Et cette peur vient de ce que l'homme est replié sur lui. Il est emprisonné dans son égoïsme. Il lui semble que toute sa richesse est en lui et il n'ose pas s'exposer aux regards des autres.

 

Voyez avec quelle habileté on nous apprend dès notre pe­tite enfance à cacher ce que nous sommes. Les tous petits gosses se montrent tels qu'ils sont. Ils n'ont pas de complexes. Mais les parents auront vite ­fait de leur inculquer toutes sortes de complexes. Que voulez-vous, c'est une sorte d'héritage qui se transmet ainsi de parents à enfant. Et c'est une chaîne sans fin.

C'est pourquoi le Christ va nous dire : Ne vous faites pas d'illusions ! Si vous ne redevenez pas comme ces petits enfants, tous simples, tous purs, ouverts à tout, confiants, vous n'entrerez pas dans le Royaume de Dieu.

Eh bien, les pensées sont la révélation de nos complexes - ­je ne fais pas de psychologie. Attention, je suis dans le spi­rituel - tous ces complexes qui nous empêchent d'être sains, d'avoir une bonne santé spirituelle, d'être vrais, d'être humbles. Les hommes se veulent dieu. Ils se veulent dieu pour eux­-mêmes et pour les autres. Et il leur semble alors qu'ils sont maîtres d'eux-mêmes et maîtres des autres.

 

C'est intéressant de parcourir en diagonales, parce qu'on n'a pas le temps de faire ça dans le détail, les revues qui arrivent ici et qui ne sont pas mises eu communauté naturel­lement, toutes ces revues de grands industriels, de grands hommes d'affaires. Cela peut paraître une fois par mois. Et à voir rien que la tête de ces hommes - parce qu'il y a beau­coup de photos - comme ils sont heureux d'être eux-mêmes, d'être avantageux !

Mais je ne vais pas me lancer là-dedans, sinon je vais abandonner Saint Antoine. Pourtant ce serait très intéressant d'en parler, très intéressant, car voyez, c'est ça le fond de nous-mêmes.

 

Or, dans le monastère, dans la solitude, il n'y a plus de comédie qui tienne. On ne sait pas tenir longtemps camou­fler ce qu'on est parce que ces pensées vont venir à notre conscience. Elles vont nous désarçonner, nous désarticuler et ça va sortir à l'extérieur. Et les autres vont les recevoir même si nous n'ouvrons pas la bouche. Par tout notre être ça va rayonner comme une sorte de radioactivité qui va travailler sur les autres. Et puis, nous recevrons la monnaie de notre pièce.

          Or les pensées…….. je reviens là-dessus, je l'ai déjà expliqué il y a longtemps, mais enfin c'est toujours bon de le rappeler. Mais je n'entre pas dans le détail, je vais le faire en une minute…….          . Donc, si on prend l'étymologie du mot pensée en français, en grec, en hébreux, on voit se dres­ser vraiment l'image de la pensée.

Les pensées, elles sont toujours - attention, je me mets dans la peau de celui qui est assailli par les pensées - elles sont toujours très solides. Elles sont importantes, elles sont puissantes. Elles sont toujours des choses qui valent la pei­ne, elles ont du poids. Ensuite, elles sont très logiques. C'est bien structuré C'est un édifice bien construit. Elles sont imposantes. Il n'y a rien à redire contre une pensée, elle s'impose. Et enfin, elles sont artistiquement façonnées. Elles sont très belles. Elles sont séduisantes. Elles sont irrésis­tibles. Voilà l'image de la pensée, le tableau de la pensée !

 

Or, ces pensées irrésistibles, puissantes, sont envahis­santes. Elles sont envoûtantes. Il est très difficile de ré­sister à une pensée. Un homme d'affaires - je lisais ça dernièrement - qui s'est présenté à Louvain-la-Neuve ces derniers temps, un Fran­çais. Il paraît qu'il a un succès fantastique en affaires en France. Tous ses concurrents, il les met en faillite... Et cet homme d'affaires disait : ce sont les vingt pre­miers mots que vous dites qui vous font gagner la personne ou qui vous la font perdre. Les vingt premiers mots que vous prononcez ! Et je pense qu'il a raison.

Et c'est la même chose pour la pensée. Ce sont les vingt premiers mots que la pensée nous glisse à l'oreille qui déci­dent de notre sort. Donc nous disposons en tout, mettons de cinq à dix secondes pour écarter la pensée. Si nous ne le faisons pas, c'est fini ! Nous sommes em­bobinés et conduits à la faillite. Voilà donc la pensée ! Or, la pensée, une fois qu'elle est bien implantée, elle suce nos énergies, elle domine notre vie et elle nous asser­vit.

C'est à dire que nos énergies vitales maintenant, même nos énergies physiques, nos énergies psychiques, morales, spirituelles, tout ce qui fait notre être passe au service de la pensée, la pensée qui est irréelle. En fait, elle est irréelle, la pensée. Il n'y a rien derrière la pensée. Mais c'est ça le jeu de prestige, de pou­dre aux yeux dans lequel est devenu expert le démon. C'est de faire prendre l'imaginaire pour le réel et d'épuiser vraiment notre énergie à rien du tout.

 

Le moine est un homme qui vit dans le réel, dans le con­cret. C'est une des raisons, entre autre, pour lesquelles les moines bien dans leur peau réussissent en affaires : brasse­rie, fromagerie, tout ce qu'on veut, parce que ils vivent dans le réel. Ils ne sont pas dans l'imaginaire. Mais si vous avez des moines qui sont pris dans leurs pensées et dans l'imaginaire, comme ça, il n'y a rien à faire leur entreprise est condamnée. Elle va aller à vau-l'eau.

Voilà donc le moine ! Ses pensées, elles arrêtent tout à elles-mêmes - ça se comprend puisque elles viennent de no­tre fond égoïste - et elles immobilisent le moine sur place. Voilà, il est là, il ne sait plus rien faire. Il tourne en rond dans un tout petit cercle. C'est tout son univers. Il ne sait plus qu'il y a autour de lui une immensité. Non, il n'y a plus que lui. Voilà donc la catastro­phe à laquelle conduit la pensée.

Eh bien Antoine, lui, il était en train de se débattre dans la pensée la plus terrible de toutes, la pensée qui est le distila de toutes les pensées. Vous savez qu'on en recen­se huit. Je ne vais pas les reprendre. Et parmi ces huit, il y en a une, c'est l'acédie, qui est, oui, vraiment le distila. Mettez les sept autres dans un récipient, et puis voilà, faites le chauffer. Puis, avec une cornue, laissez goutter goutte à goutte et vous allez recueillir quelque chose qui est une distillation des sept autres pensées. Ce sera l' acédie. Elle est la plus terrible !

 

C'est pourquoi Antoine dit : Que faire dans mon affliction ? Il appelle ça une affliction. Le mot grec est beaucoup plus dur. C'est le tourment, c'est la détresse. C'est l'écrasement. C'est le fait de placer quel­qu'un sous une masse qui appuie, et puis qui comprime, et qui foule, qui écrase, qui aplatit, qui réduit à rien. Et c'est cela qu'on a traduit par affliction ! Et c'est vraiment le tourment par excellence. On ne sait pas s'en sor­tir. On est pressé non seulement du haut en bas, mais aussi sur le côté, de tout côté. Et on ne sait pas échapper. Et voilà Antoine dans cette acédie !

Aucune définition de l'acédie n'est possible. D'ailleurs on a conservé le mot grec. On n'a pas trouvé de correspondant en français. On n'en a même pas trouvé en latin. On le tra­duit parfois par le dégoût. Oui, il y a du dégoût dedans, mais c'est bien autre chose que du dégoût. On peut seulement la décrire et je vais essayer de vous la décrire à son stade le plus aigu, parce que il y a des degrés dans l'acédie.

Je vais prendre l'état le plus grave d'acédie. je vais m'en référer à ce que j'ai lu à ce sujet-là, ce qui est déjà intéressant. Puis, à ce que j'ai vécu moi-même, ce qui est bien plus inté­ressant parce que alors on sait ce que c'est. Et puis aussi à ce que j'ai appris d'autres comme ça au hasard en écoutant, sans même dire : tiens, ça c'est l'acédie. Donc, il y a là toute une expérience qui va me permettre de l'évoquer.

 

Comme le dit bien ici l'apophtegme, c'est une profonde, une immense obscurité. Il est bien dit ici. C'est une obscu­rité qui est provoquée par le tourbillon des pensées. L'année dernière il y a eu une tornade, vous vous souve­nez, qui a fait tant de dégâts dans les bois. Je me souviens très bien qu'avant cette tornade, il a commencé à faire noir. C'était en plein jour pourtant et il faisait noir. Les nuages étaient très bas. Et puis le vent s'est levé avec beaucoup de bruit. Et on sentait une angoisse, même la nature avait peur. On n'entendait plus les oiseaux, c'était fini ! Il allait ar­river quelque chose dans cette obscurité en plein jour. Et le vent qui se levait de plus en plus fort, ces arbres qui fris­sonnaient, qui étaient secoués, tordus...

Là, vous avez une petite image de l'acédie qui crée donc des réactions d'ordre physique analogues à celles de cette tornade. Et c'est donc une profonde obscurité ! Alors, on est comme paralysé. On est cloué sur place. On n'a plus de jambes ou, plutôt, c'est comme si on avait des jambes en plomb, ou des pieds en plomb. On ne sait plus les soulever, on ne sait plus les bouger.

S’il faut aller à l'Office, quelle affaire ! C'est pres­que impossible. C'est le bout du monde, cette église. On n'a plus de jambes pour y aller. On est devenu une masse de plomb. On est cloué sur place, on est paralysé sur place. Et ça, c'est un des symptômes de l'acédie ! Mais pourquoi cela ? Parce que déjà à l'époque d'Antoine l'acédie a été reconnue dans le fameux démon de midi du Ps.90, le démon qui dévaste à midi. Attention! Ce n'est pas le démon de midi des littéra­teurs. Non, ici c'est le démon qui s'abat sur le moine à l'heure de midi, plus exactement deux heures avant midi et deux heures après midi. Donc on dirait aujourd'hui : de dix à qua­torze heures.

 

C'est le démon le plus lourd de tous. Il vient et il se pose sur les épaules du moine, sur son dos. Et puis, il l'écrase. Et c'est ce qui fait que le moine ne sait plus bouger parce que le démon est sur son dos. Et c'est un démon telle­ment lourd que le moine lui-même devient une masse qu'on ne sait plus bouger.

Retournons maintenant auprès de Saint Antoine. D'ailleurs nous ne l'avons pas quitté. Il est dans son désert. Il est en Egypte. Et là-bas, nous sommes combien de parallèles plus pro­ches de l'équateur qu'ici ? Le soleil a une course toute autre qu'ici. Il est beaucoup plus haut dans le ciel. Il n'y a pas de nuages là-bas, et il fait terriblement chaud lorsque le soleil est à son zénith. Et puis alors le soleil donne l'impression de ne pas bou­ger. Il est immobile, là-bas. Ici, nous voyons encore le soleil. On peut presque le suivre à l'oeil nu. On le voit avan­cer. Là-bas il ne bouge pas. Et puis ça pèse ! Et cette chaleur ! Cette chaleur de­vient de plus en plus, de plus en plus terrible.

Il y a quelques années, mon frère était au Soudan, à la frontière de l'Egypte, mais tout à fait au sud. Et il me di­sait qu'il voyait des pèlerins, une caravane qui partait pour La Mecque. Ils marchaient avec leurs chameaux. Ils passaient. Or, disait-il, il y avait 53° à l'ombre là où ils étaient. Il disait : on était fondu. On ne savait plus bouger. On était affalé. Et ces gens passaient en plein soleil, eux. Ils al­laient à La Mecque.

Eh bien, il faut voir un peu ici ce que c'est que ce dé­mon de midi avec une chaleur de je ne sais combien de degrés au soleil. A l'intérieur de la cellule, il y a peut-être 50°, et le moine est là...il ne sait pas bouger...et ça n'avance pas...et ça va durer toujours...et ça n'aura jamais de fin... Et alors, qu'arrive-t-il ? Ici, nous ne sommes pas en Egypte. On pourrait dire : Mais nous autres, alors nous n'aurons jamais l'acédie puisque ici, regardez un peu le temps qu'il fait ! Quand il fait un peu de soleil, on est tout content d'avoir un peu chaud.

 

Non, non, l'acédie sera tout de même là. L'acédie, di­sons, elle n'est pas liée à ce soleil. L'acédie est liée à un démon, un démon qui trouve une multitude de complices en nous. Je vous rappelle que l'acédie est le distila de toutes les autres pensées. Cela veut dire : gourmandise, impureté, colè­re, tristesse, orgueil, jalousie, paresse. Tout ça va former l'acédie. Et l'acédie alors, comme elle est quelque chose de lourd, elle cause l'accablement, l'abattement, le dégoût, la nausée, l'angoisse, la peur, la sensation de l'absurde, et la sensa­tion aussi de l'esseulement. Le monastère devient, mais vraiment, le parvis de l'enfer.

Saint Benoît le présente comme le paradisus claustralis, C'est le paradis du monastère. 0 non, pour celui qui a l'acé­die, le monastère, c'est l'antichambre de l'enfer. Pourquoi ? Parce que dans le monastère, il n'y a pas d'amour. On n'est pas aimé, on est seul, on est exploité, on vit avec des types qui ont tous des têtes de déséquilibrés. On va devenir comme eux ! Mais qu'est-ce que ça veut dire tout ça ? Et puis, d'ailleurs on se fait exploiter par les autres. Ils ne foutent rien ! On doit tout faire soi-même ! Voyez, voilà l'enfer !

Mais au-dessus de tout, il n'y a pas d'amour. On n'est pas aimé. Personne ne vous regarde, personne ne vous salue. Au contraire que ne pense-t-on pas de vous ? Et que n'en dit­on pas de mal ? Voilà, voyez, c'est l'acédie ! Ce n'est pas moi, atten­tion ! C'est mon acédie qui vit, mais c’est cela !

 

L'acédie, alors elle est l'envers, elle est l'envers de l'éternité, c'est à dire qu'elle est un temps vide. L'éterni­té, c'est une plénitude d'amour, une plénitude de lumière, une plénitude de vie, de fécondité. C'est cela l'éternité, c'est rempli ! Tandis que l'acédie, c'est un temps vide : il n'y a rien. Il n'y a aucun sens à la vie, aucun sens au monde, aucun sens à l'existence. Il n'y a que l'absurde. Tout est désarticulé. D'ailleurs il n'y a pas de Dieu. Tout ça, Dieu, c'est une invention de quoi ?

Voilà, essayer de trouver une explication à l'absurde, essayer de remplir un vide, et alors on va dire Dieu... En fait. c'est un temps vide, et un temps vide qui est condamné à être vide toujours. L'éternité, c'est une plénitude de présence. L'acédie, c'est la certitude d'une absence, mais d'une absence qui est un trou dans lequel on est engouffré et perdu. Voilà l'acédie l'envers de l'éternité.

Elle est aussi le contraire absolu du salut. Le salut, c'est un espace illimité de liberté et de bonheur, le coeur dilaté à l'extrême. L'acédie, c'est l'angoisse, c'est l'oppression, c'est le serrement...on ne sait plus respirer. Dans l'acédie, on étouf­fe. C'est le contraire du salut. On est étranglé. L'acédie, c'est le vertige du rien, vous voyez ! On est pris dans un tourbillon, sucé dans un tourbillon, sucé par le rien, par ce vide. Et c'est la peur, l'épouvante de la mort.

 

On se sent mourir ! Non pas mourir physiquement - on est bien vivant - mais mourir éternellement. On a la sensa­tion que c'est ça la mort. La mort éternelle donc, c'est ça ! C'est...comment dirais-je ? C'est le vide absolu dont on a une parfaite conscience. Elle est un cauchemar, elle est un cauchemar satanique. On est soi-même, on s'expérimente soi-même comme étant un cauchemar de satan en personne. Tandis que le moine, lui, il va s'expérimenter comme un rêve de Dieu. Dieu me rêve. Et comme Dieu ne peut faire que de beaux rêves, il me fait beau. Toute ma beauté vient de ce que je suis un rêve de Dieu.

Et le contraire : je serais un cauchemar de satan. Voici l'acédie ! C'est tout à fait l'opposé. Et je vous assure que c'est terrible. Et puis, pour faire encore un peu comprendre, c'est ce que le Christ a dû souffrir à Gethsémani. A ce moment-là, il a été, si l'on prend le texte grec qui utilise un mot qui est rare, il a été dans la stupeur épouvantée. Le Christ a vraiment été absorbé par ses pensées, par l'angoisse. Il aurait préféré tout, il aurait préféré mourir sur place plutôt que de devoir subir cela, puisque il en a transpiré du sang. Il fallait que cette heure s'éloigne de lui. Ce n'était pas seulement l'heure de sa passion, mais c'était l'heure aussi de cet assaut satanique qui était une forme d'acédie.

          Eh bien, voilà Antoine qui est pris là-dedans, dans sa cellule. Et Antoine, il n'a personne pour s'en sortir. Or, pour échapper à l'acédie, il y a un moyen à portée de main, et c'est de prendre la fuite, prendre la fuite, par­tir... Et pour Antoine qui est solitaire, c'est de quitter sa cellule. Voilà, il est dans sa cellule, il part. Et pour le moine d'un coenobium, ce sera, je dirais à l'extrême, à l'extrême ce sera de quitter le monastère, oui, quitter le monas­tère.

         

          Comment quitter le monastère ? Cela ne veut pas dire de demander un induIt. Non, quitter le monastère, partir en voyage. 0, il y a trente-six raisons : il faut que j'aille là, et encore là. Mais ce ne sera peut-être même pas partir en voyage, ce sera chercher dans le monastère quelqu'un avec qui faire la causette...

Saint Benoît le dit bien : pendant le carême, pendant que les moines sont à la lecture du livre de carême, il faut qu'il y ait un ancien ou deux qui circulent dans le monastère pour voir s'il n'y a pas un frère qui est en proie à l'acédie et qui est en train de perdre son temps à essayer d'accrocher l'un ou l'autre. 48, 37-50. Il faut sortir, il faut échapper, il faut prendre la fuite. Il faut donc symboliquement quitter le monastère, d'une façon ou de l'autre partir...

Voilà, mes frères ! Mais à ce moment-là, il faut bien le savoir, on essaye de sauver sa vie - 0, je comprends très bien le réflexe du moine - on essaye de sauver sa vie parce que on est vraiment dans ce gouffre de perdition. Mais en essayant de la sauver de cette façon-là, on la perd. Et le démon a réussi, car c'est là qu'il veut en arriver. Il veut que - ne fut-ce que symboliquement - nous quit­tions le monastère, que nous renoncions à la lutte, que nous abandonnions le désert. C'est toujours un qu'il a réussi à liquider.

 

Voilà, mes frères, maintenant il est temps d'aller à l'église. Vous avez une petite description de l'acédie, mais je l'ai prise dans son stade le plus aigu qui nécessite vrai­ment une hospitalisation dans le coeur d'un Père Spirituel très bien expérimenté déjà lui-même.

Mais il y a des degrés, depuis un stade bénin jusque là. Voyez un peu si ça vous arrive ! Je ne dis pas au stade suprême, mais au début. Maintenant, vous ­êtes avertis, vous voyez déjà un peu. Mais ce n'est pas tout, nous verrons maintenant ce qui est arrivé à Antoine.

 

 

 

Semaine Sainte 1985. 

 

Homélie du dimanche des Rameaux.               31.03.85

 

Mes frères,

 

          Le triomphe du Christ est inséparable de son martyre. Il dira plus tard à deux de ses disciples troublés par sa mort : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrit tout cela afin d'entrer dans sa gloire. » Or, ce n'était pas une fatalité ordonnée par un Dieu despote, jaloux, cruel.

          Non, c'était le fruit du plus grand de tous les amours. Il avait pris sur lui l'incommensurable poids de la souffrance des hommes, depuis le premier homme jusqu'au dernier, et le poids encore beaucoup plus lourd de leurs péchés cause de toutes les souffrances, de tous les malheurs, de toutes les morts.

          C'est cela notre Dieu, mes frères. Il ne lui est pas possible de voir souffrir sa créature sans prendre sur lui cette souffrance pour l'exorciser. Oui, son mystère se poursuit encore tous les jours, aujourd'hui encore. O, si nous pouvions le contempler, si nous pouvions voir cette beauté, la beauté de cet amour, nous serions beaucoup plus forts dans nos difficultés, dans nos détresses. Nous saurions qu'elles sont la semence de ce qui plus tard sera notre bonheur.

         

Mes frères, nous sommes les membres du Christ. Tous ensemble nous formons son Corps. Et le Corps du Christ, c'est le Corps de Dieu. Ne l'oublions jamais. Nous sommes les cellules de ce Corps. Des cellules, hélas, qui souffrent et qui font souffrir. Elles font souffrir les autres hommes. Elles font souffrir Dieu. Mais comment serait-il possible de desserrer le carcan de cette souffrance ?

Tout d'abord, il faudrait que nous ne soyons jamais plus cause de souffrance pour les autres. Et pour cela, nous devons nous oublier, nous devons tout supporter plutôt que de faire souffrir quelqu'un d'autre. Même si ce que nous devons subir est injuste, il ne faut pas que nous ajoutions encore au poids de l'injustice et de la souffrance.

          Et ensuite, il faudrait que nous déchargions les autres de leur souffrance en la prenant sur nous, en participant au Christ, en lui permettant de revivre en nous ce mystère de substitution qui a fait qu'il subit cette passion et qu'il mourût.        

 

          Mes frères, nous avons pour cela un moyen très simple à notre disposition : c'est notre obéissance. Et nous nous y sommes engagés. Cette obéissance, elle nous fait parvenir parfaitement un avec le Christ et, dans le Christ, avec tous nos frères, avec tous les hommes. Et à ce moment, nous sommes au coeur du mystère et notre amour devient plus fort que la souffrance et que la mort.

          Oui, mes frères, la mort du Christ, la mort de Dieu nous encourage à accepter la nôtre. O, je ne pense pas tellement maintenant à notre mort physique, mais à cette mort mystique qui est bien plus dure encore. Etre dépossédé de soi, ne plus s'appartenir, laisser en soi toute la place à Dieu et aux autres, ne plus vivre pour soi mais vivre pour les autres.

          O, mes frères, il n'y a plus en nous la moindre trace d'égoïsme, il ne nous est plus possible de faire souffrir. Mais par contre, nous avons comme le Christ absorbé en nous la souffrance des autres. Oui, ce mystère ne se joue pas, mes frères. Il n'est pas possible de l'apprendre en se cassant la tête. Non, c'est en conformant notre volonté à celle de Dieu que nous y entrons.

         

Mais au moment où nous disparaissons en lui, nous triomphons comme lui car nous goûtons la parfaite liberté et déjà nous sentons palpiter en nous la vie divine, cette vie éternelle incorruptible qui nous permet d'entrevoir déjà la lumière et de goûter la communion avec tous ceux qui sont vivants et tous ceux que nous qualifions de mort, mais qui en réalité sont, eux, en possession de la véritable vie.

          Avec eux aussi nous sommes en communion, et surtout avec eux. Ils nous soutiennent, ils nous protègent, ils nous encouragent et ils nous attendent. Ils attendent que nous les imitions, que nous soyons ici sur terre ce que eux sont déjà dans cette béatitude qu'ils goûtent.   

          Mes frères, voilà le triomphe de l'amour, voilà le sens de cette journée d'aujourd'hui, le sens de cette Semaine Sainte de la grande Pâque du Seigneur qui est aussi la nôtre. Par cette Eucharistie, nous allons y entrer. Nous allons tous communier au Corps et au Sang du Christ. Nous allons tous renforcer notre communion. Et tous ensemble, nous marcherons sur les routes de cette vie jusqu'au jour où face à face nous verrons notre Christ, nous verrons Dieu. Et devenus un seul être bien conscient avec lui, nous goûterons pour jamais le bonheur éternel.

 

                                                                                                                         Amen.

 

 

Chapitre du Lundi Saint.                           01.04.85

 

L’onction de Béthanie.

 

Mes frères,

          Ce matin au cours de l'Eucharistie, nous avons entendu une fois encore le récit le plus beau et le plus riche de tout l'Evangile : l'onction de Béthanie. Le Christ lui-même avait dit à ceux qui critiquaient le geste de Marie que le sacrifice qu'elle avait fait de ce parfum hors prix et d'elle-même, serait proclamé dans le monde entier. Cela fait donc partie de l'Evangile. On ne peut pas soustraire le geste de Marie sans risquer de fausser la Bonne Nouvelle. 

          L'Evangéliste Saint Luc n'en parle pas explicitement. Mais, à mon avis, nous voyons le début de ce geste. Il nous dit qu'un jour Jésus est reçu par deux sœurs, Marthe et Marie. Marthe s'affaire à la préparation d'un repas tandis que Marie est assise aux pieds de Jésus. Il me semble que c'est le début de la scène dont parlent Saint Jean et les deux autres Evangélistes.

          On prépare le repas, ce même repas, à Béthanie. Et Marie, assise aux pieds de Jésus est là immobile. Elle regarde Jésus. Elle dévore et elle boit ses paroles. Que se passe-t-il ? Quelque chose d'extraordinaire. Elle laisse le Verbe de Dieu entrer en elle, la pénétrer, arriver jusque en son coeur. Et là, ce Verbe la transforme. Marie n'est plus la même. Marie ne s'appartient plus. Le Christ a pris possession d'elle, il l'a choisie. Et nous verrons dans la suite ce qui va se passer.

 

          Remarquons l'antithèse entre les deux sœurs. Marthe est affairée. Elle prépare le repas. Et pendant le repas, elle continue de servir. Marthe, est-il dit, assurait le service. Et elle le fait en tant que majordome. Elle est attentive au moindre détail. Ce doit être réussi. Et c'est vrai !

          Mais en plus, il y a autre chose : Lazare est l'un des convives. Ce Lazare que Jésus a ressuscité d'entre les morts, c'est bien celui-là. Le roi de la fête, c'est Lazare. Et la reine de la fête, c'est Marthe. Tout l'honneur rejaillit sur elle. Il faut donc que ce soit une fête réussie. Voyez donc que Marthe est entièrement prise par l'actualité du moment présent. Donc, voici Marthe !

          Maintenant Marie ? Marie, elle, c'est tout autre chose. Marie, elle est présente à l'actualité du temps cosmique. Est-ce que vous voyez la différence ? Marie, qui jusqu'à présent est effacée, voici que elle fait irruption dans la salle de festin et qu'elle pose un geste d'une beauté qui relève de la folie.

 

          Elle a donc un vase qui contient un parfum d'une valeur de 300 deniers d'argent. Je vous l'ai déjà dit, mais il est  toujours bon de le rappeler : ça représente 300 jours de travail, donc une année de travail. A l'échelle d'un salaire d'ouvrier, d'un simple ouvrier, maintenant ça représente une affaire de 400 à 500.000 francs.

          Voilà que Marie verse ce parfum sur les pieds de Jésus. Elle frotte les pieds nus de Jésus pour bien faire entrer le parfum à l'intérieur de la peau. Puis elle l'essuie avec ses cheveux. Qu'arrive-t-il ici ?

          Avec le parfum, c'est Marie qui entre à l'intérieur de Jésus. Elle pénètre sous la peau de Jésus. Avant, pendant qu'on préparait le repas, c'est Jésus qui entrait dans Marie assise à ses pieds. Maintenant c'est Marie agenouillée aux pieds de Jésus qui entre à l'intérieur de Jésus. N'oublions pas que Marie  signifie : océan de parfum.

 

          Mais qu'arrive-t-il alors pour Marie ?  Marie est entièrement absorbée à l'intérieur de Jésus. Tantôt, c'était Jésus qui prenait possession du coeur de Marie, et maintenant c'est Marie qui prend possession de l'être de Jésus. Les voici donc parfaitement unis. Et Marie passe de l'autre côté, là où se trouve Jésus, Jésus dans sa solitude. Elle voit tout le mystère de cet homme.

          Elle le voit et elle le pénètre, non pas spéculativement, mais elle est devenue un avec le mystère de ce Dieu devenu homme. Et en même temps, participant ainsi à ce mystère, elle voit les choses depuis le commencement. Or, le Verbe de Dieu était dès avant la création du monde destiné à être immolé pour ce monde. Il est l'Agneau immolé dès avant la création du monde. Et Marie, elle voit tout cela et elle le sait.

 

          C'est cela que je veux dire : présence à l'actualité pour aujourd'hui du temps cosmique. Marie est entrée dans l'éternité. Elle est de l'autre côté du monde. C'est à dire que en face d'elle, le monde va réagir négativement. Le monde va la critiquer. Le monde est étonné. Le monde est scandalisé. Le monde ne peut pas comprendre. Marie, c'est fini. Marie a décroché du monde. Marie est du côté de Jésus.

          Et de même que Jésus tantôt, bientôt, sera rejeté par le monde, Marie dès maintenant est déjà rejetée par le monde, c'est à dire par les convives, c'est à dire par les disciples de Jésus qui n'y comprennent rien. N'oublions pas que Judas est leur porte-parole. Mais les autres Evangélistes nous disent que tous les Apôtres grinçaient des dents contre Marie.

          Et ce geste de Marie scelle donc son union mystique avec Jésus, et elle fait entrer Marie dans une solitude infinie. Elle meurt maintenant et elle ressuscite déjà avec Jésus.  Le parfum est répandu sur les pieds de Jésus. Il est broyé sur ses pieds et il entre à l'intérieur de Jésus. Et en même temps, il se répand déjà à l'extérieur. Si bien que toute la maison en est embaumée. Vous avez là Marie qui vraiment meurt en Christ et qui revient à la vie mystiquement. Et revenant à la vie, elle illumine, elle embaume toute la maison, c'est à dire l'univers entier.

 

          Il y a là un geste prophétique. Marie, dès qu'elle a été prise par Jésus, est devenue prophète. Et par le geste qu'elle pose, elle annonce, mais sans aucune parole, mais par un davar qui est transparent de clarté, que Jésus va mourir et ressuscité, et qu'elle meurt et ressuscite avec lui, elle qui représente à ce moment-là l'humanité toute entière.

          Vous avez donc là deux partenaires du drame cosmique. D'un côté, Dieu devenu homme et de l'autre côté, l'humanité devenant Dieu. Et c'est réussi. Mais les spectateurs n'y comprennent rien, eux. Et les spectateurs sont vraiment entrés, entrés dans ce geste.

          Marie passe à travers tout. Pourquoi ? Parce que elle ne se possède plus. Elle a été poussée à ce geste, ça a été plus fort qu'elle. Elle était entièrement possédée par l'Esprit, et voilà, elle posait ce geste. Elle montre par là qu'elle était devenue la femme forte en face des Apôtres qui étaient des faiblards. Marie ne recule devant rien ni personne.

         

Les Apôtres, eux, dans quelques jours ils seraient à Gethsémani, et là, ils vont sombrer dans le sommeil et ils vont laisser Jésus seul. Et après ça, ils vont prendre la poudre d'escampette, ils vont se disperser et on ne les verra plus ! Pas Marie !

          Marie, elle, elle s'est unie à Jésus. Elle ne pouvait plus le quitter. Elle a effacé, je dirais, elle a annulé ce que Jésus a dit aux Apôtres, à Pierre, à Jacques et à Jean : « Veillez et priez car l'esprit est ardent, mais la chair est faible. » Ici, chez Marie, l'esprit était ardent, mais la chair était forte.

          Pourquoi sa chair était-elle devenue forte ? Mais parce que dans une confiance absolue, elle s'était ouverte à Jésus le Verbe de Dieu qui avait pris possession d'elle et qui lui avait donné la force de Dieu lui-même, cette force qui soutient le monde, et qui le crée, et qui le porte à sa perfection. C'est cette force qui habitait Marie. A ce moment-là, sa chair était spiritualisée. Il n'y avait plus de fossé entre la chair et l'esprit. C'était une chair spiritualisée. C'était une chair qui était pré-ressuscitée.

 

Alors voyez jusqu'où Dieu poussait la merveille, et sa condescendance, et son humilité. Marie devenue une femme forte, entrant à l'intérieur de Jésus avec son parfum, avec le parfum qu'elle était, Marie alors donnait au coeur et à la chair de Jésus-homme la force dont il aurait besoin pour affronter l'épouvante de sa passion.        Il y a là le secours magnifique apporté par une femme, qui en principe est l'être faible, à l'homme, au fils de l'homme qui allait sentir dans son être la faiblesse d'une chair d'homme, qui allait être sur le point de céder à la peur. Mais non, ce n'était pas possible, ça n'arriverait pas parce que toute sa force viendrait de cette femme qui était devenue forte parce que Lui s'était entièrement déversé en elle.

 

Vous avez là aussi la préfiguration, si je puis dire ainsi, ou le symbole, ou l'image, de ce que la Vierge Marie était dans le secret. Elle ne pouvait pas s'afficher, la Vierge Marie. Elle avait besoin d'une ambassadrice. Et Marie était prophète, non seulement de la part de Dieu, mais aussi pour Marie. Elle était comme son ambassadrice ou sa déléguée.

Maintenant, il y a la réaction des spectateurs. Nous ne pouvons pas imaginer leur surprise. Mais je me demande, nous, du quel côté nous nous serions placés ? Je me le demande ? Nous aurions probablement réagi comme les Apôtres ?      

          Eh bien, Marie a été l'apparition de la Sagesse de Dieu qui est folie pour les hommes. Mais la folie de Dieu est aussi la suprême Sagesse. Mes frères, il y a là une incompatibilité entre Sagesse de Dieu et sagesse des hommes. L'homme est raisonnable. L'homme est logique. L'homme est prudent. Dieu, lui, il est fou. Dieu est téméraire. Dieu prend des risques !

          Et voilà que Marie passe du côté de Dieu et qu'elle devient comme Lui. Les gens raisonnables alors, qui sont là autour de la table, ils crient au scandale. Et la solitude de Marie devient encore beaucoup plus grande, beaucoup plus profonde. Mais ça ne fait rien, elle est entrée dans la solitude de Dieu. Dieu sera toujours le grand incompris comme Marie a été ici la grande incomprise.

          Et j'ai repéré pour illustrer cela un très bel apophtegme, encore un apophtegme de Saint Antoine. Il serait intéressant de l'expliquer un jour, mais il y a tant de choses à raconter :

 

Abba Antoine dit : « Un temps vient où les hommes deviendront fous. Et lorsqu’ils rencontreront  quelqu'un qui. n'est pas fou, ils se tourneront vers lui en disant : « Tu déraisonnes. » Et cela, parce qu’il ne leur ressemble pas. »

 

          Vous avez compris ? Les hommes deviennent fou dans leur propre sagesse. L'Apôtre l'a dit : « Je vais prendre les sages au piège de leur sagesse. »

          La sagesse des hommes en réalité elle rend les hommes fous parce que elle les fait tournoyer à l'intérieur d'un tout petit monde, le monde de leur petit esprit, de leur petite sagesse, de leur petit coeur. Et ces hommes ainsi qui sont devenus trop raisonnables, trop fous, lorsqu'ils en voient un qui est habité par l'Esprit de Dieu, et qui alors possède une Sagesse qui les écrase et qui les étonne, ils disent : « Mais toi, tu es fou. »

          Pourquoi disent-ils cela ? Mais parce que cet homme possédé par Dieu ne leur ressemble pas. C'est tout à fait ce qui est arrivé à Marie. Elle avait autour d'elle des gens raisonnables, des gens biens, des gens sages. Elle seule était folle. Mais en réalité, tous ceux qui la regardaient étaient des fous. elle était la seule sage.

 

          Marie est ainsi la sœur, je ne dirais pas la mère, mais la sœur du moine et de la moniale qui doivent aussi être habités par cette folie. C'est la folie de la croix, c'est la folie de l'obéissance, c'est la folie de la confiance, c'est la folie de l'espérance, c'est la folie de l'amour qui fait poser des actes qui sont contraires à la raison, qui sont contraires à la sagesse des hommes.

          Mes frères, je pense que notre choix est fait. Maintenant que nous savons, maintenant que nous comprenons, mais nous choisissons d'être du côté de Marie plutôt que d'être du côté de ceux qui la critiquent. Mais sachons-le bien. Si nous sommes du côté de Marie, nous entrons aussi du côté de sa solitude. On ne nous comprendra pas. On s'étonnera de nous. On nous admirera peut-être, les meilleurs, mais on dira : Ils ne sont pas tout à fait justes.

 

          Mais ça ne fait rien, mes frères, nous savons à qui nous avons cru. Nous connaissons Celui auquel nous nous sommes donnés. Et avec Marie, nous n'hésiterons pas à aller jusqu'au bout. Parce que sachons-le bien aussi : sans nous, Dieu ne peut rien faire. 

Si nous ne sommes pas là pour l'accueillir, pour lui permettre de revivre en nous son mystère d'incarnation, de rédemption et de résurrection, la création et le plan de Dieu sont condamnés à l'avortement. Il lui faut des hommes, des femmes, dans lesquels il puisse à nouveau s'incarner mystiquement. Il nous a appelés pour cela. Nous avons dit oui. Nous nous sommes offerts.

          Nous sommes à nouveau dans cette Semaine Sainte de la Pâque. Eh bien, nous lui dirons d'accord, d'accord. Malgré notre faiblesse nous marcherons. Et nous attendons le jour où le fossé entre la faiblesse de la chair et la vigueur de l'esprit sera comblé. Ce sera le jour où Dieu le voudra. Mais nous hâterons ce jour par notre obéissance, par notre confiance et par notre amour.

 

 

 

Chapitre du Mardi Saint.                          02.04.85

 

Sagesse et folie !

 

Mes frères,

 

          La folie en Christ qui possédait Marie de Béthanie et qui lui faisait poser des gestes insensés n'est pas un jeu, une mascarade, un carnaval. Elle ne cherche pas à attirer l'attention. Elle n'est pas une subtile et insidieuse recherche de soi. Non, elle est un cadeau que Dieu fait à celui ou à celle qu'il juge digne, capable de le recevoir.

          Le Christ fait à ce moment le don de sa personne, de son esprit. Et l'être de l'homme en est transformé. Il acquiert une lucidité nouvelle et divine. Il est capable de poser des actes d'héroïsme quelque soit les obstacles qui se dressent sur sa route. Il n'est plus comme les autres qui, alors, le jugent fou.

          Cet état nouveau nous est suggéré par le Christ lorsqu'il dit à ses disciples : « Là où je vais, vous ne pouvez venir. » Alors immédiatement nous entendons la réflexion de l'Apôtre Pierre: « Où vas-tu ? Et pourquoi, moi, ne serais-je pas capable de t’accompagner ? Je suis prêt à donner ma vie ! » Là, Pierre ne se trompe pas. Pour aller là où se rend le Christ, il faut vraiment donner sa vie.

 

          Marie avait reçu du Christ ce don qui est de donner sa vie. Car il n'est pas possible de la donner si on n'a pas reçu de Dieu la force de la donner. Or Marie a reçu cette grâce. Elle l'a reçue lorsque elle se tenait aux pieds de Jésus humblement à le regarder, à l'écouter. Et le Christ la voyant a saisi tout de suite que cette femme était capable de tous les risques. Et il est entré en elle.

          Il est entré jusque dans les cachettes les plus secrètes de son coeur. Et il l'a purifiée, il l'a transfigurée. Il a fait de Marie une lumière et un parfum comme lui Jésus était. Les deux n'ont plus fait qu'un. Si bien que Marie était capable de suivre Jésus là où il allait. Et elle l'a suivi. 

          Comment l'a-t-elle suivi ? Mais quelques temps après, elle posait ce geste fou qui a certainement bouleversé le Christ jusqu'au plus profond de son être et qui en même temps a suscité l'indignation des fous qui autour de la table n'y comprenaient rien. C'était un secret entre le Christ et Marie qui partait, qui était enlevée là où le Christ était dans cette solitude infinie où les autres ne pouvaient pas le rejoindre parce qu'ils n'étaient pas prêts à donner leur vie.

          Pierre n'était pas prêt. Et il l'avait prouvé puisque il avait grogné avec les autres au moment où Marie versait son parfum sur les pieds de Jésus. Pierre était encore infantile au plan de la relation avec Dieu. Il était encore un idolâtre. Il n'avait rien compris à la psychologie du Christ, à sa nature, à sa mission. Pierre, dans la personne de Jésus se recherchait lui-même.

          Il y voyait certes un idéal très beau, mais qui allait l'exalter, lui. Il n'avait jamais pensé qu'il devrait vraiment donner sa vie. Lorsqu'il a dit : « Oui, mais moi je vais la donner pour toi, je te suivrais partout jusque dans la mort », c'était des paroles, des paroles d'enfant. Pierre n'était pas encore mûr. Il manquait de maturité spirituelle. Et voilà, il a misérablement trahi tandis que Marie exposait sa vie.

 

          Mes frères, cette folie qui doit habiter celui qui aime vraiment Dieu, encore une fois, on ne sait pas la mimer, on ne sait pas la jouer. La vie monastique, si nous la regardons dans la lumière de ce que je viens de dire maintenant, nous voyons qu'elle est une conformité au Christ dans sa position anti-monde et anti-culture.

          C'est à dire que la vie monastique, comme le Christ, elle s'oppose à tout ce qui est le ressort de la vie mondaine c'est à dire la suffisance, l'étalage de puissance, la violence, l'hypocrisie, la cruauté, la perversion de la vérité, tout ce qui est vanité.

          Mes frères, le moine, c'est un homme qui doit être vrai, entièrement vrai dans ce qu'il dit, dans ce qu'il fait, dans ce qu'il pense. Mais lorsque il est dans cet état de vérité, alors il devient l'adversaire du monde. Naturellement il y a dans le monde une partie de beauté. Le monde a été modelé par les mains de Dieu. C'est un chef d’œuvre.

          Mais ce monde est tombé sous le pouvoir de celui qui est mensonge. Si bien qu'il y a toute une face du monde qui est souillée. C'est contre celle-là que s'oppose le Christ, que s'oppose Dieu et que s'oppose le moine lorsque il est profondément vrai. 

         

Nous devons dans notre vie monastique renoncer à toute complicité avec le monde, avec cette partie mauvaise du monde, cette partie mauvaise qui doit disparaître. Mais lorsque nous sommes parfaitement vrais, à ce moment nous accueillons à l'intérieur de notre coeur le monde blessé, mais le monde qui veut être guéri, le monde qui veut être réparé, qui veut être purifié, transfiguré. mais pour le reste, pour tout ce qui est contraire à la vérité, nous restons en dehors.

          Mes frères, la vie monastique, elle est anti-monde et anti-culture, dans le sens où je viens de le préciser, parce que elle est révélation et présence d'un autre monde et d'une autre culture. La culture monastique, c'est la capacité de voir et d'entendre quelque chose au-delà de ce qui se voit et s'entend habituellement. Et c'est cela aussi avoir accès là où on ne peut aller.

          Car dans cet univers autre qui est celui du Christ, qui est celui de Dieu, il y a la vérité toute entière, c'est à dire dans son origine et dans son aboutissement, et sur tout son parcours. Et le moine qui est entré là où est le Christ, il est sur ce parcours. Il est à cette origine et il est à cet achèvement.      Il participe à cette faculté d'éternité qui permet à un homme d'être présent pleinement, tout entier, à chaque instant, et à chaque événement, et à chaque chose, et à chaque personne. C'est cela que j'appelle une nouvelle culture. Il y a certes des degrés qui correspondront aux degrés de pureté atteint par le coeur du moine.

          En d'autres termes, la vie monastique, elle est à l’image de la croix ou du crucifié plutôt qui est tordu dans son humanité, mais qui au même moment trône dans sa divinité. Le Christ crucifié est glorieux à ce moment même. Cela nous permettra de comprendre que la vraie culture monastique, elle se développe dans cette échelle de l'humilité qu'a élevé Saint Benoît.

          On pourrait l'appeler tout aussi bien l'échelle de l'anti-culture, ou l'échelle d'une culture nouvelle. Le moine qui a accès là où vit le Christ, il est capable de vivre les béatitudes qui sont la charte de la folie en Christ et de l'anti-culture : Bienheureux les doux, bienheureux les purs, bienheureux ceux qui pleurent, bienheureux ceux qui ne rendent pas le mal pour le mal ! Tout cet univers nouveau qui est l'univers de Dieu.

          Voilà, mes frères, ce qui m'est apparu lorsque j'entendais ce matin proclamer ces paroles du Christ. Et je me disais : « Mais voilà, voilà vraiment ce que nous devons atteindre » Il nous faut laisser de côté l'étourderie et la témérité, et l'infantilisme de Pierre pour faire nôtre dans une grande espérance la confiance, l'humilité et l'audace de Marie de Béthanie. Ne pas avoir peur de paraître insensé aux regards du monde du moment qu'on est en accord parfait avec la sagesse de Dieu.

 

          Et voilà, mes frères, je pense que nous pouvons retenir cela pour ce soir. Et ainsi, jour après jour, nous nous avançons vers la Passion, vers le fameux Samedi Saint, vers la Résurrection. Mais n'oublions pas que à travers tous ces gestes liturgiques, c'est notre propre destinée que nous vivons. Nous en reprenons une nouvelle conscience.

          Nous sommes tous les jours en état de Passion, en état de Samedi Saint, en état de Résurrection. La Pâque est une réalité qui recouvre tous les instants, toutes les heures de notre vie. C'est cela le coeur de la vie monastique. Le moine est encore une fois anti-monde et anti-culture parce qu'il est un être Pascal. Ne l'oublions jamais !

 

 

Chapitre du Mercredi Saint.                    03.04.85

 

Sagesse = mort !

 

Mes frères,

 

          La sagesse du monde conduit à l'aveuglement et au dépérissement. Elle enferme l'homme dans un univers carcéral, étroit, confiné, sans air, sans lumière. Elle lui donne l'illusion de la vie car elle le fait tournoyer dans une agitation factice. Mais en réalité l'homme dépérit. Il est comme ces fleurs des champs qui sont de belle apparence durant quelques jours et puis qui sèchent, qu'on coupe, et qu'on jette au four comme il est dit dans l'Ecriture.

          L'homme ne trouve son épanouissement que lorsque il sort de lui-même, lorsque il abandonne cette sagesse du monde pour épouser la Sagesse de Dieu et marcher à la suite du Christ sur les routes de l'amour. A ce moment, il commence à devenir libre. Il n'est plus dans cette prison qui n'est autre que lui-même, qui n'est autre que son égoïsme, cet amour désordonné de soi qui ouvre la porte à toutes les passions dont l'homme devient l'esclave.         

Et c'est un esclavage très, très dur. Il est très difficile de s'en évader. Il faut vraiment un coup de la grâce comme on dit, je dirais presque un coup de foudre. Il faut avoir rencontré un jour la Personne du Christ qui désarçonne l'homme et qui l'oblige à changer de vie, à changer de direction.

 

          De cette prison, nous avons un exemple dans Judas. Voilà quelqu'un qui était certainement d'une intelligence supérieure, ordonné, calculateur. Il savait planifier, il savait gérer. C'était le cellérier de la communauté dont le Christ était l'Abbé.

          Et voilà, ce Judas, il lui a manqué une chose, une seule chose. Il lui a manqué ce petit grain de folie qui fait tout quitter, toutes ses sécurités, même ses façons les plus personnelles de voir, ses façons de raisonner, qui fait tout quitter pour se confier à un autre, pour se confier à ce Christ.

          L'Apôtre Pierre disait au nom de tous les Apôtres : « Eh bien toi, tu es le Messie, le fils du Dieu vivant. » Il y en a un dans le coeur duquel cette parole n'a pas fait écho. C'est Judas !

 

          A mon avis, c'est à partir de ce jour-là que Judas s'est lentement, imperceptiblement écarté du Christ. Ce jour-là, il a dû choisir. Il a dû choisir entre sa façon personnelle de voir le salut d'Israël, de voir le Messie, et ce qui lui était présenté là. Et il a choisi son propre jugement. Il s'est fié à sa sagesse, à la sagesse du monde qui était très grande en lui, qui l'habitait.

          Et c'est ce qui l'a perdu : il ne s'est pas quitté. Il est resté un homme alors qu'il devait devenir, qu'il pouvait devenir un fils de Dieu. Là a été son erreur !  Et alors la sagesse qui était la sienne, cette toute petite sagesse, mais elle l'a aveuglé. En lui a grandi la passion de la réussite - c'était un organisateur et puis du profit qu'il pouvait retirer. Il s'est peu à peu corrompu comme un fruit qui se gâte.

          Et le terme a été la mort, la mort du Christ d'abord, qu'il a vendu ! Cela a été sa dernière bonne affaire. C'était fini du côté de cet homme Jésus, eh bien, il allait en retirer un dernier gain. Voilà, 30 pièces d'argent, c'était toujours ça ! Et puis alors sa mort à lui. Et ça, mes frères, c'est l'aboutissement de la sagesse du monde !

 

          Je pense que nous devrions de temps en temps réfléchir au sort qui a été celui de Judas, car nous portons les semences du reniement et de la trahison dans notre coeur. Chaque fois que nous commettons un péché, c'est le petit Judas qui s'éveille en nous. Or, ça arrive pratiquement tous les jours. Lorsque nous choisissons notre façon de faire de préférence à ce qui nous est demandé, à ce moment-là, voilà, je flatte le petit Judas qui est en moi.

          Donc, mes frères, prenons bien garde ! La sagesse du monde et la Sagesse de Dieu, c'est incompatible. Pour nous, la Sagesse de Dieu, en pratique c'est l'obéissance. Et la sagesse du monde, c'est suivre nos propres idées.

         

Il y a encore un autre exemple, c'est celui de l'Apôtre Paul. Voilà un Rabbin qui était irréprochable au plan de la conduite, et puis qui était aussi un homme remarquable dans la pénétration qu'il avait de l'Ecriture. Et pourtant, cette Ecriture lui détaille la Sagesse de Dieu, mais il était encore trop court d'esprit. Il était à la lisière de la Sagesse de Dieu, mais il ne l'avait pas encore pénétrée malgré la vigueur de son esprit.

          Et vous savez, l'Apôtre Paul ne pouvait pas supporter qu'on déroge à cette sagesse qui était la sienne, qui était celle de tout son milieu, du moins de la majorité de son milieu. Et il s'acharnait contre cette voie nouvelle comme on disait, cette nouvelle façon de saisir l'Ecriture, de nouer des rapports avec Dieu, de voir le monde.        

Cette Sagesse nouvelle qui avait fait irruption avec cet homme-Jésus que certains prétendaient être le Messie, et qui s'était affirmé comme le Fils de Dieu, et qu'on disait ressuscité ! c'était aberrant toutes ces choses-là pour un Rabbin de l'époque. Eh bien voilà Paul, très logique avec sa sagesse.  

         

Et puis voilà que brusquement il est muté en un Apôtre fougueux de cette voie qu'il persécutait quelques jours encore auparavant. Que s'était-il donc passé ? Une métamorphose s'est opérée en lui parce que il a vu le Christ dans sa lumière. Il n'y avait pas d'autre moyen pour le tirer de la cage dans laquelle il était enfermé. Il fallait voir le Christ, le voir et l'entendre.

          Et voilà que subitement Paul devient fou. La Sagesse du Christ entre en lui et il devient fou pour tout le monde. Mais je pense qu'il n'y a pas eu de plus grand fou que lui. Car il a dit lui-même qu’il était devenu l'ordure du monde. L'ordure du monde, tout le monde le rejetait, et les Juifs, et les païens, et ses confrères, certains de ses confrères.

Voilà, c'était l'Apôtre Paul. Il ne vivait plus, c'était le Christ qui vivait en lui. La Sagesse de Dieu le possédant, il devenait fou pour le restant des hommes comme Dieu lui-même est fou pour les hommes. Il a parlé lui-même de la folie de la croix qui est le témoignage suprême de la folie de Dieu.

 

          Voilà, mes frères, deux  hommes : et Judas et Paul ! Et nous alors ? Paul avait du Judas en lui comme nous avons du Judas. La clef qui ouvre la solution de l'énigme est celle-ci : pour devenir fou de la Sagesse de Dieu, il faut avoir vu en pleine clarté ou bien à travers une pénombre la lumière de Dieu, la lumière du Christ. Il est impossible de devenir un fol en Christ si on n'a pas vu le Christ.

          C'est à mon avis la marque la plus sûre d'un appel à la vie monastique. Oui, c'est celle-là. Si on vient dans le monastère et qu'on ne sait pas faire autre chose que d'y venir même si la chair, enfin toutes sortes de bonnes raisons feraient qu'on dirait : « Mais ça ne vaut pas la peine, il y a autre chose à faire » Et que, non, malgré tout on y est amené. Et c'est parce que on a vu par le regard de son coeur dans la pénombre, une grosse pénombre encore, mais on a vu le Christ. Et c'est le début de la vie contemplative !

          Il suffit alors à l'intérieur du monastère de se laisser façonner par cette Sagesse de Dieu qui est l'obéissance pour que cette perception de la personne du Christ grandisse, qu'elle s'affermisse, et qu'elle s'impose jusqu'au moment où elle absorbe vraiment l'homme à l'intérieur du Christ.

          Et à ce moment-là, il est bon pour être cueilli. Il n'a pas pourri comme Judas, comme un fruit. Non, il est mûr pour être cueilli et pour être transporté là où est le Christ, et pour y goûter la joie de cette vision alors sans voile du Christ dans sa lumière de ressuscité, et pour faire aussi la joie du Christ et la joie de Dieu. 

          Voilà, mes frères, notre vocation. Mais vous savez tous les pièges qui sont dressés sur notre route. Nous devons y être attentifs et toujours être reconnaissant lorsque quelqu'un, que ce soit l'Abbé, que ce soit un confrère, attire notre attention sur une petite chose qui n'est pas exactement comme elle devrait être dans notre vie. C'est toujours très, très, très bien. C'est la correction fraternelle dans son sens étymologique, c'est à dire un petit avertissement qui nous remet sur la voie droite.

 

Homélie à la célébration du Jeudi Saint.         04.04.85

         

Volontaires pour se battre pour Dieu !

 

Mes frères,

 

          Dans quelques instants, je vais vous laver les pieds. Par mes mains, le Christ notre Dieu va vous armer pour une lutte contre le mal, contre le péché, contre la mort. Nous nous sommes portés volontaires pour une guerre sans merci au service du seul véritable roi, le Christ. Nous allons lui permettre de déployer à travers notre faiblesse toute la vigueur de sa puissance de façon à ce que le mal soit exterminé en nous et autour de nous.         

Il nous a donné un exemple pour que nous devenions ses disciples. Il nous a demandé de laver les pieds de nos frères. Cela veut dire que nous devons nous mettre à leur service. Et en nous mettant ainsi en dessous d'eux, nous leur donnons la force d'aimer. Et alors, le mal est vaincu.     

 

          Mes frères, nous avons entendu un extrait du Livre de l'Exode. On nous expliquait la préparation de la Pâque. Il y avait dans ce récit quelque chose de dur, oserais-je dire de cruel. Voilà que dans le courant de cette nuit qui est la pleine lune du printemps, au moment où tout part pour se livrer à l'homme et devenir son bien, son ornement, pour lui donner la vie, pour le faire grandir, pour l'épanouir, au cours de cette nuit, Dieu va passer et frapper les premiers nés de l'Egypte.       

          Mes frères, Dieu est amour de toute éternité. Il ne l'est pas devenu un jour. Il ne le deviendra pas un jour. Il l'est. L'amour est constitutif à son être. Alors, pourquoi cet hécatombe au cours de cette nuit ?       

 

          Pour pénétrer quelque peu à l'intérieur de ce mystère, nous devons être attentifs à contempler ce même Dieu mourant exsangue sur une croix ; car le Christ, c'est bien lui notre Dieu devenu homme. A ce moment-là, Dieu prend sur lui le sort qu'il a dû par nécessité infliger à l'Egypte, et le sang des premiers nés est noyé dans le sien. Il ne fait plus qu'un avec le sien et il devient rédempteur.

          Et c'est ainsi, mes frères, que toute mort quel qu'elle soit, mort d'innocent, mort de coupable, a valeur de rédemption car elle ne fait plus qu'un avec celle de notre Dieu. Et de là, nous en venons au corps brisé et au sang versé dans le repas Pascal, et cela sacramentellement.

 

          Mes frères, la mort du Christ, je viens de le dire, ramasse en elle toutes les morts. Et par elle, nous avons un passage ouvert en direction de la résurrection d'entre les morts pour le jour où toute mort sera définitivement vaincue. Et déjà, nous sommes vainqueurs de la mort lorsque nous lavons les pieds des autres hommes, lorsque nous poussons l'amour jusqu'à nous exposer pour eux, lorsque nous les armons pour cette lutte contre le vice, contre le mal, contre la mort.

          Mes frères, le lavement des pieds, l’assomption de toute souffrance des hommes, l'offrande de sa vie, la mort sur une croix, la résurrection d'entre les morts, autant de facettes d'une seule et même réalité qui est le salut du monde, un salut acquit par le Christ et continué aujourd'hui par lui en nous. Cette Eucharistie, toute Eucharistie est le rappel, est la continuation, est l'expression, l'actualisation de ce salut.

         

Mes frères, nous sommes des hommes déjà sauvés. C'est pourquoi même si charnellement, humainement, nous sommes toujours tellement faibles, il y a en nous un germe de force. Et c'est à lui que nous devons laisser la place.

          Voilà, mes frères, le sens de cette Eucharistie d'aujourd'hui. Elle nous rappelle ce plus grand amour auquel nous devons nous donner, elle nous rappelle la rédemption de toute mort, elle ouvre devant nous un avenir d'espérance.

          Car les morts, ceux que nous appelons les morts, sont maintenant avec le Christ dans sa vie. Ils ont traversé ce goulot étroit qui nous paraît si effrayant. Et là où ils sont maintenant, dans la lumière, c'est à leur tour de nous fortifier, de nous encourager et de nous dire le terme de notre vie qui n'est pas l’anéantissement, mais qui est le parfait épanouissement dans la lumière et dans l'amour.    

 

          Maintenant, mes frères, pour réifier cette réalité, je vais recommencer pour vous ce geste du Christ. Il nous l'a donné en exemple : nous laver les pieds. Je vais le faire parce que je tiens parmi vous la place du Christ. Par là, je vous dirais que je suis disposé, que je le fais déjà, à donner va vie pour chacun d'entre vous.        

          Mes frères, il y a là un sacrement, un signe très beau. Il est présent dans chacune des Eucharisties. Il est présent à l'intérieur de notre vie. Et le jour où nous nous sommes portés volontaires pour le Christ, nous avons par le fait même décidé de nous laver les pieds, de nous aimer comme lui jusqu'au bout.

 

                                                                                                    Amen.

 

 

Vendredi Saint.                                     05.04.85

 

1. Homélie à la célébration de la Passion.

 

Mes frères,

 

          Nous ne devons pas nous laisser anesthésier par une certaine accoutumance à la croix du Seigneur Jésus. Nous voyons tant de crucifix autour de nous. Notre affectus est-il engourdi ? Et puis, des quantités d'hommes n'ont-ils pas été crucifiés avant et après Jésus, des milliers, des millions peut-être ? Et aujourd'hui, n'a-t-on pas mis au point des techniques raffinées de torture ? C'est devenu quasiment un fait divers.

 

          Mes frères, prenons garde de ne pas nous laisser piéger par des sentiments naturels. La croix de Jésus est un mystère. Sur elle, c'est Dieu lui-même que nous touchons. Seule une vision surnaturelle de foi nous accorde à ce qu'elle est. Le mystère de la croix, c'est Dieu récapitulant dans sa nature humaine tous les hommes avec leurs péchés, leurs faiblesses, leurs malheurs.

Et on pourrait indéfiniment allonger la liste : il y a les crimes, il y a les lâchetés, les veuleries. Il y a les espoirs déçus, les deuils, les trahisons, tout ce qui se dresse entre l'homme et Dieu, tout ce qui dresse les hommes les uns contre les autres, tout ce qui déchire le coeur de chacun.

          Mes frères, nous sommes nous aussi atteints par cette lèpre qui ne nous permet pas d'être entièrement épanouis. Eh bien, le Christ Jésus a pris tout cela sur lui. C'est absolument inimaginable. Et pourtant, cela se trouvait dans son coeur et aucune miette de ce mal n'a été laissée hors de son coeur.  

 

          Mes frères, il était ainsi véritablement ce que Pilate disait en le présentant à la meute des Juifs qui voulaient sa mort. Il était l'homme, c'est à dire l'homme unique, l'unique répondant de l'humanité entière devant Dieu.

          A ce moment-là, il n'y avait plus dans le cosmos que Dieu et Jésus, et en Jésus tous les hommes récapitulés. Il était ainsi entre deux abîmes : l'abîme de la sainteté de Dieu et l'abîme de la misère et du péché de l'homme. Et en son être, en son coeur et en son esprit, et aussi dans sa chair torturée se rencontraient les deux.

          Voilà, mes frères, le mystère de la croix. C'est quelque chose qui nous dépasse absolument. Et c'est la raison sans doute pour laquelle nous passons si facilement à côté.

 

          Ce mystère de la croix, c'est donc l'absorption en Dieu du péché avec ses suites les plus terribles. Le Christ, ne l'oublions jamais, on ne se lassera jamais de le répéter, c'est Dieu lui-même dans une chair d'homme. Et voilà qu'il absorbe en lui ce péché. Et il l'annule en posant des actes exactement contraires.

Le péché est refus, dérobade. Le Christ, lui, il est obéissance, il est acceptation. Et il subit au sein de cet abandon l'injustice la plus épouvantable. Or à ce moment-là, pas la moindre pensée de reproche ou de malédiction ne germe dans son coeur. Et ainsi il efface, il annule tout l'effet du péché et le péché lui-même.

          Mes frères, puisque nous sommes chrétiens, c'est à cela aussi que nous sommes appelés, à notre petite mesure naturellement. Mais nous devons aussi nous efforcer en nous abandonnant à tout ce que Dieu nous demande, d'effacer en nous toute malice. Il ne faut pas que de notre bouche, surtout de notre bouche, mais aussi d'abord de notre coeur, sortent des mouvements qui soient autre chose que de l'amour, car seul l'amour est rédempteur de nous-mêmes et des autres.

 

          Mes frères, le Vendredi Saint, c'est donc Dieu à notre place. C'est Dieu faisant tout ce que nous devrions faire. C'est Dieu à notre place, Dieu ayant tout donné pour nous.    Mais maintenant que nous savons, nous devons lui restituer tout en donnant tout à nos frères. Nous n'avons plus à nous appartenir, nous devons appartenir aux autres. O non, pas devenir leur jouet, c'est certain. Mais dans un échange mutuel, ne plus exister que pour nos frères.

          C'est cela que nous appelons le ciel, c'est cela la liberté, la dilatation du coeur. C'est cela la réussite d'une vie humaine. Si Dieu nous a invités à la vie chrétienne, s'il nous a appelés dans le monastère, c'est pour que nous y vivions cette réalité qui est la sienne.

          Mes frères, ce mystère, nous ne pouvons le comprendre que lorsque nous le vivons. Et c'est par la pratique qu'on y entre. Nous aurons la force d'y entrer, nous la recevrons parce que au fond de notre coeur nous le désirons, même si cette croix nous paraît démesurée par rapport à ce que nous sommes.

         

Mais ne l'oublions pas : c'est notre mission. Le Christ nous l'a dit : « Vous serez mes témoins, vous serez mes représentants sur la terre. Lorsqu'on vous verra, on devra me reconnaître en vous. Et ce mystère s'accomplira si vous vous aimez les uns les autres comme moi je vous ai aimés, sans restrictions et sans limites. »

 

                                                                                                    Amen.

 

2. Exhortation à Complies.

 

Mes frères,

 

          Il serait si facile pour les hommes de s'aimer, de s'entraider, de cheminer ensemble sur les routes de cette vie. Et ce serait si beau ! Mais au lieu de cela, ils se disputent, ils se font la guerre, ils s’entre-tuent, ils érigent comme règle suprême la loi du plus fort, du plus malin, du plus retors. Et ils entassent des montagnes de souffrance. L'homme est devenu un loup pour l'homme. Il a pour ennemis les gens de sa propre maison.

          Mes frères, si nous descendons dans notre coeur, pouvons-nous dire que en face des autres nous avons un mouvement d'ouverture, de confiance spontanée ? Est-ce notre premier mouvement ? Reconnaissons que nous aussi, nous sommes divisés, que le péché domine dans notre coeur. Lorsque nous pensons que la grâce de Dieu l'a expulsé, brusquement, par surprise, il est de nouveau présent. Et cette lutte va-t-elle donc toujours durer ?

          Mes frères, Dieu a voulu subir jusqu'au bout les suites les plus intolérables de ce péché qui habite le coeur des hommes. Dieu est amour. Il est don de lui-même sans réticence, sans réserve, sans calcul. Il est communion à l'intérieur de lui et aussi à l'extérieur. C'est un besoin irrépressible chez lui.

         

Il veut tout réunir dans la communion de son être. Et Dieu-Amour se répand comme une lumière, comme un parfum, partout. Et partout, il se heurte à l'indifférence, à la méfiance, à l'hostilité. Il n'y a pas de rencontre possible entre Dieu et le péché. Ce sont deux incompatibles. 

          Et pourtant, mes frères, dans un paradoxe inouï dont Dieu seul était capable, le problème a été résolu. Dieu a voulu se faire péché. Il l'a voulu, et pour cela il est devenu homme. Il a pris sur lui ce que nous étions. Il n'a jamais, lui, commis de péché, c'est certain ! Mais par un échange, une commutation il a voulu devenir vraiment péché.

          Et c'est ainsi que Dieu dans son éblouissante beauté, et le péché dans sa répugnante laideur se sont unis à l'intérieur du Christ, c'est à dire à l'intérieur de Dieu.

 

          Mes frères, ce n'est pas possible de concevoir ce qui s'est passé alors. Voici donc Dieu qui se met en état de contraire de ce qu'il est. Dieu est comme séparé de lui-même, devenu étranger à lui-même, la contradiction de son être.

C'est cela, mes frères, le Samedi Saint. Dieu annulé, Dieu annihilé, et pourtant Dieu toujours présent. Tout cela s'est passé chez le Christ, à l'intérieur de son coeur, et ça a été poussé très loin !  Cela a été poussé jusqu'au bout dans un réalisme auquel nous n'osons presque pas penser. D'ailleurs, c’est en dehors de notre captus mental et même intellectuel possible.

          Et voici donc Dieu à l'intérieur de ce gouffre où il n'y a plus rien que le contraire de lui. Et Dieu sera en état de Samedi Saint jusqu'à la fin du monde. Il sera séparé de lui-même jusqu'à l'expiration du dernier homme sur la terre. Il le sera dans le coeur d'hommes et de femmes qui accepteront, qui lui accorderont de revivre en eux ce mystère du Samedi Saint.

 

Mais au plus bas de ce gouffre, dans des profondeurs où personne ne peut atteindre sinon Dieu, il y a l'Esprit Saint, il y a cette personne en Dieu qui est capable de réconcilier les contraires. Si nous n'avions pas le Samedi Saint, nous n'aurions pas la révélation de la Trinité des Personnes en Dieu.

          Oui, mes frères, il y a là un mystère qui nous intrigue et qui nous inquiète. Mais la plus grande des grâces que nous puissions recevoir, c'est de participer à ce mystère du Samedi Saint. Et c'est dans la ligne de notre vocation. Qu'est-ce que cela veut dire ?

O, cela signifie une chose très simple : voir Dieu en cette vie, voir la lumière de Dieu en cette vie, goûter dès maintenant les prémices de la résurrection, ce qui est le sommet d'une vie humaine. Et ce n'est possible que si au préalable on traverse la journée du Samedi Saint, c'est à dire que l'on descende dans une mort mystique dont on ne revient plus. Dès qu'on y est engagé, il n'y a aucune possibilité de retour en arrière.

 

          Oui, il faut aller de l'avant. Il faut aller en avant jusqu'à ce qu'on aborde dans un autre univers qui est celui de Dieu, et qu'on ait adopté à ce moment-là les mœurs divines. On est à la fois soi-même, et lumière et ténèbres, et fils de Dieu et enfant du péché. Ici, on est absorbé dans le gouffre de sa propre désespérance. Et il n'y a plus rien, aucun appui à prendre. Mais en même temps, le coeur, le regard du coeur flotte dans cette lumière qui est Dieu lui-même.

          Il n'est possible d'approcher le mystère du Samedi Saint que si on le vit soi-même. A ce moment-là, on en a une certaine intuition, mais il n'est pas possible de l'exprimer correctement par des mots. Lorsque le moine est arrivé à ce point où le Christ l'a conduit, où vraiment le Christ en lui vit de façon intense ce mystère du Samedi Saint, à ce moment-là, le moine n'est plus capable de condamner quelqu'un, de même que le Christ ne condamnait personne.

Pourquoi ? Mais il avait pris sur lui toute la condamnation. Et encore une fois de façon très réaliste puisque il avait été condamné comme un criminel, comme un blasphémateur. Et il en est mort sur une croix !         

         

Mes frères, n'allons pas maintenant nous imaginer que c'est le sort qui nous attend. Mais quand même, il y a là quelque chose qui nous interpelle et qui nous invite à nous engager sur la route d'un amour parfait.

          Oui. Mais c'est amour, alors il est devenu naturel. Non, il n'est plus possible de regarder quelqu'un sans l'aimer. Il n'est plus possible de voir le péché sans le prendre sur soi. Il n'est plus possible de rencontrer un coupable sans se sentir coupable avec lui, plus que lui, sans le décharger de sa culpabilité pour la prendre sur soi.

          Voilà, mes frères, la route sur laquelle il nous est demandé de nous engager. Le Christ disait peu de temps avant d'être enlevé à ses disciples : « Vous savez où je vais, et ce chemin, vous le connaissez,  et sur ce chemin, vous devez vous engager » Et ses disciples demandaient : « Mais nous ne savons pas où tu vas, comment connaîtrions-nous le chemin ? » « Eh bien, dit-il, le chemin, c'est moi ! » 

         

Mes frères, oui, la sequela Christi, la marche à la suite du Christ, c'est cela, c'est devenir un seul esprit, un seul être avec lui. C'est, par notre obéissance, nous fondre en lui, ne plus avoir d'autres raisons d'être que lui et nous laisser conduire où lui est allé. Le terme, nous le connaissons, mes frères, c'est la résurrection en lui ; mais d'abord mourir à tout ce qui en nous est obstacle.

          Voilà, mes frères, ce que nous sommes invités à vivre. Nous le vivons déjà sacramentellement, mais il faut le traduire aussi dans le concret de notre existence quotidienne. La grâce du Christ sera avec nous. Et tous ensemble, chacun sur notre sentier, mais tous dans la même direction, nous le suivrons jusqu'à ce que il puisse nous dire à nous aussi :

            « Voilà, tu m'as suivi, et maintenant tu vas partager mon bonheur parce que ton souci sur la terre a été d'être un bonheur pour les autres en les déchargeant de leurs souffrances, de leurs malheurs, de leurs péchés, en prenant tout sur toi, en descendant avec moi dans mon Samedi pour que tu en dégage les autres et que tous les hommes ensemble puissent un jour être heureux avec moi dans mon Royaume.

                                                                                                       Amen.

 

 

Homélie à la veillée Pascale.                       06.04.85

 

Mes frères,

 

          Les femmes avaient peur. Et Saint Benoît nous dit que nous devons être pénétrés de la crainte de notre Dieu. Il n'y a en cela rien d'effrayant, mais c'est le saisissement devant le mystère de cette personne qui est notre Dieu, de qui nous dépendons, Celui qui nous donne la vie, Celui qui nous attire en lui pour nous faire partager son bonheur.

          Et nous voici dans la nuit la plus sainte de toutes les nuits. Elle est parmi nous comme un fragment d'éternité. Elle embrasse l'histoire toute entière de notre cosmos depuis son origine jusqu'à son accomplissement. Elle récapitule cette histoire mystérieuse, tragique et merveilleuse qui est la nôtre.

          O ce monde, Dieu l'avait porté dans le secret de son coeur durant des éternités d'éternité. Et au moment voulu par lui, lorsque ce projet était parfaitement mûr, il a fait naître le monde de son amour et de sa puissance. Et puis avec un amour infini, avec une patience inaltérable, il l'a fait grandir. Il l'a orné de ses dons les plus précieux. Il l'a doté de raison et de sagesse. Et l'homme est apparu.

 

Et ce monde, hélas, s'est enivré de sa beauté. Il s'est replié sur lui-même. Il n'a plus pensé à son créateur. Il la oublié. Et insensiblement il s'est perverti. Mais Dieu est amour. Il ne pouvait pas supporter de voir ce chef d’œuvre de sa vie à lui, Dieu, il ne pouvait pas être impassible devant ce spectacle de cette ruine dans laquelle le monde glissait.

Et Dieu a repris son projet. Il a voulu se faire chair, se faire matière. Et ainsi, il est entré dans le monde. Il a fait corps avec lui. Et le monde ne l'a pas reconnu. Le monde a poussé la malice jusqu'à rejeter ce Dieu qui venait à lui. Et Dieu s'est laissé faire. Il s'est laissé engloutir par le monde jusqu'à disparaître en lui. Et il est devenu dans cet enfouissement le plus radical une semence, une semence qui un jour soudainement éclatera en lumière et d'un seul coup portera le monde à son accomplissement.

          Mes frères, le Christ mort, c'est à dire Dieu s'identifiant aux éléments les plus constitutifs de la matière, les plus élémentaires de la matière, et le Christ ressuscité, c'est cette même nature emportée dans les profondeurs de Dieu, et divinisée. Car voilà notre destinée : nous sommes appelés à devenir les fils de Dieu, à partager sa propre vie, son propre bonheur, sa propre paix. Et à l'intérieur de nous, grâce à nous, c'est l'univers matériel tout entier qui va devenir en face de Dieu un partenaire avec lequel il peut échanger, avec lequel il peut entretenir et développer des relations d'amour.

 

          Mes frères, voici ce que nous rappelle cette nuit très sainte. Et ce n’est pas un beau roman, ce n’est pas un mythe rassurant. Non, c’est quelque chose de bien réel et qui doit nous faire trembler. Pour voir, pour contempler cette réalité dans laquelle nous sommes entraînés, cette réalité de notre insertion à l’intérieur de la nature divine, il faut avoir un regard perçant, c'est-à-dire un regard pur.

          Nous avons été greffés par notre baptême sur la personne du Christ ressuscité. Sa vie circule en nous. Il suffit donc de la laisser se développer. Et pour cela, ne pas retrouver l'ancienne maladie du monde qui est l'autosuffisance, qui est de se regarder, qui est de s'admirer, mais c'est de s'oublier soi-même. C'est de porter son regard sur cette beauté suprême qui est notre Dieu, qui est notre Christ.

          Il suffit de se laisser refaçonner par la lumière, c'est à dire de laisser grandir en nous cette foi et cet amour qui y ont été déposés. Ce n'est pas quelque chose qui se trouve au-delà de nos forces. Non, il suffit de tout simplement faire chaque jour ce qui nous est demandé, car c'est cela la volonté de Dieu.

         

Dans notre vie monastique, nous nous sommes engagés à construire notre vie sur ce vouloir de Dieu. Mais cela regarde aussi tous les hommes et surtout tous les chrétiens. C'est chaque fois à l'intérieur de nous une lutte, car malgré tout nous sommes blessés et toujours nous sommes possédés par ce besoin de sécurité que nous plaçons dans les choses que nous avons sous la main.

          Mes frères, la route, la courbe de notre vie, elle est toute tracée : nous laisser enfouir comme le Christ l'a été ; non plus cette fois à l'intérieur de la matière - c'était son rôle à lui - mais à l'intérieur du vouloir de Dieu. Et là, nous perdre en lui, mourir à notre égoïsme, mourir à nos instincts pour nous ouvrir à des instincts nouveaux qui sont ceux de Dieu.

Et alors, nous laisser transformer, nous laisser transfigurer et connaître déjà à l'intérieur même de notre chair notre résurrection d'entre les morts. Car, lorsque on échappe à l'emprise du péché, on devient un homme nouveau et les forces de la résurrection travaillent en nous.  

 

          Mes frères, un chrétien devrait être pour les hommes un être énigmatique : tout à la fois ténèbres d'un côté et lumière de l'autre. Ténèbres, parce que comme les autres hommes il est revêtu de chair et de faiblesse ; mais lumière parce que brille déjà dans sa conduite cette lumière de Dieu qui est celle du Christ ressuscité.

          Et ainsi, il peut être pour ses frères les hommes une colonne qui les conduit vers leur véritable destin qui est d'être récapitulés, tous, dans un seul Corps qui est celui du Christ, et d'être transportés ainsi ensemble, toujours ensemble, en communion, jusqu'au sein de la Trinité pour enfin participer pleinement à la vie divine et voir Dieu pour l'éternité.

          Mes frères, voilà notre destinée ! Voilà le projet de Dieu sur chacun d'entre nous et sur nous tous pris en communauté ! Et ce sera mon souhait pour chacun d'entre vous, le souhait de Pâques :

         

Que tous, et bientôt, vous puissiez connaître le bonheur de la petite résurrection, cette anticipation de notre état futur qui nous fait savoir que nous sommes fils de Dieu, qui nous fait voir déjà la lumière de notre Dieu, et qui nous donne un coeur nouveau, un être nouveau, et qui est déjà une anticipation du bonheur éternel.

                                                                                           Amen.

 

 

Homélie à l’Eucharistie du jour de Pâques.       07.04.85

 

Mes frères

 

          La résurrection du Seigneur Jésus est la lumière qui nous permet de déchiffrer le sens des événements parfois déroutants ou tragiques qui traversent notre vie. Elle l'est, cette lumière, parce que elle signe un double mouvement : l'irruption dans notre univers à nous de Dieu avec sa réalité bouleversante, et l'assomption de notre monde dans l'univers de Dieu pour une transformation totale.

          Ce que nous appelons notre obéissance, c'est à dire le don de notre personne au Christ ressuscité, ce don qui nous faits embrasser ses moindres vouloirs, notre obéissance donc, elle devient la reconnaissance de la résurrection du Christ et elle nous ouvre à une nouveauté absolue que nous apporte cette résurrection. Dans ces conditions, notre vie monastique est sublime. Elle rejoint l'événement de la résurrection et elle nous immerge en lui.

         

Il est nécessaire qu'il se trouve toujours dans notre monde des hommes et des femmes qui aient ainsi une conscience suraiguë de la résurrection générale en voie d'accomplissement. C'est là le charisme et le devoir de la vie contemplative.

          Cette conscience, elle est éveillée par l'expérience personnelle de cette résurrection. On en est tout à la fois et le témoin, et le sujet. Car l'instant de la résurrection du Christ est l'étincelle qui relie notre durée d'homme à l'éternité de Dieu. Cet instant recouvre tous les temps et il nous introduit dans le rythme nouveau qui est celui du monde à venir.

Lorsque on est saisi par cet instant, lorsque on reçoit la grâce d'y entrer, la résurrection du Christ est contemporaine à notre vie à nous, si bien que nous pouvons en être les témoins. De plus, comme nous nous exposons à sa puissance et à sa lumière, elle peut travailler en nous et, nous devenons les sujets de cette résurrection.

         

Mes frères, comme l'Apôtre Paul vient de nous le donner à entendre, cette résurrection agit à l'intérieur du monde comme un ferment. Non pas un ferment d'infection, mais un ferment de purification pour une transfiguration. Ce ferment a été déposé dans notre propre coeur au moment de notre baptême.

          Et notre obéissance, elle libère les énergies de ce ferment. Elle luit permette de nous transfigurer. Notre coeur de souillé qu'il était, ce petit paquet de boue, va devenir insensiblement mais bien réellement un diamant d'une limpidité merveilleuse. En lui, il n'y aura plus que lumière et amour. 

          Mes frères, voilà, c'est à cette beauté que nous sommes appelés, nous qui avons été baptisés dans le Christ Jésus. C'est en sa mort et sa résurrection que nous avons été plongés. Ne l'oublions jamais !

         

Et nous n'avons pas de temps à perdre. Plus nous nous unissons à ses vouloirs, plus nous nous hâtons vers l'heure bénie où à notre tour nous goûterons les joies de la petite résurrection avant d'être revêtus de la gloire de la dernière et grande résurrection, la résurrection de la chair.

          Mes frères, notre Eucharistie, elle est le sacrement de notre unité à l'intérieur du fait de la résurrection. Et n'oublions pas que cette résurrection est précédée toujours d'une passion et d'une croix !

          Donc lorsque l'épreuve s'abat sur nous, lorsque la tourmente risque de nous déraciner, qu'à notre vie il semble ne plus y avoir aucun sens, qu'il n'y a plus pour nous que l'absurde, à ce moment-là, mes frères, une seule chose est à faire : embrasser ce vouloir de Dieu qui nous dépasse et par cela même, libérer en nous de nouvelles puissances de résurrection et de transfiguration qui nous permettrons de passer au-delà dans l'univers même de Dieu, et de cet endroit, de regarder les choses avec un regard nouveau, celui même d'un amour auquel on se donne. 

         

Voilà, mes frères, tout s'accomplit ainsi pour notre gloire future, pour la gloire immédiate du Christ notre Dieu. Nous serons des témoins lorsque nous nous enfonçons dans ce mystère, lorsque nous Lui faisons confiance et que nous le laissons librement travailler dans notre coeur.

                                                                                                    Amen.

 

 

Chapitre de l’octave de Pâques.                 14.04.85

 

Etre transparent du Christ.

 

Mes frères,

 

          Ce jour octave de la résurrection portait autrefois le nom de Dominica in albis. C'était le dimanche où les nouveaux baptisés déposaient leur vêtement éclatant de blancheur. Et après l'euphorie des fêtes pascales, ils retrouvaient la grisaille du quotidien avec ses tentations, ses luttes, ses chutes, avec ses déceptions aussi et ses doutes. Et puis, avec tout au fond du coeur souvent des défections secrètes qu'on a honte de s'avouer à soi-même.

 

          Et le moine, lui, il entreprend un mouvement inverse. Il part de son état de faiblesse, de misère et il cherche. Il part à la conquête de la tunique de splendeur. Il espère obtenir la pureté du coeur. Il attend de Dieu ce cadeau merveilleux : ne plus être un tas de crasse, mais un cristal dans lequel la lumière puisse librement jouer. Et son vêtement, ce ne sera plus une tunique de tissus, ce sera la lumière, celle qui est la personne même du Christ ressuscité des morts.

 

          Et pour obtenir cette grâce, il va se déclarer prêt à tout et se jette dans l'obéissance. Il se perd dans cette obéissance. Il renonce à tout ce qu'il a, à tout ce qu'il est. Ce vêtement qui est la lumière, ce sera aux yeux des autres ce que Saint Benoît appelle l'humilité. Un être humble est un être de lumière. Pourquoi ? Mais parce que il n'y a plus rien en lui qui fait obstacle à la vie divine qui anime cet homme. Il n'y a plus de muraille, il n'y a plus d'écran. Non, c'est pure transparence.

 

          Mes frères, nous devons être transparents du Christ. C'est cela la beauté de notre être ressuscité. Et nous avons une magnifique illustration de cette démarche monastique dans l'icône de la résurrection, celle qui se trouve sur la page de garde de notre livre de chœur actuellement. Essayez de la voir mentalement sous les yeux, mais en couleur, pas uniquement en noir et blanc !

          Il y a eu un témoin de la résurrection du Christ, un seul témoin. Et ce témoin, c'est le linceul dans lequel le corps du Christ était enveloppé. Au moment où le Christ ressuscitait des morts, ce linceul s'est affaissé. Il s'est retrouvé au fond de la tombe, mais il était devenu autre, il était devenu lumineux. Il est lumière sur le fond noir de la tombe.

 

          Et de chaque côté de la tombe, il y a des êtres. D'un côté un ange qui est éblouissant de lumière, lui, avec des ailes de feu. Un ange en vêtement blanc, la même blancheur divine que celle du linceul. On voit que le linceul appartient au même monde.        

De l'autre côté de la tombe se trouvent les trois femmes myrrhophores, donc celles qui apportent les parfums pour embaumer le corps du Christ qu'elles pensent trouver là à l'état de cadavre. Ces trois femmes sont vêtues de vêtements sombres. Elles ont un geste de surprise, de crainte aussi, de vénération. Elles sont en accord avec le fond de la tombe. On voit que le fond de la tombe et elles appartiennent au même monde.

          Nous sommes donc ici en présence de deux univers : d'un côté, l'univers de Dieu avec sa lumière et, de l'autre côté, l'univers des hommes avec sa noirceur, avec sa ténèbres.    Et entre les deux, les séparant, il y a la tombe qui participe, elle, aux deux univers, la tombe elle-même qui est l'univers des hommes. Et dans cette tombe, il y a le linceul transfiguré qui fait déjà partie de l'univers de Dieu.

 

          Pour passer de l'univers des hommes à l'univers de Dieu il est indispensable, il n'y a pas d'autre route que de traverser le tombeau. Il faut donc descendre dans cette tombe, revêtir le linceul de lumière pour repasser de l'autre côté où on est dans l'univers de Dieu. Vous avez là toute la démarche monastique dans sa beauté et dans sa dureté. Car il est impossible de faire l'économie de la mort mystique si on désire entrer dans l'univers de la résurrection.

          La vie monastique sera donc, elle doit donc être pour les hommes nos frères, elle doit être l'annonce d'une espérance fantastique. Et c'est le signe que à l'intérieur même de la mort, de toute mort, il y a la résurrection et la lumière.

          La mort change de signe. Elle n'est plus le gouffre effrayant du rien. Non, elle est le lieu qui renferme la lumière, qui renferme un avenir d'éternité. Et nous, par notre présence dans le monde, nous devons signifier cette réalité qui est la réalité dernière de toute existence humaine.

 

          O, je sais bien que dire cela à des hommes du monde qui ne l'ont jamais entendu, ils seraient aussi surpris que les femmes devant le tombeau vide, et l'ange, et le linceul. Mais pourtant, je pense que ça éveillerait en eux, que ça toucherait une corde sensible qui les, oui vraiment, qui les susciterait - je ne dis pas qui les ressusciterait - mais qui les susciterait à un regard nouveau sur eux-mêmes, sur les autres et sur le monde. Ils ne se l'avoueraient peut-être pas, mais quelque chose aurait été touché.

 

          Mes frères, c'est cela ! Par notre présence et par notre silence, c'est cela que nous devons très humblement dire aux autres hommes. Non par nos paroles, mais par le fait tout brut de notre existence, et par notre vêtement d'humilité qui est transparence de la lumière.         

Voilà, mes frères, un petit message pour ce dimanche où, autrefois, on déposait son vêtement blanc du baptême.

 

 

 

 

 

 

Règle : 65, 1-23 : Du Prieur.                   22.04.85

         

Trop souvent cela arrive !

 

Mes frères,

 

Le Chapitre qui traite du Prieur est le plus pénible de toute la Règle. On pourrait croire que Saint Benoît force la dose, pourtant il n'en est rien. Il a connu de tragiques expériences, non pas dans son monastère, mais ailleurs. Il le dit : Trop souvent cela arrive, ou : bien souvent, saepius, 65,2.

C'est un comparatif : plus d'une fois.  Et ce mot il le place en tête du texte comme un clignotant qui prévient d'un grave danger : Si le Prieur n'est pas vertueux, il est toujours dangereux ! Et ça, c'est un principe qu'il faut toujours retenir !

Qu’arrive-t-il ? Mais le Prieur va très facilement s'imaginer qu'il est un second Abbé, surtout dans les monastères où l'Abbé s'absente fréquemment. Le risque sera encore beaucoup plus grand s'il est installé par ceux-là mêmes qui ont nommé l'Abbé, comme c'était! le cas à l'époque de Saint Benoît. Mais de toute façon, qu'arrive-t-il ?

 

Mais il arrive, comme Saint Benoît le dit, de graves scandales. Cela a été  traduit : de graves discordes, 65,3. Voyez, on a édulcoré la réalité. Ce sont des scandales graves. Et les scandales, ce sont des occasions de chute, des occasions de péché, mais aussi des éclats, des éclats qui rejaillissent sur les frères, et qui rebondissent dehors au-delà des murs du monastère, et qui font que la communauté perd son bon renom. On dira : il se passe dans ce monastère des choses scandaleuses. Pourquoi?

Mais il arrive - Saint Benoît a toute une liste, mais je ne vais pas m'y arrêter aujourd'hui, je ferai cela sans doute à une autre occasion - mais il parle vraiment des envies, des rixes, des détractions, donc des racontars, des aemulationes, 65,17. Ce sont des compétitions, des compétitions !

On se dresse. Le Prieur et l'Abbé se dressent l'un contre l'autre. Les dissensions, naturellement des discordes. Et puis des exordinationes, 65,17. Et alors, l'Abbé et le Prieur mettent leur âme en danger. Leurs âmes périclitent. Elles sont en péril, en péril de se perdre.

 

Mais alors, les frères qui sont témoins de ces conflits entre l'Abbé et le Prieur, fatalement ils prennent parti pour l'un ou pour l'autre parce qu'ils ne savent plus à quel saint se vouer. Et alors, eux vont à leur perte, c'est à dire que leur élan vers Dieu est brisé. Ils deviennent des hommes naturels, presque des hommes-animaux qui sont dominés par leurs passions.

Et alors ça, dans une vie monastique, c'est la ruine ! Oui, vraiment c'est la ruine totale de la communauté. Et nous avons alors l'antithèse du Royaume de Dieu.

N'oublions pas que la communauté doit être une implantation sur terre parmi les hommes d'une cellule venue du ciel et qui présente aux hommes ce que c'est que le Royaume de Dieu, le Royaume de Dieu qui est unanimité des cœurs, qui est concorde, qui est amour, qui est justice, qui est paix, qui est respect mutuel, qui est ordre, un endroit où il fait bon vivre.

C'est un endroit où on peut devenir non seulement un fils de Dieu, mais aussi un homme dans le sens vrai et noble du terme, où on se sent heureux d'être vivant, vivant pour soi, vivant pour Dieu, vivant pour les autres. Voilà le Royaume de Dieu ! Et au lieu de cela, la communauté est devenue une image du royaume de satan où on s'entre-déchire, on s'entre-dévore, on se hait, on se combat. Voilà, mes frères, tout cela à cause du Prieur. Lorsqu' il n'est pas vertueux, il est devenu dangereux !

 

 

Règle : 65, 24-fin : Du Prieur.                   23.04.85

         

Suite du portrait d’un Prieur.

 

Mes frères,

 

Je voudrais en quelques mots vous faire goûter le talent artistique de notre Père Saint Benoît : il nous présente un être dangereux, le Prieur. Et si je place cette bestiole sous la loupe, on ne lui trouve que des défauts. C'est un être vicieux comme dit Saint Benoît, vitiosus 65,42. Elatione deceptus, il est conduit par le bout du nez, elatione, par un sentiment très élevé qu'il a de sa valeur personnelle.

Si bien que il devient un contemptor, il méprise souverainement la Règle qui pourtant est sainte. Cela devient donc un sacrilège. Voilà le tableau très flatteur d'un Prieur à l'époque de Saint Benoît. Mais pas chez Saint Benoît, mais bien dans les monastères voisins. Et notre Saint Législateur nous décrit le progrès d'une catastrophe qui est fatale dès le début pour lui. Et cette description, il la dépeint à partir d'un mot sur lequel il joue.

 

Le premier stade, c'est l'ordinatio, donc c'est la mise en place d'un Prieur. Il n'y a en cela rien de mal, c'est un acte neutre. C'est même un acte plutôt bon puisque c'est une mise dans l'ordre : ordinatio. Mais dans ce beau fruit bien mûr, il y a un ver. Et ce ver, c'est le malignus spiritus superbiae, 65,5. C'est un esprit de superbe, d'orgueil qui s'est introduit. Et il faut appuyer sur l'adjectif malignus qui se traduit par mauvais, méchant.

C'est une allusion discrète mais bien nette au démon qui est appelé dans l'Ecriture le malignus. Nous dirons, nous, encore maintenant l'esprit malin. Mais pas malin dans le sens qu'il est rusé, mais c'est un esprit mauvais qui apporte le mal là où il s'introduit.

Voilà donc ce beau fruit à l'intérieur duquel s'est logé le démon, le démon un des plus dangereux, le démon de l'orgueil. Et il y a aussi un mauvais départ dans cette ordinatio car elle a été le fruit de ceux qui ont mis en place l'Abbé.

 

Le stade suivant ? Le stade suivant, c'est une inordinatio, 65,23. Cela signifie que quelque chose se fait contre l'ordre. Voyez, la petite particule in, ici, a le sens de contre. C'est contre l'ordre, c'est contre la Règle. Ce qui arrive maintenant dans l'évolution de cet esprit d'orgueil qui travaille à l'intérieur du fruit, puis ce mauvais départ, tout cela conduit vers un dérèglement, un désordre. Tout cela apporte le trouble, la confusion dans toute la communauté.

Et le stade ultime, ultime, c'est une exordinatio. On est arrivé hors de l'ordre, ex, on est sorti de l'ordre. On est maintenant dans le désordre. C'est la désorganisation, c'est la déstabilisation de la communauté entière. Ce sont les ultimes secousses avant l'écroulement final et définitif.

Voyez ! C'est impossible de traduire cela, en français il n'y a pas de mot correspondant. Mais à travers ces petites touches de vocabulaire nous voyons Saint Benoît dessiner sous nos yeux une fresque qui, à partir de cet homme le Prieur, nous montre une communauté entièrement déstabilisée et s'écroulant. Et cela, c'est l'oeuvre du malignus spiritus, de cet esprit mauvais qui s'est introduit dans le coeur et qui l'a entièrement corrompu. Donc voilà, mes frères, n'aspirons pas à la charge de Prieur !

 

 

Règle : 66 : Le portier du monastère.            24.04.85

         

Le portier de la cité de Dieu.

 

Mes frères,

 

Si nous voulons pénétrer à l'intérieur de l'intention de Saint Benoît, si nous voulons entrer dans la vérité de la vie monastique, nous devons sans cesse opérer le passage de la lettre à l'esprit, de la réalité matérielle symbolique à la réalité mystique et spirituelle. Il ne faut jamais dissocier la vie monastique du mystère chrétien. Elle en est une fleur ou un fruits si vous voulez.

Je veux dire ceci : c'est que le détail de notre existence quotidienne et de notre environnement concret est compris, il apparaît dans ce qu'il est réellement si nous le voyons dans la lumière de l'incarnation. Le Christ Jésus est tout ensemble vrai homme et vrai Dieu. Et notre vie monastique, elle est en même temps pleinement humaine et ordonnée à la vie divine.

Il y a toujours dans ce que nous faisons un élément humain, mais en dessous de lui, un élément divin. Nous devons donc aiguiser l’œil de notre cœur. Nous devons nous habituer à une constante vision de foi.

 

Nous le trouvons encore dans ce chapitre qui traite du portier. Nous pourrions nous dire : Mais voilà, il traite du portier. Et voilà que Saint Benoît commence à parler que le monastère doit être disposé de telle sorte qu'on y trouve tout le nécessaire à l'intérieur. Oui, et qu'est-ce que ça a à faire avec le portier ? Je n'ai pas le temps de m'y arrêter ce soir car nous avons encore des antiennes à répéter.

Mais je veux dire ceci : Le monastère est pour Saint Benoît une maison, la maison de Dieu. Il est un camp fortifié, un castra Dei. Il est la cité de Dieu. Et à l'intérieur de cette cité, on doit y trouver tout le nécessaire pour y vivre, pour y croître, pour s'y épanouir, pour y réussir son existence d'homme et de fils de Dieu. Et aussi le nécessaire, parce que on va devoir subir les assauts répétés d'ennemis du Royaume de Dieu, d'ennemis des hommes. Donc, vous avez les armées sataniques qui viennent assaillir ce camp retranché, cette ville, cette maison.

Il ne faut donc pas que le moine sorte inutilement parce que alors, il est exposé. Je le dis déjà maintenant, mais j'y reviendrais plus tard : il faut à cette cité, à cette ville, à ce camp une seule porte d'entrée, et à cette porte un seul gardien. On n'en sort pas, mais on n'y entre pas non plus. Il faut pour entrer dans cette cité de Dieu, il faut montrer son passeport et recevoir un visa d'entrée. Ce sera le rôle du portier.

 

Vous voyez la connexion entre les deux réalités. Et Saint Benoît est très bien inspiré de placer ici, de parler du monastère comme tel qui doit être construit de façon à ce que tout s'y trouve, et tout le nécessaire. Et la chose la plus nécessaire, la toute première - il le dit ici - pour qu'on puisse y vivre, c'est de l'eau. Mais de quelle eau s’agit-il ?

Il s’agit de l'eau qui entretient la vie corporelle, mais aussi, et c'est ici que la vision de foi doit jouer, c'est l'eau qui entretient la vie de l'esprit, l'eau qui donne la vie éternelle, cette eau spirituelle qui traverse, qui jaillit constamment à l'intérieur de cette cité. Et cette eau devient un fleuve qui réjouit la cité de Dieu, nous dit le Psaume.

