Chapitre : Présentation des vœux.                01.01.84   

      Le destin du moine, c’est la vie éternelle.

 

Mes frères,

 

Nous voici entrés dans une nouvelle année et échéance irréductible ravive en nous un double sentiment - en moi certainement, en vous probablement - : mon corps physique accentue son usure, mais mon corps spirituel es­père au cours de l'année qui va commencer un accroissement de vigueur. Comme le dit l'Apôtre Paul : l'homme extérieur se dégrade, se flétrit, mais l’homme intérieur, lui, il se renouvelle de jour en jour.

 

Mes frères, le moine est un homme lucide et heureux. Il n'a pas peur de vieillir parce que la partie la plus personnelle de son être goûte déjà la vie éternelle. Son coeur est le temple de l'Esprit Saint. Or l’Esprit Saint est dans la Trinité l’origine d’un renouvellement perpétuel parce qu’il est l’amour.

L'Esprit Saint, il est le facteur de l'éternelle jeunesse de Dieu. Il est donc aussi pour nous la source d'un jaillissement perpétuel de vie qui bondit vers l'éternité. C'est ce que le Christ nous a dit. La vie spirituelle, la vie en Dieu, donc la vie divi­ne en nous, elle progresse. Jamais elle ne recule. Parfois elle peut s'arrêter, elle peut stationner, mais elle ne revient jamais en arrière.

Ce que nous devons voir dans le développement de notre être divin, c’est que chaque point d’arrivée – comme chaque fin d’année – est un sommet. Et ce sommet est lui-même un nouveau commencement. Et ainsi d’arrivée en commencement, nous avançons vers ce qui doit devenir notre jeunesse finale au moment où étant transformé, ayant acquis notre pleine stature de fils de Dieu, nous jouirons des privilèges de la Sainte Trinité.

 

Mes frères, c’est là notre véritable destin et nous le perdons de vue trop souvent. Et alors, nous nous arrêtons à des bêtises. Nous pensons trouver une plénitude, une satisfaction dans des choses transitoires, dans des choses éphémères, dans des choses qui sont condamnées, el­les, à se corrompre. Et alors, si nous plaçons notre bon­heur en elles, nous nous corrompons avec elles...

Non, le destin de l'homme, du chrétien, du moine sur­ tout, c'est la vie éternelle, c'est à dire la propre vie de Dieu qui est au-delà de ce que nos pauvres petits sens peuvent concevoir. Et ce qu'il y a d'encouragent dans une telle expérience, c'est que la chair corruptible participe à cet état divin. Cela veut dire que elle n’a plus besoin à un stade de l'évolution spirituelle, qu’elle n'a plus besoin de  trouver, de s’abreuver à des boissons qui ne sont pas celles de l’Esprit Saint.

Naturellement ce n’est pas cela au début. Il faut déjà un certain progrès. Mais cette heure arrive, mes frères, et chaque année qui s’annonce, qui commence, elle nous conduit un peu plus près de ce terme bienheureux que nous devons dans notre vie contemplative si nous sommes bien fidèles, que nous devons atteindre avant de goûter la mort physique. Celle ci n'est plus alors ….. elle n'est même pas un accident, elle va de soi. C'est le moment où l'organisme n'a plus presque la possibilité de porter ce qu'il reçoit et, le corps spirituel envahit tout et il fait tout éclater.

 

Remarquez que Saint Benoît commence sa Règle par le mot ausculta, écoute. Je sens qu'il y a là chez Saint Benoît un désir, celui-ci : il attend que nous lui fassions confiance. Ausculta, donc écoute avec attention, avec bien­veillance, avec amour.

Saint Benoît ne veut pas nous raconter des balivernes. Ses paroles sont, dans son esprit et aussi dans la réalité, les paroles de Dieu à notre adresse, des paroles sur les­quelles nous pouvons construire parce que elles sont le rocher qui permet d'édifier une vie.

Saint Benoît nous le dira ailleurs, au P,78, : Celui qui écoute mes paroles, celui-là il ressemble à un homme qui a construit sa maison sur la pierre, sur le roc.

 

Je vous rappelle que dans le texte Evangélique tel que le Christ l'a donné lui-même. Mt 7, 24, la pierre, c'est le nom aussi qu'il a donné à son Apôtre Simon, à celui qui écoutait. Il y a là un jeu de mot, il y a là un rapprochement qui dans le français nous échappe mais qui était transparent pour les auditeurs de Jésus. C’est la pierre concave sur laquelle on peu s’appuyer en tout sens.

Rien ne saurait faire bouger celui qui est appuyé sur cette pierre. Tout peut s’abattre sur lui, les fleuves, les vents, tout, il ne tombe pas parce qu’il est fondé sur cette pierre. Et cette pierre, ce sont les paroles du Christ, les paroles de Dieu et les paroles de Saint Benoît. Saint Benoît n’est pas n’importe qui, il est un saint et il nous fait part de son expérience. Saint Benoît ne parle pas avant, il parle après.

Ne comparons pas Saint Benoît à tous les prophètes d'aujourd'hui qui commencent des histoires, comme ça sans même savoir, qui ne s'appuient sur personne que sur leurs sentiments, sur ce qu'ils pensent être vrai. Non, Saint Benoît, lui, est un homme d’une autre qualité. Il est un saint et il nous invite à le suivre.

         

La sequela Christi dans la pratique, donc marcher à la suite ou Christ, c'est la sequela Benedicti, c’est marcher à la suite de Saint Benoît. Et la sequela Benedicti, et ça je le dis à ma confusion et à ma terreur, ce doit être la sequela Abbatis, c'est-à-dire marcher à la suite de l’Abbé. Cela veut dire que l’Abbé doit être par sa vie une parole sur laquelle on peut construire parce qu’il est lui-même appuyé sur Saint Benoît qui lui-même s’appuie de tout son poids sur le Christ.

Il y a là, mes frères, une chaîne qu’il est impossible de briser. Mais voyez encore une fois ce que doit être la personne de l’Abbé qui est un pauvre homme revêtu de chair avec toutes les tentations, avec toutes les limites, avec tous les traumatismes. Enfin il est comme il est et il doit devenir lui aussi une pierre.

         

Alors, mes frères, cette année je voudrais, c'est mon voeu pour moi-même et pour vous tous, je voudrais que nous mettions dans notre vie plus de vérité et plus d'authenti­cité bénédictine. C'est à dire que nous nous laissions tra­vailler par le souci des premiers cisterciens. Et alors nous serons vraiment leurs descendants. Vous savez qu'ils se faisaient presque des complexes. Ils se disaient, ils parlaient entre eux d'un problème qui était aigu. Ils le sentaient. Ils n'avaient pas de repos.

C'est comme si ils avaient été couchés sur des chardons ou des épines. Ils n'avaient plus de tranquillité. Car ils avaient promis d'observer la Règle de Saint Benoît et voilà qu'ils trouvaient quantité de choses sur lesquel­les on passait. Ils se sont dit : ça ne peut plus durer. Nous allons, nous, essayer de retrouver la Règle de Saint Benoît dans sa pureté.

Mes frères, je pense que si nous voulons être les di­gnes fils des fondateurs de Cîteaux, c'est là un souci qui doit nous habiter encore aujourd’hui car il y a des tas de choses à faire. Mais qu'est-ce que la vérité ? C'est la question de Pilate. Nous, nous pouvons y répondre, mais lui, il ne le pouvait pas, le malheureux.

 

La vérité personnelle pour chacun d'entre nous, mais c'est de coïncider avec le projet de Dieu sur nous. Il veut faire quelque chose ou quelqu'un avec moi, et qui se­ra différent de ce qu'il veut faire de mes frères, tout en ayant entre nous un air de famille. Alors, ma vérité à moi. elle se trouve dans la volon­té de Dieu. Lorsque je me coule dans cette volonté, je suis dans ma vérité.

Ce sera donc d'obéir, ce sera d'écou­ter - je reviens au premier mot de la Règle de Saint Benoît ­mais bono animo, 5,35, de bon coeur comme le veut encore Saint Benoît. Car hilarem datorem diligit Deus, 5,36. Dieu aime Celui qui donne avec joie. Nous ne devons pas obéir, comme j'entendais dire une jeu ne moniale : à reculons.

Cela veut dire qu’on obéit en regardant autre chose. On obéit en tournant le dos à ce qui nous est proposé, mais en y allant quand même, voyez, à reculons ! L'esprit et le cœur sont ailleurs. Non, mes frères, il faut que nous obéissions bono animo, que tout notre être soit engagé dans cette vérité que Dieu nous demande.

         

Il y a aussi la vérité au plan communautaire. Et là, mes frères, la vérité, l’authenticité, la pureté bénédictine, ça, je pense que nous avons encore une petite route à faire. Pour être pratique, je pense par exemple à la liturgie, voilà que nous allons reprendre le texte complet de la Règle. Nous allons entendre des choses et nous dire : Mais qu’est-ce qui se passe ici ?

Mes frères, il y a là un problème qui me préoccupe déjà depuis un certain temps. Je ne suis plus vraiment tout à fait bien dans ma peau parce que je commence a me dire que c'est tout de même moi, ici, qui suis l'Abbé. Et il faudra un jour que je rende compte a Saint Benoît et au Christ de ce qui ce sera passé.    

Quand le moment sera venu. Que nous serons arrivés là, peut-être que Dieu à ce moment-là m'inspirera ce que je dois dire et ce qui serait conseillé de faire pour entrer dans la vérité de Saint Benoît.

 

Il y a aussi - vérité - l'aménagement du cadre de vie, du site. Par exemple, voyez les petites choses que nous avons déjà faites à la fin de l'année dernière. On a net­toyé toutes ces vieilles murailles qui étaient couvertes de couches de toutes sortes d'histoires. Reconnaissez-le, c'est tout de même mieux ! Voilà, vous avez là un exemple, de vérité. C'est tout de même beau. Il y a encore beaucoup d'autres choses à faire pour les locaux...enfin, en son temps parce que ça coûte cher et nos ressources sont limitées. Nous ferons dans la mesu­re de nos moyens.

 

Mes frères, la vérité, lorsqu’on la recherche, ne l'oublions pas, elle n'est jamais déprimante. Au contraire, elle est source d'enthousiasme. Pourquoi ? Parce que la vérité, c'est toujours une participation â la vie de Dieu. L'enthousiasme, c'est une respiration dans l'Esprit Saint dans la divinité. C’est cela que ça veut dire étymologiquement.

Et la vérité est aussi source de santé, de santé spi­rituelle et même de santé physique...ça c'est certain ! Lorsqu'on est là où on doit être, lorsqu'on est dans la volonté de Dieu, lorsqu'on est dans le cadre vrai et beau que Dieu prévoit pour nous, et bien, on se sent tout de même mieux dans sa peau et on y gagne.

Eh bien mes frères, voilà mon souhait, le souhait que j'adresse à chacun d'entre vous pour cette année. Il est tout simple. C'est que nous puissions chacun pour notre part et tous ensembles être, devenir de meilleurs bénédictins, de meilleurs disciples de Saint Benoît, pour que nous puissions être de meilleurs cisterciens, de meilleurs descendants de nos Fondateurs qui, eux aussi ne l’oublions pas, étaient des saints.

 

Règle : Prologue. 22-33 :                         02.01.84

Levons-nous donc !       

 

Mes frères,

 

Dans ce court passage du Prologue, nous remarquons deux dispositions primordiales et essentielles de la vie monastique qui est, remarquons-le, toujours de nature contemplative à des degrés divers certes : contemplation dans un sens très large, contemplation dans un sens plus strict. Pour nous, ce sera plus strict et pour ce qu’on dit des bénédictins, ce sera plus large. Mais l’aspect contemplatif ne peut jamais être négligé.

          L’aspect contemplatif est toujours présent en ce sens que la vie monastique, elle se reçoit de Dieu, elle est mue par Dieu et elle est dirigée vers Dieu. Elle a donc sa source, son mouvement, son point final et son terme en Dieu.

Et nous voyons que Saint Benoît aussi ne s’embarque pas dans des spéculations théoriques au sujet de la vie monastique. Il ne rédige pas un traité de vie monastique, ce qu’on ferait plus volontiers aujourd’hui. Non, Saint Benoît désire monter dans son disciple des réflexes qui seront des gestes concrets.

         

Je veux dire que devant des situations qui se présenteront, le disciple de Saint Benoît saura immédiatement comment répondre. Ce sont donc des attitudes qu’il faut monter et Saint Benoît va s’y appliquer dans tout le corps de sa Règle. Et comme il s’agit de réflexes à acquérir, il faudra toujours être à la suite et dans la foulée du Maître capable d’éduquer.

          C’est ainsi que ça se passe dans l’éducation des enfants, dans l’éducation scolaire, dans la nôtre depuis que nous sommes enfants. Le monastère est aussi une école où on apprend à servir le Seigneur. Voilà, c’est aussi et toujours la même chose, de bonnes habitudes à acquérir. Saint benoît est donc toujours très concret.

          Naturellement, n’oublions pas qu’il y a toujours un fondement spéculatif, un fondement dogmatique ou théorique à tout ce qu’il avance, mais il ne le met pas en avant, sauf parfois de petites brèves notations, mais il ne s’étend pas. Ce qu’il désire d’abord dès le début, nous le voyons ici, c’est mettre en branle. Il dit exurgamus, P,22. Allons, debout ! Levons-nous ! Levons-nous donc enfin, dit-il, Exurgamus ergo tandem aliquando.

 

Il y a ici, mais comment traduire ça en français ? On l’a traduit ici par : Levons-nous donc enfin ! C’est juste, mais dans le latin il y a tout de même encore un mot de plus. On pourrait dire ceci : ça a trop traîné ! Voilà la nuance : ça a trop traîné, on a trop attendu, maintenant ça suffit, levons-nous donc ! Il met en route et c’est une consigne que nous pouvons reprendre tous les jours.

          Pourquoi Saint Benoît fait-il commencer l’Office Divin tous les jours par le psaume 94 ? A mon avis, c’est d’abord parce qu’il faut tous les jours au matin non pas sortir de son lit, ce n’est pas tellement ça qu’il veut dire, mais il faut sortir de son sommeil spirituel. Le psaume 94 orchestre ce que Saint Benoît nous dit ici : Allez, levons-nous !

          Il y a d’autres aspects aussi. Il y a l’aspect pénitentiel de ce psaume qui n’est plus rendu dans la traduction française. Il y est dit : maintenant nous devons pleurer, nous tenir devant le Seigneur et puis pleurer ! N’oublions pas que les larmes sont un don, une grâce spirituelle très appréciée dans le monde monastique ancien. C’est le tout dernier degré d’humilité, même au-delà si j’ose dire. L’homme se trouvant en présence de Dieu et le voyant, il en a le souffle coupé. Il ne peut plus parler, il ne peut plus penser. Sa réaction, mais c’est de pleurer. Oui, pleurer en se voyant, lui, tel qu’il est en face de Dieu tel que Dieu est. Alors les larmes coulent. Nous verrons ça à une autre occasion.

 

          Pour Saint Benoît, c’est d’abord se mettre en route ; et puis, il veut amorcer et soutenir une course. Nous le voyons ici : currite, dit-il au P,31. Allez en avant, courrez tant que vous avez la lumière de la vie ! S’il faut se lever, ce n’est pas pour faire du garde-à-vous mais c’est pour se mettre à courir, même pas marcher mais courir. Voyez, ça n’a que trop traîné ! Eh bien maintenant, prenez le pas de course pour rattraper le temps perdu.

          Qu’on soit un ouvrier de la onzième heure ou qu’on soit un ouvrier de la première heure, il faut toujours courir dans la vie monastique. On est toujours parti trop tard ! Et vous verrez que à la fin de sa Règle dans le dernier Chapitre, Saint Benoît parlera encore de cette course. Voilà, recto cursu, 73,14, voilà ce qu’il faut faire par une course directe : aller vers notre Créateur ; toujours, toujours ce mouvement de course. Saint Benoît, c’est pas un traînard !

 

          Et voici maintenant ces deux dispositions fondamentales dont je parlais. C’est très, très beau ! Il dit : et apertis oculis, les yeux ouverts et attonitis auribus, les oreilles attentives comme on traduit. Voici donc les deux organes du cœur spirituel : des yeux pour voir Dieu et des oreilles pour entendre la voix de Dieu. Les yeux voient la lumière et les oreilles entendent les paroles. Voilà notre cœur, notre cœur spirituel !

          Il faut donc, il est nécessaire que le cœur soit en bonne santé. S’il n’est pas en bonne santé, le regard est brouillé et l’audition n’est pas correcte. Il faut donc pour qu’il soit en bonne santé, que les dispositions soient droites. Il est bien dit, bien recommandé au maître des novices d’observer si les novices cherchent Dieu vraiment, ou bien s’ils cherchent autre chose que Dieu.

          Il faut donc l’intention droite, il ne faut pas jouer avec Dieu. Si l’intention n’est pas droite, le cœur n’est pas sain. Et si le cœur n’est pas sain, mais les yeux et les oreilles ne pourront pas fonctionner. Mais si le cœur est sain, si l’intention est droite, si vraiment on cherche Dieu, il faut encore que les organes soient en bon état. Il faut donc les entretenir, il  faut les nettoyer.

         

Parfois ici, on l’a fait pour moi deux ou trois fois, mais il faut nettoyer les oreilles. Le médecin vient. Il vous envoie de l’eau avec un produit pour nettoyer les oreilles. Et quand les oreilles sont nettoyées, on entend mieux. Avant il y avait une petite perte d’audition. On va aussi parfois chez l’oculiste pour se faire nettoyer les yeux. Et si ça ne va pas, alors on porte des verres. Avec l’âge, il y a les infirmités.

          C’est cela, il faut entretenir l’organe, l’œil ou l’oreille car il s’agit de voir et il s’agit d’entendre. Encore une fois, non pour se figer dans l’immobilité mais pour déclencher une action, et une action qui sera la praxis, la pratique monastique.

 

Règle : Prologue 34-37 :                          03.01.84

      Le Seigneur cherche son ouvrier.

 

Mes frères,

 

          Ici, Saint Benoît reprend un mot que nous avons rencontré dans la péricope précédente, c’est le verbe clamare. Il disait : Tenant les yeux ouverts à la lumière qui divinise et nos oreilles attentives, écoutons la voix divine qui clamat chaque jour et qui nous dit ceci et cela, Pr,26. Dans la traduction, chaque fois le mot a été escamoté. On dirait vraiment qu’on a peur de rendre le réalisme brutal et heurtant du verbe latin.

          Et je le comprends, on veut rendre la parole de la Règle digestive pour tous les estomacs. Il n’y a pas seulement un souci de correction littéraire, mais je pense également un souci de ne pas charger les estomacs de choses trop lourdes qui pourraient provoquer des perforations d’estomac. Car le mot latin, c’est presque cela ! Il y aurait peut-être aussi la crainte de déprécier Dieu.

On n’est pas encore, à mon avis, dégagé d’une conception néoplatonicienne de Dieu. Vous savez, il est le pur Esprit, il est, enfin toutes les transcendances se retrouvent en Dieu.

          On oublie que Dieu est devenu homme et que Dieu a une voix ; et que la voix de Dieu parvenait en pleine campagne à se faire entendre par une foule de plusieurs milliers de personnes sans haut-parleurs, sans porte-voix, sans rien, en parlant. Il devait tout de même avoir une voix terrible qui se faisait entendre et qui portait au loin. Ce n’est pas une voix malade comme les nôtres. Nous ne savons plus parler puisque maintenant nous avons des béquilles qui sont des micros et des diffuseurs. Notre gosier s’atrophie.

          Eh bien, ce mot latin clamare signifie exactement pousser des cris perçants, des cris stridents. Ce sont les cris que pousse une oie. Vous savez ce que c’est qu’une oie ? A l’Abbaye de Clairefontaine, il y a des oies et parfois elles crient. C’est très beau ! Ce sont les oies qui ont sauvé Rome, vous le savez, les oies du Capitole. Elles criaient !

          Alors, on ne pouvait tout de même pas dire que Dieu avait la voix d’une oie. Or, c’est çà ! Mais une voix tellement perçante que les sourds entendraient et que les sourds que nous sommes entendent. Nous pouvons nous boucher les oreilles, la voix de Dieu parvient à tout percer.

 

          Et alors, je rapproche ceci de ce que je voulais vous dire hier soir. Le mot attonitis auribus, ça n’a pas encore été traduit. On parle ici des oreilles attentives, oui, mais ça ne veut pas dire grand chose. L’oreille attentive, mais c’est l’oreille d’un bon élève dans une classe. Il est attentif mais enfin il pense tout de même à la récréation qui va suivre, ou bien au spectacle de TV le soir qu’il a déjà repéré. Mais il est tout de même attentif.

          C’est tout autre chose attonitis ! C’est quelque chose qui répond parfaitement au clamare, ça va ensemble. Cela dérive d’un verbe qui veut dire en tout premier lieu le coup de tonnerre. Donc un coup de tonnerre bref, fracassant, qui perce les tympans. Parfois dans le cours d’un orage, la foudre tombe à 100 m ou à quelques dizaines de mètres. Il y a un coup de tonnerre terrible : toutes les lumières s’éteignent, la foudre est tombée quelque part ! On a été saisi, on est encore sous l’impression : c’est ça le mot attono !

          Maintenant, les oreilles qui ont entendu cela, ce sont des oreilles attonitis ; elles ont été fracassées par un coup de tonnerre. Nous retrouvons ici l’oreille qui correspond à la clameur stridente, perçante de Dieu. Des oreilles donc attonitis, ce sont des oreilles étourdies. On est interdit, abasourdi, surpris, stupéfait, éperdu devant cette voix de Dieu. Voilà ce que deviennent les oreilles ! Et ici, ce n’est pas un coup de tonnerre, les coups se succèdent parce que Dieu continue à crier. Cela se succède, on ne peut pas y échapper.

         

Alors nous avons ici par la rencontre de ces deux mots, qui dans le Chapitre de hier sont presque accolés, d’un côté clamare et de l’autre côté attonitis auribus. Nous avons là une évocation qui est implicite, mais pour moi certaine, du spectacle de l’événement grandiose du Sinaï où Dieu est là sur la montagne, où il descend sur la montagne.

          Dieu commence un entretien avec moïse. Moïse lui parle et Dieu répond par des coups de tonnerre, est-il dit. Et le peuple, lui, qui est là ! Les coups de tonnerre font trembler la montagne de la base au sommet ; et les malheureux qui sont là en dessous ont une telle frayeur qu’ils sont là tout tremblants sur place. C’est cela attonitis auribus, on ne peut pas y échapper. Et nous avons, dans cet événement du Sinaï, le Seigneur qui propose la vie à Israël. Il lui remet la Loi, il lui remet l’expression de son vouloir qui a pour but de rendre heureux tous les fils d’Israël.

          Ici, nous avons Dieu qui remet au moine le livre de sa volonté qui est la Règle et qui aura aussi pour but de rendre le moine heureux. Il le dit d’ailleurs. Que crie-t-elle cette voix ? Dans les fracas de tonnerre, elle dit : Quel est l’homme qui désire la vie et qui veut voir des jours heureux ?

 

          Ce que Dieu veut nous donner dans la vie monastique, c’est le bonheur. L’amertume, le désespoir, l’aigreur, le regret, des figures à faire mourir des vivants, des figures de fantômes, de revenants d’un autre monde, ça ne doit pas se voir dans un monastère. Ou alors, on est venu y chercher un bonheur qui n’est pas dans le monastère. Non, des jours heureux, voilà ce que Dieu crie, ce qu’il veut nous donner. Car les oreilles maintenant, elles deviennent emplies de cette voix souveraine de Dieu, si bien qu’il n’est plus possible d’entendre autre chose.

          C’est un phénomène que j’expérimente parfois si j’ai une communication téléphonique au moment où on sonne le début d’un Office. Comme on a bien soin de sonner longuement et largement pour qu’on entende bien, à ce moment-là on n’entend plus rien du tout de la voix du correspondant. On n’entend plus que la sonnerie.

          C’est la même chose pour la voix de Dieu. Elle vous emplit tellement l’oreille et elle emplit tellement le cœur, cette voix de Dieu, qu’on ne sait plus entendre la voix des sirènes qui peuvent détourner le moine de son objectif de bonheur. Car si cette voix est terrible, elle est aussi très rassurante ; si bien qu’on ne peut plus s’en détacher.

 

          Voilà, mes frères, encore un petit aspect de cette Règle. Voyez, il y a tant de choses sur lesquelles on passe et qui ne retiennent pas notre attention parce que, ma foi, on ne prend pas la peine d’approfondir. Mais c’est pourtant très intéressant car, je vous le répète, si on veut bien s’ouvrir à la beauté de la Règle de Saint Benoît, nous verrons qu’elle n’est rien d’autre que le condensé de la Parole.

          Oui, de cette Parole qui est devenue chair, qui est devenue homme, de cette Parole qui nous donne à tous un discours dans ce qu’on appelle l’Ancien Testament, dans la Nouvelle Alliance aussi. Et nous avons tout ceci chez Saint Benoît, mais c’est caché. Il faut avoir la patience de gratter, de soulever quelques pierres, de découvrir la source. Et alors, elle jaillit et il suffit de nous y abreuver pour découvrir la vie et goûter des jours heureux.

 

Règle : Prologue 48-77 :                          04.01.84

      Ceignons donc nos reins !

 

Mes frères,

          Le passage précédent du Prologue se termine sur une conclusion paradoxale. Il nous demande s’il y a pour nous quelque chose de plus doux que cette voix du Seigneur qui nous invite ? Or cette voix, je vous le rappelle, est celle d’un tonnerre. Si elle est effrayante, surprenante, elle nous emplit aussi de paix et de joie car c’est le tonnerre de l’amour. Nous devons nous laisser séduire par elle et nous mettre en route à sa suite car elle entend nous conduire quelque part.

          Hier, après une allusion discrète au Sinaï qui, pour Saint Benoît, est un événement éternel toujours actuel, cotidie clamans, Pr,26, nous dit-il. C’est chaque jour qu’on entend le tonnerre de cette voix. Après donc cette allusion au Sinaï, voici aujourd’hui une évocation bien nette de la marche vers la terre, cette terre promise aux enfants d’Israël et promise à nous également.

          C’est vraiment remarquable dans le texte. Le but d’abord, le but de cette démarche, de cette marche à la suite de cette voix de tonnerre, c’est le tabernaculum, Pr,52. Cela va revenir à différents endroits encore dans le même passage. C’est donc le tabernaculum !

 

          Il faut voir le tabernacle qui est devenu le temple sur la montagne sacrée de Sion. C’est le terme de la démarche, de cette quête qui à partir du Sinaï conduit les enfants d’Israël quelque part, là où Dieu a promis de les introduire. Et sur cette montagne sainte, là où habite Dieu, là, on goûtera le repos auprès de lui.

          Vous avez là tous les psaumes des montées, tous les psaumes où on sent la nostalgie du pieux israélite pour la maison de son Dieu où il désire habiter. Ne serait-ce que sur le seuil, mais être là où Dieu habite. C’est donc son tabernaculum, sa tente, sa demeure, son temple.

          Mais où est situé ce tabernaculum ? Quel est le lieu ? Le lieu – on dirait  le pays, si vous voulez – le lieu, c’est le regnum, nous dit Saint Benoît, Pr,51, c’est le royaume où Dieu a choisi de fixer son habitation. Ce sera la terre d’Israël, ce sera le royaume de David, ce sera la ville de Jérusalem ; ce sera pour nous le Royaume de Dieu, ce sera la Jérusalem à venir. Ce sera plus précisément dans la vie monastique, le monastère là où on est chez Dieu, donc le but, le lieu.

 

          Maintenant pourquoi, pourquoi ce voyage ? Quelle est l’intention ? L’intention de Dieu d’abord qui veut offrir une grâce et l’intention des hommes qui suivent cette voix qui les invite. Et c’est, dit Saint Benoît, videre Deum, Pr,51, c’est de voir Dieu. C’est audacieux cela n’est-ce pas : voir Dieu !

          N’allons pas maintenant penser que ce soit après la mort, que ce sont des spéculations postérieures. Pour les premiers moines, il s’agissait de voir Dieu sans tarder ; de façon obscure, certes, comme on peut le voir ici comme dit Saint Paul : comme dans un miroir, en énigme, pas encore face à face. Mais dans le Royaume de Dieu où l’on entre, là on peut le voir.

          Et là, nous avons encore aussi les aspirations des psalmistes : comment pourrais-je voir la face de Dieu ? Quand pourrais-je apparaître devant lui ? Voir Dieu, c’est le suprême bonheur de l’homme. C’est donc ça l’intention : voir Dieu et vivre avec lui !

 

          Maintenant, quel est le chemin, l’itinéraire ? Eh bien, Saint Benoît nous le dit : itinera eius, Pr,50. Ce sont ses chemins à lui, ce sont les chemins de Dieu. C’est lui qui ouvre la route.   Vous aviez dans le désert le peuple d’Israël qui était guidé par une colonne de feu la nuit, de nuée le jour. Quand la colonne s’élevait, on se mettait en route et tout le camp suivait la colonne. Lorsqu’on arrivait à l’étape, la colonne redescendait et tout le monde s’arrêtait.

          Ils ne savaient donc pas eux-mêmes où ils allaient. Ils savaient bien que c’était une terre merveilleuse où coulait le lait et le miel, mais ils n’en connaissaient pas la route. Il fallait donc que Dieu lui-même les conduise. C’était donc par les chemins de Dieu qu’on allait chez Dieu.

          Et nous l’avons encore ici chez Saint Benoît : pergamus, dit-il, per itinera eius, Pr,50, par les chemins que Dieu nous ouvrira. Vous avez déjà tout de suite ici encore une fois l’obéissance qui est la façon pour nous aujourd’hui de suivre Dieu sur la route qu’il dégage devant nous.

 

          Maintenant sur ce chemin, naturellement il y a un guide. Auparavant le guide, c’était donc naturellement cette colonne. Et puis il y avait un lieutenant de ce Dieu qui était Moïse qui, lui, pouvait lire les intentions de Dieu et qui d’ailleurs lui parlait de bouche à bouche comme on dit.

          Ici, il y a un autre guide. Et ce guide, c’est bien dit ici, c’est per ducatum Evangelii, Pr,5O, c’est sous la conduite de l’Evangile. C’est donc l’Evangile, ici, qui est le guide. Ce n’est plus la voix de Moïse, c’est la voix du Christ lui-même ; c’est la voix du Verbe de Dieu, c’est la voix de Dieu immédiatement dans la personne du Christ.

          Et l’Evangile est aussi le pendant pour aujourd’hui de cette colonne lumineuse obscure. Car l’Evangile, c’est la prière nouvelle qui vient éclairer l’univers mais qui est aussi obscure. Il faut de l’humilité, il faut un regard pur pour pénétrer les mystères cachés sous les paroles du Christ qui en soi sont très simples, mais qui en elles renferment tous les trésors de la Sagesse et de la Science.

 

          Et pour cela, c’est donc un voyage ! Il faut des dispositions. Les enfants d’Israël, eux, au moment où ils se sont mis en route, ils avaient la ceinture aux reins, les sandales aux pieds et le bâton à la main. Saint Benoît ne dit pas autre chose. Il dit : succintis lumbis nostris, Pr,48. Nous avons aux reins, dit-il, la ceinture de la foi et de l’observance, de la pratique des bonnes actions, des bonnes œuvres. Mais nous avons la même chose !

          Il faut donc être dans des dispositions pour marcher. Et on marche, voilà, par la foi. C’est toujours la même chose, dans la Règle de Saint Benoît, il faut croire. C’était déjà demandé aux enfants d’Israël : croire que Moïse était le représentant de Dieu auprès d’eux et que cette colonne était vraiment l’habitat de Dieu, cette colonne qui lorsque le tabernacle a été construit est venue s’installer dans le tabernacle.

 

          Mes frères, vous voyez donc que pour Saint Benoît il est clair que la vie monastique, c’est le décalque mystique de la pérégrination d’Israël de l’esclavage vers la liberté, d’une terre étrangère à la terre de Dieu. C’est donc un voyage, c’est un mouvement. Ce n’est pas, comme je le disais hier, une immobilité peureuse qui vous cloue sur place. Non, cette voix, elle entre dans l’homme, elle le soulève d’enthousiasme, elle lui donne la force de marcher. Et puis alors devant lui, elle trace la route.

          Il y a là, mes frères, une constante ainsi dans la révélation  qui est, comme vous le voyez, très claire et très nette jusqu’aujourd’hui. Et c’est là aussi une des raisons d’être de la Lectio Divina : c’est déchiffrer dans les événements du passé du peuple de Dieu, de déchiffrer notre histoire d’aujourd’hui ; Et pas seulement l’histoire de l’Eglise, pas seulement, mais aussi la nôtre personnelle, celle de notre monastère, celle de notre vie à chacun. Voilà, mes frères, encore un petit pas dans la Règle de Saint Benoît.

 

Règle : Prologue 78-91 :                          05.01.84

      Bâtir sur la pierre.

 

Mes frères,

 

          Pour nous parler de l’univers de Dieu vers lequel nous sommes conduits, le Christ utilise des moyens extrêmement simples, des paraboles tirées de la vie courante. Elles sont à la portée de tous les hommes, des savants aussi bien que des ignorants. Il nous fait entrer ainsi dans le mystère et éveille en nous le désir.

Car le mystère de Dieu ne peut pas être cerné de façon spéculative. Il doit être appréhendé par l’intérieur, il doit être contemplé. Mais ce n’est pas une contemplation qui nous perd dans des abstractions, ce n’est pas cela la vraie contemplation. Le regard contemplatif est sans pensée, il se contente de regarder et c’est ce qu’il voit qui agit sur lui.

          La Parabole est un tableau vivant que nous observons et nous nous laissons emporter par la magie des images. Le Christ pourrait être, s’il n’était pas le fils de Dieu, le patron de l’audiovisuel d’aujourd’hui et parce que ça nous dispense de penser au moment même.           Mais comme c’est la Parole de Dieu, elle pénètre en nous et elle éveille des échos qui sont alors de véritables pensées parce que ce sont les pensées de Dieu qui sont déposées dans notre cœur.

 

          Saint Benoît nous parle de cette petite parabole qui est en conclusion du sermon sur la montagne : Celui qui entend mes paroles et qui les accomplit….Un homme qui construit sa maison sur la pierre….Vous connaissez ? Cette parabole nous a été expliquée dernièrement par un conférencier. Je voudrais, moi, l’aborder de façon monastique mais à partir d’un seul mot et m’arrêter à ce mot. Car s’il fallait la présenter maintenant dans son entièreté, il faudrait un temps très long. D’ailleurs ce passage du Prologue reviendra encore dans quatre mois et nous verrons à ce moment-là ce qu’il y aura à en dire.

          Mais pour cette fois-ci, voilà ce qui a été déposé dans mon esprit. Saint Benoît nous dit que le moine, ça doit être un vir sapiens, c’est à dire un homme sage. Aussitôt, je me suis rappelé cette définition de Saint Bernard. Qu’est-ce que la sagesse, la sapientia ? Eh bien, dit-il, c’est le sapor boni, c’est à dire que c’est la saveur, le goût du bien, du bon. En français, encore une fois, les jeux de mots sont perdus, voilà, ils disparaissent. Nous ne voyons guère, nous, le rapport qu’il y a entre sagesse et saveur. Mais en latin, c’est très clair !

          Maintenant, qu’est-ce que le sapor, cette saveur ? Et pour nous, la saveur, c’est le goût qui se dégage dans la bouche quand nous mangeons quelque chose de délicieux, qui a du goût, de la saveur : une orange par exemple. Mais ce n’est pas ça que primitivement ça veut dire.

         

Vous voyez un arbre. Prenons un sapin car chez les sapins, c’est très visible. Vous avez donc un sapin et vous pratiquez dans l’écorce de ce sapin une incision. Vous passez quelques jours après et vous voyez la sève qui coule à partir de cette incision. Vous pouvez la récolter si elle n’est pas figée. Eh bien le sapor, c’est la sève, c’est le suc, c’est le jus, c’est la résine qui coule à partir d’une incision pratiquée dans un arbre.

          Maintenant, il s’agit de la saveur du bien ! Je reprends le mot français le bien. Le bien, le bon, c’est l’arbre de vie. Et dans cet arbre de vie, le moine avisé pratique une incision et, le suc, la sève de la vie en coule. Et lui, il approche ses lèvres et il boit, il se nourrit. Et cela devient dans sa bouche : vie, saveur de vie, saveur de bon, saveur de vérité.

          Tout cela, c’est la saveur de la vie éternelle qui est dans sa bouche, qui entre en lui et qui rend son corps entier savoureux et parfumé. Voilà la sapientia ! C’est tout cet acte, c’est cette image, c’est ce geste. C’est cette démarche qui fait que l’homme perce l’écorce de la vie pour s’en nourrir. Je pense que c’est une très belle image.

 

          Mais revenons au mot saveur, goût. Pour jouir de cette saveur, même pour remarquer qu’il y a de la saveur, pour s’en nourrir, pour en extraire toutes les essences, toutes les espèces volatiles comme on dit en jargon brassicole, il faut que le palais soit pur. Si le palais est infecté, si le palais est grossier, si le palais a d’autres goûts dans la bouche, il ne saura pas goûter cette saveur.

          Il est donc nécessaire, indispensable que le moine purifie son palais, qu’il le nettoie. Et s’il n’est pas capable de le faire lui-même, ce qui est le cas, mais qu’il le laisse nettoyer par une main experte qui ne peut être que celle de Dieu. Cette main experte est l’Esprit Saint qui est le doigt de la droite de Dieu.

          Si bien, mes frères, que nous voyons à partir de ce Prologue que pour Saint Benoît l’organisme tout entier du moine est concerné. Il y a ses oreilles qui sont assourdies par le tonnerre de la voix divine ; il y a ses yeux qui sont ouverts à la lumière divinisante et qui ne peuvent plus se détacher de la beauté de cette lumière. Et maintenant, il y a le palais, le palais qui déguste le miel des discours divins dans lesquels est dissimulée, est cachée la vie. Voyez, il dit : Celui qui entend mes paroles et puis qui les met en pratique.

 

          Nous voyons, mes frères, par ces petites touches que nous trouvons ici chez Saint Benoît qui, je le rappelle, est toujours un homme pratique qui va jusqu’au fond des choses, nous voyons donc que la purification du cœur est aussi la purification de nos sens. Nous avons des oreilles spirituelles, des yeux spirituels, certes. Tout ça, ce sont les organes de notre corps spirituel, de notre corps de ressuscité qui est en train de naître, de se former. Mais il n’est rien qui arrive à ce corps spirituel qui ne passe par nos sens charnels.

          Il est donc nécessaire que nos oreilles charnelles maintenant, qu’elles soient libres, qu’elles soient propres, qu’elles ne soient pas emplies de toutes sortes de choses qui n’ont rien à faire avec la vie monastique et que donc, je ne sois pas à écouter des choses qui ne conviennent pas au progrès de mes sens spirituels. Et ici, nous avons encore une fois le terrible danger du bavardage. Bavarder, c’est détruire, c’est salir l’oreille de notre frère. Grave responsabilité du bavard ! Il faut bien le savoir. La même chose alors pour nos yeux ? Il faut que nos yeux pour contempler la lumière de Dieu, mais qu’ils ne soient pas toujours portés vers toutes sortes d’objets. Ils doivent être dégagés de la curiosité.

Et puis pour le palais ? Du côté du palais, mais il faut que mon palais spirituel déguste la saveur de la parole de Dieu, la saveur de la vie divine. Mais il faut que je ne sois pas distrait par une gourmandise – voilà, j’emploie le mot directement – une gourmandise qui dérange mon attention, qui fait que mon désir se porte non plus vers cette saveur spirituelle mais bien vers des saveurs charnelles.           Il y a donc toute la purification aussi corporelle qui est nécessaire pour que la purification spirituelle puisse s’opérer et être conduite à son terme qui est la pureté du cœur.

 

          Voilà, mes frères, encore une petite chose que nous avons découverte dans la Règle. Je pourrais conclure sur cette sentence – c’est extrait d’un psaume – dont Saint Jean de la Croix en avait fait un des thèmes de sa spiritualité : Fortitudinem meam ad te custodiam ! Que toute ma puissance d’être, que toute mon énergie, que toute ma force, ce soit pour toi que je la garde, rien que pour toi, pour toi Dieu. Donc, encore une fois, pureté de tout notre être physique pour avoir la pureté aussi de notre cœur !

 

Récollection du mois de janvier.                   07.01.84

      La route de lumière.

 

Mes frères,

 

Clément d'Alexandrie vient de nous le rappeler : l'Epiphanie est apparition de l'univers de Dieu. Un voile s'entrouvre et aussitôt, c'est un déferlement de lumière, et avec cette lumière, une surabondance de vie, de plénitu­de, de richesse. C'est la lumière dont nous parle Saint Benoît, cette lumière qui divinise, qui n'est autre que Dieu lui-même, cette lumière qui s'est entièrement enfermée dans la per­sonne du Christ Jésus qui un jour osera proclamé : Moi, je suis la lumière du monde.

Et cette lumière, il nous est accordé de la recevoir et de la boire. Et il nous est demandé de tenir les yeux ouverts à elle afin que nous-mêmes puissions devenir dans sa lumière des points de lumière n'ayant plus en nous au­cune trace d'obscurité.

Et cette lumière, mes frères, elle se présente à nous comme la beauté suressentielle dans un déploiement de cou­leurs, de musiques et de chants.

Rappelons-nous la nuit de Noël, cette clarté soudaine qui entoure les bergers, les chants que les anges se répè­tent les uns aux autres. Voyons la splendeur de ces mages, la valeur de leurs trésors: de l'or, de l'encens, la myr­rhe qui était le parfum le plus précieux de l'Orient. Et demain, je vous le demande, soyez attentifs à l'hymne de l'Office de Laudes. Vous verrez qu'il n'est lui aussi que lumière et beauté qui sont le triomphe de l'Epiphanie.

Lumière et beauté qui sont l'ornement du Royau­me de Dieu, le vêtement dans lequel Dieu se cache, ou plu­tôt dans lequel Dieu se protège, ou protège nos propres yeux qui ne pourraient supporter tant de ravissements. Or, mes frères, Saint Benoît nous invite à entrer à sa suite dans cet univers divin où nous sommes appelés. Et il décrit la route que Dieu lui-même a tracé pour nous.

 

Nous n'aurions jamais osé l'imaginer. C'est à peine si aujourd'hui encore nous osons y croire. Si nous pou­vions le croire une bonne fois, je pense que jamais plus nous ne saurions rencontrer la moindre difficulté. Ces épreuves qui sont les nôtres, elles seraient au contraire un incitant nouveau pour nous permettre d'accélérer notre course sur cette route.

Car, que s'est-il passé ? Dieu lui-même est venu nous chercher. Et il suffit, il nous suffit de le suivre pour retourner chez lui avec lui. Il a voulu s'anéantir jusqu'à revêtir notre condition de misère. Et cela, pour nous ap­privoiser, pour que nous ne soyons pas effrayés devant lui, pour que nous lui fassions confiance.

Car l'univers de Dieu pour nous, malgré tout, c'est quelque chose d'inquiétant. Car nous pressentons que pour y entrer nous devons y laisser - suivant une expression vulgaire - notre peau. Et voilà que Dieu a voulu devenir l'un des nôtres. Il s'est rendu insignifiant, inconnu. Il s'est caché...

 

Mes frères, cette route de lumière est tellement éblouissante qu'elle en devient invisible. Seuls la voient ceux qui ont des yeux d'enfants, ceux dont la petitesse, l'humilité, la simplicité sont adaptées à elle. Oui, si Dieu a voulu devenir un homme, il nous deman­de maintenant que nous nous adaptions à la route qu'il ou­vre devant nous, qu'à notre tour nous devenions des hommes c'est à dire des enfants qui savent reconnaître qu'ils dé­pendent de lui dans tout ce qu'ils font, des enfants qui acceptent de tout recevoir de lui, qui consentent à se laisser prendre par la main pour être conduits là où nous sommes invités.

Mes frères, cette route de lumière, elle court à tra­vers les événements tourmentés de ce monde. Elle est direc­te, rapide, sûre. Elle est protégée de toute part. Elle file comme la trace d'une étoile que rien ne peut arrêter.

Mes frères, rencontrer le Royaume de Dieu, nous le comprenons mieux, c'est accueillir en nous l'humilité de Dieu, cette humilité qui est une vertu divine avant de de­venir l'apanage du vrai moine. Et cette humilité de Dieu, elle entre en nous, elle nous transforme. Car à l'intérieur de cette humilité se trouve cachée la lumière.

Et cette lumière une fois en nous, elle nous brûle. C'est à dire qu'elle élimine toute la rouille, toutes les scories, toutes les saletés sans rien changer à sa nature, en demeurant absolument pure. Et elle nous rend pure comme elle l'est elle-même.

 

Mes frères, notre présence dans le monastère marque notre consentement à entrer dans l'humilité de Dieu, à marcher avec lui sur la route de son Royaume. Et ce oui qui est sorti du meilleur de nous-mêmes, mes frères, nous le revivons, nous lui rendons une nouvel­le vie chaque jour à chaque heure de notre vie. Et ainsi, sans même que nous le sachions nous deve­nons lumière. Car je le redis, l'humilité de Dieu crée son invisibilité. Dieu cache ses trésors comme il se cache lui-­même.

Et ainsi, mes frères, cette fête de l'Epiphanie est déjà la seconde du mois de Janvier. Nous avons d'abord fêté Marie qui est la Mère de cet­te Lumière devenue homme. Ce mois de Janvier nous allons rencontrer le Père de tous les moines : Saint Antoine, et puis les Fondateurs de notre Ordre.

Ils sont des jalons sur notre route. Ils sont arrivés, eux, et maintenant ils nous encouragent et ils nous disent que ce qui a été possible à eux est aussi possible à nous aujourd'hui.

 

Règle : 1, 15-36 : Des espèces de moines.      09.01.84

      Organiser l’état des cénobites.

 

Mes frères,

 

          Il est important de pénétrer l’âme de Saint Benoît, de la connaître par l’intérieur afin de sympathiser avec elle, de vibrer comme elle. Ainsi, nous comprenons mieux ses intentions, son projet. Nous saisissons mieux son expérience et nous le suivons avec plus de sécurité, plus de confiance aussi et plus d’aisance.

 

          Ici, je vous demande de sentir la légitime fierté qui anime Saint Benoît. Il est fier de faire partie d’une troupe d’élite. Il dit : le fortissimum genus coenobitarum, 1,35. C’est la race la plus forte, celle des cénobites. On sent qu’il y a chez lui quelque chose qui l’exalte en ce sens que ça l’élève au-dessus de lui-même. Il est de noble race, la race la plus élevée. Ce n’est pas un quelconque petit bonhomme genre des sarabaïtes ou des gyrovagues,

Non ! Et je vous le dis, essayons de percevoir sa fierté pour la faire passer en nous. Car nous aussi nous faisons partie de ce corps d’élite qui est la race des cénobites. Et nous n’avons pas le droit de déchoir de notre rang, de dégénérer. Noblesse oblige comme on dit. Nous devons être dignes de notre état et, je dirais, même de nos origines.     

Car nous avons été choisis par Dieu, nous avons été ennoblis par Dieu. Ce n’est pas le hasard qui nous a amenés ici, qui nous a incorporés dans l’armée des cénobites. Non, c’est Dieu. Et pourquoi nous a-t-il choisis ? ça, c’est son mystère !

 

          Mais maintenant que nous y sommes, nous avons le droit d’en être fier. Donc être fier d’être chrétien, fier d’être moine, et fier d’être cénobite, et cénobite à la suite de Saint Benoît. Car ce genus fortissimum, 1,35, il est le plus fort non seulement par le nombre, mais aussi par la qualité. Nous faisons partie d’un corps d’armée au sein duquel règne la solidarité, la communion et l’amour ; et nous sommes reliés à un corps d’armée beaucoup plus vaste. Nous le sentirons mieux quand j’arriverais à la fin de ce que je veux vous dire.

          Et j’avance encore d’un pas en faisant remarquer que Saint Benoît reconnaît que cette race des cénobites à été organisée par le Seigneur lui-même. Naturellement il dit que c’est lui maintenant dans sa Règle qui va organiser ce Corps. Mais il a bien soin d’ajouter : avec l’aide du Seigneur, Domino adjuvante, 1,36. Ce qui signifie que lui ne sera jamais que l’instrument dont va se servir le Seigneur pour organiser son armée.

          Il utilise un mot qu’on a traduit ici par organiser et que j’ai repris comme tel, c’est disponere, 1,36. Oui, eh bien ça, c’est pas si facile que ça à traduire parce que c’est un mot dans le langage de l’époque et même encore antérieur à Saint Benoît, mot qui a une foule de significations.

 

          C’est donc le Seigneur Jésus lui-même, le Seigneur qui organise - je prends encore provisoirement ce mot - . Le Seigneur, c’est Jésus mais c’est aussi le Seigneur Sabaot, Dominus Sabaot. C’est le Seigneur des armées, le Dieu des armées. C’est le Seigneur Jésus, puis le Seigneur Dieu, le Seigneur de l’Ancien Testament qui est aussi le Seigneur du Nouveau testament mais qui s’est présenté à nous en la personne de Jésus Christ.

          Le mot disponere a donc un parfum militaire que nous trouvons déjà au début de ce chapitre lorsqu’il dit que les cénobites sont ceux qui dans un monastère combattent sous une Règle et un Abbé. Ce sont donc des miliciens, des soldats. Le mot disponere signifie disposer, mettre en place, mettre en ordre, mettre en rang, ordonner, placer, poster. Voyez déjà une troupe d’hommes informe, comme ça ; ils sont tous ainsi. Puis un colonel lance un ordre et aussitôt on voit que tout se met en place et s’organise. Chacun est à sa place, chacun est à son rang et chacun sait ce qu’il doit faire. C’est ça disponere !

          Nous aurons une série d’expressions par exemple que j’ai notées ici  et qui sont, qui montrent que ce mot est emprunté au jargon militaire : ce sera, cela signifiera aussi dresser des batteries, poster une cavalerie, équiper une flotte ; ce sera tendre des embuscades ; ce sera mettre des garnisons dans un pays ; ce sera distribuer le butin quand on a fini, chacun ayant sa part selon les services qu’il a rendu. A partir de là, il y a eu des applications plus pacifiques, mais primitivement c’est cela. Et c’est le mot que nous trouvons ici pour Saint Benoît.

 

          Voilà donc, mes frères, un sujet encore nouveau de fierté. Nous avons été mis à notre place par le Seigneur Jésus, par le Seigneur des armées lui-même, lui qui est l’imperator, le basileus, l’empereur, le roi, le maître invaincu, invincible. Et nous sommes là pour combattre. Nous allons combattre contre le démon ; nous allons combattre contre les complices du démon en nous : l’égoïsme avec tout ce qui pousse dessus. Nous allons par les victoires que nous remportons, nous allons instaurer l’empire de Dieu sur le monde.

Ce n’est pas un empire de domination mais un empire de liberté. Et nous faisons cela à notre place, d’autres combattent à côté de nous. Et tout est ordonné, tout est disposé - encore une fois - de façon à ce que chacun soit renforcé, fortifié par son voisin. Si bien que la victoire finale ne peut pas être attribuée à un moine en particulier, mais au corps que constitue le monastère, au corps d’armée dans sa globalité ayant toujours à sa tête le seul véritable Roi comme dit Saint Benoît Pr,10, sous lequel nous combattons.

          Voyez maintenant en harmoniques à tout cela, en arrière fond et même à l’intérieur animant tout cela : pensez à l’Apôtre Paul et à ses lettres, voyez les grandes fresques de l’Apocalypse, pensez même à un tout petit psaume comme le Ps. 44 où nous voyons le Roi cette fois-ci, le Roi se lançant dans la bataille pour le droit, pour la justice, pour la vérité.

 

          Voilà, mes frères, ce qui peut vous faire comprendre qu’il est tellement important pour nous de sentir, à travers ce que Saint Benoît nous dit, la beauté de son âme ; de façon à ce que nous puissions nous aussi la laisser mouvoir la nôtre. Et ainsi, avec une ardeur plus grande, nous pourrons le suivre.

          Car nous ne sommes pas ici pour nous embêter, pour nous ennuyer dans un travail administratif, faire toujours la même chose tous les jours, s’acquitter de devoirs, être soumis à des obligations depuis l’Office jusqu’au travail et à la Lectio Divina, toujours toute une journée, toujours la même chaque jour à recommencer. Non, nous sommes embrigadés, nous sommes engagés dans une armée et nous avançons pour combattre et pour vaincre.

 

Règle : 2, 81-91 : De l’Abbé.                    14.01.84

      Poème !

 

Mes frères,

 

          Je regrette toujours que nous ne soyons pas tous des experts sensibles aux beautés de la langue latine, car nous sommes ici en présence d’un petit poème admirablement scandé. Il faudrait un tableau pour l’écrire pour que nous puissions en voir la structure. Cela doit s’imprimer visuellement en nous.

          Nous avons au centre un groupement ternaire. En français, c’est devenu : Tel a besoin d’être conduit par des caresses, tel autre par des remontrances, tel encore par la persuasion. Caresses – remontrances – persuasions = 3.           Puis nous avons de chaque côté trois groupements binaires, donc 2 avec quelques petites subdivisions.

          Si bien que l’ensemble, voyez  2 – 2 – 3 – 2 – 2 , ça forme une sorte de losange qui va nous présenter le chiffre 7 qui est, vous le savez, le chiffre idéal. Si bien que ce petit morceau, fragment du Chapitre 2 de la Règle, nous présente le tableau de l’Abbé parfait. 7 = perfection = Abbé parfait. Il faudrait avoir le temps d’analyser ça dans le détail. Je me contenterai pour cette fois de vous présenter une vue globale, schématique, synthétique.

 

          Il y a une collection de perles. J’en retiens trois seulement. Une où c’est non seulement scandé, mais c’est rimé. Cui plus committitur plus ab eo exigitur, 2,82. Celui auquel on a confié plus, de celui-là il sera exigé plus !

          Il y a une autre perle qui est très connue : Multorum servire moribus, 2,85. On l’a traduite : s’accommoder aux caractères d’un grand nombre. Oui, c’est plus ou moins ça, mais c’est bien pire : il doit se faire le serviteur, l’esclave des moribus. Comment traduire ça ? Des mœurs, des caractères, des tempéraments, multorum, de beaucoup. Donc il n’y en a pas deux ou trois, il y en a beaucoup.

          Et encore une autre : se omnibus conformet et aptet, 2,88. Voyez ! Encore une fois vous avez la rime, ici. Mais traduire comment ? Oui, comment l’a-t-on traduit ici ? Il doit se conformer et s’adapter aux dispositions et à l’intelligence de chacun. Oui, c’est juste, oui. Il doit donc se conformer et s’adapter à tous, omnibus. Il ne peut en laisser aucun de côté.   

Donc, quand on voit cela, rien que cela, rien que ces trois perles – il y en a encore d’autres, mais rien que ces trois là – on a l’impression que l’Abbé doit être un génie et un saint tout ensemble.

         

Voyez ! Tout d’abord, je reprends la première : celui-là auquel on a confié plus, de celui-là on exigera plus. L’Abbé est un homme qui n’a aucune peur des responsabilités. Il ne se dérobe pas, il ne se cache pas derrière les autres. Il ne dira pas : « Oui, mais c’est la faute d’un tel ! » ou « C’est parce que c’est un tel que ça ne va pas ! ». Non, non.

          Il se présente devant Dieu. Il prend sur lui son propre péché mais aussi le péché de tous ses frères. Il assume pleinement tout ce qu’il fait, non seulement lui mais aussi chacun des frères. Et ainsi, il se présente devant Dieu et il ne se dérobe pas. Eh bien, pour faire ça, il faut de la personnalité.

Il est déjà si difficile de se présenter devant Dieu tel qu’on est, avec le bien qu’on a fait certes, mais aussi avec le mal qu’on a fait, et le bien qu’on pourrait faire et qu’on ne fait pas…même si on ne sait pas le faire…ce n’est pas rien ! Mais alors, se présenter avec la charge de chacun des frères ? Le prendre sur soi, c’est cela qu’il dit ici. Le Christ n’a pas fait autre chose. Il y a ici ce mystère de la substitution qui joue dans le chef de l’Abbé.

         

Si je prends le suivant : multorum servire moribus, eh bien ici, voilà, il faut être au service. L’Abbé va donc prendre la forma servi, la forme de serviteur, la forme d’esclave comme l’a fait le Christ. O lui, il n’est pas dans la forme de Dieu, certes, c’est un homme, un pauvre homme comme n’importe quel homme. Mais ça ne fait rien, parmi les hommes, il va encore descendre au plus bas.

          Il n’aura aucune prétention sauf une seule : celle d’être au service de tous ses frères, de leur laver les pieds. Il n’est pas dans le monastère pour être servi mais pour servir et donner sa vie en rançon pour les autres. Voilà, l’humilité du Christ doit revivre en lui.

 

          Et enfin si je prends le dernier : il doit se conformer et s’adapter à tous, alors là, c’est la mort à lui-même. Il doit s’oublier pour épouser les contours psychiques et spirituels de chacun de ses frères. Il doit vraiment se conformer et s’adapter à chacun et à tous.

          Donc, il s’oublie lui-même. Et ça veut dire qu’il n’oblige pas les frères à entrer dans sa forme à lui, mais c’est lui qui se fond, et qui se coule, et qui disparaît dans chacun des frères suivant, comme il est dit ici, la qualité et l’intelligence de chacun.

          Il y a donc là une marque de respect absolu de l’autre tel que Dieu l’a voulu, tel que Dieu a permis qu’il soit. Et ainsi, grâce à ce respect, à cet oubli, à cette mort à soi-même, il va être possible que l’autre se métamorphose. Car ce n’est pas en faisant violence à l’autre qu’on le changera, mais c’est en donnant sa vie pour lui.

 

          Nous sommes toujours, ici, dans la Règle de Saint Benoît, nous sommes toujours dans le surnaturel pur. C’est pas des trucs humains tels qu’on voudrait. Ce serait beaucoup plus facile. On essaye parfois des choses humaines. Vous avez de ces monastères où on introduit des méthodes extrême-orientales pour essayer de, voilà, de modifier le comportement des frères. Oui, c’est vrai, c’est facile dans le fond. C’est beaucoup plus facile que de donner sa vie pour les frères.

          Si bien que l’on peut dire, je pense, que tel était Saint Benoît. Je dis : je pense, mais c’est certain ! Tel était Saint Benoît, tel est le Christ, tel est Dieu. Si bien que l’Abbé idéal tel que Saint Benoît le rêve ici, il doit être un homme christifié et un homme divinisé, pas moins ! Parce que ce qui lui est demandé ici, humainement n’est pas possible sauf si on est entièrement transfiguré au Christ.

          Voilà, mes frères, je ne dirais pas maintenant : lequel va se mettre sur la liste pour la fois suivante parce que je ne suis pas éternel ? Quand on entend ceci, qu’on voit ceci, on dirait : mais c’est plutôt pour mon voisin, moi ! ! ! Mais si ça tombe sur moi, tant pis ou tant mieux – je ne sais pas – mais enfin je sais qu’à ce moment-là, si je veux répondre à mon devoir, je devrais être comme ça.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        15.01.84

      1. Pauvreté économique et pauvreté naturelle. [1]

 

Mes frères,

 

Il y a une petite remarque ici de Saint Benoît qui me paraît très pertinente et qui servira d'introduction à la Lettre du père Abbé Général. Il dit que l'Abbé ne doit pas se préoccuper à l'excès de la modicité possible des res­sources du monastère, 2.97. Il faut entendre cela dans un sens très large, non seulement les ressources matérielles, mais aussi les res­sources humaines : une communauté vieillissante, une com­munauté dont le recrutement se fait au compte-gouttes. La substantia, 2,98, dont parle ici Saint Benoît, c'est le substrat qui porte la communauté, sur laquelle el­le se construit, elle s'édifie, ce qui lui permet de sur­vivre et de subsister et éventuellement de se développer.

Voilà donc une vue très belle, mes frères, sur laquel­le je reviendrais une autre fois car Saint Benoît nous don­ne le remède de suite. Il nous dit : Il faut d’abord chercher le Royaume de Dieu et puis tout le reste viendra. Nous ne sommes pas ici chez nous, nous sommes ici chez Dieu.

Donc, c'est Dieu qui doit lui-même prendre soin de sa maison. Mais nous qui en sommes les intendants, nous devons toujours entrer dans les intentions de Dieu. Sinon, on ne sait pas ce qui peut arriver ?

 

Venons-en maintenant à la lettre du père Abbé Général. Le thème, vous le savez, c'est la pauvreté. Il distingue quatre types de pauvreté : la pauvreté économique, la pau­vreté naturelle, la pauvreté évangélique et la pauvreté religieuse. On peut encore introduire, dit-il, des subdivisions. Mais le Père Abbé Général s'en tiendra à ces quatre types qu'il va nous présenter brièvement.

 

Dans son acceptation la plus habituelle de la vie de tous les jours, le terme pauvreté signifie la situation de celui qui ne dispose que de très peu des biens de ce monde. Ce man­que est parfois si aigu que la personne con­cernée vit dans des conditions infrahumaines, et, même si elle ne se trouve pas à cette ex­trémité, la personne pauvre connaît toujours une certaine insécurité. Ce premier type de pauvreté peut être qualifié de pauvreté écono­mique. Bien sûr il s’agit là d'un mal et l'Eglise et la société ont le devoir de travail­ler à son élimination afin que tous les hommes sans exceptions aient la possibilité de vivre une vie humaine comportant un minimum de sécu­rité.

Une seconde acception du terme pauvreté se réfère à la condition naturelle de l'être hu­main. Que nous le voulions ou non, tous nous dépendons entièrement de Dieu. Tout ce que nous avons, que ce soit d'ordre matériel ou spirituel, c'est de Dieu que nous le recevons. De nous-mêmes nous ne pouvons rien accomplir et nous devons reconnaître la Seigneurerie absolue de Dieu sur nous. Ce second type de pauvreté peut être qualifié de pauvreté natu­relle.

Puis, troisièmement, il y a la pauvreté évan­gélique qui est requise de tous ceux qui veu­lent suivre le Christ. C'est d'abord une inci­tation à une attitude intérieure faite de dé­tachement vis à vis de tout ce qui n'est pas Dieu. Ce détachement doit se manifester exté­rieurement et non seulement à propos des biens matériels mais aussi à propos des personnes et de nous-mêmes. C'est là une chose très positi­ve qui trouve sa source dans l'humilité, l'ac­tion de grâce et l'amour.

En quatrième lieu, il y a la pauvreté reli­gieuse qui est le choix librement consenti de faire de la pauvreté évangélique un voeu ou une promesse, et ceci au moins implicitement. Ce choix en vue du Royaume trouve son fonde­ment dans l'amour du Christ qui s'est lui­-même livré totalement pour nous, allant même jusqu'à la mort sur la croix.

Il est évident que l'on peut encore dévelop­per ou subdiviser toutes ces formes de pauvre­té. On peut par exemple étendre la pauvreté économique à tous ceux qui sont politiquement ou socialement exploités ou à tous ceux qui souffrent de divers handicaps. Quant à la pau­vreté religieuse, on peut la différencier selon les Instituts, pauvreté franciscaine, pauvreté bénédictine, etc..., suivant les modalités particulières dans lesquelles elle trouve son expression.

 

Je vais m'arrêter quelque peu ce matin sur la pauvre­té économique et la pauvreté naturelle.

La pauvreté économique est la situation de celui qui ne dispose que de très peu des biens de ce monde. Pour cer­tains, c'est même situé en dessous de ce qu'on appelle le minimum vital. Ils vivent dans des conditions infrahumaines. C'est le lot de beaucoup de personnes aujourd'hui dans ce qu'on appelle le tiers-monde : des régions entières, des peuples entiers. Je vais vous en donner un petit échantillon.

Vous connaissez tous cet ami du frère Jacques qui a achevé ses études de médecine. Il s'appelle Yves Wéri. C'est un Bruxellois. Il vient ici deux ou trois fois par an pas­ser quelques jours. Et il a entrepris un voyage en Extrême-orient pour entrer en contact avec ces peuples pauvres. Je ne sais pas ce qu'il a l'intention de faire après. Mais en­fin voilà, il est là-bas maintenant.

Il vient d'écrire une lettre dans laquelle il raconte ses premières impressions. Il est arrivé à Bangkok. C'est la capitale de l'ancien Siam qui s'appelle aujourd'hui la Thaïlande, le pays des Thaïs. Et il a échoué dans un bidon­ville, donc une agglomération qui réunit des dizaines de milliers de personnes, des bicoques de tôles, de planches. Lui a encore de la chance, il est tombé sur une bicoque en dur. Quelques mètres carrés sur lesquels ont vit à cinq ou six...Et tout se trouve là-dedans...

 

Mais, c'est donc dans la banlieue de Bangkok qui est une ville extraordinairement belle. La haute civilisation Thaï se trouve là. On parle des fameux palais...C'est vrai­ment...mais enfin il y a à côté le bidonville... Deux, trois jours par semaine les égouts de la ville de Bangkok refluent, et alors ça sort par les bouches d'égout. Voyez un peu ce que ça représente ! Et puis ça mon­te jusqu'à une hauteur de 1m environ, et tout le bidonville est noyé dans ce cloaque. Alors comment faire ?

Eh bien, on a trouvé une solution. On a construit le bidonville sur pilotis. Il y a donc des planches sur des pieux. Et là-dessus sont construites les bicoques. Et le cloaque arrive à dix cm en dessous de la plate-forme... Il décrit un peu le spectacle. Il y a là une mer de boues, de saletés, avec des courants dans tous els sens. Et elle charrie de tout : des détritus, des excréments, des cadavres d'animaux. Tout est là-dedans, ça vient et ça va... lmaginez l'odeur nauséabonde, les miasmes: nous som­mes en Extrême-Orient et il y fait chaud. Et ça ne s'évacue pas...

          Maintenant, les gens qui vivent là au-dessus, ils doi­vent bien s'adapter. Leurs besoins naturels, pas de problè­mes, on les fait là-dedans comme ça...Et la nourriture ?  Mais on essaye sur les quelques mètres carrés dont on dispose ­de garer la nourriture...Il arrive parfois que ça monte encore un peu plus haut et que ça touche la plate-forme. Si ce sont des planches, voyez un peu ce que c'est ! Alors, il faut quoi faire ? Mais il faut vivre sur un super pilotis, c'est à dire sur des chaises, sur des tables...on ne sait plus où se mettre... Et il faut dormir là-dedans !

 

Voilà, mes frères, des conditions infrahumaines ! Maintenant quand les égouts reprennent tout ça, ça s'en va...oui, le liquide, mais le reste, ça reste là. Si bien que c'est un cloaque, une boue, enfin on ne sait pas où mettre le pied. Mais il faut tout de même voyager là-dedans. Il faut aller à son travail, il faut vivre. Comment fait-on ?

C'est tout simple : entre les plates-formes - ça ce n'est pas une plate-forme d'une surface de plusieurs Ha, non, ce sont des pilotis et on va de l'un à l'autre - on voyage sur des planches, des planches étroites. Et il ne s’agit pas de tré­bucher, ou que la planche casse ou bascule. Voilà, c'est ainsi qu'on vit !

Et là-dedans il y a des hommes, il y a des femmes, il y a des enfants, il y a des vieillards, il y a de tout. Voilà un bidonville exemplaire ! Et le plus extraordinaire, c'est qu'il n'y a pas d'épidémies. Les gens sont sans doute immunisés ?

 

Il y a encore un autre type de pauvreté économique qui est plus proche de nous. Il ne faut pas courir bien loin. Il suffit d'aller à la porterie, ici. Ce sont les produits de ce qu'on appelle le quart-monde. Ce sont les nouveaux pauvres d'aujourd'hui. En ces moments-ci, je pense que le frère Gérard passe le tiers de son temps - est-ce que j'oserais dire la moi­tié de son temps ? - à recevoir toute cette population qui vient sonner ici. Voilà, ça n'a plus rien à manger, ça n'a plus rien pour se chauffer, ça n'a plus d'argent, et ça est là !

J'ai appris par le Père Leloir qui maintenant dans ces vieux jours s'occupe de la distribution des aumônes à Clair­vaux - pas à la porterie, mais tout ce qui vient par corres­pondance - que à Clairvaux on reçoit des lettres, des appels au secours des mêmes personnes qui viennent ici, qui habitent Jemelle, On, Marche, enfin partout.

Ce sont des tribus ! Mais ce sont des gens qui n'en peuvent rien. La société est tellement compliquée pour eux qu'ils sont absolument débordés, laissés pour compte. La législation est tellement difficile, qu'ils sont toujours en défaut. Ils ont toujours des procès. Ils ont toujours les huissiers à leurs trousses. Et voilà, c'est ainsi qu'ils vivent, dans un état d'insécurité permanent. C'est voyez le lot de la pauvreté !

 

Maintenant on va dire : oui, mais là-dedans il y a des exploiteurs. Peut-être bien ? Mais ils sont malgré tout une infime minorité. Il faut entrer dans ce milieu un peu comme ça en les voyant, voir tout ce qu'ils disent, tout ce qu'ils racontent, tout ce qu'ils écrivent quand ils savent écrire pour sentir qu'il y a là une misère réelle et surtout une insécurité permanente.

On ne sait pas du tout ce qui va arriver, ce qui va tomber sur la tête, encore une fois parce qu'on n'a pas le minimum pour vivre. Cela devient un problème social de plus en plus pressant en cette période de crise. Ces hommes reçoi­vent ce qu'on appelle le minimex, donc le minimum vital des caisses d'Assistance Publique. Mais c'est un minimum, juste, juste, juste. Il ne faut rien qui arrive en plus. Or il ar­rive toujours des choses imprévues.

On commence même à en parler dans les journaux syndi­caux. Et c'est entre autre une nouvelle question : celle de l'endettement. Vous avez un ménage. Les deux travaillent. Enfin quand on met tout ensemble, cela fait 50 à 60.000 Frs de rentrée par mois, ce qui n'est pas mal. Alors on a acheté une maison ou on l'a construite. On a acheté des meubles. On a la voi­ture. Mais pour cela, il a fallu emprunter...

 

Mais maintenant, il faut rembourser et le capital, et les intérêts. Ce qui fait qu'il faut rembourser 20 à 25.000 Frs par mois. Quand on gagne 60.000, ça va, on vit bien. ce sont là de bons ménages d'employés ou d'ouvriers. Ce n'est plus le quart-monde. C'est des gens qui ont fait des études, qui savent vivre, qui savent s'organiser.

Mais voilà, d’abord il y a la femme qui commence à chômer. Alors ça diminue : de 60.000 ça redescend à 40.000. Cela commence à devenir juste quand il faut rembourser 25.000. Il en reste 15.000 pour vivre. On va se serrer. Mais malheur, voici que l'homme maintenant est condamné au chômage. Les voici tous les deux au chômage. Alors il reste pour vivre une affaire de 35.000 Frs et il faut en rembourser 25.000. Et ça y est ! Maintenant c'est fini, c'est la misère. On ne sait plus vivre. On a encore 35.000 Frs par mois mais on ne sait plus vivre parce qu'il y a le problème de l'endettement.

Les syndicats proposent qu'on prenne des lois pour em­pêcher quasiment les gens d'emprunter encore. C'était bon ça au moment de la prospérité, quand tout marchait bien, que l'argent rentrait. Mais maintenant ? Vous voyez, mes frères, ça c'est le problème de la pau­vreté économique. Donc d'un côté des conditions infrahumai­nes et de l'autre l'insécurité. Et vous avez des gens qui sont bien et qui doivent venir ici à la porte pour demander un bon de pain...ou bien alors ils ne savent plus rembourser. Et qu'est-ce qu'on va faire? Pas de problème, on va saisir et on va vendre. On va vendre la maison, il y aura toujours amateur... Voilà les problèmes de la pauvreté économique !

 

Et on comprend ce que le père Abbé Général dit ici : C'est un mal et on a le devoir de travailler à son élimina­tion. Mais c'est un problème très, très, très dur. On dira : Oui, mais on dépense des milliards, des som­mes fantasmagoriques pour l'armement, pour des armes. Mais qu'on les consacre à cela. Oui, c'est facile à dire, c'est très facile à dire tout ça. C'est un principe. Mais dès l' instant qu'il faut passer à la pratique, on est paralysé, on ne sait plus que faire.

 

Maintenant il y a un second type de pauvreté, c'est la pauvreté naturelle qu'on pourrait aussi appeler ontologique. Elle fait partie de notre être de créature. Je dépends de Dieu dans mon existence physique, dans mon existence morale, spirituelle. Je reçois tout, absolu­ment tout de Dieu. Je ne suis pas autosuffisant. Même si je jouis de la liberté, d'une certaine autonomie, c'est encore un cadeau que Dieu me fait.

Pour comprendre cette pauvreté naturelle il faut - na­turellement - être croyant. Celui qui ne l'est pas, il n'y pense pas. Il faut dire que la plupart des croyant n'y pen­sent pas non plus. Nous - mêmes qui sommes dans un monastère, mais nous y pensons, mais nous devons encore faire un effort pour le croire et pour adapter notre vie à cette foi.

Voyez ! Nous allons maintenant passer à la pauvreté évangélique, à la pauvreté religieuse. Reconnaître la Sei­gneurerie de Dieu sur nous, mais c'est entrer dans l'espace de liberté. Car nous savons que Dieu est Père et que Dieu ne nous laissera jamais démunis. C'est ce que nous dit Saint Benoît. Il ne manque rien, dit-il, à ceux qui craignent Dieu. C'est à dire à ceux qui reconnaissent que Dieu est Dieu et qui s'en remettent à Lui.

 

Voilà mes frères ! Je vais en rester là pour aujourd'hui. Je pense que nous avons ample matière à réflexion. Et le Père Abbé Général partira de ces constatations pour nous introduire dans un sérieux examen de conscience qui ne doit pas nous culpabiliser, mais qui doit nous faire regarder notre vie monastique avec un sérieux plus grand que jamais.

 

Règle : 3, 16-30 : L’avis des frères ?           17.01.84

      La Règle, maîtresse de vie.

 

Mes frères,  

 

          Nous venons d'entendre une des sentences les plus belles qui soit sortie du coeur et certainement de la bouche de Saint Benoît avant d'avoir glissé à l'extrémité de sa plume. Et c'est celle-ci : omnes magistram sequantur regulam 3.16. Que tous suivent la Règle comme une maîtresse de vie.

          Essayons de mesurer l’humilité et l'effacement de Saint Benoît devant une réalité qui le dépasse. Il est le rédacteur de la Règle. Cette Règle est son œuvre. Et pourtant il sait qu'elle vient de plus haut que lui, d'au-delà de lui. Car tous doivent prendre la Règle comme maîtresse de vie. même lui ! Je me demande si vous saisissez ?

          Saint Benoît ne rédige pas une Règle au-dessus de laquelle lui se situerait.  Non ! Il se place en dessous de la Règle qu'il a rédigée. Pourquoi ? Mais parce que cette Règle, il le sent, il le sait, elle ne vient pas de lui, elle vient d'ailleurs. Saint Benoît a été l’instrument providentiel dont la vie, l'expérience et le talent ont permis de couler dans un écrit une Tradition faite de la recherche, des luttes, de l'ascèse, de la foi d'une multitude de saints.

 

          La Règle n'est donc pas le résultat d'un travail en chambre. Non ! Saint Benoît est certainement arrivé à la fin de sa vie - ce ne sont pas ses derniers jours, ni peut-être même ses dernières années, mais c'est une fin - à un moment où, pour prendre une expression d'aujourd'hui, il a dépassé la vitesse du son.

          Il est au-delà de lui-même. Il est chez Dieu et il peut à ce moment-là saisir tout ce que lui ont apporté ses prédécesseurs dans la vie monastique, ajoutant alors à ces trésors son expérience personnelle qui a fructifié sur eux. Il est en état de livrer son enseignement à ses disciples et même de le fixer par écrit, car lui disparu, cela pourrait se perdre. Et ce n'est jamais lui, me semble-t-il, qui a eu l'idée de rédiger une Règle ; mais certainement que ça lui a été demandé ?

          D'ailleurs, à cette Tradition dont il s'est nourrit et dont il est un des fruits les meilleurs, il se réfère à la fin de sa Règle explicitement. Il dira : Voilà, j’ai rédigé ceci pour les débutants que nous sommes tous. Mais si vous voulez aller au sommet, même au-delà du sommet, il y a tous ceux qui sont venus avant nous. Allez voir là-bas ! 73, 1-9.

 

          Mes frères, pour oser dire que tous dans le monastère et en toute chose vont prendre comme Maîtresse de vie cette Règle, la Règle, pour oser dire cela, il faut être arrivé loin au-delà de l'échelle de l'humilité. Car par la Règle, nous remontons aux origines, à la Parole de Dieu certes, et à l'ébranlement produit par cette Parole chez les hommes, des hommes qui sont saisis par ce que l'Esprit Saint leur fait comprendre, des hommes qui à ce moment-là ne savent plus se tenir : ils sont dans un état d'agitation permanente.

          Mais attention ! Ce n'est pas une agitation furieuse ni une agitation morbide. Ils sont inquiets, ils ne savent plus goûter de repos jusqu'au moment où la Parole aura pris corps en eux et où se sera réalisé pour eux ce que la Parole a semé dans leur coeur.    C'est ce que disait aussi Saint  Augustin : notre cœur est sans repos jusqu’à ce qu’il t’ait trouvé ! Là est le lieu de notre repos : au sein de la Trinité. Nous sommes venu du coeur de Dieu et c'est là que nous devons retourner. Voilà donc où la Règle nous reconduit, jusqu'à ces origines-là !

          Et comme souvent avec Dieu, tout commence dans l'obscurité et avec rien. Nous l'avons entendu aujourd'hui. Antoine entre dans une église. Il rentre dans son église. Antoine est un jeune homme d'une vingtaine d'année, comme les autres dans son petit village. Il entre dans l'église et il entend une Parole. Et cette Parole pénètre en lui. Et c'est le début de l'aventure monastique.

         

C'est moins que rien ! Et je dois reconnaître que Dieu n'agit pas encore autrement aujourd'hui. Cela ne veut pas dire que nous allons entrer dans une église et puis entendre une Parole. Non, le même scénario ne se reproduit pas deux fois. Mais pour chacun d'entre nous, si nous voulons remonter - si nous le savons, parce que ça nous a peut-être échappé - si nous savons remonter à l'origine de notre appel : il y a une petite chose de rien du tout. Et à partir de là, ça grandit en nous. Et nous ne savons pas où ça va s'arrêter.

          Antoine ne soupçonnait absolument pas ce qui allait suivre. Il ne savait pas du tout à l’âge de vingt ans qu'il deviendrait le Père des moines pour l'éternité. Il ne savait pas tout ce qui se mettait en route avec lui. Nous ne savons pas ce qui se met en route avec nous non plus ! Cela ne veut pas dire que nous allons devenir le patriarche d'une nouvelle génération de moine, loin de là !

          Mais dans l'invisible, dans le monde de l'éternité, nous ne sommes pas seuls. Et si comme Antoine nous sommes fidèles, nous aurons le sort d'Antoine. Lorsque nous paraîtrons, lorsque nous serons en plénitude dans l'univers de Dieu, nous dirons : mais qui m'a donc engendré tout cela ? J'étais seul comme un bois sec. Mais d'où me sont-ils venus tous ceux-là ?

          Et je l'ai remarqué ce matin en écoutant à l'Office de nuit. Nous trouvons dans le début de la vie de Saint Antoine déjà les composantes essentielles de la vie monastique. On nous a dit trois choses. C'est par ça que Saint Athanase commence. Il nous dit qu'Antoine travaillait de ses mains pour assurer sa subsistance. Et ce qu'il avait en excédent, il le donnait, il le distribuait aux indigents. Déjà donc le travail ! La première des choses, c'est le travail !

          N'allons pas encore une fois essayer de trouver plus de valeur intrinsèque au plan monastique à une chose qu'à l'autre. Non, mais dans la pratique concrète, il faut d'abord vivre, il faut d'abord respirer, il faut manger. Donc la première chose qui se présente avant tout, c'est le travail. Puis il disait en second lieu, immédiatement après que Antoine priait sans cesse. Cela veut dire que Antoine prenait sa journée, il la dirigeait vers Dieu et Dieu soutenait toute l'activité d'Antoine.

Nous avons là à l'état embryonnaire notre Office divin, sa raison d'être qui est de prendre, de nous prendre tels que nous sommes dans nos activités de toutes sortes - spirituelles, intellectuelles, physiques, corporelles, biologiques, tout - nous prendre et nous diriger vers Dieu. Maintenant, oui, on reprend ça sept fois par jour et la nuit et il nous dit que Saint Antoine priait sans cesse. Cela ne nous empêche pas non plus de prier sans cesse. Entre disons les heures de l'Office que nous avons, il faut que tout notre être soit sans cesse dirigé vers Dieu. C'est cela la prière continuelle.

 

          Et enfin Saint Athanase nous dit que Antoine était assidu à la Lecture. A tel point que tout ce qu'il lisait, toutes ces lectures s'imprimaient en lui. Si bien que plus tard, lorsqu'il se trouverait dans le désert, il n'aurait plus besoin du secours des livres. Il connaissait par coeur toute l'Ecriture. Elle s'était imprimée en lui. Nous avons là la Lectio Divina, se nourrir de la Parole de Dieu pour qu'elle s'imprime en nous, ou, que nous faisions corps avec elle et qu'elle devienne le moteur réel de notre vie.

          Voilà, mes frères, tout cela nous permet de comprendre que si la vie d'Antoine a été normative pour toujours et pour tous, Saint Benoît, lui, qui est au courant de tout cela, va donc dire que sa Règle qui est la quintessence de l'expérience, non seulement d'Antoine, mais d'autres disciples d'Antoine, elle est vraiment la Magistra, la Maîtresse, celle à laquelle il faut se référer pour trouver la vie et pour mener une vie convenable, la vie que Dieu attend de nous.

 

          Voilà, mes frères, pour ce soir ! Et ainsi nous avançons de fête en fête, de mémoire en mémoire, nous avançons vers le Royaume de Dieu.

 

Règle : 3, 16-30 : Quels outils utiliser ?        18.01.84

      Apprendre un métier.

 

Mes frères,

 

          Si nous faisons abstraction du titre qui est de rédaction tardive, nous remarquons que le chapitre 4° commence de façon abrupte, sans présentation, sans introduction : Avant tout aimer le Seigneur de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa force.

          C'est une suite de propositions verbales, une énumération de formules groupées plus ou moins par affinités. Et nous devons attendre la fin du Chapitre pour apprendre que ce sont des instrumenta, 4,91, des instruments, des outils qui doivent être utilisés dans une officina, 4,98, dans un atelier en vue d'y exercer un art qui est de nature spirituelle.

          Le monastère, pour Saint Benoît, est donc un atelier dont les murs sont garnis d'une multitude d'outils qu'il faut savoir utiliser à bon escient suivant la pièce qu'on désire façonner. Vous avez déjà certainement vu de ces boutiques - j'emploie ce mot là parce que ça ressemblait à des boutiques - dans lesquelles travaillaient auparavant des menuisiers, ou des forgerons, ou des sabotiers.

         

Maintenant tout cela paraît tellement loin quoiqu’on essaye de ressusciter ces petits artisanats. Et vraiment tout était garni d'outils au plus mystérieux pour les profanes. Et on voyait ces ouvriers savoir au moment opportun prendre tel outil pour faire telle petite chose à la pièce à laquelle il travaillait, le déposer, prendre un autre.

          Et c'est ainsi qu'on apprenait un métier par tradition. On était jeune, on regardait, et puis on s'essayait en petit. Et ainsi, après bien des gaffes naturellement, et des blessures qu'on se faisait à soi-même, on disait que le métier entrait dans le corps. Et celui qui avait un peu de talent, il était repéré. Et voilà, alors l'artisan lui donnait de petits trucs de métier.

          C'est ça le monastère pour Saint Benoît ! Vous avez un Maître qui est l'Abbé, et puis avec lui des ouvriers qualifiés qui sont les seniores spirituales, les anciens qui sont guidés par l'Esprit de Dieu. Et alors des apprentis qui sont les novices, et puis qui sont les moines et les frères. Et il y en a, voilà, on a repéré leurs qualités !

 

          Mais tout cela, j’y reviendrai plus tard. Nous ne sommes encore qu'au début. Et ces outils, lorsqu'il s’agit de la vie monastique, ils ont ceci de particulier : c'est qu'on ne doit pas les utiliser les uns après les autres, mais tous ensemble. Et nous comprenons alors que en fait il s’agit d'un seul et unique outil aux potentialités infinies. Quel sera cet outil unique ? ça, nous le découvrirons un jour.

Mais je veux vous faire savoir qu’en fait, le véritable artisan qui sait manier cet outil, ce ne peut être que l'Esprit de Dieu. Comme il s’agit d'un art spirituel, c'est l'Esprit de Dieu qui est Maître en la matière. C'est lui qui possède cet outil et puis qui va en travailler. L'Esprit est, comme le dit l'hymne de la Pentecôte, il est le doigt de la main droite de Dieu.

          Et nous alors, là-dedans ? Eh bien nous, il nous est demandé de consentir à cette action de l'Esprit en nous. L'Apôtre Paul nous dit qu’il opère en nous, et le vouloir et le faire, les deux ! Il faut donc que nous soyons ouverts, que nous n'opposions pas de résistance, que nous ne dressions pas d'obstacles, qu'il n'y ait pas en nous un non, ou un oui mais, ou on verra, quand je serai plus sûr !

 

          Non ! Il nous est demandé de faire confiance et de consentir à laisser l'Esprit de Dieu agir en nous et par nous. Car, je l’ai déjà dit et je le répète, car je trouve cela tellement beau, Dieu est tellement humble et il nous aime tellement qu'il s'efface pour nous mettre en valeur. Son action est si discrète, si cachée qu'il nous laisse l'impression que c'est nous qui faisons tout le travail.

          Il faut donc avoir la lucidité, qui est une lucidité de foi, pour ne jamais perdre de vue que c'est lui qui fait tout, mais que sans nous il ne peut rien faire. Et c'est cela l'obéissance, c'est de consentir à ce que Dieu prenne ses outils, son outil, et qu'il commence à travailler en nous.

 

          Et il est symptomatique que le Chapitre suivant, le Chapitre 5 traite justement de l'obéissance. Saint Benoît dans l'élaboration de sa Règle suit une progression très logique. Il serait intéressant de l'étudier un jour car ce ne sont pas des chapitres qui ont été déposés là les uns à côté des autres au hasard.  Non, Saint Benoît a une idée. Et cette idée, il la suit.

          Et cette idée, c'est la transcription en Saint Benoît du travail que Dieu fait. Dieu ne commence pas par la fin. Il commence par le commencement. D'ailleurs le tout premier mot de la révélation Biblique c'est : Au commencement, Dieu fit …. Dieu demeure toujours logique avec lui-même. Et il est aussi logique dans son travail.

          Et Saint Benoît qui est l'homme de Dieu, qui est possédé par Dieu, lorsqu'il explique la façon dont Dieu va s'y prendre pour former un moine et un saint, il va aussi procéder selon un ordre logique. Mais la logique de la foi naturellement.

 

          L'obéissance va donc faciliter la besogne de Dieu et la nôtre aussi. Elle va nous prémunir contre un double danger. D'abord celui du découragement, car lorsqu'on se trouve devant cette multitude d'outils et qu'on voit le travail à faire, mais on n'a même pas envie de commencer parce que c'est trop, c'est beaucoup trop et c'est trop difficile.

          Il s’agit en effet d'enlever de nous tout ce qui est contraire à la lumière de Dieu. Et puis quand le travail est fait, il faut commencer à polir, à affiner notre intérieur. Mais ce n'est pas encore assez : il faut le métamorphoser, il faut le transformer, il faut le diviniser. Et alors là, c'est impossible !

          Donc, si nous avons le bon sens de nous abandonner par l'obéissance à Dieu qui va opérer en nous, à ce moment, nous nous mettons hors de portée du découragement.

 

          Mais aussi nous sommes gardés de ce qui est le contraire, c'est de s'imaginer que nous allons pouvoir tout faire nous-mêmes. Ce sera le pélagianisme avec à la limite l'orgueil de pouvoir dire : c'est par ma propre force que j'arrive à quelque chose. On m'a signalé dernièrement encore deux monastères comme ça - un situé en Belgique et un autre situé en France. Et un des deux, c'est un de notre Ordre - qui s'ouvrent, qui mettent des locaux bien aménagés à la disposition des adeptes de la Méditation Transcendantale, et puis d'autres du  Zen, le cours de Zen étant d'ailleurs donné par un moine Bénédictin.

          Oui, mais c'est ça, voyez la confusion ! Je vais par des méthodes naturelles arriver à entrer dans cet univers de Dieu, là où je serais unifié, où je serais un seul être avec lui, où je me dépasserais. Je sortirai de moi ou bien j’entrerai en moi pour trouver Dieu. Voyez quelle confusion ! Mais si nous sommes fidèles à l'esprit de ce chapitre quatrième, cette erreur ne pourra pas se commettre parce que je sentirai trop qu'il n'y a que Dieu seul qui peut opérer en moi cette merveille de faire d'un paquet de chair que je suis un être spirituel, c'est à dire habité par l'Esprit et mû dans toutes ses démarches par l'Esprit même de Dieu. Voilà, mes frères, ce que je pensais vous dire ce soir.

         

Donc l'obéissance, pour résumer, lorsque nous nous trouvons en face de tous ces outils qui sont là devant nous, mais l'obéissance, elle nous empêchera de renoncer et elle nous empêchera de nous imaginer qu'il nous est possible de réaliser des choses qui sont du domaine propre de Dieu.

          Vous verrez après cela, encore dans la logique de Saint Benoît, que devant cette merveille de l'obéissance, de la collaboration avec Dieu, mais il faut se taire, il faut admirer. Il faut faire le vide en soi pour écouter, être attentif, ne pas se laisser distraire par les bruits, par les paroles, par tout ce qui peut virevolter autour de nous.

          Et puis dans ce silence, alors se laisser pénétrer par Dieu et gravir avec lui lentement cette échelle de l'humilité. Vous voyez la courbe logique que suit Saint Benoît. Puis alors après viendra quoi ? Mais ça va s'épanouir dans la prière.

 

          Voilà, mes frères, c’est assez pour ce soir !

 

Règle : 4, 25-50 : Quels outils utiliser ?        19.01.84

      Situations contrariantes.

 

Mes frères,

 

          Dans la première partie de ce que nous venons d'entendre, Saint Benoît donne une série de consignes et de conseils qui nous aiderons à faire face à des situations contrariantes qui, comme vous le savez, ne sont pas rares dans les communautés monastiques. Elles sont même, à mon avis, préparées par Dieu secrètement pour nous mettre à l'épreuve, pour voir ce qu'il y a en nous. Car c'est à ce moment-là que notre être profond vient en surface.

          L'homme animal, vous le savez, est toujours vivant en nous. Il juge et il réagit de manière naturelle, instinctive et toujours égoïste. Il peut nous entraîner dans deux attitudes qui sont chacune délétères. La première, c'est un repliement sur soi. Nous sommes toujours dans des situations qui nous sont contraire, donc qui nous heurtent, du moins à notre jugement. Car en soi, elles sont peut-être absolument innocentes. Et un repliement sur soi qui va engendrer une sorte de résignation rageuse, puis de la tristesse et finalement de la haine.

          Ou bien, ce sera une réaction d'agressivité. Ce sera la colère, la riposte, la vengeance. Mais dans l'un comme dans l'autre cas, nous sommes victimes d'une passion et nous sommes réduits en servitude. Où est l'homme libre là-dedans ? L'homme libre, il est réduit à l'état animal. C'est pour cela que Saint Paul l'appelle l'homo animalis. Et l'animal, comme vous la savez, il obéit à ses instincts. Et ses instincts sont plus forts que lui. Et tels sommes nous lorsque nous nous laissons aller à ces passions.

 

          Saint Benoît nous dit de ne pas se mettre en colère, pas de vengeance, pas de fausse paix, pas rendre le mal pour le mal. Si on nous fait quelque chose qui à notre avis nous est contraire, eh bien voilà, il faut le supporter. Il ne faut pas rendre le mal pour le mal.

          Si on dit du mal de nous, il ne faut pas en rajouter au sujet de celui qui répand des calomnies à notre sujet. Au contraire, il faut en dire du bien de celui-là. Car, même lorsqu'il dit des mensonges à notre sujet, en dessous de ces mensonges il y a toujours de la vérité, quand ce ne serait que le fait tout brut et tout simple que Dieu permet ces attaques contre notre personne.

          Mes frères, faisons bien attention à ces réflexes qui peuvent être dangereux pour les personnes et pour une communauté car ils sont destructeurs, ils ne construisent pas, ils démolissent.

         

Et puis ne l'oublions pas, nous ne sommes pas ici chez nous. Nous sommes chez Dieu. Or dans la maison de Dieu - puisque nous avons choisi d'y vivre - eh bien, nous nous sommes engagés implicitement par le fait que nous sommes venus ici, et explicitement le jour où nous avons renoncé à notre volonté, et même à la disposition de tout notre être, de nos sentiments, de nos affections, de notre coeur, de notre corps, lorsque nous avons remis tout cela au Christ en la personne de l'Abbé.

          Mais dès ce jour-là, nous nous sommes engagés, explicitement maintenant, à adopter les mœurs du Royaume de Dieu, de cette maison de Dieu qui est régie par d'autres lois que celles de l'instinct égoïste. Nous avons choisi de nous oublier, de tout supporter de la part des autres et de n'avoir rien à leur faire porter.

          Voilà, mes frères, les lois du Royaume ! Et le péché dans le monastère, c'est de ne pas vivre cela. Le vivre à la perfection, ce n'est peut-être pas possible. Nous avons toujours des faux pas, toujours des écarts, quand ce ne serait qu'à l'intérieur de notre coeur, même si ça ne parait pas au dehors. Un réflexe de pensée, une étincelle qui jaillit comme ça sous la violence du choc, et qui n'est pas de la lumière mais qui est quelque chose qui doit brûler l'autre. Car notre pensée contre l'autre brûle l'autre. Les esprits entre eux se communiquent, se parlent uniquement par un échange de pensées.

 

          Et voilà, vous voyez mes frères, dans le monastère on participe déjà d'une certaine manière de la nature angélique. Dans le Royaume de Dieu, il en est ainsi et les pensées sont ou bien porteuses de vie, ou bien porteuses de mort. Et dans le monastère donc, nous ne pouvons faire que transmettre la vie. Nous sommes des fils de Dieu. Nous vivons ensemble et nous devons avoir une conduite en rapport avec notre état.

          En plus, nous sommes dans un atelier. Je l'ai rappelé hier. Nous avons des instruments. Nous avons des outils. Nous devons nous en servir ou plutôt, nous devons permettre à l'Esprit de Dieu de s'en servir par nous. Ne dressons pas d'obstacle. Saint Benoît a prévu pour les situations difficiles des remèdes ou des réponses pour prévenir ou guérir nos réactions malencontreuses. Il faudrait les analyser en détail, prendre la première déjà par exemple : iram non perficere, 4,25, la colère... Mais enfin, ce sera pour une autre fois.

 

Mais toutes ces consignes de Saint Benoît, tous ces remèdes peuvent se ramener à un seul. C'est un parti pris de vérité : vivre en conformité avec ce que nous sommes. Je le répète, nous sommes des enfants de Dieu. Et du fait de notre insertion dans la vie Trinitaire, nous avons en nous la possibilité d'adopter les mœurs de notre Père qui, vous le savez, est l'amour, qui est la bonté, qui répond toujours au mal par le bien, qui répond à la difficulté par la patience, qui répond au geste méchant par un surcroît de charité.

          Et nous sommes des frères qui partageons tous la même vie divine. Nous sommes consanguins. Oui, ce sang spirituel, il circule en chacun d'entre nous. C'est le même, il dérive de la Trinité. Il vient en nous. Il nous anime tous.           Nous formons un seul corps. Et est-ce que à l'intérieur de notre corps physique, est-ce que les membres se détruisent les uns les autres ? Non, au contraire, ils s’aident. Et lorsqu'un membre est en difficulté, mais tous les autres le soutiennent, tous les autres le protègent. Ainsi doit-il en être entre nous.

          Donc ce parti pris de vérité : nous sommes des fils de la résurrection. Nous ne sommes pas des fils de l'affrontement, ni de la compétition. Voilà tout ce que veut nous dire ici Saint Benoît.

 

          Heureusement, mes frères, je dois le reconnaître et je dois le dire, c'est que dans notre communauté, il y a certes des situations comme je dis : heurtantes. C'est certains et c'est inévitable. C'est quasi quotidien ! C'est ça la vie ! On se rencontre, et voilà parfois on se cogne.  Mais je dois dire qu'ici il y a tout de même toujours de bonnes réactions, du moins extérieurement. Il n'y a pas des orages formidables. Non, de petites histoires parfois, pas grande chose, ça passe si vite.

          Mais attention ! Il faudrait voir ce qui se passe à l'intérieur ? Et c'est jusque là que Saint Benoît veut nous conduire. Il faut que il ne se passe même rien à l'intérieur de nous. Il faudrait qu'il n'y ait pas le moindre jugement défavorable, pas la moindre pensée qui ne soit pas une pensée d'amour, qu'il y ait enfin en nous qu'un parfait équilibre surnaturel. C'est jusque là que Saint Benoît veut nous conduire, non seulement corriger notre extérieur, mais aussi rééquilibrer notre intérieur.

          Voilà, mes frères, je pense que en soi c'est possible. Ce n’est pas facile ! Mais si nous ouvrons notre être au travail de l'Esprit, il est certain que notre coeur deviendra pur. Il deviendra l'habitat de l'Esprit divin. Et à ce moment-là, ce que Saint Benoît espère pour nous sera arrivé comme c'était arrivé pour lui.

         

Mes frères, nous sommes ici dans le monastère pour cela. Nous devons nous le répéter surtout lorsque nous connaissons un moment un peu plus difficile. Nous ne devons jamais le perdre de vue, ni pour nous-mêmes, ni pour les autres. Et dans toute la mesure de nos possibilités nous devons nous entraider par notre prière, par notre estime réciproque et aussi en évitant dans toute la mesure du possible les situations qui peuvent ennuyer les autres, qui peuvent les heurter, qui peuvent leur faire de la peine.

 

Règle : 4, 51-77 : Quels outils utiliser ?        20.01.84

      La Babel monastique.

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît commence cette section par ce qu'on avait coutume d'appeler auparavant une méditation sur les fins dernières : la mort, avoir la mort chaque jour devant les yeux ; le jugement, craindre le jour du jugement ; le paradis, désirer la vie éternelle de toute l'ardeur de son être ; l'enfer, redouter l'enfer.

          Mais ne nous y trompons pas. Saint Benoît nous amène à un sommet et il donne à ses sentences plus d'ampleur comme s'il voulait nous faire admirer l'immensité d'un paysage merveilleux. Je vais vous dire maintenant une chose que je reprendrai plus tard, mais elle vient bien à sa place aujourd'hui parce que Saint Benoît nous a, à l'aide de ses sentences et de ses conseils, il nous a conduits au sommet d'une montagne.

          Le moine entend réaliser le projet des constructeurs de Babel : élever une tour dont le sommet pénétrerait à l'intérieur des cieux. C'est là une intention qui travaille l'humanité depuis l'origine, déjà chez le tout premier homme. Dans le paradis, il n’était pas encore content. Le paradis, ce n'était pas encore l'univers proprement dit de Dieu. Et il aurait bien voulu y entrer tout de suite.

 

          Oh, il n'avait pas à lever une tour puisqu'il était seul. Pour construire, il faut être en équipe. Il lui semblait qu'en cueillant un fruit, justement celui auquel Dieu lui avait interdit de toucher, il arriverait à l'endroit où ce fruit avait pris naissance, dans le domaine où l'on peut connaître le bien et le mal, là où on est comme Dieu.

          Et on dirait que Dieu amène des hommes dans le monastère afin que le projet qu'il a certainement lui-même inscrit dans le coeur de l'homme au moment où il l'a créé, que ce projet devienne réalité, mais selon des voies qui seront celles de Dieu et non pas les voies ridicules de l'homme.

          Et Saint Benoît prévoit une échelle qu'il suffira de gravir. La base de cette échelle repose sur la terre. Mais le haut de cette échelle arrive à la hauteur des cieux. Et il suffit lorsqu'on est au-dessus, d'une dernière enjambée, et on est chez Dieu. Voyez Saint Benoît ici : on approche de la fin de toute cette énumération de conseils qu'il nous donne et à nouveau il avive en nous ce besoin, ce désir. C'est pour ça que je vous disais qu'il nous conduisait sur un sommet d'où il nous fait admirer alors tout ce qui nous est promis.

 

          Le moine est donc un homme avide d'être transporté dans l'univers de Dieu. Il y est déjà, il y vit déjà par tout son désir, par son espérance. Et il s'offre à Dieu qui va l'y emporter. Saint Benoît nous le dit ici, mais en termes naturellement qui ne sont pas aussi clairs que ce que je viens de vous dire maintenant. Il le dit à l'aide de circonlocutions que j'aurais l'occasion de reprendre plus tard. Mais comme nous avançons pas à pas dans la lecture de la Règle, il n'est pas possible de tout dire en quelques minutes.

          Le moine alors, en se laissant emporter par Dieu, mais il laisse derrière lui le monde et toute cette vie. Dans le fond, tout ce que la vie terrestre peut apporter, ça ne l'intéresse plus, il désire la vie éternelle de toute l'ardeur de son âme. Oui, c'est traduit ainsi ! Mais dans le texte, c'est omni concupiscentia spiritali, 5,43. C'est à dire que toute sa puissance de concupiscence, de convoitise, elle est devenue spirituelle, elle est saisie de l'intérieur par l'Esprit de Dieu.

Et alors avec une force, une intensité irrésistible, elle porte le moine vers la vie éternelle, c'est à dire vers une entrée à l'intérieur de la Trinité pour participer parfaitement à cette vie Trinitaire dans l'amour, dans la joie. Et donc, c'est cela la vie éternelle ! Alors vous comprenez que dans ces conditions-là, toutes les babioles que peut apporter cette vie de misère que nous connaissons, mais ça n'intéresse absolument plus, c'est fini !

 

          Et se laisser emporter ainsi par Dieu, c'est l'obéissance. Ce n'est rien d'autre que cela. Il nous est impossible d'arriver là-bas. Il y a bien cette échelle, mais nous ne pouvons la gravir que si nous avons en nous la force même de Dieu. Ce n'est pas notre propre industrie qui nous permet de gravir même le premier échelon. Tout nous est donné ! Accepter cela, accepter ces cadeaux de Dieu jour après jour, c'est cela l'obéissance.

          Et c'est tellement beau qu'on se demande comment il soit possible de faire autrement. C'est ça l'aberration ! Tout ce que je dis maintenant, nous le savons, nous le croyons. Mais lorsque Dieu nous le donne, eh bien, nous hésitons encore. Il faut que nous soyons vraiment malades - et nous le sommes. Il faut le reconnaître. Et Qu'arrive-t-il donc au moine qui ainsi se laisse prendre, se laisse séduire par Dieu et travailler par lui ?

Eh bien, il commence à parcourir tout ce qui est au-delà du sensible, tout ce qui est plus loin que ce qui tombe sous les sens. Il commence à devenir un vrai contemplatif. Il voit au-delà des apparences. Le regard de son coeur devient plus clair. Il devient plus vif. Il devient perçant. C'est le regard de la foi. C'est le regard même de Dieu qui scrute au-delà de ce que le charnel peut percevoir et comprendre. Il va donc explorer au-delà du sensible et il vit dans la lumière de Dieu.

         

Et par contraste il comprend, il commence à comprendre que l'absence de Dieu, c'est de vivre à côté de ce que Dieu offre, s'y complaire dans cet à côté. C'est entrer dans une obscurité qui va s'épaissir, qui va se solidifier, qui va devenir l'obscurité absolue. C'est l'enfer !           D'un côté, vous avez l'univers de la lumière, et de l'autre côté vous aurez l'univers des ténèbres. Ce ne sont pas des figures de style, ce ne sont pas des métaphores, c'est une réalité.

Mais pour comprendre le caractère concret de cette réalité - c'est une chose qu'il faut presque mesurer pour le comprendre - il faut déjà commencer à voir cette lumière de Dieu qui est Dieu lui-même. C'est la même chose lorsque nous sommes dans un local bien éclairé d'une lumière très forte et que nous sortons à l'extérieur même dans une obscurité qui n'est pas entière. Mais nous avons alors vraiment la sensation d'entrer dans le noir. C'est la même chose pour celui qui commence à vivre avec Dieu : le péché l'effraye. Il voit ce que c'est que le péché.

          Et l'être de ce moine, alors - qui est déjà son être d'éternité, c'est à dire son corps spirituel - il vit chez Dieu déjà ; mais son corps charnel, lui, alourdit par le péché le cloue à terre. Si bien qu'il rencontre un désaxement, une désarticulation. Il est écartelé, distendu entre le ciel et la terre. C'est le conflit dont parle si bien Saint Paul.

         

O, je sais très bien ce que je veux, la Loi de Dieu fait mes délices. Mais je sens en moi une autre loi qui répugne à celle de Dieu. Qui va donc me délivrer de ce corps de mort, de cette lutte ? Il n’y a qu’une seule chose, c’est la grâce du Seigneur Jésus qui va me pénétrer et me transformer en me rendant semblable au Christ lui-même.

          Eh bien le moine vit une expérience analogue. Et il va s'efforcer de maintenir un équilibre entre ses besoins normaux qui sont manger, boire, se vêtir, se reposer, se chauffer, enfin tout ce qu'il faut pour subsister, pour survivre et son être-ailleurs, l'intensité de son désir spirituel. Et c'est cela qu'on appellera l'ascèse. Ce n'est rien d'autre que maintenir ce sage équilibre.

          Nous ne pouvons pas nous suicider, mais nous devons déjà vivre ailleurs.  Et ce n'est pas si simple car le péché contamine nos facultés et il nous fait plutôt pencher vers la mort. Le péché, c'est une prédégustation de la mort, la mort qui est obscurité absolue et qui à la limite serait l'enfer.

 

          Voilà, mes frères, Saint Benoît nous dira donc que nous devons veiller à tous moments sur les actions de notre vie et ne pas avoir peur d'user des grands moyens. C'est la leçon que nous pouvons dégager aujourd'hui.

          Il y en a encore bien d'autres, vous comprenez. Mais à chaque jour suffit sa peine. Retenons pour cette fois que nous devons croire à tout ce que le Christ nous offre, que nous devons sans crainte l'accepter, que c'est non seulement pour notre salut mais que c'est notre joie pour maintenant avant d'être notre joie pour l'éternité.

 

Règle : 4, 78-100 : Quels outils utiliser ?      21.01.84

      La miséricorde de Dieu.

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît termine l'énumération des conseils spirituels qu'il nous donne sur note dont nous avons entendu les premières mesures dès le début, à savoir l'amour. Il ne s'abandonne pas à des envolées lyriques. Mais ce sont des accords brefs, nets, pratiques qui s’affaissent sur une note poignante bien que très consolante, réconfortante pour nous. Et ne jamais, dit-il, désespérer de la miséricorde de Dieu, 4,90.

          Les hommes - il suffit de nous regarder - sont le plus souvent impitoyables les uns pour les autres. Dieu, lui, ne l'est jamais. Il a comme on dit des entrailles, des entrailles de mère. Et ses entrailles sont remuées, elles sont bouleversées, elles sont mises sens dessus dessous lorsqu'il regarde, lorsqu'il voit le malheur dans lequel s'enfonce le pécheur. Et ça, il ne peut le supporter. Dieu est malheureux de notre malheur. Et vous savez ce qui est arrivé.       

Ce n'est pas nous qui l'avons aimé. C'est lui qui nous a aimés le premier. Et il a tellement compati sur notre sort qu'il a voulu devenir un homme. Nous l'avons chanté tous les jours à l'offertoire depuis le début de la semaine de l'Unité. Il s'est fait obéissant à notre place jusqu'à mourir pour nous, de notre main, sur une croix. Voilà, mes frères, l'amour qui nous est proposé en modèle. Est-ce qu'il habite notre cœur ?

 

          Oui, certainement en germe dans quelques coins de notre cœur. Mais occupe-t-il tout notre coeur ? Et est-ce qu'il nous donne aussi des entrailles qui sont remuées lorsque un de nos frères est malheureux, même malheureux par sa faute ? Un Abbé doit avoir des entrailles de ce genre, même s'il ne l'exprime pas extérieurement, qu'il ne sait pas l'exprimer, qu'il ne peut pas l'exprimer.

          Car il est des gestes de compassion à l'endroit d'un frère qui au lieu de le sauver, l'enfonce. Il y en a qui ne savent pas supporter qu'on les aime à la façon de Dieu. Alors il faut faire cela dans le secret. Dieu a souffert dans le secret. Il souffre maintenant dans le secret. Et lorsqu'il habite un cœur qui s'est donné à lui, et bien il souffre dans ce cœur. Autrefois on utilisait des expressions qui avaient leur senteur romantique mais qui enfin voulaient tout de même dire quelque chose.

Vous savez qu'il y avait pas loin d'ici un petit couvent de Sœurs qu'on appelaient Victimes du Sacré-Cœur. Dans le fond, c'est ça qu'elles voulaient dire. Maintenant naturellement, c'est une terminologie qu'on n'accepte plus, qu'on ne comprend plus. Mais c'était cela ! Elles offrent leur coeur de femme à Dieu, au Christ, pour qu'il puisse trouver un lieu où souffrir à cause du malheur des hommes pécheurs. C'est cela ! Mais ce n'est pas seulement demandé à ces sœurs. C'est demandé à chacun d'entre nous, à chaque chrétien, à chaque homme.

 

          Et c'est ce que Saint Benoît, à sa façon, nous explique à travers ce chapitre. Car toutes les consignes qu'il nous a données sont les facettes innombrables de l'amour. Quand on aime, il y a des choses qui se font et il y a des choses qui ne se font pas. Dans nos rapports avec Dieu, avec nos frères, avec nous-mêmes, l'amour doit devenir pour nous le mobile de toutes nos actions dès le début et au couronnement de notre agir.

          Nous devons suivre le mouvement musical que Saint Benoît a imprimé à tout ce Chapitre commencé par l'amour et terminé sur le sommet de l'amour qui est la miséricorde qui habite les entrailles de notre Dieu. Et dans l'entre-deux, il y a toute notre conduite pratique motivée et dirigée par cet amour.

 

          Et notre valeur personnelle, ne l'oublions pas, c'est uniquement notre amour. Saint Augustin a une belle parole que vous connaissez tous : Mon amour, c’est mon poids. Lorsque je serai placé sur la balance du jugement, le plateau descendra à la mesure de mon poids d'amour. Et nous n'emporterons jamais que lui. A notre dernier  jour, nous abandonnerons absolument. tout, mais tout ! Il faut bien se le dire. Nous ne prendrons rien avec nous, rien, sauf notre amour.

          Nous n'y pensons pas. Je veux dire que lorsque nous nous trouvons devant une situation concrète qui nous surprend, qui nous prend à l'improviste, nous n'avons pas le temps, le réflexe de mettre en rapport, et l'amour que nous allons peut-être laisser s'échapper, et la chose, le soi-disant bien qu'il nous semble que nous allons perdre.

 

          Eh bien, mes frères, il faut tout perdre, absolument tout, tout sauf l'amour. Si nous pouvions faire de cette vérité, de cette certitude, si nous pouvions en faire le mobile de toute notre conduite, je pense que nous deviendrions tellement légers, que nous serions emportés par l'Esprit jusque chez Dieu.

          Car notre amour, s'il est notre poids, si sur la balance il nous donne vraiment de la valeur, cet amour aussi comme il est l'Esprit même de Dieu, il nous rend léger. C'est quelque chose de paradoxal. C'est à dire que nous pouvons alors partir où nous voulons, nous laisser emporter où nous voulons.

          Aime et tait ce que tu veux ! Du moment que tu aimes, jamais tu ne commettras de bêtises, tu seras toujours dans la vérité. Mais attention, il s’agit ici du véritable amour. Il ne s’agit pas d'un petit sentiment subjectif d'amour. Il s’agit de se perdre à l'intérieur de la volonté de Dieu.

 

          Et alors, je voudrais pour clôturer cette fois-ci ce petit chapitre si important, redire, vous confier cette belle parole du Prophète Michée : Que te demande ton Dieu ? Mais que te  demande-t-il ? O, il te demande bien peu de chose - je paraphrase quelque peu - c'est de marcher dans l'amour avec ton Dieu.

          Donc, perds-toi dans son vouloir. Fais ce qu'il te demande. Aime-le, mais vraiment, sérieusement, par toute ta conduite. Et puis alors, aime d'un amour de tendresse tes frères, tous les hommes d'un amour de fidélité.

          En Hébreux, c'est être fidèle à ce qu'on a promis, être fidèle dans les relations qui se sont nouées. Et ça doit partir du cœur, ça doit partir des entrailles, ça doit nous engager dans tout notre être. Et ainsi, dit-il, tu accompliras humblement. toute justice. Dieu ne te demandera rien d'autre...

 

          Et c'est vrai, mes frères, pensons-y ! Cela devrait être écrit partout. Vous savez. les vieux trappistes, c'était encore comme ça quand je suis arrivé ici, les anciens s'en souviendront, il y avait des petites sentences sur des petits morceaux de bois qui étaient suspendues partout ici, dans les jardins, pour qu'on n'oublie pas. Aujourd'hui, ça paraîtrait désuet ! Mais c'était beau, je pense, parce que ainsi on avait devant les yeux de petites choses qui nous rappelaient que on est ici chez Dieu et que la grande loi de la maison de Dieu : c'est l'amour...

 

 

 

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        22.01.84

      2. Pauvreté évangélique et pauvreté religieuse.

 

Mes frères,

 

Saint Benoît nous parle ce matin de l'obéissance et le Père Abbé Général nous parle de la pauvreté. Les deux questions sont connexes comme nous allons le voir. Nous avons déjà analysé avec lui la pauvreté économi­que et la pauvreté naturelle. Nous allons voir maintenant la pauvreté évangélique et la pauvreté religieuse.

 

Troisièmement, il y a la pauvreté évangé­lique qui est requise de tous ceux qui veulent suivre le Christ. C'est d'abord une incitation à une attitude intérieure faite de détachement à tout ce qui n'est pas Dieu.

 

Cette pauvreté évangélique trouve son origine dans cette Parole du Christ au jeune homme riche : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, viens, suis-moi, et alors tu auras un trésor dans le ciel. C'est cette Parole qui a donné le branle à l'aventure monastique dans la personne de Saint Antoine. Nous l'avons vu lundi dernier.

Il s’agit donc de renoncer à tout : à son avoir, à sa famille. Il dira ailleurs : Celui qui aime son père, sa mère, ses frères, ses sœurs, sa femme, ses enfants plus que moi, il n’est pas digne de Moi ! Il faut renoncer à sa volonté propre. Il faut même si nécessaire renoncer à sa vie. Celui qui veut garder sa vie la perdra, tandis que celui qui n'hésite pas à la perdre, à la risquer pour Moi, celui-là, il la sauvera. Voilà, mes frères, ce qui est demandé au disciple du Christ.

Mais comment est-ce possible ? Oui, c'est possible à condition de placer tout son désir, toute sa richesse, toute sa raison de vivre dans la personne du Christ qui est Dieu avec nous, qui est Dieu pour nous. Il ne dit pas, voilà, de renoncer à tout. Saint Jérôme, je pense, a quelques réflexions à ce sujet. Des philosophes aussi ont renoncé à tout. Oui. Mais nous devons renoncer à tout POUR suivre le Christ.

 

Il y a là une relation d'amour préférentiel qui s'éta­blit entre deux personnes. Il ne s’agit pas de renoncer à un bien de moindre qualité pour un bien de plus grande qua­lité. Non ! On renonce parce que on aime.

La pauvreté, cette pauvreté absolue que le Christ at­tend du chrétien, elle a donc sa racine dans le coeur. Je me détache de tout parce que j'aime quelqu'un. Et ce quel­qu'un a tellement de prix à mes yeux que l'univers entier ne m'intéresse plus.

Et cette pauvreté devra s'exprimer alors dans le dé­tail concret de l'existence quotidienne. C'est à elle qu'est promise le Royaume de Dieu. Heureux les pauvres de cœur car le Royaume de Dieu est à eux ! Et c'est vrai !

 

Je ne parle pas de la liberté intérieure que l'on res­sent. Non, c'est encore là une réaction d'ordre psychologi­que. C'est un autre type de liberté. C'est la propre liber­té de Dieu. Ce n'est pas seulement une liberté d'un recul qu'on a pris, non, c'est une liberté qui est dominatrice des choses. On n'est plus asservi au créé. On le domine et on en devient le créateur.

Voilà la liberté ! Ce n'est pas un despotisme absolu, une tyrannie sur la création. Non, parce qu'on est toujours habité et mû par l'amour. Mais cette création est conduite à son dernier perfectionnement, à son achèvement par un amour qui se donne. C'est cela la liberté ! C'est de pouvoir se donner la sans avoir besoin d'accaparer, ni d'asservir. C'est ça liberté de Dieu. Et c'est à celle-là que nous sommes appelés par cette pauvreté.

La pauvreté évangélique va donc normalement engendrer l'obéissance. On ne s'appartient plus. On appartient au Christ. On appartient à Dieu. On permet à l'Esprit de Dieu de réaliser par nous un projet dont Dieu a le secret. On s'est abandonné à Dieu. Et voilà, c'est cela l'obéissance !

 

La pauvreté engendre aussi la chasteté. Mon coeur ne m'appartient plus. Mon corps ne m'appartient plus. Tout cela est donné à Dieu. Cette relation d'amour entre le Christ et moi me saisit dans mon être psychique, physique, spirituel. Et ça engendrera aussi un humble abandon à Dieu aimé seul.

Voilà, mes frères, la pauvreté évangélique. Mais ce n'est pas encore pour cela qu'elle deviendra le fait de tous les chrétiens. Le Christ dit : Si tu veux être par­tait ! Et ce jeune homme auquel il avait adressé cette paro­le, ce jeune homme qui lui posait une question, qui était rempli de bonnes intentions, voilà qu'il devient tout tris­te et, il s'en va. Car est-il dit : il avait de grands biens.

Il n'a pas pu opérer ce détachement. Il n'a pas pu entrer dans la pauvreté évangélique. Elle est donc tout a la fois et un ordre et un conseil.

 

Elle est un ordre dans ce sens que tout chrétien doit être pauvre dans la mesure où il adhère au Christ. Mais dans cet attachement au Christ, il y a des degrés. Et celui qui veut aller au degré suprême, alors le Christ lui con­seille le détachement absolu. Et ça deviendra alors ce qu'on appelle aujourd'hui la pauvreté religieuse. Je vais donc m'engager irrévocablement à n'appartenir qu'au Christ seul. A ce moment-là, j'accepte toutes les exigences de la pauvreté évangélique. Je les fais miennes.

Et je vais y demeurer fidèle jusqu'au bout, jusqu’au moment où j'entrerai dans le Royaume de Dieu, où je possèderai ce trésor caché pour moi dans le ciel, qui n’est rien d'autre qu’une intimité particulière cette fois-ci avec la personne du Christ dans laquelle je vais rencontrer toute la Trinité. Il y aura donc dans l'univers de Dieu une position privilégiée du consacré vis à vis du Christ par rapport aux autres hommes.

Car il aura appartenu au Christ totalement dès cette vie. Ce sera encore la même chose dans l'autre monde. C'est bien dit quelque part dans l'Apocalypse où on voit ces hommes qui sont vêtus d'une robe blanche et les autres pas. Ils portent un nom sur un caillou blanc sur lequel il est inscrit, et que nul ne connaît sinon celui qui le reçoit. Ce sont ceux-là qui ont accepté : Si tu veux ? Ils ont dit : oui, je veux. Voilà, mes frères, pauvreté évangélique, pauvreté religieuse…

 

Mais à l'intérieur de la pauvreté religieuse, il y a bien des modalités, nous dit le Père Abbé Général. Il y a la pauvreté franciscaine, la pauvreté bénédictine. Oui, et il n'entre pas plus loin dans cette analyse. Il dit simple­ment ceci :

 

Toutes ces distinctions sont utiles et né­cessaires si l'on veut aujourd'hui parler de la pauvreté cistercienne.

 

Voilà où il veut nous amener! Pas épiloguer sur la pauvreté des franciscains, ni sur la pauvreté des bénédic­tins, mais sur la pauvreté des cisterciens, la nôtre donc. Cette fois-ci, ça va nous toucher. Nous allons quitter le domaine disons des grandes spé­culations, des grandes vues théologiques pour entrer dans le concret de notre existence cistercienne. Mais il y a d'abord encore une petite introduction, une petite transition.

 

Beaucoup de moines ou de moniales peuvent se sentir troublés en constatant que leur ni­veau de vie est bien supérieur à celui des gens qui souffrent de pauvreté économique.

 

Oh ! J'ai déjà entendu cela !

 

Ils réalisent bien qu'ils ne manquent de rien de ce qui est nécessaire pour vivre, qu'ils jouissent d'une certaine sécurité, qu'ils n'ont pas à se soucier ni de leur nourriture, ni de leur vêtement, ni de leur logement.

 

Comme une réflexion que j'entendais dernièrement. Elle est très, très, très triviale. Attention ! Peut-être qu'il y en a qui ne la comprendront pas : Il a de la chance celui-là, il vit le cul dans le beurre. Alors qu'est-ce que ça peut bien lui faire ! En parlant d'un cistercien... Voilà! Mais ça pourrait alors faire question et on pourrait être troublé.

 

Tout cela est vrai, mais on ne doit pas néces­sairement en éprouver de la honte puisque nous n'avons pas fait profession de pauvreté éco­nomique et que nous avons toujours la possibi­lité de pratiquer le détachement à l'égard de ce monde quelque soit notre style de vie.

 

On m'a raconté une petite histoire dernièrement encore question de pauvreté. Donc un missionnaire en Afrique cen­trale avait vraiment voulu être pauvre avec les pauvres, partager la pauvreté économique des noirs avec lesquels il vivait. Donc il avait quitté la mission où on vivait encore à l'européenne et il était entré dans la brousse. Il vivait avec ceux qu'il évangélisait, partageant leur vie, tout, tout, tout.  

Les autres le regardaient vraiment comme …… je ne dis pas un exemple, mais une provocation dans le bons sens du mot à la pauvreté. Jusqu'à ce qu'un beau jour un de ces noirs lui dise : C'est bien ce que vous faite. Mais pour vous c'est facile. Vous êtes fameusement riche tout de même. Vous avez au moins, vous, une chemise et un pantalon.

Et voilà que tout son édifice de pauvreté économique s'est écroulé en une fois. Il avait encore tout de même une chemise et un pantalon. Tandis que l'autre, son interlocu­teur, n'en avait pas. On ne connaît pas la suite de l'histoire, s'il a commencé aussi a courir sans chemise et sans pantalon. Mais voilà, vous voyez comme c'est relatif ces questions de pau­vreté économique. Nous ne devons pas, nous, commencer dans notre vie cistercienne à vouloir jouer à autre chose que ce que nous sommes.

 

La véritable pauvreté, nous le comprenons mieux main­tenant, elle se situe dans le coeur. C'est un détachement à l'endroit des biens de ce monde puisque on le met ici en balance avec la pauvreté économique. Certes, voilà, nous ne manquons de rien de ce qui est nécessaire pour vivre. Oui, nous avons une sécurité d'exis­tence et nous n'avons guère à nous soucier de notre nourri­ture, ni de notre vêtement, ni de notre logement. Il y en a d'autres qui s'en soucient pour nous.

Il y a un responsable de l'approvisionnement, un res­ponsable de la cuisine, un responsable du vestiaire, un responsable de l'aménagement des locaux et du chauffage. Il y a même un responsable de l'argent à faire rentrer dans les différents emplois. Voilà, mes frères, donc nous vivons bien ! Mais nous allons devoir maintenant définir les coor­données de cette pauvreté cistercienne en tenant compte de l'état de fait.

Mais je disais qu'elle se trouvait d'abord, cette pau­vreté, dans le coeur, c'est à dire le détachement affectif maintenant, à l'endroit de tous les biens de ce monde. Le coeur est ailleurs, il est chez Dieu. Il est dans la lumiè­re de Dieu, il est avec le Christ. Alors dans le fond tout le reste ne l'intéresse pas !

 

Bon, ça en principe, c'est vrai! Mais il faudrait une fois tester les choses pour voir s'il en est bien ainsi. Et ça arrive parfois à l'improviste. Voilà un bien qui est à notre disposition et, tout à coup, il nous fait défaut... Quelle est notre réaction alors ? Voilà, là est le test !

Je ne vais pas poser la question plus loin. Chacun peut très bien...nous avons des expériences...donc ça nous arrive...Et quelle est notre réaction ? Et à partir de notre réaction, nous pourrons voir si vraiment nous sommes pauvres, si la pauvreté est dans notre coeur. Voilà, nous en resterons là ce matin...

 

Règle : 7, 1-12 :                                  25.01.84

      L’humilité de Dieu !          

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît ouvre aujourd'hui le chapitre qui traite de l'humilité considérée depuis toujours dans le monde monastique comme la reine des vertus. En fait, l'humilité est bien plus qu'une vertu à pratiquer ou à cultiver. Elle est ce qui chez Dieu est le plus déroutant, le plus humain, le plus encourageant.

          Je dis le plus humain à propos de Dieu ! Il y a chez Dieu une faiblesse, un point de non résistance, un endroit où - si je puis m'exprimer ainsi - Dieu est sur le point de n'être plus Dieu. Mais c'est à notre point de vue, naturellement, parce que c'est à ce moment qu'il arrive au sommet de son être de Dieu.

          Lorsqu'on regarde Dieu, qu'on commence à entrer dans son intimité, qu'on devient son familier, on remarque que c'est un être bourré de paradoxes. Il nous est impossible de comprendre Dieu, de prévoir ses réactions, car sans le savoir nous projetons toujours chez lui ce qui se passe en nous.

 

          Il est, je disais, un être qui porte en lui la source de ce que en langage non pas biologique, mais en langage de relation humaine on appellera l'humanité. Dieu est profondément humain, c'est à dire compatissant. Dieu, je le répète, il ne sait pas résister. Il rie sait pas résister à la souffrance de l'autre. Il y a en lui un besoin d'effacement, d'anéantissement, de kénose.

          Voyez encore le paradoxe : il doit se vider de lui-même pour que l'autre, celui qui se trouve en face de lui, n'aie pas peur d'abord, et puis pour que l'autre soit mis en lumière, qu'il soit mis en valeur. Alors Dieu disparaît. C'est cela son humilité. Il devient invisible. Je me souviens que j'ai déjà parlé de cela l'année dernière.

          Et ainsi s'effaçant devant sa créature, la mettant pleinement en valeur, comme si tout venait de la créature et retournait à la créature, eh bien, il la porte au faîte du bonheur. Et lorsque Dieu voit que l'homme est heureux, lui-même devient heureux.

 

          On va dire : oui, mais - les théologiens ou les philosophes - on ne sait rien ajouter au bonheur de Dieu ! Mais qu'est-ce que nous en savons ? Cela, ce sont des propos d'hommes qui parlent de choses dont ils ne connaissent rien. Ils font de Dieu une entité qu'ils imaginent. Voilà, j'emploie ce mot.

          Encore une fois nous avons cette projection hors de nous d'une image prise d'après ce que nous sommes. Non, il y a chez Dieu une vie, une vitalité. Et Dieu, c'est un Dieu qui sait souffrir, c'est un Dieu qui sait être heureux.

          Et son humilité, c'est le besoin qu'il a en lui de disparaître pour que la créature qu'il a suscitée soit comme lui. C'est à dire cette créature pense, elle pense en toute bonne foi, et elle le sent d'ailleurs au fond d'elle-même que tout vient d'elle, que tout dépend d'elle. Elle est comme Dieu.

 

          Il y a eu au début un point de chute - c'est vraiment ce qu'il y a eu, une chute - où l'homme ma foi n'a pas parfaitement réalisé son équilibre parce que c'était peut-être encore trop tôt. Il n'était pas encore suffisamment mûr. Mais maintenant, nous savons que Dieu nous fait partager sa propre vie. Nous participons à la nature divine. Et participant à la nature de Dieu, nous avons le sentiment bien réel cette fois que la source de notre être se trouve en nous. Et elle l'est puisque Dieu nous habite et que nous participons à l'être de Dieu. Tout cela, mes frères a sa source dans l'humilité de Dieu.

          Car Dieu est le tout premier être qui est humble. Et s'il n'y avait pas d'humilité en Dieu, Dieu n'aurait jamais créé, il est créateur parce qu'il est humble ; il ne serais jamais devenu rédempteur. Non, il rédime, il sauve parce qu'il est humble. Il n'aurait jamais élevé l'homme à la dignité divine. Mais s'il fait de nous ses enfants, s'il fait de nous des Dieu, encore une fois c'est parce qu'il est humble. Il veut avoir devant lui quelqu'un auquel il puisse se donner, pour lequel il puisse se perdre.        

 

          Rappelons-nous ce que nous avons encore chanté au cours de cette Semaine de l'Unité qui se termine aujourd'hui, cette Semaine qui était placée cette année sous le signe de la croix. Il y avait là cette forma Dei, il y avait là un être qui était le Verbe de Dieu. Il l'était ! Et il s'est vidé, il s'est vidé de lui à un tel point qu'il n'était apparemment plus Dieu mais un homme, et moins qu'un homme, pas même une personne, une chose. Il était devenu un esclave.

          Il n'avait plus de visage. Il était devenu obéissant jusqu'à la mort, et la mort sur une croix. Et ça, c'est Dieu ! Et à partir de là, nous comprenons que l'humilité est une qualité divine. Et lorsqu'un moine est humble, à ce moment, il participe d'une façon extraordinaire à l'être de Dieu qui est humble. Il ne serait pas Dieu s'il n'était pas humble. Vous comprenez !

 

          C'est quelque chose encore une fois qui est assez paradoxal, parce que nous autres nous lions toujours l'humilité au péché, comme s'il n'était pas possible d'être humble si on n'était pas pécheur. Mais non ! Naturellement, puisque nous autres nous sommes des hommes pécheurs, il faudra bien que l'humilité, que notre humilité à nous pousse sur notre nature de pécheur et sur nos péchés.

          D'ailleurs, au dernier degré de l'humilité, l'homme, il sait bien qu'il est pécheur dans toutes les cellules de son être. Mais ce n'est pas pour ça que l'humilité est intimement liée au péché. Non, l'humilité est d'abord chez Dieu. Mais elle retentit de cette façon là dans l'homme pécheur. Mais ça, ce sera sans doute pour une autre fois, parce que si je commence là-dessus maintenant. je n'aurais pas encore abordé le début de notre chapitre.

 

           Notre chapitre commence sur une clameur : Clamat nobis Scriptura divina dicens. 7,2. La divine Ecriture nous crie, est-il traduit. C'est vrai, c'est vrai ! Oui, c'est comme ça ! Mais une fois qu'on transpose dans le langage français, il y a quelque chose qui se perd sans remède et, c'est ce premier mot de tout qui est clamat.

          Cela commence sur une clameur, et la clameur n'est pas un cri. Crier, c'est quelque chose de perçant, de bref et qui s'éteint. Mais une clameur par contre, elle retentit, elle monte, elle s'amplifie, elle emplit tout, elle ne cesse pas !

 

          J'ai déjà expliqué cela à propos du Prologue lorsque Saint Benoît disait que attonitis auribus, Pr,25, avec des oreilles emplies, assourdies par le tonnerre de cette clameur. La clameur, c'est ce qui se passe lorsque dans le désert le peuple était au pied de la montagne du Sinaï et que Dieu là au sommet parlant avec Moïse clamait, clamait. Et toute la montagne tremblait sous cette clameur. Et c'est cela que nous trouvons ici.

          Et cette clameur, c'est une clameur divine car c'est l'Ecriture divine, est-il dit, qui nous lance cette clameur. C'est donc Dieu lui-même. Et voyez le moine qui est là ! Il a des oreilles bien nettoyées puisque on a d'abord parlé de l'obéissance qui est le fait d'être attentif, d'être à l'écoute, donc d'avoir les oreilles vides, et le cœur vide. On est là avec des oreilles bien nettoyées. Et puis il y a le silence qui règne tout autour. C'est le chapitre suivant. Vous avez le grand silence. Et à ce moment-là, il y a cette clameur qui éclate. Il faut voir le déroulement de la Règle.

 

          Je ne sais pas si primitivement - il est probable quand même- elle était divisée en chapitres. C'était peut-être un texte suivi. Non. il est probable qu'il y avait dès le début des chapitres. C'est quasi certain. Oui, pour moi c'est une certitude.

          Mais nous devons tout de même voir le lien entre chacun, voir la progression, voir la logique et laisser entrer en nous la situation dans laquelle Saint Benoît place le moine. Parce que elle doit encore être la nôtre aujourd'hui si nous voulons bien saisir ce qu'il désire nous communiquer de son expérience.

          Car il est certain que lui a entendu d'abord cette clameur. Et elle se répercute de lui sur nous. Elle pénètre, elle pénètre le moine jusque dans son cœur. Elle le suit toute la vie. Toute la vie elle ne le lâche pas. Et cette clameur divine finit par conformer le moine à Dieu lui-même. Il est impossible d'y échapper tellement elle est puissante. tellement elle vous pénètre et tellement elle vous travaille.

 

          Mais voyons encore ici maintenant, encore une fois le génie et l'expérience de Saint Benoît. Qu'arrive-t-il ? Eh bien Saint Benoît va nous détailler toutes les harmoniques, toutes les composantes de cette clameur. Car elle ne cesse pas, je l'ai dit, elle ne s'éteint pas, mais elle s'apaise.

          Elle s'apaise à la fin du chapitre en un léger murmure qui est presque un sourire. Et Saint Benoît nous dit, c'est ses tous derniers mots : Spiritu Sancto dignabitur demonstrare, 7,188. Vous avez là le murmure léger, agréable et séduisant de l'Esprit Saint ; un souffle léger qui est là, qui pacifie et puis qui emporte le moine là où il aspirait aller, là où il doit être conduit.

          Donc au début du chapitre - voyez maintenant tout l'ensemble - vous avez une clameur immense. Et puis pour terminer, vous avez un léger murmure. C'est tout le mouvement de la vie monastique et de la vie spirituelle, et de la vie divine.

 

          Voilà, mes frères, retenons cela pour aujourd'hui et essayons de nous le rappeler demain puisque nous fêtons les Fondateurs de Cîteaux qui ont certainement aussi partagé cette expérience puisque eux voulaient revenir à l'esprit et à la pratique parfaite de la Règle de Saint Benoît.

 

Chapitre 7 : Des degrés d’humilité.               27.01.84     

      Contempler un tableau !

 

Mes frères,

 

          Avant d'avancer dans l'étude de ce chapitre 7° de notre Règle, je voudrais avec vous prendre un peu de recul de façon à contempler le magnifique tableau que Saint Benoît a peint sous nos yeux. Nous savons que Saint Benoît est un artiste, mais je pense que nous ne réalisons pas assez qu'il est devenu un maître dans l'art de la peinture.

          Vous allez dire : oui, mais nous ne voyons pas de tableau de Saint Benoît dans aucune exposition, dans aucun musée ? Mais nous en avons dans notre Règle. Et ce chapitre 7° est, à mon sens, un véritable chef d’œuvre de l'art figuratif.

 

          Lorsque nous nous plaçons à quelques distances, la première chose qui nous frappe, qui nous attire, c'est une échelle, une échelle qui est à la fois courte et immense. Elle est courte car elle ne compte que douze échelons. Elle est immense parce que le pied de l'échelle repose sur la terre tandis que son sommet pénètre à l'intérieur des cieux. Et cette échelle compte douze échelons. Mais pourquoi douze ?

          Mais parce que douze est le nombre de la complétude. Il est la composition des deux premières figures géométriques le triangle et le carré qui sont mariées l'une à l'autre de manière à former une totalité qui flatte le regard, qui apporte une satisfaction à notre sensibilité mais aussi à notre besoin de logique, d'équilibre. Cela c'est, je dirais, un effet purement physique ou même psychique que ça produit sur nous.

 

          Mais aussi, il y a ce chiffre 12 qui a été emprunté par Dieu lui-même pour évoquer, je ne dis pas une perfection, mais quelque chose de complet, d'achevé. Il y avait douze tribus en Israël. Après, Dieu s'arrange pour faire surgir douze petits Prophètes à côté des quatre grands. Lorsque le Christ voudra constituer son équipe, son Eglise, il choisira douze disciples auxquels il donnera le nom d'Apôtres. Nous savons que la Sainte Cité de Jérusalem compte douze fondements et douze portes.

          Il fallait donc, mes frères, que pour monter de la terre des hommes au ciel qui est la demeure de Dieu, que nous empruntions un escalier, une échelle qui compte douze marches ou douze degrés. On ne peut rien y ajouter, on ne peut rien en retrancher.

 

          Saint Benoît a donc peint cette échelle. Ne la voyons pas verticale mais légèrement inclinée comme il convient à une échelle. Cette échelle condense donc toute la sagesse de l'Ancienne et de la Nouvelle Alliance, en même temps sagesse de Dieu et sagesse des hommes, la sagesse des hommes étant suscitée dans leur cœur par l'Esprit de Dieu lui-même. Nous verrons Saint Benoît présenter d'abord un principe, disons de vie, à chaque échelon sauf à un seul. Et puis aussitôt fixer cet échelon, le rendre solide en se référant à la Parole de Dieu, l'Ancienne et la Nouvelle.

          Il y a donc là chez Saint Benoît un propos d'aller puiser ses normes de vie non pas dans une réflexion philosophique qu'il aurait tirée même de son expérience humaine ou bien de la profondeur de son intelligence. Non, il va les chercher chez Dieu. Il ne se fie pas à sa propre intuition. Non, il va se mettre à l'écoute de ce que Dieu lui dit. Il le fait sien. Il en tire une sagesse de vie qu'il met gentiment à la disposition de ses disciples.

 

          Et là, mes frères, nous avons un indice de ce que doit être un véritable Maître spirituel. Ce n'est pas un Sage à la façon antique, c'est un prophète. Il entend les Paroles de Dieu. Il les répercute dans sa vie, il leur fait prendre corps dans sa chair. Et puis de sa bouche il les distribue à ses disciples. Mais non seulement de sa bouche, mais aussi dans chacun de ses gestes. C'est tout l'être du maître qui est révélateur de ce qu'est Dieu et de ce que Dieu attend de chacun de nous.

 

          Voilà donc cette échelle bien consolidée par le témoignage des Ecritures. Le bas de cette échelle repose sur le sol. Et nous voyons au bas une plaine immense - voyons toujours ce tableau ~ une plaine immense. C'est le monde des hommes, parce que le moine est pris hors de ce monde, il est un élément de ce monde.

          Il n'est pas un être différent des autres. Non, il est un homme. Comme dit Saint Benoît : vota nostra in saeculo. 7,23. C'est un homme qui vit dans un espace et qui vit dans une durée. Et voilà tout ce qui est figuré par cette immense plaine qui est le monde et sur laquelle reposent les pieds de l'échelle.

 

          Ce moine n'échappe pas aux besoins ni aux pressions du monde. Il ne va pas prendre cette échelle pour échapper au monde. Non. Mais il va être comme une offrande du monde à ce Dieu qui appelle non seulement le moine à la conversion, mais l'univers entier à la transfiguration. Il est les prémices prélevées sur le monde pour être offertes à Dieu sachant que le reste du monde à son heure, à l'heure de Dieu, sera lui aussi admis à gravir l'échelle et à entrer dans ce ciel.

 

          Car au dessus maintenant, là où l'échelle est appuyée, nous voyons un plateau. C'est surélevé mais ce n'est pas quelque chose d'informe. C'est quelque chose de très beau. Voyons un plateau au dessus d'une montagne. Et là, c'est l'univers de Dieu, c'est le ciel dans son mystère...

          Dans la partie inférieure, nous le verrons, Saint Benoît dépeint une quantité de choses. A chaque fois que nous avançons d'un degré, mais nous voyons encore mieux tout ce qui se passe. Et Saint Benoît le dépeint et le figure.

          Mais au-dessus de l'endroit où nous nous trouvons, sur ce plateau, nous ne voyons rien. Nous savons simplement qu'il y a là un espace. C'est le mystère, c'est le mystère de Dieu et de son habitation !

          Mais c'est là le lieu définitif du moine. C'est là que le moine va habiter. C'est vers ce plateau qu'il va monter. Et rien que de le voir sur le tableau, il est déjà invité à marcher, à effectuer cette démarche qui va le conduire chez Dieu.

          Car il est appelé là-bas. Saint Benoît le dira. Il dira : evocatio divina, 7,27. C'est ça ! Il y a un appel divin. Dieu est là au-dessus et l'invite. Et il nous suffit de prendre l'échelle pour aller le retrouver.

 

          Maintenant, vous avez donc au bas cette plaine immense qui est donc grouillante de vie. Vous avez l'échelle. Vous avez au dessus le plateau. Là nous ne voyons rien. Nous savons qu'il existe. C'est le mystère. Alors, tout autour c'est l'espace. C'est un espace, mais c'est l'espace de quoi ?

          Mais c'est l'espace du rêve, c'est l'espace du désir, c'est l'espace de l'aventure. Et c'est une plage, la plage où tous les possibles sont logés. Alors ces possibles, à mesure que le moine va gravir cette échelle, ces possibles vont se présenter à lui et vont devenir réalité.

 

          Voilà, mes frères, ce que Saint Benoît nous présente. Je l'ai certainement expliqué maladroitement. Je ne suis pas un artiste comme lui. Il faudrait avoir un vocabulaire pictural tellement riche. Il faudrait aussi posséder en soi le génie de Saint Benoît. Mais enfin, en gros vous avez vu de quoi il s’agissait. Et je pense qu'il était utile de présenter ce tableau dans son ensemble avant de commencer à en admirer tous les détails.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        29.01.84

      3. Et dans nos monastère ?

 

Mes frères,

 

Saint Benoît ne nous tiendra pas rigueur si ce matin nous écoutons notre Père Abbé Général poursuivre son analy­se de la pauvreté. Suivre notre désir, c'est quitter le droit sentier de la vie pour nous aventurer dans les buissons et essayer de dénicher quelque chose qui ne nous convient pas. Le Père Abbé Général va ce matin nous introduire dans la situation de nos monastères. Il a donc posé des principes généraux. Maintenant, il entre dans le concret de notre vie.

 

Toutes ces considérations me conduisent à aborder le premier point important que je vou­drais développer. Il y a cinquante ou soixante ans, la plupart de nos maisons étaient réelle­ment pauvres et le style de vie frugal. Dans quelques pays des soulèvements politiques ou sociaux avaient eu pour effet que les monastères avaient été dépouillés de leurs biens et ils avaient dû repartir à nouveau de presque rien. Certaines maisons avaient de grandes dif­ficultés à se suffire à elles mêmes, en parti­culier chez les moniales.

De nos jours, cet état de chose s'est transformé avec rapidité et de façon notable. La plupart des monastères se suffisent à eux mêmes et certains ont même des comptes en banque florissants. Inévitable­ment ce changement s'est traduit par une élé­vation du niveau de vie pour ce qui regarde la nourriture, les constructions, l'ameublement, les équipements, etc. Personnellement, je n'ai rien contre de telles améliorations étant don­né que la plupart des gens sont d'accord pour reconnaître qu'autrefois l'austérité était trop poussée, que la nourriture était parfois insuffisante et qu'il manquait un minimum d'hygiène. Mais il ne fait pas de doute que l'abondance porte avec elle certains dangers et l'expérience m'a montré qu'il existait des abus.

 

Mes frères, il est difficile pour des jeunes de notre communauté d'imaginer quelle était la situation dans nos monastères, dans notre monastère entre les deux guerres, donc dans les années 20 et 30, voici 50 à 60 ans, comme dit le Père Abbé Général. Mais dans le fond, n'idéalisons pas le passé en disant : à ce moment-là au moins on connaissait une vie monastique sérieuse. Tandis que aujourd'hui on a de tout. C'est la so­ciété de consommation. C'est le relâchement. Où allons-nous?

Où allons-nous, de notre temps, diraient les anciens, au moins c'était bien ! La situation alors dans les monastères n'était pas tel­lement différente de la situation dans le monde. Le niveau de vie dans le monde était beaucoup plus bas qu'aujourd'hui. Il était normal qu'il en fut ainsi dans les monastères. Essayons un peu de le revivre ! Moi, j'ai encore connu cela. Je parle surtout ici pour les jeunes. Et puis cela fera plaisir aux anciens de se rappeler les temps héroïques.

 

Par exemple : de larges régions n'avaient pas d'élec­tricité. Jusqu'à l'âge de 10 ans au moins j'ai vécu à la lumière d'une lampe à pétrole. Il n'y avait pas d'eau cou­rante. Pendant combien de temps suis-je aller puiser l'eau au puits, à la manivelle, le seau descendait et puis il fal­lait le remonter, seau par seau...En hiver il y avait de la neige, du verglas, mais il fallait aller au puits...

Ou bien, dans les villages plus évolués, on allait à la pompe publique. Aujourd’hui, dans ces villages ardennais, la pompe est restée là. Et puis dans le bac, on a mis des fleurs...ça fait très bien pour les touristes : magnifique terre de vacances... Le téléphone ? Il y en avait deux ou trois par village. Le curé, le maïeur, peut-être, pas certain ! La voiture automobile ? Il y en avait une sur un village : un capitaliste ! Ou peut-être le médecin ? Et encore, quand il ne faisait pas sa tournée à cheval, ou en vélo démocratique­ment.

Les installations sanitaires ? Mais ça n'existait pas ! On faisait sa toilette dans un seau, quand on la faisait ! Ou bien au ruisseau en été. Des vacances ? Inconnu ! Oui, aller une fois par an passer un jour à Bruxelles, un jour à Namur, un jour à Liège, mais c'était une aubaine pour un gosse. On avait été voir...on avait été au grand bazar à Liège. Et ça restait là dans la tête pendant tout un an... une sorte de férie...voyez ! Et c'était ces hommes qui entraient dans les monastères. On n'y vivait pas autrement.

 

La nourriture? Mais on se nourrissait des produits de la région, du jardin. Le marchand de légumes ? Oui, quand il passait ! Orange, banane? c'étaient des fruits, on en recevait une fois par an. Saint Nicolas apportait une orange ou deux bananes. Mais au moins, on savait ce que c'était qu'une orange. C'est ça la société de l'époque. Pour se vêtir, mais c'était tout simple. Le plus chan­ceux de tous, mais c'était l'aîné de la famille parce que au moins lui, il avait du neuf. Tandis que les autres, ça passait de l'un à l'autre. Quand c'était trop usé, on ra­chetait du neuf, mais c'était rapiécé combien de fois ?

Maintenant, que mettait-on à ses pieds ? Mais on cou­rait en sabots. Mais oui ! J'ai couru en sabots pendant toute mon enfance en hiver comme en été. On allait à l'école, quatre à cinq Km à pied dans la neige. En arrivant à l'école, voyez, avec des sabots, on était trempé comme tout. Mais c'était tout simple : le poêle était au milieu de l'école, et on enlevait les sabots et on les mettait autour du poêle. Et les chaussons étaient suspendus à de petites attaches au dessus du poêle. Et ça séchait. Et on était comme ça pieds nus...C'était bien. Et puis pour retourner au soir, parce que pas question de rentrer pour dîner, on les remettait. C'était bien chaud. Et quand on rentrait chez soi, c'était à nouveau mouillé et il fallait recommencer...

Voyez ! ça c'était la vie, une vie très dure. Alors pourquoi s'étonner que le style de vie dans les monastères était pauvre et frugal ? Alors beaucoup de ménages pour vivre ou pour survivre avaient une, deux vaches...trois chèvres...trois ou quatre moutons...Il n'y avait pas de pâtures, on les mettait dans les talus avec un piquet, ou la vache le long de la route. Il fallait la conduire, elle mangeait et il fallait la sui­vre. Il n'y avait pas comme aujourd'hui de ces belles ma­chines communales qui passent et qui vous rasent tous les accotements. Mais non, c'était les vaches qui faisaient ça, les vaches des pauvres, et les moutons, et les gattes... Puis il y avait des lapins et des poules. Et on vivait com­me ça. La vache donnait un peu de lait. De temps en temps on tuait...

 

Alors voyez dans le monastère ! Mais le monastère, à côté de cela, mais c'était quelque chose de riche. Vous allez dire : oui, c'est vrai ! Mais c'est plus frugal qu'aujourd'hui. Mais à l'époque, c'était tout de même pas mal. Dans le monde, il n'y avait pas d'allocations familiales. Il n'y avait pas d'assurance maladie-invalidité. Vous étiez malade ? Mais c'était pour votre compte. Il n'y avait pas de chômage. Vous ne savez pas travailler ? Mais c'était pour vous. Il n'y avait pas de congés payés. Non, il fallait travailler tout le temps. Tel était le lot !

Alors, dans le monastère, au moins il y avait la sécu­rité d'existence. Et je suis certain que pour - est-ce que j'oserais dire pour beaucoup - pour beaucoup, entrer dans le monastère, c'était se bien caser. C'était un soulagement. C'était une promotion comme ça est maintenant dans les pays en voie de développement. En Afrique, si quelqu'un entre dans un monastère, au moins celui-là il est sauvé. Il n'a plus de soucis. C'est le monastère qui le prend en charge. Oui, la vie était très rude alors dans le monastère, mais elle était la même par­tout.

Voilà, mes frères, je pense que nous devons toujours relativiser. L'évolution dans le monastère suivra toujours fatalement l'évolution des niveaux de vie dans le monde. On ne saurait pas l'empêcher, c'est fatal ! Et le monastère sera ou bien à égalité, ou bien un peu au-dessus du niveau de vie dans le monde...en dessous peut-être maintenant ? Oui, maintenant il sera plus facilement en dessous que il y a cinquante ou soixante ans. N'oublions pas cela lorsque nous pensons à la pauvreté.

 

Il y avait aussi, dit le père Abbé Général, dans quel­ques pays, des soulèvements politiques ou sociaux. Les mo­nastères avaient été dépouillés de leurs biens. Il pense ici surtout à la France où tous les religieux avaient été expulsés. On avait confisqué leurs biens. Vous savez que Chevetogne, par exemple, c'était le re­fuge de l'Abbaye de Ligugé. C'est déjà loin tout ça ! Je pense que ici à Saint Remy on avait entreposé toute la bi­bliothèque de l'Abbaye de Sept-Fons. Il me semble que le Père Ambroise m'a raconté cela. Quelques monastères Trappistes avaient pu échapper. On se souvient de l'entretien de Dom Chautart avec Clémenceau. Il avait tout de même pu sauver quelques monastères parce qu'ils travaillaient...ils travail­laient !

Et le résultat de tout cela, c'est que dans tous les monastères, l'accent était mis avec priorité sur l'aspect pénitentiel de la vie. Et on le savait dans le monde. Pour entrer à la Trappe, il fallait avoir tué père et mère. Car s'il entrait à la Trappe, c'était pourquoi ? Mais il avait certainement commis un crime ou fait quelque chose de mal. On ne veut pas le dire, on ne le sait pas, mais s'il va là-bas c'est pour faire pénitence jusqu'à la fin de ses jours. Donc, une vie de pénitence !

Lorsque dans un monastère on parlait de la vie monas­tique, l'aspect contemplatif de la vie était laissé dans l'ombre : il pouvait même soulever l'hostilité. On ne pouvait pas en parler...c'était pas ça. C'était faire pénitence. Il y avait donc là des malformations malheureuses dans le caractère réel de la vie cistercienne. Il y avait dans les monastères, à cause de cette dure­té de vie, des préjugés anti-intellectuels. Vous étiez jugés, et ça je l'ai encore connu, sur votre habileté au travail manuel, ou sur le rendement au travail manuel.

 

Voilà, c'était ça le critère ! J'en ai fait l'expérien­ce moi-même. Même les ouvriers qui travaillaient ici, ils testaient les novices pour voir ce qu'ils savaient faire. Vous étiez alors jugé, catalogué. Dans le monde des ouvriers, on avait du respect pour vous ou bien vous étiez compté pour rien du tout. Il n'y a pas si longtemps encore, j'ai entendu un an­cien me dire que lui, il votait pour un novice sur sa façon dont il savait éplucher les pommes de terre. Vous voyez ! Priorité sur l'habileté au travail et le rendement au tra­vail manuel...pas l'intellectuel, le manuel.

Voyez, il faut reconstituer le monde rural pour bien comprendre que dans les monastères on ne pouvait pas réagir autrement. Dans les villages, c'était comme ça : celui-là, il sait travailler...alors ça va bien. On ne pouvait pas dire : celui-là, il travaille bien à l'école. Oui, peut-être, mais surtout il sait travailler. Car des études, on n'en faisait guère. Celui qui fai­sait son école moyenne, mais c'était quelqu'un déjà de vrai­ment bien. Celui-là alors, il allait peut-être pouvoir dé­crocher une place au Chemin de fer...ce qui était le sommet de tout à l'époque. Du moins c'était le sommet de la sécu­rité. Ou alors une place au Tram, les vicinaux, c'était la même chose !

Ce qu'il y avait encore, mes frères, c'est que dans les monastères au plan de la vie privée, que se passait-il ? Eh bien, on cherchait des compensations. Là, ce n'était pas toujours très beau ! Cela veut dire que la vie était tellement dure, frugale, que on cherchait à y échapper, à se procurer des petites choses, des petites consolations. Oui, c'était encore une fois inévitable. Donc, encore une fois, n'allons pas idéaliser et nous dire : ah, si on pouvait ressusciter ces temps heureux où on vivait dans la ferveur. Non, non, non, non, non, c'était dur ! C'était dur dans le monde, très dur ! C'était dur dans les monastères, mais encore moins dur que dans le monde. Ne l'oublions pas !

 

Maintenant, nous dit le Père Abbé Général:

 

Certaines maisons avaient de grandes difficul­tés à se suffire à elles-mêmes, en particulier chez les moniales.

 

Oui, mais je ne connais pas le milieu des moniales à cette époque-là. Mais le peu que j'en ai lu ou que j'en ai entendu parler, c'est bien vrai. Mais alors il faut dire que c'était aussi le statut de la femme. Dans le monde, la femme, mais elle travaillait dur aussi. Elle travaillait très fort. C'était elle qui devait gratter de tous les côtés pour mettre de côté. Alors dans les monastères de moniales, c'était la même chose. Je l'ima­gine bien, elles devaient avoir très, très, très dur.

Le Père Abbé Général poursuit:

 

De nos jours, cet état de chose s'est transformé, avec rapidité et de façon notable. La plupart des monastères se suffisent à eux-mêmes et certains ont même des comptes en banque flo­rissants.

 

Pense-t-il à Rochefort ? Je ne dis pas explicitement. Mais enfin, Rochefort est considéré comme une maison riche. Mais c'est la classification du Chapitre Général, pour éta­blir la proportionnalité pour collaborer, pour entretenir les frais de la Maison Générale. Il y a trois catégories : les riches, les moyens, les pauvres. Moi je me disais que nous étions dans les moyens. Ah, non, nous sommes placés dans les riches. Mais je pense que c'est par région. Tout ce qui est dans le nord, ce sont en général des pays riches : la Suède, la Hollande, la Belgi­que, l'Allemagne, la France. Ce sont des pays catégorie riche. Je pense que la classification est assez, comme ça, sommaire.

 

Mais attention ! Des comptes en Banque florissants ! Mais est-ce que ce ne serait pas tout simplement le fruit d'une saine gestion. Nous devrons encore dans le courant de février réunir l'assemblée générale de l'ASBL. Ce sera encore l'occasion de parler de tout cela. Aujourd'hui - nous sommes aujourd'hui - nous devons nous adapter. Si nous voulons vivre et survivre, nous devons suivre les normes d'une gestion économique équilibrée.

Par exemple, pour vous donner un tout petit exemple : de 1850, donc à peu près de la moitié du 19° siècle, de 1850 à la guerre de 1914, le franc avait toujours la même valeur. 1 Franc de 1914 avait la même valeur d'échange que 1 Franc de 1850. Voilà, regardez un peu quelle stabilité dans la vie, mais quelle stabilité ! Oui, une fois qu'on avait constitué, disons un petit capital, mais ça suffisait, c'était là ! Mais aujourd'hui, on sait ce que deviennent les mon­naies. Elles dégringolent, on ne sait plus où on va, on ne sait plus ce qu'on a !

Il faut donc au moins si on veut gérer convenablement, il faut chaque année mettre de côté la contrepartie de la perte du pouvoir d'achat de la mon­naie. Donc, si il y a une inflation de 5% - c'est à dire qu' il faut 5% en plus à la fin de l'année pour acheter la même chose qu'au début de l'année - donc si je veux pouvoir re­nouveler du matériel, si je veux entretenir un bâtiment, je dois donc cette année là mettre 5% de côté pour compenser la perte de valeur de la monnaie. Mais alors les comptes en banque, eux, ils deviennent florissants. Oui peut être comme ça, mais en valeur relati­ve, non, ça reste la même chose.

 

D'ailleurs voyons ce qui se passe dans le monde chez les gens sérieux. C'est la même chose que dans le monastère. Voilà, prenons nos ouvriers ici, les plus jeunes : Ils sont à peine mariés, ils n'ont pas trente ans, ils sont tout jeunes. Ils sont déjà propriétaire d'une maison. Ils sont meublés de haut en bas. Ils ont voiture. Ils ont un livret d'épargne ou un petit compte en banque déjà bien garni. Voyez, un ouvrier d'aujourd'hui gère ses affaires, s'il est honnête, sérieux, intelligent. Il ne doit pas faire des études universitaires pour ça. Mais non, il est malin, avi­sé. Il gère son affaire comme on gère un monastère. Et nous ne pouvons pas faire autrement qu'eux. Attention de toujours bien discerner les choses.

Maintenant, comme je le disais tantôt, l'élévation de la vie dans les monastères, mais elle suit l'évolution du monde. On ne peut plus vivre aujourd'hui comme on vivait il y a cinquante, soixante ans. Si on voulait le faire, ce serait de l'anachronisme. A la limite, ce serait du déséqui­libre mental. Oh, ça rapporterait ! Il suffirait de mettre un gui­chet et on viendrait comme on vient dans une réserve natu­relle d'animaux préhistoriques ou d'hommes d'une autre épo­que. Ce serait formidable ! On n'aurait plus besoin de brasserie...

Voilà ! C'est pour vous dire : soyons toujours, gardons les pieds par terre. Attention, pas de romantisme! Ne jouons pas aux miséreux. Il y en a dans les monastères, j’en con­naît comme ça l’un ou l’autre - il n'yen a pas chez nous, du moins à mon avis - qui sont malades, vraiment malades parce qu'ils ne peuvent pas être comme il y a cinquante, soixante ans... Pour eux, il ne faudrait pas de tracteur agricole. Il faudrait des chevaux, de grands attelages de chevaux. Il ne faudrait pas de faucheuses. Non, il faudrait faire tout à la faux. Et puis ramasser les gerbes, et puis les mettre sur des chariots. Pour les jardins, pas question de motocul­teur, ni de tout ça. Il faudrait faire tout à la bêche, car ça au moins c'était du bon temps...

 

Oui, mais cela paraît très romantique et très irréa­liste ! Et il faut dire que cela se passe dans des monas­tères aussi dont le compte en banque est très florissant. Et je me demande si ces hommes-là se trouvaient devant le réel, comment ils réagiraient ? Ils seraient peut-être écrasés après quelques mois. Parce que même notre organis­me n'est plus adapté à ce genre de vie. Nous ne saurions plus. Nous n'avons pas grandi là-dedans...

Eh bien, voilà, mes frères, le Père Abbé Général nous dit :

 

La plupart des gens sont d'accord pour recon­naître qu'autrefois l'austérité était trop poussée, que la nourriture était parfois in­suffisante et qu'il manquait un minimum d'hy­giène.

 

C'est certain! Mais je le répète, c'était comme ça le monde. Et dans le monastère, il ne pouvait pas en autrement, c'était quand même mieux que dans le monde. Mais il ajoute : attention aujourd'hui !

 

Il ne fait pas de doute que l'abondance porte avec elle certains dangers et l'expérience m'a montré qu'il existait des abus.

 

Mais des abus, il y en a toujours existé, toujours, toujours. Mais disons qu'aujourd'hui ces abus prennent une forme particulière et plus spectaculaire. Avant, les abus, c'était plutôt des abus au niveau de la vie privée. On es­sayait de ramasser des compensations ici ou là. Tandis que maintenant les abus pourraient être au ni­veau des personnes mais aussi au niveau des communautés comme telles.

Alors voilà, ce sera pour une autre occasion. Voyez mes frères, que la lettre du Père Abbé Général, elle est quand même intéressante. Et il faut avoir du courage pour écrire des choses pareilles.

Règle : 7, 82-88 : Deuxième degré.             30.01.84

      Etre attiré par Dieu !

 

Mes frères,

 

          Nous savons que Saint Benoît est un artiste extraordinaire. Nous avons admiré la toile qu'il a peinte à notre intention. Mais ce n'est pas un tableau figé. C'est une scène animée, vivante. Et nous sommes invités à la laisser se rejouer en nous. Elle est une invitation à vivre nous-mêmes ce que nous avons l'occasion de voir remuer sous nos yeux.

          Regardons ce qui se passe ! Un chercheur de Dieu a pris une décision, celle de répondre à l'appel qu'il entendait au fond de son cœur. Il veut voir Dieu. Il veut devenir un ami de Dieu, un enfant de Dieu, un seul esprit avec Dieu. Et il a devant lui une échelle qui va lui permettre de monter chez Dieu. Que fait-il ? Il saisit les montant de cette échelle. Il prend en main son âme et son corps, puis il gravit le premier échelon.

          Dès cet instant ses pieds ont quitté le monde et lui-même n'est déjà plus de ce monde. Dieu habite sur le plateau, là au-dessus, le ciel inaccessible, et un seul chemin : cette échelle. Dieu qui est au-dessus l'invite, l'appelle, il l'attire, il le séduit. Eh bien le moine répond. Il est comme soulevé vers le haut.

 

          S'il n'était pas attiré par Dieu, il ne saurait pas lever un pied et puis l'autre pour les placer même sur le premier échelon. Ce ne serait pas possible. Mais voilà, l'ascension commence. Il n'est déjà plus de ce monde. Il ne colle plus au monde. C'est fini. Il a déjà lâché prise. La terre ne peut plus le retenir. Il s'arrache, il est arraché plutôt par l'attraction de Dieu. Il est arraché à la gravitation qu'exerce sur lui le monde.  Mais ce n'est pas fini naturellement, c'est le premier échelon. Mais il est déjà là.

 

          Alors, aussitôt il est pris dans la lumière de Dieu, cette lumière qui pénètre jusqu'au plus intime du cœur, si bien que ce moine, ce chercheur qui est bien disposé, naturellement, il a l'occasion de voir toute la vérité en ce qui le concerne, lui. Cette lumière de Dieu, qui est l'Esprit de Dieu, ne laisse rien de côté. Elle lui dit les choses telles qu'elles sont.

          Elle lui fait comprendre que dès cet instant déjà, il est privé d'un droit. Il n'a plus le droit de suivre ses vouloirs propres, il n'a plus le droit de s'abandonner à ses désirs mauvais. Pourquoi sont-ils mauvais ? Mais ils sont mauvais parce qu'ils partent de sa personne et qu'ils reviennent à sa personne. C'est un cercle fermé dans lequel il n'est plus possible de grandir, de se dilater, de s'épanouir. On est emprisonné par le désir.

          Maintenant, cette lumière, là sur le premier échelon, lui dit que ça doit finir. Voilà ce que Saint Benoît disait : Pour ce qui est de notre volonté propre, il nous est défendu de la suivre, 7,52. C'est fini ! Maintenant il nous faut, dit-il encore, nous garder du désir mauvais, 7,66. Donc maintenant, ça, il le sait !

 

Et il y réfléchit longuement. Longuement il examine cela. Il le retourne sur tous les angles. Il le fait tourner dans sa tête comme une bille pour bien voir ce que c'est. Et il s'en fait une conviction. Il admet que ce doit être ainsi. Il ne vivra donc plus selon les inclinations de sa chair qui ont pour effet d'opérer un repliement sur soi comme je viens de le dire.

          Il ne vivra plus selon ses désirs mais il vivra sous la motion de l'Esprit, de l'Esprit qui au lieu d'être fermeture, crispation sur soi est ouverture et oblation à l'autre, oblation à Dieu, oblation aux frères. Voilà donc un décentrement qui s'opère. Il le sait, il devra y passer. Et il l'accepte. Mais comment peut-on voir qu'il l'accepte ? Mais parce qu'il gravit le second échelon, vous allez voir la différence.

          Sur le second échelon, il a délibérément tourné le dos à sa vie antérieure. Ses pieds ne touchent déjà plus terre. Et maintenant ses pieds s'éloignent de la terre. Et c'est fini ! Sur le premier échelon, il avait encore une possibilité de redescendre. Il y avait un pas à faire. Et non, il n’a pas choisi cela. Il a opté pour poursuivre l'ascension. Le voilà sur le second.

         

Et une fois qu'on est sur le second échelon, il n'est pratiquement plus possible de revenir en arrière. Cela devient trop compliqué. L'engagement est déjà trop loin. Car voyez ce que dit Saint Benoît : dans le 1° degré, sur le premier échelon, il lui était défendu de faire sa volonté propre. Sur le second - sentez l'évolution - lui-même n'aime plus de faire sa volonté propre. C'est fini, sa volonté propre ne l'intéresse plus. Il n'est donc plus ici retenu par une défense.

Non, il est au-delà de la défense, ça ne l'intéresse pas. Le second degré consiste à ne pas aimer sa volonté propre 7,82. C'est fini ! Et quand on en est arrivé là, mais on est déjà loin. Ce n'est que le deuxième échelon, mais rendez-vous compte par vous-mêmes que c'est déjà beaucoup : ne plus se complaire dans ses vouloirs propres !

          Et alors, de l'autre côté il y avait le désir mauvais dont on devait se garder. Et ici, c'est la même chose que pour la volonté propre, on ne se complaît plus dans l'accomplissement de ses désirs. C'est fini, on n'y trouve plus de plaisir. Les plaisirs mauvais, les plaisirs de la chair, ça n’intéresse plus. Le cœur est ailleurs. La volonté est, je ne dis pas emprisonnée parce qu'il y a un peu de péjoratif là-dedans, mais la volonté est séduite. Il y a autre chose maintenant qui l'attire: c'est cette lumière de Dieu.

 

          Car cette lumière n'est pas seulement une lumière d’inquisition qui va dans tous les coins pour faire ressortir ce qui ne va pas bien. Mais la lumière en elle même, elle est belle, elle est belle. Et une fois qu'on l'a vue, même de façon très indistincte, inconsciente presque, mais enfin, l’œil du cœur, lui, il la voit. Il ne peut plus s’en détacher. Il est captivé par elle et tout le reste ne l’intéresse plus. Le cœur est parti ailleurs.

          Voyez, ça c'est le second échelon. Et le second échelon, le cœur est déjà chez Dieu. Il est dans la lumière. Mais il y a encore 10 échelons, C’est certain ! Mais le fait de ne plus aimer faire sa volonté vient, à mon sens, de la vertu d’espérance qui est active. Espérer, c'est déjà posséder. C'est posséder de façon, enfin qui est plus certaine qu'une possession matérielle, mais c'est posséder surnaturellement, c’est posséder divinement. Et à ce moment-là, le cœur est pris. Qu'est-ce qui va se passer ? Eh bien. ce que le moine désire maintenant, mais c'est ce que Dieu veut lui donner. Il n'y a plus que ça qui l’intéresse.

 

          Nous allons dans les jours qui suivent voir maintenant ce qui va se passer. Et vous verrez qu'il y a une évolution, une gradation, une logique. Et vous vous rapporterez à votre propre expérience. Même si ce n’est pas aussi pur que Saint Benoît le décrit ici, vous allez tout de même vous y retrouver. Et s'il y a des choses à remettre en place, à corriger ou à rectifier, mais ce sera plus facile...

 

Règle : 7, 89-92 : Troisième degré.             31.01.84

      Avoir d’autres désirs !

 

Mes frères,

 

          Ce soir, c'est court et bon, nous l'avons entendu. Mais c'est toute notre vie qui est condensée en ces quelques mots. Le moine est un homme pressé par la lumière de Dieu qu'il entrevoit et qui l'enchante. Il est pressé par le chant de l'Esprit qui berce l'oreille de son cœur. Si bien qu'il ne lui est pas possible de s'attarder. Il ne trouve plus aucun goût dans tout ce qui auparavant faisait son plaisir.

          Il élaborait de magnifiques projets. Il nourrissait de grandes ambitions. Il était travaillé aussi par des désirs pas toujours très nobles. Eh bien tout cela, aujourd'hui, ça ne présente plus pour lui aucun intérêt. Des autres vouloirs se présentent à lui et d'autres désirs sont éveillés en lui. Ils viennent d'ailleurs, ils viennent de chez Dieu. Et leur parfum lui fait oublier tout le reste.

 

          Mes frères, c'est ainsi que Dieu agit. Il habite une région que nous ne connaissons pas. Elle nous est inaccessible. Et du lieu où il a fixé sa demeure - un lieu non localisé, disons-le bien - Dieu envoie lumière, il envoie chant, il envoie parfum. Et tout cela vient sur le moine, ça l'entoure, ça le pénètre et ça éveille en lui des choses nouvelles qui auparavant lui étaient inconnues, qu'il ne soupçonnait même pas.

          C'est grâce à cette séduction qu'il a eu l'audace de placer ses pieds d’abord sur le premier échelon, puis sur le second. Et voici que maintenant il abandonne définitivement toute résistance et il montre sur le troisième échelon. Il prend pied sur le terrain solide de l’obéissance et tout son être est engagé : son âme et son corps.

          Il a toujours les mains solidement agrippées aux montants de l'échelle : son âme qui est le centre de sa responsabilité d'homme et son corps par lequel il va matérialiser, canaliser sa praxis monastique, son obéissance donc. Cela ne va pas rester pour lui au niveau des saintes méditations. Non. Il va incarner ce que le Seigneur Dieu va lui demander. Pour lui, c'est une affaire décidée. Il épouse la volonté de Dieu.

 

          Nous avons là un des aspects, mes frères, un des aspects, il y en a d'autres, mais là c'en est un et ce n'est pas le moins important, un des aspects du vœux de chasteté. Le moine ne peut pas avoir une compagne disons avec laquelle partager son existence, ce qui serait bien et qui est le lot de la quasi totalité des hommes. Non, pour lui ! Sa compagne, son épouse, c'est la volonté de Dieu. Et à travers cette volonté de Dieu, c'est Dieu lui-même, car Dieu n'est jamais distinct de cette volonté.

          Et de cette volonté de Dieu, il se nourrit. Elle devient sa raison de vivre. Nous avons de nouveau ici le rapport avec le repas eucharistique. Lorsque nous mangeons le corps du Christ, lorsque nous buvons son sang, il devient un avec nous, il s'assimile à notre être, il nous assimile au sien. C'est un véritable mariage mystique. Et tout cela afin que la volonté de Dieu ne fasse plus que corps avec nous.

          Je comprends que auparavant, il y a de ça des années, je n'ai jamais connu cela moi-même, que la communion eucharistique était présentée comme un sommet, presque comme une récompense. Elle était très rare. Elle était permise lorsque seulement, voilà, je ne dis pas dans un élan de ferveur, mais enfin en soi, on avait l'impression qu'elle était réservée aux saints. Et il y a tout de même là quelque chose de vrai là en dessous. Nous devons être en état de sainteté, en état de disponibilité totale à l'endroit de la volonté de Dieu pour nous unir à lui eucharistiquement.

 

          Alors mes frères, le moine va donc être uni à la volonté de Dieu. Il fait corps avec elle pour jamais, jusqu'à la mort. Voilà : factus oboediens usque ad mortem, 7,92. Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort. Et ceci donne un sens à sa vie. Et maintenant le moine dans ces dispositions, dans cet état, il peut tout. Pourquoi ? Parce qu'il fait un avec Dieu qui est le Créateur et qui est le Maître du cosmos, et de chacun des hommes, et de tout, et de tout.   

          Voilà, mes frères, le troisième échelon de l'humilité ! Il y en a encore d'autres après. On peut encore dire beaucoup d'autres choses naturellement. Mais c'est assez pour ce soir. Et je pense que maintenant, avec une conviction meilleure, nous entrerons dans la volonté de Dieu qui est toujours, mais toujours aimable.

 

Chapitre 7, 93-118 : Quatrième degré.         01.02.84            

      Pas de magie !

 

Mes frères,

 

            Le moine a choisi au troisième degré d'humilité d'unir indissolublement sa volonté à celle de Dieu. Aussi, sans tarder, va-t-il être invité à monter en grade, à gravir un nouvel échelon. Mais il ne va pas quitter l’obéissance. Il ne la quittera jamais plus. Elle est devenue partie intégrante de son être. Il ne peut plus vivre sans obéissance. J'irais jusqu'à dire qu'elle est devenue sa joie.

            Ce n'est pas le fait d'être soumis et de dire : Oui, mais moi, ça ne me regarde pas, c'est l'affaire de celui qui me le demande. J'exécute les ordres et puis c'est bon. Ce n'est pas l’obéissance militaire.

            Non, ici, c'est épouser avec amour la volonté de Dieu, ne faire qu'un avec elle sachant que la volonté de Dieu est le meilleur qui existe, le meilleur qui puisse se concevoir ou s'imaginer.

 

            Le voilà donc au quatrième degré d'humilité. Mais reconnaissons-le sincèrement, si c'était possible, nous préférerions échapper à ce quatrième degré. Mais l'échelle de l'humilité, il est impossible de frauder avec elle. Pas moyen de sauter un échelon !         

Pourquoi ? Mais parce qu'elle est l'antidote prévu par Dieu pour neutraliser en nous les effets du péché originel. Si bien que, elle va rééquilibrer l'homme dans son âme et dans son corps et lui assurer une nouvelle immortalité.

            Je dis antidote du péché originel, mais pourquoi ? Mais parce que le péché originel a été justement une tentative de sauter au dessus de la durée, de faire l'économie de l'échelon prévu par Dieu de l’obéissance.

 

            Le péché originel a introduit l'homme dans l'univers de la magie qui est le contraire de la création vue comme agir spécifique de Dieu. La création, c'est l'apparition progressive, lente, évolutive de tout l'existant. La magie, c'est le surgissement soudain d'un être tout achevé. C'est ça que l'homme a voulu : poser un acte magique, c'est à dire : Mange ce fruit et automatiquement tu seras comme Dieu !

            L'échelle de l'humilité nous empêche de poser un tel acte magique. Mais pourquoi ? Parce qu'elle nous oblige à gravir un par un les échelons. Elle nous apprend cette patience qui est celle de Dieu et qui doit devenir la nôtre. Ce serait si commode d'un bon de sauter de la terre au ciel, du premier échelon au dernier. Mais ce serait aussi à l'avantage de Dieu pensons-nous, il aurait tout de suite des saints. Non, il n'aurait pas des saints, il aurait des monstres.

            Mes frères, nous devons désapprendre la magie, nous en désintoxiquer. Et ce n'est pas facile. Cela apparaît à l'intérieur de ce quatrième degré d'humilité qui est, je le rappelle, toujours l’obéissance. Saint Benoît le dit : in ipsa oboedientia, 7,93, à l'intérieur même de l’obéissance. Ce sera très dur ! Et c'est pourquoi Saint Benoît recommande bien de prévenir les novices de toutes les choses dures et difficiles par lesquelles il faut passer pour arriver chez Dieu. Nous les avons ici bien détaillées dans ce quatrième degré de l'humilité.

           

Voilà, je m’arrête pour ce soir parce que nous devons répéter quelques chants. J'aurai l'occasion d'y revenir plus tard. Nous regarderons les choses en face et nous ferons un petit examen de conscience. Nous nous demanderons si vraiment nous sommes des êtres démystifiés qui ont quitté ce mythe de la magie et qui sont entrés dans l'agir de Dieu qui est toujours patience, qui est amour, et qui surtout est façonnement amoureux d'un être nouveau. On aime beaucoup plus la personne pour laquelle on a du beaucoup souffrir pour l'amener au niveau de perfection et de sainteté qui est le sien.

            Et nous ne refuserons pas ce plaisir à Dieu, c'est à dire d'arriver à la sainteté. Et même si nous lui en faisons voir quelque peu maintenant, nous avons chaque jour l'Eucharistie, et chaque fois nous regrettons les actions mauvaises que nous posons, notre défaut de confiance. Mais ma foi, Dieu nous connaît et il a prévu le remède. Prenons-le, faisons confiance à Dieu et sans difficultés, nous arriverons là où il nous appelle.

 

Homélie : Présentation du Seigneur.              02.02.84

      Dieu sauve !

 

Mes frères,

 

Aujourd'hui nous prendrons appui sur une parole de l'Apôtre. Il vient de nous dire ceci : Jésus le Christ par sa mort a rendu libre ceux que la peur de la mort tenait toute leur vie dans une situation d'esclave. Les hommes étaient dominés par celui qui possède le pouvoir de la mort, à savoir le démon.

Cette tension dialectique entre la terreur de la mort et l'esclavage a été longuement étudiée par les penseurs contemporains. Ceux qui exercent un pouvoir despotique sur les individus ou sur les peuples les maintiennent dans cet état d'asservissement en brandissant au dessus d'eux la menace de la mort.

Mais lorsque ces hommes surmontant cette peur affron­tent la mort, dès ce moment, ils entrent dans la liberté même s'ils doivent succomber. Mais d'autres alors recueil­lent le fruit de leur sacrifice.

 

Mes frères, les hommes, tous sans exception, nous au­tres aussi, nous sommes soumis à un dur esclavage. Je vais y revenir dans un instant. Mais le Christ, pour nous tous, une seule fois comme dit l'Apôtre, s'est offert à la mort. Et par sa résurrec­tion, il nous a procuré la délivrance pour jamais.

Marie et Joseph en présentant l'Enfant-Jésus à Dieu dans le temple l'offraient pour cette destinée. Et ils ra­tifiaient le nom qui avait été donné à l'enfant dès avant sa conception. Jésus en effet signifie : Dieu sauve. Dieu qui habite cet enfant, Dieu qui est cet enfant apporte aux hommes le salut, c'est à dire la liberté, l'abondance, la paix. Il est maintenant grâce à lui possible de respirer épanouir.

Les hommes, mes frères, étouffent dans le cachot de leur égoïsme. Ils sont entraînés par leurs désirs charnels et ainsi ils se trouvent esclave de celui qui attise en eux ce que Saint Benoît appelle le malum desiderium, 7,66, le désir mauvais.

 

Et ce tyran, le démon pour l'appeler par son nom, il fait planer sur eux la terreur de la mort. Il se joue d'eux. Il leur inspire l'idée que s'ils ne suivent pas tout ce que leur inspirent leurs instincts - 0 de toutes les sortes, depuis les instincts les plus bas jusqu'à apparemment les plus nobles, mais tous instincts charnels - s'ils ne les suivent pas, eh bien ils vont mourir, ils seront condamnés à mourir. Et il se moque d'eux, car comme salaire de leur servitude, il va tout de même en fin de compte leur servir la mort.

 

Mes frères, le Christ est venu briser ce charme malé­fique. Lui, il a osé s'exposer à la mort et il est mort ef­fectivement. Mais l'adversaire ne pouvait maintenir dans ses griffes l'auteur de la vie. Il a pulvérisé la mort. Il a anéanti le pouvoir qu'exerçait sur les hommes le démon. Et il nous offre à tous cette liberté sans laquelle il n'est en fin de compte pas possible de vivre.

Le moine a choisi. Il a été d'ailleurs appelé à cette mission. Il a choisi de suivre le Christ dans cette aven­ture. Il s'expose lui aussi à la mort. Et c'est ce que nous appellerons l'obéissance. Rappelez-vous ce que Saint Benoît nous a dit cette semaine : le moine renonce à son vouloir propre, il renonce à ses désirs et à ses convoitises et il s'engage dans une obéissance, dans une mort à lui-même, à son égoïsme. Et cela, jusqu'au terme...

Mais il reçoit déjà de suite la récompense de son obla­tion. Il sent grandir en lui la propre vie de Dieu et les espaces infinis de liberté.

 

Voilà, mes frères, ce que nous rappelle entre autre la fête d'aujourd'hui. Nous allons prendre nos cierges. Nous allons les déposer devant l'autel. Et ce geste va sym­boliser l'offrande que nous faisons à Dieu de tout notre être, pour notre propre bonheur naturellement, mais aussi et surtout dans la ligne de ce que le Christ a ouvert de­vant nous pour la libération de tous nos frères les hommes.

 

                                                                                                               Amen.

 

Récollection du mois de février.                   04.02.84

      Voyage dans le temps.

 

Mes frères,

 

Nous allons emprunter la machine à remonter le temps et entreprendre un petit voyage - 0 pas bien long - quel­ques semaines seulement, afin de retrouver des événements qui vont rendre vigueur à notre marche vers Dieu.

Avant hier, nous avons fêté la Présentation de Jésus au Temple. Et ça nous a rappelé que nous devions oser af­fronter le risque de la mort si nous voulions recouvrer une vraie liberté et toucher au rivage de la vie incorrup­tible. Il n'est pas possible, nous l'avons compris, d'entrer chez Dieu après avoir vaincu celui qui possède le pouvoir de la mort si nous ne le regardons pas en face, ce tyran, et au risque d'être écrasé par lui. Mais c'est à l'inté­rieur de cette mort, grâce à la résurrection de notre Christ, que nous trouvons la liberté totale, celle même de Dieu.

 

Un peu plus haut, nous avons retrouvé nos trois Saints Fondateurs. Et dans le miroir de leur vie, nous avons con­templé notre véritable identité et notre état actuel. Nous comprenons, grâce à eux, que si nous voulons être de véritables moines cisterciens, nous devons épouser leurs besoins, leurs soucis, leur recherche d'authenticité, de vérité, de simplicité, de pauvreté. Ils avaient expérimenté leur néant. En face de leur Créateur qui se présentait à eux dans la personne du Christ Jésus, ils étaient comme anéantis.

Mais grâce à cet abaissement, il était possible, il leur était permis d'établir avec le Christ une relation d'amour qui grandissait, qui allait dans une intimité qui les conduisait jusqu'à un authentique mariage spirituel avec le Verbe de Dieu incarné. Leur idéal s'est concrétisé dans sa perfection en la personne de Saint Bernard. Voilà, mes frères, ce que nous découvrons encore dans notre voyage.

 

Et en relation immédiate avec eux, un peu plus loin, nous voyons notre Père Saint Antoine qui ramasse en sa per­sonne l'idéal de toutes les vies monastiques possibles, lui dont l'être n'était plus que détachement absolu à l'endroit du créé et amour d'une intense pureté.

Antoine ne vivait plus pour lui. Il était entré dans le désert total. Et là, après une lutte terrible contre le prince de ce monde, après avoir sans peur succombé à la mort mystique, il était devenu un seul être avec le Christ.

 

Entre lui et nos Saint Fondateurs, nous avons rencontré la Semaine de l'Unité. Et là, mes frères, nous avons consta­té que le tissu de l'Eglise et le tissu de notre vie person­nelle étaient endommagés par de profondes déchirures. Et ça ne peut pas nous laisser la conscience tranquille.

Car il y a des responsabilités dans ces accidents. Et les responsabilités, nous les découvrons en nous, comme dans nos frères, comme dans tous les chrétiens. Nous sommes tous responsables. Et en premier lieu, j’oserais le dire, ceux qui sont les plus près du coeur de Dieu : nous par con­séquence...

Mes frères, nous devons rétablir l'unité à l'intérieur de notre vie, la maintenir entre nous, pour que à partir de cette cellule d'Eglise qu'est le monastère une réparation commence et qu'elle se répande lentement mais sûrement à travers tout le corps de l'Eglise. Oui, voilà mes frères, ce que nous rencontrons !

D'au­tres choses encore ? Mais il n'est pas possible de tout re­voir. Le voyage est tellement riche que il nous faudrait des jours et des jours pour l'expliciter, pour en projeter toutes les beautés.

Mais en fond musical - car maintenant on est toujours escorté par la musique quand on voyage - il y avait Saint Benoît et sa Règle, Saint Benoît depuis le Prologue jusque déjà à la mi-hauteur de cette fameuse échelle qu'il dresse entre la terre et le ciel et qu'il nous invite à gravir après lui.

Et devant tout cela, une question se pose : Qu'allons-­nous faire maintenant ? Oui, c'est la grande question : Que faire pour être un vrai moine ? Que faire pour voir Dieu ? Et par où commencer ?

 

Eh bien, mes frères, au terme d'une expérience person­nelle qui compte déjà pas mal d'années, des choses que j'ai vécu moi-même, que j'ai remarqué autour de moi, dans cette communauté et ailleurs, je pense pouvoir apporter une répon­se. La chose que nous devons faire pour commencer, et elle ramasse tout, eh bien, c'est de mourir. Il nous faut affron­ter la mort. Il nous faut mourir.

Si nous voulons être vraiment ce que le Christ attend de nous, si nous voulons mériter le titre de moine, si nous voulons rencontrer Dieu sans retard, il faut mourir à tout. Il faut mourir au monde, à ses idées, à ses sentiments, à ses goûts, à tous ses plaisirs, à toutes ces soi-disant ri­chesses que le monde veut nous apporter. Voilà, le monde n'existe plus pour nous. Nous n'existons plus pour la monde. Nous sommes morts... Mourir au monde !

Mais aussi mourir à nous-mêmes, re­noncer à notre volonté propre, à notre malum desiderium comme dit Saint Benoît en 7,66, qui est mauvais parce qu'il vient de notre égoïsme...et accepter de marcher au jugement et à la volonté d'un autre, de couler notre vouloir, tout notre être dans le vouloir de Dieu de façon à ne plus être qu'un seul vouloir avec lui. Voilà, mes frères, tout cela, réellement c'est mourir, vous le savez aussi bien que moi. Et ce n'est pas facile et pourtant, il n'y a pas d'autre route. Mourir, ce n'est pas un grand mot qui fait impression. Non, c'est une réalité.

 

Et le combat monastique, c'est sur ce point précis qu'il se focalise, qu'il se concentre. Et lorsque nous n'avons plus peur de la mort, lorsque nous sommes passés par elle, à ce moment-là, nous pouvons dire que nous possédons ce que les tous premiers moines cherchaient et qu'ils appelaient le salut, c'est à dire la pleine liberté. Parce que ils sont entrés dans l'univers de Dieu, ils sont dans la lumière de Dieu et il leur suffit alors de se laisser emporter par le souffle de l'Esprit.

C'est exactement ce que Saint Benoît nous promet lors­que nous sommes arrivés au sommet de cette mystérieuse échelle, qui n'est rien d'autre - regardons-là - qu'une échelle qui nous permet d'entrer dans cette mort au sein de laquelle se trouve la vie véritable.

Voilà, mes frères! Et le mois de février est un mois d'attente habituellement, mais surtout cette année-ci où Pâques tombe très tard. Le carême commence au début du mois de mars. Eh bien, pendant tout ce mois de février, si vous le voulez, nous allons nous enfoncer courageusement dans le désert de l'obéissance. Car concrètement, mourir à soi-même, c'est renoncer et c'est obéir.

Ici encore, attention au jeu des paroles. C'est quel­que chose de bien concret qui nous attend dès notre lever et qui nous suit jusqu'au soir. C'est très austère. Cela de présente comme un désert. Mais n'oublions pas que nous avons devant nous toujours ceux que nous avons rencontrés. Notre Père Saint Antoine qui s'enfonce dans ce désert, nos Pères de Cîteaux qui s'en­foncent dans la forêt qui pour eux est le désert dans nos régions. Nous avons le Christ notre Dieu avec Marie et Jo­seph, et qui va, lui notre Dieu, qui s'enfonce dans le dé­sert de ce monde où il va mourir à notre place.

Et en tout cela, mes frères, faire confiance et obéir à Dieu, le suivre là où il nous conduit. C'est à cela que nous nous consacrerons dans le courant du mois de février. Si bien que lorsque le carême commencera par cette grande fresque de la tentation du Christ au désert, nous serons préparés et nous attendrons d'un coeur dilaté la grande et merveilleuse fête de Pâques qui sera déjà comme les prémices de notre propre résurrection en train de se construire dès maintenant.

 

Règle : 7, 150-155 : Neuvième degré.          06.02.84

      Etre pesé par Dieu !

 

Mes frères,

 

            Pendant notre W.E. de récollection nous avons quelque peu laissé se distendre le contact avec notre moine occupé à gravir l'échelle de l'humilité. Nous n'avons tout de même pas perdu notre temps. Nous avons fait un petit voyage dans le passé sans remonter trop loin et nous avons rassemblé nos esprits qui sont tellement prompts à vagabonder et à se disperser dans des bagatelles.

            Nous les avons resitués sur l'essentiel de notre vie qui est de mourir courageusement à tout ce qui n'est pas l'amour de notre Dieu, de laisser cet amour triompher en nous pour que nous ne puissions plus rien faire d'autre que d'aimer, mais ne pas nous laisser attirer par toutes sortes de fantômes, des fantômes qui se présentent sous des dehors séduisants et qui nous écartent de notre véritable vie.

            Alors il n'est pas étonnant, si nous nous laissons séduire par le néant, que nous faisons aujourd'hui comme on dit, d'ailleurs c'est très prisé même dans les monastères, que nous faisons de la dépression. Cela pose quelqu'un aujourd'hui, ça, de dire : je fais de la dépression. Cela pose quelqu’un, il faut se consoler comme on peut ! Mais enfin, nous autres, au cours de cette récollection, nous nous sommes repris en main même si nous avions envie de glisser sur cette pente. Vous savez que nous sommes en hiver et que les sports d'hiver sont à l'ordre du jour même dans les monastères.

 

            Oui. Je vais vous dire quelque chose qui va sans doute vous scandaliser. Mais enfin, vous n'en êtes pas à un scandale près. J'ai appris que les jeunes moniales de Clairefontaine faisaient du ski de fond. En effet, il y a une postulante, une vrai postulante qui va prendre l’habit sans doute dans quelques semaines, qui s'est amenée avec ses skis. On les avait mis au grenier. Mais il y avait 40 cm de neige et alors on les a sortis.

            Et les jeunes qui n'avaient jamais chaussé de skis de leur vie, elles ont reçu des leçons. Il fallait s'inscrire. Chacune avait droit à une demi heure. Vous savez, c'est à flanc de montagne. Elles ont monté, elles ont descendu, elles sont tombées sur leur derrière. Mais enfin, voilà, c'est aussi une façon de lutter contre la dépression même en se laissant glisser sur des skis. Cela n'arrivera sans doute jamais ici car il est bien rare qu'il y ait tant de neige.

 

            Enfin, nous sommes maintenant revenu à pied d’œuvre. Et dans sa hâte d'atteindre le haut de l'échelle et de mettre le pied dans l'univers de Dieu, notre brave moine ne nous a pas attendu. Et il est arrivé au 9° degré d'humilité. Il est sur le 9° échelon de l'échelle qui n'en compte que douze, ne l’oublions pas !

            Et voilà que pendant que nous étions à nos affaires, lui, il avait pris conscience de ses limites, de sa maladresse, de son abjection. Au 6° degré, par exemple, il voyait qu'à tout ce qui lui était demandé il répondait de façon maladroite. Il était un mauvais ouvrier. Il gâchait le travail. Oui, il voyait ses limites, mais aussi comme le dit ici Saint Benoît, même son abjection : abiectio plebis, 7° degré, 7,143.

            Oui, et il était encore allé plus loin. Et finalement il était parvenu à la perfection de l’obéissance. Il ne sait plus rien faire d'autre que ce que recommande la Règle commune du monastère ou les exemples des anciens. 8° degré, 7,147. Il n’obéit plus seulement à ce qu'on lui commande, mais il suit ce qu'il voit. Ce n'est pas une passivité musulmane si je puis m'exprimer comme ça, ou dans le sens ou les nazis dans les camps de concentration appelaient musulmans ceux qui avaient été réduits à l'état d’objet, à l'état animal. Ils ne savaient plus ce qu'ils faisaient ni ce qu'ils étaient. Fatalisme ! ! !

           

Non, c'est autre chose. Ici, l’obéissance fait corps avec lui. Il lui est devenu impossible de faire autre chose que ce que la volonté de Dieu lui présente à travers la communauté et les frères. Qu'est-ce qu'il a encore à gagner maintenant ?

            Eh bien, le voici sur le 9° échelon. Et maintenant nous voyons que tout est changé en lui, car il se tait. Il y a là quelque chose de mystérieux. Il est sur le 9° échelon. Il approche donc du sommet. Il entre dans un monde nouveau. Maintenant il sait ce qu'il est et ce qu'il vaut. Il a eu le temps de se soupeser, ou mieux, il a été pesé par Dieu.

            Il a sous les yeux cette grande muraille qui était peinte à la chaux et qui se trouvait devant le roi de Babylone pendant ce fameux festin qui se tenait comme il convient dans la soirée et dans la nuit. Et ce roi avait vu une main écrire sur le mur en face de lui trois mots mystérieux que seul Daniel avait pu déchiffrer et interpréter. Voilà : Tu as été pesé, tu as été trouvé trop léger et maintenant, eh bien, c’est fini !

 

            Mais le moine, voyez ce qui était au premier degré d'humilité, donc le fait d'avoir toujours présent devant les yeux la crainte de Dieu, c'est à dire Dieu lui-même qui à chaque moment soupèse le moine et porte un jugement sur lui, Dieu qui peut trancher le fil de la vie du moine et lui dire : voilà où tu en es, voilà ton poids exact. Et ton poids exact, c'est ta qualité d'amour, rien d'autre. Tous tes titres, toute ta valeur humaine n'a aucune importance dans mon univers à moi. L'important est ton poids d'amour. Ce sentiment qui occupait le moine, mais ça l'a suivi.

            Il a été occupé par beaucoup d'autres choses, ce moine. Il a été pris par toutes sortes de chocs, disons, oui, d'épreuves qui se sont jetées sur lui. Mais voici que ce sentiment revient maintenant en haut. Il a triomphé de tout. Il aurait pu dire alors : Oui, mais maintenant, moi, je suis au-delà de tout ce qui est arrivé ! Non, voici que maintenant ça est là. Et le moine, il connaît. Il a fait le tour de ce qu'il valait. Pourquoi ? Parce que c'est Dieu qui, à l'intérieur de lui, par une lumière secrète, maintenant lui dit qui il est, lui, ce moine.

 

            Alors, voyez, c'est un monde ! C'est le monde du premier degré mais qui cette fois-ci est, comment dire cela ? Je ne dis pas qu'il se précise, mais il s'impose avec une force telle que cette fois le moine en a la parole coupée, et même le souffle coupé. Il n'y a plus de souffle qui sort de sa bouche. Il n'en a plus assez pour parler. Il va attendre qu'on lui pose une question, qu'on l'interroge. Sinon, il garde le silence. Il sait ce qu'il est et ce qu'il vaut parce qu'il a fait place nette en lui pour Dieu.

            Il n'y a plus de place pour lui-même. Auparavant, il était rempli de lui, il était égoïste. Mais maintenant tout cela, dans les échelons précédents ça a été évacué. Il n'y a plus de place que pour Dieu, voyez, pour ce sentiment de nouveau qui l'emplit et qui lui dit qui il est. Ce sentiment, c'est l'effet psychologique qui retentit en lui. Car de fait, il est rempli par l'Esprit de Dieu. Et devant cet Esprit de Dieu, il ne sait plus rien dire.

            Et enfin, il pressent la proximité de ce mystère qui est en lui et qui est hors de lui. Alors encore une fois, il se tait et il attend. Vous le voyez debout sur le 9° échelon. Il a encore le 10°, le 11° et le 12° et il est au dessus. Il pressent qu'il va arriver quelque chose. Ce quelque chose, il ne sait pas encore clairement ce que c'est. Mais il sait déjà instinctivement que ce sera en rapport avec ce qu'il a ressenti dès le premier degré d'humilité, c'est à dire cette présence de Dieu qui n'est pas terrifiante, mais qui est ténébrante, qui le secoue, qui le fait vibrer et qui fait tomber de lui toute poussière maintenant, tout ce qui peut encore être impur et ternir la surface de son cœur.

 

            Maintenant nous attendrons, nous aussi. Nous attendrons patiemment. Mais ce sera une attente qui ne sera pas longue puisque demain nous le suivrons dans son ascension. On dirait presque : lui prend un ascenseur ; regardez un peu, en quelques jours il gravit toute cette échelle de l'humilité. Mais ce sont des jours de la nouvelle physique.

            Il faudra un jour que notre frère Jacques-Emmanuel nous explique cela. Il aurait tellement de choses à expliquer. C'est à dire que si on voyage sur un véhicule spatial qui se déplace à une vitesse proche de la lumière, si je vais faire un petit tour qui par exemple dure un mois dans tous les espaces, quand je reviens sur la terre, il s'est passé 50 ou 100 ans ? Je n'en sais rien ! Lui pourrait faire le calcul à une heure près.          Et c'est ce que nous vivons ici avec Saint Benoît, ça va tellement vite !

Mais nous sommes sur un véhicule qui est celui de la grâce que nous donne ici notre amour de Dieu et notre respect pour Saint Benoît. Mais nous savons que dans la réalité de la vie, il faut des années pour que cette échelle soit gravie jusqu'à son sommet.

 

Règle : 7, 156-158 : Dixième degré.            07.02.84

      Les quatre derniers degrés.

 

Mes frères,

 

            Les quatre derniers degrés d'humilité ont entre eux un certain air de famille. C'est comme si le haut de l'échelle, après avoir traversé une couche de nuages, se dressait maintenant dans un lieu invisible d'en bas, un lieu inconnu. C'est un espace ensoleillé, lumineux qui transfigure l'échelle. Les montants, les échelons sont comme éclairés de l'intérieur. Ils en deviennent luminescents, transparents comme s'ils étaient constitués d'un autre matériau. Je vous rappelle que les montants de l'échelle sont notre corps et notre âme.

            Maintenant lorsque le moine émerge au dessus de cette couche de nuages, il est lui-même transformé par la pureté et la beauté de cette lumière. Il est stupéfait, émerveillé, extasié. Il est saisi au plus profond de son être à tel point qu'il s'opère en lui une régulation des réflexes les plus normaux, à savoir : la parole, le rire et le regard. Pourquoi ?

            Mais parce que, vous le voyez, presque au sommet de l'échelle, au dessus de ces nuages, dans un endroit où lui seul a accès, il voit, il entend, il admire des choses insoupçonnées de ceux qui sont en dessous des nuages. Pour tout ramasser dans une expression plus technique, à ce moment-là le moine est devenu un vrai contemplatif. Et c'est la raison pour laquelle il a maintenant une conduite autre, différente, qui n'était pas la sienne auparavant, qui n'est pas celle de ses frères.

 

            Il n'y a en lui aucune singularité. C'est une attitude juste. Et nous la verrons se confirmer au 11° et au 12° échelon. Pour l'instant, il ne lui est plus possible de rire à tout propos. Le rire n'est pas disparu chez lui. Mais il y a en lui dans le moine une force qui le tient. Et cette force le possède par l'intérieur.

            Car la lumière qu'il admire est aussi à l'intérieur de lui. Il est enveloppé de lumière, et nourri de lumière. Et dans ces conditions, son esprit est ailleurs. Comme je le disais, il est extasié. Il vit au sommet de sa personnalité en lui. Mais en même temps, toute sa vigueur, et toute sa vie, et toute sa force, il la reçoit de cette lumière.

            C'est cela la vie contemplative à laquelle nous sommes appelés et vers laquelle nous montons par cette échelle. Mais encore une fois, pour la connaître, il faut avoir franchi cette épaisseur de nuages et presque au sommet de l'échelle, être entré dans cette zone où il n'y a plus que lumière, c'est à dire où il n'y a plus que le rayonnement de ce Dieu qui habite sur le plateau au sommet de l'échelle.

 

 

 

Règle : 7, 159-164 : Onzième degré.           08.02.84

      Notre nature et celle de Dieu.       

           

Mes frères,

 

            Hier nous avons laissé le moine au dixième degré d'humilité. Il est arrivé au dessus de la couche des nuages. Il est dérobé aux regards de tous, mais pas aux nôtres. Lui, là-bas dans cet univers, de nouveau il voit des choses, il entend des choses qu'il n'est pas possible à un homme de redire. Ses yeux sont éclairés d'une lumière nouvelle. Ses oreilles entendent un chant nouveau. Il regarde, il écoute, il se tait et il acquiert un comportement nouveau qui trahit le changement qui s'opère en lui. Et il reprend son ascension.

Il monte au 11° degré. Nous venons de l'entendre voici une minute. C'est l'avant dernier. Il est donc tout proche du sommet. Mais remarquons que les derniers degrés de cette échelle sont tout à la fois et les plus faciles et les plus difficiles à monter. Ce sont les plus facile parce que le moine détaché de tout, uni à la volonté de Dieu, débarrassé du poids de la chair, est beaucoup plus léger. Et il est attiré, comme aimanté vers le haut par ce qu'il voit, par ce qu'il entend. Il est poussé, il est propulsé par l'ardeur grandissante de son désir spirituel. Il a hâte d'être arrivé car ce qu'il perçoit l'enchante tellement que c'est devenu irrésistible.

            Mais d'autre part, ces échelons sont les plus difficiles car le moine a l'impression nette de ne plus avancer et il se demande s'il arrivera jamais. C'est comme si la distance entre Dieu et lui s'allongeait. Et il n'a pas tort, car l'infinie proximité de Dieu est le lieu de son infinie distance.   C'est encore autre chose qu'une fonction qui tendrait vers sa limite et sans jamais l'atteindre. Ici, lorsqu'on s'approche de Dieu, on mesure davantage les différences qu'il y a entre lui et nous. Il est une autre nature. Il est Dieu et nous autres, nous ne sommes pas Dieu. Certes, nous devenons Dieu par participation, par cadeau. C'est sa propre vie qui grandit en nous. Mais cette vie divine qui entre en nous, elle nous fait prendre conscience de notre état de misère, de notre état misérable. Si bien que on a l'impression que au lieu d'avancer, l'écart ne fait que grandir.

 

            Mais malgré tout, il y a une connaissance de Dieu qui s'élève, qui prend possession de l'être et un amour qui le rendrait presque fou. Et c'est bien là un tourment, un tourment perpétuel qui, encore une fois, tout à la fois permet de gravir facilement les derniers échelons et en même temps fait que on ne sait pas y arriver comme on voudrait. Ce sont les derniers moments de la purification que Dieu exerce dans le cœur d'un homme. Et il faut continuer à vivre, c'est à dire entretenir des rapports avec les autres hommes.

            Et nous voyons à ce 11° degré que le style de la parole se modifie. Il s'exprime doucement et sans rire, humblement et avec gravité, brièvement et raisonnablement, évitant les éclats de voix. Saint Benoît trouve ici sept qualités, ce qui est encore une chiffre de perfection.

            Mais il est trop tard pour les analyser aujourd'hui. Ce sera pour une autre fois. Mais nous sentons bien que le moine est à pied d’œuvre et que le dernier échelon se prépare. Il a déjà levé le pied. Il va le poser. Et demain, nous verrons l'effet que ça produit.

 

Règle : 7, 165-fin : Douzième degré.            08.02.84

      Devenir des anormaux ?

 

Mes frères,

 

            Le moine de Saint Benoît est arrivé au sommet de l'échelle. Il termine son ascension. Il se tient sur le douzième et dernier échelon. Saint Benoît en donne une description puissamment évocatrice, mais elle ne doit pas nous effrayer.

            N'imaginons pas un homme replier sur lui-même, tremblant, n'osant plus lever les yeux. Vous savez qu'il y a des noviciats ou des monastères où on n'ose jamais parlé du 12° degré d'humilité. Le réflexe est celui-ci : nous ne voulons surtout pas devenir comme ça, nous ne voulons pas devenir des anormaux.

            Mais on n'y a rien compris. Saint Benoît n'est pas théoricien. Il n'écrit pas un traité sur l'humilité, mais il décrit une ascension. Il signale les efforts qui sont exigés. Il note les effets produits dans l'homme qui se prête à cette ascension. Le moine doit savoir qu'il n'y a absolument aucune autre route pour aller à Dieu que cette échelle.

           

Saint Benoît est un homme honnête et droit. Il dit les choses comme elles se passent. Il ne veut pas tendre des pièges. Le novice doit déjà être prévenu. Saint Benoît le prescrit. Il faut à l'avance lui dire toutes les choses dures et âpres par lesquelles on va à Dieu. Or, il les ramasse toutes dans ce chapitre VII sur l'humilité.

            Mais enfin, si nous nous abandonnions à notre penchant naturel, nous préférerions certes un chemin plus facile. Une échelle, c'est étroit et raide. Une échelle, ça ne laisse pas une marge importante de mouvement. Mais par contre, c'est tout droit et c'est sûr. Et enfin, c'est Dieu lui-même qui l'a dressée pour nous. On peut même dire qu'il l'a empruntée le premier. Il l'a dressée, puis il l'a essayée. Le Christ s'est fait obéissant jusqu'à la mort. Il s'est anéanti. Il s'est vidé de lui-même. Il s'est humilié jusque là.

            Il a donc le droit de parler. L'échelle, il la connaît. Il ne dit pas : Voilà une échelle, essayez là ; moi, ça ne me regarde pas ! Non, il l'a essayée avant nous. Donc il a le droit de nous demander aujourd'hui de l'emprunter à sa suite. La vie monastique, c'est une sequela Christi, c'est marcher à la suite du Christ aussi sur cette échelle que le Christ a gravi le premier.

 

            Maintenant au douzième degré, nous voyons enfin où Dieu voulait conduire le moine. Il ne l'a pas dit jusqu'alors, mais pas du tout ! Si bien que c'est une profonde surprise quand on le découvre. Et lorsque on le voit, on a une impression d'écroulement et de catastrophe. En effet, nous voyons ou du moins il nous semble que le moine au dessus de son échelle, que tant d'efforts, de souffrances et de temps consacré à atteindre le sommet n'ont servit à rien. Il a traversé, voyez, cette couche de nuages. Il est là tout au dessus. Si on voit ce que nous dit Saint Benoît, il nous semble qu'il est retombé en dessous même du 1° degré, qu'il n'a pas encore commencé.

            En effet, Saint Benoît dit ceci : au dessus de l'échelle, c'est en latin : reum se omni hora de peccatis suis aestimans, 7,172. Donc, il s'estime à toute heure coupable de ses péchés. Or au premier degré, Saint Benoît disait, il reprenait les mêmes termes. Ce sont les mêmes à part un mot, un seul mot. Il dit : custodiens se omni hora a peccatis, 7,36. Là-bas, c'était aestimans se. Ici, au premier degré, il se garde bien de tous les péchés. Et ça, c'est le premier échelon. Et voilà que au douzième échelon, il se sent chargé, coupable de tous les péchés, à toute heure ! Et là-bas, au premier, c'était à toute heure qu'il se gardait !

 

            Mais alors, à quoi est-ce que cela a servi ? Il y a là de nouveau une de ces contradictions paradoxales qui sont coutumières chez Saint Benoît. Et ça nous montre, ça insinue qu'il y a dans l'humilité un mystère, un mystère qui apparaît lorsqu'on se trouve là au sommet de l'échelle. Quelle explication peut-on donner ?

            Eh bien, il n'y a que celle-ci : C'est que dans la lumière qui cette fois pénètre le moine, qui le transperce, qui le fouille et qui le brûle, dans cette lumière le moine s’aperçoit enfin que lui-même n'est pas lumière. Ce n'est pas lui la lumière. C'est un autre que lui.           

            Et n'étant pas la lumière, même s'il n'a pas de péché actuel, même s'il n'en commet plus, il voit avec une évidence devant laquelle il doit s'incliner - c'est le même geste inclinato sit, 7,170, il s'incline - qu'il est un pécheur et qu'il le sera toujours. Il porte en lui les cicatrices de tous les péchés qu'il a commis et les séquelles de tous ses péchés. Et il voit aussi dans son être le prix qu'il a fallu payer par Dieu lui-même pour qu'il puisse en sortir, lui, de son péché.

           

Il retrouve alors cette expression du Proverbe : C'est que tout homme, absolument tout homme est menteur, Omnis homo mendax. C'est à dire que tout homme est pécheur, et il le sait maintenant. Nous autres qui ne sommes pas au douzième degré d'humilité, nous le savons en théorie. Oui, on veut bien le dire, mais s'il arrive quelque chose, nous sommes de nouveau si facilement dans le péché.

            Dans le fond, nous ne croyons pas que nous sommes pécheurs. Je pense qu'il y a là une expérience qui est unique et qu'on ne peut faire qu'à ce moment-là lorsqu'on est dans cette lumière. Mais alors, que se passe-t-il ? Et c'est là justement que Dieu veut faire commencer quelque chose.

            C'est que il n'y a plus de place pour l'orgueil chez un tel homme. C'est fini parce que c'est fini, il est pécheur, foncièrement pécheur. Plus de place pour l'orgueil, plus de place pour un détournement...oui, dans le sens d'un vol, de détourner l'agir de Dieu a son profit. C'est fini tout ça, c'est impossible, il ne saurait plus. Si bien que à partir de maintenant Dieu va pouvoir réaliser des prodiges à l'intérieur de cet homme et par lui.

 

Règle : 8. : Des divins offices de la nuit.       10.02.84

      Nécessité de l’office divin.

 

Mes frères,

 

            Ce chapitre et les douze suivants traitent de l'organisation du service divin. Ils sont assez techniques et ils tranchent nettement sur tout ce que nous avons vu jusque aujourd'hui.     Et cependant, à mon sens, ils sont à leur place. Car une spiritualité vraie est toujours incarnée dans un cadre solide et précis. Entre ce que nous avons vu et ce que nous allons voir, il n'y a pas de fossé. Les deux s'appellent, se complètent et se confirment.

            Car Saint Benoît qui est un praticien de la vie monastique, il suit un développement logique qui épouse le mouvement de la vie et du réel. Il ramène toute l'ascèse monastique à l'ascension d'une échelle. Et sur ces échelons, il dépose tout ce qui constitue l'ascèse exigée du moine : l'obéissance, le silence, la lutte contre les tendances égoïstes, etc.

            Et alors, il sait que c'est une entreprise difficile et humainement impossible. Il va donc dans la rédaction de sa Règle appliquer un principe qu'il a posé dès les premières lignes du Prologue. Et je le rappelle d'abord en latin : in primis, ut quidquid agendum inchoas bonum, ab eo perfici instantissima  oratione deposcas, Pr.12. C'est à dire : avant tout, demande à Dieu par une très instante prière  qu’il  mène à bonne fin tout bien que tu entreprendras.

 

            Saint Benoît va donc nous parler à présent de la prière. Il nous a offert tout ce que Dieu attend de nous, tout le travail du moine en collaboration avec Dieu qui va le conformer, lui le moine, de plus en plus à la personne du Christ Il veut le Christifier.            Mais c'est là une entreprise qui est beaucoup trop forte pour l'homme pécheur, abandonné à lui-même. Que doit donc faire le moine ? Il doit prier, supplier Dieu de lui venir en aide, de l'aider, et cela par une prière très instante.

            La vie du moine doit baigner dans la prière comme son corps baigne dans l'atmosphère. La prière doit être une activité spontanée chez lui comme la respiration. Elle doit être commandée presque sans qu'il le sache. S'il arrête de prier, il s'asphyxie et il meurt comme s'il arrêtait de respirer.

 

            Et c'est pourquoi il fallait, c'était requis, que Saint Benoît immédiatement après le chapitre de l'humilité commence avec une série de chapitres qui organisent la prière du moine. Car cette prière du moine doit être communautaire. Pourquoi ?

            Parce que l’Esprit de Dieu repose sur la communauté qui forme un Corps, le moine n'est plus isolé. Non, il est une cellule d'un Corps. C’est donc le Corps qui va prier  et qui va donner au moine sa santé et sa force pour lutter contre les puissances diaboliques, contre les pensées, contre les vices, et qui va lui permettre de s'ouvrir à ce que Dieu attend de lui.

            C'est donc le Corps qui vit ! Mais le Corps naturellement ne sera vivant que si chacun de ses membres fait son devoir. Il faudra donc que tous ensemble prient. Ce sera l'Opus Dei que Saint Benoît va maintenant nous détailler dans toute son ampleur. C'est en Corps qu'on monte sur cette échelle et c'est en Corps qu'on doit prier.

 

            Voilà, mes frères, vous voyez la transition logique entre ce que nous avons vu et ce que nous allons voir. Je le répète, ce sont des chapitres d'un caractère très technique sauf les deux derniers qui expliquent un peu comment spirituellement il faut aborder cette prière commune. Mais pour le reste, ils vont paraître assez secs.

            Mais Saint Benoît les prend tels qu'il les a trouvés à son époque Il les adapte quelque peu et nous les présente. Je ne vais pas entreprendre une étude historique de tout cela, cela demanderait trop de travail. Peut-être qu’un autre plus habile et plus instruit que moi en ce domaine pourrait le faire ? Mais je vais chaque fois essayer de retirer ce qui est spécifiquement bénédictin, monastique, et voir ce qui nous manque, nous, maintenant...

 

Règle : 9. : Combien de psaumes pour la nuit.   11.02.84

      L’office et nous ?

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît organise maintenant par le détail l’office divin. Il commence par les Matines de l’hiver, puis de l’été et le dimanche.

 

            Je vais maintenant vous faire une confidence. Je ne sais pas si elle rencontrera le sentiment de l'un ou l'autre d'entre vous. Mais enfin, c'est ainsi que sincèrement ça se pose pour moi. Lorsque j'entends la lecture de ces chapitres de la Règle qui concernent l'office divin, ma conscience est agitée de frissons. Je me demande si nous ne nous sommes pas détournés de l'esprit de nos premiers Pères.

            Ces hommes avaient l'intention de revenir à une pratique fidèle et intégrale de la Règle de Saint Benoît. Ils ont tout mis en œuvre pour atteindre ce but. Ils ont souffert. Mais ils ont persévéré et ils ont réussi. Ils avaient promis solennellement - c'est textuellement expliqué ainsi dans le Petit Exorde - ils avaient promis de vivre selon la Règle de Saint Benoît. Or, ils faisaient autre chose.

            Ils se sentaient, ils se découvraient parjures. Et ça, ils ne pouvaient plus le supporter.  Et là, nous avons le premier symptôme de ce souci, de cette exigence de vérité et d'authenticité qui caractérise la réforme de Cîteaux.

 

            Et alors, je me pose et je vous pose une question : Pour nous, qu'en est-il de l'office divin ? Lorsque nous sommes passés du latin au français, nous avons introduit un tel bouleversement qu'on ne reconnaissait plus ni Saint Benoît, ni la Règle, ni rien du tout. Depuis lors, nous nous sommes ressaisis, mais nous sommes loin d'avoir retrouvé notre générosité première.

            Les jeunes, ici, n'ont pas connu cette époque. Je vais l'évoquer en deux mots seulement. On faisait beaucoup plus que ce que Saint Benoît demandait. On faisait trois fois plus. Il y avait tous les jours parallèlement à l'office canonial, l'office de la Vierge depuis les Vigiles jusqu'aux Vêpres. Et les jours de féries il y avait en plus un troisième rail avec l'office des défunts.

            Et encore, on se levait à 3h du matin. A 3,07 h commençait l'office de la Vierge, Vigiles + Laudes. C'était terminé à 3,30h. Oraison alors jusqu'à 4h. A 4h. commençait l'office canonial Matines + Laudes et ça se terminait au plus tôt dans le meilleur des cas vers 5h ou 5,10h, ou 5,15h. Plus alors à cela deux tours de messes privées et on arrivait à 6,30h. où on commençait l'office de Prime qui durait jusqu'à 7h. Suivait alors le Chapitre....

 

            Naturellement on a commencé à revenir à plus de pureté. On a voulu retrouver la pureté de la Règle de Saint Benoît. On a supprimé l'office des morts. On a supprimé l’office de la Sainte Vierge. On l’a réduit, réduit, réduit et finalement il n'en reste plus qu'une petite antienne-oraison. Mais enfin, on voulait revenir à la pureté de la Règle et c'était très bien, et c'était très beau.

            Mais alors, sur cette pente on ne s'est pas arrêté et on a continué, et finalement, on est arrivé à ce qu'on avait au moment où on a changé la langue liturgique et où, vraiment ce n'était plus grand chose. Et maintenant voilà, nous avons récupéré !

            Mais tout de même, tout de même ! Voilà, Saint Benoît pour l'office de nuit prescrit 6 psaumes pour le premier nocturne, 6 psaumes pour le second nocturne. Et il insiste. Demain dans la Règle, voilà ce que nous entendrons dire : On ne dira jamais moins de 12 psaumes. A Matines, non compris le Ps 3 et 94, on ne dira jamais moins de 12 psaumes, 10,11.

 

            Eh bien, mes frères, je vais lancer un pavé dans la mare de nos habitudes bourgeoises. Et je pose la question aux participants de l'office de Nuit. Les autres, ça ne leur regarde pas ! S'ils ne viennent pas à l'office de Nuit, c'est pour des raisons de santé, des raisons de travail, n'importe quoi. Devant Dieu, ils sont parfaitement blancs.

            C'est comme ça ! Et je sais ce que c'est parce que moi-même pendant des années je n'ai pas pu non plus assister à l'office de nuit ni même aux autres. Donc je les comprends très bien, très bien. Mais je me demande : Voilà, que pensez-vous ? Est-ce qu'il serait possible de revenir aux douze psaumes pour l'office de Matines, moyennant naturellement les aménagements requis ?

            La durée des lectures peut être réduite. C'est prévu par le droit liturgique. Elles peuvent être diminuées de moitié, c'est à dire au lieu d'être réparties sur un an d'être réparties sur deux ans. Revoir la durée de l'oraison. Nous le faisons déjà en période estivale. Nous l'avons ramenée d'une demi-heure à un quart d'heure. Nous ne sommes pas des Carmélites qui, elles, ont de très longues oraisons privées. La priorité pour nous est donnée à l'oraison en commun, c'est à dire à l'office, à l'Opus Dei.

           

On pourrait aménager et réduire encore un peu ces petits temps de silence après la lecture. Il y en a qui m'ont déjà demandé. Mais enfin, à quoi est-ce que cela sert ? Que fait-on pendant ce temps-là ? Mais on rêvasse ou ? ; on est content d'être un peu assis pour se reposer !