Et si nous allons plus loin, le long de ce fleuve croissent des arbres, des arbres qui donnent des fruits succulents, des fruits qui sont la science de Dieu, la patience de Dieu, des fruits de résurrection. Cette eau spirituelle, c'est l'Esprit même de Dieu, c'est l'amour qui habite en chacun des frères. Les frères se nourrissent, s'abreuvent à cette eau qui est l'amour. Voilà, mes frères, la réalité du monastère !

 

Mais vous allez peut-être dire : oui, mais ce n'est pas comme ça quand on voit les choses froidement ! Oui, peut-être bien ? Mais en dessous de l'écorce rugueuse de chacun d'entre nous et de la communauté comme telle nous devons regarder, emprunter à Dieu ses yeux, et regarder ce qui se passe. Les arbres qui poussent le long de ce fleuve, ils ont aussi une écorce. Mais à l'intérieur, la sève monte et elle nourrit les fruits qui, eux, sont exposés au soleil et qui mûrissent.

Mes frères, pour en revenir à ce que je disais au début, Saint Benoît est un artiste, un poète. Et pour le comprendre nous devons nous-mêmes devenir des poètes, c'est à dire des contemplatifs, des hommes qui ont un regard nouveau, un regard qui devient pur, un regard qui traverse les parois et qui contemple la beauté qui se construit derrière les apparences.

Mes frères, le monastère est réellement cette cité dans laquelle on s'épanouit. S'il n'en était pas ainsi, il n'y aurait personne pour y habiter, et surtout, il n'y aurait personne pour y rester. On aurait vite pris la fuite. Donc pour y vivre, pour y tenir dans cette stabilité que nous avons promise, il faut déjà avoir reçu ce don de Dieu qui est le regard qui permet de percer les apparences.

 

Voilà, mes frères, ce que je voulais vous dire ce soir. Il y aurait encore bien d'autres choses, vous comprenez, mais il faut se limiter et il faut s'arrêter.

 

Règle : 72 : Du bon zèle.                          30.04.85

         

Un zèle d’amertume.

 

Mes frères,

 

Ce chapitre est considéré à juste titre comme un des plus beau de la Règle. Il s'ouvre sur une expression qui en latin et en français semble une contradiction dans les termes. Saint Benoît parle d'un zèle d'amertume, mauvais. Or en français comme en latin, le mot zèle n'a jamais une connotation négative. Il signifie l'ardeur à bien faire, la ferveur dans le dévouement, le service. Et ici, il est question d'un zèle mauvais, d'un zèle amer ?

Le mot zèle est en réalité un mot grec qui a été décalqué en latin puis en français. Or en grec, le mot a d'abord un sens péjoratif. Il signifie la jalousie, la contestation, l'émulation, la rivalité et, par extension, l'envie, la haine, la passion, l'ambition. Si nous regardons le correspondant hébraïque de ce mot zèle, nous trouvons une racine qui signifie devenir tout rouge à la suite d'une émotion ou d'une passion.

Le zèle est donc un ébranlement intérieur qui déclenche en l'homme les puissances d'agressivité qui en soi sont neutres. Il les déclenche pour le mal ou pour le bien. Et ce zèle ou cet ébranlement émotif est toujours provoqué à partir de l'extérieur par la présence d'une chose, d'une personne, d'un événement qui met en branle l'émotion qui déclenche les passions, qui dicte un comportement négatif ou positif.

 

Négatif ? Ce sera par exemple la jalousie qui mettra tout en oeuvre pour faire du tort à la personne jalousée, ou bien qui tentera de lui ravir un objet ou une position. Vous savez que cette jalousie est un moteur puissant dans le monde, dans les administrations par exemple. Pas plus tard qu'aujourd'hui, j'ai appris que dans un haut ministère tout était mis en oeuvre par une personne pour éjecter un directeur et prendre sa place. Ce qui crée dans le bureau une atmosphère irrespirable.

Cela, c'est le zèle mauvais déclenché par l'ambition, la jalousie ! Mais il y a aussi un comportement qui peut être positif. Ce sera alors la ferveur qui ira jusqu'à l'amour. Je vais rappeler quelques exemples tirés de l'Écriture.

Pour le zèle mauvais dans le sens péjoratif du terme, mais c'est celui qui possédait tout lorsqu'il traquait son rival, David. Il le considérait comme un rival. On peut en dire autant de Dieu. Ce zèle peut habiter chez Dieu. Mais attention ! Ici, naturellement, c'est une analogie. Dieu peut être saisi de jalousie contre les idoles qui le supplantent dans le cœur de son peuple devenu infidèle.

 

Dieu va donc partir en guerre contre les idoles. Comment ? Mais à leurs esclaves, les israélites, qui ont tourné le dos à leur Dieu pour se prosterner devant l'ouvrage de leurs mains. Voilà un exemple de zèle avec un effet négatif chez Dieu de jalousie. D'ailleurs souvent le mot zèle dans l'Ancien Testament sera rendu dans la traduction française par le mot jalousie.

 

Maintenant dans le sens positif du terme vous avez, c'est très connu, le Prophète Élie qui dit : « Je suis dévoré d'un zèle jaloux pour le Seigneur des armées. » Et ce zèle, cette ferveur, cet amour pour son Dieu lui faisait accomplir des actions prodigieuses. Il n'y allait pas de main morte d'ailleurs !

Il y a aussi le zèle qui possédait le Christ. Ses Apôtres l'ont reconnu lorsqu'ils l'ont vu devenir vraiment alors rouge, bouillant, et chasser du temple ceux qui en avaient fait une maison de trafic. Ils se sont souvenus qu'il était dit de lui : « Le zèle de ta maison, ou la jalousie pour ta maison me dévore. »

Il y a Dieu lui-même qui est armé d'un zèle jaloux en faveur de ses fidèles. Il ne faut pas y toucher. Pas un cheveu de votre tête ne tombera, dit-il, sans que votre Père le permette. Même s'il permet que son fils soit mis à mort et crucifié injustement, il le permet tellement son amour est grand pour les hommes qu'il veut reprendre, qu'il veut redresser, qu'il veut remettre sur la bonne route, dans la route de son amour.

 

Voilà, mes frères, ce que signifie le zèle. Cela vient d'une racine, maintenant en grec, qui signifie bouillir, bouillonner, être agité. C'est vraiment ce qui se passe à l'intérieur de quelqu'un. Une personne qui n'a pas de zèle, c'est une moule ! Cela ne réagit pas ! Il faut qu'il y ait à l'intérieur de nous du mouvement. Et ce mouvement, c'est à nous de le discipliner pour que ce soit un zèle bon et que ça ne devienne jamais un zèle amer.

Maintenant Saint Benoît, lui, il a emprunté cette expression  zèle amer  dans l'Écriture. On la trouve en un seul endroit de toute l'Écriture - donc le mot amer accolé au mot zèle - et c'est dans l'Épître de Saint Jacques. Il serait très intéressant d'aller voir sur place ce que l'Apôtre en dit. Je suis allé voir. C'est très intéressant.

Mais je vous en parlerais une autre fois parce que nous devons encore dans notre zèle pour l'Office Divin répéter quelques antiennes.

 

 

Règle : 73 : Tout n’est pas dit.                   01.05.85

         

Tu parviendras !

 

Mes frères.

 

Trois fois par an nous parcourons le texte entier de notre Règle. Et aujourd'hui, nous terminons un nouveau cycle. Ce texte, nous ne le parcourons pas des yeux. Chacun pour notre part nous écoutons la lecture et notre oreille ne se lasse pas de l'entendre. Et notre palais ne se dégoûte pas de la savourer. Et nous découvrons toujours avec surprise des richesses nouvelles.

Le texte demeure immuable, mais c'est nous qui évoluons. C'est nous qui grandissons vers notre stature parfaite d'adulte dans le Christ. Si bien que notre cœur s'élargit et qu'il devient ce que les premiers moines appelaient intelligent. Il peut donc pénétrer à l'intérieur des paroles que nous entendons et y discerner des sens qui ne sont pas secrets mais qui nous apparaissent nouveaux parce que notre oreille est devenue plus fine, parce que notre cœur est devenu plus pur.

Derrière la Règle de Saint Benoît se dresse notre Père Saint Benoît, sa figure prestigieuse, majestueuse. Et devant la Règle se rassemble la multitude des saints moines et moniales qui nous ont précédés. Si bien que la Règle nous fait entrer dans une communion qui est vie éternelle. Nous devrions avoir un esprit de foi tellement aiguisé  que nous entendions la voix de Saint Benoît lui-même à travers celle du lecteur. Cela produirait sur nous une impression plus grande et plus profonde encore. Ses paroles alors s'inscriraient dans notre esprit en lettres de feu qui ne pourraient plus s'effacer. Ce serait indélébile. Nous deviendrions d'autres Benoît.

 

Et aujourd'hui. j'ai découvert un trait de son caractère qui m'avait échappé jusqu'à présent. On nous parle de Saint Benoît, on nous présente sa sagesse, son équilibre, sa discrétion, sa sainteté, enfin tout son amour, toutes les qualités qui en font le premier législateur de la vie monastique, le plus grand. Et aujourd'hui, à travers ce qu'il nous dit, en dessous, nous voyons son honnêteté.

Saint Benoît ne prétend pas avoir tiré le texte de sa Règle de son propre fond. Il en a recueilli les éléments ailleurs. Et dans son dernier chapitre, il nous donne ses sources, il nous donne ses références. Et là est son honnêteté. Il ne se fait pas passer pour ce qu'il n'est pas. Il est un écrivain honnête. Il nous dit les endroits où il a emprunté. Il le fait avec une simplicité qui est la marque de son humilité et de sa vérité profonde à lui.

 

Et ses sources, quelles sont-elles ? C'est d'abord les Pères du désert qui nous présentent une doctrine de perfection. Cette doctrine conduit le moine jusqu'au sommet, un sommet qu'on ne peut pas dépasser parce que c'est le sommet.

La seconde source, c'est l'Écriture. Elle vient en second lieu, l'Écriture, l'Ancien ou le Nouveau Testament qui nous tracent des routes absolument sûres, très droites, sur lesquelles notre vie peut avancer vers son épanouissement.

La troisième source, ce sont les Pères de l'Église, les vrais, pas les hérétiques. Non, les catholiques, ceux qui sont répandus partout, ceux qui sont universellement reçus. Et ceux-là, ils nous conduisent d'une course rapide jusqu'à notre Créateur. Ces hommes ont trouvé Dieu. Ils ont reçu le charisme de pouvoir rayonner sur toute l'Église leur sainteté et leur expérience.

Et sa quatrième source, c'est Cassien dans ses conférences, dans ses institutions ; Ce sont les vies des Pères ; C'est la Règle de Saint Basile. Et là, le moine a à sa disposition des instruments perfectionnés grâce auxquels il va devenir un ouvrier qualifié de la vertu. 

 

Et Saint Benoît dispose ses sources en forme de chiasme. Les Pères du désert correspondent aux Pères de l'Église. Le sommet de la perfection et la rencontre de Dieu qui est ce sommet de perfection.

L'autre branche du chiasme : l'Écriture et les Écrits des moines, les vies, Basile, Cassien. De part et d'autre des normes très sûres pour la conduite de notre vie et des instruments, des outils qui nous permettrons de travailler avec efficacité à ce qui nous est demandé. Cette construction en forme de chiasme, elle garantit la cohésion et la solidité de la Règle et de la vie qui se conforme à cette Règle.

 

Mes frères, Saint Benoît nous invite discrètement à le suivre. Ce dernier chapitre coiffe la Règle. Mais en même temps il lance, il nous lance au-delà d'elle vers des horizons insoupçonnés. La Règle ne se limite pas à ce qu'elle dit. Nous devons sentir ce qu'il y a en dessous de la Règle, ce qui porte cette Règle, ses racines, les sources de la Règle. Et Saint Benoît nous les donne ici.

Et dans son honnêteté, car c'est une marque d'honnêteté cela, dans son honnêteté il nous invite à faire le même cheminement que lui. Donc, à partir de la Règle remonter aux sources, nous imprégner de l'expérience des Pères du monachisme, faire un avec l'Écriture qui est la Parole de Dieu, qui est Dieu se mettant à notre portée, emboîter le pas aux Pères de l'Église et enfin, prendre en main les instruments que nous donnent ceux, les premiers, qui ont mis par écrit la façon dont la vie monastique doit être vécue.

 

Mes frères, je pense que ce que Saint Benoît dit ici est très beau. Cela nous montre le caractère humain de Saint Benoît, humain dans le sens de la bonté. Saint Benoît est un homme de cœur. Ce n'est pas, vous savez, une sorte de maître qui écrase ses disciples de sa vertu, de sa sainteté.

Non, Saint Benoît est profondément humain. C'est un homme de cœur, très simple, très humble, foncièrement honnête. Il nous dit : Voilà, je vous donne une Règle de vie. Mais moi, j'ai été la puiser là. Eh bien, accomplissez la même démarche que moi. Et comme moi vous arriverez. Comme il dit, le dernier mot de sa Règle, c'est un mot encourageant : pervenies, tu arriveras là où moi je suis……

 

 

Chapitre 3, 1-15 : L’avis des frères ? (1)       17.05.85

         

Prendre l’avis des frères ?

 

Mes frères,

 

          Les manières de consulter la communauté ont subi beaucoup d'avatars au cours de l'histoire, et mon intention ne sera jamais, me semble-t-il, de les suivre et de les détailler. Nos Constitutions prévoient aujourd'hui les matières importantes au sujet desquelles l'Abbé est tenu de prendre l'avis des frères. Nous les passerons en revue lorsque nous serons arrivés à cet endroit dans l'étude de nos Constitutions.

          Mon intention pour aujourd'hui est de dégager devant vous l'image que Saint Benoît se fait de la communauté monastique idéale, une image si belle. Et il désirerait, j'en suis certain, aujourd'hui, du lieu où il est, c'est à dire chez Dieu, imprimer cette forme sur notre propre communauté.

         

Dans le chapitre précédent, il nous a longuement parlés des qualités de l'Abbé. Il dit, entre autre, que l'Abbé tient dans le monastère la place du Christ. Et pour cette raison, l'Abbé ne peut jamais gouverner à la façon d'un despote éclairé.

          Vous savez ce que c'est qu'un despote éclairé ? C'est un homme qui possède de l'autorité sur un royaume, sur une région, sur une communauté, et qui prend des décisions seul, de façon arbitraire, en se fiant à ses propres lumières. Mais toujours dans son esprit pour le bien de tous, et le sien aussi naturellement.

          L'Abbé ne peut jamais être un autocrate. Il est essentiellement l'intendant de la maison de Dieu. Il sera donc parmi ses frères toujours le premier à ne pas avoir de volonté propre. Il sera l'exécutant le plus fidèle des vouloirs divins.

 

          Il sera donc à la fois de ses frères, et le plus pauvre, et le plus riche. Le plus pauvre parce qu'il ne possède absolument plus rien. Et le plus riche, parce que les trésors de la volonté divine reposent dans son coeur. Il ne possède plus rien. C'est à dire qu'il ne se possède plus.

          L'Abbé est un homme vendu, il est un homme livré. Il est un serviteur. Et la Christ vit réellement en lui la forma Christi, donc la forme du Christ qui est la forme de serviteur. Elle est imprimée dans tout l'être de l'Abbé.

          Si bien qu'il est devenu la chose, la possession de ses frères qui peuvent tout lui demander. Cela ne veut pas dire qu'il va se laisser exploiter. Non, ils peuvent tout lui demander ce qui est dans la ligne de leur salut, donc de leur accomplissement spirituel.

         

L'Abbé, de son côté, veillera à ce que la volonté des frères soit toujours comme la sienne dans l'axe de la volonté divine. C'est en cela que consiste son service. C'est un service de tradition, la tradition d'une vie, de la vie de Dieu qui doit battre dans le cœur de chacun et transfigurer le corps et l'esprit de chacun des frères.

          Vous voyez que à la fois il est le plus pauvre parce que il ne s'appartient plus, qu'il appartient à Dieu, au Christ, aux frères ; et il est le plus riche parce que il est le dépositaire de ce projet de Dieu. Et c'est par lui que ce projet de Dieu va réussir, ou peut-être échouer si lui n'est pas fidèle, s'il détourne à son profit les trésors que Dieu lui confie. A ce moment-là, c'est très grave parce qu'il est un fraudeur. Il n'est plus vrai, c'est de la fausse monnaie.

          Et voilà, mes frères, ce que Saint Benoît attend de l'Abbé. Et vous voyez se dessiner derrière lui, derrière sa relation avec les frères, toute une communauté, une communauté qui devient un organisme en croissance, un organisme qui ne meurt pas. Je vous l'ai déjà dit, même si une communauté à la suite de toutes sortes de circonstances est effacée ici sur terre, mais cette communauté vit dans le monde à venir. Elle est là plus vivante que jamais, réellement vivante.

         

Donc, mes frères, une communauté a devant elle les promesses de la vie éternelle. Ne l'oublions jamais, nous faisons partie - ne regardons pas notre communauté, ici, telle qu'elle est - ayons le regard plus large !

          Monseigneur Hamer a dit ceci au cours de son homélie. Je l'ai retenu. Et à ce moment-là, je pense qu'il improvisait car depuis une minute il ne regardait plus le petit aide mémoire qu'il avait devant lui. Il a dit ceci : Il faudrait que nous soyons semblable à Newman, qu'on puisse dire de nous ce qu'on disait de lui. C'est à dire que Newman vivait dans la société des anges et des saints beaucoup plus qu'avec ceux parmi lesquels il se trouvait. C'est cela le moine contemplatif. Newman n'était pas un moine. C'était un Cardinal.

           Mais voyez où nous devons aller chercher nos exemples. Il était quand même un contemplatif. Et Newman vivait dans cet univers de Dieu, là où tout est accompli. Et là était sa foi, là il avait son espérance, et la force de son enseignement, et la sécurité qu'il donnait parce que son regard voyait au-delà des apparences. Il était déjà dans l'éternité.

 

          Mes frères, nous devons être ainsi. Et Saint Benoît de façon très simple, très gentille, très subtile aussi, nous l'insinue encore aujourd'hui. Car l'Abbé prend le conseil des frères, c'est certain. Mais à mon avis, je pense qu'il faut élargir cette communauté au-delà des cadres actuels.

          Donc l'Abbé, dans les choses difficiles, complexes, qui ne sont pas clairement définies par la Règle, - les choses ordinaires sont bien définies par la Règle. Il suffit de la suivre, ce n'est pas difficile. - mais parfois, voilà, on ne sait pas trop bien que faire. Donc il faut consulter. Il faut consulter qui ? Il faut consulter Dieu à travers la communauté.

          Mais attention, ce n'est pas seulement la communauté, je le répète, qui est présente ici, mais c'est aussi la grande communauté, celle qui est déjà entrée dans le Royaume. Et à partir d'elle, de ses intentions, voir la ligne du dessein de Dieu pour aujourd'hui. Ce n'est pas une ligne qui commence aujourd'hui, mais elle vient de plus loin. Il faut pouvoir la suivre et voir si la ligne d'aujourd'hui est bien dans la continuité de cette Tradition. Et ça, c'est aussi une façon de consulter. Mais l'Abbé seul peut faire cela.

 

          Maintenant, il consulte aussi naturellement les frères qu'il a devant lui. Pourquoi ? Parce que l'Esprit prophétique, depuis la Pentecôte, ne repose plus sur un seul homme. Il repose maintenant sur le peuple entier. Le peuple entier est devenu un peuple de prophètes. Si bien que le vœu exprimé par Moïse s'est réalisé : Ah, si au moins tous pouvaient être prophètes !

          Eh bien, c'est arrivé maintenant. C'est une aubaine. Il faut donc profiter de cette grâce. Mais encore est-il nécessaire que cet Esprit de prophète puisse travailler librement dans le coeur des frères. Il ne faut pas que ce coeur soit fermé, que ce coeur soit froid, que ce coeur soit paralysé.

          Donc, comme le dit Saint Benoît ici, il faut que le frère donne conseil en toute humilité. Il ne doit jamais défendre son propre point de vue de façon grossière, procaciter, 3, l0, effrontée. Non, l'Esprit parle à travers l'humilité, pas à travers l'effronterie.

 

          Eh bien, mes frères, dans ces conditions, le Seigneur révèle ce qui est le meilleur. On traduit ici en français : Dieu révèle. En réalité, dans le texte de Saint Benoît, c'est Dominus, c'est le Seigneur ! C'est à dire le Seigneur Jésus dont l'Abbé est le lieutenant. Il révèle à l'Abbé directement par l'intermédiaire des frères, par l'intermédiaire d'un frère parfois, il lui révèle ce qui est le meilleur, il lui révèle son vouloir. Si bien que vous voyez la connexion admirable : Christ-Abbé-Frères qui forment un seul corps pensant et agissant.

          Mes frères, soyons conscient de cette solidarité, de cette communion : communion avec le Christ, communion entre nous, l'Abbé étant la conscience éveillée de la communauté. Et nous, en relation alors avec la grande communauté monastique, celle qui est déjà à partir d'ici entrée dans le Royaume de Dieu ; et au-delà alors, l'Eglise entière et plus largement encore toute l'humanité qui est en train de se construire et d'être divinisée en un immense Royaume de Dieu.

          Voilà mes frères, c'est bien en relation avec le Temps Pascal, avec cette Ascension du Christ qui porte l'humanité jusqu'au sein de la Trinité, et puis qui va dans quelques jours - dans quelques jours, c'est le jour éternel de Dieu - nous envoyer son Esprit pour que à notre tour nous puissions aller là où il nous a précédés.

 

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions            19.05.85

         

14. La participation des frères.

 

Mes frères,

 

Nous avions vu que la communauté forme un corps dans le Christ. Et chaque blessure portée à ce corps doit être immé­diatement réparée. Mais le mieux est de mettre tout en oeu­vre pour que nulle atteinte ne soit portée à cette unité. La communauté est donc un corps vivant et agissant où chacun des frères a sa place et sa fonction.

Comprenons bien que une communauté monastique est dans le prolongement de l'incarnation du Verbe de Dieu. C'est plus qu'une analogie, vraiment elle est une cellule du corps du Christ. Il faut donc que ça apparaisse, que chacun en ait  conscience et que la communauté comme telle aussi dans son ensemble en ait conscience.

La communauté est habitée par l'Esprit Saint qui est comme son âme. Tout donc à l'intérieur de la communauté doit être jugé par la foi. Non pas par la raison abandonnée à ses forces propres, mais par la raison illuminée, la raison qui transcende ses forces normales disons, ses forces naturelles et qui parvient à pénétrer à l'intérieur des contraires pour les unifier. C'est cela l'incarnation ! C'est Dieu qui est devenu homme.

Ce sont des natures qui en soi n'ont rien à faire qui se trouvent réunies dans un seul être, dans une seule person­ne. Et nous ne devons pas faire ici de la métaphysique ni de la philosophie. Mais nous devons à partir de ce donné, de ce donné qui est un mystère : que dans un seul être qui est le Fils de Dieu, qui est le Christ Jésus, des contraires sont réunis de façon harmonieuse. Cet homme Jésus est à la fois Dieu et l'un d'entre nous.

 

Mais nous-mêmes alors nous devenons, au-delà de notre nature, des fils de Dieu. Et cette vie divine doit transpa­raître à travers notre agir dans nos jugements. Cela doit rayonner, cela doit vraiment illuminer notre être et aussi la communauté. C'est cela qu'il ne faut jamais perdre de vue pour com­prendre ce que nous formons. La vérité profonde de ce que nous sommes est toujours d'ordre mystique. Ne l'oublions pas !

La Constitution suivante traite de la participation acti­ve des frères à la vie de la communauté. Cette Constitution compte quatre paragraphes. Le premier dit :

 

          Ceux qui partagent la même fraternité ont le droit et le devoir de prendre une part entière à la vie commune, bien que cette participation puisse se réaliser de différentes manières.

 

On pose donc ici un principe qui est la participation entière de tous et de chacun à la vie commune. C'est un droit et un devoir. C'est un droit, c'est à dire que personne ne peut en être exclu. Et c'est un devoir, c'est à dire que chacun est obligé de prendre part à la vie commune.

Un cas d'exclusion est toujours possible. Mais alors, c'est dans l'ordre de sanctions disciplinaires. Pensez à l'excommunication dont parle Saint Benoît. Mais pour ce qui est du devoir, personne ne peut s'en exempter. Il pourrait là aussi avoir des exceptions ? Mais alors, ça dépendrait du jugement de l'Abbé. Et encore, la participation essentielle continuerait.

Je prends le cas d'un infirme, d'un malade. Mais l'Abbé peut le dispenser de la participation aux Offices par exemple, ou bien au travail. Mais alors la participation demeure, mais elle change de mode. Le malade, l'infirme va participer à la vie commune par ce qu'il est devenu, par son infirmité, par sa maladie, par son abandon à la volonté de Dieu.

 

C'est pour cela que la Constitution dit que la partici­pation peut se réaliser de différentes manières, des modi com­me dit le texte. C'est autre chose que des manières ou des façons. C'est intraduisible en français. Ce sont des modes. Donc la participation peut se réaliser selon des modes diffé­rents. Et ce qui répond aussi aux aptitudes !

On ne peut pas demander n'importe quoi à n'importe qui. La façon de participer à l'Office, par exemple, est différente suivant les per­sonnes. Cela ne veut pas dire que on vient à certaines heures et qu'on ne vient pas aux autres. Non, mais à l'intérieur de l'Office, tout le monde ne peut pas être chantre par exemple, tout le monde n'est pas arrivé à la vision de la lumière de Dieu.

Donc, il y a mystiquement, et il y a physiquement, intel­lectuellement et spirituellement des façons diverses de par­ticiper à l'Office Divin et de participer à la vie de la com­munauté. Un novice n'est pas un ancien...il faut bien le com­prendre ! Et puis il y a tous les degrés intermédiaires.

Le second paragraphe nous dit :

 

          Tous les frères en effet sont appelés à une sollicitude, une coopération et une obéissance mutuelle. Ils ont donc soin de l’état spirituel de leur communauté sachant quel bien procure à tous le bon zèle d’un seul et quel mal son zèle amer.

 

La santé spirituelle de la communauté est donc le souci de tous. On vit. Non, on ne vit pas pour soi, on vit pour les autres. Et ainsi on vit pour Dieu et on se trouve véritable­ment. Ce n'est pas en se recherchant qu'on réussi sa vie, mais c'est en se perdant. Ce second paragraphe est une para­phrase du chapitre de Saint Benoît consacré au bon zèle.

Donc, il ne s’agit pas de dire : Moi, je fais ce que je dois faire. Que les autres le fassent aussi et puis qu'ils tirent leur plan ! Chacun pour soi et Dieu pour tous ! Vous savez, c'est ce qu'on disait pendant la guerre pour ceux qui ont connu cela : Sauve qui peut, chacun pour soi et Dieu pour tous !

Or, dans la vie monastique, nous sommes en état de guer­re : guerre contre les démons, guerre contre les passions et les vices, guerre contre les pensées. Nous ne pouvons pas di­re : Moi, je fais ce que je dois faire, que les autres fas­sent aussi leur devoir. Non, nous devons ensemble lutter.

Lorsque je cède au péché, à ce moment-là, je déforce tout le corps de l'armée. Parce que je remporte une victoire, alors tous les autres deviennent plus forts. Le corps donc devient plus fort. C'est cela la véritable charité, mes frè­res, la charité qui est le souci discret de l'autre.

Maintenant le troisième paragraphe :

 

          L’Abbé et les responsables communiquent aux frères ce qui est de l’intérêt de tous et ils accueillent volontiers leurs souhaits et leurs suggestions.

 

Il faut donc intéresser les frères à la marche de la communauté pour ce qui regarde le matériel, mais aussi pour ce qui regarde le spirituel. Il faut donc s'attacher à stimuler l'intérêt de tous. Il ne faut pas que chacun, chaque chef d'emploi vive dans son petit coin, encore une fois, faisant son devoir, mais ne se préoccupant pas de ce que fait son voisin.

Je vous disais hier que Monseigneur Hamer devenu Cardi­nal exerce collégialement une responsabilité sur tous les di­castères romains. Maintenant il est devenu responsable non seulement du sien, mais aussi des autres. Il faut donc qu'il échange avec les autres organismes de la Curie, un échange constant.

Il doit en être parmi nous de même. Cela ne veut pas dire qu'on doit commencer à bavarder dans tous les coins et raconter tout ce qu'on fait. Ce n'est pas de ça qu'il est question. Mais c'est une façon d'être attentif à ce que font les autres. Non pas pour les surveiller, mais pour les admi­rer et les aider, pour les soutenir. Et il faut être suffi­samment ouvert soi-même pour partager avec les autres ce qu' on fait.

 

Il faut être aussi éveillé aux besoins des autres. Il faut donc que chacun ait le droit de faire des suggestions. Il y a dans des monastères une boite aux suggestions où cha­cun peut glisser un petit billet disant : tiens, on devrait faire ceci, ou on devrait faire cela. Mais dans la pratique, ça embrouille les choses plus que ça ne les clarifie parce que il y a des esprits toujours un peu drolatiques qui ont toutes sortes de suggestions à faire. Et quand on n'en tient pas compte, alors ils font des complexes de frustration et des dépressions...

 

Le quatrième paragraphe dit :

 

          L’Abbé conduit les frères comme des fils de Dieu dans le respect de la personne humaine, en stimulant leur obéissance volontaire et en favorisant opportunément les dons de l’ingéniosité et du savoir faire. Il les amène ainsi à coopérer en obéissance active et responsable dans les charges à remplir et les initiatives à prendre.

 

Il s’agit donc ici de favoriser le sens des responsabili­tés. L'obéissance du frère ne doit pas être une pure passivi­té. C'est une obéissance active. Il reçoit donc une mission et on lui laisse beaucoup d'initiative à l'intérieur de cette mission.

Il ne faut pas que l'Abbé soit tatillon, qu'il aille faire tous les jours le tour des charges de chacun et dire : Voilà, où en êtes-vous ? Qu'est-ce que vous faites mainte­nant ? Tiens, vous ne m'en aviez pas parlé ! Qu'est-ce que vous faites là ? Vous n'avez pas le droit de faire ça !

Non, il laisse, il confie une charge à quelqu'un et lui laisse la responsabilité de mener sa charge pour un mieux. Il lui permet aussi implicitement de prendre des initiatives mais toujours dans la ligne de l'obéissance. Cela ne peut pas devenir de la fantaisie !

 

Voyez quelle maturité il faut dans un monastère ! Dès le noviciat, les jeunes doivent être éduqués à cette maturi­té spirituelle et humaine. Mais la vrai maturité humaine dé­pend toujours de la maturité spirituelle. C'est dans la mesure où je suis uni au Christ, où je le laisse vivre en moi par son Esprit que je deviens un homme et que je suis capable alors de prendre des responsabilités tou­jours pour un mieux être de la communauté.

Voilà, mes frères, ce que nous dit la Constitution no 16. Ne l'oublions pas ! Dans le monastère, nous formons un corps. Ce corps est vivant. Ce corps a ses besoins qui doivent être satisfaits, des besoins surtout d'ordre spirituels, mais des besoins aussi d’ordre matériels. Il faut donc que chacun à sa place collabore au bien de tous, que nous ne soyons pas des exécutants passifs, mais des agents actifs qui ont le sens de leurs responsabilités, qui osent prendre des initiatives.

Nous sommes des fils de Dieu mus par l'Esprit Saint. C'est ce qui était dit, c'est ce qui est dit maintenant. L'Abbé conduit les frères comme des fils de Dieu. Il faut donc que entre l'Abbé et les frères, et entre les frères, règne une grande confiance et une grande ouverture. Et c'est ainsi que vraiment nous sommes une cellule du Royaume de Dieu et que nous nous acquittons de notre tâche dans l'Eglise pour le bien de toute l'humanité.

 

 

Règle : 4, 51-77 : Quels outils utiliser ?        21.05.85

 

Les fins dernières !

 

Mes frères,

 

          Aux temps héroïques de la Trappe, aux jours où les Pères Rédemptoristes faisaient trembler les communautés, il était indispensable que chaque retraite ou récollection compte une méditation sur les fins dernières : la mort, le jugement, le paradis et l'enfer. Un tel exercice, aujourd'hui, nous ne l'imaginons plus. Cela produirait une impression négative.

          Il nous semblerait que nous sommes enfermés dans un carcan qui nous empêche de vivre, qui nous permet tout juste d'étouffer. Le jugement ? On s'en fou ! La mort ? La mort, eh bien, après nous les mouches ! L'enfer ? Il n'y en a plus, tout le monde le sait. Il n'y en a jamais eu d'ailleurs ! Et le paradis ? Eh bien, le paradis, c'est pour tout de suite à condition d'avoir de l'argent !

 

          Voilà une atmosphère qui règne partout aujourd'hui, partout. On a l’hédonisme, l'érotisme, les romans, la TV et ses reportages, ses documentaires, son actualité ou bien ses films. Elle familiarise les gens avec le fait de la mort.

          Aujourd'hui, cela ne nous impressionne plus. Il y a trop d'accidents, il y a trop de guerres, il y a trop d'attentats. Tout cela fait que ces réalités pourtant fondamentales de notre existence ici sur terre deviennent des banalités.

Et cette atmosphère qui se généralise infecte tout et elle nous infecte nous aussi, surtout les jeunes. Les anciens, c'est encore un peu différent. Mais les jeunes en sont tous malades. Ils n'en meurent pas tous, mais tous sont atteints.

 

          Or, pour Saint Benoît et pour son disciple, les fins dernières sont une réalité et il ne s’agit pas d'en rire. Saint Benoît nous dit : Craindre le jour du jugement - redouter l'enfer - désirer la vie éternelle de toute l'ardeur de son âme, (le paradis) - et avoir chaque jour devant les yeux la menace de la mort. On ne peut pas être plus précis.

 

          Remarquez que ces fins dernières sont au nombre de quatre. Or, le Père Prédicateur nous a rappelé que le chiffre quatre avait une valeur symbolique lourde. Il désigne l'universalité du réel créé au centre duquel, ou au couronnement duquel se trouve l'homme. Ce sont les quatre points cardinaux ; ce sont les quatre vents ; c'est le ciel, la terre, la mer, et ce qui est en dessous de la terre ; ce sont les quatre éléments qui constituent le monde, la terre, l'air, l'eau et le feu ; ce sont les quatre animaux qui portent le char de Dieu, ces quatre animaux qui ont une tête d'aigle, de lion, une tête de taureau ou une tête d'homme.

          Vous voyez que ce chiffre quatre nous montre, est symbolique de l'univers de l'homme. Et les quatre fins dernières – donc qui sont quatre - nous montrent que ces réalités que nous rappelle ici Saint Benoît embrassent la totalité de l'existence humaine dans son destin promis à l'éternité.     Comment devons-nous réagir devant elles ?

Elles nous font comprendre que la vie en soi, mais surtout la vie chrétienne, c'est à dire la vie greffée sur la personne du Christ ressuscité d'entre les morts - et la vie monastique se veut la perfection de cette vie chrétienne - c'est quelque chose de sérieux. On ne peut pas en rire. On ne peut pas rire de le vie. On ne joue pas avec elle. On ne s'en moque pas !

 

          Lorsque j'étais jeune, c'est à dire lorsque j'avais aux environs de vingt ans et que j’étais au travail, qu'il fallait travailler pour gagner sa vie, dans ce milieu de travail il y avait des hommes qui me paraissaient vieux, très vieux : ils avaient entre trente et quarante ans. Vous vous imaginez comme c'était vieux pour un qui n'en avait pas vingt ! Eh bien, je me rendais compte que ces hommes alors ne croyaient pas à la vie. Ils se moquaient de la vie.  

C'était déjà le nazisme en Allemagne ; c'était le fascisme en Belgique ; c'était la guerre civile en Espagne ; c'était la guerre qui commençait en Europe Centrale. Peut-être qu'il y avait là une sorte de pressentiment de ce qui allait arriver et que, à l'avance déjà on se moquait de la vie parce que la guerre était aux portes. Je n'en sais rien, mais je m'en souviens encore.

          Et c'est pour ça que je dis qu'il ne faut pas se moquer de la vie. Il ne faut pas jouer avec elle. Quand on est entré dans la vie, on ne peut jamais plus en sortir. Le suicide est une illusion. On pense échapper à la vie, rentrer dans le néant. Mais c'est une illusion, il n'est plus possible.

 

          Le moine qui arrive à ne plus faire qu'un seul esprit avec la Personne du Christ ressuscité, celui-là, il sait très bien que la vie est éternelle parce qu'il la possède. Il sait qu'il ne mourra jamais et que ce que nous appelons, nous, la mort, c'est à dire cet événement d'ordre biologique que nous connaissons tous à l'avoir vu chez d'autres, mais que cette mort dans le fond, c'est un accident à côté d'autres. Mais la vie est autre chose que cela. La vie est au-delà de cette mort même si elle passe à travers.

 

          Mes frères, on ne joue pas avec la vie. La vie est un cadeau. Elle est un dépôt qu'on a reçu et qui nous rend solidaire de Dieu et du cosmos. Ce qu'il y a peut-être de plus beau dans cette expérience de la vie, mais de la véritable vie alors, de la vie éternelle, c'est de se sentir solidaire de Dieu, c'est à dire en communion avec lui, comme si Dieu avait besoin de nous pour être Dieu. Et ça, c'est quelque chose de très beau !

Et je me demande si ce n'est pas vrai ? Car Dieu a voulu devenir homme. Et en devenant homme, la théologie nous dira ou la philosophie, mais qu'il n'a rien ajouté à son être de Dieu. Peut-être bien ? C'est certain ! Mais ne faisons pas ces petites distinctions.

          Dieu devenu homme, eh bien c'est Dieu qui, à mon avis, est plus riche qu'avant. Il est plus heureux qu'avant. Il sait ce que c’est que cette créature qu’il a créée puisque il a voulu partager son état de chair, de matière. Mais en même temps alors, l'homme devient le partenaire de Dieu. Il devient dans le Christ solidaire de la vie divine et il en est heureux. Il y a là un échange amoureux entre Dieu et l'homme qui fait que les deux deviennent plus riches après qu'avant.

 

          Voilà, mes frères, ce que c'est que cette vie. Or c'est cela que Saint Benoît veut éveiller, raviver en nous, cette conscience qu'il veut raviver en nous, en nous demandant de penser à cette réalité que sont la mort, le jugement : c'est à dire le jour où on paraîtra devant Dieu, le jour où nos yeux s'ouvriront, et que nous comprendrons, que nous verrons quelle a été la trame de notre existence. Et alors le choix : sans Dieu ou avec Dieu ? C'est cela, mes frères, le sérieux de la vie.

          Maintenant dans la pratique, les fins dernières comme le voit Saint Benoît - ça vaut pour tous les hommes, mais enfin nous sommes dans un monastère - c'est vivre tout bonnement, tout simplement en présence de Dieu. Mais oui, si je pense à la mort, si je pense au regard que Dieu porte sur moi, au regard qui me juge dans ma vérité, si je pense à cette vie avec Dieu et ce que pourrait représenter une existence qui serait hors de la vie divine, si je suis toujours occupés avec ces choses-là, mais je vis en présence de Dieu.

          Et si je vis en présence de Dieu, ces réalités, elles me soutiennent, et elles me fortifient, même si je ne pense pas explicitement à elles. C'est ça la vie contemplative ! C'est vivre dans une communion consciente avec Dieu. Et on remarque alors qu'on est un être sacré. On devient un temple de Dieu. Nous approchons de la fête de la Pentecôte. L'Esprit de Dieu habite en nous. Nous sommes pneumatophore, nous sommes porteurs de l'Esprit. Et un homme qui est porteur de l'Esprit doit vivre selon l'Esprit et non plus selon ses tendances égoïstes et charnelles.

 

          Voilà toutes choses qui découlent de cette préhension du mystère de Dieu et de ses rapports avec l'homme, avec le monde des hommes, avec moi personnellement tout d'abord. Il y a aussi alors le respect de soi, le respect des autres, le respect de l'environnement.

          Mes frères, gardons bien toujours cela présent à la mémoire de notre coeur. Ne soyons donc pas effrayés par ces fameuses fins dernières. Peut-être qu'il y a eu autrefois des exagérations ? On en a fait un épouvantail. En fait, c'est quelque chose de très beau à condition de voir d'où elles procèdent et où elles nous conduisent. Elles procèdent du coeur de Dieu là où il n'y a que de l'amour, et elles nous conduisent jusque chez Dieu où on est immergé dans la lumière et dans l'amour.

 

 

Chapitre : Une vie charismatique.                 25.05.85

 

Mes frères,

 

Une profession monastique le jour de la Pentecôte nous rappelle que notre vie est essentiellement de nature charis­matique. Je veux dire qu'elle prend naissance dans cette part de Dieu qui est lumière, qui est feu, qui est amour, qui est folie, et qui est tellement réelle qu'elle est une Personne, celle de l'Esprit.

Il nous est très difficile de nous représenter la Person­ne de l'Esprit Saint. Elle est inséparable de la Personne du Christ, de celle du Père aussi naturellement. Mais elle arri­ve jusqu'à nous par l'intermédiaire du Christ qui en est com­me le réservoir. Et du trop-plein du Christ, si je puis utiliser cette image, l'Esprit Saint, la Personne de l'Esprit déborde sur le monde et sur nous.

Je pense que lorsque elle se manifeste à un moine contem­platif déjà quelque peu avancé dans l'intimité avec les Personnes divines, l'Esprit Saint révèle à lui quasi visuel­lement comme lumière. Donc, lorsqu'il voit la Personne du Christ dans un halo de lumière, il la voit en réalité à l'intérieur de la Person­ne de l'Esprit Saint.

 

Car le Christ Jésus est né de l'Esprit Saint. La Vierge Marie était là, l'Esprit est venu sur elle. Il l'a prise sous son ombre, c'est à dire sous cette lumière qui doit être ta­misée, qui doit être ombreuse pour ne pas que nous soyons brû­lés. Et de la Vierge Marie alors est né le Christ. Il en est de même pour le moine lorsqu'il naît de l'Es­prit Saint, donc cette part de Dieu qui est l'irraisonnable chez Dieu.

Si le moine naît des entrailles de Dieu, donc ses en­trailles qui sont aussi amour, parce que dans la langue du peuple d'Israël, lorsque on veut parler de l'amour le plus fort, le plus passionné de tous, on dit que c'est un amour d'entrailles. Il saisit l'homme aux tripes et il ne le lâche plus. Dieu a des tripes !

Voyez un peu avec quelle audace ces Hébreux parlaient de leur Dieu. Et Dieu s'est révélé ainsi. C'est lui qui se dit : voilà tel que je suis. Et ce peuple l'a reçu tel que Dieu se présentait.

 

Mais le moine qui reçoit ainsi son Dieu un jour de Pentecôte, mais il n'est pas nécessaire pour le ­recevoir de fai­re sa profession un jour de Pentecôte, c'est Pentecôte tous les jours pour nous. Donc, le moine qui reçoit ainsi son Dieu, il ne peut plus vivre comme il vivait dans le monde. Il y a en lui maintenant une part de déraison qui est celle même ­de Dieu.

Cela veut dire que le moine ne sait plus s'accorder à ce qui se passe dans le monde. Il est contestation du monde par le fait qu'il existe. Par le fait qu'il est là, il a été re­tiré du monde. Le moine par sa présence révèle au monde ses mensonges, il révèle au monde ses peurs.

Mais attention ! Le moine ne méprise jamais le monde. Car s'il est vraiment né de Dieu, il a lui aussi des entrail­les divines. Il est possédé par l'Esprit. Et ce monde, il l'aime. Et il l'aime comme Dieu l'aime. Ce monde, il le porte dans son coeur et il le tient dans sa main.

 

Et ça, c'est une expérience - enfin, j'emploie le mot expérience comme ça parce que je n'en trouve pas d'autre pour l'instant - car il sait qu'il tient le monde dans sa main et qu'il emporte le monde là où lui-même est emporté par l'Esprit. C'est-à-dire : il ne sait pas où ?

Il l'emporte rien moins que chez Dieu et ainsi, le monde est sauvé malgré lui. C'est une réflexion qu'on entend. Je l'ai déjà entendue : Oui, le Christ, il est le Sauveur, il s'est fait homme, il est mort sur la croix pour nous. Mais moi, je m'en fiche. Je ne lui ai pas demandé. Il l'a bien voulu mais je ne lui ai rien demandé. Qu'il tire son plan, moi je tire le mien. C'est une réflexion qui n'est pas rare.

Et s'il y en a qui ont, je dirais, presque le cynisme de l'exprimer de cette façon là, disons que beaucoup de person­nes vivent en conformité avec de tels principes. Je parle toujours de chrétiens.

 

Eh bien, le monde est sauvé comme ça presque malgré lui. Le monde est sauvé sans le savoir. Mais il y a une conscience du monde. Et cette conscience, c'est le moine ! Et le moine devenu conscience du monde, conscience alors d'un monde qui sait alors dans la personne du moine qu'il est aimé, qu'il est rédimé. Et c'est ainsi que le monde est tenu dans les mains du moine et emporté vers son salut, c'est à dire vers une transfiguration, une transformation, une méta­morphose en Dieu.

Si le moine est né de Dieu, il doit être aussi un homme de beauté. Il est inconcevable qu'un moine ne soit pas un bel homme, une beauté spirituelle, une beauté morale. Et dans sa personne, il doit y avoir une étincelle de beauté humaine. Il ne doit pas être un premier prix de beauté, ce n'est pas ça que je veux dire. Mais il doit y avoir chez lui un reflet de divin qui le transfigure. Il doit y avoir des étincelles de lumière qui doivent briller quelque part dans sa façon de se tenir, dans sa façon de regarder, dans sa façon de parler.

J'ai lu aujourd'hui dans un livre une petite sentence, mais je ne l'ai pas retenue par coeur. Elle voulait dire ceci : Si tu te trouves en présence d'une personne qui te donne la paix, sache que c'est un homme de valeur. On devrait dire ça du moine. Le moine, né de Dieu, pos­sédé par l'Esprit doit donner la paix aux personnes qu'il ren­contre rien que par le fait d'être là. Alors, il est un hom­me de valeur. Oh, au plan humain, c'est peut-être pas grand-chose ? Mais étant habité par la sagesse et par la folie de Dieu, par la déraison de Dieu, il donne la paix quelque soient les circonstances dans lesquelles se trouve le monde.

 

On comprend aussi que l'obéissance est chez le moine vraiment ce qui le constitue dans son être, dans son être d'homme. Le Christ ne pouvait pas ne pas obéir. C'était impos­sible, c'était inimaginable. L'être du Christ, c'était de faire la volonté de celui qui l'avait envoyé. Le Christ était entièrement possédé par l'Esprit Saint. Il ne pouvait pas fai­re autre chose que ce que Dieu lui inspirait à chaque instant. Il doit en être de même du moine. L'obéissance constitue le moine dans son essence. Pourquoi encore ? Parce que le moine étant un pneumatophore, il ne peut rien faire d'autre que ce que l'Esprit lui demande de faire.

L'obéissance, nous la voyons, nous, souvent - et c'est vrai d'ailleurs - comme la route qui conduit à Dieu. Mais voyons-là aussi autrement comme étant le signe de notre appar­tenance à Dieu. Plus un homme est souple sous les motions, sous le vent de l'Esprit, plus il obéit. Donc, plus il est moine.

 

Aussi, puisque il était question ici de la retenue dans les paroles, le moine n'a jamais rien à dire. C'est un homme qui n'a rien à dire. Attention, cela ne veut pas dire qu'il n'a rien à dire dans le sens de : « c'est todi Ii p'tit qu'on sprotche ! » Ce n'est pas ça que j'entends. Il n'a pas de discours à pronon­cer. Il ne trouve rien à dire. Pourquoi ?  

Mais parce que habité par l'Esprit, il vit dans l'ineffable et l'indicible. Il n'a pas d'enseignement à donner. Il n'a pas de mots pour exprimer sa relation à Dieu, sa relation au monde, sa relation avec ses frères. Il est en train à tout moment de naître des entrailles de Dieu par l'énergie de l'Esprit. Il se laisse faire. Ce n'est pas un homme qui prononce des discours.

Il y en a un qui a le charisme de la parole parce que c'est son devoir dans le monastère : c'est l'Abbé. Saint Be­noît le dit très bien ici, il le dit très bien. Parler et en­seigner appartient au maître, et il sied au disciple de se taire et d'écouter, 6,15. Ce charisme, disons ce devoir aussi qui est celui de l' Abbé, il peut le transmettre à d'autres. Mais attention ! Toujours dans la ligne d'une sorte de filiation : Dieu, l'Es­prit Saint, le Christ, l'Abbé et ceux auxquels il donne dans le monastère mission de participer à son charisme d'enseignant.

Voilà, mes frères, quelques petites choses à la veille de l'événement de demain....

 

 

Homélie : Vœux solennels de frère Jean.        26.05.85

 

Mon frère,

 

Aujourd'hui, vous posez un acte appelé à un retentisse­ment immense. Le monde entier, l'humanité entière recueillie en votre coeur, ramassée en votre personne se tourne vers le Seigneur et clame son désir de lui appartenir sans réserve.

Vous acceptez une mission sublime. Et cette mission, vous l'accomplirez fidèlement jusqu'à votre mort, jusque dans la mort. Et cette mission, elle vous projette hors de vous. Elle devient pour vous une source d'extase, de décentrement. Maintenant, vous ne vivrez plus pour vous-même puisque vous vous donnez pour Dieu et pour les autres.

Ce qu'il y a de meilleur en vous, vous le recevrez des autres, surtout de cet Esprit que nous fêtons aujourd'hui et qui, dès maintenant, repose sur vous plus particulièrement. Il vous enveloppe, il pénètre en vous, il désire vous trans­former.

 

Oui, une grande espérance traverse votre cœur : devenir un seul esprit avec le Christ lumière du monde et lui permet­tre ainsi de poursuivre et d'achever son oeuvre de rédemption et de transfiguration, en vous d'abord, et puis à travers vous dans l'humanité.

Et cette mission, vous l'acceptez, vous l'assumez avec générosité, avec enthousiasme même. C'est cela le propre de l'Esprit. Dès maintenant, vous êtes le bien de l'humanité comme vous êtes devenu le bien de votre Dieu. Vous allez jour après jour porter le poids du monde. Vous allez vous laisser tra­vailler par cet Esprit jusqu'à ce que vous soyez entièrement vidé de vous-même, que vous sachiez d'expérience que ce n'est plus vous qui vivez mais que c'est le Christ qui vit en vous.

Vous ne suivrez plus vos goûts, ni vos idées, mais uni­quement les goûts et les idées de notre Christ dans une obéis­sance qui se voudra la plus généreuse possible. Et vous n'au­rez pas peur de mourir à vous-même pour ressusciter en lui. Et cette aventure merveilleuse, vous la vivrez dans une communauté, dans cette communauté-ci qui vous accueille avec joie et qui vous promet son appui. En elle, vous serez enra­ciné pour y puiser la vie, une vie qui n'est pas d'ici bas, une vie qui vient d'ailleurs et qui est promise à un dessein d'éternité. C'est la propre vie de Dieu !

 

Vous serez entraîné dans le mouvement Trinitaire, dans le vol de ces trois oiseaux fous avides d'espace que sont les trois Personnes de la Sain­te Trinité. Et ainsi, mon frère, vous connaîtrez un bonheur qui n'est pas d'ici-bas. Vous recevrez les prémices d'une vie dont il n'est possible à aucun homme d'imaginer la beauté. Il faut y être pour le savoir, il faut y être par une fidélité de chaque instant.

          Mais notre Dieu est           , notre Dieu est force aussi. Il sait de quoi nous sommes bâtis. Il sait que nous sommes chair, que notre chair est prompte, qu'elle est fervente, mais que l'esprit en nous demeure faible. Mais cet esprit, le nôtre, s'unira à l'Esprit de Dieu. Il va se laisser prendre. Il participera à la force même de Dieu.

Et au terme, vous serez un fils de Dieu accompli. Vous posséderez en plénitude l'Esprit aux sept flammes. C'est à cet Esprit que vous vous livrez aujourd'hui au jour de sa fête. C'est un heureux présage. Laissez-vous emporter par lui, n'offrez jamais de résistance, mais laissez-vous aller sans vous faire de soucis. Et il vous emportera là où personne n'a accès sinon lui, au coeur de la Trinité, en cet endroit d'où on ne revient plus lorsqu'on y est entré.

 

Mon frère, est-ce que vous êtes ainsi disposé à courir ce destin peu commun ? Etes-vous prêt à suivre le Christ dans une fidélité de tous les instants, dans une obéissance qui jamais ne se reprend, et ainsi jusqu'à votre dernier souffle ? Etes-vous disposé à travailler à la conversion de votre vie, que ce ne soit plus des façons humaines de voir, de sentir et de réagir, mais des façons divines ? Etes-vous prêt à per­sévérer en ce lieu jusqu'au jour où votre patrie se sera élargie aux dimensions du cosmos, où là vous serez chez vous ?

A partir de ce petit désert où vous vous donnez à Dieu devant quelques témoins, mais aussi devant une assemblée plus large de témoins, les saints, les anges, la Vierge Marie, êtes-vous disposé, mon frère, à vivre ainsi uniquement pour Dieu ?

 

 

Règle : 7,52-65 : Premier degré d’humilité.     29.05.85

 

La crainte de Dieu !

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît s'attarde sur le premier degré d'humilité. Il nous y a introduits hier, il nous en parle aujourd'hui, il nous en parlera encore demain. On a l'impression qu'il s'y installe à demeure. Et il en va bien ainsi.

          Aujourd'hui, me semble-t-il, nous ne verrions plus l'humilité sous la forme d'une échelle, mais plutôt sous la figure d'un ascenseur. Donc, une plate-forme sur laquelle on monte et qui nous élève vers le haut à différents paliers. Et cette plate-forme sur laquelle on reste en cours de route, c'est la crainte de Dieu. Et on ne la quitte pas.

          Et de cette plate-forme, à mesure qu'on s'élève vers le haut, on regarde et on attend, on observe. On s'instruit et on mûrit. On regarde et on remarque que la volonté de Dieu est omniprésente, une volonté qui est créatrice de beauté et de bonheur. Car Dieu ne peut produire que des choses, des réalités qu'il tire de lui, de son fond qui est amour, qui est bonté. Et le moine observe, il contemple.

 

          Et dans tout ce qu'il voit, il rencontre le signe indubitable d'un vouloir divin, même dans les choses inertes. Saint Benoît dira que le moine venant de l'extérieur - mais ça vaut aussi pour le nouveau converti à la vie monastique - doit se contenter de ce qu'il trouve parce que tout ce qu'il trouve sur place est l'expression d'un vouloir de Dieu sur la personne du moine et sur la personne de tous les frères.

          Voilà donc ce que au cours de l'ascension on remarque : c'est que la volonté de Dieu est toujours et partout présente dans la vie d'un moine. Et ainsi on fait son éducation, car on se trouve toujours devant un choix : ou bien avec Dieu dans sa volonté, ou bien sans Dieu à côté de sa volonté. Il n'y a pas d'intermédiaire ! Il ne faut pas dire : Oui, je suis un peu dans la volonté de Dieu et un peu en dehors. Non, avec Dieu c'est tout ou rien. Et l'enjeu est sérieux, et l'enjeu est grave.

          Ou bien c'est une réussite illusoire dans une excitation passagère. Saint Benoît dit : Il y a des routes qui paraissent droites aux hommes, ça va bien, ça va bien, mais leur extrémité demergit, 7,60, elle plonge jusqu'à dans les profondeurs de l'enfer. Il n'y a rien au bout, c'est de l'illusion, c'est un mirage. Mais ça crée une certaine excitation, un enthousiasme, un certain emballement charnel, comme dira l'Apôtre Paul, de tout l'homme. On reste à un niveau qui n'est pas transcendant à ce naturel. Et cela, on le trouve à côté de la volonté de Dieu et sans Dieu. C'est l'illusion diabolique, c'est la tentation.

 

          Et alors, il y a l'autre partie de l'enjeu qui est une réussite certaine dans la stabilité en Dieu. C'est ce que Saint Benoît nous dit ici : Il faut demander dans la prière que sa volonté sur nous s'accomplisse, 7,55. Dès que sa volonté s'accomplit sur nous, nous participons à son être, nous participons à sa vie, à son bonheur. Nous participons à son amour, à tout ce qu'il est. Nous sommes stabiliés, enracinés, plantés en Dieu. Et ça, c'est la réussite absolue d'une vie d'homme .

          Le moine, alors, il est toujours dans son ascenseur. Il monte. Nous connaissons tous ces paliers. D'ailleurs Saint Benoît va nous les faire parcourir encore. Mais avec tout ça, le moine mûrit. Cela veut dire qu'il devient un travailleur expérimenté, un ouvrier qualifié. Je vois ces ouvriers qui travaillent là-bas à la restauration de l'hôtellerie : aujourd'hui, ils ont coulé du béton à l'endroit où se dresseront les murs. Pour cela ils ont fait leur coffrage et ça a été vite fait.

          Moi, si je devais faire un coffrage ? Rien que pour prendre les mesures, pour trouver un point de repère, le niveau zéro à partir duquel tout doit être juste, parce que c'est au centimètre ! Puis après cela faire encore un coffrage solide, qui ne soit pas branlant ! Mais je dirais : écoutez, je ne suis pas expert ; je suis expert en d'autres choses, mais pas en celle-là.

 

          Dans la vie monastique, c'est ainsi : on doit devenir expert en un domaine. Et c'est le domaine de l'accord, de l'harmonie avec la volonté de Dieu. Alors on devient un travailleur et on peut tout demander.

          Là se trouve la différence entre un novice et, je ne dirais pas un profès solennel, mais un ancien spirituel. C'est à dire que le novice, mais il est peut-être expert en toutes sortes de choses du monde et il arrive dans le monastère. Mais dans l'art spirituel, ça, il ne connaît rien, pas plus que moi-même dans les coffrages.

          Mais voilà, il va mûrir, il va se laisser instruire, il va se laisser éduquer. Et il deviendra un jour, s'il se stabilise un jour, aussi un ancien spirituel, c'est à dire un expert en l'art spirituel. Alors il grandit en sa pleine stature en Christ. Et nous sommes toujours sur notre plate-forme et nous ne la quittons pas. Et ainsi, nous allons jusqu'au dessus.

 

          Ainsi oui, la crainte de Dieu, elle se trouve donc au premier échelon et elle se trouve encore au douzième. Et voilà, elle est le principe et le sommet de toute sagesse. En dehors d'elle, c'est stultitia comme dit l'Ecriture. Comment traduire ça ? C'est sottise, c'est sottise. Et grâce à cette crainte de Dieu, on vit avec Dieu toujours, on vit avec Dieu par le cœur et dans un accord profond. Ce n'est pas vivre théologiquement avec Dieu dans les livres ? Non, c'est par le cœur. C'est le cœur qui est pris, un accord profond entre le cœur du moine et le cœur de Dieu. Et ça, c'est la crainte de Dieu !

          Mais Saint Benoît nous dira qu'au-delà du douzième degré alors on entre dans un amour qui chasse la crainte. Mais pas la crainte de Dieu, c'est pas la crainte de Dieu. Celle-là, elle est pour l'éternité. Elle ne nous quittera jamais.           Elle est justement cette mélodie qui est musique entre Dieu et nous, nous et Dieu. C'est ce courant qui passe entre les deux et qui est comme une mélodie, un chant qui sera toujours pour nous.

Si vous voyez les scènes de l'Apocalypse, donc telles que Dieu nous révèle sous une image ce qui se passe chez ceux qui sont en rapport avec lui, mais ils se prosternent devant lui et ils le chantent. Mais ils sont toujours respectueux. Ils sont pénétrés par cette crainte qui n'est pas de la peur, attention !

 

 

Récollection du mois de juin.                      01.06.85

 

Mes frères,

 

Notre récollection de ce mois est providentiellement placée sous le signe de la sainte et bienheureuse Trinité, c'est à dire dans la mouvance et la puissance de notre Dieu qui est communion de trois Personnes. Ce mystère, nous venons de l'entendre de la bouche de Saint Hilaire, est absolument inexprimable en mots humains.

La seule chose qui nous soit permise si nous désirons l'approcher, c'est de laisser de côté toute approche concep­tuelle et nous vider de nous-mêmes pour que ce Dieu Un et Trine entre en nous, qu'il prenne possession de nous et qu'il nous emporte au coeur de sa vie. A ce moment, nous participons existentiellement à la Personne du Père, à celle du Fils, à celle de l'Esprit, et nous savons très bien ce qu'est la Sainte Trinité. Mais ja­mais, au grand jamais nous ne saurions le dire.

Je pense que ce sera notre état pour toute l'éternité lorsque nous aurons le bonheur de voir Dieu face à face, mais alors sans aucune limitation du côté charnel. Nous serons immergés en lui et nous partagerons sa vie à part entière, car Dieu n'est pas jaloux, il n'est pas avare. Lorsqu'il se donne, il ne donne pas une petite partie de lui-­même, il se donne tout entier. A ce moment, notre chair sera transfigurée. Notre corps sera spiritualisé. Nous aurons connu la résurrection d'entre les morts et nous serons en Dieu pour toujours.

 

La fête de demain, c'est donc la fête de notre espéran­ce. C'est ce que nous vivons déjà ici sur terre, mais de fa­çon obscure, de façon précise. Ce n'est pas quelque chose de difforme, ce n'est pas quelque chose d'incomplet. Non, Dieu se donne toujours en totalité, mais c'est le réceptacle de notre coeur qui n'est pas suffisamment pur que pour pouvoir jouir d'une conscience parfaite de cette présence, de cette puissance de Dieu et du bouillonnement qu'il y a en nous déjà maintenant.

Mes frères, ce mystère de participation à la vie divine nous montre que nous ne sommes pas des isolés. Nous ne vivons pas les uns à côté des autres comme des billes dans un sac. Non, nous sommes au sein d'une famille dont la tête c'est trois Personnes ; et puis les membres, ce sont tous les hommes sans exception. Mais on pourrait dire: il y aura donc toujours une dis­proportion : une multitude infinie, quasi infinie d'êtres hu­mains et puis uniquement trois Personnes Divines.

Mais com­prenons bien que ces Personnes Divines, elles se diffractent en une infinité de rayons, d'énergies, et nous avons l'impres­sion de nous trouver en présence d'une multitude de Dieux. Il n'y a à tout jamais qu'un seul Dieu en trois Person­nes. Mais il y a de tels rayons que les perceptions, disons la façon pour nous de voir et de toucher Dieu n'est jamais la même. Il y a un jaillissement continu de nouveauté si bien que nous sommes à tout moment, et rassasiés et en appétit. C'est cela la vie éternelle !

 

Et ce que nous pouvons encore vivre ici dans notre con­dition actuelle, c'est un mystère, et c'est celui-ci : c'est la conjonction de la Sainte Trinité et de la croix. Combien de fois ne faisons-nous pas le signe de la croix en prononçant la formule Trinitaire : Au nom du Père, et du Fils et du Saint Esprit. Par là, nous montrons que la croix est plantée au coeur de la Trinité. Et ça, c'est encore quelque chose que l'intelligence hu­maine abandonnée à elle-même ne saurait jamais découvrir. Elle ne peut même pas le concevoir. Il a fallu que Dieu nous le révèle.       

Ce Dieu a donc voulu qu'une de ces Trois Personnes Divi­nes devienne homme. Et pourquoi ? Mais parce que Dieu est amour. Ce qui circule en lui, ce n'est rien d'autre que de l'amour. Ce qui rayonne de lui, ce n'est rien que de l'amour. Mais cet amour, il est tellement au-delà de tout ce que nous pouvons concevoir qu'il a poussé Dieu à s'anéantir, à descendre plus bas même que l'anéantissement comme s'il dis­paraissait, comme s'il n'existait plus, comme s'il n'était plus. Il est devenu le contraire de lui-même.

Et par là, il veut nous montrer que si nous nous signons, nous, de signes de la croix, si vraiment nous désirons que sa vie divine parvienne en nous dans sa perfection, nous devons nous aussi nous anéantir, c'est à dire nous vider de nous­mêmes, nous oublier entièrement, pour laisser en nous la pla­ce toute entière à Dieu d'abord, à Dieu surtout, et à Dieu uniquement. Mais Dieu alors puisqu'il est devenu homme, en­trant en nous avec tout le cortège des humains à commencer par ceux avec lesquels nous vivons.

 

Si bien que le signe que nous faisons sur nous, que nous faisons au début de l'Office, de la prière, du travail, du repas, à tout moment de la journée, ce signe signifie notre désir d'appartenir à nos frères, de nous anéantir devant eux, qu'ils deviennent un avec nous et que vraiment nous disparais­sions en eux. Et tous ensembles alors, vivant, nous épanouissant au coeur de la Trinité, dans ce Christ seconde Personne de la Trinité dont nous sommes devenus des membres.

Mes frères, l'histoire de l'humanité, c'est donc toujours l'histoire des relations entre Dieu et les hommes. C'est l'histoire de la folie de Dieu - folie d'amour - et des folies des hommes ; mais folies, ici, des illusions, des folies que nous appelons les péchés. Ces méfiances vis-à-vis de Dieu, ces préférences que nous donnons à ce qui n'est pas Dieu, toute l’idolâtrie qui constitue le fond de notre péché, c'est l'histoire, voilà, de cette lutte entre Dieu et les idoles. Et ce sera toujours ainsi.

Le moine, c'est un être qui a conscience de cette his­toire et qui la vit dans son coeur et dans sa chair. Les Ecri­tures qu'il scrute avec patience lui dévoilent cette histoire, mais c'est son histoire personnelle qui se déroule devant ses yeux. Il désire le savoir, en prendre conscience pour ne pas se laisser emporter à tous vents, pour devenir un rocher. Oh, il sera encore battu par la tempête, par les tentations, par toutes sortes de choses qui se passent en lui et autour de lui, mais il devient un roc. Il peut être trempé des pieds à la tête, mais à l'inté­rieur il demeure solide, il demeure au sec.

 

Mes frères, dans notre vocation, ne l'oublions pas, nous accomplissons un choix. Et ce choix, c'est de travailler avec Dieu à l'aboutissement heureux de cette histoire, l'histoire du monde, qui se joue toute entière en chacun d'entre nous. Et c'est la somme de ces victoires, c'est la somme de ces aboutissements qui conduit l'humanité plus près de son terme final.

Je veux dire, de façon plus théologique, que nous prêtons notre être au Christ pour qu'il puisse y revivre tout son mystère. Or le mystère du Christ, c'est l'aboutissement de l'histoire. Et lorsque nous lui ouvrons notre coeur, notre es­prit, notre intelligence, notre chair, enfin tout nous-même et que nous lui permettons de revivre ce mystère de mort et de résurrection, eh bien, l'histoire en nous arrive à son terme. C'est pour ça qu'on dira que le moine est un être es­chatologique.

Mais voilà, mes frères, une entreprise qui est bien diffi­cile. Mais l'initiative, vous vous en doutez bien, elle n'est pas chez nous car nous n'en aurions jamais l'idée d'abord. Et puis, même si nous en avions l'idée, nous la laisserions bien de côté car humainement parlant, elle n'est pas des plus intéressante.

 

Mais l'initiative est chez Dieu. Et alors, tout change de signe. Il nous suffit de répondre à ce qu'il nous demande. Il nous suffit d'entrer dans son jeu. Et cela devient sublime, et cela devient merveilleux. Et c'est pourquoi encore Saint Benoît place l'obéissance au début, sur la route, et au terme de notre vie. Cette crain­te de Dieu dont on parlait dernièrement à propos du chapitre sur l'humilité, cette crainte de Dieu qui nous fait nous of­frir à lui, qui nous fait le recevoir en nous, et qui sur cette plateforme nous élève dans les hauteurs où il n'y a plus rien d'autre qu'une seule possibilité pour l'homme : c'est d'aimer. Parce que la Sainte Trinité vit en lui, et elle res­pire par lui, et elle rayonne par lui.

Voilà, mes frères, lorsque Dieu nous appelle, il nous fait cette confiance. Nous ferons notre possible, et l'impos­sible, pour en être digne afin que grâce à nous l'histoire des hommes, l'histoire des relations entre Dieu et les hommes aboutisse à un résultat heureux. Il est certain que ce résultat sera heureux.

On pourrait dire : Oui, mais Dieu n'a pas besoin de nous ! Si, il a be­soin de nous. Car il nous veut, il désire que nous soyons des êtres beaux, des êtres de beauté. L'homme ne peut être beau que s'il est libre, que s'il peut alors dans un geste d'amour se donner à Dieu. Et toute l'humanité, en chacun de nous ici, se donne à Dieu de tout son coeur. Alors encore une fois, mettons tout en oeuvre pour ne jamais décevoir, ni Dieu qui nous a appelés, ni les hommes que nous portons à l'intérieur de notre coeur.

 

 

Règle : 7, 147-149 : Huitième degré.           06.06.85

      Rien !

 

Mes frères,

 

          Nous retrouvons ici un petit mot auquel Saint Benoît porte un amour de prédilection : nihil, rien, 7,146. Le moine ne fait rien, mais absolument rien que ce qui est prescrit par la Règle du monastère et conseillé par les exemples des anciens. Et cela dans sa vie privée, secrète, intime, lorsqu'il est seul comme dans sa vie publique lorsqu'il se trouve avec ses frères à l'église, au réfectoire, au Chapitre, au travail. Donc lorsqu'il est vu et lorsqu'il n'est pas vu, pour lui c'est toujours ce souci, ce réflexe de ne rien faire que ce qui est conseillé par les anciens ou par la règle commune du monastère.

          Nous ne devons pas nous imaginer qu'un tel homme se sentirait frustré, malheureux, qu'il aurait bien envie de faire autre chose. Ce n'est pas un homme conditionné par son milieu. Non, il ne connaît pas l'infantilisme du pécheur, mais son être accède à l'épanouissement adulte dans le Christ.

          Le péché, c'est faire quelque chose en dehors de la volonté de Dieu, en dehors de ce que la Règle demande, en dehors de ce que la communauté dans son ensemble fait. Ce péché, c'est toujours une réaction infantile. On est encore un gosse. On pourrait avoir 80 ans, on pourrait avoir 50 années de vie monastique, le péché, c'est toujours de l'infantilisme par une partie.

         

Or nous sommes pécheurs et nous péchons tous les jours. Nous sommes tous atteints de ce défaut que j'appelle l'infantilisme. Il cessera lorsque nous serons parfaitement ressuscités en Christ. Donc, ce n'est pas un état pour notre séjour dans ce bas monde. Ce sera pour après, et à ce moment-là, nous serons vraiment adultes en Christ.

          Mais le moine qui gravit l'échelle de l’humilité, donc ce moine qui se trouve sur la plate-forme de la crainte de Dieu et qui est porté vers les hauteurs, il arrive tout de même, il approche de cet état bienheureux où le péché n'est plus quelque chose que tout au fond de soi on chérit encore.

          Peut-on encore appeler cela péché, ce qui échappe à ce moine ? Oui, c'est vrai, c'est peccamineux dans la mesure où ce n'est pas encore parfaitement accordé aux vouloirs de Dieu, dans la mesure où ce n'est pas encore un acte venant d'homme entièrement christifié. Mais ce n'est plus le péché dans le sens vulgaire où nous l'entendons, où nous le commettons encore avec une certaine satisfaction.

 

          Non, l'être de ce moine est presque en harmonie parfaite avec la volonté de Dieu. Il n'y a plus en lui de raideur, mais plutôt on peut admirer la souplesse et la légèreté de deux esprits qui louent ensemble : l'Esprit de Dieu dans le moine et l'esprit du moine en lui. Et ces deux esprits se cherchent, se rencontrent. C'est comme une danse à deux où l'un épouse parfaitement les mouvements de l'autre.

          A ce moment, il n'y a plus de différence de comportement qu'on soit en privé, seul, ou qu'on soit en public avec d'autres. Non, tout se passe à l'intérieur du cœur et ça transparaît au-dehors. Il n'y a plus pratiquement d'effort. On approche du quasi naturaliter de Saint Benoît au sommet de l'échelle de l'humilité où ça se fait comme naturellement. Cela sort des profondeurs du moine et pour lui c'est devenu une seconde nature le fait d'être toujours comme ça dans la volonté de Dieu.

          Nous ne devons pas voir dans un tel état une sorte d'anéantissement de la personnalité, qu'on dirait : Mais enfin, cet homme-là, il n'existe plus. Qu'est-ce que c'est que cela ? La dignité de l'homme, n'est-ce pas de faire ce qu'il veut ?

 

Attention ! Vivre avec Dieu dans la société de la Sainte Trinité, ce n'est pas connaître le sort des déportés dans les camps de concentrations, là où il n'y avait plus d'identité, mais plus aucune. Chaque homme était un simple numéro sur une liste et un infime rouage dans une machine infernale.

          Dans un camp de concentration, on n'avait plus de nom. On pouvait très bien prendre l'identité d'un autre, cela n'avait absolument aucune espèce d'importance. On n'était connu que sous tel numéro. Et ce qu'il y avait en dessous de ce numéro-là, ça n'intéressait absolument personne. Vous pouviez mettre n'importe quoi. C'est ainsi d'ailleurs qu'il y en a qui ont réussi à échapper à certaines choses et même à la mort en prenant l'identité d'un autre. Mais ce n'est pas comme ça dans le monastère.

Pourtant les gens du monde s'imaginent encore assez souvent que les choses se passent ainsi, qu'on y est malheureux parce qu'on n'a plus d'identité. Mais non, on accède alors à la plénitude de la liberté dans l'union à la liberté de Dieu. Il n'y a qu'un seul être qui est parfaitement libre, c'est Dieu. Et lorsque ma volonté est fondue en celle de Dieu, je suis libre, entièrement libre vis-à-vis de Dieu, et vis-à-vis des hommes, et vis-à-vis de moi-même.

 

          Donc, au lieu d'être frustré, le moine du huitième degré d'humilité ne connaît plus le conflit entre un égoïsme apeuré et un Dieu qui est vu comme un despote. Ce conflit a cessé et un équilibre s'est établi à l'intérieur de l'homme et une juste vision des choses. C'est à dire que les choses ne sont plus vues à partir d'un regard égoïste, en se demandant est-ce que c'est intéressant pour moi, ou non ? Celui-là, est-ce que je vais m'approcher de lui ou est-ce que je vais m'en éloigner ? Non, il n'y a plus de supputation à partir de mon moi, mais c'est la vision à partir de Dieu. Et cette vision est la seule correcte.

          Il y a donc, mes frères, dans ce huitième degré d'humilité un homme guérit de toutes ses maladies spirituelles et psychiques aussi. Cela collabore aussi à la bonne santé physique. Tout déchirement intérieur a pris fin. Mais je rappelle qu'il s’agit bien de ne rien faire que ce que la règle commune dans le monastère demande. Donc de ne jamais se singulariser.

          Eh bien un tel homme, un moine qui est arrivé à ce stade-là, c'est un homme qui est parfaitement équilibré. IL a trouvé son équilibre. C'est un cadeau qu'il a reçu de Dieu.  Voyez, pour arriver à cet état, il n'y a encore que cette unique route qui est l'obéissance, cette obéissance qui d'ajuster sa volonté à celle de Dieu, d'ajuster son être à celui de Dieu. Si bien qu'on reçoit en cadeau les prérogatives qui sont celles même de Dieu.

 

          La crainte de Dieu qui est cette plate-forme sur laquelle le moine s'élève vers Dieu, mais cette crainte de Dieu, c'est de savoir que Dieu est capable de nous accorder cela et qu'il le désire, et puis de lui faire confiance.

          Lui faire confiance ? C'est pas facile de faire confiance à quelqu'un d'autre. C'est encore bien plus difficile de faire confiance à un Dieu qu'on ne voit pas, surtout quand Dieu se manifeste à travers un homme qui est l'Abbé, ou qui est le Maître des novices, ou bien qui est tel chef d'emploi, ou bien qui est la communauté dans son ensemble.

          Mes frères, il y a là un saut à faire dans le vide. Mais ce n'est pas un vide, un vide dangereux comme si on sautait du dixième étage d'un immeuble. Non, c'est le vide où il n'y a plus de pesanteur. C'est une sorte de vide comme celui des astronautes, où ils peuvent sauter en dehors de leur habitacle et ils flottent. C'est la même chose chez Dieu. C'est un vide qui nous accueille, c'est un vide qui nous porte. Et c'est cet amour qui est Dieu lui-même.

 

          Donc, n'ayons pas peur, mes frères, de nous lancer à corps perdu dans ce vide qui est l'obéissance à cet amour, où nous nous perdons pour nous trouver.

 

Règle : 7, 150-155 : Neuvième degré.          07.06.85

          Pourquoi se taire ?

 

Mes frères,

 

          Nous pouvons nous poser une question : Pourquoi le moine parvenu au neuvième degré d'humilité garde-t-il le silence ? Eh bien la réponse est toute simple. Il garde le silence parce que il n'a rien à dire. Il est content de ce qu'il trouve. Il habite les vouloirs divins. Il est là comme dans un palais. Et ce que son cœur désire, il le reçoit à chaque instant, car il ne désire rien pour lui si ce n'est ce que Dieu lui a préparé. Et ce que Dieu lui offre à tout moment, donc il le reçoit et il est comblé. Son silence, c'est pour lui un chant de reconnaissance.

          Lorsqu'un moine parle, lorsqu'il éprouve plutôt le besoin de parler, ce qui est le contraire de la taciturnitas qui est le non besoin de parler, un tel homme n'a pas encore trouvé sa place. Il ressemble à un malade, un fiévreux alité qui se tourne et se retourne dans son lit parce qu'il n'a pas encore trouvé sa place. Notre place à nous, c'est dans la volonté de notre Dieu.

          Car c'est au creux de cette volonté que nous rencontrons tout ce que le meilleur de nous cherche et désire. Au neuvième degré d'humilité, le moine a trouvé sa place et il n'a aucune envie de la quitter.

 

          Mais non seulement il vit ainsi chez Dieu, mais il voit Dieu et il l'entend, toujours dans la foi assurément, mais une foi qui grandit et qui s'approche du point de vision, vision crépusculaire, dans l'ombre, comme dans un miroir dit l'Apôtre Paul, mais tout de même il perçoit quelque chose. Et il en a le souffle et la parole coupé.

          Il perçoit intuitivement, instinctivement que Dieu lui découvre des secrets qu'il n'est pas permis de révéler, qu'il n'est pas permis de rapporter. D'ailleurs, il se rend de suite compte qu'il n'y a pas de mots pour les redire. Dans notre univers, on ne dispose pas du vocabulaire qui peut traduire pour les autres ce qu'on perçoit lorsque on est admis à regarder Dieu dans sa lumière. D'ailleurs un interlocuteur éventuel n'y comprendrait rien.   

Alors, le plus sage, c'est de se taire. Il n'y a rien à dire. Il fait l'expérience de l'Apôtre Paul qui disait : Celui qui arrive là, chez Dieu, il voit et il entend des choses qu'il n'est pas permis à un homme de redire. C'est pas possible !

 

          Mais ce moine du neuvième degré, il doit continuer à vivre, il doit continuer car voilà, il est dans une société. Il ne s'isole pas, au contraire. Nous avons vu que dans le huitième degré d'humilité, il suivait la règle commune du monastère. Donc, parmi ses frères, on ne le distingue pas, on ne le reconnaît pas.     Mais il est tout de même le sujet d'une inhibition mais qui n'est pas de nature pathologique. C'est autre chose.

          Il est lié intérieurement par l'Esprit de Dieu qui le possède et il ne s'appartient plus. Mais non seulement il ne s’appartient plus, mais il a émigré ailleurs. Donc, par son cœur, par son esprit, je dirais par son être d'éternité, il est dans l'univers de Dieu, il est dans le monde à venir et il pratique cette grande vertu monastique qui est la xenithea. C'est à dire qu'il est étranger partout parce que sa véritable patrie, c'est le sein de la Trinité. Et en même temps il est libre partout, parce que il est devenu un avec le Christ qui est le Régent de l'univers.

          Il lui arrivera de parler encore, mais jamais à tort et à travers, jamais par besoin de parler, uniquement lorsque Dieu lui demande de prendre la parole. Et comment le sait-il ? Saint Benoît le dit : lorsqu'on lui pose une question, lorsqu'on l'interroge. Il peut être interrogé par n'importe qui, par un frère, par une personne qu'il rencontre, dont il doit s'occuper. Mais il ne prend pas l'initiative d'engager une conversation. Il attend que Dieu lui fasse signe.

         

Même à l'intérieur de lui-même, il n'éprouve pas le besoin de parler. I] est devenu maître dans l'art de vaincre les pensées. C'est à dire, non pas les distractions qui sont liées à la faiblesse de la chair - ce n'est pas ça ! - mais tout ce besoin d'occuper, de s'occuper intérieurement parce que on n'est pas pris par quelqu'un d'autre. Donc, ce moine du neuvième degré, il est entièrement à l'intérieur du Royaume de Dieu.

Et ce qu'il voit, ce qu'il entend, mais ça l'occupe tout à fait. Il n'a donc plus, encore une fois, le besoin - car c'est un besoin - le besoin psychologique de s'entretenir avec lui-même. Il s'entretient avec Dieu. Il l'écoute et il lui répond.

          On voit donc, mes frères, à une petite analyse comme celle-ci, que la vie bénédictine est de nature contemplative. Le moine arrivé à ce niveau, il est entré dans un lieu où il ne peut plus parler parce que dans ce lieu règne une seule Parole qui est le Verbe de Dieu qui emplit tout. Et voilà, me semble-t-il, un bel idéal à atteindre.

 

          Vous allez  dire : oui, mais c'est hors de notre portée, ça ! Oui, c'est certain, hors de notre portée naturelle. Inutile de vouloir v accéder par des techniques humaines aussi perfectionnées soient-elles. Oui, on peut arriver à un degré de silence, oui, c'est certain, un silence intérieur, une pacification de l'être. Tout à fait d'accord. Mais c'est encore naturel, cela.

C'est autre chose ici. Il s’agit d'un homme qui est chez Dieu et son silence est d'une autre nature. Et c'est là que nous sommes attendus. Et c'est là que nous sommes conduits. Et la route pour y aller, mais elle est toute simple : il faut rester sur la fameuse plate-forme et se laisser élever.

          On était au huitième étage hier, on est au neuvième aujourd'hui. Cela va aussi vite, aussi vite qu'un ascenseur qui fait un mètre par seconde. Mais ce sont des secondes à l'horloge de Dieu et surtout à l'horloge de la réponse que nous donnons à ce qu'il nous demande. Encore une fois, c'est notre souplesse dans l'exercice, dans la pratique de l'obéissance qui détermine la vitesse de notre ascenseur.

 

 

Chapitre 7, 156-158 : Dixième degré.           08.06.85

Quel rire ?

 

Mes frères.

 

          Le rire est le propre de l'homme en bonne santé. L'animal ne connaît pas le rire. Donc, interdire le rire ou le réprimé conduirait les frères vers un état de régression. Cela les réduirait à devenir des bêtes. Saint Benoît le sait. C'est pourquoi il ne supprime pas le rire, mais il cherche à le discipliner ; ou plutôt, il laisse l'Esprit Saint travailler le moine, remettre de l'ordre à l'intérieur du moine pour que le rire retrouve sa fonction normale.

          Le moine du dixième degré d'humilité ne rie pas à tout propos. Il n'est ni enclin, ni prompt à rire. Il n'en a plus envie, il n'en éprouve plus le besoin. Son réflexe, le réflexe du rire est réglé chez lui. Mais nous pouvons nous poser la même question que hier : Mais pourquoi, pourquoi n'a-t-il plus envie de rire ? La réponse, elle est de la même veine : parce qu'il n'a plus de quoi rire !

 

          Voyez un peu le moine qui sur sa plate-forme arrive au sommet de l'immeuble de l'humilité. Cet immeuble compte 12 étages et le voici au dixième. A ce niveau, la lumière de Dieu fouille les tréfonds du moine, le tréfonds de son cœur, de sa conscience, de sa sensibilité. Et cette même lumière, elle éclaire le moine sur la situation de chacun de ses frères, sur la situation de tous les hommes.

          Cette lumière met au jour le déséquilibre spirituel foncier de chacun, déséquilibre qui est causé par le péché, le péché qui est le désaccordement d'avec Dieu et la source des maux les plus grossiers et les plus raffinés.    Notre moine voit tout cela. Il ne peut en détourner le regard. Cela ne lui échappe pas. C'est quelque chose qui s'impose à lui.

Il ne peut pas à volonté se dire : voilà, je ne regarde plus cela. Ce n'est pas possible parce qu'il est sous la lumière de Dieu. Cette lumière de Dieu est en lui. Cette lumière de Dieu est autour de lui. Cette lumière de Dieu, c'est Dieu lui-même, c'est l'Esprit de Dieu. Et ça creuse en lui. C'est plus fort qu'un phare.

 

          Un phare, il y a encore des zones qui ne sont pas éclairées. Ici, c'est encore pire qu'un soleil. Donc, un soleil, il éclaire une face de la terre et pendant ce temps-là, l'autre face est dans l'obscurité. Mais pour le moine. il n'en est pas ainsi. Cette lumière de Dieu pénètre tout, même les recoins les plus secrets, ceux qu'on voudrait tenir cachés. Tout vient au jour.

          Si bien que le moine, il voit très bien ce qui se passe en lui et très bien ce qui se passe autour de lui. Alors, il est saisi de frayeur et de douleur. De frayeur, parce qu'il ne pensait pas que de telles choses puissent exister. Ce ne sont pas des crimes, non. Pour celui qui n'a pas cette lumière, qui n'est pas sous l'emprise de cette lumière, mais il ne le remarquerait même pas.

          Il pourrait même dire, dire que c'est même bien, que c'est de la vertu ! Non, le moine, il voit tout jusqu'aux mobiles de l'action, jusqu'aux mobiles. Il le voit d'abord chez lui. Et la véritable pureté, il ne la voit nul part. Mais il ne la voit d'abord pas chez lui, c'est ça qu'il faut bien savoir. C'est à partir de lui que tout commence. Et il en est donc saisi de frayeur, et aussi de douleur. Douleur, parce qu'il se voit tout ensemble et complice et victime des malheurs qui accablent les hommes, malheurs qui sont provoqués par ce désaccord entre l'homme et Dieu.

 

Il faut pour essayer de comprendre ou d'imaginer - ne pensons même pas au Christ parce que c'est encore spécial, il est encore à un autre niveau que nous - mais pensons à la Vierge Marie qui est tout à fait, elle, une pareille à nous. Vous avez là une femme, mais parfaitement pure, une femme qui était elle-même lumière. Que devait-il se passer en elle ? Que devait-elle voir en elle ? Car entre elle et Dieu il n'y avait pas la moindre dysharmonie. Est-ce qu’elle devait découvrir en elle des choses qui, voilà, comme nous par exemple ?         

          Nous, nous voyons le péché ! Est-ce que ça existait chez elle ? Nous pourrons un jour le lui demander, elle nous donnera la réponse. Mais je pense qu'elle nous donnera cette réponse-ci : elle devait voir en elle, mais réellement elle devait voir le péché ; non pas son péché à elle, mais le péché de l'humanité en elle.

          Elle devait aimer tellement les autres hommes, ses frères, qu’elle sentait en elle leur malheur et leur péché comme si c'était le sien. Elle le faisait sien. Donc elle était faite péché avant le Christ. Et cette grâce unique d'être faite péché, en donnant la vie au Christ, en le mettant au monde, elle lui a transmis. Le Christ, à mon avis, a tout reçu de sa mère, même cette grâce-là.

 

          Eh bien le moine, à ce degré d'humilité, il participe aussi à cette grâce. Il ne commet pratiquement plus ce que nous autres nous appellerons des péchés. Et pourtant, il y est enfoncé plus que jamais. Les péchés des hommes, pas seulement ceux avec lesquels il vit, mais des hommes, ça pénètre en lui avec cette lumière et ça devient sien. Ils deviennent sien.

          Alors, ajoutez ça à ses péchés propres qui sont encore malgré tout là, ces petites choses qui enfin sont là ! Et puis ce fond peccamineux, ce fond contre lequel il faut toujours lutter, qu'il faut toujours réprimer, ce fond de tentation, ce qu'on appelle le péché originel. Eh bien ajoutez tout cela, et vous aurez l'état du moine qui alors participe à cette grâce mariale et à cette grâce du Christ. Si bien que dans son coeur, un tel homme, mais il pleure. C'est le contraire du rire. Il est empli d'une sainte tristesse.

          Rappelez-vous que la sainte tristesse est le propre du moine neptique, du moine éveillé, du moine qui a un regard, des yeux de lumière. Et alors, il reçoit le don des larmes. Il ne faut pas penser nécessairement voir des larmes couler comme Saint Arsène qui avait des sillons dans ses joues tellement il avait pleuré. Non, ce sont des larmes spirituelles. Alors, il ne sait plus rire. Il a accédé à la véritable sagesse, cette véritable sagesse qui est de se connaître soi-même et de s'abandonner avec une confiance absolue à ce Dieu qui est amour.

 

          Le moine du dixième degré n'est plus un stultus, 7,158, comme dit Saint Benoît, un sot, un homme infatué d'une importance illusoire qui est superficielle et qui, pour un oui ou pour un nom se met à rire. Il n'est plus cela le moine. Au contraire, il se sait aimé de Dieu tel qu'il est, comme il se voit. Et cette bienveillance qu'il reçoit de Dieu, il la reporte sur tous ses frères, sur tous les hommes, par le sourire de son regard.

 

          Voilà, mes frères, notre ami du dixième degré d’humilité. Nous v serons bientôt, espérons-le, espérons-le ! Cette espérance doit nous faire vivre. Elle doit nous donner le courage de poursuivre notre quête.

 

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           09.06.85

      15. La vie liturgique.

 

Mes frères,

 

La Constitution 17° est de circonstance pour aujourd'hui car elle traite de la vie liturgique. Elle introduit une sé­rie de Constitutions que nous verrons les dimanches qui sui­vront :

 

          Dans la célébration liturgique, la fin spirituelle de la communauté apparaît de façon toute spéciale. Le sens profond de la vocation monastique et la communion des frères s’affermissent et s’accroissent. La Parole de Dieu est écoutée chaque jour. Le sacrifice de louange est offert à Dieu le Père. Le mystère du Christ est participé et l’œuvre de notre sanctification par l’Esprit Saint se réalise.

 

Ce texte mériterait de longs commentaires. Il pourrait faire l'objet d'une série de leçons sur la liturgie. Je me bornerais aujourd'hui à m'appuyer sur l'analyse sémantique du mot liturgie. Il est composé de deux racines : l'une signifie le travail, et l'autre le service public.

Liturgie est un mot emprunté au vocabulaire administra­tif de l'Etat Grec. De suite il nous fait comprendre que nous sommes au service d'une administration qui n'est pas de ce monde mais qui est du monde à venir. L'organisateur de cette administration, c'est Dieu lui­-même. La liturgie est une structure du Royaume de Dieu et nous sommes spécialement députés à ce service. Je pense qu'il faut appuyer sur l'aspect public de cette mission.

Nous ne devons pas imaginer le Royaume de Dieu com­me quelque chose qui ne serait pas organisé, qui ne serait pas structuré, dans lequel il n'y aurait pas des fonctions diverses. Non, nous formons un Corps, l'Apôtre Paul nous l'a bien dit. Et dans ce corps, chaque membre a sa fonction. La tête de ce corps, c'est le Christ, c'est à dire Dieu lui-même, mais Dieu devenu homme pour nous prendre et nous introduire à l'in­térieur de sa vie Trinitaire.

 

La liturgie est donc le service public de ce corps. Elle ne peut donc être jamais une affaire privée. C'est toujours une mission Ecclésiale, mais d'une Eglise qui englobe non seulement l'Eglise de cette terre mais aussi l'Eglise du ciel. Lorsque dans notre monastère nous célébrons la liturgie, au même moment quelque part ailleurs dans ce Royaume de Dieu qui vient à nous mais qui est déjà présent, une liturgie se célèbre également. La nôtre n'est pas étrangère à celle-là.

C'est la même liturgie. Il n'yen a qu'une seule. Mais elle se célèbre, si je puis dire ainsi, à deux étages diffé­rents. Mais c'est la même. Et le liturge par excellence, donc le khorêgos, le chorégraphe de cette liturgie, c'est le Christ. Ce service est donc toujours rendu à Dieu ecclésialement, communautairement. L'Eglise toute entière est présente dans notre communauté liturgique, et par la célébration de la li­turgie, nous entrons au coeur de l'Eglise, devant Dieu et en Dieu.

Ce n'est donc pas un fardeau dont il faut s'acquitter en attendant la pension. Vous savez, dans le monde, on est au service d'une administration publique. Et puis voilà, on at­tend que ce soit fini pour jouir enfin de la pension et com­mencer à faire des choses auxquelles on s'intéresse. Enfin, ma foi, on le fait !

 

Vous connaissez la grande devise: il ne faut surtout pas faire soi-même ce qu'on peut faire faire par un autre. C'est comme cela dans les administrations. Lorsque vous y en­trez en service, c'est une des premières choses que les an­ciens vous répètent. Fais bien attention, retiens bien ça, ne l'oublie jamais !

Il n'en est pas comme ça dans le Royaume de Dieu. Notre service à nous n'est pas une colle. Non, c'est l'apprentissa­ge de ce que nous ferons pendant toute l'éternité. Et nous le faisons déjà maintenant, non seulement pour nous, mais pour tous ceux qui n'ont pas reçu ce bonheur, ce privilège d'être tellement proche de Dieu que à la limite ils ne font plus qu'un avec Lui. Et ça, tout de suite, tandis que les autres, ce sera pour un peu plus tard.

On comprend alors, comme le dit la Constitution, que la fin spirituelle de la communauté apparaît de façon spéciale dans la célébration liturgique. Mais oui, nous constituons un Corps Mystique dont la mission est d'être en contact avec Dieu, d'être l'humanité parvenue à son stade final d'évolution.

 

La fin spirituelle de la communauté est de nature escha­tologique. La célébration liturgique ne peut pas être bâclée. On ne peut pas dire : allons-y, un petit peu en avance à la césure, un petit peu en avance pour gagner quelques minutes ! Non, une célébration liturgique, c'est un devoir et une mission d'une très grande importance. Et non seulement pour nous-mêmes mais pour l'humanité, parce que c'est le service de Dieu, et un service ensemble, un service de communauté.

Plus l'unité est perceptible à l'intérieur d'une célé­bration liturgique et plus cette communauté est l'image sur terre de la grande communion de la Trinité et de l'humanité en la personne du Christ. Donc, l'aspect communautaire est toujours mis en avant dans la célébration liturgique. Et c'est pourquoi elle va entraîner un accroissement et un affermissement de la commu­nion des frères, comme nous le dit la Constitution.

 

La célébration liturgique, que ce soit l'Eucharistie ou l'Office Divin, ne peut jamais devenir un point d'éclatement d'une communauté. Il est fréquent d'entendre dire que les plus grands con­flits dans les communautés arrivent à propos de la liturgie. C'est tout à fait aberrant. C'est pas de la liturgie alors, c'est pas possible. C’est autre chose mais ce n’est pas de la liturgie.

Et en outre, le sens de la vie monastique aussi s'appro­fondit. Et ce sens de la vie monastique, le sens ultime de la vie monastique, c'est la divinisation de l'homme : l'homme qui devient un dieu pour la gloire de ce Dieu qui est trois personnes. La gloire de Dieu, c'est l'homme vivant. Et la vie de l'homme, c'est la vision de Dieu, c'est d'être arrivé là au coeur de la Trinité, d'être entièrement christifié. Or, cela se réalise d'abord par la liturgie.

Donc, mes frères, la liturgie est vraiment l'endroit où le moine se réalise et s'accomplit. Si bien que la vie du moine toute entière est une liturgie. Elle devient une litur­gie, elle est imprégnée de liturgie.

 

Prenons le repas qui est un acte liturgique. Le sacris­tain du réfectoire, c'est le cuisinier. Il doit bien se le dire. Il y a un sacristain pour l'église et il y a un sacris­tain pour le réfectoire. C'est le cuisinier qui prépare, qui prépare ce qui va être la matière de cette liturgie qu'est le repas de la communauté.

Il y a la Lectio Divina naturellement. La Parole de Dieu, comme il est dit ici, est écoutée chaque jour dans la litur­gie. Oui, elle est écoutée, mais ça n'en reste pas là. Elle est approfondie, elle est creusée dans le courant de la jour­née chaque fois que le moine en a l'occasion.

C'est aussi le travail ! Oui, notre travail à nous est pris dans la liturgie. Saint Benoît dit que à l'occasion du travail, il faut que Dieu soit glorifié. Il faut que Dieu soit glorifié en tout, même grâce aux produits que nous li­vrons sur le marché. Ce sont des produits d'hommes qui sont des fils de Dieu, ce sont des hommes qui vivent chez Dieu.

 

Mes frères, il ne faut pas établir de compartiments à l'intérieur de notre vie. Non, elle forme un tout. Et c'est pour ça qu'elle est si belle. Le sacrifice de louange est of­fert à Dieu le Père, le mystère est participé et l'oeuvre de notre sanctification par l'Esprit Saint se réalise. Vous avez cette petite notation Trinitaire.

Mes frères, on pourrait s'arrêter longtemps encore, vous le comprenez. Mais voilà, ça devrait faire l'objet de confé­rences très nombreuses. Mais chacun peu y réfléchir pour son compte. Mais on peut résumer en disant que la liturgie est un service. On y entre dans ce service, et on ne l'arrange pas selon sa fantaisie. C'est un donné qui vient d'au-delà de nous.

La liturgie, nous dit le Statut est célébrée selon le rite cistercien, d'après les normes approuvées par le Chapi­tre Général et confirmée, lorsqu'il le faut, par le Saint Siège. C'est donc Dieu qui est l'organisateur de ce service public qu'est la liturgie. Ce n'est pas à nous de suivre nos sentiments et nos goûts pour que nous nous y retrouvions. Non, c'est nous qui devons être modelés par la liturgie. C'est pourquoi nous devons y entrer. Et le lieu privilégié de cette liturgie, nous le comprenons encore, c'est l'obéissance. Même à l'intérieur de la liturgie, il faut obéir.

 

 

Chapitre 7, 165-fin : Douzième degré.          10.06.85

      L’ascenseur.

 

Mes frères,

 

          Si nous en croyons Saint Benoît, on vient dans le monastère pour faire une expérience assez surprenante, celle de l'ascenseur, éprouver cette sensation agréable d'être emporté vers le haut sans aucun effort. Les enfants aiment jouer dans les ascenseurs. C'est pour ça qu'on prend tant de précautions pour éviter les accidents.

Et le Christ nous demande, à nous, de redevenir des enfants sinon, dit-il, vous n'entrerez pas le Royaume de Dieu. Nous devons aimer nous installer sur la plate-forme de l'ascenseur pour y jouer. La vie spirituelle, c'est un grand jeu. Ce n'est pas un jeu qui nous maintient dans l'infantilisme. C'est un jeu qui nous fait redevenir des enfants d'un Père qui est la source de la Trinité et la source de toute vie.

          Et voici donc le moine qui a eu la bonne idée de prendre l'ascenseur. A mon avis, pour la petite expérience que j'ai, toute la réussite ou l'échec d'une vie monastique se joue sur le simple fait de prendre l'ascenseur ou de ne pas le prendre. Tout est là !

 

          Je veux être une grande personne et construire moi-même ma vie. Bon, je n'ai besoin de rien ! Je n'ai pas besoin de prendre l'ascenseur. J'ai des jambes pour monter un escalier. Je vais même construire ma maison, la bâtir. J'en ferai tous les plans. J'en serai l'architecte, et le maçon, et l'habitant, et le propriétaire, tout à la fois. Je serai tout !

          Ou bien alors je me dis que le plus simple encore, c'est de prendre l'ascenseur et de me laisser conduire. Mes jambes ne sont pas assez fortes pour arriver au-dessus de l'escalier. Puis d'ailleurs, j'ai un tempérament d'homme paresseux.

          Je caricature quelque peu, mais c'est tout ce qui se passe dans la tête de l'homme qui entre dans le monastère. Ou bien je suis un grand, je suis un homme et donc je sais ce que je dois faire ; ou bien je suis un petit enfant, je n'y connais rien du tout et je dois me laisser prendre et emporter. Et il faut choisir. Et c'est de ce choix que dépend la réussite ou l'échec !

 

          Voici donc notre moine qui a pris l'ascenseur. Il s'est laissé emporter, voilà, sans effort - cela ne demande aucun effort - vers les hauteurs de l'humilité jusqu'à la charité parfaite. A ce moment-là, il ne vit plus pour lui, mais pour les autres. Il ne s'appartient plus, il appartient aux autres. Il est mort à lui-même. Il a pris pied dans le Royaume de Dieu.

Pour y entrer, il faut d'abord mourir. Il faut descendre dans ce fameux tombeau du samedi Saint pour en resurgir et passer de l’autre côté. Impossible de  sauter au-dessus, ni de passer en dessous, ni sur le côté, il faut entrer dedans.

          On pourrait dire alors que la plate-forme de l'ascenseur, on pourrait très bien imaginer cela, qu'elle a la forme de ce tombeau. On comprend alors qu'il faut encore un peu plus de courage pour y entrer. Mais les enfants, eux, ne se doutent de rien. Il faut une petite dose d'inconscience pour risquer le coup de s’installer dans ce tombeau pour partir.      

 

Et voilà, le disciple de Saint Benoît, tout confiant, est resté sur la plate-forme de la crainte de Dieu. Et il a franchi tous les étages. Il en a vu de toutes les couleurs. C'est très facile, encore une fois, il n'y a rien à faire qu'à se laisser élever. Mais n'empêche qu'on en voit tout de même des vertes et des pas mûres.  Mais on les voit. C'est cela, on est toujours sur la plate-forme. Et comme je l'ai expliqué il y a quelques jours, de là on regarde et on voit.

          Donc, ce qu'on peut endurer dans la vie monastique, ça reste à la superficie de notre être d'éternité. Cela enlève, ça décrasse ce qui empêche à notre être véritable d'exister. Cela peut faire un peu mal, c'est certain ! Voilà, c'est un décapage, si vous voulez, pour que notre véritable nature apparaisse dans toute sa beauté. Alors, il a reconnu ainsi qu'il devait tout recevoir de Dieu et puis, il s'est abandonné à lui. Il faut aussi apprendre cela, apprendre à recevoir.

          C'est bien plus agréable de prendre. Je ne sais pas si vous avez fait cette expérience-là, mais moi je l'ai faite et ça me met l'eau à la bouche rien encore que d'y penser. On pouvait avoir chez soi des cerises, ou des prunes, ou des pommes tant qu'on voulait, mais celles du voisin étaient bien meilleures. On pouvait les recevoir. Mais non, il valait mieux aller les prendre chez le voisin que de les recevoir chez soi.

 

          Comme c'est inscrit dans la nature de l'homme, ça ! On n'aime pas recevoir, on préfère prendre, oui. Mais c'est ainsi aussi dans notre recherche de Dieu. Mais là, il faut justement recevoir. Et recevoir est un apprentissage à faire.

          Et puis, notre brave moine s'étant laissé décaper, finalement il se retrouve tout nu devant Dieu. Mais alors, Dieu qui est compatissant et qui se souvient du sort d'Adam qui regrettait et qui avait peur d'être nu, Dieu alors prend sa lumière, la lumière qu'il est, et il en revêt le moine. Il a un manteau de lumière.

 

          Nous pouvons maintenant nous poser une question : Oui, c'est très bien un ascenseur. Mais ça ne fonctionne pas tout seul. Quel est le moteur qui fait travailler l'ascenseur ? Eh bien, Saint Benoît nous réserve cette surprise pour la fin. Il nous dit tout à la fin - sauf dans le texte français où à cause de la traduction on a avancé ça d'une ligne - mais il dit : Spiritu Sancto dignabitur demonstrare, 7,188. C'est le Saint Esprit qui est le moteur de l'ascenseur. C'est Lui !

          Et cet Esprit, Saint Benoît nous le présente ici tout à la fin, quand on est arrivé au douzième étage. Mais l'Esprit est déjà présent et agissant au rez-de-chaussée et même avant. C'est lui qui attire le moine vers l'ascenseur. C'est lui qui lui inspire l'idée de prendre l'ascenseur. Il ouvre le cœur et l'intelligence du moine. Il affermit, il fortifie, il anime la volonté de cet homme qui lui fait confiance. Et ça, c'est l’œuvre de l’Esprit.

          Mais cet Esprit Saint, ne l'oublions pas, ce n'est pas une force, une énergie anonyme. C'est difficile de se représenter l'Esprit Saint. C'est une Personne vivante, mais bien vivante. Si j’osais une quasi hérésie, je  dirais que c'est la Personne la plus vivante de la Trinité. Il est dans la Trinité celui qui agit. Les autres aussi naturellement. Mais disons que pour nous, comme nous le sentons, il y a un dynamisme de l'Esprit qui met Dieu vraiment presque à notre portée.

         

On représente l’Esprit comme un feu, des langues de feu, comme un vent, comme une colombe, ça bouge, ça vit. Mais c'est difficile de nous le représenter comme une personne vivante. Et il nous prend en charge et c'est à lui que nous nous confions. Et cette Personne, c'est l'amour. Il nous est très difficile d'imaginer, de concevoir que l'amour est une personne.

Nous voyons toujours que pour nous, l'amour, c’est du sentiment, ou c'est une vertu théologale. Mais c'est une Personne, l'amour, une vraie personne. C'est la Personne de l'Esprit ! Et voilà le brave moine qui est là dans son monastère, qui a été appelé par l'Esprit, par l'amour. Il s'abandonne à l'amour, il se laisse...voilà !

          C'est la meilleure chose qu'il a à faire. Car sans lui, on est totalement, totalement impuissant. On peut réaliser des choses formidables dans le domaine des hommes, mais chez Dieu, inutile si ce n'est pas animé par cette Personne qui est l'amour qui prend possession de nous. Si bien que l'art spirituel dont parle Saint Benoît, ce n'est rien d'autre que l'art de travailler, de collaborer avec l'Esprit Saint. C'est pour ça qu'on l'appelle spirituel. Ce n'est pas pour une autre raison.

 

          Dans le métier qui est le nôtre, dans la profession qui est la nôtre, nous devons toujours bien savoir que nous travaillons avec quelqu'un d'autre. Et ce quelqu'un d'autre, c'est la Personne de l'amour, c'est la Personne du Saint-Esprit. C'est pour cela que notre métier, c'est un art, et un art spirituel. Et c'est ce travail à deux qui nous faits devenir nous-mêmes des spirituels, c'est à dire des hommes animés par l'Esprit, porteurs de l'Esprit.

          Voilà, mes frères, nous sommes arrivés au sommet de notre ascenseur. On ne sait pas aller plus haut. Je dis que nous sommes arrivés. Nous sommes arrivés en espérance et il s’agit maintenant d'y arriver en réalité. Mais c'est la chose la plus facile si nous acceptons d'être des petits enfants, des enfants de Dieu qui osent tout espérer et qui acceptent de tout recevoir.

 

 

Chapitre 10 : De l’office de nuit en été.        13.06.85

      Sagesse et prudence !

 

Mes frères,

 

           Il y aurait de très belles choses à dire à propos de ce petit chapitre. Mais comme nous devons chanter ce soir, je vais m'efforcer d'être bref.

          Lorsque nous sommes réunis pour entendre la lecture de notre Règle et pour réfléchir ensemble sur les paroles de Saint Benoît, ce n'est pas pour nous lancer dans de savantes élucubrations intellectuelles, mais c'est pour mieux connaître, et notre législateur, et ce qu'il nous propose. Mieux connaître pour mieux aimer et pour mieux vivre.

          La vie monastique, comme je le rappelais dernièrement encore, est un art spirituel tout en nuances. Nous devons sans cesse nous y exercer. Et le plus sage, c'est de toujours nous considérer comme des débutants. Ainsi, nous ne risquons pas de nous tromper.        Nous avons toujours à apprendre de nos frères. Le grand instructeur certes, c'est l'Esprit Saint, mais il s'adresse aussi pour nous à travers ce que nous pouvons admirer chez les autres, à travers aussi ce que nous pouvons réprouver chez les autres.

 

          Eh bien pour aujourd'hui, admirons la prudence et la discrétion de notre Père Saint Benoît. Il n'impose jamais de fardeaux au-dessus de nos forces. Il est un vrai disciple du Christ, la Christ qui est très exigeant puisqu'il s’agit d'entrer dans son Royaume ; mais aussi le Christ qui nous dit pour nous encourager que son joug est doux et que son fardeau est léger. Ainsi fait notre Père Saint Benoît.

          Au cours de l'été, les nuits sont très courtes surtout dans ces régions plus méridionales. Que faire alors ? On a une certaine quantitas, comme dit Saint Benoît, 10,11, une certaine quantité. Va-t-on accélérer pour tout faire ? Va-t-on entasser les choses les unes sur les autres pour tout de même épuiser tout le programme ? Eh bien, Saint Benoît n'est pas d'accord. Il faut certes toujours conserver aux Vigiles leur caractère d'office nocturne. Eh bien Saint Benoît tout simplement nous dit : On supprime les lectures. Il suffisait d'y penser, ça raccourcit l'office.

          Il dit : minime legantur, 10,7. Il en dit de trop, ici. Il aurait pu dire non legantur, on ne les lit pas. Mais il dit minime legantur. Et ce n'est pas facile à traduire. Ils l'ont traduit : on ne lira pas de leçons. Mais quand Saint Benoît dit minime, il exagère: mais on n'en lira aucune, rien, rien des leçons. On va simplement réciter un petit quelque chose par cœur, qu'on connaît par cœur, et puis un petit répons bref. Puis on passe et on continue la psalmodie.

 

          Mes frères, nous pouvons retenir de ce petit détail une règle, un principe en or qui vaut dans tous les domaines de la vie monastique. C'est que la vie monastique, elle est austère certes, elle demande un effort courageux, mais jamais elle ne doit nous écraser, nous essouffler, nous déprimer.

          Il faut donc que la vie monastique soit adaptée aux circonstances, qu'elle soit adaptée aux lieux, qu'elle soit même adaptée aux personnes. Il faut que dans le monastère chacun ait l'occasion se dilater et de s'épanouir. Cela ne veut pas dire qu'il faut vivre en idiorythmie, c'est à dire que chacun fait un peu ce qu'il lui plaît. Ah non. Mais il faut à l'intérieur de la Règle, même pour les personnes, se montrer suffisamment souple pour que tout le monde dans le monastère soit heureux.

          Ce principe qui vaut son pesant d'or, trouve plus facilement son application, me semble-t-il. dans les monastères de femmes, chez les moniales parce que elles sont de nature plus fragiles, moins résistantes, question de sommeil par exemple, question de travail. Je vois cela aussi à Clairefontaine. C'est là que je l'ai appris en premier lieu. Et voilà, l'Abbesse prend des dispositions pour chacune, question de nourriture aussi. Et aucune dans le monastère ne trouve cela étrange parce que chacune a besoin d'un petit quelque chose, d'une petite douceur dans la rigueur du régime commun.

 

          Eh bien voilà, mes frères, retenons cette règle qui peut se résumer dans ce petit adage de Saint Benoît : Toujours placer la miséricorde au dessus du jugement. Et, que personne ne soit contristé dans la maison de Dieu.

 

 

Chapitre 12 : Des Laudes du dimanche.          15.06.85

          Une hymne à la résurrection !

 

Mes frères,

 

          Le moine contemplatif doit porter sur le monde le regard d'un poète, le regard de celui qui avec un amour infini façonne une œuvre dont la beauté fera l'enchantement des siècles de l'éternité. Dieu a tant aimé le monde parce que lui, il est un artiste.

          Et nous devons avec une insistance inlassable demander à Dieu de nous donner ses propres yeux, ses propres mains, son propre cœur pour que nous puissions à notre tour regarder et aimer le monde à la manière de Dieu.

          Ceci pour vous faire comprendre que toute véritable liturgie est cosmique. Elle est un chant qui monte de la créature vers le Créateur, de la beauté créée vers la beauté incréée.

         

Cela parait très fort dans l’office de Laudes qui est le plus élaboré de tous. Il faudrait l'analyser longuement. Mais je n'en ai guère le loisir aujourd'hui. Ce sera pour la prochaine fois, c'est à dire, si Dieu nous prête vie, le 15 Octobre. Si je l'oubliais, rappelez-le moi !

          Cet office de Laudes, il s'élève de l'homme au Créateur en emportant le cosmos tout entier. De l'homme, il y a d'abord une invitation à ce que le monde entier se tienne devant Dieu pour l'adorer, pour l'acclamer, pour le remercier. Puis l'homme revient sur lui-même. Il se voit tel qu'il est devant Dieu. C'est le Psaume 50. C'est le Psaume du douzième degré d'humilité. Donc c'est l'homme dans sa vérité.

          Et puis, il passe alors des ténèbres qui sont siennes à la lumière qui est Dieu. Il passe du temporel à l'éternel. Il passe de l'entropie à laquelle il est soumis à la transfiguration qui lui est promise. Ce sont les psaumes de lumière, le Cantique comme le dit Saint Benoît, les Laudes, les Psaumes où toute la création est invitée à chanter la louange de Dieu. Et puis ainsi jusqu'au bout. Il suffirait.....mais attendons le 15 Octobre !.

 

          L’office de Laudes est donc une hymne à la résurrection, à la résurrection dans laquelle nous sommes entraînés et dans laquelle nous-mêmes entraînons l'univers entier. Il faut en avoir conscience, car c'est notre rôle dans le monde, cette conscience éveillée de ce qui se passe. On voit donc que c'est la liturgie qui structure l'univers et qui lui donne un sens.

          Le khorêgos, je l'ai déjà dit tant de fois, c'est le Christ ressuscité. Donc, c'est lui qui dirige toute cette immense liturgie cosmique. Mais le liturge, c'est l'homme et plus spécialement un être choisi parmi ses frères et qui est le moine contemplatif. Voilà, mes frères, une belle vision, qui est juste, et qui doit nous habiter, et qui doit nous animer.

 

          On comprend alors que pour Saint Benoît, lorsqu'on est debout à l’office Divin, ou même lorsqu'on est assis au moment où on doit être assis, il faut toujours que l'on soit en éveil. c'est à dire que on soit attentif. On ne peut jamais avoir une attitude extérieure ou intérieure relâchée.

          On est là en fonction - c'est ça la liturgie - député par le cosmos pour que nous soyons celui qui prend cet univers et qui lui permet de savoir qu'il est aimé de Dieu, qu'il est en train d'être métamorphosé par Dieu jusqu'au jour où Dieu sera tout en toute chose.

          Mais alors, ce sera un autre type de liturgie. Ce sera la liturgie qui nous est dévoilée à travers les mystères de l'Apocalypse où il n'y a plus alors que reconnaissance, et acclamation, et joie.

 

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           16.06.85

          16. L’Eucharistie et l’Office Divin.  

 

Mes frères,

 

L'action liturgique est une, mais elle s'articule en deux célébrations : l'Eucharistie et l'Office Divin. Les Cons­titutions ont défini les principes de la vie liturgique. Main­tenant elles s'arrêtent sur ces deux pôles de la liturgie. D'abord l'Eucharistie :

 

          L’Eucharistie est la source et le sommet de toute vie chrétienne en même temps que le vrai centre de la fraternité. Aussi est-elle célébrée chaque jour par la communauté. En effet, la participation au mystère Pascal du Seigneur rend plus étroite la communion des frères entre eux et avec l’Eglise entière.

 

La prescription juridique de la célébration quotidienne de l'Eucharistie par la communauté est encadrée de considé­rations d'ordre spirituel qui lui donnent un sens : elle est participation au mystère Pascal du Seigneur. L'Eucharistie est donc le mémorial de ce mystère Pascal c'est à dire qu'elle le rend actuel pour nous aujourd'hui. Ce mystère Pascal est de par sa nature éternel, mais nous de­vons être présents à lui.

Dans la célébration Eucharistique, nous nous abstrayons des distractions d'ordre profane pour être totalement présent à ce mystère Pascal qui est le condensé, un condensé extraor­dinaire depuis la création du monde jusqu'au retour du Christ lorsque cette création sera achevée, en passant par l'incar­nation du Verbe de Dieu, sa mort, sa résurrection.

Elle est entièrement axée autour du Verbe de Dieu. C'est Lui qui est Créateur. C'est Lui qui revient après pour res­taurer cette création. C'est Lui qui dans l'entre-deux tra­vaille à la transfiguration du monde. Comment l'a-t-il fait ? En devenant une parcelle de ce monde, et par l'intérieur de la matière, il la métamorphose.

 

Il ne faut pas faire abstraction du péché, c'est à dire de la résistance opposée par la matière à l'action de Dieu, cette matière devenue consciente dans l'homme. Mais Dieu a réussi à contourner cet obstacle. Comment ? En devenant lui-même matière pécheresse, en devenant péché, en se laissant écraser par cette matière. Mais dans cette disparition, dans cette dissolution en elle, en la reprenant, et en la faisant fermenter pour une vie nouvelle par sa résurrection.

          Voilà, mes frères, tout le mystère Pascal ! Et c'est cela que nous vivons dans l'Eucharistie à travers ces rites. On comprend que dans ces conditions l'Eucharistie est la source et le sommet de toute vie chrétienne et que c'est elle qui crée la communion et la vrai fraternité. C'est en elle que nous sommes constitués dans notre être d'enfant de Dieu.

Il n'est pas nécessaire d'être un grand théologien pour vivre cela. Il suffit de se laisser porter par le rite. Il ne s’agit pas d'appliquer à la lettre des rubriques - ce n'est pas cela que je veux dire - mais il faut entrer tout simple­ment comme un enfant dans ce qui nous est offert. Il n'est pas nécessaire de comprendre tout. Il suffit de savoir que là est présent la personne du Verbe de Dieu de­venu homme, mort et ressuscité.

 

Donc, le Christ glorieux est là. Il se passe quelque chose. Nous y communions. Et toute cette énergie de résurrection passe en nous. Elle fait de nous un seul Corps. Et ce Corps de la Communauté s'élargit mystiquement au Corps du monde. Elle requiert donc, cette célébration Eucharistique, une présence active de la communauté entière, et active dans un double sens : d'abord il faut être là, il faut se tenir com­me on dit ; et il faut suivre le déroulement de la célébra­tion, il faut le suivre gestuellement, corporellement.

Ce n'est donc pas une célébration d'ordre intellectuel ou cérébral. Non, c'est une célébration corporelle. L'Eucha­ristie doit être jouée. Elle doit être dansée, si je puis utiliser ce mot. Elle est un mouvement organique de notre être qui est pécheur, mais qui est aussi travaillé par cette grâce et cette énergie divine. C'est cela la participation active ! Mais, c'est de tou­te la communauté car c'est la communauté comme telle qui of­fre l'Eucharistie.

Et en plus, la célébration Eucharistique requiert un soin particulier. Elle doit être digne, elle doit être belle. Il n'est pas question de mignardises, ni de sucreries. Non, elle doit être virile, c'est un sacrifice. Mais ce doit être beau, ça ne peut pas être bâclé, ça ne peut pas être gâché. Non, il faut que ce soit célébré dignement.

 

Vient en suite la Constitution suivante :   il s’agit main­tenant de l'Office Divin :

 

          A l’œuvre de Dieu, que rien ne soit préféré. La Liturgie des Heures est célébrée par la communauté des frères qui accomplit en union avec l’Eglise la fonction sacerdotale de Christ offrant à Dieu le sacrifice de louange et intercédant pour le salut du monde entier.

 

La pointe de cette Constitution, elle est ici : L'Office Divin est célébré par la communauté entière. C'est donc la communauté comme telle qui célèbre l'Office Divin. C'est la communauté agissant en tant que Corps. Elle agit in persona Christi. Elle agit en tout qu'elle est une portion du Corps du Christ. C'est le Christ qui à travers la communauté fait quelque chose. C'est différent du sacrifi­ce Eucharistique, mais c'est malgré tout d'ordre sacrificiel. C'est parallèle à l'Eucharistie.

L'Eucharistie est un sacrifice sanglant. Vraiment le corps et le sang du Christ sont là sacramentellement présent. L'Office Divin est un sacrifice de louange, un sacrifice des lèvres, un sacrifice du coeur. Mais c'est toujours, ici, à travers le Christ.

Donc, la communauté existe dans une fonction vicaire, comme on dit. C'est que vraiment à ce moment, c'est de la li­turgie. On s'acquitte d'une mission qui nous est confiée par le Christ, et d'une mission au nom du Corps du Christ, donc au nom de l'Eglise, au nom de l'humanité. C'est une mission et un devoir. C'est pour ça qu'il est rappelé en tête de cette Constitution la fameuse sentence de Saint Benoît : operi Dei nihil praeponatur, 43,7. Que rien ne soit préféré à l'Oeuvre de Dieu.

 

Viennent ensuite deux Statuts. Voici le premier

 

          En tant que sanctification de la journée, l’œuvre de Dieu est accomplie aux heures convenables fixées par la Tradition Cistercienne et par la coutume locale.

 

Aux heures convenables ! C'est une question de vérité. Ce serait un peu drôle de célébrer Tierce à 4 heure de l'après midi par exemple. Ou bien de célébrer les Vêpres au matin... Il y a donc une Tradition dans laquelle on doit entrer. Cependant cette Tradition peut être adaptée à la coutume locale, coutume locale qui n'est pas fantaisie mais qui est elle-même réglée par des circonstances qui s'imposent.

Par exemple le travail : il y a des communautés où on va célébrer Tierce, Sexte et même None en même temps au milieu du jour. Pourquoi ? Parce que, voilà, on est pris par le tra­vail. Le frère Gilbert nous a parlé de cela, où la pression du travail est tellement énorme qu'on n'a presque plus le temps de respirer. Et alors, vite on condense, on ramasse les petites Heures à la moitié du jour. On appellera ça : la prière de l'heure médiane.

Disons, voilà, c'est une coutume locale qui est imposée par les circonstances. Heureusement ici, nous avons largement le temps de respirer. Vient ensuite un second et dernier Statut :

 

          Que la célébration soit telle qu’elle puisse amener à la pleine participation des frères.

 

Donc, en principe, ça doit être organisé pour que tous les frères puissent y participer. Cela est un bel idéal. La Constitution suivante va s'arrêter un peu sur ce Statut. Elle lui fait suite, une suite logique.

Mais je pense qu'il faut entendre ici : que ce n'est pas tant que les frères doivent y participer tous - ça, ça va de soi - mais qu'ils puissent participer à l'Office Divin. Donc, ça veut dire ceci : il ne faut pas que l'Office Divin soit chanté par un soliste. On pourrait bien imaginer cela : un artiste, un ténor, vraiment un chanteur dans la com­munauté qui chanterait l'Office, les Psaumes. Ce serait for­midable ! Et puis les autres, là, écoutant et s'unissant de coeur, disons, à ce récital.

Non, ça ne peut pas être organisé comme ça. Il faut que les frères y participent pleinement par le chant, par le ges­te, par tout. Voilà, je pense que ça c'est important. Cela ne veut pas dire qu'il ne pourrait pas exister un Psaume soliste par ex­emple. Nous avons eu ça dans le temps. C'est bien ! Mais il ne faudrait pas que à un moment donné, la majo­rité des frères n'ait plus rien à faire, ou bien qu'il y ait une schola et que les autres aient le droit de se taire pour écouter la schola.

Non, une pleine participation des frères, c'est ainsi que l'Office doit être organisé.

 

 

Chapitre 13 : Des Laudes aux jours ordinaires. 17.06.85

            Transfusion spirituelle !

 

Mes frères,

 

          Si nous sommes disciples de Saint Benoît, nous devons nous efforcer de l'imiter en tout. Il ne suffit pas que nous assimilions spéculativement son enseignement, sa doctrine de vie, il importe que nous permettions à Saint Benoît de revivre en nous. Nous devons apprendre à nous comporter en tout comme lui.

          Cela ne veut pas dire que nous devions copier servilement ses façons de faire. Nous ne devons pas nous abandonner à une espèce de mimétisme même spirituel. Il s’agit d'autre chose. Nous devons permettre et favoriser une transfusion spirituelle de manière à ce que l'âme de Saint Benoît nous façonne de l'intérieur de nous-mêmes à son image.

          C'est une expérience de filiation spirituelle que nous devons tenter. Et elle n'est pas impossible. Si vraiment Saint Benoît est notre Père, c'est ainsi que les choses doivent se passer. Nous devons être ouverts devant lui, devant sa personne. Je ne parle pas devant sa doctrine, mais devant sa personne. J'aurais peut-être l'occasion un jour de mieux préciser ma pensée, mais je dois encore laisser mûrir.

 

          Or aujourd'hui, nous observons un puissant courant de vie qui passe de lui en nous, vous allez voir ! Admirons et faisons nôtre le réalisme de Saint Benoît. Il n'a pas une vue idéalisante du moine. Il sait très bien que le moine est promis aux plus hauts sommets de l'ascension spirituelle. Et il l'encourage, son moine.

          Mais il sait aussi que son disciple est un pécheur, que le moine porte en son cœur les racines de tous les vices et qu'il est exposé aux pires tentations. Il le sait ! Voyez les deux : un pécheur, et de l'autre côté un saint, un pécheur qui doit devenir un saint. Mais la plus grave de toutes les tentations est celle qui mine la charité et qui peut la détruire.

 

          Mais Saint Benoît - maintenant aspect second de son réalisme - Saint Benoît, s'il est très lucide sur la condition du moine, est aussi foncièrement optimiste. Et c'est là que nous devons admirer sa clairvoyance, sa sagesse, sa sagacité. Car son optimisme est fondé sur une foi vigoureuse. Pour Saint Benoît tout est possible et rien n'est jamais perdu.

          Et pour ce qui regarde cette tentation contre la charité, Saint Benoît place sa confiance dans la prière du Seigneur. Qu'est-ce qui a pu miner la charité, comme une eau qui mine un bâtiment et puis qui monte dans les murailles, qui les fait moisir, qui détruit toute l'infrastructure du bâtiment jusqu'à ce que le bâtiment se démembre et finisse par s'écrouler ?

          Ce sont, comme il dit, les épines de scandale, ce sont les petites choses qui arrivent entre frères. Ce sont des épines, c'est pas terrible. Mais ça peut être une occasion de chute. Si l'épine n'est pas de suite retirée cela peut s'infecter, produire un abcès, une infection, aller très loin, très loin !

 

          Eh bien Saint Benoît, lui, demande que le matin et le soir, aux deux offices charnières de la journée, que l'Abbé seul chante ou récite l'oraison dominicale, la prière du Seigneur. Pourquoi ? Voyez ici la foi de Saint Benoît: mais parce que l'Abbé tient dans le monastère la place du Christ. C'est donc ici, le Christ, dans la personne de l'Abbé, qui adresse une prière à son Père. Et dans cette prière entre autre, il demande que soient remises les fautes commises comme chacun des frères les remet.

          Eh bien, lorsque le Christ demande quelque chose à son Père, c'est toujours exaucé au temps marqué, au temps voulu. C'est la raison pour laquelle Saint Benoît demande que cette prière soit récitée par l'Abbé. Parce que, alors, elle est efficace. Non pas à cause des mérites de l'Abbé, mais parce que par la bouche de l'Abbé, c'est le Christ qui prie son Père.

 

          N'oublions pas que le monastère, c'est le Corps du Christ, que la communauté, c'est la Corps du Christ. Et la tête et la bouche de cette communauté, c'est l'Abbé dans la personne duquel se trouve la plénitude de la présence du Christ, la plus vivante, la plus consciente. Et alors, le Père ne sait pas résister. La prière est toujours exaucée, mais toujours, mais pas immédiatement, au temps voulu.

 

          Voilà, mes frères, Saint Benoît a donc une confiance en Dieu qui du pécheur peut faire un saint. Et nous-mêmes, nous devons nous regarder avec les yeux de cette confiance, nous regarder nous-mêmes et nous regarder les uns les autres et nous dire : voilà, celui-là, il est encore un pécheur mais Dieu est en train d'en faire un saint. Et pour le Christ, tout est possible !

 

 

Chapitre 14 : Aux fêtes des Saints ?            18.06.85

          L’existant visible et invisible !

 

Mes frères,

 

          Hier, nous avons reconnu le réalisme lucide et optimiste de Saint Benoît, sa foi vigoureuse et tenace, son amour inconditionnel du Christ et des frères. Aujourd'hui, nous allons remarquer que son réalisme s'étend à un autre domaine qui est fondamental dans la vie consacrée, aussi dans la vie humaine. Ce réalisme s'étend à l'existant visible et invisible.

 

          Voilà, je vais prendre les choses d'assez loin. Je suis un homme. Je foule la terre de mes pieds. Cette terre, je la fouille, je la creuse, je la travaille, je lui donne un visage nouveau. J’ai l’impression que la terre m’est soumise, que j’en suis le maître, que j’en dispose, qu’elle est à mon service. Je puis même m'arracher de la terre et me déplacer à une certaine distance au-dessus d'elle. Alors je la domine et cette impression de maîtrise, que je possède la terre, elle s'affermit encore.

          Mais en  réalité ? En réalité, les choses sont autres. Je suis toujours ramené à la terre par une force énorme. Je puis sauter, je retombe ; je puis m’envoler, je reviens. Je suis un morceau de la terre. Je ne suis pas distinct de la terre et mon sort est réglé à l'avance. Tôt ou tard, bientôt peut-être, je vais retourner à la terre.

          Je suis terre et je retourne à la terre. Je vais me dissoudre en elle, je vais disparaître entièrement. On ne me connaîtra plus. Et à partir de mes éléments d'aujourd'hui, d'autres êtres appelés hommes vont aussi vivre dans l'illusion qu'ils sont les maîtres du monde.

 

          Si je parvenais à mettre au point un vaisseau spatial photonique, donc qui se déplacerait à la vitesse de la lumière, et que j'irais faire des explorations partout, le problème que je rencontre lorsque je suis sur la terre serait reporté ailleurs au niveau du cosmos. Et je m’apercevrais que je suis enfermé dans un univers clos, là vraiment emprisonné !

          Je ne sais pas échapper. Tout ce que je sais, tout ce que je pense, tout ce que j’imagine, tout, tout est construit à partir de mon expérience de l'univers. Je ne puis absolument rien imaginer, ni penser qui ne soit à partir de mon expérience corporelle, charnelle. Voilà quelque chose que je dois d'abord savoir. C'est une des phases du réalisme.

          C'est le fondement de la véritable humilité de savoir que je suis un homme, c'est à dire que je suis un peu de terre et que je ne suis même pas parent de la terre qui est là, mais que je suis cette terre qui est là.

 

          Maintenant, l'autre face de ce réalisme : à côté de cet univers, autour de lui, ou le pénétrant et l'enveloppant, il y a un autre univers qui est Dieu dans la Trinité des Personnes. L'Etre de Dieu est un univers en soi.

          Cette réalité autre est absolument inimaginable, absolument inconcevable, absolument insaisissable. Je ne puis absolument pas savoir ce que c'est. Il n'y a aucune référence dans mon univers clos à moi qui me permette de savoir quel est cet univers que j'appelle Dieu, et qui est Dieu. C'est impossible !

          A l'intérieur de cet univers, qui est l'être de Dieu, il y a des êtres maintenant qui, par grâce, participent à la nature de Dieu. Ce sont les anges, ce sont les saints. Eux savent qui est Dieu. Ils possèdent le langage qui leur permet de s'exprimer dans cet univers. Ils connaissent un langage nouveau. Ils ont des mots nouveaux, des pensées nouvelles : ils sont autres. C'est l'univers - pour nous - de la résurrection. Et maintenant, nous ne pouvons absolument pas imaginer ce que c'est. Voyez ce réalisme !

 

          Maintenant, entre ces deux univers, l'univers matériel et l'univers qui est Dieu, il existe une passerelle qui permet d'aller de l'un à l'autre. Et cette passerelle, c'est Dieu lui-même, encore une fois, mais Dieu devenu chair, Dieu devenu matière, Dieu devenu terre. C'est la Personne du Verbe Incarné, c'est la Personne du Christ Jésus. Et notre destinée d'homme, c'est d'emprunter cette passerelle pour passer de notre univers à celui de Dieu.

           Qu'arrive-t-il alors ? C'est un voyage qui n'est pas sans risques ! Alors Dieu nous prend par la main et il nous guide. Mieux, il nous cueille et il nous transplante dans son univers à Lui. Ce sera ce que nous appelons en termes de théologie les sacrements, ce sera la liturgie.

 

          Et je puis déjà maintenant - c'est ça le passerelle - participer dans mon état actuel à l'être de Dieu, et à sa nature, et à sa vie. Je puis commencer à connaître Dieu, mais de façon très imparfaite, de façon très obscure mais pourtant vraie. Je suis sur la passerelle. C'est Dieu qui me prend. C' est Dieu qui me donne quelque chose de son être et qui me conduit.

          Maintenant le contemplatif, lui, c'est un homme transplanté. C'est un homme qui s'est laissé cueillir par Dieu. Il n'a pas opposé de résistance. Il ne s'est pas accroché à ses racines. Non, il s'est laissé déraciner pour se laisser repiquer dans l'univers de Dieu.

          Et pour un tel homme, cet univers de Dieu est plus réel que l'univers des hommes parmi lesquels il continue à vivre. Vous vous souvenez que Monseigneur Hamer a dit cela dans son homélie. On voyait ainsi le Cardinal Newman, un homme pour lequel l'univers des anges et des saints - donc l'univers de Dieu - était plus réel que celui des hommes parmi lesquels il vivait.

 

          Donc, le contemplatif est un homme transplanté. Il vit d'abord chez Dieu avant de vivre avec les hommes. Avant cette transplantation, il vit d'abord avec des hommes. Et puis après, enfin, il essaye de vivre chez Dieu. Chez le contemplatif, c'est l'inverse : il vit d'abord chez Dieu avant de vivre avec les hommes.

          Maintenant, vous avez donc les deux faces de ce réalisme de l'existant : la face humaine - la face divine ; l'homme terra - l'univers de Dieu ; la passerelle puis le contemplatif qui se laisse planter chez Dieu.

 

          Maintenant, voyons ce que Saint Benoît nous dit aujourd'hui. Et Saint Benoît, il parle de la fête des saints. Et cette fête des saints, elle doit être célébrée de façon spéciale. Chaque saint a sa fête. Donc il y aura des psaumes, des antiennes, des lectures propres à la fête.

          Eh bien, chaque fête des saints, c'est une fenêtre qui s’ouvre dans le ciel. La fête du saint, c'est un flot de lumière qui arrive dans l'univers des hommes. Ce n'est plus cette passerelle, non, c'est l'univers de Dieu absolument inconnaissable qui laisse ce jour-là arriver jusqu'à nous un rayon de sa lumière.

          Donc, voilà ce que dans une liturgie monastique représente la fête des saints. Et le réalisme de Saint Benoît, il est celui-ci : Le moine, c'est un homme de la terre qui vit déjà Chez Dieu. C'est ainsi qu'était Saint Benoît.

 

          Mes frères, je pense qu'on est là au soubassement le plus bas de la vie monastique, de la vie monastique telle que Saint Benoît la voit, et la Tradition avant lui aussi. Il serait possible dans les apophtegmes de retrouver des quantités de petits récits qui confirment cela.   Mais je vous conseille de descendre à l'intérieur de vous-mêmes et d'écouter ce que l'Esprit murmure à votre coeur. Et vous verrez qu'il en est bien ainsi et que notre vocation à chacun, ici dans le monastère, c'est d'emprunter cette passerelle pour passer d'un état purement humain à un état divino-humain, en attendant cette bienheureuse résurrection où nous serons parfaitement chez Dieu.

          Mais nous aurons acquis notre taille adulte en Christ dans un corps de ressuscité capable à la fois d'admirer la création matérielle et d'avoir le langage nouveau qui est celui de l'univers de Dieu qui nous permet de parler le langage de Dieu.

 

 

 

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           23.06.85

17. L’œuvre de Dieu.

 

Mes frères,

 

Nos Constitutions ont dégagé quelques principes qui ré­gissent la Célébration Liturgique. Entre autre, elles ont in­sisté sur le fait que la liturgie est une oeuvre de l'Eglise comme telle. C'est le CORPS du Christ, celui qui se trouve encore sur la terre et celui qui est déjà entré dans l'uni­vers de Dieu, c'est ce CORPS total qui adresse à Dieu des louanges, des appels aussi suivant les circonstances du mo­ment.

L'Oeuvre de Dieu sera donc l'affaire de l'Eglise monas­tique comme telle, Eglise implantée dans un lieu. La respon­sabilité de chacun des frères est donc engagée, et au premier chef, la responsabilité de l'Abbé.

 

          L’Abbé a la responsabilité de stimuler chez les frères le zèle pour l’œuvre de Dieu et de déterminer la façon dont chacun y prend part, compte tenu des besoins personnels et communautaires.

 

C'est un travail qui regarde la collectivité des frères dans son ensemble et chacun des frères en particulier. L'Abbé a la responsabilité de stimuler chez les frères le zèle pour l'Oeuvre de Dieu. Le texte original latin porte le mot cura qui a été ren­du ici par zèle. Mais c'est autre chose, il y a des nuances. La cura, c'est le soin, c'est l'attention, c'est le souci.

L'Abbé doit donc avoir au coeur un souci qui est celui de la participation des frères à l'oeuvre de Dieu. Et cette participation, il doit en entretenir la flamme, car c'est un labeur et un pensum servitutis, 50, l0, Il faut donc que les frères soient encouragés. Il faut aussi que l'Abbé veille à ce que la célébration liturgique soit belle, qu'elle soit stimulante, qu'on ait en­vie d'y aller, que ce soit un plaisir, une joie de se trouver à l'église ensemble pour célébrer quelque chose de beau, com­me on irait volontiers à un spectacle dont on serait l'acteur.

Je l'ai déjà dit, et je pense que c'est très juste, la célébration liturgique est une chorégraphie que l'on joue en­semble pour la joie de Dieu et pour notre propre bonheur. Donc, l'Abbé doit veiller à ce que les choses soient ainsi. Mais ce n'est pas simple, c'est sa cura. Cela fait partie de sa cura pastoralis.

 

Il doit stimuler, est-il dit ici, chez les frères le zè­le pour l'Oeuvre de Dieu. Oui, stimuler ? Dans le texte, c'est promovere. C'est tout autre chose que stimuler. C'est pous­ser en avant, c'est faire avancer. Le zèle, est-il dit ? Oui, dans le texte, c'est la solli­citudo, donc c'est la sollicitude, c'est l'inquiétude, la pri­se en charge, le souci.

Il y a un souci commun. Il est dans le coeur de l'Abbé et il est dans celui des frères: c'est celui de l'Oeuvre de Dieu. Est-ce que c'est bien fait ? Est-ce que c'est bien réa­lisé ? Est-ce que c'est beau ? Est-ce que ça vaut la peine d'y aller ? Donc voilà, mes frères, ce qui nous est dit dans cette Constitution !

La participation de chacun ? Oui, il faut ici que l'Abbé laisse jouer son charisme de discernement, car chacun doit y prendre part compte tenu des besoins personnels et communau­taires. Ce n'est pas si simple que cela peut paraître car la communauté doit vivre et non seulement vivre spirituellement, mais vivre matériellement. L'Abbé doit faire preuve de discrétion. Pour cela, il lui faut un bon jugement. Il lui faut un esprit très large - pas d'étroitesse d'esprit chez l'Abbé - et un bel équilibre humain et spirituel pour qu'il puisse juger de chaque situa­tion particulière, et des frères, et de la communauté.

Dans la pratique il y a dans la communauté encore main­tenant provisoirement des anciens convers. Il y a les nouveaux, il y a les exigences du travail. Tout cela doit être pondéré par l'Abbé. A mon sens, comme les choses se présentent ici, et ce n'est pas pour me faire un compliment parce que les c'était déjà comme ça avant moi, je n'ai fait qu'entrer dans une Tra­dition et j'essaie de la maintenir, mais comme les choses se présentent, je pense que ça va bien. Il y a un bon équilibre.

 

Les anciens convers ne se sen­tent pas écrasés. Les nouveaux venus ne se sentent pas décou­ragés. Non. Mais attention ! Il faut qu'il y ait toujours une réponse généreuse des frères. Il ne faut pas qu'entrent dans l'esprit des réflexions comme celles-ci : Oui, mais j'en fais toujours assez ! C'est toujours sur les mêmes que ça doit retomber ! Une sorte de réflexe de se retirer, de ne plus jouer avec les autres. Alors, tout serait dérangé !

Non, il faut que chacun soit généreux. La vie monastique sans générosité, mais elle n'est plus rien du tout. Elle dé­génère en un lamentable embourgeoisement. Mais encore une fois, grâce à Dieu, ce n'est pas le cas pour nous.

La Constitution suivante dit ceci :

 

          La Liturgie des Heures est école de prière continuelle. Elle est un élément très important de la vie monastique. Le frère qui serait occasionnellement absent de la célébration commune doit suppléer pour son compte aux Heures suivant la disposition prise par l’Abbé et les Normes du Droit Universel

 

Donc, si on n'est pas venu à l'Office Divin, on n'en est pas dispensé pour autant. Il nous est dit que la Liturgie des Heures est une école de prière continuelle, cette prière continuelle qui est vue depuis l'origine comme un sommet de la vie contemplative, de la vie monastique. Cela ne veut pas dire qu'il faut réciter des prières à longueur de journées. Mais c'est l'être entier qui n'est plus que offrande, et adoration, et joie en Dieu.

Elle est un élément très important de la vie monastique. Là aussi, le texte original porte autre chose. Il dit : c'est une part eximia. Eximia, ça veut dire que c'est la partie hors ­pair, excellente, éminente, incomparable, celle qui est hors série. Elle est au-dessus de tout : eximia. On a traduit : très important.

C'est difficile à rendre lorsqu'on passe d'une langue à une autre. On pourrait très bien s'arrêter longtemps là-dessus, mais ! C'est encore une petite note spirituelle glissée à l'intérieur des Constitu­tions. Mais ce sera pour une autre occasion, quand on traite des chapitres de la Règle de Saint Benoît.

 

Il y a donc obligation d'y suppléer lorsqu'on en a été absent. Saint Benoît déjà le prévoyait. Lorsque, dit-il, on n'est pas avec les frères à l'oratoire pour l'Office Divin ­- à ce moment-là, c'est pour ça qu'on sonne - au lieu du travail, dans la mesure du possible on récite l'Office en union spirituelle avec les frères qui sont à l'église, flectentes genua, en se prosternant, 50,7.

Cela peut nous paraître drôle qu'il faudrait fléchir les genoux, se mettre à genoux quand on entend sonner. Puis on récite l'Office tout seul. Mais ce n'est pas si rare parce que sur les gros chantiers on voit les ouvriers musulmans qui, à l'heure de la prière, arrêtent et se mettent à genoux et font leurs prosternements. Et les autres continuent à travail­ler.

Nous avons, nous, un peu perdu ce sens du geste, ce sens de, voilà, je ne dis pas du témoignage - ce n'est pas pour témoigner de sa foi - mais ce sens de la vérité devant Dieu. Saint Benoît dit aussi que ceux qui sont en voyage, ceux qui sont au loin, et bien, ils doivent faire comme ils peu­vent, ut possunt agant sibi, 50,10, mais ils ne peuvent pas lais­ser passer les Heures prévues.

 

Maintenant aujourd'hui ? Aujourd'hui, il faut suppléer selon les dispositions prises par l'Abbé et les Normes du Droit Universel. Et le Droit Universel, que dit-il ? Eh bien le Droit Universel, lui, il fait une distinction : Il y a d'abord les prêtres et les diacres. Les prêtres et les diacres, eux, sont tenus lorsqu'ils ne sont pas à l'Office de réciter en particulier l'Office exactement comme on le fait à l'église. Voilà pour les prêtres et les diacres. Cela vaut pour tous, même les prêtres dans les monastères.

Maintenant ceux qui ne sont pas prêtres ? Ceux qui ne sont pas prêtres, ils sont tenus, eux, à une des dispositions pri­ses par l'Abbé. C'est très simple : Il y a d'abord les anciens convers, les anciens convers qui continuent à être convers comme ils l'étaient auparavant. Ils n'ont pas changé grand chose à leur mode de vie. Eh bien ceux-là, eux, ils doivent continuer comme ils faisaient aupa­ravant. Ils doivent demeurer fidèles à leur état.

Maintenant, ceux qui ne sont pas convers, et ils sont retenus loin de l'Office pour des raisons de travail - c'est de plus en plus fréquent aujourd'hui - eh bien ceux-là, ils doivent prendre un accord avec l'Abbé : dire, voilà comment moi je m'en vais réciter l'Office. Ou bien l'Abbé leur dit : Voilà comment vous allez faire. Je dois dire que la plupart ou tous, en pratique, pour autant que je le sache, récite, supplée entièrement à ce qu' ils n'ont pu réciter ou chanter avec les autres à l'Office.

 

Il y a des circonstances particulières, par exemple le cas de maladie, ou n'importe quoi, quelque chose qui fait que... Mais alors aux circonstances particulières, il y a aus­si des dispositions extraordinaires. Alors ça se fait aussi en accord avec l'Abbé. Vous voyez comme les Constitutions sont très larges.

Mais attention ! Elles engagent très fort la responsabilité de chacun, car c'est en conscience devant Dieu que l'on doit agir. On n'est donc pas tenu, je dirais, à des Normes rigides dans lesquelles on doit entrer même si on doit y laisser sa peau. Non, ici on a sa liberté qui est mise en évidence, mais liberté qui engage encore une fois la responsabilité person­nelle à un degré très fort.

Voilà, mes frères, attention, encore une fois, ne deve­nons jamais des minimalistes. Donc j'ai fait ça, le moins, juste ce qu'il suffit. J'ai juste assez ce qu'il me faut pour entrer par le petit trou à l'intérieur du paradis. Et pour le reste, ma fois, là, je suis de l'autre côté, je suis sauvé. Non, un moine n'est jamais un minimaliste. Il n'est pas un maximaliste non plus. Il ne veut pas faire des choses ex­traordinaires, mais il entre dans la volonté de Dieu avec amour en se donnant de tout son coeur.

 

 

Homélie :                                            28.06.85

Messe vespérale des Saints Pierre et Paul.

 

Mes frères,

 

Nous venons d'entendre le Christ ressuscité poser à 3 reprises la même question à son Apôtre Pierre, celui qui al­lait être le rocher sur lequel il bâtirait l'Eglise, c'est à dire le rassemblement de tous les hommes qui un jour seraient auprès du Christ dans la gloire.

Il lui demande : Pierre, m'aimes-tu ? Et cette question, mes frères, il la pose à chacun d'entre nous bien plus de 3 fois. Et humblement nous répondons, mais avec une certaine crainte : Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime.

 

Mes frères, à cette question est lié un fait dont nous devons prendre conscience, que nous ne devons jamais laisser sortir hors de notre attention : si nous aimons le Christ, nous serons un jour conduit là où nous ne voudrions jamais aller. Il nous sera demandé de descendre avec le Christ dans son tombeau, dans cet endroit dont on ne revient plus jamais. Et c'est à l'intérieur de ce tombeau que le Christ ressuscité se révèlera à l'oeil de notre coeur. Car dans ce tombeau, il y a le linceul, il y a une lumière.

Mes frères, je vous disais dernièrement que nous vivions dans un monde clos et que, à côté de ce monde, le portant, le pénétrant, il y avait un autre univers, l'univers de notre Dieu, là où le Christ ressuscité règne avec les anges et les saints. Cet univers, pour nous mes frères, il est déjà présent à l'intérieur de notre tombeau.

Le monde est notre tombeau. Et pour nous qui avons choisi de répondre à l'appel du Christ, ce tombeau, c'est notre obéissance, c'est la volonté de notre Dieu. C'est là que nous sommes étendus, nous laissant faire, nous laissant emporter, nous laissant transfigurer.

 

Mes frères, l'Apôtre Paul a fait cette expérience lui aussi. Il a été jeté à bas de sa suffisance. Il était telle­ment sûr de lui. Et en un instant il est devenu aveugle et il est littéralement tombé mort. Et ce qui l'avait aveuglé, c'était encore une fois cette lumière du tombeau. Dès cet instant, une certitude est entrée en lui que ja­mais personne n'a pu lui enlever, qu'aucun événement n'a pu ébranler : il avait vu le Christ ressuscité. Il le dit : mon Evangile, je ne l'ai pas reçu d'un homme, je l'ai reçu par une révélation du Christ. C'est à dire - comprenons bien ­- parce que j'ai vu de mes yeux le Christ lui-même.

 

Mes frères, l'expérience de l'Apôtre Paul est celle à laquelle nous sommes invités, nous. Le contemplatif est un homme dont les yeux s'ouvrent et auquel il est donné de con­templer à son tour la lumière du Christ ressuscité. C'est une lumière obscure. C'est un rayon de ténèbre, mais qui est pour le moine une évidence absolue qu'aucun ciel de plomb ne pourra jamais ébranler.

Mes frères, la fête des Saints Apôtres Pierre et Paul nous ramène donc au pied de notre vocation de chrétien et de notre vocation monastique. Nous sommes remis face à l'essen­tiel. Nous ne nous appartenons plus. Nous devons suivre le Christ partout où il nous conduit. Mais nous savons que à l'issue de ce voyage, de cet exo­de il y a l'entrée dans le lieu où lui-même se trouve, où il nous attend, où il nous a préparé une place, et où déjà, si nous sommes fidèles, si nous sommes généreux, nous sommes dé­jà présents.

Voilà mes frères, c'est la consolation - appelons cela ainsi - que nous emporterons au cours de cette journée qui commence déjà maintenant en cette messe vespérale. Nous la porterons non seulement un jour mais tous les jours de notre vie pour nous-mêmes et pour tous les hommes nos frères.

 

                                                                                                   Amen.

 

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           30.06.85

          18. Le souvenir de Dieu.

 

Mes frères,

 

Nous avons reçu le texte des Constitutions mises au point par les moniales lors de leur Chapitre Général. Il serait inté­ressant de comparer ce texte au nôtre et d'en relever les variantes éventuelles. Il y en a une déjà aujourd'hui. Je la signalerai tout à l'heure.

 

La Constitution 22 traite du Souvenir de Dieu. C'est la memoria Dei. Attention ! Ce n'est pas un exercice intellectuel qui doit créer en nous une tension nerveuse et qui décourage­rait les plus simples parmi nous. Non, il s’agit d'autre chose. Le moine ne peut se passer de Dieu. Il vit par Dieu. Donc Dieu est sa nourriture. Son organisme tout entier appelle Dieu. Il rêve de Dieu. Il est comme obsédé par Dieu. Il a un appétit continuel de Dieu et il est toujours sur sa faim.

C'est cela la memoria Dei, le souvenir de Dieu. C'est un autre terme pour désigner l'oratio continua des Anciens, donc cette oraison continuelle dans laquelle baignaient nos pre­miers Pères de la vie monastique.

 

          Par le continuel souvenir de Dieu, les frères prolongent pendant toute la journée l’œuvre de Dieu. Aussi l’Abbé doit veiller à ce que chacun ait amplement le loisir de vaquer à la Lectio et à la Prière. Tous veillent à ce que l’environnement du monastère soit propice au silence et au recueillement.

Vous le voyez, mes frères, le coeur et la chair du moi­ne sont pris par Dieu tout autant que son esprit, que son in­telligence, que sa volonté. C'est une forme très belle de l' incarnation de Dieu dans le monde. Dieu est devenu homme dans la personne de Jésus. Mais il devient aussi homme dans le corps mystique de ce Jésus. Il n'y a donc pas une cellule en nous qui ne doive être divi­nisée, pas une seule cellule qui n'ait besoin de Dieu.

Au cours de l'Opus Dei - donc au moment où nous célébrons l'Office - nous participons tous à un temps fort parce que toutes les faims personnelles se rassemblent et se conjuguent. Et elles lancent vers Dieu un appel auquel Dieu ne peut pas résister. Dans l'Opus Dei, c'est le corps du monastère comme tel qui exprime sa faim.

Et cet appétit de Dieu se continue. Il est constant mais il doit pouvoir se satisfaire, comme le rappelle la Constitu­tion, dans la Lectio et la Prière. L'Abbé doit veiller à ce que chacun ait amplement le loisir de vaquer à la Lectio et à la Prière. C'est donc un devoir de l'Abbé !

 

On parle du loisir, ici, mais le texte latin porte un mot très beau : otium. C'est le fameux otium contemplationis des premiers Cisterciens. C'est une sorte de paresse. On a bien le temps. On n'a rien d'autre à faire et on se repose dans la contemplation de Dieu. On se repose en savourant son appétit.

Il faut donc que l'Abbé veille à ce que chacun dans le monastère dispose de cet otium. Il n'est pas requis qu'il soit identique pour tous car les besoins de chacun sont différents. Mais en tout cas, il ne faut pas que le travail prenne telle­ment de place dans la vie du monastère qu'il n'y ait plus d'otium possible.

Je rappelle ici la causerie que nous a donné le frère Gilbert où c'est justement un des gros problèmes de la plu­part des monastères de notre région, où le travail est tel­lement encombrant qu'on est happé et dévoré par lui sans plus avoir le temps de respirer. Mes frères, veillons à ce que cela n'arrive jamais chez nous !

 

En plus, il importe que tous veille à ce que l'environ­nement du monastère soit propice au silence et au recueille­ment. Il importe donc que le monastère comme tel soit silen­cieux et tranquille. Le mot qui est rendu ici par recueillement est dans le texte latin tranquillitas. C'est autre chose que le recueille­ment. Il faut que on y soit tranquille, dans le monastère, que tout l'environnement soit un environnement de tranquilli­té et de silence.

Et ici, la responsabilité de tous et de chacun est enga­gée. Tous, est-il dit, doivent veiller. C'est l'habitus du mo­nastère, ce sont les bâtiments, ce sont les alentours. C'est le locus, l'endroit où nous vivons qui doit être propice à cette memoria Dei, à cette mémoire perpétuelle de Dieu. Il ne faut donc pas que l'on soit secoué par des bruits, par des mouvements intempestifs.

Veillons donc, mes frères, à éviter tous ces bruits en parlant haut - ce n'est pas souvent le cas - et en marchant. Notre démarche doit être une démarche tranquille. Inu­tile de courir dans les cloîtres ou de faire du bruit en frap­pant du talon. C'était très intéressant pendant la guerre de frapper du talon, parce que les talons étaient ferrés, cela donnait un air militaire. Mais ce n'est pas le cas dans un monastère.

 

Ici, nous avons la chance d'avoir des planchers partout. Cela absorbe le son. Cela entretien cette atmosphère de tran­quillité et de silence. Mais attention aussi, ne faisons pas de bruit par nos gestes. Par exemple, prenons l'habitude de plus en plus de bien fermer les portes car c'est capital dans un monastère. C'est par les portes qu'on fait le plus souvent du bruit. Conduire la porte avec la main jusqu'au bout !

Voyez un peu quelle maîtrise de soi, quel respect des autres. Alors, essayons cela, c'est un petit exercice d'ascèse, mais qui tra­duit une grande charité qui est dans le coeur. Maintenant il y a un Statut :

 

          Tous les frères se réservent chaque année un temps de retraite spirituelle d’au moins six jours.

 

Voyez, on a mis ici, on a glissé ici la prescription ca­nonique d'une retraite spirituelle annuelle d'au moins six jours qui doit être faite en communauté. Celui qui serait empêché doit alors la faire en privé, soit dans le monastère, soit ailleurs.

C'est un problème, cette retraite spirituelle, pour qu'elle soit vraiment une retraite. Il faudrait pour bien faire à ce moment-là exagérer l'atmosphère de recueillement et de silence comme on le fait à Clairefontaine ou pendant la re­traite, + huit jours avant et huit jours après, tout est fer­mé.

Imaginez ici que pendant trois semaines on ne travaille plus à la brasserie. On ferme la brasserie et on donne trois semaines de congé aux ouvriers. C'est le moment. Voilà, cela ce serait une atmosphère de retraite...mais ce n'est pas pos­sible naturellement ! Mais enfin, nous veillerons malgré tout que cela se fasse dans la mesure où c'est demandé par les Constitutions.

Maintenant il y a un second point :

 

          La Bienheureuse Marie élevée au ciel (donc dans son mystère de l’Assomption) vie, douceur et espérance des moines, n’est jamais absente de leurs prières.

 

C'est sous son titre de l'Assomption que Marie est Pa­tronne de Cîteaux. On a repris ici les dernières paroles du Salve Regina : vita dulcedo et spes nostra, vie, douceur et espérance des moines. Et elle n'est jamais absente de leurs prières, c'est une référence à un canon du Codex.

Eh bien les moniales, elles, elles ont laissé tomber cela ! Voilà, elles ont sans doute jugé que cela ne valait pas la peine de dire des choses pareilles dans une Constitu­tion. On le sait... pourquoi le rappeler dans une Constitution ?

Ceux qui ont le temps pourraient scruter les débats du Chapitre Général des moniales et aller rechercher la raison pour laquelle elles ont préféré laisser de côté cette seconde partie de la Constitution. Nous verrons en 1987 ce qui sera retenu : ou bien ceci sera enlevé, ou bien ce sera introduit chez les moniales. A moins que chacun reste sur ses positions pour marquer son individualité propre.

 

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Homélie : Première messe de Jean-Louis.        01.07.85

 

Mes frères,

 

Nous venons de l'entendre, Dieu nous fait une confiance folle: il dépose en notre coeur le trésor de son Esprit. Et voilà un petit paquet de chair qui est une créature humaine qui commence à ruisseler l'eau de l'Esprit, cette eau qui est lumière et qui est vie.

Et le monde, dans l'invisible, en est inondé. Les yeux des hommes au coeur pur voient cette eau et cette lumière qui nettoie l'univers entier et qui le rend propre et beau pour les yeux de notre Dieu.

 

Mes frères, maintenant, là où il y a un chrétien, il ne peut plus y avoir place que pour cette eau qui est l'amour ; là où il y a un chrétien, il faut que les tensions s'apaisent, que les crises se dénouent, que la communion s'installe et qu'elle s'élargisse. Oui, Dieu est vraiment fou d'attendre cela de l'homme. Et en tout cas, il l'attend et il l'exige de son prêtre.

Jean-Louis le sait maintenant qu'il a passé dans notre désert des années qui ont été pour lui une grande et salutaire retraite. Maintenant il sait quelle est ­sa destinée de prêtre et sa mission. Il doit devenir un pneumatophore, un porteur de l'Esprit. Il ne vivra plus pour lui-même. Il ne se possèdera plus.

Il est devenu la chose de Dieu. Il vit et il agira par ce Dieu, par cet Esprit qui l'habite et qui a pris possession de lui. Il sera dorénavant le ministre de ce Royaume nouveau, ce Royaume de Dieu où tout commence et vers lequel tout retour­ne, ce Royaume qui est Dieu lui-même, le lieu de toutes les réconciliations.

 

Il sera le ministre de ce Royaume dont le Christ ressuscité est le Régent et la couronne. Il en sera le ministre d'abord en dispensant à tous ses frères les hommes les trésors de ce Royaume qui sont contenus dans les sacre­ments.

Et ces sacrements, il les confectionnera dans un souci de vérité, de simplicité et de beauté, avec un grand esprit de foi et un immense amour, en sachant qu'il a entre ses mains des trésors qui ne lui appartiennent pas, mais dont il est responsable. Il devra rendre compte de sa gestion car il est un ministre.

Il dispensera aussi ces trésors par sa parole, par ses gestes, par son sourire, par toute sa conduite, par tout son être. Il laissera aussi l'Esprit crier en lui la détresse des hommes, leurs péchés, leurs doutes, leurs refus, leurs révol­tes, leur désespoir. Toute cette face négative de notre huma­nité, il la prendra en lui dans son coeur.

 

Il ne va pas se barricader derrière une indifférence feinte ou vraie. Non, il aura un coeur liquide dans lequel se dissoudront toutes ces fautes. Jamais ne viendra à sa pensée un jugement de condamnation, mais toujours de l'indulgence, de la miséricorde et de l'accueil. On pourra toujours s'appro­cher de lui. On sera certain d'être toujours accueilli et compris.

Mais il sera aussi l'interprète de la joie des hommes, de leurs espérances, de leurs rêves, disons aussi de leurs illusions. Il les prendra et les enrobera de confiance, de cette lumière qui est l'Esprit, et tout montera jusqu'au coeur de la Trinité. Et cela reviendra sur les hommes comme Dieu le voudra, mais transfiguré et fort déjà de vie éternelle.

Voilà, mes frères, ce que Jean-Louis va s'efforcer de vivre. Et alors, il sera vraiment un prêtre selon le cœur du Christ. Mais il ne devra jamais oublier que la véritable force se déploie dans la faiblesse et que la puissance de la résurrection agit toujours - il n'y a jamais une exception ­elle agit toujours à travers l'anéantissement d'une passion.

 

Ainsi donné aux autres, oublieux de lui-même, pauvre et humble, il se fera tout à tous. Et si je puis exprimer un souhait qui est aussi une prière : ce serait si beau, merveil­leux, si un jour, à l'heure où Dieu en décidera, si un jour on pouvait dire de lui comme on disait du curé d'Ars : j'ai vu Dieu dans un homme.              Amen.

 

Chapitre 25 : Des fautes graves.                 02.07.85

          Le rejet d’un frère.

 

Mes frères,

 

Saint Benoît parle des fautes graviores, c'est à dire particulièrement graves. Il ne dit pas concrètement de quoi il s’agit. Ce sont certainement des fautes qui troublent plus ou moins profondément la vie de la communauté. Les péchés même très sérieux, donc les affaires qui se passent dans le cœur, il faut les réserver à l'Ancien Spirituel.

 

N'oublions jamais que nous formons un corps .et que ce corps est très sensible, disons, aux blessures qu'il reçoit. Lorsque en communauté un frère se comporte de façon anarchique, lorsqu'il blesse, lorsqu'il attaque effrontément la communauté par son comportement, tout le corps devient malade. Et c'est pourquoi Saint Benoît demande qu'on prenne des mesures très sérieuses. Nous savons que cela peut aller jusqu' à l'amputation, c'est à dire jusqu'au rejet d'un frère. Car il vaut mieux que un seul membre périsse plutôt que tout le corps.

 

Mes frères, prenons bien garde ! Je ne vise personne ici savez-vous. Je peux dire des choses pareilles ici parce que je sais que ce n'est le cas pour personne, personne. Mais soyons tout de même prudents parce que celui qui est bien debout aujourd'hui peut, demain, se retrouver le nez par terre.

Nous sommes toujours sujets à des passions qui bouillonnent en nous. Elles sont assoupies et parfois il suffit d'une étincelle pour déclencher en nous un incendie. Soyons toujours très prudents !

 

 

Chapitre : Récollection du mois de juillet.        06.07.85

          La vision de Saint Benoît.

 

Mes frères,

 

Ce n'est jamais sans une certaine émotion que nous écou­tons le récit de cette nuit fameuse où Saint Benoît contempla dans la lumière de Dieu le monde entier ramassé comme un ob­jet qui était à sa disposition à lui, Benoît.

 

Cet épisode de sa vie nous a été rapporté pour nous in­diquer clairement là où Benoît désire nous conduire. Il nous a donné une Règle de vie, non pas pour que uniquement nous menions ici sur terre une vie honnête, mais afin que nous soyons à notre tour transportés là où lui était arrivé. Mais que s'est-il donc passé ?

Au fond, rien d'extraordinaire, le Christ Jésus est la lumière du monde - nous le savons - de ce monde-ci et du mon­de à venir. Cette lumière est puissance infinie et vie éter­nelle. Elle est transformante et transfigurante. Elle agit par elle-même sans intermédiaire, directement, immédiatement. Parce qu'elle est la conscience même de Dieu, elle surgit du plus profond, du plus secret de la Sainte Trinité et elle est amour.

Or, le Christ Jésus ressuscité des morts est cette lu­mière parce qu'il est sorti de Dieu et qu'il y est retourné, nous entraînant avec lui afin que nous-mêmes puissions parta­ger toutes ses prérogatives, que nous puissions à notre tour être considérés comme des fils de Dieu, comme des Dieux dans toute la vérité du mot.

 

Mes frères, nous savons que les saints sont des lentil­les qui polarisent la lumière de Dieu et qui la dirigent vers nous. Ces derniers jours, nous avons rencontré des noms pres­tigieux : Jean-Baptiste, Pierre, Paul, et dans quelques jours notre Père Saint Benoît. Or un moine, c'est un homme qui s'expose aux rayons de cette lumière et qui se laisse brûler par eux. Cette lumière est à la fois tourment et béatitude.

Elle est tourment parce qu'elle fouille les tréfonds du coeur. Les moindres poussiè­res, elle les fait apparaître. Elle nous apprend à nous con­naître tels que nous sommes et ce n'est pas toujours agréable.

Le jour où nous avons accepté de nous regarder dans l' éclat de cette lumière et où nous acceptons vraiment d'être ce que nous sommes, avec nos limites, avec nos défauts, avec nos faiblesses, avec nos impuissances, avec nos péchés, bref que nous nous acceptons tels, mais vraiment du fond du cœur tels que nous sommes, à ce moment-là, nous basculons de l'au­tre côté et tout devient possible car la lumière a accompli la plus grosse partie de son travail en nous.

 

Nous sommes arrivés - en termes plus techniques - au dessus, de cette échelle de l'humilité. L'ascenseur nous a portés jusqu'au sommet. Il nous suffit maintenant d'avancer le pied et de nous mettre à marcher pour explorer cet univers nouveau qui n'est rien d'autre que l'univers de Dieu. Mais c'est pourquoi cette lumière, si elle est tourment, elle est aussi béatitude car elle cautérise les plaies qu'elle met à jour. Elle les guérit et elle finit par rendre le coeur lumineux. C'est un coeur qui devient lui-même lentille pour les autres.

Mes frères, nous allons bientôt, comme je le disais, rencontrer Saint Benoît qui connaissait cette lumière divi­nisante et qui nous en parle. Si dans sa Règle il y fait ex­plicitement allusion, c'est parce qu'il en avait l'expérien­ce. Et le récit que nous venons d'entendre nous le prouve.

Cette lumière divinisante, il nous demande de la regar­der les yeux grands ouverts. Cette lumière, lorsque nous la regardons, lorsque nous la buvons du regard, elle aiguise tous nos sens, à commencer par les oreilles. Il le dit bien. Les deux sont toujours étroitement liés. Il n'y a jamais un sans l'autre, les yeux et les oreilles.

 

Mais regarder cette lumière avec des oreilles aussi bien attentives, cela signifie concrètement pour nous que dans notre vie il n'y a rien de plus important que de demeurer dans le faisceau de cette lumière. Ne jamais chercher à nous dérober, mais patiemment attendre qu'il opère en nous tout son travail.

Cela va signifier dans la pratique de notre vie, ce fait donc de rester dans ce faisceau de lumière sans chercher à partir ni à gauche ni à droite, ni en dessous ni au-dessus, mais toujours droit devant, cela va signifier que nous aurons à entrer dans cette fameuse obéissance à laquelle il faut tou­jours revenir.

Et c'est là, que l'ouïe est liée à la vision. Ecouter ce que le Christ ressuscité nous demande n'est possible vraiment que lorsque je le regarde. Et ainsi, cette obéissance va nous faire nous perdre corps et âme dans cette volonté de Dieu qui désire nous transformer et nous transfigurer.

 

La volonté de Dieu, elle est l'axe autour duquel tour­billonnent les grains de lumière. Et à l'intérieur de cet axe, il y a une ligne solide, ferme, qui lui donne toute sa consis­tance, et c'est la pauvreté. Il sera donc nécessaire de se perdre corps et biens. Cela veut dire renoncer à tout, à tout ce que l'on a mais aus­si à tout ce que l'on est. Et alors accepter de recevoir de cette lumière un être nouveau. Mais il faut d'abord mourir à celui qu'on est.

Il faut donc renoncer à toutes les sécurités humaines. Or ce n'est pas facile en notre époque où on est habitué aux assurances en tous domaines, en tous risques. Pour certaines choses la loi l'exige même. Mais pour nous personnellement, même si nous sommes des fidèles observateurs de la loi civile, intérieurement nous renonçons à ces sécurités humaines pour nous jeter dans la seule sécurité absolue qui est l'amour du Christ pour nous.

Voilà, mes frères, si nous sommes fidèles à cette ligne, si nous restons toujours dans le faisceau de cette lumière divinisante, à ce moment-là nous deviendrons d'autres Benoît. Nous recevrons sa foi, son humilité et sa puissance de vision. Nos coeurs deviendront des lentilles qui commenceront elles aussi à diffuser cette lumière sur nos frères, sur les hommes, sur le monde entier. Et pourquoi? Mais parce que notre coeur sera devenu lumineux. Il sera devenu un avec le­ coeur du Christ qui est la lumière du monde.

 

Voilà, mes frères, ce que Saint Benoît nous propose, ce que nos premiers Pères de Cîteaux ont vécu, ce que nous nous efforçons de vivre aujourd'hui, ce que du moins nous désirons recevoir. Mais vous savez que avec Dieu, on ne se trompe jamais et que on reçoit de lui toujours, mais toujours, autant que ce qu'on espère.

 

Homélie : XIV° dimanche ordinaire – B.         07.07.85

          Naïveté et candeur de notre Dieu.

 

Mes frères,

 

Admirons la naïveté, la candeur de notre Dieu et sachons qu'il n'a pas changé et qu'il ne changera jamais. Il s'éton­ne de l'incrédulité à laquelle il se heurte chez les siens. Et pourtant, il avait derrière lui déjà une longue expérience depuis les débuts de l'humanité.

Mais voilà, notre Dieu est incorrigible parce qu'il est amour. Il aime tellement sa créature. Il a préparé pour elle un bonheur tellement extraordinaire, le sien propre, qu'il est surpris et peiné si sa créature discute, si elle ergote, si elle refuse, si elle est choquée.

 

Mes frères, Nazareth est présent partout aujourd'hui dans le monde et jusqu'à l'intérieur de notre coeur. Mais ça ne doit pas nous pousser vers la désespérance, bien au con­traire. Car Jésus nous a dit qu'il était venu parmi nous non pas pour les biens portants, mais pour les malades. Reconnais­sons humblement que nous sommes tous des malades.

Et remarquons aussi que c'est à Nazareth qu'il a rencon­tré le sommet absolu de la foi et de la confiance en Marie, celle qui était devenue sa mère. Et voyez le paradoxe de l'agir divin : c'est dans la boue de l'incrédulité que Dieu cache la perle de la foi. Cet agir de notre Dieu est vraiment déroutant !

Mais c'est une constante chez lui, et l'Apôtre Paul le sait. Il en a fait l'expérience. La puissance de Dieu, elle trouve toute sa mesure à l'intérieur de la faiblesse. La sainteté ne se trouve pas dans un état de perfection humaine à la manière païenne. Non, elle est de nature divine. Il est donc nécessaire que nous nous vidions de nous-mêmes pour laisser en nous toute la place à Dieu afin qu'il puisse manifester en nous la beauté et la puissance de sa lumière.

 

Mes frères, comprenons bien que la passerelle qui nous conduit vers Dieu, c'est l'humilité. Le chemin qui nous gui­de vers lui, c'est l'obéissance. Cela signifie disparaître à nos propres yeux afin de nous perdre en lui ; lui ouvrir l'abîme de notre faiblesse, la totalité de notre impuissance pour qu'il puisse jouer en nous et par la force de son amour nous transfigurer en un autre lui-même.

Mes frères, nous n'aurons pas un visage dur ni un coeur obstiné, mais nous ferons au Christ la joie de croire en son amour, en sa puissance, en sa personne. Il nous a appelés à le suivre, eh bien, nous le suivrons et notre fidélité sera notre force. Nous savons qu'à travers tout ce qui nous arrive - nous sommes des pécheurs, ne l'oublions pas - donc à travers même nos péchés quotidiens, il est à l'oeuvre.

Et il nous prépare un trésor qui n'est autre que lui­-même, qui n'est autre que son visage, qui n'est autre que sa lumière. Et, comme je le disais hier soir, nous obtiendrons de lui autant que ce que nous espérons, et même infiniment au-delà.

 

                                                                                                  Amen.

 

Chapitre 31,1-26 : Portrait idéal du cellérier.  08.07.85

          Etre rempli de la crainte de Dieu.

 

Mes frères,

 

Cette fois je ne parlerai pas du cellérier du monastère car il y a encore quelques petites questions à régler. Je dirais simplement ceci : il faudrait que toutes les qualités reconnues par Saint Benoît au cellérier soient présentes chez les frères sans exceptions, du moins à un certain moment de leur âge physique.

En effet, tout ce que Saint Benoît dit du cellérier peut se ramasser en une formule : il faut que le frère choisi pour cet emploi soit un timens Deus, 31,6, qu'il soit un homme rempli de la crainte de Dieu. Or cela, c'est le tout premier degré d'humilité, nous l'avons vu.

C’est la passerelle qui nous permet de nous élever jusqu’à Dieu, jusqu’au plus haut somme, là où il n’est pas possible d’aller. Alors on décroche et on s’en va chez Dieu et on est arrivé là où on espérait se rendre, là où on est appelé.

 

Voilà, mes frères, ne l'oublions pas ! Ne nous contentons pas d'une honnête médiocrité, mais soyons toujours tendus vers l'avant. C'est cela l'objet de notre vœu de conversion. Et en soi, ce n'est pas difficile. Il suffit d'être honnête. Rien que cela ! Etre un homme honnête, c'est à dire un homme qui sait se tenir, un homme qui est fidèle à ce qu'il a promis, un homme qui n'a qu'une parole et pas deux.

Voilà le cellérier ! Voilà ce que chacun des frères va devenir ! On n'est pas ainsi quand on arrive dans le monastère, même si on s'imagine être un brave garçon. Mais on le devient au terme parce que la personne entière est transformée par la grâce.

 

Homélie : Fête de Saint Benoît.                  11.07.85

          L’hommage de notre gratitude.

 

Mes frères,

 

Vous me permettrez de m'arrêter quelques instants car je voudrais présenter à Saint Benoît l'hommage de notre gra­titude pour les trésors qu'il nous partage sans compter : les trésors de sa doctrine spirituelle, les trésors de sa personne.

Car Saint Benoît, comme je vous l'ai rappelé dernière­ment, est une fenêtre ouverte sur le Royaume. Et par cette fenêtre nous pouvons admirer ce que Dieu a préparé pour nous qu'il aime. Saint Benoît est une lentille qui dirige sur nous la puissance de la lumière divinisante. Et il nous demande de faire confiance à ce Dieu qui l'a appelé, lui, le premier.

Mes frères, Saint Benoît est vraiment celui par lequel aujourd'hui toute grâce de vie monastique nous arrive. Et pour nous plus particulièrement ici à Saint Remy, toute grâ­ce arrive à travers ma pauvre et humble personne, moi qui doit être parmi vous un autre Benoît. Saint Bernard le savait lui qui s'écriait : 0 abbas et abbas ! 0 quel Abbé ce Benoît, et quel Abbé se trouve ici à la tête d'une communauté !

 

Mes frères, l'Abbé, dans la ligne de ce que le Christ a été lui-même, doit être un serviteur, et vers le haut et vers le bas, le serviteur de Dieu. Il ne vit plus pour lui. Il vit pour ce Christ qui a pris possession de lui et qui à travers lui se manifeste. Il n'y a plus en lui de place pour un désir personnel. Tout son être est devenu désir de Dieu en lui pour lui-même et pour ses frères.

Il est aussi le serviteur de ses frères. Il est parmi eux comme celui qui doit satisfaire ce qui dans leur coeur est saint, ce qui est pur, ce qui est appel vers une vie nou­velle, vers cette vie transfigurée qui doit faire de chacun des frères aussi une apparition du Christ ressuscité.

Voilà ce que je voulais rappeler ce matin. Et cela, nous le devons à notre Père Saint Benoît. Si vraiment chacun d'en­tre nous veut se mettre au service de tous les autres frères, à l'envi comme dit Saint Benoît, une sorte d'émulation dans le service mutuel, à ce moment notre communauté va devenir ce que l'Apôtre rappelait aux Colossiens : un lieu d'unité, un lieu de paix, une transparence du Royaume de Dieu.

 

Mes frères, c'est à cette vie merveilleuse que nous som­mes appelés. En cette fête de Saint Benoît, avançons en cette vie avec confiance, une confiance nouvelle, car Dieu veut nous donner en plénitude ce pourquoi il nous a appelés ici.

 

                                                                                                                   Amen.

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           14.07.85

          19. La Lectio Divina.

 

Mes frères

 

La Constitution n°23 traite de la Lectio Divina. Le ter­me Lectio Divina n'a pas son équivalent dans les langues mo­dernes. On l'a donc conservé tel quel. Elle est divine parce que elle a Dieu pour objet et qu'elle a sa source en Dieu. Elle est à mon avis une illustration très belle d'une constatation faite par Saint Paul lorsqu'il dit en latin : Sufficientia nostra ex Deo est. Notre capacité, tout ce que nous pouvons faire, tout ce que nous faisons nous vient de Dieu, ça ne vient pas de nous.

Donc, c'est une lecture qui est portée par Dieu lui-même, qui nous prend et nous dirige vers Dieu, Dieu qui alors nous répond en nous faisant cadeau de sa propre vie. Elle établit donc un courant existentiel, vital, un échange, une relation entre Dieu et le moine. C'est pour cela qu'elle est divine. Elle pose des questions, elle fait surgir des questions dans l'esprit et dans le coeur du moine : d'abord, qui est Dieu ? Et puis, que veut-il, Dieu ? Et que me veut-il à moi ? Qu'attend-il de moi personnellement ?

La Lectio Divina est donc toujours un engagement. Elle est compromettante. On ne la fait pas pour se distraire, pour son plaisir. Ce n'est pas comme la lecture d'un roman ou d'un album de Tintin ! La Lectio Divina, elle nous interpelle et elle nous oblige à répondre. Elle est - puisque c'est une lecture, ce sont les yeux qui travaillent - mais en réalité, elle est une écoute. Elle est une écoute par l'entremise des yeux.

 

Cela peut paraître paradoxal. Mais nous sommes - ne l'oublions pas - avec la Lectio Divina et la vie monastique, nous sommes dans un univers autre. C'est l'univers de Dieu qui nous est accessible, qui nous est ouvert. Le coeur du moine devient tout oeil et toute oreille en même temps.

C'est assez mystérieux. Mais je pense que comme vous en faites l'expérience quotidiennement, ce n'est pas pour vous quelque chose d'inconnu. La Parole de Dieu est naturellement l'objet tout premier de cette Lectio, c'est à dire l'Ecriture Sainte. Vous avez là encore ce paradoxe : c'est une Ecriture qui est une Parole.

          Cette Parole de Dieu sera donc la source fécondante de toutes les autres lectures du moine. Maintenant, voici le texte de cette Constitution :

 

          Une Lectio Divina assidue favorise grandement la foi des frères en Dieu. Cette pratique excellente de la vie monastique où la Parole de Dieu est écoutée et ruminée est source de prière ainsi qu’école de cette contemplation en laquelle le moine parle cœur à cœur avec Dieu.

         

Les fruits de la Lectio Divina sont donc trois. Ils se rapportent à la foi, à la prière, à la contemplation. La foi d'abord, qui est favorisée grandement par la Lec­tio Divina. Mais dans le texte original, c'est plus que favo­riser, c'est réchauffé. C'est l'image d'une mère qui réchauf­fe sur son sein son bébé.

Le tout petit enfant a instinctivement toujours envie de retourner à l'intérieur de sa mère. Et comme ce n'est plus possible, alors ce sera dans les bras de sa mère. Et là, il est bien au chaud. Il peut se reposer, il peut croître, il peut grandir, grandir physiquement, mais aussi grandir psy­chologiquement et même spirituellement.

Eh bien, la Lectio est comme les bras d'une mère. A l'intérieur de ses bras se trouve notre foi, donc la connais­sance que nous pouvons acquérir de Dieu, cette participation de notre coeur à la connaissance que Dieu a de lui-même. Et là, dans les bras de la Lectio, notre foi se réchauffe et elle peut croître et se développer.

 

Après la foi, on parle de la prière, la prière qui trou­ve sa source dans la Parole de Dieu écoutée et ruminée. Le texte latin, c'est fons, donc c'est fontaine, une fontaine qui coule sans arrêt. A mon avis, c'est plus éloquent que source. Vous avez la source de Tridaine, là, mais personne ne la voit. Il y a de l'eau qui vient en surface. Après un long cheminement sou­terrain, voici que l'eau arrive et on la voit couler...une source !

Une fontaine, c'est autre chose. Une fontaine est tou­jours à la disposition de notre regard. Une fontaine, c'est quelque chose de creux, quelque chose dans lequel on peut se plonger. Le mot fons, ici fontaine, fait penser aux fonts baptismaux, à la fontaine baptismale.

Nous avons donc ici une autre image. La Lectio est la fontaine baptismale dans laquelle je me replonge. Et cette fontaine, je m'abreuve. Et cela va nourrir quoi ? Mais ma prière, mon oratio. Oratio, cela veut dire que ça va m'ouvrir la bouche, la bouche de l'esprit, la bouche du coeur encore, la bouche des lèvres également...enfin la bouche physique, charnelle.

 

Par la Lectio Divina, je vais apprendre, je vais appren­dre à connaître Dieu et à me connaître moi-même à l'intérieur de cette fontaine. Et je vais pouvoir exprimer à Dieu quoi ? Mes besoins, d'abord mes besoins. Et puis je vais pouvoir re­mercier Dieu pour ce qu'il me donne. J'établis avec Dieu un dialogue dans la Lectio. C'est cela l'oratio qui est donc fa­vorisée, pour reprendre le terme ici du texte français, favorisée par la Lectio.

Le troisième élément, le troisième fruit, ce sera la contemplation. La lectio est une école de contemplation, une schola, c'est à dire - c'est toujours bien de retourner au tex­te original - schola, c'est on a bien le temps. Le mot grec schola veut dire passer son temps très agréablement. Ce n'est pas encore une fois se distraire, mais on y met son temps, on prend tout le temps nécessaire.

Cela va un peu contre nos tendances modernes qui vou­draient que tout se fasse très vite, qu'on apprenne en un instant tout ce qu'on doit connaître. Non, ici, c'est une école parce que on doit être initié à la contemplation. Il y a une initiation. C'est donc un mystère, c'est un secret. Et on doit avec beaucoup de patience, sous la direction d'un maître, recevoir un enseignement qui introduit à l'in­térieur de l'univers de Dieu.

 

Et il y a un seul Maître pos­sible, c'est le Christ, c'est la Parole de Dieu. C'est donc la Lectio Divina qui peut nous introduire là où nous sommes invités. Elle sera donc école de contemplation. Elle nous permet, la Lectio, de vivre avec Dieu, d'en­trer dans son intimité et, comme il est dit ici, de lui par­ler coeur à coeur. C'est autre chose que.... voyez la distinc­tion qui est introduite ici entre oraison et contemplation. Ce sont deux réalités distinctes, deux.

Et d'ailleurs, j'attire votre attention sur la construc­tion, ici, de cette Constitution : A la base vous avez la foi qui est donc la fontaine, la foi qui nous fait partici­per à la connaissance que Dieu a de lui-même et qui, comme dans un miroir, nous fait voir ce que nous sommes. Donc ça, c'est la base, c'est la fontaine.

Et puis de cette fontaine, ou sur les rives de cette fontaine croissent deux plantes, l'oraison et le contempla­tion. L'oraison qui demande dans la confiance et la contem­plation qui reçoit dans l'amour. L'oraison qui est un labeur et la contemplation qui est un repos. Voilà la Lectio vue dans sa beauté, me semble-t-il !

 

Les moniales ont ajouté un Statut. Mais ça, c'est vrai­ment les femmes, les moniales du moins :

 

          Le scriptorium est le lieu traditionnel pour la Lectio Divina.

 

Cela vous tombe sur le cou comme un couperet de guillo­tine. Il faut dire que chez les moniales, pour un peu que je sache, pas question de faire Lectio Divina dans sa cellule. On fait Lectio Divina au scriptorium. Je vois à Clairefontaine, quand vous entrez au scripto­rium, vous voyez une série de bureaux et c'est vide, rien dessus. Puis lorsqu'il y a des soeurs, tout cela est rempli.

Elles font comme ceci leur Lectio en commun, comme elles prennent leur repas en commun, comme elles prennent leur oraison, l'Office Divin en commun. Et c'est la même chose dans d'autres monastères de moniales. C'est pour cela qu'el­les l'ont ajouté.

Mais pourquoi cela, pourquoi ? Est-ce que c'est une ma­nie de femmes ? Eh bien je ne pense pas. Je dirais plutôt que la femme est beaucoup plus intuitive, qu'elle sent mieux ce qui convient et ce qui ne convient pas. Elle sent, elle sent que si on fait la Lectio ensemble, donc dans un même lieu, alors on se fortifie mutuellement. On est fortifié par la cherche, par l'ardeur des autres.

 

Et puis on se trouve dans une situation de pauvreté. On n'est pas chez soi dans son petit cadre familier de sa cellu­le qu'on a disposé, oui, pour qu'il soit agréable et plaisant, pour qu'on s'y sente un peu chez soi. Non, au scriptorium, on est dans un état de pauvreté. On est chez quelqu'un d'au­tre. On est à l'endroit où la Parole de Dieu s'exprime pour tous.

En plus, pauvreté parce que on ne dispose pas de ses instruments personnels de travail. On a besoin de quelque chose ? Mais si à ce moment, c'est un autre qui est arrivé le premier qui en dispose, mais il faudra bien attendre. On est pauvre. On sera donc plus ouvert, on sera en bonne postu­re pour recevoir la Parole de Dieu.

Et enfin, lorsque la Lectio se fait au Scriptorium, on est soumis à une certaine discipline qui est la discipline de la tenue. On doit bien se tenir au Scriptorium. Je peux bien imaginer - je ne sais pas si ça se passe, mais que dans sa cellule, si on a envie de s'asseoir par ter­re pour faire sa Lectio, dans le coin, sur un pouf...voilà, c'est bien ! Non, discipline de la tenue au Scriptorium.

 

Mais alors discipline, c'est toujours dans le sens étymologique ou on est en position de disciple. On écoute. On est dans cette école où le Verbe de Dieu enseigne et parle au coeur.

Voilà, mes frères, une petite Constitution qui a en­core été digérée ce matin...

 

Règle : 36 : Des frères malades.                 15.07.85

          La sollicitude envers les malades : la cura.

 

Mes frères,

En parlant des frères malades, Saint Benoît use à trois reprises d'un mot très important. On le trouve au début, à la fin, au milieu. C'est le mot cura. Cela signifie que toute l'infirmerie est construite sur un souci, un tracas. Cela ne doit pas devenir une obsession. C'est une sollicitude à l'endroit des frères qui sont malades et des frères qui sont infirmes.

Ce mot cura s'étend très loin. C'est toute une attitude, c'est un ensemble de gestes. C'est d'abord le cœur qui est avec le malade, puis la peine qu'on se fait pour lui, le travail que l'on consacre à son service, la sollicitude que l'on' prend pour que ses moindres besoins soient satisfaits.

 

L'intention est de ramener le malade à la santé. Mais il peut se faire que cette maladie soit incurable. A ce moment-là, on a à faire à un infirme, donc quelqu'un qui est diminué dans son être physique, peut-être aussi dans son être psychique. Ces hommes, on ne doit pas les porter avec patience comme Saint Benoît le dit ailleurs à propos des frères difficiles. Non, ici c'est autre chose. Ils doivent être, les frères malades et infirmes, ils doivent être les premiers, et les premiers dans les soins qu'on leur accorde.

Et pour cela, Saint Benoît est formel et il use de superlatifs. Un, le premier dans un sens positif et les deux autres dans le sens négatif. Il dit : Ante omnia et super omnia, 36,2, donc au-dessus de tout, avant tout et au-dessus de tout. Donc avant tout : nous sommes dans l'horizontalité, et au-dessus de tout dans la verticalité. Il n'y a absolument rien qui vienne avant le soin des malades. Il faut donc tout sacrifier pour soigner un malade.

 

Il arrive un accident le long de la route. A ce moment- là, tout le monde doit porter secours à la victime. Ne pas porter secours à une personne en danger, c'est un délit qui est passible du tribunal.

On va détourner la circulation. On va alerter la gendarmerie, les hôpitaux. On va mettre tout en oeuvre pour aider une personne. Et ça, c'est dans le monde. Toute la vie sociale est donc au ralenti. En ville, une ambulance qui transporte un malade, elle a priorité. Elle fait fonctionner sa sirène et toutes les autos doivent freiner ou s'arrêter. Elle passe au feu rouge. Elle a priorité partout.

Est-ce que ça a été inspiré par la Règle de Saint Benoît ? Je n'en sais rien ! On ne sait jamais ! Tout de même il v a eu là quelque chose que les moines ont apporté, un certain esprit dans la société. Et on comprend mieux pourquoi Saint Benoît a été proclamé le Patron de l'Europe. Il Y a une Culture chrétienne actuelle qui est certainement héritière de la Culture monastique. Mais il faut donc que dans les monastères, encore maintenant, les malades soient les premiers servis.

 

Et Saint Benoît dira aussi cura maxima, 36,11. un souci le plus grand pour l'Abbé. Mais lequel ? Ici, c'est plutôt pour qu'il n'arrive pas quelque chose, pour ne pas que les malades soient négligés, qu'ils soient comptés comme quantité non rentable. Car à ce moment-là, mais voilà, on les néglige, on les laisse de côté.

Maintenant, il y a en dessous de cette vision de Saint Benoît et de la conduite qu'il demande à ses disciples, il y a une attitude de foi, une motivation de foi. C'est le Christ lui-même qui apparaît, qui est visible dans les malades. Ne rêvons pas dans notre vie contemplative à des choses extraordinaires, illusoires, toutes sortes de phénomènes bizarres. Non, soyons concrets : le Christ apparaît bien réellement dans le malade. Il ne faut pas aller chercher ailleurs.

Si on ne sait pas voir le Christ présent, mais réellement présent, charnellement présent dans le malade, je ne le verrai pas dans la contemplation. Il n'y a pas d'illusion à se faire à ce sujet-là. Ah non ! Non, non, non, non. C'est la pierre de touche. Elle est là !

 

Et attention! Cette foi, elle ne peut pas être juxtaposée à une certaine indifférence : c'est une colle, ce malade ! C'est un poids, ce vieil infirme ! Mais enfin, par esprit de foi je m'en vais, voilà, l'entourer, le soigner, etc. Ah non ! Pas ainsi, ce ne serait pas vrai. Ce serait du forcé, ce serait jouer. Non, la foi doit surélever et transfigurer un sentiment naturel de pitié, d'entraide.

Mais attention ! Ce sentiment naturel est déjà lui-même baptisé. Car l'homme abandonné à ses instincts est plutôt dur. Il est impitoyable. Il est cruel, ne l'oublions pas. Nous ne sommes pas naturellement bons. Si nous sommes bons, c'est parce que nous sommes des chrétiens, parce que l'essence du christianisme, c'est la charité. Nous sommes baptisés. Nous sommes greffés sur la Personne du Christ. L'Esprit Saint habite en nous. C'est lui qui nous meut à notre insu.

Il va donc transformer des instincts en nous qui seraient plutôt égoïstes, chacun pour soi, laisser les autres bien tranquille ! Non, l'Esprit fait éclater tout cela. Il nous ouvre aux autres. Nous les accueillons. Nous nous donnons à eux. Et ça, c'est chrétien, ce n'est pas naturel. Ne l'oublions pas !

 

Il suffit d'aller - je n'en ai jamais fait l'expérience, je le sais par d'autres qui l'ont faite - il suffit d'aller dans des pays qui n'ont jamais connu le christianisme, qui ne le connaissent pas pour savoir ce que c'est que la charité. A ce moment-là, c'est la cruauté qui prime. Des hommes les uns à côté des autres sans aucune pitié. On ne sait pas ce que c'est que la pitié.

C'est un sentiment chrétien, ne l'oublions pas. Nous devons en être fiers mais nous tenir sur nos gardes pour ne pas le perdre, pour ne pas nous durcir, pour ne pas régresser à un état d'animalité.

Et voilà tout ce que Saint Benoît nous dit ici. Donc pour lui, toute l'infirmerie, elle est enfermée dans un effort pour atteindre une perfection de soins. Mais je ne me place pas encore ici au plan technique, mais au plan du rapport, de la relation avec le malade, avec l'infirme. A l'arrière, aucune négligence et à l'avant, les soins les meilleurs. Donc, pour Saint Benoît, le malade est protégé de tout côté.

 

Il est nécessaire pour cela qu'il se crée une collaboration parfaite et très confiante entre l'Abbé et les infirmiers. Il faut que l'Abbé qui est responsable de cela, que l'Abbé puisse se reposer sur les infirmiers, sur leur compétence acquise par la pratique - ici, ils ne sont pas professionnels - mais surtout sur leur amour et leur charité.

Alors, l'Abbé a l'esprit tranquille. Les frères ont l' esprit tranquille. Les malades ont l'esprit tranquille. Il existe une excellente ambiance alors dans la communauté. On n'a pas peur de vieillir. On n'a pas peur d'avoir un accident. On n'a pas peur de devenir malade parce que on sait qu'on sera bien, qu'on sera bien soigné, qu'on sera aimé. Il faut que cette ambiance règne dans une communauté.

Et je dois dire, mes frères, que cette sécurité pour les malades et pour les autres, eh bien je pense, je peux vous prendre tous à témoin, elle existe ici parce que les malades vraiment sont bien soignés. Nous avons de très bons infirmiers, dévoués. Le Frère Martin, il ne regarde pas à sa peine. Il y en a d'autres : le frère Jean-François qui est là, le frère Paul-Michel, les malades entre eux. Donc je pense que ici nous avons là une mission des plus importante, celle d'infirmier, d'aide infirmier.