            On pourrait même encore aller plus loin. Cela se fait dans d'autres Abbayes. Puisque nous sommes de faible constitution physique, c'est de rester assis plus longtemps pendant le chant des psaumes. Maintenant, on est debout ou assis un sur deux. Mais il y a des monastères où on est assis tout le temps. On se lève uniquement pour le Gloria comme Saint Benoît le demande.

            Voyez ! Il y a toutes sortes de possibilités pour ne pas aggraver la charge terrible qui pèse déjà sur nous. Mais ça, c'est uniquement je dirais au plan de l'organisation. En dessous de tout cela il y a une théologie de la vie monastique. Il y a une façon de la voir qui est bénédictine, qui est cistercienne, et qui à mon sens il serait possible de retrouver. Nous avons déjà retrouvé dans beaucoup de domaines. Mais là, il y a encore quelque chose qui, à mon sens, ne va pas trop juste.

 

            Voilà, mes frères, j'espère que les canards n'ont pas été trop effrayés par ce caillou. Et si vous avez de bonnes idées, vous pouvez toujours me les communiquer. Dans les jours à venir, Saint Benoît va encore nous parler de bien d'autres choses. Et nous sentirons ainsi les épines de la componction pénétrer notre coeur et peut-être lui imposer d'heureuses solutions à tous ces problèmes.

 

Règle : 11. : Des Matines du dimanche.         13.02.84

      L’office des Vigiles.

 

Mes frères,

 

            Si nous désirons contempler et admirer l'office bénédictin des Vigiles dans sa perfection, nous devons ausculter attentivement le cœur de toute la liturgie chrétienne, à savoir : la Vigile Pascale, cette nuit au cours de laquelle le Christ Jésus en ressuscitant des morts a définitivement brisé et anéanti le pouvoir de la mort. Au cours de cette nuit, on passe donc de la mort à la vie, de l'esclavage à la liberté, des ténèbres à la lumière, du deuil à la joie.

            Cette Vigile Pascale qui est donc un zitkarôn, un mémorial, est revivifiée tout au long de l'année, le dimanche, c'est à dire tous les septièmes jours. Mais comme il n'est pas possible, disons, de la revivre telle qu'elle était au cours de cette nuit unique de la Pâques du Seigneur, on va l'étaler sur 24 heures, depuis les premières Vêpres jusqu'aux secondes Vêpres en passant par l'office des Vigiles et l'office des Laudes.

            Je ne parle pas de l’Eucharistie. Je parle uniquement de l'office, car cette Vigile Pascale à donc deux - comme tout organisme qui se respecte - deux côtés pour bien l'équilibrer : l'Eucharistie et l'office. Je me tiens à l'office.

 

            Cette Vigile Pascale est constituée de quatre parties. Et nous retrouvons chacune dans les quatre offices principaux que je viens de rappeler : Premières Vêpres, Vigiles, Laudes, et Secondes Vêpres. Je ne vais pas commencer à expliquer cela maintenant. J'espère qu'un jour cela fera l'objet d'une causerie ici par plus compétent que moi en ce domaine.

            Les Vigiles, donc dominicales, sont le pendant, la revivance - ça se revit - de la seconde partie de la Vigile Pascale, c'est à dire cette veillée de prières et de lectures en attendant le retour du Seigneur, sa Parousie maintenant puisqu'il est ressuscité, en attendant qu'il se manifeste et qu'il nous emporte avec lui là où il est. L'office des Vigiles, ne l’oublions jamais, c'est cela ! Il faudra donc toujours lui conserver son caractère de prière nocturne. Enfin, ça, je le rappellerai tantôt.

            Maintenant, cette Vigile du dimanche est donc une attente, une attente dans l'espérance, une attente dans - je ne dis pas dans une certaine fébrilité, ce n'est pas ça - mais une attente dans une certaine tension. Ce n'est pas une formalité dont on s'acquitte. Le Seigneur réellement arrive. Il se manifeste dans la foi à ce moment. A l'issue des Vigiles et même pendant les Vigiles, on sent qu’il s'approche et qu'il est là.

 

            Il y a dans l'office de nuit, donc surtout du dimanche qui est le modèle, le type, il y a un sentiment que nous avons retrouvé longtemps dans la célébration Pascale Juive. Ils terminaient chaque année la célébration de la Pâque par un souhait : « l'an prochain à Jérusalem. » Donc l'an prochain, nous célébrerons la Pâque à Jérusalem de nouveau. Nous ne serons plus en exil.

            Ils ont exprimé ce souhait pendant des siècles, et des siècles, et des siècles jusqu'au jour où c'est arrivé, où ils ont pu rentrer chez eux dans leur pays. Et c'est cela qu'il y a dans notre célébration nocturne. Il y a l'attente de quelque chose qui doit arriver. Si ce n'est pas pour nous, ce sera pour nos descendants spirituels. Mais un jour, le Christ reviendra...

            Mais il reviendra aussi pour nous, mystiquement. Et ce sera alors - j'anticipe maintenant - ce sera surtout l'office de Matines, et puis dans la journée il y aura l'Eucharistie. Vous voyez ! Mais je n'ai pas le temps de déployer cette grande fresque. Nous sommes à l'office de nuit en rapport avec la chapitre qu'on vient de lire.

            Cette attente nocturne donc, puisque elle est la réplique de la Vigile Pascale, elle devra avoir 12 psaumes et 12 lectures suivant le schème de l'ancienne Vigile Pascale, celle qui était célébrée de cette façon à l'époque de Saint Benoît et jusqu'au début de ce siècle. Il y eu une réforme à ce moment-là qui a commencé à diminuer et à ramener la Vigile Pascale à ce qu'elle est maintenant et où il n'y a plus 12 leçons et 12 psaumes.

            Il y a là, ma foi, quelque chose, à mon sens, qui a été perdu. Mais enfin, c'est arrivé et nous devons en prendre notre parti. Mais pour ce qui est de l'office, ça reste, du moins pour nous, pour Saint Benoît.

 

            Et alors de là, il découle quelques principes. D'abord, c'est que l'office des Vigiles du dimanche - je dis bien du dimanche - est plus long que les autres jours. Il est de plus longue durée. Pourquoi ? Parce que c'est une véritable Vigile. La Vigile Pascale, si elle était célébrée dans sa perfection, elle prendrait toute la nuit depuis le soir jusqu'au moment où le soleil se lève. Mais comme nous sommes très faibles, elle dure tout de même en tout 4 heures. Et ce n est déjà pas mal !

            Mais dans les monastères orientaux, là, on y passe toute la nuit. Il est vrai qu'ils ont peut-être moins de choses à faire que nous ? Je ne sais pas comment ils s'organisent dans la pratique? Saint Benoît le sait. Il le dit. Il commence par là.

            Le dimanche on se lèvera pour les Matines un peu plus tôt que les autres jours, 11,1, parce que ça doit durer plus longtemps. Alors donc, cet office devra compter 12 psaumes. 12, pourquoi, pourquoi ce chiffre 12 ? C'est 2 x 6. On trouve ça également chez les Orientaux, toujours 12 = 2 X 6. Il y a une mystique du chiffre 12. Il marque la plénitudo tempore, c'est la plénitude des temps. C'est arrivé !

           

Et pourquoi la plénitude des temps ? Parce que il y a là deux fois le comput de 6 jours, les 6 jours de la création. Après les 6 Jours, la création est achevée, terminée. Dieu peut se reposer en se félicitant de son travail. Et deux fois cela, ça nous fait douze. Il y a d'abord ce point de vue là.

            Mais il y en a encore un autre : ce 12 marque l'achèvement, et la solidité, et la pérennité du Peuple de Dieu qui se constitue, qui grandit et qui va vers sa taille parfaite d'adulte dans le Christ. C'est le Corps du Christ qui s’achève. Il y a 12 tribus d'Israël. Il y a 12 Apôtres (l'Eglise).

            Il y a une cité, la nouvelle Jérusalem, qui a douze fondations et qui a douze portes. Et la femme parfaite qui apparaît dans le ciel, qui est l'Eglise et qui en même temps est la femme Marie, la Reine de toutes les femmes et de toute l'humanité. Elle porte sur sa tête une couronne de 12 étoiles, la perfection de tout.

 

            Un office de Vigiles sera donc parfait lorsque on aura clos le cercle de douze psaumes, chacun représentant une étoile, un apôtre, un fondement, une pierre, une porte. Voyez ! Vous avez là quelque chose qui est achevé, qui est complet, quelque chose qui est beau.

            Et Saint Benoît, lui, il y tient parce qu'il précise à deux reprises 6 psaumes : après avoir chanté comme nous l'avons disposé ci-dessus, 6 psaumes et le verset, 11,5. Voilà donc une première série de 6.

            Alors après, pour le second Nocturne, après les leçons, 6 autres psaumes suivront d’affilée avec leurs antiennes, 11,11. Voilà, il y tient !

 

            Mais il y tient beaucoup parce qu'il précise : si jamais on s'était levé trop tard, 11,27, Voilà, une distraction du sonneur. Il ne faut pas oublier que c'est l'Abbé qui est responsable de tout ça. C'est lui qui est le sonneur. Mais il délègue son pouvoir à un frère sur lequel il peut compter ; mais enfin, tout homme est faillible. Il est arrive un accident. Le frère a oublié que c'était dimanche et il a sonné à l'heure habituelle. On s’est levé trop tard. Que faire alors ? Alors, Saint Benoît dit : Surtout, pas toucher aux Psaumes. Il faudra abréger la durée des Leçons et des Répons. Mais le chiffre 12 demeure invarié.

 

            Donc, voilà d'abord un principe, deux même : l'office des Vigiles est plus long, puis il y a toujours douze psaumes. Mais en semaine, maintenant ? Eh bien en semaine, on garde toujours le caractère de veillée nocturne. Il faut donc que cela se passe dans l'obscurité, pas à la lueur du jour. Il faut qu'il fasse noir autrement on ne veille pas. Mais, dit Saint Benoît, là, il va adapter les Leçons et les Répons, les Lectures donc et les Répons suivant les périodes de l'année : ce sera en hiver ou ce sera en été.

            Il n'y aura que trois Leçons au lieu de quatre. Et en été, on va supprimer tout. Il y aura des petites choses récitées par cœur. Pourquoi ? Parce que rnétéorologiquement les choses sont telles que les nuits étant plus courtes, il faut ça. Mais pas le dimanche ! C'est pour ça que le dimanche il faudra se lever plus tôt, et même beaucoup plus tôt l'été, pour avoir tout fini avant qu'il ne commence à faire clair. Mais les psaumes, on n'y touche pas. Ce sera toujours 12 Psaumes.

            Et enfin, remarquez que l'office de Vigile constitue avec l'office de Laudes une unité. C'est encore apparent le dimanche où Saint Benoît dit : aussitôt l’Abbé ajoutera l’hymne Te decet laus puis, la bénédiction donnée, on commencera les Laudes,11,27. Tout de suite, on enchaîne, comme c'était auparavant ici, un après l'autre. Lorsque on voit ce qui est dans la Vigile Pascale le pendant de l'office de nuit et le pendant de nos Laudes, on comprend qu'il doit en être ainsi. Il n'y a pas de hiatus, il n'y a pas de rupture, ça coule, ça va de l'un à l'autre. Les Laudes sont la transition, le passage.

 

            Et voilà, alors en hiver Saint Benoît dira que les nuits sont tout de même beaucoup plus longues. Il y aura malgré tout un espace entre les deux. Mais qu'est-ce qu'on va faire? On va le consacrer à quoi ?

            Mais à la méditation des Psaumes, de tout ce qu'on a entendu, ou on devra apprendre, on devra répéter, on devra marmonner tout cela à voix basse. En été, un tout petit intervalle pour les besoins de la nature et puis on recommence. Mais le dimanche, pas question de besoins de la nature, ça doit continuer !

            Voyez, vous avez là toute une mystique de l'office, toute une théologie de l'office et de la liturgie qui est très, très, très belle.

 

            Et voilà ! En réfléchissant à tout cela, je vous le dis, il y a ma conscience qui est de plus en plus torturée et je me dis que c'est tout de même malheureux de passer à côté de tout cela. Est-ce que le moment ne serait pas venu de rendre vie à cette Tradition pour que nous autres nous puissions vivre aussi vraiment, et attendre et espérer que le Christ se présente aussi à nous ; dans notre cœur d'abord par sa lumière et son amour, et puis après lorsqu'il le voudra, à nos yeux éblouis, nos yeux de chair. Et voilà, à ce moment-là, on est avec lui pour toujours.

 

Règle : 12. : Des Laudes du dimanche.          14.02.84

      Passer des ténèbres à la lumière.

 

Mes frères,

            Nous remarquons d'abord le nom donné par Saint Benoît à cet office. Il parle de matutini, ce qui est très expressif ! Ce sont les prières répandues devant Dieu au matin, c'est à dire au moment où la clarté du soleil commence à se répandre peu avant son lever. La nuit disparaît et lentement le jour approche. C'est l'aurore ou l'aube. Au lieu de le traduire par Laudes qui ne veut rien dire dans le contexte, il faudrait le traduire par office du matin ou office de l’aube ou office de l'aurore comme autrefois on avait la messe de l'aurore.

            Il y a donc là une transition entre la nuit et le jour, c'est l'entre-deux. L’office va donc marquer un passage. Et ce symbolisme est bien exprimé par la course du soleil tous les jours. Malheureusement c'est entièrement occulté aujourd'hui par nos horloges. Nous célébrons l’office de Laudes à 6,30 h. A un certain moment de l'année, ça tombe bien, nous sommes là à l'aube. Mais pendant une grande partie de l’année, c'est trop tôt ou bien c'est trop tard. Il faudrait pouvoir suivre la course du soleil pour célébrer l’office.

            Il paraît que le Père Adalbert de Vogué qui vit en ermite à la "Pierre qui vire" s'attache lui - il est tout seul et c'est facile - à suivre l'horaire de Saint Benoît d'après la course du soleil.

 

            Donc, tous les jours ça change ! Et c'est un casse-tête paraît-il. Nous ne sommes plus habitués, nous, à cela. Enfin, quand on est tout seul, cela peut se faire, mais pour toute une communauté ce serait plus difficile. Surtout par exemple lorsqu'il faut brasser, qu'il y a des déclarations à déposer, puis des clients qui arrivent, et les ouvriers. Nous sommes maintenant asservis au régime de l'horloge.

            Mais malgré tout, disons que la nature de l’office du matin n'est pas modifiée pour autant. Retenons que c'est un office qui marque un passage et revenons maintenant à notre Vigile Pascale, la Vigile pascale qui se revit chaque dimanche, mais étalée sur 24 h. Et pour Saint Benoît, aujourd'hui nous sommes toujours le dimanche.

            Reportons-nous à la nuit de Pâques. Nous avons les catéchumènes qui ont été éduqués pendant deux, trois ans. Ils ont vécu tout le carême pendant lequel ils se sont exercés à ce qui allait se passer au cours de cette fameuse nuit. Pour eux c'est une surprise, il faut bien se le dire. Ils ne l'ont jamais vécu. C'est la première fois qu'ils vont le vivre.

 

            Puis la nuit est arrivée. Ils ont veillé longuement, courageusement, dans la pénitence, dans la prière, dans l’espérance, dans l’attente. Et l’heure est arrivée. Nous entrons dans la troisième partie de la Vigile Pascale.

            Ces catéchumènes sont amenés à la fontaine baptismale. Ils sont dépouillés des vêtements du vieil homme et ils sont plongés dans l'eau de la fontaine. Et là, ils y meurent mystiquement. Ils sont noyés. C'est tout !

            Puis, ils en ressortent transfigurés, ressuscités, illuminés par une vie nouvelle. C'est l'homme nouveau qui sort. L'homme ancien du péché est resté dans l'eau. L'homme nouveau sort transformé. Ils sont devenus des membres du Christ. C'est la vie du Christ qui palpite en eux et qui va les conduire jusqu'au sommet de l'union avec Dieu. Les voici donc devenus chrétiens.

 

            Eh bien, l’office de Laudes, c'est le retour chaque dimanche de cet événement qui nous regarde personnellement. Dans la nuit de Pâques, puisque nous sommes déjà baptisés, on va tout de même reproduire le rite comme ça se fait maintenant : bénédiction de l'eau, aspersion, etc. Voyons-le ! Et ça va se revivre pour nous chaque dimanche au moment de l’office de Laudes. Il y a donc là une transition. Rappelons-nous toujours, resituons-nous toujours dans cette nuit de Pâques parce que c'est à partir de là qu'il faut tout comprendre.

            Et dans nos offices, et peut-être davantage encore dans celui de Laudes, nous mettons en œuvre notre vœu de conversion des mœurs. C'est comme si ce jour-là, à cette heure-là, nous prononcions à nouveau nos vœux de baptême, les promesses, nos engagements, notre profession de foi baptismale. Et puis à côté de cela, dans son prolongement, notre profession de foi et notre engagement monastique.

            Nous sommes passés de la nuit - voyez, nous sortons de la nuit ! - de la nuit du péché à la clarté de la grâce, c'est à dire de la vie divine. Nous avons abandonné la domination du démon pour nous donner au joug du Christ que nous prenons sur nous, un joug si léger ! Nous sommes donc devenus des hommes libres des esclaves que nous étions. Nous étions enténébrés et nous voici devenus des êtres de lumière. Nous étions morts et nous sommes passés à la vie.

 

            Voyez, il y a toujours ce passage de l'un à l'autre ! Eh bien, l'entre-deux de ce passage, c'est  l’office de Laudes. Et c'est bien dessiné dans sa structure. Vous avez d'abord le Ps 66 qu'il faudra reprendre chaque jour. C'est un Psaume qui invite l'univers entier à se tenir devant Dieu et à recevoir de lui sa bénédiction. Le soleil se lève. Il va apparaître. Il répand sa lumière sur l'univers entier.

            Ici, il y a donc une invitation cosmique. Le Christ est venu pour chacun d'entre nous, mais aussi pour tous les hommes, pour le cosmos, les êtres visibles et invisibles. Tout est sauvé par le Christ.     Bon, nous savons cela, nous y avons réfléchi pendant tout l’office de nuit où nous avons, à travers nos deux fois six Psaumes, revécu la création, toute l'Histoire du Salut jusqu'à l'heure à laquelle on est arrivé, c'est à dire la plénitude des Temps. On y arrive maintenant.

            L’office de Nuit est donc marqué d'une note de pénitence dans le sens de la metanoïa : un besoin de repentir, un besoin de conversion parce que on est encore malgré tout oppressé par la nuit et par les ténèbres. On arrive au bout. Et c'est le Psaume 50 qu'il faut reprendre chaque jour, le Psaume 50 qui est donc le Psaume pénitentiel par excellence du repentir, et de la conversion, et de l'appel à la miséricorde de Dieu. ,

 

            De là, on va passer - donc nous sommes a ce passage - on va passer aux psaumes de louanges, les derniers, les trois psaume laudate. On va commencer. On va louer. Et ça, c'est le terme auquel on arrive.

            A ce moment-là, on est transformé, devenu des hommes nouveaux. On a le droit de s'adresser à Dieu et de louer, et de ne rien faire d'autre que de le louer, de le remercier, de le bénir, de chanter sa reconnaissance.

            Maintenant entre les deux, il y a ce passage, donc de l'obscurité encore, de la pénitence, à la clarté, la pleine clarté, la pleine lumière de l'action de grâce et de la joie. Il y a le lever de la lumière. Et vous avez les Psaumes de lumière. Le dimanche, vous avez les Psaumes 117 et 62.

 

            Lorsque la lumière, voyez, elle se répand, le soleil va se lever, alors on chante ce qui est le chant de Laudes par excellence, un des sommets de la Vigile Pascale, c'est le chant des Trois Enfants dans la fournaise. Ils sont dans la fournaise de l'épreuve, dans la fournaise, oui, de la calamité suprême. Ils sont en train de mourir, là, dans ce feu.

            Mais ils y sont vivants. Et de là, ils appellent, ils invitent à leur concert la création toute entière. Tout passe en revue, tout est passé en revue pour venir admirer le prodige que Dieu opère en eux. Puis, ils sortent de la fournaise vivants. Voyez ! Là, nous avons le symbolisme du baptême. Ils sont entrés, ce n'est plus dans une fournaise maintenant mais dans ce puits, dans ce trou rempli d'eau et ils en sortent transfigurés. Après cela, on peut chanter les louanges de Dieu. Voyez le dessein !

            Et vous sentez que l’office que nous appelons Laudes aujourd'hui mais que je vais appeler l’office de l'aurore, il a une structure bien définie par la Règle antérieure d'ailleurs à la Règle de Saint Benoît - je pense que Saint Benoît y fera une petite allusion demain - et qu'il est malencontreux d'y toucher parce que si on y touche, on démolit tout. Si on touche aux Psaumes de l’office de Nuit et à ceci, mais on démolit tout un bâtiment. Et avec les morceaux qui restent, on essaye de reconstruire quelque chose qui est piteux à côté de la magnifique cathédrale ou du palais que représente alors la liturgie de l’office telle que Saint Benoît nous la donne.

 

            Voilà, mes frères, encore une petite chose comme ça pour aujourd'hui. Vous comprenez ? Donc, l’office de Laudes, fin des Vigiles, ça colle, Psaume 50, on passe des ténèbres à la lumière, puis la louange de Dieu.

            Et la preuve que vraiment à ce moment-là on est arrivé au septième jour, ou même au huitième jour dans la lumière de l'éternité, c'est qu'il faut réciter une leçon de l'Apocalypse qui est la découverte de ce qu'il y a au-delà du sensible, au-delà de la plénitude des temps lorsque le royaume du cosmos aura été remis au Christ et à ses fidèles.

 

Règle : 13, 1-22 : Des Laudes ordinaires.       15.02.84

      L’ordre des psaumes à Laudes.

 

Mes frères,

 

            Si après avoir progressé quelque peu encore dans notre étude de l’office tel qu'il est disposé par Saint Benoît nous nous arrêtons pour jeter un regard en arrière, nous remarquons une particularité propre à l’office de Laudes. Les autres Heures suivent les psaumes les uns après les autres tels qu'ils se présentent.

            Pour l’office de Laudes par contre, Saint Benoît va prélever des psaumes à l'intérieur du Psautier et, il y ajoute un Cantique tiré, comme il le dit, des Prophètes. Je signale de suite que l’office de Complies aussi a une structure analogue à celle de l’office de Laudes. Mais pourquoi ces dispositions voulues par Saint Benoît pour Laudes ? Saint Benoît est très logique dans ce qu'il fait et, c'est pourquoi nous devons toujours prendre garde à ne pas trop toucher à ce qu'il a construit.

Car si l’office de Laudes marque un passage, s'il est lui-même lieu de passage entre un état et un autre état : d'un côté, l'obscurité et d'un autre côté, la lumière, il lui donne l'architecture qui rappelle un portique. Vous avez deux piliers qui sont solides, qui sont immuables, qu'on retrouve dans tous les offices de Laudes. Le premier, les Psaumes 66 et 50, et l'autre pilier, les Psaumes dit de Laudes, c'est à dire 148, 149 et 150. Et cette disposition pour Saint Benoît, cette architecture est capitale. Pourquoi ?

            Mais parce que l'homme est un être fragile, faible, pécheur qui est sauvé et transfiguré par grâce. Mais à ce moment-là, il devient pure louange de Dieu. Il devient signe du triomphe définitif de Dieu sur toutes les forces du mal quelles qu'elles soient.

           

Donc les deux piliers, d'un côté cette certitude que l'homme est pécheur, mais un pécheur qui peut être gracié, qui peut être transfiguré, divinisé. Et sur l'autre pilier, l'autre certitude, c'est que non seulement c'est possible, mais que c'est arrivé. Et ça arrive grâce à ce baptême, cette greffe de notre être sur la personne même de Dieu dans le Christ. Cette greffe, c'est justement le mouvement de passage d'un état à un autre.         Et nous comprenons que ces deux piliers portent un fronton qu'on peut voir, en forme d'arc roman par exemple.  

Et ce fronton n'est autre que l'amour et la fidélité de Dieu, sa miséricorde et sa grâce. Rappelons-nous que pour rappeler aux hommes que la colère de Dieu était terminée, que le péché était oublié, que Dieu était réconcilié avec l’homme, il tendrait, dit-il, son arc dans le ciel aux jours de nuées.

            Maintenant, il y a les autres psaumes et le cantique ? Que se passe-t-il ? Eh bien eux, jour après jour, ça change ici. Chaque, ils sont là, ils se présentent devant ce portique et ils le traversent. Nous avons d'abord deux psaumes qui sont tous les deux choisis parce qu'ils font allusion au matin, à l'aurore, à la lumière qui se lève, à la joie que procure le lever d'un jour nouveau rempli de promesses. Ces deux Psaumes sont là, ils s'avancent devant nous et nous avançons avec eux. Ils sont sur nos lèvres. Ils signifient que l'obscurité se dissipe. La clarté naît. Elle se répand.

           

Mais ça ne va pas encore plus loin. Ils sont toujours, la plus grosse partie de ces psaumes est toujours rattachée à l'état antérieur. Avec eux nous ne franchissons pas encore le portail, mais nous y arrivons, nous sommes en dessous du portail. Ce portail a une certaine profondeur, naturellement. Imaginons le portail d'entrée de notre Abbaye.

            Puis vient le Cantique. Et avec le Cantique, tout change. Car Saint Benoît a choisi des Cantiques qui sont tous des chants de victoire, qui sont des acclamations de triomphe après une lutte qui a été dure mais qui a abouti à un triomphe qui est celui de Dieu dans l'humanité, qui est celui de Dieu dans un homme particulier, dans une personne pour laquelle Dieu a voulu devenir homme et mourir, pour chacun d'entre nous comme si chacun était le seul homme au monde.

            Ce n'est donc pas quelque chose de, on n'est pas noyé dans une masse impersonnelle. Non, c'est chacun en particulier aimé, sauvé, mais y mettant du sien et participant et à la lutte et à la victoire. C'est donc avec le Cantique qu'on arrive de l'autre côté du portique et que le passage s'opère.

           

Mais une fois, maintenant, qu'on est de l'autre côté ? Mais à ce moment il n'y a plus place que pour l'allégresse et Saint Benoît va le signifier aussi dans le déroulement de son office. Que trouvons-nous alors ? Mais de l'autre côté, nous trouvons l'Hymne et ensuite le Cantique Benedictus. Vous voyez que la place de l'Hymne dans l’office de Saint Benoît, elle est à ce moment-là. Naturellement je suis Saint Benoît, ici. Je n'entre pas dans un office qui a été remanié et puis qui, encore ma foi, essaye de s'approcher de Saint Benoît et qui en fait l'a quitté !

Pour Saint Benoît, il est dans la logique que après cet effort, après cette Vigile, cette longue Vigile de pénitence, de conversion, d'attente, de tension, après cette démarche qui nous a conduit jusqu'au bord, jusqu'à la porte de la lumière, et puis la grâce de Dieu qui nous fait franchir ce porche de lumière et qui nous ouvre alors de l'autre côté les espaces immenses d'une joie inaltérable dans la vie incorruptible, c'est à ce moment-là qu'il faut commencer à chanter l'hymne. Car l'Hymne va célébrer cette victoire de Dieu et cette victoire de l'homme dans la personne du Christ.

            Car dans la personne du Christ, c'est l'homme aussi qui est vainqueur en même temps que le Dieu. Et vous sentez bien qu'il est illogique de placer cet hymne avant le psaume 50. Cela ne va pas, il y a là quelque chose qui est … il n'est pas à sa place !

 

            Maintenant remarquons que Saint Benoît dans le fond, il n’innove rien, rien du tout. Il le dit à deux reprises dans ce chapitre. Il dit d'abord : On va, donc après le Psaume 50, on va en chanter deux autres, secundum consuetudinem. 13,8 selon la coutume, à savoir le lundi, etc...Selon la coutume ! Mais de quelle coutume s’agit-il ? Il s’agit de la coutume en usage à l'Eglise de Rome. Il va le rappeler à la fin lorsqu'il dit : les autres jours on dira un Cantique tiré des Prophètes comme les psalmodie l'Eglise de Rome, 15,18.

            Oui, et les documents sont là pour le prouver, Saint Benoît ne veut pas être un réformateur. Il veut être ce qu'on dirait aujourd'hui un traditionaliste, mais dans le bon sens du mot. Il prend ce que une Tradition, qui est déjà longue avant lui, lui offre. Cette Tradition, elle est porteuse de vie. C'est celle de l'Eglise de Rome, c'est à dire la première de toutes les Eglises. On pourrait essayer de remonter pour voir à quel moment ça a commencé ?

            Mais ça, ce n'est pas mon affaire. Mais ce qui est encore remarquable, c'est que cette coutume de ces psaumes et de ces cantiques se retrouve aussi dans l'Eglise d'Orient. C'est donc une coutume qui est propre à l'Eglise comme telle dans son ensemble, dans sa totalité.

 

            Voilà donc quelque chose, ici, qui montre le respect de Saint Benoît, et son esprit de foi qui lui dit que la vie se trouve là dans cette Tradition, dans ce que lui apporte son Eglise à lui. Il ne veut pas dans son monastère faire quelque chose qui sortirait de ses études, de ses réflexions et de tout ce qu'on veut. Non, Saint Benoît se nourrit à la source. Il mange le pain que lui offre Dieu dans l'Eglise, dans son Eglise à Lui.

            Donc voilà, mes frères, vous sentez qu'il y a là tout de même des problèmes sérieux qui se posent si nous voulons être fidèles à notre Tradition. Est-ce que nous sommes des cisterciens ou est-ce que nous n'en sommes pas ? Dans le fond, le problème, il est là. Les cisterciens, qu'ont-ils voulu faire ? Ils ont voulu retrouver ceci parce que dans leur monastère et à Cluny, mais ça c'était développé. On avait ajouté, surajouté ! Enfin, ils voulaient revenir à ce que voulait Saint Benoît.

            Est-ce que nous autres nous sommes toujours animés de cet esprit ? Ou bien est-ce que nous voulons être des novateurs, c'est à dire inaugurer une tradition qui maintenant ne sera plus cistercienne dans le sens noble du terme. Le problème est là. Et ce problème, je vous l'ai posé le premier jour et je vous le livre encore....

 

Règle : 15. : Quand il faut dire Alleluia ?       18.02.84

      Une plongée dans l’eschaton.

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît consacre un chapitre entier au chant de l'Alleluia. Ce n'est pas sans raison. Nous devons toujours nous demander le pourquoi des dispositions prises par Saint Benoît. Il y a toujours une intention cachée. Je dirais presque un mystère.

            Pour ce qui regarde l'Alleluia, ne perdons jamais de vue que l'Alleluia est un bien, un trésor qui appartient à l'Eglise. L'homme ne peut en disposer selon sa fantaisie. Il existe un usage correct, un usage décent de l'Alleluia. Et Saint Benoît lui-même l'emprunte à une Tradition qui remonte aux Temps Apostoliques, comme nous allons le voir dans un instant.

            Je ne m'attarderais pas ce soir à l'analyse du mot Alleluia. Ce sera pour une autre occasion. C'est très beau lorsqu'on va au fond de ses racines hébraïques et qu'on les fait vivre. Alors, l'Alleluia prend corps devant nous, il devient quelqu'un, ce n'est plus un donné de quelques syllabes.

 

            Je me bornerai ce soir à dire que Alleluia est composé de deux mots et qu'on peut le traduire par Laudate Domino, ou Chantez le Seigneur, chantez les louanges du Seigneur. Et lorsqu'on parle du Seigneur, c'est d'abord le Dieu créateur du cosmos, de ce cosmos dont on va nous parler maintenant à la lecture du réfectoire. Nous comprendrons mieux alors qui est ce Dieu absolument inaccessible à notre intelligence et à nos prises. Voilà donc le premier Seigneur !

            Mais il y aussi l'autre Seigneur, celui auquel est donné ce nom de Seigneur au dessus de tout nom, le Kyrios Jésus, le Seigneur Jésus. Donc, lorsqu'on dit : « Louez le Seigneur », les deux sont indissociables, et le Dieu source, le Dieu Père, et son Fils l'Homme Jésus-Christ.

            Maintenant voici l'élucidation du mystère auquel je faisais allusion il y a un instant. Alleluia se trouve dans l'intitulé des derniers psaumes du recueil. De là, il est passé dans le Nouveau Testament mais à un seul et unique endroit, au Chapitre 19 de l'Apocalypse. Et c’est là que Saint Benoît et la Tradition avant lui sont allés le prendre. Pourquoi ? Nous allons le comprendre à l'instant.

 

            Le Chapitre 19 de l'Apocalypse décrit la joie lorsque les élus, lorsque tous les sauvés contemplent la chute définitive de la grande prostituée, Babylone, la ville qui recèle en son sein toutes les malices, tous les crimes, tous les péchés. Cette Babylone de laquelle coule comme des fleuves tout ce qu'il y a de mauvais. Et voilà cette Babylone anéantie. Alors l'univers entier chante les louanges de Dieu.

            Puis, dans un second tableau, on chante les noces de l'Agneau, car c'est l'Agneau qui a opéré cette victoire. L'Agneau, le Verbe de Dieu devenu homme, immolé puis ressuscité ; les noces de cet Agneau avec son épouse la Jérusalem nouvelle, donc la cité de tous les hommes sauvés, ressuscités, transfigurés.

            Vous avez donc là un double tableau ou un diptyque. D'un côté, l'anéantissement définitif du péché et de la mort et, de l’autre côté, le triomphe éternel de Dieu sur toutes  les forces de destruction et de mal, avec une union intime des noces, un mariage - entre Dieu et l'humanité dans la personne du Christ ressuscité, puis alors s'étendant de là à la Jérusalem nouvelle, c'est à dire l'humanité entière transformée. Voici le texte ! Il est utile de l'entendre pour mieux savoir ce qu'est l'Alleluia. Je le traduis à vue comme ça, j’ai le texte original :

 

            Après cela, j’entendis la voix d’une grande foule dans le ciel qui disait : Alleluia, le salut, et la gloire, et la puissance de notre Dieu car ils sont justes et vrais ses jugements. Il a jugé la grande prostituée, celle qui corrompait la terre avec sa prostitution. Il a vengé le sang de ses serviteurs. Il les a racheté de sa main à elle.

            Et une seconde fois ils criaient : Alleluia, car voici que sa fumée à elle, la fumée de son châtiment monte pour les siècles des siècles. Et les vieillards, les 24 vieillards et les 4 animaux se prosternèrent devant Dieu assis sur son trône. Et ils disaient : Amen, Alleluia  pour la troisième fois !

            Et une voix sortit du trône, et elle disait : « Chantez pour notre Dieu vous tous ses serviteurs et vous qui le craignez, les petits et les grands. On entendit comme la voix d’une multitude immense, et comme la voix des eaux immenses, et comme la voix de puissants tonnerres qui criaient : Alleluia, car il règne le Seigneur notre Dieu, le tout puissant. Réjouissons-nous, soyons dans l’allégresse et rendons-lui gloire car elles sont venues les noces de l’Agneau. Et son épouse s’est préparée. Et on lui a donné, à son époux, d’être revêtu d’un tissu flamboyant, brillant, pur. Et ce tissu, donc un tissu extrêmement blanc, ce sont les actions justes de tous les saints.

 

            Donc, nous avons ici quatre fois Alleluia. C’est le seul endroit où ça se trouve dans le Nouveau Testament !

            Donc Alleluia, ne l’oublions jamais, est lié à quoi ? Mais il est lié au mystère de Pâques. Car ceci n est rien d'autre que le tableau de la Pâque éternelle, de cette Pâque qui est un repas, et un repas qui va durer toute l'éternité, et auquel on est assis, et auquel on se rassasie sans jamais être dégoûté.

            C’est le repas de l’amour, c’est le repas de la lumière dans une sécurité totale, dans la vision de Dieu. C'est Dieu lui-même qui va se donner en nourriture et c'est Lui qui transfigure et qui comble les hommes jusque dans leur être charnel le plus sensible, mais une chair épurée et une chair transfigurée.

 

            Voilà, mes frères, le Cantique Alleluia est lié à cette image, à cette réalité car ce n'est pas une image, c'est une réalité, une réalité qui est déjà pour nous présente aux yeux de la foi. Alleluia est donc une plongée dans l'eschaton, c'est à dire dans les Temps derniers et même dans l’au-delà des Temps derniers lorsque tout est fini. C'est une plongée là-bas !

            Et L’office, je le rappelle, notre Office quotidien, c'est le retour, oui, le retour quotidien de la Vigile Pascale, donc de la fête de Pâques, cette nuit qui débouche sur la lumière et au cours de laquelle on remémore - mais remémorer dans le sens hébraïque du terme - c'est à dire où on revit, où on rend présent cette réalité fantastique qui est l'Incarnation d'un Dieu, sa mort, sa résurrection et notre propre entrée dans sa vie.

            C'est lui qui nous prend et qui nous emmène là où il est. Nous vivons cela tous les jours dans notre Office, avec des pointes de plus grande intensité qui sont les dimanches. Alors vraiment, ça, c'est le jour du Seigneur. Notons que Saint Benoît parle aussi du dominicus dies, c'est le jour du Seigneur, de ce fameux Seigneur dont on chante la louange dans l'Alleluia, Louez le Seigneur.

           

Nous aurons donc, il est logique, et pour Saint Benoît cela va de soi, que pendant le Temps Pascal proprement dit, donc de Pâques à la Pentecôte, on ne fait que chanter Alleluia à tous les Offices, rien que cela. C'est tout un chant, Alleluia, c'est pas un cri, c'est tout un chant. Puis le dimanche ? Et bien le dimanche, ce sera la même chose. On va chanter l'Alleluia et rien que l'Alleluia depuis le Cantique des Prophètes à L’office de nuit jusqu'à None, pas aux Vêpres. Plus tard, mais je n’ai pas le temps aujourd'hui, on dira pourquoi pas les vêpres. Mais ça nous verrons plus tard, hors du Temps Pascal.

            Et puis les autres jours, on chante tout le second Nocturne sous l'Alleluia. Pourquoi ? Mais nous sommes là en pleine nuit. Nous sommes en train de veiller. C'est une veillée d'attente, d'espérance, de pénitence, de désir de conversion, une veillée de combat. Mais à la moitié de cette veillée, il y a une lueur qui éclate et qui est déjà une présentation, une présence de la victoire qui, acquise dans la foi, et vers laquelle nous tendons, et pour laquelle nous luttons. Et ce sera l'Alleluia.

            Mais pendant le carême, il n'y aura rien parce que le carême, c'est le temps où on va entrer dans la nuit, où on revit existentiellement la nuit de la mort, et la nuit de la lutte. Mais malgré tour si dans notre coeur l'Alleluia est endormi, il veille.

            Et rappelez-vous, pendant la nuit de la Pâque, on annonce la grande joie : nous allons pouvoir reprendre l'Alleluia. Mais voilà, mes frères, il nous transporte donc, ce Cantique, dans un univers nouveau, dans l'univers qui est le nôtre en espérance. Et un univers dans lequel beaucoup des nôtres sont déjà entrés.

            On comprend alors que la communauté monastique ne groupe pas seulement ceux qui vivent dans le monastère ici maintenant, mais aussi ceux qui ont déjà traversé cette épaisseur, cette muraille de la mort, qui sont de l'autre côté, et qui peuvent déjà, eux, chanter le Cantique Alleluia, attablés qu'ils sont à la table des noces de l'Agneau. Voilà mes frères !

            Et encore un petit regret : où avons-nous laissé, nous, toute cette mystique de l'Alleluia ? Disparue, évaporée ! Dans nos Offices, il y a là toute une variété, quand on voit tout cela ! Et maintenant, c'est une platitude, une uniformité, un appauvrissement, quelque chose d'effrayant. On passe à côté de ces richesses comme si, comme si on n'était pas chrétien. Il faut oser le dire. Nous sommes ici au sommet de la victoire du Christ, et nous sommes à côté ! Nous avons là aussi des petits indices de la sécularisation qui pénètre partout, qui s'infiltre partout jusqu'à dans notre Office.

 

            Donc voilà, mes frères, Je pense que là aussi vous sentez qu'il y a un petit frisson qui me traverse. Et je vous le dis, ma conscience est de plus en plus mal à l'aise. Voilà, je livre ça à votre prière et espérons que l'Esprit viendra sans trop tarder nous délivrer de nos angoisses.

 

Règle : 16. : Des divins offices du jour.         19.02.84

      Sept fois le jour !

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît consacre douze Chapitres à la mise en place de L’Office Divin. Serait-ce le fruit d’un hasard ? Je ne le pense pas. Les anciens avaient une perception intense de la charge mystique des nombres.

            Sous la récurrence cyclique des événements naturels, ils percevaient la présence : d'une personne, la présence de réalités indicibles. Et ils essayaient de reproduire dans leur vie ce qu'ils avaient intuitivement perçu.

            Saint Benoît nous parle du nombre sacré de 7. Ce nombre est sacré parce qu'il nous fait entrer en contact avec l'univers de Dieu. Nous le comprendrons mieux dans quelques minutes.

 

            Dans cette mise en ordre de L’Office Divin, émergent deux chapitres capitaux : celui dont nous venons d’entendre la lecture et le chapitre 19° ou dernier. L'un dresse, établit la structure de L’Office et l’autre nous inspire les dispositions que nous devons apporter à la psalmodie.  Il y a donc là un corps bien organisé qui doit vivre.

            Ce corps a une âme. Aujourd’hui, Saint Benoît nous présente le corps. Et nous allons voir que rien n'y manque. Nous pouvons aussi user d'une autre image. L’Office peut être comme un vaisseau solide et bien armé qui vogue sur le cours du temps et qui conduit l'homme vers sa destinée divine, qui est sa véritable destinée.

 

            Nous sommes ici sur la terre. Nous sommes une partie du cosmos. L'univers entier est notre famille. Nous sommes faits de lui. Et par nous l'univers prend conscience qu'il existe et qu'il se trouve en présence d'un autre qui lui a donné l'existence, qui lui donne consistance et qui n'a pas fini de le faire évoluer pour un but qui ne peut être qu'une divinisation, c'est à dire une participation consciente de plus en plus consciente à la vie même de Dieu. C'est les noces de l'Agneau dont je vous ai parlé hier soir. Voilà donc L’Office tel qu'il est en lui-même !

            Saint Benoît assied cet Office sur la Parole de Dieu, cette Parole qui définit les lois de L’0ffice. Et pour Saint Benoît, c'est là un donné auquel il n’est pas possible de se soustraire ; ça ne fait l’objet ni de discussions, ni de contestations. Il n'y a qu'une seule chose à faire  pour Saint Benoît, c'est d'obéir !

 

            Au chapitre 5, il donnera les dispositions de cette obéissance, et nous les retrouvons sous-jacentes à ce chapitre-ci : ac si divinitus imperetur, 5,8. C’est commandé par Dieu lui-même. Et alors, ça ne supporte aucun retard dans l'exécution de l'ordre car, comme le dit Saint Benoît, obauditu auris oboedivit mihi, 5,10, il m’obéit dès que ma parole touche ses oreilles.

            Nous ne devons pas sourire en entendant cela, en voyant agir Saint Benoît et nous dire : c’est de la crédulité infantile, c’est de l’obscurantisme à jamais dépassé ! Non, la vie monastique est toute entière construite sur la foi, c’est  à dire sur une réalité objective qui est la solidité même puisqu’elle est la Parole de Dieu, c'est à dire Dieu en personne.

            Donc, la vie monastique est construite sur Dieu et sur ce que Dieu dit ou demande. Elle n'est pas affaire d'homme. Si elle était construction humaine, oui, elle aurait son temps comme tout ce qui est de l'homme. Vanité des vanités nous a dit Qohélet au cours de L’office de nuit. Tout vient et puis s'en va et puis c'est fini. Mais non, la Parole de Dieu demeure éternellement.

           

Voilà les dispositions de Saint Benoît lorsqu’il nous présente L’office tel que selon lui il doit être célébré. Je dis selon lui parce que Benoît est l’intermédiaire entre Dieu et nous, mais en réalité, c'est selon Dieu, c'est pas selon Saint Benoît.

            Et le chapitre, ici, a deux parties qui sont parallèles et complémentaires. La première pose les prémices d'un raisonnement. Et la seconde tire les conclusions pratiques de ce raisonnement. Ut ait Propheta commence Saint Benoît, 16,1. C'est pas facile a traduire en français ! Comme dit le prophète, voilà les prémices. Et puis alors la seconde partie : ergo, donc, 16,11.

            Et nous entendons deux paroles prophétiques : une qui regarde le jour, L’Office de jour et Saint Benoît la reprend deux fois: septies in die laudem dixi tibi, 16.2 et 16,8. Sept fois le jour j'ai chanté ta louange. Et une qui a trait à la nuit, à L’Office de nuit : media nocte surgebam ad confitendum tibi, 16.10. Au milieu de la nuit je me levais pour te rendre grâce, ou pour célébrer ta louange.

 

            Et remarquons l’insistance avec laquelle Saint Benoît appuie sur le nombre 7 : septenarius sacratus numerus, dit-il en 16,3. Et puis partant de là, deux fois la même parole divine : septies in die laudem dixi tibi, 16,2 et 16,8. Donc, le nombre sacré de 7, et puis à deux reprises au début et à la fin : sept fois le jour j'ai chanté ta louange.

            C'est un nombre sacré, dit-il, sacratus. Et pourquoi ce 7 est-il sacré ? Mais parce que il rythme la vie même de Dieu. Dieu travaille. Il travaille six jours et le septième il se repose. Puis il recommence et il travaille. Et l'homme sur la terre, lui, il calque sa vie, son activité et son repos sur l'activité et le repos de Dieu. Dieu vit, Dieu est explosion de vie. On dit que l'univers a commencé par une formidable explosion. Donc ça, je comprends bien car Dieu lui-même est explosion, il explose en lui-même et il explose partout.

            Et le fruit. de cette explosion, ce sont les 7 flammes de l'Esprit de Dieu qui est amour. Et ces 7 flammes, elles sont partout dans l'univers. Et elles nous entourent, elles nous brûlent, elles pénètrent en nous et elles ont pour mission de nous configurer à l’être même de Dieu.

 

            Mais ce n’est pas encore assez ! Cette vie divine, non seulement elle explose mais elle coule aussi, elle ruisselle. Et elle ruisselle par 7 canaux qui sont les 7 sacrements. Et ces sacrements nous font participer existentiellement à l’être même de Dieu. Vous sentez que le nombre 7 est vraiment en lui-même un nombre sacré. Et Saint Benoît le prend comme tel.

            Pour Saint Benoît, lui qui se réfère ici à la Parole même de Dieu - donc a un ordre que Dieu lui donne - il est inconcevable que pendant le jour on ne se rassemble pas pour célébrer 7 fois les louanges de Dieu. On entre alors 7 fois vraiment dans ce septénaire sacré qui est en Dieu, et qui est dans l'univers, et qui nous retrouve, nous.

            Vous avez encore pour les Anciens, pour Saint Benoît, le cycle lunaire qui est de quatre fois 7 jours...Enfin, on pourrait encore aller plus loin, mais ça suffit pour notre propos.

 

            Et pour Saint Benoît, le nombre sacré de 7, implebitur, 16,4, il doit être rempli. Pourquoi ? Mais parce que nous sommes ici dans la maison de Dieu. Et puisque nous sommes chez Dieu, nous devons suivre les instructions qu'il nous donne. Nous n'avons pas le droit d'essayer d'échapper à ce devoir. C'est une conséquence du choix que nous avons fait.

            Saint Benoît dira au novice : voici la loi sous laquelle tu veux militer. Si tu es d'accord, reste. Si tu n’es pas d’accord, tu peux partir, personne ne t'oblige. Mais une fois que tu as choisi, à ce moment-là, tu ne pourras plus secouer ton cou de dessous les instructions, la Règle, que tu as librement choisie. 58,21 & 34.

 

            Nous sommes chez Dieu. Il n’est pas possible d'en sortir. Le monastère n’est pas une entreprise humaine, je le répète, c'est une collaboration entre une œuvre qui a sa source et dont le plan se trouve chez Dieu et des hommes, des ouvriers, des collaborateurs aimants.

           

Saint Benoît va utiliser aussi ici le mot officia servitutis, 16.6. Ce sont les obligations, les devoirs de notre état, est-il dit ici dans la traduction française. Mais c'est autre chose : c'est la servitus. Nous sommes des serviteurs et nous avons des officicia. Cela veut dire que nous avons des tâches qui nous sont confiées et qui font partie de l'être que nous sommes.

            Voilà pour ce nombre sacré de 7. Et Saint Benoît, pour qu'il n'y ait pas d'erreur possible, il le définit et il dit : il y a Laudes, Prime, Tierce, Sexte, Vêpres et Complies. Voilà, nous devons persolvere tout cela. Cela veut dire arriver au bout de tout cela. C'est plus que s’acquitter. Ce sont des mots qui sont remplis de nuances et qui ne sont pas facile à traduire en français. Mais enfin, faute de mieux, prenons acquitter !

            Mais si nous voyons la nuance, c'est aller jusqu'au bout comme un morceau de sucre qui se met dans un verre d'eau. Et ce morceau de sucre, il va se dissoudre entièrement. C'est cela persolvere. Il ne doit pas rester un petit noyau dur qui ne serait pas dissout. Non, c'est tout.

 

             Maintenant, Saint Benoît parle aussi de la nuit, des Vigiles nocturnes dit-il. Alors le Prophète dit : au milieu de la nuit, je me lèverai pour chanter tes louanges, 16,10. Remarquez aussi qu’il s’agit chaque fois de louer Dieu. Le mot, si je ne me trompe, revient cinq fois dans ce petit chapitre ; ou bien c’est laudare, ou bien c’est confiteri. Mais confiteri a aussi cette nuance de rendre grâce. C’est remercier Dieu, pourquoi ? 

            Mais pour les jugements de sa justice. Ici, il faudrait encore, on pourrait encore voir longuement ce que signifient les jugements de la justice de Dieu. Qu’est-ce que la justice de Dieu ? Quels sont les jugements qu’il porte ?   Nous sommes des pécheurs. Et en gros, la justice de Dieu, elle fait apparaître notre péché. Mais en même temps elle fait apparaître la clémence et la bonté de Dieu.

La justice de Dieu, si vous voulez la saisir, enfin en ce que Saint Benoît veut dire ici, - mais j’y reviendrai sans douta une autre fois - c'est la Parabole de l’enfant prodigue, le Père et le fils aîné.      La justice de Dieu est là en face de la justice des hommes. Et nous, nous n’avons rien à faire avec la justice des hommes. C'est la justice de Dieu que nous voulons chanter.

 

            Maintenant ça, c'est pour la première partie de notre chapitre. Dans la seconde partie qui est la conclusion que Saint Benoît tire des prémices qu'il vient de poser, il reprend les mêmes mots, les mêmes : Nous allons louer Dieu pour les jugements de sa justice, 16,12. Et il insiste, il insiste !

            On dirait vraiment qu'il veut nous inculquer ici la certitude qui l'habite. C'est à dire à savoir : Laudes, Prime, Tierce, Sexte, None, Vêpres et Complies, et alors la nuit, nous allons nous lever pour t'offrir nos louanges. Voyez que pour Saint Benoît, on sent qu'il y a ici quelque  chose d’absolu. Ce n’est pas du peut-être, ce n’est pas du si possible, ce n’est pas si vous voulez bien ? Non, c'est un absolu avec lequel on ne transige pas.

            On sent la vigueur ici, le sérieux, la sévérité de Saint Benoît. On ne joue pas. Pour Saint Benoît, on ne joue pas avec la Parole de Dieu, ni avec ce qu'il demande, ni avec ce qu'il prescrit. On l'accepte tel quel. On doit donc, dit-il, se retrouver pour louer Dieu sept fois le .jour et une fois pendant la nuit.

 

            Or, mes frères, nous constatons que le nombre sacré de 7 n'existe plus aujourd'hui dans L’office que nous célébrons. Et pourquoi ? Parce que nous ne chantons plus L’office de Prime. Et ici aussi je me pose une question : il serait utile mais il faudrait encore beaucoup de temps pour ça et c'est toujours limité - de revoir les attendus à ce qu'on appelait à l'époque  la suppression  de L’office de Prime.

            C'était en 1965. Cela fait plus de 2O ans. La plupart de ceux qui sont ici ne l'ont jamais connu, comme ils n’ont jamais connu L’office de Saint Benoît. Il faut bien le dire, la plupart, vous ne l’avez jamais connu. Vous ne savez donc pas ce que c'est. Vous n'êtes en contact qu'avec un office amputé. Je n’ose pas employer le qualificatif qui me vient à l’esprit !

            Mais pour ce qui est de cet office de Prime, il faut remarquer qu’il n’a jamais été supprimé. Le décret de la Sacrée Congrégation pour le Culte Divin de 1974 et qui est repris ici dans les praenotanda de l’Ordo, il dit ceci :

 

La Liturgie des Heures pour le moine, elle a pour but de sanctifier le jour et l’activité toute entière des hommes. La communauté monastique, elle essaye d’atteindre ce but par la célébration de ces Heures de prière qui nous ont été transmises par les Pères.

 

            Ce sont les Pères, les Pères Apostoliques ! On remonte jusqu’à l’époque des Apôtres. Puis ce sont les Pères de l’Eglise. Pour nous, c’est Saint Benoît ; et puis ce sont les Pères de Cîteaux qui ont voulu revenir à la vérité de la Règle. Alors, le Décret dit ceci :

 

Cependant l’Heure peut être omise !

 

            Elle peut être omise ! Elle peut très bien aussi être célébrée ! C’est encore mieux, diront-ils. Mais enfin, elle peut être omise. Il est même prévu dans les Nouvelles Constitutions que l’Abbé Général ou le Conseil Général a le droit de dispenser aussi encore de une ou bien de deux Heures, de deux petites Heures si les circonstances l’exigent.

 

            Mais enfin voilà, je vous pose ici le problème : en 1965 les circonstances étaient telles. 20 ans après on a beaucoup évolué et beaucoup changé. Ce qui était bon, ce qu'on essayait de réaliser de bien et de beau à cette époque là est arrivé. Et ça est resté.             Mais à côté de cela, il y a eu beaucoup, disons, d'essais malheureux qui ont disparu ou bien dont on trouve encore des séquelles. N’oublions pas qu'en 1965 au moment de l'omission généralisée de L’office de Prime, c'était les années de l'unification des communautés.

            Maintenant, il n'y a plus de choristes ni de frères convers. C'est tous des moines. Il y avait ceux qui devaient absolument aller à l'Office de chœur, ceux qui ne devaient pas y aller, qui n'étaient pas astreints à l’office de chœur. C’étaient des tentatives pour essayer une transition entre un état antérieur et ce qui allait devenir après. Et c’est  dans ce contexte qu'on a supprimé l'Heure de Prime.

Puis après, il y a eu le passage à la langue vernaculaire. C'était un moment de recherche, un moment de tâtonnement, d’improvisation. On a commis des erreurs, c'est certain ! Mais il y a aussi de très belles choses qui sont restées.

 

            Mais voilà, mes frères, aujourd'hui où ça se stabilise, je pense qu’on pourrait s'arrêter, regarder et voir s'il n’est pas possible, en maintenant les résultats heureux acquis, d’évacuer, d’écarter certaines suites moins heureuses pour retrouver une pureté qui nous permettrait de nous sentir mieux cisterciens et par le fait même mieux disciple de Saint Benoît et plus conforme à la Parole de Dieu. 

            L’office Divin forme un tout, d'après Saint Benoît, un ensemble. On a essayé d'établir un compromis boiteux entre l’office de Saint Benoît et l’office prévu pour les prêtres séculiers. Cela ne contente pas ! Il y a quelque chose qui nous met hors de notre identité.

            Il faudrait essayer de résorber cela et de retrouver la vérité entière, quelque chose qui satisferait et qui psychologiquement aussi, psychologiquement nous rendrait mieux équilibrés. S’il y a des difficultés d’ordre psychologique dans des monastères, je suis certain, moi, que c’est en grande partie au fait qu’on a laissé de côté la grande structure de l’Office.

           

Il ne faut pas oublier que l’Office remplit une grosse, grosse partie de nos journées ; et pas seulement pendant des vacances ou pendant une retraite, mais à longueur d’années et à longueur de vie. C’est donc très important ! Or, l’Office de Saint Benoît a tout de même fait ses preuves ! On avait espéré que toutes ces modifications allaient aérer les communautés, que ça allait épanouir les moines ? Et c'est le contraire, oui, ce n'est pas arrivé !  Il y a donc eu là un défaut de jugement.

            Et je pense qu'il serait peut-être utile de tenter une expérience et de voir si l’office tel que Saint Benoît le présente comme j'essaie de vous l'expliquer depuis quelques jours, si cet office là bien célébré ne pourrait pas nous aider à consolider notre équilibre.

            Et pour ceux qui sont un peu, je dirais, faibles du côté nerveux ou autre, fortifier aussi leur système. Car ça ne peut aboutir qu'à ça. La Parole de Dieu, lorsqu'on y entre et qu'on la fait sienne, elle ne peut que transformer l'homme non seulement au spirituel, mais aussi au physique.

 

            Eh bien voilà, mes frères, en ce dimanche matin je vous livre ces réflexions. Et vous, si vous avez des suggestions à me faire, elles sont toujours les grandes bienvenues. Et je vous en remercie déjà.

 


Règle : 17. : Combien de psaumes le jour ?     20.02.84

      Sagesse et discrétion de Saint Benoît.

 

Mes frères,

 

            Dans le Chapitre dont nous venons d'entendre la lecture et dans le suivant, Saint Benoît met la dernière main à l'organisation de l'Office Divin. Il fixe d'abord le nombre de psaumes à réciter aux petites Heures et aux Vêpres ; il s'est déjà occupé des Vigiles et des Laudes. Puis, il répartit les psaumes entre les différentes Heures de la nuit et du jour.

 

            Je voudrais ce soir relever une petite notation qui met à nouveau en relief la personnalité de Saint Benoît et qui va nous le rendre encore plus sympathique.     Et je dirais immédiatement que l'Abbé doit dans le monastère se conformer le plus fidèlement possible à son grand modèle qu'est le Père des moines d'Occident, Saint Benoît qui, lui-même, est habité par le Christ et qui s'efforce de nous fixer des normes concrètes de vie, mais d'abord pour l'Abbé.

            Saint Benoît dit ceci : Si maior congregatio fuerit, que les Psaumes soient chantés cum antiphonis si vero minor in directum psallantur, 17,17. Donc ça veut dire : si la communauté est nombreuse, on dira les Psaumes avec antienne, sinon, on psalmodiera d'un trait, in directum, sans antienne.

            Admirons, mes frères, la sagesse, la discrétion, l'équilibre et la bonté de Saint Benoît. L'Office Divin n'est pas un instrument de torture destiné à écraser les hommes. Il doit être adapté aux possibilités réelles de chaque communauté.

           

Si la communauté est nombreuse, on fera davantage que si la communauté est petite. Dans le premier cas, on chantera les psaumes avec antienne. Et dans le second cas, on s'arrangera pour les dire comme ça directement sans antiennes. Il ne faut donc pas surcharger les hommes.

Et Saint Benoît, vous le voyez, n'est pas un fanatique de l'observance. Non, il ressemble à Dieu qui ne nous demande pas plus que ce que nous pouvons donner. Dieu place en nous des capacités, des possibilités. Et c'est à partir de cela, qui malgré tout est limité, que Dieu attend de nous une réponse. Il n'attend jamais autre chose que ce qu'il a d'abord mis en nous. C'est donc une restitution que nous opérons ! Mais il n'exige pas au-delà. Il nous connaît, puisque c'est lui qui nous a fait.

            Or, Saint Benoît entre dans cette psychologie divine et il demande à la communauté ce qu'elle est en état de donner pour la gloire de Dieu. Il est fidèle à ce qu'il avait annoncé au Prologue, dans le Prologue. Saint Benoît ne dit pas une chose pour faire autre chose après. Il ne met pas l'eau à la bouche pour après y verser du vinaigre. Non, il est un homme auquel on peut faire confiance. Il y a de la véracité chez Saint Benoît.

           

Et que disait-il au Prologue ? Il nous  disait : Nous avons voulu fonder une école où l'on serve le Seigneur, une Dominici scola servitii, P.l07. Et dans cette institution, nous espérons ne rien établir de rude ni de pesant. C'est ça ! Nous l'avons  ici : rien de rude ni de pesant.

 

Mais, dit-il, toutefois attention. S'il s'y rencontrait quelque chose d'un peu rigoureux, paululum restrictius, P.109, qui fut imposé par l'équité pour la correction de nos vices et sauvegarder la charité…….

            La paresse par exemple ! C'est toujours plus facile de faire moins que de faire plus. C'est toujours plus facile de ne pas faire soi-même ce qu'on peut faire faire par un autre. Voilà, tout ce qui en nous n'est pas tout à fait juste.

            ……. et sauvegarder la charité, et même la faire croître cette charité, qui est la vie, qui est en nous, qui est en chacun d'entre nous et qui doit croître.

 

            Alors, dit-il, si ça arrive, garde-toi bien sous l'empire d'une crainte subite de quitter la voie du salut, pavore perterritus, P.112, terrifié, saisi par une frayeur.

Que tu quittes la voie du salut ! C'est plus que quitter, refugias : c'est que tu prennes la fuite. Cette voie du salut qui, dit-il, voilà il faut bien le reconnaître, elle est toujours difficile dans ses débuts. Mais alors, dit-il, si tu as le courage de prendre les choses telles qu'elles sont, eh bien, ton cœur va se dilater et tu commencera à courir.

            Donc, ce qui est difficile au début, eh bien, si tu entres dedans parce que Dieu te l'offre, si tu lui fais confiance comme il te fais confiance à toi, et bien ton cœur va se dilater sous l'empire de cet amour. Et tout deviendra facile. Voilà ce que dit Saint Benoît ! Voyez qu'il est fidèle !

 

            Mais attention, comme il le dit bien, j'espère bien que je n'ai pas été trop loin. Voilà encore un petit détail qui nous donne là une preuve de sa sollicitude. Et ailleurs, il dira encore ceci : Il faudra que l'Abbé tempère tellement toute chose que les forts désirent faire davantage et que les faibles ne se dérobent pas.

            Et là aussi c’est refugians, 64, 49, que les faibles ne prennent pas la fuite. Tandis que les forts trouvent eux que enfin on pourrait faire plus. Voyez encore cet équilibre de sagesse et cette bonté de Saint Benoît à laquelle je faisais allusion au départ.

 

            Il y a encore un autre exemple, un autre endroit de cette délicatesse de Saint Benoît dans la disposition de l'Office, où il dit à propos de la célébration de l'Office de Nuit en été : En été, à cause de la brièveté des nuits, on ne lira pas de leçon dans le livre de Chœur. Mais à la place des trois leçons, on en dira une de mémoire, tirée de l'Ancien Testament, 10,9.

            Donc pendant l'été, c'est à dire depuis Pâques jusqu'au 1° novembre, pour Saint Benoît, parce que les nuits sont plus brèves, il n'y aura pas de Lectures à l'Office de Nuit. Il n'y a pas de problème pour lui ! Voyez, il n'est pas un fanatique, Non ! Et qu'est-ce qu'on fera ? Mais voilà, on va réciter par cœur un petit morceau de l'Ancien Testament, une Lectio Brevis.

 

            Mais s'il était un homme dur, mais qu'arriverait-il ? Mais pour respecter ces trois leçons et répons, les frères devraient se lever plus tôt. Ils devraient abréger leur sommeil. Et ça, Saint Benoît ne le veut pas d'autant plus que en cette période estivale il y a beaucoup de travail, il y en a davantage.

            Ce sont les travaux des champs, et puis la préparation, et puis les récoltes qui vont jusque...oui, vraiment jusqu'aux mous de novembre. Je me souviens ici, oui, au mois d'octobre, novembre on était encore sur les champs à arracher les pommes de terre et les betteraves. On avait les doigts tout gelés au matin.

            Eh bien Saint Benoît, lui, il dit : Oh mais non, il faut qu'ils soient en état de travailler : ne pas fatiguer les gens, ne pas les épuiser, un bon sommeil, un bon office et puis alors on est dispos pour passer une bonne journée dans le travail. Voyez Saint Benoît !

           

Mais il précise  bien : attention,  attention quand même ! Il faudra tout de même ne pas toucher aux douze psaumes. Il ne faut jamais que l'on dise moins que le nombre fixé de douze psaumes aux Vigiles nocturnes, 10,10. Voilà Saint Benoît, on ne touche pas aux psaumes, mais on supprime les Lectures.

            Eh bien, pour faire des choses pareilles, je pense que il faut être audacieux ; ça, c'est l'audace d'un saint ! Je ne dis pas qu'il prend des libertés. Il est libre. Il a des hommes devant lui. Il les connaît. Voilà, nous devons chercher Dieu. Nous avons un projet. Nous savons très bien ce que l'Office représente pour nous.

            Il y a une période d'hiver, ça va bien, on a le temps. Il y a une période d'été : attention là, il y a d'autres choses à faire. Donc nous allons disposer l'Office pour que chacun y soit vraiment heureux d'y être, d'y prendre part.

 

            Alors mes frères, tout ça me fait penser à une chose pratique pour nous. Si jamais nous devions procéder à une révision de notre Office dans le sens demandé par Saint Benoît, il faudrait absolument veiller à maintenir l'équilibre aussi avec la Lectio Divina et avec le travail. Il faudrait prendre des aménagements pour ne pas diminuer le temps de Lectio et pour ne pas gêner les frères dans l'exécution de la tâche qui leur est confiée.

            Il y a donc là une œuvre de discrétion à faire. Il y a des choix qui s'imposent. Et se rappeler toujours cette grande règle de Saint Benoît : que personne ne doit être troublé ni contristé dans la maison de Dieu. Nous sommes ici chez Dieu - je l'ai déjà dit tant de fois - on ne pourra jamais assez le rappeler. On n'y est pas pour être malheureux, on y est pour être épanoui spirituellement, psychiquement et physiquement. Il faut donc veiller à cela.

 

            Et les acquis des vingt dernières années doivent absolument être préservés, pour ce qui regarde la Lectio, pour ce qui regarde aussi le travail. On ne travaille plus aujourd'hui comme on travaillait il y a vingt ans. Mais quand je parle de la Lectio, c'est la vrai Lectio Divina.

           

Je vois qu'on a évacué tous les livres qui étaient exposés dans le fond. Il ne faudrait pas se dire : Oui, mais tous ces livres, il me faut du temps pour lire tout ça ! Ce n'est plus de la Lectio Divina, alors c'est tout ce qu'on veut, c'est de la curiosité ou ? Non, il y a des livres qui sont là exposés. Chacun choisit celui qui lui convient. Mais il n'est pas obligé de les lire tous. C'est la vrai Lectio Divina !

 

Règle : 18, 1-17 : L’ordre des psaumes.        21.02.84

      Le Psautier, expérience spirituelle.

 

Mes frères,

 

            Comme vous l'avez remarqué, Saint Benoît prescrit à son disciple de réciter les Psaumes à la file comme ils se présentent. Per ordinem, dit-il 18,13. Ce n'est pas une solution de facilité à laquelle il aurait succombé. C'est bien plutôt le fruit d'une intuition théologique d'une richesse étourdissante et d'une profondeur vertigineuse.

            Nous devons nous laisser captiver par elle tout en sachant que nous ne parviendrons jamais à l'épuiser. Et ainsi nous entrons dans la grande tradition liturgique de l’Eglise tant en Orient qu'en Occident. Pourquoi ?

            Le Psautier pour les Pères de l'Eglise - ce qui veut dire le Psautier dans l'intention de son rédacteur qui est Dieu lui-même - le Psautier est le condensé de l'histoire cosmique qui est une histoire d'amour, de luttes et de salut. Vous le savez, le Psautier est composé de cinq Livres qui répondent aux cinq Livres de la Loi, à savoir : Genèse, Exode, Lévitique, Nombre et Deutéronome.

           

Et la Loi nous présente, afin que nous y entrions, la volonté amoureuse de Dieu sur l'univers, sur l'humanité prise dans son ensemble, sur chacun d'entre nous. Cette Tora dessine sous nos yeux le projet de Dieu, l'incarnation de son désir. Cette Loi est précisée, explicitée chez les Prophètes antérieurs et postérieurs et elle est approfondie dans les Ecrits de sagesse, pour enfin déboucher sur la Révélation Evangélique. Le Christ n'est pas venu abolir la Loi, mais la porter à sa perfection.

            Puis nous avons les commentaires de cette Loi Nouvelle qui sont donnés par les disciples du Christ, par les Apôtres. Et enfin le tout aboutit dans l'explosion de joie de l'Apocalypse, où là, c'est le triomphe définitif de Dieu sur les forces du mal, du péché, sur le néant. C'est la célébration de l'union mystique entre le Verbe de Dieu et l'humanité. C'est chaque homme parvenu au faîte, à la cime de sa destinée humano-divine.

            Vous avez donc là une immense fresque qui se déploie sous nos yeux et dont nous sommes les acteurs. Et dans le Psautier, nous voyons vivre cette aventure spirituelle extraordinaire à laquelle l'homme est invité. Elle commence dans le Psaume 1 : Heureux l'homme qui ne va pas au Conseil des méchants, ni des railleurs, au Conseil des sans lois, mais qui au contraire fait de la Loi de Dieu sa nourriture.

Puis cette aventure s'achève dans le Psaume150 qui n'est plus que allégresse, exultation, qui est alleluia, le louez le Seigneur, que tout ce qui vit, tout ce qui est esprit de vie chante les louanges du Seigneur.

            Vous avez là toute l'aventure spirituelle qui se trouve depuis le Livre de la Genèse jusqu'à l'Apocalypse, Livre de la Genèse qui donne à l'homme le premier commandement, le tout premier : Tu feras ceci et tu ne feras pas ça ; et l'Apocalypse qui est l'heure où Dieu s'unit de façon plus que mystique, de façon réelle à l'homme entièrement divinisé. Puis il y a tout l'entre-deux.

 

            Eh bien. nous avons cela dans le Psautier. Au Psaume 1, je choisis de faire la volonté de Dieu. je réprouve le mal. Je chemine à travers une lutte, des obstacles - pas seulement moi, mais mes frères avec moi, l'univers entier avec moi - pour arriver au sommet qui est ce Psaume 150 où il n'y a plus rien, rien dans l'univers entier que la louange de Dieu ; l'univers devenu un avec Dieu, entièrement divinise même dans sa matière. c’est à dire dans l’homme qui devient la fleur de l'univers. Donc nous avons tout cela dans le Psautier. Et dans l'expérience spirituelle de l'homme, je le précise encore. nous avons le destin du cosmos qui se joue.

 

            Voici encore un exemple pris dans la liturgie. La Sainte Quarantaine, comme l'appelle Saint Benoît, donc le Carême, il commence par le psaume 1 qui est chanté comme psaume de communion le mercredi des Cendres. Et la Sainte Quarantaine se clôture par le psaume150 à la fin de la veillée Pascale, de la Vigile Pascale.

            Et vous avez tout cela : l'homme - encore une fois - qui choisit de faire la volonté de Dieu et qui à travers l'exercice, la lutte, l'ascèse, le dépouillement du carême. traversant même la mort plutôt que de succomber au péché, il ressuscite avec le Christ dans la joie pour toujours. Et tout cela, encore une fois, voyez, ça commence par le psaume 1 et ça finit par le psaume 150.

            Pour que l'homme puisse vivre cette expérience spirituelle qui est celle de tout le Psautier, il doit assumer en lui le mystère du Christ qui est un mystère de mort et de résurrection, mais surtout un mystère de transfiguration à travers un dépouillement, un renoncement et une mort.

 

            Et cela, Saint Benoît avec toute la Tradition - ce n'est pas lui qui a innové - Saint Benoît va inviter le moine à le parcourir par le moyen du Psautier en une semaine. Cette lecture ou cette récitation mystique ou théologique du Psautier s’achève le huitième jour, c'est à dire le second dimanche. Elle s’achève le dimanche matin, non pas le samedi soir comme nous le ferions, nous.

            Non, le samedi. soir, le Psautier s'achève sur le psaume147 aux Vêpres. Oui, le samedi soir nous sommes arrivés aux Vêpres au psaume147, mais la récitation du Psautier n'est pas terminée. Elle va se terminer le lendemain, le dimanche matin à la fin de l'office de Laudes par les psaumes 148, 149 et 150 encore une fois.

            Mais le huitième jour, nous sommes déjà quasiment au-delà du mystère de la résurrection. N'oublions pas que le dimanche est le résumé, ou plutôt le rappel, ou la revivance de la Vigile Pascale. Et surtout l'Office de Laudes, je le rappelle encore.

           

L'Office de Laudes est composé de quatre parties - nous n'avons pas encore vu la quatrième, ce sera pour un des jours de cette semaine - mais la troisième partie, c'est le moment où on passe de la mort à la vie, des ténèbres à la lumière par le Cantique des trois enfants qui sont à l'intérieur du feu, et qui y vivent, et qui en sortent transformés. Et au-delà les Psaumes triomphaux 148, 149 et 150 encore une fois.

            Mais remarquez ceci : ce dimanche-là, le même dimanche, le Psautier a été recommencé au moment des Vigiles. Si bien que nous avons un tuilage, donc une construction en tuiles. Cela s'achève à Laudes, mais c'est déjà recommencé à Vigiles. Ce qui veut dire que tout point d'achèvement ( Laudes ) est déjà le départ pour une nouvelle ascension.

            Et ainsi de dimanche en dimanche, de célébration Pascale en célébration Pascale, nous avançons ou nous montons vers le sommet de l'appel de notre Dieu, c'est à dire devenir avec lui un seul esprit. C'est le mouvement d’epekthase, cette tension en avant, chaque sommet étant le départ pour une nouvelle ascension vers un autre sommet. Et ainsi de suite.

           

Mais Saint Benoît, aux Vigiles, recommence le Psautier au psaume 20, non pas au psaume 1. Il va laisser le psaume 1 pour Primes du lundi. Pourquoi ? Pourquoi commence-t-il par le psaume 20 ? Je ne le dirai pas aujourd'hui, je le dirai demain. Il est impossible de tout dire en une fois. Il faut bien espacer ça sur les jours de la semaine.

            Mais retenons ceci pour ce soir : c'est que pour Saint Benoît, et pour toute l'Eglise, et la Tradition monastique, on ne récite pas des psaumes séparément. On récite le Psautier, les psaumes les uns après les autres comme ils sont dans le Psautier C'est tout autre chose que ce qu'on essaye de faire aujourd'hui.

            Aujourd'hui, on essaye de grouper les psaumes selon leur genre littéraire. Vous avez des psaumes de louange, des psaumes de lamentation. Vous aurez les psaumes de la Vierge, des psaumes du Sacré-Cœur. Vous aurez même des psaumes de Saint Joseph et toutes sortes de psaumes. On les groupe  suivant les jours ainsi, et voilà, on fait de la dévotion. C'est très subjectif, naturellement. Parce que ce qui est un genre littéraire pour moi ne le sera pas nécessairement pour mon voisin. Ma dévotion à moi n'est pas celle d'un autre. 

           

Voyez ! On a le même phénomène qu'expliquait l'Abbé Haquin l'autre jour, la semaine dernière. On essaye de mettre le Psautier au niveau de sa propre expérience spirituelle, expérience de vie. Il faut que ça colle à la vie d'aujourd'hui. Tandis que le mouvement réel de la liturgie, il nous fait sortir de nous-mêmes pour nous emporter la où nous devons aller. C'est le mouvement inverse !

 

            Et c'est ce qui arrive lorsque avec Saint Benoît nous entrons dans le mouvement du Psautier qui est un mouvement véritablement cosmique qui nous regarde, nous, naturellement parce que nous sommes la conscience éveillée du cosmos.

            Et ce mouvement va nous conduire de l'état où nous sommes maintenant - de pécheurs qui essayons, qui avons le propos d'unir notre volonté à celle de Dieu - jusque à la plénitude de notre destinée qui est de devenir un seul esprit avec le Christ qui, lui, a voulu devenir un avec notre humanité et avec chacun d'entre nous.

            C'est tout autre chose que de prendre les psaumes et de les arranger, et de les grouper pour en extraire une dévotion qui va me nourrir et me donner des forces pour la vie que je dois mener ici sur terre.

 

            Voilà, mes frères, encore un aperçu sur ces psaumes. Et vous comprendrez encore - et ici c'est très important - qu'il est nécessaire de réciter les 150 psaumes par semaine, le Psautier en entier par semaine, parce qu'il va de dimanche en dimanche, il va de Pâque en Pâque ? On ne peut pas l'amputer sinon tout est cassé !

            Voilà, je livre encore ça à votre réflexion et à votre méditation pour que vous essayiez de voir ce que nous pourrions faire pour entrer dans toute la vérité de la liturgie et de la mystique monastique.

 

Règle : 18, 18-32 : L’ordre des psaumes.       22.02.84

      Les Vigiles du dimanche.

 

Mes frères,

 

            Nous avons vu qu'il était nécessaire de parcourir toute l'expérience spirituelle, c'est à dire tout le Psautier, pour arriver à la résurrection du Seigneur au huitième jour. Nous sommes là au-delà de la semaine. La résurrection du Christ nous ouvre des perspectives absolument nouvelles. Nous entrons dans ce qu'on appelle le repos de Dieu.

            C'est un repos qui est activité suprême car à ce moment, la vie divine qui bouillonne au sein de la Trinité, elle se saisit de nous, elle nous transforme, elle nous divinise. Et nous allons de découverte en découverte, de connaissance en connaissance et d’amour en amour pour toute l'éternité car, il nous sera à jamais impossible d'épuiser qui est Dieu !

            Voilà donc l'expérience de ce huitième jour qui est la vie éternelle participée, la propre vie de Dieu participée, ce que nous appelons la vie éternelle.

 

            Le Psautier commence le dimanche à l'office des Vigiles et il se termine le huitième jour, donc le dimanche suivant, à l'office de Laudes, alors qu'un nouveau Psautier a déjà commencé ce même dimanche. Ce tuilage nous dit que chaque sommet atteint est le point de départ pour une nouvelle ascension. Et ainsi, d'ascension en ascension nous nous élevons jusqu'à ce que nous arrivions à la vision de Dieu dans le palais de sa lumière, ce qui est une nouvelle façon de parler de ce huitième jour et de cette vie éternelle dans la vision et la participation à la nature même de Dieu.

 

            Le dimanche est, nous le savons, le retour hebdomadaire de la Vigile Pascale. Il commence par une veillée d'attente, de pénitence, de prière, veillée habitée par la présence du Seigneur mort et ressuscité. Saint Benoît va donc choisir une suite de psaumes qui évoquent la Vigile Pascale, le mystère de Pâques dans sa totalité, c'est a dire la Passion du Christ, sa résurrection, sa glorification, le partage de sa vie avec chacun des hommes.

            Donc, il y a là quelque chose d'immense qui se réalise pour nous à l’échelle de Dieu en quelques instants. Ces quelques instants, c'est la durée de l'Office de Nuit du Dimanche, donc des psaumes qui sont tous à résonance Pascale. Or, Saint Benoît commence l’office de nuit du dimanche par le psaume 20, et nous en voyons de suite la convenance car c'est le psaume par excellence de l'intronisation royale du Christ. C’est le Christ ressuscité enlevé en tant qu'homme auprès de son Père et couronné Roi du cosmos. C'est celui qui a pu dire : « Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur terre. » Et ça, c'est le psaume 20 !

            Et il est normal, il est logique et convenable de commencer la Veillée Pascale du Dimanche qui, je le dis toujours, est le rappel de la Vigile Pascale, de commencer par un psaume de cette qualité. Car de suite, ça nous situe le Christ dans la perfection de son être.

 

            Mais immédiatement après, la liturgie - voyez la suite des psaumes les uns après les autres - la liturgie nous dit que le Christ est arrivé à ce sommet de gloire en passant var le supplice et l'humiliation et la mort de la croix. Mais cette croix, de suite elle nous apparaît comme glorieuse. Ce n'est pas seulement un instrument de supplice et d'infamie.

            Non, le Christ s'est fait obéissant jusqu'à la mort et la mort sur une croix. Et c'est à cause de cela qu'il a été suprêmement élevé, qu'il a reçu le nom qui est au dessus de tout nom. Le psaume 20 nous dit ce nom ; le psaume 21 nous dit le chemin que le Christ a dû parcourir pour mériter de porter ce nom.

            Mais dans ce même Psaume, nous voyons de suite le résultat de l'obéissance du Christ : il attire à lui tous les hommes. Il l'avait dit : « Dès que je serai élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes. » C'est la seconde partie de ce psaume 21.

           

            Puis nous avons le psaume 22 par lequel nous apprenons un des moyens mis en œuvre par le Christ pour nous faire partager sa vie : la table Eucharistique. N'oublions pas que la Vigile Pascale a débuté par un repas. C'est le fameux repas de la Pâque qui est ici évoqué dans ce psaume 22 ; repas ici, mais aussi repas eschatologique ; la Pâques que nous célébrons dans chaque Eucharistie mais aussi que nous célébrerons pour l'éternité dans le Royaume de Dieu.

            Puis vient le psaume 23, le psaume 23 qui est le psaume par excellence du samedi saint, c'est à dire le Christ descendu au plus profond des enfers, mais à la toute dernière place, personne n'était en dessous de lui, en dessous. Puis, d'en dessous de tout il remonte, il revient à la vie, mais transfiguré. Et il fait monter avec lui tous ceux qu'il porte, c'est à dire tous les hommes. Il y a là ce mouvement de descente et de remontée du Christ vers sa glorification et la nôtre avec lui.

            Vous avez le psaume 24. Le psaume 24, c'est le psaume du retour du Christ. Donc le Christ, il est là maintenant auprès de son Père. Mais il a dit aussi : « Je serai avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde. » Il est donc avec nous. Et il est avec nous maintenant. Mais étant avec nous maintenant, il nous prend avec lui. Et dans ce psaume, nous anticipons le jour ou il nous emporte avec lui dans son Royaume, donc la résurrection finale, le dernier jour, l'eschatologie comme on dit en terme technique.

 

            Maintenant vous avez le psaume 25. Et le psaume 25 est à nouveau un psaume qui nous parle de ce repas de la Pâque dans lequel nous devenons un avec le Christ qui meurt et qui ressuscite. Auparavant, ce psaume 25 était récite au lavabo juste après l'offertoire et avant de commencer la grande Prière Eucharistique au cours de la messe donc.

            Le psaume 26 ! Le psaume 26, lui, il est aussi très bien dans une Veillée Pascale car il évoque le jour, le moment où nous avons été greffés sur le Christ : donc le baptême. Or, le baptême se célèbre au cours de la Nuit Pascale. Et nous qui sommes baptisés, au cours de cette Vigile Pascale nous allons renouveler les promesses, les engagements de notre baptême.

            Le psaume 27 est encore un psaume qui va de la Passion du Christ à sa résurrection. C'est toujours le même mouvement d'humiliation, d'obéissance pour une glorification. Et c'est le mouvement que doit suivre notre vie, ne l'oublions pas ! Et tous ces rappels très discrets ou explicites nous disent que l'obéissance n'est pas une déchéance. L'obéissance est un titre de noblesse parce que c'est le titre même de Dieu. Dieu a voulu être obéissant jusqu'à la mort.

           

Le psaume 28 ! Mais le psaume 28, il est presque aux deux extrémités en même temps. C'est le psaume baptismal qui nous fait entrer dans la vie de Dieu. Mais c'est aussi le psaume de l'effusion de l'Esprit sur l'humanité et en chacun d'entre nous. C'est un psaume de Pentecôte, Pentecôte qui, ne l'oublions pas, fait partie du mystère Pascal.

            Le Psaume29, c'est également un Psaume qui nous parle implicitement de la résurrection du Christ. Les psaumes 30 et 31 - j'accélère un peu - les psaumes 30 et 31 sont des psaumes qui nous rappellent clairement la mort du Christ. C'est dans le psaume 30 que nous avons la parole qu'il a prononcée, la toute dernière : « Je remets mon esprit entre tes mains. »

 

            Donc, mes frères, vous comprenez, mieux maintenant l'intention de Saint Benoît qui ouvre la Vigile Pascale du Dimanche par le psaume 20 et qui la continue jusqu'au psaume 31. Il n'est pas possible, je dirais presque qu'il n'est pas permis de disloquer cet ensemble. Il forme une unité. Le Psautier, nous le découvrons encore davantage, est ainsi la prière du Christ Total, le Christ Tête et le Christ Corps. Notre prière à nous, ce n'est pas une prière de païen, c'est une prière de chrétien.

            Et le moine prête sa bouche et au Corps et à la Tête. C'est à dire que le Christ est présent éternellement, donc encore maintenant. Pascal a dit que le Christ était en agonie jusqu'à la fin du monde. Saint Paul a dit : « Moi, j'achève dans ma chair les souffrances qui manques à la passion du Christ. »

            Il y a donc quelque chose de la Passion du Christ qui est encore ici maintenant, et à laquelle nous participons. Le Christ a besoin de nous aujourd'hui pour achever son œuvre de Rédemption. C'est donc lui souffrant qui va prier aujourd'hui par nos lèvres. Le Christ à un moment, en telle année de l'histoire, il était soumis à sa passion peut-être, et crucifié, etc. Mais ce Christ a prié. Il est dit : il priait, il priait, jusque même sur la croix, il priait.

 

            Eh bien aujourd'hui encore, il continue cette prière par nous. Parce que le Christ, ce n’est pas un homme qui a vécu ponctuellement à tel moment. Il a aussi une existence qui s'étend à tous les temps et à tous les lieux. C'est son mystère à lui. C'est pour ça qu'il est la Tête d'un Corps. Et la Tête ne doit pas prier pour elle seule, elle doit prier pour le Corps.

            Et le Corps maintenant ne prie pas pour lui seul, il prie aussi pour la Tête. Cela forme un tout jusqu'à la fin du monde et même au-delà de la fin du monde, même dans le huitième jour. A ce moment-là, il y aura encore des prières dans le sens large du terme parce que ce sont des acclamations, et des louanges, et de la gratitude, et de la reconnaissance.

            Et le Psautier est donc indissolublement prière personnelle, prière ecclésiale, et prière Christique. On ne peut pas faire de distinction. C'est tout ça en même temps ! C'est comme si c'était fondu en un.

 

            Eh bien voilà, mes frères, ne l'oublions pas, l'Office Divin tel qu'il est voulu par Saint Benoît, mais aussi tel qu’il est en lui-même ; il est un donné qu'on n'arrange pas a sa guise suivant sa fantaisie. Mais c'est lui qui nous façonne en image du Christ. Essayons de retenir cela ! Nous ne prions pas l'office pour ressentir de bons ou de doux sentiments. Nous n'utilisons pas l'office à des fins égocentriques.

            Non, nous nous livrons à l'office, nous nous abandonnons à l'office qui s'empare de nous et qui nous façonne à l'image du Verbe de Dieu devenu homme. Et c'est ainsi qu'il aide à notre divinisation, à notre transfiguration et qu'il opère en nous déjà maintenant les prémices de notre résurrection.

            Voilà, mes frères, encore un petit pas sur notre route qui nous conduit à une meilleure approche, une meilleure compréhension de l'office et aussi, à une meilleure prière.

 

Règle : 18, 33-35 : L’ordre des psaumes.       23.02.84

      L’Office des Vêpres.

 

Mes frères,

 

            La Vigile Pascale s'ouvre par la bénédiction du cierge et le chant de l'Exultet. Lorsque on est en place, on commence la lecture de l'Ecriture, par le Livre de la Genèse en son premier chapitre. Cette cérémonie d'ouverture se retrouve dans les premières Vêpres du dimanche. Mais pourquoi ce cierge Pascal qui doit être béni, et qu'on va chanté solennellement, et qu'on va introniser ?

            Il symbolise le Christ devenu Lumière du monde ; le Christ ressuscité qui a été fait par son Père Seigneur de l'univers ; le Christ qui est le commencement et le terme de tout ; le Christ par qui et pour lequel tout a été créé. C'est donc dans la lumière du Christ que les Ecritures devront être lues au cours de la Vigile. C'est lui qui est la clef d'intelligence de tout ce qui va être proclamé. Et en dehors de lui, il n'y a que confusion et erreur.

 

            Déjà au début de la Tradition monastique on appelait les vêpres - chez Cassien entre autre – hora lucernaris, l'heure du lucernaire. Rappelons-nous ce qui se passait et ce qui se passe encore maintenant dans notre rite des Vêpres dès les premières vêpres du Dimanche. Lorsqu'on voit ce rite, on pourrait se demander : Mais pourquoi enfin ? A quoi est-ce que cela ressemble ?

            On allume des cierges dans le presbytère de chaque côté de la croix. C'est ce qui subsiste du rite fameux du lucernaire. Mais ça nous donne la note sur laquelle nous devons chanter les Vêpres.

            Les Vêpres nous font entrer dans le mystère de la nuit Pascale. Ce cierge allumé et béni au début de la Sainte Nuit permet au lecteur d'y voir clair pour lire le texte qui est devant lui, et il permet aux auditeurs d'avoir une intelligence correcte de ce qui est lu. Je rappelle que la première Lecture est le récit de la création.

           

Eh bien, aux premières Vêpres du dimanche, nous avons comme hymne celui qui chante le premier jour de la création Lucis Creator optime. O toi le merveilleux créateur de la lumière ! Ce récit de la création va se poursuivre à travers l'Hymne tout au long de la semaine. L'Hymne du lundi correspond au deuxième jour de la création, celui du mardi au troisième jour, du mercredi au quatrième jour, le quatrième jour qui est le jour de la création du soleil, de la lune et des astres. Et ainsi de suite jusqu'au samedi où là recommence les premières vêpres du Dimanche.

            Vous voyez, mes frères la connexion qu'il y a entre les deux. Nous ne devons pas le perdre de vue. Il y a dans notre liturgie de l'office des petits gestes qui sont d'une signification et d'une profondeur extraordinaire parce qu'ils nous reportent à nos origines, à l'origine de notre foi et de notre vie. Pensons à ces deux petits cierges qu'on va allumer de chaque côté de la croix. Auparavant aussi il y avait des lampes. Il y en avait une au dessus du presbytère, une au dessus du chœur des moines, une au dessus du chœur des convers. Et ces lampes aussi devaient être allumées.

Il y avait là le symbole d'une illumination du vaisseau de l’église, de notre oratoire ; l'illumination de l'Eglise avec un grand E, l'illumination de nos cœurs, l'illumination du monde par ce Christ ressuscité dont on va à nouveau chanté la passion et toute l’œuvre de Rédemption jusqu'à sa glorification et la nôtre. Voilà la signification des Premières Vêpres !

            Viennent ensuite les Secondes Vêpres. Les Secondes Vêpres clôturent la journée du dimanche, donc de ce dimanche qui est la réplique de la Vigile Pascale. Les Deuxièmes Vêpres vont donc répondre à l'Eucharistie qui au cours de la Nuit de Pâques clôture toute la cérémonie. Mais comment ? Eh bien par le biais de l'offrande de l'encens. Le rite du Lucernaire, comme le rite de l'offrande de l'encens, est emprunté à la liturgie Juive.

            Donc, lorsque le Christ au cours de la fameuse nuit de Pâque, la dernière qu'il a célébrée - et les autres aussi d'ailleurs - au cours de cette nuit, au début, on a allumé les lampes, les lampes qui doivent encore une fois permettre de chanter la gloire de Dieu depuis le moment où il lance le monde dans l'existence jusqu’à celui où il rédime Israël et le reste.

            Il ne faut pas s'imaginer que la Vigile Pascale a été élaborée par une commission d'experts. Cela se ferait comme ça aujourd'hui ! Mais non, la Vigile Pascale est l'aboutissement d'une longue et lente évolution. Elle a son origine dans la Pâque que le Christ lui-même a célébré, et le Peuple d'Israël pendant des siècles avant le Christ. N'oublions pas que ce n'est pas nous qui portons la racine, mais c'est la racine Israël qui nous porte.

 

            Et le rite de l'encens a aussi son origine dans une cérémonie au temple au soir, où on offrait l'encens. Rappelez-vous que Zacharie a été honoré d'une visite céleste au moment où il était entré au-delà du voile pour y offrir l'encens. C'était au soir !           Cette cérémonie est passée dans notre liturgie des Vêpres par le canal du verset d'un psaume que nous avons chanté aujourd'hui, le psaume 140 : Que ma prière s’élève devant toi comme un encens et mes mains comme l’offrande du soir.

            Le Christ a offert le sacrifice de sa vie comme un encens agréable à Dieu. Il s'est consumé dans une obéissance portée jusqu'à l'extrême, jusqu'à la mort et la mort sur une croix. Il a ramassé toute sa prière, toute sa souffrance, tous ses pleurs, tout son cri, enfin tout ce qui se passait en lui mais aussi tout son abandon au Père, il les a ramassés à ce moment-là.  A l'heure où il était crucifié, c'était l'heure du soir où il remettait son âme entre les mains de son Père. Et tout cela, il l'a offert en élevant les mains. Voyez le geste ! Et il était cloué sur une croix !

            Cela n'a pas été perdu. Et les chrétiens ont mis cette, cette cérémonie vraiment de l'oblation, de l'offrande du Christ, de sa personne - il est à la fois et le prêtre, et l'autel, et la victime, il est tout cela - et ils l'ont mis en relation avec cette offrande de l'encens dans le temple, tous les jours ici, au soir, qui à l'avance symbolisait le sacrifice que le Christ allait faire de sa vie pour le salut du monde entier.

 

            Et les moines ont repris ce symbolisme. Et les moines, l'Eglise plutôt, mais enfin puisque nous sommes ici dans une Eglise monastique, ils l'ont mis en rapport avec ce qu'ils faisaient, eux, tous les jours au soir. Ils se réunissaient dans une synaxe, une synaxe vespertinalis, la synaxe, la réunion du soir pour y offrir le meilleur d'eux-mêmes, c'est à dire leur vie, tout leur être à leur Dieu.

            Et ils offrent donc là aussi un encens symbolique qui était rappelé par un petit verset, le verset entre l'hymne et le Magnificat : Que ma prière s’élève devant toi, et mes mains comme l’offrande du soir. Ce verset du Psaume140.

            Mes frères, on appelait d'ailleurs les Vêpres d'un terme très éloquent. C’était l'Eucharistia vespertinalis, l'Eucharistie du soir. Il y a donc une relation directe entre l'Eucharistie qui clôture la Vigile Pascale et les Vêpres qui clôturent notre dimanche, le dimanche étant le rappel de cette Vigile.

            Et nous aurons ça alors à toutes les Vêpres de la semaine, naturellement, pour reprendre une nouvelle vigueur aux Vêpres du dimanche. Et ainsi nous avons un enchaînement et une présence perpétuelle du sacrifice du Christ pour nous.

 

            Maintenant, encore quelque chose à laquelle Saint Benoît fait allusion ici. Il nous dit : on chantera à Vêpres tous les jours quatre psaumes à partir du psaume 109, 18,33. Les Vêpres commencent par le psaume 109 qui est le psaume par excellence de la résurrection et de la victoire du Christ. Saint Pierre d'ailleurs termine sa toute première allocution publique en se référant à ce psaume 109. Et non seulement les Secondes Vêpres du dimanche commencent par ce psaume109, mais aussi toutes les Premières Vêpres des Solennités.     

Pourquoi ? Mais parce que toutes les solennités quelles qu'elles soient proclament la résurrection du Christ. Et elles nous font entrer dans le mystère de la fête quelle qu'elle soit, parce que cette fête est toujours une manifestation de la résurrection du Christ et de sa victoire sur le péché et sur la mort.

            Il y a là quelque chose, mes frères, c'est que aux Vêpres on ne peut jamais chanter un psaume en deçà du psaume 109, c'est à dire de la résurrection du Christ. Et dans l'esprit de Saint Benoît, il le dit, le psaume109 commence les vêpres. 18,35. Et ça se comprend parce que ce psaume est le grand psaume de la résurrection, résurrection qui est vécue, mais alors vraiment sacramentellement dans l'Eucharistie qui clôture la Vigile Pascale. Et il n'est pas possible de commencer, pour Saint Benoît, de commencer les Vêpres du dimanche, et les Vêpres alors de la semaine par un Psaume qui serait en dessous de la résurrection du Christ.

 

            Voilà, mes frères, toutes petites choses encore qui nous dessine comme ça le tableau de l'office tel que Saint Benoît l'a voulu pour ses disciples. O, on pourrait encore s'arrêter longtemps naturellement. Mais il faut forcément schématiser. Et schématiser, c'est toujours un peu caricaturer.

            Mais ça ne fait rien, il y aura encore d’autres occasions de lire ce chapitre et de revenir sur des détails auxquels je ne puis m'arrêter ce soir parce qu'il est temps d'aller à l'église pour remercier Dieu pour toutes les grâces qu'il nous donne ; et Saint Benoît pour nous avoir préparé les merveilles qu'il nous est possible de vivre si nous voulons vraiment être ses disciples confiants, et ça, jusqu'au bout de notre confiance.

 

Veillée pour le frère André.                       24.02.84

 

Mes frères,

 

Le 9 Novembre dernier notre Frère André attaqué par un mal mystérieux devait entrer en clinique. Son organisme débilité par une très grave opération et miné par un cancer latent avait pris en dégoût toute nourriture. Il ne lui était plus possible de s'alimenter lui qui pourtant était connu comme ayant un excellent appétit. Il en avait besoin d'ailleurs de cette nourriture car, comme vous le savez, il se dépensait sans compter dans le travail.

A Sainte Ode, ce Centre Hospitalier créé et équipé pour soigner ces hommes meurtris, blessés dans leur coeur, dans leur âme par des années de captivité ou de déportation, en ce Centre unique en Belgique, il a reçu les soins les plus éclairés et les plus dévoués. Ce fut pendant des semaines une lutte continuelle entre les puissances de mort et une équipe de sauveteurs. Et finale­ment, Frère André a succombé, non pas à la maladie qui le ron­geait, mais à un accident cardiaque.

Il avait le pressentiment de sa fin prochaine. Spontané­ment il avait demandé la grâce des derniers sacrements. Je me suis rendu auprès de lui et je lui ai une nouvelle fois confé­ré le Sacrement des Malades. Mais nous avons conscience que c'était pour la dernière fois. Et je lui ai donné une dernière absolution.

 

En Frère André bouillonnait une énorme énergie vitale. C'est un homme qui ne pouvait rester inactif, un travailleur exemplaire qui ne reculait pas devant la difficulté. Il ache­vait son travail jusque dans les derniers détails. Et par tous les temps, il était dehors. Mais attention, il n'était pas omnibilé par ce travail. Il n'en faisait pas une idole. Dès qu'il était rentré, on le voyait à sa place au scriptorium plongé dans la lecture d'un livre simple et pieux. Et bien souvent aussi, on le retrouvait à l'église. Il était présent, fidèlement présent aux plus importants Offices de chaque journée.

Il avait les qualités et les défauts de sa Gaume natale : la fierté, l'intrépidité, une certaine violence et rudesse. Cela se voyait dans sa démarche, ça s'entendait dans sa voix. Mais en dessous de cela, dans le fond, il était resté un grand enfant. Il fallait l'apprivoiser à la manière du Christ en l'acceptant tel qu'il était.

 

Ce qu'il a eu toujours aussi, c'est un profond respect pour son Abbé. Sur ce point-là, je pense qu'il n'était pas possible de le prendre en défaut. Lorsqu'il se présentait dans le bureau de l'Abbé, lorsqu' il devait lui parler quelque part, dans un parloir ou même au lieu du travail, n'importe où, spontanément il enlevait sa ca­lotte car il en portait une à cause des froids et des intempé­ries qu'il devait affronter.

Oui, il y avait chez frère André quelque chose d'atti­rant et de beau, une simplicité, une pureté que n'avait pu entamer les épreuves de la vie. Car il avait dû beaucoup souffrir dans sa vie. Une enfance très dure et puis le travail très jeune. Et enfin les années de guerre. Je rappelle qu'il a été déporté et comme il ne travaillait pas à la mode de ceux qui l'avaient conduit jusque là, il a séjourné tout un temps dans un camp de concentration. Enfin on l'a tout de même libéré.

Il a pu rentré. Mais alors, il a bien eu soin de ne pas y retourner. Il a fait le réfractaire. Il s'est caché. Il a failli mourir. On a lancé des grenades derrière lui. Il a échappé. Et voilà! Je vous assure qu'il n'a pas eu la vie facile.

 

Il est arrivé ici ayant déjà atteint l'âge de cinquante ans. Il s'est bien intégré dans sa vie de convers. Il a rendu à notre communauté de grands services. Jusque peu avant sa première maladie qui a nécessité cette grave intervention chirurgicale, il était encore au soutirage plaçant des casiers sur les palettes. Il faut se dire qu'il lui passait alors une affaire de 1500 à 1700 casiers entre les bras. Chacun pèse une quinzaine de kilos. Faites le compte !

Il était très fort physiquement et aussi, il faut le dire, moralement. Il était foncièrement bon et c'est pourquoi il ne pouvait résister à l'amour et à la bonté qu'on lui té­moignait. Il accueillait avec une profonde soumission les re­marques que l'on devait lui adresser.

Mais voilà. le Christ l'aimait ainsi. Je l'aimais de la même façon. Je pense que nous tous nous l'estimions et nous l'aimions. Il le savait. On lui a encore rendu visite hier. Il n'oubliait jamais de demander qu'on remette son bon souve­nir à tous ses frères. Maintenant le Christ l'a purifié par la maladie et la souffrance. Il lui a épargné le pire : le dépérissement et la déchéance.

 

Et maintenant, frère André est auprès de ce Christ qu'il cherchait et qu'il aimait. Il est rassasié de bonheur. Certes, sa purification n'est pas encore achevée. Quand peut­-on dire qu'on sera parfaitement pur en face de Dieu. Mais ça ne fait rien, lui qui ne parvenait plus à s'ali­menter, maintenant, nous le savons, il se nourrit a satiété de lumière et de paix.

Et j'espère que nous le reverrons bientôt ! Vous savez, c'est ce bientôt de Saint Benoît. Aussi longtemps que puisse durer une vie ici sur terre, c'est tellement court. Pour Saint Benoît, c'est un déjà, c'est un bientôt. Et dans notre vie contemplative, au moment où la lumière commence à se montrer - ô, ce n'est pas la lumière fossile de l'explosion initiale - non, c'est la lumière de Dieu, c'est notre Dieu, c'est notre Christ qui est lumière. Et lorsqu'il commence à apparaître à nos yeux, nous savons mieux que ja­mais ce que signifie ce bientôt et ce déjà de Saint Benoît.

Eh bien, un tout petit espace de temps nous sépare en­core de notre frère André. Et avec lui, nous serons pour l'éternité dans cette lumière, attablés à une table où nous dégusterons le corps et le sang mystique, mystérieux de l'Agneau immolé qui nous donnera la Vie Eternelle, la propre vie de Dieu pour une éternité de bonheur.

                                                                                               Amen.

 

Homélie aux funérailles de frère André.         25.02.84

 

Frères et soeurs dans le Christ,

 

Frère André a connu une expérience tragique et sublime qui a valeur d'exemple et d'avertissement pour chacun d'entre nous. Cette expérience, la voici : Il a rassemblé en lui mystiquement mais réellement la création tout entière. Et cette création, en lui, a lutté avec une énergie farouche contre les puissances de dégradation qui cherchaient à le détruire, à l'anéantir. Et elle criait, elle criait sa souffrance par la bouche, par les yeux, par les gestes de frère André.

 

 

Cependant, plus bas que la chair, dans des profondeurs invisibles et inaccessibles brûlait inextinguible la flamme de l'espérance. Frère André savait, et la création avec lui, que les souffrances de ce temps présent ne sont rien à côté de la gloire qui allait se révéler en lui au jour voulu par Dieu.

Et voici que ce jour est arrivé... Dans les douleurs naissait un homme nouveau, le véri­table André dans son être d'éternité. Le corps spirituel se façonnait, construit à partir de l'amour reçu et donné dans le courant d'une longue vie.

 

Frère André avait tout quitté pour suivre le Christ, pour vivre dans un amour plus entier. Il avait déjà un cer­tain âge lorsqu'il est venu frapper à la porte de notre mo­nastère. Mais depuis longtemps le désir du don total le han­tait. Il a vécu parmi nous pendant plus de vingt années, travaillant courageusement, priant simplement, sérieusement. Et dans le secret, Dieu le purifiait et l'enrichissait.

C'était merveilleux de voir frère André s'adoucir, s'amollir, s'abandonner dans une candeur à travers laquelle l'enfant transparaissait. Ses dernières paroles, Jeudi soir, au moment où les frères lui avaient rendu une dernière visite étaient des mots de remerciement, de gratitude, de reconnaissance.

Les souffrances des dernières années ont conduit frère André là où Dieu l'attendait, dans un désert où il ne restait rien que la confiance et l'espérance. Et ainsi frère André réalisait pleinement sa vocation : être configuré au Christ par sa vie et par sa mort. Et le Christ a remporté en lui une nouvelle et grande victoire. Aujourd'hui, la création est plus près de sa pleine et finale rédemption.

 

Mes frères, frère André restera pour nous un exemple, un exemple de simplicité, de loyauté, de franchise ; un exem­ple aussi de courage dans la souffrance ; un exemple de res­pect pour Dieu, pour ses supérieurs. Il sera pour nous un fi­dèle compagnon jusqu'à ce que nous le revoyons dans la Lumiè­re et que pour jamais nous soyons ensemble afin de chanter avec la création libérée et transfigurée, chanter pour l'éter­nité les louanges de notre Dieu et de notre Christ.

 

                                                                                        Amen.

 

Règle : 18, 56-fin : L’ordre des psaumes.      25.02.84*

      La distribution des psaumes.

 

Mes frères,

 

            Nous venons de l'entendre, Saint Benoît a précisé que si quelqu'un ne goûte pas la distribution des psaumes qu'il a voulu pour ses disciples, qu'il en adopte tout simplement une autre qu'il jugerait meilleure, 18,62. Admirons le tact, la bonhomie, la simplicité, l'humilité de Saint Benoît. Le meilleur pour lui et sa communauté n'est pas nécessairement le meilleur pour les autres. Dieu est toujours libre de ses dons et de ses inspirations. Dieu n'est pas limité dans son pouvoir.

            Et Saint Benoît, pour sa part, ne cherche que la volonté de Dieu. Il ne veut absolument pas imposer la sienne. Saint Benoît est un saint. Il se perd dans le vouloir de Dieu. Il ne tient pas à se dresser comme un écran entre Dieu et une communauté, de la sienne. Il veut être pure transparence.

            Et il admet, il accepte que des frères qui suivent en tout la Règle qu'il a composée, sur ce point précis de la distribution de l'office, il admet qu'ils s’écartent de lui, mais à condition, attention, que ce ne soit pas abandon aux impulsions de la fantaisie.

           

Cela ne signifie pas que l'on puisse faire n'importe quoi. On doit soi-même se perdre dans la volonté de Dieu. On doit se tenir devant Dieu comme Saint Benoît lui-même se tient Le melius aliter judicaverit, 18,64,  le qu’il jugera le meilleur ne signifie pas meilleur à son jugement propre, mais meilleur dans la lumière du jugement que Dieu porte sur cette communauté bien précise, installée en tel lieu, à telle époque.

            Mes frères, chez Saint Benoît prime toujours le principe de la volonté de Dieu. Toujours, il faut se soumettre à elle, toujours, il faut se laisser façonner par elle jusque dans le jugement que l'on porte sur soi, sur la communauté que l'on dirige. Il existe de par le monde, comme à l’époque de Saint Benoît, d'autres distributions des psaumes, celle de l'Eglise de Rome par exemple à laquelle Saint Benoît se réfère, à laquelle il emprunte. Il existe d'autres communautés monastiques aussi qui ne sont pas bénédictines et qui ont peut-être une approche liturgique aussi valable que celle de Saint Benoît.

            Voyez, je me répète, la largeur de vue de Saint Benoît qui est le signe indubitable de sainteté. L'esprit du saint acquiert une ampleur et une liberté égale à celle de Dieu même. Ce n'est pas étonnant puisque le saint ne vit plus par lui-même. C'est le Christ qui vit en lui et qui librement dispose les choses pour un mieux, pour la gloire de son Père et pour le salut de ceux qu'il est venu libérer.

 

            Il est cependant des règles auxquelles on ne peut se soustraire. Et Saint Benoît rappelle la principale qui est : le récit hebdomadaire du Psautier dans son intégralité. Et ici, Saint Benoît devient terrible, intraitable, presque violent. Il use de mots cinglants pour fustiger qui oserait toucher à ce principe intangible de la récitation du Psautier dans son intégralité chaque semaine. Il insiste, il précise pour qu'il n'y ait place à aucun malentendu :

            Qu’il soit bien entendu toutefois que le Psautier de 150 psaumes soit récité intégralement chaque semaine et recommencé chaque dimanche à Matines, 18,65.  C'est  clair ! Il est impossible d'y échapper. Et celui qui contreviendrait à ce principe, Saint Benoît le qualifie de nimis iners, 18,68. C'est traduit par lâche à l’excès. C’est vrai ! Mais iners, si nous le décomposons au plan de l'étymologie, signifie incapable dans le métier qu'il exerce. in = négatif et ars = l'art, le métier.