Et, je ne souhaite pas de devenir malade, mais enfin, je pense que nous pouvons avoir l'esprit tranquille, si un jour nous le devenons, nous serons bien soignés. Et pour cela, je veux remercier et les infirmiers, et nous tous ici. Car nous sommes toujours aussi infirmiers les uns des autres. Des pet1tes chose qu'il faut faire les uns pour les autres, vous savez, un petit geste, un petit sourire, une petite attention. Des petites choses ainsi font que, voilà, on est bien dans sa peau quelque soit son état, quelque soit son âge.

 

Règle : 37 : Des vieillards et des enfants.      16.07.85

          Le cœur de Saint Benoît.

 

Mes frères,

Le monastère idéal n'est pas un endroit où la Règle est observée ponctuellement jusque dans les moindres détails. Non, le monastère idéal, c'est un lieu où la charité peut librement s'épanouir dans le cœur de chacun des frères ; un lieu où l'Esprit Saint est le roi ; un lieu où cet Esprit, ce Souffle peut se répandre, ensemencer, faire germer des fruits qui demeurent pour l'éternité ; un lieu où cet Esprit peut fabriquer des fils de Dieu, j'oserais presque dire des dieux sous forme humaine. C'est jusque là que nous devons aller : rayonner Dieu.

Saint Benoît n'est donc pas le partisan d’un légalisme forcené, pointilleux, sourcilleux. Nous le voyons, ça transparaît à travers ce petit chapitre que je trouve si beau. Saint Benoît s'arrête au cas des vieillards et des enfants, mais on peut extrapoler à' d'autres situations.

Il faut, dit Saint Benoît, user à l'endroit des vieillards et des enfants d'une pia consideratio, 37,8. C'est pas facile à traduire ! Cela signifie qu'il faut porter sur eux un regard d'amour et de tendresse. La pietas, c'est un sentiment qui vient du cœur, qui rend le cœur mou, qui rend le cœur liquide. Et ce sentiment nous fait entrer dans la peau des autres. Il nous fait vibrer en communion avec eux. Il nous fait sentir leurs besoins, leur état, par l'intérieur.

Et lorsqu'il s’agit des vieillards et des enfants, cela nous fait voir en eux l'imbecillitas. C'est pas l'imbécillité dans le sens vulgaire du mot, mais dans le sens étymologique qui signifie quelqu'un qui est incapable de se tenir debout ou de se déplacer sans l'aide d'un bâton. Sa faiblesse est telle, sa débilité, sa fatigue, qu'il lui faut un bâton, un baculus. Et lorsqu'il s’agit d'un petit enfant, alors son bâton, c'est la main qui le conduit et qui lui donne de l'assurance, de la sécurité.

 

Voilà, Saint Benoît demande qu'on marche aux petits pas des vieillards et des enfants. Cela ne veut pas dira qu'il faut nourrir les vices, c'est à dire donner une prime à la paresse, à la négligence, au relâchement même s'il s’agit de vieillards, même s'il s’agit de jeunes, mais il faut avoir égard à leurs besoins réels, qui sont bien réels. Mes frères, je trouve ça vraiment tellement humain dans le sens noble du terme. Oui, Saint Benoît n'est pas ……….

On le représente souvent comme un homme très sérieux portant en main la Regula, et son doigt  ! ! !  Non, Saint Benoît, ce n'est pas ça. Saint Benoît, c'est un saint. Il a donc un cœur, il n'est qu'un cœur. C'est le cœur même de Dieu et nous le trouvons ici.

 

Encore une toute petite chose qui, à mon avis, est très importante et à laquelle on ne pense jamais. C'est celle-ci : c'est que le mot Regula, Règle, est du féminin et que le mot Tora en hébreux, la Regula Magistra, elle est une maîtresse de vie, mais elle est aussi une mère.

La Règle est une mère avec tous les sentiments naturels de délicatesse, de tendresse, d'attention, de souci pour l' autre. Et la Règle en équilibre, faisant équilibre à l'Abbé qui, lui, est masculin. C'est le Père. Et la Règle, elle tempère ce qu'il pourrait y avoir de dur, de rigoureux, de sévère dans le Père qu'est l'Abbé.

Si bien que le frère, lui, a toujours et un Père et une Mère. Et cette Mère, c'est la Règle. Ne l'oublions pas, mes frères, c'est très important. Nous en avons encore ici un tout petit témoignage dans ce petit chapitre. Et c'est pour ça que j'ai voulu dire quelques mots ce soir.

 

Chapitre : Le Premier Apophtegme.               18.07.85

          5. L’esseulement.[2]

 

Mes frères,

 

Nous avons laissé notre Père Saint Antoine seul dans le désert, seul dans sa cellule qui est bien la solitude au², et seul avec son coeur qui est une solitude infinie. Et Saint Antoine dans ce désert est affronté au plus dur des combats qui est celui de l'acédie. Tout est remis en ques­tion : sa place dans le désert ? Sa place parmi les hommes, sa place dans le monde ? Dieu lui-même est remis en question.

C'est donc un état chaotique. Tout se disloque chez An­toine, toute sa vie spirituelle chavire, sa vie psychique aussi. Il se demande dans ce tourbillon de pensées ce qui lui arrive.

Cette solitude dans laquelle est enfoncé Antoine crée une sensation que j'appellerais l'esseulement, l'abandon. An­toine n'existe plus pour personne. Il est enfermé dans sa cellule comme dans un tombeau, comme les morts que l'on a oubliés, enterrés. Personne ne viendra même faire une prière sur son tombeau. Il est enterré vivant. Et cet esseulement est très dangereux car, comme je le disais il y a un instant, il ébranle toute la personnalité d'Antoine.

N'oublions pas que dans notre vie monastique, il y a tou­jours cet aspect de solitude. Le combat de l'acédie, pourquoi Dieu le permet-il ? Parce qu'il veut conduire le moine jusqu'à un point de non retour. C'est à dire que ce moine, véritablement, doit savoir qu'il n'existe plus. Mais je reviendrais là-dessus dans quel­ques instants. Je ne vais pas anticiper.

 

Antoine est donc affronté à un combat en corps à corps avec son ennemi et l'ennemi de Dieu qui est le démon. Et ces pensées qui lui sont sans cesse inspirées, insufflées de l'ex­térieur, et qui monte aussi du tréfonds de son subconscient, elles l'acculent à un choix :

Ou bien périr sur place dans l'inutilité et la désespé­rance ? Antoine a le sentiment d'avoir perdu sa vie. Mais il y a tout de même encore une façon de la récupérer, et c'est l'autre alternative du choix : s'aligner sur les autres hom­mes, faire comme tout le monde, être un être sociable et ne pas s'enfermer dans une cellule - à quoi est-ce que cela res­semble ? Donc, le mouvement qui donnerait à Antoine l'impression d'un salut serait de retrouver la société des hommes.

En réalité, cette démarche serait une défaite. Pourquoi ? Parce que ce serait une rupture, ce serait une désertion et une trahison. Si Antoine sort de sa cellule pour rencontrer un compagnon quelconque, un autre moine et commencer, voilà, un petit entretien même spirituel avec lui, à ce moment-là, Antoine a tourné le dos à quelqu'un, il a tourné le dos à celui qui l'appelle. Car Dieu prend Antoine par la main et le conduit dans sa propre solitude à lui qui est Dieu. Car Dieu est l'être le plus solitaire qui existe. Dieu supporte de passer pour inex­istant.

 

Le vrai moine devra lui aussi supporter de passer pour inexistant au regard du monde, au regard de ses frères, au regard de sa conscience. Il doit devenir comme Dieu. On doit douter de son existence. On doit le juger comme disparu. C'est extrêmement dur !

L'acédie, c'est la révolte de tout l'être contre cette perspective. Alors, c'est un déferlement de pensées pour ar­racher le moine à cette sorte de mort qui l'engloutit dans un tourbillon qui l'attire vers le bas, vers son néant. Mais, au fond de ce néant - c'est le nihil omnino de Saint Benoît, l'absolument rien poussé à l'extrême - au fond de ce néant, il y a quelqu'un qui l'attend dans sa solitude à lui et qui est Dieu.

Donc, si Antoine s'arrache par une sorte de réflexe à, disons, cette succion, il fait rater le projet de Dieu sur lui. Mais vous allez dire : Oui, tout ça c'est très bon, c'est très bon pour Antoine, mais est-ce qu'il faut pousser les choses aussi loin que ça pour nous ?

 

C'est une question que je pose maintenant, mais je ne donne pas de réponse pour l'instant. Elle se dégagera lente­ment en avançant dans notre contemplation du drame d'Antoine. Et puis à la fin, il faudra bien tout de même en parler plus explicitement.

Quitter la cellule, c'est donc un geste symbolique, mais un symbole qui est dangereux : je quitte la cellule, je quit­te la vie monastique. Notre lutte, celle dans laquelle nous nous sommes enga­gés ici, elle a toujours pour objet la pureté idéale de la vie monastique. Mais ça apparaît surtout dans cette guerre que nous livre l'acédie.

Mais vous comprendrez aussi que pour subir les assauts de l'acédie à un tel degré d'intensité, il faut déjà avoir une certaine expérience de la vie monastique, il faut déjà avoir renoncé à beaucoup de choses. Il faut avoir renoncé à presque tout.

 

L'acédie ne va pas s'attaquer à un débutant. Il aura peut­ être des petites idées : on était si bien avant, le dimanche, voilà, match de football, la TV. Enfin toutes sortes de peti­tes réminiscences ainsi qui peuvent revenir. Ce n'est pas en­core ça l'acédie ! Ce sont des petits vagues à l'âme. Non, l'acédie, c'est plus grave !

Et voilà donc Antoine. Et Antoine, que lui arrive-t-il ? Eh bien, Antoine est un pauvre homme comme tout le monde. C'est notre Père Saint Antoine. C'est le premier, mais il est vêtu de chair comme chacun d'entre nous. Et Antoine ne sait pas tenir. Antoine, comme il est dit ici, il se lève et il se dirige vers la porte pour sortir. Voilà, le processus est enclenché. Et que va-t-il se passer ?

Antoine, il faut bien le comprendre, et celui qui est passé par l'acédie comprendra tout de suite, Antoine est pris dans une sorte d'ivresse. Il est devenu saoul par toutes les pensées qui tourbillonnent dans sa tête. Et en plus, il en voit tellement !!! Car il faut bien savoir que ces pensées dans cette solitude deviennent concrè­tes. On peut presque les toucher. Je ne rappellerai pas ce qu'est l'étymologie de la pen­sée. C'est quelque chose qui fait réagir tout l'organisme. C'est bien vivant. Dans la solitude, je vous assure que c'est plus réel que les choses que l'on touche.

 

Et alors, Antoine se heurtant à cela devient aveugle. Le voila frappé de cécité spirituelle. Il n'y voit plus clair. Il ne comprend plus rien. Et dans cet état d'ivresse aveugle il se dirige presque sans le savoir, presque instinctivement vers la seule issue qui lui reste et qui est la porte de sa cellule pour sortir.

N'oublions pas aussi que Antoine n'a personne à qui s'accrocher. Si on était encore deux dans la cellule, on pour­rait.... Ma foi, une solitude à deux, ce n'est pas une soli­tude à un. Si je commence à chavirer comme dans un vertige, je peux toujours m'appuyer sur l'autre. Mais ici, il n'y a personne sur qui s'appuyer. Antoine est seul. Antoine, aussi, est le premier. Il ne saurait même pas avoir de compagnon, Antoine, il est le premier. C'est donc un pionnier.

Antoine, aussi, n'a aucune référence, aucun exemple de­vant lui. Nous autres, nous pouvons nous référer à Antoine et à bien d'autres encore. Mais lui n'a personne. C'est un sentiment d'esseulement absolu, vraiment absolu. Mais alors Dieu là-dedans ? Est-ce que Dieu serait in­différent à ce qui se passe ? Est-ce que Dieu prendrait un malin plaisir à voir Antoine tourmenté à ce point ?

 

Mais non, Dieu n'est pas absent. Dieu observe, et Dieu admire, et Dieu est fier de son soldat, de son guerrier An­toine. Car Antoine est pour Dieu un nouveau Job ! Dieu veut tester la fidélité de son moine. Jusqu'où peut­-on aller ? Il l'a donc livré au pouvoir du démon qui le tour­mente, au pouvoir des pensées qui le saoulent, qui le rendent malade...

Et voilà, Dieu laisse aller. Il laisse aller jusqu'à l'extrême limite, jusqu'au moment où Antoine met la main sur la porte pour la pousser et sortir. A ce moment-là, Dieu va in­tervenir, nous le verrons la fois prochaine. Mais Dieu laisse aller les choses jusque là.

 

Lorsque nous sommes affrontés à n'importe quelle tenta­tion - je décroche ici de l'acédie - et que nous demandons à Dieu : Mais enfin ? Voilà, ça devient long... il y a si long­temps que ça dure... et ça ne finit pas, on n'en sort pas... et ça s'aggrave au lieu d'aller mieux, ça s'aggrave encore. Mais qu'est-ce qui m'arrive ? Eh bien, il arrive tout simplement ceci, que Dieu est en train de mettre à l'épreuve la fidélité de son moine. Jusqu'où Dieu peut-il aller ?

Cela, c'est la question toujours pour lui. C'est très intéressant pour Dieu, c'est encore plus in­téressant pour le moine. Dieu a d'abord fait ça avec un autre qui est le Christ. Jusqu'où Dieu pouvait-il aller avec le Christ, donc avec lui­-même ? Et là, il est allé, comme le dit bien l'Evangéliste : usque in finem, jusqu'au bout ! Mais ce jusqu'au bout a été la mort. Vraiment, il n'était, plus possible d'aller plus loin. Dieu est allé jusque dans le contraire de ce qu'il est.

Il ne demandera jamais autant à un homme, ce n'est pas possible. Mais il ira tout de même très, très, très, très loin, jusqu'au moment où ce n'est plus possible. Alors Dieu inter­vient. Mais c'est alors que Dieu est fier de nous. Donc, mes frères, n'oublions pas ceci : lorsque la ten­tation dure, lorsque la tentation ne cesse pas malgré que nous suivons les conseils qu'on nous donne, que ça paraît s'aggraver au lieu d'aller mieux, ne désespérons pas, c'est un bon signe. C'est le signe que Dieu - comment dirais-je ? - ­renforce notre vigueur spirituelle.

 

Ensuite Antoine, il devait de par sa vocation tout à fait personnelle, récapituler en sa personne la race des moi­nes. Il est le Père des moines, de tous les moines sans excep­tion d'Orient et d'Occident. Tous ceux qui viendront dépen­dent du Patriarche Antoine comme les croyants dépendent du Patriarche Abraham. Il fallait donc que Antoine subisse ou porte presque le poids de toutes les tentations qui assailleraient tous les moines dans le domaine de l'acédie. Voilà une autre raison !

Et encore : Antoine était un autre Christ. C'est tou­jours en relation avec le fait qu'il était le Patriarche de la race des moines. Il était un autre Christ, Antoine. Dieu revit en lui, le Christ revit en lui. Et Dieu à nouveau descend au plus bas de la faiblesse, au plus bas de sa faiblesse. Oui, le Christ n'a pas été un héros dans le sens païen, dans le sens de l'antiquité païen­ne. Non, le Christ a été un pauvre homme qui a eu peur, qui a sursauté, qui a reculé aussi, qui a frémi devant la souffrance, et devant l'épreuve, et devant l'esseulement, et de­vant la mort.

Le Christ est en agonie jusqu'à la fin des temps et il revit ce drame dans le coeur, et l'esprit, et dans la chair aussi de ses moines fidèles. Mais d'abord chez Antoine. Et le Christ, dans la personne d'Antoine, prenait à nouveau sur lui la puissance, le poids énorme de satan.

 

Je pense que certainement, quasi certainement, dans ses entretiens sur la foi, le Cardinal Ratzinger va certainement parler du démon. Il n'est pas possible qu'il n'en parle pas. Car vous savez bien qu'aujourd'hui le démon est relégué aux vieilles lunes mythiques chez la plupart des théologiens d'avant-garde - pas tous - c'est à dire les théologiens de Va­tican III et même de Vatican IV.

Mais attention, attention ici ! Je leur demande, à ces théologiens, de faire l'expérience de la vie monastique, de venir dans un monastère. Mais alors, qu'ils fassent les cho­ses convenablement, qu'ils se convertissent vraiment à la vie monastique et puis qu'ils fassent les choses bien. Et je leur garantis que un jour, ils verront face à face le démon. Et alors, ils se repentiront...

Mais il faut dire que s'ils entraient dans le vie monas­tique, c'est qu'ils auraient déjà choisi la voie du repentir. Car la vie monastique, nous ne pouvons pas la comprendre, el­le ne peut pas être vécue sans une référence explicite au dé­mon. Dans la vie monastique, on est toujours à trois. Il y a Dieu naturellement. Quand je dis Dieu, c'est la Personne du Christ qui est le Dieu avec nous. Et puis il y a le moine na­turellement, et il y a le démon.

 

Si on enlève un des trois éléments, ce n'est plus la vie monastique, ce sera autre chose. Si j'enlève le démon de la sphère monastique, alors j'ai un philosophe. J'ai un sage qui se tient devant Dieu, bien content d'être avec Dieu. Dieu doit être content d'être avec cet homme. Et on fait bon ména­ge ensemble. Ce n'est que ça alors la vie monastique ! Cela devient une sagesse. Or, c'est autre chose !         

La vie monastique, c'est une guerre. Et la vie monastique est une rédemption. Enfin je pense, je mets ma main au feu qu'il va parler de ça dans son livre. Nous ferons atten­tion. Alors, Dieu laisse donc aller les choses jusqu'à leur extrême limite. Il ne permet pas que nous soyons tentés au­-delà de nos forces. Si Antoine se dirige vers la porte pour sortir, si Antoine qui étant assis s'est levé et s'il s'est mis en route pour poser un geste qui serait irrémédiable, c'est qu'il est arrivé au bout de son épreuve.

Il n'était pas possible d'aller plus loin. Si cela avait continué, c'eut été au-delà des forces d'Antoine. Et à ce mo­ment-là, Dieu n'était plus Dieu. C'était un quoi ? Mais c' était un démon, c'était l'autre partie de la vie monastique qui s'en allait. Il n'y a plus de Dieu, il n'y a plus qu'un homme et qu'un démon. C'est l'alternative : Dieu n'existe pas.

 

A ce moment-là, je suis, si je veux me consacrer à une vie solitaire - ça ne manque pas aujourd'hui dans le monde, ça - dans une vie soli­taire même honnête - appelons ça honnête - je vais me trouver affronté, mais bien vite, au démon et à une sorte de posses­sion diabolique dont je serai victime. C'est à dire une foule de passions qui sont en moi. Et comme il n'y a pas de limite là-dedans, comme à un moment Dieu ne peut pas dire: maintenant ça suffit, maintenant je ­suis sûr de la fidélité, alors c'est sans fin.

Cela veut dire que c'est l'irrémédiable. C'est une sorte de démence, d'hystérie. Ce sera le cas d'un homme comme Hit­ler par exemple, qui veut aussi dans une sorte de solitude personnelle très forte arriver à réaliser quelque chose de, en soi, dans son idée, quelque chose d'extraordinaire, de très beau, une sorte de royaume de l'homme sur la terre. Alors le démon en question peut prendre possession de lui et le conduire à des actes qui, au début peut-être de sa démarche, de sa recherche, qui l'aurait fait reculer, qu'il n'aurait jamais acceptés. Mais on y est entraîné...il n'y a plus de Dieu dans une vie.

Or, dans la vie monastique, vous avez toujours cet équi­libre, toujours, toujours, Mais pour nous, la tentation ne sera pas d'enlever Dieu, mais d'enlever le démon. Mais pre­nons bien garde de ne pas nous laisser faire ! Alors nous comprenons ainsi que l'acédie, c'est une es­pèce de mort, une espèce de mort pour une résurrection. Il y a surtout cet aspect d'esseulement. Et c'est là que je vois l'acédie comme une expérience de la mort.

 

Et nous, dans notre vie, c'est peut-être la tentation la plus subtile de notre vie de tous les jours qui ne permet pas justement à l'acédie d'arriver jusqu'à nous. Ce n'est pas nécessaire que l'acédie intervienne parce que nous sommes vaincus avant d'avoir commencé. La tentation, c'est de briser notre solitude, c'est d'échapper à cette sensation d'esseulement qui naît en nous.

Saint Benoît parle de la retenue dans les paroles, di­sons du silence. Rompre le silence inutilement, eh bien, c'est se bloquer sur la route vers la réussite d'une vie mo­nastique parce que à ce moment je ne connaîtrais jamais le combat de l'acédie. Car l'acédie, la chute, je dirais la victoire du démon dans l'acédie, c'est lorsqu'il parvient à nous arracher à cette solitude personnelle dans laquelle Dieu veut nous en­traîner pour ne faire plus qu'un seul esprit avec nous.

 

Chapitre : Le Premier Apophtegme.               19.07.85

          6. La présence du démon.

 

Mes frères,

 

Nous avons laissé Saint Antoine aux prises avec le démon de l'acédie. Il n'est pas fait explicitement mention du dé­mon, de sa personne, mais il y a de prudentes allusions à sa personne qu'il faut savoir découvrir. Il y en a deux.

D'abord l'atmosphère dans laquelle est plongé Antoine et qui est l'obscurité. Antoine assaillit d'une foule de pensées obscures, est-il dit dans la traduction française. Mais l'ori­ginal dit ceci : une profonde obscurité causée par les pensées.

Or, nous savons que le démon crée autour de lui l'obscu­rité. Lorsque le démon est présent, c'est la nuit. On n'y voit plus clair. C'est ce qui est arrivé ici pour Antoine. On reconnaît sa présence aux effets qu'entraîne cette présence.

 

Un second signe, c'est la perversion de ce qui est insi­nué par le démon. Il faut encore regarder le texte original pour le remarquer. On nous dit : peu après, s'étant levé pour sortir. Cela ne nous dit rien ce mot s'étant levé. Mais lors­que on regarde le texte original, c'est le même mot pour dési­gner la résurrection du Christ.

Voici donc ici Antoine qui se lève comme le Christ s'est levé hors du tombeau. Il va donc entrer dans la vie, Antoine. Jusqu'à présent, dans cette cellule, il vivait dans l'illu­sion, dans une sorte de mort. Et le voici qu'il se lève pour sortir du tombeau qui est la cellule comme le Christ s'est levé pour sortir de son tombeau. Voyez la perversion, ici, de la tentation.

Retenons ceci : c'est qu'il y a deux critères pour re­connaître la présence et l'action du démon. D'abord, il se transforme en ange de lumière. Il prendra même l'apparence du Christ en personne. Jamais le démon ne proposera à quel­qu'un quelque chose de répréhensible, de certainement répré­hensible, jamais ! Non, il va toujours l'enrober d'un emballage très atti­rant. On ne peut résister à cet emballage parce qu'il porte le cachet de la vérité et du bien. Mais c'est un faux cachet, c'est de la fausse monnaie.

 

Les Pères du désert apprenaient à leurs disciples entre autre de reconnaître la vrai monnaie de la fausse. C'était pour ça ! Les faussaires, lorsqu'ils fabriquent leurs billets, ils connaissent bien leur métier. J'en ai vu autrefois, c'était grossièrement fait. Et malgré tout ils circulaient puis­que j'en avais en main. Mais maintenant, il faut presque être expert pour reconnaître un faux billet d'un vrai. Et ça, n'oublions pas que ça fait partie de l'art spiri­tuel. Et c'est la raison pour laquelle il faut toujours se référer à un ancien pour être certain qu'on est dans le vrai. Donc, d'abord le démon se transforme en ange de lumière.

          Deuxième critère alors, c'est l'aveuglement dans lequel il plonge le moine. Aveuglement, c'est un aspect d'obscurité. Voici donc quelque chose qui apparaît comme très bien. C'est juste ça qu'il faut faire, il n'y a aucun doute possible. Et donc si c'est ainsi, je vais le faire. Alors mon esprit est tout à fait perturbé, mon jugement est tout à fait faussé par cette fausse monnaie que j'ai en main.

Et l'aveuglement maintenant va se reconnaître à l'entê­tement. On reste fixé, cramponné à son idée. On est certain d'avoir raison contre tout le monde, contre l'Abbé, contre les frères, contre la communauté, contre tous. Voilà, je suis certain que c'est mon idée qui est la bonne. Aveuglement avec entêtement à partir d'une illusion ! C'est ce qui s'est passé avec Antoine. Voyez l'importan­ce ici de cet apophtegme qui est en tête de toute la série. Vraiment, on y trouve soit en clair, soit en filigrane tout l'essentiel de la pratique monastique.

 

Voilà donc notre Antoine, là. Et il vient de se lever et il se dirige vers la porte. Au moment où Antoine va perdre sa vie en pensant la sauver, il se produit quelque chose d'inattendu et de vraiment merveilleux. C'est un des mirabilia Dei dont on nous parle si souvent dans les Psaumes, ces mer­veilles que Dieu opère.

Ce n'est pas rare, mes frères, si nous voulons regarder dans notre vie depuis notre arrivée ici dans le monastère, nous verrons qu'il nous est arrivé des choses ainsi surpre­nantes, admirables. C'est pas fréquent, c'est pas tous les jours, mais enfin ça arrive et bien souvent on ne l'oublie pas. Pourquoi ? Parce que ça a imprimé à notre vie une direc­tion autre, nouvelle, plus belle.

          Et que se passe-t-il ? Voici que Antoine voit, je vais reprendre le texte :

 

Il voit un homme comme lui-même.....

 

A l'intérieur de la cellule ! Comment est-il entré ?

         

…..un homme comme lui-même assis à travailler.....

 

N'oublions pas qu'il est debout

         

…..assis à travailler, puis se levant de son tra­vail pour prier, se rasseyant à nouveau et tressant une corde, puis se relevant encore pour la prière.

 

La prière ? Ce n'est pas ici l'oraison mentale. C'est l'Opus Dei, c'est la prière monastique par excellence. Puis il se rassied et il tisse, il tresse une corde, toute une corde. Puis il se relève à nouveau pour prier. C'est un spectacle, une scène qui dure longtemps. Ce n'est pas un éclair. Non, Antoine a bien le temps d'observer tout ce qui se passe. Et cet homme, c'est l'alter ego d'Antoine, c'est comme lui-même, un autre lui-même. Et Antoine le voit et le regarde.

Le mot qui est utilisé dans le texte original - ici, c'est traduit par voir - c'est le même mot qu'on utilise pour contempler, la vie théorique, la vie pratique, la vie de con­templation. Donc, il contemple. Mais il n'en croit pas ses yeux, Antoine. Il est là. J'imagine qu'il reste debout. Il ne sait pas bouger. Il n'est pas paralysé, mais il est entièrement absorbé par cette vi­sion. Il est captivé par le spectacle, par la scène car il s'en dégage de cette scène un parfum de vérité, de beauté, de paix, qui tombe sur Antoine et qui lui rende la véritable vie.

Nous avons ici une réminiscence, je n'ose pas dire un midrach, mais une petite réminiscence à la scène du buisson ardent où Moise voit, là, un buisson qui commence à brûler, et qui brûle, et qui brûle sans arrêt. Cela dure, cela dure et ça devrait tout de même s'arrêter. Mais non, le buisson ne se consume pas. Et Moise se dit: Il faut que j'aille voir cela de plus près. Encore une fois, il va le contempler. Moise ne sait pas non plus en détacher son regard. Et nous avons la même chose ici avec Antoine. Il ne sait pas s'en défaire. Il est capti­vé par cette scène.

 

Et cette scène, elle est toute entière mouvement. Ce n'est pas comme une diapositive sur une pauvre toile où c'est immobile et où ça ne bouge pas. Ici, c'est une scène vivante, tout est mouvement. Et, j'irais même jusqu'à dire que tout est danse. On est invité à entrer dans la danse, on est invité à entrer dans le jeu. On ne peut pas rester indifférent parce que c'est beau.

N'oublions pas qu'Antoine est tout seul et c'est tout de même quelque chose d'assez extraordinaire dans sa vie. Je dirais presque en dévaluant beaucoup les choses : c'est une distraction, il arrive tout de même quelque chose. Alors, les pensées d'Antoine, nous l'avons vu, elles étaient obscurité, laideur, effroi. Et voici que cette vision, elle est lumière, elle est sérénité et elle est sécurité. C'est tout autre chose ! Et cette scène dure, elle s'étale dans la durée parce que Dieu soumet Antoine ici à une cure.

Ce n'est pas pour An­toine une guérison instantanée. Non, c'est une cure. Dieu prend son temps. Il faut que cette scène s'imprime dans l'imagination, dans la mémoire, dans les cellules charnelles, corporelles et spirituelles d'Antoine. Cela ne peut plus ja­mais le quitter.

 

Or, en fait, Antoine se voit lui-même. Il est bien dit ici qu'il voit un homme comme lui. Le texte original dit la même chose, mais c'est plus fort encore : il voit un autre lui. Mais il se reconnaît. Il y a comme un dédoublement de personnalité. Il y a une projection à l'extérieur d'Antoine. Mais c'est Antoine et ce n'est pas lui quand même !

Pourquoi ? Parce que c'est un Antoine nouveau, c'est le véritable Antoine. Il y a donc deux Antoine. Il y a l'Antoi­ne qui est assaillit par cette obscurité de pensées qui le détruisent, qui veulent le perdre, qui le noient. Il va être asphyxié. Et il y a un autre Antoine. Il y a l'Antoine qui est à l'intérieur et qui est en train de naître. Il y a l'Antoine charnel et il y a l'Antoine spirituel. Il y a l'Antoine qui doit mourir et il y a l'Antoine qui est promis à la vie éternelle. Et il a l'Antoine nouveau, là, devant lui.

Il est donc devant un miroir qui lui envoie une image nouvelle. Il se reconnaît,

lui, et pourtant il n'est pas en­core cet homme. Et cette image signifie ceci : c'est que Antoine entre à présent, il est invité à entrer, il y entre, il y sera bien­tôt, dans un univers auquel jusqu'à présent il n'avait pas accès. Cet univers lui était étranger, entièrement étranger. Il lui était inaccessible, fermé.

 

D'un autre côté, Antoine n'était déjà plus de ce monde-­ci. Il était enfermé dans sa cellule comme dans un tombeau. Il était aussi dans la cellule de son coeur, tout seul. Et il était entre les deux. La torture de l'acédie vient de ce qu'il reste encore dans Antoine une partie de lui qui n'est pas morte, une par­tie qui s'accroche à quelque chose qui était, qui est passé, irrémédiablement fini, mais que le démon malgré tout par ses prestiges peut lui restituer. Et Antoine alors pourrait peut-­être...?

C'est la tentation du Christ dans le désert - c'est la même chose - où le démon dit au Christ : Ecoute, si tu m' écoutes, si tu pactises avec moi, regarde, tout l'univers entier, tous ces royaumes, c'est pour toi. Tu seras le maî­tre du monde. La tentation de l'acédie est celle-là aussi : si tu - ­toujours un si - si tu suis ma suggestion, tout deviendra possible pour toi. Eh bien Antoine, lui, par cette image qu'il a brusque­ devant lui, il voit qu'il y a un autre univers dans le­quel son véritable moi est déjà entré. Et ce sera sa patrie pour l'éternité. Voyez ! C'est vraiment un moment critique !

Maintenant voyons : le partenaire d'Antoine dans cette affaire, c'est Dieu. Antoine lançait dans son angoisse, lan­çait vers Dieu des appels : Comment dois-je faire ? Comment dois-je m'y prendre pour être sauvé parce que il y a deux sa­luts qui se présentent à moi ? Ou bien le salut en prenant la porte ? Ou bien un salut que je ne sais pas, mais il faut qu'il vienne de toi ? Comment être sauvé ?

 

Et voilà que Dieu répond aux appels d'Antoine. Comment ? Mais par une leçon de chose. Dieu dédramatise, il dédramati­se avec un certain humour. On ne discute jamais avec un hom­me qui est en proie à l'acédie. C'est impossible. Cet homme est devenu aveugle, et cet homme est devenu sourd. Il y a en lui un tel tintamarre de pensées qu'il n'entend plus. Et il y a un tel tourbillon d'images qu'il ne voit plus. Donc, inu­tile de discuter avec lui. Ce qu'il faut faire ? Mais il faut lui donner une leçon de chose.

Alors Dieu, lui, de façon très humoristique joue devant Antoine la scène d'Antoine, une petite scène. Et Antoine se laisse prendre au jeu. Mais une scène, je le rappelle, qui dure longtemps. On ne peut pas dire combien de temps ça a du­ré, mais une corde ne se tresse pas en cinq minutes, et un Office en ce temps-là, ça ne durait pas un quart d'heure. Rappelons-nous que Saint Benoît nous dit : Nos Pères, eux, qui étaient au moins des gens sérieux, chantaient les cent cinquante Psaumes sur un jour. Oui !

Eh bien, c'est ça ! Cent cinquante Psaumes ! Et le nou­vel Antoine, à l'heure de l'Office, combien de Psaumes a-t-il priés debout ? Nous n'en savons rien, mais ça a du tout de même durer un petit temps. Et il y a eu deux Offices comme ça et deux cordes tressées. Voyez l'humour de Dieu dans l'affaire !

 

Lorsque mes frères - un petit conseil comme ça - lorsque vous savez un autre frère vient dire : mais voilà, ça ne va pas trop bien. Il y a toutes sortes de choses, enfin vous savez, toutes des petites et grandes histoires qui arrivent dans la vie de chacun. Eh bien, la meilleure, la première chose à faire : dédramatisons ! Rien de tel que de prendre un peu de recul par rapport à soi comme fait ici Antoine et de se regarder avec un grain d'humour pour dédramatiser tout. Cela vaut pour les jeunes, cela vaut pour les anciens aussi, ça vaut pour tout le monde, ça vaut pour moi.

Alors, qu'arrive-t-il ? Que voyons-nous ? Donc, Antoine était assis. Perdu dans le brouillard de l'acédie, il se lève et fait quelques pas. Et puis il voit un autre lui-même qui cette fois-ci est assis. Assis, pourquoi ? Mais non pas pour se perdre dans un nuage de pensées, mais pour travailler. C'est tout autre chose, ça ! Je suppose que Antoine aura reçu, en voyant ça, comme un coup de poing dans l'estomac : juste le contraire de ce qu'il faisait.

Après, l'homme en question, il se lève, lui. Pourquoi faire ? Mais non pas pour prendre la porte et partir, mais pour prier. Il n'étend pas la main vers la poignée de la por­te pour l'ouvrir, mais il étend les mains vers Dieu pour prier, pour ouvrir une autre porte, ouvrir la porte du Royaume des cieux. Il Y a une porte à ce Royaume des cieux. Il suffit de tendre la main pour l'ouvrir. Et cette main tendue, et ce geste, c'est le geste de la prière.

 

N'oublions pas que à l'époque, ils priaient debout avec les mains levées. Et pas seulement les mains levées, mais aus­si tous les gestes. Aux doxologies, on s'inclinait. Ils avaient tout un ensemble de gestes qui nous sont rapportés ici dans les apophtegmes ou bien ailleurs. Il y avait donc toute une gymnastique, toute une gestua­lisation, un tas de postures corporelles très belles d'ail­leurs. Et voilà ce que fait ici notre sosie d'Antoine.

Nous voyons d'abord que le corps, ici, est engagé dans l'action. Le corps travaille même quand il est assis. Ce sont les mains, les bras. Et puis après le debout, tout le corps debout pour la prière. Notre nouvel Antoine fait donc exacte­ment le contraire de l'autre. Voyez, c'est l'antithèse ! D'un côté, encore une fois, l'obscurité diabolique, ici la lumière divine ; là, une sorte d'engloutissement dans la mort et l'autre un surgissement dans la vie. Mais voilà, vous voyez la scène. Laissez-la jouer devant vous sans réfléchir. Il suffit de regarder.

Antoine n'a pas beaucoup réfléchi. Tout ça lui est entré par les yeux. Par les oreilles, ça viendra après. Alors, voyez aussi l'importance du geste. Dans une vie monastique, le geste est capital, le geste est essentiel. On ne peut pas concevoir une vie monastique sans gestes. La vie monastique, ce n'est pas une affaire d'intellectualisme, de cérébralisme, c'est une affaire dans laquelle le corps est engagé. On prie avec son corps. On contemple avec son corps. On travaille avec son corps. On se sauve avec son corps. C'est l'être entier. N'établissons pas de dichotomie à l'intérieur de nous. La Praxis monastique saisit donc l'homme intégral.

 

Et ici, mes frères, on pourrait insister sur la beauté du geste. Le geste est toujours quelque chose de beau. Il faudrait pouvoir filmer, pas photographier mais filmer les gestes du cuisinier qui tourne dans la soupe par exemple, ou bien qui prend les pommes de terre pour les mettre dans des gamelles. Voyez, c'est un geste tout simple, mais je vous assure que s'il était filmé et projeté, ce serait très beau.

Et ça vaut ainsi pour tout : pour le geste de celui qui prend les casiers et qui les place sur une palette, ou celui qui prend une bouteille qui n'est pas bien remplie et qui la retire pour la replacer en dessous de la soutireuse, ou celui qui range les bouteilles pour qu'elles aient bien leur place à l'encaisseuse.

Enfin je pourrais faire tout ainsi : celui qui fait le pain, lorsqu'il le travaille. Enfin je dirais : tous nos ges­tes sont beaux. Et pourquoi ? Mais parce que ils sont des gestes d'hommes qui sont en voie de résurrection. Ce qui est le plus beau sans doute, c'est un corps res­suscité. Le Christ ressuscité, mais c'est la beauté par excellence. Et nous, qui sommes en voie de résurrection, nous exprimons notre beauté à travers nos gestes.

 

Donc au choeur, à l'Office maintenant, pour en venir là aussi,.tous nos gestes doivent être beaux. Ce ne doit pas être des gestes étudiés, attention ! Ce sont des gestes natu­rels, On peut être âgé et ne plus avoir la souplesse de la jeunesse, mais ça ne fait rien, car le geste de la prière, même si on est âgé, il est beau.

Alors à cela, mes frères, se lie encore autre chose, à cette beauté du geste, à cette beauté que voyait Antoine dans ces gestes, et c'est la chasteté. La chasteté, c'est la lumi­nosité de la beauté dans un corps. Il est temps d'arrêter, mais enfin je suis tout de même arrivé jusqu'au bout.

Retenons simplement ceci encore pour tout ramasser en un mot : c'est que pour la garde de notre vie qui est une vie dans la solitude - ce n'est plus la cellule maintenant, mais c'est le monastère - mais il y a toujours la cellule de no­tre coeur où nous vivons vraiment là en tête à tête avec Dieu. La garde de la cellule, la garde du monastère, c'est la garde du coeur. Tout cela c'est un.

 

Et il y a deux remparts qui nous protègent, un double rempart, un d'abord, puis le second. Le premier, c'est le travail, un travail qui engage tou­jours notre corps même si on fait de la comptabilité parce que alors il faut prendre des fiches, il faut manoeuvrer des leviers, il faut écrire. Tout notre corps est engagé. Et le second, c'est la prière, surtout la prière offi­cielle, la prière en union officielle avec tous les hommes, avec le Corps du Christ tout entier.

Voilà, mes frères, vous voyez que c'est plus réjouissant que hier. Nous arrivons vraiment à quelque chose qui se ter­mine bien. Mais attention, ce n'est pas fini car le plus beau n'est pas encore dit. Quel est ce miroir dans lequel se re­gardait Antoine ? Et bien, ce sera pour une autre occasion.

 

Règle : 41 : Des heures des repas.              20.07.85

          La liturgie des repas.

 

Mes frères,

 

Nous voyons que Saint Benoît règle l'ordonnance des re­pas comme une liturgie. Et ainsi, nous sentons que pour lui il n'y a pas d'hiatus entre le geste de la prière et le geste du manger et du boire.

C'est pourquoi il est toujours très important de garder présent à l'esprit le but que Saint Benoît désire nous faire atteindre. Il y fait une toute brève allusion encore ici : pour que, dit-il, les âmes soient sauvées. Et n'allons pas dévaluer cette expression du Salut de nos          âmes.

Lorsque j'ai commencé à expliquer le premier apophtegme de Saint Antoine, j'ai bien expliqué en quoi consistait le Salut que recherche le moine. C'est toujours cela qui est l'objectif primordial, premier, unique. Et c'est-à-dire : rencontrer le Christ, devenir avec lui un seul esprit. Donc, tout doit être ordonné dans cette di­rection, également les repas et les heures des repas.

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           21.07.85

          20. L’oraison perpétuelle.

 

Mes frères,

 

La Constitution 24 traite de l'oraison qui, chez un moi­ne, doit tendre à devenir perpétuelle. Voici le texte

 

          La vigilance du cœur :

En esprit de componction et d’intense désir, le moine s’adonne fréquemment à l’oraison. Demeurant sur terre, il vit en esprit dans les cieux désirant la vie éternelle de toute son ardeur spirituelle.

 

            Le texte latin dit : in terra positus mente in caelestibus ver­satur. C'est beaucoup plus riche que le français. Il est donc positus, il est posé sur la terre. Il a été établi sur la ter­re par Dieu. La terre est son domaine. C'est le domaine qu'il doit gérer, qu'il doit faire fructifier pour le propriétaire qui est Dieu. Il est donc là sur la terre, le moine. Il est dans un domaine, ici, je le rappelle, qui est la propriété de Dieu. Mais son esprit, son coeur a son habitat dans les cieux.

Donc, toutes les préoccupations, les soucis sérieux qui l'habitent ont pour trait un au-delà, un ailleurs qui est la maison de Dieu. Là est sa véritable patrie. Il s'acquitte donc de ses devoirs d'hommes. Il mange. Il dort. Il travaille. Il gère ses affaires pour un mieux, le mieux possible. On ne sait pas le distinguer d'un autre homme. Si, parce que il fera les choses mieux, avec plus de soins, avec plus d'attention. Mais son coeur habite dans les cieux.

Ce n'est pas une évasion par l'imagination, une sorte de compensation imaginaire parce que dans le fond on ne serait pas heureux. Ce n'est pas ça ! C'est une transplantation d'ordre mystique. Le moine entre dans la vérité de son état qui est déjà un commence­ment d'éternité. Et dans ces conditions, tout est transfiguré. Le monde, le travail, les hommes, tout prend une coloration nouvelle, tout est illuminé, tout est dans une lumière qui est la propre lumière de Dieu.

 

On comprend que le moine doit être un ange. Sa vie est une vie angélique parce qu'il est sur la terre un être qui, en réalité habite ailleurs, au-delà, et qui est chez les hom­mes. Il n'y est pas par hasard ? Non, il est né parmi les hommes, mais il a été choisi par Dieu pour être déjà mainte­nant citoyen d'un autre univers. C'est cela qu'on appelle l'oraison continuelle. Ce n'est pas réciter des prières à longueur de journées, non. Mais c'est être citoyen d'un ailleurs.

Le titre latin de la Constitution, ce n'est pas La vigilance du coeur, mais c'est intentio cordis. C'est autre chose ! Ce n'est pas à traduire en français. On dit : la vigilance du coeur, la garde du coeur, mais c'est plutôt l'intention du coeur. Cela veut dire que le coeur est tendu. Il y a une tension vers un but qui est la vie éternelle - ­­je le rappelle - qui est l'immersion dans la Sainte Trinité.

­          A ce moment, le moine doit sentir spirituellement qu'il est en train d'être divinisé. Et c'est vers cet objectif que de tout son être il est tendu, comme le dit la Constitution, en esprit de componction et d'intense désir. De componction, parce que il a encore conscience, une conscience toujours plus aigue, qu'il est un pécheur, c'est à dire qu'il y a en lui une partie de son être qui ne veut pas de cette vie nouvelle, qui est encore collé à des jouis­sances charnelles.

 

Quand je dis charnel, je ne pense pas uni­quement à notre viande, mais aussi à des plaisirs d'ordre intellectuel ou même faussement spirituel. C'est tout ce qui flatte l'homme, ce qui lui donne une impression d'épanouissement quand, en réalité, c'est une il­lusion. Et alors, si on se laisse aller trop facilement à cela, on glisse, on glisse sans le savoir dans l'acédie. Voyez, c'est ça ! On est sur une pente glissante et, dans le fond, on est sur son derrière dans l'acédie.

Donc, en esprit de componction, parce que il sait qu'il est exposé à ce risque. Et il va devenir de plus en plus cir­conspect, prudent, humble. Mais ça ne l'empêche pas d'être toujours tendu vers cet au-delà de lui qui est la personne même de Dieu. Et, dit la Constitution, aussi en esprit d'intense désir. Le texte dit plutôt : désir véhément. C'est plus qu'intense, c'est véhément. Cela veut dire que il est porté par un souffle qui l'habite, et qui est en lui, et qui est presque plus fort que lui.

Et ici, mes frères, je dois attirer votre attention sur un danger. O, c'est un danger qui guette tout le monde dès qu'on met le pied dans le monastère. Et il faut déjà avoir traversé bien des souterrains et des tunnels pour y avoir échappé. Et ce danger, le voici :

 

C'est que tout ça, vous voyez, intense désir, oui, c'est que l'Esprit Saint, en fait, il anime un instinct qui de soi est naturel. Car l'homme de par sa constitution physique ­déjà rien que cela - par tout son être, il poursuit toujours un but qui le valorise? Toujours ! Cela se voit déjà chez le tout petit enfant. Donc, c'est un instinct qui est inscrit dans l'homme. L'homme doit réaliser quelque chose qui le mette en valeur. L'Esprit Saint, lui, ne détruit pas la nature. Dieu a cons­truit l'homme ainsi.

Mais Dieu entre à l'intérieur de ce dé­sir, et il le porte vers l'objectif final qui est le vrai. Mais qu'arrive-t-il alors dans le monastère ? Eh bien, dans le monastère, on ne pense pas à tout ça, on n'analyse pas toutes ces choses-là, et on se laisse vivre comme ça...on ne sait pas trop bien...Oui, on entre dans le monastère pour chercher Dieu, c'est certain. Mais en fait, il y a d'abord quand on est novice.

Quand on est novice, mais il y a d'abord un objectif, et c'est la profession temporaire. Eh bien voilà, on vit, on vit, on vit. Il faut bien faire les choses, comme cela, voilà, on sera un jour profès temporaire. On aura un scapulaire noir et une ceinture qui pend...et tout ça. Et on aura déjà un petit standing à l'intérieur de la communauté.

 

Puis, il y a après un autre objectif qui polarise l'éner­gie. On va enfin sortir du noviciat. On va se trouver en com­munauté. On va enfin pouvoir faire ce qu'on veut. Oui, c'est vrai. On pourra aller où on veut, quant on veut. Il n'y aura plus toutes ces petites choses. On n'aura plus derrière un chien de garde à ses trousses. On sera enfin un peu plus li­bre. Voilà un autre objectif !

Puis, après ça, on se dit, après un certain temps qu'on est en communauté, il y a autre chose qui se présente. On va faire profession solennelle. Alors ça, c'est une grande af­faire ! Quand j'aurais fait profession solennelle, on ne me mettra plus à la porte pour certaines choses. Je vais pouvoir voter. Je vais même avoir une coule. Enfin je serai un profès solennel.

Voyez un peu, tout ça continue! Et puis ce n'est pas fini, c'est pas fini : je fais des études. Toutes sortes d'études : de la philosophie, de la théologie, de l'électrici­té, enfin tout ce qu'on veut, de la comptabilité peut-être, de la brasserie, enfin de tout, je fais des études.

 

Donc, je suis en train de bonifier, de prendre de plus en plus d'importance à mes propres yeux et aux yeux des au­tres surtout. Je deviens une valeur pour la communauté. Et éventuellement pour certains, il y aura encore un pas de plus : le sacerdoce. Voilà, çà, ça sera encore quelque chose. Je serai un Révérend Père, pour les gens du monde donc !

Et puis, à un moment donné, arrive ce qui doit arriver : il n'y a plus rien devant. Il n'y a plus rien. Voici déjà 25 ans que je suis cuisinier ! Vous vous rendez compte ! Il n'y a plus rien que cette foutue cuisine. Je dis ça parce que, enfin on me comprend bien. Mais voilà, on arrive à un moment où il n'y a plus rien, et c'est alors qu'on se trouve devant le vide. Et c'est alors que ça devient dangereux, ça devient dangereux.

Il y a des crises alors qui se présentent, des crises qui peuvent remettre en question la vie monastique, la pré­sence dans le monastère, tout le sens de la vie. C'est ce qu'on appellera la crise de la quarantaine, ou la crise de la cinquantaine. C'est comme ça dans le monde aussi, c'est la même chose.

 

Eh bien, mes frères, un homme prévenu en vaut deux. Ne nous laissons pas entraîner sur cette pente, mais sachons bien lorsque la tentation se présente, lorsque un peu de petite ­ivresse comme ça de vanité veut s'éveiller en nous, sachons que le but vers lequel nous tendons, c'est toujours de rencontrer Dieu. Chercher Dieu vraiment, comme dit Saint Benoît, jour après jour, à travers tous les jours, les nuits, les étés, les hivers, les bourrasques, les coups de soleil, enfin tout ce qui peut arriver comme ça rnétéorologiquement et spirituellement aussi. Toujours alors rencontrer Dieu, voir le Christ, devenir un seul esprit avec lui, entrer dans la volonté de Dieu, c'est cela l'objectif de tous les jours.

Et au terme, comme le dit Saint Benoît, mes frères, on n'y pense pas souvent, c'est la mort. Valoriser l'instinct de mort qui est en nous, le transfigurer aussi, et savoir que la mort vers laquelle on va inéluctablement, eh bien que cet­te mort, elle est le portail qui nous permet alors d'entrer dans la lumière. Alors toutes les morts, petites morts mystiques qui nous arrivent comme ça, eh bien ce sont des petits porches qui nous permettent de mieux comprendre, de mieux entrer, de mieux nous préparer au grand porche qui sera alors notre mort physique et notre plongée dans cette lumière, dans la Trinité.

Voilà, mes frères, à ce moment-là, on a quelque chose devant soi, on ne se trouve jamais devant un vide.

          Il y a, ici, un petit Statut qui dit :

 

          L’Abbé prévoit avec prudence le temps que les frères doivent passer à l’oraison quotidienne.

 

Donc, pour l'Oraison quotidienne, on disait que l'Abbé avec prudence, prudenter, pour que un équilibre dans la commu­nauté, l'équilibre des frères soit bien organisé. Ici, ça a été décidé que nous avions 15 minutes d'Orai­son après Vigiles et 15 minutes d'Oraison après les Vêpres en communauté. C'est un minimum. Celui qui veut en ajouter, mais c'est encore mieux, c'est tant mieux, que ce soit à l'église, soit dans sa cellule, soit dans le jardin, n'importe où. Mais il y a toujours 15 minutes après Vigiles, 15 minutes après Vêpres en communauté, tous ensemble.

Et alors là, je le rappelle, on ne quitte pas le choeur à ce moment-là sans raison grave, sérieuse : raison de tra­vail, une mission, ou raison de...une indisposition, il faut aller à la toilette ou toute chose comme ça. Je m'excuse d'entrer dans des détails aussi concrets, mais il faut bien le savoir. Pour le reste, on est là en communauté. C'est un Sta­tut.

Et ici, quelque chose qu'il faut bien comprendre aussi. Et ça, c'est dans l'esprit du Droit Canonique. Ce qui est dit ici au sujet de l'oraison, c'est une obligation, mais c'est aussi un droit qui est reconnu aux frères. Les frères ont droit à un temps quotidien d'oraison personnelle, un droit qui leur est garanti. Donc, l'Abbé ne pourrait pas dire : on supprime l'orai­son, on va travailler. Non, il n'a pas le droit, il ne peut pas faire ça. Les frères ont droit à leur ration quotidienne d'oraison comme à leur ration quotidienne de nourriture. C'est une nourriture !

 

Et ici, je ne sais pas du tout ce qui va arriver lorsque ceci va être présenté à la Congrégation des Religieux. Cela ne m'étonnerait pas du tout que la Congrégation exige qu'on fixe un temps. Ici, il est dit : L'Abbé prévoit avec prudence le temps que les frères doivent passer à l'oraison quotidien­ne. C'est donc laissé à la prudence, au discernement de l'Ab­bé.

Mais la Congrégation dira peut-être : C'est très bien, mais fixez un temps minimum. Or, il apparaît que pour certains la Congrégation fixe deux heures par jour. Oui, oui, tenez­-vous bien, deux heures par jour. Mais naturellement nous ne sommes pas des Carmélites, nous. Mais je ne sais pas, ils diront peut-être 1/2 heure, 3/4 d'heure. Je ne sais pas. Il est possible aussi qu'ils diront : d'accord, on fait confiance aux Abbés, ce sont des gens sé­rieux.. .

Maintenant les moniales ? Les moniales, elles ont inséré ici dans la Constitution comme telle ce que les moines avaient mis en Statut à la Constitution 22.  Elles disent ceci :

 

          ……….désirant la vie éternelle de toute leur ardeur. La Bienheureuse Vierge Marie élevée au ciel, la vie, la douceur et l’espérance de tous les pèlerins de cette terre, est toujours présente à leur prière.

 

Voyez, ça c'est bien les moniales ! Elles ont été glisser ça ici dans la Constitution. Ce n'est plus un Statut. Les moines disaient ceci, eux, au Statut, lorsqu'ils parlaient du souve­nir de Dieu.

 

          La Bienheureuse Vierge Marie, élevée au ciel, vie, douceur et espérance des moines.

 

Des moines ! Voyez, on ne pensait pas aux moniales. Les moniales disent : et espérance des pèlerins de cette terre, ce qui est beaucoup plus beau, ce qui est beaucoup plus vrai. Ce n'est pas le monopole des moines.

Alors, les moines disaient : La Bienheureuse Vierge Marie n’est jamais absente de leur prière. C'est négatif ! Les moniales disent : Elle est toujours présente à leur prière.

Vous voyez, c'est bien féminin, ceci. Elles le mettent là, et c'est un bon endroit. Elles disent de façon très posi­tive : toujours présente. Les moines disent : jamais absente. Et alors elles disent cela pas seulement pour les moines, mais aussi, elle accompagne tous les pèlerins de cette terre. Je pense que c'est juste.

 

Maintenant, ici, on peut encore très bien s'attendre à de fameuses surprises de la part de la Congrégation des Reli­gieux, parce qu'il y a quelques points sur lesquels il n'y a aucune discussion possible. Non il n'y a pratiquement aucune discussion possible avec eux sur certains points, cinq, six, comme ça, exigés par la Congrégation des Religieux pour tous les Ordres, pour toutes les Constitutions.

Je vais en citer un d'abord, explicitement mentionné : L'obéissance due au Souverain Pontife comme le premier Supé­rieur, et cela dans le voeu d'obéissance. On doit le savoir.

Et alors, encore ceci, ça va peut-être faire sur­sauter : mention explicite du rosaire dans les Constitutions, ici, à cet endroit-là. Cela ne veut pas dire que l'on devrait tous les jours prier un rosaire ou un chapelet, tous les jours obligation ! Non, non, non, non, non, pas nécessaire, loin de là. Mais ça devrait être mentionné, ce rosaire, dans les Constitutions. Cela n'a pas été fait ! On verra ! Ce ne serait pas gra­ve même si c'était mentionné. Mes enfin, ce sont des petites choses qui devront être mises au point.

Voilà, mes frères, après ces quelques réflexions, nous commençons notre journée. Mais essayons de la vivre aujourd'hui dans l'esprit de cette Constitution, et pas seulement au­jourd'hui, mais tous les autres jours, mais en sachant bien que le dimanche est un jour où on se reprend, un jour où on reprend ses forces, tous. Et pensons à ceux qui, même le dimanche, doivent travail­ler comme les autres jours. Je pense ici, puisque je l'ai ci­té tantôt, au cuisinier. Pour lui, il n'y a pas de dimanche, ou bien, c'est dimanche tous les jours...

 

Règle : 46 : Celui qui perd, qui casse, etc.      26.07.85

          Un royaume policier.

 

Mes frères,

 

Si nous portons un regard profane sur ce chapitre de la Règle, nous ressentons une impression désagréable. Un regard profane, je veux dire le regard d'un étranger, un qui est en dehors de la vie monastique, un qui n'est pas initié au mystère que nous portons. Car la vie monastique, vous le savez, est un mystère. Elle ne peut être appréhendée, saisie, que par l'intérieur d'elle-même et par celui qui a eu le privilège d'y être invité.

Donc, si je porte sur ce chapitre le regard d'un étranger, je vais me sentir mal à l'aise. En effet, il est question d'un moine qui vient à faillir, à briser ou perdre quelque chose, à commettre un délit quelconque. Il doit aussitôt s'en accuser spontanément devant l'Abbé et la communauté. Et s'il ne le fait pas et que son manquement soit connu par un autre, alors gare à lui ! Il subira une peine sévère. Cela fait penser à un régime policier où on est étroitement surveillé.

 

Dans les camps de concentration, vous le savez, c'était épouvantable. Ils devaient se surveiller les uns les autres. Cela ne leur était pas prescrit, ce n'était pas commandé, mais en pratique c'était ainsi. Parce que, à la moindre petite chose qui arrivait, cela pouvait retomber sur tous. C'était, pour ceux qui y sont passés, c'était quelque chose qui détruisait la personnalité.

Et un romancier pourrait très bien construire toute une magnifique intrigue sur ces monastères concentrationnaires où on doit à la moindre petite histoire venir s'en accuser devant l'Abbé et toute la communauté, sinon on risque des peines graves. Voilà, mes frères, le regard de l'étranger !

 

Mais si nous portons maintenant le regard d'un initié, c'est à dire un regard illuminé, le regard de la foi qui nous permet de saisir la vie monastique dans son intégralité, donc la vérité intégrale. Et cela, non pas une vérité retirée de son contexte qui, alors peut devenir une erreur, une fausseté, mais la vérité intégrale qui n'est pas falsifiée et qui est saisie quasi intuitivement de façon contemplative comme elle est dans sa richesse.

Alors, à ce moment-là, tout change. En effet, le monastère, c'est le domaine de Dieu. C'est - je l'ai déjà dit et expliqué tant de fois, mais on doit toujours revenir sur cette qualité essentielle du monastère - c'est une petite portion du Royaume de Dieu. Mais vous savez que chez Dieu, tout se trouve dans le fragment, tout. Ce n'est pas comme chez nous où nous devons, pour avoir un ensemble, juxtaposer les choses.

Chez Dieu, ce n'est pas ainsi. Le Royaume de Dieu se trouve tout entier, parfait, chaque fois qu'il est présent quelque part. Le monastère est un de ces fragments du Royaume de Dieu où tout brille dans sa beauté.

 

Donc, je suis ici, non pas chez moi, mais chez Dieu. Alors ici, tout appartient à Dieu : le terrain, les bâtiments, le mobilier, les animaux, les choses et les hommes. Lorsque je suis entré dans le monastère, je savais bien que je ne m'appartenais plus, pas même mon corps, plus rien. Je suis devenu la chose de Dieu.

Mais pas une chose objectivée, une chose qui est réduite à son état utilitaire, une chose qu'on utilise. Non, je suis devenu la chose de Dieu, c'est à dire sa perle, sa perle unique. Et nous sommes ici chacun une perle. Et chaque perle n'a pas sa pareille. Et Dieu porte le poids de tout son amour sur chacune de ses perles qui lui appartiennent, sur chacune de ses perles qui fait sa joie, et l'ensemble de ses perles, une plus grande joie encore.

Eh bien, nous voici donc chez Dieu. Et le moine, dans ce Royaume de Dieu, il est un serviteur, il est un gérant, il est un gestionnaire. Il est un soldat, dit Saint Benoît, parce qu'il doit défendre ce Royaume. Ce Royaume est toujours soumis à des attaques ouvertes ou sournoises de la part des puissances maléfiques. Donc le moine est un soldat aussi.

 

Et il lui arrivera même d'être un fils. Mais ça, c'est sur le tard, c'est au moment où il n'y a plus dans le chef du moine aucun risque d'abus, il n'abusera pas de sa situation de fils. Cela veut dire, lorsqu'il sera devenu un véritable fils de Dieu partageant vraiment la vie de Dieu. A ce moment-là, il sera devenu un autre Christ et il sera un véritable serviteur pas venu pour commander, mais pour servir. A ce moment-là, il n'y a plus d'abus possible. Mais en attendant, il doit apprendre son métier de fils en étant un bon et fidèle serviteur, un bon gérant de la maison de Dieu.

Donc, dans le monastère, tout doit être utilisé avec le plus grand soin, utilisé et entretenu. Ce qui est là, ça ne m'appartient pas, cela appartient à Dieu. Je pourrais dire : oui, mais ça appartient à la collectivité des moines. Pas du tout, pas du tout, car alors, qu'est-ce qui arrive ? Cela appartient à la collectivité, alors ça n'appartient à personne et j'ai le droit d'en faire le moins possible et de ne m'occuper de rien parce que c'est la collectivité qui doit s'en occuper. Dans les régimes collectivismes, c'est ce qui arrive.

Il est notoire que dans les régimes collectivismes purs, il y a peu de rendement dans le travail, il y a un gaspillage de tout, le matériel n'est pas bien entretenu parce que, voilà, personne n'est responsable, c'est la collectivité. Entre nous, on aura un peu ça, et on le fait remarquer, dans les administrations. Alors, tout cela est à notre disposition !

 

          Mais maintenant, lorsqu'il arrive un accident, c'est à dire lorsque comme Saint Benoît le dit ici : quelque soit l'endroit où je travaille - donc à la cuisine, au cellier, à la boulangerie, au jardin...On dira encore : à la brasserie, à la basse-cour, à la fromagerie, enfin n'importe où - donc là où je suis, il y a quelque chose qui arrive, un accident ? Celui qui ne fait rien, eh bien alors celui-là ne cassera jamais rien, mais il finira par se casser lui-même.

Donc, un accident est arrivé. A ce moment-là, il doit y avoir dans le chef du moine qui sait où il est, qui sait qu'il est chez Dieu, il doit y avoir un réflexe qui est un réflexe d'honnêteté, oui, un réflexe d'honnêteté. Imaginons ceci : j'ai emprunté à un voisin, voilà, travaillant au jardin, j'ai emprunté sa bêche et j'ai cassé le manche. Est-ce que je vais la remettre discrètement dans le hangar du voisin et ne rien dire ? Non, je vais aller chez lui, m'excuser et lui dire : ça ne fait rien, je vais vous, remettre un nouveau manche, etc. Je vais m'excuser !

 

Eh bien, c'est la même chose pour le moine chez Dieu. Mais il va s'excuser auprès de Dieu dans la personne de l'Abbé, ce qui va de soi, et de la communauté aussi parce qu'il est bon que la communauté sache ce qui est arrivé, qu'on ne se pose pas de questions !

On sait bien, voilà, c'est lui qui l'a fait. C'est à lui que cela est arrivé. Il vient s'excuser devant tout le monde. Eh bien, alors on lui dit : C'est bon, ça va bien. Et on lui donne une bénédiction parce que, voilà, il s'est excusé.

Voila comment nous devons voir les choses, mes frères, c'est dans ce sens-là que nous devons les voir et les vivre. Le moine sera donc toujours un homme honnête, honnête, un homme sérieux et un adulte qui sait prendre sur lui la responsabilité de ses erreurs. Il ne dit pas : O c'est la faute de celui-là ! Non, c'est arrivé à moi, c'est ma faute !

 

Et ainsi, mes frères, nous voyons encore une fois à travers ce petit chapitre que l'âme de notre vie, le moteur de notre vie, c'est toujours un esprit de foi très éveillé qui nous fait voir les choses telles qu elles sont. Concrètement ici, encore une fois, nous sommes chez Dieu. Nous sommes tous des ouvriers de la maison de Dieu. Et  voilà, nous nous comportons comme tels. Jusqu'au moment où nous serons vraiment devenu un seul esprit avec lui.

Et alors il nous dira : maintenant ça suffit, non seulement tu es un bon ouvrier, mais tu es devenu partageant ma vie vraiment un autre moi-même, tu es devenu mon fils. Eh bien, à partir de maintenant, tu va commencer vraiment à servir comme moi, Dieu, au service de chacune de mes perles.

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           28.07.85

          21. Les veilles de la nuit.

 

Mes frères,

 

La Constitution 25 traite des veilles de la nuit. C'est là, je n'ai pas besoin de vous le rappeler, un élément essen­tiel de notre vie monastique. Je vais tout d'abord vous donner le texte de la Consti­tution :

 

          Selon la Tradition de l’Ordre, les heures qui précèdent le lever du soleil sont consacrées à Dieu de la manière la plus appropriée par la célébration des Vigiles, par la prière et la méditation, dans la sobre attente du retour du Christ.

 

Cette veillée nocturne est un exercice de notre vertu d'espérance, cette vertu qui nous permet de posséder dans notre condition actuelle, et Dieu, et l'univers de Dieu, et le mode de vie de Dieu. Elle nous met donc dans une situation qui est déjà la nôtre maintenant mais d'une façon voilée, d'une façon impar­faite, incoative. Elle est en devenir, mais nous la possédons déjà.

Et j'ose dire que nous la possédons déjà en plénitude. Mais notre organisme humain tel qu'il est maintenant ne nous permet pas de l'appréhender vraiment telle qu'elle est. Mais elle est déjà toute entière présente, cela dans la vertu d'espérance. C'est la vertu d'espérance qui nous permet d'être heureux et même d'être joyeux. Rappelez-vous cette parole de l'Apôtre Paul : Joyeux dans l'espérance.

Lorsque un homme est triste - je ne parle pas de la tristesse qui vient de Dieu - mais lorsque il est humainement triste, lorsque comme on dirait aujourd'hui, il commence à faire de la dépression, c'est parce que il a décroché de l'espérance, ou bien que l'espérance est malade en lui. Elle est comme assoupie, comme endormie.

­ 

Ce sont les Vigiles nocturnes qui permettent entre autre d'appliquer à la vie monastique le qualificatif d'évangélique. Vous savez que dès l'origine on a dit que la vie monastique était évangélique, entre autre à cause de ces Vigiles noctur­nes. En effet, les anges, eux, ne dorment pas. Toute leur existence se passe à contempler la face de Dieu, à se baigner dans la lumière qui est la Trinité.

Or, mes frères, l'espérance, elle nous fait communiquer avec la source de la Trinité. Elle nous met au coeur même de la Trinité. Elle fait donc déjà de nous des anges, de façon incoative encore. Mais nous allons l'exprimer en ne dormant pas, c'est à dire en écourtant notre sommeil, en prenant com­me sommeil ce qui est nécessaire, pas plus !

Il y a une forme de jouissance dans le sommeil. Eh bien, nous nous en privons. Le sommeil est une nécessité naturelle, eh bien, nous nous y soumettons, mais nous ne profitons pas du sommeil pour, voilà, nous payer des bons moments.

 

Maintenant encore, dans l'univers de la résurrection qui est donc l'univers des anges, du Christ d'abord, et puis des anges et des saints, dans l'univers de la résurrection il n' y a plus de nuit. On n'a plus besoin de soleil le jour, on n'a plus besoin de lune la nuit. Il n'y a pas donc des instruments physiques qui doivent faire disparaître cette obscurité, ces ténèbres. Non, il n'y a plus de nuit parce que l'Agneau immolé, c'est à dire le Christ ressuscité, le Christ victorieux, lui qui est la lu­mière du monde, illumine absolument tout.

Alors voyez le moine contemplatif qui commence à voir la lumière de Dieu, cette lumière du monde à venir, mais il n'a plus besoin de dormir. Il n'y a plus de nuit pour lui, il est toujours en état de veille. Oui, ces Veillées nocturnes, elles annihilent la nuit. Ce n'est pas une tentative surhumaine de vaincre les limites naturelles. Non, mais mystiquement elles disent que c'est déjà fini avec la nuit. C'est cela l'espérance !

Mais la nuit est encore présente là tous les jours ? C'est vrai, elle est là, elle arrive. On ne sait pas y échapper. Mais du fait que je veille la nuit et que je reste éveillé, à ce moment-là, je nie l'exis­tence de la nuit. Ce n'est pas une illusion ? Non, parce que l'oeil de mon coeur, lui, est déjà dans la lumière et cette nuit naturelle, mais elle n'existe pratiquement plus. Elle est encore pour la chair, mais elle n'est plus pour le coeur qui est déjà en train de ressusciter.

 

Il y a donc là un anéantissement de la nuit météorolo­gique, mais surtout d'une autre nuit, cette nuit du péché, cette nuit de la méfiance, cette nuit de la frustration, cette nuit de la peur, cette nuit de l'égoïsme, de tout ce qui nous paralyse. Dans la nuit, on ne sait plus rien faire. Voilà, on est aveugle la nuit. Eh bien, dans le péché, c'est la même chose. Tout cela disparaît parce que j'entre dans l'univers de la lumière. Et cela est signifié par ces Veillées nocturnes.

C'est pour cela qu'elles sont tellement importantes dans la vie monastique. Elles signifient donc mystiquement la victoire du moine sur le péché et sur la mort. Alors, il n'y a plus aucune situation qui puisse l'affec­ter profondément. Les choses les plus contraires, les situa­tions les plus impossibles, les contrariétés, même les angoisses naturelles, physiques, mais tout cela c'est bon ! Hier avant midi, il y avait du vent. On a cru qu'il y aurait de l'orage. Il n'y a rien eu. Il fait bon aujourd'hui. Eh bien voilà, tant mieux ! Mais s'il pleut tantôt, eh bien voilà, on en prend son parti. Pourquoi ? Parce que nous, ici, nous sommes à l'abri, il ne nous manque rien.

Et le moine, lui, qui est entré dans l'univers de Dieu, se trouve dans la même situation au plan spirituel. Il ne lui manque rien. Donc, la nuit du péché, la nuit de la mort, tout cela est vaincu. Et il le signifie tous les jours parce qu'il se lève pour dire, voilà, au coeur de la nuit, c'est fini, le Christ est ressuscité. Il ressuscite de nouveau en moi. Je partici­pe à sa vie. Le péché est vaincu. La mort est anéantie. Et je le prouve parce que en pleine nuit - le domaine de la mort - eh bien, je me tiens debout.

Il y a un très bel apophtegme de Saint Antoine auquel j'ai pensé ce matin. Le voici. Il est tout petit.

 

          On disait d’Abba Antoine, que le soir du samedi alors que le soleil s’apprêtait à resplendir…..

 

Ceci, ce sont des paroles textuellement empruntées à l' Evangile où Marie-Madeleine se rend au tombeau, donc dans Saint Jean.

Donc le soir du samedi ! C'est donc la nuit du samedi au dimanche que le Christ est ressuscité. Vous vous souvenez, je vous avais expliqué toute la spiritualité, toute la mysti­que de la liturgie, de l'Office chez Saint Benoît. C'est ce­la, ce passage - la Vigile pascale donc - le passage de cette nuit à la lumière, du péché à la vie, de la mort à la résur­rection.

 

          …..que le soir du samedi, alors que le soleil s’apprêtait à resplendir, il tournait le dos au soleil…..

 

Il tournait le dos au soleil, donc à l'occident, c'est à dire au monde des ténèbres. Il le niait. Il le laissait derrière lui. Pour lui, c'était fini, ça n'existait pas. Tous les démons pouvaient se remuer et se battre, ils étaient là-­bas à l'occident dans le royaume des ténèbres. Mais lui, il leur tournait le dos.

         

          …..il tournait le dos au soleil et il tendait les mains vers le ciel en priant…..

 

Il était debout donc ! Rappelez vous le premier apoph­tegme de Saint Antoine. Il s'assied pour travailler et il se lève pour prier, mais avec les mains tendues vers le ciel. Donc, il est dans une attitude ! Pourquoi ? Parce que il at­tend du ciel de recevoir quelque chose, de recevoir la vie, de recevoir la lumière. Donc, voilà Antoine debout, le dos tourné à l'occident.

         

          …..priant jusqu’à ce que de nouveau le soleil éclaira sa face. Alors il s’asseyait.

 

Donc il est tourné, sa face est tournée vers l’Est, vers l'Orient. Alors il priait jusqu'à ce que le soleil éclaira sa face et alors il s'asseyait. Eh bien ça, c'est le moine, il attend que son visage soit éclairé par la lumière, par la lumière du Christ ressus­cité. Et il ne se rassied pas que ce ne soit arrivé. Voyez cette insistance et cette vigueur qui habite l'âme, le coeur du moine et qui est signifiée ici par l'attitu­de d'Antoine.

Eh bien, nous avons ici peut-être l'exemple le plus beau de ces Vigiles nocturnes. Naturellement, il ne faut pas com­mencer maintenant à vouloir faire la même chose. Nous ne som­mes pas Antoine. Nous sommes ici, nous, et déjà bien si nous pouvons parvenir à nous lever pour notre Office de nuit.

Ecoutez encore ce que disait Abba Arsène :

 

          Abba Arsène disait que dormir une heure suffit au moine s’il est un bon combattant.

 

Oui, mais c'était Arsène ! Il est unique en son genre. Mais nous devons l'imiter pour une chose : cette persévéran­ce dans l'attente. Ce n'est pas pendant une nuit que nous de­vons tourner le dos aux ténèbres et tourner la face vers la lumière qui va surgir, mais toute notre vie jusqu'à ce que elle arrive, cette lumière, et qu'elle nous illumine, et que nous la voyions.

Et c'est cela que mystiquement nous signifions par nos Vigiles nocturnes. C'est cela, ne l'oublions pas ! C'est pour cela que c'est tellement important. Et c'est pourquoi on en a fait une Constitution spéciale. Il est dit dans cette Constitution :

 

            Et cela dans la sobre attente du retour du Christ.

 

J'insiste sur le mot sobre, car ça, c'est un terme mo­nastique par excellence. C'est la fameuse nepsis, la sobriété, l'attention, la vigilance. A cela sera lié le jeûne. Il ne faut pas avoir l'esto­mac chargé pour veiller parce que la digestion, ça engourdit et ça endort lorsque le repas est trop copieux.

Tout ça, c'est la nepsis. Le moine est un neptique, il est un veilleur, un vigilant.

Il est en tenue de service pour attendre le Christ qui va venir. Il ne sait pas à quel moment ? Mais une chose est certaine, le Christ est là à la porte. Il peut ouvrir la porte d'un moment à l'autre.

Je ne pense pas ici à la mort physique. Non, non, mais c'est encore une fois l'irruption de cette présence du Christ dans le coeur du moine, de cette lumière qui le transfigure. C'est cela, mes frères, l'exercice de la vie contempla­tive, cette lumière du Christ qui arrive sur quelqu'un pour l'emporter dans l'univers, dans le monde à venir.

 

Et dans cette veille attentive, les yeux du coeur sont ouverts - naturellement - mais aussi les oreilles du cœur. Et c'est pourquoi il est bien dit : par la prière et la méditation.

La méditation ? Il ne faut pas penser aux Jésuites, ni à Saint Ignace. C'est la ruminatio, c'est la meditatio, c'est l'exercice de la prière chez les moines, c'est la Lectio Divina. C'est ça qu'il veut dire. C'est les Saintes Lectures dont vient de nous parler Saint Benoît dans sa Règle.

C'est le moment, après l'Office de nuit, d'être vraiment avec Dieu, tout seul avec Dieu. Et alors, cette Parole de Dieu, la lire, la ruminer, la laisser pénétrer en nous et nous entrer en elle, qu'il y ait une osmose. C'est cela l'oc­cupation du moine en attendant que le soleil se lève, en at­tendant que le jour paraisse : être avec Dieu et l'attendre.

Il y a, oui, la célébration des Vigiles encore, je l'oubliais :

         

          …..la plus appropriée par la célébration des Vigiles.

 

Par la célébration des Vigiles, donc de l'Office de nuit. Et ici, c'est la communauté comme telle qui veille. C'est pas seulement la personne individuelle, c'est la communauté com­me telle. Et c'est à ce moment-là que la communauté apparaît comme Eglise - surtout à l'Office de nuit - comme Eglise parce que c'est l'Eglise qui attend le retour de son Seigneur.

L'épouse, la sponsa Verbi qui attend ce retour. L'Eglise est l'épouse du Christ, vous le savez, l'Eglise immaculée, l'Eglise sans péché. Nous l'avons encore entendu, le Cardi­nal Ratzinger l'a encore bien expliqué il y a quelques jours. Le chrétien est pécheur, mais l'Eglise est sans péché.

Et à ce moment-là, la communauté locale est vraiment constituée dans son être d'Eglise. Rappelons-nous que les premiers Cisterciens parlaient toujours de l'Eglise : l'Egli­se de Cîteaux, l'Eglise de Saint Remy. On ne parlait pas de communauté. C'est un mot qui est venu après dans notre con­texte de civilisation socioculturel d'aujourd'hui.

 

Mais c'est d'abord une Eglise. Et ça paraît comme Eglise dans cette veillée nocturne. Pourquoi ? Parce que l'Eglise est construite sur l'Espérance. Elle est construite sur la Foi aussi, sur l'Amour, mais aussi sur l'Espérance, cette at­tente du retour de son époux.

          Nous prenons conscience à ce moment-là que nous sommes autre chose qu'un groupement : un groupement d'ascètes, un groupe­ment de philosophes, un groupement de sages, de braves gens. Il y a quelque chose de plus. C'est cette vitalité surnatu­relle qui fait de nous un Corps greffé sur la Personne du Christ.

 

Il y a un Statut qui nous dit :

 

          L’heure du lever des frères est déterminée de telle sorte que les Vigiles gardent leur caractère nocturne.

 

Donc (et ça, ça regarde le sonneur) les Vigiles doivent vraiment garder leur caractère nocturne. Pourquoi a-t-on mis cela ? C'était déjà, je pense, dans les anciennes Constitu­tions. Mais pourquoi le rappelle-t-on maintenant ? C'est parce qu'il y a de plus en plus tendance, pas à l'intérieur de notre Ordre, je ne pense pas, mais à l'exté­rieur de l'Ordre même chez ceux qui suivent la Règle de Saint Benoît, il y a donc tendance à supprimer le lever nocturne. On va réciter ou chanter les Vigiles la veille au soir à la place de l'Office de Complies. Et c'est fait, quoi ! Alors on peut se lever grassement à 5 h, à 6 h. Non, pour nous ça ne peut pas être ainsi !

 

Alors, il y a quelque chose encore, c'est deux toutes petites... Mais il y en a qui ne savent pas se lever pour l' Office de nuit. Ils sont fatigués. Et c'est bien, ils ont le droit d'être fatigués. Travail, maladie, toutes sortes de choses, enfin on ne sait pas se lever pour l'Office de nuit.

          Mais ce n'est pas grave du tout parce que, encore une fois, on fait partie d'une communauté. Je ne sais pas me le­ver pour l'Office de nuit, mais je me lève parce que je suis porté dans le coeur des autres frères qui se lèvent pour moi ; et je me lève avec eux.

Il arrivera aussi à un de ces frères-là d'être dans la même situation que moi. Il ne saura pas se lever. Pas d'im­portance ! Ce sera son tour, et alors, moi je le porterai aussi dans mon coeur à ce moment. Lorsqu'on prie à la fin de l'Office pour nos frères absents, ce n'est pas seulement pour ceux qui sont partis en voyage, mais aussi pour ceux qui ne peuvent pas être présents à l'Office de nuit, entre autre parce que voilà, ils ont besoin de repos.

On peut encore dire ceci : mais malgré tout, c'est très beau le moine qui ne doit plus dormir, qui a vraiment la vie angélique, mais il y a tout de même cette nécessité du som­meil ? C'est vrai! Elle est toujours là, cette nécessité. Eh bien, prenons cette nécessité du sommeil comme elle nous est présentée. Mais malgré tout alors, il y a toujours cette bel­le chose qui est bien réelle, bien réelle. Ce n'est pas ici de la poésie, c'est sous forme poétique peut-être, mais c'est réel cette parole de l'épouse du Cantique : moi, je dors, mais mon coeur veille.

C'est la nepsis du coeur. Même pendant le sommeil, le coeur demeure éveillé. Et je ne dis pas qu'il rêve de Dieu et de tout cela. Mais le fond de l'être où habite la Trinité, voilà, c'est toujours en état d'éveil. Et c'est là que notre vie angélique est commencée. Et lorsque on se tire du sommeil physique, à ce moment là, mais on est déjà pleinement conscient d'un état qui était existant lorsque nous étions dans le sommeil.

 

Voilà, mes frères, la vie contemplative qui est la nôtre. Je pense qu'elle est belle. Et nous allons la vivre encore avec une ardeur nouvelle.

 

Règle : 48 : Du travail manuel.                   30.07.85

          L’ordo de la journée.

 

Mes frères,

 

Si nous parcourons le chapitre 48° dans son entièreté, nous constatons que pour Saint Benoît, il semblerait que le moine n'aurait rien d'autre à faire que de travailler et de lire. Nous savons qu'il n'en est pas ainsi. Il a d'autres occupations. Il a l'Office divin, il a les repas. Mais retenons tout de même que la journée du moine est ordonnée à la manière d'une célébration liturgique.

C'est à dire que le temps consacré aux diverses occupations - prenons encore rien que dans le chapitre 48°, le travail manuel et la lecture - est distribué différemment suivant les saisons. Il distingue bien le temps ordinaire, que nous pourrions appeler ainsi depuis Pâques jusqu'au début d'Octobre, et puis d'Octobre jusqu'au Carême, puis pendant le Carême, puis le dimanche.

Il y a chaque fois un Ordo, une ordination qui est différente. Et cela vaut pour tout. Cela vaut pour le travail, pour la Lectio, pour les repas, et ça nous aide à comprendre que la vie du moine comme telle est un culte rendu à Dieu.

 

Notre vie toute entière est une célébration. Elle est, comme le dit la Bible dans sa langue originale, une ….?…. . C'est un service, c'est un labeur, c'est un culte. Et tout cela suppose une culture. En hébreux, c'est toujours la même racine.

Le moine est un homme cultivé. Il a donc une culture qui lui est propre. Ce n'est pas la culture profane. Ce n'est même pas la culture religieuse. Ce sera la culture monastique. Le moine est un homme cultivé. C'est parce qu'il est cultivé qu'il peut bien remplir ses journées au service de l'être le plus extraordinaire, le plus merveilleux qui est son Créateur Dieu. Et cela s'appellera un culte.

Et la culture monastique ? C'est à dire, c'est un homme qui commence à acquérir, grâce à la relation qu'il a établie avec Dieu, et non seulement avec Dieu mais avec la Cour de Dieu, avec les êtres qui vivent et qui entourent Dieu, il acquiert des façons de se tenir, des façons d'agir, des façons de penser qui sont différentes de ce que les autres hommes vivent. C'est cela la culture monastique !

 

Et cette culture monastique va produire des oeuvres qui seront des oeuvres de beauté, mais qu'on retrouvera à travers toute sa journée. L'Office divin devra être beau. Le travail devra mettre sur le marché des produits de qualité. Même ce que le moine va consommer lui-même, ce sera quelque chose de beau, quelque chose de bon. Il ne sera pas gourmand, il ne sera pas gourmet, mais il lui sera impossible de vivre en dehors d'une atmosphère qui entretienne et qui cultive, encore une fois, son être profond, cette culture que l'on acquiert que dans le monastère. C'est ce qui transparaît à travers ce chapitre 48°.

La vie monastique sera donc la réalisation - ce n'est pas une utopie ici, c'est une visée - va donc viser à réaliser l'état, l'idéal paradisiaque d'Adam dans le paradis d'Eden. Il avait été placé là par Dieu au cœur de sa création. Donc en fait, dans l'esprit de Dieu, sur toute sa création. Et là, il devait servir Dieu, travailler pour Dieu. Et toute son activité devenait une liturgie.

Lorsque nous sommes dans un emploi et que nous voyons les choses ainsi, eh bien je pense que nous entrons dans la vérité, dans la vérité de ce que nous sommes. Et nos relations avec les autres, avec nos compagnons  de travail, elles vont prendre une coloration nouvelle, une coloration plus belle parce que nous devons alors nous entraider tous à ce que notre collectivité ……….

 

C'est à dire que voilà, nous sommes dans un travail. Demain on va soutirer, par exemple. Et il faut que tous ceux, qui travaillent au soutirage, même les ouvriers, même les étrangers, disons, à notre communauté - mais qui en font tout de même partie d'une certaine façon puisque ils passent tout  de même 8 à 9 H. de chaque jour avec nous - il faut que cela prenne une apparence de sérénité, de paix, où chacun se trouve bien, où chacun à l'impression de collaborer à quelque chose qui se construit, quelque chose qui se fait. Et non seulement le produit qui va sortir de nos mains, mais au-delà le monastère lui-même, et un certain rayonnement autour du monastère, tout partout où ce qui est sorti de nos mains va se répandre.

C'est cela que j'appelle cet idéal du paradis qu'il faut essayer de créer ici à l'intérieur du monastère. Ce n'est pas pour rien que Saint Bernard appelait son monastère un paradisum  claustralis, ce paradis à l'intérieur du cloître. C'est dans ce sens-là ! Ce n'est pas parce que on y ferait rien d'autre que d'être béatement là en contemplation devant Dieu. Non, non, c'est parce que on y est comme Adam était ou aurait du rester dans le jardin d'Eden.

Or, la vie monastique va aussi devenir ordre, harmonie, équilibre, paix, beauté. Et tout cela, parce que l'âme de la vie monastique, c'est l'agapè, c'est à dire, c'est ce Dieu amour. Dans le jardin d'Eden, il soufflait un petit vent. Et Dieu, lui, était porté par ce petit vent. Je ne dis pas qu'il n'allait pas prendre l'air. C'était lui qui était cet air. Et à ce moment-là, il se manifestait et cherchait l'homme. Il essayait de voir ce que l'homme faisait à l'intérieur de ce souffle qu'est l'amour.

 

Mais maintenant que le Christ est venu, lui qui est, qui portait en lui la plénitude de ce souffle, il l'a répandu sur nous et ça continue à souffler. Il suffit de se laisser inspirer par lui, de le respirer, de façon à pouvoir l'expirer soi-même et le répandre autour de soi. C'est pourquoi, dans cette célébration liturgique qui est notre journée monastique, il ne faut jamais rien prendre au tragique.

Il arrive quelque chose ? Bon, il est arrivé quelque chose. Dans la meilleure des célébrations liturgiques, dans notre église par exemple, il y a toujours des couacs une fois ou l'autre. Mais c'est vrai ! Cela arrive à tout le monde, ça échappe à n'importe qui.

Eh bien, dans notre journée monastique, il y a aussi des couacs. Ne le prenons pas au tragique. On verra bien si ça recommence ? Si ça recommence, alors c'est le symptôme qu'il y a peut-être là une petite maladie qui voudrait commencer. Et alors Saint Benoît dit : Eh bien, vite, l'Abbé doit vite, vite, vite avant que ça ne se développe, il doit vite appliquer un remède pour soigner tout de suite. C'est cela ! Que ce soit une recherche de beauté dans une beauté qui est présente.

 

Et pour que ça puisse se réaliser, il est nécessaire naturellement d'entrer, que chacun entre dans la volonté de Dieu, dans ce projet de Dieu, dans cette chorégraphie si belle dont Dieu est le génial poète. Et chacun à sa place, et à chaque heure de la journée, faire ce qui doit être fait. Ainsi, ça demeure toujours équilibré et équilibrant.

Le Chanoine Jeanneteau nous a parlé hier soir de l'etos des huit modes. S'il avait du parler de l'etos des 72 modes Japonais, eh bien, nous en avions pour je ne sais combien de temps. Mais c'est cela, il y a des modes d'êtres suivant ce que nous sommes. Un préfère le premier mode qui est grave, un autre le troisième qui est mystique, le huitième qui est parfait, le cinquième qui est joyeux. Voyez tout ça ! Mais nous sommes, nous, typés de cette façon-là.

Nous sommes vraiment typés et ces modes, c'est une véritable petite psychanalyse à laquelle nous sommes soumis sans le savoir. Si je préfère tel mode instinctivement, c'est que je suis plutôt de cette ligne-là ! Nous avons chacun notre mode. Alors, voyez tous ces instruments qui jouent ensemble dans une salle de soutirage. Eh bien, chacun a sa façon de faire et c'est très, très beau.

 

Cela vaut aussi dans une salle de fromagerie quand il faut fabriquer du fromage. C'est encore beaucoup plus beau là, parce que il y a moins de bruit. Il y a moins de bruit et il y a plus de personnes. Et voilà, c'est quelque chose avec des petits couacs aussi ! Mais je pense que ces petits défauts rehaussent la beauté de l'ensemble. Une beauté trop parfaite, à mon avis, ce serait assez lassant.

Je me demande aussi s'il n'y a pas comme ça des couacs en Dieu ? Des petits défauts en Dieu ? Et je pense qu'il y en a ! Mais attention, défauts à notre échelle ! C'est que Dieu a tout de même permis qu'il y ait au départ de sa création, lorsque sa création est devenue consciente, il est arrivé un couac. C'est ce que nous appelons le péché originel.

Il a permis tout de même qu'il y ait un raté dans son affaire. Mais alors, le praeconium Paschalae dira : Mais quelle heureuse faute qui nous a valu alors que Dieu vienne jusqu'à nous et se présente dans une chair d'homme. Donc, il n'y a jamais rien qui est perdu chez Dieu. Et une petite erreur, eh bien, c'est toujours l'origine d'une plus grande beauté.

 

Hier, nous avons fêté le trio Marthe, Marie et Lazare. Et ce jour-là, autrefois, traditionnellement on lisait le fameux épisode de Marthe qui s'occupe de toutes sortes de choses et Marie assise aux pieds de Jésus. C'est devenu presque un cliché traditionnel dans la littérature monastique, dans la Tradition monastique.

Mais pour nous, nous ne devons jamais séparer les trois. Car le véritable moine est les trois ensemble : Lazare s'enfonce dans la mort pour connaître au-delà de cette mort une vie nouvelle : la démarche du moine. Marie, elle n'est qu'un oeil et qu'une oreille : le moine contemplatif. Et Marthe ? Eh bien pour Marthe, tout doit être achevé, tout doit être porté à sa perfection. On ne doit rien laisser négligé, tout doit être soigné jusque dans les détails. Elle ne perd pas son temps.

C'est le moine qui est actif, qui n'est pas paresseux, le moine qui est le contraire de ce que nous avons entendu hier, ce moine acediosus, 48,43, qui est rongé par l'acédie. Et puis qui vacat otio aut fabulis, 48,44, qui perd son temps à des bêtises. Il essaye de rencontrer un complice, un autre pareil à lui pour commencer à papoter. Non, ça, c'est pas le moine ! Le moine est à la fois Lazare, Marthe et Marie. Le moine se perd corps et bien dans ce projet de Dieu sur lui. Et il trouve sa véritable identité ainsi pour un service efficace de Dieu et pour une apparition à travers ce qu'il est de ce Dieu qui est amour. Mais il ne le peut, encore une fois, que s'il ne consent à se perdre.

 

Mais à travers ces trois, Marthe, Lazare et Marie, il y a la tout de même un moteur, une âme. Et c'est Marie. C'est cette Marie qui reçoit la lumière de Dieu, cette Marie qui est pure réciprocité, et qui la reçoit en elle, qui se laisse brûler par elle, détruire par elle. Et puis qui se laisse transporter par son désir, par sa confiance et par son amour jusqu'à l'intérieur de Dieu. Et c'est alors Marie, par cette action - car c'en est une - par cette action sublime et silencieuse, qui entraîne à la fois et son frère et sa sœur.

Eh bien voilà, mes frères, ce moteur qui doit animer notre journée. Et si nous nous laissons porter par lui, cette journée sera vraiment pour nous une célébration. Mais pas célébration dans le sens clérical du terme, mais une célébration dans le sens de festivité.

On célèbre Dieu, c'est à dire qu'on le loue. On est heureux d'être chez lui. On est heureux de le rencontrer dans les frères, dans les sœurs. On est heureux à l'endroit où on nous a mis. Et suivant notre etos personnel, eh bien, nous lui répondons en nous perdant dans son vouloir et dans son amour.

 

Règle : 49 : De l’observance du carême.         31.07.85

          La véritable attente du moine.

 

Mes frères,

 

Lorsque nous écoutons Saint Benoît, il nous semble percevoir - du moins moi je le sens très fort - un léger regret dans sa voix. Le bon temps est passé ! Le bon temps où les moines étaient des combattants, où ils n'avaient pas besoin de carême, de cette observance de carême parce que leur observance quotidienne était ce que aujourd'hui nous parvenons péniblement à réaliser pendant ces quelques jours de carême.

Il y a certainement dans les premiers mots de Saint Benoît une réminiscence discrète aux exploits ascétiques des Pères du désert qui nous sont rapportés dans leur vie, dans les apophtegmes. Vraiment, c'étaient des soldats du Christ ! Mais voilà, nous sommes dégénérés. Nous sommes, voilà, des hommes d'aujourd'hui. Nous n'avons plus la vigueur psychique et physique d'autrefois.

Nous sommes des produits de notre temps - je me mets dans la peau de Saint Benoît, c'était déjà comme ça de son temps  - Nous devons donc nous contenter de ces quarante jours pour faire quelque chose qui soit enfin sérieux au niveau de l'observance. Car pour ce qui regarde maintenant l'esprit, l'esprit du carême, lui, il doit être présent en nous à tout instant de notre vie. Il doit être vigoureux et actif tous les jours et à toute heure.

 

Et Saint Benoît a synthétisé cet esprit qui est l'essentiel de la vie monastique et que nous devons essayer de raviver au moment du carême et aujourd'hui encore, puisque nous avons l'occasion de parler de ces choses-là. Et Saint Benoît l'a ramassé dans une de ces perles dont il a le secret, une petite sentence. Quand on l'entend une fois, on ne peut plus l'oublier, surtout dans la langue latine qui, comme vous le savez, qui se prête si bien à ce genre d'exercice.

Elle est épinglée par Saint benoît presque à la fin de son chapitre. La voici: Cum spiritualis desiderii gaudio sanctum Pascha expectet, 49,20. Attendre la Sainte Pâque avec l'allégresse du désir spirituel. Ah ! Mes frères, on ne pouvait pas mieux dire !

L'esprit du carême, c'est à dire le ressort de la vie monastique, c'est une exspectatio, c'est une attente. Le moine est possédé par un besoin. Ce n'est pas une fièvre, ce n'est pas une obsession, mais c'est une force, une force qui le soulève, qui le fait avancer, qui lui fait affronter tous les obstacles, qui lui fait renverser et traverser toutes les murailles. C'est un désire aussi, mais j'y reviendrai tantôt. Et c'est l'attente de la Sainte Pâque.

Elargissons ici notre perspective : lorsque on parle du carême, oui, bon, c'est le jour de la Pâque. Et on pensera : bon, mais maintenant ce jour-là, c'est fini de l'observance du carême. On va pouvoir...… Auparavant, auparavant dans le bon vieux temps qui n'est pas encore si ancien, on allait enfin pouvoir manger un oeuf - les anciens s'en souviennent bien - la seule fois de l'année !

Mais non, il s’agit de la Sainte Pâque. C'est la révélation et l'apparition du Christ ressuscité. Et être soulevé par cette attente tous les jours, qu'est-ce que cela veut dire ? Eh bien, le Christ va m'apparaître lorsque moi-même je serai devenu un autre Christ, lorsque je serai entièrement christifié, lorsque ce n'est plus moi qui vivrai mais que c'est sa volonté, son vouloir, tout son amour qui sera présent en moi.

Ce que je respirerai, ce seront les propres sentiments du Christ, non plus des sentiments d'hommes, mais des sentiments divinisés. A ce moment, le Christ aura opéré en moi une nouvelle résurrection.

 

J'ai comme l'impression - j'espère que je ne glisse pas dans l'hérésie – mais on ne sait jamais, c'est peut-être très juste ce que je vais dire : il me semble que le Christ n'est pas encore tout à fait ressuscité. Il ne sera pas entièrement ressuscité tant qu'il ne sera pas ressuscité en moi.

Donc, je suis un membre de son Corps, mais un membre qui est encore malade, un membre qui est moribond, un membre qui va mourir. Il faut donc que ce membre du Christ ressuscité passe de cette vie charnelle à une vie divine par une osmose de la vie du Christ en moi.

A ce moment, le Christ sera davantage ressuscité. Il sera ressuscité non seulement dans sa personne Jésus Verbe de Dieu, mais il sera ressuscité dans un de ses membres. Et le Christ sera parfaitement ressuscité lorsque tous les hommes participeront à sa résurrection et où il pourra remettre à son Père un Corps parfaitement achevé dans lequel Dieu sera tout jusque dans la moindre des cellules.

 

Eh bien, mes frères, ça c'est l'attente du moine, que cette grâce se réalise en lui. Et il va mettre tout en oeuvre - qui sera fort ? - pour le faire. Et cette attente, à moi donc, elle rencontre l'attente infiniment plus véhémente qui habite le cœur du Christ. Car si moi j'attends ce bienheureux jour, le Christ l'attend pour moi infiniment plus dans toute la vigueur de son être de ressuscité.

Il suffit donc que ma toute petite attente, faible, rencontre la sienne, qu'elle s'ouvre à la sienne pour que une étincelle, une déflagration se produise qui peut me transfigurer. Et cela va se réaliser chaque fois que ma volonté rencontre celle du Christ, lorsque j'entre - mais de tout mon être - dans cette fameuse obéissance. On n'y reviendra jamais assez, tout le secret est là.

La vérité de mon attente, elle se concrétise et elle se vérifie dans l'ardeur de mon obéissance, dans la ferveur de mon obéissance. Mais ne prenons pas obéissance, ici, dans le sens vulgaire du mot, de soumission passive, le faire parce qu'il faut bien. Non, mais dans son sens étymologique, de cette écoute qui fait que je ne peux pas résister et que je me donne entièrement à ce que lui me demande.

Voilà ce que c'est que l'attente ! Et c'est vraiment cela qu'on peut appeler aussi l'Opus Dei, cette oeuvre que Dieu est en train de réaliser et qui fait sa joie. Et je vous assure aussi, qui fait la joie de celui qui a le bonheur d'y collaborer.

Il y en a qui ambitionne dans le monde - et c'est très bien - mais surtout dans le monde politique, de devenir secrétaire à un haut degré. Vous savez, il y a tellement d'échelles ! Secrétaire d'un ministre ! Et il va être ministre pendant quatre ans. C'est déjà formidable, une législature. Eh bien, on va être secrétaire d'un de ces ministres et on en est content. Mais, mes frères, être le secrétaire de Dieu, alors ? Là c'est sérieux, ce n'est pas pour rire. Ce n'est pas pour quatre ans, mais c'est pour toujours. C'est cela cette attente !

On pourrait dire, traduire attente en langage d'aujourd'hui, exspectatio par ambition. Tous les hommes sont ambitieux. On nous éduque à l'ambition depuis l'âge le plus tendre. Vous savez, les compétitions dans les écoles, dans les jeux, tout partout ! L'ambition d'être celui qui gagne, celui qui est le premier, celui qui l'emporte sur les autres, celui qui commande, le meilleur en tout.

Eh bien cette ambition, mes frères, cet instinct qui est inscrit en nous mais qui a été déformé par le péché, remettons-le, redressons-le et traduisons-le par attente. L'attente dont parle ici Saint Benoît, c'est l'ambition baptisée qui est débarrassée de toutes les séquelles du péché d'origine.

 

Alors, Saint Benoît dit qu'il faut attendre avec la joie du désir spirituel. 49,19. La vie du moine, mes frères, c'est une joie qui est portée, alimentée par le désir, un désir dont la source est l'Esprit Saint lui-même. Saint Benoît le dit un peu plus haut : Cum gaudio sancti Spiritus, 49,16. Il faut offrir avec la joie du Saint Esprit, permettre à l'Esprit Saint d'être joyeux en nous et alors, permettre à notre petit cœur de participer à cette joie qui est la propre joie de Dieu.

C'est cela la vie du moine ! C'est cela que le carême doit nous rappeler ! C'est cela que nous nous rappelons ce soir ! Et le désir spirituel ? Il n'y a qu'un unique désir dans le cœur du moine : c'est de rencontrer, comme je le disais au début, le Christ ressuscité, de participer à la résurrection du Christ, de devenir avec lui une seule lumière. Le désir !

Mais cette joie, dont je parle maintenant après Saint Benoît, n'est pas nécessairement une joie sensible. C'est une joie d’ordre spirituel, c’est une joie divine. C'est la propre joie du Christ qui a été, lui, avant nous, possédé par le désir de rencontrer la Pâque. Il le disait : j'ai désiré d'un désir immense de manger cette Pâque avec vous avant de mourir. C'est ce désir du Christ de manger sa Pâque, donc de connaître la résurrection après avoir traversé la mort, qui habite le cœur du moine. Ce n'est pas un autre désir. C'est celui-là !

 

Et, mes frères, notre Office de Complies que nous récitons chaque soir, ne l'oublions pas, est le rappel quotidien du carême et de notre attente. Le grand psaume du carême, vous le savez, c'est le Psaume 90. Et nous le récitons tous les jours au soir avant de nous endormir.

Nous endormir, cela veut dire faire l'expérience physiologique d'une mort. Lorsque je dors, je n'existe plus. Et puis le matin, être tiré du sommeil, de la mort, non pas par la voix de l'archange, mais par le timbre de la sonnerie.

Mais ça ne fait rien ! Il y a là toutes choses symboliques à l'intérieur de notre vie qui nous montre que ce qui est, disons, structuré, organisé chez nous, est un langage, est un message que nous devons écouter et qui est ce message que le Christ nous transmet encore aujourd'hui par la bouche de Saint Benoît :

Attendre cette Pâque, attendre cette expérience extraordinaire de mourir en Dieu pour ressusciter en Christ ; être soulevé, porté par ce désir ; ne plus avoir que cela au cœur et alors tout traverser. Tout se relativise alors lorsque c'est placé dans cette lumière et dans cet ordre.

Voilà, mes frères, c'est assez pour ce soir !

 

Chapitre : Récollection du mois d’août.           03.08.85

          Le défit à la sainteté.

 

Mes frères,

 

Le mois d'Août, dans lequel nous sommes déjà entrés, est un mois provoquant, un mois dangereux. Il nous lance en plein visage le défi à la sainteté. Et qu'allons-nous faire ? Allons-nous sauter de côté, nous dérober, nous esquiver ? Ou bien allons-nous relever ce défi ?

 

Mes frères, si l'objectif premier, unique de notre vie n'est pas la sainteté, je me demande ce que nous venons faire dans ce monastère, ce que nous faisons sur terre ? Si la sainteté n'est pas le but que nous poursuivons avec une in­lassable persévérance, eh bien, nous sommes des êtres inuti­les, des êtres nuisibles. Nous ne sommes plus bons qu'à être jetés dehors et à être foulés au pied par les hommes.

Oui, la sainteté - il vient de nous en être parlé - elle n'est rien d'autre que cet état merveilleux de transfigura­tion. Et n'allons pas nous imaginer toutes sortes de phéno­mènes hors du commun ! Non, la transfiguration, c'est bien autre chose. Nous sommes appelés à être, à devenir des êtres lumineux par la pureté de notre coeur et par l'ardeur de notre amour, des êtres capables de transmettre aux autres la vie divine dont ils sont pétris.

Athanase le Sinaïte nous a montré en quoi consistait le bonheur de cette transfiguration. On se trouve alors dans cette nuée qui forme autour de l'homme un rempart à travers lequel aucune puissance maléfique ne peut pénétrer. On est comme soustrait aux puissances mondaines et aux puissances charnelles. On est véritablement entré chez Dieu. On est avec Lui. Et dans cette lumière, on devient soi-même lumière. Mais tout cela dans le secret...

 

Mes frères, un homme qui approche de cette transfigura­tion, donc de cet état de sainteté, il est parfaitement li­bre. Et personne ne le sait, sauf lui et Dieu. Et le processus de cette transfiguration est amorcé dès l'instant de notre baptême, dès l'instant où nous sommes greffés sur la personne du Christ ressuscité et où cette surabondance de vie divine commence à couler vers nous et en nous.

Et le processus de croissance, d'évolution se poursuit la nuit comme le jour à la manière d'une graine déposée en notre coeur par ce divin cultivateur qu'est notre Christ. Il suffit donc de demeurer fidèlement à sa place sous toutes les saisons, dans toutes les circonstances et ne ja­mais tenter de s'arracher à cette place pour aller ailleurs. Lorsque la plante a été arrachée, nous savons que transplan­tée ailleurs, elle aura très difficile à reprendre et que peut-être ça se terminera par un avortement.

Mes frères, dans cette fidélité à cette lumière dans la­quelle on baigne, à cette lumière qui prend possession de notre intérieur, dans cette fidélité se trouve déjà mainte­nant un avant-goût de ce bonheur, de cette récompense qui est bien du moine lorsqu'il est devenu tout entier lui-même lu­mière. Il faut donc permettre aux énergies divines de nous transformer, mais imperceptiblement, jusqu'à ce que nous ayons atteint notre taille adulte en Christ. La sainteté, c'est donc laisser le Christ nous transfigurer en un autre lui-même. Cela consistera pour nous à le suivre, à lui obéir en tout avec la confiance et la simplicité d'un enfant. Voilà en quoi le mois d'Août est provoquant.

 

Mais il nous attend encore pour nous présenter une autre merveille. Le Christ et nous-mêmes, nous avons une seule et même mère: la Vierge Marie in caelum assumpta. Marie transpor­tée, élevée, transplantée dans le ciel, c'est à dire au coeur même de la Trinité, et cela dans son corps, comme dans son esprit, comme dans son âme, comme dans son coeur. Marie tel­le qu'elle était sur terre, Marie transplantée là où est Dieu, en Dieu lui-même.

Et ne la voyons pas comme notre modèle, mais infiniment mieux. Elle est notre génitrice. Nous sommes tout entier dans notre être spirituel, dans notre être en voie de transfigura­tion, nous sommes tout entier de Dieu et de Marie. Et sur le visage de l'homme transfiguré, on reconnaît les traits de Dieu et de Marie. En elle comme dans le Christ, il se passe pour nous quelque chose d'extraordinaire. Nous sommes un petit morceau de Marie, cela dans notre être nouveau, comme nous sommes un petit morceau de notre mère pour ce qui regarde notre corps.

Pour notre corps nouveau, pour notre corps spirituel, nous sommes un petit morceau de Marie, car nous sommes un membre du Christ. Si bien que par Marie et par le Christ, une partie de nous-mêmes est déjà arrivée là où notre être tout entier arrivera un jour. Mes frères, voyez une nouvelle fois combien ce mois d' août est provoquant pour nous !

 

Mais maintenant, si nous cherchons un modèle à notre portée, nous rencontrons quelques jours après cette magnifi­que fête de l'Assomption, nous rencontrons notre Père Saint Bernard qui était un homme, je dirais, presque de notre temps. Qu'est-ce que c'est que quelques siècles de distance par rap­port à lui au regard de l'éternité ? Nous nous sentons encore maintenant si proche de lui par toute notre personne.

Bernard était un homme avec ses passions, avec son ca­ractère, avec ses difficultés, avec ses chutes. Bernard était un pécheur comme nous. Et voilà qu'il s'est livré corps et âme à un double amour : l'amour du Christ ressuscité et l'amour de Marie. Et ces deux amours dans son coeur n'en fai­saient qu'un ! Il a été ainsi immergé à l'intérieur de cette lumière qui est le nimbe, l'auréole, le milieu dans lequel vivent le Christ et Marie et dont ils sont la source. Il a vécu dans cette lumière et la transfiguration, la sainteté, est arrivée pour lui.

Mes frères, nous devons savoir qu'aujourd'hui nous avons déjà, là dans le monde à venir, nous avons un ami, nous avons un Père spirituel et nous avons un guide. Nous marchons sur ses traces. Nous recueillons son enseignement. Nous nous laissons pénétrer par sa parole. Et à notre tour, nous nous laissons façonner. Oui, mes frères, le mois d'août est vraiment un mois qui nous lance un défit provoquant. Et bien ce défit, nous le re­levons - notre présence ici le prouve - et nous avançons.

 

Nous avançons lentement, mais nous ne cessons pas d'a­vancer. Et si nous trébuchons, eh bien, nous nous relevons et nous continuons notre route. Bernard a trébuché souvent. Ma­rie n'a pas trébuché, mais soyons-en certains, elle a été bousculée tout autant que nous le sommes.

Le Christ naturellement était Dieu. Mais nous savons qu'il a été tenté comme un homme. Mais en lui comme en Marie, nous étions déjà vainqueurs, et en notre Père Saint Bernard nous le sommes encore.

Voilà, mes frères, toutes raisons d'espérer. Nous nous laisserons donc entraîner jusqu'à ce que à notre tour nous nous éveillions dans cette lumière, que nous ne fassions plus qu'un avec elle et que nous goûtions à notre tour la joie de la transfiguration dont nous a si bien parlé Athanase le Si­naïte.

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           11.08.85

          22. La garde du silence.

 

Mes frères,

 

La Constitution 26 se situe dans le prolongement des Constitutions précédentes qui nous parlaient du souvenir de Dieu, de la Lectio Divina, de la vigilance du coeur, des veil­les de la nuit.

La Constitution que nous allons lire aujourd'hui traite de la garde du silence. Et voici ce qu'elle dit :

 

          Le silence, élément très important de la discipline monastique, jouit toujours de la plus grande considération de l’Ordre. Il favorise le souvenir de Dieu, ouvre le cœur aux inspirations de l’Esprit Saint, entraîne à la vigilance du cœur à la prière solitaire devant Dieu. C’est pourquoi en tout temps, mais surtout aux heures de la nuit, les frères s’appliqueront au silence.

 

Le texte original ne dit pas précisément élément très im­portant de la discipline monastique. Il utilise une expression bien plus forte pax eximia. Cela signifie que le silence est à l'in­térieur de la vie monastique un élément hors pair, éminent, incomparable, privilégié. Il faut donc s'adonner au silence avec un soin particu­lier. On parle d'ailleurs du culte du silence. Nous retrou­verons le mot dans le texte original quelques lignes plus loin.

Le silence est donc cette partie excellente, hors ligne de la discipline monastique. C'est bien traduit. Mais que faut-il entendre par discipline ? Nous ne devons pas penser à la discipline militaire même si le monas­tère est un camp retranché dans lequel veille une armée tou­jours en état d'alerte. La discipline signifie autre chose.

C'est très difficile à rendre par un seul mot en langue française. Il faut user d'une périphrase. C'est une façon de vivre qui est une ouverture constante à l'enseignement sans cesse dispensé par l'Esprit Saint. Dans le mot discipline, il faut voir le mot disciple. A l'intérieur du mot disciple, il faut voir la racine qui si­gnifie en français enseigner.

 

La vie monastique sera donc une écoute attentive d'un enseignement qui est dispensé par l'Esprit Saint. Le Christ nous a dit que cet Esprit nous rappellerait tout ce que Lui nous avait dit, et que l'Esprit nous conduirait vers la véri­té toute entière. Or cette vérité, nous le savons, c'est Dieu lui-même. Elle est donc infinie. Nous serons donc toujours enseignés par l'Esprit, mais toute l'éternité, pas seulement ici. Le monastère sera donc une école où on apprend notre métier d' éternité.

Dans la béatitude, lorsque nous verrons Dieu face à face, nous serons toujours des disciples, toujours nous aurons à apprendre. O, ce ne sera pas pour nous bourrer le crâne, car à ce moment-là, nous aurons un corps ressuscité et il sera constitué autrement que maintenant. Notre capacité de connaître et d'aimer sera nourrie sans arrêt par l'Esprit de Dieu qui sans cesse - il faut bien in­sister sur cet aspect - sans trêve prendra possession de nous pour élargir à l'infini notre capacité de savoir et d'aimer.

C'est dans ce sens-là que la vie monastique est une dis­cipline. Elle est donc l'apprentissage de ce que nous ferons pendant toute notre vie qui, je le rappelle, n'aura pas de fin. Nous sommes lancés dans l'existence et c'est pour tou­jours. Le moine est donc toujours un disciple. Il n'aura jamais la prétention de tout connaître.

 

C'est une des raisons pour lesquelles entre autre le moine au douzième degré d'humilité ne circulera pas dans les cloîtres et partout avec la tête bien haute pour dire : vous savez, moi je sais tout. Non, il aura plutôt la tête légèrement inclinée, non pas seulement parce qu'il est conscient de ses péchés, mais parce que c'est une attitude qui favorise l'attention, l'écoute, la vigilance.

          Et l'Abbé lui-même est disciple. C'est surtout lui qui doit être disciple. Il est parmi ses frères le premier des disciples, celui qui capte le mieux ce que l'Esprit dit à la communauté. Et son devoir est de le transmettre à ses frères.

Nous n'avons qu'un seul maître. Et ce maître, c'est le Christ ! Faisons toujours bien attention à ceci : ne nous laissons jamais séduire par le prestige d'un homme quel qu'il soit, que ce soit l'Abbé, que ce soit le Pape, pour aller au plus haut d'un coup. Mais alors, imaginez tous les intermé­diaires. . .

Non, ne jamais s'arrêter à la personne de l'homme, mais à travers cet homme qui a forcément ses limites quel qu'il soit – aussi prestigieux que soit cet homme – il faut atteindre le seul et unique maître qui est le Christ. C'est lui qui parle, et c'est lui qui doit être écouté.

 

Le silence, mes frères, constitue le moine. C'est le si­lence qui fait le moine. Le moine est un veilleur. Il est un expectant et il est un écoutant. Et s'il n'est pas cela, il est encore à la recherche de son identité. Le noviciat a entre autre pour but de façonner, ou plu­tôt - ce n'est pas façonner, parce que dès qu'on entre dans le monastère, qu'on est appelé par Dieu, on est déjà façonné sur le modèle de cette petite trinité intime : veilleur, ex­pectant, écoutant – c’est structurer cet ensemble pour qu’il forme une unité qui sera alors un moine.

Donc, cette part privilégiée de la discipline monastique, elle jouit, dit le texte français, toujours de la plus grande considération de l'Ordre. Cela fait penser à ces fins de let­tres : Veuillez agréer l'expression de ma considération dis­tinguée. Cela fait très protocolaire, cette traduction !

Dans le texte original, c'est infiniment mieux. Il est dit : summo honore …… Et là, nous retrouvons       l'élément cul­tuel du silence. C'est un culte, le silence. Ce n'est donc pas seulement une observance matérielle, mais c'est aussi et surtout une attitude intérieure d'adora­tion et de prière. Le silence est l'ambiance dans laquelle baigne l'Office Divin, le travail, la Lectio Divina. C'est le lieu où s'accomplit la digestion spirituelle.

 

Nous recevons à longueur de journée et même de nuit une multitude d'information d'ordre spirituel, d'ordre surnaturel. Nous devons les assimiler à notre substance personnelle. Nous devons donc être présents à ce que nous recevons. Cette pré­sence, ce sera notre silence. C'est pour ça que je dis qu'il est le lieu où s'accomplit cette digestion.

Lorsque cet estomac spirituel est en bonne santé, lors­qu'il fonctionne bien, à ce moment l'organisme spirituel tout entier se fortifie normalement. Il n'y a pas de déséquilibre en lui. Donc, la santé d'un moine se mesure à la qualité du si­lence qu'il entretient en lui et autour de lui, et qui rayon­ne de sa personne. Et à ce moment-là, le silence ne se dis­tinguera pas de la paix et de la joie.

Alors on comprend dans ces conditions qu'il soit l'objet, comme le dit le texte latin, d'un honneur, honor summus, le plus élevé. C'est mieux que de la plus grande considération. Il faut honorer le silence. Il faut honorer un homme de silence. Le moine mérite l'honneur lorsqu'il est silencieux. Autour de lui, il y a comme un culte qui s'exerce déjà de son vivant. O, ce ne sont pas ses frères nécessairement ! Mais il y a tout cet univers spi­rituel, cet univers angélique, cet univers des saints, l'uni­vers de Dieu donc, qui est autour de cet homme et qui l'ho­nore.

 

Mes frères, il est dit encore que c'est cela toujours, semper dit le texte. Mais toujours ce n'est pas, je dirais, à longueur de journées, mais c'est toujours dans l'Ordre. Cela signifie que ce silence est une caractéristique de l'Ordre cistercien. Il a toujours été en honneur dans l'Ordre, entouré du plus grand des honneurs. Cela fait partie de notre Tradition.

Vous savez que pour les gens du monde, encore aujourd'hui, le Trappiste, c'est celui qui ne parle pas. Des Trappistes qui parlent, mais pour les gens du monde, c'est un contresens ! C'est pas des vrais trappistes alors ! Il Y a quelque chose d'exagéré là-dedans dans ce silence de la Trappe. Il y a une sorte de durcissement. Au­jourd'hui nous comprenons mieux en quoi il consiste. C'est une discipline de la parole, et pas seulement la parole ex­terne de la bouche, mais aussi la parole intérieure, celle du coeur.

Eh bien, mes frères, essayons d'être fidèles à cette Tradition. Mais je le répète encore une fois, la santé d'un moine, elle se mesure à la qualité de son silence. Essayons de retenir cela ! Cela nous encouragera à tenir en laisse notre langue et aussi la langue de notre coeur pour que toute notre attention soit dirigée vers Dieu, que nous soyons tout entier écoute et attente de l'heure où il nous parle. Or, il nous parle à chaque instant.

 

Vous savez que nous sommes littéralement bombardés par une multitude de particules stellaires qui circulent dans no­tre atmosphère. La plupart, naturellement, sont anéanties, dissoutes au moment où elles touchent notre atmosphère. Mais il y en a qui arrivent jusqu'à nous, sur notre ter­re, ici. Maintenant on peut, à l'aide d'appareils très déli­cats, les enregistrer, les capter.

Eh bien, nous sommes ainsi bombardés, nous, par la grâ­ce, par des touches infimes de l'amour de Dieu. Elles nous viennent à travers nos frères, à travers les événements, à travers une quantité de choses. Eh bien, le silence nous permet d'être attentifs à cela et d'entendre, d'entendre ce qui nous touche, et d'entendre ce qui nous forme.

La Constitution n'est pas finie. Nous continuerons di­manche prochain.

 

Homélie : Eucharistie Vespérale du 15 août.     14.08.85

 

Mes frères,

 

La vigile que nous célébrons au cours de cette Eucharis­tie est le symbole de la vie longue, laborieuse, douloureuse mais si paisible de Marie, une vie en tout semblable à la nôtre par sa concrétude, par son interminable cortège de pei­nes et de joies. Mais vie aussi unique, absolument unique par sa pureté, par sa luminosité, par sa transparence sans la moindre tache.

Marie, la tour imprenable, est demeurée tout au long de sa vie fidèle à son propos initial au jour, à l'instant où elle a répondu au Dieu qui la sollicitait : Eh bien, qu'il me soit fait selon ta Parole. Sa nourriture, sa raison de vivre, son désir, l'élan de son coeur était cette Parole de Dieu porteuse d'une volonté identique à l'amour.

Quand bien plus tard, Jésus dira à ses disciples stupé­faits, qu'il se nourrit d'un aliment que ses disciples ne connaissaient pas, et que cette nourriture est la volonté de son Père, à ce moment-là, il affirmera clairement qu'il est le fils de Marie, cette femme qui était vraiment constituée par la Parole de Dieu, qui vivait uniquement de cette Parole.

 

Mes frères, Marie et Jésus sont donc ainsi le premier maillon d'une chaîne de filiation divine dont nous faisons partie si, à notre tour, nous nous perdons dans les vouloirs de notre Père. Alors, nous entrons dans l'immense famille des enfants de Dieu, la famille des saints qui ont entendu la Parole et qui l'ont gardée. Nous goûtons alors leur bonheur qui est le propre bonheur du Christ et de Marie.

Quelle joie alors, mes frères, de sentit bouillonner en soi, en son coeur, cette vie impérissable, de se savoir alors transporté déjà sur le seuil du dernier jour. Oui, la victoire sur la mort, on la connaît à cette heu­re-là. Elle est déjà acquise lorsqu'on ne fait plus qu'un avec la volonté de Dieu. Cette victoire sur la mort, elle est passage dans un au-delà de l'imaginable, de l'intelligi­ble. Elle nous revêt de lumière et notre assomption est déjà commencée.

Mes frères, voilà le sens de cette vigile. Et je conclurai en attirant votre attention sur un fait, sur une donnée à laquelle nous devons toujours être suprêmement attentifs, celle-ci : la vie monastique toute entière, elle est la célébration d'une vigile, celle de notre glorifi­cation en Dieu.

Oui, cette vigile, nous la célébrons jour après jour avec Marie et le Christ jusqu'à l'heure où nous serons à no­tre tour emportés auprès d'eux, où nous les verrons sans au­cun voile, en pleine lumière, et où nous goûterons leur béa­titude pour l'éternité.

                                                                                                          Amen.

 

Chapitre : La vie monastique est une vigile.    14.08.85*

          Marie dans le mystère de son Assomption.

 

Mes frères,

 

Permettez-moi de revenir sur une vérité que j'ai épin­glée à la fin de mon homélie : La vie monastique toute entiè­re doit être vécue comme la célébration d'une vigile. Elle est l'attente d'un événement qui va se produire et qui est déjà amorcé à l'intérieur du désir qu'on en a. Le désir, alors, n'est pas distinct de l'espérance. Il est cette espérance.

Mais lorsque nous parlons d'espérance, immédiatement vient à notre esprit les deux vertus soeurs de l'espérance : la foi et la charité. Si bien que le désir est animé, il est structuré par la présence à l'intérieur même de ce désir de Dieu dans son être à la fois un et trine. La vie monastique est donc la célébration d'une vigile.

Elle est donc une veillée. Un événement se prépare. Il est déjà en cours. L'être du moine est tendu vers cet événement. Et cette tension est animée par Dieu lui-même. La vie monastique n'est donc pas une philosophie. Elle n'est pas une sagesse humaine. Elle ne peut être construite au prix d'un effort. Elle n'est pas réservée à une élite in­tellectuelle. Non, elle est d'origine divine et elle tend vers un but qui est divin.

 

L'événement, maintenant, qu'attend le moine et qu'il guette de toute l'ardeur de son coeur, c'est l'assomption, l'assomption de son être à l'intérieur de l'univers de Dieu. Cet univers de Dieu, nous l'appelons le ciel, ou bien la société des saints, et instinctivement, nous localisons ce lieu dans les hauteurs. Ma foi, puisque c'est ainsi, n'y changeons rien. Mais ayons tout de même bien conscience que le ciel ne peut être localisé car il n'est rien moins que la Personne même de Dieu. Il est le coeur de la Trinité. Entre dans le ciel, l'homme qui ne fait plus qu'un seul esprit avec Dieu, l'homme dont l'être a été transfiguré.

Il était purement humain, il était charnel, il était matériel, il était terrestre. Il est devenu spirituel, pneumatique. Il est devenu céleste, comme dit Saint Paul, parce que ce n'est plus l'homme qui vit d'une façon naturelle, c'est le Christ qui vit dans cet homme qui est christifié, qui est divinisé. Il est chez Dieu, il est donc au ciel. Et cette assomption dans l'univers de Dieu, elle ne se produit pas instantanément. Elle se réalise lentement, pro­gressivement, au fur et à mesure que notre être se transfor­me. Il y a donc un passage d'un état à un autre.

Il y a un exode, il y a une Pâque d'un état purement na­turel â un état surnaturel. Ce passage, c'est une assomption. Cela veut dire qu'il n'est pas possible à l'homme de le réaliser lui-même. Il doit être saisi. Il doit être pris. Il doit être emporté. C'est cela que signifie étymologiquement le mot assomption. C'est une assomption d'ordre mystique. C'est certain ! La Vierge Marie, son assomption a d'abord été mystique. Puis elle a été vraiment corporelle dans son être ressuscité.

Pour nous, dans notre situation actuelle, nous vivons ce que la Vierge Marie vivait avant sa mort. L'assomption de Marie, il faut la voir en route pendant toute sa vie, et puis s'épanouissant en une gerbe, en un feu d'artifice à l'instant qui est sa mort physique. Cette assomption que nous vivons maintenant, elle est bien réelle. Il faut le savoir, elle est bien réelle. Et le sait celui qui commence à entrevoir la lumière de cet univers divin.

Pour celui-là, il n'y a plus de doute. Il est déjà, comme je le disais encore tantôt, arrivé au seuil, sur le seuil du monde à venir. Il est sur le seuil du dernier jour. C'est cela que l'Apôtre disait. Il parlait du dernier jour. Il est sur le seuil. Pour lui, à ce moment, son assomp­tion définitive est imminente. Elle peut se produire de façon instantanée pour lui, car il est arrivé à un point de rupture entre son état purement humain et son état d'homme en voie de divinisation. Il y a un moment où....où c'est fait. Vous comprenez ? C'est cela la mort du saint.

 

Un saint ne meurt pas naturellement. Il meurt parce qu'il est mûr...et voilà, c'est fini ! Mais pour ceux qui regar­dent, qui sont autour de lui, ils diront : il est mort de ceci ou de cela. Mais non, il n'est pas mort de ceci ou de cela. Il est mort parce qu'il a été assumé. Son assomption s'achève.

Et la tension spirituelle de cette attente, elle croît à mesure que l'heure approche. Donc, on pourrait traduire cela en terme de ferveur spirituelle. Mais ne pensons pas à des attitudes pieuses, ni à tout ça. C'est purement intérieur. C'est un besoin de plus en plus intense d'être entièrement consumé par l'être divin qu'on commence à apercevoir.

Alors, Saint Benoît, il ne veut rien dire d'autre lors­qu'il demande au moine d'avoir tous les jours la mort devant les yeux. C'est une façon, je ne dirais pas pittoresque, mais très...un peu...c'est pour nous secouer et nous dire que no­tre vie de moine doit être la célébration d'une vigile, donc d'une veillée.

 

Et la mort alors, elle est vue, j'y faisais allusion il y a un instant, comme l'assomption réalisée. C'est fini ! Et on l'appellera en langage hagiographique le dies natalis, c'est le jour de la naissance. C'est donc un jour de joie et d'une joie irrépressible. Et chez le saint, c'est l'abondance de cette joie qui provo­que la rupture que nous appelons, nous, médicalement la mort.

Vous allez peut-être dire que tout cela n'est pas vrai, ou le penser ? Oui ! ! ! Il y a deux vérités, voyez-vous. Il y a la vérité de la théologie de la libération, pour en reve­nir à ça. C'est la première fois que j'en entends parler, mais je commence à comprendre maintenant.

Elle se construit sur des présupposés marxistes. C'est à dire que la seule réalité, c'est ce que la science peut contrôler, ce qu'elle peut mesurer. C'est donc une théologie qui tout dans le fond est athée. Si je me vois comme un athée, c'est certain, toutes ces choses d'assomption dans l'univers de Dieu, d'une mort qui est un éclatement, une éclosion, une naissance...mais ça ne ressemble à rien du tout. Je dirais : c'est pas vrai !

 

Mais pour celui qui fait l'expérience de la relation à Dieu, celui qui dans la foi, l'espérance et la charité, donc dans cette vie divine, se laisse prendre et se laisse tra­vailler, alors celui-là, il sait de science certaine et abso­lue qu'il y a là un être - que nous appelons Dieu - qui prend possession de lui, un être qui a voulu d'abord en tant que Dieu faire l'expérience d'une chair d'homme.

Et voilà, mes frères, ce qu'est la vie monastique Nous comprenons mieux maintenant pourquoi la Vierge Ma­rie est la Reine de Cîteaux dans le mystère de l'Assomption. C'est pour cette raison-là. Les cisterciens, ne l'oublions pas, étaient des mystiques. C'étaient des hommes, des contemplatifs qui vivaient avec les deux pieds par terre. Ils faisaient de la bonne biè­re - déjà! - du fromage, de l'élevage, de tout. Ils savaient travailler. Ils avaient les deux pieds par terre.

Mais ils avaient leur coeur déjà là où ils étaient appe­lés. Ils avaient le coeur déjà chez Dieu. Et toute leur vie était l'attente, la veillée du jour où leurs pieds auraient retrouvé leur coeur et où ils seraient entièrement chez Dieu. C'est pour ça que Marie qui était la créature la plus ordinaire, la plus proche d'eux après le Christ - Mais disons que le Christ était encore dans une certaine transcendance. Marie était beaucoup plus proche - eh bien, c'est pour ça que Marie, dans ce mystère de son Assomption, était leur Reine parce qu'ils voyaient en elle ce qu'ils vivaient.

 

Cela nous aide à comprendre aussi pourquoi nous devons toujours rester novice. Nous avons deux novices qui demain... c'est leur dernière nuit en habit de novice.. .Et alors, ils ne doivent pas se dire : mais maintenant, c'est fini demain. Ah non ! Ils doivent rester novice jusqu'à leur dernier jour.

Le moment où un moine cesse d'avoir l'esprit du novice, la mentalité du novice, où il cesse de célébrer cette vigile de l'attente de son assomption, à ce moment-là, il devrait recommencer son noviciat. C'est ça qu'il faudrait faire. Mais j'espère bien que nos deux artisans seront fidèles ? C'est certain !

 

Admonition : Vœux temporaires.                  15.08.85

          Premiers vœux des frères Guerric et Philippe.

 

Mes frères,

 

Vous avez demandé, vous avez imploré la miséricorde de Dieu, celle de l'Ordre et celle de vos frères. Vous avez donc bien conscience de votre misère, de votre faiblesse, de votre péché. Mais aussi, vous mesurez la grandeur de cet appel que vous avez reçu, la faveur que Dieu vous accorde en vous appe­lant à entrer dans cette Maison qui est sienne et où vous al­lez apprendre à le servir jusqu'à ce que - il vient de vous le rappeler maintenant - il vous comble de sa propre vie.

Ces sentiments d'humilité ne devront jamais quitter votre coeur. Vous ne devrez jamais devenir des arrogants, des gens qui s'imaginent tout connaître, des gens qui s'imaginent meilleurs que les autres. Non, vous aurez toujours une grande défiance de vous, mais d'un autre côté une immense confiance en ce Dieu qui vous a appelés tels que vous êtes, tels que vous étiez. Mais vous ne pouvez pas maintenant concevoir ce qu'il va faire de vous.

Et ces sentiments d'humilité, vous les entretiendrez, vous les rafraîchirez chaque jour par le chant des Psaumes. Vous connaissez cette prière, cet escalier à cinq étages qui nous conduit jusqu'à Dieu. Et aussi, vous les rafraîchirez par le respect que vous témoignerez à chacun de vos frères, vous estimant toujours moindres qu'eux, moindres que le plus petit d'entre eux.

 

Vous savez que les normes de mesure chez Dieu ne sont pas celles qui régentent notre monde. C'est le plus petit ici-bas qui sera, qui est déjà le plus grand chez Lui. Effor­cez-vous donc d'être toujours les plus petits jusqu'à l'inti­me de votre coeur. Et ainsi, vous avancerez, vous progresse­rez en âge, et vous progresserez en taille, en âge spirituel, en taille spirituelle.

Vous n'êtes pas ici chez vous. Vous êtes chez Dieu. Vous êtes dans sa Maison. Et vous êtes ici pour le servir. Et de­puis que vous êtes arrivés, vous avez appris déjà à connaître ce Dieu et le jardin où il vous a plantés. Vous avez poussé vos premières racines. Une vie nouvelle commence à circuler en vous, et vous êtes heureux. Cela se voit, vous rayonnez la joie. Non seulement par­ce que vous êtes jeunes, mais aussi parce que vous êtes heu­reux d'être chez Dieu.

Et cette joie, ce bonheur, eh bien je vous le promets, si vous êtes fidèles, il va sans cesse gran­dir. O, vous connaîtrez bien des épreuves, Saint Benoît vient de vous le dire. Vous devrez participer aux souffrances, aux passions du Christ. Mais à travers tout cela, au fond de vo­tre coeur, il y aura toujours cette joie que rien que rien ne peut entamer et qui, au contraire, trouve une sorte d'aliment dans tout ce qui pourrait vous advenir de contraire.

 

Contraire ? A partir de vous, de vos passions, de votre égoïsme. Ils vont se débattre. Contraire surtout à partir du démon, car sachez qu'il est un être bien réel et que, il vous jalouse, il vous prend en aversion parce que vous devenez les amants de notre Dieu et de notre Christ. Mais vous savez aussi que vous êtes déjà vainqueurs, vainqueurs parce que vous vous êtes donnés à ce Christ. Et votre attachement, vous allez maintenant le confesser publi­quement.

La pratique monastique exige donc un grand nombre de re­noncements. Vous en avez déjà fait l'expérience. Mais en réa­lité, c'est l'envers d'une beauté. J'emploie ce mot parce que ce qui est beau, c'est ce qui est vrai. C'est donc l'envers d'une vérité et d'une beauté qui est celle-ci : vous êtes en train de briser un à un tous les liens qui entravent vos mouvements.

Lorsqu'on est dans le monde, on a parfois l'impression d'être libre, de pouvoir faire ce qu'on veut. C'est une illu­sion ! La véritable liberté est celle du coeur. Et tous les liens qui gênent cette liberté, vous êtes en train de les briser. Vous ne vous appartenez plus. Vous ne possédez plus rien, pas même votre corps. Vos idées, vos pensées, vos juge­ments, vos façons de voir les choses, vous les laissez de côté pour emprunter les jugements et les façons de voir d'un autre, d'un autre qui n'est rien moins que Dieu. Alors voyez dans quelle vérité vous vous installez !

 

Lorsque ainsi vous vous perdez corps et biens dans la volonté de Dieu et dans ses jugements, vous devenez les maî­tres du monde. Il vous donne en partage non seulement son bonheur, mais sa puissance. TouL cela, vous l'expérimenterez un jour, j'en suis cer­tain. Mais déjà maintenant vous le savez et dans votre coeur ça commence à travailler.

Vous vous donnez comme cela à Dieu, au Christ, le jour de l'Assomption. Et cela me semble avoir une valeur prémoni­toire. Comme je vous l'ai dit hier, la vie monastique est une vigile, la vigile d'une assomption dans l'univers de Dieu. Voilà ce que vous attendez, voilà ce que votre coeur espère, ce qu'il possède déjà en espérance.

Vous allez donc rester éveillés, attentifs. Cela signi­fie bien concrètement que vous allez entrer dans les senti­ments qui étaient ceux de Marie votre Mère. Laissez-là deve­nir votre mère, c'est à dire comme elle, n'ayez plus de vo­lonté propre. Que la volonté de Dieu soit votre nourriture et vous allez vous-mêmes ainsi devenir volonté de Dieu, donc puissance de Dieu et d'authentiques fils de Marie.

 

Restez dans son sein ! Là, elle va vous nourrir jusqu'au jour où vous serez transplantés dans le Royaume de Dieu. Et vous n'attendrez pas votre mort physique pour que ça se réalise. Déjà vous commencerez avant de mourir de connaître cette joie d'entrer dans ce Royaume de lumière. Et sur la route qui y conduit, il y a des balises, il y a des jalons. O cette route est bien tracée. Il y a la stabi­lité dans ce lieu, dans cette communauté de frères. Il y a la conversion des moeurs qui n'est autre dans le fond que cet éveil, que cette attention, que cette vigile.

Il y a l'obéissance. Ne plus vivre par vous, mais être sans cesse branché sur Dieu pour que sa vie se transfuse en vous à tout moment. Il y a la pauvreté. Vous n'avez plus besoin de rien puis­que déjà maintenant vous possédez Dieu. Vous possédez tout dans votre amour pour le Christ. Il n'est pas jaloux. Il ne retient rien pour lui. Il se donne tout entier à vous, tout ce qu'il est, tout ce qu'il a. Et il y a la chasteté. Il y a cette lumière qui resplen­dit dans la beauté et dans l'amour.

Eh bien, mon frère Philippe et mon frère Guerric, ce n'est pas une mince affaire. Mais je vous donne un bon con­seil qui vous permettra de tout traverser, de marcher, de courir comme le disait Saint Benoît il y a un instant : soyez toujours très ouverts ! Soyez transparents devant Dieu, devant votre Abbé, devant votre Maître des novices pour le temps où vous serez encore là-bas à l'étage. Et soyez aussi dans une parfaite disponibilité. Si vous savez toujours demander au bon moment: que faut-il faire? alors vous recevrez chaque fois la lumière. Et cette liberté qui est déjà vôtre en partie maintenant ne fera plus qu'un avec votre être.

 

Eh bien voilà, mes frères, êtes-vous donc disposés à marcher, à courir sur cette route qui vous conduit jusqu'à Dieu, à être comme Marie vraiment des veilleurs jusqu'à ce que vous ne fassiez plus qu'un seul esprit avec le Christ ?

R/ Oui, mon Révérend Père, avec la grâce de Dieu et le secours de vos prières.

 

Ce que le Seigneur a commencé en vous, qu'il le conduise jusqu'à son accomplissement !

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           18.08.85

          23. Entendre la présence de Dieu.

 

Mes frères,

 

Dimanche dernier, nous avons vu que le silence n'était pas seulement une observance extérieure, mais qu'il était surtout et avant tout une attitude intérieure d'adoration et de priè­re. Nous l'avons vu comme le lieu où s'accomplit la digestion spirituelle. Si bien que la santé d'un moine ou d'une commu­nauté se mesure à la qualité de leur silence.

La Constitution précise que : le silence favorise le souvenir de Dieu. Cela nous ramène à la Constitution 22, la fameuse memoria Dei :

 

          Par le continuel souvenir de Dieu, les frères prolongent toute la journée l’œuvre de Dieu. Ainsi l’Abbé doit veiller à ce que chacun ait amplement le loisir de vaquer à la Lectio et à la prière. Tous veillent à ce que l’environnement du monastère soit propice au silence et au recueillement.

 

Tout le monastère, tout dans le monastère doit donc par­ler de Dieu, rappeler sa présence, son amour, son agir. Le silence qui règne dans le monastère permet d'entendre la pré­sence de Dieu.

Cette présence de Dieu est silencieuse, mais c'est un silence qui est en consonance avec le silence qui règne dans le monastère et dans le coeur du moine. Si bien que cette présence de Dieu peut être entendue par une oreille attentive, une oreille qui est tellement délicate qu'elle vibre au si­lence.

Voyez quelle qualité doit atteindre notre vie spirituel­le, notre vie contemplative !

 

Le texte original dit que le silence : fovet memoriam Dei. On a traduit : favorise. Mais fovere, oui, c'est favoriser, mais d'une façon très vivante. Cela veut dire réchauffer, te­nir au chaud, couver. Donc, voyez l'oiseau qui se trouve sur ses oeufs, et puis qui les tient bien au chaud, et qui ne bouge pas, et qui ne dit rien. Fovere veut dire aussi nourrir, entretenir, conserver, protéger. Donc voyez quelle richesse dans le mot. C'est beau­coup plus que favoriser. Le silence est empli d'une présence. Il est donc vivant. Et c'est une vivance chaude.

Le silence du moine, le silence du monastère, je le ré­pète, est sympathie avec le silence de Dieu. Or Dieu, lui, il est amour. Et étant amour, il réchauffe toute la création. Il réchauffe les coeurs. Il réchauffe les hommes. Le silence va donc créer un climat propice à la vie con­templative. Mais attention ! Il s’agit d'un silence souriant, un silence chaleureux. Rappelons-nous le mot fovere. Ce n'est pas, ce ne peut jamais être le sourire glacial de la dureté ou de l'indifférence. Le véritable silence est toujours lié à l'amour, toujours !

La Constitution poursuit :

 

            Le silence entraîne à la vigilance du cœur et à la prière solitaire devant Dieu. Intentionem cordis promovet, dit-il. Nous voici à la Consti­tution 24. Nous l'avons vue. Je la reprends :

 

          La vigilance du cœur : en esprit de componction et d’intense désir, le moine s’adonne fréquemment à l’oraison. Demeurant sur terre, il vit en esprit dans les cieux, désirant la vie éternelle de toute son ardeur spirituelle.

 

Le silence, le vrai silence dirige le coeur vers Dieu. C'est l'ententio du coeur. Le coeur demeure donc vigilant, éveillé. Le coeur est toujours prêt. Le silence écarte le danger de la dissipation, la dissipation dans laquelle le coeur se détourne de Dieu.

En revenant de Clairefontaine avec le Frère Jacques, nous avons été détournés...un détour parce que il y avait une course d'attelages qui était organisée entre Rochefort et Tellin. Nous avons vu un de ces attelages.

Tout cela, c'était comme je le disais, des divertisse­ments organisés, ce qui est le contraire de la vie monasti­que. Il faut donc s'occuper. Les vacances ? Mais il faut en­tretenir l'enthousiasme des vacanciers, sinon ils vont s'en­nuyer. Il faut donc chasser l'ennui par le divertissement. Il faut donc se meubler le coeur et se meubler l'esprit, et les yeux, et les oreilles, et l'imagination, et tout !

Et le divertissement, c'est un bruit ! Ce n'est pas une musique et ce n'est pas un chant. C'est un bruit qui rassure le coeur, le coeur inquiet, le coeur qui a besoin d'avoir quelque chose à mâcher.

 

Eh bien, le silence est le contraire de tout cela. Dans le silence, il n'y a jamais de dissipation. On n'a pas besoin de divertissement parce que on est tout entier pris par ce Dieu. Et le mot qui est utilisé ici dans le texte original, qui a été traduit par entraîner, par entraînement, c'est pro­movere, ce qui signifie pousser en avant, faire avancer, faire progresser, faire gagner. Quand on dit : entraîner à la vigilance du coeur, on voit justement des sportifs qui s'entraînent pour essayer de remporter le premier prix. C'est un entraînement !

Mais c'est autre chose ici ! Ou alors, il faudrait prendre entraîner dans le sens que le silence est devant, et puis voilà, il en­traîne derrière lui. Donc, il fait progresser, il pousse en avant, il fait avancer. Et il fait avancer justement cette vigilance du coeur. Il favorise un épanouissement surnaturel. Il aide à vivre en Dieu.

Mes frères, prenons bien garde à ce besoin de divertis­sement qui peut toujours se trouver dans notre coeur. Et dans certains monastères entre autres, ce divertissement est en­tretenu par la lecture assidue de romans, toutes sortes de romans. Il faut que cela tourbillonne quelque part dans l'imagination et dans la tête.

 

La Constitution parle aussi d'un entraînement, donc d'une promotio à la prière solitaire devant Dieu. Cette prière solitaire, il y avait été fait allusion à propos de la vigi­lance du coeur. Oui, ça va ensemble : Ils s'adonnent fréquem­ment à l’oraison.

Le sommet de la vie monastique, nous le savons, depuis l'origine, c'est l'oratio continua, c'est la prière continue. Le moine doit toujours être en dialogue avec Dieu. Il écoute Dieu dans le silence. Il écoute la présence de Dieu, et puis il lui répond. Le dialogue avec Dieu est à l'intérieur du silence. Et la contemplation, ne l'oublions pas, elle est écoute avant d'être vision.

Les sens de notre être spirituel, de notre être en voie de résurrection, de transfiguration, ils ne sont pas exacte­ment les mêmes que ceux que nous portons dans notre corps qui est uniquement charnel. Notre corps spirituel, il voit par les oreilles...et il écoute par les yeux...

 

Cela peut paraître drôle, mais faites attention ! Fai­tes un petit retour sur vous, examinez-vous, observez-vous pendant une belle petite oraison, et vous verrez que c'est bien ainsi. Et c'est ce qui explique le besoin de silence qu'éprouve le moine qui regarde Dieu.

Donc, on va à Dieu par l'oreille dans le silence. Rap­pelons encore que le premier mot de notre Règle, c'est écoute ! Ecouter attentivement !

La Constitution s'achève en disant que :

 

          C’est pourquoi les moines en tout temps, mais surtout aux heures de la nuit, s’appliquent au silence gardien de la parole en même temps que des pensées.

 

Oui, il garde les pensées et les paroles, mais la paro­le avant les pensées. Si nous ne savons pas mettre une porte, une clef à la porte de notre bouche, si nous ne sommes pas maître de notre langue, nous ne serons certainement pas maî­tre de nos pensées. Il y a donc un discours intérieur qui doit être aussi tenu en laisse. Voilà, pas de divagations.

Donc, les moines s'appliquent au silence qui est le gar­dien de la parole et des pensées: la parole extérieure et la parole intérieure. Et cela, surtout aux heures de la nuit. Et nous voilà de nouveau à la Constitution 25 :

 

          Selon la Tradition de l’Ordre, les heures qui précèdent le lever du soleil sont consacrées à Dieu de la façon la plus appropriée par la célébration des Vigiles, par la prière et la méditation, dans la sobre attente du retour du Christ.

 

Vous voyez, ce silence ! Vous voyez bien que cette Cons­titution 26 qui parle du silence, elle est comme le chapi­teau d'un temple qui est vraiment beau, et qui renferme l'essentiel de notre vie monastique : la vigilance du coeur, le dialogue avec Dieu, la méditation solitaire pendant la nuit.

Il y a enfin un petit Statut :

         

          Les normes fixant moments et lieux où il faut garder le silence sont établies par chaque communauté selon ses propres dispositions.

 

D'abord le grand silence de la nuit : celui-là, il va de soi. Il fait l'objet à lui tout seul d'une Constitution. Mais alors, il y a d'autres moments et d'autres lieux où on ne parle pas. Ceci, par exemple, qui était avant et qui, à mon sens, est très beau :

En principe, on ne parle pas pendant le temps des Offi­ces. Cela vaut pour ceux qui n'assistent pas à l'Office. Donc ceux qui sont occupés à divers emplois et qui ne savent pas venir aux Offices. Même s'ils sont en rapport avec des ouvri­ers ou d'autres, ils évitent pendant ce temps-là les paroles inutiles.

Parfois il faut parler, c'est certain. On est retenu, on ne sait pas aller à un Office parce que on est avec un re­présentant par exemple, ou bien avec des ouvrier pour l'exé­cution d'un travail. Il faut bien parler, c'est certain. Mais dans d'autres circonstances, évitons de parler pendant que la communauté chante l'Office Divin.

 

Et puis alors, il y a les lieux où un ne parle pas. Il y a l'église. On ne parle pas à l'église. On ne parle pas dans les cloîtres. On ne parle pas au réfectoire. On ne parle pas au scriptorium. Voilà des endroits qui sont emplis de la présence de Dieu. Et là, on est dans le respect et le silence.

Voilà, mes frères, nous avons terminé avec la Constitu­tion 26, et vous avez vu combien elle était riche.

 

Chapitre : Vigile de Saint Bernard.               19.08.85

          Saint Bernard, monstre sacré.

 

Mes frères,

 

Il est bon d'introduire par quelques mots la solennité de notre Père Saint Bernard. Je vais vous livrer en toute simplicité les impressions qui se sont levées en moi cette année.

Saint Bernard m'apparaît comme une sorte de monstre sa­cré. Il exerce sur les moines une fascination puissante, mais en même temps un mouvement de recul, de peur. On se demande s'il ne sera jamais possible d'imiter Saint Bernard. Il nous apparaît, comme on dit, plus admirable qu'imitable.

Mais ne nous arrêtons pas aux aspects extérieurs de sa vie. J'entends : ses fondations à ne pouvoir compter ; ses courses à travers l'Europe. A ces moments-là il restait des mois et des mois absent de son monastère ; ses interventions dans les Conciles, dans les Synodes ; ses relations avec les Princes, avec le Pape ; la croisade. Tout ça, c'est le Ber­nard extérieur, c'est la façade.

 

Puisque nous sommes ses fils, nous avons le droit d'ou­vrir la porte et de voir ce qui se trouve à l'intérieur de la maison, d'essayer de comprendre sa vie intime. Et là, me semble-t-il, il nous est possible non seulement de l'imiter, mais de le dépasser. Et Saint Bernard qui est un saint, il n'en sera pas ja­loux. Au contraire, l'honneur des enfants rejaillit toujours sur les parents. C'est aussi l'ambition des parents : il faut que les enfants aillent plus loin encore et ils font la courte échelle à leurs enfants. Voilà donc Bernard pour nous !

Eh bien, une des portes qui nous permet d'entrer dans la vie intérieure de Saint Bernard, c'est me semble-t-il son amour passionné de la vérité. Attention ! Je n'entends pas ici l'absolu philosophique de la vérité, ou même une quelconque vérité d'ordre théolo­gique. C'est bien autre chose.

La vérité, pour Saint Bernard, c'est une personne. C'est la Personne du Verbe et du Verbe incarné. Donc, cette con­naissance que Dieu a de lui-même qui est la vérité suprême, Bernard veut la pénétrer. Et lorsque il aura rencontré cette vérité, que cette vérité aura pénétré en lui et l'animera, il possèdera la vie éternelle, il possèdera la béatitude.

 

Et cette vérité, pour Bernard, elle sera triple, tout comme pour nous : vérité sur Dieu, vérité sur soi-même et vérité sur l'homme. D'abord la vérité sur Dieu : voir Dieu tel qu'il est. Cela veut dire, écarter résolument toute espèce d'idolâtrie. Le Dieu vivant, notre Dieu, n'est pas une idole. Donc, toutes les représentations imaginaires ou intellectuelles de Dieu, Bernard les écarte.

Ce qu'il veut, c'est d'être lui-même saisi par Dieu de façon à pouvoir entrer à l'intérieur de Dieu, et là, le con­templer, l'admirer, le connaître, l'aimer, jouir du propre bonheur de Dieu. Saint Bernard va donc permettre à Dieu de renouveler en quelque sorte le mystère de l'incarnation. Le Verbe de Dieu va s'emparer de Bernard. Bernard va se prêter à ce jeu. Com­ment ? Mais en disparaissant dans l'obéissance, en descen­dant dans les profondeurs de l'humilité, en s'évanouissant littéralement dans la Personne du Christ.

Et à ce moment-là, le Christ le prend et il l'élève à l'état sublime de sponsa Verbi, d'épouse du Verbe. Il a d'abord été, Bernard, un esclave. Il baisait les pieds de son Maître, le Christ. Puis il est devenu un servi­teur et même un ami. Il a eu le droit de baiser la main du Christ. Mais il n'était toujours pas satisfait, et il a du devenir sponsa, épouse du Christ, anima sponsa Verbi. Et alors, il a droit au baiser de la bouche.

 

Cela signifie qu'il est devenu un seul esprit avec le Christ. Il connaît Dieu comme Dieu connaît Bernard. Ils ne forment plus qu'un seul être. Et à ce moment, Bernard arrive à la plénitude de sa personnalité et il aura droit de connaître la vérité sur lui-même. Et cette vérité, elle est double. D'abord la sublimité du destin auquel il est appelé : ce n'est pas une réussite temporelle.

O, Bernard a été fêté pendant toute sa vie, c'est certain. Il a rencontré aussi de formidables oppositions. Mais enfin, il est passé là-dessus comme un rouleau compres­seur. Il n'en est rien resté. Eh bien, ce succès temporel n'a pas étourdi Bernard. Au contraire, ça lui a fait toucher une réalité d'un autre ordre. Tout ça, comme je l'ai dit au début, c'était une façade. Il y avait l'autre Bernard qui devenait sponsa Verbi.

Mais avant cela, il y avait la découverte d'une vérité fondamentale indispensable : c'était la profondeur de sa mi­sère. Bernard n'était qu'un pauvre homme. Il y a dans les ser­mons sur le Cantique des cantiques des confidences comme ça que nous fait Bernard sur sa condition de pécheur. Il en a parlé ailleurs aussi. Il se voit comme exilé hors de lui-même. Il n'est pas chez lui. Il est en train de vagabonder hors de sa vérité, hors de sa véritable identité. Dieu avait imprimé en lui une image, sa propre image divine. Et voila que cette image a été souillée, elle a été salie, elle a été déformée.

 

Et Bernard, au lieu de tenir son regard fixé vers cette beauté inimaginable qu'est la visage de Dieu, mais il a lais­sé courir ses yeux sur toutes sortes de vanités, à commencer par sa propre image à lui qu'il projetait dehors, et qu'il encensait.

Et aussi le péché qui détourne de Dieu, qui fait perdre la ressemblance avec Dieu et qui entraîne l'homme sur les ter­res d'exils, dans les déserts de la dissemblance. Voilà donc un laborieux et pénible chemin pour revenir à la véritable identité. Eh bien, Bernard l'a parcouru. Et c'est cela le vérita­ble Bernard. Il l'a parcouru et il est allé jusqu'au bout. Cette ressemblance, il l'a retrouvée. Il l'a retrouvée et en même temps, il a découvert la liberté.

Si Bernard a pu réaliser tant d'oeuvres pour l'Eglise, pour l'Ordre de Cîteaux, même pour les hommes qui venaient lui demander secours, c'est parce que Bernard était intérieu­rement libre. Ayant retrouvé sa vérité, il avait recouvré sa liberté. Et en même temps, il portait sur les autres hommes un regard nouveau, la vérité sur les hommes qui étaient tous, tous sans exception dans les ténèbres, ces ténèbres que Ber­nard avait si bien connues. Et tous ces hommes qui ont un besoin fou de lumière com­me Bernard avait besoin de lumière, donc des hommes égarés dans l'obscurité qui cherchent désespérément la route vers la lumière.

 

Et alors, Bernard se sentait avec ces hommes en étroite solidarité et en communion. Et s'épanouissait en lui la cha­rité, la véritable charité qui n'hésite pas à prendre sur soi la misère des autres, qui n'hésite pas à donner le meilleur de soi pour que à leur tour les autres puissent vivre.

Si bien que nous avons chez Bernard cette trilogie. Nous avons la vérité, donc sur Dieu, sur soi, sur les hommes. Puis dans la rencontre de cette vérité, la contemplation de la beauté. La beauté de Dieu, rayonnant sur le visage du Christ, jaillissant de l'être entier de Marie la femme la plus belle. Et puis se découvrant aussi dans le coeur de chacun des hom­mes, cette petite flamme divine qui est belle et qui est dans l'homme le germe de la résurrection. Et enfin la charité, l'homme ne pouvant plus rien faire d'autre que d'aimer.

Et tout cela, mes frères, c'est Bernard ! Et cela devait cer­tainement se voir sur son visage et dans son être. O, je sais que il était parfois très violent dans ses paroles. Dans sa conduite aussi, c'était un homme dur, dur pour les autres parce qu'il voulait leur véritable bonheur, mais dur surtout pour lui-même. Et il ne demandait rien d'autre aux autres que ce que il avait lui-même fait. Il le testait d'abord sur lui avant de le demander ou de l'imposer aux autres.

 

Mes frères, vous voyez que nous pouvons à notre tour imi­ter Bernard. Et nous sommes de notre temps. Nous disposons de moyens qui étaient hors de portée pour lui. Nous avons beau­coup plus facile aujourd'hui que lui. Pourquoi ? Mais rien que parce que nous avons nous-mêmes une tradi­tion beaucoup plus longue, beaucoup plus riche que lui. Nous avons la sienne. Il était à l'origine, lui, de l'Ordre de Cî­teaux. Nous, nous avons des centaines d'années de Tradition. Nous avons un fleuve de vie qui arrive de Bernard jusqu' à nous : Nous pouvons nous y baigner. Nous pouvons nous y dé­saltérer. Nous pouvons nous y purifier.

          Il nous est donc possible, non seulement d'imiter Ber­nard, mais de le rattraper et même de le dépasser en sainteté. Mais laissons de côté tout l'aspect extérieur, encore une fois, la beauté de l'épouse, elle est toute entière à l'intérieur de son coeur. Mais voilà, mes frères, je pense que nous pouvons abor­der la solennité de demain avec beaucoup d'espérance, et une grande confiance.

 

Homélie : Fête de Saint Bernard.                20.08.85

          Nous devons devenir Sagesse !

 

Mes frères,

 

Faut-il ajouter quelques mots à ce que nous venons d'en­tendre? La Parole de Dieu est tellement riche et elle nous a présenté la Sagesse. La Sagesse, c'est une lumière. La Sagesse englobe tout, elle pénètre tout, elle revêt tout de beauté et de splendeur. Devant la Sagesse, on ne peut qu'ouvrir des yeux émerveillés. Or cette Sagesse, mes frères, elle est pour nous. Et nous-mêmes devons devenir Sagesse.

Nous le serons dans la mesure où nous aurons permis à l'Esprit de Dieu de nous transformer en un grain de lumière, cette lumière de Dieu qui nourrissait notre Père Saint Ber­nard, qui faisait de lui la lampe qui brûle, et qui brille, et qui réjouit tous ceux qui sont dans la maison.

Mes frères, pour devenir nous-mêmes ce grain de lumière, nous devons imiter notre Père Saint Bernard. O, pas dans les aspects extérieurs de sa vie qui est vraiment sensationnelle, extraordinaire, mais dans l'humilité de son coeur. Car ce n'est plus lui qui vivait, c'est le Christ qui avait pris possession de son coeur et qui le dirigeait en toutes ses démarches.

 

Mes frères, notre place, elle n'est pas ici sur la ter­re. Nos yeux ne doivent pas se détourner de notre véritable patrie qui se trouve au-delà du sensible, cette patrie qui porte notre univers, qui lui donne consistance et qui un jour le transfigurera.

Mes frères, nous serons lumière, si notre coeur vit au-­delà de ce que nous pouvons sentir, si le moteur de notre ex­istence c'est l'Esprit de Dieu lui-même. Appelons cela en termes de théologie, si vous le voulez : foi, espérance, et charité. En fait, c'est l'unique vie de notre Dieu.

Voilà, mes frères, ce que Saint Bernard nous offre au­jourd'hui et tous les jours. N'oublions pas que nous sommes ses enfants, que nous nous sommes engagés à marcher sur ses traces. Et soyons certains qu'il est notre guide, qu'il est notre soutien, qu'il nous porte et que, si nous nous laissons faire, si nous nous rendons légers entre ses bras, il nous conduira là où il est déjà arrivé, dans cette lumière qui nous attend et qui, reconnaissons-le, nous séduit.                     Amen.

 

Règle : 65, 24-fin : Du Prieur.                   23.08.85

          Deux qualités du Prieur.

 

Mes frères,

 

Il peut paraître déprimant et même quelque peu catastrophant de parler du Prieur de Saint Benoît après les tableaux savoureux que le frère Jacques a peint hier sous nos yeux. Mais peut-être que si Saint Benoît avait connu les deux perles de Prieur que nous avons eu ici, il aurait rédigé autrement ce chapitre. Mais de l'endroit où il est maintenant, et ce n'est pas tellement loin de nous, il voit comment les choses sont ici, et je suis certain qu'il en est heureux.

Nous pouvons, mes frères, nous, apporter de la joie aux saints. N'allons pas nous imaginer qu'ils sont impassibles. Non, ils nous regardent de très près. Et si nous pouvons leur apporter quelques satisfactions par notre comportement, il est certain qu'ils en ressentent de la joie. En termes de théologie - vous savez, ce sont toujours des grands mots en théologie - on disait autrefois qu'on leur apportait un surcroît de gloire. Moi, je préfère dire que leur coeur spirituel bat un peu plus vite.

 

Pour moi, je verrais deux qualités chez le Prieur : le Prieur de nos jours avec un certain type d'Abbé, du moins pour la première qualité, et le Prieur de toujours. La première qualité est celle-ci : le Prieur est un frère sur le dos duquel l'Abbé peut librement se défouler. L'Abbé, en soi, doit toujours conserver une grande maîtrise. Il doit rester calme. Il doit rayonner autour de lui comme une atmosphère de paix. Il doit avoir un apport décontracté. Et c'est vrai !

 Un Abbé excité, un Abbé inquiet, un Abbé pas bien dans sa peau, mais toute la communauté alors en devient malade. Mais que se passe-t-il à l'intérieur de l'Abbé ? A mon avis, parfois ses nerfs doivent être tendus à l'extrême. Si bien qu'il est bon que cet Abbé ait à sa disposition une soupape de décompression. Il doit pouvoir taper sur le Prieur.

O, non pas derrière son dos, jamais, jamais ! Mais en face, lui donner un bon savon. Et cela n'a pas d'importance que ce soit mérité ! Non, c'est le simple fait de pouvoir, voilà, exploser devant quelqu'un. Mais ça ne vaut pas, ça, pour tous les types d'Abbé. Car un Abbé qui est mort à lui-même, dans le coeur duquel vit l'Esprit de Dieu, celui-là ne sentira pas ses nerfs se tendrent parce qu'il a déjà des nerfs spirituels qui ne connaissent plus la tension. C'est donc pour un certain type d'Abbé.

 

Dans quelle catégorie vais-je me classer ? Ça, c'est une affaire personnelle. Mais vous pouvez vous-mêmes alors en décider. Mais je dois tout de même dire que je n'ai pas encore fait ça sur le dos du frère Marc. Cela m'arrivait parfois avant, mais gentiment, sur le dos du frère Jacques. Mais j'ai évolué depuis lors.

Maintenant une seconde qualité qui, celle-là, est beaucoup plus importante et qui doit se trouver toujours : le Prieur est celui qui couvre l'Abbé en toute circonstance comme les ministres couvrent le roi. Cela veut dire que le Prieur prend sur lui les bévues de l'Abbé jusqu'à la responsabilité. Il n'ira pas dire : Oui, mais c'est l'Abbé, c'est toujours la même chose avec lui ! Toutes sortes de remarques comme ça, très gentilles, qui peuvent être très vraies. Mais non, il doit prendre sur lui les erreurs de l'Abbé. Il doit le couvrir car l'Abbé doit demeurer vierge de toute erreur dans l'esprit des frères.

Cela ne veut pas dire que l'Abbé va être une sorte d'être qu'on ne trouve nulle part. Non, ce n'est pas cela que je veux dire. Tout le monde saura très bien que l'Abbé a commis une erreur, mais on verra entre l'Abbé et l'erreur se dresser la personne du Prieur qui va couvrir l'Abbé, qui va détourner sur lui le jugement des frères.

 

Si bien que le Prieur, c'est l'homme dans la communauté qui doit exposer sa vie pour le maintien de la paix pour la sécurisation des frères. Et il expose sa vie en la donnant d'abord pour l'Abbé, de même que l'Abbé, lui, donne sa vie pour les frères. C'est pourquoi la position du Prieur est incommode. Ce n'est pas une position facile. Et ainsi, mes frères, voilà un petit appendice qu'on pourrait ajouter au texte de notre chapitre.

Vous voyez, il est gentil. Et je pense que Saint Benoît ne serait pas contre ce que je viens de dire maintenant. Et si nous voulons scruter le fond de sa pensée par rapport au Prieur, nous verrions que c'est ainsi qu'il le voit. Mais il nous présente le Prieur a contrario, comme on dit, par son contraire. Il nous donne le tableau d'un homme qui n'est Prieur que de nom. Mais alors, nous pouvons, nous, par contraste, voir se dresser devant nous la figure d'un vrai Prieur.

Voilà, mes frères, l'Abbé ne se dérobe pas à ses responsabilités, mais il travaille en toute confiance avec son Prieur. Là est la charnière qui permet de tout comprendre.

 

 

 

 

Règle : 66 : Le portier du monastère.            24.08.85

          La cité nouvelle.

 

Mes frères,

 

Ce matin, la liturgie nous a présenté l'Épouse de l'Agneau, la Jérusalem nouvelle, descendant du ciel, habillée de la gloire de Dieu, construite en jaspe cristallin le plus pur. Cela signifie que ce temple spirituel est entièrement lumière tandis qu'à l'intérieur, il demeure entièrement invisible. Cette ville participe donc à la nature de Dieu qui, lui, se cache dans sa lumière et demeure invisible au regard profane. Je me demande si vous voyez la chose ?

Il ne faut pas laisser marcher ici son imagination. Il faut, par la foi, entrer à l'intérieur de cette cité nouvelle. Il faut par l'amour participer à sa vie. Il faut, comme le dit l'Apôtre Paul, accepter d'être soi-même, et ici nous tous ensemble, édifié en un temple spirituel. Car le monastère tel que le voit Saint Benoît n'est jamais ici sur terre qu'une réplique de cette cité nouvelle.

Ce qui constitue le monastère, ce n'est pas d'abord les bâtiments, mais ce sont les hommes qui composent la communauté. Et ces hommes, par la vie divine à laquelle ils participent, par la croissance de cette vie dans leur cœur, par la transfiguration à laquelle ils sont soumis, ces hommes, mais réellement, constituent ici à l'intérieur du monde profane une Église, c'est à dire une portion de cette cité nouvelle.

 

Je pense que nous devrions être davantage pénétrés de cette réalité. Si nous la comprenions, d'abord spéculativement, mais surtout si nous la comprenions par cette vigueur qu'est la foi, beaucoup de choses s'éclaireraient de ce qui se passe à l'intérieur du monastère.

Par exemple celle-ci : Vous voyez les grandes fresques de l'Apocalypse où on voit des armées entières, des myriades de myriades lancées à l'assaut contre cette ville, s'efforçant de la capturer et de la détruire. Si un monastère est l'ombre énigmatique, ici-bas, de cette cité nouvelle, il doit être soumis lui aussi à des attaques terribles de la part de l'adversaire, c'est à dire du satan.

Aujourd'hui, vous savez, il n'est pas de bon ton de parler du démon. Le Cardinal Ratzinger nous l'a encore rappelé.  On s'en moque aujourd'hui. Eh bien, je vous souhaite un beau jour de le voir ! Mais vous ne le verrez que le jour où vous aurez eu le droit de porter un regard à l'intérieur de cette cité. A ce moment-là, il n'y aura plus de doute pour vous.

 

Et vous verrez que tout le combat de chaque personne, de chaque communauté et même de l'humanité dans son ensemble, ce n'est qu'une lutte atroce pour ne pas succomber à ces assauts diaboliques. La tête de ce combat, c'est la personne du Christ, le Christ qui, lui, a vaincu en étant vaincu lui-même. C'est en mourant, en mourant abandonné, livré, seul, trahi, qu'il a remporté la victoire. Mais pourquoi ?

Parce que la seule victoire qui puisse se remporter contre le démon, c'est l'amour. Ce qu'il cherche à faire chez nous, dans le cœur de chacun d'entre-nous, dans l'ensemble de la communauté, c'est que on quitte le chemin de l'amour. Dès l'instant où on a quitté le chemin de l'amour, à ce moment-là, on est vaincu et prisonnier. Mais ce n'est pas un prisonnier passif, on devient un prisonnier actif. Cela veut dire que le démon condamne aux travaux forcés dans son sens à lui, donc de continuer son oeuvre de destruction de l'amour.

Voilà, mes frères, la Cité Nouvelle qui, elle, est à l'abri de tout cela. Voyez ses murs en jaspe cristallin le plus pur. Le jaspe est une pierre très dure, opaque, mais très belle. C'est du cristal, mais on ne sait pas voir au travers. Et pourtant, tout cela est lumière. Vous avez là une belle image de la lumière de Dieu qui est lumière, mais en même temps qui est une protection contre tout ce qui est à l'extérieur.

 

Eh bien, mes frères, efforçons-nous de toujours vivre à l'intérieur de cette lumière. Comme ça, nous serons perpétuellement à l'abri des attaques venant des démons, et puis tout près du cœur de Dieu, participant à sa vie.

On comprend, dans ces conditions, l'importance du portier dans le monastère. Si le monastère est la réplique, ici, de cette cité, il faut que la porte en soit bien gardée. Dans la cité immense de la Nouvelle Jérusalem, il y a douze portes. Dans la petite cité du monastère, il n'y a qu'une porte, c'est une petite cité. Mais cette porte doit être bien gardée.

 

Il faut donc, comme le dit Saint Benoît, un frère qui soit sapiens, 63,3, sage, mûr, et qui soit animé par la ferveur de la charité. Ce frère est le témoin, pour les gens de l'extérieur, de la lumière qui habite à l'intérieur du monastère. Tel doit être le portier !

On comprend aussi pourquoi Saint Benoît demande que tout le nécessaire à la vie se trouve à l'intérieur du monastère, si bien que les frères n'aient pas besoin comme il dit ici, vagandi foris, 66,19, de se répandre au dehors. Pourquoi ?

Parce que, lorsqu'ils se répandent au dehors de cette petite cité de lumière qu'est le monastère, ils quittent l'abri de la lumière et ils sont exposés. C'est pourquoi aussi dans le chapitre suivant de demain - mais ma foi, c'est dimanche ! - Saint Benoît dira que les frères qui doivent par obéissance être envoyés en voyage, il faut les couvrir de la lumière, les habiller de la lumière qui est à l'intérieur de la communauté, donc cette prière au moment de leur départ, cette prière constante qui les porte, qui les conduit et qui les ramène au monastère.

         

          Mes frères, vous voyez que le monastère est avant tout une réalité d'ordre mystique, mais jusque dans le détail matériel, car tout véritable spirituel est toujours incarné. Voilà, mes frères, pour ce soir. Je pense que nous comprendrions mieux ce que je viens de dire si nous imaginions un monastère - par imagination de chose impossible - un monastère plus que parfait, c'est à dire qui ne serait composé que de moines tous élevés à l'état de Sponsa Verbi, donc d'épouses du Verbe.

A ce moment-là, nous voyons de suite que il est vraiment ce temple spirituel, il est vraiment une partie de cette Cité Nouvelle de Jérusalem et qu'il est, ici sur terre, un paradis. C'est l'idéal que nous devons réaliser, mais par l'effort de chacun, par l'abandon de chacun à l'influence, aux influx, au travail de l'Esprit qui veut nous conduire jusque là.

 

Règle : 71 : S’obéir mutuellement.               29.08.85

          Quand on vous fait une remarque !

 

Mes frères,

 

Les derniers chapitres de la Règle de Saint Benoît sont chargés de mystère. On dirait que notre grand législateur a voulu entreposer en eux le plus beau, le plus riche et le plus étrange de son expérience spirituelle. Et ces trésors, il ne les a pas protégés derrière une vitrine de musée, une vitrine blindée. On aurait le droit d'admirer ces trésors, mais jamais de les toucher. Non, Saint Benoît ne garde rien pour lui. Il est détaché de ce que Dieu lui a donné.

Il sait très bien que Dieu l'a aimé, qu'il l'a gratifié au-delà de tout ce qu'il aurait pu imaginer. Mais ce qu'il a reçu, c'est pour les autres. Si bien qu'il dispose ses trésors sur une table. Il les expose pour que nous puissions nous-mêmes en disposer. Ils sont pour nous une nourriture et une parure.  Une nourriture, parce qu'ils nous confèrent un comportement divin. Et une parure, parce qu'ils nous rendent agréables et à Dieu, et aux hommes.

Et ces trésors, mes frères, ils vont depuis l'obéissance dans les choses impossibles jusqu'aux plus hauts sommets de la contemplation et de la puissance spirituelle, les culmina doctrinae et virtutum, 72,26.

 

Mes frères, aujourd'hui, il nous introduit au cœur d'une sagesse qui est plus que humaine. J'ai en vue ici la seconde partie de notre chapitre, 71, 12-21 : Lorsqu'un frère est repris par l'Abbé, ou par un Supérieur quelconque, est-il dit. Remarquons d'emblée une accumulation de notations minimisantes. Saint Benoît ne veut pas dramatiser, mais en même temps, il ferme toute échappatoire.

Il dit : Si un frère est repris, corripitur, 71,13, réprimandé exactement. S'il est réprimandé, si on lui fait une remarque donc, pro quavis minima causa, 71,12, pour une cause aussi petite qu'elle soit, minima. Pourquoi ? Mais parce que chez Dieu, rien n'est insignifiant. Un moine n'a pas le droit d'établir des distinctions.

Mais c'est Saint Augustin qui vient de nous dire ça ! Oui, aujourd'hui à la lecture du réfectoire. Voilà, c'est le Cardinal Duval qui a expliqué cela. Chez Dieu, il n'y a pas de petites choses. Nous n'avons pas à établir des degrés, des distinctions : ça c'est important et je le fais ; ça ce n'est pas si important, donc je le fais à moitié. Non, chez Dieu, rien n'est insignifiant.

 

Alors il parle d'un quelconque, quocumque priore suo, 71,13, par un supérieur quelconque. Attention ici, ce n'est pas vraiment le supérieur. Saint Benoît emploie le terme de prieur, ici, non pas dans le sens de la fonction priorale, mais de celui qui est le premier. Dans le monastère, ce prieur peut être n'importe qui car chacun est le prieur de l'autre. Pourquoi ?

Mais parce que on doit s'obéir à l'envi les uns aux autres. Lorsque j'obéis à quelqu'un qui me demande un service, je considère l'autre comme mon supérieur. Vous voyez, c'est ça que ça veut dire. Et le véritable moine, il est disposé à rendre service à tout le monde, à obéir à tout le monde.

Pour lui, tous les autres frères sont ses prieurs, tous lui sont supérieurs. Il a soin de toujours se mettre le dernier dans le rang. Non pas pour échapper, non pas par ostentation inversée, détournée, mais parce qu'il se considère comme celui dont on peut librement disposer dans le monastère. Tous les autres sont ses supérieurs. Voilà ce que ça veut dire !

 

Alors il dit encore : s'il est réprimandé, quolibet modo, 71,14, de n'importe quelle manière. On ne discute pas sur la manière dont on est réprimandé, sur la petite remarque qu'on fait. C'est à dire que il n'est pas nécessaire de mettre des gants, ni de faire beaucoup d'entourloupettes pour oser enfin faire une petite remarque à quelqu'un. Non, quolibet modo.

Si leviter senserit, 71,14 ; quamvis modice, 71,16. Ici, c'est si le frère sent légèrement. Ce n'est même pas : si il ne le voit pas, ou si il ne l'entend peut-être pas, mais s'il sent qu'il se passe quelque chose, qu'une émotion s'éveille dans le cœur de l'autre. C'est son sens spirituel qui est éveillé. Et aussi peu que ce soit ! Là aussi, il ne faut pas attendre que l'autre explose. Non, il est quelque peu ému.

Alors mox, dit Saint Benoît, sine mora, 71,16, tout de suite, sans aucun retard. C'est un réflexe, ceci, qui trahit le bon ouvrier, li mêst’ ovrî, comme on dit en wallon liégeois, celui qui sait ce qu'il doit faire. Son réflexe, que fait-il ? Il se prosterne aux pieds de l'autre.

 

Maintenant, qu'est-ce que cela veut dire, tout cela ? Nous entrons maintenant dans le mystère. Eh bien, c'est que Saint Benoît demande qu'on abandonne la dialectique humaine du tort et du raison. On ne discute pas pour savoir où se trouve le droit, pour savoir qui a droit, qui a raison, pour savoir qui a tort. Non, on prend le tort sur soi à priori.

On ne se défend pas. On ne se disculpe pas, mais on se reconnaît coupable. On se reconnaît coupable par un geste, un geste qui est un discours, un geste qui est une parole, un geste qui est éloquent. Il signifie parfaitement ce qu'on a dans le cœur. Mais vous sentez que tout ça, c'est déraisonnable. C'est déraisonnable parce que, oui, n'essayons pas de comprendre, nous sommes dans le mystère.

Que fait le moine à ce moment-là ? Eh bien le moine, il sait qu'il se trouve à l'origine de l'émotion qu'il sent chez son frère, et ça suffit. Il en est responsable, la cause est chez lui. Quelque soit cette cause, il ne la recherche pas. Il prend sur lui tout. Et ainsi, il devient semblable à son Maître le Christ qui a fait exactement la même chose. C'est cela qu'il a fait avec nous. Il a pris sur lui notre indisposition, notre émotion, notre révolte, nos refus et il s'est humilié. Cela veut dire qu'il s'est étendu par terre, à nos pieds. Et nous lui avons marché dessus. Et il en est mort.

 

Il y a dans cette seconde partie du chapitre une réminiscence implicite mais très claire des quelques lignes du fameux Cantique aux Philippiens, que Saint Paul adressait aux Philippiens, vous savez : Le Christ quoique de condition divine, il s'est vidé de lui-même, et il s'est humilié...etc.  Vous connaissez : jusqu'au bout, jusqu'à obéissant jusque la mort, et la mort de la croix.

Voilà, mes frères, un grand mystère qui se trouve ici dissimulé dans ce chapitre si beau. Je pourrais, ici, illustrer à l'aide d'un apophtegme magnifique de Saint Antoine. Ce sera peut-être pour un jour, si Dieu nous prête vie ! Nous n'avons pas encore terminé l'apophtegme concernant l'acédie. Alors, ne pensons pas encore à d'autres.

Mais retenons pour cette fois-ci, mes frères, que nous devons, si nous voulons être de véritables moines, abandonner la dialectique humaine : ne pas chercher à savoir qui a raison et qui a tort, ne jamais vouloir se disculper. Mais automatiquement, dans un réflexe surnaturel qui doit se monter, qui doit s'acquérir, il faut prendre sur soi l'émotion des autres, se mettre du côté du coupable. Et ainsi, par cet acte d'humilité, guérir l'autre, le guérir et en même temps devenir semblable au Christ, être un peu plus christifié et se rapprocher de Dieu et de cette magnifique transfiguration que nous espérons.

 

Récollection du mois de septembre.               31.08.85

          Tout n’est pas dit dans la Règle de Saint Benoît.

 

Mes frères,

 

Saint Benoît clôture sa Règle sur un point d'orgue au Chapitre 73. Il nous laisse en suspens devant les plus hauts sommets de la contemplation et de la vertu. Et il nous demande si notre ambition est de nous laisser transporter par Dieu jusque dans ces hauteurs, ces hauteurs où il habite avec ses anges et ses saints. Car ces sommets ne sont rien d'autre que son propre univers.

Saint Benoît nous avait lancés dans cette direction dès le premier mot de sa Règle où il nous demandait d'être attentifs, éveillés, d'écouter ce que l'Esprit nous dirait par les événements, par les supérieurs, ce qu'il murmurerait aussi immédiatement dans le secret de notre cœur.

Et en ce jour de notre récollection, nous pouvons nous poser une question : Est-ce que nous prenons Saint Benoît et, à travers Saint Benoît, le Christ lui-même au sérieux ? Avons- nous hâte de parvenir dans cette patrie qui est la nôtre ? Sommes-nous pressés de connaître le lieu de notre origine et d'y retourner ? Pour Saint Benoît, il n'y a pas de problème. Il vient de nous le dire encore.

C'est par une course directe, rapide, que nous devons retourner chez nous, car nous sommes nés chez Dieu. Nous sommes nés dans son cœur, au creux de son amour. C'est là qu'il nous tient encore maintenant, qu'il nous façonne. Mais nous sommes comme endormis. Et il attend que nos yeux s'ouvrent pour que enfin nous le reconnaissions, lui, notre Père, et que nous puissions partager parfaitement tout son bonheur.

Mes frères, un pas énorme, décisif est franchi lorsque nous sommes mordus, rongés par la nostalgie de cet univers nouveau. A ce moment-là, notre regard se détourne de tout ce qui jusque là l'attirait, le séduisait, le distrayait, l'occupait sur place. A partir de ce moment, tout devient facile, tout devient léger. Le moine se met à accélérer le pas, puis à courir. Les obstacles ne l'effrayent plus. Il saute au-dessus ou bien il les traverse. Il devient comme un esprit. C'est sa nature spirituelle qui prend le dessus et il passe à travers les murailles que le démon, pour l'empêcher d'arriver, ne cesse de construire devant lui.

 

Et c'est ainsi, mes frères, que la vie monastique apparaît dans ce qu'elle a de paradoxal. Elle est tout à la fois un labeur et un repos. Un labeur immense, car il faut travailler sur soi, avec Dieu naturellement, mais on n'est pas purement passif. Saint Benoît met toute une série d'instruments à notre disposition, et on apprend à s'en servir. Ce n'est pas de l'automatisme. Il faut devenir un bon ouvrier, il faut devenir un artisan qui fait sortir des ses mains une oeuvre belle.

Elle sera peut-être grossière aux yeux du monde ? Mais sous le regard de Dieu, ce sera une merveille car à l'intérieur de la main du moine, c'est celle de Dieu même qui va travailler. Mais c'est un labeur énorme, car il faut abandonner sa technique à soi pour acquérir celle de l'Esprit Saint. Il faut donc sortir de soi-même, il faut s'oublier, il faut se laisser franchement mourir par petits morceaux.

Mes frères, cette pratique est quelque chose de très beau et en même temps de douloureux, car il faut travailler à sa propre naissance, une nouvelle naissance, une naissance qui sera une conversion. Saint Benoît nous l'explique très bien. Il faut se détourner de certaines convoitises charnelles pour laisser grandir en soi une nouvelle convoitise d'ordre spirituel, surnaturel. Et un être nouveau surgit, lentement. Mais ce n'est pas  sans douleur, ce n'est pas sans souffrance, ce n'est pas sans arrachement.

 

Et là encore, ce labeur est immense. Mais en même temps, on goûte un repos sans limite. Un repos, pourquoi ? Mais parce que le cœur qui est pris, émerge dans cet univers nouveau et il baigne dans la lumière. Il est rassasié, il est comblé. Il peut se passer en surface encore de formidables remous. C'est inévitable dans ce labeur et cette naissance. Mais dans les profondeurs, c'est la propre paix de Dieu.

Mes frères, ce repos, cette vie, nous pouvons la voir pour ce qu'elle est vraiment. Et ceci, ça va pouvoir être comme une image, mais en fait, c'est une réalité. Le moine de Saint Benoît donc qui s'abandonne à sa vie, à ce courant de vie qui est en lui, il remarque un jour qu'il se trouve à l'intérieur d'une bulle de lumière. Et cette bulle, elle est d'une fragilité extrême. Elle est plus fragile qu'une bulle de savon. Un rien semble devoir la faire éclater et disparaître. Et on se trouverait là tout nu, désemparé. Mais non, cette bulle de lumière dans sa fragilité extrême au regard de la chair, elle est plus solide que tous les univers.

Mes frères, là c'est le lieu de notre repos. Si bien que ce paradoxe s'inscrit dans l'être même du moine de Saint Benoît : un travail immense et un repos sans limite. C'est ce que les anciens et surtout les premiers cisterciens appelaient le labor, et surtout, ce mot qui a fait fortune, l'otium, le loisir. On a toujours l'impression de ne rien faire, d'avoir énormément de temps à perdre, et pourtant on est toujours souverainement pris et occupé.

Mes frères, il se produit alors à l'intérieur du moine un passage, un passage d'un état où l'on est plein de soi, à un autre état où on est plein de Dieu. On passe de l'égoïsme à la charité. Et cette désappropriation, ce transfert, s'opère très lentement, progressivement.

C'est l'essence même de notre labeur. Et lorsque cette désappropriation approche de sa fin, alors je puis dire comme l'Apôtre Paul: « Mais ce n'est plus moi qui vit, c'est un autre qui a pris en moi toute la place, c'est le Christ lui-même qui vit en moi. » Alors, nous comprenons que nous sommes à l'intérieur de cette bulle de lumière qui n'est rien d'autre que la personne même de notre Christ qui nous tient.

 

Voilà, mes frères, la grande aventure à laquelle nous sommes appelés. Et Saint Benoît l'a déployée sous nos yeux tout au long de ses 73 chapitres, plus le Prologue. Et voilà, jour après jour, à la mesure de la grâce qu'il nous donne, nous nous efforçons de suivre cette route qu'il nous a tracée. Nous marchons, nous essayons de courir, parfois nous courons, mais jamais nous ne devons revenir en arrière.

Et nous comprenons que notre vie est un mystère. Elle est un mystère qui n'est rien moins que le mystère même de la vie divine en nous, et de la vie divine en elle-même, de cette vie Trinitaire qui est, aux yeux des hommes, pure folie, mais qui opère des miracles et fait surgir devant nos yeux et en nous, l'impossible.

 

Mes frères, aujourd'hui, nous avons dans la première partie de notre journée célébré discrètement la fête de Marie sous son titre de Médiatrice de toutes les grâces. Cela veut dire que ce labeur et ce repos, nous le trouvons toujours - que nous le sachions ou que nous l'ignorions, ça ne change rien à l'affaire mais il vaut mieux le savoir que de l'ignorer - nous le trouvons donc toujours par le canal de la Mère de Dieu, de cette Mère du Christ qui est la nôtre. Car si le Christ doit vivre en moi totalement, ce ne peut être que parce que la Vierge Marie l'enfante en moi.

Il n'est pas question, ici, de s'abandonner à de petites dévotions. Ce n'est pas cela que je veux dire. Mais je vois quelque chose de viril : nous n'avons pas peur de regarder la Vierge Marie comme notre mère, comme celle qui nous obtient tout, celle par le canal de laquelle cette métamorphose, cette transfiguration de notre vie peut s'opérer.

Voilà, mes frères, nous pouvons penser à cela au cours de notre récollection de demain. Vers la moitié du mois de Septembre, nous rencontrerons la fête de la Croix glorieuse. Oui, c'est dans cette croix que se réalise notre victoire, dans notre désappropriation, dans la mort à nous-mêmes pour la naissance à une vie nouvelle qui n'est rien d'autre que le partage de la Vie Trinitaire.

 

 

Règle : Prologue de 22 à 33.                      02.09.85

          Nous sommes des endormis !

 

Mes frères,

 

          Le Prologue de notre Règle, nous ne devons pas nous imaginer qu'il se rapporte à un stade pré monastique ou protomonastique de notre existence. Je veux dire qu'il ne concerne pas l'époque où nous pensions abandonner le monde pour nous mettre au service de Dieu, pour entrer dans le monastère, ou bien l’âge où nous faisions nos premiers pas à la suite du Christ. Non, le Prologue de Saint Benoît nous touche immédiatement aujourd'hui, dans l'état qui est le nôtre aujourd'hui, et chacun d'entre nous sans aucune exception.

          Un moine qui se respecte est toujours en état de noviciat. Si je me dis : mais maintenant je n'ai plus rien à apprendre ; maintenant je suis un maître, je peux enseigner les autres, je peux les former, je n'ai plus à écouter, je n'ai plus à m'instruire, à ce moment-là, ma vie monastique est tombée dans un lamentable fiasco. Il faut toujours qu'un moine soit avide d'apprendre.

Le moine est sans cesse en état de conversion. C'est pour ça que nous prononçons un vœu bien spécial de conversion. C'est un vœu qui nous maintient dans un état d'enfance spirituelle. Il crée, il façonne en nous une âme de disciple. Un moine est toujours beaucoup plus avide d'écouter que de parler.

 

Un bavard dans un monastère, mais c'est un qui, comment dire ça ? C'est un malade d'abord, c'est certain ! C'est une maladie psychique, psychologique, mais en même temps spirituelle. C'est un homme qui a des démangeaisons, des véritables démangeaisons spirituelles. Il lui manque quelque chose. Il a un prurit, voyez. Il fait une maladie de carence. Et cette maladie de carence, c'est qu'il n'a plus besoin d'être à l'écoute. Il pense qu'il sait. Alors il doit bavarder, il doit raconter. Mes frères, faisons bien attention parce que tout se tient dans notre vie !

          Et voilà que Saint Benoît aujourd'hui bien spécialement, il nous prend pour ce que nous sommes, c'est à dire des endormis. Nous passons en effet pour Saint Benoît - mais voyons la finesse de son analyse spirituelle - nous passons notre temps à dormir. Nous sommes comme des morts. Nous dormons et nous n'avons plus de sensibilité spirituelle.

          Et en plus, nous évoluons dans le rêve. Nous voyons, nous entendons, nous faisons des choses sans consistance et sans réalité dans le rêve. Et ces choses, nous les prenons au sérieux. Elles révèlent le fond désordonné de notre être, de notre être qui rapporte tout à lui, qui se veut le centre du monde.

 

          Mais que signifie être endormi et vivre dans le rêve ? Eh bien, mes frères, cela signifie ne pas se conduire dans un esprit de foi. Celui qui ne vit pas constamment dans la conscience d'être en rapport avec Dieu, d'être au service de Dieu, d'être à l'écoule de Dieu, celui qui ne s'efforce pas d'acquérir un regard qui lui permette de voir les choses comme Dieu, celui qui ne s'ouvre pas à cet influx de Dieu qu'est l'Esprit Saint, eh bien celui-là, il dort. Il ne  vit pas dans le réel, il vit dans l'illusion.

          Or, Saint Benoît qui est un homme très réaliste, il nous dit : eh bien, vous êtes des hommes pareils. Et je pense que il n'a pas tort. Nous sommes toujours plus ou moins endormis, dans un état de demi sommeil, non pas un sommeil profond, mais un demi sommeil. Nous vivons, oui. Nous croyons, naturellement. Nous avons la foi, mais notre foi est débile, notre foi n'est pas vigoureuse.

          Notre foi n'est pas le moteur unique de notre existence. Nous faisons donc des choses en dehors de la foi, disons, en dehors de la volonté de Dieu. Et alors, tout ce que nous faisons ainsi, c'est sans valeur. C'est de la perte de temps, c'est un gaspillage énorme d'énergies, d'énergies spirituelles et d'énergies physiques aussi.

 

          Eh bien, Saint Benoît nous dit maintenant que ça suffit, ça a assez duré ! Levons-nous donc enfin, dit-il. Il dit tandem Pr, 22. Ce petit mot tandem dit que le petit jeu a assez duré et qu’alors nous devons nous lever et vivre. C'est se lever et vivre. Celui qui est couché et qui dort, mais il ne vit pas.

          Et ce qui nous fait lever, c'est la Scriptura, Pr,23, l'Ecriture, c'est à dire la voix de Dieu. La traduction dit : l'Ecriture nous y invite, mais le texte de Saint Benoît est beaucoup plus viril que ça. Il dit : excitante, Pr, 22, l'Ecriture nous excite. Cela veut dire qu'elle nous secoue. Elle crie à nos oreilles. Nous sommes sans excuses.

          Et que nous crie-t-elle ? Elle nous crie : il est l'heure, l'heure est venue de sortir de notre sommeil. C'est plus que sortir de notre sommeil, c'est de nous lever hors de notre sommeil. C'est le même mot qu'au début : lever hors de notre sommeil.       Mais ici, notons en passant l'humilité de notre Dieu. Dieu dit : il est l'heure pour nous de sortir du sommeil, de nous lever de notre sommeil. Nous ? C'est Dieu qui nous dit cela, donc comme si Dieu lui-même dormait.

         

Dieu ne se sépare pas de sa créature. Il a voulu devenir homme afin de goûter, de sentir, de prendre la mesure de notre faiblesse. Et il compatit, il sympathise. Il ne veut pas se distinguer de nous. Et pour nous encourager, il dit : Eh bien, nous allons ensemble nous lever de notre sommeil car l'heure est arrivée.

          Voyez, c'est Dieu qui dit cela ! Et vous avez ici encore un petit enseignement, une petite instruction que Dieu nous donne : c'est que nous ne devons jamais nous singulariser intérieurement par rapport aux autres. Cela veut dire que nous ne devons pas nous, imaginer être des êtres uniques, tous les autres ou l'autre étant d'un côté et moi de l'autre. Non, nous sommes toujours en communion.

          Et la faiblesse de l'autre, le sommeil de l'autre, disons puisque je citais cet exemple tantôt, la manie du bavardage de l'autre, elle est mienne aussi.  Car si l'autre bavarde avec sa langue, voilà, est-ce que moi, il ne m'arrive pas de bavarder avec la langue de mon coeur ? Nous sommes tous complices à l'intérieur d’une même maladie. Et Dieu, ici, nous en donne l'exemple en disant : nous allons sortir de notre sommeil. Moi, Dieu, eh bien je dors avec vous. Ce n'est pas pour rire que le Christ est devenu homme. C'est bien réellement !

 

          Eh bien voilà, mes frères, l'heure est venue. Et cette heure, il ne faut pas la laisser passer parce que si nous la laissions passer, cette heure, eh bien, tout se ferait sans nous. On dit souvent : le train passe, il faut le prendre, il ne passera pas une seconde fois. L'heure est là, il faut se lever, ne plus dormir, parce que la voix de Dieu a sonné. Je ne l'ai pas écoutée, eh bien, moi, je vais rester là et les autres, eux, vont partir.

          Il serait intéressant de parcourir à travers l'Ecriture tous les endroits où il est question de l'heure, ou du temps, ou du moment. Vous verriez que c'est très, très fréquent. Et nous devons tout de même être attentifs à ne pas laisser passer l'occasion, à ne pas laisser passer l'heure. Et cette heure - pour nous, ici, et pour Saint Benoît - est celle où notre sommeil prend fin. Et alors, qu'arrive-t-il ?

          Alors, nous ouvrons les yeux en nous éveillant et nous commençons à entendre. C'est la première chose peut-être, entendre ? Oui, j'entends la sonnerie au matin, la nuit. J'entends d'abord. Et puis le second geste, j'ouvre les yeux. C'est ce que Saint Benoît dit ici : Ouvrons les yeux à la lumière qui divinise et ayons les oreilles attentives.

 

          Voilà, mes frères, voyez comme c'est bien décrit, comme c'est bien analysé. Saint Benoît est extraordinaire. C'est un plaisir, oui, c'est un vrai plaisir de le suivre comme ça à la trace et de comprendre ce qu'il a voulu nous dire, le comprendre pour le faire nôtre et pour le vivre. Car ce que Saint Benoît attend, c'est que nous soyons d'autres lui-même ici sur terre, de vrais disciples le plus proche possible de leur maître. Mais alors, en devenant vraiment les enfants de Saint Benoît, devenir d’authentiques fils de Dieu.

 

Règle : Prologue de 34 à 47.                      03.09.85

          Etre éduqués par Dieu !

 

Mes frères,

 

          Le Prologue de notre Règle est un discours que Dieu nous adresse. Ce sont des paroles ponctuées de quelques commentaires qui en rehaussent la beauté, qui nous en dévoilent la richesse, d'autant plus que ces paroles de Dieu passent à travers le coeur d'un Saint. Et ce coeur qui les a faites siennes, les répercute vers nous. Qu'y a-t-il, mes frères, de plus extraordinaire, de plus précieux que ces paroles de Dieu arrivant jusqu'à nos oreilles à travers le coeur de notre Père Saint Benoît ?