            Ce serait donc des moines qui ne connaîtraient pas leur métier de moine, qui ne répondraient pas a ce que Dieu attend d'eux. Ce seraient des instruments inutiles dans la main de Dieu. Pourquoi ? Parce que ils seraient lâches à l'excès. Iners, c'est encore davantage, c’est fainéant, bon à rien, oisif, paresseux à l'excès encore !

 

            Oui, Saint Benoît, ici, est lui-même violent à l'excès. Pourquoi ? Parce qu'on a touché à un point sensible de ce qui lui parait être essentiel à une vocation monastique sérieuse. Et il sursaute, on perçoit même chez lui une certaine outrance. Il va dire que nos Saints Pères accomplissaient courageusement en un seul jour ce que du moins maintenant dans notre tiédeur nous devons tout de même pouvoir acquitter en une semaine entière.

            Oui, mais il ne fait pas cela pour présenter quelque chose d'impossible. Non, mais pour mettre en évidence que ce qui nous est demandé, ce qui est demandé à ses disciples, ce n'est pas extraordinaire. Il en est d'autres dans les temps anciens qui faisaient sept fois plus.

            Oui, c'est un des rares endroits de la Règle où on a l'impression que Saint Benoît perd quelque fois le contrôle de lui. Pourtant, tous ses mots sont mesurés. Et nous devons prendre très au sérieux ce qu'il dit.

 

            Lorsque j'entends lire ceci, depuis tout un temps déjà, depuis des années, je n'osais pas me regarder. Je sentais chaque fois le regard de Dieu posé sur moi en une interrogation muette. Et je devais répondre, non seulement pour moi, mais aussi pour ceux qui me sont confiés. Et que répondre ? Que répondre ? Rien à répondre, mes frères !

            Mais  attention' Nous ne devons pas nous culpabiliser. Ce que nous avons fait voici vingt ans, voici quinze ans, nous l'avons fait parce que ça nous paraissait à ce moment-là le meilleur pour nous. Nous devions nous dégager de quantité de choses qui nous écrasaient. Nous avons donc bien fait.

            Mais aujourd'hui, au point où nous en sommes arrivés, les dégagements s'étant opérés, une aisance s'étant introduite dans notre communauté, un esprit nouveau s'étant emparé de nous, ne pensez-vous pas que le moment serait venu de nous poser une question, de voir ce que Saint Benoît nous demande, de l'écouter, aujourd'hui encore de faire un examen de conscience et de voir si nous ne serions pas volontiers paresseux ?

 

            Voilà ! Ce sont toutes des choses qui me passent en tête, qui me travaillent et je désire découvrir la vérité, la vérité de Dieu sur notre communauté en ce qui concerne l'Office. Car la vérité est libératrice et elle seule peut nous transfigurer. La vérité nous installe dans la volonté de Dieu, dans le projet de Dieu. Et ce projet de Dieu vise à nous transformer, à nous illuminer, à nous rendre semblable à lui.

            Mes frères, c’est assez pour ce soir. Nous allons prier ensemble afin que le vouloir de Dieu se manifeste à nous. Et une fois que ce vouloir de Dieu sera clair, nous aurons la force spirituelle et la force physique pour l'assumer et pour l'accomplir sans rien en retrancher.

 

 


Règle : 19. : Dispositions pour la psalmodie.     26.02.84

      Une passivité active !

 

Mes frères,

 

            Vous venez de l'entendre, l'ensemble des douze chapitres consacrés à l'organisation de l'Office de Dieu est scellé par un joyau dont la splendeur a nourri pendant des siècles des générations de moines. Mens nostra concordet voci nostrae, 19,12, Que notre esprit soit en accord parfait avec notre voix. On ne pouvait mieux conclure tous ces chapitres déjà si riches sur une note plus belle. Pour toucher une sentence d'une telle beauté il faudrait avoir des doigts d'une pureté angélique et d'une transparence divine. Peut-être Saint Benoît acceptera-t-il de me prêter son cœur pendant quelques minutes ?

 

            Remarquons d'abord un petit verbe utilisé par Saint Benoît : stemus. Tenons-nous  debout pour la psalmodie. Si nous nous arrêtons au sens obvie, nous voyons un chœur de moines debout dans les stalles en train de chanter l'office. Mais nous devons aller plus loin et plus profond. Saint Benoît demande que nous nous tenions spirituellement debout.

            On doit être éveillé, attentif, droit dans son être et dans son intention car on se tient en présence de quelqu'un. On est, comme il nous le dit, sous le regard de la divinité et de ses anges. O, ça ne doit pas nous donner une attitude compassée, ou nous resserrer dans une crainte déplacée. Non, c'est exactement le contraire. Nous devons être en présence de Dieu avec des dispositions de joie.

            Il dira, oui, servez le Seigneur avec crainte, 19,7 D'accord ! Mais c'est cette crainte qui nous fait nous tenir devant lui dans une attitude de politesse, de respect et d'attention. Oui, nous savons à qui nous avons à faire. Nous sommes devant un Dieu qui nous accueille, qui nous ouvre les trésors de son amour. Cela nous dépasse. Nous ne pouvons pas, nous, atteindre à une telle générosité, à un tel oubli de nous. Cela nous fait trembler, non pas de peur, mais d'émotion.

 

            Mais voilà, cette attitude doit être la nôtre lorsque nous nous tenons devant Dieu, au moment où en notre nom personnel, au nom de l'Eglise et de l'humanité entière nous allons lui adresser la parole. Le désir le plus profond et le plus ardent de notre être, de notre cœur, est donc dirigé vers Dieu.

            Si bien que le monde, le monde dans le sens Paulinien du mot, ce monde qui est un piège parce qu'il peut nous détourner de notre véritable destinée, qui peut nous détourner même de Dieu et peut nous séduire, cela depuis le péché d'origine. Eh bien ce monde, il est abandonné, il n'intéresse plus, il est derrière nous.

            Nous n'avons même plus le désir de nous retourner, de regarder en arrière pour voir ce que nous avons quitté. Non, nous sommes éblouis par la beauté de Dieu. Nous nous tenons devant lui et nous nous livrons à son amour.

 

            Il y a donc dans cette attitude spirituelle au moment de l'Office, il y a donc un geste d'oblation. On se donne et on veut être emporté. L'Office Divin nous transporte dans l'univers de Dieu. Et en ce sens-là, il est extatique, c'est à dire qu'il nous fait sortir de nous-mêmes. Il nous fait oublier nos petits problèmes ou nos gros problèmes. Il nous fait tout jeter en Dieu parce que c'est nous-mêmes qui sommes attirés par Dieu, jetés hors de nous-mêmes.

            L'Office produit donc une décrispation libératrice. Il opère ce que Saint Benoît appellera la dilatation du cœur. Mais naturellement, il faut que nous soyons dans des dispositions de foi. Humainement parlant, tous ces mots qui sortent de notre bouche, nous pourrions les sentir comme étant du rabâchage, de la logorrhée, donc des flux de paroles qui au lieu de nous libérer nous enserrent dans un filet, nous empêchent d'être nous-mêmes.

            Non, toute la vie monastique est construite sur une attitude de foi, comme la vie chrétienne d'ailleurs. Et à ce moment-là, lorsque nous accueillons l'Office comme Saint Benoît le demande, vraiment il ouvre notre cœur, il lui donne des espaces nouveaux dans lesquels nous pouvons accueillir les autres, nous pouvons accueillir nos frères les hommes, et naturellement grâce à l'Esprit Saint qui entre en nous.

 

            L'Office Divin va donc prendre possession de nous. Et à ce moment-là, il annule tout narcissisme, c'est à dire tout retour sur soi. Ce n'est plus moi qui vit, c'est la Parole de Dieu qui vit en moi ; ce n'est plus ma prière, c'est la prière du Christ en moi. Ce ne sont plus mes inspirations, non, c'est le don de l'Esprit.

            Il y a là exactement le contraire du péché originel qui a été un blocage de l'homme sur lui-même. Ici, c'est l'homme enfin libre qui peut sortir de lui-même et explorer tout ce que Dieu lui a donné. Il faut voir le cosmos comme un immense jardin qui devient le domaine de l'homme et dans lequel il peut aller et venir, et aménager toujours dans l'intention de Dieu.

 

            Notre attitude au moment de l'office est donc ce qu'on pourrait appeler une passivité active. L'intention la plus personnelle et la plus vraie de notre cœur, elle s’exprime par notre bouche. Et c'est dans ce sens-là, dans ce tout premier sens qu'il faut comprendre la parole de Saint Benoît que notre esprit est en accord avec notre bouche. 19,11.

            Ce qu'il y a de meilleur en nous, ce qu'il y a d'espérance et d'amour en nous est en harmonie avec les paroles qui sortent de notre bouche. Ou bien je peux prendre par l’autre bout : les paroles que je prononce exprime ma vérité la plus profonde. A ce moment-là, l'Office Divin est exécuté par moi de façon que je n'oserais pas dire parfaite mais convenable et décente.

            Attention ! Cela ne veut pas dire qu'on n'a pas le droit d'avoir des distractions. Il s’agit de bien autre chose ici. Il est impossible que notre imagination, que notre mémoire, enfin que toutes nos facultés cérébrales et mentales ici, il est impossible qu'elles soient fixées toujours sur Dieu. Alors ce serait une tension nerveuse qui pourrait nous fatiguer et nous crisper au lieu de nous détendre.

Non, nous sommes devant Dieu tels que nous sommes. Mais c'est l'intention la plus profonde, la vérité à laquelle nous espérons, la projection idéale de notre être spirituel vrai qui se tient devant Dieu et qui s’exprime par notre bouche.

            Et, c'est ici, mes frères, que se situe le rôle tellement important de la modalité dans notre chant. Le frère Luc nous en a dit quelques mots. Je le rappelle, le mode musical est un modus essendi, un modus standi. C'est une façon d'être et c'est une façon de nous tenir debout. C'est le stemus de Saint Benoît.

            Le mode ne sort pas de nous. Le mode est antérieur à nous. Il nous est donné. Il est au-delà de nous. Il vient à nous. Et venant à nous, il nous tire hors de nous-mêmes pour nous placer dans une vérité qui nous déborde de toute part. Et dans ce sens-là, le chant modal est un chant sacré.

 

            Or, le chant sacré, comme il a été dit, est l'énonciation correcte du nom divin. Nous sommes, nous touchons là un des aspects essentiels d'une véritable liturgie. Ce n'est pas nous qui faisons la liturgie, c’est la liturgie qui nous fait. Par la liturgie, nous entrons dans un monde qui est celui auquel fait allusion Saint Benoît : celui de la Divinité et de ses anges. Nous savons mieux alors que le monastère est une maison de Dieu.

            Et dans la maison de Dieu, tout est liturgie, c'est à dire tout est service sacré. Mais cela arrivera à sa, je dirais, à son sommet de perfection lorsque ayant abandonné tout le reste, tous les soucis du travail, tous les soucis de formation personnelle, nous nous tenons, nous, nus dans notre être de pécheur - mais dans notre être d'homme déjà en voie de résurrection - nous nous tenons devant la Divinité et ses anges.

            Et nous nous laissons prendre par cette façon de nous tenir qui va nous façonner à l'intérieur de nous-mêmes grâce au mode sacré du chant. N'oublions pas que Dieu est tout ensemble lumière et musique. La lumière de Dieu nous pénètre. Et elle nous soigne. Et elle nous décrasse. Elle nous transfigure.

 

            Et la musique qui est Dieu, elle frappe nos oreilles. Elle établit un rythme à l'intérieur de notre corps. Elle résonne à travers notre bouche. Et ainsi, elle construit notre être. Elle le met en harmonie avec l'immense symphonie cosmique elle-même régulée par ce Dieu qui est musique.

            Ce n'est pas là une approche païenne de la réalité. Non, les Pères de l'Eglise y ont insisté, ils ont analysé ce phénomène. Et à mon avis, cela se retrouve dans une psalmodie bien exécutée. portée par ces modes sacrés qui nous permettent d'énoncer convenablement, correctement le Nom ineffable de Dieu.

            Voilà. mes frères, ce que aujourd'hui je voulais vous dire. Laissons-nous porter par l'Esprit lorsque nous assistons à notre Office. Mettons-y tout notre cœur. Ayons bien conscience de ce que nous sommes : des êtres en voie de transfiguration, des êtres en voie de résurrection.

           

Et à l'instant même me vient à l'esprit la cérémonie de hier après-midi, frère André confié à la terre d'où il a été extrait. Mais le véritable frère André étant, lui, maintenant sans aucun voile en présence de Dieu et de ses anges et pouvant alors dans la joie exprimer le meilleur de ce qu'il est. La vie monastique est une anticipation de cet état final.

 

            Mes frères, nous devons toujours avoir grand soin de préparer et de soigner notre prière. Ce que je viens de dire ici, c'est une toute petite introduction. Vous comprenez que cette perle qui clôture les douze chapitres de Saint Benoît. il n'est pas possible d'en faire le tour en quelques minutes. Mais enfin, j’espère que pour aujourd'hui, à travers ma pauvre et piètre éloquence. vous aurez senti un petit frémissement du cœur de notre Père Saint Benoît.

 

Règle : 20. : De la révérence dans la prière.   27.02.84

      Oratio !

 

Mes frères,

 

            Même si nous prêtons une oreille distraite aux paroles de Saint Benoît, nous comprenons que le mot oratio dont il se sert, signifie : demande, requête. La prière est un acte par lequel nous exposons à Dieu un besoin qui nous concerne nous-mêmes ou qui concerne les autres. Et cette prière oratio passe par les lèvres de notre cœur. Elle est enfermée en nous.     

Et nous l'exprimons, soit en la chuchotant, en la murmurant et alors elle passe sur les lèvres de notre bouche, soit en la dirigeant vers Dieu sans qu'elle soit audible à l'extérieur. Elle n'est entendue alors que de Lui seul, mais elle est articulée par les lèvres de notre cœur. Le mot oratio vient de la racine latine qui signifie : bouche.

            C'est donc différent de ce que nous entendons aujourd'hui par oraison mentale. Quoique l'oraison et la méditation puissent être, doivent être ponctuées de prières, donc de demandes que nous exposons à Dieu. La méditation, l'oraison mentale n'est pas une auto dégustation de pieux sentiments. Non, elle doit toujours nous faire sortir de nous-mêmes en faveur des autres, soit aussi en faveur de notre faiblesse ou de notre déficience. Nous sommes des êtres en état de besoin, tous !

           

Et Saint Benoît détaille les qualités d'une vraie prière. En principe, celle-ci doit recevoir une réponse. Nous devons être, nous devons nous attendre à être exaucés, dit Saint Benoît. Mais pour être exaucé, donc pour être entendu de Dieu et recevoir une réponse, nous devons y mettre des formes. Je reviendrai là-dessus une autre fois.

            Ce soir, j'aimerais dégager deux nouveaux traits de la physionomie spirituelle de Saint Benoît, qui est déjà tellement riche. Mais nous n'en finissons pas de la regarder, et de l'admirer, et de nous en inspirer.

            D'abord, Saint Benoît est un contemplatif. Pour lui, Dieu n'est pas un absolu dans lequel se repose notre intellect. Pour Saint Benoît, cela ressort clairement ici dans ce chapitre, Dieu est une personne vivante avec laquelle on vit et dont on dépend.

 

            Le moine séjourne dans la maison de Dieu. Il y rencontre Dieu. Il le voit. Il l'entend. Il lui parle. C'est une attitude d'une simplicité extrême qui purifie le cœur, qui le rend transparent. En termes Thérésien de la petite Thérèse, on dirait que c'est l’enfance spirituelle. Il y a certainement dans nos monastères beaucoup de contemplatifs qui s’ignorent.

            On s'imagine souvent que la contemplation est un état extraordinaire. Non, c'est une attitude toute ordinaire. C'est celle d'un homme qui a conscience de vivre chez Dieu et d'entretenir avec lui un commerce de confiance et d'amour, de recevoir de Dieu, de donner aussi à Dieu, de donner à Dieu tout son être et de recueillir de Dieu des forces, des énergies qui permettent à l’organisme spirituel de se développer, de grandir, de croître vers sa taille adulte.  C'est un va et vient dans la maison de Dieu qui est porté, qui est dirigé par le besoin d'être toujours en contact avec Dieu.

            Et ce contact s'établit par le moyen de l'obéissance. Etre dans le vouloir de Dieu, c'est l'endroit où sans illusions possible on rencontre Dieu et où l'on reçoit de lui ce dont on a besoin à l'instant. Dans ces conditions, exposer à Dieu une requête, cela va de soi, ce n'est pas un problème, cela ne requiert pas des mots savants, des hautes considérations, non. Mais voilà, tout ceci, ce sera pour une autre fois car j'entrerai maintenant dans les qualités d'une vraie prière. Mais vous comprenez que cette vraie prière, elle est essentiellement de nature contemplative.

 

            Et la seconde qualité que nous découvrons dans ce chapitre et qui nous fera mieux estimer et aimer Saint Benoît est celle-ci : Saint Benoît n'est pas un révolutionnaire égalitariste. et là, il ressemble très fort à son Maître le Christ.

            Saint Benoît sait très bien, et il le reconnaît et il l'accepte, qu'il existe des hommes qu'il appelle pontenter, donc des hommes qui possèdent des pouvoirs dont nous ne disposons pas : des puissants. Ils ont en main ce qui nous manque. Ils peuvent nous le procurer, mais ils peuvent aussi nous le refuser.

            Eh bien, Saint Benoît ne se formalise pas de cette situation. Il respecte les structures humaines telles qu'elles sont, telles qu'il les trouve à son époque. Il n'essaye pas de les bouleverser. Il s'en accommode. Il est satisfait de la place qu'il occupe. Il sait qu'on est toujours l'inférieur ou le supérieur de quelqu'un. Il n'y a qu'un seul être qui n'a pas de supérieur, et c'est Dieu.

            Et encore, il n'était pas satisfait lui, Dieu, de sa suprématie absolue. Il a voulu se vider de lui-même et se faire obéissant, donc se trouver sous tutelle. Et il a poussé cette obéissance, cet anéantissement et cette soumission tellement loin qu’il a même accepté d'être traité comme un malfaiteur et d’être condamné à la mort inique sur une croix dans des souffrances que nous n'imaginons pas.

 

            Pour Saint Benoît, il en va de même. Il doit en être ainsi pour un véritable Abbé. Il occupe de par la volonté de Dieu la première place dans son monastère. En principe, juridiquement, canoniquement et même surnaturellement il est le premier. Saint Benoît le dit très bien, mais dans son cœur, il doit se considérer comme le dernier. Il est le serviteur de tous. Il est en dessous des pieds de tous. On lui marche dessus. Et pour lui il trouve ça normal parce qu'il tient la place du Christ jusque là !

            Nous voyons cette attitude ici dans le chapitre à propos de Saint Benoît. Il dit donc : si nous voulons - comment dit-on en français ? – oui, présenter une requête aux puissants de la terre, 20,2.  Il aura même un mot qui n'a pas été rendu ici. C'est suggerere, 20,3. 

            Voyez ! On n'ose pas présenter sa requête. On n'ose pas le faire ouvertement. On va y mettre des formes. On va y mettre des gants et on va suggérer. On veut suggérer quelque chose. Je dirais même qu'on n'ose pas y aller soi-même. On fera appel à des intermédiaires.

 

            Nous avons cette attitude dans cet officier dont le serviteur était souffrant. Et il envoyait des messagers au Christ. Il n'osait pas y aller lui-même. Il envoyait des répondants pour lui parce qu'il n'était pas digne de se présenter devant le Christ. Et c'est ses amis qui disaient au Christ : « Mais enfin, fais quelque chose pour lui. C'est lui qui a construit notre synagogue. Il le mérite bien. C'est ça suggérer, c’est influencer !

            Voyez Saint  Benoît ! Malgré tout il est l'Abbé. Il sait bien qu'il est en train d’écrire une Règle. Et dans cette Règle, il exprime ce qu'il est. Il n'est pas un révolutionnaire. Il n'est pas un égalitariste où tout est mis sur le même pied. Non, Saint Benoît respecte les choses telles qu'il les trouve.

            Eh bien voilà, mes frères, nous en resterons là pour ce soir. Nous retiendrons surtout que notre vie est magnifique si nous avons assez de foi pour la vivre correctement. Avoir le bonheur de rencontrer Dieu, de se laisser façonner par lui, d'être livré, de se livrer, de s'abandonner au travail de l'amour, mais c'est quelque chose d'extraordinaire...

 

            Comment raviver cela en notre cœur, à tout moment, sans nous laisser distraire par des pièges qui sont là sur notre route et qui nous détournent de cet essentiel qui est de devenir soi-même lumière, et amour, et musique comme je le disais hier.

            Mais voilà, réfléchissons chacun pour notre part. Nous verrons plus loin et ailleurs que Saint Benoît dira que la solution la plus radicale - c'est d'ailleurs celle du Christ - mais c'est de tout abandonner, de ne plus se soucier de rien, de ne jamais plus regarder en arrière, de ne jamais regarder sur le côté, mais d'aller tout droit sur la route en nous laissant guider par la lumière qui est dans notre cœur, qui est celle de l'Esprit et qui, sur la route où elle nous mène, est infaillible.

 

Règle : 21. : Des doyens du monastère.         28.02.84

      La paternité de l’Abbé.

 

Mes frères,

 

La pensée de Saint Benoît progresse selon une démarche que les hommes de notre temps ont de plus en plus difficile à suivre. Je vais illustrer mes propos à l'aide d'une comparaison. Le Numéro1 de nos nouvelles Constitutions dit que la cellule fondamentale de la vie cistercienne est la communauté locale. Puis les Constitutions parlent longuement de la vie fraternelle, puis de la vie privée des moines. Elle analyse les aspects spirituels de la vie en commun. Et ensuite, elle aborde le service de l'autorité, c'est à dire l'Abbé, et les différents officiers du monastère.     

Elle suit donc une logique parfaite, rationnelle, qui comble l'esprit et le cœur; une logique sécurisante dans laquelle chacun peut se retrouver. Ce texte des Constitutions peut être mis entre les mains des postulants, des novices. Ils y trouveront un exposé clair, rationnel de la vie cistercienne. Ils sentiront passer un souffle puissant et dynamisant.

 

Je dois dire que c'est une belle réussite. Je vous conseille d'y jeter un coup d’œil. C'est une sorte de petit Directoire, ou un Directoire en petit, tout en étant parfaitement juridique. Donc, voilà nos nouvelles Constitutions ! Donc, je le répète : le point de départ Numéro 1, la cellule fondamentale de la vie cistercienne est la communauté locale.        

Et maintenant, Saint Benoît ? Pour Saint Benoît, la cellule fondamentale de la vie monastique, c'est l'Abbé. Pourquoi ? Mais parce que, l'Abbé tient dans le monastère la place du Christ qui est le premier né avant toute créature ; le Christ qui est la cellule première d'un Corps immense, né de Dieu, à partir de Lui ; le Christ qui est la source unique de la vie divine qui anime tous les membres de son Corps ; le Christ en qui sont contenus tous les mystères de la Sagesse et de la Science.

Or pour Saint Benoît, l'Abbé tient la place du Christ. La communauté va donc se grouper et se construire à partir de l'Abbé comme le Corps ou l'Eglise se construit à partir du Christ. Saint Benoît va donc parler longuement de l'Abbe, soit directement, soit indirectement. Et nous verrons la communauté se structurer grâce à l'obéissance qui la relie à l'Abbé. L'obéissance qui est vécue dans le silence qui permet d 'écouter la parole de l' Abbé. L' humilité, enfin je ne vais pas répéter tout cela, puis la prière, la prière commune, puis la prière personnelle, la prière privée.

 

La communauté, nous la voyons rassemblée autour de l' Abbé. Elle aide l'Abbé à prendre des décisions. L'Abbé consulte la communauté, mais c'est toujours lui qui décide. Les doyens dont on parle ici, sont vus comme des hommes de bonne réputation et de sainte vie avec lesquels l'Abbé pourra partager son fardeau en toute sécurité. Vous voyez toujours que la cellule première, c'est l'Abbé.

Or, c'est là une logique heurtante et déconcertante aujourd'hui. Elle nous envoie dans l'irrationnel de Dieu, dans cette folie divine qui est la véritable Sagesse. Elle oblige le moine à vivre selon la foi : non pas selon son jugement, selon sa raison abandonnée à elle-même, mais une raison toujours branchée sur, je le répète, sur ce qui apparaît comme folie mais qui est suprême Sagesse car c'est ainsi que Dieu gouverne l'univers et crée.

Voyez ici les deux démarches ! Que va-t-il se passer alors ? Eh bien, vous aurez deux approches antithétiques de la vie monastique: celle de nos Constitutions et celle de Saint Benoît. Mais attention! Attention, ici ! Nous devons, nous, aujourd'hui - car nous sommes des hommes d'aujourd'hui - nous devons les réconcilier, nous devons les harmoniser. Nous devons dans l'approche moderne, nous devons prendre ce qui a valeur pour aujourd'hui et l'intégrer dans la vision de Saint  Benoît.

 

N'oublions pas que nos Constitutions sont présentées par des textes de base dont le premier est toujours la Règle de Saint Benoît, puis la Charte de Charité. Il est question aussi de mettre, du moins en annexe, les textes, les tous premiers textes qui relatent la fondation de Cîteaux. Donc, il n'y a pas de divorce entre les deux, mais il doit s'établir une complémentarité.

Mais prenons tout de même garde de ne pas nous laisser entraîner par la pente naturelle de l'homme contemporain qui veut, même sans le vouloir expressément, et qui souhaite sans même y penser un régime que nous appellerons démocratique où on organise tout en fonction de la cellule, en fonction du groupe, en fonction de la paroisse, en fonction disons des entités de plus en plus larges, mais sans même y penser que l'origine d'une véritable vie chrétienne, d'une véritable vie monastique, elle est ailleurs, elle est dans le Christ, elle est un donné qui prend possession de nous, dans lequel nous devons entrer et par lequel nous devons nous laisser façonner.

Voilà, mes frères ! Vous sentez qu'il n'est pas facile aujourd'hui de légiférer au niveau d'un Ordre qui est répandu dans le monde entier. Il est certain que la sensibilité d'un Américain est toute différente de celle d'un Belge. A la tête du pays, il y a un bon et brave Roi Baudouin. Oui, c'est comme ça ! Nous sommes influencés par ces monarchies qui existent dans ces tous petits pays-ci, qui sont traditionnelles et qui nous permettent de mieux entrer dans le vouloir de Saint Benoît.

Nous avons plus facile, car nous pouvons établir notre position de foi sur un fondement humain sociologique qui est propre à nos petits pays. Mais ce n'est pas comme ça aux Etats Unis, ce n'est pas comme ça dans d'autres régions du monde...

 

Règle : 22. : Du sommeil des moines.            29.02.84

      Le passage à une vie nouvelle.

 

Mes frères,

 

Pourquoi à cette place un chapitre consacré au sommeil des moines ? Saint Benoît ne rédige pas sa Règle au hasard. Il obéit à un plan. Il suit une intention que noua devons essayer de découvrir car elle nous permet d'entrer plus avant dans le mystère de la vie monastique.

C'est un phénomène naturel qui sépare chacune des journées de prière : le sommeil. La prière commence au lever, elle se termine au coucher. Entre les deux, entre chacune de ces journées se présente le sommeil du moine. Le cycle quotidien de l'Office par l'intermédiaire de la Vigile Pascale conduit le moine, nous l'avons vu, de la vie de la mort, des ténèbres à la lumière, de la création à l'eschaton, au dernier jour. Et le sommeil qui intervient au terme de chaque journée est une replongée dans la nuit, dans la mort, dans le néant.

Et ce sommeil permet un nouveau commencement, une nouvelle naissance. Il donne une certaine expérience dé la résurrection. Dans le sommeil aussi, ou plutôt de sommeil en sommeil se développe une croissance, une évolution. Si bien que ce sommeil quotidien devient le symbole d’une conversion des mœurs.

 

Vous voyez le mouvement ! On passe toute une journée en prière. A l’Office, on a revécu mystiquement la Vigile Pascale, ce long temps, cette longue période de l'histoire des hommes, de notre histoire personnelle aussi, à notre échelle, dans l'obscurité. Puis ce passage à une vie nouvelle qui est la propre vie de Dieu, pour une croissance jusqu'a une éternité de bonheur.

Au terme de la journée on se retrouve naturellement plongé dans une nouvelle nuit qui est le sommeil. C'est une mini expérience de la mort. A ce moment-là, on est tout à fait impuissant. On est livré à tous les accidents qui peuvent se présenter au cours de la nuit.

Au terme de cette nuit, au moment du réveil, mais on recommence un nouveau cycle. Et ainsi de jour en jour et de sommeil en sommeil, on grandit dans cette découverte mystérieuse mais bien réelle d'un cheminement intérieur vers un état adulte dans l'univers surnaturel de l'univers de Dieu.

 

Il était donc normal que Saint Benoît parle du sommeil après avoir parlé de la prière, après l'avoir organisée. D ailleurs remarquez qu'a deux reprises Saint Benoît nous dit que la fin du sommeil coïncide avec le début de l'Office : Au signal donné, il se lèveront aussitôt et s’empresseront à l'envi vers l'Oeuvre de Dieu. En se levant pour l'œuvre de Dieu, les  moines s'exciteront doucement les uns les autres. 22,13 & 22,18.

Il y a une nouvelle découverte ! Nous pouvons nous demander pourquoi à partir de ces prémices, Saint Benoît fait commencer l'Office de nuit, donc la journée de prière par le chant du verset : Seigneur, ouvre mes lèvres, répété trois fois, puis le Ps.3 et le Ps.94. ? Mais ce sera pour une autre fois.            

Retenons seulement que pour Saint Benoît le sommeil est intégré dans le déroulement de l'Office. Dans la vie du moine, rien n'est perdu, rien n'est inutile, tout est ordonné à la marche vers Dieu. Les phénomènes les plus naturels, ceux qui nous sont imposés par notre nature charnelle sont, pour Saint Benoît, l'occasion d'un dépassement de soi, d'une transcendance de la vie purement naturelle pour respirer ailleurs et remplir les poumons d'une atmosphère bien oxygénée par la propre vie de Dieu.

Remarquez aussi que Saint Benoît dit que les moines devront dormir, si la communauté est nombreuse, ils devront dormir par dix ou vingt. Mais il y aura des anciens qui veilleront sur eux. 22,5. Ces anciens, puisqu'il est question ici de groupes de dix et de vingt, sont je le suppose, c'est même pour moi une certitude, sont les doyens, donc des chefs de dizaine. Et Saint Benoît en a parlé au chapitre précédent. Voyez l'articulation ! L'Office Divin, la prière privée, la communauté divisée en dizaines avec à la tête de chacune un ancien. Puis voici le sommeil organisé aussi par dizaines.

 

Règle : 23. : De l’excommunication.              01.03.84

      Le monastère est une clinique.

 

Mes frères,

 

Les deux chapitres précédents ont ménagé une discrète transition vers une section de la Règle qui va plus spécialement traiter de l'organisation de la communauté. Les doyens veillent sur les frères réunis en groupes de dix. Et en même temps, ils partagent le fardeau de l’Abbé. Il y a ainsi un passage de l'Abbé aux frères, de l'Abbé à la communauté.

Le sommeil permet au moine de se replonger chaque jour dans le mystère de la Vigile Pascale. Et en même temps, il favorise une croissance en Dieu. Il y a ainsi un passage de l'Opus Dei à la communauté.

 

Maintenant, nous trouvons une suite de huit chapitres qui concernent les frères malades spirituellement. Avouons que c'est une drôle d'entrée en matière pour parler d'une communauté. Je subodore là-dessous un nouveau mystère qui est à la fois inquiétant et rassurant.

Inquiétant, parce que on se demande comment il est possible de rencontrer des situations pareilles ? Des frères récalcitrants, désobéissants, orgueilleux, murmurateurs ! Comment est-il possible de rencontrer cela chez des hommes qui sont appelés par Dieu, qui ont renoncé à tout et à eux-mêmes et qui ont solennellement promis de travailler à la conversion de leur conduite ?

Un monastère n'est-il pas un haut lieu de sainteté et de vertu si il est la maison de Dieu ? Est-il possible, est-il concevable de rencontrer des individus pareils dans une communauté ? Et Saint Benoît commence par parler de cela ! C'est assez inquiétant et réfrigérant !

 

Mais d'un autre côté, c'est rassurant. Cela nous montre que Dieu sait travailler avec toutes sortes de matériaux et qu'il n'est jamais à court d’imagination et de moyens. Avec des pierres, avec des cœurs aussi durs que des pierres, il est capable de fabriquer des fils d'Abraham, c'est à dire des hommes qui sont possédés et mus par une foi comparable à celle d'Abraham, c'est à dire capable de transporter les montagnes.

Dieu seul peut opérer de tels prodiges. Lui seul peut faire passer un riche à travers le trou d'une aiguille. Donc, voilà qui est notre Dieu, Il n'a pas besoin d'un matériau bien préparé. Non, pour Lui, il prend le tout venant. Ensuite, ça nous apprend aussi qu'il n'est pas requis d'être un saint pour entrer dans le monastère.

Attention ! Il se trouve dans des communautés, des hommes profès solennels qui doivent voter pour l'admission d'un novice. Si ce novice n'est pas arrivé a la fin de son noviciat au delà des plus hauts sommets de l'union mystique, c’est une boule noire. Mais oui, on trouve ça dans les monastères.

 

Ce n’est pas tout à fait juste ! Un monastère n'est pas un cénacle qui groupe une élite spirituelle ou une élite humaine. Ce n'est pas un petit groupement d'hommes super intelligents. Il paraît qu'il n'y a dans le monde entier que au grand maximum deux cent hommes qui ont un quotient intellectuel maximum. Ce n'est pas ceux-là qu'on va trouver dans les monastères, du moins d'après ce que Saint Benoît nous dit ici !

Non, mes frères, le monastère n'est pas ouvert aux seuls hommes parfaits, parfaits spirituellement, parfaits intellectuellement, parfaitement équilibrés. Non, Dieu va chercher ses disciples, il va chercher ceux qu'il veut transfigurer, partout, dans tous les milieux, à tous les niveaux. Il n'est donc pas étonnant qu'on rencontre dans les monastères des situations comme celles dont nous parle Saint Benoît aujourd'hui.

Retenons donc cela, cette première leçon que nous pouvons retirer du fait que Saint Benoît commence par un Code pénitentiel ou disciplinaire comme il l'appelle quand il nous parle de la communauté. Ce n'est pas, attention, encore une fois je le répète, ce n'est pas pour nous effrayer. Ce n'est pas parce que Saint Benoît serait un bon adjudant qu'il donnerait d'abord les châtiments et toutes les peines. Non, ce n'est pas cela !

 

Saint Benoît est un Père. Saint Benoît ne vit plus comme un homme, c'est le Christ qui vit en lui. Il est très lucide, mais il est très ouvert à tous. Il est réaliste. Il nous dit dès le départ que le monastère est une clinique et que l'Abbé doit être un médecin.

Or, nous avons eu une expérience ces derniers mois de ce qu'est un médecin. Nous l'avons eue avec le Frère André. Pendant prés de quatre mois, un médecin avec quelques infirmières à lutté jour après jour pour sauver le frère André, pour le tirer du trou dans lequel la maladie l'enfonçait. C'est cela un bon médecin !

Et c'est ainsi que doit être un Abbé. Il ne doit jamais désespérer. Il doit lutter jusqu'au bout, non seulement pour tirer du trou un frère qui serait tombé, mais aussi pour conduire tous ses frères vers les sommets de la connaissance et de la vertu, comme dit Saint Benoît.

 

Car en fait, si nous voulons être sincères, nous sommes tous malades. Et le moine qui est arrivé au sommet de l'humilité, c'est celui-là qui dit : Mais oui, ma foi je n'ai pas à me vanter. Quand je regarde autour de moi, c'est encore moi qui suis le plus affligé. Voilà, mes frères, une bonne entrée en matière lorsqu'il faut parler de la communauté.

 

Règle : 24. : La mesure de l’excommunication.  02.03.84

      La miséricorde avant le jugement.

 

Mes frères,

 

Pour comprendre la sévérité de Saint Benoît, nous devons nous rappeler qu'il s’agit de corriger, de redresser, de guérir un frère dont le comportement nuit sérieusement à la communauté, et qui se fait gravement tort à lui-même. Et c'est à l'Abbé de porter un jugement sur la nature, sur l'étendue de la faute. La responsabilité de l'Abbé est donc engagée. Il doit évaluer. Il doit discerner. Il doit peser. Et Saint Benoît lui donne ailleurs, pas ici, une règle d'or. 64. 20-28.

Il lui prescrit de toujours super exaltare. C'est un superlatif au carré, à la seconde puissance. Il doit placer au dessus de tout la miséricorde, avant le jugement. Super exaltare misericordiam iudicio. 64.26. C'est presque pas possible de traduire cela en français ! Et puis, il doit haïr les vices - c'est certain ! - mais toujours bien aimer les frères.

L'Abbé doit donc être un homme de cœur. Il doit avoir mesuré sa propre faiblesse. Il doit aimer les hommes. Il doit derrière la faute voir le malade, voir le frère qui peut-être par son comportement aberrant lance un appel au secours. C'est un frère blessé dans son cœur par le péché. Et l'Abbé doit prendre des responsabilités qui sont difficiles, car il doit en même temps protéger la communauté et sauver le frère. Mais il ne le pourra que si il est miséricordieux à la manière de Dieu.

 

Car Saint Benoît a un petit mot qu'il ne faut pas laisser passer. Chez Saint Benoît, il faut veiller à sentir ce qu'il  veut. Il dit : semper, 64,26. Il faut toujours placer la miséricorde avant le jugement, toujours ; donc il n'y a aucune exception ! Pourquoi ? Mais parce que on ne pêche jamais par excès de bonté. Il nous sera toujours impossible d'accéder à la mesure de la bonté divine qui est infinie.

Le péché, voyez-vous, ça pourrait être chez un Abbé, d'être trop dur. Il est beaucoup plus facile de sévir d'un coup, de briser quelqu'un que de le supporter avec patience, de le soigner et de le guérir. Briser quelqu'un, c'est la méthode hitlérienne. On l'envoie dans un camp de concentration. Et puis voilà, là, on les liquide en autant de mois. C'est programmé ! Ou bien on lui fait une piqûre, indésirable ! Il est devenu indésirable.

Nous verrons que Saint Benoît prévoit des choses pareilles. Non pas, je dirais, tuer un frère, mais retrancher un  membre malade qui peut, à cause de la gangrène qui l'habite  contaminer le corps entier. Mais ça, c'est autre chose, et nous le verrons par après.  

 

Mais retenons ça, mes frères, c'est qu'un Abbé, en présence d'un frère pris en faute, d'un frère qui devient impossible en communauté, il doit avoir pour lui, dans son cœur, que des pensées d'amour et des pensées de salut. Un Abbé, s'il tient vraiment la place du Christ, doit savoir que le Christ est venu non pas pour prendre avec Lui une élite de gens parfaits - il l'a dit d'ailleurs - mais pour sauver des gens qui étaient malades et malheureux.

Et nous sommes tous d'ailleurs de ce côté là. Quelqu'un qui voudrait être trop dur, par le fait même il se juge d'une classe différente. Il n'y a pas en lui de compassion, il n'y a pas en lui de commisération, il n'y a pas en lui d'humilité. Voilà, mes frères, retenons cela. Saint Benoît distingue des fautes plus graves, des fautes moins graves, mais nous parlerons de cela une autre fois.

 

Récollection du mois de mars.                     03.03.84

      Notre frère André.

 

Mes frères,

 

Nous ouvrons cette récollection en prenant appui sur notre frère André qui a déposé le poids d'une chair habitée par le péché et qui est entré enfin joyeux et libre dans le Royaume de la Lumière.

Ce soir, il sera notre enseigneur, lui qui n'a jamais eu l'occasion de parler de choses spirituelles. Nous l'écou­terons avec respect et attention. Les choses qu'il nous dira ne viennent pas de lui. Elles viennent d'au-delà de lui, de cette région merveilleuse qu'il explore.

Elles viennent de notre Dieu lui-même, qui veut s'em­parer de nous, qui veut nous débarrasser de ce fardeau qui nous accable et qui est le péché, qui veut nous rendre libres, qui veut enfin nous permettre de jouir pleinement de sa pré­sence, la seule présence entièrement rassurante, sécurisante et plénifiante.

 

Frère André est aujourd'hui un moine parfait. Il est devenu ce qu'il aurait voulu être depuis longtemps, depuis toujours. Maintenant il voit, il comprend, il a reçu la clef qui interprète tous les événements. Et il nous presse... Je vois comme l'antithèse de la Parabole du mauvais riche. Il est arrivé au lieu de la félicité et il voudrait que l'on envoie quelqu'un ici, qui nous dirait ce qu'il faut faire pour aller bientôt le retrouver, lui, et pouvoir jouir dès ici bas, même avant de goûter la mort corporelle, de ce bonheur qui est le sien maintenant.

Mais on n'enverra personne, il viendra lui-même. Car notre communauté ne se limite pas aux quelques hommes qui sont ici réunis pour l'instant dans ce monastère. Elle est bien au-delà. Je vous l'ai déjà dit et je vous le rappelle. Tous ceux qui nous ont précédés ici depuis des siècles sont présent mystiquement, mystérieusement, toujours ici dans le périmètre de notre monastère. Et que nous le voulions ou non, ils exercent sur nous une influence. Et ils transmettent sans arrêt des messages d'encouragement et de paix.

Celui que nous délivre frère André maintenant n'est rien d'autre que ce que l'Esprit ne cesse de nous clamer à travers toute l'Ecriture : La destinée de l'homme, c'est de devenir une seule lu­mière avec Dieu, d'être un rayon de la divinité, d'accéder à une limpidité spirituelle d'une transparence telle que la Trinité devienne à l'intérieur du coeur un soleil qui brille, qui réchauffe, qui rayonne la vie à travers les espaces et les temps sans limitation.

 

Il est nécessaire qu'il y ait sur terre maintenant des hommes dont le coeur soit tellement pur qu'ils soient des coeurs à partir desquels la vie divine puisse travailler à

la transfiguration de ce cosmos si grand, si magnifique. Il nous est impossible d'en scruter les horizons que les sciences les plus avancées ne pourront jamais franchir.

Eh bien, l'action d'un saint, elle va encore au-delà. Dans un tel homme, il n'y a plus rien qui ne soit resplendis­sement de Dieu et de sa gloire. Et voilà, mes frères, ce qui nous est demandé de devenir : lumière et musique divine qui réjouit  ­les yeux et qui

réjouit aussi les oreilles.

Frère André nous prévient que pour connaître cet état simple et sublime, il faut comme lui être mort. Il faut avoir traversé l'étroit goulot de la mort, c'est-à-dire : ne plus avoir et ne plus être. Il faut arriver à une désappropriation totale de tous les biens extérieurs, de tous les biens inté­rieurs, de soi-même. Et dans notre langage monastique, ça porte des noms :

 

PAUVRETE : omnino nihil, 33,7, dit Saint Benoît. Abso­lument rien ! Ne plus rien posséder, pas même son corps. Eh bien, le frère André était arrivé à ce stade de pauvreté. On n'a rien trouvé que sa montre. Et c'était tout. Il n'avait plus rien.

Un autre nom : L'OBEISSANCE : ambulare alieno judicio et imperio, 5,24. il faut marcher au commandement et au juge­ment d'un autre, cet autre étant Dieu, naturellement. On ne se possède plus soi-même. On se laisse posséder par Dieu. C'est de lui qu'on reçoit toute direction et toute initiative. L'initiative est hors de nous. C'est coller au projet que Dieu a sur nous. Et enfin alors, dans cette union avec la volonté de Dieu, découvrir sa véritable stature d'homme.

Et enfin un autre nom encore, celui de CHASTETE : Nihil amori Christi praeponere, comme nous dit encore Saint Benoît, 4,24. Ne rien préférer à l'amour du Christ. Avoir le coeur saisi, et à partir du coeur l'être entier, l'intellect, l'esprit, le corps, et être ainsi livré à Dieu sans aucun partage.

 

Mes frères, André de Crète vient de nous rappeler notre état au départ. Et cet état est celui du péché, du péché que nous commettons si facilement sans nous en rendre compte, c'est à dire sans nous rendre compte des responsabilités que nous assumons, de la gravité des actes que nous posons.

Car le petit accroc à la charité, mais c'est un soufflet que nous lançons au visage du Christ, lui qui a voulu prendre sur sa personne nos péchés, ceux de chacun d'entre nous, ceux de tous les hommes qui ont existé et qui existeront.

Mes frères, il est possible si nous entrons ainsi sur la route que le Christ veut ouvrir devant nous, il est pos­sible d'être débarrassé de ses péchés. Oui, cela prend du temps, cela demande du courage, cela demande de la ténacité, de la persévérance. Mais ce n'est pas impossible et c'est la raison pour laquelle nous sommes ici.

 

Mes frères, notre frère André nous le rappelle ce soir au moment où nous entrons dans notre récollection, quelques jours seulement avant le carême, ce carême qui est le chemin liturgique qui nous conduit à travers une mort jusqu'aux portes de la résurrection.

Et frère André nous invite à prendre ce chemin et à le parcourir jusqu'au bout. Car au bout, qu'y a-t-il ? Au bout, il y a cette transfiguration de notre être qui devient, comme je le disais au début, un seul esprit avec Dieu, qui devient un rayon de divinité, qui devient un soleil de justice dans l'amour.

Voilà, mes frères, c'est dans cet esprit que nous abor­derons la journée de demain. Nous descendrons en nous-mêmes aussi pour reconnaître que nous sommes encore des pécheurs. Le moine qui arrive au sommet de l'échelle de l'humilité, au moment où il va justement franchir ce seuil du Royaume de la Lumière, mais il est saisi par son être de pécheur justement, mais il n'en n'est pas découragé. Au contraire, il n'en est que plus ardent à gravir le dernier échelon, à franchir le seuil, car il sait que de l'autre côté il y a l'amour qui l'attend, il y a la lumière qui en un instant va le débarrasser de tout.

 

Voilà, mes frères, c'est cela que nous espérons. C'est à cela que nous travaillons. Et nous soutenant les uns les autres, pensant à tous ceux qui nous ont précédés et qui maintenant sont dans la certitude de la vérité, ayant tout cela en notre coeur, nous ferons comme dit Saint Benoît, nous avancerons avec courage jusqu'au moment où nous commencerons à courir et où nous approcherons du but, et où nous l'attein­drons.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        04.03.84

      4. Des abus !

 

Mes frères,

 

Revenons-en à la lettre du Père Abbé Général. Nous de­vons tout de même avancer. Elle est bien en harmonie avec un jour de récollection et avec ce que j'ai dit hier au sujet de la désappropriation totale qui est la route directe, et unique d'ailleurs, pour entrer dans le Royaume de Dieu. Mais le Père Abbé Général, lui, présente l'antithèse, donc le contraire de cette désappropriation car il va nous parler des abus et matière de pauvreté :

 

Il n'est pas rare de rencontrer des religieux qui disposent de sommes d'argent assez importantes des­tinées à leurs besoins personnels, qui ont une gar­de-robe bien fournie, qui usent d'objets personnels coûteux, qui ont leur bibliothèque privée, etc... Tout cela se situe au niveau personnel et demande un examen de conscience approfondi.

Mais aussi au niveau communautaire, il y a des points qui sont à considérer, par exemple l'ameu­blement des cellules individuelles, les équipements électroniques qu'on utilise, le coût et la fréquence des célébrations festives, les sommes dépensées pour acquérir différents biens de consommation, et cette liste est loin d'être exhaustive !

Assurément, un examen de conscience collectif n'est pas chose facile et dépend d'une certaine fa­çon du consensus rencontré dans le monastère à pro­pos de la pauvreté religieuse. Spontanément, un Abbé ne veut pas donner l'impression de ladrerie s'il y a de l'argent disponible et ne souhaite pas non plus qu'on dise de lui qu'il est un esprit étroit et qu'il confond économie et pauvreté. Un Abbé a besoin de la compréhension et du soutien de sa communauté si il envisage de faire des distinctions entre le nécessaire et le superflu.

 

Donc, le Père Abbé distingue deux sortes d'abus : les uns au niveau personnel, les autre au niveau communautaire. Mais ces abus, rien qu'a en entendre une petite liste qui ne se veut pas exhaustive, on sent bien que si on se laisse aller à ce genre de ce que j'oserais appeler des délits, mais la vie monastique s'évapore. Il n'en reste plus rien...

On prend le contre-pied de ce que doit être un moine. On est des gens séculiers qui vivent confortablement dans un mo­nastère, car ils disposent de beaucoup d'argent et ils arran­gent leur vie pour qu'elle soit le plus agréable possible. On ne se prive de rien...

Que reste-t-il ? Mais pas grand chose, et finalement c'est la glissade sur la pente de la décadence et de la dégénérescence personnelle et communautaire. Le coeur n'est pas dans le Royaume de Dieu. C'est le triomphe de la chair et avec toutes les conséquences tragiques qui peuvent en découler. Et c'est vraiment malheureux, car le monde n'a pas besoin d'hommes, de moines qui ne sont pas conséquents avec leur idéal.

 

Voila, le Père Abbé Général parle de sommes d'argent im­portantes dont disposent certains religieux. Il n'est pas rare, dit-il. Il se réfère à son expérience, lui. Il n'invente pas des romans. Ils disposent de sommes destinées à leurs besoins personnels. C'est de l'argent qu'on reçoit si facilement de la famille, d'amis. Vous n'avez pas besoin de ceci ? Cela ne vous ferait pas plaisir cela ? On se ferait un si grand plaisir à vous le don­ner ! Et alors ça arrive, on le garde pour soi et on achète ce qu'on veut. Et c'est peut-être des sommes d'argent importantes ?

Des garde-robes bien fournies ! Aujourd'hui il faut un courage pour oser se montrer dehors en habit monastique. C'est bien plus commode de circuler en civil. On passe inaperçu... et puis, on peut aller n'importe où...on peut faire ce qu'on veut...Voilà, c'est très, très, très facile ! Mais vous comprenez, il faut pour l'été, il faut pour la demi-saison, pour l'hiver. Enfin, ça dépend encore où on va ! On est reçu ici, on est reçu là et il faut une tenue adéquate chaque fois, donc une garde-robe bien fournie.

On m'a cité une Abbaye - je ne peux pas dire laquelle, ni rien - où chaque frère dispose de sa voiture automobile personnelle. Mais oui ! Voyez un peu ! Pour l'instant il y a un Supérieur ad nutum, le Père Abbé a démissionné... Vous voyez ! Alors le Père Abbé Général est au courant de tout cela. Et ça lui fait beaucoup de peine, et il en parle, il le dit pour nous secouer.

 

La bibliothèque privée ! Mais tout ça, c'est parce qu'on dispose d'argent, et puis on...voilà ! On s'arrange aussi au­près des amis, car plus on a de relations, plus on a de chances de récolter...

Il y a aussi au niveau communautaire l'ameublement des cellules individuelles. Là, du côté des frères, ils peuvent très bien aussi...on sait s'acheter toutes sortes de choses. Mais il s’agit ici au plan communautaire, aménager communautai­rement des cellules, que ça fasse bien quoi !

Danger aussi des équipements électroniques ! J'ai rien contre l'électronique, au contraire, elle est là une des grandes facilités du monde, déjà du monde d'aujourd'hui et encore plus de demain. Mais ce sont des équipements électroni­ques sophistiqués. Et voilà, ça fait bien ! On peut imaginer toutes sortes de choses, voyez vous, ici. Or, en électronique maintenant on peut réaliser des merveilles, oui vraiment. On pourrait avoir à sa disposition, chacun, un petit robot qui ferait le ménage, qui ferait beaucoup de tra­vail, oui !

 

Fréquence et coût des célébrations festives ! Attention ! Ici, il ne s’agit pas de célébrations liturgiques. Il s’agit de fêtes. On organise des fêtes. Mais c'est si facile d'organiser des fêtes. Il y a telle­ment d'anniversaires dans une communauté monastique : des ju­bilés de 25 ans d'entrée, de prise d'habit, de profession temporaire, de profession solennelle, d'ordination sacerdotale... Et puis les jubilés de 40 ans, de 50 ans... Enfin on peut fêter comme ça...et alors on organise des fêtes vraiment et on invite beaucoup de monde. Et alors ça coûte...Voyez !

Alors, les différents biens de consommation ! Enfin, voilà ! Le Père Abbé Général nous dit bien : c'est loin d'être exhaustif ! Ce n'est pas moi qui le raconte, c'est lui. Et il poursuit :

 

Spontanément un Abbé ne veut pas donner l'impres­sion de ladrerie s'il y a de l'argent disponible et ne souhaite pas non plus qu'on dise de lui qu' il est étroit d'esprit et qu'il confond économie et pauvreté. Un Abbé a besoin de la compréhension et du soutien de sa communauté si il envisage de faire des distinctions entre le nécessaire et le superflu. Cependant, comme je l'ai déjà dit, l'expérience m'a montré qu'on rencontre des abus et chaque monastère ferait bien de temps à autres de s'examiner lui-même.

 

Voyez la position difficile de l'Abbé, d'un Abbé. Il va se faire accuser de ladrerie s'il ne veut pas lâcher tout ce qu'on demande. Ladrerie, cela veut dire une avarice excessive à tel point qu'on prive les gens du minimum vital. Ou alors, étroitesse d'esprit ! Il confond tout : pau­vreté et économie. Enfin, ce n'est pas un homme tout à fait juste dans son cerveau... Eh bien, comment en sortir, alors, pour un Abbé ?

Son premier devoir, me semble-t-il, c'est de donner lui-même l'ex­emple d'une pauvreté monastique réelle. Il faut que un Abbé, on ne puisse pas le prendre en défaut pour ce qui regarde la pauvreté. On doit, lorsqu'on le rencontre, lorsqu'on va chez lui, voir ce que c'est que la pauvreté. Et il doit, non pas porter ce fardeau de la pauvreté comme une charge intolérable, non, mais il doit montrer que ça soulage, que ça libère et que ça dilate, et que on est heureux lorsque on ne possède plus rien que le Royaume de Dieu et sa lumière. Cela doit apparaître en lui...

Et encore, il doit pouvoir discerner. Un discernement qui doit être nécessaire au plan de la communauté, mais aussi au plan des personnes. Il y a des choses qui sont nécessaires à certains et dont les autres n'ont absolument pas besoin, dont ils peuvent se passer. C'est très personnel cette ques­tion de pauvreté. Il ne faut pas uniformiser. Non, c'est très, très relatif !

 

On raconte de Saint Arsène, vous savez, Arsène était le précepteur des fils de l'empereur de Constantinople. Et vers la quarantaine il avait décidé d'entrer dans la vie monastique. Il arrive en Egypte. Et c'était devenu un grand ascète. Mais voila qu'un frère venait chez lui s'imaginant trou­ver des choses formidables. Et il s'aperçoit que Arsène qui était alité, je pense, reposait sa tête sur un petit coussin.

Ce frère a été scandalisé de cela et il en fait la remarque aux disciples d'Arsène. Ceux-ci de lui dire : Mais enfin, tu ne te rends pas compte de qui était Arsène. Lorsqu'il était dans le palais de l'empereur, il avait avec lui à sa disposition une foule de serviteurs habillés d'or des pieds à la tête, et qui le ser­vaient, et qui l'entouraient. Et voilà qu'il est arrivé ici où il n'a plus rien et tu lui reproches ce petit coussin...

Vous voyez, tout cela est relatif. Or c'était un fellah Egyptien qui faisait ce reproche, qui n'avait absolument rien chez lui lorsqu'il était entré au monastère. Il n'avait même pas un toit pour s'abriter. Et il critiquait le coussin d'Arsène. Donc prudence, prudence pour ce qui regarde la pauvreté. Et ne pas trop vite envier ou critiquer ce qu'un autre a et ce qu'on n'a pas.

 

Alors aussi, il faut que l'Abbé ait un grand courage, ne l'oublions pas, pour savoir dire : écoute, je regrette beaucoup, ça ne va pas ou ça ne convient pas. En un mot, l'idéal est qu'il soit un homme de Dieu, que son coeur soit vraiment installé chez Dieu. Et alors, je pense qu'il trouvera les mots qui conviennent pour dire ce qui doit être dit, et la force et la grâce pour le faire passer dans le réel.

Alors le père Abbé Général continue :

 

Mais en disant cela, je ne voudrais pas encoura­ger le zèle amer ou le fanatisme qu'on peut aussi rencontrer chez certaines personnes qui pensent avoir reçu la mission de toujours devoir ramener leur Abbé sur le droit chemin. Non certes, ce que je souhaite, c'est une appréciation paisible de la situation menée avec prudence et charité.

 

Oui, vous avez le fanatisme amer ! Enfin, heureusement ça n'existe pas ici, parce que ça doit être très pénible pour un Abbé qui reçoit tous les jours un petit papier dans sa boite aux lettres lui reprochant ceci et ça...Un fanatique...

Un frère qui ferait des choses pareilles, mais ça prou­ve qu'il est affligé d'un déséquilibre mental d'abord, spiri­tuellement ensuite. Mais prenons bien garde quand même de ne pas tomber dans cette maladie qui est sérieuse.

Mais ce que souhaite le père Abbé Général, c'est une appréciation paisible de la situation menée avec prudence et charité.

 

Voilà, mes frères, nous pouvons nous demander : Est-ce qu'il y a des abus ici ? Chacun ? Nous entrons dans le carême. Est-ce que chacun ne peut pas se demander : tiens, faire le tour de sa cellule et voir s'il n'y a pas là des choses dont je pourrais me passer ? Il n'y a peut-être pas des histoires coûteuses. On ne dispose peut-être pas d'une mini fortune per­sonnelle, non, mais malgré tout il est toujours possible de progresser sur la route du dépouillement et de la pauvreté. Et aussi, au niveau communautaire...

 

Je ne voudrais pas non plus donner l'impression qu'on rencontre du laxisme partout.

 

C'est partout ! La situation qu'il explique ici est cel­le de l'Ordre dans son ensemble. Il dit : l'Ordre ne peut pas donner cette impression-là. Les abus, dit-il, ils ne sont pas rares, c'est pas une rareté, mais c'est pas général.

 

Il serait facile de citer dans l'Ordre des mai­sons riches où le train de vie communautaire reste à un niveau très modeste et qui font de très larges aumônes. De tels exemples sont cause de joie et de gratitude envers le Seigneur pour cette fidélité qui s'exprime avec tant de simplicité.

 

Voilà, mes frères, l'idéal vers lequel nous devons ten­dre. Ici, nous sommes considérés comme une maison riche parce que nous avons une brasserie qui marche bien grâce au dévoue­ment et à la compétence des brasseurs et de la collaboration de toute la communauté.

Oui, le train de vie communautaire reste-t-il à un ni­veau très modeste ? Il me semble que oui. Et on fait de très larges aumônes. En toute sincérité, je pense que nous le fai­sons. Je rappelle que l'année dernière nous avons distribués en aumônes 70% de notre disponible en liquidité.

Il ne faut pas maintenant nous enorgueillir et dire : nous autres nous faisons ça...et puis ces autres-là avec leur voiture personnelle, c'est rien du tout... Non, c'est une grâce que nous recevons. Nous devons en remercier le Seigneur et veiller à ne pas la laisser se perdre.

 

Règle : 28. : Que faire avec les incorrigibles ? 05.03.84

      L’expulsion !

 

Mes frères,

 

Nous venons d'entendre le chapitre le plus dur de la Règle de Saint Benoît. Il se termine sur un ton de catastrophe. Il contraste très fort avec ce que Saint Benoît disait hier où il recommandait à l'Abbé de prendre un soin extrême de toutes ses brebis et de faire en sorte qu'il n'en perde aucune. Il devra même laisser seules les 99 brebis saines pour aller à la recherche de celle, de l'unique qui se serait égarée.

Et voici qu'aujourd'hui nous entendons parler du fer qui retranche, ferro abcisionis, 28,19. En latin, l'expression est violente. On sent l'implacable dureté et une froide détermination. Mais pourquoi donc ce contraste effrayant. Ce n'est pas seulement pour terroriser les moines, mais pour affirmer une  vérité.

Voilà donc l'Abbé qui a mis tous ses soins pour sauver un frère. Et tous ses efforts ont été parfaitement inutiles. Que va-t-il faire maintenant ? Eh bien, lui et les frères, donc lui et toute la communauté vont implorer le Seigneur et lui demander de sauver le malade. Que se passe-t-il ?

Eh bien, ils transfèrent le poids, la charge de la responsabilité sur Dieu. Eux ne peuvent plus rien faire. Ils vivent chez Dieu, dans la maison de Dieu. Dieu a appelé ce frère.  Ce frère a - comme on dit vulgairement - a vraiment mal tourné. Humainement parlant, il n'y a plus d'issue possible. Eh bien, que Dieu qui a la responsabilité de la maison le prenne en charge et s'en occupe.

Il va devoir, Dieu, manifester sa volonté à l'endroit du frère, S'il ne le guérit pas, le frère, la réponse est claire. C'est que Dieu n'en veut plus. Il le rejette. Et l'Abbé, de son côté, n'a plus le droit de le garder. Il doit l'expulser. Non seulement Dieu ne lui en fera pas reproche, mais Dieu le couvrira parce que l'Abbé aura poussé sa foi jusque là, jusqu'au bout.

Il est dit en 2,15 que l'Abbé doit savoir qu'il devra rendre compte des âmes qui lui sont confiées, Et quelque soit le nombre des frères placés sous sa garde, qu'il tienne pour certain qu'au jour du jugement il répondra devant le Seigneur de toutes ces âmes, et de plus, sans nul doute, de la sienne propre. 4,107.

 

Mes frères, pour comprendre un chapitre comme celui-ci dans sa conclusion, nous devons vraiment croire que dans le monastère on n'est pas chez soi mais qu'on est chez Dieu, que le monastère n'est pas un groupement d'hommes qui essayent d'atteindre ensembles un but humain. Non, ils ont été appelés par Dieu. Et Dieu est libre de faire ce qu'il entend des hommes qui sont là.

Si on poussait la logique jusqu'au bout - et je pense qu'il faut la pousser cette logique de la foi - il faudrait appliquer à ce frère qu'on doit chasser, il faudrait appliquer la parole de Jean : Ils sont sortis de chez nous, mais ils ne sont pas des nôtres. C'est quelqu'un qui se serait glissé parmi les frères, mais qui n’aurait jamais fait partie vraiment de la communauté n'ayant pas été appelé par Dieu.

Mes frères, je vous assure qu'un chapitre comme celui-ci donne à réfléchir. Non pas, je dirais, que nous devons être en garde sur nous-mêmes, sur notre conduite - cela c'est certain, cela va de soi - mais sur la profondeur de foi qu'il faut atteindre lorsque on vit avec Dieu. C'est que nous n'avons pas le droit de nous guider d'après nos vues personnelles. Et l'Abbé, moins que n'importe qui, il doit entrer dans le vouloir de Dieu sur chacun des frères.

 

Règle : 49. : De l’observance du carême.        07.03.84

      En tout temps !

 

Mes frères,

 

Nous pouvons nous poser une question : le carême est-il un passage limité dans le temps ou bien un passage qui va durer la vie entière ? Pour Saint Benoît, il n'y a aucun doute : omni tempore,  dit-il, 49,2, en tout temps ! Mais pourquoi ce tout temps ?

Parce que le moine pour Saint Benoît, et pas seulement pour Saint Benoît mais pour toute la Tradition antérieure à Saint Benoît et toute la Tradition postérieure, la Tradition saine : le moine est un passant, il est un voyageur. Et on ne s'installe pas sur une route. On a hâte d'arriver au terme de son voyage pour y goûter le repos, pour y faire des rencontres, pour y faire des découvertes.

Et Saint Benoît va donc demander à son moine d'être débarrassé de tout, de ne pas s'encombrer, pour que sa marche soit légère, qu'elle soit rapide. Il lui demande même de courir. Il ne permettra pas au moine de s'arrêter à des plaisirs factices qu'il pourrait cueillir le long de la route.

 

L'idéal, c'est d'avoir une route bien droite qui surplombe deux ravins à pic ou qui est encaissée entre deux falaises. Il n'y a pas de possibilité de se distraire. Il faut toujours avancer. Saint Jean de la Croix ira même plus loin. Il dira : la route doit être dans l'obscurité totale.

Plus la route est obscure, plus la sécurité est grande car on a pour avancer, pour marcher, une lueur qui éclaire pas à pas. Et cette lueur, c'est celle qui est dans le cœur et qui n'est autre que la Trinité qui guide le moine vers son but. C'est donc une démarche, une démarche permanente. Et on comprend que pour Saint Benoît, le carême doit s'étendre sur toute la vie.

Le temps liturgique du carême maintenant, c'est quarante jours qui sont le symbole de ce passage, passage de l'esclavage a la liberté, des ténèbres a la lumière, de la mort a la Vie. Le carême a commencé aujourd'hui - si vous y avez pris garde, je l'avais rappelé lorsque j'ai parlé de la structure de l'Office Divin - il a commencé par le chant du Psaume 1, et il va se clôturer à la Vigile Pascale par le chant du Ps.150.

 

On va donc parcourir tout le Psautier et on va parcourir toute la dramatique divine. On va parcourir tout le projet divin depuis notre état de pécheur jusqu'à notre état d'homme divinisé. Symboliquement nous allons faire cela en quarante jours. Mais vous le comprenez, c'est une démarche qui saisit notre vie d'un bout à l'autre.

Ce temps de carême nous rappelle donc l'Exode : quarante jours pour quarante années, un jour par année. Cela nous rappelle l'Egypte, ce pays de la double angoisse ou de l'angoisse au carré où on est ligoté dans une dure, lourde, intolérable servitude : celle de la chair sous la férule de satan et les corvées imposées par le péché.

Vous savez, aujourd'hui on dit qu'on est libre de tout faire. Je peux goûter à tous les plaisirs, à toutes les jouissances. Et ça, c'est l'homme, ce surhomme qui est libre de goûter à tout ce qui se présente. C'est l'idéal de beaucoup de jeunes aujourd'hui. En réalité, c'est l'esclavage qui engendre fatalement cette double angoisse. Tandis que la libération vient de ce que l'homme n'est plus obligé de goûter à tout ce qui se présente.

 

Et là, vous voyez un petit aspect de notre carême où Saint Benoît demande de se priver, se priver surtout question d'alimentation et tout cela, mais aussi se priver des choses qui goûtent...ce qui goûte bien, ce qui goûte bon, pas tant sur la quantité, mais surtout sur la saveur.

Et ainsi, le moine apprend à se débarrasser des goûts que peut offrir le monde, que peut offrir la chair, et il entre dans la liberté. Je vous assure, c'est un des plus grands bonheur que l'homme puisse goûter ici bas, c'est de ne plus avoir de besoins, sauf des besoins naturels ; ce qu'il faut de nourriture pour vivre et travailler, ce qu'il faut de vêtements pour être protégé du froid, ce qu'il faut de sommeil pour pouvoir être dispos et travailler...mais rien de plus...

Cela procure une liberté qui n'est déjà plus de ce monde. Car, pour en arriver là, il faut avoir été possédé entièrement par un nouvel esprit. Il faut être devenu amoureux fou du Christ et de Dieu. Voyez ! C'est aux antipodes de ce que le monde peut offrir ! Et c'est cela quitter l'Egypte, quitter ce domaine de la fausse liberté et qui est en fait un terrible esclavage.

 

Le carême, la perspective de la terre promise, cette terre où coule le lait et le miel, où l'on goûte le paradis retrouvé, dans la vision de Dieu et dans - comme je le disais il y a un instant, la parfaite liberté de l'amour. Mais surtout, le commerce avec Dieu : pouvoir vivre avec Dieu, le voir d'abord et puis l'entendre, et puis lui parler, et recevoir de lui, et lui rendre avec reconnaissance. C'est cela la terre promise, et c'est le terme d'une vie monastique réussie.

C'est vers ça que nous marchons. Donc, on comprend que Saint Benoît s'arrange pour que le moine coure. Il ne faut pas perdre de temps. Et aussi vite qu'on est arrive, c'est tant mieux.     

Et enfin, mais c'est surtout cela le carême - j'ai vu le départ, l'Egypte ; puis le point d'arrivée, la terre où coule le lait et le miel - il y a l'entre-deux et, là, c'est le désert ! C'est le désert qui est le lieu des affrontements, le lieu des tentations, le lieu des purifications, aussi le lieu des victoires. Et ça, c'est notre vie ascétique, c'est la reprise que nous faisons chaque jour de, oui c'est ça, comme le disent les Ecritures : " avoir son âme dans sa main ".

 

C'est une expression typiquement hébraïque qui signifie que je risque ma vie, je risque ma vie pour le Royaume de Dieu, je risque ma vie pour le salut de mes frères. Tenir, avoir son âme dans sa main, il n’y a pas d'expression correspondante en français, mais je la trouve très belle et très expressive traduite littéralement de l’hébreu. C’est cela alors la vie monastique ! C'est cela le carême proprement dit !

Mais ce carême, vous le voyez, c'est la vie monastique dans son austérité, dans sa tension vers l'avant, dans son epekthase, dans sa joie secrète. Et ce carême est ainsi extensible à toute la vie, à toute une vie qui débouche finalement sur la joie indicible de la résurrection, de la transfiguration en Dieu.

Voilà, mes frères, c'est ainsi que nous pouvons commencer notre carême. J'accroche ici à ce que j'ai dit au matin pendant la messe : là ce sera désappropriation, ce sera prière, ce sera un travail en collaboration avec Dieu pour être purifié, un travail de réconciliation avec Dieu, ce passage d'une zone où on a perdu la ressemblance avec Dieu, où ça est souillé, à une zone lumineuse où on retrouve l'image divine, notre véritable image en lui dans le creux qu’il a préparé en nous. Tout ça, c'est le carême !

 

Mais tout ça, à partir du carême, c'est notre vie quotidienne. Mais Saint Benoît dit : Tenir une vie pareille tous les jours, tous les jours, c’est le fait, le courage et la vertu de quelques uns seulement : paucorum est ista virtus, 6, 49,4. C'est pourquoi pendant ce temps de carême, nous devons nous reprendre en main et faire des petites choses comme il dit ici. J'espère bien que nous ferons tous quelque chose à la mesure de nos moyens, les anciens comme les jeunes.

Il ne faut pas dire : j'ai 65 ans, je suis pensionné. D'ailleurs, d'après la Loi de l'Eglise, ceux qui ont 65 ans ne sont plus tenus à rien du tout. Comme si à 65 ans on pouvait commencer à avoir une belle vie où on peut tout se permettre ! Vous voyez !

N'allons pas interpréter les choses à l’envers. On n'a jamais que l'âge de son cœur, c'est à dire la jeunesse du cœur. Or un moine, plus il prend de l'âge, et plus il rajeunit puisqu'il avance vers la vie éternelle qui est sa véritable naissance.

Donc, il est toujours possible de faire quelque chose. Si nous ne pouvons pas à cause de notre état de santé faire quelque chose au plan physique, mais alors il y a comme dit Saint Benoît, il y a toute une gamme, ça ne manque pas.

 

Il y a des oraisons particulières, dit-il, 49,13 Cela n'a jamais tué personne de faire un peu plus d'oraison. Aussi retrancher sur les entretiens, tenir sa langue, le jeûne de la langue ! S'il y en a un ou l'autre qui pendant le carême pouvait s'entraîner à jeûner un peu de la langue, et puis garder la bonne habitude pour après, ça, ce serait quelque chose de formidable ! Et puis alors, les plaisanteries, les bouffonneries ? Voilà, se reprendre !

            Voilà, mes frères un beau petit programme ! Ensemble nous essayerons de le faire. Mais comme le dit Saint Benoît, attention, il faut toujours soumettre ça soit à l'Abbé, soit au Père Spirituel, soit au Confesseur. Comme ça, on est certain que ça vient de Dieu, que ça se fait avec sa bénédiction. Et la grâce de la vie divine peut alors affluer en nous et nous emporter là où nous sommes attendus - c'est à dire dans ce Royaume de Dieu - légers, n'ayant presque plus rien que en nous ce désir spirituel qui nous soulève et qui nous fait courir.

 

Règle : 31, 1-26 : Portrait idéal du cellérier.  08.03.84

      Voilà le cellérier !

 

Mes frères,

 

Dans les chapitres précédents, Saint Benoît nous a parlé des moines spirituellement malades et récalcitrants. Auparavant il nous avait au long et au large présenté l'Opus Dei et, encore plutôt, les grandes vertus monastiques à partir de la personne de l'Abbé.

Nous voyons donc le monastère comme cette salle du banquet évangélique où Dieu fait entrer tous ceux qu'il trouve, les bons et les moins bons, les meilleurs étant toujours pécheurs. Et s'ils s'imaginaient être exempts de péchés, au moment où ils arrivent, Dieu s'arrangerait bien grâce à la pression de la vie commune, de leur ouvrir les yeux sur leur véritable état. Donc, personne n'a le droit de s'enorgueillir dans le monastère.

A partir d'aujourd'hui, nous allons voir au fil des chapitres vivre cette communauté. Et Saint Benoît ce soir nous présente celui qui sera comme le père de cette communauté, à savoir le cellérier. Il brosse de ce cellérier un portrait extrêmement vivant. Nous pouvons suivre le cellérier dans sa vie privée, dans sa vie intime, dans ses allées et venues. Et nous recueillons l'impression d’un homme très occupé qui s’occupe toujours des autres et qui ne vit pas pour soi.

 

Saint Benoît lui trouve une foule de qualités. Et ces qualités sont maintenues entre deux vertus capitales comme entre deux mains : la sagesse et la crainte de Dieu. Je pense que le Livre des Proverbes pourrait très bien devenir le livre de chevet du bon cellérier. Car pour le sage Israélite, craindre le Seigneur est le sommet de tout. Et cette crainte de Dieu lui inspire à tout moment le comportement qu’il convient, lui donne la perspicacité, l’intelligence, le discernement, l'intuition. Or, voilà bien le vrai cellérier !

Remarquez aussi, mes frères, l'affection que Saint Benoît porte à son cellérier. Il n'a pas à son endroit une seule parole de méfiance. Pour Saint Benoît il n'y a pas de problème, le cellérier doit être un saint. Il l'est du fait qu'il est cellérier.  

Pensons aux rapports entre Saint Bernard et son frère Gérard. Si vous avez le temps, allez voir dans le sermon je ne sais plus combien, où il fait le panégyrique de son frère Gérard, mort. Il l'a conduit au cimetière. Là, vous avez le portrait, le tableau du cellérier idéal. Et vous verrez les rapports qu'il entretient avec son frère, comment il est pour lui son bâton, son soutien, son .. ?.. . C’est celui qui permet à Bernard d'être Abbé. Voila le cellérier !

 

Règle : 31, 27-42 : Portrait idéal du cellérier. 09.03.84

      La maison de Dieu.

 

Mes frères,

 

A la fin de ce chapitre, nous recueillons ce que je considère comme le plus beau joyau de la Règle qui pourtant en compte déjà une riche collection : Que personne ne soit troublé ni contristé dans la maison de Dieu. 31,41. Le monastère est donc la maison de Dieu, le palais de Dieu, le temple de Dieu, là où Dieu a choisi d'habiter dans une nuée qui est lumière. Le monastère nous fait donc de suite penser à la tente  de réunion, au temple construit sur la colline de Sion, à la Nouvelle Jérusalem où Dieu sera à lui-même son propre temple.

 

Et voici que le moine habite chez Dieu. Il habite en Dieu. Il est déjà introduit dans le monde à venir. Nous ne devons pas avoir peur de regarder ainsi notre vocation. C'est la toute première fois dans la Règle que Saint Benoît use de cette parole la maison de Dieu pour désigner le monastère. A partir de là, on peut comprendre la conduite qui nous est demandée chez Dieu.

Si les moines répondaient parfaitement à leur vocation d'hôte de Dieu, d'habitant de la maison de Dieu, il me semble que le monde se couvrirait de monastères tellement les hommes seraient attirés. Les hommes ne pourraient faire autrement que de vivre dans un monastère. A la fin du monde, la terre entière sera une maison de Dieu. Plus que la terre, même le cosmos, ce cosmos si beau dont on nous parle dans cette lecture au réfectoire. Il sera tout entier un temple de Dieu. Et tous les hommes y habiteront, et tous les hommes y seront heureux.

 

Mes frères, tel doit être le monastère maintenant. Il est chez Dieu l'éclat immaculé de la Lumière. Mais il n'y a aucune place pour le trouble ni pour la tristesse. Ce sont des choses incompatibles. Dans un monastère, chez Dieu, mais chacun doit être possédé par la paix et la joie même de Dieu, cette paix que le Christ nous a donnée, cette joie qui était la sienne et qu'il nous a donnée.

Alors, il y a tout de même une question : pourquoi voit-on encore dans des monastères des tiesses di morivnants. Car ça, ce sont des choses qui sont absolument incompréhensibles à moins qu'on ne fasse intervenir une action diabolique. C’est la seule explication !

Car si le monastère est la maison de Dieu, il est aussi une castra Dei, donc une forteresse qui est assiégée. Cette maison de Dieu est entourée d'un monde qui lui est hostile. C'est le monde qui est régit par le prince des ténèbres qui est l'absolu contraire de la lumière. Et lorsque nous entrons chez Dieu, cette obscurité, nous la portons en nous. Car si nous sommes chez Dieu dans le monastère, même si l’Esprit de Dieu habite en  nous, il n'y est pas seul. Il est en compagnie d’un être malfaisant qui nous a infectés, qui nous a empoisonnés.

 

Voilà, mes frères, cette lutte qui est à l’intérieur de notre cœur, qui est à l’intérieur du monastère. Mais ça n’empêche pas que nous sommes tout de même chez Dieu. Il est nécessaire, il est indispensable que tout y soit organisé, que tout y soit ordonné pour que y règne l'ordre, la justice, la paix, pour que personne n’ait en conscience sujet d’être troublé ou d’être attristé. Je dis en conscience, dans sa conscience pure et dans sa conscience droite, pas dans la conscience tordue par le péché, mais dans la conscience de fils de Dieu.

 

Voilà, mes frères ! A partir de là nous comprenons aussi que chacun doit collaborer à cette atmosphère de paix et de joie du monastère. Il faut que chacun s'oublie pour les autres. Est-ce que c'est tout de même demander beaucoup lorsque on croise quelqu'un dans les cloîtres, de lui adresser un sourire et un regard, au lieu de passer à côté ignorant souverainement tout le monde ? Cela jette un froid, cela jette un trouble cela.

Non, mes frères, quand nous nous rencontrons, comme Saint Benoît le demande, comme notre coutumier le demande, mais qu'on s'adresse un petit regard, un petit salut qui veuille dire : je suis heureux de vous rencontrer. Vous m'apportez quelque chose. Je vous donne aussi le meilleur de moi-même. nous sommes ici chez Dieu.

Voyez, mes frères, chacun doit y mettre du sien jusque dans des petits détails aussi simples que celui-là. Et ainsi, respectant la discipline de la maison de Dieu, je pense que dans la mesure humainement possible, nous pourrons dire que notre monastère est une maison de Dieu.

 

Chapitre : Quatre temps de carême.             13.03.84

 

Mes frères,

 

Je me contenterais de quelques mots ce soir car ma gorge n'est pas encore suffisamment rétablie que pour laisser passer de longs discours...

 

Saint Benoît vient de nous parler de cuisine, c'est-à-dire de repas à préparer et à consommer. Or nous sommes pen­dant le carême et plus précisément à l'intérieur de ce carême dans la semaine des Quatre Temps qui est un carême au carré. L'année dernière nous avions ventilé notre retraite annuelle sur les Quatre Temps de l'année si bien que ces se­maines étaient mises en valeur, en relief, ne passaient pas inaperçues.

Il faut cette année que nous nous en souvenions égale­ment. Je ne vais pas vous proposer un jeûne supplémentaire vu que les santés sont branlantes et chancelantes en cette transition entre l'hiver et le printemps. Mais je voudrais vous rappeler le sens de ces périodes de Quatre Temps qui sont comme un carême renouvelé dans le courant de l'année.

Dans notre vie monastique, car c'est à ce point de vue que je me place, nous devons être entièrement détachés de tout ce qui regarde le sens du goût. Cela ne veut pas dire maintenant que le cuisinier doit nous servir n'importe quoi préparé n'importe comment ! Je dois dire que ce qu'il présente est toujours très appétissant, mais très simple aussi. Cela ne nous induit pas en tentation de gourmandise.

 

Mais lui, Dieu, il désire que nous devenions avec lui un seul esprit dans l'amour. Il faut donc que notre coeur de­vienne parfaitement pur. Mais ce n'est possible que si nous sommes désenglués, désencombrés de tous les plaisirs charnels et en particulier des plaisirs de la bouche qui nous parais­sent tellement innocents. Mais cette sensualité, dans la pra­tique, elle nous encombre, elle nous alourdit. Qu'est-ce que Dieu veut faire?

Dieu veut nous vider. Il veut faire de nous un réceptacle entièrement vide dans lequel il peut infuser un gaz - appelons-le l'Esprit Saint ­- qui est sa propre vie à lui. Et comme nous ne sommes plus qu'une enveloppe très légère, il peut nous emporter dans les hauteurs où Dieu habite.

Mais si au lieu d'avoir une toute mince enveloppe, nous avons des tas de poids, et des murailles, et des blindages, il n'y a pas de place d'ailleurs pour l'Esprit Saint, ou des toutes petites à travers des fissures. Et c'est tellement lourd qu'il ne parvient pas à décoller de la terre.

 

C'est cela la vie monastique, c'est être décollé de la terre et d'être collé aux cieux. Si vous êtes morts avec le Christ, disait Saint Paul, mais enfin, ne goûtez plus  les choses de la terre, goûtez les choses du ciel, là où vous êtes déjà présents avec le Christ ressuscité. Et bien, mes frères, c'est cela le sens du carême pour nous dans le monastère et en particulier ces semaines des Quatre Temps.

Essayons d'y penser ces jours-ci. C'est le mercredi, demain, le vendredi et le samedi. Pendant ces jours-là, si c'est possible, offrons ces jours-là une petite mortification de la bouche, donc au réfectoire. Mais surtout, offrons-lui ce renoncement à tout ce qui encombre notre imagination, ce qui encombre notre coeur, toutes les pensées qui surgissent et dans lesquelles nous nous com­plaisons.

Qu'il n'y ait plus en nous que des pensées d'amour, des pensées de beauté, des pensées de justice, des pensées de paix à l'endroit de chacun de nos frères et aussi, au-delà de nos murs, pour tous les hommes.

 

Voilà, mes frères, un petit programme à propos de la cuisine. Mais je ne vais tout de même pas terminer sans adres­ser un mot de remerciement à notre cuisinier. Car malgré tout, lui d'abord le chef, et puis son aide, vraiment ce qu'ils nous servent est non seulement de bonne qualité, mais c'est bien préparé. Et comme je le disais au début, c'est sans luxe.

Et si nous voulons être sérieux, nous pouvons à partir de là mortifier ce qui en nous serait excessif du côté du goût, maintenir un bon équilibre et ainsi nous rendre légers. Nous rendre légers et être aptes à recevoir l'Esprit de Dieu qui nous emporte, alors, là où le Christ nous attend.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        18.03.84

      5. Bâtiments monastiques et espace vital.

 

Mes frères,

           

Nous laisserons de côté Saint Benoît et nous reviendrons à la Lettre du Père Abbé Général. Il nous a parlé des abus qu'il avait rencontrés dans les monastères. Et maintenant il aborde un problème très réel lors­que il dit :

 

Il s’agit de la taille des bâtiments monastiques. Si dans l'Ordre nous devons continuer à avoir de grandes communautés de cinquante moines et plus, il est alors nécessaire d'avoir assez d'espace vi­tal, notre forme de vie demandant que nous ne soyons pas trop tassés les uns sur les autres. La distinc­tion citée plus haut entre pauvreté économique et pauvreté religieuse est alors une justification possible de la dimension des bâtiments du monastère, mais il n'en reste pas moins vrai que cette dimen­sion fait problème aujourd'hui, en particulier pour certains jeunes.

Il ne serait pas réaliste de proposer de quitter les anciens bâtiments pour recommencer plus simple­ment ailleurs. Mais l'idée m'est souvent venue que nous devrions au moins dans l'avenir faire attention à ce que nos monastères restent d'une taille modeste en particulier dans ce qu'on appelle les pays du Tiers-Monde.

L'une des façons de réaliser cela serait de con­seiller aux monastères qui reçoivent des vocations d'envisager de faire une fondation nouvelle à partir du moment où il y aurait une quarantaine de person­nes dans la communauté. Cela n'est qu'une suggestion mais elle mériterait qu'on y réfléchisse au niveau de l'Ordre entier. Certains pourraient objecter que dans le Tiers-monde on doit essayer d'imiter le style de construc­tion des monastères européens, mais une telle objec­tion montrerait qu'on semble ne pas tenir compte des différences culturelles et qu'on est insensible au contexte local. De plus, ce serait perpétuer un état de fait qui, au minimum, donne prise à la cri­tique.

           

Eh bien mes frères, je pourrais poser une question, la jeter ici au milieu de l'assemblée : Que pensez-vous de ceci ? Un monastère possède un patrimoine immobilier de bâti­ments, de terrains. Et ces bâtiments, on les trouve quand on arrive dans le monastère. Même ceux qui ont reconstruit Saint Remy ont retrouvé des bâtiments qui subsistaient. Et ils ont reconstruit les lieux en fonction des dimensions des bâtiments qui étaient déjà là.

Et de plus, un monastère est construit sur un plan tra­ditionnel, ou du moins ici en occident : un cloître, un quadri­latère plutôt, une église, un réfectoire, un chapitre, un dortoir. Et tous ces lieux dit réguliers étant reliés entre eux par un cloître fermé parce que dans nos régions, il fait tout de même trop froid. Et puis à l'extérieur, ce qu'on appelle dans un sens large, les ateliers : cuisine, vestiaire, et puis toutes les exploitations qui permettent à la communauté de vivre.

Si c'est agricole, voyez, il faut des bâtiments : étable, écurie, granges. Si c'est industriel, une brasserie : mais il faut une salle de brassage, une salle de soutirage. On ne peut pas faire ça à la porte en plein air. Voilà donc tout de suite un complexe de bâtiments assez importants. Eh bien, aujourd’hui, la taille de ces bâtiments monastiques fait problème. Peut-être a-t-on perdu un certain sens symbolique et mystique des bâtiments conventuels, des bâtiments monastiques.

 

Le monastère est la Maison de Dieu. C'est un camp retran­ché. Il aura donc habituellement l'aspect, j'oserais presque dire, d'une forteresse. Voyez dans nos régions - il ne faut pas courir bien loin d'ici - les fermes, rien que les fermes. Les bâtiments ruraux de nos régions sont construits sur ce modèle : au centre une grande cour, et tout autour les bâtiments.

C'est fonctionnel, c'est propre et ça ne donne pas une impression de richesse. On se dit : Mais ma foi, c'est une bonne grosse ferme, il faut qu'elle soit construite ainsi. Et si c'est un monastère, on trouverait ça étrange. Naturel­lement il y a des limites, c'est certain !

Moi, je vois le nôtre, ici, qui est tout de même de taille modeste. Il y en a d'autres qui sont gigantesques par rapport à celui-ci. Mais enfin, ça fait là tout de même une question. Le Père Abbé Général dit que c'est lié naturellement à la taille de la communauté. Si ce sont de grandes communautés de cin­quante moines et plus, il est nécessaire d'avoir un espace vital convenable.

J'ai connu le temps où, ici, quand je suis arrivé ici, il y avait près de quatre-vingts moines dans le même espace vital. Naturellement, comme on était au noviciat déjà très nombreux, une dizaine sans doute avec les frères convers, on ne se rendait pas très bien compte de ce qui se passait en communauté. C'était un dortoir commun. On était là les uns à côté des autres.

Il faudrait demander ça aux anciens. Est-ce qu'ils avaient l'impression d'étouffer ? Je ne sais pas. Peut-être bien qu'ils étaient un peu trop les uns sur les autres et que certains instincts d'agressivité devaient parfois prendre le dessus sur la patience ?

Aujourd'hui, les communautés sont beaucoup plus petites. C'est général ! Et on se demande alors: Que fait-on si peu dans ces grands bâtiments ? Il paraît, comme dit le Père Abbé Général, que ça fait question au moins pour certains jeunes. Il faudrait faire une enquête, ici, sur les jeunes qui sont ici, les jeunes et les déjà un peu moins jeunes...Est-ce que ça leur fait problème les dimensions des bâtiments, ici ? En tout cas, pour ma part, je ne l'ai jamais entendu.

 

Mais le Père Abbé Général, lui, qui circule partout, qui en­tend tout, qui est au courant de tout, lorsqu'il l'affirme, il dit quelque chose de vrai : dans des monastères, ça fait problème. Il y aurait une solution qui serait très simple en soi. On part, on déménage. On trouve un endroit qui paraît plus raisonnable et on va s'y installer. Mais le Père Abbé Général dit : Ce ne serait pas réaliste.

            Des monastères ont dû émigrer parce que la ville tenta­culaire les avait annexés. Je pense a ce monastère des Prairies au Canada. Nous avons reçu au mois de février quelques images de ce monastère. Il a été reconstruit aussi important que l'ancien...Je pense qu'il y a là quelque chose qui s'impose d'après le contexte surtout socioculturel du lieu.

            Enfin, le père Abbé Général, lui, il a une solution tou­te prête pour résoudre le problème, et il la propose. Il dit :

 

Les monastères qui reçoivent des vocations devraient envisager de faire une fondation nouvelle à partir du moment où il y aurait une quarantaine de person­nes dans la communauté.

 

Donc, la taille idéale d'une communauté serait une qua­rantaine de personnes. Lorsque il y en aurait, oui, quarante, déjà à ce moment-là, on pourrait envisager une fondation. Donc, une partie de la communauté, que sais-je moi, une demi­-douzaine au moins, ou une dizaine émigre ailleurs...Où ?

Certainement pas dans nos régions qui sont déjà sursatu­rées de monastères, non seulement cisterciens, mais bénédic­tins, sans compter toutes les autres familles religieuses. Cela ne peut être alors que dans des pays neufs, dans ce qu'on appelle le Tiers-Monde.

Mais ça pose des problèmes qui sont, je vous l'assure, pas simples du tout. Ici, pas souvent, disons tous les deux, trois, quatre ans, s'amène un évêque ou un missionnaire de­mandant : Ecoutez, vous ne pouvez pas envoyer un essaim de vos moines dans ce pays. Un des derniers par exemple, c'est au Pérou.

 

Il disait: Mais voilà, là-bas, il n'y a rien du tout, aucune forme de vie contemplative. Et ce serait bien s'il y avait là un noyau de moines qui s'installait pour y prier, pour défricher, pour apprendre aux gens à évoluer religieuse­ment et matériellement, et économiquement.

C'est la vocation des moines au début ! Ce sont eux qui ont formé le visage économique de l'Europe. Oui, peut-être bien ! Mais il faut toujours leur répondre : On regrette beau­coup, parce qu'il n'y a pas assez de monde d'abord, et puis on ne voit pas trop bien comment on pourrait faire.

Cela me paraît peu réaliste cette idée de partir lorsque on atteint un certain nombre. Car on peut avoir une forte com­munauté, même beaucoup plus forte que cinquante personnes, et n'avoir personne à l'intérieur de cette communauté qui soit capable de partir dans une fondation.

 

Car, qui enverrait-on dans cette fondation ? Mais on ne peut pas envoyer ceux qui sont au dessus de l'âge de la pension. On va donc envoyer des plus jeunes. Mais à moins que d'avoir dans le sang l'envie de courir l'aventure, lorsqu'un jeune entre dans le monastère, c'est pour y rester. Il entre dans une communauté. Et ce n'est pas pour après quelques années, même immédiatement après sa profession solen­nelle s'en aller au loin, être déraciné. Cela ne va pas !

Il est très difficiles dans les communautés qui ont déjà des fondations de trouver des volontaires pour aller renforcer ou donner un coup de main. Non! On fait partie d'une communauté, on y puise sa vie, non seulement sa vie spirituelle, mais aussi sa vie humaine. Il faut bien le savoir. Et on est modelé humainement, psycho­logiquement par la communauté.

Et puis voilà qu'il faudrait aller ailleurs pour tenter quelque chose de neuf. C'est prendre des risques énormes ! Et en fait, c'est presque pas possible ! En outre, au plan financier, qu'est ce que ça ne repré­sente pas ? Voilà, mes frères, pour ce qui regarde les bâtiments.

 

Le Père Abbé Général ne parle pas des terrains, cela lui a peut-être échappé. Or, il est nécessaire qu'une communauté monastique soit protégée. Il est dangereux d'installer un monastère en pleine ville, ou même à l'intérieur d'un village. Il y a une certaine espace de solitude, de désert qui doit être aménagé autour du monastère. Il n'est donc pas étonnant que les bâtiments se trouvent au centre ou à peu près d'une propriété très étendue. Ici, il y a une affaire de 210 Ha, ce qui n'est déjà pas mal aujourd'hui.

Mais voila, il faut se défendre car nous ne sommes plus aujourd'hui comme on était au début du siècle. Dès qu'on cède... Imaginez un peu, imaginez ici des tas de maisons tout autour ! Ce ne serait presque plus possible de mener ici une vie monas­tique convenable. Rien que le bruit, le bruit des musiques...

Voilà, en été vous allez à Rochefort chez le dentiste ou n'importe où. Mais depuis le bas de Rochefort jusqu'au dessus, tout partout, ce ne sont que des diffuseurs dans les rues qui vous vomissent de la musique fracassante à longueur de journées. On n'en a pas seulement chez soi, on en a dans les rues. On en a partout. On ne sait plus où se mettre. D'ailleurs, il en arrive parfois de petits échos par ici lorsque le vent est bien, ou plutôt mal tourné... Voyez alors ici des rues...Non, ce ne serait plus possi­ble !

 

Rappelez-vous encore il y a trois ou quatre ans le bruit de cette fabrique de blocs en béton vibré, ici sur le zoning. Le Père Albert s'est tellement battu pour faire cesser cela. Maintenant c'est fini ! C'est à dire qu'on continue à en faire mais on a pris les précautions nécessaires.

Voilà, mes frères, des petits faits qui nous montrent que nous devons avoir une zone de protection autour de nous. Le Père Abbé Général trouve que c’est queIque chose dont nous devons tout de même tenir compte aujourd'hui. Nous avons besoin dans notre vie monastique d'un complexe global pour pouvoir y vivre.

Car n'oublions pas ceci : dans le monde, une famille de 4, 5, 6 personnes a une maison convenable. On y est bien. Mais une bonne partie des activités de cette famille est à l'exté­rieur de la maison. On va travailler à l'extérieur. On va se délasser à l'extérieur, Il y a non seulement le travail, mais l'éducation, l'école...Mais on se retrouve chez soi, en famille.

 

Nous, dans notre vie, nous avons toutes les activités sur place. Nous devons travailler sur place. Nous devons nous délasser sur place. Nous devons vivre ensemble sur place. Nous ne quittons pas notre périmètre de vie. Il est donc nécessaire d'avoir, comme le dit le père Abbé Général, un espace vital dans lequel on soit bien.

Il faut donc que les monastères soient donc assez spa­cieux. Ils doivent être aménagés dans un cadre agréable, sinon on deviendrait neurasthénique. L'environnement doit être beau. C'est d'ailleurs prévu dans les Nouvelles Constitutions. Ce doit être sobre, dépouillé. Ce doit être pauvre mais ce ne doit pas être miséreux ou délabré.

 

Voilà, mes frères, retenons cela, si vous le voulez, que nous sommes ici dans la maison de Dieu. Nous devons l'en­tretenir, et nous devons l'aimer puisqu'elle n'est pas la nôtre. Nous devons faire en sorte que vraiment elle apparaisse comme une maison de Dieu.

Non seulement parce que les hommes qui y vivent essayent de monter l'échelle de la sainteté, mais aussi parce que la maison comme telle, elle est je le répète, elle donne une im­pression de simplicité, de dépouillement, de pauvreté. Mais elle doit aussi être confortable, d'un confort qui n'est pas sensuel, un confort qui est de nature spirituelle.

Voilà, essayons d'aller dans cette direction-là maintenant que nous sommes obligés d'aménager certains coins du mo­nastère, de les réfectionner. Et ainsi, nous serons toujours dans la volonté de Dieu et nous serons heureux d'être ici, et nous entrerons dans l'esprit du Père Abbé Général.

 

 

 

 

Homélie : Deuxième dimanche du carême.        18.03.84

      Le projet de Dieu sur nous.

 

Mes frères,

 

La liturgie de ce deuxième dimanche de Carême dresse sur notre route une borne d'incandescence. Et cette borne est une vision qui nous emporte au terme de notre voyage et même au delà. Elle nous introduit à l'intérieur du monde à venir rendu présent mystérieusement. La vision du Christ transfiguré dévoile le projet de Dieu sur nous, un projet qui est un trop ­plein d'amour qu'il est impossible de contenir.

A présent nous savons qui nous sommes et ce que nous devenons. Nous sommes destinés à être participant de la nature Divine. La vision de la Lumière nous est promise. Et nous de­vons sentir dans notre coeur la douce et irrésistible pression d'une gloire qui nous dilate à l'infini.

C'est là, mes frères, un cadeau qui nous est offert gra­cieusement, libéralement, à la façon dont Dieu seul peut don­ner. Et il ne nous est rien demandé en échange. Il nous suffit d'accepter, de tendre nos mains vides, des mains qui ont tout laissé, qui ont tout abandonné, des mains qui ont renoncé à toutes leurs sécurités familières, terrestres, charnelles.

 

Le destin d'Abraham et le nôtre s'est joué sur un tout petit mot : il partit comme Dieu le lui avait dit. Il partit, il quitta tout, absolument tout, sans jamais regarder en ar­rière, sans jamais remettre en question. Il partit et il sui­vit la voix qui l'invitait, qui l'appelait.

Et le pays que Dieu veut nous faire voir, c'est son univers à lui, son univers qui est sa propre personne. Je dis bien : qu'il désire nous faire voir. C'est ainsi qu'il est exprimé dans le texte original : Faire voir. Dieu nous prend par la main - notre main vide - et il nous conduit sur ses routes à lui vers son pays.

Nous laisser conduire chez Dieu, remonter la pente au ­bas de laquelle toute l'humanité a roulé, retrouver les som­mets de lumière et d'amour, voilà le propos de la vie monas­tique pour ne pas dire de toute vie chrétienne. La Transfi­guration du Christ, prémices de la nôtre, placée presque au début du Carême, nous rappelle ce but sublime de notre vie.

 

Si nous nous livrons avec confiance aux énergies divi­nes qui travaillent notre coeur, nous sentirons s'opérer en nous une puissante métamorphose. Nous ne posséderons plus rien, nous ne serons plus rien, mais nous verrons la lumière de Dieu et sur notre palais, nous ferons rouler la saveur de la vie incorruptible.

Mes frères, le Carême débouchant sur Pâques et la Résur­rection trace la ligne de notre vie. a c'est un tracé liturgi­que, certes, mais aussi c'est un tracé mystique, donc un tracé réel, d'une réalité qui est la seule vérité. Car nous le savons, nous arriverons tôt ou tard sur un seuil qu'il nous faudra franchir. Et ce seuil, mes frères, pourquoi ne pas le franchir de suite ? C'est à cela que nous sommes invités.

La table Eucharistique à laquelle nous participons, elle va faire entrer en nous cette espérance, cette réalité, cette possession. Nous serons déjà à ce moment-là, tous ensembles, un Corps ressuscité. Tous ensembles nous serons transportés au-delà de ce seuil, chez Dieu. Et ceux d'entre nous qui au­ront le regard assez pur pour discerner cette gloire, la verront, mes frères.

 

Voilà ce à quoi nous sommes invités aujourd'hui avec plus d'insistance encore. Parcourir cette route jusqu'au terme, voilà ce qui nous est demandé, voilà ce que Dieu, voilà ce que le Christ attend de nous.

Oui, voir le Christ transfiguré est à notre portée si nous avons au coeur la foi d'Abraham, si nous sommes vraiment ses fils et si comme lui, abandonnant tout, nous nous laissons prendre par la main et conduire dans ces régions merveilleuses où il n'y a plus qu'amour et lumière, là où nous sommes tous invités, et là où nous irons, mes frères, en portant cette joie dont nous parle Saint Benoît, la joie unique du Carême, cette joie qui doit être celle de toute notre vie, celle que le monde ne peut donner car elle est la propre joie de Dieu.

 

                                                                                            Amen.

 

Homélie : Fête de Saint Joseph.                  19.03.84

      Joseph, nouvel Abraham.

 

Il me semble, mes frères, qu'il est bien permis de dire quelques mots au sujet de Saint Joseph, car jamais plus nous n'entendons parler de lui. Nous ne devons pas le voir comme un personnage falot dont l'Histoire pourrait très bien se passer.

Il se dresse à l'orée des derniers temps comme un nou­vel Abraham. Toute l'aventure spirituelle d'Abraham conflue en lui. Et à partir de lui, elle déborde sur l'humanité en­tière. On peut dire sans crainte de se tromper que tous les hommes sans exception seront un jour enfant de Joseph comme ils sont enfant d'Abraham.

Le plan de Dieu amorcé en la personne d'Abraham aurait avorté s'il ne s'était pas trouvé un homme du nom de Joseph pour recueillir cet héritage de foi et permettre à Dieu de poursuivre l'accomplissement de son dessein.

 

Joseph a construit sa vie sur une Parole de Dieu reçue la nuit au cours d'un songe. C'est bien là quelque chose de humainement absurde. Allez un peu croire quelque chose qui vous est dit dans un rêve ! Mais n'est-ce pas une illusion ? Il y avait dans Joseph un instinct absolument sûr qui lui assurait que cette Parole venait de Dieu lui-même.

D'ailleurs, Joseph connaissait sa fiancée. Il savait très bien qu'il n'était pas possible qu'elle l'eut trompé. Il con­naissait certainement son propos de virginité. Il se trouvait devant un mystère. Ce mystère, il le respectait. Ce mystère malgré tout l'inquiétait. Et voici que Dieu lui envoie la réponse.

 

Mes frères, dans cette foi de Joseph, il y a là quel­que chose d'extraordinairement beau, car il s'appuie entière­ment sur Dieu. Cette Parole entre en lui. Elle prend posses­sion de lui. Elle devient son manteau, elle devient son être. Elle ne le quitte plus pendant une seule minute. Joseph devient Parole vivante de Dieu alors qu'il a devant lui pendant des années la Parole de Dieu incarnée. Il y a là en Joseph comme un miroir de ce qu'était son fils Jésus.

Mieux encore ! Dieu, à cause de cette foi de Joseph peut s'appuyer lui-même sur Joseph. Et nous avons la charnière de cette vie admirable : Dieu peut construire sur Joseph parce que Joseph s'appuie entièrement sur Dieu.

 

Et nous avons là, mes frères, le prototype de notre vie, de notre vie consacrée, de notre vie monastique. Saint Benoît désire que le moine s'appuie entièrement sur la Parole de Dieu. Creditur, dit-il, il faut croire...Et à partir de cette foi, le moine permet à Dieu de construire quelque chose sur sa vie.

Et ainsi, dans la ligne de ce que a vécu Joseph, sans doute Joseph le plus grand de tous les croyants, plus grand encore que son Père Abraham, dans la ligne de Joseph, Dieu peut faire pour chacun d'entre nous une Maison, c'est à dire nous accorder une descendance spirituelle qui sera aussi ex­trêmement nombreuse.

Nous ne la voyons pas maintenant, nous qui avons faits un voeu de chasteté. Mais nous savons que cette chasteté est la source d'une fécondité nouvelle, spirituelle, divine, iné­puisable.

 

Voilà, mes frères, ce que nous pouvons retenir aujourd'hui en la Fête du Patriarche Saint Joseph. Recommandons-nous à lui et sachons que la grâce qu'il a obtenue de Dieu, de son créateur, elle est aussi à notre disposition.

Et de même qu'il a eu le privilège d'être le père humain ­vraiment de Jésus, car s'il ne l'a pas engendré, il l'a de même formé dans sa psychologie, dans son intelligence, tout son être. Et de même donc, Joseph maintenant, si nous sommes en accord avec sa foi, peut nous former à l'image du Christ Jésus.

 

                                                                                          Amen.

 

Homélie : Fête de l’Annonciation.                 24.03.84

 

Mes frères,

 

Vous me permettrez bien de vous adresser quelques paro­les. Nous sommes tout de même samedi et ce jour est quasi un repos. Le livre dont nous entendons la lecture au réfectoire nous fait remonter aux origines du cosmos. Les savants avec une ténacité vraiment incroyable parviennent à reconstituer, à voir, à photographier cet instant initial où le monde a com­mencé à être. Vous savez qu'ils sont arrivés à quelques frac­tions de microsecondes de l'origine même.

Or voici que nous entendons à l'instant le récit d'une autre origine. Et ce n'est pas tellement loin de nous. C'est à peine 2000 ans. Or réalisons bien ce qui s'est passé alors. C'est un événement plus fantastique que la création de notre monde, que cette formidable explosion initiale. C'est réellement l'apparition d'un univers nouveau.

Voici donc Dieu - ce n'est rien moins que cela - Dieu qui devient chair, Dieu qui devient matière. Et par le même coup, la chair et la matière basculent dans le monde de Dieu et sont destinés à devenir un jour - mais déjà tout de suite en germe, mais un jour en plénitude - à devenir Dieu, à par­ticiper à la nature de Dieu, à tous les privilèges de Dieu.

 

Mes frères, nous ne réfléchissons pas assez à cette vé­rité. Nous sommes encore beaucoup trop matérialistes. Atten­tion ! J'entends matérialiste dans le sens grossier du terme. Nous avons le regard fixé vers le sol comme les animaux, alors que maintenant que nous sommes devenus fils de Dieu nous devons avoir le regard fixé vers cet au-delà auquel la matière est aujourd'hui appelée.

Voyons un peu ce qui dans la réalité se passe. Vous allez dire: Oui, mais nous ne le voyons pas. Ce n'est pas certain ! Nous ne le voyons pas parce que notre appareil de détec­tion n'est pas encore suffisamment pur. Mais je vous garantis que un homme dont le coeur devient pur, un homme dans lequel cette puissance divine travaille, mais cet homme, il voit ce que l'homme animal n'aperçoit pas encore. Il est doté d'appa­reils de perception d'une délicatesse telle que Dieu lui-même, il le voit.

Alors, que c'est-il donc passé en Marie? Tout simplement la création d'un univers neuf. C'est à dire que la matière qui est là se trouve comme ramassée, condensée à l'extrême dans le coeur de Marie. Et à cet endroit Dieu, le Créateur, entre. Et à partir de là, il se disperse partout, non seulement dans l'espace, mais aussi dans le temps à venir, mais aussi dans le temps à remonter aux origines de la matière. Et ainsi tout est saisi, tout est réformé, tout est transfiguré, et tout devient petit à petit Dieu. Non pas Dieu lui-même, mais participant à la nature de Dieu.

 

Quel est le rôle du chrétien là-dedans ? Et à l'intérieur du monde chrétien, quel est plus spécialement le rôle du moine ? Il est irremplaçable. La matière est opaque. La matière oppose une certaine résistance, non seulement la matière brute comme telle, mais aussi la matière qui a été déformée, la ma­tière qui est - comme on dit - devenue péché ; c'est-à-dire qui résiste, qui ne veut pas. La matière qui veut être autonome, sui veut trouver en elle-même et l'origine et la fin de son être.

Et voici que à l'intérieur de cette matière il existe des cellules, des cellules qui, elles, acceptent cette présence de Dieu en elles, et le travail qu'opère Dieu en elles, des cellules qui acceptent de devenir participantes en plein à la nature Divine. Et à ce moment-là, voilà que ces cellules arrivent plénitude de leur perfection matérielle.

Il y a donc une transfiguration de la matière, une illumination de la matière par l'intérieur. Et cette matière devient parfaitement adaptée à la lu­mière qu'est Dieu. Elle commence à voir Dieu. Elle devient avec lui un seul être, un seul esprit, mais toujours naturellement chacun à sa place.

 

Mes frères, ça a commencé lorsque Marie a dit : voilà, je suis la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon ta Parole. Notre obéissance, regardons-là à ce niveau. Notre obéis­sance, c'est la collaboration à ce travail de Dieu. Notre obéissance, c'est le monde nouveau qui grandit, non seulement en nous, mais à partir de nous dans l'univers entier. Il y a donc là une attitude de noblesse. L'obéissance n'est jamais dégradante. Elle est ennoblissante car elle est divinisante.

Mes frères, voilà en quelques mots un des sens de la solennité d'aujourd'hui. Et personne n'échappe à ce processus de transfiguration. Qu'arrivera-t-il au terme ? Nous sommes seulement au tout, tout début. Au terme ? Mais nous pouvons extrapoler à partir de ce qui se passe chez un saint. Le saint est devenu pure lumière. Il n'y a plus en lui la moindre trace qui soit opposée à la nature de Dieu. A ce moment, son corps, les cellules de son corps deviennent autres déjà. Naturellement il va rentrer dans la corruption du tom­beau. Mais ce sera reconstitué et c'est ce que nous appelons la résurrection des morts.

            Or, le saint a déjà conscience de participer à cette résurrection avant même de mourir. A partir de là, mes frères, nous pouvons voir ce que sera l'univers au terme. Il ne sera plus qu'une pure lumière en Dieu. Les moindres éléments de la nature seront devenus jaillissement de lumière, mais de lumière divine, jaillisse­ment de Dieu. Et ainsi, notre Dieu sera tout en toute chose.