          Vous allez voir, aujourd'hui encore, quelles perles sont dissimulées à l'intérieur de ces paroles. Vraiment, je suis personnellement chaque fois étonné, stupéfait, émerveillé de ce qui y est caché. Il faut avoir la patience de gratter, de creuser pour découvrir ces trésors. Mais une fois qu'on les a mis à jour, on ne peut pas les cacher, il faut les exposer pour que tout le monde puisse les partager et s'enrichir.

          Voici, comme nous dit notre Père Saint 8enoît, Dieu qui dans sa bonté, sa pietas dit-il. Donc c'est cette bonté tendre, cette bonté qui vient d'un coeur, mais d'un coeur qui ne peut être que débordant de bienveillance. Il nous montre le chemin de la vie. Et ce n'est pas n'importe quelle vie, c'est la vie éternelle, c'est la vie même de notre Dieu.

 

          Eh bien, voyons aujourd'hui ce que nous pouvons découvrir. Dieu est un Père et nous sommes de petits enfants. Puisque nous sommes de petits enfants, nous devons être éduqués par notre Père. Et pour nous éduquer, Dieu notre Père va jouer devant nous.

          Et comme nous sommes de petits enfants, nous allons instinctivement jouer avec lui, reproduire ses gestes, acquérir ses façons de faire, disons presque sa façon de parler, de se conduire. Dieu se tient donc debout devant nous, et il pose un ensemble de gestes que nous imitons. L'Apôtre Paul disait : mes frères, soyez mes imitateurs comme moi je suis l'imitateur du Christ !  Il y a donc un mimétisme.

          Lorsqu'on regarde quelqu'un et qu'on l'aime, et qu'on lui fait confiance, on finit par prendre ses habitudes, ses façons de voir les choses, ses façons de réagir. C'est cela ! Eh bien, Dieu joue devant nous.  Pourquoi fait-il cela ? Parce que il désire faire de nous, non pas des surhommes, car il n'est pas nécessaire de venir dans un monastère pour être un surhomme. O non, il vaut même mieux ne pas y venir. Il y a des écoles dans le monde aujourd'hui qui fabriquent des surhommes.

 

          Tiens, il y avait dans le journal, ces derniers jours, un article sur ce qu'on appelle les chasseurs de têtes. Or, j'ai rencontré dernièrement justement comme ça un garçon qui est dans le milieu des chasseurs de têtes. Qu'est-ce que cela veut dire ? Eh bien, la brasserie de Rochefort, elle a besoin d'un homme, d'un Président Directeur Général qui va faire monter en flèche son chiffre d'affaires, qui va déborder les frontières de notre petit pays, envahir l'Europe, traverser les océans. Vous allez voir, ça va devenir quelque chose de fantastique.          

Pour ça, il faut trouver l'homme qui est capable de faire cela. Eh bien, il y a des chasseurs de têtes, vous voyez, qui sont au courant de tout ce qui se passe partout dans le monde des affaires, et puis qui vont pêcher l'homme dont la brasserie de Rochefort a besoin pour réussir. Voilà les chasseurs de têtes ! Mais alors, qu'arrive-t-il ? Il arrive qu'on vole une tête à une autre entreprise. C'est pour ça qu'on les appelle des chasseurs. Peut-être que notre frère Jacques pourrait nous donner là-dessus l'une ou l'autre belle conférence ?

          Mais revenons à Dieu, car lui, il ne veut pas faire de nous des surhommes, des têtes qui s'achètent et qui se vendent à prix d'or. Non, il veut faire de nous infiniment mieux. Il veut faire de nous des dieux, donc des hommes qui sont élevés à un plan qui est inaccessible aux forces naturelles abandonnées à elles-mêmes, des hommes qui participent à sa vie, à son amour, à tout ce qu'il est, et qui alors sur la terre tiennent sa place à lui. Voilà ce qu'il veut réaliser lorsqu'il appelle quelqu’un dans le monastère.

 

          Maintenant, observons Dieu qui est en train d'éduquer comme ça un de ses enfants. Il veut donc en faire un dieu. Eh bien, Saint Benoît l'explique ici. Observons donc Dieu. Il est debout devant son enfant et il joue avec lui. Que fait Dieu ? Eh bien, comme le dit Saint Benoît, Dieu, il a ses yeux fixés sur le moine, et il a ses oreilles dirigées vers ce moine. Voilà donc le spectacle !

          C'est dans un geste d'appel, de confiance, d'ouverture, d'amour pour ce petit enfant qui est là et que Dieu est en train d'éduquer avec ses yeux et avec ses oreilles. Et des yeux de Dieu rayonne, coule la lumière. N'oublions pas que dans le ciel, il n'y a pas de temple. C'est Dieu lui-même qui est le temple avec l'Agneau. Il n’y a pas de soleil ni de lune, il n'y a plus de nuit parce que c'est la gloire de Dieu - donc le rayonnement des yeux de Dieu - qui éclaire absolument tout. Et voici ses yeux qui sont fixés sur le petit enfant qu'est le moine.

          Et alors il y a les oreilles de Dieu, des oreilles qui attendent. Qui attendent quoi ? Mais le vagissement de ce petit enfant, un cri, une parole de ce petit enfant. Pourquoi ? Mais pour aussitôt répondre et combler tout le désir qui est exprimé peut-être maladroitement. Donc, les yeux et les oreilles de Dieu sont sur ce petit moine !

 

          Maintenant, en face de Dieu il y a donc cet enfant, ce moine qui est dans une posture semblable à celle de Dieu. Il joue ce qu'il voit chez Dieu. Or, Saint Benoît nous l'a dit hier : Il a les yeux ouverts sur cette lumière qui divinise, Pr,25. Donc, il regarde les yeux de Dieu et il est captivé, séduit par cette lumière qui, entrant dans le moine, dans le petit garçon qui fait exactement comme Dieu, mais le transfigure, le transforme.

          Et puis, comme disait Saint Benoît hier : il a les oreilles attentives, Pr,25, les oreilles qui vibrent. Il a les oreilles vibrantes à quoi ? Mais à la voix de Dieu, car Dieu ce n'est pas un muet, Dieu parle toujours. Et la parole de Dieu, elle est un chant, elle est une musique, elle est une mélodie. Je vous l'ai déjà expliqué.

          Et alors, le petit enfant, il est là qui écoute cela. Donc, vous avez un spectacle magnifique, mais vraiment magnifique parce que vous avez les deux êtres debout l'un en face de l'autre: Dieu-Père et le moine, son petit, son enfant tout petit. Et alors, des yeux qui se rencontrent, des yeux qui se boivent l'un l'autre, des yeux qui se perdent les uns dans les autres. Et alors aussi les oreilles, les oreilles de l'un et de l'autre qui sont avides d'échange, avides de partage. Il se crée entre les deux une unité, une unité de désir, une unité de vie. Et c'est ainsi que Dieu forme son enfant à ce qu'il est lui-même. C'est toute la vie contemplative. Ce n'est rien d'autre que cela.

 

          Mais ce n'est pas si facile en soi parce que vous aurez tout autour des fantasmagories suscitées par les démons qui sont bien réels - je le rappelle - et qui vont essayer de distraire de cet échange, de cette relation si belle et si pure pour que le petit enfant au lieu de se plonger dans les yeux de Dieu le Père, mais il commence à regarder autour de lui. Alors le petit enfant est distrait et il, voilà, il introduit un retard dans son évolution.

          Mais cela va encore plus loin. Les yeux qui regardent ainsi les yeux de Dieu, les oreilles qui écoutent le chant qui sans cesse sort des profondeurs de Dieu, mais ce sont les mêmes yeux qui regardent les frères, et ce sont les mêmes oreilles qui écoutent les frères avec lesquels on vit. Si bien qu'il s'établit entre Dieu, le moine et les frères une communion dans une même lumière et un même chant.

 

          Vous avez là un des aspects très beau du chant de l'Office, pour reprendre celui-là. Et nous comprenons que le moine - même tout petit enfant encore - devient créateur. Il est créateur par son regard et par son écoute, par la qualité de son regard et la qualité de son écoute, par la confiance avec laquelle il rejoue de son mieux ce qu'il voit jouer par son Père, Dieu. Voilà, mes frères, pour ce soir. Voyez que je ne vous ai pas trompés. Il y a dans la Règle de Saint Benoît des découvertes extraordinaires à faire. Et voilà, jour après jour comme ça, nous en faisons.

         

Et je pense que nous n'aurons jamais fini. Je me demande parfois si pendant toute l'éternité, il n'y aura pas là quelqu'un qui nous expliquera encore la Règle de Saint Benoît Car, à mon avis, elle est inépuisable puisqu'elle est, comme je le disais au début, le filtre à travers lequel nous parvient ce qu'il y a de meilleur chez Dieu : sa Parole et son Amour.

 

Règle : Prologue de 106 à la fin.                 07.09.85

        L’art du service.

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît clôture le Prologue de sa Règle en nous annonçant son intention de fonder une école où l'on serve le Seigneur. La vie bénédictine est donc un écolage, un apprentissage. On y étudie une science qui ne meuble pas le cerveau mais qui purifie le coeur. On y apprend un art qui relève du céleste, du divin, qui saisit l'homme tout entier et qui doit le transformer.

          Et cet art, c'est celui du service. Pas le service de n'importe qui, mais le service du Seigneur en lui-même dans les hommes. Rappelons-nous ce que le Christ avait dit à Pacôme, qu'il le destinait à servir le genre humain. Oui, c'est aussi l'intention de Saint Benoît. C'est cela la véritable théologie. Connaître Dieu et celui qu'il a envoyé, Jésus-Christ, c'est l'essence de la vie éternelle.

          Or, il ne nous est plus possible aujourd'hui de connaître Dieu si ce n'est à travers les hommes que nous rencontrons. Le Christ-Dieu s'est incarné une fois pour toute. Et cette incarnation est une loi à laquelle nous sommes tous soumis sans aucune exception. Rencontrer Dieu à travers l'homme, là il n'y a aucune illusion possible. Mais on peut aller alors au-delà de l'homme et commencer à voir Dieu directement. Mais il est impossible de faire l'économie de ce passage par le canal du frère. Voilà ce que nous allons apprendre dans le monastère.

 

          Et Saint Benoît use d'un petit mot que je voudrais relever et qui a été traduit par fonder. En réalité, dans le texte il est dit : constituenda est, Pr,106, constituere. De là est venu nos fameuses " constitutions ". Qu'est-ce que cela veut bien dire ? Eh bien, c'est tout un tableau vivant, cela évoque l'image d'un tout. C'est un tout structuré, un tout organisé et un tout vivant. On prend des éléments divers, on les assemble, on les imbrique, on élève une construction solide, ferme, qui tient debout.

 

          Vous avez donc là dans ce constituere, deux éléments : être debout & ensemble. C'est vraiment l'image d'un bâtiment ou d'un corps vivant. Et c'est cela l'école de Saint Benoît ! Donc, cela implique toute une organisation matérielle. Il y a des bâtiments ; il y a des moyens de subsistance ; il y a des hommes qui vivent et qui forment une Eglise, une communauté, un Corps. Et ces hommes, à l'intérieur de cette école, apprennent cette fameuse science du service.

          Et puisque c'est une école, il y a des degrés, donc des grades comme on dirait aujourd'hui. Il y a un Maître qui enseigne. Et ce Maître qui enseigne, c’est la Règle ! Regula Magister, comme dit Saint Benoît 3,17. La Règle est Maîtresse. A travers la Règle, naturellement, il y a le Christ, il y a l'Esprit, il y a Dieu le Père, il y a toute la Trinité. Mais la Maîtresse à laquelle tous se soumettent, c'est la Règle.

 

          Il y a un interprète de cette Règle, de cette Loi. C'est l'Abbé. Il ne peut l'interpréter que s'il est pénétré par cette Règle, que s'il a été façonné par la Règle au point d'être traduction vivante de la Règle par sa vie et par sa doctrine. Les deux sont indissociables. Là où il n'y a pas d'abord la vie, il n'y a pas de doctrine. Nous ne sommes pas ici dans le cérébral, nous sommes dans le pratique. N'oublions pas que le moine dès le début, déjà avant Saint Benoît, c'est prakticos, c'est un homme qui fait. Il y a ensuite une matière dans cette école, une matière qu'on apprend. Et la matière, je le rappelle, c'est le service, c'est à dire l'art d'aimer.

Retenons ça, mes frères, le monastère, c'est une école où on apprend à aimer, mais aimer vraiment. S'aimer soi-même ? Oui, mais s'aimer vraiment soi-même c'est à dire en s'oubliant, en mourant à soi-même, en se donnant aux autres, en se recevant des autres. C'est le véritable amour de soi : s'aimer soi-même pour Dieu et pour les frères ; se laisser aimer par Dieu et par les frères. Mais cet amour ne peut naître, ce saint amour de soi n'existe que là où il n'y a plus d’égoïsme et où on ne vit plus que pour Dieu, pour le Christ et pour les autres.

          Voilà, mes frères, retenons cela ! Je pense que c'est encore un petit trésor que le Christ dépose en notre coeur ce soir. Et il espère que ce trésor va comme dans une bonne banque, rapporter de gros intérêts. Toujours capitaliser !

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           08.09.85

          24. L’ascèse monastique.

 

Mes frères,

 

La Constitution 27 ferait plaisir à nos frères orien­taux. Elle traite de l'ascèse monastique :

 

            Le repos de l’esprit qui se cultive dans le silence est aussi le fruit de la purification et de la simplicité du cœur. Aussi le moine met-il volontiers en œuvre dans un joyeux esprit de pénitence les moyens utilisés par l’Ordre, à savoir : le travail, la vie cachée, la pauvreté volontaire ainsi que les veilles et les jeûnes.

 

Vous aurez compris qu'il s’agit, ici, de ce repos de l'esprit dans le silence qu'on appelle l'hésychia. C'est un idéal humain et spirituel très élevé. Il s'entend pratiquement de la vie dans la solitude, dans le calme, en tête à tête avec Dieu, loin de toute agitation intérieure, dans un paix pro­fonde, la plénitude de vie qui est un avant-goût de la béati­tude éternelle.

C'est la récompense d'une vie monastique correctement vécue dans la foi et dans la charité. Cela se voit, cela se sent dans certaines communautés autour de certaines personnes. Cette vie, ce repos de l'esprit, est le fruit recueil­lit par un coeur pur et simple, comme nous dit la Constitu­tion. Un coeur pur, mais c'est un coeur dans lequel il n'y a plus aucun retour sur soi. C'est un coeur qui bat au rythme de l'amour, qui est dans la lumière. Il baigne dans la lumiè­re.

Il n'y a plus d'égoïsme dans un tel coeur. Il n'y a plus de malveillance. Ce coeur est devenu tout simple. Il retrou­ve la spontanéité originelle de l'enfant. Ce n'est pas de l'infantilisme, ce n'est pas de la puérilité.

 

Ce coeur est un enfant de Dieu. Il est devenu semblable au coeur de Dieu et il n'y a pour lui plus aucun problème parce que tout est reçu comme un cadeau qui vient de l'amour et même tout ce qui humaine­ment parlant peut paraître contraire. Non, tout est grâce, comme on dit habituellement.

Le coeur n'est plus divisé, il n'est plus écartelé entre des tensions antagonistes. Non, il va tout entier dans une seule direction. Il est comme une fleur qui respire la lumiè­re dans une confiance totale. Eh bien, ce coeur goûte le bienheureux repos en Dieu, le quiès comme dit le texte original.

Maintenant, pour arriver à ce bienheureux état, eh bien, ce n'est pas difficile. Tout est prévu à l'intérieur de la vie monastique pour nous y conduire. Il suffit de mettre vo­lontiers en oeuvre dans un esprit joyeux de pénitence les moyens utilisés dans l'Ordre.

 

On parle d'un esprit joyeux de pénitence. Il y a donc lié tout un aspect pénitentiel. Mais ne voyons un sens négatif. Lorsqu'on parle de pénitence, cela signifie tout simplement ceci : qu'il faut se détourner de l’illusoire pour se tourner vers le véritable. Dans le fond, c'est rentrer dans la vérité. Le péché originel nous a jetés dans un marasme que le démon entretien à plaisir. Nous ne savons plus où donner de la tête, nous ne savons plus quoi ?

L'ascèse, donc ce qu'on appellera la pénitence, va ré­tablir en nous l'ordre originel, ou plutôt nous permettrons à Dieu de le rétablir en nous. Et pour cela, nous utiliserons certains moyens qui sont mis à notre disposition. Et l'esprit dans lequel nous travaillerons - nous colla­borerons avec l'Esprit de,Dieu - sera joyeux, comme dit le texte. L'original dit : alacer. Cela signifie exactement allè­gre, prompt, vif, éveillé, dispos. Et aussi, voyez dans ces dispositions: la joie, la vie. Vous voyez, ça vit !

C'est le contraire de la tristesse, la tristesse qui abat l'homme, qui le paralyse, qui lui donne une mine d'en­terrement. Mes frères, ne nous laissons jamais dominer par cet es­prit de tristesse qui est le contraire du joyeux esprit dont nous parle ici la Constitution. Mais pourquoi ? Mais parce que l'esprit de tristesse, il nous fait tout voir en noir, tout. Et ce qui en soi est tout naturel, ça prend des proportions formidables.

 

L'esprit de tristesse décourage. Il coupe bras et jam­bes. Et le pire de tout, c'est que ça se diffuse. C'est con­tagieux. Il est dit qu'un saint triste, c'est un triste saint. Et je veux le croire. C'est pas un saint du tout.

Ce bon esprit va donc toujours prendre les choses du bon côté. Il voit toujours le côté positif des situations. Il ne s'attarde pas sur le côté négatif. Et la même chose chez les gens, chez les personnes. O, celui-là, il a une collection de défauts. Mais c'est vrai ! Mais il a tout de même une bonne qualité. Le joyeux esprit voit la bonne qualité et il fonde tout sur elle. Alors, on peut construire. Et cette bonne qualité, elle finit par repousser à l'extérieur les défauts, et l'or­dre se rétablit dans ce frère.

 

Maintenant, il faut donc dans un esprit de joyeuse péni­tence mettre en oeuvre les moyens utilisés dans l'Ordre, à savoir : on en énumère cinq - il y en a d'autres - mais enfin, cinq moyens qui sont traditionnels et qui valent pour tout le monde. D'abord le travail. Le travail, labor, c'est laborieux ! Le travail avec ses obligations, ses contraintes, sa monoto­nie.

La vie cachée, comme il dit. La vie cachée ? Le texte original porte un mot latin qui est très expressif, qu'on ne rencontre pas souvent, mais qui est traditionnel dans la vie monastique : latebrae. Donc le contraire, pour mieux comprendre, c'est une vie qui s'étale, une vie qui produit, une vie qui aime de se pla­cer en évidence, une vie qui fait du tam-tam, comme on dit.

Eh bien, la vie cistercienne, c'est justement le contrai­re. N'oublions pas que nos premiers Pères sont allés se cacher quelque part dans une forêt. Personne ne savait qu'ils étaient là. Elle était impénétrable. Il n'y avait que les animaux qui se trouvaient là-bas.

 

Eh bien, voilà ce qu'aime le moine ! Il ne se met pas en évidence, ni vis à vis du monde, ni à l'intérieur de la com­munauté non plus. Chacun reste modestement à l'endroit où Dieu l'a placé sans essayer de briller aux yeux de ses frères. Vous voyez la route vers l'humilité et vers un choix pré­férentiel. Ce qu'on veut, ce n'est pas les applaudissements du monde, mais c'est le souffle de l'Esprit, c'est l'intimité de Dieu. Il y a toujours ce choix.

La pauvreté volontaire, est-il dit. Mais c'est la pauvre­té avec ses servitudes. Et c'est une pauvreté volontaire. La pauvreté n'est jamais quelque chose qu'on choisit de bon coeur car il faut pouvoir se passer de beaucoup de choses quand on est pauvre, de beaucoup.

Eh bien voilà, c'est ce que choisit le moine. Mais pour­quoi ? Encore une fois parce que son coeur est ailleurs. Son coeur est tout entier chez Dieu, du moins en espérance, dans une foi très vivante et une charité ardente. Et ça lui suffit. Du moment qu'il a de quoi vivre, il ne demande pas davantage.

 

Ainsi que les veilles, est-il dit. Les veilles ? Oui, les veilles, suivant toujours la Tradition monastique, c'est - pour reprendre encore un superlatif latin que j'ai découvert il y a deux ou trois jours - c'est insignissima pars. La partie, la portion la plus distinguée, la plus remarquable de la journée monastique, c'est les veilles nocturnes.

Vous savez que les Constitutions y ont consacré ici tout un article. C'est pénible certes ! Il y a un aspect pénible à cela. Mais c'est au coeur de la veillée nocturne qu'on court vers le Royaume de Dieu. A ce moment-là, il n'y a rien, il n'y a personne, rien ne s'interpose entre Dieu et le coeur du moine.

Et enfin, il y a les jeûnes, les jeûnes qui maintiennent vive l'attention vers l'au-delà. Je parle de la tensium, la tension. Donc on est tendu vers cet au-delà de nous où Dieu habite. Mais voilà, mes frères, lorsque on met en oeuvre ces 5 moyens traditionnels et qu'on le fait joyeusement, de bon coeur, eh bien tout l'être se purifie.

 

Vous savez qu'aujourd'hui il y a un parti politique qui fait fortune. Il a toute une série d'élus et de représentants. Ce sont les "écolos", les écologistes. Ils essayent de re­trouver une vie saine dans un environnement naturel, une nour­riture macrobiotique, des produits qui ne soient pas pollués pour que maintenant on redevienne de véritables hommes et non plus des pantins au service de la haute finance.

Et bien le moine, lui, il fait beaucoup mieux encore. Il a une vie très disciplinée, une vie bien réglée. Non pas pour s'épanouir au plan humain, mais pour aiguiser ses sens spiri­tuels et entendre ce qui se passe dans l'univers de Dieu et, curieusement, curieusement y plonger son regard en attendant d'y être avec tout son être. Mais, lorsque ainsi il a une bonne santé spirituelle, donc divine, il reçoit par surcroît un bon équilibre humain et rien ne lui manque: une liberté de coeur totale.

Il a l' impression - et ce n'est pas une impression, c'est une réali­té - que l'univers entier est son domaine. Et c'est vrai ! Etant enfant de Dieu, se sentant christifié, divinisé, il est chez lui partout. Voilà, mes frères, ce qui nous est proposé dans cette petite Constitution. Et les Constitutions suivantes vont en­trer maintenant dans les détails et reprendre chacun de ces moyens et nous exposer ce que l'Esprit de Dieu et l'Ordre attendent de nous.

 

Règle : 6 : De la retenue dans les paroles.      24.09.85

          Créer un espace de silence.

 

Mes frères,

 

          Pourquoi cette insistance de Saint Benoît sur la réserve dans les paroles ? Eh bien, c'est très simple : c'est parce que il est impossible, matériellement impossible de parler à deux personnes en même temps ; ou plus précisément, de tenir au même moment deux conversations avec deux êtres qui se tiennent là en présence de nous. Or, il est donc impossible au moine de parler en même temps à Dieu et aux hommes, de parler à Dieu et d'entretenir une conversation avec des êtres humains.

          Pourquoi ? Le moine est un homme qui discourt avec Dieu. Sa conversatio, son cœur - c'est à dire le meilleur de lui - est dans le ciel, dans cet univers où Dieu est le maître, cet univers que Dieu emplit, que Dieu inonde de sa lumière et de son amour. Là vit le moine par le meilleur de ce qu'il est.

          Il peut se trouver sur la terre, il y est d'ailleurs physiquement, il doit s'occuper de beaucoup de choses, mais son être d'éternité est déjà là avec Dieu. Il est donc toujours en train de parler à Dieu. Et s'il doit s'adresser à des hommes, il n'a rien d'autre à dire que des choses qui concernent Dieu et l'univers de Dieu.

 

          Or, pour parler de ces réalités tellement belles, les mots font défaut d'abord ; puis ce sont des secrets qu'il n'est pas permis de dévoiler. On ne peut en parler qu'avec des hommes qui sont en sympathie avec cet univers, sinon ils se moquent de vous. Ils n'écoutent pas, ils ne comprennent pas. Ils vous prennent pour un, oui, ils vous prennent pour un illuminé ou un déséquilibré, un anormal. Et je vous assure que c'est réellement ainsi.  Et puis, les hommes ne sont pas disposés à entendre parler de ces choses-là.

          Si vous voulez intéresser des hommes, parler leur des choses qui vont exciter ou entretenir leurs passions, c'est à dire leur ambition, leur besoin de se défendre des autres, leur envie de s'affirmer vis à vis des autres. Mais dans l'univers de Dieu, c'est exactement le contraire de ce qui se passe. On ne vit plus pour soi. On n'existe plus pour soi. On n'existe plus que pour Dieu et pour les autres.

Donc on n'est pas écouté. Les hommes ne sont pas disposés à entendre un tel langage. Alors il est préférable de se taire plutôt que de parler dans le vide. Voilà donc les raisons, me semble-t-il, principales pour lesquelles Saint Benoît ne désire pas voir le moine se répandre en un flot de paroles.

 

          Mais si nous ne sommes pas encore arrivés au niveau de contemplation qui est celui du moine qui a gravi les douze échelons de l'humilité, nous devons tout de même nous y préparer en créant un espace de silence en nous et autour de nous. En nous, en luttant contre les pensées. Je ne dis pas les distractions, car les distractions sont inévitables, mais les pensées : C'est à dire tout ce qui surgit du fond malpropre de notre cœur, car notre cœur n'a jamais fini d'être purifié.

          Et ce qui en surgit, on s'y attarde, et puis on s'y arrête, et on l'entretient. Il y a toujours dans les pensées une part de volontaire. Et aussi les pensées qui nous sont insufflées de l'extérieur par cet être malfaisant qu'est le démon. Enfin toute cette lutte, cette fameuse lutte du moine contre les mouvements qui se passent à l'intérieur de lui.

 

          Et alors aussi, créer un espace vital de silence autour de nous dans le monastère, dans la communauté. C'est à dire lutter contre le bavardage. Le bavardage, on devrait en parler. Chaque fois que j'ai l'occasion, j'en dis un petit mot. Mais on devrait une fois s'y attarder longtemps car c'est véritablement une maladie spirituelle sérieuse chez le moine.       

          Mais aussi, attention, c'est une complicité avec le démon. Il se sert alors, disons, de la faiblesse de ce frère pour introduire à l'intérieur de la communauté un espace qui détruit le silence et qui empêche donc Dieu d'y vivre. A la limite, une communauté qui serait composée de bavards, mais c'est plus rien du tout, vous le sentez vous-mêmes.

 

          Faisons bien attention, mes frères, à ça ! Essayons de créer dans notre communauté un espace de silence, c'est à dire un espace où les frères sont respectés, où ils sont respectés dans leur vie. Car on ne sait jamais ce qui se passe à l'intérieur d'un autre. On s'imagine peut-être que ça ferait du bien, malgré tout, d'échanger quelques mots, et puis alors beaucoup de mots ?

          Oui, peut-être bien que ça nous ferait du bien à nous, parce que voilà, comme ça on se grise un peu de paroles et on s'imagine être quelqu'un. Et au même moment, le frère qui est là, il subit, il subit vraiment quasi un malheur car il est empêché d'être entièrement à ce Dieu qu'il aime, et qu'il cherche, et qui s'empare de lui.

 

          Donc, respecter les frères, ne pas les troubler ! Nous devons acquérir un savoir-vivre surnaturel. Le silence, c'est une marque de savoir-vivre surnaturel. Quand on est en société, on ne s'ingénie pas à tenir le crachoir, comme on dit. Les gens pareils, on les fuit. Et d'ailleurs, on ne les invite jamais plus. Une fois, c'est bon.

          Eh bien, dans notre vie, il y a aussi un savoir-vivre d'ordre surnaturel. Et c'est entretenir ce silence pour que les frères puissent alors parler à ce Dieu qui vit avec eux, et qu'ils aiment, et qu'ils cherchent de tout leur cœur. Vous comprenez ainsi que pour Saint Benoît, le moine est avant tout un contemplatif.

          Mais vous allez peut-être dire : « Mais il glisse à l'intérieur de Saint Benoît, chez Saint Benoît ce qui n'y est pas. » Naturellement, il y a toujours une approche très personnelle de la Règle. Mais si j'avais le temps - mais je ne dispose pas de ce temps - il serait intéressant de chercher dans la tradition des moines, des tous premiers moines, dans les apophtegmes et dans les récits de leur vie, et dans les écrits des tous premiers qui ont réfléchi sur le sens de la vie monastique, et on verrait qu'ils seraient pleinement d'accord avec ce que je viens de dire, et aussi nos Pères Cisterciens.

 

          Donc mes frères, en conclusion, efforçons-nous de créer un espace de silence à l'intérieur de notre cœur et à l'intérieur de notre communauté en attendant de pouvoir être vraiment un interlocuteur de Dieu, ce Dieu pour lequel nous avons tout quitté.

 

Règle : 7, 1-12 : De l’humilité.                   24.09.85

          Descendre pour monter.

 

Mes frères,

 

          Exaltatio humilitio, élèvement abaissement, deux images antagonistes et des images animées. On peut les mettre en scène. Elles peuvent être filmées et les auteurs spirituels ne s'en sont pas privés. Nous connaissons tous les admirables dessins, esquisses de Saint Bernard dans les degrés de l'orgueil.

          Il existe une distinction entre l'élèvement et l'orgueil. Saint Benoît nous dit que tout élèvement est une espèce d'orgueil. L'orgueil est le sommet de l’égoïsme. L'humilité, c'est le sommet de la charité. Tout oubli de soi est un acte de charité et un accroissement d'humilité. Toute élévation est un acte d’égoïsme et un nouveau degré d'orgueil.

          Si on s'élève, c'est toujours en se comparant aux autres. On les déclasse dans son cœur. On les rabaisse. On leur enlève une parcelle de ce qu'ils sont. On se comporte comme un voleur. En agissant ainsi, on oublie ce qu'on est. La crainte de Dieu s'éloigne du cœur. Et finalement, on oublie Dieu et on se met à sa place.

          Voyez, il y a dans tout regard de jugement que je porte sur mon frère - pour le condamner, naturellement - il y a l'orgueil, mais il y a un terrible danger, car la crainte de Dieu se retire de moi.

         

Or, nous l'avons vu, la crainte de Dieu est cette passerelle, est cet ascenseur, cette plate-forme qui nous fait monter jusqu'à Dieu. On la trouve à tous les degrés de l'humilité. On la trouve même au cœur de la charité, car le sommet de la charité, c'est la crainte de Dieu qui est à la fois le début et la fin. On la trouve partout.

          Mais cette crainte évolue, naturellement. Si au début, il y a une certaine peur dans la crainte, au sommet il n'y a plus que le respect à l'intérieur de la crainte. Elle s'est muée, elle a atteint sa perfection dans l'amour.

          Or, lorsque je me compare aux autres, lorsque dans mon cœur, je les juge pour les rabaisser, à ce moment, je descends de la plate-forme et je mets le pied sur une pente. Mais c'est une pente très glissante, une pente savonneuse, une sorte de verglas qui peut alors d'un coup me faire tomber jusqu'au plus profond de l'orgueil.

         

Dans l'humilité, on a l'impression de descendre. mais en réalité on s'élève. Dans l'orgueil, on a l'impression de monter, mais en réalité on glisse vers le bas. Il est beaucoup plus facile de glisser au fond de l'orgueil que de monter au sommet de l'humilité. C'est vrai, parce que avant de commencer, nous sommes déjà infectés par cette maladie qu'est le défaut d'amour.

          La maladie, c'est toujours une carence. S'il me manque de l'amour, eh bien je suis malade. Et on comprend que pour les premiers cisterciens, le monastère était une schola caritatis, une école où on apprenait à aimer, donc où on se guérit. Et le sommet de la santé, le comble de la santé, c’est la perfection de l’amour chez quelqu’un.

 

          Voilà, mes frères, pour toute sécurité – nous côtoyons toujours ce danger, c’est certain ! – mais pour toute sécurité, tenons-nous à distance du précipice, de la pente savonneuse en jugeant bien prudemment que les autres sont meilleurs que nous. Nous pouvons leur être supérieur, certes, au plan de la science, du savoir, de la santé physique, enfin de beaucoup de choses ; mais au plan de la valeur spirituelle ayons plutôt la sagesse de nous dire qu’ils sont meilleurs que nous. Nous serons alors toujours dans la vérité.

          Et pour que cela soit bien vrai, que cela ne soit pas un petit jeu d’esprit, mettons-nous à leur service et restons à leur service. Alors il n’y aura pas de risques, nous serons toujours du bon côté et nous prendrons de plus en plus de distance de cet abîme de l’orgueil. Et notre petite plate-forme de la crainte de Dieu et de l’amour des frères va insensiblement nous élever au sommet.

 

Règle : 7, 29-51 : Premier degré.               27.09.85

          La crainte de Dieu.

 

Mes frères,

                 

La crainte de Dieu est quasi innée chez l'homme. Elle est engendrée par le sentiment d'une présence non pas terrifiante, mais puissante. Elle installe et elle maintient l'homme à sa place. Elle lui fait découvrir sa fragilité, son instabilité. Elle le fait entrer dans sa qualité de créature, créature dévoyée, perverse, pécheresse et pourtant promise à un destin merveilleux. Tout cela est présent dans la crainte.

                  Il y a en elle, au début du moins, un sentiment de peur. Ce n'est pas de la terreur, mais une véritable peur parce que Dieu n'est pas encore saisi comme agapè, comme amour, comme charité. Mais ce sentiment de peur évolue lentement. Il se teinte de respect, de confiance, et l'homme voit qu'il lui est profitable de se concilier ce Dieu, ce Dieu dont il dépend, devant lequel il n'est rien, ce Dieu qui tient en main le présent et l'avenir de l'homme.

                  L'homme s'ouvre donc à une certaine attirance. Il aimerait vivre dans l'intimité de ce Dieu. Il aimerait le connaître. Et il en arrive lentement à l'aimer. Il ne peut plus se représenter Dieu comme un tyran implacable. Non, il découvre que dans son propre cœur il y a quelque chose qui doit ressembler à ce qui est en Dieu. Et c'est l'amour.

                 

Il finira par savoir que c'est par l'amour qu'il deviendra semblable à Dieu. Il va donc s'attacher à faire ce qui plaît à Dieu. Il sera heureux, il deviendra heureux dans ce commerce avec Dieu. Il va tout supporter pour Dieu et de la part de Dieu, car il finira par comprendre que tout ce que Dieu fait ou permet, c'est toujours pour un bien, c'est toujours pour un progrès, pour un meilleur.     

                  Mes frères, ceci pour introduire ce que Saint Benoît nous dira dans les degrés suivants d'humilité qui seront, en fait, des degrés d'obéissance. Et c'est que craindre Dieu, c'est en pratique travailler avec lui. C'est ne pas s'écarter du projet que Dieu a sur l'homme, que Dieu a sur moi bien personnellement. Et en fin de compte, ce sera faire confiance à ce Dieu et l'aimer.

                  C'est le processus de l'évolution de l'humilité, vous le sentez bien. L'homme apprend à se connaître dans la mesure où Dieu se révèle à lui. L'homme en face d'un autre homme ne parviendra jamais à savoir qui il est. Il doit se regarder dans le miroir de la divinité. Et ce miroir, il sera présent, il sera présenté plutôt, au moine en la personne de ce Dieu devenu homme qu'est le Christ Sauveur. Pas seulement parce qu'il nous a libérés de notre péché, mais aussi parce qu'il nous dit qui nous sommes, c'est à dire des êtres que Dieu a façonné pour en faire d'autres lui-même en infusant en eux sa propre vie.

 

                  Mais au début, devant cette perspective qui n'est pas du tout consciente, mais qui est malgré tout inscrite dans l'homme, car l'homme est destiné à cela, eh bien, il y a un sentiment de crainte teinté de peur. Mais insensiblement cela évolue jusqu'à ce sommet où l'amour chasse toute crainte, c'est à dire toute peur hors de la crainte. Et l'homme peut alors librement s'abandonner à ce Dieu qui est amour.

 

Règle : 7, 52-65 : Premier degré (suite).       28.09.85

          Dieu dans notre vie.

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît fait allusion à la présence de Dieu dans notre vie. Cette présence cependant ne s'impose pas au point d'annihiler notre volonté. Si nous prenons l'extrémité opposée, si nous parvenons un jour - ce qui est à espérer - à l'union parfaite avec Dieu, dans le sentiment continuel de sa présence, à ce moment-là, nous serons entrés dans la liberté parfaite. Car, devenus un avec Dieu, entrant de tout notre être à l'intérieur de son plan de salut sur nous-mêmes et sur le monde, vivant de sa propre vie, nous partagerons tous ses privilèges et entre autre sa liberté.

          Et en attendant, nous devons faire un effort, un effort pour demeurer vigilant, pour ne pas nous laisser séduire par notre propre valeur, valeur supposée, en grande partie valeur surfaite, mais pourtant aussi valeur réelle. Car Dieu nous a créés. Dieu nous aime. Il nous a donné un certain poids. Mais nous ne devons pas nous arrêter sur ce que nous sommes, car à ce moment-là, notre regard se détourne de Dieu. Nous ne vivons plus en sa présence et nous freinons, si nous ne l'arrêtons pas, notre évolution spirituelle.         

          Il faut donc toujours croître dans le sentiment de cette présence, c'est à dire dans la crainte de Dieu. Mais je le répète, cette crainte au début, elle est toujours plus ou moins teintée de peur. Ce n'est pas de la frayeur, mais de la peur. Et cette peur se dissout, elle se transforme en respect, en confiance, et nous restons à notre place de créature devant ce Dieu qui nous aime et qui veut nous faire partager sa propre vie.

 

          C'est très schématiquement présenter l'évolution de notre avenir, mais un avenir qui est déjà donné aujourd'hui. Il y a une croissance. Cela ne procède pas par sauts. Mais non, c'est quelque chose d'harmonieux. Certes, il y a des moments où ça freine, des moments où ça s'accélère. Il peut même y avoir parfois vraiment du recul. Mais il n'y a jamais de sauts brusques.        

          Mais ce qui nous attend tout de suite, c'est un effort de renoncement à ce que nous avons de plus cher, c'est à dire à notre volonté propre. Saint Benoît en parle tout au long de cette petite section. Dans le renoncement à notre volonté propre, comme vous le savez, nous donnons la préférence à Dieu. Nous le plaçons avant nous. Donc, en d'autres termes, nous le craignons.    

          Craindre Dieu, c’est un acte de politesse, c'est lui céder le pas, c’est lui donner la préséance. C’est un acte, oui, vraiment de politesse.  N'imaginons pas Dieu comme un être à l'infini de nous. Non ! Dieu, mes frères, ne l'oublions jamais, nous le rencontrons dans chacun de nos frères. Jusque là doit aller le renoncement à notre volonté propre.

 

Si je cède la place à mon frère, même s'il est plus jeune que moi, même si dans la hiérarchie du monastère il est inférieur à moi, même s'il m'est subordonné - vous avez toute cette organisation de Saint Benoît dans le monastère, c'est de cela que je parle maintenant - eh bien, considérons-nous toujours comme le plus jeune et le dernier. Nous n'avons jamais alors le risque de nous tromper, parce que c'est ainsi que nous sommes devant Dieu.

Et si notre regard est assez clair, assez éveillé que pour reconnaître le Christ en chacun de nos frères, nous n'aurons aucune difficulté à lui céder la place en tout. Nous n'aurons jamais à son endroit un sentiment d'envie ou de jalousie, ou de rancune, ou de n'importe quoi. Non ! Et ainsi, nous grandirons dans la crainte de Dieu et nous pratiquerons ce fameux renoncement qui nous permet d'abandonner notre volonté propre.        

          Mais nous pourrons alors faire notre volonté sans aucune crainte, sans aucune difficulté plutôt, lorsque nous serons délivrés du péché. Pourquoi ? Mais parce que à ce moment-là, étant en parfait accord avec Dieu, faisant la volonté de Dieu, nous faisons notre volonté propre ; faisant notre volonté propre, nous faisons celle de Dieu. Il y a toujours notre volonté à nous, c'est certain ! Mais elle est tellement unie à celle de Dieu que on ne sait plus voir la différence. Et lorsque nous faisons, je dirais presque, ce qui nous plaît, nous faisons encore la volonté de Dieu parce que nous faisons ce qui plaît à Dieu.      

 

          Voyez jusqu'où doit aller notre union à Dieu ! Ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ, c'est Dieu qui vit en moi. Donc, il n'y a plus de différence entre la volonté de Dieu et la mienne, ni entre la mienne et celle de Dieu. Mais ça, mes frères, c'est la sainteté ! Et nous n'y sommes pas encore ! En attendant, nous devons renoncer à notre volonté propre, car nous sommes, aujourd'hui, perturbés, aveuglés. Nous ne voyons pas trop bien ce qui est meilleur, ni ce qu'il faut faire.          

Comme Saint Benoît le dit ici : attention, il y a des routes qui paraissent bien droites aux yeux des hommes, mais l'extrémité de cette route, on s'en aperçoit lorsqu'on y arrive, elle plonge dans les profondeurs de l'enfer, 7,60. Donc faisons bien attention !

          Donc, une vie monastique dans l'humilité nous apportera tôt ou tard, bientôt comme dit souvent Saint Benoît, la guérison et la santé. Donc si on peut écouter un bon conseil : suivons avec confiance les prescriptions que nous donne le médecin par excellence qu’est le Christ. Si j'ai un petit bobo quelque part, je fais venir le médecin. Il me prescrit ceci, et ça, et ça. Je fais confiance et puis je le prends en espérant que ça ira mieux et que je guérirai.    

         

Dans le monastère, c'est la même chose. Le Christ nous prescrit de petites choses pour nous guérir. Eh bien, faisons-le sans nous poser trop de questions. Et l'extrémité alors de notre vie, elle ne sera pas dans les profondeurs, je dirais, de la déception, mais là-bas auprès de Dieu. Et notre volonté alors, elle ne fera plus qu'un avec la sienne.

 

Homélie : 26° dimanche ordinaire – B.           29.09.85

          Tous prophètes !

 

Mes frères,

 

Le souhait jaillit du coeur de Morse se réalisera un jour lorsque paraîtra le monde à venir. Il sera même dépassé à l'infini. Ce n'est pas seulement Israël qui sera un peuple de prophètes, mais l'humanité entière.

Nous sommes créés, en effet, pour participer à la natu­re de Dieu, pour être animés par son Esprit, pour devenir en lui pure lumière. C'est pourquoi nous devons être heureux lorsque quelqu'un parmi nous, ou loin de nous, se voit saisi par l'Esprit, transformé, transfiguré par lui.

Un tel homme devient pour ses frères prémices de vie éternelle. Il est le témoignage de ce qui est promis à cha­cun, de ce que chacun recevra au jour où Dieu le décidera.

 

Mes frères, il est deux choses dont nous ne devons ja­mais douter : tout est possible à Dieu. L'amour de Dieu pour tous les hommes est un absolu. Il y a en chaque homme, en chacun d'entre eux une capa­cité d'accueil qui est là, toujours ouverte. La vertu chré­tienne par excellence est donc l'espérance.

Nous ne devons jamais douter des autres. Nous ne devons jamais douter de nous. Nous ne devons jamais douter de Dieu. Tout, en effet, peut être attendu de Dieu et des hommes.

Mes frères, c'est là pour nous une immense consolation. Nous rencontrons en effet dans notre vie tellement d'obsta­cles, tellement de difficultés, que nous pourrions perdre coeur. Mais cela ne peut pas arriver, car il y a quelqu'un qui est plus grand que notre coeur, notre Dieu, dont l'Esprit plane au-dessus de nous. Cet Esprit qui nous prend sous son ombre et qui nous protège, et à notre insu, nous travaille et nous transforme.

 

Mes frères, la sainteté transcende tellement notre natu­re que rien ne peut lui faire obstacle, ni les déficiences morales, ni les péchés, ni les oppositions….  absolument rien ! Nous devons bien savoir, être pénétrés d'une évidence ­pour moi, c'est une évidence - le scandale le plus dangereux, c'est d'étouffer ou d'éteindre dans l'homme cette soif de dé­passement qui le tenaille, ce besoin qu'il a de croire en quelqu'un qui, ultimement, est toujours Dieu. Peut-être le malheur le plus grand qui puisse survenir à quelqu'un, c'est d'être déçu d'un autre.

Mes frères, il y a là pour nous, pour chacun d'entre nous, une grande responsabilité que nous devons regarder en face et que nous devons assumer. Porter les autres, cela veut dire se donner à eux. C'est répondre à quelque chose qu'ils attendent, qu'ils ne savent peut-être pas formuler. Et puis, ne jamais nous retirer quoi qu'il arrive.

Notre présence silencieuse dans le monde doit être ainsi un appel dirigé vers Dieu et vers les hommes. Vers Dieu, pour que son projet d'amour s'accomplisse en nous et dans les au­tres. Et vers les hommes, afin qu'ils gardent confiance tou­jours, même à travers les plus profondes obscurités.

 

Nous avons entendu les paroles du Christ. Elles sont vraiment dures. Il a parlé de scandale. Il a parlé de se mu­tiler si nécessaire plutôt que de tomber là où jamais de sang froid on ne voudrait aller. Naturellement ce sont là des hyperboles, mais ce ne sont pas des exagérations, car il y a des choses, il y a des êtres auxquels nous semblons être attachés plus qu'à notre propre vie.

Mes frères, nous devons entrer ainsi dans un dépouille­ment qui ne laisse devant nous que cette vision de Dieu et du bonheur qui nous attend en lui...mais pas un bonheur égoïste, pas seulement nous, mais tous ceux que nous porterons dans notre coeur. Et ceux que nous porterons dans notre coeur, c'est tous les hommes sans aucune exception.

Le sacrifice du Christ auquel nous allons prendre part va nous permettre de vaincre nos peurs, de vaincre ce qui en nous pourrait freiner le don que nous faisons de notre per­sonne à Dieu et à nos frères. Et ainsi unis dans un même corps, celui du Christ, animés tous d'un même esprit, nous pourrons continuer à croître jus­qu'à ce que nous ayons atteint notre taille parfaite de plé­nitude, de vie divine en chacun d'entre nous. Car personne, encore une fois, ne peut être laissé de côté.

 

                                                                                                         Amen.

 

Règle : 7, 82-88 : Deuxième degré.             30.09.85

          Tourner le dos à sa volonté propre.

 

Mes frères,

 

          Nous devons déposer toute illusion : l'obéissance ne va pas de soi. Elle est toujours le fruit d'un renoncement et d'une conversion. Elle est donc une conquête sur soi. Dans l'obéissance, on ose faire confiance au point de vue d'un autre sur ce qu'on a de plus cher : sa propre vie.

          Obéir exige donc de placer sa confiance dans un autre plutôt qu'en soi. Et c'est pour cela que c'est tellement dur. Il faut un grand courage pour se renoncer jusqu'à ce niveau de profondeur. Aussi l'obéissance, mais la vraie obéissance, est toujours le fait des êtres d'exception. Et les deux premiers sont le Christ et Marie.           Le Christ, dont la nourriture était de faire la volonté de son Père ; et Marie qui s'est abandonnée toute entière à la volonté de ce Dieu qui, littéralement, prenait possession d'elle par l'intérieur. Et aussi par l'extérieur : elle était couverte par l'ombre de l'Esprit, tandis qu'à l'intérieur le Verbe de Dieu la possédait.

 

          Mes frères, notre obéissance, elle est toujours sur le modèle de l'obéissance du Christ et de Marie. C'est pourquoi elle ne va pas de soi. Le second degré d'humilité, comme nous le dit Saint Benoît, est déjà un sommet. Cette fameuse échelle, elle s'élève de hauteur en hauteur. Là aussi, ne nous faisons pas d'illusion et nous dire « Ce n'est que le second degré d'humilité, donc ce doit être facile ! » Non, lui-même est déjà un sommet !     

Mais alors, vous allez dire « Mais le douzième ? » C'est vrai, il y a le douzième, mais ce sera un autre sommet. Il ne sera pas nécessairement plus élevé, mais c'est un sommet d'une autre qualité. Nous ne devons pas chaque fois redescendre pour remonter, non, mais c'est une crête sur laquelle on s'avance.

 

          Saint Benoît nous dit que le second degré d'humilité consiste à ne pas aimer sa volonté propre. Eh bien, à cette volonté propre, on a tourné le dos pour toujours. Ce n'est donc pas un acte ponctuel posé de temps en temps. Non, c'est une disposition permanente et irréversible.

          Ailleurs, dans les instruments des bonnes œuvres, Saint Benoît nous dira que nous devons haïr notre volonté propre, l'avoir en aversion. On ne sait plus la sentir. On ne sait plus la supporter. On lui tourne le dos une fois pour toute et on prend la fuite loin de sa volonté propre. On l'a prise en haine, on ne sait plus la voir.

          Oui, c'est cela que nous devons réaliser, mes frères, ne pas aimer sa volonté propre. Mais comment est-ce possible ? Eh bien oui, c'est tout l'exercice de la vie monastique, c'est d'en arriver là. Suis-je déjà arrivé au second degré d'humilité ? Je n'en sais rien. C'est plus prudent de ne pas porter un jugement sur sa vie. L'obéissance consiste justement, comme je le disais au début, à faire confiance au jugement d'un autre.

         

Donc, j'abandonne ce jugement à Dieu. Lui seul sait où je me trouve. Mais je parviendrai à haïr ma volonté propre le jour où j'aurai placé toute ma sécurité en Dieu, non plus en moi mais en Dieu. Cela ne veut pas dire qu'on n'a plus confiance en soi. Non, c'est la sécurité qu'on place en Dieu.

Mais la sécurité, qu'est-ce que c'est ? Eh bien, la sécurité, c'est ce sentiment qui habite le cœur et qui me donne la conviction que j'ai une place dans le monde, que ma vie a une signification et un sens et que ce sens, même si je ne le vois pas clairement, il est déjà déposé quelque part. Il est déposé dans le cœur de celui dont le nom est amour.

          A ce moment-là, plus rien ne peut m'atteindre. Ma sécurité, elle n'est donc plus en moi qui suis un être fragile, faible, vulnérable, mais elle est chez l'autre, elle est chez Dieu. Alors, je suis capable de prendre en aversion tout ce qui peut venir de mon propre vouloir, de mon propre jugement. Je suis donc élevé, ici, au niveau de la foi. Et j'y reste, je m'y installe.

 

          C'est pourquoi Saint Benoît nous dit que la vie monastique est toute entière focalisée par ce centre qui est le creditur. Il faut croire que l'Abbé tient dans le monastère la place du Christ. Si c'était le Christ en personne, serait-ce plus facile que si c'était un Abbé qui, hier, était un frère parmi les autres et qui maintenant tient la place du Christ ?

          Eh bien, je ne pense pas que ce serait plus facile. Ce serait peut-être beaucoup plus difficile parce que nous aurions en face de nous Dieu avec toute la rigueur de son exigence. Tandis que dans la foi, on a devant soi un homme qui, conscient de sa faiblesse, se trouve tout entier du côté de ses frères. C'est la même chose pour le Christ, mais nous n'aurions pas ce sentiment-là.

 

Récollection du mois d’octobre.                    05.10.85

          Le défit de la sainteté.

 

Mes frères,

 

Ces jours-ci, nous voyons défiler devant nous une gale­rie de saints qui nous lancent en plein visage le défit brû­lant de la sainteté. Ils ne peuvent faire autrement. Ils nous regardent. Ils nous questionnent. Ils nous provoquent.

Nous avons rencontré Jérôme l'intraitable, Thérèse de Lisieux la jeune passionnée, François d'Assise le fol en Christ, et voici Bruno l'écartelé. A l'instant même, nous ve­nons d'entendre Thérèse d'Avila cette chétive petite personne qui a tout fait, le peu qu'elle pouvait, se détournant des choses de peu d'importance pour traiter avec son Seigneur de l'essentiel, c'est-à-dire le monde qu'il faut sauver, ce mon­de récapitulé dans son Fils, dans son Eglise.

Mes frères, ne dirait-on pas que la lettre qu'elle adres­se à ses filles, elle nous l'adresse à nous aujourd'hui. La situation a-t-elle tellement changé ? Le monde n'est-il pas en feu bien davantage aujourd'hui ? Ne se lance-t-on pas de tout côté sur l'Eglise pour la jeter à terre? A l'intérieur même de cette Eglise, n'y a-t-il pas des virus qui l'infectent et qui essayent de la faire mourir?

 

Or, nous savons bien qu'elle a les promesses d'éternité. C'est vrai ! Mais nous sommes tout de même interpellés et que faisons-nous ? A quoi passons-nous notre temps ? Tous ces saints ont en commun un caractère qui est celui­-ci : c'est l'absolu d'une vie toute donnée au Christ. Ces hom­mes, ces femmes ne se possèdent plus. Ils ne possèdent plus rien, ni leur corps, ni leur esprit, ni leur volonté. Ils ont tout donné à Dieu. Ils ont tout cédé au Christ. Pour eux, vi­vre c'est le Christ et mourir c'est un gain.

Mes frères, ils sont pourtant bien éloignés les uns des autres, dans l'espace, dans la durée, par leur culture. Mais ils sont nos contemporains. Ils nous disent que notre vie mo­nastique aujourd'hui, elle est aussi portée par l'absolu du don de soi et de la pauvreté. La vie monastique est précieuse, elle est rare, elle doit être protégée. Elle ne peut pas être trafiquée. Elle ne peut pas être vendue.

Voyons les choses encore plus profondément. Le moine se­ra toujours par le centre le plus vrai de sa vie en contradic­tion avec le monde, en porte-à-faux par rapport au monde, tout simplement parce que la vie monastique participe à la sainteté de Dieu, à cette transcendance qui met le moine à part du monde.

 

Le moine est un homme qui participe à deux univers en même temps. Il a le droit d'accéder à deux univers au même moment : l'univers de Dieu avec les anges et les saints et le monde de l'anti-Dieu avec le démon et ses complices. Si nous avons assez de lucidité et d'intelligence pour ouvrir les yeux, regarder, et comprendre, nous verrons que l'Histoire n'est rien d'autre qu'un gigantesque conflit apoca­lyptique.

Et c'est ainsi aujourd'hui, avec une virulence, me sem­ble-t-il, que le passé n'a pas connue, mais c'est une viru­lence cachée, une virulence d'un type nouveau qui est d'autant plus terrible. Sachons bien que c'est fatal. Dès que le moine s'avance sur les routes du Royaume de Dieu, il finit par rencontrer sur les bas-côtés de la route l'adversaire qui va mettre tout en oeuvre pour l'empêcher d'avancer, pour créer des accidents, et si possible pour l'immobiliser, l'empêcher d'aller plus loin s'il ne peut le faire reculer.

La vie monastique est donc un état dont la neutralité est exclue. Le Christ l'a bien dit et c'est très sérieux : Celui qui n'est pas avec moi, il est contre moi. Le moine qui cesserait d'être un combattant, d'être un lutteur, d'être un soldat, il devient par le fait même un déserteur. Il n'y a pas de position mitoyenne. C'est l'un ou c'est l'autre !

 

On a dit que Thérèse d'Avila avait une âme de soldat. Et c'est vrai ! Elle vivait peut-être à une grande époque, une époque de noblesse, une époque encore de chevalerie. Aujourd'hui, nous vivons à une époque de terrorisme, em­ployons ce mot, terrorisme d'assassinat, terrorisme politique, terrorisme économique. Oserait-on dire aussi terrorisme spi­rituel ? Peut-être bien ? Si vous n'êtes pas dans la norme de tout le monde, eh bien alors on vous rejette, et on vous con­damne, ou on se moque de vous.

Mes frères, le combat d'aujourd'hui est beaucoup plus subtil qu'à l'époque de Thérèse d'Avila. On dirait que l'ad­versaire acquiert une certaine expérience. Il essaie aujourd'hui des moyens nouveaux. Mais nous ne pouvons pas reculer, mais nous ne pouvons pas céder. Les vices de la chair et des pensées, les idoles qu'on élève subrepticement dans son coeur, les maximes à la mode aujourd'hui sur l'épanouissement humain, etc, tous les points d'honneur qui existaient déjà à l'époque de Thérèse, mais qui ne sont pas morts aujourd'hui, tout cela, c'est notre champ de bataille.

Mes frères, il n'est pas de jours où nous n'ayons à re­cevoir des coups. Mais ce n'est pas cette lutte qui va nous empêcher, qui va nous faire perdre coeur et qui va entamer notre courage. Car, participants à l'être du Christ, c'est lui qui est en nous. Et c'est lui qui combat en nous avec ses armes à lui qui sont l'humilité, la douceur, la prière, une confiance. Une confiance en qui ? Mais une confiance en Dieu d'abord, c'est certain, mais aussi une confiance en l'homme, même une confiance en l'homme dans l'adversaire lorsque se dressent contre nous des hommes qui ne savent pas ce qu'ils font. N'oublions pas que le Christ a donné sa vie pour tous les hommes sans exception. Nous-mêmes, nous ne pouvons en laisser aucun sur le côté.

 

Mes frères, voilà que au loin se dresse - pas tellement loin, à la fin du mois d'Octobre - se dresse une lumière. C'est la fête de tous les saints. Et cette lumière vient pour nous fortifier. Elle est pour nous un signal de confiance : c'est que Dieu finira par l'emporter.

Et la victoire qu'il remporte en nous contre no­tre égoïsme, contre, oui, cette peur instinctive qui nous ha­bite, la victoire qu'il remporte en nous est le signe de la victoire qu'il remportera sur l'univers dominé par le prince du monde.

Mes frères, voilà ce que nous essayerons de vivre peti­tement mais noblement au cours des semaines qui vont s'ouvrir devant nous.     Et je suis certain que en nous et autour de nous grandi­ra une espérance, l'espérance que le Christ a déposé au sein de son Eglise lorsque il a dit à ses Apôtres, à cette toute première cellule ecclésiale : ayez confiance, moi j'ai vaincu le monde.

 

Nous permettrons, mes frères, au Christ, de vaincre d'abord le monde en nous. Et l'ayant vaincu en nous, nous sau­rons qu'il est capable de le vaincre en chacun des hommes et que, finalement, c'est lui que nous rencontrerons, c'est lui que nous verrons. Et c'est avec lui et tous les hommes sans exception qu'un jour nous pourrons applaudir Dieu, partici­pants entièrement à sa vie, à sa lumière et à sa paix.

 

Règle : 7, 150-155 : Neuvième degré.          07.10.85

          La fenêtre qu’est notre langue.

 

Mes frères,

 

          Au neuvième étage de l’humilité, le moine est enfin maître chez lui. Auparavant, il était emporté, ballotté à tous vents de doctrines, au gré de ses impressions, de ses passions, de ses désirs, de ses répugnances, de tout ce qui le touchait, de tout ce qu’il rencontrait.

          Maintenant, le Saint Esprit a mis de l’ordre dans la maison. N’oublions pas que l’Esprit, il est vent : donc il ventile, il sable l’intérieur de la maison. Il est aussi eau  et, c’est de l’eau qui non seulement abreuve, mais qui nettoie et purifie : il met de la propreté. Il est parfum aussi : il embellit. Il est doigt, il est main, donc il travaille.

          Le moine' s'est livré à l'action de l'Esprit et il en reçoit maintenant la récompense, Il est accroché solidement aux vouloirs de Dieu quelque soit ces vouloirs parce que pour lui, c'était toujours, le meilleur. Donc, ce qui nous est le plus profitable, ce qui nous est le plus utile, ce n’est pas ce que nous sentons, ce que nous percevons comme agréable, mais c'est uniquement ce que Dieu nous présente. Et cela peut aller contre ce que instinctivement nous cherchions.

 

          Mais, à ce moment-là, laissons-nous faire. Accrochons nous  à ce vouloir. C’est l'Esprit Saint qui est en train de travailler, de mettre de l'ordre en nous ! Si bien que lorsque le travail est déjà bien avancé, on goûte la paix, l 'harmonie en soi et une impression de puissance.

          Il n'est pas possible que l'Esprit habite en quelqu'un sans que cette personne n’éprouve à la fois un sentiment d'immense faiblesse qui est la résonance de la chair, et en même temps un sentiment de puissance qui est la force de Dieu dans le cœur. Voilà donc, mes frères, l’ordre qui est rétabli !

 

          Maintenant, quelque chose de très pratique, de très utile – attention ! – c’est que l'état intérieur de notre maison, il se trahit par la fenêtre qu'est notre langue. Est-ce que je puis être caustique ? Pas méchant, mais caustique ? Non, ne nous livrons pas à ce petit sport, mais regardons-nous nous-mêmes ! Ne regardons pas les autres ! Et quel est l’état de notre fenêtre ?

          Ou bien elle est ouverte, ou bien elle est fermée ? Donc, notre langue est débridée ou bien elle est tenue. Si notre fenêtre est ouverte, tous les vents qui sont dehors, les poussières, les saletés qui voltigent, elles ont libre accès à l’intérieur de la maison. Elles entrent par la fenêtre et puis ce qui est à l’intérieur de la maison, tout le désordre qui s’y trouve, il est renvoyé à l’extérieur.

          On dit que la bouche parle de l’abondance du cœur. C’est notre langue qui trahit l’intérieur de notre cœur. Soyons donc prudents, très prudents ! Je dis ça pour notre propre réputation.

 

          Mais si la fenêtre est fermée, à ce moment-là, tout ce qui se passe à l’extérieur ne peut pas entrer. Et à l’intérieur, il n’y a pas de pression pour faire sauter la fenêtre. Car si la fenêtre reste ouverte dans notre première situation, c’est parce qu’il n’est plus possible de la fermer. Il y a une pression telle des deux côtés, de l'intérieur et de l'extérieur qu'il n’est plus possible de bouger les battants.

Si on voulait forcer, la maison exploserait. On voit d’ailleurs, que quand un bavard a envie de parler, il ne tient plus en place. Vraiment, il y a en lui quelque chose qui le fait gonfler. Et si ça ne sortait pas, il lui arriverait un accident cardiaque ou quelque chose comme ça.

          Eh bien, lorsque nous pouvons tenir notre fenêtre fermée, lorsque nous pouvons tenir notre langue, à ce moment-là, il y a de l'ordre en nous et, on pressent qu'à l'intérieur de cette maison, il y a la richesse et le bonheur. On n'a plus besoin de se répandre au dehors et de chercher au dehors un aliment a …. , je ne sais pas ! Il y a un vide, une vacuité en nous qui doit être soi-disant remplie par tout le vent qui viendrait, et la poussière qui viendrait de l'extérieur.

         

Mais enfin, heureusement, le Saint Esprit a travaillé et nous pouvons maintenant tenir fermée notre fenêtre. Si bien que le moine est maître de lui lorsqu'il dispose librement de sa fenêtre, c'est à dire de sa langue. Il a le pouvoir de lui défendre de parler, c'est à dire de s'exprimer à tort et à travers. Mais il a aussi le pouvoir de parler. Il sait choisir.

          Ici, il ne s’agit pas seulement de notre langue de chair, mais surtout et d'abord de notre langue intérieure, de ce cinéma qui joue à l’intérieur de nous : l'imagination, la mémoire, les passions, enfin tout ce qui remue, tous ces discours que nous tenons à l’Intérieur de nous-mêmes. Nous sommes à la fois l'orateur, nous sommes à la fois l'auditeur. Voyez, ça nous remplit ! Eh bien, ça aussi a pris fin. Le moine en est maître. Il est maître de son imagination, il est maître de sa mémoire.

 

Et je dois dire qu'un tel moine fait de très beaux rêves parce que c'est pendant la nuit que tout, je dirais, que tout s'arrange, que tout se met en ordre. C'est pendant la nuit, même la nuit ! Nous avons un Psaume qui nous dit, c'est le Psaume 15 je pense : Même la nuit, mon cœur m'avertit. Et c'est vrai L'Esprit Saint travaille à tout moment. Et le moine qui possède cette harmonie et cette paix en lui, elles l'habitent aussi pendant son sommeil.

          Eh bien, mes frères, vous voyez que la crainte de Dieu qui est la passerelle qui nous fait monter vers ces sommets, crainte de Dieu qui se matérialise dans une obéissance à tous les vouloirs divins ; elle ne conduit pas l'homme à une diminution de sa personnalité, ni à un asservissement, une servitude. Au contraire, ça le conduit à la maîtrise de soi et à une grande, une grande liberté.

          Eh bien, souhaitons-nous, mes frères, les uns aux autre que nous soyons bien vite arrivés à ce neuvième étage. Mais attention, vous y êtes déjà. Alors je vous demande de, voilà, de solliciter pour votre pauvre serviteur la grâce que vous avez déjà peut-être reçue...

 

Règle : 7, 156-158 : Dixième degré.            08.10.85

          Le mystère du mal.

 

Mes frères.

 

          Hier, nous avons accompagné le moine qui nous a fait visiter le neuvième étage de l'humilité auquel il a eut le bonheur d'accéder. Et nous avons constaté avec plaisir qu'il avait permis à l'Esprit Saint de mettre de l'ordre dans sa maison. Il est devenu maître chez lui, c'est à dire maître de sa langue. Il se tait jusqu'à ce qu'on l'interroge. Que se passe-t-il ?

Il converse avec Dieu dans l'intimité de son cœur et il est comblé. Il n'éprouve plus le besoin impérieux de se répandre au dehors pour créer avec tout venant la communion qu'il désire, cette communion qui lui est vitale. Et en plus, Dieu partage avec lui des choses tellement belles, des choses indicibles qu'il n'est pas possible et qu'il n'est pas permis d'ébruiter.

          Cela ne veut pas dire que cet homme vit enfermé sur lui-même. Loin de là ! Mais étant avec Dieu, il épouse les mœurs de Dieu. Il est rempli de compassion, d'amour pour ses frères. Il les respecte exactement comme Dieu respecte chacun d'entre nous. Mais ce n'est pas encore tout.

         

Ce commerce avec Dieu dans un amour mutuel confiant produit un autre effet remarquable qui s'observe au dixième étage de l'humilité. Le réflexe du rire est maîtrisé à son tour. Il n'est pas supprimé, mais il est rentré dans l'ordre. Mais comment cela se produit-il ? Eh bien, Dieu a trouvé dans le moine un confident. Il fait partager à ce moine tous ses soucis. Si Dieu est parfaitement heureux, il est aussi un grand souffrant. Les deux se rencontrent. J'oserais presque dire que plus une personne, que ce soit une créature, que ce soit Dieu, que plus une personne goûte le véritable bonheur, plus sa vulnérabilité, plus sa capacité de souffrance est grande.

          Car si Dieu souffre, ce n'est pas de façon égoïste. Cette souffrance n'a pas sa source en Dieu comme si Dieu éprouvait quelques dépits de ce qu'il lui manquerait quelque chose. Non, Dieu prend en lui la souffrance des autres, surtout la souffrance de l'homme.  Dieu est amour. Et s'il est amour, il est le contraire de l'indifférence. Si Dieu ne souffrait pas en lui-même, il ne serait pas Dieu.

Et c'est tellement vrai qu'il n'a pas pu supporter pour l'éternité cette souffrance des hommes. Il a voulu lui-même devenir homme pour sentir charnellement ce que c'est que de souffrir dans un cœur de chair, dans un corps de chair. Etant devenu homme, il a appris ce que c'était que la souffrance. Et il l'a ainsi réellement, mais pas seulement, je dirais, divinement. - c'est toujours divin, naturellement - mais aussi anthropologiquement, il a assumé cette souffrance. Et elle est entrée chez Dieu et elle y restera toujours. Elle y est encore maintenant.

 

          Voilà donc Dieu qui fait, qui fait partager au moine une souffrance qui est assomption de la souffrance des autres.  C'est une participation mystérieuse, mes frères, à ce qu'il y a peut-être de plus déroutant chez Dieu. Encore une fois, on entend très peu parler de ces choses-ci, de ce que je dis maintenant, pratiquement jamais parce que on en a peur. On craint de dévaluer Dieu, de le rabaisser en disant qu'il y aurait de la souffrance chez Dieu. Il est l’Etre impassible, oui, c’est vrai ! Mais il est une souffrance accessible uniquement à celui, seul peut comprendre cette souffrance celui qui mystiquement  participe à la vie de Dieu, mais je dirais dans le cœur de Dieu.

Si vous avez des saints qui se sont donnés un mal fou pour Dieu, pour sa gloire, mais c’est parce qu’ils expérimentaient cela chez Dieu. A leur tour, ils ne pouvaient pas supporter que quelqu’un d’autre souffre autour d’eux. Ils prenaient alors cette souffrance sur eux. Il ne manque pas d'exemples dans les anales de la sainteté, et je pense qu'il en est ainsi pour tous les saints.

          Dès l'instant où quelqu'un entre, encore une fois, dans cette vie divine, le phénomène de la substitution, le mystère de la substitution se réalise. Donc, il y a un transfert de souffrance de l’un sur l'autre, de tentations, de luttes, d'attaques l'un sur l'autre. Car le moine ainsi contemple, mais existentiellement, le mystère du mal et de ce gigantesque combat apocalyptique entre Dieu et le démon, l'enjeu étant l'homme, c'est à dire la création, la réussite ou l'échec du projet de Dieu.

         

Et cela fait partie de notre vie contemplative. Lorsqu'on commence à contempler cette lutte et qu’on s’aperçoit qu’on y est engagé et qu'il faut choisir, à ce moment on commence à comprendre la prière des Psaumes. Ces Psaumes ne paraissent plus quelque chose, une sorte d'obligation juridique, canonique. On récite des Psaumes le moins possible ! Si ça pouvait se faire, on en réciterait un par jour, puisqu'il faut s'acquitter d'une obligation ad minus tenaetur, on est tenu au moins !

          Non, ici je comprends, on comprend ces Pères du désert qui récitaient le Psautier tout entier chaque jour. Ils étaient dans le combat et c'était leur arme, et c'était leur lutte. Ils savaient que contre les puissances démoniaques, la seule arme absolue, c'était celle-là. C'était la prière des Psaumes qui vraiment part de Dieu et retourne à lui en balayant tout sur son passage.

          Voilà, mes frères, tout ça est extrêmement sérieux. Et on comprend alors que le moine qui arrive dans cet univers qui est celui du dixième étage de l'humilité, eh bien, il n'est plus question pour lui d'être dissipé et de rire à tout propos. C'est trop grave ! Voilà. ça suffira pour ce soir. J’espère que je ne vous ai pas trop effrayés ?

          Non, parce que vous êtes dans le monastère, vous êtes des guerriers. Et ce n'est pas la lutte, ni la peine, ni la souffrance qui vous effraient ; pas la vôtre, mais celle des autres. Oui, mais vous la prenez sur vous dans toute la mesure du possible. Et vous participez ainsi à ce qu'il y a de plus beau dans l'être de Dieu, cette miséricorde qui n'a pas peur d'accepter la souffrance pour que les autres en soient soulagés.

 

Règle : 7, 165-fin : Douzième degré.            10.10.85

          Nous ne connaissons pas notre Dieu.

 

Mes frères,

 

          Le douzième et dernier étage du palais de l'humilité est édifié dans le même style que les autres étages, surtout que les derniers. Ce n'est pas étonnant chez Dieu qui est un architecte extraordinaire. Il ne peut réaliser que des œuvres belles. Et lorsque son œuvre a été souillée par la bêtise de l'homme ou la malice du démon, les réparations qu'il introduit font que l'ensemble revêt une beauté supérieure encore.

          Mes frères, je pense que nous ne connaissons pas suffisamment notre Dieu. Nous le voyons comme un être figé, froid, une idole. C'est le Dieu des philosophes, c'est le Dieu des théologiens. Ce n'est pas notre père, ce n'est pas celui qui a toujours son regard fixé sur nous. Ce n'est pas celui qui nous a aimés.

          Au douzième degré d'humilité, il n'en va pas ainsi. Le moine a été véritablement retourné. Il a retrouvé sa pleine sécurité devant Dieu, la sécurité de l'homme avant la chute. Il n'a plus en lui ce réflexe de fuite. Il n'a plus envie de se cacher comme Adam dans les fourrés du paradis.

         

Non, il se tient devant Dieu tel qu'il est dans sa nudité, avec ses blessures car le péché est passé. Mais ça ne l'effraie plus. Il reconnaît maintenant son Dieu. Il sait que le regard que Dieu porte sur lui le purifie, le transforme, le métamorphose, le transfigure, qu'il sera plus beau après cette Rédemption qu'il ne l'était avant d'être tombé.

          Et ce péché qui est intervenu, le moine l'assume. Il ne le rejette pas sur les autres. Il ne le rejette pas sur Dieu. Il ne le rejette pas sur ses frères. Il ne fait pas comme Adam qui disait : « C'est la faute de ma femme, cette femme que tu m'as donnée. Si tu ne me l'avais pas donnée - sous entendu ce malheur ne serait pas arrivé... » Et la femme dira : « Oui, mais c'est la faute du serpent que tu as créé, que tu as mis là sur ma route. » Non, le moine dit : « C'est de ma faute. Je porte seul la responsabilité de ma faute. » Et c'est ce que Dieu attendait.

          Mais pour en arriver là, mes frères, il faut gravir les douze étages. Mais comme je vous le disais à une autre occasion, c'est très facile. Il suffit de monter sur la plate-forme de la crainte de Dieu et de se laisser porter vers le haut. Il n'y a aucun effort à faire. Il suffit d'accepter de se laisser porter. Mais pour cela, encore une fois, il faut accepter Dieu tel qu'il est. Il n'est pas une idole. Il est bien vivant et il attend que nous le reconnaissions pour qui il est.

 

          Voilà donc le moine à ce douzième étage. Et ce qu'il est devenu s'exprime, se traduit dans toute son attitude. Il est maintenant respectueux. Il est doux. Il est confiant. Il est entré dans la vérité totale de son être et il s'en remet à son Dieu.

          N'analysons pas dans le détail le tableau que nous présente ici Saint Benoît. où il le voit, le moine, toujours la tête inclinée, les yeux baissés. Oui, ça peut arriver, mais il s’agit surtout ici d'une disposition intérieure ; cela se manifeste donc au dehors certainement.        

Mais plutôt que dans des airs penchés qui, aujourd'hui, donneraient, plutôt éveilleraient un sentiment de malaise, c'est, comme je le signalais il y a un instant, le respect, la douceur, l'ouverture aux autres, le regard confiant qu'on porte sur eux, les relations d'amour qu'on peut établir avec chacun.

 

          C'est cela. mes frères, le douzième étage de l'humilité ! Dieu a maintenant les mains libres. Il va pouvoir s'unir ce moine qui est parvenu au sommet. Il va achever son chef d'œuvre- appelons ça ainsi. Il va faire de cet homme un autre lui-même. Dieu en sera fier et il pourra dire : « Mais c' est vraiment bien, c'est même très bien ! »

          Voilà, mes frères, pour ce qui est de ce fameux chapitre de l'humilité. Nous ne le retrouverons plus avant quatre mois. Et si Dieu nous prête vie, nous aurons alors chacun évolués et nous porterons un regard nouveau sur ce chapitre. Et nous découvrirons de nouvelles merveilles, de nouveaux trésors.

 

Règle : 8 : Des divins Offices de la nuit.        11.10.85

          Durant l’hiver……

 

Mes frères,

 

          Saint. Benoît ouvre la section de sa Règle consacrée à l'office divin sur un mot porteur d'une charge symbolique énorme : hiemis tempore, durant l'hiver. Cette mise en évidence du mot hiver est symptomatique d'une spiritualité et d'une réalité. L'hiver, c'est la saison de l'obscurité et du froid. Dans un contexte de civilisation agraire comme c'était en général à l'époque de Saint Benoît, c'était le moment où les activités étaient ralenties. C'était un temps de patience et d'attente. On se préparait au printemps, à de nouveaux mois de labeur. Il fallait gagner cette nouvelle saison, car si on n'y arrivait pas, eh bien c'était la mort.

Nous ne connaissons plus ces cycles. C'était très animal. Donc pendant le printemps, l'été, l'automne, on recueillait sa nourriture pour pouvoir subsister pendant les mois d'hiver.

 

          Saint Benoît va transposer cette réalité météorologique dans la vie spirituelle. Depuis le péché, l'homme est enfermé dans la nuit. Il connaît la peur. Il a peur de la mort. Il connaît la solitude. Il connaît le trouble, l'angoisse. Cela, nous ne le savons que trop aujourd'hui. Personnellement, j'ai le sentiment que cette peur grandit. Elle s'étend. Elle atteint tout le monde depuis les enfants jusqu'aux vieillards. Et de quoi a-t-on peur ?

          On a peur de tout. On a peur de la crise. On a peur du chômage. On a peur de la guerre. On a peur de l'atome. On a peur des terroristes. On a peur des cambrioleurs. On a peur des accidents de la route. On a peur de la maladie. On a peur du cancer. On a peur de tout. Et pour exorciser cette peur, eh bien on se protège par des assurances, toutes sortes d'assurances. Les compagnies d'assurance font fortune aujourd'hui. Ou bien, on essaie d'échapper à cette angoisse en se plongeant dans les divertissements. C'est une tentation d'exorciser la terreur. Mais ce ne sont que des feux follets.

Les jeunes surtouts, ils organisent de plus en plus des réunions. Quand je dis les jeunes, c'est pas seulement les tous jeunes, mais des personnes bien mariées, d'une quarantaine d'années. On organise de plus en plus parce que on a besoin de se trouver ensemble dans un endroit où il y a de la musique, où il y aura une bonne nourriture, où il y aura là quelque chose qui pendant quelques heures va chasser cette angoisse qui pèse. Mais lorsqu'on quitte le restaurant, lorsqu'on quitte la salle, on se retrouve dans le noir.

 

          Or le moine, qu'est-ce que c'est ? Eh bien le moine, c'est un homme qui lutte contre la nuit et contre le prince de ces ténèbres. Cela, c'est vrai pour Saint Benoît et c'est vrai pour toute la Tradition monastique. Et voyez ! Si Saint Benoît, son tout premier mot c'est l'hiver lorsqu'il commence à parler de l'office divin, c'est pour nous dire que le moine est un homme debout, un homme qui se lève en pleine nuit pour veiller, pour percer les ténèbres. Il ne les nie pas, mais il les combat. Le moine doit être dans ces ténèbres une percée de lumière par la pureté de sa vie, par la luminosité de son coeur et puis par sa prière.

          Et sa prière, elle sera adressée naturellement à Dieu, à Dieu qui est le Maître du cosmos, Dieu qui a compati au péché des hommes, qui l'a pris sur lui, qui s'est fait homme. Il s'est revêtu de cette chair de péché. Il est descendu dans cette ténèbres jusqu'au plus profond des enfers, l'enfer de l'homme. Et voilà, c'est à ce Dieu qu'on adresse la prière. Et c'est une prière qui, après le péché, a été inspirée par Dieu à quelques hommes pour que ce soit la vraie prière, une prière de louange adressée à Dieu, une prière de repentance, une prière d'appel, et aussi une prière qui est un cri de guerre.

          Mes frères, il faudra revenir là-dessus. Mais retenons déjà pour ce soir que le moine est un homme qui a vaincu l'obscurité. Et pour le prouver, il se lève en pleine nuit. C'est là quelque chose qui est plus que symbolique parce que il y a une démarche, une démarche qui coûte. Et cette démarche, elle est déjà un signe de victoire parce que la plus profonde obscurité, c'est celle de la mort.

          C'est l'ultime étape du péché : la mort. Et dans cette obscurité, tout le monde y entre. Mais le moine sait qu'il n'y restera pas. Il surgira de cette obscurité dans la lumière qui est Dieu. Et ce geste de surgissement, donc de résurrection, il le pose chaque nuit.

 

           Voilà, mes frères, c'est ainsi que nous commenceront notre série de chapitres sur l'office divin.

 

Règle : 9 : Combien de psaumes pour la nuit ?  12.10.85

          La nature du sommeil.

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît a de la suite dans les idées. Ce soir, il insiste. Le premier mot du chapitre que nous venons d'entendre est à nouveau hiemis tempore, au temps d'hiver. Saint Benoît désire vraiment que son disciple soit plus fort que l'hiver, plus fort que le froid, plus fort que l'obscurité. Et il va signifier cette puissance de vie en demandant à son moine de se lever pendant la nuit et ainsi de nier le caractère impérieux du sommeil. En même temps, le moine va contester la fatalité du péché et de la mort. C'est ce que nous avons vu hier.

 

          Je voudrais ce soir m'arrêter quelques instants très brefs sur la nature du sommeil. Avant la chute, le sommeil était extatique. Il était envoyé par Dieu. Il baignait en Dieu. Il permettait à Dieu de travailler dans l'homme.

          Nous aurons encore une trace de ce sommeil extatique dans l'histoire d'Abraham, lorsqu'une profonde torpeur - donc un sommeil extatique - tombe sur lui, et en même temps une certaine frayeur qui est la crainte de Dieu. C'est la crainte du mystère. Il va se passer quelque chose. Et puis, entre les animaux partagés, il voit passer des brandons de feu. C'est Dieu qui est en train de sceller l'alliance entre lui et Abraham. C'était ainsi habituellement avant la chute.

          Maintenant, le sommeil a changé. Le sommeil est le lieu de l'illusion, du cauchemar, de la tentation. Rappelons-nous ! Au cours de l'hymne des Vêpres, nous venons de demander à Dieu que notre chasteté tempère, rafraîchisse les vapeurs brûlantes du sommeil.

 

          Les heures de la nuit consacrées à la prière nous rappellent l'extase primordiale de l'homme. Elles projettent le moine hors de lui. Elles le transfèrent en Dieu et elles lui rappellent sa véritable destinée qui est de venir de chez Dieu pour retourner à Dieu. C’est ce que le Christ dit : « Moi, je suis venu du Père et je retourne à mon Père. » Et cela vaut - avec les  nuances qui s'imposent - de tous les hommes. Nous venons du cœur de Dieu, du creux, du secret de son amour. Il nous a voulus depuis toujours. Il nous a créés. Nous venons de lui. Et puis, nous retournons chez lui, mais transfigurés alors, devenus des images de ce qu'il est, entièrement divinisés.

          Nous voyons donc, mes frères, que l'Office divin doit toujours être vu en référence à la grande Pâque, celle du Christ d'abord, et puis la Pâque cosmique, ce mouvement qui nous fait passer d'un état naturel à un état surnaturel, qui nous fait passer de la chair à l'esprit, qui nous fait passer de l'obscurité à la lumière, de la vie à la mort grâce à notre insertion dans la personne du Christ.

          Eh bien, je vous ai expliqué cela au début de l'année dernière, au long et au large, que l'office Divin tel que Saint Benoît l'a conçu, n'est rien d'autre que la répétition, le mémorial hebdomadaire et même quotidien de la Vigile Pascale, donc de la grande Pâque du Christ.

         

Voilà, mes frères, après cela, je pense que nous allons goûter un bon sommeil, un sommeil que nous espérons proche du sommeil d'Adam et du sommeil d'Abraham.

 

Règle : 11 : Des Matines du dimanche.          14.10.85

          Vivre sa propre résurrection.

 

Mes frères,

 

          Les gens du monde font la grasse matinée le dimanche matin. Saint Benoît, lui, prévoit que son disciple se lèvera le dimanche en pleine nuit comme d'habitude, mais plus tôt encore. Il y a pour cela une raison d'ordre pratique. Vous la connaissez : l'Office du dimanche est plus long, même beaucoup plus long qu'en semaine. Or, il faut avoir terminé au même moment. C'est à dire qu'il faut commencer l'Office de Laudes lorsque les premières lueurs de l'aube se dessinent à l'horizon. Il est donc nécessaire de se lever plus tôt. Cela se comprend.

          Mais il y a aussi et surtout une raison d'ordre mystique. Et celle-là est la plus importante. La nuit du dimanche est la nuit de la résurrection du Seigneur. Le moine va donc se lever plus tôt parce qu'il désire avec une ardeur que j'oserais qualifier de juvénile, de candide, de pure, il désire être le témoin dans son coeur de la résurrection du Seigneur.

          Il sait que cette résurrection est le gage de la sienne, donc d'une victoire sur le péché et sur la mort. C'est pour cela qu'il est entré dans le monastère. Et c'est surtout au cours de l'Office de nuit du dimanche qu'il va réaliser sa vocation de veilleur, sa vocation d'espérant et sa vocation de vainqueur. En espérance, il vit sa propre résurrection. Il ne fait plus qu'un seul corps, un seul esprit avec le Christ, et il ressuscite avec Lui. Il est déjà en train de ressusciter avec lui.

 

          Il est donc normal que le dimanche, la nuit du dimanche, il la passe presque sans dormir. La nuit idéale est celle de la Vigile Pascale, et chaque dimanche on la revit. Mais naturellement, il y a la faiblesse humaine. On ne sait pas rester éveillé à longueur de nuit même une fois par semaine. C'est au-delà de nos forces. Mais on va tout de même se lever plus tôt, ou du moins ne pas se lever plus tard. Moi, j'ai encore connu le temps où on se levait 1/4 heure ou 1/2 heure plus tôt pour l'office de nuit du dimanche.

          Maintenant, nous voyons que Saint Benoît prévoit douze leçons, douze lectures suivies de douze répons. Alors une petite question, ici, qui est d'ordre historique plutôt : Comment déterminer la longueur de ces lectures pour tomber juste ? Car, aussitôt l'office de nuit terminé, l'Abbé donne le bénédiction et on commence l'office de Laudes. Il n'y a donc pas d'intervalle. Comment faire pour tomber juste, donc déterminer la longueur de ces lectures ?

          Eh bien, dans le Cîteaux primitif, c'était l'affaire du chantre, c'était sa mission. Et comment procédait-il ? Eh bien, il y avait une chandelle, une candela, qui servait à éclairer le pupitre sur lequel se trouvait le livre. Le chantre pratiquait des incisions dans la cire. L'intervalle entre deux incisions marquait la longueur d'une lecture. Le lecteur regardait. Et lorsqu'il arrivait à la hauteur de l'incision, c'était fini. Il devait arrêter n'importe où. Alors, on comprend qu'il terminait sa lecture en disant : Mais Toi, Seigneurs, prends pitié de nous !

 

          Maintenant, ces lectures, elles sont arrangées et disposées avant. Elles s'arrêtent au bon endroit. Mais alors non, il fallait s'arrêter à l'endroit déterminé par le chantre sur la chandelle. C'était, vous voyez, l'office du chantre à cette époque, quelque chose de très sérieux. Cela exigeait de l'expérience, du doigté, du discernement, de la charité. Pas seulement pour diriger le chœur, mais pour calculer la longueur des lectures. A côté de ça, le chantre aujourd'hui, c'est presque une sinécure. Il n'a plus que l'occasion de produire sa belle voix et d'entraîner le chœur. Mais alors, c'était bien plus grave !

          Et nous avons difficile aujourd'hui de nous imaginer ce que ça représentait parce que aujourd'hui nous avons des heures mathématiquement divisées en soixante minutes de même longueurs. Il y a même pour ne pas se tromper, soit au bras, soit dans la poche, un petit signal électronique qui vous dit : attention, c'est le moment ! Mais alors, non. Ces heures étaient élastiques, plus courtes ou plus longues, été, hiver, suivant la course du soleil.

Eh bien, le pauvre chantre devait tenir compte de tout cela pour déterminer la longueur des lectures. Peut-être aussi devait-il tenir compte de la qualité de la cire ? Voyez un peu ! Et il n'avait pas d'ordinateur pour calculer tout cela. Il avait tout cela dans sa tête et dans ses doigts. Il fallait vraiment être un chantre pour réaliser ces prodiges.

 

          Eh bien aujourd'hui, nous avons tellement de facilités ! Voyez un peu la somme d'énergies qu'il ne fallait pas pour organiser un office, à l'époque du premier Cîteaux, pour toute la communauté. Eh bien, aujourd'hui, à côté d'eux, nous sommes des ploutocrates, des gens riches en tout domaine. Et cette somme d'énergie que nous ne dépensons plus à des détails pareils, eh bien prenons-la et utilisons-la pour que notre office soit toujours plus beau, plus vrai, plus nourri, plus nourrissant aussi pour chacun d'entre nous.

Nous devons vraiment compenser de cette façon-là, je pense, et pas seulement pour notre propre satisfaction, parce que ça demande, je dirais, quand même un renoncement certain, mais pour que Dieu soit mieux connu, soit mieux aimé dans la gratuité, dans la pureté. Personne ne le sait, mais lui le sait. La cours céleste le sait.

Et nous formons avec eux tout ce que je viens de lire ce soir dans l’Epître aux Ephésiens : un seul Corps, une seule Eglise, une seule foi, un seul baptême. Et nous sommes déjà alors transplantés dans ce monde nouveau, ce monde à venir qui est notre véritable patrie.

 

Règle : 12 : Des Laudes du dimanche.           15.10.85

          Et completum est !

 

Mes frères,

 

          Je suis émerveillé en parcourant la Règle de notre Père Saint Benoît. Il y a déjà tant d'années que j'en entends la lecture au Chapitre au point que je la connais presque par coeur. Et pourtant, elle me réserve à tout moment des surprises, ce soir encore.

          Vous allez voir que Saint Benoît est à la fois un génie et un saint. Il nous expose la façon de célébrer l’office de Laudes le dimanche, donc le jour où nous rappelons, où nous revivons, réactualisons la résurrection du Christ. Et nous observons un passage, une montée de l'Ancien Testament vers le Nouveau Testament.

          C'est comme un bouton qui s'ouvre dans la lumière et dans la chaleur de cet amour qui est Dieu et qui brusquement laisse admirer sa fleur, la fleur qui est d'une beauté tellement ravissante qu'on ne peut plus en détacher le regard. Et cette fleur, c'est le Christ lui-même, ressuscité des morts, vainqueur pour jamais du péché et de la mort, intronisé Roi de la création pour l'éternité. .

 

          Voyez, on passe brusquement sans transition de la fin du Psautier, le Psaume 150, que tout ce qui respire chante louange au Seigneur. On est là, et puis brusquement on saute dans l'Apocalypse, d'un coup. Il n'y a plus de temps. On est à l'intérieur de l'éternité. On participe à la royauté du Christ sur le cosmos. Mais sur le cosmos aussi, comment dire, achevé, le cosmos achevé. On est par la résurrection du Christ immédiatement transporté au-delà de la fin du monde. On est dans l'Apocalypse. C'est fini !

          Et nous avons conscience alors que l'histoire, notre histoire à nous, elle est une. Il n'y a pas de fragments qui seraient indépendants les uns des autres. C'est la même histoire, et cette histoire était déjà accomplie dès le commencement. Rappelons-nous que le Christ était l'Agneau immolé avant la création du monde. Et lorsque tout est achevé, c'est encore en voie d’accomplissement car on est dans l'éternité. Cet Agneau égorgé avant le commencement du monde, c'est Lui qui est toujours, qui apparaît comme égorgé mais triomphant pour l'éternité.

          Mes frères, pour bien prier notre Office divin, mais je dirais presque surtout l’Office de Laudes du dimanche, il faut être possédé par l'Esprit de Dieu. Il faut être animé par cet Esprit. Il faut vivre de la vie divine. Sinon, ça paraît, ça paraît presque absurde l'amoncellement des choses qui nous paraissent à nous, dans notre logique d'homme, désordonnées.

 

          Maintenant, entre ce commencement qu'est la longue préparation depuis la création jusqu'à l'avènement du Christ, puis la dernière révélation du Christ après la fin du monde, il y a l'entre-deux. Et cet entre-deux, alors, c'est le temps d'une croissance, d'une lutte, le temps des joies et des peines, le temps de la prière, le temps de l'espérance.

          Et ça est marqué dans l’office par une succession de petits points : ce sera le Répons, ce sera l'Hymne - on est dans le Nouveau Testament - , ce sera le Verset, ce sera le chant du Benedictus, ce sera la litanie Kyrie eleison. Et on avance vers cet accomplissement.

          Et alors Saint Benoît, voilà encore son génie, il clôture son chapitre sur un mot qui est totalement évacué dans la traduction française. On ne peut vraiment réaliser ces choses-là qu'en latin, je pense. Il dit : et completum est. Voilà, c'est fini, c'est complet, c'est achevé, c'est parfait, c'est accomplit ! Dieu est tout en toutes choses. Le Christ est ressuscité. Il n'y a plus que lumière, que vie, qu'amour.

 

          Mes frères, voyez que l’office des Laudes du dimanche est celui qui traduit le mieux l'histoire du monde qui est une prodigieuse aventure d'amour et le projet monastique qui récapitule cette histoire dans la vie d'un homme.

          Vous allez dire : « Tout ça, c'est de la poésie ! » Eh bien oui, c'est de la poésie. Il faut être poète pour être moine et cela n'empêche pas de faire de la bière. Mais la bière qu'on fait doit être aussi un poème. Un verre de Trappiste, c'est tout un poème !

          Et la vie d'un moine est un poème. La création est un poème. Dieu lui-même est un poème. Il faut être en vibration avec cette nature profonde de Dieu-artiste pour suivre Saint Benoît, pour vivre la liturgie, comprendre ce qu'est l’office et goûter alors cette perle qu'est l’office des Laudes du dimanche.

 

Règle : 13 : Des Laudes aux jours ordinaires.   16.10.85

          L’Office solennel des Laudes.

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît, pour nous parler de l’office des Laudes, même en semaine, use du qualificatif de solennité. C'est là un nouveau trait de son esprit et de son génie car vraiment les Laudes sont un office solennel. Elles nous rappellent le moment où nous passons des ténèbres à la lumière, du péché à l'amour, de la mort à la vie.

          Vous savez que dans la Vigile Pascale, l’office des Laudes occupe le moment où nous renouvelons nos vœux de baptême, c'est à dire où nous commémorons le moment où nous avons été greffés sur la Personne du Christ ressuscité et où nous participons à sa mort et à sa résurrection.

          Mes frères, l’office des Laudes est ainsi à l’intérieur de notre journée le moment où vraiment nous sommes à l'intérieur du cœur de notre vie monastique. Car, si nous sommes appelés au monastère, c'est afin de pouvoir dès cette vie participer à la résurrection du Christ, ne plus vivre pour nous, mais vivre pour lui, vivre pour les autres et ainsi connaître cet avant-goût du monde à venir qui est promis à tous les hommes de bonne volonté.

 

          Je voudrais en contraste vous présenter une position moderne qui se situe aux antipodes. Elle est défendue par un professeur, jeune, frais émoulu de l'Université Grégorienne de Rome et qui enseigne l'Ancien Testament dans un séminaire belge.

          Pour lui, il est totalement aberrant et déplacé de terminer le chant ou la récitation des psaumes par le Gloria Patri. Pourquoi ? Mais parce que, d'après lui, les psaumes se rapportent à l'Ancien Testament. Ils n'ont rien à voir avec le Nouveau Testament. Les psaumes sont une prière juive, donc non chrétienne et, il est inconvenant de les terminer par une doxologie trinitaire.

          Là, mes frères, vous avez un point extrême du divorce entre la science et la foi, entre la technique exégétique et la spiritualité. Voici rayée d'un coup de langue toute la Tradition Patristique et Liturgique de l'Eglise. Je racontais cela au Père de la Potterie à Laval. Et il me disait : « Cela ne m'étonne pas parce que ce sont des attitudes que l'on rencontre de plus en plus fréquemment. C'est tragique ! Et l'on se prépare des lendemains terribles si on ne réagit pas. » Et je pense qu'il a raison.

 

          Un peu avant de mourir, le Chanoine Gerfaut disait que on allait vers une désacralisation totale de la Bible. Et on y va, c'est presque une fatalité. Il y a des attitudes qui sont moins tranchées naturellement. Mais elles n'en sont pas moins dangereuses. Je vais vous en présenter deux :

          Les psaumes, mais on les respecte. Les psaumes, mais on les fait passer sous le scanner pour en étudier, en admirer les moindres détails. Puis on les place derrière une vitrine. Et là, on peut continuer à les examiner. Mais on n'y touche pas, on ne les utilise plus.

          Un liturgiste belge connu - il écrit dans les revues - parvient à organiser des offices des Vêpres sans utiliser un seul psaume. Et ça, c'est la liturgie d'aujourd'hui dans une assemblée, donc pas à titre privé !

 

          Vous avez aussi des psaumes - on les rencontre même dans les revues qui sont ici - ce qu'on appelle des psaumes pour aujourd'hui. Ce sont des psaumes qui chantent les malheurs et les espérances des hommes de notre temps, la révolte des noirs sud-africains, l'amertume des chômeurs, la détresse des jeunes, la révolte des exploités, la révolution en route en Amérique du Sud.

          Or, ces ‘’ psaumes ’’ entre guillemets sont chantés dans des célébrations liturgiques aujourd'hui. Ce sont les psaumes qui répondent à la mentalité et aux besoins de notre temps. Eh bien, vous voyez à quelle distance nous sommes de Saint Benoît . Le Père de la Potterie me faisait remarquer que, pour lui, c'est dans les monastères que se trouvait le salut. Et je pense que nous devons tenir ferme à ce que nous possédons : cette Parole de Dieu, c'est pas une parole d'homme.

Cette Parole de Dieu qui nous est confiée, c'est Dieu Lui-même - ne l'oublions pas - qui se présente à nous sous la forme d'un écrit. Il s'est coulé dans des mots humains avant de se présenter à nous dans une chair humaine. Naturellement, il y a une différence, il ne faut pas les confondre, mais malgré tout, c'est la Parole de Dieu.