 

Voilà, mes frères, j'ai voulu vous dire cela, ça m'est passé par la tête en quelques minutes, pour vous rappeler que nous avons ici dans notre monastère une mission d'ordre cos­mique. Ne l'oublions pas ! Et il nous en sera demandé compte. Il y a toujours natu­rellement en nous le péché, c'est à dire toute une frange de refus. Mais cette frange doit diminuer jusqu'à quasiment dis­paraître.

L'Eucharistie que nous célébrons va faire descendre en nous ce Verbe de Dieu qui est l'absolument puissant. Et grâce à Lui s'opérera en nous une nouvelle phase de notre transfigu­ration, un nouveau progrès en Dieu. Et nous serons ainsi de véritables enfants, enfantés encore par Marie. Car il est impossible de nous passer d'elle. Elle a été la première. Elle sera présente jusqu'à la fin des temps et pour l'éternité.

 

                                                                                         Amen.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        01.04.84

      6. Notre économie ?

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous dit : Le second point important que je voudrais examiner est celui de notre économie.

 

Attention ! Il ne s’agit pas de l'épargne. L'économie, c'est l'organisation de la maisonnée, puis de la grande mai­sonnée qu'est le pays, en passant aujourd'hui par la Région.

 

Deux ou trois cents ans auparavant, nous n'avions pas de choix et notre économie se fondait essentiel­lement sur l'agriculture. Aujourd'hui, nous devons vivre dans une société industrielle de consommation. On y produit de plus en plus de biens de consomma­tion et on essaye de persuader de plus en plus de personnes de les acquérir, la finalité étant l'en­richissement des producteurs de ces biens.

 Beaucoup d'experts sont d'accord pour penser que cette forme d'économie est insensée, que nous allons vers la raréfaction des matières premières et la saturation des marchés, ce qui se traduira finale­ment par une catastrophe globale. Et pourtant cette course à la production continue.

D'un point de vue chrétien, toute l'idéologie de cette société de consommation est erronée et per­nicieuse car elle se fonde sur le profit et elle se trouve souvent liée à l'exploitation de ceux qui économiquement sont pauvres d'une façon ou d'une autre. Mais inévitablement nos monastères sont pris dans le gouffre de cette société de consommation.

 

Ce que le Père Abbé Général veut dire, c'est que aupara­vant, voici deux ou trois siècles, avant le début et l'exten­sion du machinisme, l'économie Européenne - restons ici en Eu­rope quoique c'était partout, du moins dans le monde connu ­- l'économie était surtout du type agraire. Nonante pour cent des personnes vivaient de l'agriculture. Les échanges étaient limités à la région, aux environs. Les moyens de communication étaient difficiles.

Si bien que la vie était relativement simple. On se con­tentait de subsister. Il existait de grandes propriétés ter­riennes déjà. Mais l'esprit, l'intention n'était pas orienté vers l'acquisition de grandes richesses. Ce n'était pas possi­ble parce que s'il y avait de grandes propriétés, la plupart des exploitants étaient, disons, encore relativement pauvres.

Moi-même, ce n'est pas si loin, quand j'étais petit, quand j'étais jeune, j'ai encore connu et sans doute encore beaucoup parmi vous, du moins parmi les anciens, les plus âgés, ce genre d'exploitation où le cultivateur disposait de 4 à 5 vaches. Et il vivait avec ça, et aussi toute sa famille sans rien faire d'autre.

Les besoins étaient donc réduits au minimum. On se con­tentait de peu de chose, de très peu de chose, même les enfants. On confectionnait ses jouets soi-même, ou c'étaient les parents qui les faisaient. Lorsqu'on recevait un nougat, mais c'était deux fois par an. Voyez, une vie très pauvre, très simple, mais au sein de laquelle on était heureux parce que on n'avait pas d'envie, on n'avait pas de besoins.

Puis, ça a évolué et nous sommes entrés dans une société de type industriel. Vous savez que le siècle dernier, surtout la deuxième partie du siècle dernier, le début de ce siècle encore, cela a créé des situations terribles dans certaines régions européennes, dans nos régions aussi. Et cela parce que l'ouvrier était exploité.

Tiens, j'ai appris je ne sais où, à la Conférence Régio­nale, qu'il y avait des ouvriers qui travaillaient 16 heures par jour, tous les jours. Donc pour dormir, manger, pour eux, ils disposaient de 8 heures. Et le reste, pendant 16 heures ils travaillaient. C'est à ce moment-là que le paupérisme s'est installé, et l'exode vers les villes, l'embrigadement dans les usines, dans les fabriques. Et déjà les femmes aussi bien que les hom­mes, surtout les jeunes filles, et les enfants. Des petits en­fants à 7, 8, 10 ans commençaient déjà à travailler....

 

Alors les accidents du travail, il n'y avait pas de pro­tection ! Enfin pour vous dire, ceux qui ont connu la baraque, ici. Vous savez ce que c'était la baraque? C'était l'atelier du frère Jules. Ce n'était que des roues et des courroies. Voilà, le frère Jules a travaillé comme ça quand il était jeune. Il ne pouvait pas faire autrement. Mais aujourd'hui, une affaire pareille, vous voyez l'A.I.B. là-dedans ! Elle ferait démolir tout et recommencer tellement c'était dan­gereux. Mais le frère Jules est encore là ? Mais c'est un coup de chance.

Enfin, la société industrielle entraîne fatalement la consommation des biens. Alors que fait-on ? Mais c'est très simple ; on incite les gens à acheter toutes sortes de choses dont ils n'ont pas besoin, ce qu'on appelle les gadgets, au­jourd'hui. Et c'est bien organisé. Le Monsieur qui nous a parlé la dernière fois ici de la délinquance, m'a expliqué cela au sujet des nouveaux magasins City 2 rue Neuve à Bruxelles. C'est une véritable petite cité.

On entre par une porte et on sait très bien ce qu'on a besoin. Mais c'est arrangé en forme de dédales si bien que pour arriver à l'endroit où vous devez vous rendre pour vous procurer ce dont vous avez besoin, vous traversez des quantités d'échoppes où sont étalées un nombre à ne pas évaluer de choses les plus attrayantes les unes que les autres. Si bien qu'avant d'arriver où vous devez aller, vous avez déjà acheté des histoires que vous avez vu là, histoires auxquelles vous ne pensiez même pas en entrant. Et alors lorsque vous sortez, vous avez une petite charrette remplie quand vous auriez eu assez de votre main pour porter cela.

 

C'est cela la société de consommation. On incite les gens à acheter. On crée les besoins chez les gens. Et alors, pourquoi cela ? Mais pour remplir la bourse de quelques personnes. Les organisateurs, eux, s'enrichissent. Ils drainent l'argent de tous ces gens qui viennent dans leur poche. C'est ce que dit ici le Père Abbe Général : 

 

La finalité, c'est l'enrichissement des producteurs de ces biens...

...l'idéologie de cette société de consommation est erronée et pernicieuse car elle se fonde sur le pro­fit...

 

Et ça, c'est certain !

 

...et elle se trouve souvent liée à l'exploitation de ceux qui économiquement sont pauvres d'une fa­çon ou d'une autre...

 

Et c'est vrai ! Il y a aussi une pau­vreté qui est liée à cette pauvreté économique. Ce sont les gens qui sont pauvres de coeur, qui sont pauvres d'intelligence, qui sont pauvres de volonté, des gens qui sont débili­tés par tout ce qu'ils voient, si bien qu'ils ne savent pas résister à la tentation de ce qu'on offre, de ce qu'on leur offre.

Enfin, encore un détail pour montrer que le gouvernement est tout de même attentif à cela : auparavant le long des rou­tes, vous voyez dans les stations d'essence le prix du litre d'essence 30 Frs. et puis un grand -2, ou bien -3, pour dire que vous alliez recevoir 2 ou 3 Frs de ristourne au litre que vous alliez acheter. Mais on ne voit plus les trente francs, on ne voit que le moins deux ou trois et on va à cette station pour remplir son réservoir.

Et le gouvernement a dit : fini toutes ces histoires de moins. Maintenant il faut mettre le prix de vente. On ne peut plus mettre moins autant. Voyez, ce sont toutes petites ruses ! Mais il faut des années avant que l'autorité ne réalise ce phénomène, comme quoi les gens sont attirés la petite ristourne qu'on leur accorde...et en même temps les prix sont surfaits...

 

Voilà, ce sont des techniques de publicité pour exciter les gens à acheter. Voilà quelle est notre société ! Et nous, inévitablement, nous sommes pris dans le gouffre de cette so­ciété de consommation. Le Père Abbé Général se veut prophète et il annonce une catastrophe globale si cette course à la production continue.

 

A cause de la menace d'inflation et à cause du flux économique défavorable, il n'est pas facile de nos jours de faire vivre une communauté seule­ment sur une base agricole, aussi beaucoup de nos monastères ont adopté d'autres formes d'économie parfois sur une échelle assez vaste.

Alors, que nous le voulions ou non, il y a danger de voir se développer une mentalité de consommateurs qui entraîne un certain nombre d'effets négatifs sur la façon dont nous vivons notre vie monastique.

Et même si nous parvenons à éviter de nous lais­ser toucher par cette mentalité de consommateurs, la nature de certaines de nos industries a une in­fluence défavorable sur des valeurs monastiques com­me la simplicité, le silence, la solitude.

Là encore il n'est pas facile de voir comment faire particulièrement parce que on a dû investir un capital assez important pour disposer d'instal­lations et d'ateliers convenables. Pourtant, j'aimerais qu'on réfléchisse sur tou­tes ces questions dans les Conférences Régionales et aux Chapitres Généraux, une fois que le travail sur les Constitutions aura abouti.

          Donc voilà, nous savons de quoi, quel sera le sujet déjà de la prochaine Conférence Régionale. Que veut-il dire ici ? Et bien, les monastères sont insérés dans une société. Et c'est très bien. Ce doit être ainsi. Ce ne sont pas des entités autarciques qui vivent à côté, à côté du monde. Non, Dieu prend des hommes hors du monde. Il les met dans les mo­nastères, dans sa maison à Lui. Mais cette maison n'est pas étrangère au monde qui l'environne. Vous avez toujours cette réalité de l'incarnation qui joue et qui est le fondement de la vérité.

Dans une société a économie agraire, les monastères vivent de l'agriculture. Dans une société industrielle, les monastères ne sauraient plus vivre de l'agriculture, et les preuves sont là ! Mais pourquoi? Mais parce que l'agriculture évolue. L'agriculture elle-même s'industrialise. Maintenant on va vers le type d'exploitant agricole en col et cravate. Ce n'est plus lui qui travaille, mais un ingénieur agronome.

Il a une équipe d'ouvriers agricoles pas nombreuse. Pourquoi ? Parce que le machinisme agricole devient quelque chose d'inabordable pour la petite bourse du fermier. Un trac­teur sérieux aujourd'hui, mais il approche le million. Vous avez maintenant des tracteurs avec des charrues portées, des socs portés à l'arrière et à l'avant...

Vous pouvez donc avoir 6 socs à l'arrière et 6 socs à l'avant, et vous pouvez charruer 12 lignes à la fois. Et ces socs sont réversibles. Eh bien, un tracteur pareil, je ne le vois pas moins de deux millions. C'est un équipement entière­ment électronique d'une puissance énorme. Voyez un peu quelle puissance de tracteur !

Mais pour travailler avec des machines pareilles, quand on a des capitaux comme ça dans la main, il ne faut pas être n'importe qui. Nous allons avoir des ouvriers agricoles qui seront maintenant des techniciens agricoles. Voyez, tout s'in­dustrialise !

Alors, on ne sait pas investir. On ne sait pas acheter des choses pareilles. Il faut donc se grouper. Vous aurez des coopératives agricoles. Alors une Abbaye là-dedans, ce n'est plus possible. Et seul, les investissements sont trop impor­tants.

 

L'agriculture, il y en a encore en France dans certains monastères. En Belgique, c'est fini. Oui, à Achel encore un peu, mais ils se sont industrialisés. Vous voyez, c'est pres­que sans issues. En France, je pense qu'il y a encore un monastère cister­cien. Si je me souviens bien du Chapitre Général, c'était Cî­teaux. Mais ils ont aussi de plus en plus difficile et ils ne savent comment se reconvertir, comme on dit aujourd'hui.

Et les industries ? Eh bien les industries, il y a le danger que la mentalité de consommateur s'installe dans le monastère quand on commence à produire. C'est un danger pour les valeurs monastiques traditionnelles comme la simplicité, le silence et la solitude. Ici, vous avez le cas type qui est Scourmont. Là, l'in­dustrialisation de la brasserie avec les trois brassins par jour a commencé à créer de grandes difficultés à la communauté a cause du nombre des ouvriers et de l'afflux de tous ces ca­mions de matières premières et de ceux qui venaient charger.

Il a fallu pour s'en sortir transporter tout le soutirage et la commercialisation sur un zoning à près de 10 Km de distance. Pourquoi ? Parce que les valeurs monastiques tradition­nelles n'étaient plus vivable à cause du mouvement d'ouvriers et de clients dans ce monastère. Maintenant ça va, le calme est revenu, le silence est revenu.

Alors aussi les capitaux ? Au Mont des Cats il y a eu un jour où nous avons mangé avec la communauté. Donc a cette occasion-là, on pouvait parler. Je me trouvais à table, sans le chercher, à côté d'un Zaïrois qui est un Bénédictin d'une fondation de Loppem au Katanga. Ce monastère a été fondé en 1947, 48 si j'ai bien compris. Ils sont maintenant une quinzaine dont encore un européen. Mais ils ont difficile pour vivre.

Enfin il savait que les mo­nastères Trappistes en Belgique vivent de brasserie. Et il de­mandait : Est-ce que vous pensez que nous pourrions là-bas au Katanga construire une brasserie et vivre, nous ? Ils sont à 10 Km de Lubumbashi, donc la capitale du Ka­tanga. Je lui ai expliqué ce que cela pouvait compter comme investissement pour construire une brasserie convenable au­jourd'hui. Je lui ai bien expliqué. Il ne savait pas du tout comment on faisait la bière. Je lui ai expliqué en gros ce que c'était, et puis ce que ça pourrait coûter en francs Belges. Et en entendant ça, il a dit : non, non, ce n'est tout de même pas possible !

Maintenant le Père Abbé Général achève:

 

L'Histoire nous montre que les moines ont autrefois joué un rôle significatif dans la construction de la société et peut-être y aurait-il de nos jours à promouvoir des attitudes qui, avec le temps, pour­raient influer sur le monde économique moderne.

 

Vous comprenez ce qu'il veut dire ? Que les moines par leur genre de vie pourraient très bien avoir une influence sur l'évolution économique du monde moderne d'aujourd'hui. Cela n'est sûrement pas notre but premier, mais ce pourrait être une conséquence de la façon dont nous aurons essayé de repenser les expressions de la pau­vreté religieuse dans le contexte moderne.

Oui, il se fait peut-être des illusions, car je ne sais pas si les industriels et les businessmen d'aujourd'hui vont se laisser influencer par la façon dont les monastères con­duisent leur économie. Cela, j'en doute très fort ! Mais enfin, on ne sait jamais ?

Eh bien, pour ce qui nous regarde, nous, nous avons une attitude qui est originale. Mais ce n'est pas à cause de nous, attention, il ne faut pas se prendre pour ce qu'on n'est pas. Mais aujourd'hui, des économistes trouvent, estiment que ce que nous faisons ici, c'est la solution pour tirer le monde hors de son marasme. C'est-à-dire : limiter la production.

 

Voyez, comme disait le père Abbé Général tantôt, la pro­duction croît sans cesse. 'Elle augmente, elle augmente et ar­tificiellement. C'est parce que on augmente la consommation. Mais si on parvient à limiter la production, la consommation, la fièvre de consommation va descendre. Mais pour ça, il faudrait pouvoir limiter le profit, se contenter d'un plafond de profit. C'est ce que nous faisons ici. Mais attention, on ne viendra pas voir ce que nous fai­sons ici. Les grands capitalistes ne viendront pas voir ici comment on s'y prend...

Mais malgré tout, je vous dis, nous avons ici depuis une trentaine d'années une attitude saine, économique saine qui, aujourd'hui, est vraiment de pointe quand on nous a prédit depuis des années notre ruine. Alors, éviter l'âpreté au gain, limiter le profit. Saint Benoît le disait déjà : il faut vendre moins cher que les sé­culiers pour que Dieu soit glorifié en tout.

Aujourd'hui, ce n'est pas possible parce que il y a les règles de la concurrence qui sont là. On ne peut pas - c'est interdit - on ne peut pas vendre moins cher. Mais on peut se limiter. On a assez pour vivre, eh bien, que les autres pren­nent...il faut que tout le monde vive, que tout le monde gagne sa vie. Nous gagnons la nôtre, mais il ne faut pas envahir le marché. Il faut laisser de la place aux autres...Donc, pas d'âpreté au gain. Et c'est la façon moderne aujourd'hui d'être fidèle à la consigne de Saint Benoît.

          Maintenant je termine:

 

Les questions que nous pourrions nous poser seraient alors les suivantes...

 

Les questions qu'il faudra aborder !

 

La forme d'industrie que nous avons adoptée, est­-elle préjudiciable à certaines valeurs monastique ? Sommes-nous suffisamment attentifs à éviter de voir apparaître chez nous une mentalité de consommateurs ? Considérons-nous les produits que nous fabriquons comme un service à la société ?

Quelles étaient les intentions de Saint Benoît et des premiers Cisterciens en prescrivant un travail manuel ? Mais il ne s’agit là que de quelques exemples de questions que l'on pourrait poser autrement si on le préférait.

 

Et bien, nous allons en rester là ce matin. Je pense que il serait utile de réfléchir sur ces questions. Ce sera le sujet d'autres réunions, mais ce ne sera plus avant le Chapitre Général car tous les dimanches seront occupés.

Mais ça n'a pas tellement d'importance. Les moines sont des hommes qui ne sont pas pressés. Nous avons bien le temps. C'est aussi une forme de l'économie moderne. Il faut produire le plus possible dans le moins de temps possible. Et surtout, il faut consommer le plus vite possible et il faut que les produits durent le moins longtemps possible pour qu'on doive toujours réapprovisionner le marché, faire marcher la grande machine et surtout enrichir, enrichir quelques-uns...

 

Règle : 51. : Ne partir qu’à faible distance.    02.04.84

      Rompre la communion.

 

Mes frères,

 

Pour Saint Benoît, manger au dehors signifie se restaurer en compagnie d'un séculier, partager la table d'un homme du monde et, par le fait même, on établit une communion avec ce qu'on a quitté. Il y a donc danger qu'un courant ne passe du  monde au moine et ne corrompe la pureté et la vérité de la vie monastique. C'est pourquoi Saint Benoît est si sévère et si prudent.

Par contre, s'il a donné la permission, à ce moment-là, le moine est protégé par la communauté et par l'Abbé. Sinon, en nouant une communion nouvelle avec le monde, il rompt la communion avec la communauté. Si bien que la sentence d'excommunication qui le frappe ne fait que constater un état de fait.

 

Chapitre : Préparation du Chapitre Général.     15.04.84

      1. De la durée de l’Abbatiat ?

 

Mes frères,

         

Le Chapitre Général devra encore traiter d'une question particulièrement délicate, à savoir la durée de l'Abbatiat. En 1974, le Chapitre Général a accordé la possibilité d'une expérience d'un Abbatiat limité à une durée de 6 années, et il demandait qu'un rapport soit envoyé à l'Abbé Général au sujet de ces expériences.

Voici maintenant dix ans de cela. Le Père Abbé Général n'a reçu qu'un seul rapport. Pour l'instant il y a dans l'Ordre environ une petite vingtaine d'Abbés Temporaires. Il va falloir faire entrer cela dans le texte des Nouvelles Constitutions, et ce n'est pas si simple !

Car le Nouveau Code de Droit Canonique dans son Article 624 prescrit que les Supérieurs doivent être choisis pour un temps déterminé bien fixé, suivant la nature et les besoins de l'Institut. Mais il prévoit cependant que pour les Supérieurs Géné­raux et les Supérieurs de Monastère autonome, indépendant, que le Supérieur puisse être choisi pour un temps non déterminé. Mais ce doit être bien spécifié dans les Constitutions.

 

Mais qu'est-ce que le Code entend par un Supérieur tempo­raire ? Deux choses qu'il faut bien retenir et qui sont assez dures. La défense que les Supérieurs temporaires restent trop longtemps en charge sans interruption. Cela veut dire que un Supérieur temporaire ne peut pas être indéfiniment réélu. A un moment donné, il doit cesser d'être Supérieur.

En outre, ils sont amovibles au cours de leur mandat. Ils peuvent donc être au cours de leur mandat, déposé ou envoyé ailleurs pour exercer d'autres fonctions. Cela suppose que ces Supérieurs temporaires aient au dessus d'eux une autorité qui

ait le droit de disposer d'eux. Ce qui n'est pas le cas dans notre Ordre.

L'autorité serait alors la Communauté qui a choisi son Abbé temporaire et qui, jugeant qu'il ne répond plus à ce qu'on espérait de lui, tout simplement le dépose et choisit un autre. C'est donc là quelque chose qui ne s'adapte pas du tout à la structure juridique de notre Ordre.

 

Maintenant, cela étant, se pose le problème de l'Abbatiat temporaire ou de l'Abbatiat pour un temps indéfini. Voici les motifs ou les attendus de cette décision de 1974, donc pour l'Abbatiat temporaire : Elle veut éviter l'image paternaliste de l'Abbé et souli­gner l'aspect de service. Elle veut aussi tenir compte du con­texte socioculturel moderne dans lequel il devient inconceva­ble que les responsables ne soient pas périodiquement remis en question. Voyez cela appliqué à un Abbé !

Maintenant il y a l'Abbé pour un temps indéterminé. Voici les attendus. Cela date du Chapitre de 1969 cette fois : Le Chapitre a opté pour cette solution, car son intention était d'assouplir la rigidité de l'Abbatiat à vie. Contraire­ment à l'Abbatiat à vie qui invite à rester et à laisser en charge jusqu'à la mort, l'Abbatiat pour un temps indéfini pré­voit dès l'entrée en fonction une éventuelle interruption le jour où l'Abbé ne serait plus apte à servir la communauté en cette charge. Il s’agit ici de la démission volontaire. C'est donc un Abbatiat de soi durable mais non inconditionnellement.

L'important dans cette action est la détermination de moyens efficaces pour provoquer la démission en temps opportun. Le Chapitre a jugé que les structures ordinaires y suffisent : la Visite Régulière, la charge pastorale du Père Immédiat, la responsabilité pastorale propre à l'Abbé Général. L'Abbé Général a maintenant une expérience de 14 ans con­cernant ce type d'Abbé. S'il désire le conserver, il faudrait l'inscrire dans nos Constitutions comme le prévoit le Canon.

         

Donc, la première décision est celle-ci : Quelle sera la base de l'Abbatiat dans nos nouvelles Constitutions ? La base donc, l'option de base, est-ce que ce sera un Abbatiat temporaire ou est-ce que ce sera un Abbatiat pour un temps indéterminé comme c'est le cas maintenant ?

Il faut dire que chaque communauté sera invitée à choisir soit lors de chaque élection, soit une fois pour toutes, si el­le désire un Abbe d'un genre ou d'un autre.

Si l'option fondamentale est pour l'Abbatiat pour une du­rée indéterminée, il faudrait une majorité qualifiée pour le choix d'un Abbé temporaire, c'est à dire les 2/3 des voix de la communauté.

Par contre, si l'option fondamentale des Constitutions est un Abbatiat temporaire, il faudrait le 2/3 des voix de la communauté pour un Abbé qui ne serait pas temporaire. Voyez la complexité de l'affaire ! Et il y a toujours ce fait que d'après le Nouveau Droit Canonique, un Abbé temporaire ne peut pas être réélu indéfiniment. Après un certain temps, c'est fini, il doit rentrer dans le rang.

 

Et comment faire ? Eh bien, ce serait possible en augmen­tant les difficultés à la réélection. Donc après 6 ans, par ex­emple, il faudrait les 2/3 des voix. Après une seconde fois, il faudrait les 3/4 des voix. Et puis après on dirait : maintenant c'est fini, vous ne pouvez plus.

Vous comprenez, vous sentez tout de suite que du côté de l'Abbatiat temporaire et du côté de l'Abbatiat pour un temps indéterminé, nous avons des visions différentes et divergentes de la vie monastique comme telle. C'est donc quelque chose de sérieux !

Un Abbé temporaire, qu'est-ce que c'est ? Il y en a un qui m'a bien expliqué ça, là-bas au Mont des Cats. Il me l’a dit personnellement parce que ça se passe comme ça dans sa com­munauté. C'est pour lui ! Qu'est-ce que ça représente ? Et bien l'Abbé, dans ce cas, il est le coordinateur des recherches intra-communautaires. Il est le catalyseur des tensions qui y naissent. . Il est le pro­moteur de l'évolution de la communauté. Il est l'administrateur.

 

C'est lui qui doit donc en dernier ressort décider de l'orientation que va suivre la communauté. Seulement, cette orientation ne dépend pas de lui. Elle est dans la communauté, et c'est dans la communauté comme telle que réside l'autorité. C'est elle qui choisit de son destin. Il faut bien un Président, disons un Abbé ou un Administrateur qui va débrouil­ler les différents courants, qui va les canaliser, les harmoni­ser pour dégager ce que la communauté dans son ensemble désire. Et lorsqu'un Abbé n'est pas capable de faire cela, ou n'est plus capable de le faire, et bien la communauté le remplace, il faut un autre. Voilà un Abbé temporaire !

Maintenant, l'Abbé pour un temps indéfini, qu'est-ce que ça représente ? Dans la première hypothèse, celle de l'Abbé temporaire, vous aller rencontrer l'Art.1 des Constitutions actuelles qui dit : La cellule fondamentale de la vie cistercienne, c'est la communauté locale.

Maintenant vous avez une autre approche : la cellule fon­damentale de la vie cistercienne, c'est le Christ représenté au sein de la communauté par l'Abbé. Abbas vices Christi agere creditur, 63,31. Est-ce qu'on change de Christ tous les 6 ans ? Est-ce que le Christ est un personnage qu'on peut très bien remplacer au sein de l'Eglise, au sein de l'humanité? Qu'est-ce que le Christ? Qu'est-ce qu'une communauté monastique ? Qu'est-ce que l'Eglise ?

 

Notez bien que ce problème se pose aussi aujourd'hui au niveau de la théologie actuelle. Qu'est-ce que le Christ repré­sente aujourd'hui ? Qu'est ce que Dieu représente aujourd'hui dans la vie des hommes ?

On va enseigner par exemple aujourd'hui que l'homme comme tel, mais il peut très bien réaliser la plénitude de son être, de son bonheur, par lui-même. Dieu peut éventuellement lui ap­porter un supplément, mais il n'est pas indispensable...

Vous avez donc là, vous le sentez, une vision théologique à l'opposé de ce que le Père Crouzel nous a exposé ici, où le but, le terme de la vie humaine, c'est la divinisation, participer à la vie de Dieu. Donc Dieu est à l'origine de la vie humaine, de la destinée humaine et il est à son terme.

 

A côté de cela vous avez une autre option qui dit : Non, l'homme a sa source en lui et il a son terme en lui. Eventuel­lement il peut se tourner vers Dieu pour, s'il lui semble bon, recevoir quelque chose de complémentaire. Ce qui est très mar­xiste ! Vous savez, dans le marxisme, c'est cela ! Tout commence chez l'homme et tout fini chez l'homme. Et vous sentez que ça pénètre aussi à l'intérieur des monastères.

Est-ce que ? Oui, enfin je vais le dire en deux mots. Dans un monastère, pour Saint Benoît, c'est un corpus, le corpus monasterii, c'est un corps. Et au centre de ce corps, il y a une cellule autour de laquelle tout le corps se construit, se structure et à partir de laquelle tout le corps vit.

Et cette cellule ne peut être que le Christ. Et cette cellule doit être vivante. Elle doit être visible au sein de la communauté en la personne de l'Abbé à partir du quel, main­tenant, tout va s'organiser. Si vous faites attention à la Règle de Saint Benoît, l'Abbé est partout présent soit explicitement, soit implicite­ment, presque à chaque chapitre.

 

Le monastère est aussi pour Saint Benoît une Domus Dei. Et cette maison, elle est construite comme la Domus Ecclesiae, comme la demeure de l'Eglise sur une pierre d'angle qui est le Christ qui, donc encore une fois, ici sera son vicaire dans le monastère qui est l'Abbé. Cette maison aussi a toute une organisation, toute une vie. Mais cette vie va aussi à partir de ce centre, de ce cœur qui propulse cette vitalité partout et qui, encore une fois, sera l'Abbé.

Il faut que la maison soit administrée par des hommes sa­ges et prudents pour que personne n'y soit contristé, pour que cette maison se construise et s'édifie bien dans la charité. Pour Saint Benoît, le monastère sera aussi une fraterna acies, ce sera une ligne de bataille fraternelle. Mais cette ligne de bataille, elle est tracée, elle est maintenue face à l'ennemi qui est le satan. Par qui ? Mais par le Christ !

Nous entrons dans la Semaine Sainte. Ce n'est que cela ! Et le Christ, encore une fois, sera représenté dans le monas­tère par la personne de l'Abbé. Vous avez donc là une vision qui est traditionnelle. C'est ainsi depuis l'origine du monachisme. Et voilà que nous arrivons à autre chose maintenant...

 

On pourrait opposer : Oui, mais chez les moniales ? Les moniales, tous les 6 ans il faut procéder à une nouvelle élec­tion. Et il y a justement une gradation dans la difficulté pour être réélue. A ça on peut répondre que les moniales souffrent une si­tuation de violence depuis 150 ans. Car cet Abbatiat temporaire leur a été imposé en 1834.

Et aujourd'hui que la femme occupe dans le monde et aussi dans l'Eglise, dans la famille et partout, une place qui n'est plus une position d'infériorité, d'éternelle mineure, de tutel­le comme c'était auparavant, qu'elle trouve sa place sur un pied d'égalité avec l'homme, mais dans la complémentarité et dans son rôle spécifique ou le femme devient, où elle redevient ce qu'elle est toujours, ce qu'elle a toujours été, qu'elle re­devient l'égale de son partenaire l'homme, mais nous voyons maintenant dans les monastères un désir de retrouver un Abba­tiat à temps indéterminé.

On a fait circuler en vue du Chapitre Général des monia­les l'année prochaine un questionnaire auquel toutes les monia­les ont du répondre au sujet de la nature de l'Abbatiat chez l'Abbesse. Voilà donc, ici, quelque chose de, vous voyez, d'un peu drôle. Vous avez les Abbesses qui, elles, vont vers l'Abbatiat pour un temps indéterminé. Et puis vous avez des Abbés, eux, qui vont vers un Abbatiat temporaire.

Je ne sais pas ce qui va en sortir?

 

Il y a encore un petit détail : c'est qu'il n'est plus question de l'Abbatiat a vie. Cela a été écarté en 1969. Et maintenant on n'en veut plus. Pourquoi ? Mais voilà, c'est parce que, on l'a dit tan­tôt, il pouvait arriver un moment où l'Abbé n'était plus capa­ble de s'acquitter de sa mission. Et à ce moment-là, lorsqu'il était élu à vie, il devait en soi rester en charge jusqu'à sa mort. Et cela pouvait entraîner des situations difficiles.

Mais vous comprenez ici que un véritable Abbé, c'est à dire un homme qui pendant des années jusqu'au moment disons de sa démission où il renonce volontairement à sa mission pour la céder à un autre, qu'un véritable Abbé donc, mais il demeu­re Abbé jusqu'à la mort. Il l'est dans le coeur. Il l'est dans tout son être. Et il le demeure dans la communauté par après.

Et ici, je suis heureux de dire que nous en avons ici un. Nous avons Dom Félicien. Il n'y a rien à faire, on ne s'imagine pas Dom Félicien autre chose que ce qu'il est maintenant, c'est a dire qu'il est toujours Abbe dans le fond de l'être puisqu'il a été un Abbé tel que Saint Benoît le demandait. Avec ses limites, naturellement, car il y a toujours les limites humaines qui sont là.

Mais ça ne fait rien, il y a là quelque chose qui est devenu sacré. Et une fois que ça a été, ça ne peut plus être enlevé. Mais alors, vous voyez l'exigence qui est posée à celui qui est choisi pour être Abbé. Car il n'a pas le droit de jouer à l'Abbé. Il doit véritablement se perdre dans le Christ, ne plus avoir de vouloir propre, ne plus voir les choses de façon individuelle. Il faut que sa personne soit fondue en celle du Christ, que le Christ vive en lui pour qu'il voie les choses telles que le Christ les voit. Il doit donc littéralement accepter de mourir à lui-même pour que le Christ prenne possession de lui et que vraiment ce soit le Christ qui vive au centre de la communauté, cette peti­te Eglise locale.

 

Voilà, mes frères, cette question qui sera débattue au Chapitre Général. Je ne sais pas du tout ce qui va en sortir, mais voilà, nous confierons ça à Dieu et espérons que l'Esprit inspirera le coeur de chacun pour que la vérité soit vraiment établie.

Cela ne veut pas dire ici, naturellement, que on ne doit pas prévoir des supérieurs pour un temps déterminé. Il peut y avoir des circonstances locales telles qu'elles exigent un Supérieur pour un certain temps. Une communauté qui est en gran­de difficulté par exemple, il serait peut être difficile qu'el­le choisisse de suite un Abbé pour un temps indéterminé.

Mais dans cette hypothèse, et c'est quelque chose qui a failli déjà être proposé en 1969, est-ce qu'on devrait donner à de tels Supérieurs le nom d'Abbé? Pour bien les distinguer de l'Abbé selon Saint Benoît, on pourrait les appeler Supérieurs. Voilà, on est choisi Supérieur pour une période de 6 ans pour que l'ordre se rétablisse dans la communauté, que tout le monde soit bien d'accord. Et puis alors à ce moment-là, la communauté peut choisir un Abbé, soit celui qui a été Supérieur, soit un autre. On sauvegarderait alors les deux : et parfois les exigences des circonstances actuelles et aussi l'idéal, le principe de l'Abbé tel que la Tradition monastique le voit et le désire.

 

                       Semaine Sainte

 

Homélie du dimanche des rameaux.               15.04.84

 

Mes frères,

          Qui est-il donc cet homme qui de son vivant ébranlait Jérusalem, qui a l'instant de sa mort a secoué la terre ? Les disciples répondaient : « C'est Jésus le prophète de Nazareth en Galilée. » Le centurion quant à lui, le centurion effrayé, sidéré s'écriait : « Mais celui-là, c'est le Fils de Dieu ! »

          Il y a un progression évidente entre ces deux reconnaissances. Mais que voulez-vous, on est toujours en retard d'un événement et les yeux s'ouvrent quand l'irréparable est accompli. « S'ils avaient su, nous est-il dit, jamais ils n'auraient crucifié le Seigneur de la gloire. »

          Oui, nous pouvons à peine comprendre comment ces hommes tellement dévoues à Dieu, tellement sincères dans leur foi, sont parvenus à cette étrange cruauté d'assassiner un innocent qui n'était autre que leur Messie !

         

Oui, mes frères, prenons bien garde ! Car cet aveuglement sommeille au fond de chacun d'entre nous. Lorsque nous nous trouvons devant le frère et que ce frère nous le repoussons, nous imitons sans le savoir le geste des dirigeants d'Israël.

          Car, n'a-t-il pas dit, lui notre Seigneur : « Ce que vous aurez fait au moindre des miens, c'est à moi-même que vous le faites. » L'Homme-Jésus est donc Dieu.

          Mais alors, pourquoi ce drame ? Pourquoi cette opposition farouche ? Pourquoi cette mort horrible ? Mais oui, pourquoi ?

         

Je situerais volontiers l'origine de cette tragédie dans la mauvaise conscience qui torturait Dieu, qui le rongeait, non pas comme un remords, mais comme un besoin. L'amour, dès qu'il se trouve en Dieu atteint un point de fusion tel qu'il fait éclater, qu'il anéantit toute saisie conceptuelle, toute approche raisonnable. Non, il ne nous est pas possible de concevoir ce qu'est l'amour, lorsque cet amour est Dieu lui-même.

          Cet amour, non seulement ne peut supporter la détresse de la personne aimée même si cette détresse est, je ne dirais pas volontaire, mais malgré tout si elle est la suite d'actes qui ont leur origine dans cet acte volontaire, même lorsque par une sorte de masochisme on préfère encore être malheureux.

          Cet amour ne peut supporter cette détresse lorsqu'elle se trouve dans la personne qu'on aime, mais il veut la partager. Il veut s'en vêtir comme d'un manteau. Il veut faire corps avec elle.

 

          Oui, mes frères, il en est bien ainsi. Et nous, à notre petit niveau, lorsque nous aimons, nous ne pouvons voir souffrir la personne, la personne dans laquelle nous avons mis notre affection.

          Et c'est encore bien plus fort lorsque le regard de notre foi nous fait découvrir dans l'aimé, la personne du Christ lui-même. Ce qui se passe en Dieu, un saint seul peut, pourrait l'évoquer. Car la conscience d'un saint, c'est la conscience de Dieu s'éveillant dans le coeur d'un homme.   

          Dieu ne peut plus demeurer impassible en face de sa créature rebelle, en face de sa créature qui se dresse contre lui. Il entre en elle. Il se soumet à elle. Il devient péché. Il se laisse engloutir par le péché. Voilà tout le drame de Jésus, voilà en quelques mots tout ce qu'il s'est passé ! Mais paradoxalement cet amour fou fait voler en éclat, pulvérise tout ce qui lui est contraire et il sauve ce qui était perdu.

 

          Mes frères, Jésus expirant sur la croix, c'est la conscience déchirée de Dieu du haut en bas comme le voile du temple, dans un éclair d'amour qui nous éblouis, devant lequel nous ne pouvons plus rien dire, devant un amour qui nous éblouit, devant lequel nous ne pouvons plus rien dire, devant un amour qui nous accule au silence, à l'adoration et à la reconnaissance.

                                                                                                    Amen.

 

Chapitre du lundi saint.                            16.04.84

      Marie de Béthanie.

 

Mes frères,

 

          Ce soir, nous allons une fois encore contempler avec respect et reconnaissance Marie de Béthanie oignant d'un parfum hors prix les pieds de Jésus. Cette femme portait dans son nom, inscrit dans son nom sa destinée qui, ce jour-là, au cours de ce dîner, a atteint un sommet dont jamais plus elle n'est descendue. Son nom, je le rappelle, signifie : Océan de parfum jaillissant sous le seuil de la maison de l’humilité. Qui ne voudrait pas porter un nom pareil ?      

         

Et une livre de parfum, qu'est-ce que ça représente dans un océan de parfum ? En volume, ce n'est rien, mais en valeur, c'est déjà un infini de richesse et de beauté. Car il suffit d'une seule goutte de ce parfum pour enchaîner à jamais Dieu à quelqu'un. Saint Bernard le remarque lui-même et nous pouvons lui faire confiance. Il a découvert que ce parfum s'appelait l'humilité.

          Admirons donc les doigts de Marie qui caressent délicatement les pieds de Jésus pour les enduire de ce parfum, qui de ses cheveux essuie longuement ses pieds comme s'ils ne pouvaient s'en détacher.

Dès cet instant, Marie est tout entière dans ses yeux et dans ses mains et cela pour toujours. Elle scelle son union sponsale avec le Christ. Elle meurt avec lui et lui ressuscite avec elle. La salle du banquet devient donc la salle de leurs noces.

 

          Et dans cette salle, ils ne sont plus que deux : lui et elle. La respiration de Marie est dans ses yeux et le rythme de son coeur est dans ses mains. A ce moment-là, lorsqu'elle pose ce geste, elle franchit le portail du monde à venir et jamais plus elle ne reviendra en arrière. Il ne lui était plus possible de revenir en arrière. Je veux dire que une fois que un homme, ou une femme, est entré dans ce monde de Dieu qui est le monde de demain, il n'en revient plus.

          Vous comprenez que pour y arriver, il faut avoir traversé un ravin où l'on rencontre toutes sortes de morts. Marie les a rencontrées. Comment les a-t-elle rencontrées ? L'histoire ne nous le dit pas. Elle a dû les rencontrer puisqu'elle a posé ce geste qui signifiait qu'elle était morte avec Jésus.

          Elle l'a rencontrée, nous en avons un indice ténu dans la mort de son frère Lazare. Lorsque son frère Lazare est mort, Marie est morte avec lui. Non pas parce que Lazare était son frère, mais parce que Jésus aimait Marie, Marthe et Lazare. Lorsqu'on est aimé par Jésus, fatalement on entre dans sa mort à lui. Et c'est un cadeau qu'il nous fait...c'est la plus grande grâce qu'il puisse faire à quelqu'un.   

 

          Car, dès qu'on est entré dans sa mort, on a tout de suite part à sa résurrection. Jésus est resté enfermé dans la mort pendant trois jours. Ce n'est pas trois fois 24 heures comme nous le comptons aujourd’hui, mais pendant trois jours à la mode des juifs de l’époque. C'est court mais c'est aussi une éternité de temps, une éternité de durée, parce que quand on est mort, mais c'est fini.

          Eh bien, celui ou celle que le Christ invite à partager cette mort que lui a connue, mais alors de façon mystique, celui-là ou celle-là ne reste pas longtemps dans la mort. Il reste symboliquement trois jours mais ça peut durer aussi 30 ans. Mais ça lui parait trois jours. Lorsque c'est fini, ça lui parait un instant.

          Et voilà, c'est le sort que le Christ Jésus qui est le Verbe de Dieu, réserve à la personne qu'il invite à devenir épouse de Lui comme ce fut le cas pour Marie.

 

          Maintenant ce n'est plus Marie qui respire, ce sont ses yeux. Les yeux de Marie respirent. Ils sont ouverts sur une vision de lumière et de nuit tout ensemble ; une vision qui les force à s'ouvrir et à s'élargir encore et toujours.

          Ils deviennent des fenêtres, des fenêtres par lesquelles se déverse la lumière, la propre lumière de Dieu qui est porteuse de la vie incorruptible. Et par ces fenêtres s'engouffre une brise qui devient un vent. C'est le souffle de l'Esprit qui, lui, est le messager de l'amour.

          Voici donc ces yeux qui vivent. Et vivant, respirant, ils donnent vie au corps entier. Et ces yeux, ils respirent cette vie éternelle, car c'est Dieu qu'ils voient. Et ces yeux voient. Ils murmurent. Ils parlent, ils chantent. Si bien que Marie est arrivée au-delà de la souffrance et de la joie.

 

          Si nous regardons le texte, il est très sobre. Il ne fait que décrire le geste. Il ne nous donne pas les sentiments de Marie ni ceux de Jésus. Pourquoi ? Parce que c'est impossible ! Marie est arrivée au-delà de ce qui peut la faire souffrir et de ce qui peut la réjouir. Elle est arrivée dans l'univers de Dieu.

          Ce qui ne veut pas dire que dans son coeur elle n'aura pas encore à endurer la douleur, ni à accueillir de grandes joies. Ce n'est pas cela. Mais elle est au-delà. Ce n'est plus cela qui va motiver ses démarches. Ce n'est plus cela qui va la faire agir. Ce qui la fait agir, c'est ce que respirent ses yeux, c'est à dire cette Lumière et ce Souffle.

          Mais je disais tout à l'heure que cette lumière avait aussi une couleur de nuit. En effet, cette lumière, ce n'est pas encore la pleine apparition de Dieu tel qu'il est. Cette lumière est tamisée, mais elle est tellement puissante qu'elle doit prendre une couleur de nuit pour pouvoir être supportée.

 

          Et cette lumière, elle est comme une vrille qui creuse à l'intérieur des yeux et qui pénètre au-delà dans toute la partie cutanée du corps charnel qui est en train de se spiritualiser. Et cette métamorphose qui s'opère grâce à ces yeux qui respirent, elle produit une paix qui montre parfaitement que ce qui habite cette personne devenue épouse du Verbe, c'est la vie même de Dieu qui, lui, est la paix souveraine.

          Cela ne veut pas dire que Dieu est impassible. Dieu pâtit à sa façon à lui. A ce moment la sponsa Verbi commence a pâtir à la façon de Dieu. Mais c'est un pâtir qui est au-delà, je le répète, et de la souffrance, et de la joie telle que nous l'entendons, nous qui vivons encore dans les passions charnelles.

          Et voici donc Marie qui reconnaît dans les yeux de Jésus les yeux de Dieu lui-même, ces yeux de Dieu qui sont l'origine et le terme de toute vie. Si bien qu'elle est emportée, enlevée ailleurs et sa respiration maintenant est toute entière dans ses yeux.

 

          Mais il y a encore les mains de Marie. Et ses mains qui enduisent les pieds de Jésus, elles forment un creux qui épouse la forme du Christ et qui en même temps la modèle. Et nous voyons ici, grâce à Marie, le corps du Christ qui est remodelé comme si son corps de ressuscite prenait naissance sous les doigts de Marie. Et ce parfum qui pénètre dans la chair de Jésus, qui pénètre par les pores de sa chair, il est déjà les prémices de la transfiguration de son corps.

          Si bien que Marie, les mains de Marie, puis alors les cheveux de Marie, ses cheveux qui retombent sur elle par après, donc le visage et tout le corps de Marie devient parfum. Elle est la bonne odeur du Christ que maintenant elle va pouvoir répandre partout. Et ce parfum pénètre presque dans son coeur si bien que le coeur de Marie bat dans ses mains.

Voyez ce coeur qui est la source de tout, ce coeur qui pulse maintenant dans l'organisme de Marie une vie autre, un sang spirituel, un sang pneumatique, un sang qui divinise Marie. Et tout cela parce qu'elle respire par ses yeux et que ses mains, ses mains, tout son coeur est dans ses mains.

 

          Voilà, mes frères, vous pressentez qu'à cet instant-là Marie et Jésus sont seuls dans cette salle de banquet. Ils sont seuls et étrangers. Ils sont seuls mais entre eux deux se joue l'avenir du monde. Et il fallait que ce fut raconté comme le Christ lui-même l'a dit, que ce serait raconté partout où sa Bonne Nouvelle serait proclamée.

          Et dans ce geste, vous sentez que se trouve toute notre vie de contemplation. Nous aussi nous devons recevoir de Dieu la grâce d'une respiration par les yeux, d'un rythme cardiaque dans les mains, la grâce de pouvoir devenir avec le Christ un seul être dans une union à jamais indissoluble.

          Voilà, mes frères, cet épisode est placé en tête de la Semaine Sainte après la journée de hier qui a été une journée mêlée de triomphe et puis d'atroces souffrances, le triomphe et la mort sur une croix avec un ensevelissement. Disons, cela c'est l'ouverture, ce sera aussi presque la clôture.

          Mais la véritable clôture, nous le savons, ce sera la résurrection d'entre les morts. Eh bien tout cela se joue, se joue encore dans cet épisode car le Christ......oui.....

 

          Dans cette salle devait régner à ce moment-là un silence absolu. Car c'était, il se passait là quelque chose d'unique, quelque chose de sacré, quelque chose qui ne devait jamais plus se reproduire et qui prenait une valeur d'éternité, mais qui serait rejoué par tous ceux et par toutes celles qui deviendraient les frères et les sœurs de Marie. Oui, c'était là un silence, presque comme le premier silence au moment où Dieu a lancé le monde dans l'existence. Et puis voilà, ce silence est rompu par une voix qui dit : Mais enfin, pourquoi cette folie ?

          A ce moment-là, Jésus et Marie s’aperçoivent qu'ils ne sont plus seuls, qu'il y en a d'autres à côté, d'autres qui ne comprennent pas, qui ne comprennent pas mais qui comprendront un jour. Et comme je le disais hier au cours de l'homélie, on est toujours en retard d'un événement et on comprend quand l'irréparable est arrivé.

          Eh bien, mes frères, nous heureusement, nous comprenons tout de suite. Et encore une fois, remercions le Christ pour la grâce qu'il nous fait de nous avoir appelés à notre vie qui est merveilleuse si nous le comprenons et si nous la vivons bien. Et demandons-lui la grâce d'y rester indéfectiblement fidèles.

 

Chapitre du Mardi Saint.                          17.04.84

      Le repas de la Pâque.                       

 

Mes frères,

 

          Revenons un instant sur le récit Evangélique de ce jour. Jésus est pour une dernière fois attablé avec ses disciples. Il parle librement avec eux. Ils ont un entretien familier sur le mode de la conversation dirigée par le père de famille à l'occasion du repas Pascal. Le père de famille rappelle, évoque la grande geste libératrice d'Israël, les prodiges que Dieu a accomplis, qu'il accomplit encore pour son peuple.

          Car Dieu est le Père d'Israël pour toujours. Il le tient sous sa garde, il le protège, il l’éduque, il le fait avancer sur ses chemins, il le corrige et finalement il l'emporte avec lui, auprès de lui, vers cette terre nouvelle, mystérieuse mais bien réelle que tout véritable Israélite espère atteindre.

          Au cours de cet entretien, les convives posent des questions auxquelles répond le président du repas. On peut ainsi dégager le sens des événements qu'on vit actuellement. Et voilà, Jésus est ainsi le Maître d'un repas qui selon toutes les apparences est bien le repas de la Pâque.

 

          Tout à coup, il remet à un de ses disciples, à Judas, la bouchée de l'amitié et de la confiance. Mais aussitôt, voici que le démon, satan, entre avec la bouchée dans Judas. Des ce moment, le satan n'a pas sa place dans le cercle des disciples et Jésus congédie Judas qui s'en va de suite. Mais personne ne sait ce qui se passe. En réalité, le drame final est enclenché, il est embrayé et il ira jusqu'au bout.

          Et voici que Jésus ouvre son discours par des paroles qui rendent un son étrange. Il dit : « Maintenant le fils de l’homme a été glorifié et Dieu a été glorifié en lui. Si Dieu a été glorifié en lui, Dieu lui-même le glorifiera de sa propre gloire et il le glorifiera immédiatement. »

          Est-ce que vous voyez le mouvement ? Ici, Jésus dessine la courbe de sa vie qui est une ascension, une ascension de gloire en gloire jusqu'à la gloire suprême de son assomption auprès de Dieu son Père. Il y a là déjà tout entier ce que Saint Paul chantera plus tard : Dieu l’a souverainement exalté et lui donnera le nom qui est au-dessus de tout nom. Jésus le dit déjà ici de lui-même.

 

          Ce qui est extraordinaire, c'est le maintenant de Jésus, deux petites particules : maintenant et immédiatement. Il est déjà glorifié maintenant et il sera entièrement glorifié de suite. Donc, il y a là pour Jésus une situation qui nous paraît paradoxale car Jésus parle sur un mode passé. Il est déjà glorifié, mais maintenant ?

          Je dirais que ici toute l'histoire de Jésus, mais son histoire depuis avant même la fondation du monde jusqu'à son histoire au moment où il reviendra pour juger le monde, en passant par son incarnation, sa passion et sa résurrection, que tout ceci est ramassé en une minute, le temps de prononcer ces quelques mots. Il  dit : Maintenant, c’est arrivé ! Bientôt ce sera le comble de cette gloire.

          Il nous est très difficile, nous, d'entrer dans cette façon de sentir et de vivre les choses parce que notre personne n'est pas divine.  N'oublions pas que l'homme Jésus, s'il a une nature humaine et une nature divine, il n'a qu'une seule personne qui est celle du Verbe. Lorsqu'il dit : Je, lorsqu'il dit : « J’ai été glorifié, je serai glorifié » c'est toujours le Je qui est Dieu qui parle. Mais il parle par la bouche d'un homme, une bouche d'homme, des lèvres d'homme.

 

          Maintenant dans la vie spirituelle, donc dans la vie qui est animée par l'Esprit de Dieu - je ne parle pas de la vie humaine pure, non - la vie d'un homme en train d'être divinisé, un homme qui approche d'une divinisation qui n'est pas encore parfaite mais qui atteint un certain stade d’accomplissement, d'achèvement, cet homme vit la même espérance, ici, que Jésus.

          Il sait très bien que il est déjà glorifié, mais que cette gloire n'est pas encore achevée, mais qu'elle est pour bientôt. Il est aussi dans cette vie divine qui est en lui, qui bouillonne en lui et il peut parler quasiment à la manière du Christ, c'est à dire à la manière de Dieu. Son je, ce n'est plus un je d'homme, d'un simple homme, mais c'est le je d'un homme christifié. Et il y a une nuance !

 

          Maintenant, encore un détail : il nous est dit en parlant de Judas : Ayant pris la bouchée, il sorti encore une fois immédiatement. C'est le même mot que pour parler de la dernière glorification du Christ. Ce sera immédiatement. Voyez ! Il y a les deux, il y a dans le même temps quelque chose de conjoint, et la remarque c'était la nuit : Il faisait nuit. Pourquoi cette remarque ?

          C'est pour nous faire remarquer, pour attirer notre attention sur le fait que cette gloire de Jésus, cette gloire qui l'habite déjà, elle n'est visible de personne. Tous les hommes sont plongés dans la nuit. Ils ne voient pas le Christ Jésus tel qu'il est. Ils le voient à travers la nuit. Ils ne voient que le voile de sa chair qui occulte cette gloire. Mais nous verrons dans un instant encore une petite évolution.

 

          Maintenant, mais qu'est-ce que c'est que cette gloire ? Qu'est-ce que c'est que la gloire ? Eh bien la gloire, dans l'Ancien Testament comme dans le Nouveau, mais il faut rechercher la racine dans l'Ancien Testament, la gloire, c'est un poids de richesses, de lumières, de rayonnement qui éblouit, qui fascine, qui écrase. Il y a dans la gloire un sentiment de poids. La gloire, elle est à la fois exaltante, mais elle est en même temps lourde à porter. Pourquoi ?

          Parce que la gloire est un attribut de Dieu et de personne d'autre. Lorsque cette gloire de Dieu apparaît à l'homme, aussitôt l'homme est écrasé. Maintenant si cette gloire vient sur l'homme, mais cet homme est dilaté, mais en même temps c'est quelque chose qu'il porte et qui dépasse ses forces, les forces si limitées de sa faiblesse. Il faut donc que cette gloire modifie sa nature pour qu'il puisse la porter.

 

          Or cette gloire, elle est maintenant le propre du Christ et Jésus-Homme la reçoit. Il est bien dit ici en tant que fils de l'homme, un fils d'homme, le fils de l'homme. C'est lui qui la reçoit. On ne dit pas fils de Dieu. On sait qu'il est le fils de Dieu. Mais c'est le fils de l'homme. C'est donc l'humanité toute entière qui a donné le jour à un fils qui est le fils de l'homme, qui est le Christ-Jésus. Et il la reçoit en tant que fils de l'homme allant au bout de sa mission.

          Avant, juste avant de confier son souffle vital à son Père, sa toute dernière parole sera : «  Tout est accompli ! Je suis allé jusqu'au terme de la mission qui m’avait été confiée. » C'est donc ce fils de l'homme qui reçoit cette gloire. Or, la gloire qu'il reçoit, c'est très beau dans le texte : il reçoit la gloire. Elle est réfléchie vers Dieu. De Dieu elle rejaillit pour rebondir et retourner à Dieu. Il y a là un mouvement de l'un à l'autre. Et ce mouvement évoque le foyer de vie et de gloire à l'intérieur de la Trinité.

          Et c'est dans ce foyer qu'un homme est plongé. Et cet homme, c'est Jésus ! Ici, il faut visualiser tout cela. Nous ne devons pas nous limiter au niveau cérébral, spéculatif, même intellectuel. C'est de l'ordre de la contemplation. Il faut le voir ! Et si possible, il faut le vivre. Donc, déjà à notre petite mesure sentir que réellement il y a en nous un élément de gloire qui est renvoyé à Dieu. Et puis qui revient sur nous, qui rebondit avec plus de force et qui nous fait passer dans ce que Saint Paul va nous dire.

 

          En effet, Saint Paul dira ceci : Nous, nous tous, il dit ça aux Corinthiens, visage découvert, donc nous avons pu le voir, contemplant la gloire du Seigneur. La gloire du Christ, ici le Seigneur c'est le Christ. Donc c'est arrivé pour le Christ et ça arrive maintenant à l'homme qui vit dans le Christ.

          Nous, contemplant le visage découvert, ayant enlevés le voile de notre visage, contemplant la gloire du Christ, nous sommes métamorphosés, nous sommes transfigurés en cette même image, de gloire en gloire comme par l'Esprit du Seigneur. Voyez, c'est exactement la même chose !

          Donc nous avons ici un homme, Paul, qui vit ce que le Christ a vécu et qui dit que c'est la même chose pour tous. Mais il y a donc là une métamorphose qui s'opère, un changement, une transformation en nous, qui nous fait aller de gloire en gloire, d'état lumineux en état lumineux, d'état de richesse en un nouvel état de richesse, vers un terme qui est une conformité parfaite, la ressemblance avec cette image. C'est le mot : icône. Nous devenons icône du Christ. Nous sommes christifiés.    

 

          Et nous retrouvons alors l'expérience de Marie de Béthanie. Nous comprenons qu'elle respire par ses yeux. Ses yeux découverts, enfin ouverts voient, eux, à travers ce qui est obscur pour les autres, ils voient la gloire du Christ. Ses yeux voient déjà le Christ, et celui-ci glorifié. Comme il le dit : c'est fait ! Et elle le voit. A ce moment, toute sa vie entre par ses yeux et elle devient elle-même lumière et gloire. Il n'est pas possible qu'il en soit autrement.

          Donc ici, la transfiguration du Christ pour Marie de Béthanie, elle s'est reproduite mais dissimulée sous le voile de la chair. Il n'y a qu’elle qui l'a vue. Mais elle ne l'a pas vue comme les Apôtres sur la Montagne Sainte. Elle l'a vue autrement.

          Elle a vu cette transfiguration plus purement, plus chastement, plus virginalement si je puis dire. Parce que la lumière qui était en elle rencontrant cette lumière du Christ, et nourrie par elle, respirant par ses yeux, sa chair n'était déjà plus chair malade, chair impure comme celle des Apôtres. Elle pouvait donc voir dans l'obscurité.

 

          Eh bien, mes frères, tout cela c'était trop beau, trop précieux. Alors Dieu le cachait. Et c'est pourquoi comme il est dit  ici : Il faisait nuit. Et n'allons pas voir seulement dans le fait de cette nuit un caractère sinistre. Il faisait nuit, c'est l'heure où Judas s'en va, etc, la nuit ! Non, ici c'est la nuit qui protège. C'est la nuit de Saint Jean de la Croix qui dira : « O nuit aimable, nuit qui a uni l’aimé à l’aimée, l’aimé transformé en son aimée ! » C'est cette nuit-là, de cette nuit qu'il s’agit ici.

          Eh bien voilà, mes frères, il en est encore ainsi aujourd'hui pour les saints. Il doit en être ainsi de façon inchoative pour nous dans notre vie contemplative. C'est ce qui lui donne son ressort. Et c'est ce qui nous permet d'entrer dans ce que Dieu nous demande.      

Car là où il veut nous conduire, c'est à cette expérience de Marie de Béthanie, c'est à l'expérience justement du Christ, que nous puissions nous aussi être transformés de gloire en gloire jusqu'à la parfaite ressemblance avec cette icône de Dieu le Père qu'est son Fils Jésus-Christ.

 

Chapitre du Mercredi Saint.                       18.04.84

      Judas et la logique divine.

 

Mes frères,

 

Judas était certainement un homme très intelligent puisque le Christ lui avait confié la charge d'économe. Comment se fait-il donc qu'il en soit arrivé à livrer le Christ pour de l'argent ? C'est une question qui nous touche au plus sensible de notre coeur, car en chacun de nous sommeille toujours un Judas. Et en chacun de nos frères, nous rencontrons le Christ qui nous a bien dit : « Ce que vous aurez fait au moindre des miens, c’est à moi que vous l’aurez fait ! »       

          Que ce soit pour Judas, que ce soit pour nous, tout dépend de la qualité du regard. Le Christ nous en avertis. Il nous dit : « La lampe de ton cœur, c’est ton œil. Lorsque ton œil est sain, alors ton corps tout entier est lumineux ; mais si ton œil est mauvais, ton corps est plongé dans les ténèbres. Si donc ton corps est entièrement lumineux n’ayant pas la moindre trace de ténèbres, alors il sera lumineux tout entier et comme une lampe, de son rayon il t’illuminera. »

 

          Qu'est-ce que cela veut dire ? Si mon œil est sain, c'est à dire pur, chaste, alors il est éclairé par le dedans par une lumière qui vient d'au-delà de lui. L'Esprit Saint y habite, l'Esprit Saint qui est la lumière par excellence ; et cet Esprit par l'intérieur de moi brille dans mon œil. Je vais donc voir les hommes, et les choses, et les événements comme Dieu lui-même les voit, c'est à dire dans leur vérité.

          Par contre, si mon œil est mauvais, s'il est impur, s'il est sale, alors il est entièrement ténébreux. J'ai l'impression qu'il voit, donc qu'il est éclairé. Mais en fait il s’agit d'une fausse lumière. C'est la lumière que fait briller l'ange qui parvient à se métamorphoser en ange de lumière alors qu'il est le prince des ténèbres. Le regard que je pose sur les autres, sur les choses, sur les événements sera donc un regard satanique. Et je verrai tout sous un jour faux. C'est là un fait d'expérience !

 

          Pour posséder maintenant un regard saint, donc un regard chaste et lumineux, il faut consentir à se laisser regarder par Dieu. Cela veut dire qu'il faut toujours avoir ses propres yeux ouverts comme des fenêtres immenses dans lesquelles peuvent entrer la lumière du regard de notre Dieu.

          Ici, pour nous, Dieu, ce sera le Christ qui s'est présenté comme la lumière du monde. Il faut donc que je consente à ouvrir les yeux à cette lumière, c'est à dire à me laisser regarder par Dieu, donc à ne pas avoir un regard fuyant, donc un regard qui se détourne, un regard qui ne sait pas se poser en face. Je dois avoir un regard franc, consentir à me laisser regarder par Dieu.

          Dans la pratique, cela voudra dire que je dois accepter de me laisser aimer comme Dieu désire m'aimer, moi. Dieu est amour. Donc je suis aimé modo Divino, à la manière, à la façon dont Dieu aime. Et cela peut être assez brûlant parce que cet amour est un amour jaloux.

 

          Saint Paul en parlait. Il disait : « Moi je vous aime, Dei emulatione, je vous aime avec une jalousie divine. La jalousie de Dieu qui est en moi, c'est celle que j'ai pour vous. Voyez avec quelle qualité, quelle intensité, quelle pureté je vous aime. C'est pourquoi j'ose vous demander des choses difficiles. Je vous propose un programme ardu, un programme élevé parce que je sens que à travers moi c'est Dieu qui vous aime. »      

          Donc, cet amour jaloux de Dieu n'est pas facile à accepter parce qu'il est exigeant. Il nous demande des choses qui peuvent nous paraître difficile. Car Dieu désire nous modeler sur son être à lui. Nous sommes ses enfants par adoption. Alors il faut que nous lui ressemblions, il faut que nous devenions comme lui pure transparence de lumière et d'amour.

          Nous devons donc épouser ses moindres vouloirs. Tout ce qu'il nous demande, tout ce qu'il nous propose, c'est pour nous conduire à la parfaite ressemblance avec ce qu'il est.  Mais, ce n'est pas une ressemblance comme un modèle ressemblerait à son type, comme l'antitype au type. Non, c'est une ressemblance par connaturalité. Nous lui devenons semblable parce que c'est sa propre vie qui est en nous. Ses traits transparaissent sur notre être et dans tous les gestes de notre vie.

 

          Mais épouser les vouloirs de Dieu, se laisser modeler par ses doigts, cela signifie qu'il faut bien souvent abandonner la logique simplement humaine, rassurante, sécurisante, celle qui est à la hauteur de notre intelligence, de notre façon de nous tenir dans le monde, de recevoir les événements, de réagir à eux, de les voir, de porter un jugement.

Non, il faut abandonner cela pour épouser sa logique a lui. Par exemple ceci : Lorsque Jésus annonce que lui, le Messie, le Sauveur d'Israël et du monde entier, lui qui se présente par toute sa vie comme non seulement l'envoyé de Dieu, mais doué, doté de pouvoirs divins, donc que vraiment Dieu transparaît en lui, les apôtres eux, les disciples, commencent à soupçonner qu'il y a chez lui quelque chose d'autre que du purement humain.          

          Il dit : « Voilà, moi je suis cet envoyé de Dieu, le Fils de l'homme, celui que tout le monde attend. Eh bien, je vais être livré, on va se jouer de moi, et puis on va me brutaliser. On va me maltraiter. Et puis finalement on va me mettre à mort. » Et Pierre dit : « Ah non. Pas ça hein, ça n'arrivera pas ! » Voyez la réaction de la logique humaine. Et alors le Christ, lui, dit : « Passe derrière, pour moi tu es un satan. Tu raisonnes non pas comme Dieu mais comme un homme. » 

 

          Oui, c'est très beau quand on voit ça et qu'il s’agit de l'apôtre Pierre. Mais quand il s’agit de moi, que ça m'arrive à moi dans ma propre vie ? A ce moment, voilà, il s’agit de quelque chose de plus compliqué. Eh bien, c'est cela se laisser modeler par Dieu, c'est entrer dans cette logique divine. Et non pas une fois en passant, mais tout le temps. C'est notre obéissance à nous.

          Nous nous engageons à cela lorsque nous nous donnons au Christ, à Dieu, dans la vie monastique. Et je vous assure que les canons de Dieu ne sont pas les nôtres. Et pour abandonner les nôtres, il faut un certain courage. Il faut le courage de la foi. Mais une fois qu'on a saisi, je dirais, notre courage à deux mains, et qu'on se confie à Dieu, à cette logique, on commence à entrer dans la vérité. On connaît la véritable beauté et on expérimente la liberté.

          Eh bien Judas, lui, il s'est refusé à cela. Il n'a pas accepté. Judas a refusé d'entrer dans cette logique divine. C'était à mon avis le plus intelligent des apôtres. Il aurait pu être - il l'était sans doute - docteur en théologie. Il pouvait juger de tout. Mais oui, certainement, il l’était ! On ne le dit d'aucun autre dans le groupe des apôtres. Mais il en fallait tout de même bien un. Eh bien, c'est celui-là ! C'est celui-là qui était trop intelligent à son avis pour entrer dans une logique, dans quelque chose qui n'était pas purement rationnel.

 

          Et alors son regard s'est enténébré. Il a commencé à se sentir frustré dans ses espérances. Et comme Jésus persistait dans, voilà, dans ses prétentions, Judas, dans son coeur l'a condamné. Il l'a méprisé. Et finalement, il a voulu sauver sa mise. Et en voulant la sauver, il a tout perdu. Celui qui cherche à sauver sa vie, il la perd ; et celui qui consent à la perdre en renonçant à sa logique trop humaine, celui-là, il la garde !

          Voyez, c'est impitoyable ! Mais nous sommes maintenant le mercredi soir. Nous allons être jeudi, puis ce sera vendredi, ce sera le Samedi Saint. Réfléchissons un peu et demandons-nous : Où est-ce que j'en suis ? Est-ce que mon regard est pur ? Est-ce que mon regard est lumineux ? Est-ce que j'ai épousé cette logique divine ?

          Ou bien, est-ce que mon regard est ténèbres ? Est-ce que je ne me laisse pas entraîner là où lorsque je suis venu ici je n'avais pas du tout l'intention d'aller ? Est-ce que je sais renoncer à moi pour entrer dans ces vues de Dieu qui me paraissent bizarres ? Voilà, j'accepte ou je n'accepte pas !

 

          Où est-ce que ça a commencé avec Judas ? A quel moment ? Cela, nous n'en savons rien. Nous ne savons pas quand ça a commencé exactement avec Judas. Il y a eu des petites choses sans doute ?

          Mais ce qui, là où il n'y a pas d'erreur possible à mon avis, c'est à quel moment le tragique s'est noué. C'est bien dit ici dans l'Evangile. Et je pense que ça doit être ainsi. Ce n'est pas une reconstruction arbitraire qui aurait placé les événements à côté des autres comme ça au hasard.

          C'est immédiatement après l'onction de Béthanie. C'est elle, là, qui a fait déborder la coupe. Là, il n'a pas su le supporter. Car ça, c'était la dernière des idioties : aller sur les pieds de cet homme déverser un parfum qui coûtait une année de travail, le verser comme ça ! Il est bien dit quand c'est arrivé.

 

          Et alors, alors donc soit le jour même, soit le lendemain, alors un des douze partit, celui qu'on appelle Judas l'Iscariote. Et il se rendit auprès des Grands Prêtres et leur dit : « Que voulez-vous me donner, et moi je vous le livre ? » Et ils convinrent avec lui de trente pièces d'argent. Et à partir de ce moment, il cherchait l'occasion favorable pour le livrer. C'est ça !      Il y a donc là un rapport chronologique, et psychologique aussi, et mystique entre l'onction de Béthanie et la trahison de Judas.

          Maintenant nous voyons que Marie avait un tout autre regard que celui de Judas. Son regard était tellement simple qu'il était devenu un seul regard avec celui de Dieu. Donc, elle voyait les choses à partir de l'autre côté. Elle les voyait à partir du côté de Dieu, non plus à partir du côté des hommes.

          Si bien que elle vivait littéralement par son regard et elle respirait par ses yeux comme je vous l'ai déjà expliqué. On le comprend beaucoup mieux maintenant. Et elle atteignait ainsi au-delà du perceptible, de ce qui tombe sous les sens.

 

          Qu'est-il arrivé alors ? Eh bien, elle s'est livrée à Jésus gratuitement pour mourir avec lui. Elle n'est pas morte brutalement, elle est morte mystiquement. Et cette mort mystique a sans doute été plus pénible qu'une mort physique ?

          Mais elle a fait ça. Elle ne pouvait pas faire autrement parce qu'elle voyait Jésus. Et elle voyait toute la geste de Jésus comme Dieu la voyait. Son regard devenu un avec celui de Dieu ne pouvait que la pousser à aller jusqu'au bout de l'amour qui la possédait.

          Et nous avons ici, nous touchons à cette antithèse formidable entre le martyre et la trahison. Je dirais presque : il n'y a pas d'entre deux. Le martyre, c'est Marie de Béthanie et la trahison, c'est Judas. C'est le regard pur et c'est le regard impur. C'est le regard de lumière et c'est le regard de ténèbres. C'est le regard chaste et c'est le regard adultère.

         

Et notre vie monastique à nous, nous comprenons que les premiers Pères de l'Eglise et les premiers moines, qu'ils l'ont vue comme étant le martyre, le substitut du martyre, non pas parce qu'il n'y avait plus de martyre sanglant, mais parce que le martyre faisait partie vraiment de l'essence de la vie monastique.

          Et le martyre, il est constitutionnellement attaché à la chasteté. Le moine est un martyr parce qu'il est chaste. Attention ! Cela ne veut pas dire que la chasteté, ici, c'est tellement difficile que ça, c'est un martyre. Non, mais je passe au niveau supérieur.

          La chasteté est telle, qu'elle est chez le moine le véritable martyre, c'est à dire le don de soi absolu à Dieu pour partager le sort du Christ jusqu'à l'intérieur de la mort. Mais alors, à travers cette mort, parvenir dans l'univers de la résurrection.

 

          Voilà, mes frères, ce que je voulais vous dire avant d'entrer dans ces trois jours, ces quatre jours qui sont le sommet de toute l'année liturgique et qui sont aussi le sommet de notre vie. Mais ne l'oublions pas, ce n'est pas quelque chose d'un peu sentimental, et puis après c'est fini.

          Non, dans ces jours, nous rencontrons, mais avec une intensité fantastique, la vie que nous devons mener tous les jours. C'est comme trois ou quatre jours de retraite au cours desquels nous allons reprendre conscience de ce que nous sommes, de ce qui nous est demandé et de ce que Dieu espère trouver en nous...

 

Homélie du Jeudi Saint.                           19.04.84

 

Mes frères,

 

          Nous venons d'entendre un récit qui n'est pas d'hier mais qui est d'aujourd'hui. Dans quelques instants nous allons l'actualiser. Mais avant de poser ce geste, je reviens à la question que je posais dimanche dernier : « Qui est cet homme ? »

 

          A vrai dire, Jésus est seul à connaître sa véritable identité. Il sait qu'il est venu de Dieu et qu'il retourne à Dieu. Voici donc une conscience d'homme qui est en même temps conscience de Dieu. Jésus d'un seul regard englobe la totalité de son mystère. Il comprend et il vit par le dedans ce qui a été prévu pour lui dès avant l'origine du monde.

          Ainsi, déposer ses vêtements, se nouer un linge autour de la ceinture, verser de l'eau dans un bassin, laver les pieds de ses disciples et les essuyer, c'est dire gestuellement, prophétiquement qu'il est l'Agneau égorgé, écorché, grillé, mangé.

 

          Jésus nous enseigne qu'il est la nourriture, la nourriture de vie pour tous les hommes. Non seulement pour les hommes de la génération avec laquelle il se trouvait, mais pour tous les hommes que jamais la terre devra porter.

          Il nous enseigne que Dieu seul s'est offert à l'abaissement et à la mort pour tout rassembler, pour tout restaurer. Il n'a pas confié cette mission à un homme. Il l'a prise sur lui. Et pour s'en acquitter en toute vérité, lui-même a voulu devenir l'homme.

          Le geste du lavement des pieds récapitule donc la Pâque libératrice, l'Eucharistie viatique, la mort et la résurrection, cet amour au-delà duquel rien ne peut être imaginé de plus grand.

 

          On aurait dit, oui, en se laissant laver les pieds, les disciples se trouvaient entraînés dans cette grandiose dramatique divine. Et on aurait dit que Pierre le sentait, lui qui refusait, lui qui déjà une fois s'était mis en travers du projet divin : « Non. ce que tu dis là, cette mort, ça n'arrivera jamais ! » Et Jésus l'avait sévèrement remis en place.

          Non, les disciples, les vrais disciples du Christ ne peuvent y échapper car ils ont reçu un ordre formel : « Vous vous laverez les pieds les uns aux autres » C'était une invitation à la plongée dans la Pâque, dans l'Eucharistie, oui, dans la mort qui est un sommet d'amour.

          Car maintenant, les disciples doivent devenir nourriture les uns pour les autres. Ils doivent donner leur vie pour leurs frères, sinon ce sont de faux disciples. Ils portent une étiquette qui trompe sur le contenu. Et cela, c'est grave, mes frères, il nous est prescrit d'aimer et de ne jamais placer une frontière sur notre amour. Nous devons toujours aller au-delà. Nous devons laisser vivre en nous le propre amour de Dieu qui, lui, ne connaît pas de limite.

 

          Le lavement des pieds auquel je vais procéder, voilà ce qu'il nous rappelle. Et il se rattache directement à cette symbolique toute à la fois exaltante et effrayante. Effrayante parce qu'elle place devant nous la réalité d'une mort. Car s'oublier soi-même pour laisser en soi toute la place aux frères, c'est mourir quelque part. Mais exaltante aussi cette symbolique, car elle nous ouvre enfin le portail de la véritable vie. Car donner sa vie pour les autres, c'est ressusciter en Dieu déjà maintenant.          

 

          Mes frères, ce lavement des pieds, nous allons le vivre dans la confiance, dans une immense reconnaissance et dans l'offrande de tout nous-mêmes.

 

                                                                                          Amen.

 

Exhortation aux Complies du Vendredi Saint.    20.04.84

 

Mes frères,

 

          L'Apôtre nous dit quelque part que Dieu était dans le Christ se réconciliant le monde. Dieu aurait pu restaurer une relation correcte entre le monde et lui en opérant à partir de l'extérieur, par un geste de sa toute puissance qui, au fond, ne l'aurait pas tellement engagé. Mais il n'a pas voulu de ce moyen.

          Dieu est amour. Et il a poussé l'amour au-delà des limites du raisonnable et de la folie dans une zone absolument inconnue jusqu'alors. C'est le mystère de sa Personne qui se déployait librement.

          Dieu s’est vidé de lui-même comme s'il renonçait à sa divinité. Il a voulu devenir ce qu'il ne voulait pas de lui, devenir homme, mais l'homme dans sa déchéance. Il a été fait péché. Il s'est laissé rejeter, détruire : « Nous ne voulons pas que celui-là règne sur nous. » Or celui-là, c'était Dieu !

         

On pourrait dire : « Oui, mais les hommes ne le savaient pas. D'ailleurs s'ils l'avaient su qu'il était le Seigneur de gloire, jamais ils ne l'auraient crucifié. » Mais précisément Dieu est entré jusque dans cette ignorance afin de montrer aux hommes que véritablement il y a en lui des profondeurs insoupçonnées, inimaginables, inconcevables à notre petite et étroite raison. Dieu est amour. C'est cela que nous devons essayer d'accepter.

          Et dans un acte bien réel, concret, d'une beauté terrible, Dieu est devenu un avec le monde jusque dans la mort. Si bien que le monde en a été bouleversé, retourné, transformé. Non seulement le monde est resitué dans sa vérité, mais il est introduit jusque chez Dieu. Il devient participant de la nature divine.

          Mes frères, il y a là quelque chose que nous ne pouvons pas facilement, j'oserais le dire, accepter. J'ai déjà utilisé tout à l'heure ce mot accepter. Et c'est vrai, c'est cela qui nous est demandé.

 

          Il nous est demandé ce geste d'oser croire que c'est vrai, que cela existe, que réellement notre misère, que notre péché est englouti dans ce foyer, dans ce brasier qu'est l'amour. Et que la pauvre petite matière que nous sommes, de par l'intérieur d’elle-même possédée par Dieu, devient véritablement Dieu, connaissant Dieu comme il se connaît, l'aimant comme il s'aime, le possédant comme il se possède lui-même, participant au travail de la création comme Dieu y participe - Dieu ne peut pas achever seul -. Et c'est à partir d'hommes pécheurs, d'une chair corrompue, qu'il réalise ces prodiges.    

 

          La vie chrétienne, mes frères, et surtout la vie monastique, c'est cela ! C'est s'abandonner à cet Opus Dei, à ce travail, à ce chef-d’œuvre de Dieu réalisé a partir de son amour d'un côté et à partir de notre pauvre matière de l'autre côté.

          Et Dieu est entré dans le monde par une cellule qui était demeurée lumineusement vraie. Il s'était tout de même ménagé une porte, ou une fenêtre, ou un trou par lequel entrer dans cette matière rebelle. Et c'est la Vierge Marie, elle qui a elle seule valait plus que le cosmos tout entier.

          Marie était dans la vérité de son être souverainement libre tandis que le monde était emprisonné dans la vanité de son mensonge. Et à partir de Marie nous découvrons que la vie chrétienne répond, doit répondre à une double vocation, à un double appel. Elle est lieu d'insertion de Dieu dans le monde et lieu d'une offrande pour le salut du monde.

 

          Cela nous aide à comprendre que le chrétien sera toujours un homme seul et un homme en conflit avec le monde. Sur ce point le Christ a été catégorique. C'est un peu le contraire de ce que naturellement parlant nous aimerions.

          Il fut un temps où l'empire était chrétien. On ne dissociait pas entre l’état et l'Eglise. L'Empereur était le chef de l'Eglise. Il disposait d'un pouvoir plus important que le chef visible de l'Eglise : le Pape, ou les Evêques, ou les Patriarches, ou les Métropolites.          

Mais ce temps est heureusement révolu. De nos jours, le chrétien redevient ce qu'il est par vocation. Je n'oserais pas dire une rareté, ce n'en est pas encore là, du moins dans nos régions. Je ne dirais pas non plus une exception. Non, il existe encore de très nombreux chrétiens ouverts ou secrets. Mais le chrétien doit devenir une élite à l'intérieur du monde, cette lumière qui est placée sur un pilier et qui doit éclairer.

         

Il n'est pas nécessaire que tout le monde soit lumière. Il suffit qu'il y en ait quelques uns. Et tous les autres hommes se réjouissent à la vue de cette lumière. Ils en sont éclairés, ils en sont nourris.

          Mes frères, ce qui est vrai du chrétien l'est encore bien davantage du moine. Car la vie monastique, c'est une entrée dans la solitude. Et c'est une descente dans une mort mystérieuse analogue à celle du Christ. Le lieu de ce conflit, pour le moine, et le tombeau où il sera finalement enseveli c'est, comme j'y ai fait allusion tout à l'heure, c'est son coeur.    

Vous le savez, la citadelle qu'il faut détruire, c'est notre égoïsme sur lequel foisonnent ces pensées contre lesquelles la lutte du moine devient implacable. Car ces pensées greffées sur l’égoïsme sont les atouts dont le monde dispose en nous. Et ces atouts, il sait parfaitement les jouer.

 

          Mais nous devons toujours tenir tête à ce monde en nous, donc à cet égoïsme en nous, à ces pensées qui ne viennent pas de Dieu mais qui viennent du monde, ces pensées qui sont étrangères à l'amour, ces pensées qui sont retour sur nous et qui, dans le fond, sont peurs.

          Mes frères, le samedi Saint, qui est le non sens de l'absurdité totale, se présente à nous comme le goulot resserré que nous devons emprunter pour arriver, pour déboucher sur la vie véritable, une vie dans la vérité, dans la beauté et dans l'amour, la propre vie de Dieu. Mais pourquoi, me direz-vous, pourquoi faut-il passer par cette mort ?

          Eh bien, c'est tout simple ! Ce n'est pas seulement parce que Dieu lui-même a voulu y passer, mais c'est parce que il est indispensable que notre être égoïste disparaisse. L’égoïsme est un repliement sur soi. Or, le mouvement de l'amour est une sortie de soi. C'est un don à l'autre, c'est un accueil de l'autre. C'est ce que Dieu a voulu réaliser. Dieu est le contraire de l’égoïsme. Dieu est amour. Il a voulu vivre non pas seulement dans l'unité de ses trois Personnes, mais il a voulu étendre cette famille à des êtres différents de lui mais qui participeraient à son être même.

 

          Voilà, mes frères, il y a en nous cet obstacle de l’égoïsme. et c'est lui qui doit mourir, et c'est lui qui doit connaître sa passion et son Samedi Saint. Il doit absolument disparaître. Et à sa place ressuscite alors un être nouveau, un homme transfiguré dont la vie est la lumière, un homme qui respire par les yeux. parce que ce qu'il voit, c'est Dieu lui-même. et Dieu entrant en lui, et Dieu se laissant respirer par lui.

          Voilà. mes frères, quelle est la vocation chrétienne à son sommet. Et c'est jusque là que nous devons aller. C'est vers ces cimes que nous devons tendre. C'est la raison d'être de notre présence dans ce monastère. Oui, nous le savons et cela nous encourage. Car les trois jours que nous connaissons maintenant sont le résumé de toute notre vie.

Et ces trois jours, nous les retrouvons d'années en années. Et nous les retrouvons chaque semaine dans le dimanche. Et nous les retrouvons chaque jour dans notre Office Divin. Donc, mes frères, nous savons qui nous sommes et nous savons où nous allons. Et pour aujourd'hui, et pour les jours qui viendront, nous aurons une réponse. Et cette réponse, ce sera celle de notre fidélité.

 

Homélie à la Vigile Pascale.                        21.04.84

 

Mes frères,

 

          Ce que nous venons d'entendre est vraiment trop lourd à porter. C'est un mystère, le mystère du Christ que nous devons saisir et contempler globalement. En Jésus, il y a compénétration parfaite entre Dieu et l'homme ; et dans l'homme, entre Dieu et le cosmos, et cela sans confusion ni division.

          Cette nuit nous introduit au coeur de ce mystère et elle nous invite à nous y établir. Car la vie du chrétien n'est autre que l'accueil en son coeur de ce mystère. Et a partir de là, se laisser travailler et transformer pour devenir à son tour resplendissement de ce mystère au regard de tous les hommes qui doivent finalement être tous rassemblés en un seul corps, celui de ce Christ, Dieu devenu homme.

          L'histoire du monde est ramassée dans notre veillée. L'histoire, depuis le premier moment où Dieu s'est lancé dans la prodigieuse aventure de la création jusqu'à ces jours-ci qui sont les derniers. Car l'avènement du Fils de Dieu dans notre chair et sa résurrection ont signé un non retour.          

 

          Mes frères, cette veillée très sainte atteint ainsi une densité spirituelle fantastique. Tous les temps sont rassemblés, ramassés en un instant et tous les espaces sont réunis en un seul lieu.

          Nous voyons ainsi - ouvrons le regard de notre coeur - nous voyons que Dieu est vraiment l'âme et l'enveloppe de tout le réel. Il est déjà tout en toute chose. Le projet de Dieu est déjà achevé à l'instant même où il s'amorce, même si à notre échelle il y a un entre-deux dont nous sommes un fragment.

 

          Mes frères, le regard d'un coeur purifié participe à cette éternité. Pour lui, tout est déjà accompli. La parole du Christ en expirant sur la croix : « Tout est accompli ! » ne regardait pas seulement sa mission ici sur terre, mais sa mission universelle, cosmique. Tout était déjà terminé à l'instant même où il avait poussé l'obéissance jusqu'au bout.

 

          Mes frères, la résurrection du Christ nous oblige ainsi à transcender les contingences historiques. Elles nous empoignent pour nous élever à l'altitude de Dieu. Et de ces hauteurs nous voyons les hommes et les choses dans leur vérité. Et cette vérité est belle car Dieu ne fait que des choses de beauté.

          Certes il y a le crime - appelons-le ainsi - ce crime qui est le péché et tous les malheurs qui s'en suivent. Mais encore une fois, transcendons ces accidents inévitables vu notre état actuel. Transcendons tout cela et voyons tous les hommes déjà réunis maintenant dans le coeur de notre Christ et participant déjà à son amour et à sa gloire.

          Il y a dans le coeur de chacun quel qu'il soit, une flamme, une lumière de cette vie divine. Elle est inextinguible et un jour elle triomphera.      

 

          Pour accéder à ces sommets de vie contemplative, nous devons consentir à cette transplantation dans l'univers de Dieu, accepter que les puissances de la résurrection agissent librement en nous. Et ainsi, nous devenons chacun ce que Dieu désire faire de nous. En chacun d'entre nous, la création arrive déjà à la plénitude de son achèvement, de sa perfection. Et à partir de chacun d'entre nous jaillit dans un éclair inextinguible la flamme de la présence divine.

          Voilà, mes frères, la vocation de chaque chrétien dans notre monde et, surtout, vous le comprenez, la vocation des moines même s'ils demeurent cachés dans leur désert. Mais dans l'invisible de Dieu, personne ne peut être caché. Lorsque nous en sommes là, mes frères, lorsque nous y serons, nous connaîtrons le Christ Jésus car nous lui serons devenus semblable.

 

          Et la route pour nous y rendre, nous la connaissons. Le Christ l'a ouverte devant nous. C'est une route merveilleuse, une route de noblesse : c'est la route de l'obéissance. Et cette route réalise des miracles.

          Elle est étroite certes, elle est dure, certains jours elle est pénible. Mais elle ressemble à cette route ouverte à travers la mer avec de chaque coté les eaux dressées comme des murailles. Ces eaux qui par leur nature sont fluides et instables, les voici devenues rigides et solides.

          Et ainsi l'obéissant traverse la vie au chant d'un miracle. Il la traverse parce que devant lui marche le Christ son Dieu comme une colonne de nuée et de feu, le Christ qui s'est fait obéissant, lui, jusqu'à la mort et la mort sur une croix. Si bien que Dieu son Père l'a exalté. Il lui a donné le nom qui est au dessus de tout nom afin que au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et dans les enfers et que toute langue proclame : Jésus Christ est Seigneur pour la gloire de Dieu son Père.

 

          Mes frères, voilà celui que nous avons accepté de suivre. Et ce qui est le plus extraordinaire, ce qui doit soutenir notre vigueur, notre espérance, notre fidélité, c'est que nous aussi par notre obéissance nous participerons un jour - et ce jour, comme nous dit Saint Benoît, c'est pour bientôt, c'est déjà - nous participerons à sa gloire. Et le nom qui a été donné en partage au Christ deviendra le nôtre. Et c'est celui de chrétien.

          Mes frères, ne descendons pas en dessous de notre idéal. Cette nuit où nous célébrons cette résurrection doit être notre fête, car la résurrection est déjà en route en nous, dans notre coeur. Notre corps de ressuscite se construit maintenant, et il se construit dans cette obéissance.

          Voilà, mes frères, le message que je voulais vous délivrer cette nuit. Nous y demeurerons fidèles. Nous sommes ici réunis, et nous le serons pour l'éternité.

 

                                                                                                    Amen.

 

Homélie du jour de Pâques.                        22.04.84

 

Mes frères,

 

          Avec la résurrection du Christ d'entre les morts, nous sommes entrés dans une ère de nouveauté absolue. Nous avons franchi un seuil. Nous nous retrouvons ailleurs. Nous sommes passés de l'autre côté du réel, en haut, comme dit l'Apôtre.

          O, il n'est pas de mot pour décrire ce transfert. Il faut y être, il faut y vivre pour comprendre ; mais des mots pour l'expliquer, il ne s'en trouvera jamais. Car c'est une réalité qui n'est pas de ce monde-ci.

Là-bas, le charnel n'est pas détruit, il est transposé. Il n'est pas rejeté, il est purifié. Il est tout entier devenu lumière, harmonie, chant et parole car il suffit qu'on se regarde les uns les autres pour tout savoir.

 

          Mes frères, cette vie dans l'univers de Dieu n'est pas une fusion dans un universel indifférencié. Loin de là ! C'est bien plutôt le contraire, chacun arrive au sommet de sa conscience et de sa personnalité. Je suis vraiment moi-même lorsque entièrement ressuscité dans le Christ, je ne fais plus qu'un avec Lui.

          Et nous pouvons maintenant nous poser la question que nous avions soulevée en ouvrant cette Sainte Semaine : Qui donc est cet homme ? Qui donc est Jésus appelé le Christ ? Et nous pouvons répondre aujourd'hui qu'il est la tête d'un Corps immense regroupant tous les hommes, assumant le cosmos dans sa totalité.

 

          Parce que Dieu devenu homme a été enfoui dans le sein de la matière jusque dans la mort. Parce que cet homme Jésus est ressuscité d'entre les morts, il est devenu porteur d'un potentiel infini de vie divine qui maintenant se diffuse irrésistiblement, triomphalement partout.

          Chacun de nous vit en lui et par lui. Chacun de nous est divinisé par lui et en lui. Ce mystère est notre fierté et notre joie comme il a été celle de Marie-Madeleine, des Apôtres, des disciples, comme il le sera demain de tous les hommes.

 

          Mes frères, je voudrais pour terminer exprimer un vœu à votre adresse, à l'adresse de chacun d'entre vous : Que la puissance de la résurrection, cette puissance infinie de résurrection agisse librement en vous, que vous la laissiez agir en vous livrant à elle en toute confiance afin qu'elle vous transfigure, qu'elle vous transforme, qu'elle vous fasse ressusciter, entrer dans l'univers de Dieu. si bien que vous deveniez pure lumière et pur amour pour tous ceux que vous rencontrerez ici même et partout, et cela pour une éternité de bonheur.

 

                                                                                          Amen.

 

Chapitre 71 : S’obéir mutuellement !             29.04.84                    

      Le trésor de l’obéissance. [2]

 

Mes sœurs, mes frères,

 

Je serais très bref ce matin car nous devons prendre la route à 9 H. et nos hôtes doivent encore célébrer l'Eucharistie, puis déjeuner. Mais il y a tout de même quelque chose à dire a propos de ce chapitre.

 

Saint Benoît, qui est un artiste incomparable comme vous le savez, a serti au fronton de ce chapitre une pierre d'un prix inestimable. Je la vois comme ces perles que les femmes hindoues incrustent sur leur front pour rehausser leur beauté, et la beauté de la femme, et la beauté de la perle.

 Saint Benoît dit : oboedientiae bonum, 71,2. On l'a traduit le lien de l’obéissance. Il est difficile de faire autrement. Mais il s’agit de bien autre chose que cette traduction qui me paraît malgré tout très pauvre.

 

Lorsqu'on parle du bonum, nous devons avoir sous les  yeux, immédiatement, le Créateur qui se lance dans cette formidable aventure de placer en face de lui un existant qui serait différent de lui, avec lequel il va pouvoir dialoguer et travailler.

Et à mesure qu'il avance dans son Opus, ce fameux Opus Dei, dans son Oeuvre, dans son Travail, il se félicite lui-même en disant : « Bonum est ! C'est bon ! » Et lorsqu'il a terminé, il n'a personne là pour le regarder sinon lui et ce partenaire qu'il a en face de lui. Alors il s'applaudit en disant : « Mais cette fois, c'est vraiment très beau, c'est très bien ! C'est en face de moi quelque chose qui est sorti de mon cœur et qui me ressemble. Il y a en moi le meilleur de moi-même, c'est à dire mon amour. »

 

Voyez ! Lorsque nous parlons du bonum oboedientiae, enfin disons le bien de l'obéissance, voyons tout cet immense spectacle qui s'offrait a Dieu et qui s'offre encore à lui aujourd'hui, et dont maintenant nous sommes une des parcelles. Il faudrait dire la beauté de l'obéissance, le trésor de l'obéissance, voilà le mot, le trésor de l’obéissance pour traduire ce bonum.

Cela sonne un peu étrange aux oreilles charnelles parce que l'homme charnel désire - soyons francs - ce que dans le fond de notre cœur nous désirons, c'est de n'avoir de compte à rendre à personne, de ne dépendre de personne. Je sais ce que je dois faire et je suis assez grand pour me conduire tout seul. Je prends ma vie en main et puis je vais la construire comme il me semble bon.

 

Alors, là-dedans, pas question d'obéissance. L'obéissance est vue comme une déchéance. Il s’agit de bien autre chose, vous comprenez, l'obéissance est un trésor. Mais pourquoi peut-elle être un trésor ? Et là, ne l’oublions jamais, l’obéissance n’est pas d’abord le propre de la créature, le propre de l’homme. L’homme a été créé image et ressemblance de son Créateur.

Or, l’obéissance est d’abord mais avant tout, et en premier lieu une qualité divine. Le tout premier obéissant, c’est Dieu. Et si nous autres nous sommes obéissants, c’est parce que nous sommes créés à l’image de Dieu. Dès l’instant où cette image a été souillée, détériorée en nous, alors notre obéissance a été déséquilibrée, détraquée.

 

Voyez ! Lorsque Saint Benoît nous dit que c’est par la route de l’obéissance qu’on retourne à Dieu, c’est logique. Dès l’instant où nous permettons à Dieu de rétablir en nous l’obéissance, il rétablit en nous sa propre image, lui qui est l’obéissance par excellence. Mais comment Dieu est-il obéissant ? Eh bien, c’est parce qu’il est Trinité.

Et à l’intérieur de cette communion Trinitaire, chaque personne se reçoit des autres et elle se restitue aux autres. Aucune des trois personnes ne s’appartient, chacune appartient aux autres. En termes plus techniques, plus théologiques, on peut dire que chaque personne divine est personne parce qu’elle est relation. C’est sa relation aux autres qui la constitue comme personne et comme entité. Voyez que l’obéissance fait partie de l’essence même de Dieu.

 

Il n’y a donc pour l’homme rien de plus beau, rien de plus noble que d’être obéissant, c’est à dire de se trouver sur terre vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis des autres hommes comme chacune des trois Personnes se trouve à l’intérieur de la Trinité, c’est à dire se recevoir de Dieu et des autres et se livrer à Dieu et aux autres sans rien réserver pour soi. Et, à partir de là, resituer un peu toute la Règle de Saint Benoît, toute la Tradition monastique et même le Droit Canonique, n’ayons pas peur de le dire.

Lorsque dans les Constitutions, il faudra parler de l’obéissance, ce sera quelque chose de très, de très sec. Il faut bien parce que nous sommes des êtres enfoncés dans le péché et que ça doit être clair et net ce que nous devons faire dans la pratique. Mais comme nous sommes déjà émergé de ce péché, nous sommes pris par le pneuma, nous sommes pris par l’Esprit.

Et alors, lui nous fait découvrir des choses qu’il est impossible d’expliquer correctement dans des mots, dans des phrases. La véritable vie ne peut pas se couler dans un discours, elle se vit et, c’est la vie elle-même qui est discours.

 

Voilà, mes frères, ce que je voulais vous dire ce matin. Vous comprenez que je pourrais encore m’étendre beaucoup plus loin, cela pourrait encore durer des minutes et des minutes. Mais comme je le disais, nous sommes assez pressés ce matin. Voilà, nous allons partir.

Mais n’oubliez pas que par la vertu de cette obéissance, nous sommes introduits chez Dieu,  nous vivons de la vie même de Dieu. Et dès ce moment, nous sommes a l'intérieur de Dieu et il n'y a plus d'espaces, il n'y a plus de distances. Nous vivons chacun dans le cœur des autres. Nous vivons dans le cœur de Dieu.

 

Si bien que si je m'en vais là-bas à des milliers de Km, vous y venez avec moi, non pas corporellement mais mystiquement, spirituellement, je dirais presque sacramentellement à l'intérieur de mon cœur. Puisque, vous le savez, dans le monastère le premier obéissant, c'est celui qui tient la  place du Christ, ce doit être l'Abbe. Donc, vous êtes là en moi, je vous emporte avec moi. Mais en même temps je reste ici parce que je sais que j'habite en chacun de vos cœurs par l'obéissance, cette obéissance que nous nous rendons mutuellement.

 

Voilà mes frères, je vous remercie de vouloir bien vivre cet idéal monastique qui est notre trésor et qui, à partir de notre petit désert ici, et du désert où chacun d'entre nous habite, il y a quelque chose qui se passe et qui est irremplaçable. C'est cette vie Trinitaire qui, à partir de notre cœur obéissant se répand dans le monde des hommes et même dans le monde matériel.

Voilà, mes frères, ce que nous emporterons au Chapitre Général, car vous le comprenez, c'est à l'intérieur de cette obéissance que nous nous y rendons et que nous en reviendrons.

 

Récollection du mois de juin.                      02.06.84

 

Mes frères,

 

Cette année notre récollection mensuelle tombe providen­tiellement entre deux événements d'une grande portée : l'un est d'ordre liturgique, l'autre est d'ordre canonique.

Vous avez compris que j'ai en vue la fête de la Pentecôte qui va réactualiser en nous le sentiment spirituel d'une pré­sence qui nous enveloppe, qui nous pénètre et qui nous travail­le. C'est la présence de cette Personne Divine qu'on appelle l'Esprit ou le Souffle et qui est à l'intérieur de la divinité de la Sainte Trinité que nous rencontrerons huit jours plus tard, qui est l'amour.

Et puis un autre événement, la conclusion heureuse d'un Chapitre Général historique car il a mené à bien la rédaction définitive de nos Nouvelles Constitutions.

Il y a entre ces deux événements un rapport, une harmonie que je vais essayer de dégager devant vous.

 

Nous ne sommes pas des païens. Il y a des païens aujourd'hui encore. Je ne pense pas à ceux qui ne connaissent pas le vrai Dieu, le Dieu unique. Je pense aux païens de nos régions. Et prenons bien garde de ne pas être de leur nombre. Ce sont les hommes qui ne parviennent pas à comprendre effectivement, pratiquement, que le christianisme est essen­tiellement une religion de la matière, une religion du concret, une religion de la chair dans le sens noble du terme naturellement.

Dieu a créé le cosmos. Et puis, au jour voulu par lui, il a décidé d'entrer à l'intérieur de sa création, de l'épouser, de faire un avec elle, de façon à la prendre et à l'introduire à l'intérieur de son être de Dieu. Si bien que nous qui sommes la fleur de la création maté­rielle, nous pouvons maintenant participer consciemment, pleinement à la vie de notre Dieu. Et tout cela sans quitter notre nature d'homme.

Voyez, le paganisme, c'est de rejeter la matière, c'est de rejeter la partie charnelle de notre être comme si l'essen­tiel était de se dégager de tout ce qui n'est pas purement esprit dans le sens étroit du terme. C'est là l'illusion, et l'illusion dans laquelle on tom­be très volontiers. Cela se traduira concrètement par un mépris de tout ce qui n'est pas abstraction, de tout ce qui n'est pas pure intellectualité.

 

Maintenant voyons l'autre événement, celui que nous avons vécu dans le courant du mois de Mai. Les Constitutions, elles sont pour nous la matérialisation de notre être monastique. C'est à dire, elles nous placent dans la vérité de notre recherche pratique de Dieu : elles parlent d'abord, elles parlent partout, du début a la fin de choses très concrètes et très matérielles. Elles nous disent d'abord ce que nous sommes : des êtres qui ont été saisis par Dieu et qui se donnent tels qu'ils sont

à ce Dieu qui les appelle, Dieu qui est lui-même devenu homme.

Nous sommes donc par rapport à Dieu dans un rapport presque d'égalité. On traite d'homme à homme. Le Christ Jésus est un homme comme nous. Nous sommes semblables à lui en tout. Mais la différence, c'est que lui est Dieu par nature, tandis que nous, nous devenons Dieu dans la mesure où nous le suivons au plan matériel. C'est la route de l'obéissance ! Il faut obéir à un homme qui dans le monastère tient la place du Christ.

C'est un homme revêtu de péché, mais qui a le privilège d'être dans la réalité de son corps mortel la présence du Christ parmi ses frères. Voilà donc que partout - l'être tel qu'il est - on se met à marcher à la suite de ce Christ présent.   

 

Il y a alors le détail de cette sequela Christi. Il faut se comporter comme des autres hommes : il faut travailler pour vivre, il faut se nourrir, il faut s'habiller, il faut dormir. Il faut donc être soumis à toutes les contingences matérielles ordinaires, mais dans un esprit nouveau. Car nous savons qu'à travers ce quotidien le plus banal, il y a un travail qui s'opère.

C'est ce travail spirituel, cet Esprit divin qui est partout présent et qui, à travers la ma­tière, rend cette matière nouvelle. Il la purifie. Le coeur devient autre. Le coeur acquiert des yeux nouveaux qui lui permettent de contempler cette lumiè­re de Dieu, de s'en nourrir et de devenir pure transparence, mais toujours à travers une chair qui est déjà en train de res­susciter, de se transfigurer.

Et puis, on parle de choses très concrètes. On parle de la façon de s'habiller. On parle de la façon de traiter des choses matérielles. Il y a toute la partie que nous pourrions appeler "ascétique" de notre vie, celle qui permet de disci­pliner notre être de chair, de ne pas le laisser divaguer, de ne pas non plus le laisser s'échapper dans des sphères éthérées mais qui le tienne toujours dans le droit chemin de la vérité voulue par Dieu qui jamais n'a renié sa création mais qui, au contraire, l'a tellement aimée qu'il a voulu faire un avec elle pour la faire participer à sa propre vie.

 

Il y a aussi toutes les grandes structures que nous con­naissons et qui fait que chaque monastère est comme une cellule d'un Corps plus grand. Et entre toutes ces cellules, il y a in­tercommunication de vie, il y a communion dans le même idéal, mais toujours un idéal bien concret.

Il y a donc entre les deux, vous voyez, entre cet aspect purement canonique, judaïque de notre vie et son aspect mysti­que et spirituel, il y a une harmonie parfaite. Et nous devons dans les mois, dans les années qui suivent, nous en laisser pénétrer.

On a voulu que chaque Constitution soit imprégnée de spi­rituel. C'est plus qu'une note ! Vous verrez que la rédaction elle-même est devenue spirituelle au point que on est à l'in­térieur du plus matériel au moment où on entre dans le pur spi­rituel.

 

          Je vous assure que c'est un …… je ne dirais pas que c'est un miracle - je ne pense pas aller jusque là - mais c'est tout de même quelque chose de prodigieux. Car en commençant, on ne savait pas du tout où on allait arriver. Il y avait des questions qui paraissaient quasiment hu­mainement insolubles et qui se sont dénouées d'elles-mêmes sans que personne ne le remarque. Il y avait là une action qui venait d'au-delà de nous et qui nous conduisait là où Dieu nous attendait.

Voilà, mes frères, je pense que au cours de cette récol­lection nous pouvons y réfléchir et bien nous rappeler que tout ce que nous faisons de plus matériel dans notre vie est le che­min indispensable, est le support nécessaire et essentiel d'une vie spirituelle authentique. En dehors de cela, ce ne peut être que de l'illusion.

Nous serons donc heureux de ce que nous rencontrons, de ce qui nous est donné surtout, je dirais, dans cette partie qui est la plus commune dans ­notre vie, l'aspect de travail, de labeur. Je ne pense pas seulement au travail manuel, au fait de gagner sa croûte tous les jours, mais aussi au labeur de notre Opus Dei. C'est un Opus, donc c'est un travail !

Et à l'intérieur de notre prière liturgique, tout cet élément sur lequel nous devrons revenir et que nous devrons faire revivre dans la réalité où cela a été quelque peu laissé de côté : tout l'aspect gestualisation qui engage notre corps. La véritable prière s'exprime dans un geste, dans un geste qui est noblesse et beauté. Et ça, nous devons le retrou­ver. Nous en avons déjà retrouvé beaucoup, mais nous ne sommes pas encore au terme de notre conversion dans ce domaine.

 

Voilà, mes frères, ce que je voulais vous dire ce soir. Retenons surtout ceci, cette grande vérité que nous retrouve­rons à l'occasion des fêtes qui se présentent à nous au cours de ce mois : la Fête de la Pentecôte, la Fête de la Trinité, la Fête du Corps et du Sang du Christ.

Et cette vérité, c'est que si Dieu a voulu devenir homme, c'est pour que nous en tant qu'homme, sans jamais renier notre nature, nous dans notre chair, nous puissions à notre tour de­venir Dieu et participer de façon consciente à la vie de bonheur et de gloire de notre Christ, de notre Trinité, qui nous entraîne au sommet et au plus profond de ce qu'elle est.

 

Homélie de la Vigile de la Pentecôte.             06.06.84

      Quelle est notre situation à nous maintenant ?

 

Mes frères,

 

En cette Vigile de la Pentecôte, alors que nous sentons agir en nous et autour de nous la présence de l'Esprit Saint, posons-nous une question : Quelle est notre situation à nous maintenant ? Que fai­sons-nous sur cette terre ? Que faisons-nous dans ce monas­tère ? Notre intention est-elle de bâtir une ville, de cons­truire une tour dont le sommet pénètrerait à l'intérieur des cieux ? Voulons-nous nous faire une renommée ?

Si tel était notre projet, reconnaissons que le Christ le jette absolument par terre. Et il nous clame sa vérité. Je me suis fait, dit-il, obéissant jusqu'à la mort, et la mort sur une croix. Et Saint Benoît nous dit que si nous voulons réussir notre vie, si nous voulons entrer dans le véritable bonheur, nous devons suivre le Christ, fidèlement, chaque jour. C'est à ce prix, et à ce prix seul que l'Esprit Saint nous sera largement donné.

Le désir fou de pénétrer à l'intérieur des cieux en nous élevant au dessus de nous-mêmes, partir à l'escalade des cieux, les prendre d'assaut, écouter cette voix qui dans notre coeur nous dit à tout moment : vous serez comme des dieux, ne serait-­ce pas là le ressort de notre histoire ?

Mais vraiment, il y a là quelque chose qui a été faussé. Nous voulons réaliser par nous ce qui doit nous être donné. Car Dieu a voulu que vraiment l'homme devienne un Dieu, qu'il connaisse, qu'il aime, qu'il possède à la manière de Dieu. Et ce que cela veut dire, personne ne le sait, sauf Dieu et celui auquel Dieu, déjà dès cette vie, les donne en partage.

Oui, l'histoire, c'est une lente et pénible ascension de l'homme vers un état divin. Et cela à travers des luttes, des reprises, des péchés. Mais Dieu est plus patient et plus fort que la malice de l'homme. Dieu a tout pris sur lui, jusqu'au péché. Et Dieu toujours est amour.

Il y a là un contraste éclairant entre ce qui est Dieu et ce qui est l'homme, l'homme qui s'imagine tout pouvoir parce qu'il maîtrise la matière, parce qu'il maîtrise le cos­mos, parce que son intelligence s'élargit chaque jour. Mais cet homme qui malgré tout fini par se retrouver devant l'issue fatale de la mort. Et alors, à quoi lui aura servi tout son effort ?

 

Et il a en face de lui Dieu qui possède tout ce qui peut rendre l'homme éternellement heureux. Et ce Dieu, lui, est respectueux. Il ne veut pas forcer le bonheur de l'homme. Il laisse faire sa créature, mais il ne l'abandonne pas. Et cette créature, il la conduit malgré tout à travers toute chose. Il a voulu lui-même devenir un de ces hommes pour saisir la création par l'intérieur d'elle-même et la remettre sur le chemin qui doit la conduire vers la plénitude de son destin.

A l'intérieur de ce dessein divin, il y a le moine. Et c'est un homme qui a compris et qui accepte de tout recevoir. Si il exerce la violence, c'est contre lui-même, c'est contre son égoïsme, c'est contre les tendances perverses de son coeur. Il sait très bien que le Christ a dit que le Royaume des cieux souffre violence et que seuls les violents s'en emparent. Mais que va-t-il faire ?

Il ouvre son être tout entier, il ouvre les fenêtres de son coeur, de son intelligence, de sa chair pour que le souf­fle de Dieu entre par toutes les issues, qu'il prenne posses­sion de son être entier et puis alors, qu'il lui donne la vé­ritable violence, la véritable force qui est celle de Dieu, qui est celle de l'Esprit. Et à ce moment, tout devient possible à cet homme qui consent à être ce qu'il est et qui accepte de tout recevoir.