 

          Mais voilà, assez pour ce soir. Maintenant vous voyez un peu, vous comprenez un peu mieux ce qui se passe. Vous voyez un peu quel est notre devoir. Et un de ces jours, j'irai encore un peu plus loin pour présenter d'autres choses encore, qui sont déjà un peu plus anciennes, qui datent de quelques années, mais qui n'ont pas encore perdu leur actualité aujourd’hui.

 

Règle : 14 : Aux fêtes des Saints ?             18.10.85

          Célébrer les Saints.

 

Mes frères,

 

          Les fêtes et les solennités des saints sont des rayons qui viennent à nous à partir de l'univers de Dieu. Ils nous enveloppent, ils nous purifient, ils nous transfigurent. Les saints participent à l'état du Christ ressuscité d'entre les morts.

          Et lorsque nous célébrons leur fête, nous sommes en contact existentiel avec eux. Un courant de vie, de lumière, mais de vie divine, circule de eux à nous. Et ainsi, nous sommes portés plus près de notre ultime accomplissement qui est de participer nous aussi à la résurrection d'entre les morts.

          Et ça nous permet de comprendre pourquoi ces célébrations doivent s'organiser sur le modèle du dimanche qui est le jour du Seigneur, qui est le jour où nous célébrons la résurrection.

 

Chapitre : La traduction des psaumes.          18.10.05*

          1. La genèse de la traduction.

 

Mes frères,

 

Je voudrais vous parler maintenant de ce que je vous ai promis avant hier. Lors de la Conférence Régionale à Port du Salut, la pre­mière à laquelle j'ai participé, Dom Etienne, Abbé d'Orval à l'époque, a fait remarquer en séance plénière que le Psautier mis tout récemment en circulation, donc le Psautier liturgi­que Oecuménique, celui que nous utilisons ici pour l'instant et qu'on utilise presque partout aujourd'hui, que ce Psautier avait malheureusement perdu une certaine notation, une cer­taine qualité chrétienne du fait d'un vocabulaire nouveau qu'il utilisait, un vocabulaire étranger à la Tradition chré­tienne.

Par exemple : on n'utilise presque plus le mot miséri­corde. Il est partout remplacé par amour. Dans l’hébreu, ce n'est pas amour. C'est autre chose. C'est plus proche de mi­séricorde que d'amour. Pourquoi ? Mais parce que amour, c'est un mot que tout le monde comprend aujourd'hui. Mais c'est tout différent de miséricorde.

On dira bien : Dieu est amour. D'accord ! Mais Dieu est agapè, Dieu est charité. C'est tout autre chose aussi que l'amour. Donc, amour est aujourd'hui un mot galvaudé. Et voilà qu'on introduit ce mot à tout instant à l'intérieur du Psau­tier.

Un autre exemple : pratiquement on ne trouve presque plus le mot espérance. On l'a remplacé par prendre appui sur, faire confiance à, ou bien espoir. Mais espoir, ce n'est pas l'espérance. L'espérance se rapporte à Dieu. C'est une vertu théologale. L'espoir, c'est une vertu qui est simplement humaine. Un autre exemple encore : On trouve rarement le mot sa­lut. On l'a remplacé par victoire. Et toutes choses ainsi. On pourrait continuer, il y en a toute une liste. Celui-là encore : on ne trouve plus le mot Christ, on l'a remplacé par Messie. On va dire : mais c'est la même cho­se ! Non, c'est pas la même chose ! Christ à un tout autre sens pour nous chrétiens que Messie.

 

Donc, Dom Etienne faisait remarquer tout cela. Et il po­sait la question, il demandait s'il ne serait pas possible de corriger ce Psautier, de rétablir à l'intérieur de ce texte des mots spécifiquement chrétiens. Et il a même été plus loin et il a demandé s'il ne se­rait pas utile de prévoir une traduction des Psaumes à l'usa­ge monastique. Mais ça, ce serait un gros travail ! Voilà, il a lancé cette question à l'assemblée. Le frère Jacques s'en souvient peut-être ?

Alors, personne n'a su répondre et on a dit : il va ve­nir la grande autorité de l'Ordre qui va passer un jour ou deux après. C'était le nouvel Abbé de la Trappe, Dom Marie­-Gérard, ancien Prieur du Mont des Cats et qui est Président de la Commission francophone cistercienne pour le chant, la liturgie, etc.

Alors, quand il est arrivé, on lui a posé la question et il a répondu ceci : Le texte du Psautier Oecuménique a fait l'objet d'un dépôt légal. Donc, on ne peut pas y toucher, car c'est un texte déposé. On ne peut pas y toucher, on ne peut pas en changer un mot. Nous avons tout de même, nous, changés un mot, un seul. Nous avons remplacé soixante-dix par septante. Mais ça, ce n'est rien. Mais sinon, on ne peut pas y toucher. Il faudrait l'autorisation des Editeurs et des Auteurs. Il y a un droit : dépôt légal.

 

Alors, il a dit aussi que ce texte qui à l'époque était nouveau, ce texte qui est maintenant déposé, approuvé par les Conférences Episcopales, va être repris dans la traduction du missel. Donc il va devenir un texte que tout le monde en­tendra, que tout le monde connaîtra. Et enfin, disait-il, ce texte se veut une large ouverture oecuménique. Après cela, il a ajouté: Mais si on n'est pas d'accord, eh bien, qu'on ne le prenne pas. Si on trouve qu'il n'est pas suffisamment chrétien, mais qu'on prenne le Psautier chrétien qui existe, une traduction qu'on appelle le Psautier Chrétien. On est libre de le faire. Alors là-dessus, venant d'une telle autorité, les choses en sont restées là.

Et pourtant, un problème grave avait été soulevé et il allait se manifester ailleurs au fil des années. Et c'est de cela que j'ai l'intention de vous parler demain ou enfin quand l'occasion s'en présentera parce que il ne faut pas tout dire en une fois. Il faut donc bien saisir le problème étape par étape. En 1980 ou 1981, les moines de Ligugé ont édité une nou­velle traduction du Psautier. Ils l'utilisent, eux, et assez bien de monastères en France, surtout ceux de leur Congréga­tion.

Le Psautier Chrétien est utilisé aussi en France. Dans les monastères cisterciens, près de la moitié, déjà, sont revenus au Psautier de Jérusalem. Même à Orval, après avoir utilisé le Psautier Oecuménique, on l'a abandonné et on re­vient au Psautier de la Bible de Jérusalem. Donc, voyez ! Il y a un véritable problème qui est par­tout. Et il y en a beaucoup qui font machine arrière.

 

Chapitre : La traduction des psaumes.           19.10.85

          2. La traduction Œcuménique de la Bible.

 

Mes frères,

 

Dans les années qui ont suivi la clôture du Concile Vatican II, a germé une idée généreuse qui s'est répandue un peu partout : si on pouvait réunir les croyants des diverses Confessions Chrétiennes autour d'un texte commun de la Bible, cela aide­rait certainement au rapprochement oecuménique.

On a donc demandé à une équipe assez conséquente de spé­cialistes d'exégète, catholiques, protestants, orthodoxes, de travailler à l'élaboration d'une traduction nouvelle de la Bible qui serait utilisée, dans la liturgie par tous les chrétiens. Le fruit de ce travail est ce qu'on appelle la Traduc­tion Oecuménique de la Bible, ou la TOB.

Pour ce qui regardait le Psautier, là, les exigences étaient plus grandes car c'est un texte poétique qui devait être adapté au chant. On a donc demandé l'aide de littérateurs et de rythmiciens. Il faut reconnaître que le résultat atteint est remarquable. Il y a encore des erreurs, mais il faut être très habile pour les découvrir. Et encore, c'est peut-être la fa­çon moderne de s'exprimer.

Maintenant, ce travail, donc hautement scientifique, comment a-t-il été reçu à la base? C'est ça qui compte. Et je vais, ici, laisser la parole au Cardinal Ratzinger, car on lui a posé la question. Il dit ceci : Je n’ai étudié que la traduction Interconfessionnelle Allemande. Elle a surtout été conçue pour l’usage liturgique et pour la catéchèse. Donc pour les lectures au cours de la liturgie, pour le chant de l'Office et pour la catéchèse. Dans la pratique, il s’est avéré que les catholiques sont presque les seuls à l’utiliser.

Voilà donc, mes frères, encore un cas d'oecuménisme à sens unique : les catholiques vers les autres, mais les au­tres ne bougent pas. Les autres sont certains d'être en pos­session de la vérité. Les catholiques commencent à en douter. Voyez ! Et ce qui est vrai, naturellement, de la traduction oe­cuménique allemande vaut aussi pour la traduction en langue française.

Enfin, pour ce qui regarde la francophonie, la francité donc, les orthodoxes, eux, ils ne lâchent pas leur traduction « des septantes » Cela, il ne faut pas y toucher. Quant aux protestants, calvinistes et autres, c'est non. Eux ont leur traduction aussi, là-leur, celle qui se trouve à la base de leur réforme.

         

C'est tout de même une question ! Pourquoi ? Mais une traduction, c'est toujours une lecture, et une lecture par des hommes qui sont déjà pétris d'une culture. Ils vont donc y introduire à leur insu une interprétation en choisissant des mots plutôt que les autres, que d'autres mots. Une traduction est donc toujours une interprétation.

C'est ce qu'explique encore le Cardinal Ratzinger : Le fait est qu’il n’est pas permis de s’abandonner à des illusions excessives pour ce qui regarde le rapprochement œcuménique espéré grâce à cette traduction dite œcuménique.

L'Ecriture vit dans une communauté et a besoin d'un lan­gage. Toute traduction est aussi, dans une certaine mesure, une interprétation. Il y a des passages où c'est plus le tra­ducteur que la Bible qui parle. Il y a des parties de l'Ecriture qui exigent un choix précis, une nette prise de position. On ne peut brouiller ou tenter de cacher la difficulté avec des expédients. Donc, un même texte en hébreux ou en grec par exemple, sera traduit différemment par un catholique, un protestant, ou un orthodoxe.

 

Et maintenant, si on veut lâcher un tout petit peu, on va arriver à un texte neutre dans lequel on espère que cha­cun se reconnaîtra. Mais en réalité, personne ne s'y recon­naît plus. Et alors ? Mais on revient à ce qu'on avait avant, là où on a la sécurité de sa foi.

Il dit encore : Quelques-uns voudraient faire croire que les exégètes avec leur méthode historico-critique auraient trouvé la solution scientifique au-dessus des divergences. Mais il n’en est rien. Toute science dépend inévitablement d’une philosophie, d’une idéologie, donc une certaine façon de voir le monde des hommes et le monde de Dieu. Il ne peut y avoir de neutralité ici moins qu’ailleurs.

Donc, voilà mes frères le résultat de cet énorme travail. Il n’est pas inutile. Il a fait prendre davantage conscience de la profondeur des divisions. Ce n’est pas du superficiel, c’est beaucoup plus profond.

 

Quant au Psautier, lui, les orthodoxes ne s'y retrouvent absolument pas. Pour eux, c'est un produit étranger à leur univers religieux. Les catholiques, eux, ne s'y retrouvent guère mieux. Ceux qui seraient le plus à l'aise, ce sont en­core les protestants. Pourquoi ? Parce que le nouveau Psautier a décroché par la force des choses de la Patristique et de la Liturgie. Pour­quoi par la force des choses ? Mais parce que les protestants, leur assise, c'est l'Ecriture seule.

Tout ce qui a été ajouté à l'Ecriture, qui est venu des hommes, toute la Tradition, les Pères, mais ça, ils n'en tien­nent pas compte. Eux, ils reviennent à l'Ecriture seule. C'est l'Esprit Saint qui va donc leur dire ce qu'il a voulu transmettre aux hommes par l'Ecriture seule. Alors voyez que c'est vraiment quelque chose d'assez triste. Mais c'est un effort, encore une fois, qui n'a pas été inutile parce que ça nous fait mieux sentir les limites, les limites dans lesquelles nous sommes chacun enfermés.

Quant à en revenir à une traduction basée, par exemple pour le Psautier, sur le texte hébreux pur, on dirait que là au moins tout le monde est d'accord. Et c'est ce qu'on a essayé de faire. Mais l’hébreu est une langue qui n'est pas facile parce que ça veut presque tout dire. Si ça avait été tellement clair, tellement clair, et bien il n'y aurait pas aujourd'hui, d'un côté des chrétiens, et de l'autre côté des juifs. Si ça avait été tellement clair, tout le monde aurait accueilli le Christ Jésus.

 

L'année dernière est venu ici, vous vous en souvenez, le Père Gribaumont de Clervaux. Il est originaire de Marche. Il me parlait un peu de ces questions, des questions de tra­duction aujourd'hui. Il me disait : Mais voilà, à qui faut-il faire confiance ? Vous avez d'un côté, aujourd'hui, des savants qui vous con­naissent toute la linguistique orientale, et pas seulement hébraïque, mais tous les antécédents de l'hébreu. Et ces sa­vants se réunissent et élaborent une traduction de la Bible à partir de la science pure. Mais ça est coupé de la vie, at­tention !

Et puis d'un autre côté, vous aviez trois siècles avant notre ère, des juifs d'Alexandrie qui traduisaient leur Bi­ble de l'hébreu en grec, à l'usage de leurs communautés. Ces hommes étaient profondément religieux. C'était la source de leur vie qu'ils mettaient à la disposition de leurs frères qui ne connaissaient pas tellement bien l'hébreu. Et ça servait immédiatement pour leur vie de prière, pour leur vie liturgique. Eux, c'était leur langue. Ils en vivaient, ils en étaient pétris.

Auxquels des deux faut-il faire confiance ? Aux savants d'aujourd'hui, ou bien aux saints juifs trois siècles avant notre ère ? Eh bien pour moi, dit-il, c'est tout choisi.

Voyez, pourtant, c'est un savant, ce Père Gribaumont. Eh bien, mes frères, voilà le fond du problème. Et c'est notre liturgie à nous ! Notre Tradition à nous, elle dépend déjà de avant notre ère.

 

Il est remarquable que les Rabbins Juifs qui ont traduit maintenant la Bible de l'Hébreux en Grec, après l'arrivée du Christ, eh bien, ils ont traduit autrement les mots, autre­ment que la " Septante ", parce que ils entraient dans une polémique antichrétienne. Il ne fallait pas que ce texte grec puisse servir de base à la défense de cette nouvelle re­ligion qui se répandait partout. Mais voilà, heureusement avant notre ère, pas encore question du Christ ni de rien du tout, il y avait déjà un texte. Et c'est sur ce texte que le Nouveau Testament est construit.

Voyez, mes frères, comme c'est délicat de toucher et de traduire sans risquer de souiller notre foi. On pourrait dire : oui, mais les grecs, ils ont tout de même de la chance, parce que c'est toujours leur langue ! Et c'est vrai, c'est toujours leur langue. Mais enfin voilà; nous, nous devons faire usage de traductions. Et pour trouver la bonne, pour trouver la meilleure, je pense qu'on ne la trouvera jamais. Nous devrons toujours nous contenter de demi-mesure. Mais il faut tout de même que cette demi-mesure soit la bonne ou la meilleure.

 

Règle : 18 : L’aspect prière de l’Office.         23.10.85

Chapitre : La traduction des psaumes.

          3. L’utilisation de la langue vernaculaire.

 

Mes frères,

 

A l'audition de ce chapitre 18° de notre Règle, il appa­raît avec évidence que le tissu de notre Office est constitué par les Psaumes. Aujourd'hui, on appuierait davantage sur les Lectures, ce qui donne à l'Office un caractère plus intellectuel, plus cérébral. Et l'aspect « prière » passe à l'arrière-plan. Il s'es­tompe, il pourrait même s'occulter.

Dans certains milieux monastiques, on utilise, pour dé­signer l'Office de nuit, le vocable qui a été introduit dans le monde, à savoir : l'Office des Lectures. Or, pour Saint Benoît, la prière est nettement à l'avant­-plan. L'aspect « prière » est nettement à l'avant-plan. Pour ce qui est de la lecture, il lui réserve des temps privilégiés à l'intérieur de la journée. Ce sera notre Lectio Divina.

Attention, mes frères, de ne pas laisser s'introduire dans notre coeur une mentalité mondaine, presque profane. C'est un risque, c'est un danger, surtout lorsque la communau­té est de taille moyenne ou de taille petite et que le tra­vail est toujours là aussi urgent.

 

Essayer de combiner deux choses : à la fois une prière et en même temps des lectures de façon à écourter le temps de la Lectio Divina, et même de le laisser tomber. Si bien que la journée monastique n'est plus que des Offices, voilà, as­sez courts ou regroupés, ornés de lectures substantielles, et puis le travail. Ce n'est pas un danger illusoire. Il y a des communautés qui sont affrontées à ce problème.

 

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Maintenant, pour les Psaumes, on utilise la langue ver­naculaire. Et cela pose de nouveaux problèmes. C'est le pro­blème de la traduction. Cette traduction des textes originaux - donc je veux di­re, je prends comme texte original de la prière dans notre Eglise, c'était le texte latin - cette traduction du  latin en français n'est pas facile. Elle exige une foule de qualités. Mais la toute premiè­re, c'est d'abord la fidélité, fidélité à la lettre et fidé­lité à l'esprit.

Cette traduction doit serrer le texte original le plus près possible. Et lorsqu'il faut passer d'une langue dans une autre, d'un génie culturel à un autre génie culturel, ce n'est pas très simple. Mais il y a tout de même des principes, à mon avis, auxquels il faut s'accrocher. Ce sont justement des choses qu'on reproche au Psautier Liturgique Oecuménique. Et c'est de ne pas avoir respecté ces principes.

Et celui-ci d'abord : un mot latin doit toujours à tra­vers le Psautier être traduit par le même mot français. Par exemple le mot spes, il ne faut pas le traduire une fois par espérance, une autre fois par espoir, une autre fois par con­fiance, une autre fois par appui. Non, il faut rendre un mot par un mot toujours le même.

 

Lorsqu'on trouve dans le texte latin un verbe, il ne faut pas le traduire par un substantif ou un adjectif. Non, il faut laisser le verbe. Il faut utiliser aussi des mots chrétiens traditionnels que tout le monde comprend, c'est à dire que tous les chrétiens comprennent. Mais voilà, une grande préoccupation des liturgistes aujourd'hui est celle-ci : comment mettre la liturgie au ni­veau du peuple ? Comment la rendre compréhensible, accessi­ble au peuple d'aujourd'hui ?

Or, ce peuple d'aujourd'hui est un peuple paganisé. Alors, comment lui rendre la liturgie accessible ? Et alors, que fait-on ? Eh bien, on fait toutes sortes de choses comme je l'ai dit dernièrement. On va organiser des Vêpres où il n'y a pas un seul psaume. On va utiliser des chants que tous ces néo­païens connaissent. Ils viennent tout de même à l'Eglise. Donc, on a une liturgie à leur niveau.

Eh bien, à mon avis, on fait les choses à l'envers. La Liturgie est un donné. Il faut, au contraire, former les chré­tiens et introduire ces chrétiens dans la liturgie. Que fai­sait Saint Augustin ? Pour prendre Saint Augustin, un des plus célèbres. Eh bien, Saint Augustin, lui, il avait le donné et il catéchisait les païens qu'il avait devant lui jusqu'au moment où il pouvait les baptiser, où il pouvait les faire entrer dans la liturgie. C'était une initiation toute progressive.

 

Il ne prenait pas le chemin inverse. Pourquoi ? Parce que Saint Augustin ­- je prends cet exemple - mais ils procédaient tous de la même manière. Ils savaient très bien qu'ils ne pouvaient pas adul­térer le message du Christ. Donc, il ne faut pas le rabaisser au niveau du monde, mais il faut élever le monde pour qu'il soit apte à recevoir le message du Christ.

Et aujourd'hui, qu'arrive-t-il ? Vous avez des familles qui n'ont absolument plus la moindre trace de christianisme, rien, rien, rien. Mais un enfant, on va le baptiser !   On le baptise et on va faire toutes les choses traditionnelles, ce qu'on fait habituellement depuis toujours. On va présenter l'enfant à l'autel de la Sainte Vierge...et tout ! Voilà, on est heureux, mais ça en restera là jusqu'à la fin de la vie de l'enfant. C'est tout ce qu'il aura vu...

Et plus tard ? Imaginons même que cet enfant évolue un peu, comment le faire entrer dans une liturgie ? Est-ce que il faut pour ça commencer à rabaisser la liturgie au niveau de ce paganisme ? Et ça, c'est un problème très difficile d'aujourd'hui.

Et on retrouve ça aussi à travers la traduction des Psaumes. Il faut que les Psaumes soient compréhensibles à tout le monde, aujourd'hui. Donc, utilisons le langage de tout le monde. Mais non, il y a un langage spécifiquement chrétien. Mais qu'on éduque, qu'on apprenne cette langue chrétienne aux chrétiens d'aujourd'hui. Alors, ils comprendront.

Il y a de ces expressions qu'il faut encore tenir, qui sont traditionnelles. Par exemple : fils des hommes, fille de sion. On va dire : mais qu'est-ce que ça veut dire ? Pourquoi main­tenant ne pas dire les hommes, ou bien dire Sion ? Mais non, derrière fils des hommes, il y a tout un contex­te théologique, entre autre le fameux fils de l'homme. Pour fil­le de Sion, il y a tout un support Patristique, si bien que si on ne respecte pas la littéralité, tous les commentaires Pa­tristiques deviennent illisibles parce qu'ils ne collent plus au texte. Les allusions liturgiques sont insaisissables.

Vous avez par exemple le Psaume 75 qui est un Psaume tra­ditionnel de la liturgie de Pâques, du Temps Pascal. Mainte­nant on va parler d'une montagne de butin. Quand on voit le Psaume 75 maintenant, on se demande bien ce qu'il vient faire au Temps Pascal. On ne sait plus saisir l'allusion litur­gique parce que on a lâché quelque part la fidélité à la let­tre. C'est très, très dangereux !

 

Alors, pourquoi laisser ce mouvement ? Pourquoi ces ver­bes, toujours tenir le verbe ? Eh bien, parce que le verbe est typique de la nature Di­vine. Dieu, c'est celui qui fait, c'est celui qui est, qui est par ce qu'il fait, par ce qu'il agit. Ce n'est pas une idée, une abstraction, un absolu immobile, inexistant à la fin, une sorte de projection de ce que l'homme est mais idé­alisé à l'extrême.

Non, Dieu c'est l'être agissant par excellence. Donc, tout ce qui dans le Psaume se présente comme un verbe doit être rendu par un verbe, parce que, sinon, on décroche de l'histoire du Salut. On ne sait plus. Cela devient aussi quel­que chose, encore une fois, qui ne colle plus à la réalité du projet divin.

Ainsi, mes frères, c'est la fidélité à la lettre qui peut servir de support à la fidélité à l'esprit parce qu'elle met en contact constant, et en contact immédiat avec la Tra­dition, et à l'origine de la Tradition - Tradition Chrétien­ne - avec le Christ. Et au-delà du Christ alors avec le Créa­teur du cosmos qui a un projet.

 

Le Psautier, c'est en même temps, en même temps le Livre, la prière de l'homme - je dis l'homme parce que ça vaut pour tous les hommes - l'homme en voyage, en route vers son destin, mais aussi la prière de l'homme achevé, c'est à dire de l'homme apocalyptique, de l'homme eschatologique, de l'homme qui entre déjà dans le Royaume de Dieu, mais qui sait qu'il y a là quelque chose qui continue à se passer, et jusqu'à ce que tout le monde soit dans le Royaume de Dieu, et que l'on puisse alors, comme il est dit, remettre la Royauté et la Souveraineté au Christ, qui la remet alors à son Père.

Mais si on décroche de la lettre, à ce moment-là on perd le fil de cette fresque. Cela devient un beau tableau dans lequel l'homme peut se retrouver. C'est très poétique ! C'est très prenant ! Mais on n'est plus engagé dans cette lutte et dans cette marche.

 

Règle : 18, 33-55 : L’ordre des psaumes.       24.10.85                   

Chapitre : La traduction des psaumes.

          4. Comment traduire l’Histoire du Salut.

­

Mes frères,

 

On pourrait se demander si les exigences de fidélité à la lettre et à l'esprit du texte latin imposées à une traduc­tion en langue française sont conciliables avec certains im­pératifs de cette langue, à savoir la correction stylistique, le rythme nécessaire pour que les Psaumes puissent être chan­tés ? Est-ce compatible avec le caractère poétique de ces pièces que sont les psaumes ?

Je crois pouvoir répondre par l'affirmative. Mais cela demande au traducteur un gros effort, une longue patience et surtout une profonde humilité dans une soumission entière au réel. Il ne faut pas vouloir introduire dans cette traduction ses propres idées. Il faut vraiment s'oublier. Il faut quasi­ment ne pas être. Il faut être comme un miroir.

Il y a aussi la question du substrat hébraïque qui se trouve à l'arrière plan du texte latin dont nous disposons. Ce texte est une lecture, une certaine lecture de l'histoire Biblique, à savoir la lecture chrétienne. Mais qu'est-ce donc que l'aventure chrétienne, l'histoi­re du salut, qui commence lorsqu'on voit la Bible avec l'ori­gine du monde ? Eh bien, mes frères, c'est une lutte, c'est une guerre, c'est un combat, c'est un corps à corps.

 

Il fallait donc pour exprimer cette réalité une langue dure, une langue rude, une langue rugueuse, une langue de guerriers et en même temps une langue de poètes, c'est à di­re d'hommes qui survolent la réalité, aussi terrible qu'elle soit, et qui ne sont pas écrasés par elle. Ils sont au-dessus d'elle parce qu'ils sont dans les mains de leur Créateur qui a fait alliance avec eux. Ils sont tous faibles. Il leur arrive d'être infidèles, mais ils sont toujours dans cette main. Ils ne sont donc pas écrasés. Ils ne cherchent pas non plus à s'évader.

Ce génie est présent dans la langue hébraïque. Il est donc nécessaire, utile, qu'on le retrouve dans une traduction en langue française. Voyez toutes les choses qui sont deman­dées ! Et, me semble-t-il, pour reprendre en gros tout ce que j'ai dit hier et aujourd'hui, il faut qu'une traduction des Psaumes soit d'abord fidèle à la lettre, dans la mesure du possible.

 

Attention ici ! Pas de fanatisme, ce n'est pas un abso­lu ! Il y a des cas où la littéralité pure n'est pas possible, qu'elle n'est pas ici compatible avec d'autres impératifs qui s'imposent. Mais enfin, en règle générale, le plus souvent possible, ce doit être une vérité, je dirais, dans la fidélité à la lettre. Et alors aussi, fidélité à l'esprit, à l'esprit des Pè­res. Toute la Tradition Chrétienne, tout ce que nous sommes a été façonné par l'Esprit du Christ, par l'Esprit du Père, par cet Esprit commun aux deux autres Personnes de la Trinité.

Il s'est servi d'instruments qui sont les premiers lec­teurs, les premiers témoins, tous ces Pères qui pendant des siècles et des siècles ont vraiment pétri de leur coeur, de leurs mains, et de leur génie, ce que nous sommes aujourd'hui. Fidélité donc à ces Pères de l'Eglise, fidélité à la li­turgie, la liturgie qui est le chemin qui nous introduit dans l'univers de Dieu, qui est vraiment l'univers de Dieu descen­dant jusqu'à nous et nous emportant là où nous sommes invi­tés à nous rendre.

Aussi, cette traduction doit être rédigée dans un fran­çais correct, sinon élégant. Attention ! Ce ne doit pas être un français précieux. Non, mais tout de même qu'il n'y ait pas d'incorrections au niveau de la langue. Un français, aussi, qui use du vocabulaire chrétien tra­ditionnel. Et ce vocabulaire est tellement riche ! Nous sommes imprégnés de ce vocabulaire. Il n'est donc pas possible de rester neutre: donc une sorte de vocabulaire dans lequel tout le monde se retrouverait. Non, ce doit être un vocabu­laire chrétien.

Et ceux qui ne le comprennent plus doivent se sentir in­terpellés dans leur conscience et se demander : Mais qu'est­-ce que cela veut dire ? Ils doivent être questionnés dans leur appartenance chrétienne foncière.

 

Il faut aussi que la traduction fasse ressortir la vie réelle dans sa vérité toute nue qui est une vérité, comme je le disais tout à l'heure, une vérité de combat, surtout la vie monastique. Le Psautier, comme le fait bien remarquer Chouraki dans l'introduction à sa traduction, est un chant de guerre. Donc ce n'est pas, je dirais un chant de miel. C'est un chant de guerre.

Rappelons-nous ce que le Christ nous a dit aujourd'hui : Je ne suis pas venu apporter sur la terre la paix, mais je suis venu jeter un feu. Et maintenant ce sera la division. Donc, ce sera la lutte, ce sera la guerre. Mes frères, nous savons que cette division est en nous, dans notre coeur.

          Et la traduction, aussi, elle doit être rythmée pour qu'elle soit adaptée au chant modal. Je dis bien au chant modal. Je ne parle pas d'un chant qui serait étranger à notre Tradition monastique, à notre Tradition occidentale chrétien­ne, un chant comme on entend à la radio aujourd'hui. Enfin, je n'entends pas, mais je dis on pour les gens du monde. Je vois que dans le journal, on parle de nouveau du rock. Il paraît que c'est quelque chose d'assez inquiétant, inquié­tant au niveau de la psychologie des gens. Donc, la Traduc­tion ne doit pas être adaptée à une musique de ce genre. C’est ça que je veux dire.

 

Maintenant, il ne faut pas non plus - et ça se rattache alors à ce substrat hébraïque et à cette atmosphère de lutte - il ne faut pas que la traduction soit une petite crème toute préparée qu'il suffit d'avaler, qui entre toute seule. C'est ce qu'on reproche au Psautier dit Œcuménique.  C'est trop simple, c'est trop beau, c'est trop facile ! Et cela s'avale tout seul.

Non, ce doit être un pain complet, un pain complet qui résiste aux dents et qu'il faut mastiquer vigoureusement et longuement. Voilà, mes frères, un petit tableau. Et nous en reste­rons là ce soir.

 

 

 

Règle : 18, 56-fin : L’ordre des psaumes.       25.10.85

Chapitre : La traduction des psaumes.

          5. Les richesses de la langue hébraïque.                             

 

Mes frères,

 

Saint Benoît clôture aujourd'hui la section de sa Règle qui organise, qui distribue l'Office Divin. Et nous remar­quons une nouvelle fois que pour lui, l'essentiel de l'Offi­ce repose sur les psaumes. Lorsque nous nous entretenons donc du problème actuel de la traduction du Psautier en langue vernaculaire, nous restons à l'intérieur de l'esprit de Saint Benoît.

D'ailleurs, tout ce qui contribue au perfectionnement, à l'embellissement de notre Office, n'est-ce pas une façon collective, communautaire d'exercer, de mettre en oeuvre no­tre voeu de conversion des mœurs ? Il me semble que cet engagement que nous avons pris ne nous regarde pas seulement personnellement, mais aussi au plan de notre communauté prise dans son ensemble.

Maintenant, je vais vous faire une petite confidence. Voilà bien de cela une quinzaine d'années au moins, c'était à l'époque où Dom Félicien était encore Abbé, j'ai entrepris de faire reposer ma Lectio Divina sur le Psautier, et cela, après l'Office de nuit comme Saint Benoît le recommande. J'ai vraiment à ce moment-là commencé quelque chose, et je ne savais pas du tout où ça allait me conduire. J'ai donc pris le Psautier dans sa langue originale, l'hébreux, et je l'ai traduit, pas dans sa totalité, mais une grosse, grosse partie.

 

Et alors, j'ai découvert des choses, des richesses incalcula­bles, inépuisables. Car la langue hébraïque est tellement extraordinaire qu'elle parvient à lier les contrastes les plus imprévus, et en même temps elle éveille dans les coeurs et dans la sensibilité, les vibrations du mystère. Et ces vibrations, me semble-t-il, on doit les retrou­ver, en un écho peut-être affaibli, très affaibli, mais tout de même, on doit les retrouver dans toute traduction qui se veut fidèle.

Eh bien, ça m'a pris bien des années, jusqu'à ce que je me suis tourné vers la " Vulgate". Et là aussi, je me suis lancé dans la traduction. Pourtant, la Vulgate Latine, on la connaissait. Je la connaissais par coeur. Je connaissais tout le Psautier par coeur, du premier psaume au dernier. Mais alors, pourquoi une traduction?

Mais lorsque on traduit un psaume, lentement, et qu'on l'écrit, on commence à pénétrer jusqu'à la moelle de cette Parole qui est pour nous. Et là, j'ai découvert les Pères de l'Eglise et leur plongée dans ce mystère, le même mystère qui fait vibrer la langue hébraïque. N'oublions pas que c'est dans l’hébreu que le Christ a prié les Psaumes.

 

Et ce mystère, c'est le mystère de Dieu d'abord, le Dieu Créateur, ce Dieu qui est un peu fou, tout à fait fou d'ail­leurs de se lancer dans une entreprise comme celle de la cré­ation. Et puis le mystère du Christ qui est Dieu, Dieu pous­sant la folie jusqu'à devenir matière, devenir chair et se chargeant de toutes les bêtises de l'humanité. Le mystère aussi de l'Eglise qui est le mystère des hom­mes en train d'être divinisés, des hommes qui deviennent le Corps du Christ, qui, un à un, sont greffés sur lui, qui par­ticipent à la vie de Dieu.

Le mystère des personnes aussi, de chacun d'entre-nous, mon propre mystère à moi, quelque chose d'immense. C'est ce­la que les Pères révèlent. Et alors aussi, découverte de la liturgie, liturgie qui est Dieu en la personne du Christ, en la personne de cette communion qu'est l'Eglise, Dieu se mettant à notre disposi­tion. C'est vraiment alors le Dieu avec nous. Et je me rap­pelle cette Parole du Christ : Mais voilà, c'est de moi que vous parlaient les Psaumes.

Mais il est arrivé entre-temps autre chose encore : c'est l'édition de la Néo-Vulgate. C'est beaucoup plus récent. Cette Néo-Vulgate élucide les passages très obscurs, pour ne pas dire incompréhensibles et illisibles de la Vulgate, de l'ancienne Vulgate. Lorsque on a le texte hébreu, qu'on à l'ancienne Vul­gate, et qu'on les place l'un à côté de l'autre, c'est le dé­calque. Il est possible à partir de l'ancienne Vulgate d'opérer une rétroversion vers l'hébreu. Mais il faudrait très bien connaître la langue alors. Mais l'hébreux lui-même est parfois sub obscur ! Enfin, la Néo-Vulgate, elle a débroussaillé cela et elle a fait une option. Elle a choisi donc parmi différentes pos­sibilités.

 

Et alors, j'ai recommencé tout à zéro, recommencé à traduire tout, tout, tout. Mais cette fois-ci ­je me disais que peut-être bien un jour, on ne sait jamais, ça pourrait être utile pour l'Office Divin puisque on était de plus en plus insatisfait de la traduction actuelle dite oecuménique. Et je suis allé jusqu'au bout.

Et ce texte, alors, de psaumes tout écrit à la main, je l'ai soumis au jugement de 7 personnes, deux ici dans notre communauté, les deux plus compétents, les plus experts, et puis 5 personnes étrangères à la communauté. Et cela pour avoir leur jugement au plan de la patristique, de la litur­gie et de la linguistique, donc de la correction de la lan­gue. 

J'ai reçu une foule de remarques, beaucoup, beaucoup, beaucoup ! Il faudrait voir ça, parfois c'est tout griffonné. Remarques venant de l'intérieur, mais surtout de l'extérieur. Et voilà, j'ai encore remis tout sur le chantier pour tenir compte de toutes ces remarques. Et je vous assure que pour apporter une correction dans un texte sur lequel on a travaillé pendant des années, ça demande plus d'efforts que pour recommencer. Oui, c'est très, très difficile.

 

Je n'ai pas encore fini parce que j'attends encore d'au­tres remarques. Mais ça ne fait rien, je les ai tout de même toutes reçues pour une partie. Et voilà, je me suis dit que peut-être bien, pour cette partie terminée, on pourrait tout de même peut-être voir si ça ne va pas pour l'Office Divin. Vous avez déjà reçu des échantillons qui sont un peu plus anciens. Et entre-temps, il y a quelques détails qui ont été revus suite à ces remarques. C'est l'Office de Complies, donc le texte des Psaumes de l'Office de Complies.

Et ça re­présente déjà pour lui, je pense que c'est bien quatre ans environ. Et il me semble tout de même que cette traduction-là a plus de muscle, plus de nerf, plus de concrétude que la tra­duction de la Tob. Si vous les placez un à côté de l'autre, vous le verrez, surtout si vous les entendez chanter.

Vous avez aussi deux autres échantillons : le Ps 3 et le Ps 94 au début de l'Office de Nuit. Et la partie qui est terminée, c'est Laudes et Prime. Pourquoi Laudes ? Eh bien, c'est parce que il y a à peu près un an maintenant, on m'a­vait demandé s'il n'était pas possible d'introduire quelques antiennes dans l'Office de Laudes pour ne pas devoir chanter tout l'Office sur un même ton qui est celui en fait du Ps 50, du miserere. J'avais dit oui, puisque on l'avait demandé. Mais c'était un gros travail.

Eh bien, le moment est venu. Il faut tout de même y passer et alors le faire sur le nouveau texte, mais pas tout de suite. D'abord, pendant un certain temps, pour s'habituer au texte nouveau, prendre les antiennes que nous avons maintenant. Et puis, lorsque le nouveau texte est maîtrisé, passer à l'autre. Ce sont des antiennes toutes, toutes petites. C'est trois mots, quatre mots tout au plus. C'est pour changer de mélodie, pour rompre la monotonie.

Alors, pourquoi encore l'Office de Laudes. C'est pour diminuer la longueur des Cantiques de Laudes. Comme nous l'avons fait pour le samedi, le faire aussi pour certains jours, sauf le lundi où le Cantique est tout petit, de façon à ce que tous les jours l'Office de Laudes soit terminé à 7 heures.

 

Eh bien, mes frères, ça va créer peut-être un petit dé­paysement pendant quelques jours, mais je pense qu'on sera vite habitué. Et voilà, nous pourrions peut-être commencer, mettre ça en oeuvre vers la Toussaint. Car il faut taper tout cela à la machine et il faut le multiplier. Et on verra bien si ça va, s'il faut changer, s'il faut revenir en arrière, si ça peut durer.

On va peut-être dire : est-ce qu'une communauté peut servir de cobaye ? Mais elle ne sert pas de cobaye, c'est la communauté qui essaie de mieux prier, de mieux trouver, de mieux vivre son histoire, chacun des membres de la communauté et la com­munauté comme telle, ce petit Corps d'Eglise. Il est pénétré à l'intérieur du mystère à travers des mots qui sont plus proches de l'original.

 

Règle : 19 : Dispositions pour la psalmodie.      26.10.85

          Etre en présence de Dieu.

 

Mes frères,

 

          Quand Saint Benoît demande que notre esprit concorde avec notre voix, il entend d'abord que nous soyons présents tout entier à ce que nous faisons. Et être présent, c'est d'abord être attentif à Dieu, se tenir devant lui dans une transparence parfaite, et bien savoir qu'on est là au chœur, non seulement pour soi-même, mais aussi et peut-être d'abord pour les autres, pour cette foule d'ignorants, d'indifférents, d'inconscients, d'hostiles. Il y a dans le monde aujourd'hui des hommes, des femmes, qui ne pensent mais jamais, au grand jamais, à Dieu, pas même une seconde par jour.

          Je voyais dans le journal du Syndicat de cette semaine une statistique au sujet des spectacles de Télévision. La moyenne des enfants de moins de 10 ans passe deux heures au moins par jour devant l'écran de télévision. Alors, voyez quelle nourriture ils reçoivent ! Et alors plus tard, Dieu ? Mais il y a d'autres dieux aujourd'hui. Il y a l'argent, il y a le plaisir, il y a, oui, le petit écran avec toutes les vedettes qui se présentent devant les yeux. Mes frères, voilà les dieux d'aujourd'hui.

          Et nous, alors, nous sommes là. Et notre esprit doit concorder, être en accord avec notre voix. Donc, ce n'est pas seulement une présence physique, mais aussi une présence spirituelle dans la foi et dans l'amour en sachant bien ce que nous faisons. Nous ne devons pas avoir peur de prendre sur nous le péché du monde. C'est ça le rôle du vrai chrétien. Comme le Christ a tout pris sur lui, ne pas avoir peur de prier, de demander, de crier, de supplier, de pleurer devant Dieu. Les Psaumes, c'est cela. Et aussi de regarder Dieu, et de le remercier, et de le louer pour ce qu'il est, pour ce qu'il fait.

 

          Naturellement, tout ça n'empêche pas les distractions qui sont liées à la faiblesse de notre condition charnelle. Elles sont inévitables. Que l'esprit concorde avec notre coeur, ça ne veut pas dire du tout qu'on n'aurait pas de distractions, que ce serait ça l'idéal. Non, soyons bien réalistes .Mais ça veut dire ceci : distractions, mais tout de même ça exclu la nonchalance et le laisser- aller.

          Et j'en profite pour rappeler qu'il a été décidé que l'on replaçait dans leur case les hymnaires et les autres livres liturgiques après la fin de l'office, donc, après l'antienne Mariale. On n'a pas à aller tripoter dans sa cassette, à aller faire toutes sortes de choses là, oui, à en profiter pour faire un clin d’œil au voisin.

          Non, non, ça c'est désinvolture, c'est laisser aller. Cela a été décidé, donc on attend la fin de l'office. Et puis, moi, j'attends que tout sait en place pour donner le signal. Je le rappelle parce que j'ai remarqué que il y en avait de notre côté, et de l'autre côté aussi, qui avaient oublié ce petit détail. C'est cela se tenir devant Dieu jusqu'au bout, en position de service !

 

          Attention, cela exclu aussi une sorte d'individualisme. On n'est pas là pour soi, on est là pour les autres et on est là avec d'autres. Et, par exemple, l'individualisme, c'est remplir pendant l'office une fonction pour laquelle on n'est pas appelé : faire le chantre par exemple. Mais oui, on a une belle voix, on a du rythme, bon, faire le chantre ! Mais non, car à ce moment-là, on n'est plus devant Dieu. On n'est même plus avec les autres. On est devant soi, seul, à côté des autres, si pas contre les autres. On ne fait pas un travail de construction, mais de démolition. Prenons bien garde, mes frères !

          Je le rappelle encore une fois aussi que pour le moment, vu les circonstances, il y a deux responsables du chant, le frère Luc et le frère Guerric. C'est eux qu'on doit entendre. Et les autres ? Mais les autres, ils se modèlent sur eux. Tant pis s’ils n'ont pas tout a fait le rythme auquel on est soi-même accordé. C'est l'occasion de mourir un peu à soi et d'entrer dans un ensemble, comme on doit entrer dans cette grande société humaine qui est tellement composite mais tout de même si belle.

          Et vous voyez que, être présent ainsi comme Saint Benoît le demande, au fond c'est aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de tout son esprit, de toute sa force, et, aimer les autres aussi comme soi-même. Oui, la psalmodie chorale est vraiment une école d'amour, une schola caritatis par excellence où on apprend à s'aimer en s'oubliant. C'est vraiment là que l'altruisme est baptisé. Il est baptisé par l'Esprit Saint qui est là dans la communauté.

 

          Une chose sur laquelle il faudrait revenir pendant plus longtemps, mais ça devrait faire l'objet d'une longue causerie, c'est la raison pour laquelle nous avons au milieu du chœur, entre les stalles, un espace, un large espace vide. Il y a une raison pour cela, raison d'ordre mystique, une raison de foi, donc. Mais ce sera peut-être pour une autre occasion si elle se présente.

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.          27.10.85

          25. Le travail. (pas enregistré)

 

Règle : 22 : Du sommeil des moines.             29.10.85

          Se laisser marcher dessus !

 

 Mes frères,

 

Saint Benoît ouvre ce chapitre sur une prescription singulière à laquelle il semble attacher une grande importance : les moines dormiront chacun dans un lit, à part. N’allons pas penser à de mauvaises choses ; ceux qui veulent commettre le péché en trouvent toujours l'occasion  et au besoin, ils la créent.    

Non, Saint Benoît, ici, prend ses distances à l'endroit d'une coutume qui était très prisée dans le désert où, là, les moines pratiquaient avec zèle ce qu'on appelle la …….. c'est à dire l'action de dormir à même la terre, éventuellement dans un trou prenant la forme du corps, creusé dans la terre ou dans le sable. Et pour les moines du désert, c'était la coutume. Pour eux, c'était une part importante de leur ascèse et de leur pauvreté.

 

Le fait donc de dormir ainsi par terre, en contact avec le sable ou l'humus, surtout si c'est dans un petit trou, rappelle au moine sa condition mortelle. Il est déjà comme mort, enfoui dans la terre, dans la poussière dont il a été formé. Et le matin, pour l’Office, quand il se lève de terre, il imite à sa façon le geste du Christ surgissant de son tombeau et commençant une vie nouvelle.

Aussi leur pauvreté : ils ne disposaient de rien, ils dormaient, voilà, vêtus tels qu'ils étaient. Ils sentaient aussi leur solidarité avec la matière dont ils étaient tirés, cette matière qui est tout à la fois accueillante, qui leur prépare là une couche, mais en même temps hostile parce qu'elle est dure.

         

Eh bien, mes frères, nous voyons encore ici un trait magnifique de cette vertu de discrétion tellement vantée par Saint Benoît. Il déplace l'accent. Il ne s’agit plus ici, pour Saint Benoît, de dormir à même le sol, à même la terre mais de devenir soi-même terre et sol. On ne dort plus par terre, mais on se laisse marcher dessus. On devient sol, on devient terre.

Voyez la transposition ! Nous sommes maintenant dans l'humilité. L'idéal n'est pas de réaliser des prouesses ascétiques, mais d'entrer dans cet oubli de soi, dans cette mort à soi qui est l'humilité. Voilà, mes frères, un petit mot de consolation avant de prendre notre sommeil. N'allons pas maintenant nous dire que nous sommes tellement relâchés, nous qui dormons dans de vrais lits encore tous différents de ceux de Saint Benoît. Et pas seulement chacun son lit, mais chacun sa chambrette.

Voilà, il faut sacrifier à la débilité des natures d'aujourd'hui. Mais ça doit nous inciter à porter toute notre énergie sur l'aspect spirituel de notre vie qui est, je le dis d'une façon très brutale, je l'ai dit tantôt et je le répète, nous laisser marcher dessus par Dieu d'abord, et puis par nos frères. Donc devenir humble, celui auquel on peut tout demander.

 

Chapitre : Fête de la Toussaint.                  01.11.85

          Citoyens du ciel.

 

Mes frères,

 

La fête de tous les saints ouvre une percée fantastique sur notre vocation humaine fondamentale. Elle nous clame que notre citoyenneté, le lieu véritable de notre séjour, il est dans les cieux, il est chez Dieu, il est à l'intérieur même de Dieu. Nous sommes hantés sur le Christ, c'est à dire sur Dieu.

Nous sommes avec le Christ un seul corps. Nous avons donc dé­jà avec lui franchi le gouffre de la mort. Nous sommes déjà ressuscités. Nous sommes déjà emportés au-delà du voile des apparences. Tout cela en espérance, certes ! Mais l'espérance est la possession la plus ferme, la plus assurée, la plus solide qui soit.

Mes frères, si nous fêtons aujourd'hui tous les saints, ce n'est pas pour nous garantir des accidents de cette vie terrestre, mais c'est d'abord pour remercier Dieu qui nous comble des trésors de sa vie. C'est pour féliciter les saints et c'est pour reprendre conscience de notre noblesse. Nous sommes autre chose que ce qui apparaît aux yeux de la chair. L'Eglise primitive n'avait pas peur d'appeler les chrétiens : des saints. Ils se donnaient à eux-mêmes ce ti­tre, sans forfanterie, car ils exprimaient une vérité.

 

Mes frères, nous sommes des saints. Pourquoi ? Mais en­core une fois, parce que nous sommes avec le Christ un seul corps, parce que nous sommes des séparés. Non pas des séparés de la masse des hommes, mais séparés du mal.

Mais alors, pourquoi commettons-nous encore le péché ? Parce que nous n'avons pas encore atteint notre taille adul­te en sainteté. Nous sommes encore des nouveaux nés. Nous sommes encore des enfants ou des adolescents. Nous ne sommes pas encore des adultes.

La vie monastique n'est rien d'autre que la mise en oeu­vre de notre sainteté, c'est à dire de notre véritable voca­tion d'homme. Nous faisons ici notre éducation divine. Nous devons monter en nous des moeurs nouvelles. Et pour cela, nous permettons à l'Esprit Saint, à l'Esprit de Sainteté donc, de travailler à l'intérieur de notre coeur, de le nettoyer, de le purifier, d'enlever tout ce qui est encore bassement animal, et d'y faire grandir, s'épanouir, ce germe de vie di­vine qui est déposé dans notre coeur.

Mes frères, cette vie qui est la nôtre, nous devons nous y exercer. L'ascèse, comme on dit, c'est un exercice. C'est cela que signifie le mot ascèse. Eh bien, notre ascèse, c'est de pratiquer des vertus, des modes de vie divine. Ce n'est pas difficile. Il suffit de nous laisser emporter légèrement, simplement par cet Esprit de Sainteté.

Si nous nous abandonnons à ses vouloirs, qu'arrive-t-il ? Eh bien, notre coeur devenant de plus en plus clair, lumineux, nos yeux s'ouvrent, nos yeux nouveaux aperçoivent cet uni­vers Divin de la Trinité. Et nous y découvrons qui ?

Mais nous découvrons Dieu d'abord, et puis les saints. Nous ne sommes donc plus séparés d'eux par une certaine distance ? Non, nous sommes leurs concitoyens, nous vivons avec eux. C'est aussi naturel que de vivre entre nous, ici. C'est même beaucoup plus naturel, car nous sommes d'abord de chez eux avant d'être d'ici. Voilà, mes frères, le fruit d'une vie monastique correctement vécue.

 

Eh bien, en ce jour de la fête de tous les saints, nous allons être heureux. Nous allons écouter chanter en notre coeur la joie de ce que nous sommes. Et vous verrez, si nous parvenons à maintenir en nous cette vision et cette joie, vous allez voir que tout se sim­plifie, que tout va de soi, qu'il n'est rien dans ce qui nous advient qui ne soit dirigé pour nous ouvrir davantage à ce bonheur qui est le bonheur même de Dieu.

Voilà, mes frères, un petit mot ce matin. Laissons-le pénétrer non seulement notre substance spirituelle, mais aus­si notre substance charnelle afin que notre corps lui-même espère, que notre corps n'ait plus aucune peur, ni peur du mal physique, de la souffrance donc, ni peur de la maladie, ni même peur de la mort. Mais qu'il sache que lui aussi est promis à cette glorification qui est maintenant celle de tous nos frères les saints.

 

Chapitre : Récollection du mois de novembre.    02.11.85

          La mort, c’est la vie !

 

Mes frères,

 

Le mois de novembre annonce la fin de l'année liturgi­que. Un jour, qui peut être très proche, se présentera la fin de cette grande liturgie qu'est notre vie. Mais ce sera pour rebondir dans une phase nouvelle, éternelle, dont les splen­deurs nous sont décrites dans le Livre de l'Apocalypse.

 

Mes frères, la vie monastique peut être vue, et doit être vécue comme une approche originale de cette réalité énig­matique, inquiétante, qu'est la mort. Le moine apprivoise la mort. Il tente et il réussit une réconciliation avec elle. Il ne prend pas la fuite devant la mort. Il ne cherche pas l’évasion dans une sorte d'inconscien­ce animale ou dans un nirvana pseudo-spirituel.

Non, il regarde la mort en face. Il va à sa rencontre. Il la fréquente. Il en fait son amie. La mort devient sa com­pagne de tous les jours, de chaque instant. Il meurt à ses vouloirs, à ses idées, à ses goûts, à son avoir. Finalement, il ne possède plus rien, pas même son corps. Il ne désire plus rien. Il est possédé par une espèce de sé­duction. Il entend au fond de son coeur une voix qui murmure et qui chante, et qui lui répète sans cesse: viens !

Ce n'est pas la mort qui murmure cette voix, mais la mort qui en est comme l'écho. Vous allez comprendre dans un instant. Cette mort, qui est bien réelle, mais qui est d'ordre mystique, le moine l'expérimente dans la paix et même dans la joie, car elle est le fruit d'un envahissement. La vie purement humaine, la vie psychique comme dit l'Apôtre, cède le pas devant une autre vie qui envahit l'être du moine.

Et la mort, mystique cette fois, se présente comme l'envers d'une ­  vie autre, d'une vie nouvelle qui introduit le moine dans un univers qui n'est pas le sien au sens naturel. La mort devient comme un point de rupture entre l'existen­ce qui est la sienne aux regards des hommes, et une autre existence qui est la sienne aussi, mais aux regards de Dieu.

 

Il y a donc là un passage très lent mais bien réel entre un état purement naturel et un état qui ne peut se laisser dé­finir par aucun qualificatif. C'est l'univers de Dieu qui prend possession d'un homme. Ce n'est plus cet homme qui vit, mais c'est le Christ, Dieu fait homme, qui vit en lui.

Mes frères, voilà donc la mystérieuse et passionnante aventure à laquelle nous sommes appelés. Lorsqu'on nous parle d'obéissance, de cette route unique qui nous conduit chez Dieu, on ne fait que expliciter dans un langage adapté à notre personne, on ne fait que expliciter cette réalité que nous appe­lons la mort.

Car obéir, mais obéir toujours, obéir dans le détail de sa vie, eh bien, cela signifie : mourir à soi, ne plus vivre pour soi. C'est comme si le centre le plus profond, le plus intime, le plus personnel de l'être s'en allait pour laisser la place à un autre, un autre qui est inscrit, lui, dans le     coeur de Dieu, et qui est en fait notre véritable identité.

 

Mes frères, Dieu est amour. Il a voulu devenir homme afin de connaître lui aussi la mort, cette mort à lui-même – oui, ­car en devenant homme, Dieu est d'une certaine façon mort à lui-même - et puis aussi connaître la mort physique. Et nous comprenons que chez le moine, cette mort physi­que n'est que la chiquenaude finale qui marque le triomphe définitif en lui de la vie divine. Cette métamorphose, cette transfiguration, elle ne peut se produire qu'à travers cette porte unique, étroite, mais qu'il faut franchir.

Mais on pourrait toujours dire, et l'Ecriture l'affirme avec vigueur, que Dieu n'a jamais voulu la mort. Elle est entrée dans le monde par l'envie de celui  qui est, lui, entré dans la seconde mort, le démon. C'est vrai ! Mais le démon a été pris à son astuce. Il n'a jamais un seul instant soupçonné que la mort allait de­venir pour Dieu le chemin unique qui allait conduire à la plénitude de la vie.

Qu'arrive-t-il chez le moine fidèle ? Eh bien, la mort mystique à laquelle il se prête, à laquelle il se donne, exor­cise la mort physique. Car au moment où, disons cliniquement, il meurt, il est déjà chez lui, arrivé de l'autre côté du portail de la mort. Car la vie divine qu'il a accueillie en lui, qui l'a transformé, l'a déjà transporté au-delà de la mort. Il goûte donc cette petite résurrection à laquelle les moines depuis toujours pensent, cette petite résurrection qu'ils espèrent connaître le plus tôt possible.

 

Voilà, mes frères, ce qui nous vient ce soir à la pen­sée lorsque nous voyons s'approcher la fin de notre année li­turgique, en ce jour où nous avons commémoré nos morts. Il en est peut-être parmi nous qui, à même époque de l'année prochaine - ce sera peut-être moi ? - auront fait cette expérience de la mort corporelle.

­          Mais nous savons, puisque la mort est devenue notre amie, qu'elle n'est pas terrifiante. Au contraire, elle est une amie accueillante. Nous la connaissons. Nous vivons avec elle à tout moment. Et lorsque elle se présentera, nous la recevrons disons avec joie car nous nous reposerons en elle, pour à ce moment-­là, nous éveiller à la plénitude de la vision, de la connais­sance et de l'amour.

Mais déjà maintenant, nous connaissons, nous recevons les prémices de cette vie nouvelle. Et c'est notre récompen­se, c'est notre consolation et c'est notre force.

 

Règle : 28 : Que faire avec les incorrigibles ?  04.11.85

          Le regard surnaturel de l’Abbé.

 

Mes frères,

 

Voici, à l'intérieur de notre Règle, un chapitre inquiétant. En lui apparaît en pleine clarté la fermeté et la dureté de notre Père Saint Benoît. Ne perdons jamais de vue que ces sentiments, chez lui, procèdent toujours de l'amour. Il se trouve placé devant une situation impossible. Voici un frère qui se révolte contre Dieu, contre la communauté, contre l' Abbé. Que faut-il faire ?

Saint Benoît agit en se plaçant à un point de vue qui n'est pas le sien. Et c'est ici une grande leçon pour un Abbé quel qu'il soit. Ailleurs, Saint Benoît dit que l'Abbé doit toujours faire quod utilius judicaverit, 3,6, ce qu'il jugera le plus utile, mais jamais pour lui, toujours pour les autres. Car le monastère n'est pas un bien dont l'Abbé aurait hérité par chance, par hasard, et dont il pourrait tirer bénéfice pour lui et même pour les frères.

Non, le monastère, c'est la propriété, c'est le domaine de Dieu. L'Abbé n'en est jamais que le gérant. Il doit donc agir en tout dans une optique surnaturelle. Donc, ce n'est jamais le point de vue purement humain qui doit prédominer en lui, qui doit peser de façon définitive sur les décisions qu'il prend. Non, c'est toujours le point de vue de Dieu. L'Abbé peut se trouver parfois dans une situation inconfortable vis à vis de ses frères qui peuvent ne pas comprendre les motivations profondes qui déterminent l'Abbé à prendre telle décision plutôt qu'une autre. Il doit donc être toujours un homme éveillé dans sa foi.

 

Je lisais à l'instant dans le premier chapitre de l'Apocalypse, cette apparition du Christ au voyant, Jean. Il a entendu derrière lui une voix qui était semblable à des trompettes. Il se retourne pour voir cette voix. Et voilà, il y a cette forme comme celle d'un homme. Et ce qui le frappe d' abord dans cette forme, ce sont les yeux, les yeux qui sont deux flammes de feu.

Oui ! C'est cela, vous voyez ! Il faudrait pour bien faire que l'Abbé eut des yeux qui soient comme des flammes de feu, c'est à dire qui voient les choses comme Dieu les voit. Rappelez-vous alors les sept lettres envoyées aux sept Eglises. Ces lettres ont été dictées par le souci de ces  Eglises. Et rien de ce qu'il y a dans ces Eglises n'a échappé à ces yeux de feu.

C'est ça être éveillé dans la foi, c'est avoir un regard nouveau ! O il n'est pas nécessaire que ce soit des flammes de feu, mais il faut tout de même qu'il y ait une lumière qui éclaire le cœur et qui fait porter des jugements qui ne sont plus des jugements d'homme, mais des jugements de Dieu.  C'est ce qu'on voit encore dans ce chapitre. Car, que fait Saint Benoît. Mais il use de tous les moyens mis à sa disposition. Il les détaille ici.

 

Voilà, on l'a d'abord repris fréquemment, ce frère, en privé, en public. Rien à faire ! Finalement on l'a excommunié. Je ne vais pas rappeler en quoi consiste l'excommunication. Mais à l'époque de Saint Benoît, c'était ressenti bien autrement qu'aujourd'hui. Mais voilà, ça continue ! Et en fin de compte, en fin de compte, on va taper sur le frère. On va lui donner une correction, de bonnes corrections. Mais non, non, non, il a une peau d'éléphant, ça ne bouge pas, ça continue comme avant.

Et alors, pire que cela, dans tout ce qu'il dit, il défend sa conduite. Il a raison lui tout seul envers et contre tout le monde, contre Dieu, contre le ciel, contre la terre. Il est seul à avoir raison. Il n'y a plus que deux choses à faire : il faudrait le nommer Abbé. Mais pas un Abbé selon la Règle de Saint Benoît, mais un Abbé selon sa tête, comme lui imagine que cela devrait être.

Alors Saint Benoît se rappelle une chose. Il dit : Voilà, le Christ a dit une fois que s'il y en a deux ou trois qui sont réunis et qui commencent à prier, à me demander quelque chose en mon nom, alors c'est accordé. Voilà, c'est ce que fait Saint Benoît. Lui et tous les frères commencent à prier pour ce malade. Et voilà, ça ne change rien, rien du tout, mais rien !

 

Maintenant, qu'est-ce que cela veut dire ? Et Saint Benoît alors comprend le message. Voyez, c'est son regard surnaturel. Et cela veut dire ceci : la conclusion, c'est que Dieu ne veut plus de ce frère dans le monastère. Il l'a rejeté. Alors, Saint Benoît n'a plus qu'une seule chose à faire, entrant dans ce jugement de Dieu, il prend le fer qui retranche et il ampute ce membre malade et le jette dehors.

Et ainsi, la maladie ne va pas se transmettre à tout le corps : souci de la communauté et aussi le souci du frère. Car il vaut mieux que le frère meure, disons dans cet état, hors du monastère qu'à l'intérieur du monastère. Car, ayant à l'intérieur du monastère des mœurs du monde, eh bien, il est préférable qu'avec de tels mœurs il meure tel dans le monde, là à sa place, où il pourra peut-être encore se récupérer. Mais pas dans le monastère, Dieu ne veut plus de lui.

Voyez jusqu'où va la perspicacité surnaturelle de Saint Benoît !

 

Règle : 31, 1-26 : Portrait du cellérier.         07.11.85

          La sagesse du cellérier.

 

Mes frères,

 

Nous venons de l'entendre, la première qualité exigée du cellérier, c'est la sagesse. On choisira pour cellérier du monastère un des frères qui soit sage. Cette sagesse est un certain goût spirituel qui permet au cellérier de discerner infailliblement ce qui est bien et ce qui est mal.

L'organe de cette sagesse, c'est le palais de ce corps mystérieux qui se construit en nous et qui est destiné à la vie éternelle. Ce corps nouveau a des yeux qui voient la lumière de Dieu. Il a des oreilles qui entendent les chants divins. Il a un palais qui goûte le bien, qui le reçoit avec plaisir, qui le déguste, qui en extrait toute la saveur, qui l'assimile à la substance du corps.

Mais le même palais rejette instinctivement tout ce qui est mauvais, tout ce qui est mal, tout ce qui n'est pas en conformité avec la nature divine, avec la sagesse de Dieu. Finalement ainsi, le cellérier est pétri de sagesse. En lui il y a un élan toujours actif qui le porte à choisir et à faire ce qui est meilleur.

 

Il y a dans le début de ce chapitre une référence implicite mais certaine - et on peut dire que chez Saint Benoît elle est intentionnelle - au Chapitre 11° du Prophète IsaÏe, là où nous est présenté le rejeton de Jessé, ce Messie sur lequel reposera l'Esprit de Sagesse et d'Intelligence. Et finalement, il sera rempli de la crainte de Dieu. Nous avons la même chose ici.

Le cellérier sera un homme sage….etc, et finalement rempli de la crainte de Dieu. C'est donc un homme possédé par l'Esprit de Dieu. Il repose sur lui un Etre qui est l'équilibreur, disons, du cosmos, ce cosmos qui est créé par le Verbe de Dieu, mais qui est maintenu dans sa cohérence et dans sa consistance par l'Esprit.

La Sagesse dont est animé le cellérier, sagesse qui est à l'origine disons de son agir, sagesse qui va s'épanouir en crainte de Dieu - et entre les deux, comme entre deux mains, toute sa vie est tenue - mais cette sagesse qui en réalité englobe tout, elle n'est pas naturellement la sagesse selon les valeurs mondaines.  

 

C'est la sagesse dont nous parle l'Apôtre Paul, qui est la sagesse de Dieu. Elle peut être parfois et souvent folie au regard des hommes, au regard de la raison. Cette sagesse obéit à des critères qui ne relèvent pas de ce monde-ci. Ils sont des critères qui ont cours dans le Royaume de Dieu. Et ici, nous sommes toujours ramenés, et encore une fois, à cette réalité fondamentale : c'est que le monastère est la maison de Dieu.

Saint Benoît le dit en conclusion de ce chapitre. Nous le verrons demain. Il dit : Que personne ne soit troublé, ni contristé dans la maison de Dieu. Le premier mot du chapitre, c'est le cellérier ; le dernier mot, c'est maison de Dieu.

Mes frères, cela suppose que non seulement le cellérier en soit convaincu, mais tous les frères. Il faut que s'opère en chacun de nous une conversion dans la manière de voir, de sentir, de goûter, de décider, de juger, d'agir, encore une fois, non plus selon les normes de ce monde-ci, mais suivant les critères du monde à venir, donc de ce Royaume dans lequel nous devons évoluer, et qui est implanté dans la maison de Dieu enracinée en un lieu, le monastère.

 

Mes frères, nous devons ainsi nous ouvrir à cette sagesse qui va nous transfigurer. Il y a là une décision que nous devons prendre dans le secret de notre cœur. Et puis, nous devons monnayer cette sagesse nouvelle jour après jour, et instant par instant dans notre vie. Et voilà, celui qui nous montre la route sur cette route, c'est le cellérier. Maintenant, voilà une pensée qui peut venir tout de suite : Celui que nous avons comme cellérier, mais c'est tout à fait ça ! Ou bien on peut dire : il en est encore loin !

Alors, mes frères, soyons sages comme lui doit être sage et disons-nous que lui et chacun d'entre-nous, nous devons nous convertir à cette sagesse de Dieu. Vous verrez que dans ce chapitre, Saint Benoît reste toujours à ce niveau. Il ne dit pas que le cellérier doit être un expert en affaires, qu'il doit sortir d'une école de gestion, ni qu'il doit savoir mener une entreprise agricole ou brassicole, ou n'importe quoi, qu'il doit être un financier expert.

Non, non, non, simplement il doit être sage pour que dans la maison de Dieu personne ne soit contristé, ni troublé, mais que déjà chacun des frères puisse y goûter la paix qui ne vient pas du monde, mais qui vient de Dieu, une paix qui reste même en dessous des tentations, de toutes les épreuves, des souffrances qui nous viennent de nous-mêmes, de notre fond mauvais, qui nous viennent du démon, qui sont permises par Dieu. Pourquoi ? Mais pour nous obliger à sortir de nous et à nous convertir à cette sagesse nouvelle.

 

Règle : 31, 27-fin : Portrait du cellérier.       08.11.85

          L’humilité du cellérier.

 

Mes frères,

 

Si le cellérier est empli de sagesse divine, il est tout à fait normal qu'il possède en plénitude la vertu d'humilité. L'Ecriture nous parle fréquemment de la sagesse de Dieu. Nous savons qu'elle est la personne même de Notre Seigneur Jésus-Christ. Pourquoi ? Parce que la Sagesse, c'est Dieu dans l'expression qu'il donne à l'extérieur de ce qu'il est. Elle est donc identique à la Parole de Dieu.

Et cette Parole de Dieu, elle a voulu devenir homme. C'est à dire que Dieu a laissé de côté, qu'il a abandonné, qu'il a quitté sa condition. Il a voulu prendre la forme de cette créature qui est l'homme. Il s'est vidé de lui-même. Et devenu homme, il a appris ce que c'était que l'obéissance. Il est descendu au plus bas de l'humilité en disparaissant dans la mort.

Voilà donc ce que nous avons aux deux extrémités : la Sagesse de Dieu dans la Personne du Verbe, et à l'autre extrémité, l'humilité de Dieu dans la Personne du Verbe incarné, le Seigneur Jésus.

Et lorsque Saint Benoît nous dit ici que le cellérier doit avoir avant tout l'humilité, il ne fait que consacrer une évidence. Les deux sont inséparables : humilité et sagesse. On peut même dire que l'humilité est le degré suprême de la Sagesse. Remarquons ici une nuance très importante : Saint Benoît ne dit pas que le cellérier doit être humble. Il dit qu'il doit avoir de l'humilité : habeat humilitatem.

L'humilité est donc la seule et unique chose que le cellérier ait le droit de posséder. Mais à l'intérieur de cette possession, il ne se possède plus lui-même. Il est devenu la propriété des autres, de Dieu et de ses frères, qui vont pouvoir disposer de lui, disons, librement. Et là, il rejoint la condition du Seigneur Jésus qui a voulu devenir dulos, serviteur, esclave des hommes qui ont disposé de lui jusqu'à le faire mourir.

Voilà donc ce à quoi peut s'attendre le cellérier. Cela ne veut pas dire qu'il va mourir physiquement, mais il devra mourir à lui-même. Et ça, il ne peut pas y échapper s'il est vraiment le cellérier de Saint Benoît. Toutes choses, il les verra donc, non de son point de vue à lui, mais du point de vue de Dieu et des frères. Et ainsi, il est sage.

 

En d'autres termes, Saint Benoît attend du cellérier qu'il soit un saint. Et par là même, il nous donne à entendre que nous-mêmes, nous devons devenir des saints. Disons que le cellérier est le modèle. Et les frères doivent regarder le cellérier pour voir comment se comporter les uns avec les autres, à l'endroit des autres. Et ainsi, tous ensemble deviennent des saints.

A ce moment, le monastère devient, mais vraiment, la maison de Dieu. Il est le paradis. Dieu trône dans cette maison. Il a sa cour dans ces quelques saints qui représentent mystiquement l'ensemble des saints. Eh bien, mes frères, nous devons tous nous soutenir dans cette marche vers la sainteté et veiller à ce que personne ne soit laissé de côté, que personne ne reste en arrière.

C'est pourquoi, comme nous le dit Saint Benoît ailleurs, nous devons marcher lentement. La caravane doit prendre le pas du plus faible. Il faut que ceux qui sont forts désirent faire davantage, et il ne faut pas que les plus faibles soient découragés. Et ainsi, encore une fois, personne ne sera troublé, ni contristé dans la maison de Dieu.

 

Règle : 32 : Des outils et objets du monastère.09.11.85

          Le monastère est un hôpital.

 

Mes frères,

 

Hier, nous étions dans l'euphorie. Saint Benoît nous emportait à la suite du cellérier dans les jardins merveilleux de la sainteté. Et là, nous admirions des frères emplis de sagesse, pétris d'humilité, allant et venant dans la maison de Dieu, et goûtant déjà les joies et la paix de la vie véritable.

Et voici qu'aujourd'hui, nous sommes sans ménagements ramenés à ras de terre. Saint Benoît demande que les outils du monastère soient confiés à des frères dont la vie et les mœurs soient sûrs. Cela signifie en langage clair qu'il y a dans le monastère des frères auxquels on ne peut pas se fier. Oui ! Et je pense qu'il y a là pour nous une et même deux grandes leçons.

 

La première, c'est que si le monastère est la maison, le palais, le temple de Dieu, si le cloître est un paradis, il est aussi et d'abord sans doute un terrain de lutte et un hôpital. On est dans le monastère pour guerroyer vaillamment contre les vices de la chair et des pensées. On y est aussi pour soigner toutes sortes de maladies spirituelles, et en guérir. Il faut pour cela naturellement chez le moine de l'endurance, de la patience, de la force, déjà au départ une foule de qualités qui seront la preuve que le moine est vraiment à sa place.

Cela ne veut pas dire maintenant que la communauté monastique est un milieu élitiste, c'est à dire un milieu où il n'y a que des élites humaines. Non, je le rappelle, c'est un hôpital. Ce sont des gens spirituellement malades comme tout homme en ce bas monde. Il ne faut pas penser que le jour où on entre au monastère, on est métamorphosé. Non, on y entre tel qu'on est et, c'est le frottement de la vie fraternelle, les frictions de la vie fraternelle qui font sortir à l'extérieur ce qui était inconnu souvent du sujet lui-même.

Il se découvre vraiment tout autre de ce qu'il pensait. Il avait de lui une certaine image plus ou moins flatteuse, et voilà qu'il sort de son cœur autre chose que du parfum. La bonne odeur des vertus n'est pas à chercher chez le novice. Il faut encore attendre… (Tiens, voilà un novice qui devient tout rouge ! Mais ce n'est pas pour lui que je le dis. Je n'ai pas fini ma phrase) …Il faut parfois attendre longtemps pour qu'on puisse commencer à voir apparaître les premières fleurs et cueillir les premiers fruits. Et il est plus prudent d'attendre cela toute sa vie. C'est cela l'enjeu de notre vœu de conversion des mœurs.

Car, si on a déjà porté beaucoup de fruits, on ne les a peut-être pas portés tous. On ne peut jamais dire : maintenant je prends ma pension dans le travail de la sainteté. C'est fini, je suis arrivé ! Le monastère est un terrain de lutte et un hôpital, ne l'oublions jamais ! Cela nous ouvre à une grande indulgence à l'endroit des autres.

 

Et la seconde leçon, c'est que la qualité spirituelle d'un moine, c'est à dire la vigueur de sa foi, la délicatesse de sa conscience, l'honnêteté de sa vie morale, elle se dévoile dans la façon dont il traite les objets du monastère. On n'est pas ici chez soi. On est toujours dans la maison de Dieu, ne l'oublions pas ! Tout ce qui est ici, je l'ai déjà dit tant de fois, appartient à Dieu. Il est mis à ma disposition des outils et toutes sortes de choses. Saint Benoît le dit bien : des objets qui sont confiés à certains pour qu'ils les distribuent et puis qu'ils les reprennent pour les mettre de côté. Et l'Abbé - naturellement aujourd'hui ce n'est plus possible - il tient un inventaire de tout ça.

Ici, on procède à un inventaire en fin d'année pour des raisons budgétaires, etc. En bonne gestion, ça doit se faire. Saint Benoît, c'est autre chose. Il avait une liste. Il savait très bien ce qu'il avait donné, et ça devait revenir. Rien qu'à cela, on voit que ça ne nous appartient pas. Eh bien, ces choses qui appartiennent à Dieu, non seulement le moine ne doit pas les perdre, les égarer, ni les endommager, mais il doit les entretenir avec soin. Eh bien, c'est là qu'on va voir la qualité spirituelle de quelqu'un. Et ça vaut pour aujourd'hui, ça ! Ce n'est pas seulement à l'époque de Saint Benoît, mais pour aujourd'hui.

Regardons-nous, examinons-nous chacun, voyons comment nous nous comportons à l'endroit de tous les objets du monastère ? C'est un baromètre, ça, d'excellente qualité. Il ne trompe pas. Un thermomètre plutôt qui ne trompe pas. Notre température spirituelle, elle va apparaître là.

Mais voilà, mes frères, c'est ainsi donc que dans cette lutte, et puis dans cette délicatesse à l'endroit de toutes ces choses du monastère qui ne nous appartiennent pas, qui appartiennent à Dieu, qu’on grandit, qu'on se développe et qu'on atteint finalement sa taille adulte en Christ. On est devenu un véritable chrétien. Et on est, on se rapproche de ce modèle idéal qu'est le cellérier. On devient sage. On voit les choses comme Dieu les voit. On ne se fie plus à son propre jugement, mais on a l'oreille ouverte à ce que les autres disent, pensent.

 

Et ainsi, grandissant, croissant en sagesse, on croît, on grandit en humilité. On se tient là où on est à sa place, à sa place devant Dieu, à sa place devant les frères. Et voilà, on finit par jouir d'une bonne santé spirituelle. On est un homme épanoui spirituellement.

Humainement aussi, on a le cœur dilaté. On n'a plus d'étroitesse, plus de mesquinerie. Voilà, on est devenu vraiment ce que Dieu attendait : un miroir de ce qu'il est lui, le bon, le patient, celui qui sait aimer vraiment sans jamais se lasser, sans jamais connaître la déception.

Voilà, mes frères, encore une semaine qui est terminée. Nous allons en commencer une nouvelle demain. La semaine prochaine, nous avons un jour férié qui est le 11 Novembre. Et puis nous aurons la Toussaint de l'Ordre. Et ainsi, à petits pas, nous nous approcherons de la fin de l'année liturgique et d'une nouvelle année.

 

Homélie : 32° dimanche ordinaire – B.          10.11.85*

          L’obole de la veuve.

 

Mes frères,

 

La réflexion finale de Jésus, elle a tout donné, tout ce qu'elle avait pour vivre, est une des paroles divines plus dangereuse qu'un glaive à deux tranchants, une de ces paroles qui pénètre jusqu'à la jointure de la moelle et des os, et qui transperce les secrets des coeurs pour les mettre, pour les établir en plein jour.

Mes frères, le regard de Jésus, nous le savons, est une flamme de lumière et de feu qui pénètre au-delà des apparen­ces et qui contemple l'invisible. C'est pourquoi la Parole du Seigneur prononce un jugement solennel définitif. Jésus est assis face à la salle du trésor. Les hommes défilent devant lui. Et lui, il les départage. Mais à quels codes obéit-il ? Quels sont ses critères de jugement ?

Eh bien, mes frères, le Christ Jésus ne connaît qu'un seul code. Et à l'intérieur de ce code, il ne connaît qu'un seul article, à savoir : l'amour. Ce qui nous juge, ce qui nous classe, c'est un mouvement, un geste imperceptible des yeux qui entraîne un déplacement de l'être entier. Ou bien, je me regarde, je m'admire, je m'enferme dans ma suffisance : les hommes sont autour de moi formant une cour qui m'applaudit. A la limite, c'est luciférien. Ou bien, mon regard s'élève. Il se détache. Il prend son envol. Je me quitte. Je me donne. Je ne m’appartiens plus. C'est l'extase de la charité.

 

La veuve, la pauvresse, elle a pour sa part déployé jus­qu'au bout ce geste de la charité. Ses yeux sont partis là où Dieu se trouve. Ils ont été très loin. Ils ont remonté très loin dans le passé et ils ont plongé jusqu'au plus lointain avenir. Elle s'est reconnue la soeur de cette veuve de Sarepta. Et voilà que comme elle, elle a tout risqué. Elle a risqué sa vie sur une parole, sur une parole de son Dieu qui lui a dit que Lui était inébranlablement fidèle.

Et ainsi, emportée par l'extase de la confiance et de l'amour, elle a été projetée au-delà d'elle-même, au-delà de la mort. Elle a jeté en Dieu tout ce qu'elle avait. Elle y a même jeté son indigence. Elle a jeté en Dieu tout ce qu'elle était et, bien réellement, elle est morte. Elle n'a plus rien pour vivre, rien que ce lien qui la rattache à Dieu. Et elle meurt à elle-même, elle meurt au monde, mais elle se retrouve chez Dieu, ressuscitée en lui.

Personne ne l'a remarqué, que Dieu, ces yeux de Jésus qui ont recueilli les deux piécettes, qui dans ces deux pié­cettes ont recueilli la pauvresse, et qui l'ont prise là où Lui se trouve, c'est à dire chez Lui.

 

Et à côté, il y a les scribes et les sages, il y a les gens biens, il y a les gens sérieux. Et ceux-là, ils se pa­rent de leurs atours. Ils se nourrissent, ils se gavent de félicitations, de succès, de réussites. Mais ils restent mi­sérablement à la porte.

Et lorsque un jour, ils frapperont à cette porte, ils entendront de l'autre côté la voix du maître qui leur dira : Mais que faites-vous là ? Je ne vous connais pas ! Restez, demeurez pour jamais dans ces ténèbres où vous avez passé vo­tre vie. Vos prières, elles ruissellent du sang des veuves. Alors, je vous vomis.

Mes frères, les yeux du Christ, ses yeux qui sont flam­mes de lumière et de feu, ils reposent sur moi en cet instant. Qui suis-je donc ? Jésus le Seigneur seul le sait. Puisse-t­-il me prendre en sa miséricorde et me revêtir un jour, un jour proche, de la lumière qu'il est.

                                                                                                    Amen.

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           10.11.85

          26. Le vote de l’Abbé.

 

Mes frères,

 

Ce matin, nous allons sauter par dessus quelques Cons­titutions pour retrouver les Constitutions 37 et 39. Vous en verrez la raison dans quelques instants. La Constitution 37 d'abord : elle traite du Conseil de l'Abbé.

Pour ce qui touche aux biens de la communauté, l’Abbé se souvenant des exhortations de la Règle dispose d’un Conseil qu’il consulte volontiers. Dans les cas prescrits par le Droit, il doit demander son avis ou obtenir son accord.

 

Le Conseil ne dispense jamais un Abbé de ses responsabi­lités. Il ne s’agirait pas que l'Abbé dise : C'est le Conseil qui a décidé. Non, le Conseil ne décide jamais. C'est toujours l'Abbé qui décide. Comme Saint Benoît le dit bien - la Constitution y fait référence d'ailleurs - : Qu'il réfléchisse par devers soi, et puis qu'il fasse ce qu'il aura jugé le plus utile.

Il faut distinguer entre : demander l'avis du Conseil et obtenir son accord. Il y a donc des actes que l'Abbé ne peut poser sans le consentement du Conseil. Lorsque le Conseil a marqué son désaccord, l'Abbé ne peut pas passer outre. Mais si le Conseil a donné son accord, même à l'unani­mité, l'Abbé n'est pas tenu de suivre. C'est toujours lui qui décide.

Il y a toute une série de Statuts :

 

Le Conseil de l’Abbé est composé d’au moins trois frères dont l’un, au moins, est élu par la communauté.

 

Les conseillers donnent librement leur avis et l’Abbé les écoute très attentivement.

 

Il ne doit donc pas se mettre en colère si par hasard un conseiller ne serait pas d'accord avec ce que l'Abbé dans son for intérieur estime devoir faire. Non !

 

Sur les questions qui requièrent le secret, tous gardent soigneusement le silence.

 

Donc, c'est une question ici de secret professionnel. Par exemple ceci : L'Abbé doit donc entendre son Conseil quant il s’agit d'admettre un postulant au noviciat. Donc on va par­ler du postulant. Chacun va donner son avis comme chacun voit le postulant.

Il ne s’agirait pas qu'après il y en ait un qui aille dire au postulant : Vous savez, on a dit ça de vous, et ça, et ça... Il y a là, vous le sentez bien, donc une question de secret professionnel, des choses qu'on ne peut pas dire.

 

L’Abbé cependant fait en sorte que tous les frères aient une connaissance suffisante des affaires affectant le bien de la communauté.

 

Et ça, c'est certain ! L'Abbé ne peut jamais dire : C'est l'affaire du Conseil, ça ne regarde pas la communauté. Non, il doit tenir la communauté au courant. C'est un grand facteur de confiance mutuelle et de paix.

Et maintenant un troisième Statut. C'est là que je vou­lais en venir :

 

Quand il demande un consentement ou un conseil, l’Abbé ou le Supérieur peut voter, mais il n'y est pas tenu.

 

Voilà ! Le Statut est le même pour la communauté. Cela se comprend. Lorsqu'il faut consulter la communauté, c'est exactement la même chose. Mais ça vient alors à la Constitu­tion 39 qui dit :

 

Quand il demande un consentement ou un conseil, l’Abbé ou le Supérieur peut voter, mais il n’y est pas tenu.

 

Il s’agit ici de la consultation du Chapitre Conventuel. Prenons le cas du Chapitre, car c'est plus facile à saisir. Il faut donc demander le consentement du Chapitre Conventuel pour admettre un novice à la profession. Et voilà, chacun vote. Et l'Abbé donne aussi son suffra­ge. Mais il n'y est pas tenu...

Dans la livraison du 1° Août du Journal Officiel du Saint Siège, et qui fait autorité comme le Moniteur en Belgique ou comme le Journal Officiel en France – c’est ainsi qu'on connaît l'avis du Siège Apostolique sur certaine question - dans ce journal donc, année et volume 77, n° 08, page 771, est publié un avis dans la section intitulée : Actes des Commissions.

La Commission en question est la Commission Pontificale pour l'interprétation authentique du Code. Parmi les trois interprétations qui sont données là, une seule nous concerne. La voici :

 

Lorsque le Droit prescrit que le Supérieur, pour poser un acte, a besoin du consentement d’un collège ou d’un groupe de personnes selon le Canon 127 paragraphe 1, le Supérieur lui-même a-t-il le droit d’apporter son suffrage avec les autres, au moins pour dirimer l’égalité des suffrages ?

Réponse : NON.

 

Donc, dès maintenant, lorsque je devrais prendre, deman­der le consentement du Chapitre Conventuel ou du Conseil pour une chose, une matière qui requiert son consentement, je n'émettrai plus mon suffrage. Donc, je ne vote plus.

Donc, si par distraction à ce moment-là, en vertu des habitudes acquises - vous savez, l'habitude est une seconde nature - je prenais des boules, il faudrait que les distri­buteurs, de suite, les retirent. Vous n'avez pas le droit !

Il s’agit, ici, du consentement. Lorsqu'il s’agit de pren­dre l'avis, là il me semble qu'il aurait le droit d'émettre un vote. Il ne s’agit que du consentement. Mais enfin, laissons ces choses-là à la Commission de Droit de l'Ordre. Du fait de cette interprétation il peut être nécessaire de revoir ces numéros de nos Constitutions, donc Statut 37 et Statut 39g qui traitent de ces questions.

 

Donc voilà, mes frères, vous voyez la raison pour laquel­le j'ai voulu aujourd'hui vous parler de ces Constitutions 37 et 39. Je ne vais pas aller plus loin parce que nous les re­trouverons lorsque nous serons arrivés à cet endroit.

Une petite chose encore, par exemple, l'Abbé peut établir d'autres groupes à l'intérieur de la communauté pour diverses fonctions. Cela veut dire qu'il pourrait y avoir différents Conseils à l'intérieur de la communauté. Nous avons chez nous, par exemple, le Conseil de gestion. C'est le Conseil de l'Administration de l'ASBL. Et vous savez que une fois par an, ici, nous nous réunissons en Assemblée plénière.

Il pourrait y avoir un Conseil de la Brasserie. Il y en a d'ailleurs un, un petit Conseil de Brasserie. Il ne se réu­nit pas officiellement, mais enfin de temps en temps on dis­cute entre soi des question concernant la marche de la bras­serie.

 

Règle : 35, 1-20 : Des semainiers de la cuisine.12.11.85

          Servir les autres.

 

Mes frères,

 

Notre sympathique et dévoué frère cuisinier doit sentir le vague à l'âme l'envahir et le noyer à l'audition de ce chapitre de notre Règle. Il doit se dire : « Malheur à moi, je suis venu au monde beaucoup, beaucoup trop tard. Si j'avais vécu à l'époque de Saint Benoît, cette si lourde tâche de préparer la nourriture des frères, elle me serait tombée sur le dos quelques semaines par an tout au plus, et j'aurais eu la consolation de me dire que les autres étaient aussi mal lotis que moi. Tandis que maintenant, c'est chaque jour, semaine après semaine, année après année, à longueur de vie presque ».

 

J'ai appris, il y a déjà quelques temps, que à Orval, on avait trouvé un moyen terme. Et cela m'a été confirmé par le Frère Jacques. Oui, là-bas, c'est les jeunes qui font la cuisine à tour de rôle. Et ils apprennent comme ça en même temps - ils font d'une pierre deux coups - et l'art culinaire, et l'art du service.

Et la communauté y gagne ! Oui, oui, d'abord dans la variété des menus. Chacun fait la cuisine d'après ses petites idées, d'après son inspiration. Voyez un peu ! Et alors aussi, les occasions plus que fréquentes de faire pénitence. Car avant que le jeune ne connaisse le métier, les frères doivent en avaler des vertes et des pas mûres. Donc, c'est bénéfice pour tout le monde.

Est-ce que on oserait envisager cela ici ? Voilà une question ! Il y a des jeunes qui en un tour de main vous apprennent toute la technique de l'électricité ; pourquoi pas alors la technique de la cuisine ? Ils ont fait leurs preuves, ils sont bien capables.

 

Enfin, il faut tout de même être prudent. Il ne faut pas que le cuisinier en titre, du moins actuel, ait l'impression : je suis devenu trop vieux, on me met de côté. Donc il y a tout de même de petits problèmes à résoudre. Mais enfin, l'idée peut être déposée dans un tiroir en réserve.

Et le moment venu, nous pourrons l'extraire et voir s'il n'est pas possible de faire quelque chose. Surtout que je viens de recevoir une lettre de l'Université de Gand me disant qu'ils n'oubliaient pas la visite d'un diététicien. Mais ce sera fin novembre ou dans le courant de décembre. On ne sait jamais !

Vous savez que dans les Carmels, auparavant, au début de chaque année, on redistribuait les emplois. Enfin, prenons donc un peu de patience ! Mais il est une chose que nous pouvons retenir tout de suite et appliquer immédiatement. C'est ce que Saint Benoît nous dit tout au début de ce chapitre. Ce sont les premiers mots. Donc pour lui, c'est le plus important.

 

Saint Benoît dit : Les frères se serviront mutuellement. Il a déjà dit quelque part que l'Abbé devait se mettre au service d'une foule de caractères, 2,84. Eh bien, à partir de l'Abbé, ce souci de service doit s'étendre à tous les frères. Nous sommes tous au service les uns des autres.

Et en corollaire, nous attendons tous d'être servis par les autres à titre de réciprocité. Ce n'est jamais à sens unique. Mais quand même, le premier mouvement, celui qui doit vraiment nous soulever et nous projeter en avant, c'est servir les autres.

Et servir les autres, pas seulement dans l'emploi qui nous est confié - cela va de soi - mais aussi dans toutes les petites occasions qui peuvent se présenter sans qu'on les cherche. Il peut se trouver dans des communautés - mais si je réfléchis, je n'en vois pas ici pour l'instant. Il y en a eu dans le temps - des moines qui se font presque un devoir de vertu de rendre service à tout le monde, de façon inopportune, de s'imposer quoi !

 

Alors, ça ne va plus ! C'est artificiel et cela peut devenir une obsession. Non, le service doit être spontané. On ne doit pas courir après un service à rendre, mais quand il y en a un, il ne faut pas se dérober. Et c'est tellement facile !

Par exemple ceci : c'est un petit service à rendre, mais personne ne le sait, personne ne le voit. Cela ne s'adresse pas à un frère en particulier mais à la communauté comme telle. C'est peut-être un peu cru à dire, mais enfin, je le remarque si souvent : fermer la porte derrière soi quant on a été à la toilette. Ne pas laisser ça au large qu'on voit le vase qui est là et tout le bazar !

Mais non, rendre le service à tous les frères de fermer la porte gentiment, proprement, honnêtement. Ou bien alors qu'on enlève les portes, on ne devra plus les fermer ! Et alors on ira derrière un arbre dans le jardin, on n'osera plus sans porte. Voyez! C'est ça rendre des petits services que personne ne sait. Cela fait partie aussi de ce que Saint Benoît nous demande ici, quoique ça n'a pas directement rapport avec la cuisine, mais c'est tout de même les suites de la cuisine !

 

N'oublions pas que cette disposition foncière de notre âme - le service - nous permet de rencontrer le Christ - et c'est Dieu lui-même - qui n'est pas venu, a-t-il dit, pour se faire servir mais pour servir et donner sa vie pour les autres. Il faut aller jusque là. Le plus grand service que nous puissions rendre à nos frères, c'est d'exposer notre vie, de risquer notre vie pour eux.

Cela ne veut pas dire que c'est de se jeter par la fenêtre ou de sauter en bas d'un toit. Non, mais voilà, c’est donner un peu de sa fatigue, se déranger, des petites choses. On s'oublie et les frères, comme ça, s'en trouvent bien parce qu'ils trouvent les choses, je ne dis pas toutes faites, mais nous nous dépensons un peu pour que eux aient moins à faire.

Voilà, mes frères, si nous pouvons nous tenir dans ces dispositions d'humilité, d'obéissance, eh bien je pense que nous ferons encore un petit saut en direction du Royaume des cieux. Saint Benoît nous dit à la fin de sa Règle, à l'avant dernier chapitre : Que les frères s'obéissent à l'envi les uns aux autres...

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           17.11.85

          27. La simplicité.

 

Mes frères,

 

La Constitution n°29 nous présente la simplicité qui a depuis toujours été considérée comme une caractéristique de l'Ordre de Cîteaux. Voici le texte de cette Constitution :

 

          A l’exemple des Pères de Cîteaux qui recherchaient une relation simple avec le Dieu simple, la façon de vivre des frères est simple et frugale. Que tout dans la maison de Dieu soit adapté au genre de vie sans aucun superflu en sorte que la simplicité elle-même puisse être un enseignement pour tous. Que cette simplicité apparaisse clairement dans les bâtiments et les équipements, dans la nourriture et le vêtement, et jusque dans la célébration liturgique.

         

Que signifie cette simplicité à laquelle fait allusion bien clairement le texte de cette Constitution ? Le mot simple signifie sans aucun pli. Il évoque l'ima­ge d'une toile bien étendue, bien unie, ou d'un paysage sans aucun vallonnement.

La simplicité sera donc l'absence de tout pli, de tout repli à l'intérieur desquels pourrait se dissimuler une cho­se que l'on veut dérober aux regards. La simplicité est donc un facteur de sécurité et de paix car avec elle, on n'a aucune surprise mauvaise. On sait tou­jours à quoi s'en tenir. Elle est pureté, elle est transparence, elle est clarté.

Elle sera donc le support de la vérité. Tel est Dieu, tel doit être le moine. Les Pères de Cîteaux recherchaient une relation simple avec le Dieu simple. Dieu est l'être avec lequel on sait toujours à quoi s'en tenir. Il n'y a pas en lui de duplicité. Il n'y a pas en lui d'hypocrisie. Il est pure lumière. Telle devrait être la simplicité d'un fils de Dieu. Et c'est vers ce but que nous marchons.

 

La simplicité est donc comme le vêtement d'un véritable moine. Elle est cette quali­té qui lui donne une marche, une démarche souple, rapide. Lorsque Saint Benoît dit que le moine doit courir vers Dieu, cela suppose que ce moine ne soit pas chargé de choses inutiles. Il est donc un être simple. Si ton oeil est simple, dit le Christ, ton corps entier sera dans la lumière.

Simplicité est aussi absence de complications. Elle en­gendre donc l'aisance, la facilité. Elle est créatrice de bonheur et de paix, d'une certaine joie d'agir et de vivre. C'est facile, ce n'est pas compliqué, donc on est heureux de vivre et de travailler. La simplicité est donc d'ordre spirituel autant que d'ordre matériel. Les deux sont indissociables.

La simplicité dans l'agencement, dans la disposition des bâtiments, de lieux, enfin de la vie, de la façon de se tenir, devient source, de­vient facteur de simplicité spirituelle. Il est dit ici que tout dans la maison de Dieu soit adap­té au genre de vie en sorte que la simplicité elle-même puisse être un enseignement pour tous. Le superflu doit donc être évité ou retranché.

 

Il est indispensable que la simplicité de l'ambiance à l'intérieur de laquelle on vit élève le moine à la simplicité spirituelle. Si on doit passer sa vie au milieu de chose surchargée, compliquées, mais fatalement soi-même on sera lourd. On aura envie de se cacher. On ne pourra pas devenir le petit enfant tout simple qui est ouvert à tous, à commencer par Dieu, mais aussi ouvert à ses frères, toujours disponible, celui qui n'a rien à cacher parce qu'il est pur, parce qu'il est droit, par­ce qu'il n'y a dans son coeur rien qui ne puisse être vu, con­templé, admiré.

La simplicité exige donc le dépouillement et la pauvreté. Elle crée une adaptation parfaite entre le but poursuivi et la façon de vivre. Et le but poursuivi, mais c'est la rencon­tre de Dieu, c'est devenir un seul esprit, un seul être avec lui. Si donc tout dans le monastère est dépouillé, si tout est pauvre, si tout est simple, mais c'est bien la preuve que tout le monde tend, ne s'attache pas à quelque chose qui pour­rait freiner sa course. Mais non, il est tout entier tendu vers le but qu'il désire atteindre le plus tôt possible.

La Constitution entre dans le détail. Elle dit :

 

          Que cette simplicité apparaisse clairement dans les bâtiments et les équipements, dans la nourriture et le vêtement et jusque dans la célébration liturgique.

 

Il faudrait, ici, relire l'apologie de Saint Bernard adressée à Guillaume de Saint Thierry où, là vraiment, il fait le procès du contraire de la simplicité. Ce serait peut-être l'occasion de la relire au réfectoire ?

On pourrait peut-être commencer aujourd'hui, car comme ça, nous aurons une illustration de la façon dont les premiers cisterciens voyaient la pauvreté, voyaient le dépouillement, voyaient et vivaient la simplicité en contraste avec son con­traire.

Cette Constitution porte un Statut :

 

            Le monastère devrait se faire remarquer par sa beauté et sa simplicité. Que les frères prennent soin de préserver judicieusement son environnement et de gérer avec prudence les avantages procurés par la nature.

 

Le monastère devrait se faire remarquer par sa beauté. Amoenitas dit le texte latin. L'amoenitas, c'est ce qui est agréable, ce qui est plaisant, ce qui est beau, sans artifice, sans affectation. Le monastère doit être un endroit où il fait bon vivre parce que tout y est beau. C'est un endroit agréable.