 

Car Dieu est lumière. Dieu est feu. Dieu est eau. Dieu est souffle. Dieu est vent. En un mot, Dieu est Esprit et Dieu est sainteté. Mais qu'est-ce que cela veut dire sainteté ? Cela, si­gnifie que Dieu est absolument autre que ce nous pouvons imaginer ou intelliger.

Et lorsqu'un homme est ainsi saisi par l'Esprit de Dieu, il entre dans cette sainteté, c'est à dire qu'il devient autre. Cela va parfois tellement loin, qu'il n'est plus reconnu par ses frères qui prennent peur de lui, qui l'écartent, qui peu­vent le rejeter. C'est ce qui est arrivé au Christ, ce qui est arrivé à nombre de saints. L'histoire est là pour nous le rappeler.

Mes frères, le sommet de toute vie, de tout bonheur, c'est l'acquisition de l'Esprit Saint. C'est cela l'objectif de la vie monastique : devenir un seul esprit avec Dieu, avec le Christ. C'est le terme de notre croissance. C'est le cadeau que Dieu veut nous faire.

Mes frères, dans cette Eucharistie, à nouveau nous prou­vons, nous montrons, nous témoignons de notre foi en cette ac­tion de Dieu sur chacun d'entre nous. 0 je le sais, le péché sera toujours là pour nous repren­dre, pour essayer de nous reprendre. Mais le souffle de Dieu sera plus puissant.

Nous allons de nouveau nous laisser baigner par l'eau, par cette eau dont le Christ vient encore de nous parler, qui doit jaillir en nous en source de vie éternelle. Mais c'est une eau matérielle que nous allons recevoir, une eau sur la­quelle nous allons invoquer la présence de l'Esprit. Et cette eau va exécuter ce qu'elle signifie.

Lorsque nous l'aurons reçue avec foi, il va se passer quelque chose en nous. Nous serons devenus autres, une alté­rité qui nous rapprochera de l'altérité suprême de Dieu. Notre coeur aura été purifié. Et tous ensembles, nous aimant, parta­geant la même vie, devenant dans l'Esprit Saint un seul Corps, nous nous aimerons, nous nous aimerons mieux, nous serons ca­pables de donner notre vie les uns pour les autres.

 

Voilà, mes frères, ce que nous rappelle la Fête de ce Jour. Et demain, ce sera la Pentecôte. Nous serons déjà livrés a l'Esprit Saint. Nous lui laisserons toute liberté en nous. Nous lui donnerons le bonheur d'être pour lui des réceptacles fidèles de ce qu'il est, et d'être pour les hommes présence de sa lumière.

 

                                                                                                Amen.

 

Homélie de la Pentecôte.                          10.06.84

 

Mes frères,

 

Le Seigneur Jésus vit au milieu de nous et nous ne le savons pas, nous n'en avons pas conscience. Il a soustrait à nos regards la perception sensible de son être jusqu'au jour où notre coeur entièrement purifié sera parfaitement adapté à la transparence, à la limpidité de son corps glorieux à lui. Et à ce moment-là, nous le verrons tel qu'il est. Et notre joie, personne ne pourra nous la ravir.

 

La fête de ce jour est déjà une certitude de la présence toute proche de cette joie. Déjà nous recevons les prémices de notre communion à l'intérieur de l'Esprit Saint. Car la présence visible du Christ ressuscité, nous ne devons pas nécessairement la reporter à un avenir au-delà de nos espérances terrestres, non ! Je reviendrai, nous a dit le Christ, et je vous prendrai auprès de moi.

Oui, mes frères, c'est cela l'espérance, le terme de no­tre vie chrétienne et surtout de notre vie monastique : que le Christ vienne nous prendre pour nous placer auprès de lui, mais concrètement. Cela signifie que nous devons nous laisser travailler par son Esprit qui est comme son doigt, qui est comme sa main ; lui laisser enlever de notre être tout ce qui est contraire à la pureté de son être à lui, pour que notre coeur devienne sembla­ble au sien, qu'il n'y ait plus en lui que présence rayonnante de l'Esprit qui est amour.

Et à ce moment-là, étant parfaitement accordé à la person­ne du Christ, nous le verrons.  Certes, ce ne sera pas avec les  yeux de notre chair, mais avec les yeux de notre coeur devenu UN avec le sien.

 

Mes frères, voilà la grande espérance qui nous habite. Et nous savons que la réalisation de ce grand projet de Dieu dé­pend surtout de nous. Sommes-nous suffisamment ouverts à ce qu'il attend pour nous donner ?

La vie monastique est ainsi une patiente ascension vers l'heure ou l'Esprit devient l'âme de notre existence, la lumiè­re de nos yeux, la respiration de notre coeur. Il se produit comme une spiritualisation de la matière qui devient transpa­rente à la présence active et amoureuse de Dieu.

On perçoit à ce moment l'unité du cosmos et des hommes qui l'habitent. On se reconnaît UN dans l'unité d'un même corps. Et l'Esprit Saint est ainsi le don suprême. Il est la vie éter­nelle anticipée.

 

Mes frères, nous savons que cet idéal n'est pas quelque chose qui ressemblerait à un beau rêve et qui nous droguerait pour nous faire échapper à la dureté de notre existence con­crète.

Nous savons trop bien que c'est à travers cette dureté, cette violence à laquelle il était fait allusion hier, à tra­vers cet affrontement que l'action de Dieu se réalise. Le Christ Jésus est mort sur une croix, condamné injustement... Et il a du même coup exorcisé toutes les rêveries fumeuses.

Mais au moment même où il mourait, il prenait dans sa mort à lui toutes nos détresses. Toutes nos morts personnel­les, il les transformait. Il y déposait le germe de sa propre résurrection et déjà il les animait de son Esprit.

 

Mes frères, l'existence monastique, c'est cela vécu réel­lement au jour le jour, dans le coude à coude fraternel, dans une obéissance qui est notre honneur à nous.

Pourquoi ? Mais parce que nous reconnaissons la présence et l'activité de cette vie à l'intérieur de notre don à la per­sonne du Christ, et dans la personne du Christ à la Personne même de Dieu qui est l'origine de tout.

Cette vie qui nous unit, elle va s'exprimer d'une manière très belle dans l'harmonie de nos pensées et de nos gestes. Chacun, tel qu'il est, à sa place participe à l'unique Esprit, à l'unique Amour, pour le bien de tous. Et la croissance de cha­cun et de l'ensemble est l'oeuvre de cet Esprit qui travaille dans le coeur de chacun.

Tel est le sens magnifique de notre obéissance, mes frè­res, c'est cette collaboration intelligente à ce travail de Dieu. Et c'est un sommet de bonheur et d'honneur pour nous.

 

Cette solennité de la Pentecôte est donc tout à la fois la fête de notre communauté et celle de chacun d'entre nous. Elle est aussi au sein même de Dieu une fête également. Elle est la fête de l'amour qui déborde sur toute la création, qui déborde sur nous, qui nous emplit et qui nous transforme. Car il faut que cet amour nous métamorphose en ce qu'il est, lui.

Et l'Eucharistie que nous partageons en est le signe. Nous sommes tous une famille. Nous sommes de la famille de Dieu. Nous partageons sa vie et en lui nous devenons un seul Corps. Et à l'intérieur de cette unité, chacun atteint le sommet de sa personnalité propre.

Mes frères, c'est cela le paradoxe ! L'obéissance à l'Es­prit ne diminue pas quelqu'un, elle l'élève. La perte de soi dans le vouloir du Christ ne diminue personne. Au contraire, elle le porte au faite de ce qu'il est. Mes frères, voilà notre vie, voilà notre fête d'aujourd'hui.

A partir de demain nous rentrons dans ce qu'on appelle le Temps Ordinaire qui symbolise tellement bien notre vie quoti­dienne sans relief, mais qui sera très belle par l'Esprit Saint qui l'anime, toujours cet Esprit absolument et intérieurement présent. A lui nous nous donnons, et en lui nous trouverons tout ce que Dieu veut nous donner pour sa gloire à lui et pour notre joie sans fin.

 

                                                                                                      Amen.

 

Récollection du mois de juillet.                    30.06.84

 

Mes frères,

 

Le mois de juin s'est offert à nous dans une densité énor­me presque intolérable. Il s'est ouvert par la Fête de la Pentecôte que nous avons célébrée au carré : une Vigile d'abord et ensuite le jour même. Et cette Pentecôte clôturait splendidement le Temps Pas­cal. Elle nous rappelait que nous sommes aimés dès avant notre apparition dans ce monde.

Dieu a conçu à notre intention un projet qu'il tient se­cret, qu'il tient caché au creux de son amour. Et il nous le découvre jour après jour à travers bien des détours, bien des chutes aussi parfois. Mais ce projet, avec une obstination divine qui est celle de l'amour, nous savons qu'il le conduira à son terme qui est notre transfiguration en Dieu. Et c'est ainsi que nous nous sommes trouvés au début du mois de Juin placés en face de notre destinée.

 

Et le mois, nous l'avons clôturé aujourd'hui par la Solen­nité des Apôtres Pierre et Paul, deux hommes qui ont cru en cet amour et qui ont été saisis par lui, qui sont devenus légers et qui ont été emportés par ce Souffle dont on ne sait ni d'où il vient, ni où il va.

Ils n'ont pas cherché à savoir ce que demain leur réser­vait. Ils savaient que demain, c'était encore une fois préparé pour eux par l'amour. Et finalement ils en sont morts. Mais cette mort n'était pas quelque chose d'effrayant. Ils l'attendaient. Ils y aspiraient. C'était un endormissement dans cet amour qui les tenait pressés contre lui.

 

Entre les deux nous avons rencontré la Fête de la Trinité. Cette fête qui est le nom propre de Dieu, ineffable, indicible. Nous ne pouvons comprendre ce que signifie ce nom. Une seule chose est certaine, c'est que ce nom divin est devenu notre er­mitage. C'est en lui que nous avons établi notre demeure. Et là, nous y rencontrons toute sécurité pour aujourd'hui et pour tou­jours.

Peu après, le dimanche suivant, c'était la solennité du Corps et du Sang de Notre Seigneur le Christ. Et là, nous nous sommes trouvés en présence de la vie à notre portée. Car dans ce sacrement qui récapitule toute l'aventure et de l'homme et de Dieu, dans cette connubium, dans ce mariage entre Dieu et l'humanité, nous la retrouvons à cette table Eucharistique.

Et nous avons le bonheur de nous y nourrir et de nous y désaltérer chaque jour de manière à ce que cette vie prenne possession de notre être et nous transforme en ce qu'el­le est. Car le sommet de toute béatitude, c'est de participer de façon consciente à la propre vie de Dieu, à l'intérieur de la Personne du Christ sur laquelle nous sommes greffés.

 

Et puis nous avons fait, refait connaissance avec Jean le Précurseur. C'était un homme hors du commun, le premier des moines, comme on l'appelle, lui qui vivait dans les lieux dé­serts, qui se contentait de très peu, qui n'avait plus d'atta­ches sur cette terre, qui dès cette vie entrait déjà dans le monde à venir et pouvait de son regard illuminé reconnaître parmi la foule celui qui était le Dieu fait homme.

Et lui aussi, il s'est laissé emporter par son destin. Une mort misérable certes, mais combien sublime, une mort iden­tique à celle de Dieu lui-même lorsque Dieu a voulu mourir.

 

Et enfin hier, c'était la solennité du Coeur du Christ. Et là, nous devons bien prendre garde ! Eloignons de notre es­prit toute imagerie pieuse, mais ridiculement pieuse. Voyons les choses de façon virile, c'est à dire telles qu'elles sont. Mais pour les voir ainsi, il faut élargir notre regard.

Le Christ ressuscité dans son être d'homme entièrement trans­figuré est devenu de façon réelle et définitive ce qu'il était dès l'origine naturellement - mais ça n'apparaissait pas - il est devenu la lumière du monde. Et cette lumière enveloppe l’univers entier. Elle le por­te. Elle lui donne vie. C"est cette lumière qui a lancé le cos­mos dans l'existence et qui le conduit jour après jour vers la perfection de son achèvement. C'est extrêmement lent à notre échelle, mais à celle de Dieu, cela dure un instant...

Et cette lumière, elle est agissante, elle est vivante. Elle n'est pas distincte de la Personne du Christ. Et mainte­nant si nous voulons être attentifs, nous voyons que cette lu­mière se condense dans un centre. Et ce centre est un foyer à partir duquel elle rayonne. Ce foyer en est comme la source. Et ce foyer, c'est le centre le plus intime du Christ ressuscité, c'est à dire son coeur.

 

C'est là que se trouve l'origine de la lumière. C'est à partir de là qu'elle se diffuse à travers la Personne du Christ et alors partout. Si bien que le Christ n'est pas distinct dans sa Personne ni de son coeur, ni de la lumière. Et c'est grâce à elle qu'il est partout présent et partout agissant. Et c'est ce coeur qui est la puissance dynamique et régulante de l'évolution créatrice. C'est à partir de là que tout se réalise. Voilà, mes frères, je dirais le sommet de la solennité de hier. Mais nous, nous maintenant?

Eh bien, le but, le terme de notre vie monastique, c'est que nous puissions chacun devenir à notre tour participant à cette lumière. C'est à dire que notre coeur étant travaillé par cette lumière devient vraiment un avec la personne et le coeur du Christ. Il se passe ceci : Lui prend notre coeur de péché. Il le prend pour lui. Et à l'intérieur de cet incendie qu'il est, il le consume. Puis, il nous le restitue à l'image et à la ressem­blance du sien. Mais c'est tellement vrai, qu'il n'est pas pos­sible de les distinguer l'un de l'autre.

Et c'est ça qui est merveilleux ! Chaque homme, ainsi chacun de nous devient un autre Dieu. Et vraiment à partir de là, nous sommes divinisés. Il va donc falloir, tout notre travail monastique consis­tera donc à nous rendre poreux. Donc, cela signifie ceci : acquérir une porosité qui va rendre notre chair perméable à cette lumière qui entre en nous et qui s'empare de notre coeur pour l'emporter avec le Christ et nous le restituer transfiguré.

 

Mais porosité dans la pratique va signifier tout d'abord obéissance. Donc nous ouvrir, mais entièrement, à tous les vou­loirs de Dieu sur nous. Et ces vouloirs s'échelonnent depuis notre lever jusqu'à notre coucher et même pendant notre sommeil. Nous ne pouvons pas y échapper. Nous devons toujours être disponibles, être ouverts. Et ainsi notre chair étant poreuse, notre être s'imbibe des vouloirs de Dieu qui ne sont pas, enco­re une fois, distincts de sa Personne, et qui ne sont pas dis­tincts de la Lumière.

Cela signifie aussi que nous devons savoir prier, c'est à dire nous tenir devant Dieu, devant cette lumière, les yeux ouverts pour la laisser entrer en nous aussi par notre regard et ainsi acquérir un regard de lumière, un regard lumineux. Mais cela s'opérera dans ce qu'on appelle techniquement prière, oraison, contemplation, lectio Divina, tout ce qui nous met en rapport immédiat et sans intermédiaire avec notre Dieu, c'est à dire toujours concrètement, ne l'oublions pas, avec notre Christ.

Et enfin, porosité signifiera aussi un repos, une paix, presque un sommeil, mais un sommeil dans la tranquillité parce que on s'abandonne. On laisse de côté les sécurités antérieures, les sécurités familières pour en recevoir gratuitement de nouvelles : les propres sécurités du Christ.

 

Voilà, mes frères, ce travail ascétique qui est le nôtre jour après jour. Et vous le voyez, il a pour but de nous ouvrir a cette lumière pour que nous-mêmes nous puissions devenir, mais réellement, des êtres lumineux.

Mais se laisser aimer de cette façon et répondre par un amour, cela ne va pas sans souffrance. Pourquoi ? Mais parce que il y a toujours en nous des résistances. Nous ne sommes jamais assez purs que pour nous abandonner en toute confiance à l'amour. Nous avons toujours en nous des peurs.

C'est pourquoi il nous faut franchir des murailles : la muraille de la peur, la muraille de la mort, la muraille de l'esseulement, la muraille de la lassitude. Nous devons les franchir les unes après les autres. Mais au-delà, c'est enfin l'espace de la liberté parfaite et de la joie que personne ne peut enlever.

 

Mais pour franchir ces murailles, il ne faut pas avoir peur parfois d'avoir mal. Mais c'est une souffrance salutaire. Elle est participation à cette souffrance du Christ, à ce coeur dont on vient de parler, qui est devenu une grotte à l'inté­rieur de laquelle jaillit la vie. Il y a un temps pour souffrir, mais il y a un temps où la souffrance est dépassée, où il ne reste plus que la cica­trice de la souffrance qui est devenue un joyau, mais un joyau qui ne fait plus que rayonner la lumière et la joie.

Voilà, mes frères, nous aurons tout cela à l'esprit au cours du mois de Juillet. Et nous le vivrons comme si c'était. la première fois, avec la fraîcheur de la première fois lors­que nous avons fait le pas pour entrer dans le monastère, là où nous étions appelés, là où nous étions attendus, où nous étions dirigés depuis si longtemps déjà, même sans le savoir.

Voilà, mes frères, c'est en toute confiance que nous vivrons cette aventure les uns avec les autres, sans oublier ceux qui nous ont précédés, sans oublier non plus ceux que Dieu prépare déjà pour nous rejoindre... Et ainsi, tous ensembles, dans cette communion qui ne peut être brisée, nous deviendrons lumière participant à cette Lumière pour le salut du monde et pour le bonheur de tous les hommes nos frères.

 

Les Nouvelles Constitutions.                       08.07.84

      1. Présentation.

 

Mes frères,

 

Je viens de recevoir la traduction française de nos Nou­velles Constitutions. Ce texte sera encore révisé puisque l'original latin lui-même doit être revu. Mais comme le dit l'Abbe de La Trappe gui nous envoie ce texte et qui a fait la traduction, les différences ne seront pas grandes. Il y aura simplement a adapter le texte latin et par après le texte fran­çais au génie de chaque langue.

Je vous demande d'être très attentif à la logique interne de ce texte. Le Chapitre Général s'est donné beaucoup de soucis afin que la présentation de nos Constitutions aide la logique de la pensée. C’est un texte qui est agréable à lire parce qu'il n'est pas heurté. Tout se déroule de façon normale. Une chose vient après l'autre à sa place.

Tout part de la cellule fondamentale qui est le monastère. Chaque monastère est autonome. Il est régi par un Abbé qui lui­-même a été choisi par les frères. Et ce monastère est fixé en un lieu. Il est enraciné dans une Tradition locale. Et à partir de ce monastère va se construire un Ordre. Je dis ce monastère, en fait à partir de l'ensemble de tous ces monastères il y a un tissu qui se crée par des liens uniques dans l'Histoire de l'Eglise qui sont la caractéristique de l' Ordre de Cîteaux et qu'on appelle la filiation.

 

C'est donc une parenté, un grand Corps qui vit, qui par­tage la même vie. Voici donc le cheminement de cette pensée: à partir du monastère, on voit se construire un grand Ordre. Rome a demandé que soit d'abord présenté le patrimoine de l'Ordre Cistercien. On demande cela pour chaque Congréga­tion ou Ordre religieux.

Les quatre premières constitutions constituant la pre­mière partie vont donc nous présenter la Tradition Cistercien­ne. D'abord un aperçu Historique : comment est né l'Ordre de Cîteaux et comment il a évolué au cours de l'Histoire. Puis, dans une seconde constitution : quelle est la natu­re de cet Ordre. C'est donc un Ordre monastique voué à la vie contemplative. Puis est défini l'esprit cistercien, donc la spiritualité cistercienne.

Et enfin dans la quatrième constitution, quelle est la caractéristique spécifique de l'Ordre cistercien parmi les Ordres monastique. C'est la filiation et la Charte de Charité. Donc, dans une première partie, on campe la silhouette de l'Ordre Cistercien. Puis dans la seconde partie, on regarde, on observe, on contemple une communauté vivante : Qui fait partie de cette communauté ? Comment les membres se situent-ils face à Dieu et en présence les uns des autres ? Ils sont reliés à Dieu par ce qu'on appelle les voeux monastiques.

Les frères vont vivre ensemble. Ils constituent un coe­nobium. Ils forment un corps au sein duquel chacun doit pren­dre une part active. Il n'y a donc pas de membre mort dans une communauté monastique. Tout le monde vit. A partir de là, naturellement, on peut alors élargir et voir. Mais alors on quitte, on décroche des Constitutions. Mais enfin on reste tout de même sur leur lancée....

 

Alors, c'est que cette communauté ne se limite pas seule­ment aux membres biologiquement vivants dans un lieu, mais aussi il y a la grande communauté de ceux qui sont entrés défi­nitivement dans le Royaume de Dieu et qui, eux, possèdent la vie en plénitude, et avec lesquels on entretient des relation de fraternité. Il s'est créé une communion qui ne cesse pas dès l'ins­tant où un membre meurt. Non, cette communion est éternelle.

Maintenant, comment pratiquement vit cette communauté ? Cette communauté, et c'est remarquable, c'est pour vous dire que ce n'est pas seulement ici à Saint Remy qu'on aurait cette maladie - appelons cela ainsi - mais c'est dans l'Ordre entier et nous voyons que ça constitue vraiment la base même de la vie monastique cistercienne : c'est d'abord la vie liturgique. C'est la liturgie qui est la respiration de la communauté. C'est l'Office Divin qui en est le coeur.

Donc la vie liturgique et puis, après la vie liturgique, la vie ascétique. Il y a donc une façon de se tenir dans la com­munauté. Je reprends quelques titres par exemple : Il y a le souvenir de Dieu - la Lectio Divina - la vigilance du cœur - les veilles de la nuit - la garde du silence - le travail manuel - ­la simplicité dans la vie - le jeûne...Voyez, tout ce qui cons­titue la pratique, la praxis de notre vie.

 

Ensuite, une communauté monastique ne vit pas fermée sur elle-même. Il y a un certain rayonnement apostolique, mais tou­jours dans la séparation du monde. Il y aura tout ce chapitre sur la façon d'accueillir les hôtes. Une communauté établie en un lieu vit sub regula vel abbate, 1,4. Il faut donc une direction. Ce n'est pas une anarchie. Ce n'est pas idéorythmique, c'est à dire que chacun vivrait dans son coin selon ses propres idées, selon une règle qu'il ima­gine et qui lui semble meilleure pour lui. Non, il y a la Règle de Saint Benoît et son interprète premier qui est l'Abbé.

Il y a donc tout ce qu'on a heureusement intitulé : Le service de l'autorité. L'autorité est donc vue comme un service. Celle de l'Abbé d'abord, et puis celle de chacun des Officiers. Cela vient encore d'être rappelé à propos du cellérier. Mais il n'y a pas que le cellérier. Chacun dans le monastère a quelque chose a faire et il doit bien savoir qu'il est au service des autres. Chacun s'oublie pour chercher ce qui est le plus avan­tageux pour les autres, chacun dans son emploi, à commencer naturellement par l'Abbé.

L'autorité n'est donc pas quelque chose qui serait au­-dessus de la communauté et qui ferait marcher tous les frères à la baguette. Non, l'autorité est partagée par chacun parce que chacun dans son emploi est un petit roi...mais c'est un roi qui est au service de tous les autres. La façon dont l'Abbé exerce son autorité qui est première va donc être importante sur la façon dont les frères vont exer­cer la leur. Nous sommes donc tous subordonnés les uns aux au­tres, à commencer par l'Abbé qui, comme le rappelle Saint Benoît, omnium servire moribus, 2,85, doit être au service des caractè­res de tous les frères.

 

L'Abbé, d'abord lui puisqu'il est le modèle, l'exemple pour tous, il doit être à l'écoute de Dieu et à l'écoute des frères. Car l'Esprit de Dieu repose sur la communauté, sur l'en­semble des frères. L'Esprit de Dieu fait vivre chacun des frères. L'Esprit va donc s'exprimer par les frères. Nous aurons là tout l'aspect de consultation d'une communauté, soit en Chapitre, soit en Conseil restreint, soit personnellement. Voilà donc pour ce qui est de l'autorité !

Encore un pe­tit indice qui vous montre la logique et la santé de ces Constitutions. Oui, c'est très bien ! La communauté est établie dans un lieu. Elle pratique la vie monastique. Elle est habitée par l'Esprit. Chacun s'obéit à l'envie. Chacun se donne à tous les autres...Tout ça est très bien, mais ça pourrait encore rester très haut dans les nuages.

Nous sommes des êtres incarnés. Il faut donc manger. Il faut se vêtir. Enfin il y a tous les besoins d'ordre matériel. Vient donc maintenant l'administration des biens temporels. Comment faire ? Et pour tout ceci, il y a un chapitre qui traite de cette administration. Et ensuite, seulement ensuite : la formation des frères. Voyez comme c'est logique ! Ventre affamé n'a point d'oreilles. Inutile de former des novices, de former une com­munauté, si cette communauté vit dans des tas de soucis maté­riels. Elle n'écoutera pas car elle doit d'abord vivre.

 

C'est la première condition, d'abord vivre et puis alors après seu­lement faire de la philosophie, et ici la philosophie du Christ. Le mot est repris tel quel dans les Constitutions. Donc cette Sagesse qui vient de Dieu et qui se présente à nous dans la Personne du Christ, cette Sagesse que nous de­vons accueillir, dans laquelle nous devons entrer, qui doit de­venir la Règle maîtresse de notre vie. Donc la formation à cette Sagesse des novices, des jeu­nes profès ; puis la formation continuée : on doit s'initier à cette Sagesse jusqu'à son dernier instant avant de pouvoir la contempler dans la pleine lumière de la résurrection.

Un monastère - cela ne veut pas dire tous les monastère, attention ici ! - un monastère ça vit. Et il peut très bien se faire que Dieu lui demande de détacher une cellule pour l'en­voyer ailleurs, donc un essaim qui va partir pour fonder un nouveau monastère : c'est la question des fondations des monas­tères.

Et enfin, dans la troisième partie seulement, alors qu'on a bien vu vivre un monastère, on regarde l'ensemble de ces monastères et on se demande : mais comment ­cela s'organise-t-il ? Eh bien c'est tout simple ! Les monastères de notre Ordre dispersés à travers le monde sont unis entre eux par un lien de charité. Nous avons là la Charte fondamentale de notre Ordre qui est la Carta Caritatis et ce fameux lien de filiation qui est la caractéristique de l'Ordre de Cîteaux.

 

C'est à partir de ces éléments qui se détachent, qui essaiment, qui vont se fixer ailleurs que se construit l'Ordre. Mais tous ces monastères sont soudés entre eux par le lien de la charité, et où qu'ils soient dans le monde, ils partagent la même vie. Ce n'est pas ici une uniformité d'observance, c'est une unité dans l'Esprit, une unité dans la Tradition qui alors s'adapte harmonieusement aux circonstances locales.

Notez bien qu'il y a plus de différences entre les monas­tères masculins que entre les monastères masculins et entre les monastères féminins. Cela a été une grande question qui a donné vraiment du fil à retordre à certains membres du Chapitre Géné­ral. Il faudra que j'y revienne plus tard. C'est la question des   moniales.      Je vois ici le texte de la Constitution 73 :

Moines et moniales cisterciens forment un seul Ordre. Ils partagent le même patrimoine, coopèrent entre eux et s’aident beaucoup de bien des manières. La Loi propre des moines est formulée par le Chapitre Général des Abbé. La Loi propre des moniales l’est par le Chapitre Général des Abbesse.

 

Voilà ! Comment voir un monastère de moines ? Comment voir un monastère de moniales ? Il faudra que j'y revienne parce que c'est une affaire très importante pour l'avenir, déjà maintenant mais surtout pour l'avenir.

Tous les monastères constitués en un Ordre se rencontrent régulièrement en la personne de leur Supérieur. Il y aura donc l'assemblée de ces Supérieurs qui est le Chapitre Général, ce Chapitre Général qui a seul le droit de prendre des décisions qui valent pour l'Ordre entier et qui obligent tous les mem­bres de l'Ordre.

Ce Chapitre Général doit être préparé soigneusement. Ce soin est confié à ce qu'on appelle une commission centrale. Les Abbesses appelaient cela " Commission de préparation du Chapitre". Il existait ce qu'on appelait avant le Conseil Général. Il a été enterré avec les honneurs dus à son rang. Il n'existe plus, ça a été supprimé.

 

Enfin tout cela - j'entrerai dans les détails par après - ­maintenant il y a une Commission Centrale qui se réunit une fois par an pour préparer le Chapitre Général. Et tout cela est présidé par un Abbe appelé Général. Et quelles sont les compétences de l'Abbé Général ? C'est bien expliqué.

L'Abbé Général doit être entouré aussi d'un Conseil. Il y a un Conseil Permanent. Et lorsque cette Commission Centrale est réunie, elle peut dans certains cas, pour certains problè­mes plus délicat agir en tant que Conseil élargi de l'Abbé Général. Mais ce ne sera pas fréquent puisque ce n'est en prin­cipe qu'une fois par an.

Maintenant, encore une nouveauté du Chapitre Général : Lorsque l'Abbé Général devient impotent, soit qu'il meure ou qu'il soit vraiment frappé par la maladie - Voyez le père Géné­ral des Jésuites qui d'un coup est frappé d'hémiplégie... ça pourrait arriver à n'importe quel Abbé Général - il faut donc un Vicaire. Le Vicaire, c'est maintenant l'Abbé de Cîteaux qui gou­verne l'Ordre en cas de carence de l'Abbé Général. On explique donc ici comment l'Abbé de Cîteaux devra agir.

 

Voilà, mes frères, je vous ai présenté le plan des Cons­titutions. Vous pouvez les lire. Cela se lit très facilement. C'est presque un petit Directoire. Attention ! Il ne donne pas de conseils spirituels, mais le spirituel et le juridique sont très bien entremêlés et ça donne de l'appétit pour bien faire ce qu'on doit faire. Je ne dis pas qu'on dore la pilule. Mais enfin on sait tout de même pourquoi on doit agir de telle façon plutôt que d'une autre.

Ce texte, attention, est toujours à l'essai jusqu'au pro­chain Chapitre Général. Dans l'entre-deux, les Abbesses auront tenu leur Chapitre Général. Comme je vous l'ai dit, je pense qu'en 87 on organiserait une réunion mixte, c'est à dire les deux Chapitres Généraux se tenant au même endroit et ayant des séances communes pour mettre alors une dernière main définitive aux Constitutions des moines et des moniales qui devront être quasi identiques.

Et puis alors, ensemble, on présentera cela à l'approba­tion des Congrégations Romaines. Et puis par après seulement ces Constitutions deviendront la Loi de notre Ordre.

 

Chapitre : La chorégraphie de l’Office Divin.    22.07.84

      1. La liturgie.

 

Mes frères,

 

Le coeur de notre foi, le foyer incandescent qui alimente son dynamisme et son optimisme, c'est la résurrection du Christ.

Le Christ ressuscité en effet signe une double victoire : celle de l'amour sur le péché, sur la révolte, sur le refus et celle aussi de la chair et de la matière sur les forces de mort, de désagrégation, de destruction.

C'est ainsi que notre foi en la résurrection du Christ nous permet d'assumer le réel dans sa globalité y compris la souffrance et l'échec qui deviennent le réceptacle de la puis­sance de Dieu et de tous les espoirs. C'est lorsque je suis faible que je suis fort. Et lorsque je meurs sur la croix, c'est alors que la puissance de la résurrection travaille en moi.

 

Egalement, notre foi nous permet d'assumer la matière et le corps, notre corps qui est destiné avec l'univers entier à être transfiguré et,à devenir le temple de l'Esprit. Il y a donc là, mes frères, dans notre foi en la résur­rection du Christ une puissance de vie que nous devons essayer d'exploiter à fond. Nous devons en extraire toutes les virtua­lités et bien savoir, et ne pas oublier que c'est notre être entier y compris notre corps.

Attention ! Ne soyons pas des néoplatoniciens qui vi­vraient dans les hautes sphères de la cérébralité en négligeant tout l'aspect charnel et matériel de notre être. Non, je suis moi dans mon corps. C'est mon corps qui est moi. Et c'est mon corps qui est destiné à être ressuscité. Ce n'est pas mon âme, c'est mon corps !

Or, le lieu où s'impose la force conquérante de cette foi, c'est la liturgie. L'Eucharistie et l'Office Divin sont l'affirmation sacramentalisée et chantée du mystère de la ré­surrection ; celle du Christ d'abord et puis la nôtre qui est déjà en chemin ; celle de tous les hommes et celle du cosmos tout entier.

 

La liturgie est une immersion dans la Lumière et dans l'Amour ; lumière qui n'est pas distincte de l'être même de Dieu ; Amour qui n'est pas distinct de l'être même de Dieu. Le contemplatif, c'est à dire le moine dont le coeur a déjà atteint un degré assez élevé de pureté, il voit cette lu­mière, il voit cet amour. Pour lui, c'est une certitude, c'est une objectivité qui s'impose à ses sens spirituels.

Or la liturgie, même si nous ne le savons pas, si nous ne le sentons pas, elle nous plonge dans cet univers. C'est un peu comme celui qui est exposé au soleil. Sa peau brunit. Lui­-même sent le bienfait de cette chaleur qui l'entoure. Mais il n'est pas nécessaire pour cela qu'il puisse expliquer la nature de la lumière. Il ne doit pas être un super physicien pour con­naître les bienfaits de la chaleur du soleil.

C'est la même chose pour la liturgie ! Il n'est pas né­cessaire d'en expliquer les derniers détails. Non, il suffit d'être plongé à l'intérieur d'elle pour qu'elle travaille sur nous et qu'elle nous transforme, parce que elle est le lieu de la Lumière et de l'Amour.

 

Elle nous permet aussi d'entrer dans le monde à venir qui est présent, ce monde à venir, présent à l'intérieur de nos luttes, à l'intérieur de nos chutes, qui travaille notre coeur, notre esprit et notre corps. Et n'allons pas imaginer, encore une fois, quelque chose de merveilleux qui viendrait après nous. Non ! Ce monde nouveau, même s'il est à venir, il est dé­jà présent. C'est le monde de Dieu qui s'étend à tous les temps. C'est la durée de l'éternité qui enserre et qui supporte tout.

 D'où, mes frères, une nouvelle approche est celle-ci ­- elle est très importante pour comprendre la liturgie - et c'est que toute parole liturgique, elle n'est pas didactique. C'est à dire qu'elle n'a pas pour but de nous rappeler des événement du passe et à partir de ces événements de nous dicter un comportement éthique convenable.

Non, la parole de la liturgie est mystérique. C'est à di­re qu'elle vient de ce monde à venir, elle vient de ce monde nouveau qui par rapport à nous - je dirais dans notre tempora­lité - est le futur. Mais comme il s’agit du monde de Dieu, c'est là une réalité qui englobe tous les temps, même le passé.

 

Donc les paroles des Prophètes, les paroles des Apôtres, les Paroles du Christ, elles nous viennent d'ailleurs. Elles nous viennent de cet univers de Dieu qui est le monde de la Lumière et de l'Amour, qui est le Royaume, le Royaume de demain mais aussi le Royaume d'aujourd'hui.

Si bien que nous qui sommes en face de cette parole ve­nant du monde de Dieu, nous devons l'accueillir dans la tota­lité de notre être y compris notre corps. C'est la grande loi de l'Incarnation qui doit jouer à plein dans la Liturgie.

D'où, mes frères, vous le comprenez, l'importance dans la liturgie de la posture, du mouvement et du geste. On n'accueille pas cette réalité transfigurante qu'est la Parole de Dieu, qui est l'être même de Dieu avec les mains dans les poches. Non, il y a là je dirais une posture qui s'impose et qui exprime notre désir et notre besoin, notre appétit de cet uni­vers qui est le nôtre.

 

Je pense, mes frères, que à partir de là, il nous possible maintenant un nouvel élément de vérité et notre Office en réintroduisant le geste qui engage notre corps pécheur certes, mais aussi notre corps promis à la résurrection, à la transfiguration. Ces éléments gestuels, nous les avons perdus il y a déjà de cela une quinzaine d'années. Et maintenant nous allons les retrouver.

Il faut dire à notre confusion et à notre consolation aussi que certains monastères - et ils sont nombreux - ne les ont, eux, jamais perdus. Si bien que cette petite réforme que nous allons introduire, ce n'est pas de la fantaisie, ce n'est pas une régression, non, mais c'est la soumission au réel.

C'est accepter cette Loi de l'Incarnation à laquelle je faisais allusion il y à un instant, Loi d'après laquelle toute réalité, toute vie divine s'exprime à travers le corps. Et tout est ordonné à la résurrection de la chair, à la résurrection du corps. Voyez ce que j'ai lu cette nuit, l'Evangile de Saint Luc. Ils n'osaient pas y croire, était-il dit. Alors le Christ leur dit : N'avez-vous rien ici à manger. Et ils lui offrent un mor­ceau de poisson grillé. Et il le mangea devant eux...

 

Voilà, c'est cela la résurrection, c'est ça notre univers vrai ! C'est là que nous devons vivre déjà maintenant et c'est pour ça que nous sommes dans le monastère. Alors, mes frères, dans la pratique ? Eh bien pour ce qui regarde notre Office, voici ce que nous allons faire à partir du premier Office qui va se présenter dans une petite heure.

Nous serons tournés vers l'autel pour l'Invitatoire, pour les versets, les petits versets, pour les lectures brèves et pour les Capitules suivis de leur répons. Ensuite pour le Bene­dicamus Domino, et enfin pour l'Antienne Mariale comme nous le faisons déjà.

Mais pourquoi, allez-vous dire, pourquoi être tournés vers l'autel pour les Lectures. On comprend encore pour une in­vocation, pour une acclamation. Mais pourquoi pour les Lectures ?

 

Eh bien, c'est tout simple. Ces Lectures - faisons ab­straction de l'homme qui les lit - c'est la Parole de Dieu. Elle nous vient du monde à venir. Elle nous vient de l'univers de Dieu. Elle nous vient de la source de toute lumière et de tout amour, qui est où ? Mais qui est présente, qui est symbolisée dans la pierre de l'autel. L'autel, c'est le Christ et nous sommes greffés sur la Personne du Christ. C'est le Christ qui nous parle. C'est son Esprit qu'Il nous envoie à travers cette Parole qui vient de ce lieu. A l'intérieur de l'autel sont enchâssées les reliques des martyrs, martyrs qui sont les témoins les plus remarquables de cette vie transfigurée dans la mort.

Et nous alors ? Mais nous sommes en face ? Nous nous tour­nons vers cette source pour accueillir cette Parole et la lais­ser nous transformer. Voilà pourquoi on est tourné vers l'autel pendant ces petites lectures, pendant ces petits capitules. Il faut ici vraiment laisser agir cette foi dont je parlais au début, foi qui est le foyer dynamisant, énergétisant de notre vie monas­tique.

 

Maintenant une autre posture : nous serons inclinés sur les miséricordes. La miséricorde, pour les jeunes, c'est la petite tablette qui se trouve sur le revers du siège. C'est elle que l'on prend pour relever le siège. C'est mis là, et miséricorde veut dire qu'on accorde un petit appui. Donc, au lieu d'être incliné comme pour le Gloria, on s'incline, mais on s'appuie sur la miséricorde avec les mains croisées sur les genoux.

On est incliné sur les miséricordes, mais lorsqu'on prie. Pour le Kyrie donc, depuis le Kyrie Jusqu'à la fin sauf pour le Benedicamus Domino. A ce moment-la on se relève, on se tourne vers l'autel pour acclamer Dieu, pour le remercier. Puis on se remet sur les miséricordes pour l'invocation en faveur des absents et des défunts. Puis on se relève pour l'acclama­tion Mariale.

Donc voyez, il y a là un mouvement. Je me souviens encore là-bas aux Etats-Unis dans ce monastère de moniales, j'étais juste en face. Il fallait voir, mais avec quelle aisance et avec quelle grâce toutes ces femmes faisaient ces mouvements. C'était vraiment beau ! C'est peut-être dans la nature des femmes de faire ça avec beaucoup de grâce et de souplesse? Il y a là des éléments de chorégraphie. On est devant Dieu. Combien de fois ne chan­tons-nous pas : Dansons à la louange de son nom...Et puis on ne bouge pas...

 

Il faut donc qu'il y ait dans notre liturgie un certain mouvement élégant - je vais employer ce mot-là - un mouvement de beauté qui exprime notre bonheur d'être devant Dieu et de l'accueillir.

Maintenant l'hebdomadier et le lecteur? Eux, ils sont toujours debout. Ils sont debout tournés vers l'autel même lorsque on chante l'oraison et que tout le monde est incliné sur les miséricordes. L'hebdomadier, lui, est debout et tourné vers l'autel sauf une seule exception : la petite invocation en faveur des absents. L'Abbé non plus ne se relève pas. Il dit les choses ainsi, c'est un tout petit verset qui se chante sur une note. On est tous ensemble.

Voilà, mes frères, ça parait compliqué! Mais non, ce ne l'est pas du tout. Pour les anciens il n'y aura pas de problè­mes, c'est inscrit dans leur musculature qui va retrouver cela avec beaucoup de joie. Et d'ailleurs, attention, tous ces mouvements, ça repose ! Il y a une détente musculaire, si bien qu'on est moins raide. On devient plus souple et on est moins fatigué.

Quant aux jeunes qui ne l'ont jamais fait, ils vont en­trer dans une nouveauté. Ils n'ont qu'à me regarder, ils n'ont qu'à regarder les anciens et ils ne se tromperont pas. Même si au début ils ne savent pas trop bien quoi, il ne faudra pas huit jours pour que tout soit entré en eux tellement c'est na­turel.

 

Maintenant il y a encore quelque chose: c'est le Te Deum. Pour le chant du Te Deum il y a là aussi un mouvement. Il faut s'incliner profondément hors des stalles au Sanctus jusqu'à Gloria tua, et puis alors on se relève. Et une seconde fois on s'incline hors des stalles lorsque on dit : precioso sanguine redemisti. C'est l'action de grâce, c'est le geste de remerciement, de reconnaissance pour la Ré­demption.

Voilà, mes frères, c'est assez pour aujourd'hui. Mais ce n'est pas fini parce que il y a encore l'Eucharistie. Et là, je vous préviens déjà, nous faisons des choses illicites. Il

va falloir y remettre de l'ordre. Mais ce sera pour dimanche prochain...

 

Chapitre : La chorégraphie de l’Office divin.    29.07.84

      2. L’Eucharistie. [3]

 

Mes frères,

 

Je ne vais pas reprendre ce que je vous ai dit dimanche dernier. Je rappelle simplement que toute Parole de Dieu pro­noncée au cours de la Liturgie n'est pas seulement didactique, elle est aussi mystérique. Cela veut dire qu'elle ne vient pas seulement du passé, de l'époque du prophète, du Christ, des Apôtres. Elle nous vient aussi et d'abord du futur, c'est à dire cet univers de Dieu, ce Royaume qui s'approche de nous, qui s'offre à nous, qui s'ouvre à nous et dans lequel nous sommes invités à en­trer.

Nous devons donc être devant cette Parole dans une atti­tude d'accueil, de réceptivité par tout notre être, par toutes les cellules de notre être car c'est notre corps qui est des­tiné à la résurrection. Et cette résurrection est déjà à l'oeuvre maintenant dans notre coeur qui se purifie sous l'in­fluence salvatrice de cette Parole.

Mais n'oublions pas qu'à l'origine il y a toujours la Trinité. Et au coeur de cette Trinité, le Verbe de Dieu fait homme, lui qui a été torturé pour nous, qui est mort, qui est ressuscité et qui nous entraîne dans sa vie. Voilà donc la grande action Liturgique à laquelle nous devons nous ouvrir !

 

Pour ce qui regarde l'Eucharistie maintenant, vous savez qu'elle est vraiment le coeur de cette Liturgie, car c'est en elle que le sacrifice du Christ est réactualisé, nous est ren­du présent. Je prends le sacrifice dans son entièreté : non seulement la mort du Christ, mais aussi sa résurrection et sa glorifica­tion.

Et nous dans le monastère, surtout dans le monastère, nous sommes associés étroitement à cette oeuvre du Christ. Lorsqu'on parle d'Opus Dei, Oeuvre de Dieu, c'est donc tou­jours cela que nous devons avoir, et dans l'esprit et dans le coeur, mais aussi - ne l'oublions pas - dans le corps.

Et c'est pourquoi au cours de l'Eucharistie, nous allons nous associer corporellement à l'action qui s'offre à nous et dont nous sommes les co-acteurs. Je vais reprendre l'Eucharis­tie à partir de son début, et nous la suivrons dans son dérou­lement jusqu'à la fin.

 

D'abord l'Introït : nous avons la procession d'entrée. Pendant ce temps-là, le chant est exécuté en choeur. Dès que le chant est terminé, on se tourne vers l'autel et on se met en cérémonie pour le signe de la croix et l'invitation lancée à l'assemblée par le prêtre. Pourquoi ?

Mais il y a une analogie entre l'Eucharistie et l'Office Divin. Cette analogie, elle ressort mieux lorsque nous intégrons l'Office des Vêpres à l'Eucharistie. A ce moment-là, l'Eucharistie commence aussi par le geste du signe de la croix et tout le monde est en cérémonie.

 

Mais pour l'Office, après le signe de la croix, c'est

un appel qui est lancé à Dieu : Dieu viens à mon aide ! Tan­dis que pour l'Eucharistie, c'est une invitation du prêtre dirigée vers l'assemblée. Donc, en cérémonie hors des stalles pour le signe de la croix et l'invitation du prêtre. Mais je rappelle aussi que le signe de la croix se fait toujours avec la manche de la coule ou le bord de la chape. Ce n'est pas avec la main dehors ! Non, la main est toujours couverte par le bord de la coule ou de la chape.

Pourquoi? Mais parce que cette chape ou cette coule, c'est le symbole du vêtement nouveau que nous recevons. Ce vête­ment n'est rien d'autre que le Christ. Il est immaculé. Et en nous couvrant la main de la manche de la coule pour faire le signe de la croix, nous signifions que tout l'être du Christ à travers ce mystère de la Rédemption prend possession de nous. Donc nous n'échappons pas. Nous acceptons le Christ, nous nous revêtons de lui.

Tout est symbolique, il ne faut pas l'oublier. Nous devons regarder ça avec les yeux de la foi, sinon ça ne ressemble à rien !

 

Vient ensuite la monition du prêtre. A ce moment-là, on est dans les stalles tourné vers l'autel et on écoute. Mais je rappelle ici aussi que cette monition, c'est une invi­tation à la pénitence. Il faut donc se placer devant Dieu dans une attitude vraie. Nous sommes pécheurs et nous n'y échappons. Nous retom­bons dans le péché tous les jours, des petits et des grands malgré notre bonne volonté. Et nous nous présentons à Dieu dans cet état. C'est donc cela qu'il faut raviver.

Cela, en soi, cela n'a rien à faire avec les Lectures de la messe. Donc ce ne doit pas être une petite homélie. Si on veut malgré tout rattacher cette préparation pénitentielle à une Lecture de la messe, c'est très bien. Mais cela doit se faire comme le demandent les Instructions Liturgiques, brevissimis verbis, donc des paroles très brèves. Mettons que cela dure au grand maximum 30 secondes. Une minute, c'est déjà loin...brevissimis verbis...Cela doit être court et bon. Cela n'est pas toujours facile naturellement, mais enfin, il faut s'y exercer.

 

Vient alors la Liturgie pénitentielle. Il y a un petit silence. Puis vous savez que pour la Liturgie Pénitentielle, il y a plusieurs formules : le confiteor, une petite invocation ou bien les trois chants : Seigneur Jésus envoyé par le Père...

A ce moment-là, on se tourne en choeur. On répond. Et lorsque le prêtre prononce la formule d'absolution, on s'incli­ne profondément pour recevoir le pardon de Dieu. Cette inclina­tion vaut aussi pour l'aspersion de l'eau car l'aspersion de l'eau est aussi une formule pénitentielle.

On s'incline aussi pour la petite prière après l'aspersion de l'eau qui est aussi une formule d'absolution. Vous voyez que c'est un geste très logique et très simple : on demande, on s'in­cline pour recevoir avec reconnaissance le pardon de Dieu.

 

Maintenant pour cette aspersion de l'eau, mais on s'avan­ce en procession. Et dès qu'on rentre dans les stalles, qu'on a retrouvé sa place, on se tourne en choeur. Et lorsque le der­nier est arrivé, lorsque plutôt le prêtre a aspergé le dernier qui s'est présenté, il  asperge  les retraitants qui restent à leur place. Puis c'est la petite formule d'absolution : on s'incline. Le dimanche, on peut commencer le Gloria. En semai­ne, il y a le Kyrie.

Lorsqu'il y a chant du Kyrie, il se chante donc toujours maintenant en choeur même les jours de Férie, les jours de Mé­moire lorsqu'il est très court. Et nous allons le chanter alter­né, choeur et soliste, en attendant de pouvoir le chanter alter­né choeur et choeur. Donc, le premier Kyrie c'est le chantre. Le second c'est le choeur. Le troisième Kyrie est le chantre. Le premier Christe c'est le choeur. Mais au début peut-être, pour ne pas perdre pied, il serait peut-être utile pour les moins forts de prendre le livre pour ne pas se tromper.

Maintenant le Gloria ! Une fois que le Kyrie est fini, ou bien une fois qu'on a reçu la formule d'absolution de l'asper­sion le dimanche, on se tourne vers l'autel et le prêtre enton­ne le Gloria. Dès que le Gloria est entonné, on se tourne en choeur et on le chante. Mais on s'incline deux fois : lorsqu'on dit adora­mus te, ensuite à glorificamus te on se relève. Et la seconde fois qu'on s'incline, c'est lorsqu'on dit : suscipe deprecatio­nem nostram, donc reçois notre prière. Et cela va se faire tout seul parce que auparavant on le faisait. Donc les anciens vont retrouver ça d'eux-mêmes avec plaisir car leurs cellules attendaient ce mouvement déjà depuis tant d'années...

 

Maintenant, un principe qui était aussi vrai auparavant et que nous devons retrouver pour l'Office, que nous retrouvons aussi pour l'Eucharistie : on est incliné pendant les oraisons. Donc l'oraison à ce moment-là, l'oraison avant la préface, et l'oraison à la post-communion. Donc aux oraisons, toujours in­cliné comme on l'est pour l'Office.

Maintenant vient l'Evangile, la lecture de l'Evangile. Et pour bien comprendre ce que ça représente, il faut se repor­ter à ce que je viens de dire en ouvrant ce chapitre. Cette Parole de Dieu nous arrive à partir du Royaume de Dieu qui, pour nous, est symbolisé par l'autel, le presbytère. Donc, tout ce qui se trouve en face de nous. Cette lecture de l'Evangile, elle commence par une accla­mation : Alléluia, et elle se termine par une autre acclamation : Gloire à toi ô Christ ! ou une autre de ce genre. Cela forme un           tout. Il faut bien voir.

Et pour comprendre, rappelons-nous ce qui est dit dans le Livre de l'Apocalypse, où le ciel s'ouvre, le voyant contemple la gloire de Dieu, et il entend, il entend les chants car au ciel on ne fait que chanter. Au ciel on ne parle pas. Au ciel on chante. Tout l'être est devenu chant et musique. Et le voyant entend chanter quoi ?  Alléluia et une doxologie.

 

Ici, c'est la même chose. Tout à coup devant nous le ciel s'ouvre et nous chantons Alléluia. Une fois que le chant de l'Alléluia est terminé, vient l'Evangile et la suite. Mais vous comprendrez que l'on se mettra en cérémonie dès que le chantre entonne l'Alléluia. Et on y reste jusqu'à ce que après la lec­ture de l'Evangile on ait répondu par l'acclamation au : Gloire à Toi ô Christ.

Maintenant aussi, mais ça on ne peut pas l'imposer car c'est peut-être difficile pour certains, mais il convient que l'Evangile soit chanté. C'est un chant depuis l'Alléluia jusqu'au Gloire à Toi ô Christ. Donc ceux qui en sont capables, je leur demande de chanter l'Evangile. Et s'ils n'en sont pas ca­pables, eh bien qu'ils le lisent. Ainsi, ce sera quelque chose de très beau !

Vraiment, ce moment, ouvrons nos coeurs à la à Foi, tout grand, pour contempler ce qui se passe alors. C'est le ciel qui s'ouvre et c'est la Parole du Christ qui est la présente à l'autel. Cette Parole du Christ vient à nous. Elle nous est chantée et nous répondons par une acclama­tion. Nous la prenons dans notre coeur. Nous permettons à cette Parole de travailler en nous et de nous transfigurer.

 

Il y a après cela l'homélie, mais c'est pour les grands jours, et puis le Credo. Au Credo aussi, nous allons nous incli­ner comme autrefois. Donc on s'incline à et homo factus est et puis lorsqu'on s'adresse à l'Esprit Saint, simul adoratur. Chaque fois qu'on adore, on va s'incliner, donc deux fois.

Vient maintenant la prière des fidèles. A la prière des fidèles, on se tourne vers l'autel pendant la monition d'ou­verture, une monition très brève aussi. Puis la monition ter­minée, le lecteur commence à présenter les intentions. Pendant ce temps-là on est en cérémonie, hors des stalles en cérémonie. Pourquoi ? Nous allons faire la même chose comme je l'ai dit hier pour la Prière Litanique.

Mais voilà, pour ces prières des fidèles, on parle d'une réalité qu'on avait laissé se perdre, auparavant dans les siè­cles antérieurs, et qui est le sacerdoce royal des fidèles, une race de rois et une race de prêtres. Donc chaque chrétien a le droit de prier. Mais tous les chrétiens réunis en assemblée, alors ils sont un fragment du Corps du Christ et ils présentent en tant que chrétiens des prières à Dieu leur Père.

 

A ce moment-là, ils exercent, mais pleinement, leur sacer­doce royal qui est distinct du sacerdoce ministériel. C'est donc pour eux un moment important dans la célébration Eucharis­tique. Ils doivent donc pour cela se mettre dans une posture qui montre la solennité et la gravité de l'acte qu'ils posent. Ils exercent un sacerdoce.

Donc, à ce moment-là, on est hors des stalles en cérémonie jusqu'après la prière de conclu­sion dite par le prêtre. Ici, il n'est pas nécessaire de s'in­cliner. Pourquoi ? Mais parce qu'on exerce son sacerdoce.

Je passe maintenant l'offertoire. Je rappelle qu'on s'in­cline pendant l'oraison de la secrète - comme on disait aupara­vant - donc avant la Préface. Et tout continue comme d'habitude et nous arrivons au rite de communion.

Ce rite de communion est précédé d'un petit geste qui est le baiser de paix. Et ce baiser de paix, attention, il y a une petite salutation avant et après. Celui qui va recevoir le baiser de paix fait à l'autre une inclinaison médiocre, c'est à dire un léger mouvement de la tête et des épaules. Celui qui donne le baiser de paix ne bouge pas, il reste bien droit. Lorsqu'on a échangé le baiser de paix, on se fait l’un à l'autre une inclination médiocre, donc toujours un léger mouvement de la tête et des épaules. Donc, ce n'est pas une inclination profonde, attention ! C'est un petit salut.

 

Maintenant le rite de communion ? Et c'est ici que nous faisons quelque chose d'illicite. Oui, et je vais reprendre l'historique de l'affaire. En 1969, il a été permis par Rome de communier sous les deux espèces. La Conférence de l'Episcopat Français qui a été suivie en cela par la Conférence des Evêques Belges a pris la décision suivante pour ce qui est de la communion au Corps du Christ :

Quant à la manière de faire, on pourra suivre les indications de la Tradition ancienne qui mettait en relief la fonction ministérielle du prêtre et du diacre en faisant déposer l’hostie par ceux-ci dans la main du communiant. Donc la Tradition ancienne.

On pourra cependant adopter aussi une manière plus simple en laissant le fidèle prendre directement l’hostie dans le vase sacré. En tout cas, le fidèle devra consommer l’hostie avant de retourner à sa place et l’assistance du ministre sera soulignée par la formule : Le Corps du Christ, à laquelle le fidèle répondra : Amen.

 

Donc en 1969, nous avons adopté cette façon de faire et entre autre pour des raisons qui étaient à l'époque valables, chacun prenait l'hostie dans la patène. C'était permis. Mais en 1973, Rome est intervenu. Rome a supprimé l’incise : On pourra  cependant aussi adopter une manière plus simple en laissant le fidèle prendre directement  l’hostie dans le vase sacré. Depuis 1973 ce n'est plus donc permis !

Et en 1980, Jean-Paul II dans une nouvelle instruction appelée « Inestimabile donum », dit ceci : La communion est un don du Seigneur qui est donné aux fidèles par l'intermédiaire du ministre qui a été délégué pour cela. Il n'est pas permis aux fidèles de prendre eux-mêmes le pain consacré et le calice et encore moins de se le transmettre les uns aux autres.

Pourquoi ? Mais il faut bien comprendre. Il y a le minis­tre délégué par l'Eglise, celui qui préside la célébration et qui tient la place du Christ, le prêtre. Lui, il est chargé de confectionner l'Eucharistie et de la partager entre les assis­tants. Il doit donc donner le Corps et le Sang du Christ. C'est une Tradition, c'est un geste. Le fidèle ne peut pas s'en em­parer. Il doit le recevoir. Il ne le reçoit pas de cet homme qui est le prêtre? Non, il le reçoit du Christ qui est présent dans la personne du prêtre. Ouvrons encore ici notre coeur à ces réalités de foi. Au dernier repas que le Christ a partagé avec ses disci­ples, ce repas Pascal, il leur a donné. C'est la même chose ici. Il y a là un geste très beau...

 

Mais nous devons encore une fois ne pas voir les solu­tions de facilité, ni des questions de prestige, ni toutes des raisons humaines, mais uniquement les yeux de la foi. Nous som­mes ici au coeur du mystère Rédemption-Résurrection-Communion. Nous sommes à ce moment-là pris dans Christ qui se donne à nous. Mais il se donne à nous par la main du prêtre. Il y a là un ges­te de Tradition.

Voilà, l'Eglise a donc remis les choses au point. Mais nous autres, nous sommes toujours à un système qui n'est plus permis depuis 1973. Mais enfin, il y a une préparation péniten­tielle au début de l'Eucharistie et donc ça nous sera pardonné et oublié. Nous avons fait ça sans savoir...

Maintenant, il est encore dit ceci : Quant à la manière de s’approcher de la communion…..lorsque les fidèles communient à genoux, il n’est pas requis d’eux un autre geste de révérence envers le Saint Sacrement puisque le fait de s’agenouiller exprime lui-même l’adoration. Mais lorsqu’il communie debout, il est vivement recommandé que s’avançant en procession, il fasse un acte de révérence avant la réception du sacrement au lieu et au moment opportun pour que l’accès et le départ des fidèles ne soit pas troublé. L’Amen prononcé par les fidèles lorsqu’ils reçoivent la communion est un acte  de foi personnel dans la présence du Christ.

Donc il faut un acte de révérence. Il faut donc que avant de recevoir le Corps du Christ on fasse une inclination médiocre comme on fait au moment de la Paix. Et aussi, avant de recevoir le Sang du Christ, pas après, mais avant ! Après, on ne fait rien. On s'en va. C'est avant qu'il faut le faire !

 

Maintenant, comment recevoir le Corps du Christ ? Il est fait allusion aux indications de la Tradition Ancienne. Cette Tradition Ancienne, on la trouve entre autre dans un texte de Cyrille de Jérusalem qui est mort en 387. Voici comment ça se passe. C'est donc Cyrille qui parle:

Quand donc tu t'approches de l’Eucharistie, ne t’avance pas les paumes des mains tendues ni les doigts disjoints, mais fais de ta main gauche un trône pour ta main droite puisque celle-ci doit recevoir le Roi. Et dans le creux de ta main, reçois le Corps du Christ en disant Amen. Avec soin alors, sanctifie tes yeux par le contact du Saint Corps. Puis prends-le et veille à ne rien en perdre, car ce que tu perdrais, c’est comme si tu perdais l’un de tes propres membres.

Dis-moi en effet, si on t’avait donné des paillettes d’or, ne les retiendrais-tu pas avec le plus grand soin, prenant garde d’en rien perdre et d’en subir dommage. Ne veilleras-tu pas donc avec beaucoup plus de soins sur un objet plus précieux que l’or et que les pierres précieuses, afin de n’en pas perdre une miette. Voyez ! Toujours cette vue de foi ! Il faut faire de ses mains un trône pour le roi qui va y prendre place. Voyez la beauté du geste !

 

Maintenant, comment allons-nous procéder ? Eh bien, ce sera très simple. D'abord, les prêtres doivent eux-mêmes communier...première chose. Donc comme d'habitude : ­Voici l'Agneau de Dieu...etc. Cela ne change pas. Mais on ne chante plus : Le Corps du Christ, ni : Le Sang du Christ.

Lorsque on a dit : Seigneur, je ne suis pas digne, tous ensemble, le premier célébrant prend une hostie pour lui. Il donne alors les patènes à deux autres célébrants qui vont les distribuer aux prêtres. Lorsque les deux prêtres reviennent, alors tous les prêtres communient ensemble au Corps du Christ. Lorsque c'est terminé, le premier célébrant communie le premier au calice. Puis, il prend une patène et se retire pour ne pas gêner les suivants. Le second célébrant communie, prend l’autre patène et se retire également. Deux autres célébrants viennent communier. Ils prennent les calices et vont les déposer à l'endroit voulu.

Maintenant, il n'y aura donc jamais que deux prêtres pour le Saint Sang, pas quatre. Mais lorsqu'il y a beaucoup de monde comme le dimanche, un calice n'est pas suffisant. Cela n'a pas d'importance, on prépare deux calices, on les met à l'endroit voulu et lorsque le premier est vide, le prêtre prend le sui­vant. Ce n'est pas plus difficile que cela. Il n'est pas néces­saire d'avoir beaucoup de monde.

Lorsque tous les prêtres sont en place, à ce moment-là chacun des prêtres se tourne vers les frères. Le frère se pré­sente en tenant la main posée sur l'autre pour former une coupe, pour former un trône Et alors le prêtre dit : Le Corps du Christ.

                                                                Fin de la cassette....

 

Homélie : 17° dimanche ordinaire. Année A.    29.07.84

      Tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu.

 

Mes frères,

 

Une parole de l’Apôtre Paul a accroché mon attention. La voici : Tout, nous a-t-il dit, tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu. Il nous lance au visage cette affirmation sur un ton qui ne souffre aucune contradiction. Et il utilise un mot qui est quelque peu différent de celui que nous avons dans notre traduc­tion. Tout, il l'exprime par un pluriel.

Et cela signifie les hommes, toutes les choses, tout ce qui remue, tout ce vit, tout ce qui arrive, tout les événements, tout ce qui tombe sur nous, tout ce qui nous abat, tout ce qui nous écrase, tout aussi ce qui nous exalte.

La totalité de l'existence, tout cela est orienté par Dieu vers le bien de ceux qui l'aiment. Il n’y a aucune exception et cela peut aller très loin...Car nous pouvons nous trouver dans des situations humai­nement impossibles. Nous pouvons être réduits à l'état de ver­misseau jusqu'à la fin de nos jours. N'empêche, dit Saint Paul, cela même contribue à votre bien.

 

Je suis certain qu'il avait sous les yeux le tableau de son Christ, de son aimé mourant tordu de douleur sur une croix. Ce n'était plus un homme, ce n'était plus qu'un ver. Et pourtant il savait lui, Paul, le bien qui en avait surgit. Mais qu'est-ce donc ce bien ? Il nous le dit encore :

C'est notre métamorphose à l'intérieur du Royaume de Dieu. Devenir parfaitement conforme à l'image de Dieu qu'est le Christ Jésus et participer ainsi à la gloire et au propre bonheur de Dieu.

Et ce projet grandiose se réalise à travers tout jusqu'à notre parfaite naissance à cet état nouveau. Et ce projet est conçu, il est conduit, il est animé par Dieu qui est amour. Et absolument rien ne peut s'y opposer, ne peut empêcher son succès.

         

Et un peu plus loin Paul à des paroles qui sont vraiment extraordinaires. Il nous dit : Qui pourra nous séparer de l'amour du Christ ? La détresse, l’angoisse, la persécution, la faim, la nudité, le danger, la mort…En tout cela nous sommes plus que vainqueurs à cause de Celui qui nous a aimés.

J'ai confiance que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les choses présentes, ni les choses à venir, ni les puissances, ni la hauteur, ni l'abîme, ni au­cune autre créature ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus notre Seigneur.

Mes frères, pour oser dire, écrire des choses pareilles, il faut les avoir vécues, sinon on n'a pas le droit. On n'a pas le droit de les prononcer et de les proposer à d'autres si soi-même on ne les connaît pas par expérience, et si on n'en a pas extrait tout le suc divin qui s'y trouve, si on n'est pas soi-même devenu amour, devenu UN avec ce Christ qui est l'amour de Dieu.

 

Voilà, mes frères, le bien qui nous est proposé. Et Paul utilise encore ici un mot qui a été rendu par contribuer mais duquel nous avons tiré notre vocable synergie. C'est un vocable de la physique moderne, c'est un voca­ble de l'économie moderne. Et nous savons qu'il désigne tous ces innombrables courants, toutes ces forces, toutes ces éner­gies que Dieu ramasse, qu'il unifie en un et qu'il dirige toute vers la réalisation d'un seul but, son projet. Voilà, mes frères, nous sommes, nous, au centre, au cœur de ce projet. Et alors ?

Eh bien nous comprenons maintenant que nous avons là le trésor pour lequel nous devons tout sacrifier. Et la collabo­ration active, intelligente à ce projet de Dieu, mais c'est la sagesse suprême que nous devons demander. Mais nous ne sommes en ce domaine que des enfants. Nous n'avons pas d'intelligence. Mais si nous demandons à Dieu l'Esprit pour pouvoir pénétrer à l'intérieur de son projet et nous couler en lui, à ce moment-là, Dieu ne nous refuse pas ce que nous lui demandons.

Mais cela ne nous est pas donné en une fois. Cela nous est donné peu à peu dans la mesure où notre coeur dégagé de tous biens illusoires, étrangers, est capable de le recevoir, ce bien suprême.

 

Mes frères, nous avons, nous, renoncés à tout. Pour cette perle, pour ce trésor, nous avons tout vendu. Nous sommes même vendus nous-mêmes à la volonté de Dieu. Ne laissons jamais fai­blir notre foi ni notre amour. Paul vient de nous le rappeler : tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu.

Dans cette Eucharistie_ nous allons recevoir les prémi­ces de cette gloire qui nous est destinée. Ne relâchons jamais notre confiance. Et ce qui nous a été promis, nous le rece­vront de suite déjà en prémices dans la mesure où notre cœur s'ouvre et où notre confiance grandit.

                                                                                 Amen.

 

Récollection du mois d’août.                       05.08.84

      Les deux faces de notre être.

 

Mes frères,

 

C'est tout de même aujourd'hui notre dimanche de récol­lection. Ce que nous avons entendu hier soir nous y a intro­duits car on nous a rappelé que le chant sacré de l'Eglise n'est pas un travail de bureaucratie, mais qu'il est né de la contemplation des moines. Et au mois de Juillet, nous avons vécu un événement ex­traordinaire qui nous a demandé un gros effort de préparation et une intense vie de foi. Nous avons repris l'Office Bénédic­tin traditionnel et la psalmodie modale.

Un frère me disait dernièrement que maintenant il avait la nette impression d'être devenu un vrai disciple de Saint Benoît et un authentique cistercien. Et je le comprends très bien. Car la vie monastique exi­ge un Office Divin dont la plénitude, l'ampleur et la paix évoquent les richesses du Royaume de Dieu.

 

L'existence monastique, en effet, se déroule sur deux re­gistres qui se superposent, puis se compénètrent et finissent par fusionner. Il y a d'abord la face extérieure de notre être, la face sensible, matérielle, corporelle, charnelle, celle qui relève du quantifiable et du mesurable.   Puis il y a la face cachée de notre être, la face spiri­tuelle, mystique, divine. Celle-là, elle est inaccessible.

Et pourtant, c'est elle qui est la première, car dans l'intention de Dieu, dès avant la création du monde, nous som­mes promis à partager sa vie à Lui. Donc à le connaître comme il se connaît, à l'aimer comme il s'aime lui-même, à le posséder comme il se possède. Donc à goûter un bonheur qui n'est rien moins que le propre bonheur de Dieu. Et tout cela, c'est la face mystérieuse de notre vie et de notre être.

 

Maintenant dans notre célébration, même au-delà dans no­tre vie concrète, les deux sont ensembles et toujours ensembles. Nous ne devons jamais les dissocier comme si à certains moments nous pouvions vivre dans des occupations matérielles et puis à un certain moment dans des occupations spirituelles.

Non, nous sommes toujours en même temps à tout moment, et matériel et spirituel. Mais les deux doivent finir par devenir un. C'est à dire que - mais naturellement c'est un terme cela ! Mais pour bien comprendre il faut toujours contempler le but vers lequel nous sommes conduits - la chair sera spiritualisée. La sensibilité est pneumatisée et tout notre être est divinisé.

Une chair spiritualisée, qu'est-ce que cela veut dire? Mais c'est une chair, c'est un corps qui est devenu le temple de l'Esprit Saint. Donc cette chair n'est plus asservie à des plaisirs sensuels, mais elle est intéressée uniquement par les plaisirs divins.

 

C'est pourquoi lorsque vous avez dans un chant comme le nôtre, on ne doit pas sentir d'émoustillement charnel, sensuel, mais par contre un plaisir - j'emploie le mot à dessein - une jouissance qui est d'un autre niveau, qui est de l'ordre de l'Esprit Saint, du Pneumatique, du spirituel pur. C'est pour­quoi ce doit être très dépouillé. Au début naturellement ça peut paraître trop dépouillé parce que nous sommes encore trop attachés aux plaisirs sensi­bles.

Mais après, à mesure qu'on y entre et qu'on se laisse façonner par cette liturgie, on découvre qu'il existe un autre registre de jouissance qui est la sensibilité pneumatisée. Donc, c'est notre sensibilité qui perçoit le divin, qui perçoit l'Esprit dans sa sainteté, qui perçoit l'amour.

 

Mes frères, ce n'est rien moins que le processus de la purification du coeur, de la transformation de l'être en lumiè­re. Et ça, ce ne sont pas des rêveries, ce ne sont pas des illusions. C'est le réel ! Et si nous avons été appelés dans le monastère, c'est pour être conduits à ces hauteurs.

De l'endroit ou nous sommes donc maintenant – attention ! où nous sommes au niveau du discours et où nous espérons aller au niveau de la vie - de cet endroit nous voyons que la vie monastique, elle est avant tout Eucharistique, Doxologique et Liturgique. Elle s'efforce d'anticiper les conditions futures et éternelles de l'homme.

Dans le monde à venir, nous serons apparition et manifes­tation de Dieu dans sa splendeur et dans son amour. Nous serons dans nos chants, dans nos pensées, dans nos actions uniquement gratitude, louange et service. Et nous serons cela les uns pour les autres. A ce moment-la, ce n'est plus nous qui vivrons, c'est Dieu qui vivra en nous.

 

Or Dieu n'est rien d'autre que don de lui-même à lui-même au sein de la Trinité, et à la création. Et nous-mêmes entraî­nés dans ce mouvement nous ne vivrons plus que pour les autres. Maintenant, notre instinct premier est de réagir contre les autres. Nous nous sentons facilement agressés et nous avons une réaction de rejet, une réaction de colère. Et Je dois dire que c'est ainsi presque depuis notre plus petite enfance.

Nous devons abandonner ces moeurs trop humains pour pren­dre des moeurs divines. Mais ça, nous ne pouvons pas les pren­dre nous-mêmes, nous devons les recevoir. Et les recevant, au lieu d'être méfiance de l'autre et refus de l'autre, nous som­mes confiance à l'autre et accueil de l'autre tout à fait comme Dieu.

Et dans le monde à venir, nous ne serons plus que cela. Mais nous ne goûterons plus à ce moment que la paix et le bon­heur. Et ce sera notre richesse de pouvoir nous recevoir des autres. Tous les autres seront notre bien, non pas dans une sorte de possession égoïste, mais ils seront notre bien dans un partage de communion exactement comme chacune des Personnes de la Trinité est le bien des deux autres.

 

Mes frères, cela se vit déjà au niveau de notre concret quotidien. Mais cela doit surtout se retrouver au moment où nous célébrons Dieu dans notre Eucharistie et dans notre Office. Mais ça demande un effort, un effort d'harmonisation des voix, des rythmes, des mouvements. Je dois dire que je suis vraiment étonné d'observer avec quelle facilité nous y entrons maintenant, déjà maintenant. C'est bien la preuve qu'il y a en nous une profonde communion et une profonde unité, et qu'un amour sincère circule dans nos coeurs.

Même s'il arrive encore des étincelles et des orages, ce n'est pas si grave que cela. Cela nous fait reprendre conscien­ce que nous ne sommes pas encore devenus de véritables fils de Dieu, que nous avons encore une marche et un effort à faire.

 

Mes frères, tout cela c'est l'endroit où Saint Benoît dé­sire nous conduire avant même que nous ne connaissions la mort. Il faudrait analyser la Règle sous cet angle.

Mais Je vais relever une seule notation qui est très for­te, celle ou Saint Benoît nous dit que : in omnibus glorificetur Deus, 57,19. Il faut que en toute chose Dieu soit glorifié. Et dans les " toute chose" il enclôt absolument tout.

C'est comme le "panta" de dimanche dernier, que tout concoure, tout travaille à notre véritable bien si nous aimons Dieu. C'est la même chose pour Saint Benoît, nous n'avons pas à re­chercher ce qui peut nous avantager nous, mais uniquement ce qui peut mettre en relief, en évidence la gloire, c'est à dire la manifestation éclatante de notre Dieu dans son amour et dans sa lumière. Mais ça, en toutes choses, même dans les activités les plus banales.

Et c'est pourquoi toute notre vie est liturgique, et doxologique, et eucharistique. Si je fais de la soupe, si je prépare des artichauts, si je fais de la bière, si je mesure la contenance des bouteilles, si j'ai des ennuis au brassage parce que la chaudière s'est ar­rêtée, si je fais des comptes, si je manipule de l'argent, enfin si je fais TOUT, eh bien dans tout cela, mes frères, à travers tout cela doit transparaître quelque chose qui révèle qui est notre Dieu.

 

Et ce n'est possible que si nous devenons des fils de Dieu. Alors nous vivons avec lui en tout. Car le Christ lui aussi, il a manipulé de l'argent, il a travaillé, il a du faire tout exactement comme nous. Mais il le faisait modo Divino, d'une manière divine comme nous devons le faire, comme nous le faisons à mesure que nous lui sommes conformes.

Voilà, mes frères, la doxologie qu'est notre Office Divin doit ainsi se répercuter dans l'immense caisse de résonance que constituent nos pensées, nos paroles, nos gestes, notre travail, notre communion fraternelle, enfin tout ce qui cons­titue la Maison de Dieu de notre Monastère.

Nous allons demain fêter la Transfiguration. Eh bien, mes frères, ce n'est que cela. La transfiguration, c'est laisser transparaître à travers nous la lumière qui est Dieu. Et puis nous rencontrerons l'Assomption de Marie. Et puis Saint Bernard. L'Assomption, mais c'est le sommet vers lequel nous montons. Et Bernard, c'est la route que nous empruntons. Bernard n'était pas un homme facile. Il avait un tempérament violent, mais aussi très sensible.

 

Mes frères, nous sommes tous plus ou moins parents de Saint Bernard. Mais derrière lui il y a encore tous nos ancêtres dans la vie monastique, ces gens du désert, Pacôme, Basile et tous les autres. Ils sont la route. Eh bien, cette route, nous la parcourrons avec eux avec courage. Et si nous trébuchons, si nous tombons, et bien nous nous ramasserons et nous continuerons.

Dans un monastère, ce qui est bien, c'est qu'on n'est jamais seul. Et nous sommes, même sans que nous le sachions, nous sommes soutenus les uns par les autres. Et c'est ensemble que nous marchons vers cette transfiguration qui nous est pro­mise.

 

Règle : 56. : La table de l’Abbé.                 09.08.84

 

Mes frères, [4]

 

Nous tombons aujourd'hui sur un tout petit chapitre qui traite de la table de l'Abbé. Saint Benoît nous dit que cette table doit toujours être avec les hôtes et les pèlerins. Semper, dit-il, toujours, tous les jours sans aucune exception. Cela peut nous paraître hors de sens aujourd'hui. Et c'est vrai ! Pour comprendre une prescription pareille, il faut être soi-même hors de sens.

Car en dessous du mot de Saint Be­noît, il y a une réalité très belle gui n'est accessible qu'à l'oeil aiguisé de notre coeur purifie par la foi. Il faut donc élargir notre vision et pénétrer à l'inté­rieur de la réalité telle que Dieu nous l'offre à travers ce petit texte. Vous allez dire que ce qui se trouvait à l'époque de Saint Benoît prend aujourd'hui une signification nouvelle.

Nous disons ou trouvons facilement que l'Abbé, il avait bien de la chance. Il était soustrait au régime commun. Voilà, il partageait le bon dîner des hôtes et des pèlerins tous les jours. Mais ne pensons pas ainsi ! Il y a ici une réalité mys­térieuse qui est vraiment contraignante.

 

Car l'Abbé dans le mo­nastère, c'est le Christ. Cela, ne le perdons pas de vue. Il est le Christ et il doit donc agir comme le Christ en toute circonstance. Le semper de Saint Benoît va jusque là. Si l'Abbé est vraiment dans son coeur, dans son sentiment, dans sa cons­cience, s'il est le représentant du Christ pour ses frères, il l'est toujours. Il doit donc se comporter toujours comme le Christ lui-même le ferait à sa place.

Il est vêtu de faiblesse, naturellement. Il va essayer. Il va se tromper. Il va commettre des erreurs, des fautes même. Il est un homme. Mais il verra que le Christ a pris sur lui le péché de tous les hommes. Il a voulu devenir péché et il comprend très bien celui qui dans le monastère tient sa place. Mais ça ne fait rien, la réalité est tout de même là. Et cette réalité, elle est splendide.

Que veut donc nous dire ici l'Esprit Saint à travers ce petit texte ? Eh bien, il veut dire entre autre ceci : c'est que la place de l'Abbé, c'est d'être assis, mais c'est d'être toujours avec les pécheurs. Vous avez des perigrini, cela se traduit par pèlerins. Et c'est vrai, cela veut dire pèlerins entre autre. Mais ce sont d'abord des voyageurs, des vagabonds, des instables, des étrangers.

On peut vagabonder pieusement pour faire des pèleri­nages. Nous avons Saint Benoît Labre par exemple, un pèlerin qui était un saint mais aussi un mandigo, un vagabond. Voilà donc des hommes !

Et de ces vagabonds, l'Abbé doit faire des hôtes. Ce sont des étrangers et il doit en faire des domestici Dei, c'est à dire des hommes qui se trouveront, se sentiront chez eux. Ils deviennent de la Maison de Dieu. Maintenant, qui sont ces vagabonds ?

Eh bien, mes frères, c'est nous. C'est ça qu'il faut voir ! Nous allons chacun de notre côté courant derrière une fantaisie, derrières des pas­sions, derrières de petits désirs comme des brebis sans berger. Et puis le Christ nous a lancé une musique. Le berger, à l'époque - je pense que ça doit encore être comme ça là où il y a encore des bergers - ils avaient une flûte, ou ils ont un harmonica ou quelque chose. Et ils jouent un petit air que les brebis connaissent. Et les brebis vont suivre celui qui les sé­duit. Et c'est ce que le Christ a fait avec nous chacun de notre côté.

Il nous a appelés. Notre oreille a entendu le chant qu'il nous adressait. Et ça nous montre que nos oreilles à chacun d'entre nous sont toutes accordées. Il y a un code, dans ce chant du Christ, un code que sai­sissent uniquement ceux qui sont encodés. Les autres ne l'enten­dent pas. C'est un peu comme dans les ordinateurs.

 

Et nous autres, nous avons tous le même code puisque tous nous avons entendu le chant du Christ. Et de vagabonds, de pé­cheurs, nous sommes devenus des habitants de la Maison de Dieu, de sa bergerie, de son Royaume. Et ça, c'est le rôle de l'Abbé de favoriser cette conver­sion, cette Pâque, ce passage. Il doit opérer un admirable échange, un admirabile commercium comme on chante dans une des antiennes de notre Office. C'est à Laudes, je pense.

Il va donc prendre sur lui, il prend sur lui le dénuement et la malpropreté de tous ces vagabonds. Mais il le prend vrai­ment sur lui, c'est à dire qu'il en devient tel lui-même. Il en devient pauvre lui-même. Il se revêt de leurs loques. Cela veut dire que il accepte de prendre sur lui la faiblesse de tous ses frères. Et il les porte volontiers dans son coeur même s'il ne sait pas faire le geste. Car il faut parfois être très prudent, très délicat avec un frère malade.

Eh bien dans son coeur il l'accueille. Et le frère doit savoir que dans le coeur de l' Abbé, il a pour lui un endroit où il est nettoyé. Et ça, c'est la grâce que le Christ dépose dans le coeur d'un véritable Abbé. Et au jugement de Dieu un jour, il dira l'Abbé : Oui, voilà ce frère ! Mais ce frère, c'est moi qui suit devenu ce frère. Regardez ! Je suis tout sale comme lui. Mais lui, il est devenu tout beau. Il est devenu le Christ.

 

C'est cette substitution : le Christ qui prend tout sur lui pour que nous soyons propres. L'Abbé qui prend tout sur lui pour que nous soyons propres, que le frère soit propre. Alors, il leur donne donc son coeur, son amour et tous ses trésors. Il ne garde rien pour lui. Il ne doit rien garder. Il ne sait pas garder quelque chose. Alors en fait, les frères deviennent UN avec l'Abbé et UN entre eux. Et c'est possible parce que au départ toutes les oreilles sont accordées au chant du Christ. Si les oreilles n'avaient pas entendu ce chant, ils ne pourraient pas devenir des frères. Mais c'est la mission de l'Abbé de les éveiller à la conscience qu'il y a un esprit commun, une maladie commune qui les habite.

Alors, mes frères, la communauté monastique, elle va donc se lier, se créer autour de cette table qui est le coeur de l'Abbé. Et lui, il va devenir de plus en plus Abbé et Christ en s'attablant à la table de chacun des frères. Je vous assure que c'est là une réalité très, très juste, très vivante et très consolante parce que jamais nous ne nous sentons isolés. L'Abbé à sa table reçoit les frères. Et les frères étant là, il est vraiment assis à la table de ses frères, à la table des pécheurs, lui-même étant aussi un pécheur.

Eh bien voilà, mes frères, je pense que nous pouvons en rester là ce soir. Retenons donc ceci de ce petit chapitre de Saint Benoît : retenir que la place de l'Abbé c'est d'être assis à la table des pécheurs. Et des pécheurs que sont les frères, les prendre en lui, leur donner comme nourriture sa propre vie. Puis les transformer, aider plutôt la grâce du Christ à les transformer en d'authentiques fils de Dieu, des hommes qui à leur tour pourront recevoir leurs autres frères. Si bien que le monastère devient une grande salle de festin.

 

Rappelez-vous toutes ces Paraboles du Christ où il com­pare le Royaume de Dieu à un festin. Nous devons arriver à réa­liser ça dans le monastère. Non seulement le festin, je dirais, de la louange de Dieu dans notre Office, dans notre Eucharistie, mais aussi le festin de la rencontre fraternelle, du service qu'on se rend, du sourire qu'on accorde à un frère, de l'impa­tience qu'on réprime pour que toujours et partout on soit ras­sasié et qu'on puisse dire : vraiment, vraiment il est heureux

de vivre comme des frères tous ensemble dans la maison de Dieu.

 

Chapitre : Les nouvelles Constitutions.           12.08.84

      2. Le mouvement de nos nouvelles Constitutions.

 

Mes frères,

 

Ce matin nous allons essayer de suivre le mouvement qui se déploie à travers nos Constitutions. Le Chapitre Général a voulu revenir à la réalité de la vérité concrète telle qu'elle s'offre à nous dans la vie. Ce qui existe d'abord, ce sont les monastères, c'est à dire des communautés de moines et de moniales que la volonté divine a rassemblé en une maison, une maison de Dieu, en une cellule du Royaume de Dieu. Ce qu'on rencontre, ce sont des endroits sacrés sur lesquels vivent des personnes que Dieu a appelés pour les consacrer. Donc, la réalité première sur laquelle le Chapitre GénéraI a voulu installer, fonder les Constitutions, ce sont les communautés.

Ensuite, il a élargit son regard pour voir l'ensemble des monastères répandus dans le monde entier. Ces monastères qui partagent le même idéal de vie, constituent un Ordre orga­nisé selon les modes définis par notre Tradition, c'est à dire la filiation. Un monastère en fonde un autre. Celui-là un autre. Cela se ramifie dans le sens vertical, dans le sens horizontal. On a ainsi une famille de monastères. Entre tous on reconnaît un air de parenté réel.

Enfin, et enfin seulement, les supérieurs de ces diffé­rents monastères portent personnellement et collégialement la responsabilité de l'ensemble des maisons et de chacune d'entre elles. La réunion de ces supérieurs forme le Chapitre Général qui est l'autorité suprême de l'Ordre. Cela signifie ceci : c'est que chaque Abbé est responsa­ble, non seulement de sa propre maison, mais aussi des autres maisons. Il l'est en vertu du Chapitre Général dont il fait partie, mais il est aussi en vertu de sa charge personnelle dans sa propre Abbaye. Il doit veiller à maintenir à un niveau disons élevé le vie spirituelle de sa communauté. Car, la santé des moines que Dieu lui a confié, sa santé personnelle aussi, exercent une in­fluence certaine sur la vitalité des autres communautés où qu'elles soient dans le monde.

 

C'est la réalité de ce Corps Mystique que constitue notre Ordre à l'intérieur du Grand Corps Mystique qu'est l'Eglise. Donc le mouvement à l'intérieur des Constitutions part de la communauté pour s'élargir à l'Ordre et revenir au Chapitre Général qui est la concrétisation de l'ensemble de ces commu­nautés. Disons que dans la personne de l'Abbé qui se rend au Chapitre Général, tous les frères s'y rendent avec lui. Ce n'est donc pas une affaire de Supérieurs, mais c'est l'affaire de chacun.

Il n'est pas possible de, je dirais, de préparer dans le détail un Chapitre Général à partir de chacun des membres de l'Ordre. Mais remarquez que déjà depuis un certain temps on consulte les communautés, on consulte chacun des moines. Chacun a pu donner son avis sur les projets de Constitutions qui ont été élaborés. Et il y en a qui n'ont pas manqué de le faire. On en a parlé dans les communautés. Nous en avons parlé ici entre nous.

L'ensemble des remarques, des réflexions, des suggestions ont été ramassés, ont été collationnés. Et c'est ainsi que par un effort de tout l'Ordre, de chacun des membres de l'Ordre sous l'influence de l'Esprit Saint, on est arrivé à ce texte de Constitutions que, à première vue, Monseigneur Hamer trouvait très bien.

 

Mais cette Présentation de nos Constitutions ravive en chacun d'entre nous le sentiment de communion, de solidarité, de responsabilité. On recueille l'impression d'une force, d'une force qui donne sécurité et assurance. Pourquoi ? Mais parce que c'est la mise en oeuvre de la Charte Fondamentale de notre Ordre qui est la Charte de Charité. Les Constitutions ne pouvant être autre chose que la Charte de Charité pour nous aujourd'hui.

Le monde a tellement évolué depuis le douzième siècle que il faut tout de même adapter beaucoup d'observances, beau­coup d'actions à l'intérieur du monastère et dans l'Ordre. Mais il est essentiel que cet esprit qui a présidé à la fondation de l'Ordre et qui a été acté dans la Charte de Charité, demeure vivace dans l'Ordre, et dans les monastères, et dans le coeur de chacun, sinon il y aurait une dégénérescence. Ce se­rait comme une maladie de carence qui s'introduirait, comme une asphyxie. On ne respirerait plus l'air tonifiant que l'Esprit Saint a infusé à l'Ordre à ses débuts...Et on dépérit...

Aussi, la présentation telle qu'elle a été voulue dans les Constitutions, éveille en nous un sens ecclésial accru. Car la communion à l'intérieur de notre Ordre s'élargit natu­rellement à une communion avec l'Eglise entière d'autant plus qu'aujourd'hui l'Ordre est largement international.

Le passage de Monseigneur Hamer parmi nous a ravivé en nous ce sens de l'Eglise. Il existe un lien organique vivant entre notre Ordre et l'Eglise entière. Nous avons une orienta­tion contemplative. Monseigneur Hamer me faisait remarquer que dans le Décret Perfecte Caritatis on distinguait deux sortes de vie monastique : une vie monastique qui est très large, très ouverte et une vie monastique plus spécialisée, plus orientée vers Dieu seul. C'est la nôtre !

Et elle est indispensable aujourd'hui. Sans elle l'Eglise ne serait plus reliée au monde à venir. Naturellement il existe dans l'Eglise d'autres formes de vie contemplative. C'est cer­tains ! Mais pensons à la nôtre qui est monastique tandis que, les autres ne le sont pas.

Il y a dans le chef de beaucoup de personnes une confu­sion. C'est que on met sous le nom de moine n'importe quelle personne qui vit en clôture. Il faut prendre garde, il faut faire attention car il y a une Tradition que nous devons main­tenir dans sa pureté.

 

Il faut donc qu'il y ait partout dans le monde une unité de vie et d'observance. Cette unité, elle est tempérée par les insertions dans des milieux différents. Elle va donc revêtir des visages différents. Mais il est indispensable que l'Ordre soit identifiable sur chacun de ces visages. Il faut donc une véritable unité jusqu'à l'intérieur de l'observance.

Mais attention ! Ce n'est pas une uniformité. Il y a une légitime diversité qui est liée a la sensibilité de chaque race, de chaque culture, même de chaque région. C'est là un des rôles du Chapitre Général et aussi une des fonctions de l'Abbé Général : c'est de veiller à ce que le visage de l'Ordre soit re­connu sur chaque monastère, sur chaque communauté.

Il ne faut pas lorsque nous allons ailleurs que nous nous sentions à l'étranger. On peut être dépaysé, parce que ce sont tout de même d'autres personnes. C'est une autre langue peut-­être ? C'est une autre approche de la vie, même de la vie spirituelle en soi, car chacun la ressent d'après ce qu'il est. Mais il faut que l'on se sente en parfaite harmonie où que l'on soit.

 

J'ai fait cette expérience dans ce monastère de moniales aux Etats-Unis où je suis resté deux, trois jours. Je n'avais pas du tout l'impression de me trouver ailleurs. C'était une sorte, disons, de Clairefontaine Américain. Pourtant ces fem­mes étaient toutes autres...Mais il y avait un air de famille. On était chez soi.

Mes frères, c'est une des raisons d'être de ces Constitu­tions. Et n'oublions pas qu'elles ont été votées à l'unanimité par des Abbés répartis dans le monde entier. Et je vous assure qu'entre un Espagnol et un Américain, qu'entre un Chinois et un Français, qu'entre un Japonais et un Anglais il y a de fa­meuses différences. Et pourtant tout le monde était d'accord. Et on sentait que tout le monde vivait ce qui avait été voté.

Mes frères, je pense que tout ceci éveille en nous le sentiment de notre devoir qui est celui - je le verrai double ­celui d'une fidélité à notre vocation, à notre idéal, une fidé­lité à sa beauté, à la beauté de notre vie, et aussi une immen­se confiance en Dieu. Car nous sommes faibles, mais Dieu est plus fort que tou­tes nos défaillances. Et à l'intérieur de nous, c'est son Esprit qui vit, cet Esprit qui nous a appelés, et cet Esprit qui nous forme en un Corps ici à Saint Remy, en un Corps plus grand qui est notre Ordre, et en un Corps plus grand encore qui est l'Eglise dont la tête est le Christ et dont nous sommes une cel­lule.

 

Voilà, mes frères, retenons cela pour aujourd'hui. A une autre occasion nous essayerons de nous avancer un peu plus loin et de voir les Constitutions davantage dans leurs détails.

 

Chapitre : Fête de l’Assomption de Marie.       15.08.84

      Citoyens du ciel. [5]

 

Mes frères,

 

          ………………ce n'est pas facile à traduire ! Notre droit de cité, notre citoyenneté, l'endroit où nous vivons, c'est déjà le ciel. Et ici, je soupçonne fort, c'est une, voilà une intui­tion qui m'est personnelle, que l'Apôtre Paul pour comprendre son expérience a lui a du se référer à celle d'une autre per­sonne qui ne pouvait être que la Vierge Marie.

L'a-t-il connue ? L’a-t-il vue ? L'a-t-il rencontrée ? Il en a certainement entendu parler. Il dit quelque part que le Messie Jésus est né d'une femme. Cette femme, il la connais­sait. Non par ouï-dire, mais d'après la Tradition qu'on lui rapportait et qui était juste, qui était vraie.

Et Paul sentait qu'il y avait un accord profond entre lui et Marie, entre son expérience et celle de Marie. Et Marie qui vivait dans cet univers nouveau puisqu'elle était la Mère de Dieu - et cela même avant de mourir - Paul sentait que c'était déjà son expérience à lui devant qui le ciel s'était ouvert. Et il pouvait dire : oui, notre citoyenneté, elle est au ciel.

 

Mais qu'est-ce qu'il faut entendre par ce ciel ? C'est le lieu où habite notre Dieu. Or le lieu où habite Dieu n'est rien d'autre que lui-même, cette communion de trois Per­sonnes divines qui ne forment qu'un seul Dieu. Voilà le ciel. Lorsque nous sommes greffés sur le Christ, nous sommes greffés sur ce ciel. Et aussitôt cette vie divine arrive en nous et elle nous emporte là où Dieu habite, au coeur même de la Trinité. Le contemplatif, il s'y trouve et il le sait.

Je trouve cette certitude, je la trouve exprimée dans cette péricope évangélique qui était autrefois la lecture tra­ditionnelle a l'occasion de la Fête de l'Assomption. Nous l'avons lu au cours de l'Office de nuit. C'est cet épisode de la rencontre de Jésus avec deux soeurs, une s'appelait Marthe et l'autre Marie, cette fameuse Marie de Béthanie qui se tenait aux pieds de Jésus et qui écoutait sa Parole.

Et cela lui suffisait ! C'était l'unique nécessaire. Plus rien, elle n'avait besoin de rien d'autre...ça ne pouvait lui être enlevé. Elle était dans le ciel. Elle y est restée. Lorsque plus tard elle devait répandre le parfum sur les pieds de Jésus et l'essuyer avec ses cheveux, elle était dans le ciel avec le Christ.

 

Mes frères, voyez cette Assomption de Marie qui est - je ne dis pas figurée car c'est autre chose qu'une figure – qui est participée par toutes ces personnes, par l'Apôtre Paul, par Marie de Béthanie, par tant de saints, par tant de mystiques, cette Assomption de Marie, elle est mystérieuse et elle est mystique en ce sens-là. Et elle est notre part à nous.

Car Marie, au lieu où elle se trouve maintenant, qui est donc le lieu de Dieu, qui est le coeur de la Trinité, à partir de cet endroit, Marie, elle nous enfante. Et elle nous enfante pour ce lieu où elle se trouve. Et elle ne nous enfante pas pour que nous puissions mener une vie de pacha ici dans les plaisirs mondains. Non, elle nous enfante pour le monde à venir.

Et elle nous donne un être nouveau accordé à ce lieu nou­veau. Obéir, ce n'est rien d'autre qu'accepter d'être enfanté pour le ciel. Notre enfantement, il s'opère dans le sein de l'obéissance. Et le sein de l'obéissance n'est rien d'autre que le sein de Marie. Si nous pouvions réaliser cela à tout moment, mais nous serions vite transformés.

 

Mais au moins, mes frères, ne perdons pas notre temps. Ne le perdons pas à des mesquineries, à des futilités, à des sus­ceptibilités d'homme. C'est tellement ridicule. Laissons plu­tôt notre esprit et notre coeur s'ouvrir sur les espaces infi­nis de ce monde nouveau. Et nous acquerrons une culture immense infusée par l'Esprit qui nous prend sous son ombre comme il prit Marie.

En traduisant cette semaine le Psaume 70, j'ai retrouvé un verset qui a eu son heure de gloire dans la Tradition mo­nastique : quoniam non cognovi litteraturam introibo in poten­tias Domine. Mais comment traduire cela ? Parce que je suis resté dans l'ignorance d'un savoir issu des lettres, j'aurais mes entrées dans les pouvoirs même de Dieu.

Attention ! Je ne veux pas jeter les études par la fenê­tre, ni poser un regard mesquin sur les intellectuels. Loin de là, loin de là ! Mais cela définit l'esprit dans lequel nous devons faire notre Lectio Divina, dans lequel nous devons aborder nos études de théologie et aussi nos études techniques, n'importe quel genre d'études. Je reste dans l'ignorance de ce savoir issu des lettres.

 

Cela veut dire que je ne m'arrête pas à l'écorce de la lettre. Je vais à l'intérieur et je vais jusqu'au noyau. Et ce noyau, je le brise et je vais jusqu'à la moelle du noyau. Et cette moelle du noyau, c'est le Verbe de Dieu qui crée l'univers. C'est le Verbe de Dieu qui est devenu le fils de Marie. C'est ce Verbe de Dieu qui vit en nous de sa propre vie et qui nous transporte là où il est.

A ce moment, lorsque je ne m'arrête pas à un savoir hu­main qui pourrait m'exalter à mes propres yeux et aux yeux des autres, mais lorsque je pénètre jusqu'au coeur là où ce savoir germe sur le Verbe même de Dieu, à ce moment-là, j'entre dans la puissance même de Dieu, là où Marie se trouve. Et cette puis­sance est à ma disposition.

Mes frères, voyez où nous sommes appelés ! Laissons donc aujourd'hui la joie envahir notre coeur et laissons là occuper toute la place et qu'elle n'en sorte plus quoiqu'il arrive. C'est une joie que personne ne peut nous ravir, la joie même de Dieu, la joie du Christ, la joie de Marie. Et cette joie, elle vibre en nous même à travers les épreuves, à travers les cafards, à travers les contradictions que nous sentons en nous, à travers les refus. Car la puissance de Dieu est infiniment au-delà de toutes nos petites faiblesses.

 

Voilà, mes frères, c'est mon souhait pour chacun de vous aujourd'hui. Et je le souhaite à moi aussi. Partageons donc tous ensembles cette joie. C'est celle de Marie, je le répète, c'est celle du Christ, c'est celle de Dieu. Et n'ayons pas peur de nous la communiquer les uns aux autres par un geste d'amitié, par un petit sourire.

Je viens encore d'admirer un beau geste d'amitié en sortant de l'église. Le frère Jean-Marie a envoyé par terre son livre. Cela arrive à tout le monde. Et alors j'ai vu le frère Bernard qui s'appro­chait pour aller le prendre en sortant. C'est ça, vous voyez, ce petit sourire !

Voilà, c'est un petit cadeau que le frère Bernard nous à fait. Je l'en remercie. Et, mes frères, essayons d'être ainsi à tout moment les uns pour les autres...

 

Chapitre : Fête de Saint Bernard.                19.08.84

      Saint Bernard fils de la tradition.

 

Mes frères,

 

Nous célébrons demain la solennité de notre Père Saint Bernard. Et lorsque j'ai arrêté ma pensée en me demandant ce que je pourrais bien dire ce matin, je me suis heurté aux mu­railles des Monastères de Saint Antoine et de Saint Paul dont nous avons vu de si belles photos jeudi dernier.

Et ça me rappelle que certains de notre Ordre voudraient opposer Bernard et Antoine, et les Pères du désert. Ils disent : tous ces Pères du désert c'est très bien, mais c'étaient des rustres, des ignares, des sauvages, des paysans. Tandis que Bernard, lui, c'était la fleur de la chevalerie. C'était un lettré. C'était un civilisé, un cultivé, lui et tous les Pères de Cîteaux.

Ceux qui disent des choses pareilles ignorent que Saint Bernard avait ses racines dans le coeur de Saint Antoine, qu'il n'y aurait jamais eu de Bernard s'il n'y avait pas eu un Antoine, et qu'il est vain de vouloir les opposer. Bernard est lui aussi une fleur du désert. Ce n'est pas le désert des montagnes et des pierres, ou des dunes et du sa­ble, mais le désert de la forêt, cette forêt d'autant plus dé­sirable qu'elle était impénétrable, inaccessible aux hommes du monde. Et Bernard n'a-t-il pas écrit à un de ses amis qu'il avait appris davantage sous les chênes que dans les livres.

 

Mes frères, la science spirituelle authentique, elle est répandue en nous par l'Esprit Saint à travers des canaux qui nous sont préparés par une Tradition multiséculaire dans un cadre qui est prévu pour nous aujourd'hui, comme il était prévu pour Saint Bernard, comme il était prévu pour Saint Antoine. Et ces canaux, nous les connaissons : c'est la Lectio Di­vina, une saine érudition, un savoir à notre portée, c'est les Psaumes indéfiniment répétés dans un coeur à coeur avec Dieu, c'est notre labeur quotidien.

Et tout cela dans le respect de la route que Dieu ouvre à chacun d'entre nous. Et je voudrais ici à nouveau insister sur le respect que nous devons avoir les uns pour les autres pour notre cheminement qui est tellement beau parce qu'il est voulu par Dieu - il est préparé par lui - et qu'il est unique, et qu'il façonne un fils de Dieu chaque fois.

Dernièrement on me parlait d'une Congrégation nouvelle qui rencontre beaucoup de succès pour l'instant. Et on me di­sait que dans ces petites communautés on arrivait jusqu'au viol de conscience sous prétexte de partage, de transparence. On doit tout savoir les uns sur les autres. On ne peut rien cacher, pas de secret ni de mystère. Alors ça devient tellement oppressant que en quelques mois une personnalité peut être détruite pour toujours. Vous vous rendez compte ! Les plus forts naturellement savent résister. Ils entrent dans ce jeu...

 

Mais, mes frères, dans la vie monastique, ce n'est pas ainsi. Nous sommes chacun d'entre nous un mystère, c'est à dire un être qui est là en train d'être divinisé, qui est en train de naître, d'apparaître. Et nous n'avons pas à nous préoccuper de ce que les au­tres vivent. Nous en avons assez avec notre propre expérience. Et alors, mes frères, dans le secret, dans le mystère de notre route personnelle, tous ensembles dans le même jardin, nous formons un bouquet qui doit être très beau pour le regard de Dieu.

Donc, soyons toujours très prudents ! Essayons d'avoir en nous cette sagesse qui était dans le coeur de Saint Bernard, dans le coeur de Saint Antoine, de tous ces Pères connus et in­connus qui avaient autour d'eux des disciples mais qui les respectaient. Et cette sagesse, ce n'est pas une sagesse humaine. C'est une sagesse qui vient d'ailleurs, qui vient de chez Dieu. Et elle peut paraître folie aux yeux des hommes.

Mais ça ne doit pas nous étonner, ça ne doit surtout pas nous faire reculer. Au contraire, nous devons nous ouvrir à cette sagesse qui est nôtre aujourd'hui.

 

Homélie : 23° dimanche ordinaire. A.            09.09.84

      Le Christ est parmi nous.

 

Mes frères,

 

La dernière parole que le Christ vient de nous adresser devrait nous inonder de joie et nous emplir d'une force invin­cible : Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, moi je suis au milieu d'eux. Le Christ est donc ici parmi nous qui sommes rassemblés en son nom. Il est présent dans son corps de ressuscité, de transfiguré, de glorifié.

 

Mes frères, notre sanctuaire est vraiment la porte du ciel. Il est la certitude absolue d'une éternité de gloire pour chacun d'entre nous. Mais nous découvrons en même temps notre devoir, un devoir impérieux mais si beau. Nous sommes les familiers de Dieu, nous sommes de race divine et notre noblesse nous oblige à un comportement nouveau.

Il ne nous est plus possible de vivre comme des hommes poussés en tous sens par leurs passions égoïstes. Nous avons une Loi, la Loi de notre Christ : l'amour. L'Apôtre Paul nous dit que nous ne sommes redevables que d'une dette les uns envers les autres, celle de l'amour. Et nos frères ont toujours le droit d'exiger de nous le payement de cette dette. Nous ne devons pas nous y dérober.

Aimer son frère, c'est lui donner la chance de vivre. Le meilleur moyen de corriger quelqu'un de ses erreurs, de ses vi­ces, ce n'est pas de lui adresser des reproches cinglants, mais c'est de faire croître en lui la santé spirituelle en prenant sur nous sa faute, et en aimant ce frère dans le secret du coeur et par des actes concrets de bienveillance.

 

Nous ne devons pas avoir peur de souffrir pour nos frères et même de souffrir par eux. Lorsqu'ils s'en prennent à nous, c'est un cri d'appel qu'ils nous adressent, un appel au secours. Et nous devons toujours y répondre par l'amour. Le Christ notre chef, notre Roi nous en a donné l'exemple. Alors que nous étions pécheurs, que nous lui étions hostiles, il nous a aimés jusqu'au bout jusqu'à mourir. Et maintenant nous devons, nous aussi, exposer notre vie pour nos frères.

Oui, le Christ est au milieu de nous. Il vit en nous. Il va se donner en nourriture, il va nous donner à partager sa chair et son sang. Nous allons être réunis dans un même corps, le sien. Il nous sera alors facile de nous rencontrer, de nous aimer et de nous sauver ensemble.

Oui, mes frères, n'ayons pas peur de devenir un dans le Christ. Nous recevrons alors le gage d'une éternité de bonheur. Nous serons ensembles pour jamais et rien ne pourra nous séparer car notre vie commune, ce sera l'amour pour toujours. Oui, mes frères, je sais bien que nous sommes revêtus de faiblesse. Nous aurons encore à lutter pour que l'amour triom­phe dans notre coeur.

Mais nous sommes en ce lieu pour cela. Je le rappelle, nous sommes ici chez Dieu. Le Christ est présent au milieu de nous. Et si nous nous mettons d'accord - il vient de nous le dire - pour demander une chose en son nom, il nous l'accordera.

Mes frères, chacun dans notre coeur demandons les uns pour les autres la grande grâce de pouvoir vraiment aimer.

                                                                                               Amen.

 

Règle : 2, 1-28 : De l’Abbé.                    10.09.84

      Se souvenir de ce que Dieu lui commande !

 

Mes frères,

 

          En regardant ce Chapitre 2 de notre Règle je me suis aperçu que Saint Benoît use ici d'un verbe qu'il applique uniquement à l'Abbé, et cela à quatre reprises dans ce Chapitre 2, et une cinquième fois lorsqu'il parle de l'élection de l'Abbé. Il s’agit du verbe en latin meminisse, c'est à dire se souvenir, se rappeler, faire tourner dans sa mémoire, s'occuper d'une chose, penser à une chose, mais y penser de façon assidue.

          L'Abbé doit ainsi se souvenir sans arrêt de qui il est, qui il est, et en conséquence se conduire correctement en conformité avec son être. Saint Benoît insiste en disant qu'il doit se souvenir toujours, semper, c'est à dire à tous moments, en tous lieux. Il n'y a aucune exception. C'est là un habitus, une façon d'être, une façon de se tenir, une façon de vivre qui doit lui devenir habituelle, à savoir donc qu'il doit se rappeler toujours qui il est.

          C'est à lui que s'applique au premier chef une autre recommandation que Saint Benoît donne au début du Chapitre 7 lorsqu'il parle du 1° degré d'humilité, où il dit en latin oblivionem omnino fugiat  et semper sit memor omnium quae praecepit Deus, 7,31. Donc, il doit toujours et absolument, omnino, fuir l'oubli. Et il doit, semper, à tout moment se souvenir de tout ce que Dieu lui commande.

 

            L'Abbé doit donc, s'il veut être un véritable Abbé, être au moins au premier degré d'humilité. C'est un minimum. Et ce souvenir de ce qu'il est, de la mission qu'il a reçue, doit emplir le champ de sa conscience, ne lui laisser aucun répit, aucun repos. Attention ! Cela ne doit pas devenir une obsession maladive et paralysante, ni un motif de vanité ou d'exaltation ou d’orgueil.

Loin de là ! C'est plutôt l'humble conviction qu'il a été choisi pour une mission qui le dépasse et dont il devra rendre compte. Saint Benoît le rappelle encore dans ce Chapitre. Il devra, dit-il, rendre un compte exact de deux choses et cela au terrible jugement de Dieu : de sa doctrine et de l'obéissance de ses disciples. 2.13.

          Je m'arrête uniquement à ce mot que Saint Benoît applique ici exclusivement à l'Abbé. Mais il y a encore bien d'autres notations où il indique que l'Abbé doit toujours se souvenir de quelque chose et de quelqu'un. Ce quelque chose, c'est la mission qu'il a reçue ; et ce quelqu'un, c'est Dieu.

 

          Cette pensée est régulatrice de sa conduite et modelante de son être. C'est à dire que la pensée de ce qu'il est doit imprégner tout son être spirituel, mais aussi moral et physique. Ce n'est donc pas une simple souvenance, qu'il se dirait : « Tiens, voilà qu'aujourd'hui c'est le jour de mon élection Abbatiale, donc je suis Abbé ; ou bien s'en rappeler lorsque il a une cérémonie spéciale à accomplir.