Ce n'est pas un endroit pour vacances ni pour touristes. Il devrait être comme le portique d'un paradis, d'un endroit où on voudrait être toujours parce que on y est comblé. Et ce sera possible grâce à la simplicité. Simplicité générale, na­turellement ! Mais si on reprend ce qui a été dit dans la Constitution elle-même, simplicité dans les bâtiments, dans les équipements.

C'est ce que nous essayons de retrouver en restaurant notre hôtellerie. Des matériaux bruts, la pierre, la brique, le bois, la chaux, sans ornements superflus. Et alors, dans la mesure où ce sera possible, le mobilier. On est alors obli­gé, on est vraiment acculé à se trouver en face de soi, c'est à dire en face de sa véritable vocation. On n'est pas pour la passion ; on n'est pas pour le plaisir ; on n'est pas pour soi ; on est pour Dieu.

Or, il n'y a rien de plus provoquant et de plus libérant que la matérialité des choses dans leur état matériel où Dieu les a voulus. C'était l'objectif aussi des premiers cister­ciens. Aujourd'hui, on admire encore leurs constructions et leurs bâtiments.

         

Mes frères, il est possible à notre époque de faire res­susciter cet esprit, avec ce dont nous disposons aujourd'hui. Il est demandé aussi de préserver judicieusement l'envi­ronnement et de le gérer avec prudence. Nous devons donc i'en­tretenir, le reconstituer lorsqu'il a été abîmé. Il doit y avoir une symbiose avec la nature telle que Dieu l'a voulu, que Dieu l'a aimé, telle que Dieu l'a créée, cette nature qui est comme la projection ad extra de ce qui est beau chez Dieu.

Chaque fois que Dieu avait créé quelque chose, vous vous en souvenez, il disait : c'est bien! Cela peut tout aussi bien se traduire : c'est beau! Pourquoi ? Mais parce que Dieu se mirait dans sa création comme dans un miroir. Mais encore une fois, tout cela dans la simplicité.

Mes frères, en conclusion on peut dire que la simplicité est libératrice. Pourquoi ? Mais parce qu'elle est la face de Dieu la plus proche de nous. Dieu est simple. Il est l'être le plus abordable, le plus sociable qui existe. Nous devons être comme lui. Il est encourageant de savoir que Dieu est simple. Il est encourageant pour chacun d'entre-nous de constater que les frères sont tous simples et qu'on vit dans un environne­ment tout simple. Et nous sommes déjà ainsi par le meilleur de nous-mêmes en contact avec notre Dieu.

 

Règle : 40 : La mesure de la boisson.            18.11.85

          L’ivresse de Dieu.

 

Mes frères,

 

Dieu nourrit à l'endroit de l'homme, sa créature préférée, des ambitions démesurées. Et il les fait partager à notre Père Saint Benoît. Nous le verrons dans un instant. Si souvent, dans les Psaumes, nous entendons parler de la grandeur de Dieu, de sa magnificence, de sa gloire. Dieu ne fait rien à moitié. Dieu ne connaît pas le calcul. Il ne connaît pas la mesure. Dieu est Dieu, c'est tout ! Nous devons le prendre tel qu'il est et accepter avec reconnaissance ce qu'il nous offre.

Saint Benoît a peur du vin, comme il aurait peur de la bière, ou du cidre, ou des boissons alcoolisées en général. Il en a peur parce qu'il craint que son disciple s'adonnant au vin ou à la bière finisse par perdre de vue la condition merveilleuse que Dieu prépare pour lui.

Saint Benoît espère pour son disciple une autre ivresse, celle de l'Esprit, la sobria ebrietas Spiritus, dont nous parle l'hymne des Laudes du dimanche. Rappelons-nous que au matin de la Pentecôte, les gens de Jérusalem pensaient que les Apôtres étaient ivres. Saint Benoît attend que son disciple s'enivre, non pas de boissons, mais de Dieu.

 

Ah, mes frères, si nous pouvions être ivres de Dieu, ivres de sa volonté qui nous introduit dans une sagesse nouvelle, ivres de son amour qui nous conduit au-delà de l'impossible, ivres de sa beauté qui nous donne un avant-goût de la vie éternelle ! A ce moment, nous n'aurions plus rien à désirer.

Cette ivresse nous fait devenir ce que nous sommes par notre nom, c'est à dire des moines. Elle établit en nous l'unité. Elle fait de nous un seul être avec Dieu et même un seul être, mystiquement, avec tous nos frères. Il n'y a plus rien à attendre ici-bas.

C'est l'anticipation de la béatitude éternelle, et notre mission sociale ecclésiale se réalise. Ce n'est plus nous qui vivons, c'est le Christ qui vit en nous et qui poursuit son oeuvre de salut pour tous les hommes.

 

Mes frères, c'est une véritable ivresse parce qu'elle pousse l'homme à des actions qu'il ne ferait pas s'il était de sang-froid. C'est à dire la froide raison logique est anéantie. Une autre sagesse a pris possession de son cœur. C'est la sagesse de Dieu ! Un tel moine n'a plus peur de la croix.

Il sait que c'est à travers la croix, c'est à dire à travers un échec apparent, que Dieu réalise par lui son travail de rédemption. Et l'échec apparent, il ne faut pas voir un frère qui aurait en emploi dans lequel il rencontre, disons, des difficultés. Voilà, c'est un échec ! Non, l'échec apparent est dans le cœur et ça s'appelle l'humilité.

Mes frères, la nourriture et la boisson matérielle sont le signe d'un autre aliment qui est Dieu, Dieu dans son être, Dieu qui devient alors en nous source jaillissante pour la vie éternelle. Et cette ivresse que Dieu donne au moine qui se livre à cette puissance de l'Esprit, cette ivresse-là, le moine n'y a jamais pensé. Elle n'est pas montée dans son cœur. Mais elle est préparée dans le cœur de Dieu depuis longtemps et elle est offerte dans un emballage qui n'est autre que l'obéissance.

 

C'est toujours cette obéissance ! On ne fait plus qu'un avec la façon de voir de Dieu, sa façon d'agir, sa façon d’aimer. C'est cela obéir ! Obéir, c'est donc boire à la coupe de cette ivresse.

Oh ! Mes frères, lorsque cette coupe nous est offerte, ne la laissons jamais passer loin de nous parce que il se pourrait que, un jour, elle ne passe plus, ce serait alors vraiment le dernier des malheurs.

 

Règle : 41 : Des heures des repas.              19.11.85

          Le murmure juste.

 

Mes frères,

 

Il y aurait beaucoup à dire, et de belles choses, à propos de ce chapitre. Par exemple, sur l'unité de la vie monastique qui n'est pas une collection d'observances, mais qui est ascension dans la découverte d'un mystère. Mais, ça nous conduirait trop loin, et un devoir plus urgent nous sollicite, à savoir : apprendre quelques antiennes.

Je voudrais seulement attirer votre attention sur un détail. Saint Benoît, vous le savez, considère le murmure comme une faute grave. Il dit au chapitre 34,11 : Avant tout, que jamais n’apparaisse le vice du murmure pour quelque raison que ce soit, ni en paroles, ni en un signe quelconque. Que si quelqu'un en est reconnu coupable, il sera soumis à une correction sévère.

Le murmure est une forme de révolte contre Dieu. Vous savez qu'il a été le péché par excellence des Israélites dans le désert. C'est le murmure qui leur a fermé l'accès à la terre promise. Le murmure conduit inéluctablement à la mort. Il établit une solution de continuité entre Dieu et le moine. La grâce ne sait plus passer. La grâce, même si elle part de Dieu pour rencontrer le moine, mais elle tombe dans un vide qui est se murmure. L'homme se ferme à Dieu.

 

Et pourtant, pourtant Saint Benoît connaît un murmure juste, et c'est ici dans ce chapitre. C'est le seul endroit de toute la Règle. Il parle de justa murmuratio, 41,13, c'est à dire un murmure qui est donc en conformité avec la justice.

Si un moine se présente devant Dieu avec ce murmure-là, il sera non seulement acquitté, mais il sera félicité car il est dans la justice. Et ce murmure juste, pour Saint Benoît, il peut surgir à l'occasion d'un défaut d'harmonisation entre l'heure du repas et le travail en période estivale.

Vous allez dire : Ce n'est rien du tout ! Si, c'est beaucoup, parce que cela dénoterait dans le chef de l'Abbé un défaut de discrétion. L'Abbé n'a pas le droit de surcharger les frères, de les écraser sous prétexte de pénitence, sous prétexte d'ascèse, sous prétexte de régularité parfaite jusque dans le dernier détail.

Si les frères commençaient ensembles - il ne s’agit pas d'un cas isolé, mais d'un murmure général - dans des conditions pareilles, ce serait un murmure juste et le responsabilité reposerait sur l'Abbé seul. Saint Benoît, pour éviter un tel mal, édicte une règle d'or. Je la rappelle : A l'Abbé de modérer toutes choses, toutes, et de les disposer de telle sorte que les âmes se sauvent et que les frères accomplissent leur tâche sans motif légitime de murmure. 41,11.

Voilà, mes frères, nous reconnaissons bien là notre Père Saint Benoît toujours parfaitement équilibré. Et voilà, je me recommande à vos prières, pour que à tous petits pas je me rapproche de ce grand modèle de perfection de façon à ce que tous, ici dans la maison de Dieu, n'aient jamais l'occasion de murmurer, mais bien plutôt de s'épanouir et d'être toujours contents.

 

Règle : 42 : Du silence après Complies.          20.11.85

          Louer Dieu par toute sa vie.

 

Mes frères,

 

Depuis toujours je conserve au fond du cœur la nostalgie du temps heureux où la communauté se rassemblait le soir au chapitre pour entendre la lecture qui ouvrait l'Office de Complies. La journée se terminait sur une ambiance de calme et de sérénité, et de paix. Puis, on se rendait ensemble à l'oratoire pour une dernière prière. Et l'on sortait armé pour un repos vigilant et confiant.

Aujourd'hui, déjà depuis des années, nous avons la lecture d'un chapitre de la Règle suivi d'un bref commentaire. Ce n'est pas la même chose. L'ambiance spirituelle est différente. Mais enfin, c'est ce que la Providence met à notre disposition. C'est une richesse que nous devons accueillir avec foi et reconnaissance.

On peut très bien imaginer qu'on en revienne à la situation antérieure, c'est à dire donner le chapitre le matin et le soir la lecture de Complies. Mais c'est un rêve pour l'instant, et on ne se nourrit pas de rêves. Peut-être un jour, mais qui n'est même pas visible au plus loin qu'on regarde, ce serait à nouveau permis. Mais abandonnons ça à notre Dieu.

 

Pour Saint Benoît, la journée du moine est tenue comme entre deux mains qui sont les mains de Dieu, les mains de notre Christ qui est Dieu avec nous. L'une de ces mains, c'est la Parole et l'autre main, c'est l'écoute.

Le moine ouvre la journée par une triple invocation : Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche annoncera ta louange. Et il la clôture en écoutant dans le silence ce que Dieu lui répond...le début de l'Office des Vigiles et la lecture de Complies.

Et cette invocation qu'il lance, la toute première qui sort de ses lèvres après le sommeil, c'est une prise de position pour toute la journée. Le moine décide que toutes les paroles qu'il prononcera dans les heures qui suivront jusqu'au soir, seront des paroles dont le but unique est un accroissement de charité. Ce sont des paroles qui baigneront dans la lumière de Dieu.

 

On comprend la férocité de Saint Benoît qui condamne, mais absolument, les paroles inutiles, les plaisanteries, les bouffonneries. Et alors, je laisse encore de côté les paroles méchantes, les paroles de médisances.

Non, tout cela pour Saint Benoît, ce doit être expulsé. Cela n'a pas de place chez Dieu, surtout chez le moine qui a demandé, par trois fois le matin, que ses lèvres s'ouvrent uniquement pour chanter la louange de Dieu.

Mes frères, il faut bien se rendre compte de ce que nous faisons. Ce ne sont pas des formules vides de sens. Et un jour nous serons, voilà, devant ce Christ qui nous dira : Mais voilà, qu'as-tu fait ? Qu'as-tu fait ?

 

Mais cela, c'est pour l'ouverture de la journée. Le soir maintenant ? Eh bien, le soir, on écoute dans le silence une parole qui vient d'ailleurs. C'est comme une réponse que Dieu nous adresse. Et ici, l'Abbé lui-même écoute. Tout le monde est sur le même pied. Tout le monde est serviteur. Tout le monde doit recevoir. Tout le monde doit se laisser former par cette Parole qui vient de Dieu.

Mes frères, il y a là une vision monastique qui est très, très belle, et qui est très juste. C'est pour ça que j'ai toujours le regret que la lecture de complies n'existe plus. On ne peut tout de même pas dire : Mais maintenant, on va supprimer le chapitre, etc. et puis on va le remplacer par la lecture de Complies. Non, il manquerait encore quelque chose d'autre alors. Et entre deux maux, il vaut encore mieux choisir le moindre.

Mais retenons ceci : C'est que le moine doit être un écoutant appelé à louer Dieu par toute sa vie. Et pas seulement par les paroles qui sortent de sa bouche, des paroles donc de charité, des paroles de bienveillance, des paroles de luminosité, de limpidité, de pureté, mais par toute sa vie.  C'est à dire aussi par sa conduite, par ses gestes, par son travail, enfin par tout ce qu'il est.

 

Lettre du Père Abbé Général :

               La clôture et la solitude.           16.12.85

          1. Introduction – Collégialité.

 

Mes frères,

 

Nous venons de recevoir la Lettre circulaire annuelle de notre Père Abbé Général. Nous allons la parcourir ensemble, nous ar­rêtant quelque peu sur les points susceptibles de retenir no­tre attention.

 

          Chers frères et sœurs,

 

            Puisque cette lettre vous parviendra certainement avant le 25 décembre, je voudrais d’abord saisir cette occasion pour vous souhaiter à tous et à chacun d’entre vous un très heureux Noël. Puisse l’amour manifesté par le Père qui nous envoie son fils vous remplir le cœur et vous procurer des forces nouvelles pour vous donner à son service.

 

            En réfléchissant à un sujet pour cette lettre, j’avais d’abord envisagé de parler de la collégialité qui, actuellement, semble être pour l’Ordre un « point chaud » susceptible d’être facilement à l’origine de divisions . Mon objectif aurait été de présenter ce sujet d’une manière qui conduirait à un consensus plutôt qu’à une polarisation….

 

Donc, un consensus, c'est un accord plutôt qu’une con­vergence d'idées. Mais chacun restant sur ses positions.

 

.... Mais étant donné qu'un document de travail in­cluant le thème de la collégialité a été demandé en vue de la prochaine réunion commune de la Commission Centrale et de la Commission de Préparation du Chapitre des Abbesses, j'ai laissé de côté ce sujet.

 

Mais de quoi s’agit-il avec cette fameuse collégialité ? On en a débattu au Chapitre Général et, finalement, on l'a laissée de côté disant que ça n'était pas encore mûr. Et c'est vrai ! Car la collégialité, c'est un concept tout nouveau qui est né du dernier Concile Vatican II et qui s'applique à l'Ordre Episcopal, le Collège des Evêques, le Collège des Cardinaux.

Mais peut-on appliquer cette notion de collégialité aux Abbés et aux Abbesses de notre Ordre ? Est-ce qu'il n'y a pas là une transposition indue ? Les Evêques relèvent du Sacre­ment de l'Ordre, tandis que un Abbé, voilà, son autorité a une toute autre nature que celle d'un Evêque. Enfin voilà comment les choses sont. Si vous voulez avoir des éclaircissements à ce sujet, vous pouvez lire à la page 6 du compte-rendu de la dernière Conférence d'Orval, une réflex­ion sur la collégialité. Je vous souhaite beaucoup de plaisir et surtout, aiguisez votre esprit car c'est extrêmement abstrus.

Cela a été présenté par le Supérieur d'Acey. Il y a eu des éclaircissements apportés par l'Abbé de La Trappe. Et fi­nalement il y a eu l'intervention de l'Abbé du Mont-des-Cats. Et ce qu'il dit est bien. Je n'ai pas tout lu parce que c'est tellement...Il faut presque prendre une aspirine avant, et une après...

 

Enfin ceci, tout de même ceci qui est intéressant de re­tenir. C'est que l'autorité de l'Ordre, où réside-t-elle ? On va dire : Mais l'autorité, c'est dans le Chapitre Général. Mais le Chapitre Général" c'est donc un Collège ! C'est vrai ! Mais est-ce que l'autorité est antérieure au Chapitre Général ? Donc les Abbés, lorsqu'ils ne sont pas réunis en Chapitre Gé­néral, ils forment sans doute aussi un Collège d'Abbés ?

Est-ce que l'autorité est chez eux à titre potentiel et qu'elle passe à l'acte lorsqu'ils sont réunis en Chapitre Gé­néral ? Voyez toutes ces distinctions ! Et il apporte un éclaircissement qui, à mon sens, est dé­cisif. Il dit ceci :

 

Il est permis de se poser une question au sujet du Collège qui serait la source de toute autorité dans l'Ordre et en particulier de celle exercée par un Chapitre Général. On oublie de tenir compte du fait qu'un Ordre monastique n'est pas constitué comme les Ordres centralisés modernes et n'a pas besoin d'un modérateur ou d'une autorité suprême à l'ima­ge des Ordres plus récents.

 

Donc, chez les Jésuites, il y a un Général qui fait mar­cher tout le monde. Mais ce n'est pas comme ça dans les Ordres monastiques. Et particulièrement, ce n'est pas ainsi dans le nôtre.

 

C'est au contraire l'Eglise ou Communauté monasti­que qui est la cellule fondamentale de l'Ordre Cis­tercien. (Constitution n°5) C'est donc bien de la Communauté autonome elle-même que provient toute autorité exercée au niveau des structures de l' Ordre.

 

Donc, l'autorité réside dans la communauté locale qui est autonome. Elle est donc dans le chef de l'Abbé qui, pour ses frères, du fait de son élection, représente le Christ. Il n'y a pas d'autorité au-dessus de l'Abbé. L'autorité est chez lui toute entière, donc dans la communauté qui est grou­pée autour de lui.

 

L'autorité du Chapitre Général est une autorité subsidiaire et n'a d'autres sources que celles même vers lesquelles reflue toute autorité exercée au sein des communautés locales. Elle est cette au­torité partagée en commun, librement déléguée par chaque cellule vivante de l'Ordre.

 

Donc, les Abbés dépositaires de l'autorité dans leur com­munauté se retrouvent dans un Chapitre Général, et alors, ils mettent en commun leur expérience. Le Chapitre Général, c'est donc une autorité qui est partagée en commun.

 

Elle est basée sur le libre choix et le mutuel con­sentement d'entre aide et de collaboration prove­nant de chaque communauté et s'exprimant dans l'engagement de chacun vis à vis des mesures prises en commun.

 

Donc, tous les Abbés, chacun détenteur de l'autorité chez lui, se réunissent en Chapitre Général. Ils prennent en com­mun des décisions. Et par le fait même qu'ils prennent en com­mun ces décisions, ils les font leur et ils s'engagent à les appliquer à l'intérieur de leur communauté. Je pense que c'est très juste ! C'est ainsi ! A mon avis, c'est très bien dit.

 

C'est pourquoi d'ailleurs cette autorité est exer­cée collégialement par les supérieurs réunis. Mais cette autorité ne descend pas d'un Collège qui se­rait antérieur au Chapitre. Elle remonte plutôt à partir des Communautés autonomes vers les Abbés ou Abbesses rassemblés et statuant collégialement.

 

Donc, ce n'est pas un mouvement descendant d'un Collège d'Abbés qui seraient là, descendant vers les Communautés. Non, non, plutôt ça monte des Communautés autonomes vers les Abbés réunis et statuant ensemble collégialement.

Donc vous voyez, il y a de quoi se disputer, disputationes, dans un Chapitre Général. Et je vous assure que quand ça com­mence, c'est très soporifiant ! C'est vrai, parce que ce sont des discussions de spécialistes en Droit Canonique et en Droit de l'Ordre. Alors, on les laisse parler entre eux...

 

Intervention du Frère Jacques : j'ajoute un mot qui est très éclai­rant. Après cette grande discussion qui est très endormante, on a décidé d'évincer collégialité et de parler plus facilement de coresponsabilité, qui répond plus à une vie partant des communautés responsables au niveau de l'Ordre.

         

C'est juste, C'est très juste, C'est ainsi que les choses se vivent ! Maintenant, suite de la Lettre du père Abbé Général. Il a bien fait de ne pas se lancer là-dedans.

 

Puisqu’il a été dit à une récente Réunion Régionale que certains moines craignaient que les discussions autour de l’unité des deux Branches de l’Ordre puissent conduire à appliquer aux monastères de moines les règles de clôture des moniales…

 

Donc attention ! C'est grave, ça ! Pas question d'aller ne fut-ce que dans les pâtures ici devant. Ah non ! Il fau­drait l'autorisation de l'Evêque chaque fois. C'est ainsi chez les moniales, à moins que l'Evêque ne délègue son auto­rité à l'Abbesse. Mais je connais un monastère où c'est ainsi encore maintenant. Et il fait partie de notre région.

… alors que de leur côté certaines moniales craignent de se voir appliquer l’interprétation de la clôture comme on le comprend chez les moines.

 

Catastrophe ! Les moniales pourraient aller dans la pâ­ture devant.

 

Cette remarque m’a donné l’idée de consacrer cette lettre à quelques réflexions sur la clôture et la solitude.

 

Voilà ! Donc les moniales sont soumises à ce qu'on appel­le la clôture Papale, qui est très sévère. On ne peut sortir de la clôture ou permettre à quelqu'un d'entrer en clôture si ce n'est pour des raisons rarissimes, très graves. Et ces rai­sons sont laissées, non pas au jugement de l'Abbesse, mais de l'Evêque local. Voyez, c'est sérieux, la Clôture Papale.

Alors maintenant il y a des moines qui ont peur que si on parle de trop de l'unité des deux branches de l'Ordre ­- vous savez, une vraie unité - que ma foi, ça se retourne con­tre les moines qui seraient livrés à la même clôture que les moniales. Mais ça, c'est...enfin, je me demande comment ça peut passer par la tête des gens.

Le Droit Canonique spécifie bien que la Clôture Papale ne s'applique qu'aux moniales intégra­lement vouées à la vie contemplative. Donc uniquement à celle-­là, jamais à des moines même intégralement voués à la vie contemplative. Il ne s’agit que des moniales.

 

Maintenant, le Chapitre Général des Abbesses a effecti­vement proposé une clôture pour les moniales semblable à cel­le des moines, et un induIt a été demandé à Rome. Et pour l'instant, la question est étudiée là-bas auprès de la Congré­gation des Religieux. Les moniales sont dans leurs petits souliers en attendant : seras-ce accordé ? seras-ce refusé ? On n'en sait trop rien, c'est en suspens.

Mais en tout cas, une clôture constitutionnelle répon­drait beaucoup mieux à la vie pratique des moniales d'aujourd'hui. Car il est impossible aujourd'hui de vivre du travail de ses mains, d'un travail rentable, si on n'a pas l'occasion de mettre le nez hors de la clôture. C'est impossible !

Enfin voilà, ceci c'est pour lancer la lettre du Père Abbé Général.

 

Lettre du Père Abbé Général.                     16.12.85

          2. La solitude.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général terminait hier soir en nous annon­çant le thème de sa lettre, à savoir : la CLOTURE et la SOLI­TUDE.

 

Pour ma part, je ne crois pas que la clôture soit une valeur monastique. C’est seulement un moyen  matériel destiné à garantir un élément qui est une valeur monastique.

 

La clôture, ce sont des murs et des portes destinés à garantir, à protéger, à préserver la solitude. Elles établis­sent une enceinte à l'intérieur de laquelle le moine peut va­quer à sa vocation qui est de chercher Dieu.

Il faut donc bien distinguer - comme il est dit ici ­- entre le moyen et la fin, entre la clôture et la solitude. La solitude est une valeur essentielle de la vie monastique. C'est elle qui définit le moine. Son nom veut dire : un homme qui vit seul. Il faut encore que cette solitude soit bonne. C'est ce que le Père Abbé Général va nous expliquer.

 

          Mais il faut ici certaines distinctions et certaines explications. En soi, la solitude n’est ni bonne ni mauvaise. Elle peut être soit l’une ou l’autre.

 

C'est donc la motivation qui va connoter la valeur de la solitude.

 

          On peut choisir la solitude parce que l’on déteste les autres ou parce qu’on s’imagine pouvoir s’en passer.

 

Des misanthropes ou des misogynes s'il s’agit de femmes. On peut toujours s'arranger seul. On n'a pas besoin des autres   pour vivre. Donc, je choisis la solitude.

 

Il est évident que c’est alors mauvais et que cela s’origine dans un manque d’amour et dans l’orgueil.

 

C'est certain ! Donc, cette solitude-là est franchement mauvaise et à proscrire.

 

On peut aussi choisir la solitude parce qu’on souhaite se concentrer à la rédaction d’un ouvrage ou à la solution d’un problème complexe.

 

C'est le cas des grands hommes d'affaires ou des grands scientifiques qui, aujourd'hui, se retirent dans des solitu­des, dans des déserts pour étudier ensemble des problèmes ardus.

Il existe aux Etats-Unis - je ne sais pas exactement où, dans quel désert - un endroit où de grands cerveaux sont réu­nis. Et là, ensemble, ils phosphorent et ils construisent toutes sortes de projets d'abord, qu'ils réalisent ensuite. Ce sont des hommes de ce genre qui font avancer la scien­ce et aussi, qui font progresser la guerre ou du moins, com­me on dit aujourd'hui, la dissuasion dans le domaine de la guerre. Et pour cela, il faut une solitude, il faut un désert.

C'est bien, mais pas forcément d'ordre surnaturel. On peut trouver ça aussi dans les monastères...Mais attention ! C'est pas d'ordre surnaturel et c'est pas mauvais non plus.

En troisième lieu, on peut choisir la solitude pour la prière et la recherche de la communion avec Dieu, et c’est bon. En d’autres termes, la qualité de la solitude dépendra des motifs pour lesquels on la choisit.

Les formes de solitude sont d’ailleurs variables dans l’Eglise. Un ermite vit normalement dans une solitude complète. Un Chartreux vit dans un monastère mais passe la plupart de son temps dans sa cellule. Les Camaldules alternent des périodes de vie en complète solitude et de vie en communauté.

Quant à nous, Cisterciens, nous vivons ensemble dans un monastère, et en ce sens nous sommes des cénobites et non des solitaires, mais la pratique du silence doit assurer à chacun un certain espace de solitude. Dans notre cas, au lieu de solitude il serait plus exact de parler de séparation du monde, mais cette expression a des implications négatives qui font difficulté aux esprits contemporains.

 

On pourrait dire que dans notre cas il s’agit d'anachorèse. Donc, le moine se retire, il se sépare des autres hommes, mais pour tenter une ascension. C'est ça, le mot anachorèse. Ce n'est pas le mépris des hommes, mais c'est pour s'é­lever - voyez cette échelle de l'humilité - jusqu'à l'inté­rieur du Royaume de Dieu, et là, y introduire l'humanité en­tière qu'il porte en son coeur.

Voilà, mes frères, c'est assez pour ce soir. Le Père Abbé Général poursuivra demain. Retenons tout de même que ce qui à l'intérieur de notre vie cénobitique garantit notre so­litude personnelle, c'est le silence : le silence que nous devons entretenir autour de nous, le silence que nous devons cultiver en nous. C'est ce que le Père Abbé Général nous ex­pliquera demain.

 

Lettre du Père Abbé Général.                     18.12.85

          3. La solitude intérieure.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous dit :

 

Eviter de confondre clôture et solitude est chose importante. On peut parfaitement observer la clôture et pourtant tenir continuellement en brèche la valeur monastique de la solitude.

 

Il ne faut pas prendre le contenant pour le contenu, donc ne pas prendre la clôture pour la solitude. Ce sont deux réa­lités distinctes. La clôture, c'est l'élément matériel. La so­litude, c'est un élément d'ordre spirituel. La clôture est destinée à protéger la solitude, mais elle n'est pas une fin en soi.

 

Quelques exemples nous aideront à comprendre. Un moine peut ne jamais quitter la clôture mais se trouver entièrement immergé dans le monde par le biais des journaux et de la radio ou de la télévision.

 

Et ça, nous le comprenons. Mais plus subtil, cette fois-ci :

 

Un autre moine peut ne jamais se rendre dans une paroisse et pourtant passer des heures au téléphone à faire de la direction spirituelle.

 

Et ça ne manque pas, ça ne manque pas !

 

A l'opposé, nous avons connu des cas de moines ont eu à sortir fréquemment de la clôture mais qui ont réussi à garder un esprit de très profonde solitude intérieure.

Et ici, nous touchons à un point très important. La solitude est essentiellement une attitude intérieure, un désir de se donner entièrement à Dieu, de se tenir devant Lui d'une manière entièrement dépouillée, comme si nous étions pour ainsi dire à nu devant Lui, prenant conscience que nous-mêmes nous ne sommes rien et qu'en Lui nous avons notre accomplissement. Autrement dit, une solitude physi­que purement extérieure n'a pas grande valeur si elle ne conduit pas à la solitude intérieure.

 

Donc, le fait d'être suspendu au téléphone du matin au soir pour donner des conseils, pour prendre des informations, pour enfin paraître quelqu'un aux yeux des autres, à ce mo­ment-là, eh bien voilà, une telle solitude physique purement extérieure n'a pas grande valeur. C'est de la pure illusion ! De même, si toute la journée on est plongé dans des jour­naux, des radios, des télévisions. Heureusement, ce n'est pas le cas ici !

Donc la solitude, si on veut bien comprendre ce que c'est, la solitude est un désir, elle est une prière, elle est un regard. Elle est le fait d'un homme qui vit en compagnie de Dieu. Mais cet homme, il est comblé, il est satisfait. Il ne lui manque plus rien. Il n'éprouve absolument pas la moindre envie, le moindre besoin de se dissiper au dehors.

Si on fait appel à lui, il répond. Mais si on ne fait pas appel à lui, c'est encore tout aussi bon. Il est parfaitement libre intérieurement. Et ainsi, il est en solitude. En plus, il sera un être parfaitement socia­ble parmi ses frères qui peuvent toujours faire appel à lui.

 

          Méditer sur la vie cachée de Notre Seigneur peut nous aider dans ce domaine. Après ses trente années de vie cachée, les Evangiles nous montrent que dans sa vie publique Jésus se retirait fréquemment dans un lieu désert pour y prier et y passait parfois la nuit entière. Et sur la croix, il a expérimenté la plus extrême des solitudes – l’apparente séparation de son Père parce qu’il avait pris sur Lui nos péchés.

 

Il y a une solitude dans laquelle nous plonge que nos péchés. Je pense qu'il faudrait parler plutôt ici d'esseule­ment pour ne pas confondre les choses par un jeu de vocabu­laire. Cet esseulement dans lequel nous cloisonnent nos péchés, c'est une sorte d'excommunication. C'est un véritable châti­ment. Un tel homme - enfin nous sommes tous dans le cas - est dans cet emprisonnement. C'est le contraire de la véritable solitude.

La solitude, elle ouvre des espaces immenses de liberté. Un homme qui vit avec Dieu, mais il est partout chez lui. Il n'est jamais seul. Il est avec Dieu dans l'univers des anges, des saints. Il est toujours en compagnie. Tandis que celui qui est dans le péché, mais il est tout seul dans sa prison avec lui-même.

Eh bien nous autres, dans notre vie contemplative, nous avons part à ces deux situations : par nos péchés, nous som­mes seuls. Et par notre participation à la vie divine, mais nous sommes en compagnie de Dieu et des saints. D'un côté nous avons l'esseulement et de l'autre côté nous avons la solitude.

 

          Il se peut ici que des questions assez embarrassantes se présentent à vous : Cette solitude intérieure n’est-elle pas nécessaire à tous les hommes ? Qu’y a-t-il de spécifiquement monastique en elle ? Pourquoi les moines choisissent-ils une forme de solitude extérieure ? Que dire de l’ouverture au monde tant recommandée par Vatican II ? Que dire de l’accent mis aujourd’hui sur la communauté ? L’Abbé Général est-il en train de revenir en arrière ?

 

Donc, prendre une attitude préconciliaire ! Voilà des questions qui peuvent tourbillonner dans notre tête.

         

Un essai de répondre à ces questions légitimes nous aidera à considérer notre sujet sous son vrai jour.

 

Donc, l'Abbé Général va aborder maintenant la question de la solitude dans son essence, dans sa profondeur.

 

          Il est sûr que d’une manière ou d’une autre tous les hommes sont appelés à être seuls devant Dieu. Personne n’a la capacité de vivre à la place d’un autre.

 

Ceci est très vrai lorsque un autre est en difficulté. Il peut être en difficulté par toutes sortes de peines inté­rieures ou extérieures qu'il doit assumer. Il est impossible de prendre sa place. La seule chose qu'on peut faire, c'est d'être à côté de lui, c'est de l'aider par une présence affec­tueuse, par une présence de prière, par une sympathie, par une compassion. Il doit sentir qu'on souffre avec lui.

Mais il est impossible de prendre sa place. La substitu­tion parfaite n'est pas possible. Le Christ lui-même ne l'a pas voulu pour nous. Il a, je dirais, pris sur lui tout le fardeau de nos péchés, mais les peines que nous devons sup­porter, eh bien, c'est notre part. Elle est très importante. Elle est indispensable.

 

          Chacun a la responsabilité inaliénable de répondre à Dieu pour sa propre vie. C’est constitutif de notre humanité. Cette responsabilité peut du reste s’exprimer sous d’innombrables formes, ce qui revient à dire qu’il y a de multiples manières de se mettre à la suite du Christ et que la solitude intérieure n’a rien de spécifiquement monastique.

 

            Après ça, il va développer les aspects de la solitude monastique.

 

Lettre du Père Abbé Général.                     19.12.85

          4. Séparation du monde ?

 

Mes frères,

 

Hier soir, le père Abbé Général faisait remarquer qu'il existait de multiples manières de se mettre à la suite du Christ et que la solitude intérieure n'a rien de spécifique­ment monastique. C'est certain ! Ce soir, il poursuit :

 

          Cependant, dès les débuts du monachisme il y a eu une certaine séparation du monde, un départ vers le désert, une recherche de solitude. Les auteurs ne sont pas d’accord sur les explications à donner à ce phénomène mais ils sont tous d’accord sur le fait lui-même.

 

Le grand exemple de ce départ vers le désert, c'est na­turellement notre Père Saint Antoine. Mais celui qui a peut­-être davantage encore marqué la Tradition monastique, c'est Saint Arsène. Les deux premiers apophtegmes de Saint Arsène sont extra­ordinaire dans ce sens. Il faudrait un jour les étudier et les commenter largement car ils nous situent vraiment au cen­tre de l'entreprise de l'aventure monastique. De facto donc, la séparation du monde est un élément es­sentiel du monachisme. On ne conçoit pas un monastère cister­cien sans une solitude extérieure.   

Le père Denis d'Orval me disait que au début le monastè­re de Genesee ne disposait pas d'une si grande propriété. Mais ils ont acquis les terrains environnants de façon à éta­blir un périmètre de grande solitude. Et à présent ils pos­sèdent un millier d'Ha. C'est notre politique ici. Naturellement nous n'irons pas, nous, jamais jusqu'au millier d'Ha. Mais vous savez que à plusieurs reprises nous avons dû acheter des terrains situés du côté d'Havrenne parce que des hommes d'affaires, des pro­moteurs comme on dit, avaient l'intention de construire de ce côté-là un village de vacance.

Alors, nous devons toujours être bien éveillés, vigilants de façon à protéger notre solitude.

 

La solitude extérieure a été choisie comme un moyen destiné à aider le moine a atteindre dans l’amour ce don complet de lui-même que nous avons appelé solitude intérieure. La solitude extérieure n’a rien d’absolu mais, de facto, elle a toujours été un des éléments essentiels du monachisme et elle a toujours eu une importance particulière dans la Tradition Cistercienne.

 

Vous savez que les Fondateurs de Cîteaux ont choisi cette forêt d'autant plus favorable à leur projet qu'elle était im­pénétrable aux gens du monde. Maintenant, dit le père Abbé Général :

 

          Ici nous touchons à un point très important qui a des ramifications dans de nombreux domaines, à savoir le lien étroit existant souvent entre un moyen extérieur et une attitude intérieure.

 

Pourquoi? Mais parce que ce lien entre le moyen exté­rieur et l'attitude intérieure, c'est une mise en oeuvre du mystère de l'Incarnation. Depuis que Dieu a voulu devenir homme pour entrer en dialogue avec nous, absolument tout ce qui vient de Dieu passe par la médiation de la matière ou de la chair. Le tout grand exemple pour nous aujourd'hui encore est l'Eucharistie. Nous ne pouvons pas y échapper.

Et c'est très réconfortant car ça nous permet d'être bien dans notre peau, d'être fiers d'être un homme, de ne pas essayer de devenir un ange, de ne pas considérer son corps comme un fardeau, comme quelque chose dont il faudrait se dé­barrasser pour un mieux.

Non, nous sommes bien dans notre chair parce que à l'in­térieur de notre chair habite déjà la Trinité qui nous trans­forme et qui va faire de nous d'autres Christ.

 

          Pourquoi avons-nous choisi de devenir Cisterciens plutôt que d’adopter une autre forme de vie religieuse ou chrétienne ? C’est certainement parce que après avoir prié, réfléchi et pris conseil nous en sommes arrivés à la conclusion que Dieu nous appelait à cette forme de vie particulière et que nous avions besoins de moyens spécifiques pour nous aider à le chercher. Concrètement cela signifie que nous avons choisi librement et les yeux ouverts de vivre dans un environnement particulier comportant un certain degré de séparation du monde.

 

Il faut dire que cette séparation du monde chez un gar­çon ou une fille qui est vraiment appelé à la vie cistercien­ne, ne fait jamais problème. C'est pas ça qui fait problème. Cette séparation du monde va de soi. Et le novice n'est jamais gêné par cette séparation du monde lorsque il est vrai­ment appelé à notre vie. C'est là un des critères de discer­nement d'une vocation.

 

Nous savons bien qu’en théorie il est possible d’arriver à la solitude intérieure par des centaines de manières différentes, mais nous sentons que la volonté de Dieu à notre sujet consiste à choisir cette voie particulière. Un cadre extérieur ne donne pas automatiquement l’attitude intérieure correspondante, mais s’il est utilisé avec sagesse et fidélité, il se révèle d’un grand secours.

Donc pas d'automatisme ! Ce n'est pas parce que je suis dans le monastère, à l'intérieur et à l'intérieur d'une clô­ture, séparé du monde, que je vais ipso facto posséder la so­litude intérieure. Non, je vais devoir lutter. Mais je suis dans un environnement qui va m'aider. Si je suis fidèle, j'arriverai à cette solitude intérieure. De même on dit : l'habit ne fait pas le moine. C'est certain ! Mais il aide tout de même à le devenir.

 

Nous ne sommes pas des anges, nous sommes faits de matière et d’esprit. L’esprit a besoin de la mati ère non seulement comme moyen d’expression mais aussi comme support et comme aide dans notre quête de Dieu.

 

C'est ce que je disais tantôt, c'est la mise en oeuvre du mystère de l'Incarnation. Mes frères, je vous assure que c'est là un grand soutien dans notre marche, le fait de savoir que tout ce qui est ma­tière, tout ce qui est concrétude en nous ou autour de nous est support du divin. N'essayons pas de nous en évader, car alors nous filons dans le rêve ou dans l'illusion. Tout ce qui vient de Dieu passe maintenant par la matière. Le Père Abbé Général nous le rappelle encore aujourd'hui en toute clarté.

 

Lettre du Père Abbé Général.                     20.12.85

          5. Ouverture au monde.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général poursuit sa méditation en posant une question :

 

Mais que dire à propos de l’ouverture au monde si fortement recommandée par Vatican II ? Effectivement le Concile a voulu promouvoir une attitude nouvelle par rapport au monde et a mis l’accent sur l’immanence de Dieu dans le monde plutôt que sur sa transcendance par rapport à ce même monde.

 

Vous comprenez certainement ce que le Père Abbé Général entend signifier par ces paroles. Dieu est transcendant au monde. Cela va de soi puisque il est d'une nature différente. Il n'y a absolument aucune proportion, aucun rapport entre notre univers matériel et l'univers de Dieu. Aucun !

Et pourtant, Dieu est immanent au monde parce que le monde, c'est l'oeuvre de Dieu par excellence. Dieu est imma­nent parce qu'il est toujours occupé à créer le monde. Il pousse sa création toujours plus loin vers un point de per­fection au-delà duquel alors, il se produira une métamorphose, une transfiguration.

Le monde participera à la nature de Dieu. Il connaîtra Dieu comme Dieu se connaît. Il le verra comme Dieu se voit lui-même. Et c'est déjà en oeuvre dans cette cellule du monde qu'est l'homme, l'homme baptisé, l'homme se nourrissant de l'Eucharistie. Vous voyez ! C'est toujours le mystère de l'Incarnation qui est à l'avant plan. Cet accent placé par le Concile sur l'immanence de Dieu dans le monde rencontre parfaitement le propos monastique.

 

Attention de ne pas être des platoniciens ! Ne jamais être des platoniciens, c'est à dire des hommes qui méprisent le monde, qui veulent échapper au monde pour s'envoler dans une sphère où Dieu se trouverait. Mais non ! Alors, c'est pas Dieu, c'est une idole. Dieu, lui, nous le rencontrons - nous sommes des êtres de chair, Dieu a voulu devenir chair - nous rencontrons Dieu dans la matière, dans le monde. N'essayons pas de nous en échapper. Ce serait de l'illusion.

 

Le Concile appelle à un renouveau de la vie religieuse mais il affirme aussi la nécessité de demeurer fidèle au charisme original.

 

Cela va de soi. Si on devient infidèle au charisme ori­ginal, .on abandonne la volonté de Dieu. C'est une déviation très grave par rapport à l'intention de Dieu. On se dilue dans l'indifférencié. On n'a plus de raison d'être.

 

Et en ce qui concerne les contemplatifs, le Concile demande spécifiquement que soit maintenue la séparation du monde. L’ouverture au monde ne peut donc être opposée à la solitude et elle ne peut signifier qu’il faut se précipiter d’aller accomplir un travail paroissial ou tout autre travail pastoral.

 

Enfin, pour moi personnellement, ça ne m'intéresserait pas du tout. Je ne me sens pas attiré par ce genre de chose. Je préférerais encore aller travailler dans une brasserie, s'il le fallait. On ne sait jamais, ça peut arriver ! Regardez à la révo­lution Française : voilà, on a fermé tout et on a mis tout le monde à la porte, sur la rue. Tirez votre plan, cherchez à vivre. C'est la même chose dans les pays communistes. Mais attention ! Ne parlons pas de malheur...

 

Ce qui est plutôt demandé, c’est une attitude différente, plus positive envers le monde. Malheureusement la plupart des livres ou articles écrits après le Concile sur le sujet sont dûs à des religieux apostoliques et reflètent leurs propres problèmes et leurs propres façons de vivre. Aussi la plus grande partie de ce qu’on a pu dire ne s’applique pas directement et immédiatement à notre situation.

 

C'est vrai ! Lorsque je reçois le Bulletin de l'Associa­tion des Supérieurs Majeurs de Belgique, il y a toujours des réunions tous côtés, des dialogues, des rencontres, des sémi­naires, des cercles d'étude. Enfin on parle beaucoup, mais ce sont toujours, mais toujours des religieux apostoliques de toutes les couleurs. Mais voilà, quand on regarde ça, ça ne répond mais absolument pas du tout à notre situation.      

 

Nous avons dû trouver notre propre voie dans un domaine plutôt difficile. Il y a eu des erreurs et des exagérations, mais la plupart d’entre elles sont maintenant corrigées.

 

Une, par exemple, qui me passe à l'esprit, mais je ne sais plus qui en a encore parlé dernièrement. C'est un monas­tère de notre Ordre où on avait remplacé l'Office de Complies par une séance de télévision pour sensibiliser les moines au monde. Voyez, une ouverture sur le monde par le programme de télévision quotidien qui tenait lieu d'Office de Complies pour la communauté. Vous voyez d'ici !

Après, c'était tellement intéressant que l'Office de Complies durait longtemps, très, très longtemps pour certains. Il a fallu une intervention vigoureuse du Père Abbé Général pour ramener un peu d'ordre là. Des exagérations ? Mais on en est revenu, dit le Père Abbé Général.

 

          Nous avons maintenant à chercher comment et dans quelles limites nous pouvons être ouverts au monde tout en préservant notre identité contemplative.

            Nous voyons maintenant qu’être ouvert au monde signifie avoir une meilleure connaissance des problèmes qui se posent à l’homme moderne, considérer avec plus de sympathie et de compréhension les besoins de notre époque, être plus conscients de ce que l’Eglise attend des religieux contemplatifs, être plus disposés à partager avec nos hôtes le climat monastique de prière et de recueillement.

            Pour réponde d’une façon appropriée à ces demandes et à d’autres du même genre, il est vital pour nous de garder une certaine solitude et une certaine séparation du monde de telle sorte que notre contribution s’origine dans une vision intérieure fondée sur une intimité avec Dieu et sa Parole.

 

Comment donc être ouverts au monde tout en préservant notre identité contemplative ? Eh bien, ce n'est pas diffici­le, il suffit de voir le monde comme Dieu le voit. Et Dieu a tant aimé le monde, qu'il a donné son Fils pour que le monde ait la vie. Mais pour voir le monde comme Dieu le voit, il faut par­ticiper à la nature de Dieu. Il faut être introduit à l'inté­rieur de l'univers Trinitaire. Et alors, on peut vraiment saisir le monde et l'aimer d'une façon divine, beaucoup plus qu'une façon humaine. On est prêt alors à donner sa vie pour le monde, et on la donne.

C'est toute une spiritualité qui, aujourd'hui, devrait être exprimée dans un vocabulaire nouveau. Auparavant on par­lait de victime, d'oblation, d'holocauste pour le monde, gen­re de la petite Thérèse de Lisieux. Si elle avait vécue à notre époque, elle aurait exprimé sa doctrine - qui est magnifique, parfaitement orthodoxe, et qui est bien contemplative - elle l'aurait exprimée en un au­tre vocabulaire, d'autres images, d'autres mots.

La réalité est toujours là. Nous ne sommes pas ici pour nous cacher, pour nous mettre à l'abri. Mais nous sommes des cellules du monde qui essayons déjà, qui sommes appelés à en­trer dès maintenant à l'intérieur de l'univers de Dieu. Et avec nous, et en nous, tout le cosmos y entre. Voilà notre façon de voir le monde qui est très, très positive. Mais le monde aussi avec toutes ses misères, car ces misères, elles sont dans notre propre coeur. Nous les dé­couvrons tous les jours. C'est là le bienfait de la vie en commun.

 

C'est que, cette vie en commun, elle fait sortir toute l'écume qui est en nous. Et cette écume, eh bien, c'est la même qui est dans le monde. Et nous sommes ainsi coresponsa­bles de tous les crimes qui se passent dans l'humanité. Vraiment, nous sommes de beaux échantillons de l'humani­té que Dieu a appelés à entrer dans le Royaume. Mais encore une fois, lorsque nous y entrons, le monde entier étant dans notre coeur, le monde y entre avec nous.

Voilà la vision correcte que le Concile nous demande à nous, contemplatifs ! Et en cela, il ne faut avoir aucune hauteur, aucune con­descendance, aucune suffisance, rien du tout, mais reconnaî­tre humblement - mais avec un grand sérieux - que nous sommes nous-mêmes des éléments du monde et que, si notre vie contemplative dans la solitude est menée correctement, grâce à nous, le monde court vers sa destinée finale qui est une métamorphose.

 

Lettre du Père Abbé Général.                     21.12.85

          6. Absences – Accueil.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général aborde ce soir quelques points pra­tiques concernant la clôture et la solitude :

 

J’ai dit plus haut que la plupart de nos erreurs et de nos exagérations avaient été corrigées. C’est vrai. Mais l’expérience m’a montré qu’il y a des secteurs où la prudence  et la vigilance sont toujours nécessaires, en particulier à propos de deux cas qui me viennent à l’esprit : les absences du monastère et l’accueil.

 

Prudence et vigilance, vous le savez, sont des attitudes spécifiquement monastiques. Nous devons mener un combat qui durera jusqu'à notre dernier souffle. Il ne peut jamais être question de relâcher notre attention. Le moine est un veilleur.

 

De nos jours, on est beaucoup plus large au sujet des raisons d’absences du monastère et je ne voudrais pas entrer dans une controverse sur ce point. Il y a cependant des limites et certaines permissions me semblent abusives.

Je voudrais recommander qu’il soit précisé dans chaque maison des lignes de conduite sur ce point afin que puisse s’exercer un certain contrôle. Autrement c’est notre faiblesse naturelle et notre égoïsme qui prévaudront et dans la pratique la solitude ne sera qu’une façade, qu’un trompe-l’œil.

 

          La question de l’hôtellerie est beaucoup plus complexe car il est essentiel d’offrir l’hospitalité aux nombreux hôtes qui le demandent et que nous leur fournissions des possibilités de prière, de recueillement et de direction spirituelle.

            Mais nous devons le faire d’une manière qui ne nuise pas à notre vie contemplative sinon, nous détruisons ce que nous avons l’intention de partager. Et ici aussi les lignes de conduite sont nécessaires pour chaque monastère étant donné que la situation est très variable d’une maison à l’autre et d’un pays à l’autre.

 

Vous sentez, mes frères, que le Père Abbé Général devient sévère car l'enjeu est grave. La vérité même de notre vie pourrait être mise en péril par des sorties abusives ou par un accueil, employons ce terme, un accueil sans discernement.

Les absences du monastère ? A mon avis, c'est l'Abbé qui doit donner l'exemple. C'est lui qui, me semble-t-il, doit sortir le moins du monastère, ou du moins, ou certainement un de ceux qui sortent le moins. Je me souviens de la remarque du Cardinal Hamer lors de sa dernière visite : la place d'un Abbé, c'est dans son monas­tère. Ce n'est pas d'aller à Bauraing pour recevoir le Pape.

Jusque là ! Il doit rester dans son monastère. Eventuellement, qu'il envoie quelqu'un, mais lui, sa place est au monastère. Donc, il ne peut sortir du monastère que pour des rai­sons vraiment sérieuses, pour un devoir à accomplir, pour une mission à remplir. Alors les frères doivent marcher sur ses traces et ils y seront encouragés.

 

Maintenant, pour ce qui est de l'hôtellerie, là, il faut demeurer dans la discrétion, sinon la vie contemplative dis­paraît. Et voilà, on n'a plus rien à donner, on n'a plus rien. Il y a une solution, oui, c'est de dire : mais nous re­nonçons à la vie contemplative et nous devenons une hôtelle­rie sur un grand pied. Et alors ?

 

            Aujourd’hui sans aucun doute, l’Ordre insiste beaucoup sur l’importance d’un esprit de communauté chaleureux dans les monastères. Mais est-ce compatible avec la solitude ?

 

Donc, une nouvelle question pratique :

 

            Nous avons là un cas typique de deux valeurs paressant s’opposer : solitude et communauté.

 

Il s’agit naturellement ici de la solitude personnelle, de la solitude de chaque moine à l'intérieur des communautés. Comment concilier un esprit chaleureux de communauté et la solitude de chacun ? Donc, des valeurs qui paraissent oppo­sées ?

 

          Mais cette opposition est seulement apparente. On peut percevoir qu’elle devrait se résoudre au niveau le plus élevé, ou si vous préférez, le plus profond. J’ai dit cela dans une conférence donnée au Chapitre Général, mais il n’y a aucun inconvénient à se répéter. La solitude, nous l’avons déjà dit, n’est en soi ni bonne ni mauvaise, cela dépend de nos motifs. C’est vrai aussi de la communauté, on peut s’en servir en bien ou en mal.

 

La solution de ce paradoxe se trouve, me semble-t-il, dans une grande intimité avec Dieu. Si on pénètre à l'inté­rieur de la vie Trinitaire, si on laisse cette vie Trinitaire s'épanouir en nous - donc si on se laisse diviniser - à ce moment, il n'y a plus de problèmes parce que nous vivons ce que Dieu lui-même vit dans la Trinité de ses Personnes, ou chaque Personne est pure relation aux deux autres. Ce qui constitue la Personne, c'est la relation.

Donc, ce sera la même chose à l'intérieur de la commu­nauté. Je me reçois des autres et je me restitue aux autres. Je suis par les autres - je ne suis pas par moi-même - d'a­bord par Dieu, le Christ, les saints, les frères avec lesquels je vis. A ce moment, mon identité arrive à sa perfection. J’ai ma solitude parce que je suis une entité distincte des autres. Mais cette entité, cette solitude, elle est le fruit d'une parfaite communion avec les autres.

Voilà le paradoxe résolu. Mais il faut pour ça une vie personnelle, une vie spirituelle très forte. Mais c'est vers ce sommet, ou cette pro­fondeur si vous préférez, que nous sommes conduits.

 

Lettre du Père Abbé Général.                     23.12.85

          7. Solitude et communauté.

 

Mes frères,

 

Samedi soir, le Père Abbé Général nous parlait de deux valeurs apparemment opposée : un esprit de communauté chaleu­reux et la solitude. Aujourd'hui, il va nous expliquer com­ment les concilier.

 

          La solitude, nous l’avons déjà dit, n’est en soi ni bonne ni mauvaise, cela dépend de nos motifs. C’est vrai aussi de la communauté, on peut s’en servir en bien ou en mal.

 

Il existe une fausse solitude qui présente toutes les apparences de la vertu, mais qui en fait cache un égoïsme qui ne s'avoue pas. On se tient à l'écart des autres. On s'enferme dans le silence, dans le travail ou dans la prière qui alors n'est pas de la prière mais un repliement sur soi. Mais pourquoi, pourquoi ces réflexes ? C'est presque un réflexe !

­

          La solitude peut devenir de l’égoïsme de bien des façons : elle peut exprimer le mépris des autres ou une orgueilleuse suffisance ; elle peut devenir une recherche de tranquillité personnelle, évasion des problèmes de la vie de communauté, préoccupation égoïste pour nos petits intérêts particuliers, etc. Le juste choix de la solitude en tant que moyen d’approfondissement de notre union à Dieu demande que l’on dépasse son égoïsme et sa tendance de se mettre toujours en avant.

 

Cette tendance de se mettre en avant, elle est enracinée en nous. C'est très amusant de l'observer, de l'examiner chez les autres. Mais rappelons-nous que l'autre est toujours le miroir qui nous renvoie notre propre image. Nous sommes tous avec ce besoin inscrit en notre chair de nous mettre en avant.

 

            Cela signifie devenir conscient de sa pauvreté, de son égoïsme, de son absolue dépendance par rapport à Dieu et du fait que ce n’est qu’en Lui qu’on trouve son vrai moi. En d’autres termes, cela signifie le don de nous-mêmes dans l’amour.

 

Il faut donc un dépassement de soi, c'est à dire un ef­facement. C'est quasi de la politesse. Je cède le pas pour que l'autre entre le premier. Je lui ouvre même la porte. Je m'efface devant lui.

La priorité est donc donnée à Dieu et aux frères. Mais ce n'est possible qu'à l'intérieur de l'amour. Comme dit l'Apôtre : une charité qui n'est pas feinte. Et là aussi ce n'est possible que lorsqu'on est bien avancé dans l'intimité avec Dieu.

Voilà donc pour ce qui regarde la solitude. Nous la vi­vons correctement si nous nous donnons nous-mêmes dans l'amour. La communauté, maintenant :

 

          La communauté aussi laisse prise à l’égoïsme de bien des façons. Elle peut donner lieu à des recherches de distraction, d’approbation, de camaraderies, de domination et de possession, de complaisance, etc.

 

Voyez toutes ces petites formes d'égoïsme. Ce n'est pas méchant, mais enfin ça dénote qu'il y a toujours une petite maladie qui serpente dans notre coeur.

 

            Choisir la communauté et en user de façon juste comme moyen de trouver Dieu et d’entrer plus profondément en communion avec tous les hommes exige le dépassement de notre égoïsme.

 

Donc, c'est identique !

 

            Il est donc clair que vraie solitude et vraie communauté se rejoignent au niveau le plus élevé ou le plus profond du dépouillement de soi-même et de l’amour dans la pureté du cœur.

 

Il s’agit donc de chercher Dieu vraiment et de se laisser travailler par la communauté, par les frères, par Dieu lui­-même dans l'obéissance jusqu'à ce que notre coeur soit puri­fié. A ce moment-là, on vit en même temps une véritable soli­tude et de vrais rapports fraternels à l'intérieur de la com­munauté.

 

          Il est évident que cela ne se réalise pas facilement et qu’il y aura toujours certaines tensions dans l’effort accompli pour maintenir un équilibre entre ces deux valeurs.

 

Maintenant le père Abbé Général conclut sa lettre :

 

            Maintenant la réponse à la dernière question posée plus haut devrait être claire. L’Abbé Général est-il en train de revenir en arrière ? Non pas, son but est d’attirer l’attention sur le fait que la solitude, loin d’être chose dépassée est un élément important de notre vocation monastique. Quelque soit l’issue des discussions sur les deux branches de notre Ordre, quelque soit le texte final sur la clôture, le besoin d’une certaine solitude et d’un certain degré de séparation du monde demeure toujours nécessaire si nous voulons demeurer fidèle à notre héritage et à notre patrimoine cistercien.

 

Donc voilà, mes frères, la lettre du Père Abbé Général est terminée. Nous en ferons notre profit. Il n'a fait que rappeler des choses que nous connaissons déjà et que nous nous efforçons de pratiquer.

 

Temps de Noël : Homélie à la messe de minuit. 24.12.85

 

Frères et soeurs,

 

Nous voici réunis à nouveau pour célébrer dans la joie et avec une émotion contenue l'apparition de notre Dieu dans une chair d'homme. Et Dieu n'est pas venu à nous sous la fi­gure d'un géant qui nous en aurait imposé par sa force déme­surée. Non, il est venu comme le Verbum infans, selon le mot de Saint Bernard, la Parole qui ne sait pas parler. Un enfant nouveau né, infiniment vulnérable, couché dans une mangeoire. Il n'y avait pas de place pour eux...

          Ce constat est terrible dans sa froideur de glace. Et pourtant Dieu l'a accepté, Dieu l'a signé. Il le pouvait, car il est Dieu. Sa présence, sa puissan­ce, sont rayonnement son d'un autre ordre, sont hors de notre nature. Ils sont ailleurs et pourtant tellement proches de nous. Seuls les yeux illuminés d'un coeur purifié peuvent en contempler et en admirer la beauté et la richesse.

Mais voici qu'à notre tour, nous sommes invités à entrer dans cette pauvreté, dans cette humilité, si nous voulons rencontrer Dieu. C'est la porte qu'il a lui-même le premier franchi. C'est la route resserrée qu'il a le premier parcouru et sur laquelle il nous invite.

 

Oh, vous comprenez qu'il s’agit d'abord d'attitudes spiri­tuelles profondes, qu'il nous place dans notre vérité devant Lui, devant nous-mêmes, devant les autres. Et pour cela, il faut un certain courage, car ça peut nous conduire très loin, ça peut nous conduire jusqu'au bout, jusque dans cet amour au-delà duquel il n'y a rien de plus grand : donner notre vie pour les autres gratuitement.

Et pourtant, dans cet anéantissement mystique de tout notre être se trouve la clef de notre réussite. Il nous est proposé de mourir à nous-mêmes afin de permettre au Christ notre Dieu de revivre en nous tout son mystère depuis sa nais­sance en nous jusqu'à sa résurrection d’entre les morts avec nous. Notre vie chrétienne est ainsi une sequela Christi, une marche à la suite du Christ jusqu'au jour où il nous apparaît dans sa lumière et dans sa joie.

Frères et soeurs, notre destinée est vraiment extraordi­naire. Elle est déposée entre nos mains depuis que notre Dieu a voulu devenir l'un d'entre nous afin que nous-mêmes puis­sions participer à sa propre vie. Une créature, la première, a vécu ce mystère. C'est Marie, Mère de Dieu et notre Mère. Nous allons nous confier à elle.

Elle va nous conduire, elle va nous porter, elle va nous en­fanter, car ce mystère va jusque là.

Nous la suivrons. Nous nous laisserons éduquer, élever par elle avec une confiance sans réserve. Elle sera notre mère comme le Christ est notre Frère, et notre Père, et que chacun d'entre nous est un membre infiniment précieux de son être à Lui, de son Corps.

 

Voilà ce qui nous est offert, voilà ce que nous accep­tons. Nous allons maintenant ensemble chanter le symbole de notre foi afin de donner notre accord plein et sans réserve à ce projet de Dieu sur chacun d'entre nous.

                                                                                                                    Amen.

 

Temps de Noël : Homélie à la messe du jour.   25.12.85

 

Mes frères,

 

L'Incarnation de Dieu n'appartient pas à un passé irré­médiablement révolu. Non, elle est de tout temps, elle est d'aujourd'hui. Certes, Jésus le Fils de Dieu est né à une date bien pré­cise de notre Histoire. Mais il a mis en branle un événement qui se déploie, qui se déploiera jusqu'à la fin du monde. Dieu devenu chair, devenu matière, le devient en chacun d'entre nous. Dieu a voulu devenir homme pour que l'homme puisse de­venir Dieu.

 

Si nous prenons conscience de cette réalité, si nous la vivons intensément, si nous nous accordons à elle avec souplesse, alors tout prend une coloration nouvelle,

­tout entre dans sa vérité dernière. Nous ne sommes plus jamais seuls.

Nous vivons avec Dieu dans son être Trinitaire. Nous vivons avec le Christ, le Ré­gent du cosmos et nous devenons les artisans, les collabora­teurs d'une métamorphose. Une mue s'opère en nous et autour de nous. Des êtres charnels deviennent des fils de Dieu. Nous entrons ensemble dans la vie divine, la vie éternelle et nous anticipons de quelque manière la résurrection des morts.

 

Voilà, mes frères, ce qui nous est offert, ce qui nous est proposé. Noël et Pâques sont les deux pôles qui donnent un sens à tous les détails de notre vie. Si nous sommes axés sur eux, si nous sommes orientés par eux, alors la charité envahit le coeur, la lumière réjouit le regard et les épreuves, les souffrances, les injustices, la mort même sont noyées dans la paix.

Certes, en surface, dans la sensibilité, la douleur est toujours là plus pressante que jamais. Et cependant, tout au fond, il y a un océan de paix. Car nous savons que tout fini par se résoudre en la Personne de notre Dieu Incarné, de no­tre Christ, Lui qui a pris dans son propre coeur toutes nos détresses afin de les noyer, de les emporter, de les transfi­gurer et d'en faire des joyaux dont nous serons ornés pour jamais.

 

Mes frères, la vie chrétienne, c'est donc l'incarnation de Dieu se poursuivant en nous. Cette vie, nous l'avons reçue, cette vie nous l'acceptons bien consciemment et nous allons nous laisser entraîner par elle sans nous laisser distraire. Et encore une fois, nous la confierons à Celle qui fut l'instrument de ce merveilleux projet divin, la Mère de Dieu et la nôtre.

Nous ne le répéterons jamais assez, c'est elle qui nous enfante à cette vie divine. C'est elle qui opère en nous - avec Dieu le Père, certes - cette ­nouvelle incarnation du Verbe de Dieu.

          Mes frères, sous sa guidance nous avancerons et nous ne permettrons pas que les épreuves, que les choses ou que les hommes nous en détournent. Et ainsi ensemble, nous cheminerons vers cette résurrec­tion d'entre les morts qui nous réunira tous pour l'éternité avec le Christ, avec Marie, avec tous les saints, dans la Trinité, pour un bonheur sans fin.

                                                                                                            Amen.

 

Temps de Noël : Homélie : Fête de St Etienne. 26.12.85

 

Mes frères,

 

Il est bon de dire quelques mots à l'occasion du martyr de celui qui le premier en chrétienté a versé son sang pour le Christ. C'est vraiment une coïncidence providentielle de voir cette célébration au lendemain de la fête de Noël.

Au cours de l'Office de nuit, nous avons entendu que ce rapprochement n'avait pas échappé aux Pères de l'Eglise et qu'ils en avaient tiré de profondes leçons. Hier, tout était joyeux. Aujourd'hui, tout est sanglant. Et ce contraste prend pour nous valeur de Parole prophétique. A l'intérieur du Royaume de Dieu, tout est accompli et, en même temps tout reste encore à faire.

Le Royaume de Dieu est présent parmi nous, mais il ren­contre une féroce opposition dans la société des hommes où nous voyons régner la brutalité, la violence, la drogue, le sexe, l'argent, la jouissance ; et dans notre propre coeur où serpentent toujours la vanité, l'orgueil, l'agressivité, la peur.

 

Pourtant, il y a dans le monde des lumières, les martyrs. Ce sont des hommes et des femmes remplis de l'Esprit Saint. Ils voient les cieux ouverts. Ils contemplent la gloire de Dieu et Jésus, le Sauveur, debout. Parmi ces martyrs, on peut compter les vrais contempla­tifs. Ce sont encore une fois des hommes et des femmes qui ont crucifié leur chair avec ses convoitises. Ils supportent les assauts les plus sournois de la part du démon. Et le plus souvent, ils sont déconsidérés, pour ne pas dire détestés, car on les considère comme des anormaux. Ils ne voient plus en effet les choses à la manière des hommes. Ils les voient à la manière de Dieu.

Mes frères, rien ne peut atteindre ces hommes, ces fem­mes, car il n'y a plus dans leur coeur la moindre trace de malice. Ils sont dans le monde présence du Royaume de Dieu et ils sauvent leurs frères car eux-mêmes déjà sont sauvés. En face d'Etienne, nous voyons Saul qui le combattait à mort. Eh bien, Etienne, par sa charité, il l'a emporté sur Saul, nous le savons. Et nous mesurons aujourd'hui la béné­diction que ça représente, et pour l'Eglise, et pour l'huma­nité.

Mes frères, le martyr est toujours vainqueur, toujours, car contre l'amour, rien jamais ne peut prévaloir.

                                                                                                         Amen.

 

Temps de Noël : Homélie : fête de St Jean.    27.12.85

 

Mes frères,

 

L'expérience dont l'Apôtre Jean proclame avec ferveur et fierté la réalité et la vérité, elle est nôtre à condition que nous ayons des oreilles pour entendre, des yeux pour voir et des mains pour toucher. Dans la foi qui est participation à l'Etre même de Dieu grandit, se construit, s'articule en nous un corps spirituel doté d'organes nouveaux adaptés à l'univers de Dieu.

          Et alors, nous entendons le Verbe de Dieu nous parler heure par heure, quasiment à chaque instant de nos journées. Nos yeux, nos yeux spirituels, nos yeux de lumière le regardent, le reconnaissent en chacun de nos frères, en cha­cun des hommes qu'il met sur notre route. Et nous le touchons, nous le touchons surtout dans l'Eucharistie, et nous l'assimilons à notre propre substance.

Mes frères, voilà la quintessence de notre vie contem­plative, de notre vie chrétienne toute ordinaire déjà, mais surtout la vie de ceux qui ont osé se lancer sur les routes que le Christ ouvrait devant eux.

 

Oh, ne confondons pas la foi avec une quelconque croyance. Celle-ci est du domaine de la chair, tandis que la foi n'est pas de notre ressort. Elle est du domaine de Dieu. Cette foi nous fait participer à la connaissance que Dieu a de son Etre et de son projet. Elle nous permet d'y en­trer. Elle nous dote de prérogatives qui sont proprement di­vines : la vie même de Dieu et sa puissance.

Mes frères, nous comprenons mieux l'enthousiasme de l' Apôtre Jean, son impatience de nous communiquer cette vie, de nous faire entrer par la foi en communion avec notre Dieu dans son Etre Un et Trine. Mais pour entrer dans cette communion, communion avec la lumière et avec le feu, il faut de l'audace. Il faut laisser toutes nos sécurités charnelles et adopter cette foi qui nous lance dans un univers déroutant, un univers où il nous semble devoir mourir.

Mais n'ayons aucune crainte ! Cette mort à nous-mêmes est le portail de la vie et de l'inaltérable joie. Les chrétiens devraient rayonner­ par leur joie. On devrait les reconnaître à leur joie.

 

Mes frères, sommes-nous de vrais chrétiens ? Sommes-nous des fils de l'Apôtre Jean ? Sommes-nous des êtres ayant cons­cience d'être en communion avec Dieu ? Voilà ce que nous pouvons nous poser comme questions en ces jours-ci où nous approchons de la fin d'une année et où nous allons entrer dans une autre.

Mes frères, c'est toute notre vie qui est ouverte devant nous. Entrons-y sans crainte.

                                                                                                             Amen.

 

Temps de Noël : Homélie : Les Sts Innocents.  28.12.85

 

Mes frères,

 

La tragédie qui vient de nous être rappelée nous éclaire à suffisance sur la féroce opposition menée par les hommes contre la venue du Royaume de Dieu. Aujourd'hui, c'est le roi Hérode.  Demain, ce seront les chefs des prêtres et leurs valets. De nos jours, rien n'est changé, sinon peut-être la façon de s'y prendre ?

En tout cas, ni l'exercice du pouvoir, ni la possession du savoir semble-t-il ne conduisent pas nécessairement les hommes à plus d'intelligence et de sagesse. Non, c'est la pureté du coeur seule qui ouvre à l'accueil de Dieu et de son Royaume. C'est là une loi éternelle, une loi de fer qui s'impose à chacun d'entre nous et à laquelle, pourtant, nous essayons d'échapper.

C'est ce qui explique tout !

 

Mes frères, après avoir entendu le récit du massacre in­sensé d'une foule d'innocents, nous ne nous étonnerons plus de rien. Dieu se plie à la cruauté des hommes, à la cruauté de ses créatures qu'il a voulu libres. Il aura connu lui-même toute l'horreur de cette cruauté lorsqu'il aura été suspendu à une croix jusqu'à la mort. Et cependant, son projet s'accomplit. Et c'est là une certitude qui s'impose à nous. Son projet s'accomplit même dans les choses contraires.

Mes frères, c'est pour nous, là, un très fort encourage­ment, car il n'est rien à l'intérieur de notre vie qui puisse nous faire tort à condition que nous restions toujours cram­ponnés à l'amour. Prenons bien garde de ne jamais nous trouver du côté de ceux qui s'opposent et de ceux qui tuent.

Oui ! Vous allez peut-être penser : ça ne nous arrivera jamais ! Ce n'est pas certain ! Les persécuteurs les plus terribles peuvent très bien se trouver parmi les gens de bien. Pensons à Saul, pensons à cer­tains pharisiens. Laissons un instant notre regard parcourir toute l'Histoire...

 

Pour échapper à ce péril, il y a un moyen. C'est de per­mettre à Dieu de devenir lumière en nous. Dieu est lumière. Il n'y a pas en lui la moindre trace de ténèbre, pas la moi­ndre trace de malice. Eh bien, lorsque en Christ, nous sommes devenus lumières, alors nous sommes vainqueurs du monde, nous sommes vainqueurs de nos instincts égoïstes, nous sommes vain­queurs du démon. Il ne rayonne plus de nous que le positif, c'est à dire l'amour et la bonté.

Et pour devenir lumière en Dieu, il nous suffit de nous plonger dans la fournaise de l'obéissance jusqu'à ce que no­tre coeur entièrement purifié ne respire plus que la bienveillance et l'amour.

Mes frères, ce qui est meurtrier à l'intérieur de l'hom­me, à l'intérieur de nous, c'est l'égoïsme. Laissons donc Dieu le mettre à mort afin que nous puissions goûter la li­berté d'aimer.

                                                                                                 Amen.

 

Temps de Noël : Homélie : La Sainte Famille.   29.12.85

 

Mes frères,

 

Ouvrons bien grand les yeux de notre coeur afin de con­templer le mystère caché entre Jésus, Marie et Joseph. Nous admirerons l'avenir merveilleux auquel nous sommes conviés. Nous sommes en présence de la première cellule d'un type de famille absolument nouveau. Cette famille n'est pas fondée sur des rapports charnels mais sur des relations purement spi­rituelles.

Jésus est tout à la fois Fils de Dieu et fils de Marie. Marie est tout ensemble vierge et mère. Et Joseph est le ga­rant et le protecteur de la divinité de Jésus et de la virgi­nité de Marie. Cette cellule va peu à peu, et de proche en proche, s'agréger l'humanité entière. Et à partir d'elle se tisse un réseau familial absolument nouveau, différent de celui qui se trouve inscrit dans le registre de l'Etat Civil.

Et cela ne doit pas nous étonner. Si nous sommes selon la chair fils d'un tel et d'une telle, nous sommes également enfants de Dieu, promis à une vie divine impérissable. C'est l'immense espérance chrétienne.

 

Rappelons-nous ce que le Christ-Jésus a dit lui-même : Celui qui fait la volon­té de mon Père qui est dans les cieux, celui-là, il est pour moi un frère, et une mère, et une soeur. Quant à ceux qui auront tout quitté pour me suivre, ceux-­là, ils recevront en ce temps-ci déjà, au centuple, frères, soeurs, mère et père, et dans la vie, dans le siècle à venir la vie éternelle. Nous pourrions nous arrêter longtemps sur cette contem­plation qui est si attirante, si fascinante.

Mes frères, nous voyons donc la famille se restructurer selon des normes autres que celles auxquelles nous sommes na­turellement habitués. Chacun d'entre nous reçoit un nom nouveau qu'il est seul à connaître. Mais tous, nous avons en commun des entrailles de tendresse, de bonté, d'humilité, de douceur et de patience.

La famille que nous formons a une âme omniprésente, omni­agissante.

Et cette âme, c'est l'amour-charité qui porte en lui la promesse de l'éternité, cette charité qui est le lieu de toute réconciliation et de toute paix. La famille charnelle n'en est pas dévaluée. Bien au con­traire, elle trouve toute sa grandeur et sa vraie noblesse. Car, absorbée dans l'univers de Dieu, plongée jusqu'au sein de la Trinité elle-même, elle est emportée au-delà de tout ce à quoi elle serait naturellement destinée pour être finale­ment transfigurée.

 

Mes frères, cette famille nouvelle qui s'élargit aux di­mensions du ciel et de la terre, elle porte un nom. C'est l'Eglise. N'ayons pas peur de le dire. Voyons cette Eglise dans ce qu'elle est et n'écartons personne de cette Eglise. Tout le monde y est appelé, tout le monde en fera finalement partie.

Toute structure à l'intérieur de l'Eglise est ainsi por­teuse de cette semence nouvelle qui doit chaque fois créer ou alimenter plutôt, ce filum nouveau qui a commencé à partir de cette minuscule cellule déposée par Dieu dans la terre de Na­zareth.

Mes frères, avançons dans notre Eucharistie sur cette vision de vérité et de beauté, avançons-nous avec au coeur la reconnaissance et la joie, cette joie qui vient encore de nous être promise par l'Apôtre, cette joie qui ne se trouve qu'au sein d'une charité qui englobe l'humanité entière deve­nue la famille de Dieu.

                                                                                                                        Amen.

 

Temps de Noël : Homélie La prophétesse Anne. 30.12.85

 

Mes frères,

 

Jésus est l'apparition parmi nous du monde à venir, de ce monde qui n'est que lumière, amour et paix. Ce monde nou­veau, les hommes de tous les temps l'ont attendu et ils l'attendent encore aujourd'hui.

Pourtant ce monde est si proche de nous. C'est lui qui soutient l'univers et qui le pousse vers son achèvement. Il est tout entier ramassé, condensé, récapitulé en la Personne de Jésus. Et à partir de Jésus, il se déploie, il se répand, il envahit, il transforme tout.

Si notre coeur est en voie de purification, s'il commen­ce à être purgé de toutes ,ses impuretés, il voit ce Royaume, ce monde à venir qui pénètre, qui soulève, qui emporte.

 

Mes frères, ce n'est pas pour rien que la femme qui at­tendait jour et nuit sans jamais quitter le Temple, que cette femme s'appelait Anne et qu'elle avait 84 ans. Anne, c'est à dire grâce et beauté. Elle était encore belle et gracieuse malgré son âge. Pourquoi ? Mais parce que elle attendait sa rédemption, et celle de Jérusalem, et celle du monde.

Elle était âgée de 84 ans, 7 X 12, la plénitude de toute perfection divine et humaine. Et cette femme, elle récapitu­lait en son être : et l'attente et la réalisation... les deux. C'est un peu notre condition aujourd'hui à nous que Dieu a retiré du monde pour être cette pointe du monde qui attend mais qui déjà voit et vit la réalisation de ce monde à venir.

En fait, nous sommes toujours placés devant un choix : ou bien immédiatement jouir de ce monde-ci, avec son égoïsme, avec ses convoitises, avec son orgueil, avec sa puissance... ou bien savoir attendre le monde à venir présent déjà pour­tant en la Personne de Jésus.

 

Mes frères, cette alternative est apocalyptique. Elle traverse l'Histoire d'un bout à l'autre. Elle transperce no­tre coeur de part en part. Et nous avons déjà choisi le jour où nous avons tout quitté pour suivre le Christ.

Et notre victoire, elle se trouve à l'intérieur de notre obéissance. Qui fait la volonté de Dieu demeure pour toujours, tandis que se dissipe, que disparaît le monde avec toutes ses convoitises.

Mes frères, laissons le Christ grandir en nous, prendre possession de tout notre être, occuper toute la place et vain­cre définitivement en nous le mauvais qui s'oppose au monde à venir.

                                                                                                              Amen.

 

Temps de Noël : Homélie du dernier jour.       31.12.85

 

Mes frères,

 

En ce dernier jour de l'année, la liturgie nous parle d'un commencement mystérieux, transtemporel, un commencement qui toujours nous échappera car nous vivons en de ça de lui, et pourtant un commencement dont nous sommes contemporains comme nous sommes contemporains d'une certaine fin. Mais comment cela peut-il se faire ?

A cette question, nous pouvons répondre par une autre question. Pourquoi ne pas prendre le risque de vivre notre foi jusqu'au bout ? Nous sommes enfants de Dieu. Nous participons à la natu­re de Dieu, à sa vie, à son amour. Notre véritable patrie, c'est le coeur de la Sainte Trinité. En ce lieu, nous sommes vraiment chez nous. Et nous y sommes déjà maintenant.

Et il nous est possible grâce à notre foi et à notre amour de le savoir, d'en prendre conscience, et à partir de là, de voir le monde, de voir nos frères, de voir notre vie personnelle avec un regard nouveau, le regard même de notre Dieu.

 

Oui, n'allons tout de même pas rêver à des phénomènes, à des expériences extraordinaires, fantastiques, à priori sus­pectes. Non, c'est une réalité toute ordinaire, toute simple, comme tout ce qui vient vraiment de Dieu. Si nous sommes pleinement ouverts à notre filiation di­vine, si dans un abandon confiant nous devenons un avec le Christ, à ce moment l'Esprit Saint purifie notre coeur et il le dilate à l'infini à la mesure même de l'être divin.

Et dès lors, nous devenons contemporains de tous les temps, et de ce fameux commencement, et de cette fameuse fin. Et nous sommes les frères de tous les hommes qui ont toujours vécus sur cette terre et qui y vivrons encore. C'est là, mes frères, une vérité qui explique beaucoup de choses à l'intérieur de notre vie.

L'éternité est ramassée, condensée en chaque instant de la durée. C'est pratiquement une évidence. La fine pointe de notre conscience, elle est ainsi coextensive à tous les temps et à tous les espaces, je le répète, et elle embrasse tout. C'est cela le cadeau que nous fait Dieu lorsqu'il nous donne de participer à sa vie, lorsqu'il nous donne d'être ses enfants. Et devenant ainsi contemporains de tous les hom­mes, nous aidons Dieu à conduire sa création vers son achève­ment. Nous ne sommes pas purement passifs devant Lui. Non, il entend que ses enfants travaillent.

 

Mes frères, voilà la mission à laquelle nous sommes ap­pelés par notre vocation chrétienne et surtout notre vocation contemplative. Nous y sommes invités par une toute petite parole que nous venons d'entendre il y a un instant : ils sont nés de Dieu. Oui, mes frères, nous sommes nés de Dieu.

En ce dernier jour de l'année, il est bon de le rappeler. Et vivant chez Dieu, dans notre véritable demeure, nous sommes hors d'at­teinte de l'anti-Christ, de toutes ces puissances mauvaises qui, à l'intérieur de nous, à l'extérieur de nous, essayent de nous détourner de notre vocation.

Etant hors d'atteinte, nous avons vaincu. N'ayons donc pas peur de vivre cette foi, de nous laisser emporter par elle et ainsi de connaître dès maintenant en plénitude notre condition de fils de Dieu.

 

                                                                                                    Amen.

 

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Table des matières : Année 1985 :

 

 

Chapitre : Lettre de Monseigneur Hamer.       01.01.85. 1

Solitude et fidélité. 1

Homélie : Fête de Marie Mère de Dieu.        01.01.85*. 4

Le défaut d’audace. 4

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    02.01.85. 5

6. Ne pas être un cancer de l’unité. 5

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    03.01.85. 8

7. Organiser sa vie privée. 8

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    04.01.85. 10

8. Les malades. 10

Chapitre : Récollection du mois de janvier.      05.01.85. 11

Se reprendre en main. 11

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    08.01.85. 13

L’exemple des anciens dans la formation. 13

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    14.01.85. 15

10. Le silence. 15

Chapitre : Fête de Saint Antoine.                17.01.85. 17

Notre Père Saint Antoine. 17

Chapitre : La Semaine de prières pour l’Unité.  18.01.85. 19

Travailler pour l’Unité. 19

Chapitre : Lettre du Père Abbé général.         20.01.85. 20

1. Les Nouvelles Constitutions. 20

Homélie : 2° dimanche ordinaire.                20.01.85*. 24

Etre appelé par notre vrai nom. 24

Chapitre : Fête de nos Saints Fondateurs.       25.01.85. 25

Ils cherchaient la vérité. 25

Homélie : Fête des Saints Fondateurs.           26.01.85. 27

Passer par le trou de l’aiguille. 27

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        27.01.85. 28

2. Devenir une seule personne avec le Christ. 28

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    31.01.85. 33

11. La liturgie. 33

Chapitre : Conclusions de Visite Régulière.       01.02.85. 35

12. Temps et énergie pour la liturgie. 35

Chapitre : Récollection du mois de février.      02.02.85. 36

Le feu du désir spirituel. 36

Homélie : Présentation du Seigneur.             02.02.05*. 38

Nous sommes le monde en route. 38

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    05.02.85. 39

13. La récitation de l’Office. 39

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    06.02.85. 41

14. La récitation de l’Office (Saint Bernard) 41

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    07.02.85. 43

15. La retraite annuelle. 43

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    08.02.85. 45

16. Les conférences. 45

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    10.02.85. 46

17. La formation continue. 46

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    11.02.85. 48

18. Propreté des lieux réguliers. 48

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    12.02.85. 49

19. Que l’amour grandisse toujours plus. 49

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    13.02.85. 51

20. Unité dans la communion. 51

Homélie : 6° dimanche ordinaire, année B.      17.02.85. 53

Notre lèpre ?. 53

Homélie : Mercredi des cendres.                 20.02.85. 54

Etre admiré ou être inexistant pour les hommes ?. 54

Chapitre : Quel carême ?                        20.02.85*. 55

Ou le monde ou le Christ ?. 55

Chapitre : Carême de partage.                    23.02.85. 59

Tradition de l’Ordre Monastique. 59

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        24.02.85. 61

3. Des difficultés et des dangers. 61

Chapitre : Le premier Apophtegme.              27.02.85. 65

1. Exigences de la vie monastique. 65

Chapitre : Le premier Apophtegme.               28.02.85. 72

2. Désert de l’avoir * désert de l’affectivité * désert spirituel. 72

Chapitre : Récollection du mois de mars.         02.03.85. 78

Le Christ notre Dieu souffre de notre souffrance. 78

Règle : 31, 1-26 : Portrait idéal du cellérier.  08.03.85. 80

Un signe de ralliement. 80

Règle : 31, 27-42 : Portrait idéal du cellérier. 09.03.85. 82

Faire le bonheur des autres. 82

Chapitre : Lettre du Père Abbé général.         10.03.85. 83

4. Deux dangers possibles. 83

Règle : 33 : Avoir quelque chose en propre ?    11.03.85. 88

Beauté et splendeur de la pauvreté. 88

Règle : 34 : Recevoir également le nécessaire.  12.03.85. 90

Vivre en pauvre. 90

Règle : 35,1-20 : Des semainiers de la cuisine. 13.03.85. 93

Etre au service les uns des autres. 93

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           17.03.85. 95

11. La communauté monastique. 95

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           23.03.85. 98

12. La réconciliation. 98

Règle : 46 : Celui qui perd, qui casse, etc…     26.03.85. 102

Le moine ne s’appartient plus. 102

Chapitre : Le Premier Apophtegme.               28.03.85. 103

3. Un seul souci : le Salut. 103

Chapitre : Le Premier Apophtegme.               29.03.85. 110

4. L’acédie. 110

Semaine Sainte 1985. 116

Homélie du dimanche des Rameaux.               31.03.85. 116

Chapitre du Lundi Saint.                           01.04.85. 117

L’onction de Béthanie. 117

Chapitre du Mardi Saint.                          02.04.85. 122

Sagesse et folie ! 122

Chapitre du Mercredi Saint.                    03.04.85. 124

Sagesse = mort ! 124

Homélie à la célébration du Jeudi Saint.         04.04.85. 127

Volontaires pour se battre pour Dieu ! 127

Vendredi Saint.                                     05.04.85. 128

1. Homélie à la célébration de la Passion. 128

2. Exhortation à Complies. 130

Homélie à la veillée Pascale.                       06.04.85. 132

Homélie à l’Eucharistie du jour de Pâques.       07.04.85. 134

Chapitre de l’octave de Pâques.                 14.04.85. 136

Etre transparent du Christ. 136

Règle : 65, 1-23 : Du Prieur.                   22.04.85. 138

Trop souvent cela arrive ! 138

Règle : 65, 24-fin : Du Prieur.                   23.04.85. 139

Suite du portrait d’un Prieur. 139

Règle : 66 : Le portier du monastère.            24.04.85. 140

Le portier de la cité de Dieu. 140

Règle : 72 : Du bon zèle.                          30.04.85. 142

Un zèle d’amertume. 142

Règle : 73 : Tout n’est pas dit.                   01.05.85. 143

Tu parviendras ! 143

Chapitre 3, 1-15 : L’avis des frères ? (1)       17.05.85. 145

Prendre l’avis des frères ?. 145

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions            19.05.85. 148

14. La participation des frères. 148

Règle : 4, 51-77 : Quels outils utiliser ?        21.05.85. 151

Les fins dernières ! 151

Chapitre : Une vie charismatique.                 25.05.85. 154

Homélie : Vœux solennels de frère Jean.        26.05.85. 157

Règle : 7,52-65 : Premier degré d’humilité.     29.05.85. 158

La crainte de Dieu ! 158

Récollection du mois de juin.                      01.06.85. 160

Règle : 7, 147-149 : Huitième degré.           06.06.85. 163

Rien ! 163

Règle : 7, 150-155 : Neuvième degré.          07.06.85. 165

Pourquoi se taire ?. 165

Chapitre 7, 156-158 : Dixième degré.           08.06.85. 167

Quel rire ?. 167

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           09.06.85. 169

15. La vie liturgique. 169

Chapitre 7, 165-fin : Douzième degré.          10.06.85. 172

L’ascenseur. 172

Chapitre 10 : De l’office de nuit en été.        13.06.85. 175

Sagesse et prudence ! 175

Chapitre 12 : Des Laudes du dimanche.          15.06.85. 176

Une hymne à la résurrection ! 176

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           16.06.85. 177

16. L’Eucharistie et l’Office Divin. 177

Chapitre 13 : Des Laudes aux jours ordinaires. 17.06.85. 180

Transfusion spirituelle ! 180

Chapitre 14 : Aux fêtes des Saints ?            18.06.85. 182

L’existant visible et invisible ! 182

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           23.06.85. 185

17. L’œuvre de Dieu. 185

Homélie :                                            28.06.85. 188

Messe vespérale des Saints Pierre et Paul. 188

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           30.06.85. 189

18. Le souvenir de Dieu. 189

Homélie : Première messe de Jean-Louis.        01.07.85. 192

Chapitre 25 : Des fautes graves.                 02.07.85. 193

Le rejet d’un frère. 193

Chapitre : Récollection du mois de juillet.        06.07.85. 194

La vision de Saint Benoît. 194

Homélie : XIV° dimanche ordinaire – B.         07.07.85. 196

Naïveté et candeur de notre Dieu. 196

Chapitre 31,1-26 : Portrait idéal du cellérier.  08.07.85. 197

Etre rempli de la crainte de Dieu. 197

Homélie : Fête de Saint Benoît.                  11.07.85. 197

L’hommage de notre gratitude. 197

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           14.07.85. 198

19. La Lectio Divina. 198

Règle : 36 : Des frères malades.                 15.07.85. 202

La sollicitude envers les malades : la cura. 202

Règle : 37 : Des vieillards et des enfants.      16.07.85. 204

Le cœur de Saint Benoît. 204

Chapitre : Le Premier Apophtegme.               18.07.85. 206

5. L’esseulement. 206

Chapitre : Le Premier Apophtegme.               19.07.85. 210

6. La présence du démon. 210

Règle : 41 : Des heures des repas.              20.07.85. 216

La liturgie des repas. 216

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           21.07.85. 217

20. L’oraison perpétuelle. 217

Règle : 46 : Celui qui perd, qui casse, etc.      26.07.85. 221

Un royaume policier. 221

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           28.07.85. 224

21. Les veilles de la nuit. 224

Règle : 48 : Du travail manuel.                   30.07.85. 230

L’ordo de la journée. 230

Règle : 49 : De l’observance du carême.         31.07.85. 233

La véritable attente du moine. 233

Chapitre : Récollection du mois d’août.           03.08.85. 236

Le défit à la sainteté. 236

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           11.08.85. 239

22. La garde du silence. 239

Homélie : Eucharistie Vespérale du 15 août.     14.08.85. 242

Chapitre : La vie monastique est une vigile.    14.08.85*. 242

Marie dans le mystère de son Assomption. 242

Admonition : Vœux temporaires.                  15.08.85. 245

Premiers vœux des frères Guerric et Philippe. 245

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           18.08.85. 247

23. Entendre la présence de Dieu. 247

Chapitre : Vigile de Saint Bernard.               19.08.85. 251

Saint Bernard, monstre sacré. 251

Homélie : Fête de Saint Bernard.                20.08.85. 254

Nous devons devenir Sagesse ! 254

Règle : 65, 24-fin : Du Prieur.                   23.08.85. 254

Deux qualités du Prieur. 254

Règle : 66 : Le portier du monastère.            24.08.85. 256

La cité nouvelle. 256

Règle : 71 : S’obéir mutuellement.               29.08.85. 258

Quand on vous fait une remarque ! 258

Récollection du mois de septembre.               31.08.85. 261

Tout n’est pas dit dans la Règle de Saint Benoît. 261

Règle : Prologue de 22 à 33.                      02.09.85. 263

Nous sommes des endormis ! 263

Règle : Prologue de 34 à 47.                      03.09.85. 266

Etre éduqués par Dieu ! 266

Règle : Prologue de 106 à la fin.                 07.09.85. 268

L’art du service. 268

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           08.09.85. 270

24. L’ascèse monastique. 270

Règle : 6 : De la retenue dans les paroles.      24.09.85. 273

Créer un espace de silence. 273

Règle : 7, 1-12 : De l’humilité.                   24.09.85. 275

Descendre pour monter. 275

Règle : 7, 29-51 : Premier degré.               27.09.85. 276

La crainte de Dieu. 276

Règle : 7, 52-65 : Premier degré (suite).       28.09.85. 277

Dieu dans notre vie. 277

Homélie : 26° dimanche ordinaire – B.           29.09.85. 279

Tous prophètes ! 279

Règle : 7, 82-88 : Deuxième degré.             30.09.85. 281

Tourner le dos à sa volonté propre. 281

Récollection du mois d’octobre.                    05.10.85. 282

Le défit de la sainteté. 282

Règle : 7, 150-155 : Neuvième degré.          07.10.85. 285

La fenêtre qu’est notre langue. 285

Règle : 7, 156-158 : Dixième degré.            08.10.85. 287

Le mystère du mal. 287

Règle : 7, 165-fin : Douzième degré.            10.10.85. 289

Nous ne connaissons pas notre Dieu. 289

Règle : 8 : Des divins Offices de la nuit.        11.10.85. 290

Durant l’hiver……... 290

Règle : 9 : Combien de psaumes pour la nuit ?  12.10.85. 292

La nature du sommeil. 292

Règle : 11 : Des Matines du dimanche.          14.10.85. 293

Vivre sa propre résurrection. 293

Règle : 12 : Des Laudes du dimanche.           15.10.85. 295

Et completum est ! 295

Règle : 13 : Des Laudes aux jours ordinaires.   16.10.85. 296

L’Office solennel des Laudes. 296

Règle : 14 : Aux fêtes des Saints ?             18.10.85. 298

Célébrer les Saints. 298

Chapitre : La traduction des psaumes.          18.10.05*. 298

1. La genèse de la traduction. 298

Chapitre : La traduction des psaumes.           19.10.85. 300

2. La traduction Œcuménique de la Bible. 300

Règle : 18 : L’aspect prière de l’Office.         23.10.85. 303

Chapitre : La traduction des psaumes. 303

3. L’utilisation de la langue vernaculaire. 303

Règle : 18, 33-55 : L’ordre des psaumes.       24.10.85. 305

Chapitre : La traduction des psaumes. 305

4. Comment traduire l’Histoire du Salut. 305

Règle : 18, 56-fin : L’ordre des psaumes.       25.10.85. 307

Chapitre : La traduction des psaumes. 307

5. Les richesses de la langue hébraïque. 307

Règle : 19 : Dispositions pour la psalmodie.      26.10.85. 310

Etre en présence de Dieu. 310

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.          27.10.85. 312

25. Le travail. (pas enregistré) 312

Règle : 22 : Du sommeil des moines.             29.10.85. 312

Se laisser marcher dessus ! 312

Chapitre : Fête de la Toussaint.                  01.11.85. 313

Citoyens du ciel. 313

Chapitre : Récollection du mois de novembre.    02.11.85. 314

La mort, c’est la vie ! 314

Règle : 28 : Que faire avec les incorrigibles ?  04.11.85. 316

Le regard surnaturel de l’Abbé. 316

Règle : 31, 1-26 : Portrait du cellérier.         07.11.85. 318

La sagesse du cellérier. 318

Règle : 31, 27-fin : Portrait du cellérier.       08.11.85. 319

L’humilité du cellérier. 319

Règle : 32 : Des outils et objets du monastère.09.11.85. 320

Le monastère est un hôpital. 320

Homélie : 32° dimanche ordinaire – B.          10.11.85*. 322

L’obole de la veuve. 322

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           10.11.85. 324

26. Le vote de l’Abbé. 324

Règle : 35, 1-20 : Des semainiers de la cuisine.12.11.85. 326

Servir les autres. 326

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           17.11.85. 328

27. La simplicité. 328

Règle : 40 : La mesure de la boisson.            18.11.85. 331

L’ivresse de Dieu. 331

Règle : 41 : Des heures des repas.              19.11.85. 332

Le murmure juste. 332

Règle : 42 : Du silence après Complies.          20.11.85. 333

Louer Dieu par toute sa vie. 333

Lettre du Père Abbé Général : 334

La clôture et la solitude.           16.12.85. 334

1. Introduction – Collégialité. 334

Lettre du Père Abbé Général.                     16.12.85. 338

2. La solitude. 338

Lettre du Père Abbé Général.                     18.12.85. 340

3. La solitude intérieure. 340

Lettre du Père Abbé Général.                     19.12.85. 342

4. Séparation du monde ?. 342

Lettre du Père Abbé Général.                     20.12.85. 345

5. Ouverture au monde. 345

Lettre du Père Abbé Général.                     21.12.85. 348

6. Absences – Accueil. 348

Lettre du Père Abbé Général.                     23.12.85. 350

7. Solitude et communauté. 350

Temps de Noël : Homélie à la messe de minuit. 24.12.85. 352

Temps de Noël : Homélie à la messe du jour.   25.12.85. 353

Temps de Noël : Homélie : Fête de St Etienne. 26.12.85. 354

Temps de Noël : Homélie : fête de St Jean.    27.12.85. 355

Temps de Noël : Homélie : Les Sts Innocents.  28.12.85. 356

Temps de Noël : Homélie : La Sainte Famille.   29.12.85. 357

Temps de Noël : Homélie La prophétesse Anne. 30.12.85. 358

Temps de Noël : Homélie du dernier jour.       31.12.85. 359

Table des matières : Année 1985 : 360

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Les K7 audio de cette série sur les Apophtegmes existent toujours !

[2] Voir 1 et 2 les 27, 28. 02.85 ; 3 et 4 les 28, 29. 03.85