          Non, c'est une foi - voilà le mot - c'est un acte de foi qui va devenir le ressort de sa vie et en même temps qui va façonner sa conduite et sa personne. Je pense que pour comprendre ce que je veux dire, il faut être dans la situation et se prendre très au sérieux. Il est redoutable d'être Abbé. Ce n'est pas du tout un honneur. Ce n'est pas non plus une charge. C'est bien pire que ça !

          C'est la livraison de son être à quelqu'un d'autre. Un Abbé ne peut plus s'appartenir. Il appartient au Christ. il appartient aux frères. Il n'a plus le droit d'agir selon ses propres idées. Il doit agir selon ce que l'Esprit Saint lui inspire et selon les besoins de ses frères. Il ne peut plus opérer de retour sur lui-même. C'est un homme livré, c'est un homme qui est mort. Il est mort à ses instincts, même à l'instinct de conservation.  

         

Je vous assure que c'est très dur parce que malgré tout la chair est présente et elle est fragile. Et la chair a des sursauts, et la chair voudrait parfois s'échapper. Mais ce n'est plus possible.

          Il me revient à l'instant un exemple concret. Un soir, avant l'Office de Complies, la Mère Abbesse de Laval me disait : elle faisait le compte et depuis le matin elle avait reçu chez elle, 28 sœurs auxquelles elle avait parlé. Et chacune avait ses questions, ses problèmes d'ordre spirituel, d'ordre matériel, aussi de santé, de tout, 28 !

          Et chaque fois qu'il y en a une qui sort, il y en a une autre qui rentre. C'est chaque fois nouveau. Il ne faut pas oublier ce que la précédente a dit, mais il faut être entièrement ouvert a celle qui suit et, non pas attendre qu'elle parte parce qu'il y en a encore une autre qui est derrière, mais la recevoir comme si elle était unique et qu'elle n'avait qu'à s'occuper d'elle seule.

 

          C'est cela ne plus s'appartenir ! Je suis encore loin d'être livré comme ça a cet appétit des autres. Il est probable que dans les monastères d'hommes c'est beaucoup plus, enfin je ne dis pas raisonnable car il n'est pas question ici de raison, mais c'est une autre approche, c'est une autre mentalité que la femme.  Mais malgré tout c'est quelque chose, même ici, qui est très prenant.

          Et ce n'est possible que si l'Abbé a toujours en lui ce souvenir, ce souvenir qu'il ne s'appartient plus, qu'il est prisonnier, qu'il n'a plus de volonté propre, qu'il est devenu la chose de Dieu et la chose des frères. Mais c'est sa gloire et sa servitude tout ensemble.

          Voilà, mes frères, des petites réflexions qui me sont venues lorsque tout à l'heure je regardais ce Chapitre. Et lorsque je l'entendais lire, je me disais que vraiment, lorsque Saint Benoît a dit ceci, il parlait d'expérience. C'est à cette condition-là qu'il est possible d'être Abbé, c'est à dire Père.

         

Mais ce sera pour une autre fois, dans quatre mois, si j'y pense encore. Mais peut-être qu'à ce moment-là sera encore survenu d'autres choses. Vous savez, chaque fois qu'un fragment de la Règle se présente, il y a tellement de richesses que on pourrait s'y arrêter sans arrêt. Mais voilà, le temps passe, et demain, ce sera un autre.         Mais ça ne fait rien, car ce sont ces petites touches de chaque jour tout au long de l'année qui permettent d’esquisser notre vie, d'en dégager la beauté et de nous encourager a la vivre. Car au bout, il y a cette rencontre avec le Christ.

          Mais ce n'est plus le Christ dans la personne de l'Abbé, maintenant c'est le Christ lui-même qui se laisse voir, et qui vous prend, et qui vous emporte là ou il est dans cette lumière dont plus rien alors ne peut nous séparer ni dans ce monde, ni dans l'autre.

 

Règle : 2, 44-59 : De l’Abbé.                    12.09.84

      Dans la justice et l’amour du Christ.

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît donne aujourd'hui une bonne leçon à l'Abbé qui vaut également pour chacun des frères car il va de soi que le moine doit imiter en tout son Abbé. Saint Benoît le dit dans le paragraphe précédent : L'Abbé doit par sa conduite montrer aux frères ce qui doit être fait et ce qui doit être évité. 2, 29-43.

          Mais aujourd'hui il nous dit que l'Abbé, tenant dans le monastère la place du Christ et permettant au Christ de prendre possession de toute sa personne, l'Abbé donc va régler son comportement sur la justice et l'amour du Christ ; ou mieux, si vous voulez, c'est la justice et l'amour du Christ qui vont se manifester à travers l'Abbé.

          Il ne se laissera donc jamais, dans ses rapports avec les frères, guider par des considérations d'ordre charnel, c'est à dire préférer un frère à un autre pour des raisons de rang social, de naissance, d'aptitudes intellectuelles ou physiques ou même spirituelles, pour des raisons de fortune, de relation avec l'extérieur. Non ! Pour un Abbé, ces choses-là ne comptent pas, pas plus que cela ne compte pour le Christ.

 

          Saint Benoît emploie ici un terme qui est très difficile à traduire en français. D'ailleurs on l'a laissé tomber ou plutôt on a utilisé une circonlocution. Il dit : Non ab eo persona  in monasterio  dicernatur,  2,44. C'est le mot dicernere. On l'a traduit par  Il ne fait pas acception des personnes. C'est autre chose !

          Voyez, l'Abbé porte un regard sur les frères - je dirais un Abbé qui n'est pas fidèle à sa vocation d’Abbé - il porte un regard sur les frères, puis il les sépare. Il établit des distinctions. Il porte un jugement, il opère des choix. Il introduit des discriminations, et cela, par rapport à la qualitas, à la qualité du frère, mais sa qualité humaine, sa qualité charnelle.

          Et Saint Benoît dit : Cela ne peut pas arriver dans un monastère. Il y a un critère de discernement qui est donné par Saint Benoît, et c'est celui-là même que Dieu applique. Il ne peut pas y en avoir d'autres. L'Abbé doit regarder les  frères comme Dieu les regarde.

 

          Ce n'est pas facile, vous pouvez m’en croire ! Un tel regard naît dans l'Abbé lorsque celui-ci est mort à lui-même, lorsque ce n'est plus lui qui vit, que c'est Dieu qui a pris possession de lui et qui transfigure son coeur. Il y a donc des organes intérieurs : le coeur a des yeux, le coeur a des oreilles.

          Mais ces organes du coeur ne fonctionnent que lorsque ce coeur est devenu adulte. Il faut donc que ces yeux soient ouverts, que ces oreilles soient débouchées. Or, c'est Dieu seul qui peut opérer ce miracle, car c'en est un. C'est une chose admirable. C'est ce fameux coeur pur que Dieu seul peut donner.

          Voici donc comment Dieu, lui, voit les personnes. Saint Benoît nous le dit : La seule chose qui nous distingue aux yeux de Dieu, c'est le fait d'être meilleur que les autres en bonnes œuvres et en humilité. 2,55, inveniamur, 2,57, dit Saint Benoît, si nous sommes trouvés meilleurs.

 

          Il est souvent dit dans l'Ecriture que Dieu cherche, il cherche un homme. Et voilà, il en trouve un, invenire. C'est ça qui est là. Quel homme cherche-t-il ? Mais il cherche un homme sérieux qui essaie de vivre comme Dieu lui-même vit, qui se laisse façonner par Dieu à l’image de Dieu, cette image qui a été souillée par le péché et que Dieu veut rétablir.

          Alors Dieu est heureux lorsque inventi, lorsqu'il trouve quelqu'un. S’il nous a appelés ici dans ce monastère, c'est parce qu'il nous a regardés, il nous a trouvés. Et il a jugé que c'était possible, que nous répondions à ses espérances.

 

          Maintenant, à partir de ce critère de discernement, Saint Benoît voit comment l'Abbé regarde à son tour les frères. Il dit : Qu'il n'aime point l'un plus que l'autre si ce n'est celui qu'il trouvera plus avancé dans les bonnes actions et l'obéissance. 2,45. Ici, on traduit plus avancé, et là-bas c'était plus riche. Mais c'est chaque fois le même mot.

          En fait, c'est meilleur, melior, meilleur dans les bonnes œuvres et dans l'obéissance. Là-bas, pour Dieu, c'était dans les œuvres bonnes et dans l'humilité. 2,55. Voyez, c'est exactement la même chose. C'est dans le concret de la vie que les choses se jugent et se voient.

          Maintenant il faut, ici, apporter un correctif. Il ne s’agit pas de n'importe quel amour. Ce n'est pas un amour qui naît de la sympathie, sympathie naturelle ou même une espèce de sympathie surnaturelle. Non, il s’agit de la caritas. Et Saint Benoît le dit : Il faut que l'Abbé témoigne à chacun une égale charité. 2,58. C'est l'agapè, c'est autre chose que l’amour.

         

La caritas, c'est la nature même de Dieu. Dieu est charité, Dieu est caritas, Dieu est agapè. On a traduit : Dieu est amour. C'est vrai, mais nous n'avons pas dans notre langage un mot adapté pour dire la façon dont Dieu aime. Ce n'est pas possible qu'il y en ait parce qu'il ne nous est pas possible de définir la nature de Dieu dans des mots d'hommes.

          La seule façon de comprendre, c'est de regarder un saint, une personne qui est dévorée par cette nature divine et qui manifeste alors à l'extérieur dans sa conduite, dans ses jugements, enfin dans tout son être ce qu'est Dieu et ce que nous appelons l'amour chez Dieu, cette fameuse caritas.

          Alors, chez une telle personne, chez un tel Abbé, la caritas est aequalis, elle est égale pour tous. Chacun en reçoit sa part. Cela ne veut pas dire que c'est partagé, que c'est le même poids pour chacun. Non, chacun reçoit la totalité de cette caritas parce que sa capacité de réception de cet amour, elle est comblée.          

 

          Et c'est ici qu'intervient ce petit correctif dont je parlais tantôt. C'est que aimer de façon divine, c'est permettre à Dieu d'utiliser mon coeur pour aimer.  Mais alors, Dieu a un amour de prédilection pour les faibles, pour les petits, pour les déshérites, pour les égarés, pour les pécheurs. Dieu a voulu devenir homme, non pas pour les anges, mais pour les pécheurs que nous étions. Dieu a tant aime le monde qu'il a donné son fils unique. Et Saint Benoît a un autre endroit nous le dit bien.

          C'est assez long à lire. Je ne vais pas lire tout, ce n'est pas possible. Enfin, simplement quelques mots, la fin de ce Chapitre 27 : Qu’il imite l’exemple de tendresse du Bon Pasteur qui, ayant laissé dans la montagne nonante neuf brebis, se mit en quête de l’unique brebis qui s’était égarée. Il eut de sa faiblesse une si grande compassion qu’il daigna la charger sur ses épaules sacrées et ainsi la rapporter au troupeau. 27, 21-26.

C'est donc cela l'amour ! Cette brebis qui était égarée, le pécheur, le frère qui est défaillant, le frère qui est difficile, mais son appel, disons que son cri d'appel, son cri au secours trahit un vide en lui. Et ce vide est une capacité qui doit être emplie. Elle est remplie par Dieu qui donne tout son amour à cet unique frère. Les autres, cela ne veut pas dire qu'il les néglige, loin de là, mais les autres, il les a déjà rassasiés. Il peut donc d'une certaine manière les laisser abandonnés à eux-mêmes pour mettre, pour concentrer toutes ses puissances d'amour, ses puissances divines d'amour sur une seule personne.

 

          Voilà, mes frères, ce qui est demandé à l'Abbé. Donc en d'autres termes, l'Abbé, pour Saint Benoît, il devrait être, il doit être un saint. Mais ce n'est pas toujours comme ça, c'est rarement ainsi. Cela n'est peut-être arrivé que pour Saint Benoît seul ? Mais enfin, il faut tout de même essayer d'arriver jusque là, et pour cela, ne pas avoir peur de donner sa vie pour les autres. Je vous assure que ce n'est pas facile.

          Un exemple bien concret : il peut arriver que vous avez un frère pour lequel vous avez vraiment exposé votre vie et qui, s'il peut vous donner un coup de poignard dans le dos ne manquera pas de le faire.  Mais ça ne fait rien ! Il faut accepter même cela. C’est cela donner sa vie, parce que dans ce geste du frère égaré, égaré jusqu'au bout, mais il y a encore malgré tout un appel au secours. C'est sa façon à lui, il ne lui reste plus que celle-là. Eh bien, à ce moment-là, l'Abbé doit donner sa vie.

 

          J'ai eu dernièrement une communication avec un Abbé qui se trouve dans cette situation-là. J'ai bien cru qu'il allait mourir ou bien qu'il allait laisser les choses là. Non, il reste sur place.

          Eh bien, ça c'est très beau. Il arrive que Dieu demande des choses pareilles. Saint Benoît l'insinue dans son Chapitre. Naturellement il ne peut pas entrer dans les détails. C'est la vie qui montre les détails et qui nous les offre.

          Mais lorsqu'ils sont là, nous ne devons pas être surpris. Le Christ lui-même - ne l'oublions pas - a été mis à mort par ceux-là même qu'il venait délivrer. Et c'est cette mort qui les a sauvés.

         

          Si donc l'Abbé tient la place du Christ, vraiment, il doit s'attendre peut-être à imiter le Christ jusque là et, il ne doit pas s'en étonner. Il faut donc toujours, mes frères, s'incliner devant l'amour déroutant qui guide un Abbé. Et ça doit servir d'inspiration pour les frères car le même courant d'amour circule entre nous tous jusqu'à ce que nous soyons devenus un dans le Christ. Cela arrivera un jour.

          Comme je vous l'ai déjà dit, une communauté monastique, ce n'est. pas seulement ceux qui sont encore vivants dans le monastère à un moment donné, c'est aussi ceux qui sont déjà morts et qui, entrés dans la Lumière après avoir subi les dernières purifications, maintenant savent ce que c'est qu'aimer, savent qui est Dieu. En eux, la vigueur de l'amour a vaincu. Ils sont devenus lumière dans la lumière, amour dans l'amour.

          Mais ils font encore partie de notre communauté. Et leur énergie spirituelle alors, descend de eux vers nous, et un courant s'établit. Et ce qu'ils sont devenus, nous le deviendrons un jour.

 

          Voilà, mes frères, la petite leçon que Saint Benoît nous a donné ce soir. Essayons d'en faire notre profit en nous aimant vraiment surnaturellement de cette caritas qui est Dieu lui-même. Et pas seulement porter les fardeaux les uns des autres, oui - c'est vrai ! - mais pas seulement ça, savoir aussi donner de soi pour les autres, s'exposer pour les autres et ainsi imiter le Christ qui nous aima jusqu'au bout.

          Voilà, mes frères, nous allons en faire notre profit. Et je me recommande à vos prières pour que, comme le disait Saint Benoît hier : qu’après avoir prêché aux autres, je ne sois pas moi-même un jour mis de côté, 2, 37.

 

Règle : 2, 81-91 : De l’Abbé.                    14.09.84

      Meminisse !

 

Mes frères,

 

          Ce soir, Saint Benoît ouvre son paragraphe sur le verbe meminisse que nous avons rencontré au début du Chapitre. Il le reprend deux fois : L’Abbé doit toujours se souvenir de ce qu’il est, et il doit se souvenir de ce qu’il est dit, 2,81.

          Ce qu'on dit de lui doit expliciter ce qu'il est. Le nom qu'il porte exprime l'essence de sa personne. Il s'appelle Abbé. Il faudrait s'arrêter longuement sur le sens de ce mot. Mais ce sera pour une autre fois. Mais malheur à lui et malheur aux frères s'il se glisse une discordance, un désaccord entre le nom et la réalité.

          L'Abbé, lorsqu'il accepte cette mission endosse une responsabilité énorme. Saint Benoît le lui rappelle dans ce Chapitre et ailleurs encore dans la Règle a plusieurs endroits.

 

Et cette mission, elle est difficile et laborieuse, dit la traduction française. Difficilis, c'est une route hérissée d'obstacles dont l'origine se trouve dans le péché, le péché de l'Abbé lui-même, et le péché des frères.

          Et cette tâche est ardua. Cela vient du verbe ardeo qui signifie brûler, être en feu. C'est donc un brasier qui dévore le coeur de l'Abbé. C’est donc un travail qui le mine, qui le ronge, et à la limite qui le tue. C'est dur, c'est ardu, c'est pénible ! C'est d'accès difficile ! C'est impossible à accomplir si on ne s’abandonne  pas à ce Christ qui a confié la mission.

          L'Abbé n'a pas d'autres issues, d'autres solutions à son sort que de mourir dans le Christ, de se jeter en lui, de ne plus exister, de se fondre, de se noyer dans la volonté de Dieu. Mais vous sentez bien que cette donation de lui, cet abandon ne peut pas commencer le jour où il est choisi par les frères ; ça doit être prépare de longue date. Je pense que chaque frère dans une communauté, en soi, pourrait, si Dieu le veut, être choisi comme Abbé à condition qu'il ait vécu cette mort à lui même. C'est la condition première, c'est la condition essentielle. Si ça est acquis, je pense que le reste suivra.

 

          Car le Christ ne se préoccupe pas tellement de l'instrument qu'il possède. Plus cet instrument est dénué de vouloir propre, de jugement propre, plus il est revêtu de la volonté de Dieu et animé par le jugement même de Dieu, et plus il est apte. Il n'est pas nécessaire qu'il ait une intelligence extraordinaire, ni une santé de fer, ni des capacités de caractère et de tempérament hors du commun. Non, il suffit que il soit humble et qu'il se soit laissé posséder par le Christ qui, alors peut réaliser avec lui ce qu'il veut, ce qu'il désire.

          Dieu exigera donc beaucoup de l'Abbé. Saint Benoît le dit : cui plus committitur plus abco exigitur, 2,82. Et cela a été traduit : Il est exigé davantage de celui à qui plus a été confié. Oui, c’est bien traduit, mais à mon avis, Dieu exigera tout de l'Abbé parce qu’il lui a confié tout.

          Il a confié à ses soins ce qu‘il avait de plus cher, des hommes dans lesquels il entend revivre son mystère et manifester sa présence. Et avec un tel désir dans l'intention de Dieu, il n'est pas permis à un Abbé de jouer. Il doit s'efforcer de toute son ingéniosité - ingéniosité surnaturelle, divine que j'oserais dire - s'efforcer de mettre tout son être à la disposition de Dieu pour que ce dessein divin se réalise sur les frères.

 

          Maintenant, si on veut voir un monastère idéal, c'est un Corps. Et ce Corps a une tête en excellente santé. C'est l'Abbé dont le coeur n'est rien moins que le coeur du Christ avec sa sagesse et son amour. Puis, il y a des membres. Et ces membres sont en croissance harmonieuse grâce à la vie qui coule de la tête et qui se répartit dans tous les membres, ces membres qui partagent cette même vie. Et un Corps se constitue.

          C'est la. un spectacle d'une rare beauté dans lequel Dieu trouve son plaisir. Naturellement, ça, c'est le monastère idéal. En fait, lorsqu'on voit ici Saint Benoît, cet idéal n'est sans doute jamais réalisé. Il le sera plus tard.

 

          J'y faisais allusion la dernière fois, il ne faut pas voir le monastère uniquement dans la personne des hommes qui sont vivants dans les locaux qu'ils occupent, mais aussi tous ceux qui sont déjà entrés en Dieu. Si bien que le monastère est beaucoup plus grand que ce que on peut mesurer sur le cadastre. Le monastère est aussi dans cette cité future dont j'ai parlé ce matin, celle qui a Dieu pour architecte et qui est notre véritable demeure.

          Il existe donc un Saint Remy ailleurs, dans ce monde à venir. Il est beaucoup plus grand, et beaucoup plus vaste, et beaucoup plus beau que celui-ci. Et là se trouve sa vérité. Et nous, nous en sommes un petit morceau encore en voie de formation. Et le jour viendra où nous serons transférés dans cet ailleurs. Et là, nous serons vraiment ce monastère idéal.

 

          Mais aussi longtemps que nous sommes ici, nous devons quand même nous efforcer de plaire à Dieu, de lui donner cette joie de se reconnaître en chacun d'entre nous. Je pense que Dieu est un être qui a besoin d'être encouragé, de trouver aussi un peu de contentement. Car il doit beaucoup souffrir de déceptions. Quand on voit ce qui se passe dans le monde, tous ces hommes qui s’entre-déchirent, qui s’entre-dévorent, même les meilleurs !

          Il y a encore tant de péchés dans nos cœurs. Et Dieu qui est naïf, qui est candide, qui est pur, et qui est Dieu quoi, il pense toujours que voilà, ça n'arrivera plus. Le pardon, lorsqu'il nous pardonne, le pardon chez Dieu, c'est un oubli. Dieu a oublié ce qui s’était passé et il espère, il pense, il est quasi certain que maintenant ça va bien marcher, qu'il n'y aura plus de péché.

          Mais voilà, ce péché est toujours là, et ce péché recommence. Alors Dieu est déçu et éprouve de la peine. Et n'allez pas penser ici que je fais de l'anthropomorphisme et que je projette chez Dieu ce qu'on rencontre chez l'homme ?  Non !  Disons plutôt qu'on rencontre chez l'homme ce qui se passe chez Dieu. S'il n'en était pas ainsi, Dieu n'aurait jamais voulu devenir homme pour aller repêcher ses créatures là qu'il aime tellement.

 

          Et aujourd'hui, nous entrons dans le grand jeûne monastique qui va s'étendre sur l'automne et sur l'hiver, et qui va même toucher le printemps, jusqu'à l'éclosion de la grande fête de Pâques. Nous entrons dans une sorte de nuit qui figure la descente justement de Dieu dans notre obscurité, dans nos ténèbres, dans notre péché. Et au terme de cette nuit, il y aura un relèvement, une apparition dans la lumière. C'est la courbe de notre vie monastique. C'est à cela que nous sommes appelés. Essayons donc de vivre ces mois à venir dans la ferveur, dans une grande espérance et un grand amour.

          Lorsqu'on prend au sérieux cette exigence de la croix, cette exigence de la mort à nous-mêmes, à nos instincts, à tout ce qui en nous désire posséder - je parle des instincts égoïstes naturellement, ce qui veut posséder, ce qui veut dominer, ce qui veut réaliser des rêves absurdes - si nous savons mourir à tout cela, nous entrons alors dans cette lumière qui est Dieu lui-même. Il nous est donné de la contempler, de nous en nourrir. Et c'est déjà un début d'exploration de cette cité que Dieu a préparé pour nous chez lui.

 

          Voilà, mes frères, nous allons commencer demain cette longue marche vers Pâques, et nous nous soutiendrons ensemble. S'il y a des éclopés, nous les porterons. S'il y a des plus forts, nous leur demanderons davantage. Mais nous arriverons tous ensemble, car personne parmi nous ne peut rester en arrière.

Homélie : Exaltation de la Sainte Croix.        14.09.84*

      Notre gloire, c’est la croix !

 

Mes frères,

 

Nous n'avons pas ici de cité permanente. Nous attendons la cité future dont Dieu est l'architecte, cette cité qu'il a préparée pour nous dès avant la fondation du monde. En elle, nous serons comme Dieu, tout entier lumière et chant. Pour y entrer, nous devons franchir l'humble et terrible portail de la croix.

Autrefois, nous avons préféré l'image à la réalité. Nous avons choisi l'illusion du vide, l'illusion de l'égo­centrisme plutôt que la plénitude du don de soi. Mais Dieu n'a pas voulu nous abandonner dans cet état. Il a voulu venir à nous, devenir l'un d'entre nous avec toutes nos faiblesses, toutes nos misères, pour prendre notre tête et nous remettre sur la route de cette cité bienheureuse.

 

Mes frères, la croix n'est pas un fétiche qui nous per­mettrait de dominer le monde. La croix rayonne de gloire par­ce qu'elle est actuelle; parce que aujourd'hui encore le Christ notre Dieu, dans ses membres, souffre et meurt sur elle; parce que elle est la manifestation permanente de la folie de Dieu, cette folie qui pulvérise toute sagesse hu­maine.

Et nous avons choisi de croire en ce mystère. Nous avons permis au Christ de le revivre en nous. Nous aussi, nous nous sommes faits, nous nous faisons obéissants jour après jour jusqu'à la mort, jusqu'à mourir s'il le faut. Nous ne briguons ni succès, ni réussite, ni faveur, ni honneur. Nous nous enfonçons dans notre petitesse, dans no­tre humilité, dans notre rien.

Oui, mes frères, nous savons qu'en ce moment même, lors­que chaque fois que nous nous enveloppons de cette mort dont le Christ a voulu souffrir sur la croix, lorsque nous ne re­culons pas devant le sacrifice, lorsque nous nous abîmons à l'intérieur de notre obéissance par amour, nous savons qu'à ce moment la lumière de Dieu nous travaille, et qu'elle nous transforme, et qu'elle nous achemine vers notre destinée de gloire. Nous savons que là où est le Christ aujourd'hui, Nous sommes déjà en espérance avec lui.

 

Mes frères, dans cette Eucharistie, nous redisons à Dieu, nous redisons au Christ notre Seigneur, nous redisons à l'Esprit d'Amour notre confiance inconditionnelle, et aussi notre fierté. Beaucoup de chrétiens aujourd'hui ont honte de la Croix du Christ, et c'est un malheur ! Mais au moment où nous som­mes entrés pour cette célébration, nous avons, nous, chantés notre fierté. Nous plaçons notre gloire uniquement dans la croix de notre Seigneur le Christ.

Et cette croix, nous la revivons dans notre chair, dans notre coeur, dans notre esprit. Car c'est par elle, c'est par son humilité que nous parviendrons là où nous conduit le Christ notre Dieu pour partager son honneur à jamais.

                                                                                                                    Amen.

 

Règle : 2, 92-fin : De l’Abbé.                    15.09.84

      Rendre compte !

 

Mes frères,

 

          Il est frappant de constater combien, dans la conclusion du Chapitre consacré à l'Abbé, Saint Benoît insiste sur les comptes que l'Abbé devra rendre de sa mission. Il y revient à quatre reprises.

 

          Il dit : L’Abbé doit toujours bien penser qu’il a reçu des âmes à conduire et qu’il devra rendre compte à leur sujet, 2,95. Une reddition de compte. Il dit encore plus  loin : Qu’il sache qu’il a reçu des âmes à conduire et qu’il se prépare à rendre compte, 2,103.

          Un peu plus loin : Quelque soit le nombre des frères qu’il aura dû diriger, qu’il sache avec certitude qu’au jour du jugement, il devra rendre compte à Dieu de toutes ces âmes y compris de la sienne propre, 2,103.

          Et finalement Saint Benoît fait allusion à la futura discussio, 2,108, à l'examen qui attend le pasteur au sujet des brebis qui lui ont été confiées.

 

          L'Abbé est donc un gérant et il devra rendre compte de sa gestion. Cela veut dire qu'au jour du jugement Dieu fera comparaître devant lui l'Abbé et tous les frères. Il examinera chacun des frères. Il verra dans quel état le frère se trouvait lorsqu'il l'a appelé au monastère. Et il demandera des explications à l'Abbé : « Ce frère, est-il guérit des maladie qu'il avait en entrant ? Est-il devenu meilleur ? Ou bien a-t-il dégénéré ? Est-il même mort ?

          Il faut que l'Abbé puisse répondre, qu'il puisse se justifier. Et Dieu demandera aussi des comptes au frère. Il demandera compte de son obéissance, de sa docilité, de la façon dont il a reçu les avis de l'Abbé, dont il a recueilli son enseignement, dont il en a fait son profit ? Il y aura donc une discussio, un examen des deux, de l'Abbé et des frères.

          Mais ici dans ce Chapitre, puisqu'il est question de l'Abbé, Saint Benoît insiste sur l'examen que devra subir l'Abbé. A un autre endroit il parle de l'examen que devront subir les frères. Je pense que nous devons prendre cela très au sérieux. Il est préférable de ne pas attendre le dernier jour. L'Abbé doit tenir sous les veux à tout moment l'heure ou il sera devant Dieu.

 

Mais si cet Abbé est un véritable moine, c'est un homme qui vit toujours en présence de Dieu et il a toujours le moment de sa mort suspendu sous son regard. Il est toujours dans la position de celui qui doit rendre compte. Il n'a pas peur de Dieu. Il peut se présenter devant Dieu et dire : « Voilà Dieu, tous ceux que tu m'as donnés, tu peux les examiner. Examine-moi aussi ! »

          « Est-ce que Toi Dieu, Toi qui connais tout, tu peux voir qu'à tout moment j'ai fait ce qui est en mon pouvoir pour les aider, pour les faire progresser ».  Mais avec patience, car il faut savoir attendre, savoir supporter, savoir se taire, être d'une certaine façon très passif mais en même temps, surtout à l'intérieur du coeur, très actif car c'est à partir du coeur que la vie passe dans les frères.

          Il y a des frères auxquels il est impossible de dire la moindre chose. C'est absolument impossible, impossible, impossible ! Est-ce une maladie chez ces frères ? Certainement, et c'est une maladie incurable. Et il y en a des pareils ! Et l'Abbé doit le savoir. Et Dieu le sait aussi. Mais il y a des handicaps psychologiques qui sont aussi contraignant que des handicaps physiques.

         

Vous ne savez pas demander à un qui n'a plus de jambes de faire du vélo. Il y en a certains, il est impossible de leur dire quelque chose parce qu'il leur manque en eux un organe qui accueille cette chose. Mais pourtant ils sont appelés par Dieu. Et avec ce handicap, ils doivent aussi progresser dans la vie divine.

          Mais tout ça, Dieu le sait. Mais il faut que l'Abbé aussi le sache et qu'il puisse malgré tout, à l'intérieur du péché qui est le sien, dire à Dieu : « J'ai fait ce qui était en mon pouvoir ». Mais ça, il doit pouvoir le dire à tout instant. il faut que cette discussio du jour du jugement lui soit toujours présente à sa conscience. Sans être une obsession, il ne fait rien d'autre que de vivre avec Dieu. C'est ça la vie contemplative dans la personne de l'Abbé !

          Il y a aussi la vie contemplative dans la personne du frère qui, lui aussi, doit vivre en présence de ce Dieu, de ce Christ qu'il doit voir avec les yeux de la foi dans la personne de l'Abbé. Il y a donc un équilibre, un échange qui s'opère. Et c'est à l'intérieur de cet échange que chacun peut avancer et que chacun peut se présenter en toute bonne foi devant Dieu.

 

          Donc, mes frères, soyons toujours bien attentifs à ce que nous faisons. Réglons notre conduite en conséquence et que la Règle, notre Règle, donc la façon de nous conduire soit toujours l'amour et la confiance. L'Abbé doit faire confiance en chacun des frères. Même quand il sait très bien que le frère n'est pas digne de confiance, il doit quand même lui faire confiance parce qu'il fait, dans ce frère, confiance à la petite flamme divine qui est en lui. Et ce frère mérite alors la confiance.

          C'est très difficile ! Il faut risquer, presque provoquer l'apparition du miracle. Mais d'un autre côté il faut que aussi le frère, dans l'amour, fasse confiance aux autres, à l'Abbé, et qu'il ait aussi confiance en lui-même.

 

          Mes frères, la vie monastique est une lutte. Nous ne devons pas le perdre de vue. C’est une lutte entre les forces du mal, contre le prince du mal qui est un être bien réel. Et ces forces du mal sont agissantes en nous et autour de nous. Hier je pense, l'un d'entre vous me racontait une expérience qu'il avait faite.

          Je ne vais pas trahir la personne, je ne vais même pas répéter ce qu'il m'a dit. Mais enfin, ce frère avait fait l’expérience - je n’entre pas dans le détail- d'une véritable rencontre diabolique. Je pense qu'il avait raison. Et ici à Saint Remy même ! Donc, n'allons pas nous imaginer que c'est de l'illusion, et pas en rire, et pas le mépriser, c’est bien réel !

          Donc, soyons attentifs à cela, mes frères, et restons toujours des lutteurs. N'ayons pas peur. Et lorsque nous aurons à rendre compte nous nous présenterons devant Dieu en disant : « Nous avons fait ce qui était en notre pouvoir. Nous avons reçu beaucoup de blessures, mais nous en avons rendu aussi au démon. Voilà, tu nous avais confié un peu de talents et nous rapportons ce que nous avons pu faire fructifier. Ce n'est pas grand chose, mais nous ne pouvions pas faire davantage ». Et alors Dieu dira : « Mais c'est bon, entre dans la joie de ton Maître ! »

 

Chapitre : Les nouvelles Constitutions.           16.09.84

3. L’esprit de l’Ordre.

 

Mes frères,

 

Il est intéressant d'examiner comment nos Constitutions dé­finissent l'esprit de l'Ordre. La Constitution no 3 se veut une présentation de cet esprit. Elle compte 5 paragraphes que nous allons parcourir rapidement. On constate que l'inspiration de cette Constitution est franchement Bénédictine. Ce n'est pas étonnant puisque Cîteaux a voulu dès l'origine être un retour à la pureté de la Règle de Saint Benoît.

La Constitution prend la Règle dans sa totalité, y compris le dernier chapitre. Elle va donc chercher l'origine de la vie monastique cistercienne chez les Pères du monachisme. Elle dit :

         

Les moines suivent les traces de ceux qui dans les siècles passés ont été appelés par Dieu au combat spirituel dans le désert.

Mais ce n'est pas – attention ! - un anachronisme nostalgi­que. Elles ne vont pas non plus, nos Constitutions, déboîter la vie par rapport à une saine Tradition, mais elles veulent nous inculquer le souci de vivre aujourd'hui un idéal multisé­culaire, et elles le situent très haut. Vous verrez, très, très haut. Et cet idéal est exprimé dans un vocabulaire classique.

Elles désirent aussi placer le monastère dans le monde et dans l'Eglise. Ce n'est donc pas un repliement d'une commu­nauté sur elle-même, mais c'est, du lieu où vivent les moines, une ouverture sur l'Eglise et sur le monde.

Il y a un mouvement logique dans ces Constitutions. Nous allons lire ensemble ces cinq paragraphes. Voici le premier :

 

          La forme de vie cistercienne est cénobitique. Les moines cisterciens cherchent Dieu et marchent à la suite du Christ sous une Règle et un Abbé, dans une communauté stable, en vue de la charité fraternelle.

            Tout est commun aux frères unis de cœur et d’âme. Portant le fardeau les uns des autres, ils accomplissent la loi du Christ et, participant à sa passion, ils espèrent entrer dans le Royaume des cieux.

 

La communauté cistercienne est donc vue comme une caravane en marche vers un terme qui est le Royaume de Dieu. Mais qu'est­-ce que ce Royaume de Dieu vers lequel nous nous dirigeons ? Je l'ai déjà dit fréquemment, je ne vais pas reprendre ça en détail. Je rappelle simplement que le Royaume de Dieu, c'est Dieu lui-même.

Et nous entrons dans ce Royaume lorsque nous sommes devenus un seul esprit avec Dieu, lorsque ce n'est plus nous qui vivons mais que c'est Lui qui vit en nous ; lors­que nous nous sommes perdus en lui ; lorsque nous sommes morts en Lui et que nous avons, à travers cette mort, connu une résur­rection dans ce Royaume de Dieu qui est la vie Trinitaire.

Donc, il n'est pas possible de situer l'idéal monastique plus haut que là. Mais on y va ensemble. Et on y va au pas des plus faibles. Ce n'est pas une course contre la montre au pre­mier arrivé ? Non, on y arrive tous ensembles. Le plus handicapé n'est pas défavorisé par rapport au plus fort.

 

Vous venez encore de l'entendre dans la lecture de la Règle aujourd'hui : L'Abbé doit prendre l'avis de tous parce que c'est souvent au plus jeune que Dieu révèle le meilleurs. Or le plus jeune, c'est le plus jeune dans la vie monastique, c'est donc celui qui apparemment n'aurait guère voix au Chapitre. Mais non, Dieu se sert de tous et Dieu est présent en tous et son Esprit se manifeste en chacun.

Voilà donc cette communauté qui est unie dans l'amour. Ce premier paragraphe définit donc la forme contemplative de notre vie, cette forme spécifique qui n'est donc pas la forme Carmélitaine, ou la forme Clarisse, ou une autre.

 

Maintenant, le deuxième paragraphe, lui, entre dans la pratique de la vie monastique qui est, jusqu'à la mort, une initiation, car on ne devient jamais un Docteur dans la vie monastique. L'Abbé doit être, lui, Docteur, c'est à dire enseignant. Mais il a toujours besoin de se recycler, de s'initier à nouveau. La vie monastique est donc l'initiation à une praxis, une pratique donc qui conduit le moine à la pureté du coeur et à la contemplation, cela en collaboration avec l'Esprit Saint.

C'est une entreprise surhumaine. Nous ne sommes pas un petit groupe d'ascètes qui grâce à une discipline bien mise au point parviendraient à forcer l'entrée du Royaume de Dieu. Non, nous sommes des hommes faibles, humbles qui accueillons, qui attendons le cadeau que Dieu va nous faire de sa propre vie. Mais pour cela, il y a tout de même, non pas une technique, mais une pratique à laquelle il faut être initié.

          Voici le second paragraphe :

 

Le monastère est une école du service du Seigneur dans laquelle le Christ est formé dans les cœurs des frères grâce à l’enseignement de l’Abbé, à une manière commune de vivre.

 

Voyez que la vie commune est un enseignement par elle-même. Vouloir se soustraire à certaines contraintes de la vie commune, c'est perdre un trésor, c'est perdre du temps, c'est courir le risque de ne pas recevoir en plénitude ce Dieu qui s'offre à nous. Non, la vie commune, elle est en soi Docteur.

 

A travers la Parole de Dieu, les moines sont initiés à une discipline du cœur et de l’action qui leur permet de répondre à la motion intérieure de l’Esprit Saint et de passer à l’attitude d’un cœur pur et au souvenir incessant du Dieu présent.

 

Voilà bien définie notre forme de vie contemplative : la pureté du coeur et le souvenir incessant du Dieu présent. Mais on est chez Dieu. Le coeur est pur. Il peut voir les réalités de l'au-delà.        

Ce qu'on doit donc apprendre dans le monastère, c'est à répondre à la motion intérieure de l'Esprit Saint. Il y a donc en nous cet Esprit qui nous meut. On doit devenir souple sous son action. Nous avons là toute l'obéissance du moine.

Attention, pas de raideur ! Ce n'est pas facile à appren­dre. Je vous assure que on peut être plus que jubilaire dans le monastère, on peut déjà avoir les deux pieds dans le Royaume de Dieu et encore avoir toujours quelque chose à apprendre. On n'est pas encore assez souple !

 

Maintenant, le paragraphe trois définit les grandes lignes de cette pratique monastique. Ce sera l'anachorèse, la solitude, le silence, l'humilité, l'obéissance, la simplicité, le travail avec encore cette note toujours contemplative, là où on doit arriver, au repos intime du contemplatif : l'intima quies. C'est le terme traditionnel !

 

Les moines suivent les traces de ceux qui dans les siècles passés ont été appelés par Dieu au combat spirituel dans le désert.

 

C'est la Tradition ! On ne commence pas quelque chose de neuf qui n'a jamais été vu auparavant. Non, on entre dans cette Tradition qui est née un jour, bien loin, voici bien des siècles quelque part dans le désert d'Egypte.

 

Citoyens des cieux, ils se rendent étrangers aux agissements de ce monde. Dans la solitude et le silence, ils aspirent à ce repos intérieur qui engen­dre la sagesse.

 

Voilà l'intima quies qui engendre la sagesse. Il y a donc une sagesse qui est de Dieu et qui n'est pas du monde. Cette sagesse de Dieu, elle peut être folie, elle apparaît folie pour le monde, mais elle est suprême en soi.

 

Dans la solitude et le silence, ils aspirent à ce repos intérieur qui engendre la sagesse. Renonçant à eux-mêmes, ils cherchent à suivre le Christ. Par l'hu­milité et l'obéissance, ils luttent contre l'orgueil et la révolte du péché. Dans la simplicité et le tra­vail, ils cherchent la béatitude promise aux pauvres.

 

Vous savez ce qu'elle est, cette béatitude promise aux pauvres ? Heureux les pauvres car le Royaume de Dieu est à eux. Toujours ce Royaume de Dieu ! Cette béatitude est la plus belle de toutes.

 

Par leur hospitalité prévenante, ils partagent de quelque façon avec ceux qui pérégrinent comme eux, la paix et l'espérance qui proviennent du Christ.

 

Voilà, ici, en quoi doit consister l'hospitalité monastique. C'est partager avec ceux qui pérégrinent. Voici déjà un élargis­sement !

Nous-mêmes, nous sommes à l'intérieur d'un groupement beau­coup plus large qui est l'humanité en route elle aussi vers ce Royaume. Mais nous, dans cette assemblée, nous sommes les oreil­les qui entendent l'Esprit, et nous sommes les yeux qui voient la lumière.

Nous devons donc partager tout simplement avec les autres l'espérance qui est dans notre coeur, une espérance qui entend et qui voit et qui est déjà possession. Le monastère doit donc être encouragement pour les autres hommes. Il ne doit pas les écraser.

 

Et de là, on passe tout naturellement au paragraphe quatriè­me qui va présenter le monastère comme l'icône de l'Eglise, et cela, dans le rayonnement de la Vierge Marie. Le monastère sera donc un phare pour l'Eglise et pour le monde entier. Il sera aussi une bouche. Au nom de tous les hom­mes, il va adresser à Dieu l'Amen et l'Alléluia dont nous a par­lé Saint Augustin au cours de l'Office de nuit.

L'Amen, c'est la vérité, Dieu lui-même. Et Alléluia : dans la contemplation, dans la splendeur de cette découverte, il n’y a plus sur les lèvres et dans les coeurs que l'action de grâce et le merci éternel. Et la santé ainsi du moine, et la santé du monastère rejail­lit sur le corps entier.

Le monastère est une image du mystère de l'Eglise. Une icône, donc ! Rien n'est préféré à la louange de la gloire du Père par l'Opus Dei, et aucun effort n'est épargné pour que la vie commune toute entière soit soumise à la Loi suprême de l'Evangile. Il faut que Dieu soit glorifié en tout..…

 

Nous avons là une amorce du paragraphe cinquième

 

…..en sorte que la communauté des frères ne man­que d'aucun dons spirituels.

 

La communauté comme telle ? Mais ces dons sont portés par les frères qui ont chacun leur nom. Mais l'ensemble des frères est une richesse et il faut que la communauté ne manque d'aucun don venant de l'Esprit, le plus grand de tous étant naturellement la Caritas, l'Amour.

 

Les moines s’efforcent de rester en consonance avec l’ensemble du Peuple de Dieu et partagent son attente active de l’unité de l’Eglise. En effet, par l’observation fidèle de leur vie monastique, comme par la fécondité apostolique cachée qui leur est propre, ils servent le peuple de Dieu et le genre humain tout entier.

 

Ils sont serviteurs ! Le moine est un prince. Le moine est de race noble parce qu'il est serviteur comme le Christ l'était.

 

Chaque église de l’Ordre et chacun des moines sont consacrés à la Bienheureuse Marie Mère de l’Eglise qui par sa foi, sa charité, et son union parfaite avec le Christ est aussi de cette Eglise l’icône resplendissante.

 

Vous avez, ici, une inclusion. On disait que le monastère était une image, donc une icône du mystère de l'Eglise. Il le sera dans la mesure où il ressemblera à la Vierge Marie qui est, elle, par excellence l'icône resplendissante de cette mê­me Eglise. On voit mieux, ici, la raison d'être de la consécration du monastère et des moines à la Vierge Marie.

 

Enfin, la Constitution 3 dans son dernier paragraphe ne recule pas devant une vérité qui serait facilement laissée de côté. C'est que le véritable spirituel est toujours à l'inté­rieur du matériel. Il n'en est jamais séparé. Il n'est pas dé­sincarné. Tout ce qui est matériel dans un monastère est spirituel. Tout ce qui est spirituel - si c'est vrai ? - c'est matériel. Attention, pas de dichotomie, pas de séparation !

Pensons tou­jours à cette réalité qu'est l'incarnation de Dieu et aux peti­tes choses que dit Saint Benoît : Tous les objets du monastères doivent être traités comme les vases sacrés de l'autel, 31,21. Et c'est à propos des affaires commer­ciales que Saint Benoît prescrit aux moines de s'arranger

Pour que Dieu soit glorifié en toutes choses, 57,19.

Le paragraphe dit :

 

Toute l'administration du monastère tend à ce que les moines soient intimement unis au Christ puis­que les grâces spécifiques de la vocation cistercienne ne peuvent s'épanouir que dans le seul attachement d'amour de chacun au Seigneur Jésus.

 

Donc, ce que nous devons rechercher dans l'administration du temporel, dans toutes les affaires que nous traitons avec l'extérieur, dans toute notre activité manuelle, c'est que le Christ apparaisse, qu'il soit dans sa vérité, qu'il devienne transparent.

Il ne faut pas se casser la tête pour se demander comment on va faire ? Non, ça s'opère de soi lorsque on est vrai dans son coeur.

 

Les frères ne trouvent leur contentement en persé­vérant dans une vie simple, cachée et laborieuse, que s'ils n'estiment rien de plus cher que le Christ qui les conduit tous ensemble  à la vie éternelle.

 

 Et voici encore une inclusion pour toute la Constitution. Le début nous disait que nous espérions entrer dans le Royaume des cieux.  Et nous concluons en disant que nous sommes conduits par le Christ tous ensembles à la vie éternelle à l'intérieur de ce Royaume.  

Vous voyez, mes frères, que ces Constitutions sont tout de même bien faites. Il y a là une envolée. Ce n'est pas un faux enthousiasme, mais c'est la solidité d'une vérité qui est encourageante même si elle est austère, même si elle exige en nous le dépouillement, le détachement et une espèce de mort.

Nous savons qu'en faisant, nous participons à la vie même du Christ, que nous sommes sur la route que Dieu à choisie pour lui afin de nous y entraîner, et que le sommet vers lequel nous sommes conduits, ce n'est rien moins que la rencontre de Dieu, la vision de sa Lumière, le partage de son Amour et de sa vie.

 

Règle : 4, 51-77 : Quels outils utiliser ?        20.09.84

      Entendre les Saintes Ecritures.

 

Mes frères,

 

          Je vais épingler une belle petite sentence que Saint Benoît met à notre disposition pour que nous puissions progresser rapidement vers les sommets où nous sommes appelés. Il  dit : Lectiones sanctas libenter audire, 4,65, Entendre volontiers les Saintes Ecritures.

 

          Je ne vais pas insister sur cette vraie attitude monastique qui est le fait d'écouter. j'en parle assez souvent. Des savants d'aujourd'hui se penchent assez bien sur le rôle de l'oreille pour l'équilibre de l'homme. 85% environ de l'énergie dont nous avons besoin pour vivre, pour travailler, pour nous conduire correctement viennent par le canal de l'oreille. Alors, voyez pour nous dans le contexte monastique, l'importance du chant sacré, de la modalité, du rythme. Je pense que nous avons déjà là une petite expérience.

          L'Office tel que nous l'avons maintenant est vraiment beau. A la fin de l'Office de nuit, nous avons chanté 12 Psaumes. Pouvons-nous dire que nous sommes fatigués ? Eh bien non, nous ne le sommes pas. Nous pouvons être fatigués au début, mais à la fin nous sommes reposés. Pourquoi ? Parce que ce chant qui est vraiment un chant sacré à introduit l'énergie en nous par le canal de l'oreille.

 

          Et on comprend alors pourquoi Saint Benoît voit le temps après l'Office de nuit, le temps après cette longue veille comme un temps idéal pour justement se livrer à de Saintes Lectures. Pourquoi ? Parce que toute notre énergie est en notre possession. Nous sommes comme une batterie d'accumulateurs. Et cette batterie d'accumulateur se charge par le chant sacré, par notre chant.

          Ne l'oublions jamais, c'est tellement important ! Et alors, j'en suis certain, moi j'en fais personnellement l'expérience, qu'il en est de même pour vous. Il suffit d'être attentif et de voir qu'il en est bien ainsi.

 

          Alors l'importance aussi des Saintes Ecritures, comme dit Saint Benoît, c'est à dire les lectures qui nous sont offertes au cours de la Liturgie, au cours de l'Office, au cours de l'Eucharistie, les lectures du réfectoires aussi. Mais également les leçons que nous recevons, c'est à dire l'enseignement, l'enseignement de l'Abbé, l'enseignement des célébrants lorsqu'ils font l'homélie, l'enseignement des conférenciers que nous recevons. Tout cela, nous devons, dit Saint Benoît, l'écouter libenter volontiers. C'est à dire plus précisément avec plaisir, le recevoir de bon cœur, de bon gré, avec un certain appétit.

 

          La Constitution no 59 nous parle de cela. Elle nous dit :

 

          Après la profession monastique et durant tout le cours de la vie – tout le cours de la vie donc ! – les frères apprennent la philosophie du Christ.

 

          C'est à dire la sagesse que nous donne le Christ, le Christ qui est la sagesse du Père, la sagesse de Dieu. Nous devons nous initier à cette sagesse tout au long de notre vie.

 

Une formation continue est offerte tant à la communauté dans son ensemble qu’à chacun des frères selon ses possibilités. Celle-ci est solidement fondée sur la science biblique, patristique, liturgique, théologique et spirituelle.

 

          Voyez, c'est une obligation dans une communauté ! Ce n'est pas du facultatif, c'est une obligation. L'Abbé est tenu en vertu de ses responsabilités de veiller à ce que la communauté dans son ensemble reçoive une solide formation fondée sur la science biblique, patristique, liturgique, théologique et spirituelle.

 

A cette formation continue de toute la communauté contribuent la liturgie, les instructions de l’Abbé, les lectures et les conférences entendues en communauté ainsi qu’une bibliothèque pourvue de livres adaptés. L’Abbé stimule tous les frères pour qu’ils s’adonnent activement à cette formation selon les dons propres de chacun par les moyens compatibles avec la vie monastique afin qu’ils parviennent à la plénitude de la vérité.

 

          Donc voilà, mes frères, je pense que sous ce rapport, nous sommes ici vraiment gâtés. Parce que notre liturgie, elle est saine, de bonne santé. Elle est correcte et elle est belle. Les retraitants qui viennent ici le disent à l'unanimité.

          En outre, nous recevons au cours de cette liturgie, des lectures qui sont des lectures très classiques. Il y a des lectures telles que l'Eglise le demande. Et nous entendons aussi des homélies. Et ces homélies sont bien construites. Elles nous donnent une nourriture abondante, une nourriture qui n'est pas de l'érudition mais qui vient du coeur de chacun, chacun selon ce qu'il est. Mais c'est toujours bien.

          Il y a aussi les conférences que nous recevons sur des sujets variés. Vous avez pu prendre les feuillets qui vous donnent le programme pour l'année 84-85.

 

Homélie : Eucharistie pour Victor Bauwens.      24.09.84

      Pourquoi toute cette souffrance ?

­

Mes frères,

 

Le Christ vient de donner une réponse à la question qui a traversé l'esprit de beaucoup de monde ces derniers temps : pourquoi toute cette souffrance chez un homme aussi bon que Victor ? Oui, pourquoi ?

Victor n'avait au coeur qu'un seul souci - il me l'a dit un nombre incalculable de fois au cours des 15 années qu'il a passé parmi nous - son souci unique était de faire en tout la volonté de Dieu, de suivre partout le Christ, partout où il le conduirait. Et le Christ l'a pris au mot !

          Il l'a associé à sa passion au long d'un calvaire qui a duré trois ans. Nous ne pouvons imaginer la masse énorme de souffrances que Victor a endurée. Certes, il a eu des moments de relâche, mais ils étaient si bref. Et toujours il y avait sourde, lancinante, présente jour et nuit une douleur qui le rongeait et qui le détruisait.

 

Et Victor est resté fidèle jusqu'au bout ! Il a eu jusqu'en ces derniers jours uniquement le souci des au­tres, ce qui pouvait leur faire plaisir. Il parvenait toujours à s'oublier. Et le Christ, lui, a été fidèle à sa promesse. Il a pris Victor, et il l'a emmené là où le Christ est main­tenant dans sa gloire de ressuscité. J'en suis certain et je le vois, Victor est dans la lumière auprès du Christ et il connaît enfin un bonheur sans limite.

Dans la vie de Victor, il y a une fécondité cachée qui apparaîtra un jour, au jour voulu par Dieu. Il a tout donné. Il s'est dépouillé de tout. Il a même donné sa vie. Il ne garda rien pour lui. Et maintenant, au moment de son décès, il ne lui restait rien, à peine une chemise une chemise propre pour le vêtir. Il n'a jamais regardé à sa peine. Il est et il restera l'image de l'innocent, de l'homme sans malice, du juste frappé, torturé, exactement à l'image du Christ.

En Victor apparaît dans toute sa clarté le mystère de la Rédemption, cette mystérieuse substitution où la charge du péché, du crime, repose sur un innocent qui l'accepte sans trop comprendre souvent, et qui la vit et qui, en même temps délivre les autres, tous les autres. Devant une telle beauté, mes frères, les défauts trop humains de Victor s'évanouissent. Ne les regardons pas !

 

Et maintenant, Victor est dans la lumière de Dieu. Il comprend que les souffrances de ce monde sont sans commune mesure avec la gloire qui se prépare en nous et qui se révèle à nos yeux émerveillés lorsque enfin nous découvrons Dieu notre Créateur, notre Dieu qui est amour.

Et Victor nous laisse un message d'espérance et d'en­couragement : nous ne devons pas vivre pour nous mais pour nos frères. Voilà notre véritable raison d'être : vivre les uns pour les autres en nous oubliant totalement. Et puis, tout endurer, tout, plutôt que de faillir à l'amour. C'est cela qui anéantit toute puissance de mal.

Ne jamais céder et ne jamais s'abandonner à un geste, à une parole, même à une pensée qui serait dirigée contre l'amour. 0, je sais que ce n'est pas facile. C'est même humainement impossible. Mais permettons au Christ de revi­vre en nous cette beauté, ce mystère, ce salut.

 

Et enfin, nous comprenons avec Victor que notre véri­table patrie, elle n'est pas ici, elle est auprès du Christ dans la lumière. Et c'est là que nous allons être emportés au cours de cette Eucharistie. Et tous ensembles avec Victor nous remercierons et nous bénirons notre Dieu.

 

             Amen.

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Règle : 6. : De la retenue dans les paroles.     24.09.84

      Que demande Saint Benoît ?

 

Mes frères,

 

          Le mot latin taciturnitas a été rendu par retenue dans les paroles. Il me semble que cette traduction est excellente, bien meilleure par exemple que silence qui pourrait éveiller dans notre esprit l'image d'un mutisme de nature pathologique. Cette retenue dans les paroles est aussi différente d'une règle élémentaire de savoir vivre. Pour bien comprendre ce que Saint Benoît demande, nous devons contempler le moine élevé par la grâce de Dieu à la pureté du cœur.

Cet homme a donc des yeux nouveaux, des oreilles nouvelles. Il voit et il entend des choses qu'il n'est pas permis, qu'il n'est même pas possible de dire. Il a les deux pieds dans le Royaume de Dieu. Il est disparu aux regards des humains. Il est devenu comme inexistant. Dieu le cache. Et Dieu alors libère ou retient la parole de cet homme.

          C'est ainsi que vivaient les prophètes. Et un saint est toujours habité par le génie prophétique. Pourquoi ? Parce qu'il voit le monde comme on regarde une icône, c'est à dire avec les perspectives inversées. Il est chez Dieu. Il voit donc le monde à partir de l'endroit où se trouve Dieu. Il voit le monde dans sa vérité, dans sa réalité, dans son état présent et aussi dans son état futur.

         

Il va donc dire des choses qui sont justes, qui sont vraies, qui sont bonnes et des paroles qui construisent ; jamais des paroles qui détruisent, jamais des paroles qui font du mal. Ce n'est plus possible, car étant entré dans le Royaume de Dieu, il participe pleinement à la vie de Dieu. Ses réflexes sont des réflexes plus que humains. Il ne peut donc faire que du bien.

          Mais il y a aussi une autre raison. C'est parce que étant chez Dieu, il voit le monde en train d'être créé par Dieu, sortant du cœur de Dieu, ce cœur de Dieu qui est amour et qui est lumière, et qui est harmonie. Il voit donc les choses qui se font. Mais il y a aussi des désordres dans le monde. Il y a du mal. Il le voit également.

          Mais il contemple tout cela comme Dieu les voit, c'est à dire, non pas avec un regard qui veut détruire, et qui veut annuler, effacer. Non, mais avec un regard de compassion. Ce n'est jamais de la condescendance, ce n'est jamais de la supériorité, mais c'est. de l'humilité. Il est humble comme Dieu est humble.

 

          Si bien que le discours de cet homme ne peut être qu'un langage qui dit la réparation, la restauration, la Rédemption tout aussi bien que la création. Nous comprenons alors que le monde est fait, et que le monde est reconstruit, refait par le Verbe de Dieu. Et le moine parvenu à la pureté du coeur a mis ses organes vocaux à la disposition de ce Verbe de Dieu.

          C'est donc une chose qui s'opère d'elle-même, ça se fait tout seul. Il s'est offert le jour où il est entré dans le monastère. Il s'est laissé façonner, travailler par Dieu qui l'a installé dans cette fonction à laquelle il nous appelle tous, nous devons bien le savoir.

          Et les paroles de cet homme ne sont donc plus des paroles d'homme. Ce sont des paroles du Fils de Dieu qui vit en lui. Et c'est la raison pour laquelle elles sont toujours, comme dit Saint Benoît, édifiantes. C'est à dire qu'elles construisent et jamais elles ne font du tort.  Mais nous ne sommes pas encore à ce niveau-là maintenant.

 

          Nous autres, nous sommes toujours beaucoup plus bas. Mais nous sommes appelés à monter, à gravir ces sommets. Et que devons-nous faire, nous ? Ce que nous devons faire, ce n'est pas au-delà de nos forces. Nous devons être attentifs et prudents dans notre conduite. Là, on pourrait s'arrêter longuement.

          Si nous avons pris attention à la lecture du réfectoire nous verrons, par exemple, que si nous ne sommes pas prudents, si nous nous laissons entraîner par une suractivité, par un activisme qui a l’illusion de se donner aux autres, d’être de la générosité alors que s’installe en nous une fatigue nerveuse qui va s'exprimer, qui va se traduire à l'extérieur par une logorrhée, par un flux de paroles, des paroles inutiles mais des paroles encore, qui donnent l’illusion de faire quelque chose. Mais en réalité, ce sont des paroles qui endommagent et qui font du tort. Il n'y a plus ce que Saint Benoît dit ici : la retenue dans les  paroles.

 

          Donc, nous devons être bien attentifs, pas seulement à notre langue, mais aussi à  notre vie dans sa totalité. Comment conduisons-nous notre vie monastique tous les jours dans le concret ? Sommes-nous toujours, pouvons-nous toujours nous rendre le témoignage d’être exactement dans la volonté de Dieu sans aller au-delà ? Est-ce que parfois nous ne dépassons pas la volonté de Dieu pour entrer dans la nôtre ?

          Donc, être prudent ! Nous retrouvons alors l'équilibre de Saint Benoît, cet équilibre qu'il appelle la  discrétion : ni trop, ni trop peu, mais toujours ce que Dieu demande. Et ainsi, étant retenu chez Dieu, mais nos paroles sont faciles à retenir.

 

          Il nous faut faire aussi d'abord confiance en Dieu qui commence à nous ouvrir les yeux et nettoyer les oreilles, c'est à dire il nous faire entrer dans la contemplation. Car il veut nous amener chez lui, nous amener à l'instant - qui devient un instant éternel car on ne recule plus - à l'instant où on commence à voir ]a lumière de Dieu, celle lumière qui est vie, la vie même de Dieu et son amour, et qu'on commence à entendre la parole de Dieu qui est toujours musique, et chant, et beauté. C’est là qu’il nous emmène !

          Mais, encore une fois, faisons bien attention à ce qu'il nous demande. Car dans tout ce qu'il nous propose, c'est un mieux être, c'est une guérison, c'est pour nous dessiller le regard et nous ouvrir l'ouïe.  Et il ce moment-là, il nous introduit dans un silence qui est empli de sa présence et de sa beauté. A ce moment-là, la retenue dans les paroles devient naturelle. Il n'y a plus rien à dire parce que ce qu'on voit, ce qu'on perçoit est inexprimable.

          On ne se désintéresse pas de ce qui se passe tout autour ? Au contraire, on est suprêmement attentif mais on devient discret. Il n'est plus nécessaire de parler, c'est à dire de se mêler aux affaires des autres, ou de distraire les autres, ou de les tirer de leur oraison, ou de la plénitude qui les habite. Non, on est respectueux des autres. Pourquoi ? Parce que on est entièrement saisi par la beauté que l'on contemple.

 

          Voilà, mes frères, où Dieu veut nous conduire ! Eh bien, laissons-nous faire, faisons sa volonté et ne perdons pas de temps, c’est toujours regrettable ! Imaginez, c’est une imagination naturellement, que après quelques années on soit parvenu à cet état que je décrivais au début et, qu’on doive vivre encore mettons soixante ans dans le monastère, presque jusqu’à l’âge du centenaire ? Mais voyez un peu quel bien ne se ferait pas dans l’Eglise et dans le monde ! Donc, encore une fois, ne perdons pas notre temps !

 

Règle : 7, 1-12 : De l’humilité.                   24.09.84

      Humilité et humus.

 

Mes frères,

 

          L'humilité ne relève pas de l'ordre naturel. Elle est une réalité surnaturelle que seul l'Esprit Saint nous fait découvrir et dans laquelle un prophète seul peut nous introduire. L'Ecriture, parce qu'elle nous dévoile l'univers de Dieu, le Prophète, parce que étant entré dans ce monde divin où les normes rationnelles humaines sont bouleversées.

          Ce prophète, lui, peut nous prendre par la main et nous conduire jusque auprès de Dieu, là où nous serons vraiment dans notre vérité. Saint Benoît vient de nous le dire. Son tout premier mot, c'est : Clamat nobis Scriptura, 7,2, elle nous crie l’Ecriture. Et puis après : Comme Prophète  nous le dit, 7,7. 

          Saint Benoît ne tente pas une approche intellectuelle de l'humilité. Il nous en donne une description à partir de faits concrets de la vie. Nous allons le suivre pendant quelques jours. Mais aujourd'hui, je voudrais vous faire toucher du doigt un prodige réalisé par Dieu grâce à l'humilité.

         

Le moine humble, il se voit exparte Dei, comme Dieu le regarde. Il sait qu'il est un peu de terre animée, consciente, et que bientôt il retournera à cette terre dont il a été formé. Il vit donc dans une intense communion avec l'humus, avec la terre, avec la matière. Je rappelle que humilité est dérivé du mot humus.

          Il se solidarise étroitement avec l'univers matériel. Il s'enfonce en lui jusqu'à ne faire plus qu'un avec lui. Et a sa grande surprise, il s’aperçoit qu'il est le cœur intelligent et aimant du cosmos. Voilà ce que Dieu donne à découvrir au moine humble.

 

          Mais qu'arrive-t-il alors ? Lorsque cet homme s'ouvre à Dieu, qu'il permet à Dieu de l'envahir et de le transfigurer, lui qui est un petit paquet d'humus. Il permet par le fait même à Dieu de recréer en lui la terre et le monde et de les conduire déjà à leur perfection.    

          Le moine humble devient en même temps, tout ensemble et indissolublement un avec la terre et un avec Dieu. Si bien que en lui s'opère la conjonction qui doit se réaliser à la fin du monde. C'est à dire que Dieu, à ce moment-là, sera tout dans l'univers matériel. Ce qui sera pour le cosmos entier est déjà chez le moine humble.

          Si bien qu'à partir de là on peut dire que la création, mais toute entière, est déjà achevée, qu'elle est déjà accomplie, qu'elle est déjà réussie. Dieu, d'un peu de matière a fait un fils qui participe à sa propre vie de façon totale, consciente, un être divinisé mais fait en fait de l'humus.

 

          Il y a donc chez le moine humble comme une anticipation de la résurrection des morts. On comprend que pour arriver jusque là, à cette humilité qui réalise ce prodige, il a du vraiment passer par une mort. Et cette mort, Saint Benoît va nous la décrire. Il va nous l'expliquer. Il va nous en faire suivre les traces et il va nous donner des conseils pour que nous n'ayons pas peur d'entrer dans cette mort que Dieu nous offre pour que nous puissions devenir, au-delà de cette mort subie, une réussite de son projet à lui.

          Nous comprenons mieux alors l'importance du travail manuel dans une vie monastique, mais du travail qui touche à la matière, le travail de la terre qui est l'idéal, ou bien le travail de la bière, le travail du fromage, mais des choses qui relèvent de la matière qui parait inanimée et qui en fait est débordante de vitalité et de vie, une matière qui attend une autre vie que la sienne, qui attend celle même de Dieu.

 

          Mes frères, le travail nous fait toucher la terre, il nous fait toucher la matière et il nous permet d'entrer dans l'humilité.  Voilà ce que je voulais vous dire ce soir en quelques mots. Je pense que c'est important, que nous devons y être attentif et ne jamais oublier qu'un monastère n'est pas un lieu de refuge, que le monastère est à la fine pointe de l'évolution du monde grâce au moine humble.

          Et c'est notre devoir de devenir humble, c'est à dire d'accepter ce cadeau de l'humilité. C'est un devoir strict dont nous devrons rendre compte un jour à Dieu. C'est cela le moine ! Et donc, mes frères, ne l'oublions jamais .

          Je sais qu'en face de l'humilité, on a peur, parce que on ne sait pas trop bien ce qui nous attend. Mais là intervient une autre grande vertu monastique qui est la confiance. On se donne à Dieu qui est amour et on attend tout de lui. Et s'il nous fait entrer dans une mort mystique, il sait très bien ce qu'il fait ; il sait jusqu'où il peut aller trop loin, comme on dit habituellement. Et il ne nous conduira pas là où nous ne sommes pas capable d'aller. C'est chacun selon notre capacité. N'ayons donc jamais peur !

 

Règle : 7, 13-28 : De l’humilité.                 26.09.84

      L’appel de Dieu.

 

Mes frères,

 

          Nous rencontrons dans la Règle de Saint Benoît un élément qui court comme une constante à travers toute l'Ecriture Sainte : Dieu clame, Dieu crie, Dieu appelle, Dieu invite, Dieu propose. Et aussi en corollaire : Dieu attend, Dieu désire, Dieu espère notre réponse. Et cet appel n'est pas lancé dans le vide. Il s'adresse à une personne bien précise. Il s'adresse à sa créature qu'il veut traiter en partenaire, en amie, et même en épouse.

 

          Il serait intéressant de suivre cette joute, ce drame à travers toute l'Ecriture. Nous savons que cela commence dès le paradis terrestre et que ça se poursuit jusque dans l'Apocalypse et probablement même au-delà dans le monde à venir où Dieu sera toujours à la recherche de l'homme qu'il aime. Il sera toujours là à le solliciter, à exciter en lui un amour plus grand.

          Lorsque nous faisons notre Lectio Divina dans l'Ecriture, que ce soit dans l'Ancien ou le Nouveau Testament, soyons bien attentifs à ce Dieu qui nous interpelle. Ouvrons l'oreille de notre cœur et nous entendrons parfois aussi au lieu d'un cri, un long gémissement, et même des pleurs qui montent de la gorge de Dieu.

          Hier encore, Dieu a crié pour nous réveiller et pour nous inviter. Oui, Clamat, disait Saint Benoît, clamat nabis Scriptura Divina, 7,2. Elle clame, elle clame vers nous, l'Ecriture Sainte, c'est à dire Dieu lui-même. Et aujourd'hui, mes frères, Saint Benoît nous place en face de nos responsabilités. Il use d'un petit mot, tout petit, qui dit tout et qui jette notre sort dans une balance. Et cette balance, elle se trouve entre nos mains.

 

          Saint Benoît dit en latin - c'est plus expressif en latin et c'est plus condensé - il dit : Si volumus, et cela à deux reprises, 7,14 et 7,16. Si nous voulons atteindre le sommet de la sublime humilité. Et une seconde fois : si volumus, si nous voulons, velociter, rapidement parvenir à ? comment traduire cela ? C'est traduit ici : à la grandeur céleste, exaltatio caelestis, 7,15.

          C'est juste, et c'est pas ça. Dans cet exaltatio caelestis il faut voir le Christ ressuscité emporté par Dieu, intronisé comme le Régent, le Roi de l'univers. C'est cela l'exaltation du Christ ! Il n'est pas possible d'aller plus haut. Et c'est à une exaltation semblable que nous sommes appelés.

          Alors, si nous voulons rapidement arriver là-bas - rapidement, cela veut dire dès cette vie présente - nous dit Saint Benoît. Et il est bien précis : per praesentis vitae humilitatem, 7,16, par cette vie présente. Il ne faut donc pas reporter cela à un au-delà de la vie. Non, c'est maintenant, si volumus, si nous voulons. C'est entre nos mains !

 

          Et voilà, c'est à nous de décider, à nous de choisir ! La voix crie, la voix nous invite. Elle nous invite à quoi ? Mais à ce destin sublime auquel nous parvenons par l'humilité. A nous maintenant de choisir : ou bien écouter et suivre, ou bien refuser et passer outre ? Il y a un si nous voulons !        

          Maintenant, ce volumus, ce vouloir, ce n'est pas une tension volontariste, qu'on voudrait...Non, c'est plutôt une détente. C'est une décrispation. C'est une remise de tout notre être à ce Dieu qui nous invite. C'est un abandon, c'est une confiance, c'est un crédit que nous ouvrons à Dieu. Nous nous abandonnons à son vouloir à lui.

Nous calquons notre vouloir sur le sien et nous nous laissons emporter par lui. Il y a, ici, une préférence qui est donnée à une Personne qui désire nous combler, nous rassasier, nous enivrer. Mais nous sommes placés devant le choix. Saint Benoît ne choisira pas à notre place. Dieu ne choisira pas non plus à notre place.

 

          C'est ça la beauté et le tragique de notre situation : Dieu nous respecte. Il nous donne un petit coup de pouce pour que nous choisissions bien, naturellement, mais il ne nous force pas. Il nous laisse entièrement libres. Il veut nous laisser, je dirais, presque le mérite de ce qui va arriver. Car, je pense l'avoir expliqué à une autre occasion, le premier humble, c'est Dieu lui-même.

          Et Dieu est tellement humble qu'il disparaît et qu'il s'efface devant nous et pour nous. Il fait tout pour nous, mais il nous laisse non pas l'illusion, mais le sentiment que c'est nous qui faisons tout. Et en réalité nous faisons beaucoup. C'est comme je l'ai lu dernièrement, une jeune moniale qui disait ceci, c'était très bien dit :

« Dieu fait tout pour nous, il nous offre sa vie comme un magnifique cadeau, mais c'est nous qui devons trimer et nous fatiguer. Mais dans cette fatigue, et dans cet effort, et dans cette peine que nous endurons, il y a la vigueur et l'énergie de tout l'amour que Dieu dépose en nous. »

 

          Mes frères, nous comprenons ainsi encore que le moine est un écoutant et un répondant. Le moine, ce n'est rien d'autre qu'une oreille et qu'un œil. Une oreille qui entend cette voix qui crie, parfois cette voix qui gémit ou cette voix qui pleure, Dieu le Christ. Et un œil, un œil qui essaye de rencontrer le regard de celui qui appelle.

          D'où vient cette voix ? Qui est-il ? Il le cherche. Et voilà que l’œil de Dieu se découvre, cet œil qui est lumière, et les deux yeux se rencontrent. Alors ça, c'est l'entrée modeste mais déjà bien réelle dans cette exaltation céleste dont nous parle Saint Benoît.

          Voilà, mes frères, un petit programme qui nous est proposé par Saint Benoît. C'est chaque fois comme du neuf, mais en réalité c'est toujours la même chose. Il nous suffit de croire en l'amour qui nous invite, et de le suivre, et de nous laisser emporter par lui.

 

Règle : 7, 29-51 : Premier degré d’humilité.    27.09.84

      La crainte de Dieu.

 

Mes frères,

 

          Nous venons de l'entendre, Saint Benoît recommande à son disciple de se remettre toujours devant les yeux la crainte de Dieu. Il utilise un verbe, ponere, qui signifie placer, poser, disposer. Si donc je place sans cesse devant mes yeux habituellement distraits la crainte de Dieu, cela exige de moi un effort, une détermination, une volonté.

          Ce sera donc un labeur, un travail mais qui en vaudra la peine, car la crainte de Dieu est une pièce maîtresse de la vie monastique. Saint Benoît ne donne pas une définition abstraite de la crainte de Dieu. Il nous décrit longuement cette crainte. Nous l'entendrons dans les jours suivants car Saint Benoît est un maître de vie spirituelle.

          Il veut nous initier à une pratique et il nous donne des leçons de choses. Saint Benoît ne veut pas faire de ses disciples des érudits. Il veut en faire des praticiens, des hommes d'expérience. Il les prend par la main et il les introduit avec grande patience dans un univers nouveau qui est le Royaume de Dieu.

          Il va donc leur décrire la route qui sera en fait une échelle. Et Saint Benoît s'appuie toujours, non pas sur son propre jugement, mais sur le témoignage des Ecritures. C'est à dire qu'il fait sans cesse retentir à l'oreille de notre cœur le cri qui jaillit du cœur de Dieu. Si bien qu'à travers ce cri, notre pauvre cœur de chair entre en contact direct avec le cœur de notre Dieu.

          Et ce cœur n'est pas distinct de l'être de Dieu. C'est dans ce cœur que bouillonne l'amour, un amour qui n'est pas replié sur lui-même - ce ne serait pas de l'amour alors, mais ce serait du narcissisme - mais un amour qui déborde, un amour qui se donne, et un amour qui fait vivre, un amour qui communique, qui communique ce qu'il y a de meilleur en Dieu, c'est à dire cet amour lui-même.

          Je pense que ce sont là des choses qu'il est impossible de décrire. Si je puis exprimer un souhait, c'est que vous soyez bien vite en contact direct avec ce cœur de Dieu, que votre cœur à vous pénètre à l'intérieur du cœur divin et qu'il y établisse sa demeure. Mais on va dire : Oui, mais ça, c'est de la spiritualité du Sacré-Cœur, dévotion de ….. Non, il ne s’agit pas de ça, pas du tout. Non, pas de sentimentalisme là dedans, rien, c'est la réalité. C'est la réalité !

 

          Et Saint Benoît, en nous présentant d'abord la crainte de Dieu comme étant le fondement de toute vie spirituelle sérieuse, il est l'héritier d'une longue Tradition, une Tradition qui est saine et forte, et qui forge des caractères et des personnalités, et qui vise à faire des Saints.

          Et je rappelle que la crainte de Dieu est, comme dit l'Ecriture, le reshid de la Sagesse. C'est à dire, c'est un mot qui paradoxalement signifie que la Sagesse est en même temps, au même moment, et le commencement et le couronnement de la Sagesse. Reshid, c'est le tout premier mot de la Bible Hébraïque. On le retrouve encore souvent dans la Bible. C'est le commencement et c'est aussi le couronnement.

          Il n'y a donc pas de Sagesse sans crainte de Dieu. Et la crainte de Dieu est le sommet de toute Sagesse, mais les deux en même temps. Cela veut dire que chaque sommet de sagesse que j'atteins est pour moi un nouveau commencement.

 

          Et nous voici encore sur une échelle, si je le prends dans le sens vertical, ou sur une route, si je le prends dans le sens horizontal. Mais cette sagesse - qui n'est rien moins que le Christ lui-même qui est pour nous sagesse de Dieu - mais cette sagesse, je n'en verrai jamais le bout. Lorsque je serai comblé de cette sagesse, mon appétit pour elle sera devenu tellement grand, que il me semblera que je n'en ai encore rien reçu. C'est l'avant-goût de la vie éternelle.

          Voilà donc ce que Saint Benoît nous propose lorsqu'il nous parle de cette crainte de Dieu que nous ne devons jamais séparer, nous, de la sagesse. Et la sagesse, je le répète, c'est le Christ en personne. Donc, c'est Dieu venu à notre rencontre et se mettant à notre service. Il faut avoir une vue synthétique, il faut vraiment avoir une vue contemplative de tout. Ce Christ qui s'est mis à genoux devant nous pour nous nettoyer les pieds, voilà la Sagesse de Dieu.

          Et la crainte de Dieu sera donc le vêtement qui enveloppe le moine. Et elle sera la parure qui le distingue de l'homme animal, c'est à dire de l'homme qui se laisse guider par des raisonnements humains, qui n'adopte pas des raisonnements chrétiens, c'est à dire divins, des raisonnements fondés sur la foi et sur l'amour, mais qui se laisse guider par la raison raisonnante aussi élevée qu'elle soit.

         

Et la sagesse fera donc du moine en fait un contemplatif et un spirituel. Je dis la sagesse, mais je me trompe, c'est la crainte de Dieu. Mais encore une fois, il ne faut pas la dissocier de la sagesse. La crainte de Dieu, c'est elle qui fait du moine un contemplatif et un spirituel. C'est pour ça que Saint Benoît la pose comme le tout premier des degrés de l'humilité.

          Mais attention ! Saint Benoît, c'est un homme qui est audacieux. Il peut tout se permettre et il n'a peur de rien. Et Saint Benoît, en mettant au bas de l'échelle le premier degré de l'humilité, sait qu'il présente au moine un état spirituel déjà très avancé. C'est celui où l'homme est saisi par Dieu et où il est brûlé par un feu qui est l'amour. Si bien que la crainte de Dieu, c'est le critère le meilleur pour juger d'une vocation monastique.        

Lorsqu'un moine est habité par cette crainte de Dieu, c'est la preuve qu'il est saisi par Dieu, que Dieu le travaille, que le feu de l'amour l'habite. Et il est certain que cet homme est appelé par Dieu à une expérience spirituelle qui, s'il est fidèle, sera très haute et très belle.

 

          Donc voilà, mes frères, encore quelques petites choses que Saint Benoît nous dit ce soir. Voyez quelle richesse il y a dans cette Règle ! On peut y avancer comme ça à longueur de vie et y découvrir toujours des choses nouvelles qui y sont bien réellement. Parce que la Règle de Saint Benoît est un condensé, non seulement de toute la Tradition monastique, mais aussi de toute la Tradition Patristique et de l'Ecriture.

          Je le dis, Saint Benoît ne se lasse jamais de nous faire écouter les cris et les appels qui jaillissent du cœur de Dieu. Soyons donc toujours bien attentifs, soyons donc toujours une oreille pour entendre, et alors des mains pour faire et des pieds pour marcher...

 

Règle : 7, 66-81 : Premier degré d’humilité.    29.09.84

      Etre sur ses gardes !

 

Mes frères,

 

          N'oublions pas que nous sommes toujours dans le premier degré d'humilité ; Saint Benoît s'efforce de nous inculquer la crainte de Dieu, de nous en faire comprendre l'absolue nécessité. Il essaye de toucher notre cœur, de mettre en branle notre affectivité pour que nous prenions au sérieux la vocation qui est la nôtre.

          Dieu nous demande de vivre en sa présence, d'être pour lui des serviteurs fidèles, de nous ouvrir à son action, de le recevoir en nous afin qu'il puisse nous transformer et faire de nous des témoins de sa présence parmi les hommes, des témoins de son amour.

 

          Et Saint Benoît va user à trois reprises d'un verbe qui évoque l'aspect vivant de la crainte que nous devons éprouver devant Dieu et devant son action. C'est le verbe cavere qui signifie se tenir sur ses gardes, faire attention, se défier et prendre les mesures qui s'imposent. Ce n'est donc pas seulement un repli sur une ligne de défense - se tenir sur ses gardes - mais c'est aussi s'engager dans une action concrète, prendre des mesures efficaces pour se protéger.

 

          Saint Benoît nous dit d'abord - nous l'avons entendu hier - que nous devons être attentifs à ce que nous dit l'Ecriture. Il y a des routes qui paraissent droites aux hommes, mais dont le terme demergit, 7,60, donc plonge, s'enfonce jusque dans les profondeurs de l'enfer. Aujourd'hui, le tout premier mot était encore cavendum malum desiderium, 7,66, gardons-nous du désir mauvais. On pourrait expliquer ce qu'est le désir mauvais. Mais on ne peut pas tout dire en une fois. Ce sera pour une autre occasion.

          Et aujourd'hui encore, il nous a dit : cavendum est ergo omni hora, 7,76. Tenons-nous sur nos gardes, mes frères, à toute heure !  Cela signifie que nous devons d'abord nous défier de nous-mêmes. C'est nous qui sommes dangereux. Ce ne sont pas nos frères qui sont dangereux, ce n'est pas Dieu, encore moins, qui est dangereux, c'est nous-mêmes !

          Par contre, nous devons ouvrir à Dieu un crédit total, la plus grande confiance, parce que lui seul la mérite. Et si nous avons le regard assez pur pour découvrir Dieu vivant dans nos frères, à eux aussi nous ferons confiance. Mais toujours, nous nous défierons de nous-mêmes. Voilà ce qu'il y a dans le mot cavere. Nous devons donc toujours nous surveiller.

 

          La crainte de Dieu va donc exiger un arrachement à nous-mêmes, une distanciation par rapport à l'image que nous avons de notre personne.  Nous devons renoncer à notre volonté propre, comme le dit Saint Benoît. Nous devons renoncer à nos désirs et nous devons renoncer à notre façon de voir, à notre jugement propre. Il y a des routes, dit-il, qui paraissent droites, 7,59. Nous devons renoncer à nos façons de voir les routes.

          En pratique, cela consistera à nous garder de nos tendances et de nos penchants égoïstes. Ils nous donnent l'illusion de la puissance et de la liberté, mais en fait ils opèrent un repliement sur nous-mêmes, et ils nous emprisonnent. A la limite, ils nous étouffent.

          C'est pourquoi Saint Benoît hier s'attaquait à la volonté propre. Aujourd'hui, il s'attaque au désir propre, à ce désir malsain qui est inscrit dans notre chair.  Attention, ne pensons pas ici au péché de la chair ! Voyons la chair dans le sens Biblique, donc dans la partie rationnelle de notre être, aussi dans notre façon de voir, dans notre façon de regarder, de classer, de juger. Pourquoi ?

 

          Mais parce que la volonté propre et le jugement propre, avec le désir qui s'en suit, sont des dangers mortels, dit Saint Benoît. La volonté propre peut entraîner quelqu'un jusqu'au plus profond de l'enfer, tandis que le désir mauvais conduit l'homme jusqu'à l'intérieur de la mort. Car, déjà au début la mort est postée.

          On pourrait dire que c'est la mort qui exerce la fonction de portier. C'est elle qui ouvre la porte lorsque nous avons le désir mauvais qui naît en nous. Aussitôt il nous donne une sensation de bien-être, on va faire quelque chose. Ce sentiment, c'est la porte qui s'ouvre vers la mort. Et c'est en même temps la mort qui est la portière, c'est à dire qui exerce la fonction de portier.

 

          Voyez, Saint Benoît n'a pas peur de dire les choses telles qu'elles sont. Aujourd'hui, vous savez, on a peur d'effrayer les gens. On a peur de les froisser. On a peur de se faire prendre pour un intégriste ou n'importe quoi.

          Saint Benoît, lui, il met les pieds dans le plat. Il parle. Il n'a pas peur de parler, de dire que si nous suivons nos tendances égoïstes, c'est la mort. Il s'adresse à des moines, mais des moines qui ont justement pris l'engagement, eux, de renoncer à leur volonté. Ils se sont donnés à Dieu. Ils se sont remis à Dieu.

          Alors vous voyez que la crainte de Dieu achemine vers l'obéissance, une obéissance qui ne sera jamais paralysante mais qui, au contraire, deviendra source de dynamisme, d'énergie et d'action droite.

 

          Voilà, mes frères, on suit ainsi le déroulement de la pensée de Benoît, mais à travers cette pensée aussi le fruit de son expérience. Et n'oublions pas que nous sommes ses enfants, nous sommes ses disciples, et nous avons la légitime ambition de lui devenir semblable selon nos capacités.

 

Chapitre : Les nouvelles Constitutions.           30.09.84

      4. La Constitution n°4.

 

Mes frères,

 

Ce matin, nous ouvrirons une petite parenthèse dans le commentaire du 7° chapitre de la Règle de Saint Benoît et nous en reviendrons à nos nouvelles Constitutions, ce qui n'est pas abandonner notre Père Saint Benoît, bien au contraire !

La première partie des Constitutions traite du patri­moine de notre Ordre. Et la Constitution n°4 dégage la caractéristique de l'Ordre de Cîteaux, c'est à dire la note spécifique qui distingue l'Ordre Cistercien à l'inté­rieur de la grande famille Bénédictine. Et cette note gravite autour d'une vertu qui a fait au début de l'Ordre l'objet d'une convention, d'un pacte, d'une charte, à savoir : la charité.

 

Les communautés cisterciennes dispersées à travers le monde sont réunies par les liens de la charité. L’autorité suprême de l’Ordre est exercée collégialement par les supérieurs selon l’esprit de la Charte de Charité. Où qu’ils soient, les cisterciens n’ont qu’une Règle, qu’une charité.

 

Cela signifie que le fondement de notre Ordre se trouve en Dieu même qui est charité. C'est cette charité, donc cette vie qui bouillonne à l'intérieur de Dieu et qui est déversée en abondance en chacun d'entre nous. C'est cette charité qui anime chacun des frères et chaque communauté.

C'est elle qui est le lien unissant les frères à l'inté­rieur de chaque communauté, et puis les communautés à travers le monde en un seul Corps. Et c'est en vue de maintenir et d'accroître cette charité que nous vivons et que nous agissons.

Mes frères, je pense que c'est là quelque chose de très important. Non seulement le terme ultime de notre vie est en Dieu, mais aussi l'origine de notre vie. Et la structure de nos communautés et de notre Ordre, elle est en Dieu.

 

Il y a donc, dans l'intention de nos Fondateurs, un projet grandiose : vouloir faire de notre Ordre le correspon­dant, le correspondant du Corps mystique du Christ. Ce n'est pas une Eglise marginale, ni même à l'inté­rieur de la grande Eglise, une Eglise qui rassemblerait une certaine élite. Non, ce sont des pécheurs qui sont pris partout dans le monde et qui sont réunis par Dieu en un Corps animé par la propre vie de Dieu qui est la charité.

Donc, faisons bien attention aux fautes contre la charité fraternelle. Car, à ce moment-là, nous blessons non seulement le frère et la communauté, mais l'Ordre entier dans ce qu'il a de plus précieux. Ceci doit faire l'objet d'une contemplation. Nous devons saisir cette réalité de façon globale, donc de façon synthétique.

Pourquoi ? Parce que de la même façon dont nous nous appréhendons nous-mêmes comme étant un, un être vivant, un être qui réagit aux stimuli venant de l'extérieur, aux stimuli venant de l'Esprit Saint , et cet être unique que je suis sait très bien qu'il existe - de même nous devons avoir cette conscience que en nous vit aussi un Ordre entier. C'est l'esprit de la Charte de Charité !

 

Nous allons le retrouver ici à l'intérieur de cette Constitution n°4. Elle compte trois paragraphes. Le premier paragraphe nous dit que cette charité crée une concordia, comme dit le texte latin. Cela a été traduit en français par accord, mais c'est bien autre chose.

La concordia, c'est une, sorte de coeur unique. Et ce coeur unique qui palpite en chacun d'entre nous et dans l'Ordre entier, il permet de pénétrer intuitivement et réflexivement l'esprit de notre Ordre ; et il confère l'énergie nécessaire pour une mise en oeuvre adaptée de cet esprit.

Donc, cet esprit est commun à toutes les communautés, à tous les frères, mais il se manifeste de façons diverses suivant les personnes et suivant les lieux. Ce qui nous permet de comprendre cela, c'est le coeur, la concordia, c'est le coeur unique qui vit en chacun.

 

En outre, ce coeur unique ouvre aux besoins des autres communautés, de toutes les communautés. Il ne nous replie pas sur notre...notre satisfaction, une sorte de jouissance d'exister en Dieu qui est légitime naturellement. Il n'est pas possible qu'il en soit autrement. Mais ce ne doit pas être une dégustation de cette joie ou de cette plénitude qui nous emprisonnerait. J'y ai fait allusion hier à propos de cette voluntas propria qui devient notre prison. Mais c'est plutôt une réalité qui nous ouvre et qui nous permet d'accueillir les besoins des autres, les besoins des frères avec lesquels nous vivons, mais aussi les besoins des communautés réparties partout.    

Voici ce que dit le paragraphe :

 

Les communautés cisterciennes dispersées à travers le monde, per orbem terrarum diffusae, sont réunies par les liens de la charité.

 

C'est le fameux vinculum caritatis. Et là, c'est typique­ment cistercien cette expression vinculum caritatis.

 

Leur accord - voilà, c'est le concordia - contribue à ce qu'elles s'aident mutuellement pour une plus profonde intelligence de leur commun patri­moine et sa mise en oeuvre effective. Il leur apporte aussi réconfort et assistance réciproque dans leurs difficultés diverses.

 

Maintenant le paragraphe 2 :

 

L'autorité suprême de l'Ordre ne réside pas dans un homme, mais dans les supérieurs agissant collégialement.  

 

Qu'est-ce que cela veut dire ? L'autorité suprême donc, c'est à dire le pouvoir de juger, le pouvoir de décider. Cette autorité, elle se trouve, elle est exercée par l'ensemble des Abbés, mais tous les Abbés, agissant collégialement. C'est à dire lorsqu'ils sont réunis ensemble en un collège. Cela ne veut pas dire qu'elle s'exerce uniquement à l'occasion du Chapitre Général. Elle s'exerce toujours, mais à l'intérieur de chaque Abbé se trouve l'autorité de tout l'Ordre.

Donc, lorsque un Abbé dans sa propre communauté décide quelque chose, fait quelque chose, il ne peut jamais le faire qu'en référence à l'ensemble de tous les autres Abbés. Naturellement dans la pratique, ça se vit à travers des structures qui ont été mises en place par la Tradition. Et ces structures, ce sera la filiation, donc la nais­sance à partir d'une première cellule qui est Cîteaux, puis la Visite Régulière et enfin le Chapitre Général.

Mais les Abbés sont toujours unis les uns aux autres, ils n'agissent jamais en tant que personne privée. Ils doivent bien réflé­chir alors lorsque à l'intérieur de leur communauté, ils font quelque chose. Et cette autorité s'exerce toujours dans l'esprit de la Charte de Charité. C'est à dire que le souci pastoral est dominant. C'est la fameuse cura pastoralis, aussi de Cîteaux, de la Charte de Charité. Donc, un souci pastoral qui s'étend aux autres communautés.

 

Cela signifie que chaque Abbé est responsable, non seulement de sa propre communauté, mais aussi des autres. Pas directement, mais il doit savoir que la santé spirituel­le de sa propre communauté exerce une influence très large sur l'Ordre entier, puisque nous avons un seul coeur tous ensemble et que nous formons un seul Corps.

Ce souci pastoral s'étend aussi aux besoins matériels des autres communautés, aux besoins spirituels, à l'ensemble de la vie des autres communautés. Mais naturellement cela se fera surtout à l'occasion du Chapitre Général. C'est la raison pour laquelle au Chapitre Général on doit en principe donner les rapports de toutes les mai­sons. Ainsi chacun se sent concerné, chacun prend en charge les problèmes des autres, mais aussi leurs succès et leurs joies.

Voici ce que dit ce paragraphe 2 :

 

L’autorité suprême de l’Ordre est exercée collégialement par les supérieurs selon l’esprit de la Charte de Charité. Ceux-ci ont une part de sollicitude pour toutes les communautés de l’Ordre, tant dans le domaine matériel que au plan spirituel. Ce souci pastoral, la cura pastoralis, est mise en œuvre selon la Tradition à travers les institutions de la Filiation, de la Visite Régulière et du Chapitre Général. Récemment d’autres organes de dialogues, de coopération et d’entraide mutuelle ont vu le jour, qui contribuent effectivement à garder les desseins des Fondateurs de l’Ordre et à les adapter  aux conditions d’aujourd’hui.

 

On fait allusion ici aux Conférences Régionales et aux divers Conseils de l'Abbé Général entre autres.

         

Maintenant, en conclusion, le paragraphe 3 nous dit :

 

Où qu' ils soient, ubique terrarum, partout dans le monde, les cisterciens n'ont qu'une Règle, une Charité et des manières semblables de vivre. Il revient à chaque communauté en échangeant avec les autres de trouver les chemins par les­quels le patrimoine de l'Ordre s'exprimera de façon vivante dans leur propre Culture, compte tenu des circonstances particulières, et étant sauves les normes établies par le Chapitre Général.

 

Donc, partout dans le monde, les communautés cistercien­nes vivent selon une même Règle, une charité et des manières semblables. Il n'y a donc pas une uniformité rigide, mais une unité se manifestant dans une légitime diversité. Mais l'adaptation locale doit toujours se faire sous la surveillance discrète du Chapitre Général et même des communautés voisines. Là, nous retrouvons encore la Filia­tion et la Visite Régulière.

Il revient à chaque communauté en échangeant avec les autres : ce sera aussi le bienfait des Conférences Régionales. On a mis aussi en place maintenant des institu­tions beaucoup plus modestes comme des rencontres, des rencontres de cellériers, des rencontres de Maîtres des Novices, des rencontres de bibliothécaires, etc. Pourquoi ? Mais pour s'enrichir au contact des autres et pour mettre en place dans sa propre communauté des structures mieux adaptées aux lieux, mais sans jamais dévier de la Règle et de la Charité Unique.

 

Vous voyez, mes frères, que la caractéristique de l'Ordre, c'est l'unité grâce à la Charte de Charité et aux structures qui ont été mises en place par la Tradition au cours des siècles. Et ainsi les moines et les moniales sont UN. On comprend à partir de ces prémices que les moniales ne doivent pas avoir des façons de vivre différentes des nôtres. Ce sera très important lorsqu'elles devront présen­ter leurs propres Constitutions à l'approbation.

On comprend qu'il est nécessaire qu'il y ait avant cette présentation commune et des moines et des moniales, une concertation qui mettra au point une harmonie, peut­ être même une identité de texte entre les deux Constitutions, compte tenu de détails qui sont propres à l'homme et qui sont propres à la femme.

Voilà, mes frères ! Ce que nous devons retenir et ce qui doit pénétrer en nous, c'est le sens des responsabili­tés : responsabilités de l'Abbé à l'endroit de l'Ordre entier, responsabilités aussi de chacun des frères. Car un Abbé ne saurait rien faire sans sa propre commu­nauté. L'Abbé est une émanation de sa communauté et la communauté est une émanation de l'Ordre. A l'intérieur de ce Corps circule une vie qui est l'amour, qui est la charité et qui est la propre vie de Dieu.

Il y a là donc une image de ce qui nous attend pour l'éternité où tous les hommes alors, sans distinction de sexe, ni d'âge, ni de race, tous les hommes seront UN dans le Christ.

 

Mes frères, efforçons-nous donc dans la mesure de tout notre possible, avec la grâce de Dieu, de réaliser ici, dans notre coeur et dans notre communauté, ce magnifi­que idéal qui est le nôtre.

 

Règle : 7, 93-118 : Quatrième degré.           02.10.84

      Les contraria ?

 

Mes frères, ma sœur,

 

            En arrivant hier au troisième degré d'humilité, nous avons remarqué que le disciple de Saint Benoît donnait la préférence à une mort semblable à celle du Christ. Factus oboediens usque ad mortem, 7,93. Il se faisait obéissant jusqu'à la mort, et cela dans l'imitation du Seigneur. Il ne cède donc pas aux sollicitations de ses penchants mauvais. Il refuse de faire sa volonté propre. Et ainsi il échappe à un autre type de mort, celle qui l'attendait dans l'impasse infernale.

            Non, il entend imiter le Christ et se faire comme lui obéissant. Il va donc résolument affronter la mort. Mais quel type de mort ? Ce n'est pas un problème, c'est la mort que Dieu lui-même lui présentera.  L'obéissance va s'emparer de tout l'homme charnel et elle va le faire mourir.

            L'homme charnel, c'est l'homme narcissique qui se complaît en lui-même, qui s'admire ; c'est l'homme qui est avide de succès, de plaisirs, de puissance ; c'est l'homme qui a peur, qui se défend, et qui attaque. Voilà l'homme charnel ! Un tel homme est étranger au Royaume de Dieu, c'est certain, et il doit mourir !

           

Le moine est lucide, et il sait très bien que cet homme-là, c'est lui. Il va donc accepter tout, absolument tout, du moment où il est transporté par Dieu dans ce Royaume où il espère entrer. C'est le désir de cette vie nouvelle, de cette vie divine partagée en plénitude qui va lui donner la force de traverser tout ce que Dieu va lui proposer, va lui jeter dans les pieds pour l'obliger à mourir.

            Il y a au fond de l'homme une vie qui est en dessous de sa conscience. C'est le souffle que Dieu a soufflé dans ses narines le jour où il l'a créé. Il y a donc en nous une semence de vie divine. C'est le pneuma, c'est l'Esprit Saint. Et ce pneuma divin, cet Esprit divin possède en lui une énergie capable de réaliser les plus extraordinaires prodiges. Avec une patience qui est propre à Dieu, cet Esprit va envahir, va envahir l'homme. Et il va l'envahir par le moyen de l'obéissance.

            Car Dieu, Dieu lorsque il rencontre un moine qui est parvenu au troisième degré d'humilité, donc qui entend se laisser façonner par cet Esprit divin à l'image du Seigneur Christ, lorsque Dieu rencontre un moine de cette trempe, il ne se gêne pas du tout avec lui. Il va lui demander, il va lui imposer ce que Saint Benoît appelle des contraria. Il dit : duris et contrariis rebus, 7,94. Ce sont des choses contraires qui seront dures.

 

            Plus loin, Saint Benoît insiste et il dit que le moine fidèle - donc celui qui a donné sa foi, qui a donné sa confiance à Dieu - il devra : sustinere, 7,101, il devra supporter tout. Mais quoi ? Universa contraria, 7,101, des contraires de toutes les couleurs pour traduire universa. Mais qu'est-ce qu'il faut entendre par ces contraires ?

            Eh bien, ce sont des choses qui vont à l'encontre des désirs innés de l'homme charnel. On traduit ici par : par des choses contrariantes, ou bien par des adversités. C'est autre chose que des contrariétés ou des adversités car ça va carrément contre. Et ça va contre pour détruire, annuler, effacer et pour faire mourir. Cette obéissance va déclencher une lutte terrible entre Dieu et l'homme charnel.

            La volonté de Dieu va entrer dans la volonté de l'homme. Elle va imposer des visions nouvelles et des goûts nouveaux à la sensibilité, au cœur, à l'intelligence. Et cela n'ira pas sans mal. Cela peut aller très loin. Cela peut durer très longtemps, jusqu'au jour où tout l'homme est accordé à Dieu.

 

            Donc, mes frères, nous devons bien le savoir : c'est ça le quatrième degré d'humilité. C'est ce qui nous attend à l'intérieur de l'obéissance. N'allons pas maintenant jeter ça sur le compte de l'Abbé, ni sur le compte des frères. Jetons-le sur le compte de Dieu, parce que c'est de lui que ça vient. Mais sachons bien pourquoi ?

            C'est parce que il est nécessaire que en nous meure l'homme charnel, c'est à dire l'homme dont les instincts ne sont pas accordés à l'instinct spirituel, l'homme dont les idées ne sont pas les idées de Dieu, l'homme qui, dans le fond, n'est pas intéressé par Dieu. Il faut que cet homme disparaisse, il faut que cet homme meure.

            Il y a donc dans notre vie une logique. Saint Benoît la rappelle au troisième degré : imitant le Seigneur de qui l'Apôtre dit qu'il s'est fait obéissant jusqu'à la mort, 7,92. Eh bien nous, il nous faudra aussi mourir, non pas comme le Christ sur une croix, ce ne sera pas si terrible, mais ce ne sera quand même pas facile : mourir à nous-mêmes.

 

Mais au-delà, nous le savons, il y aura le surgissement en nous d'une vie nouvelle, la vie même de Dieu. Elle est déjà présente, mais elle veut tout posséder en nous. Et nous ne serons pas heureux aussi longtemps que la transformation ne sera pas opérée. Il faudra, comme dit Saint Benoît, que le moine embrasse la patience. Et cela, la patience, c'est la grande qualité du moine. Et il faut bien savoir que ce moine devra être aidé. Il ne saura pas être patient tout seul. Il ne saura pas s'en tirer tout seul.

            Il devra être aidé, aidé surtout par l'Abbé, ou par son conseiller spirituel, un ancien qu'il rencontre et qui peut parler, parce que cet ancien, lui, à traversé le quatrième degré d'humilité. Et nous verrons à une autre occasion que Saint Benoît a prévu cette aide. Et cette aide, c'est justement bien expliqué dans le cinquième degré d'humilité. Mais ce sera pour une autre fois...

 

Règle : 7, 131-137 : 6° & 5° degré.            04.10.84

      Contentus !

 

Mes frères,

 

            Pour entrer toujours plus loin dans la crainte de Dieu, pour avancer avec sécurité et sans perdre de temps sur la route de l'obéissance, pour mourir plus sûrement à tout égoïsme, pour ne pas sombrer dans l'illusion mais s'ancrer toujours plus profondément dans la vérité, le disciple de Saint Benoît découvre à son Abbé toutes les chose troubles qui passent dans sa tête.

            Il sait que le poids de la lutte monastique porte sur les pensées, c'est à dire sur tout ce qui foisonne sur un fond marécageux, boueux qui n'est autre que notre égoïsme. Il n'aura nul souci de l'opinion que son Abbé peut avoir de lui. Il ne va pas défendre une certaine image de marque qu'il s'est formé de lui-même. C'est instinctif !

            Non, il essaye d'être vrai, d'être vrai devant celui qui pour lui tient la place même de Dieu. Il va donc être dans une transparence parfaite. Il ne cache rien, si bien qu'il s'installe solidement dans le cinquième degré d'humilité.

 

            Saint Benoît dit - c'était hier - qu'il aura bien soin de ne pas cacher à son Abbé les pensées mauvaises qu'il découvre à l'intérieur de son cœur et les choses malas 7,120,  les choses, comment traduire cela ? Aussi par l'adjectif mauvais, oui, tout le mal. Oui, mais c'est au pluriel. Saint Benoît n'utilise pas le mot au singulier mais au pluriel.        

            Ce sont donc des actions qui ne sont pas conformes à l'honnêteté, à la justice, à la vérité, qui sont en dehors de ce que Dieu et les frères attendent de lui. Mais ça se passe aussi dans le secret. Personne ne l'a vu, absolument personne, sauf Dieu. Eh bien, ça aussi, il va le dévoiler.

 

            Mes frères, pour se comporter de cette façon, reconnaissons-le, il faut une foi vivante, une foi qui est éclairée et qui est nourrie par l'Esprit Saint, une foi qui fait contempler dans l'Abbé le Christ lui-même, donc ce Dieu auquel rien n'échappe, ce Dieu devant qui tout est absolument nu. 

            Attention ! Il ne s’agit pas ici d'une idolâtrie de l'Abbé. Il ne s’agit pas d'un complexe de culpabilité ou d'un certain malaise intérieur dont on veut se décharger sur la personne de l'Abbé qui serait vu comme un fétiche. 

            Non. Il faut que dans l'Abbé on reconnaisse la personne même du Christ. Il ne faut pas non plus diviniser l'Abbé. Mais c'est un regard de foi qui nous dit que dans la personne de l'Abbé, c'est le Christ lui-même qui est présent, mais quelque soit l'homme.

 

            Je l'ai déjà dit tant de fois et je le répète encore : toute la vie monastique, et en particulier toute la vie bénédictine, elle gravite autour de cette petite phrase de Saint Benoît : Christi vices agere creditur, 2,5. L'Abbé est cru tenir dans le monastère la place même du Christ.

            Naturellement, l'Abbé doit être le premier à le croire et à se comporter en conséquence, parce que Dieu lui en demandera compte, dit Saint Benoît, de l'obéissance de tous ses disciples et en premier lieu aussi de la sienne propre vis à vis de Dieu, 2,108. 

            Donc, voyez .jusqu'où ça va. Lorsque dans le monastère un frère n'est pas obéissant, donc lorsque ce frère agit contre ce que Dieu lui demande, eh bien, Dieu ne demandera pas compte au frère, il demandera compte à l'Abbé. C'est ça qui est terrible. L'Abbé doit en être vraiment percé jusqu'au plus intime de son cœur. Mais le frère lui aussi doit savoir que fatalement ça va rebondir sur lui.

 

            Donc ici, notre frère humble au cinquième degré d'humilité, il est pénétré par cette vérité. Et voilà, il va se comporter devant son Abbé comme il se comportera devant Dieu lui-même au jour du jugement. Cela dénote donc dans le chef du moine une grande maturité spirituelle. Et ça permet les plus beaux espoirs. Et cette maturité spirituelle ne va pas sans une grande maturité humaine aussi, car les deux vont de pair. Disons que le contraire est vrai aussi.

Un frère qui voit dans son Abbé un homme, peut-être un homme remarquable mais un homme, qui ne parvient pas par l’œil de son cœur à voir en lui la présence du Christ, mais ce frère ne saura pas grandir spirituellement. Il va rester petit. Mais il ne grandira pas non plus humainement. Il restera limité dans sa croissance.

            C'est ça le danger aussi de la vie monastique. Elle est une réussite ou bien elle est un échec. Réussite spirituelle, c'est la réussite humaine ; et échec spirituel, c'est échec humain. Les deux vont ensemble. Ce serait illusoire d'imaginer une réussite humaine avec au contraire un rétrécissement spirituel ou un blocage spirituel. Cela n'existe pas !

 

            Je peux vous raconter une histoire très édifiante à ce sujet-là, justement d'un très grand nom dans l'Ordre, dans notre Ordre. Un très grand nom connu partout, demandé partout jusqu'aux Etats-Unis, un Européen donc. Eh bien, il avoue maintenant par écrit que sa vie a été un échec formidable, qu'il se demande ce qu'il fait dans sa communauté ? Il pourrait disparaître de sa communauté, on ne s'en apercevrait même pas. Il est un être inutile. Pourquoi ?

            Parce que imaginant une formidable réussite au plan humain, au plan spirituel il y a quelque chose qui ne s'est pas développé. C'est très grave. Enfin, heureusement il a la lucidité de le savoir, de le voir. Et à partir de là, maintenant, il y a un rebondissement qui est toujours possible.

 

            Prenons donc toujours bien garde. Mais ça n'arrivera pas chez le moine qui a cette simplicité devant le Christ qu'il reconnaît dans la personne de son Supérieur. Et alors, un tel moine, mais il va entrer sans aucun problème dans le sixième degré d'humilité. Comme Saint Benoît le dit, il est : contentus omni vilitate, 7,132. A l'intérieur de son obéissance donc, il est content de tout ce qui est vil, de tout ce qui est méprisable. La vilitas, c'est ce qui est vendu bon marché au magasin. C'est de la camelote. Donc on le laisse pour ce que ça vaut. Cela ne vaut rien, on n'y mettra pas le prix.

            Eh bien lui, il se contente de cela. Il ne cherche pas la meilleure qualité. Non, il se contente dans l'obéissance des choses les plus méprisables.  Attention ! Il ne les recherche pas. Il ne court pas après, car alors ce serait de l'ostentation. C'est un homme modeste, c'est un homme effacé aussi. Mais lorsque on les lui présente, et bien il les accepte de bon cœur et il les prend. Il dira : mais ça me revient à moi. Et en agissant ainsi, il est logique avec ce qu'il connaît de sa propre personne.

 

            Et c'est ici le lien avec le cinquième degré d'humilité. Voilà : il découvre à son Abbé toutes ses turpitudes. Alors il sait très bien qu'il ne mérite que le mépris de la part des hommes. Et enfin, il aspire à la place qui lui revient, qui est la dernière. Il y a donc un lien entre les deux si, sans aucune fausse honte - fausse honte parce que je peux ressentir la honte - je dévoile à mon Abbé, au Christ donc, tout comme le dit Saint Benoît, toutes ces choses mauvaises qui me passent par la tête ou bien que je fais en secret. Je n'aurai pas une opinion très reluisante de moi, mais je me verrai tel que je suis.    

 

            Et à ce moment-là, je ne serais pas du tout étonné si on me donne ce qui revient à la qualité qui est la mienne, c'est à dire du vil et du méprisable, et du rien. Et j'en serais, comme dit Saint Benoît, contentus, 7,132.

            Cela veut dire que mon appétit sera rempli. C'est ça qui me revenait et je suis content. On traduit satisfait, ici. Mais contentus dit plus. Contentus, ça veut dire que tout le contenu est rempli. Et je ne suis pas étonné si on me donne du rebut. La conduite d'un tel moine est conforme à sa parole. Et le fossé entre l'esprit et la chair, insensiblement, il se comble.

            Vous savez, cette lutte toujours, entre la semence spirituelle de vie divine qui est en moi, et ma chair qui n'en veut pas, que ça n'intéresse pas, eh bien tout ça, ça commence à se mettre d'accord. Cela veut dire que l'homme charnel disparaît, mais la chair elle même, elle se spiritualise, elle se transfigure.

           

Mais voilà, mes frères, voilà pour ce soir. Voyez que Saint Benoît nous dit toujours des choses très belles, très profondes et très vraies. Mais ce n'est tout de même pas facile et il nous met vraiment au pied du mur. Mais quand il nous appelle à la vie monastique, il nous donne aussi la force d'entendre des vérités pareilles et la grâce de les faire.

 

Récollection du mois d’octobre.                    06.10.84

      Voir la face de Dieu.

 

Mes frères,

 

Après ces paroles si justes et si pertinentes de Saint Bruno, que dire encore ? Voir la face de Dieu, n'est-ce pas le désir qui brûle en notre cœur ? Mais, est-ce possi­ble ici-bas ? Si ce n'était pas possible, nous ne serions pas ici, nous n'aurions pas été appelés !

Depuis quelques jours, prenant l'occasion de la lecture quotidienne de notre Règle, nous avons longuement réfléchi sur cette grande vertu de l'humilité, l'humilité sans laquelle une vie monastique authentique est inexistante. Cette réflexion a voulu être d'abord et surtout un examen de conscience.

Quel est le véritable mobile de notre existence ? Sommes-nous des adorateurs en esprit et en vérité ? Ou bien des fétichistes, des hommes, des animaux religieux qui s'ef­forcent d'exorciser une divinité inquiétante et de l'asser­vir pour accorder à un autre dieu, un dieu idole, mais un dieu qui nous accorde alors immédiatement tout ce qui nous attire. Et ce dieu, c'est notre ventre ! Notre ventre physique, mais aussi notre ventre intellec­tuel, tout ce qui peut être rempli et apporter toutes sortes de jouissances. Oui, que sommes-nous vraiment ?

 

Notre question vise à voir quelle est la place de Dieu dans notre existence. Et nous en revenons à ce que Saint  Bruno recommandait : Le terme de notre vie, il nous l'a si bien dit, il n'est pas sur cette terre. Il n'est pas dans les choses terres­tres. Le but de notre vie n'est pas d'ordre terrestre, il est d'ordre céleste, il est d'ordre divin. Cela signifie que il ne nous est pas possible de le concevoir, de l'imaginer. Et c'est là une grande difficulté.

Pour savoir ce dont il s’agit, il faut en avoir fait l'expé­rience. Et alors, il est impossible de l'exprimer, car le vocabulaire humain est tellement pauvre qu'il ne peut tradui­re les réalités divines. Il se sert de symboles, certes, ou d'images, mais elles sont tellement maladroites, et elles peuvent nous introduire en erreur, nous conduire sur des pistes qui ne seraient pas les bonnes. Nous devons comprendre et savoir lorsque nous mettons les pieds dans l'univers de Dieu.

Saint Benoît et toute la Tradition s'efforcent de nous arracher à tout ce qui est de ce monde pour nous forcer à entrer dans le Royaume de Dieu, c'est à dire dans un domaine qui n'est plus celui que nous imaginons mais qui est celui que nous espérons. Et Saint Benoît va nous faire descendre dans les profon­deurs de l'humilité. Et paradoxalement, cette descente sera une ascension vers les hauteurs de l'amour.

 

Ce n'est pas une entreprise aisée, reconnaissons-le ! Mais Dieu ne nous abandonne pas à nous-mêmes. Il place de suite dans notre coeur une grande confiance, une confiance qui nous ouvre à son action, qui nous fait découvrir sa présence et qui nous donne le courage de renoncer à nos plaisirs égoïstes et à notre volonté propre.

Oui, je pense pouvoir dire que la pratique monastique est essentiellement tenir les yeux ouverts sur Dieu et cou­ler sa volonté dans celle de Dieu, et cela, sous la conduite d'un maître. C'est un long et patient apprentissage qu'il n'est pas possible de faire seul. Rappelez-vous ce que nous avons vu à mesure que nous entrions dans les différents degrés d'humi­lité !

C'est faire confiance à quelqu’un qui, lui, sait par ex­périence. Quelqu'un qui, lui aussi, sous la conduite d'un autre maître a parcouru la route et qui maintenant nous dit à chaque moment : voici à cette heure ce qu'il faut faire. Et lorsque on est entré dans ce monde de Dieu, lorsque ayant confondu son être avec celui de Dieu par une remise entière de soi, à ce moment, on commence à découvrir ce que nous disait Saint Bruno. On commence à voir sa face mysté­rieuse, à voir sa lumière et on a établi pour jamais sa de­meure au coeur de la Trinité.

 

Et le mois d'Octobre nous conduit jour après jour vers la fête de tous les Saints. Et c'est très important! Car, lorsque on rencontre Dieu, lorsque on arrive chez lui et que on a fixé son habitation là où lui habite, c'est à dire en Dieu même, cette société de trois Personnes, alors on entre aussi dans la compagnie et dans la communion de ses amis, car l'univers de Dieu est un univers peuplé. Ce n'est pas un univers désertique où il n'y aurait que Dieu en trois Personnes. Non, c'est un univers qui est rempli.

Mes frères, cette entrée dans l'univers de Dieu, dans la compagnie des saints, c'est le réalisme de notre vie. Le reste n'est que mirage et nuage. Notre effort, notre ascèse de tous les jours et presque de tous les instants, c'est de correspondre à cet amour de Dieu qui nous arrache à ce qui dans le monde peut nous dis­traire, peut nous captiver et nous enchaîner, pour nous rendre libres de regarder Dieu, de vivre avec lui et avec tous ses saints.

Oh, ce n'est pas utopie, ce n'est pas du rêve, je le répète, c'est ça le véritable réalisme, c'est ça la réalité éternelle. Connaître la vie éternelle, a dit le Christ, c'est te connaître toi le Dieu origine de toute vie, toi le Dieu vivant, et celui que tu as mis à la disposition des hommes pour qu'ils cheminent vers toi, ton fils unique Jésus-Christ.

 

Voilà, mes frères, nous avons choisi cette route. Nous avons été appelés à parcourir ce chemin. Nous avons répondu OUI. Et avec la grâce de notre Dieu, nous allons poursuivre notre aventure personnelle, car c'en est une, et nous retrouverons Saint Bruno. Et ainsi jusqu'au jour où nous aussi nous pourrons comme lui dire que notre citoyen­neté, notre vie, elle n'est plus ici dans les choses ter­restres, mais elle est là chez Dieu.

Et à ce moment, tout ce qui est sur la terre, tout ce qui est de la création devient transparent, transparent de ce Dieu qui la crée et qui la transfigure. Si bien que nous sommes partout chez Dieu, parce que comme toujours dans sa bonté et dans son agir, il nous donne son amour.

 

Homélie : 27° dimanche ordinaire. Année A.    07.10.84

      Produire du fruit.

 

Mes frères,

 

Ils sont terribles les derniers mots que le Christ vient de faire retentir à nos oreilles. Ils sont tombés comme un couperet de guillotine. Nous ne pouvons y échapper : le Royaume de Dieu vous sera enlevé pour être donné à un peuple lui fera produire le fruit !

 

Mes frères, ne pensons pas trop vite aux autres, ce se­rait facile. Opérons plutôt un retour sur nous-mêmes et re­gardons avec lucidité dans le miroir de ces paroles. Nous avons été choisis. Dieu nous a plantés sur un co­teau opulent. Il nous a protégés d'une clôture. Il veille sur nous avec un coeur attentif et aimant, et il attend de nous des fruits succulents : tout ce qui est vrai et noble, tout ce qui est juste et pur, tout ce qu'on appelle vertu.

Si nous ne répondons pas à ses espérances, nous savons maintenant ce qui va nous arriver. Nous serons détruits, pié­tinés, ravagés. L'avertissement est clair. Prenons-le au sé­rieux, très au sérieux. Ne voyons-nous déjà pas dans le monde ce qu'il se passa aujourd'hui. Il se produit des invasions subreptices. Et fatalement, le jour n'est peut-être pas tel­lement loin où nous serons mis à la porte de chez nous ?

 

Mes frères, il existe pourtant d'autres ravageurs bien plus dangereux. Ce sont les passions tapies dans l'abîme de notre coeur. Elles sont là, prêtes à s'éveiller et à nous réduire en esclavage et à nous emmener dans les ténèbres du malheur.

Oui, toutes ces passions, nous les connaissons que trop bien. Nous parvenons à les tenir à distance, avec la grâce de notre Dieu certes. Mais attention tout de même ! Si nous négligeons d'entretenir la vigne de notre coeur, elles au­ront vite fait de reprendre le dessus.

Pourquoi ? Mais parce que Dieu nous aura laissé aller. Il aura interdit à la pluie de pleuvoir sur nous. Et nous allons redevenir le sol pierreux, inculte et infertile que nous étions au moment où il nous a appelés.

 

Et pourtant, ne l'oublions pas, Dieu est amour. Il veut conduire à la plénitude du bonheur et de la paix. Il ne demande rien d'impossible. Il a mis à notre disposition l'arsenal de sa force. Et ses armes, elles sont parfaitement adaptées à notre état de faiblesse et de misère, et elles sont d'une effica­cité absolue. Elles portent le nom merveilleux d'humilité.

Oui, l'humilité, en nous enracinant dans la vérité sur nous-mêmes et sur Dieu, elle nous donne l'audace, l'audace de nous installer dans une confiance qui ose tout, la con­fiance en ce Dieu qui nous aime. Mais, aussitôt qu'on a confiance en lui, on ne sait plus le rejeter.

On ne sait plus refuser ce qu'il nous offre. On ne sait plus empêcher aux fleurs et aux fruits de grandir. Car nous avons été greffés - oh, c'est cela que Dieu veut achever - greffés sur sa propre vie. Et le fruit qu'il veut voir grandir en nous, c'est cette vie, la sienne, triom­phant dans notre coeur purifié.

 

Mes frères, n'ayons donc aucune inquiétude, aucun souci, sauf un, celui de répondre toujours avec empressement, de toute notre force à ce que lui nous demande. Et ce n'est pas difficile ! Car, dès qu'on entre dans sa volonté, on goûte très vite la douceur et la force de ce Dieu qui nous habite. L'Eucharistie, nous allons ensemble la partager. C'est lui-même qui de nouveau va descendre dans notre coeur pour s'en emparer, pour le transformer.

Mes frères, oui Dieu, le Christ vient de nous adresser des paroles très dures. Mais ce n'est pas pour nous effrayer, c'est pour nous tenir en éveil. C'est pour nous apprendre à demeurer tranquille dans la chaleur et la lumière de son amour afin que jamais nous ne nous égarions mais que, ensem­ble, nous avancions avec persévérance sur les routes de son Royaume.

 

                                                                                      Amen.

 

Règle : 9. : Combien de psaumes pour la nuit.   12.10.84

      La louange de Dieu.

 

Mes frères,

 

            Dans ce chapitre 9, nous retrouvons le schéma de notre nouvel office. Et je pense que nous pouvons nous en féliciter. Car cet office ne donne pas une impression de lourdeur. Au contraire, on a plutôt le sentiment d'une certaine apesanteur comme si notre corps était en voie de spiritualisation.

            Mais n'est-ce pas vraiment ce qui arrive ? Car si nous vivons correctement notre vie monastique, il faut que même notre physique soit transformé. Il y a une expérience certaine de ce que nous apportera la résurrection des morts. Il y a aussi un renouvellement d'énergie.            

Après un office, même long comme l'office de nuit actuel, s'il est bien exécuté selon ce que Saint Benoît demande, on ne doit pas être fatigué ; au contraire, on sent la force qui vient. Un office bénédictin est énergisant et reconstituant, ne l'oublions pas. C'est très, très important. C'est à cela qu'on mesure la qualité d'un office. Nous allons au premier Novembre entrer dans la période d'hiver jusqu'à Pâques. Et nous allons reprendre les trois leçons - comme le demande ici Saint Benoît - sur le modèle de ce que nous avons déjà pour les Mémoires.

 

            Maintenant, remarquons que Saint Benoît nous demande que la première parole que nous prononcions après notre repos nocturne, la toute première, soit une invocation reprise trois fois pour en marquer l'importance, le besoin qui est en nous, l'insistance, la confiance. Nous devons être exaucés. Et c'est une invitation à la louange : Seigneur, ouvre mes lèvres  et ma bouche annoncera ta louange. Et il faut qu'il en soit ainsi même avant que notre bouche ne s'ouvre. C'est quelque chose que nous portons dans notre cœur, dans notre pensée.

            Vous avez là aussi une des raisons d'être du grand silence. Nous ne devons pas être encombrés avec des pensées profanes ou des pensées futiles, encore moins avec des pensées mauvaises. Notre préoccupation doit être à ce moment-là : je dois louer Dieu, je veux louer Dieu ; ma mission dans le monde, c'est la louange de Dieu. C'est la mission de tout homme mais surtout de tout chrétien et en particulier du moine.

 

            Remarquez aussi que cette invocation, elle forme un ensemble qui met Dieu au début et Dieu à la fin. Seigneur ouvre mes lèvres, et ma bouche annoncera la louange de toi, si je devais le traduire d'après le latin Domini tuam. Nous avons donc là un cercle qui se ferme. Cela veut dire que tout commence Domini, tout commence par Dieu, tout est dirigé vers Dieu, tout aboutit à Dieu et repose en Dieu. Il y a là, encore une fois, tout le mouvement de notre vie monastique.

            Si ce mouvement n'est pas dans notre vie, nous ne sommes pas à notre place dans un monastère. Il faut bien nous le dire. C'est à des indices pareils qu'on reconnaît, qu'on discerne une vocation vraie. Et le but, je le redis, de notre vie, comme de toute vie chrétienne, c'est la louange de Dieu. 

 

            Regardez. L'Apocalypse nous révèle que le ciel n'est rien d'autre qu'un immense et perpétuel chant de louange scandé par le cantique Alléluia, qui veut dire, louez Dieu. Donc, ce n'est jamais fini ! Au moment où on achève, c'est recommencé : louer Dieu et toujours louer Dieu. Vous allez dire : « Mais on va s'ennuyer à toujours louer Dieu ! »

            Mais non, on ne s'ennuie pas à toujours louer Dieu, car le Verbe de Dieu lui-même, au sein de la Trinité, il est louange de ce qu'il est. Il se dit à lui-même avec enchantement qu'il est Dieu. Et ce n'est pas du narcissisme, mais c'est une projection, une explosion de joie qui aboutit à la création du cosmos et à notre présence à nous, notre présence consciente.

            Car nous sommes venus de Dieu, de son amour, et nous sommes projetés en lui pour participer à sa vie, au comble de son bonheur. Voilà, tout cela, nous le répétons chaque jour dès notre lever. Et il est bon de le dire trois fois.

 

            Alors vous sentez déjà que un moine pénétré de la crainte de Dieu comme le veut Saint Benoît, c'est à dire moulé dans cette crainte, façonné par cette crainte, il ne peut rien faire d'autre que louer Dieu. C'est chez lui, non pas sa seconde nature, mais sa première nature. Il est d'abord cela, une louange de son Dieu.

            Mais ça se comprend : nous recevons tout de lui, nous recevons la vie, nous recevons le pardon des erreurs que nous commettons, nous recevons la force pour lutter, et finalement nous recevons la gloire dans la participation à sa vie.

            On peut toujours objecter : Oui, tout cela c'est très beau, mais c'est idéalisé ! Non, ce n'est pas idéalisé, c'est la réalité ! Mais c'est nous qui sommes corrompus. Et ce qui devrait nous être naturel, ça parait quelque chose d'utopique.

 

            Attendez ! Lorsque votre cœur sera devenu pur, lorsque vos yeux commenceront à discerner qui est Dieu et à voir sa lumière, à ce moment vous comprendrez que nous n'avons pas d'autres raisons d'exister que de participer par notre greffe sur la personne du Christ à cette vie de la Trinité qui est un chant continuel de louange. Et notre première parole après notre nuit, c'est un acte de foi dans notre destinée la plus belle.

 

Chapitre : Les nouvelles Constitutions.           14.10.84

      5. La communauté locale.

 

Mes frères,

 

La première partie des Constitutions nous a présenté le Pa­trimoine Cistercien, sa naissance, son esprit, ses traits ca­ractéristiques.

 

La deuxième et la troisième partie vont nous parler du vécu de ce Patrimoine qui est recueilli et incarné dans une réalité qui peut parfois nous paraître assez dure et austère, mais qui est aussi extrêmement belle lorsqu'on parvient à en saisir le coeur, à permettre à ce coeur de battre dans le nôtre et à le transformer.

Car ce Patrimoine Cistercien n'est pas quelque chose qui a été cogité dans l'esprit de quelques illuminés, de quelques savants. Non, il n'est autre que la reprise ou la résurgence de la Tradition monastique séculaire.

A l'origine, je le rappelle, il y avait un homme ou quelques hommes dans ces déserts Egyptiens, qui ont été appelés par Dieu, qui ont été inspirés par Dieu ­; des charismatiques, dirait-on aujourd'hui. Et ils ont vécu sous la conduite de l'Esprit. Et à par­tir d'eux, un filum d'une vigueur extraordinaire s'est déve­loppé. A certains moments on a eu l'impression qu'ils s'en­fouissaient, qu'ils disparaissaient. Mais c'était pour re­prendre vigueur et ressurgir ailleurs avec une force nouvelle.

 

Et ce fut le cas de Cîteaux. Les Fondateurs appelaient leur maison : le nouveau monastère. C'était quelque chose de neuf et pourtant quelque chose de très ancien, car la Tradi­tion, lorsqu'elle est vécue par des hommes de chair et d'os, elle paraît toujours neuve.

C'est là une des splendeurs de notre vocation. C'est que celui qui la vit réellement dans sa vérité, il a l'impression de la découvrir et d'en être l'auteur. C'est cela la nouveau­té ! Ce n'est pas quelque chose que l'on répète reçu d'autres. Non, il y a dans chaque vocation une originalité. Il n'y en a pas deux qui sont identiques. C’est chaque fois du neuf. Il faut rendre à ce mot nouveauté toute sa vigueur : c'est à dire de jamais vu avant.

Mes frères, chaque homme n'a pas son pareil. Il y en a des milliards et pourtant, ils ont chacun leur identité. Ce­pendant, ce sont tous des hommes. Il en est de même de la vie cistercienne. Il y a une foule de moines. Ils partagent tous le même idéal. Et pour­tant chacun est original dans le sens, dans le sens noble du terme.

 

La Constitution 5 traite de la communauté locale. On présente donc d'abord la " Maison de Dieu " Le titre est bien choisi. C'est une réminiscence biblique très nette.

 

Convoqués par la voix divine, les frères constituent une Eglise ou communauté monastique qui est la cellule fondamentale de l’Ordre Cis­tercien.

 

Rappelons-nous, il faut bien comprendre ceci. Il faut se rappeler que tout à commencé par une communauté mère. Cette communauté de Cîteaux, elle portait dans son coeur un idéal inspiré par Dieu, et elle portait dans ses flancs une descendance dont nous faisons partie.

Et je rappelle que notre Abbaye de Saint Remy est la dernière fille en ligne directe de cette communauté-mère de tout notre Ordre. Il y a là pour nous, à la fois un privilè­ge et un devoir, comme si nous étions les derniers, les uni­ques dépositaires de l'esprit cistercien dans sa pureté.

Je ne dis pas ça par vantardise. Non, mais il y a là tout de même un petit signe providentiel que nous qui sommes les derniers survivants en ligne directe de l'Abbaye de Cîteaux, et l'unique, eh bien, nous avons, je dirais, une obligation spéciale que d'autres n'auraient pas qui, eux, sont déjà plus loin dans la filiation à partir de Cîteaux.

 

Il va de soi, donc, que la communauté locale, puisque tout a commencé par une communauté, la communauté locale est une cellule de l'Ordre de Cîteaux, et une cellule fondamen­tale. Il faut entendre cellule dans le sens biologique du terme. Donc, une partie minime, petite mais constitutive d'un organisme, d'un tissu organique. Et cet ensemble de cellules forme un corps vivant qui est l'Ordre Cistercien.

Donc, ce qui est premier, ce n'est pas l'Ordre. Ce qui est premier, c'est la communauté locale. Comme à l'intérieur d'une communauté, ce qui est premier, ce n'est pas la commu­nauté comme telle, mais ce sont les moines qui la constituent. On a à faire ici non pas à des concepts, à des abstractions, mais à la vie et à la vie qui lutte, et à de la vie qui se développe.

Dès l'origine, toutes ces communautés établies dans des milieux différents ont constitué chacune une Eglise. Ils le disent ici : Les frères constituent une Eglise ou communauté monasti­que. Pourquoi une Eglise? C'est là un terme traditionnel. Dans la Charte de Chari­té, ils appellent ça une Eglise. Dans le Petit Exorde, on parle d'Eglise. Et c'est parce que les frères qui constituent une Eglise ont été convoqués par la voix divine.

 

Etymologiquement Eglise veut dire : un rassemblement d'hommes ou de femmes, donc de frères, appelés, convoqués par la voix divine, voce Divina convocati. C'est très beau ! C'est presque une tautologie, convoqué par la voix, pour mon­trer que ça ne dépend pas de nous. C'est une vocation. On est appelé. On répond. On vient. On se groupe. On est rassemblé. On constitue une Eglise, une communauté monastique, une cellule d'un grand organisme qui est vivant et qui est né à partir d'une cellule mère.

Ce n'est donc pas une société simplement humaine, mais c'est un organisme vivant, un corps qui est né à partir d'un appel divin. Il est donc, cet organisme, surnaturel dans son origine et dans sa finalité. Si nous avons toujours présente à notre esprit cette vue de foi, je pense que beaucoup s'explique dans ce que nous rencontrons tous les jours, des choses qui au regard de la raison pure peuvent paraître étranges ou même déraisonnables, des choses qui peuvent parfois nous heurter ou faire ques­tion...mais dans cette lumière de la foi, elles trouvent leur explication.

Nous sommes ici dans notre monastère la cellule d'un corps vivant et d'un corps qui a été voulu par Dieu, qui est animé par l'Esprit de Dieu, qui fait partie du Royaume de Dieu et qui n'obéit donc pas aux raisons de la raison, de la ratio raisonnante. Nous avons des normes qui ne sont plus celles des hom­mes, mais qui sont celles de Dieu, dans nos rapports frater­nels, dans nos rapports avec le monde et aussi dans notre vie personnelle. Tout cela, c'est contenu dans ce mot Eglise, convoqué par la voix divine ! Mais il est nécessaire de préciser la composition de cette communauté locale

 

La communauté cistercienne est constituée de frères  qui ont fait profession, de novices, et d'autres qui ont été admis en son sein pour une raison de probation ou de service.

 

Donc, les postulants admis définitivement en communauté et ceux qui venant d'une autre communauté ont été appelés pour rendre service. Il n'est donc pas nécessaire d'être stabilié dans la communauté. Il suffit d'y vivre.

 

Parmi les profès dont il a été fait mention sont compris les frères convers qui ont émis leurs vœux avant le Décret d’unification de 1965. Ils sont en tout comme les autres frères, étant sauf leurs droits acquis.

 

Les convers ! Cela, c'est un problème qui a encore été débattu au cours du Chapitre Général. Car vous le savez, aux Etats-Unis, il existe des communautés qui comptent encore des dizaines de frères convers qui n'ont pas accepté, qui n'ont pas signé ce statut d'unification, ce Décret d'Unifi­cation de 1965.

Eh bien, il faut se rendre à l'évidence, aujourd'hui, les frères convers sont supprimés. Il n'yen a plus. On ne peut plus admettre quelqu'un au titre de frère convers dans une communauté cistercienne, ça n'existe plus !

Il y a ceux qui existaient avant ? Mais ceux-là, c'est bon : ou bien ils ont signé le Décret, ou bien ils ne l'ont pas signé. Cela n'a pas d'importance pour ceux-là. Ils peuvent continuer à mener leur vie de frère convers. C'est ce qu'on appelle ici : leurs droits acquis.

 

Mais aussi avec tous leurs devoirs ! Car cela ne pas dire : Bon, maintenant moi, j'ai signé le Décret, c’est certain maintenant je suis moine comme tout le monde. Mais j'ai toujours mes droits de frère convers...Alors, je peux me la couler douce...parce que comme il n'y a plus de structures à l'intérieur de la communauté qui encadrent le frère convers, mais il est là sans tuteur pour le tenir droit. Il ne faut pas qu'il se laisse aller, et puis qu'il devienne un brave homme laïc portant un habit et aussi le titre de moine.

Non, si il y a les droits acquis, il y a aussi les devoirs acquis. Donc, ce sont les devoirs de la consécration à Dieu, les devoirs vis à vis de la communauté, mais surtout vis à vis de Dieu. Et c'est plus difficile d'être - ne disons pas convers - ­mais d'être un ancien convers aujourd'hui que d'être un con­vers avant ce Décret de 1965.

Car aujourd'hui, il faut beaucoup plus de personnalité pour ces frères car ils sont seuls. Ils ne sont pas abandon­nés à eux-mêmes, mais il n'y a plus cet encadrement spécial pour eux qui existait auparavant. Mais ça ne fait rien, je sais que le cas ne se présente pas ici. Mais soyons tout de même vigilants et prudents !

 

Maintenant, dans la pratique, pour les nouveaux venus maintenant après le Décret de 1965, puisque il n'y a plus de convers, eh bien il faut moduler l'Observance Monastique sui­vant les capacités, les aptitudes de chacun et les besoins de la communauté. Il faut donc de la part de l'Abbé un grand discernement et de la part de la communauté l'ouverture et la confiance vis à vis de l'Abbé et vis à vis des frères.

A partir de 1965, voilà donc déjà presque vingt ans, on est entré vraiment dans une nouvelle forme de vie monas­tique cistercienne. Et je pense que ici, à Saint Remy, les choses se sont faites, grâce à la prudence de Dom Félicien et de Dom Guy, elles se sont faites très gentiment et sans problèmes. Et je pense que nous devons nous en féliciter. Ce n'est pas comme ça en d'autres endroits, je vous le garantis. Quand on est au Chapitre Général, on l'entend, on apprend tout cela.

Donc, mes frères, continuons comme nous avons fait jus­qu'à présent et soyons toujours très sages. Admirons les jeunes qui, eux, entrent dans ce qui leur est offert mainte­nant. Pour eux, il n'y a pas de problème. Il n'y a pas de problème pour moi non plus. Suivant les obligations de la communauté, de la vie monastique comme telle, suivant les besoins maintenant de la communauté, du travail qui se pré­sente, et bien, et pour moi, et pour eux, ils viennent à l'Office ou ils n'y viennent pas. L'essentiel, c'est qu'ils soient vraiment donnés à Dieu, au service de Dieu, donnés à leurs frères, au service de leurs frères dans les circons­tances qui sont les nôtres aujourd'hui.

 

C'est cela la nouvelle façon de vivre la vie monastique. Et je suis content de voir qu'il en est de même pour les an­ciens convers qui, eux, sont entrés tout simplement dans ce nouvel esprit.

Et je suis heureux de pouvoir remercier tout le monde. Car c'est grâce à cette bonne volonté générale et à ce grand esprit de foi de chacun que la communauté peut s'épanouir et chacun s'y trouver bien à sa place.

Maintenant un dernier statut :

 

Les Oblats participent à la vie de fa communauté selon les normes promulguées pour eux par le Cha­pitre Général et selon les coutumes locales.

 

Mes frères, ça nous le connaissons aussi. Nous en avons un ici, le frère Benoît, qui n'a pas l'air trop malheureux je pense....

 

Chapitre : Fête de la Toussaint.                  01.11.84

      Concitoyens du ciel.

 

Mes frères,

 

La fête de la Toussaint nous permet de comprendre le sé­rieux et la gravité de l'excommunication infligée par Saint Benoît à certains de ses frères. Elle est, dans l'esprit de notre législateur, une véritable exclusion hors du monde à venir, et elle signifie l'échec total d'une vie et même d'une existence. Elle me rappelle la terrible parole du Christ : Cet hom­me-là, il eut été préférable qu'il ne fut pas né ! C'est cela l'excommunication ! Elle est une mise hors du monde de Dieu. A ce moment-là, il eut été préférable de ne jamais exister.

 

Nous n'en voyons pas bien la raison, nous qui nous sen­tons parfaitement à l'aise dans notre univers matériel. Mais en fait, le monde a deux faces : une face tournée vers nous, et une face tournée vers Dieu. On peut le voir comme une tapisserie. A l'endroit de cette tapisserie on peut admirer un beau paysage, une scène de chasse, un bouquet de fleurs ou bien un animal quelconque. Mais de l'autre côté, on ne voit qu'un assemblage hétéroclite de petits bouts de laines de toutes les couleurs.

Ainsi en est-il de notre univers. Il y a un envers et il y a un endroit. Les saints, eux, sont passés de l'autre côté. Ils sont à l'endroit. Ils connaissent maintenant la signifi­cation de ce qui se faisait tout au cours de leur vie, de ce qui se fait dans le monde. Et ils se rassasient de vérité et de beauté.

Nous, nous sommes toujours du côté de l'envers, et il y a bien des événements qui nous échappent dans leur significa­tion profonde. Nous ne parvenons pas à les déchiffrer, et parfois nous sentons la révolte naître en nous. Je pense ici au problème de la souffrance, par exemple la souffrance des innocents. Pourquoi ? Pour comprendre, il faut être passé à l'endroit des choses.

 

Eh bien, dans la fête d'aujourd'hui, nous sommes en es­pérance avec les saints, et nous nous réjouissons de leur bon­heur, et nous espérons aller bientôt les rejoindre. J'aime toujours ce tout petit mot de Saint Benoît : max, bientôt, et jam, déjà. Car la vie monastique, elle est un déjà.

La vie monastique est, j'oserais le mot, apocalyptique dans son sens étymologique. C'est à dire qu'elle déchire le voile qui nous sépare des saints. Et elle nous permet de nous glisser à leur côté. Dès maintenant, il nous est possible de contempler les splendeurs du monde de Dieu et d'admirer la providence qui construit l'univers.

Dans le fond, cette contemplation, elle n'est pas diffi­cile. Elle est naturellement hors de notre portée, mais c'est peut-être cela qui la rend facile. Car il nous suffit de nous laisser prendre par le Verbe de Dieu, ce Christ notre frère qui est le constructeur, l'édificateur du cosmos, et de nous laisser envahir par son être, devenir avec lui un seul esprit et contempler tout avec ses yeux à lui qui sont devenus nôtres.

 

A cette heure-là, il n'y a plus d'énigme. Et si énigme il y a, elle éveille en nous la stupeur, certes, mais aussi l'émerveillement. Car nous pressentons en elle un mystère très beau, un mystère de beauté, que nous pressentons - je reviens sur le mot - et que déjà d'une certaine façon nous comprenons dans la mesure où nous goûtons que c'est un mys­tère sorti du coeur de notre Dieu.

Mes frères, notre vie, elle est cela ! Elle n'est pas une élévation hors de la matière, mais elle est une pénétration ­jusqu'à son coeur, là où elle est devenue porteuse d'une lumière qui n'est rien d'autre, encore une fois, que notre Dieu.

Car au point de rupture entre Dieu et la matière - non pas que la matière soit sortie de Dieu, mais elle est crée par lui - à ce point où la matière se met à exister - or elle est toujours en train d'être faite, toujours en train d'être créée, toujours en train d'être renouvelée - à ce point pré­cis, là, nous pouvons sentir spirituellement que Dieu est présent. Et c'est jusque là que notre regard doit pénétrer.

 

Mes frères, nous voyons alors que tout ce qui se fait est fruit d'un amour, et qu'il est attente du jour, de l'heu­re, de l'instant où Dieu sera tout en toutes choses. Et le plus merveilleux, c'est d'expérimenter cela dans son propre corps, de sentir...je reviens toujours sur ce mot sentir, car il a fait fortune aussi bien en Orient qu'en Occident.

Rappelez-vous que Saint Benoît parlait souvent du gustus, du goût, ou du sapor, de la suavité de cette touche divine qui, au plus profond de nous, au plus secret de nous, nous fait vivre et nous conduit jusqu'à une participation entière à l'être même de notre Dieu.

La vie contemplative, elle n'est pas seulement une acti­vité des yeux, si je puis dire, une activité même intellec­tuelle - je pense aux yeux de notre coeur - mais elle est aussi un rapport très intime avec ce qui est en nous de plus charnel. Nous devons donc toujours admirer et respecter notre propre corps.

 

Et là, nous avons l'origine et le sens de notre voeu de chasteté qui est admiration et émerveillement devant notre propre beauté et la beauté des autres dans ce que nous avons de corporel et de charnel. Pourquoi ? Mais parce que c'est déjà une chair en voie de christianisation. Un jour, nous ressusciterons. Ce sera notre corps d'aujourd'hui, nous aurons toujours la même phy­sionomie. Nous n'aurons pas changé, sauf que tout ce qui est en nous, et pour l'instant condamné à la dégradation et à la corruption, sera spiritualisé, transfiguré et revêtu d'éter­nité.

Mes frères, tout cela, nous le vivons aujourd'hui dans cette fête de la Toussaint. C'est aussi notre propre fête car nous sommes en communion avec ces saints. Nous sommes, comme le dit Saint Paul, les citoyens, leurs concitoyens. La meil­leure partie de nous est déjà à leur côté. Le moine fait donc partie de ce monde à venir. Il va donc se comporter d'une certaine manière parmi les hommes. Cela fera question pour certains. Mais pour d'autres, cela provoquera leur haine. Car ils ne pourront pas supporter la présence de quelqu'un qui est devant eux bien présent dans son corps, mais qui, dans la partie de lui qui est déjà en voie de transfiguration, est déjà passé de l'autre côté et voit l'endroit des choses.

Le moine sera donc toujours pauvre. Il sera pauvre des choses de ce monde-ci. Il n'y met pas son coeur. Il sera vidé de lui-même, car la première chose de ce monde, celle qui lui est le plus proche, c'est lui. Il va se vider de lui-même. Toute la vie monastique est organisée en vue de cette vidange. Il s'exerce sur nous comme une pression. Et nous sortons de nous-mêmes comme la vaseline hors d'un tube lors­que l'on presse ce tube.  

 

Et lorsque nous sommes parfaitement vides, à ce moment­-là, nous devenons cette araignée spirituelle dont parle le Ps 38, qui s'est vidée de sa substance et qui est devenue par­faitement aérienne et légère. Elle flotte dans l'air. elle est au bout de son fil et donne l'impression de flotter, et même de voler lorsque il y a une mince brise qui la balance.

Le moine sera donc aussi très humble. Il sera humble et il deviendra invisible. Il ne se fera pas remarquer, ni des hommes du monde, ni de ses frères, ni même à ses propres yeux. Devenir invisible à ses propres yeux, c'est n'opérer aucun retour sur soi. Alors ce moine, il laissera la lumière jouer dans son coeur et purifier son coeur. Il lui laissera toute liberté et il permettra au feu d'incendier ses yeux et d'en faire des étoiles. Ce n'est pas des yeux brillants comme dans une ivresse, ou bien dans un sommeil de drogue. Non, ce sont des yeux vraiment comme des étoiles, c'est à dire reflétant ce monde à venir. Ils sont comme des miroirs dans lesquels le monde à venir peut être perçu, peut être admiré.

Et ce moine n'aura aucun souci de réussite temporelle. Cela ne saurait l'intéresser. Pourquoi ? Mais parce qu'il entend en lui comme une voix chanter : le Royaume des cieux, le Royaume de Dieu est à toi parce que tu es entièrement vidé de toi, entièrement pauvre.

 

Mes frères, aujourd'hui, et demain aussi, car la fête de demain, oui, c'est une fête, nous allons laisser vivre en nous la lumière de notre Dieu, de notre Christ. Nous lui permettrons d'entrer encore plus loin à l'in­térieur de notre coeur pour que nous-mêmes, nous puissions être transportés plus loin à l'intérieur du Royaume de Dieu. Là est notre vraie patrie, là est l'endroit de l'univers. Et c'est là, que dès ici bas, nous pouvons déjà recevoir le cen­tuple et même infiniment plus.

Car la perception - rien qu'elle - d'une présence, celle de notre Dieu, celle de notre Christ, celle de tous les saints, présence dans l'espérance, dans une foi vivante et dans un amour qui ne calcule pas, cette perception transforme déjà une existence d'homme. Que ne sera-ce pas lorsque le voile étant alors parfaitement déchiré, ce monde merveilleux de Dieu apparaîtra dans toute sa clarté à nos regards ?

Mes frères, préparons-nous à cet instant ! Essayons déjà de le vivre ! Et encore une fois, laissons-nous faire ! Car c'est un cadeau que nous avons à recevoir et il dépasse abso­lument, comme le dit l'Apôtre aussi, tout ce qui peut se con­cevoir, tout ce qui peut s'imaginer. Et comme on le lisait dans l'Epître aux Ephésiens la semaine dernière, infiniment plus que ce que nous osons et pou­vons demander.

 

Règle : 26. : La peine de l’excommunication.    02.11.84

      Se joindre à eux sans la permission de l’Abbé.

 

Mes frères,

 

Remarquons l'accent grave inscrit par Saint Benoît sur le sine iussione abbatis, 26,4. Sans la permission de l'Abbé, en dehors de tout ordre reçu de lui ou de toute mission qui aurait été confiée, un moine qui se joindrait ainsi de sa propre initiative à un excommunié, montrerait par là qu'il conteste la décision de l'Abbé. En se solidarisant avec le frère coupable excommunié, il encourait ipso facto, fatalement, la même peine de l'excommunication.

Remarquons aussi une fois de plus l'omniprésence de l' Abbé. Ce n'est pas tyrannie, ni despotisme, mais pour le regard de la foi qui rend transparente l'opacité des choses, l'omniprésence de l'Abbé, c'est l'omniprésence de Dieu lui-même. En dehors de cette vue de foi, la vie monastique est absolument ridicule et absurde. Il faut bien le savoir. Elle n'a aucun sens en dehors d'une vue de foi. C'est ce qui perturbe beaucoup de jeunes d'aujourd'hui.

Alors, pour leur rendre la vie monastique agréable ou supportable, mais on leur montre toutes sortes de fantasmagories humaines qui les séduisent, qui donnent un apparent sens rationnel à leur existence, à leurs activités, mais qui fatalement, tôt ou tard, débouche sur une impasse qui est terriblement douloureuse.

 

L'excommunié est en fait un mort qu'il faut rappeler à la vie. Cette idée m'est venue aujourd'hui où nous faisons commémoration de tous les défunts. Et ce rappel à la vie d'un homme qui en a été retranché n'est pas oeuvre humaine, mais uniquement oeuvre de Dieu. Et rappelons-nous que Dieu a poussé le réalisme de cet Opus Dei, de ce travail qu'il a pris sur lui jusqu'à se solidariser avec l'excommunié dans la personne du Christ qui a été rejeté par les hommes et qui a été abandonné par son Père.

Si l'Abbé est un homme sérieux, s'il est un fidèle disciple de Saint Benoît, il portera dans son cœur des sentiments identiques à l'endroit du frère excommunié. C'est à dire que secrètement il prendra sur lui la sentence que lui-même a portée. Il se sentira lui-même exclu de la société des hommes et de la société de Dieu aussi longtemps que le frère le sera. Ce doit être quelque chose d'extrêmement dur !

Et à ce moment-là, l'Abbé est vraiment - mais ça se fera dans le secret, Dieu seul le remarquera - il sera vraiment le Christ présent dans le monastère. Et le frère sera sauvé. Même s'il devait s'entêter dans sa faute, devenir un révolté au point que, comme le dit Saint Benoît plus tard, il faudrait user du fer qui ampute et le renvoyer hors du monastère, même dans cette hypothèse, il serait sauvé dans le cœur de l'Abbé. Et par la fidélité et l'amour de ce cœur qui serait le cœur même de Dieu qui n'a pas fait autrement avec nous.

 

En effet, nous devons bien savoir que tous autant que nous sommes, nous ne devons pas être très fiers. Nous devons permettre à l'humilité de grandir en nos cœurs et reconnaître que nous sommes des excommuniés rappelés à la vie. C'est l' oeuvre de la Rédemption. Il existe en effet deux espèces de mort : une mort qui est séparation d'avec les hommes et une mort qui est séparation d'avec Dieu. Et l'excommunication, c'est une sentence qui condamne à cette double mort.

Ce fut celle de Caen qui a été excommunié, chassé hors du Royaume de Dieu, et sur la terre en danger devant les autres hommes. Si on me rencontre, dit-il, on va me tuer. Il n'est plus digne d'être ni devant Dieu, ni devant les hommes. Et nous qui sommes pécheurs, nous portons sur notre front cette malédiction.

Lorsque Saint Benoît nous demande d'être attentif chaque jour à la réalité de la mort, c'est cela qu'il veut nous rappeler. Ce n'est pas pour nous effrayer, mais c'est pour nous dire que nous sommes des hommes soustraits par leur faute à la véritable vie, aussi à la vie physique et à la vie spirituelle. Comme le dit l'Apôtre, si des jours de délais nous sont accordés, c'est pour que nous puissions parvenir à résipiscence et nous resituer entièrement dans la ligne du vouloir de Dieu.

Donc, lorsque Saint Benoît nous rappelle cette terrible exigence de la mort, encore une fois ce n'est pas pour nous terroriser, mais c'est pour nous avertir, nous rendre vigilant à la gravité, au sérieux du péché que nous commettons tous les jours en petit ou en grand, le plus souvent en petit naturellement, ou même en minime. Mais malgré tout, c'est du péché !

Et cette seconde vérité, c'est que la mort maintenant, grâce à la mort du Christ sur la croix, la mort physique est disjointe de la mort spirituelle. Nous sommes déjà donc des excommuniés rachetés. Il nous reste maintenant à faire notre part qui est la repentance, à croire que notre destinée, à travers la porte de cette mort physique, sera la libération totale et définitive.  

 

Voilà, mes frères, une petite leçon qui m'a été adressée à moi d'abord, aujourd'hui en cette fête où nous avons commémoré tous les fidèles défunts, et où Saint Benoît nous parle de cette mort d'excommunication. Alors voilà, je me suis dit que je pouvais partager cela avec vous.

Oui, nous sommes ici dans le monastère, vivant sous le regard de Dieu, lui permettant d'illuminer et d'aiguiser notre regard pour que nous puissions pénétrer derrière la réalité sensible pour voir l'endroit des choses comme je le disais hier.

Et ainsi, ensemble, nous réussirons, non seulement à franchir le seuil de la mort, mais aussi à entraîner avec nous nos frères les hommes, et à participer ainsi, pleinement, en toute réalité, au travail que le Christ a assumé lorsqu'il a voulu mourir sur une croix pour tous les hommes. Mais aussi au-delà de cette croix, ressusciter pour eux.

 

Récollection du mois de novembre.                03.11.84

      S’exercer à l’art de la vision.

 

Mes frères,

 

Nous voici entrés avec le mois de novembre dans la der­nière phase de notre année liturgique. Notre prochaine récol­lection tombera déjà au premier dimanche de l'Avent. Et ainsi, la récurrence annuelle du cycle liturgique nous rappelle que le mystère de Pâques, cette énorme puissan­ce de résurrection qui travaille notre chair, nous emporte dans une ascension vers une plénitude dont les espaces iront s'élargissant pour des éternités d'éternités.

La fin de notre existence terrestre ne sera pas la chute brutale dans un néant absolu de conscience, mais bien plutôt notre dies natalis, notre éveil à la parfaite réalité de l'ex­istence. A ce moment-là, nous verrons les choses de leur endroit et non plus de leur envers comme aujourd'hui. Nous les con­naîtrons par l'intérieur d'elles-mêmes. Car, devenus parfai­tement participant au Verbe Créateur, nous serons cocréateur du cosmos dans sa beauté. Et en même temps, nous serons à la source de tout, car nos yeux contempleront l'indicible beauté de Dieu. Et cette beauté nous rendra incorruptibles.

 

Mes frères, vous le savez, ce n'est pas du mythe, ce n'est pas de la rêverie. Le Christ notre Dieu est vraiment res­suscité et son mystère travaille en nous. Cela vient de nous être rappelés dans cette si belle page qui nous a été lue. Voilà ce que le mois de Novembre nous enseigne, depuis la Toussaint jusqu'à la fête du Christ-Roi, en passant par la commémoraison de tous les défunts, et d'ici une dizaine de jours, la fête de tous les saints moines et moniales, connus et inconnus, depuis l'origine jusque aujourd'hui.

Mes frères, il me semble que nous devrions nous exercer à l'art de la vision. Savons-nous encore regarder, contem­pler, admirer ? Le cadeau le plus riche que le Christ puisse nous faire, le seul valable, le seul désirable, ce sont ses propres yeux. Et s'il nous a appelés ici, c'est pour nous préparer patiemment à recevoir ce don. Le terme de notre vie monastique, ces culmina dont nous parle Saint Benoît, ce sommet de contemplation et de puissan­ce, ô ce n'est pas une quelconque perfection humaine aussi élevée soit-elle !

Elle est infiniment au-delà, elle est d'un autre ordre, elle est la nouveauté absolue, la Christification, la divini­sation de notre être jusque dans ses cellules les plus déli­cates comme les plus grossières.

 

Mes frères, à ce moment-là, nos yeux sont devenus le siège principal, sinon unique, de notre activité. Ils seront comme des étoiles, pure lumière. L'Abbé Bessarion au moment de mourir disait : le moine doit être comme les chérubins et les séraphins, uniquement un oeil.

Et j'ai mieux compris ce qu'il voulait dire lorsque j'ai contemplé une petite icône Egyptienne du 7° siècle que je viens de recevoir à l'occasion de la fête de aujourd'hui. C'est à mon avis la plus belle que j'aie jamais rencon­trée. Elle représente l'Abba Mena, le supérieur d'un monas­tère de moyenne Egypte, et le Christ Sauveur qui passe son bras sur l'épaule de Abba Mena dans un geste d'affection, de protection, de communion.

Mais ce qu'il y a de plus remarquable dans cette icône, ce sont les yeux. Les yeux de l'Abbé sont identiques à ceux du Christ, grands ouverts. Et ils regardent. Mais que peuvent-­ils bien regarder, sinon la beauté de Dieu dans son être et dans son travail. Car tout ce que Dieu fait est un immense chant de beauté. Et l'oeil purifié de l'Abba Mena est devenu l'oeil même du Christ. Si bien qu'il peut déchiffrer la parole que Dieu adresse à chacun d'entre nous dans la plus infime des choses comme dans la plus sublime.

 

Il y a là, mes frères, tout un enseignement que nous re­trouvons ici dans la lecture qui vient de nous être faite. L'essentiel pour nous, c'est cette nouveauté qui ne peut être exprimée par des mots, mais qui est l'apparition même de notre Dieu.

Et cette nouveauté saisit l'univers. Elle nous saisit nous-mêmes et elle nous transforme. Il n'est que de nous lais­ser emporter dans son mouvement, d'épouser ses moindres ins­pirations, devenir léger sous son souffle pour traverser grâce à elle la porte étroite du Royaume de Dieu, devenir mince com­me un rayon de lumière. Et alors, être de l'autre côté, avec Dieu

            Mes frères, nous devons donc nous efforcer de préparer nos yeux à leur transfiguration. Toute vie humaine, toute vie chrétienne et surtout toute vie monastique est ordonnée à ce terme, à ce but. C'est le grand Opus Dei, ce grand travail, ce chef d'oeuvre que Dieu veut réaliser : transfigurer les yeux d'un homme.

 

Et pour cela, nous devons en toute confiance permettre au Christ de purifier notre coeur. Car nos yeux devront épou­ser les moindres mouvements du coeur, recevoir de lui leur vitalité. Mais il faut d'abord que le coeur soit pur, qu'il soit devenu entièrement lumière.

Permettons au Christ de purifier notre coeur, d'en ex­tirper l'égoïsme sous toutes ses formes et d'y implanter pour jamais l'amour, mais le véritable amour, celui qui va cher­cher son origine en Dieu et qui reflue sans arrêt - ne gar­dant rien pour lui-même - sur les hommes, en retournant à sa source première qui est Dieu, et les entraînant tous avec lui.

Et aux derniers temps, Dieu lui-même, le Christ lui-même sera devenu notre coeur. Et ses yeux seront les nôtres. Nous serons alors comme cet Abba Mena, devenu tellement semblable au Christ, qu'il n'est presque pas possible de les reconnaître l'un de l'autre. Mais surtout ayant, partageant les mêmes yeux.

 

Notre programme, mes frères, nous le connaissons donc. Nous livrer à la volonté du Christ, la revêtir, mourir en elle pour ressusciter en elle. Et alors, enfin, vivre et voir. A ce moment, nous serons entrés dans le Royaume de Dieu. Ce Royaume de Dieu sera palpitant en nous. Il sera présent parmi les hommes. Et nous aurons réalisé le rêve de Dieu sur nous. S'il nous a appelés, s'il nous consacre à son service, ce n'est pour rien d'autre.

En dehors de cet état, ou du moins de la marche vers cet état, il n'y a que vent qui s'agite, feuilles qui tombent. Mais rien ne se plante, rien ne grandit, rien ne donne du fruit. Mes frères, nous devons vraiment nous abandonner à cette nouveauté, la laisser agir librement en nous, afin qu'étant devenus nous-mêmes des hommes nouveaux, ayant reçus ce coeur nouveau, ces yeux nouveaux, nous puissions par notre vie, même sans paroles, être présence du Royaume.

Et de nous-mêmes, je dirais par la force, par la puis­sance de l'Esprit qui agit en nous, de ce Christ qui sera de­venu notre coeur et nos yeux, nous entraînerons les hommes, nos frères, vers leur véritable destin. Et tous ensemble pour l'éternité, nous serons dans la communion. Et le mystère de Pâques sera parfaitement accom­pli pour jamais.

 

 

Règle : 29. : De ceux qui s’en vont !             05.11.84

      Partir par sa propre faute…

 

Mes frères,

 

Il est question d'un frère sorti du monastère par sa propre faute. Il n'en a pas été chassé. Il avait vraiment la vocation, et par sa propre faute, il est parti. Saint Benoît dit : proprio vitio, 29,3. Que faut-il entendre par ce proprio vitio ? C'est bien  plus qu'une faute. C'est un vice qui est le bien propre du moine, qui pousse ses racines à l'intérieur du cœur du moine, qui est donc sa propriété. Nous avons tous, qui que nous soyons, un capital de vices qui nous alourdissent et qui nous salissent.

 Saint Benoît parle à 17 reprises du vice, ce qui nous montre la gravité de la question. Et ces vices, pour Saint Benoît, ont tous leur siège dans la chair. Il nous dira que la lutte essentielle du moine, c'est contre les vices de la chair et des pensées. Donc d'une chair sur laquelle poussent et prospèrent les fameuses huit pensées que les auteurs monastiques anciens ont analysé avec pénétration et une finesse sans précédent.

Mais qu'est ce que la chair pour Saint Benoît ? Mais la chair, c'est l'homme emprisonné dans ses limites naturelles. C'est comme le dit Saint Paul, l'homme ancien par opposition à l'homme nouveau qui, lui, est régénéré. C'est l'homme narcissique donc, qui admire inconsciemment sa propre beauté. C'est l'homme autarcique qui ne veut dépendre de personne. C'est l'homme qui spontanément place en soi l'origine et la fin de son être et de son action. C'est cela la chair !

 

Et observons-nous, nous sommes tous ainsi ! La chair, c'est l'homme affecté du péché originel, comme on dit, donc une sorte de maladie qui est en nous et qui nous empêche de sortir d'un certain cercle qui n'est autre que nous-mêmes. Nous y sommes emprisonnés. Nous nous y plaisons bien d'ailleurs, mais en fait c'est une prison et on finit par y mourir. On y meurt d'asphyxie et on y meurt d'inanition. Si bien que la mort, la mort physique, elle est le signe de l'échec de la chair.

Mais la mort physique sera aussi, dans le plan de Dieu, une libération pour une vie nouvelle dans une chair transformée, une chair qui est arrachée à elle-même, qui a été retournée, convertie et tournée vers les autres maintenant, et possédée par l'amour. C'est ce qu'on appelle la résurrection de la chair. On sème un corps charnel et il resurgit un corps spirituel.

Donc un corps qui, maintenant, n'est plus mû par les instincts égoïstes, qui n'est plus le jouet des pensées, mais qui est sous la motion de l'Esprit de Dieu. Un corps qui est habité par Dieu, un corps qui est le temple de Dieu et qui, à la façon de Dieu, est tourné vers les autres, et qui les accueille pour transfuser en eux la vie qu'il possède.

 

Dans le monde à venir, nous nous recevrons ainsi tous les uns des autres, et nous nous donnerons aux autres. Ce sera la koïnônia, la communion parfaite, ce sera la grande assemblée, ce sera l'Eglise, ce sera le Corps dont le Christ est la tête.

Or, cela ne peut s'obtenir, s'acquérir qu'à travers la mort. Mais avant la mort physique, il faut passer par un autre type de mort. Si bien que la lutte contre les vices, ce sera en fait un apprentissage de la mort : mourir à soi, mourir à son égoïsme, à ses désirs de jouissance et de domination, mourir à tout cela.

Et le lieu de cette mort, c'est le monastère avec sa stabilité. On reste là. Le monastère n'est pas une prison, le monastère n'est pas un tombeau. Il est le lieu d'une guerre, d'un combat - non pas contre la mort - mais un combat pour la mort, la mort à nous-mêmes qui va nous permettre d'éviter, non pas la mort physique qui est inéductible, mais ce que les Ecritures appellent la seconde mort. C'est à dire une mort pire que la première, une mort qui définitivement nous enfermerait à l'intérieur de l'étroitesse de notre prison, de notre être si petit, si étroit.

Non, c'est une lutte pour une mort qui nous fait passer à la vie véritable. Donc c'est la mort à ce qui nous est mauvais, à ce qui est fermé. Et cela, c'est donc un des signes de notre stabilité.

 

Le monastère est aussi le lieu d'une conversion, d'un propos de conversion, de ce retournement qui décentre la chair, qui décentre ce que nous sommes. Et enfin, le moyen de cette mort, ce sera l'obéissance. Parce que en renonçant à mes désirs égoïstes, à mes volontés propres, à mon vice propre, mais j'accepte un cadeau que Dieu me fait, et j'extermine en moi, j'arrache en moi ce qui est contraire à Dieu, ce qui est contraire à l'amour.

Alors, puisque le monastère est le lieu d'une mort, il n'est pas étonnant que on cherche à s'enfuir. C'est cela la tentation : quitter le lieu de la lutte qui nous apparaît comme l'endroit où nous mourons, où il nous est impossible de nous épanouir. Il y a beaucoup de façons de quitter le monastère. Il n'est pas nécessaire de franchir le mur et de retourner dans le monde, comme on dit. Il y a mille façons. Mais Saint Benoît n'en envisage qu'une : vraiment le frère qui quitte le monastère. Il en est sorti, comme il dit, egreditur, 29,3.

Et le paroxysme de cette tentation, c'est la fameuse pensée de l'acédie. Il serait utile une fois de parler de l'acédie. Cela pourrait durer longtemps. Il y en a pour des jours et des jours. C'est la tentation qui renferme en elle toutes les autres. C'est la plus terrible qu'un moine puisse rencontrer. Elle ne frappe dans sa violence que les forts.

 

Les faibles, non. Le démon de l'acédie, il n'attaque lui-même que ceux qui sont trop forts pour les autres pensées. Les moines faibles, le démon les livre aux petits combattants qui seront la gourmandise, la luxure, la colère etc... ça, c'est pour les faibles ! Les petits démons, ils se font la main sur les petits moines.

Mais une fois qu'il y a un lutteur, à ce moment-là, le démon de l'acédie qui est le grand chef, il intervient en personne. Et alors je vous assure que c'est quelque chose de dur ! Une fois, peut-être, on en parlera. Mais j'ai un peu peur de vous effrayer.

Alors, cette tentation de fuite est bien réelle. Parce que on va fuir, on veut échapper à la mort, à la mort à nous-mêmes, à la mort à l'égoïsme. Alors, on comprend ici la patience et l'indulgence de Saint Benoît. Il dit : mais voilà, on le reprendra ainsi jusqu'à trois fois, 29,8. Cela fait quatre fois en tout,  la première fois et puis de nouveau trois fois. Et puis après quand même il dit : on a été à la limite de la patience. C'est fini ! On ne continuera pas le petit jeu au-delà de quatre fois.

 

Voilà, mes frères, soyons prudents, soyons prudents ! Et pour soutenir les frères qui, ici ou ailleurs partout où il y a des moines, sont tentés par toutes sortes de trucs d'échapper à la mort à eux-mêmes, essayons, nous, d'être fidèles, de ne pas avoir peur de nous oublier pour les autres, pour Dieu d'abord.

N'oublions pas que le Christ a poussé la mort si loin, qu'il a voulu mourir réellement pour chacun d' entre nous. Il a pris sur lui aussi nos tentations de fuite. Il a essayé lui aussi d'y échapper, ne l'oublions pas ! Il a dit : si c'est possible, que ça n'arrive pas ! Mais malgré tout, ce n'est pas ce que moi je veux, mais je veux entrer dans ton projet, dit-il à son Père, et ta volonté sera la mienne.

Voilà, mes frères, ça devrait être jour après jour notre devise !

 

Règle : 33. : Avoir quelque chose en propre ?   10.11.84

      Le vice détestable

 

Mes frères,

 

Nous sommes ici en présence du chapitre le plus rude de la Règle de Saint Benoît. Et on découvre ici dans notre législateur, un tout autre homme. Il a oublié son sens de l'équilibre, de la modération, de la discrétion.

Mais pourquoi sent-on flamber soudainement en lui cette poussée de passion ? Car Saint Benoît est vraiment intransigeant. Il a presque perdu la mesure. Il accumule les affirmations. Il les entasse. Et toutes vont dans le même sens.

C'est que Saint Benoît rencontre - il l'a certainement rencontré dans son monastère et il s'y est certainement heurté aussi - ce qu'il appelle le nequissimo vitium, 33,14. Donc un vice qui est, il est traduit ici, je vois, par détestable. Oui, il est détestable. Mais pourquoi est-il détestable? Mais parce qu'il corrompt à la racine et qu’il finit par détruire toute relation vraie du moine avec Dieu et avec les autres. Il est le contraire de l'amour.

 

Donc, si quelqu'un est possédé par ce vice d'avoir quelque chose, quoi que ce soit, comme sa propriété personnelle, il vaut mieux qu'il quitte le monastère - voilà ce que dit Saint Benoît - parce qu'il a raté sa vie.

On va dire : mais c'est exagéré ! Oui, Saint Benoît, ici, il exagère. Il exagère, parce que pour faire entrer cette vérité dans notre tête, notre tête dure, il doit pousser jusqu'à ce que j'appelle maintenant l'exagération. Il faut voir, pour comprendre, quel est l'enjeu de notre vie monastique. C'est que Dieu ne veut pas faire de nous des hommes parfaits. C'est beaucoup trop commun, c'est beaucoup trop vulgaire, pour Dieu, des hommes parfaits.

Hitler voulait faire des hommes parfaits. Il sélectionnait les hommes pour en faire des phénomènes qu'on pouvait montrer partout. Et c'est vrai ! Disons qu’il en a certainement produits. Mais on a vu le résultat ! Il y a des hommes parfaits aussi, même sans aller jusqu'à cette débauche dont rêvaient les nazis. Dans l'Antiquité, le grand idéal, c'était l'homme parfait aussi. On le trouve partout, dans toute civilisation, ce désir.

 

Hier soir, j'ai reçu la visite d'une jeune Indienne de 28 ans. Elle habite Utrecht avec ses parents. Elle circule un peu partout dans les monastères pour recueillir de l'argent en faveur des pauvres de Calcutta. Elle est Docteur en Droit, Avocat, et elle exerce surtout comme Conseil d'Entreprises. Elle parle très bien l'Anglais, le Français, le Flamand.

En échange d'une aumône, c'est certain, elle m'a donné une sorte de tapisserie bouddhique qui a été peinte par des moines, des Lamas réfugiés du Tibet en Inde. Cela prend de un an à un an et demi pour en tisser une. C'est très, très beau par la minutie du détail, par la patience pour tisser cela sur une toile très fine qui ressemble à de la soie.

Eh bien l'idéal, elle m'expliquait un petit peu l'idéal, c'est justement d'arriver à une perfection, à une perfection humaine cette fois, qu'elle appelle dans son langage le Royaume de Dieu. Elle se met naturellement à notre portée à nous. Elle utilise notre vocabulaire, car elle n'est pas chrétienne.

 

Eh bien, ce que Dieu veut faire avec nous, eh bien, ce n'est pas cela. Ce n'est pas un sommet de perfection humaine. Pour lui, c'est trop bas. Ce que Dieu veut faire de nous, ce sont des pareils à lui, c'est à dire des Dieux. Il veut nous christifier jusqu'à dans les cellules les plus intimes de notre chair. Mais alors, pour réaliser cela, il désire occuper en nous toute la place pour que le résultat soit atteint. Mais absolument toute la place, dans notre cœur, dans notre esprit, dans nos sens.

Cela veut dire que nos pensées, nos regards, nos paroles, nos gestes, ne sont plus de nous mais ils sont du Christ. On ne vit plus pour soi, mais on vit pour Dieu et on vit pour les autres. On est totalement dépossédé de soi. On est mis à la porte de soi. C'est à dire que on s'est laissé mettre à la porte pour que lui occupe absolument toute la place. Et on ne se possède plus, on ne possède plus rien. On appartient à Dieu, on appartient aux autres.

Voyez un peu à quel degré de dépossession il faut arriver ! C'est là que Dieu désire nous conduire. On est alors dans le monde exactement comme Dieu est. On est amour, on est lumière, on est vie. Et on communique tout cela sans s'en rendre compte et sans le savoir. Cela se fait tout seul. On n'a plus besoin d'y penser. On n'a plus besoin de le vouloir, cela s'opère de soi. Chez un tel homme, il n'y a plus la moindre trace, la moindre ombre d'un quelconque proprium. C'est fini ! Eh bien, voilà où Dieu veut nous conduire. Nous ne devons pas situer notre idéal en dessous.

 

Alors pour Saint Benoît, dès le début de la vie monastique - car sa Règle s'adresse aux débutants - il dit : Lorsque le novice se présente, il faut lui lire et relire la Règle. Donc, c'est dès le début. Donc, ce chapitre 33 également. Il doit donc y avoir chez le moine dès son entrée, une intention de désappropriation totale. L'intention, je dis bien, parce que ce n'est pas réalisable comme ça du jour au lendemain. Pour arriver à cette dépossession, il faut l'ascèse de toute une vie.

Car avec Dieu, ce n'est jamais fini. Quand on a donné quelque chose, il en réclame dix, derrière. Quand on a donné ces dix-là, il en veut encore cent. Et il parvient à toujours trouver en nous des coins où nous nous réfugions. Mais de là aussi il veut nous expulser. Et cela va se traduire dans le concret maintenant, en ce que Saint Benoît nous dit ici. Il le résume bien en trois mots. Il dit : nullam omnino rem, 33,6. C'est absolument rien ! Et il insiste après : nihil omnino, 33,7, mais absolument rien ! Voilà, ça, c'est là qu'il faut arriver !

Et rien, ça veut dire : aucune chose, même les choses les plus ordinaires. On n'a plus en sa possession non plus son corps, pas même son corps ! Et naturellement, on n'a plus en son pouvoir sa volonté. Que reste-t-il alors ? Rien, absolument rien !

 

On va dire : oui, mais tout ça, c'est inhumain ! Oui, à vue de nez, c'est inhumain. Mais nous nous heurtons alors à la logique divine qui est, non pas inhumaine, mais qui est supra humaine, qui est transhumaine, qui est surhumaine ; mais pas surhumain encore dans le sens d'héroïsme, mais parce qu'elle est surnaturelle, parce qu'elle est divine. Dieu est le créateur de la nature humaine. Il sait très bien ce qu'il peut lui demander. Il sait très bien où il veut la conduire. Il ne lui demande rien d'impossible.

Et ici, il lui propose de vraiment se vider d'elle-même. Mais lui, alors, entre dedans. Il entre et il en prend possession. Et il réalise son projet qui est cette christification totale d'un homme. Il fera cela à la fin du monde, comme on dit, pour tout l'univers. Mais il doit essayer, non pas dans une nature matérielle inanimée, mais chez un homme qui est doté de liberté et qui peut lui dire non, qui peut lui résister.

Et c'est cela le jeu sublime de Dieu, de pouvoir convaincre cet homme sans violenter sa liberté. C'est le jeu de l'amour. Et ce jeu, parfois il est très dur. Il est très dur pour Dieu et il est très dur pour l'homme.

 

Et qu'arrive-t-il maintenant si je garde quelque chose pour moi ? Je ne parle même pas de garder mon corps ou de garder ma volonté. Mais je vais garder une chose que je n'ai pas reçue de l'Abbé, ou que l'Abbé ne m'a pas permis de posséder. Donc, j'ai une chose que je mets de côté. Personne ne le sait. Il n'y a que moi qui le sais. C'est ma propriété.

Et à ce moment, j'ai choisi. Je pose un acte d'idolâtrie. Je place une partie de ma sécurité, je prends une garantie dans ou à travers un objet. Et j'attribue à cet objet un pouvoir qui est en réalité celui de Dieu qui, seul, peut me donner la vraie sécurité et la vraie garantie. Je pose un acte d'idolâtrie.

Et on comprend, alors, la véhémence et l'intransigeance de Saint Benoît. On retrouve chez lui cette, cette violence qu'on avait chez les Prophètes qui, eux, s'attaquaient d'une façon terrible aux idoles. C'étaient des grands idoles, c'étaient des petits idoles, des idoles domestiques, des idoles publiques. Non, il fallait détruire toutes les idoles pour laisser la place seule à ce Dieu qui est le Créateur, le Rédempteur de tous, ce Dieu qui peut combler la nature de l'homme.

 

Mes frères, si Saint Benoît est si dur pour ce vice corrupteur et détestable de la propriété, c'est parce que tout acte de propriété est un acte d'idolâtrie. C'est une prise de position contre Dieu. Donc, c'est le contraire de l'amour. Et à ce moment-là, je me rabaisse au niveau de mon idole. Je me dégrade, je me corromps moi-même. Et je me précipite, si je pousse l'acte jusqu'au bout, je me précipite dans la mort. C'est une sorte de suicide.

Et Saint Benoît est si dur, parce que il veut nous sauver, il veut nous mettre en garde contre ce péril qui est inscrit en nous. Parce que Dieu, mais c'est très bien, c'est très beau, mais il est insaisissable. Et j'ai beaucoup plus de sécurité dans quelque chose que je touche, quelque chose qui est en moi. Je le tiens. Et ça, au moins, je sais ce que j'ai. Et je ne sais pas ce que j'aurai demain si je lâche ça. Il demande donc un acte de foi, de confiance.

 

Mes frères, ici quelque chose qui est assez...je veux bien le dire quand même : il faut, dans le monastère, que l'Abbé soit un homme dépossédé de tout, mais au plan matériel. Il doit être ainsi un encouragement pour les autres frères. Comme je le disais, Dieu, mais on ne sait pas saisir Dieu. Mais on doit pouvoir placer sa sécurité dans un homme qui, lui, a fait le pari, qui s'est lui vraiment jeté en Dieu, et qui s'est perdu en Dieu corps et biens, et qui est là. Et ça, ce doit être l'Abbé !

Dans ce sens-là, vraiment en toute vérité, il tient la place du Christ qui, lui, ne se possédait pas du tout. Le Christ avait deux natures, mais il n'avait qu'une personne. Celui qui vivait dans le Christ, c'était Dieu. Ce n'était pas Monsieur Jésus qui était animé par Dieu. Non, c'était Dieu !

Ce n'est pas possible que cela se reproduise exactement ainsi pour un moine quelconque, pour un homme. Mais tout de même, il faut arriver à ce que Saint Paul disait : Ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi. A la façon dont c'est possible, ce doit être comme ça pour l'Abbé dans l'idéal de Saint Benoît. Et c'est la raison pourquoi Saint Benoît à le droit d'être tellement sévère. C'est parce que lui, c'était un homme ainsi.

 

Alors voilà, mes frères, retenons ceci ! Et si je puis vous demander d'avoir une pensée pour l'Abbé, c'est à dire moi, pour qu'il soit vraiment, ou qu'il essaye d'être, ou qu'il approche de cet idéal présenté par Saint Benoît, afin que tous dans le monastère nous puissions alors nous regarder les uns les autres et nous dire :

« Mais voilà, tous nous nous dépouillons de tout. Et finalement, nous ne nous appartenons plus. Nous ne sommes plus qu’un avec Dieu, nous sommes animés par l'Esprit du Christ. Et le projet de Dieu peut ainsi se réaliser, grâce à nous, dans notre petit coin ici, et rayonner dans l'invisible alors par toute la terre et encore au-delà. »

 

Homélie : 32° dimanche ordinaire. Année A.    11.11.84

      La flamme de notre lampe.

­

Mes frères,

 

Etre pour toujours avec le Seigneur ; partager sans ré­serve aucune sa vie et sa lumière, sa beauté ; être renouve­lé par lui et en lui à tout instant comme une flamme, comme une fontaine ; n'est-ce pas le rêve inscrit au fond de notre cœur ?

 

Nous avons un besoin fou d'éternité, de vision, de ras­sasiement. Et nous attendons, nous veillons, nous espérons et, j'ose le dire, d'une certaine manière, déjà nous possédons, car nous tenons en main une lampe allumée. Et cette lampe, c'est notre foi en la présence active du Christ Jésus res­suscité d'entre les morts.

Notre existence quotidienne peut sembler insipide et morne. Elle peut paraître se traîner, s'étirer comme une nuit sans fin. Ecoutez donc cette affirmation paradoxale. Je vous assu­re qu'elle est une parole de toute vérité sur laquelle on peut s'appuyer et construire. Et cette parole, la voici :

« Plus la nuit est opaque, plus grande est notre sécurité. Car, dans l'obscurité totale, les yeux ne se distraient pas. Ils ne s'égarent pas. Ils demeurent fixés sur la flamme de notre lampe. Et insensiblement, ils se dilatent. »

 

Il se prépare alors, mes frères, quelque chose d'indi­cible. L'Epoux se tient là tout proche dans la nuit. Et déjà sa main, doucement ouvre la porte. Oui, notre vie est une lente, une patiente acclimatation de notre oeil à une présence cachée, de notre palais à un repas où Dieu lui-même se donne en nourriture.

Nous avons tout à découvrir. Nous avons tout à recevoir. Or, nous sommes tellement grossiers, tellement inadaptés... Il est nécessaire de nous perdre dans la flamme de notre lampe, de disparaître en elle et de ressusciter en elle pour ainsi traverser l'impossible.

Cette flamme, elle s'est allumée dans le coeur de notre Dieu, et elle y retourne en nous entraînant avec elle.

 

Mes frères, c'est cela notre résurrection qui est déjà en cours. Et par notre fidélité, à l'intérieur de notre fidé­lité, déjà de quelque manière nous l'expérimentons. Car à l'intérieur de notre nuit, je le rappelle, il y a cette flamme que nous tenons dans notre main. Et derrière cette flamme, il y a le Christ ressuscité d'entre les morts, lui qui anime la flamme, qui lui donne vie et qui déjà la prend en lui pour la transfigurer.

Cette flamme, je le rappelle, c'est notre foi en sa pré­sence et en son amour. Et à travers elle, lui notre Christ, notre Dieu, il nous transfigure à son image. Déjà sa resplen­dissante beauté jaillit sur notre être tout entier. Oui, nous sommes en lui déjà ressuscités. Et tout est terminé, tout est acquis déjà. En espérance certes, mais l’espérance n'est-elle pas, à notre mode humain ici sur terre, n'est-elle pas déjà la possession?

Comme l'Apôtre vient de le dire : au moment où le Christ se manifeste, nous ne sommes pas en avance sur ceux qui sont morts, nous ne sommes pas en retard non plus, mais nous sommes déjà avec eux en sa présence et ­notre oeil discerne déjà sa silhouette.

Mes frères, voilà la vie qui nous est promise. C'est à elle que nous nous donnons. Et déjà grâce à elle, nous sommes entrés dans notre éternité.

 

                                                                                                        Amen.

 

Chapitre : Les nouvelles Constitutions.          11.11.84*

      6. Le genre de vie cistercien.

 

Mes frères,

 

Nous allons revenir, si vous le voulez bien, à la lectu­re de nos Nouvelles Constitutions. Nous avons vu la dernière fois que la cellule fondamen­tale de l'Ordre Cistercien était la Communauté implantée dans un lieu. L'ensemble des communautés dispersées maintenant dans le monde entier forme un tissu, un Corps qui partage la même vie, les mêmes aspirations, les mêmes besoins.

Mais comment ce Corps apparaît-il aux regards de l'ob­servateur étranger ? Comment le reconnaître, comment le dis­tinguer parmi les autres Corps ? Quel est, en d'autres termes, le genre de vie adopté par les cisterciens ? C'est ce que les Constitutions essayent d'expliquer dans la seconde partie, ou plus précisément dans les chapitres 1 à 6 de cette seconde partie.

Vraiment, la conversatio cistercienci est passée sous la loupe. Mais d'abord, comment traduire ce mot conversatio ? Il n'a pas de correspondant en langue française. Je pense qu'on pourrais le rendre par : le genre de vie, ou le comportement, la tenue, la tenue d'une communauté cistercienne, ce qui type une communauté cistercienne.

 

D'abord, une telle communauté, elle n'est pas anarchique. Elle est d'inspiration surnaturelle. Elle est constituée par des hommes, des femmes, qui ont été appelés par Dieu à se rencontrer et à former cette cellule. Mais cette cellule étant d'inspiration surnaturelle, elle doit être liée au monde de Dieu. Et elle le sera par l'intermédiaire de sa tête qui est l'Abbé, qui va donc consti­tuer le lien ou le pont entre Dieu et les frères.

Nous retrouvons là la Loi omniprésente de l'Incarnation. Lorsque Dieu veut se manifester à un individu, ou bien à une communauté, c'est toujours par l'intermédiaire d'un homme. On ne sait pas y échapper. Et l'assurance qu'on n'est pas dans l'erreur, c'est toujours la communion avec cet homme qui, dans le monastère, est l'Abbé. Et donc, comme le dit Saint Benoît, il tient la place du Christ. On explique bien ça aussi dans nos Constitutions.

Cette communauté locale, elle s'impose aux regards de tous par son implantation, son imbrication dans le contexte, dans l'environnement social, culturel qui est le sien. Elle n'est pas un corps étranger. Elle n'est pas une sorte de can­cer à l'intérieur de la société. Non, elle y est parfaitement adaptée.

 

Ce sera donc, en particulier aux regards des gens du de­hors, par les biens matériels que cette communauté est appe­lée à gérer. Mais attention ! Ces biens matériels sont dans la société des hommes, le domaine de Dieu. Chaque communauté a un rôle à jouer qui est analogue à celui d'Israël, l'Ancien Israël, dans le monde. Il était la portion choisie du Seigneur. Les autres dieux s'étaient partagés tout l'univers. Mais Dieu s'était réservé la terre, une terre, et sur cette terre un peuple

la terre d'Israël et le Peuple d'Israël.

La communauté monastique a repris le flambeau de cette présence de Dieu dans le monde des hommes. La propriété, les biens qui appartiennent au monastère, sont en fait la propri­été de Dieu lui-même. Ils doivent donc être gérés comme tels. D'ailleurs, la seconde partie des Constitutions est in­titulée : la maison de Dieu. On devrait plutôt dire : la mai­sonnée de Dieu. Ce n'est pas seulement ce qui est construit en briques, ou en pierres, ou en bois, mais c'est toute la superficie qui est renseignée au cadastre comme étant le bien de l'Abbaye.

 

Pour maintenant entrer dans une telle communauté de frè­res, pour faire partie de cette cellule monastique, on doit y être appelé, invité par Dieu. Et il y a une initiation au mode de vie de cette communauté, et une initiation qui se poursuit jusqu'à la parfaite intégration à la communauté. Mais ce n'est pas encore fini. Même lorsque on est parfaitement intégré, on doit encore en­tretenir ce qu'on a reçu. On doit le faire progresser. Et en pratique, on entre dans une Tradition qu'on assimile et qu'on porte encore plus loin.

On reçoit un mode de vie. On le traduit dans le monde et la culture d'aujourd'hui. On l'enrichit et on le porte plus loin dans son évolution. D'autres seront agrégés encore après à ce Corps qu'est la communauté monastique. Ces nouveaux venus apportent avec eux des éléments culturels, sociaux, intellectuels, aussi spirituels nouveaux. Ils sont de leur temps, de leur époque. C'est une nouvelle génération d'hommes qui, à son tour, reçoit une vie divine à partir de cette Tradition et qui la fait aller plus loin ; et ainsi, de génération en génération jusqu'à la parfaite réalisation du Royaume de Dieu.

Dans une communauté monastique, rien n'est donc jamais perdu. Et c'est pourquoi il est nécessaire qu'il y ait, dans une communauté, des anciens, des gens de moyen âge, et puis des jeunes. Et l'ensemble forme un Corps, dont aucun des membres de ce Corps ne peut être écarté comme étant devenu inutile. Même le vieillard impotent ou infirme est indispensable dans une communauté, parce que il est surnaturellement et aussi par sa présence physique, le réceptacle, le porteur d'une vitali­té qui vient d'au-delà de lui et qui a sa source chez Dieu lui-même. Aucun relais ne peut donc être laissé de côté.

 

Mais il arrive malgré tout dans une communauté, des ma­ladies et des accidents. C'est presque inévitable, car le pé­ché demeure à l'oeuvre dans le coeur des hommes. Il y aura donc des frères qui se sépareront de la communauté. Personne, aucun groupe monastique n'est indemne. Nous en avons connus ! A Dieu ne plaise, pour l'instant, il n'yen a pas, mais soyons tout de même toujours prudents, nous surveiller, prendre garde, parce que la maladie est tou­jours dans l'air. Personne ne peut se dire, aussi ancien qu'il soit, qu'il est indemne de la chute.

Et enfin, une communauté peut avec la grâce de Dieu, se multiplier à tel point que une branche de cette communauté peut être détachée et être repiquée ailleurs. Ce sera donc la transmission de la vie monastique en d'autres lieux.

Voilà, mes frères, quelle est en gros la ligne de pensée de cette seconde partie de nos Constitutions. Aujourd'hui, je m'en vais rapidement parcourir le Chapitre Premier qui traite de cette observance cistercienne. Donc, comment en pratique, chacun des moines et la communauté, essayent de vivre pour être dans le projet de Dieu.

 

D'abord, comme je l'ai dit au début, la vie monastique est d'inspiration divine. L'homme qui est appelé par Dieu, va, après avoir fait son éducation, se consacrer à Dieu. Il va lui promettre une certaine façon de vivre qui sera pour les hommes le témoignage que cette personne ne s'appartient plus à elle-même, mais qu'elle est devenue le bien propre de Dieu. Ce sera la partie des Constitutions consacrée à l'engagement monastique.

Et cette consécration à Dieu va se manifester par le port d'un habit, d'un uniforme, qui sera, nous le verrons encore après, essentiellement la coule monastique. Faisons bien garde à cette question de l'habit ! Parce que, dans certaines communautés maintenant, on jette facilement par des­sus bord l'habit. Il faut faire attention à cela parce que il y a là quelque chose de...il y a une inspiration, une vision d'ordre surnaturel qu'on ne peut pas négliger.

Ce n'est pas pratique de porter un habit comme nous en avons un maintenant. Enfin, à la longue on s'y fait, on s'y habitue. Mais ce serait beaucoup plus pratique d'être autre­ment, comme tout le monde. Ce ne sont pas ces considérations-là qui peuvent nous permettre de déposer un habit. Je ne parle pas des questions de travail, là, c'est autre chose. Je parle de la vie commune comme ça, Office, réfectoire, etc.

 

Soyons toujours bien prudents ! Toujours garder cette visée d'ordre surnaturel hors de laquelle la vie monastique perd son sens. Et si elle perd son sens dans le coeur des hommes, alors elle finit par perdre sa raison d'être. Il faut voir d'ailleurs, même dans les communautés qui ont comme ça laissé de côté l'habit monastique, comme les jeunes qui entrent aujourd'hui le réclament et l'exigent. Les anciens peuvent faire ce qu'ils veulent, mais les jeunes, il leur faut l'habit. C'est étonnant ! Si bien que ces anciens, ils font vraiment figure d'êtres anachroniques par rapport aux jeunes qui sont là, qui eux veulent la vérité.

Alors, cet homme qui s'est consacré à Dieu, il s'insère dans un Corps, dans un Corps qui est un, UN surnaturellement et naturellement. Et cette unité du Corps va s'exprimer, s'en­tretenir, et se fortifier dans la Liturgie. Il y aura donc toute une section qui va traiter de la vie liturgique de la communauté. Naturellement, l'unité ne se manifeste pas seulement dans la vie liturgique. C'est dans la vie de tout le monde. C'est dans les rapports fraternels, la façon dont les frères se tiennent les uns par rapport aux autres. Mais elle trouvera son expression privilégiée dans l' Eucharistie, dans l'Office Divin, au moment où on est existen­tiellement relié à ce Dieu dont on reçoit la vie, l'inspira­tion et l'être.

Cette communion des frères entre eux et avec Dieu va les conduire, maintenant chacun personnellement, à une union tou­jours plus intime avec ce Dieu qui les appelle, et qui les habite, et qui veut les faire participer à sa vie de façon entière. Ce sera, alors, toute la section qui traite de l'union du moine avec Dieu, de la façon de la faire croître et de la protéger : le souvenir de Dieu, la memoria Dei, la Lectio Divina, le silence, les veilles, toute l'ascèse monastique, donc tout ce qui fortifie le moine dans sa vie personnelle.

 

Enfin, cette communauté et ces moines doivent assurer leur subsistance. On ne vit pas de l'air du temps. Ce sera donc par le travail, un travail dans la simplicité, dans l'austérité, en dehors des préoccupations mondaines. Il y a une séparation d'avec le monde qui exprime notre appartenance à Dieu. On est dans le monde, mais on ne vit pas comme les gens du monde. Notre façon de travailler n'est pas celle des gens du monde. Même si techniquement nous utilisons les mêmes moyens, l'esprit est différent. Et les gens du monde le sentent très bien lorsqu'ils fréquentent un monastère qui est ainsi fidèle à la ligne que Dieu lui propose.

Eh bien, voilà mes frères, comment se présente en gros le chapitre 1°. Il faudra maintenant passer en revue toutes les Constitutions. Nous avons bien le temps, jusqu'au Chapi­tre de 1987. Mais aujourd'hui, quelques mots, il y a une petite Cons­titution d'introduction qui n'est pas mal et qui est libel­lée comme suit :

 

La vie cistercienne est une vie consacrée à Dieu qui s’exprime dans l’union fraternelle, dans la prière et le travail, dans une discipline de vie. Elle comporte une secrète fécondité apostolique.

 

Donc c’est la conversatio. Et ceci, ça résume en quatre lignes tout ce que je viens de dire maintenant. J’attire votre attention sur le mot vie consacrée à Dieu. Dans la Constitution 2, on disait :

 

Les moines et les moniales de l’Ordre Cistercien se vouent intégralement à Dieu en vacant à lui seul.

 

On parlait ici de se vouer à Dieu. Ici, on parle d'être consacré à Dieu. Il y a une différence entre les deux. La con­sécration dit plus que le fait d'être voué à Dieu. Se vouer à Dieu, mais c'est se mettre à son service, c'est se dévouer à lui. Mais la consécration, elle prend l'homme, elle le soustrait au siècle, disons à l'usage pro­fane, elle l'attache à Dieu. Elle le fait participer au mode de vie de Dieu. Elle l'élève au rang de la divinité.

C'est cela la consécration ! On n'appartient plus au monde des hommes, on appartient au monde de Dieu. On ne pour­ra plus se conduire comme un homme, on devra se conduire com­me un Dieu. Ce mot consécration doit être pris dans son sens fort, comme on consacre une Eglise, comme on consacre un autel. Le moine ne s'appartient plus. Il est devenu le bien de Dieu et par tout son comportement, ça doit se voir, ça doit se remar­quer : les frères entre eux, et dans les rapports avec les étrangers.

 

Voilà, mes frères, je pense que ça suffit pour aujourd'hui. On comprend que cette consécration avec tout ce qui s'en suit, surtout cette union fraternelle dont il est question ici, va faire participer l'homme à la propre vie de Dieu. Car Dieu est une société de Personnes. On pourrait dire, enfin par analogie, que les trois Personnes, ce sont trois frères, quoi , chez Dieu. Il y a une vie fraternelle à l'intérieur de Dieu. Et cette vie, elle descend sur nous pour nous emporter avec elle.

Lorsque nous vivons vraiment en frères, nous partici­pons, mais bien réellement, à la propre vie Trinitaire. On se connaît et on s'aime. On vit les uns dans les autres. On est dans une parfaite communion. Et cette union fraternelle, alors, elle va s’exprimer, comme je le disais tantôt, dans la prière, dans le travail en commun, dans la liturgie, et puis dans une même discipline de vie.

Et cette vitalité d'une communauté à travers chacune des personnes, elle est véritablement féconde, une fécondité apos­tolique d'ordre spirituel. On retrouve là la fameuse pater­nité spirituelle dont on pourrait longuement parler. La com­munauté devient mère mystiquement dans l'invisible. Elle est une petite Eglise, mais qui n'est pas fermée sur elle-même et qui envoie un rayonnement de vie sur toute la terre et même au-delà jusque dans le ciel.

 

Car la communauté monastique - on ne le dit pas ici, c'est pas nécessaire - mais elle ne fait pas seulement les hom­mes qui vivent maintenant, mais aussi ceux qui sont morts. Il y a donc une grande communauté, une immense communauté qui pénètre jusqu'à l'intérieur des cieux.

Voilà, mes frères, nous allons maintenant vivre cette journée, je le dis tout de suite, c'est le fameux Il Novembre. Pensons-y quand même ! Nous avons encore le frère Jules parmi nous, qui a failli se faire tuer au cours de la première guerre et qui est toujours là. Même s'il commence à prendre de l'âge et à rencontrer quelques difficultés de santé, mais il est là, le témoin aussi d'un passé d'héroïsme, de don de soi, pour sauver les familles, pour sauver les amis, les parents qui étaient là à ce moment.

Eh bien nous, mes frères, nous sommes toujours là sur la ligne de feu, mais spirituellement. Et prenons exemple sur le frère Jules pour une vraie vie de fidélité.

 

Règle : 35,1-20 : Des semainiers de la cuisine. 12.11.84

      Avoir un cœur liquide.

 

Mes frères,

 

La valeur spirituelle d'un moine, elle ne se révèle pas dans la sublimité de ses discours, mais dans la délicatesse de sa charité fraternelle. Le curé d'Ars disait que les saints ont un cœur liquide, un cœur qui se liquéfie au spectacle de la misère des autres. C'est un cœur qui est attentif aux besoins des hommes, et dans une communauté, aux besoins des frères, et qui n'a de repos que lorsque ces besoins ont été soulagés. C'est ce qu' on appelle la compassion.

Un vrai moine est un homme compatissant. C'est à dire, il participe à cette merveilleuse qualité divine qui est, en langage biblique, d'avoir des entrailles. On est pris aux tripes, comme on dirait vulgairement, en voyant le frère dans sa misère. Car nous sommes tous des miséreux. Nous avons tous à recevoir. Nous avons tous à être guéris.   

Il n'est pas possible dans un monastère qu'un Abbé digne de ce nom regarde un frère, quel qu'il soit, d'une façon, je ne dirais pas méprisante, ce n'est même pas possible cela, mais d'une façon indifférente. Il doit pénétrer à l'intérieur du frère pour littéralement épouser sa personnalité, et vivre en lui pour lui apporter ce que cet homme attend, qui est de vivre avec, de souffrir avec et d'espérer avec. Il doit être dans le cœur du frère, son espérance.

 

Et c'est cela que Saint Benoît faisait. Et nous en avons un merveilleux petit détail, ici dans son texte. Il nous dit : Imbecillibus procurentur solacia ut non cum tristitia hoc faciant, 35,6. C'est traduit : on donnera des aides à ceux qui sont faibles afin qu'ils s'acquittent de leur tâche sans tristesse.

Ce sont des imbecilles, un imbécile, je le traduis littéralement. Un imbécile, ce n'est pas ce que nous entendons sous ce mot qui est injurieux aujourd'hui. C'est un homme qui est privé du bâton dont il a besoin. Il ne sait pas marcher sans un bâton. C'est un infirme, c'est un démuni. Il est habité par la peur. Il aura des réactions agressives devant la situation qui se présente à lui, parce qu'il est seul. Il n'a pas de bâton, il ne sait pas avancer, ou très difficilement. C'est un estropié. Voilà donc le sens réel de ce mot latin imbecillis.

On comprend de suite que un tel homme, il appellera de tout son être des solacia, c'est à dire de ne plus être seul. Donc une personne qui lui montrera qu'il n'est pas seul. Une personne qui lui servira de bâton. Une personne sur laquelle il pourra s'appuyer pour marcher à son petit pas. Une personne qui lui donnera la sécurité et une certaine aisance adaptée à son état, pour vivre comme les autres.  

Pourquoi cela ? Chez Saint Benoît, il ne faut pas que dans un monastère quelqu'un soit triste. Il ne faut pas qu'on s'acquitte de la tâche confiée avec tristesse. Il s’agit ici d'une tristesse qui n'est pas la mauvaise tristesse, la passion, le démon de la tristesse. Non, c'est une tristesse d'ordre psychologique et qui rejaillît alors dans le spirituel. Il dira ailleurs que personne ne doit être contristé dans la maison de Dieu. Chez Dieu, il n'y a de place que pour la joie, que pour le bonheur, que pour la dilatatio cordis, que pour le cœur qui se dilate. La tristesse doit en être bannie.

 

Le devoir de l'Abbé sera donc de disposer les choses dans toute la mesure de son savoir à lui, de son intuition et de son amour, de son cœur, disposer toutes choses pour que les frères ne soient jamais démunis de leur bâton, qu'ils ne se sentent jamais seuls et que ils ne connaissent pas la tristesse. Cela ne veut pas dire qu'il n'y aura pas des frères dans la communauté qui ne seront pas assaillis par le démon de la tristesse. Ce qui est autre chose.

Cela, c'est une tristesse qui conduit à la mort. C'est une tristesse, appelons-là diabolique. Le frère est tenté. Il doit lutter contre un quelque chose en lui, ou un être extérieur à lui, appelons-le démon, qui essaye de le plonger dans une tristesse qui le conduirait au désespoir, qui lui ferait découvrir que sa vie est sans issue. Donc, ça, c'est la tentation de la mauvaise tristesse !

Ce n'est pas celle-là dont parle Saint Benoît. Mais si le frère était négligé, si on ne donnait pas ce bâton à ce frère, si le frère finissait par se découvrir seul, il entrerait dans une tristesse. Il deviendrait une proie facile alors pour le démon de la mauvaise tristesse, de la tristesse qui conduit à la mort.

 

Mais voilà, mes frères, ce que Saint Benoît nous dit ici. Et il nous fait comprendre encore que le monastère, ce n'est pas une société élitiste, c'est à dire, la congrégation monastique n'est pas composée d'une élite d'hommes, donc d'hommes qui n'ont pas besoin d'un bâton pour marcher. Au contraire, Dieu appelle n'importe qui, et bien souvent Dieu appelle des hommes faibles. Ils ont tous, nous avons tous notre faiblesse.

Pourquoi procède-t-il ainsi ? Parce que plus l'homme est faible, plus Dieu a l'occasion de déployer dans cet homme la vigueur de sa grâce et de son amour. Plus un homme est faible, plus il sera disposé à être ouvert à ce que ce Dieu qui l'appelle peut lui donner. C'est depuis l'origine ainsi, c'est ainsi depuis l'origine. Saint Paul le dit très bien. Regardez, dit-il à ses disciples de Corinthe, parmi vous il n'y a pas beaucoup de gens puissants. Ce sont des gens de rien que Dieu choisit.

Pourquoi ? Mais pour confondre les forts et les sages, parce que la force de Dieu se déploie dans la faiblesse de l'homme. Et la sagesse de Dieu se déploie dans la folie de l'homme. Voilà, mes frères, ce qui se passe dans le monastère !

 

Si bien que l'Abbé, il doit descendre au niveau des plus faibles. Il ne pourra réaliser cet acte de charité que si lui-même se découvre, mais réellement au profond de son cœur, je ne dirais pas le plus faible, je n'irais pas jusque là, mais un des plus faibles de la communauté. Un véritable homme spirituel se trouve parfaitement à son aise, et surtout à son aise, parmi les plus faibles et les pécheurs. Là, il est en famille. Par contre, chez les savants et les gens bien, il n'est pas chez lui.

C'est tout à fait comme si on prenait, imaginez, ceux qui ont connu les vagabonds, vous avez connu Lumumba, ici. La plus part, les anciens l'ont connu. Eh bien, prenez-le et introduisez-le dans le salon de Madame la Baronne une telle à Bruxelles, qui organise une réception pour quelques centaines de personnes. Qu'est-ce qu'il ferait le malheureux là dedans ? Il ne se sentirait pas bien à sa place.

Eh bien ça, c'est la posture d'un homme spirituel en compagnie de gens qui sont trop biens pour lui. Par contre, parmi les vagabonds, les pauvres, les démunis, les pécheurs, les gens comme ça, il est chez lui, il est en famille. Et je vous assure que cela, ça doit devenir chez lui un réflexe.

 

Donc, dans la communauté, c'est la même chose. Et les frères les plus faibles doivent se sentir les cousins. Vous savez, comme on dit dans ces régions : cousiner. On cousine. Le cousinage de l'Abbé. Là, chez l'Abbé, ils sont chez eux dans le cœur de l'Abbé, parce que c'est leur frère. Il ne vaut pas mieux qu'eux. Ils sont de la même race. Mais pour cela, il faut donc que l'humilité soit bien ancrée dans le cœur de l'Abbé. A ce moment-là, son cœur est devenu liquide. Son cœur est entré dans le cœur des frères et le cœur des frères bat dans le sien. Et c'est le même sang qui circule chez tous.

Voilà ce que Saint Benoît nous insinue ici. Il faut aller jusque là pour comprendre et saisir l'âme de Saint Benoît. Avant-hier, lorsqu'il nous parlait du proprium, du vice de la propriété, il était terrible, il était féroce. Il était violent parce qu'il voulait défendre le frère contre, je ne dis pas une faiblesse, mais contre un moyen, un moyen de sortir, d'échapper à ce sentiment de faiblesse qui est le sol, le roc sur lequel se construit l'humilité. Essayer d'y échapper par un truc qui est d'avoir quelque chose à soi, au lieu d'avoir le bâton.

Voyez ! Le bâton, il permet d'avancer à petits pas peut-être, mais longtemps et sûrement. Le bâton étant l'Abbé, étant un frère compatissant. Mais au lieu d'avoir cela, se dire : j'aurais beaucoup plus facile si j’ai une voiture. Mais non, la voiture, elle ne sait pas rouler sur les petits sentiers qui conduisent dans le Royaume de Dieu. Pour la voiture, il faut non pas nécessairement une autoroute, mais au moins quelque chose de roulant. Mais sur le tout petit sentier, on ne peut avancer qu'à pied. Et c'est cela que Saint Benoît veut toujours nous apprendre.

 

            Voilà, mes frères, et ces sentiments qui doivent être dans le cœur de l'Abbé, vous comprenez qu'ils doivent aussi se trouver dans le cœur des frères, cela va de soi ! Et au moins alors les frères doivent faire, s'ils ne sont pas encore, je dirais, capables de compatir à ce point, au moins faire confiance à la façon dont l'Abbé se comporte vis à vis des frères. Faire confiance, se disant : je ne suis pas encore capable de faire ça, mais au moins, voilà, je laisse faire.

On pourrait dire : oui, mais dans une communauté, l'Abbé, il en fait trop pour un. Mais non, s'il en fait apparemment trop pour un, c'est parce que ce un-là, justement il a besoin d'un fameux bâton pour avancer, pas pour recevoir des coups de bâton, mais pour s'appuyer dessus. L'Abbé étant le bâton de ce frère. On ne pèche jamais, ne l'oubliez pas, par excès de bonté. Nous ne parviendrons jamais à être aussi bons que Dieu. Mais essayons quand même de l'être.

Voilà, mes frères, je ne dis pas ça manière d'insinuer qu'il y en a chez vous qui refuseraient d'être des bâtons. Je ne pense pas qu'il y en ait. Non, il n'y en a certainement pas. Mais chacun à notre façon, soyons les bâtons, les secours, les solacia comme dit Saint Benoît, les uns pour les autres, pour que la tristesse n'envahisse pas le cœur d'un frère et que tous nous soyons vraiment contents d'être reconnus, d'être acceptés tels que nous sommes, dans l'espoir toujours qu'à partir de ce que nous sommes, nous serons un jour, bientôt, transformés, transfigurés.

 

Non pas que nous deviendrons des géants. Mais nous deviendrons si petits que nous pourrons être portés sans difficulté par Dieu et emportés jusque dans les demeures les plus secrètes de son Royaume.

 

Chapitre : La Toussaint de l’Ordre.              13.11.84

      Le lieu de notre véritable stabilité.

 

Mes frères,

 

La fête d'aujourd'hui, cette Toussaint de l'Ordre, a revêtu pour moi, depuis mon noviciat, une très grande impor­tance, une signification qui, je pense, m'a profondément mar­qué. Je l'ai saisie comme une parole prophétique venant donc de cet ailleurs où j'espérais me rendre, et comme un message d'encouragement.

C'est que cette fête, elle nous saisit et elle nous em­porte en notre lieu d'éternité, là où se trouve le lieu de notre véritable stabilité, c'est à dire chez Dieu. L'hymne nous dit que ces moines anciens vivaient inter sidera Haerebat. Cela veut dire que leur coeur était accroché parmi les étoiles.

Ils étaient unis aux divum caetui, c'est à dire à l'assemblée de ces êtres divinisés qui forment la frange de l'être divin, de notre Dieu Trinité, cette foule innombrable des saints. C'est donc là-bas que devait se fixer pour toujours et mon esprit, et mon cœur !

 

Je dois vous dire que maintenant après tant d'années, c'est une grâce que j'avais reçue. Et il me semble qu'elle doit être la même pour vous, même si vous n'en avez pas une conscience aussi aigue. Notre lieu de vie, là où nous recevons le meilleur de nous, là où nous sommes créés, improvisés, rêvés par Dieu, c'est le coeur même de notre Dieu, c'est le centre de toute beauté. Car le moine doit être ainsi, comme on l'a lu.

Cela m'a frappé encore ce matin dans la bouche de ce prophète appelé  l’Ecclésiastique ou Ben Sirac, avoir la passion de la beauté. Mais non pas une beauté terrestre qui peut enchanté la sensibilité pendant un certain temps, mais la beauté sures­sentielle qui est la source de tout ce qui peut se nommer de beau, c'est à dire le coeur même de notre Dieu. Car Dieu est indiciblement beau parce qu'il est tout entier lumière et musique.

Le moine doit donc être un voyant et un écoutant, ou si vous préférez, un visionnaire et un auditeur. Et Saint Benoît nous le dit. Il a deux magnifiques expressions pour définir l'attitude du moine devant son Dieu. Il dit : apertis oculis, et, attonis auribus. Pr.24. Il a les yeux ouverts, ouverts vers quoi ? Mais vers la lumière qui le divi­nise. Et il a des oreilles attonitis qui vibrent à la voix de ce Dieu qui chante pour lui une mélodie qui est réservée pour ce moine.

 

Voilà donc la vie contemplative, la vie monastique béné­dictine dans ce qu'elle a de plus séduisant pour nous. Et Dieu est beau, justement parce qu'il se présente à

nous comme la lumière et comme le chant par excellence. Et cette lumière, elle est omniprésente, elle est omni­potente, car c'est elle qui crée l'univers, qui par l'inté­rieur même de la matière le fait évoluer, le fait grandir, le conduit à sa perfection et lui donne déjà de participer, dans la partie consciente de cet univers qu'est l'homme, à la propre vie et à la propre lumière de Dieu. Et cette lumière, pour nous, elle rayonne d'un visage qui est le visage du Christ ressuscité d'entre les morts et glorifié.

Et c'est cela qui montre la candeur de notre Dieu qui désire se mettre tellement à notre portée, qu'il nous donne sa beauté sur le visage d'un homme comme nous qui est ce Christ. Et à l'intérieur de ce visage, il y a les deux yeux du Christ, ces yeux alors desquels, la lumière coule en torrent comme des fleuves. Et cette lumière, c'est elle qui crée le cosmos et qui nous crée aussi. Alors vous voyez, le moine qui a ses yeux grands ouverts, comme dit Saint Benoît, pour recevoir en eux cette lumière, pour la boire, pour la laisser pénétrer au plus intime de ce qu'il est, et à partir de là devenir lui-même insensiblement lumière et source de lumière.

Il y a aussi chez le moine, l'écoute. Il écoute de tou­tes ses oreilles une voix qui est musique et une voix qui est chant. Car Dieu est toujours en mouvement. Dieu est vibra­tion, si je puis dire. Et ces vibrations, elles se transmet­tent jusqu'à l'oreille du moine. Mais ce ne sont pas des vi­brations informes, mais des vibrations ordonnées qui seront ou une musique, ou un chant, ou une mélodie. Et l'oreille attentive du moine, elle les perçoit, ces vibrations. Elles sont ce que en termes, je dirais, plus terre à terre, elles seront chez Dieu son intelligence et sa volonté. Et les deux ensembles expriment son amour.

 

Nous recevons donc, nous, par nos oreilles, nous rece­vons l'amour de Dieu. Et cet amour attend de notre part une réponse qui sera elle-même amoureuse. Donc, les vibrations de ce chant divin éveillent en nous aussi un chant, qui est une réponse d'amour. Nous pouvons donc tout en même temps recevoir cette lu­mière qui est Dieu et recevoir cette voix qui elle aussi est Dieu. Et les deux nous parviennent en la personne, par le canal du Christ ressuscité d'entre les morts.

Tout cela, mes frères, se trouve dans notre Règle. Et si nous avons été attentifs, nous l'avons retrouvé dans cette magnifique hymne que nous avons chantée aux Laudes et aux Vêpres. Et c'est ainsi que le moine est chez Dieu. Parce que toute sa vie, elle se trouve dans ses yeux et dans ses oreil­les.

Elle se rencontre à ces deux endroits-là qui sont dans l'homme la partie, je dirais, extérieure à l'homme. C'est à dire que les yeux, même s'ils sont, disons, dans le corps de l'homme, en réalité, ils sont infiniment au-delà. Et les oreilles aussi ! C'est grâce aux yeux et aux oreilles que l'homme peut appréhender et recevoir ce qui est loin, hors de lui. Si bien qu'il se vide de lui-même. Il se vide et il devient léger. Il devient pur.

 

L’homme devient aérien comme cette araignée spirituelle dont nous parle le Psaume 38. On ne le trouve plus dans la traduction Oecuménique de la Bible. Et c'est bien malheureux ! Là, on l'a traduit...non...voyez cette araignée ! C'est extraordinaire comme beauté d'image là aussi. Car vous le sa­vez, l'araignée, elle se vide d'elle-même.

Elle se vide de sa substance pour se suspendre là, à un fil quasi invisible. Et là, flotter. Voilà donc le moine qui s'est vidé de lui et qui flotte en Dieu. Il est devenu un avec ce Dieu qui le porte.

Mes frères, le monastère devient alors pour le moine son paradis. C'est à dire, grâce à ce lieu où il est fixé, à la communauté dans laquelle il vit, grâce à cela - car il faut tout de même être concret, vous allez encore mieux le compren­dre dans une seconde - grâce à cela, il peut vivre dans la communion des personnes divines, des saints et des anges. Il a donc toujours bien conscience d'être toujours dans une foule immense d'amis. Il n'est pas là comme un étranger. Il n'est pas à un spectacle. Il est dans une communion.

 

Toute sa vitalité lui vient de cet ailleurs où il est déjà présent parce que ses yeux voient, parce que ses oreilles entendent, parce que son coeur sent et pressent. Si bien que maintenant, pour être très, très pratique, on peut dire que l'obéissance du moine - qui est sa façon, disons la plus concrète, la plus charnelle d'entendre et de répondre - ­son obéissance, c'est sa respiration. Le travail du moine, c'est son repos. Le silence du moine, c'est son vêtement. Et la louange qui sort de sa bouche, c'est sa vie.

Mes frères, nous devons aller jusque là lorsque nous ter­minons cette journée - qui pour moi est toujours si belle – où nous acclamons tous les saints moines qui ont traversé cette vie, et qui étaient tendus, et qui couraient vers cet ailleurs qui est la beauté de Dieu, qui est Dieu lui-même dans sa beauté. Il n'est rien chez nous qui ne soit ordonné vers ce but qui est tellement beau. Tout est arrangé par Dieu pour que notre coeur devienne vide, comme je le disais, qu'il devienne pur.

Mais à ce moment-là, le regard spirituel, l'ouie spiri­tuelle deviennent tellement fines qu'il n'est plus possible de ne pas voir la lumière et de ne pas entendre le chant divin. A ce moment-là, il n'y a plus aucun problème. Le seul problème qui subsiste, c'est celui d'une faim et d'une soif qui vont grandissant et qui jamais ne sont satisfaites. Il y a dans cette communion à la Trinité Sainte, au Christ Jésus, il y a, disons, un rassasiement qui rebondit chaque fois et qui éveille de nouveaux besoins.

 

Mes frères, à côté de cette sublimité à laquelle nous sommes appelés, il me semble que toutes les petites misères et les grandes misères que nous pouvons rencontrer, c'est tellement peu de chose. Quel prix ne faut-il pas mettre pour recevoir, je ne dis pas cette récompense, car ce n'est pas une récompense, mais pour recevoir ce cadeau ?

Mais vous allez dire : Mais si c'est un cadeau, c'est gratuit ! Oui, vraiment c'est gratuit ! Mais pour que ce soit vraiment gratuit, il faut que ce soit gratuit dans notre coeur, et que vraiment nous donnions tout, qu'il n'y ait rien à donner en contrepartie de notre part. Simplement nous ex­poser tels que nous sommes avec notre faiblesse, avec notre misère, avec notre imbecillitas... celle d'hier, avec le bâton dont nous avons besoin pour marcher. Et alors, ouvrir les yeux, ouvrir les oreilles et tout recevoir.

Voilà, mes frères, nous demanderons à nos saints prédé­cesseurs de nous aider à comprendre la beauté qui nous appel­le, la beauté qui nous attend ; et nous aider à entrer dans les meilleures dispositions pour l'accueillir et la recevoir dans la reconnaissance.

 

Règle : 36. : Des frères malades.                14.11.84

      Ne pas se laisser dérouter par la volonté de Dieu.

 

Mes frères,

 

Remarquons que Saint Benoît désire de nous une chose très belle. Il attend que nous vivions en concordance de phase avec les vibrations du cœur de Dieu. Lorsqu'il nous prescrit un comportement quelconque, ce n'est pas en vue de répondre à une sagesse humaine, fut-elle parfaite. Mais c'est afin de conformer tout notre être à la volonté de Dieu.

Cette volonté peut nous paraître déroutante, irrationnelle. Elle peut nous heurter. Elle peut être pour nous un sujet de scandale. Rappelez-vous l'indignation de Pierre devant le Christ : « Mais ça ne t'arrivera tout de même pas ce que tu oses dire là, que tu serais mis à mort ! » Et le Christ dit : « Mais enfin, tu n'y comprends rien. Tu es pour moi un sujet de scandale. »

 

Mes frères, nous ne devons jamais nous laisser dérouter par la volonté de Dieu. Et remarquons que Saint Benoît, dans sa Règle, il nous éduque. Je pense que l'essentiel de sa Règle, c'est de nous éduquer à épouser ce projet de Dieu sur nous quel qu'il soit, mais aussi sur chacun de nos personnes, sur la communauté toute entière aussi. En effet, il veut que notre être soit entièrement accordé au sien jusqu'à ce qu'il devienne un avec l'être de Dieu.

En effet, ce qui est hors du projet de Dieu sur nous, c'est perte de temps, ou c'est gaspillage d'énergie. Cela peut même devenir dangereux. Car il y a des routes qui paraissent bien droites aux hommes, mais dont le terme aboutit, tombe au très fond des enfers. Et la route qui mène à la perdition est très large, dira le Christ, il y en a beaucoup qui s’y engagent.

Il veut dire par là que nous ne devons pas nous laisser guider, encore une fois, par notre raison abandonnée à elle-même, mais par notre raison éduquée. Et l'éducateur de notre raison, c'est le Christ lui-même.

 

Et nous voyons Saint Benoît s'appuyer solidement sur les paroles du Christ. Pourquoi ? Mais parce que, comme il le dit au début de sa Règle, le Christ est le véritable Roi, c'est à dire celui qui conduit - dans le sens étymologique - celui qui ouvre la route, celui qu'il faut suivre pour être certain d'arriver au but. Et il n'y a, à la suite du Christ, aucune crainte d'erreur.

Que va faire Saint Benoît alors ? Eh bien il va, comme je le dis, s'appuyer sur les paroles du Christ. Il le fait à tout bout de champ dans sa Règle. Dans un instant je m'en vais le signaler encore ici. Mais en cela, il se montre le parfait disciple de Saint Basile.

Vous vous souvenez des causeries que nous avons eues ici sur Saint Basile dont le projet, lui, présente un état pré monastique d'une vie conventuelle. Il est un précurseur du monachisme. Or Saint Benoît dit : ses petites et ses grandes Règles n'avancent rien sans que ce soit fondé sur une parole express de l'Ecriture Ancien Testament, ou du Christ Nouveau Testament, ou d'un Apôtre. Donc, c'est toujours appuyé sur la Parole de Dieu. Ce qui est en dehors d'une parole de Dieu, c'est vanité, ou c'est fausseté.

 

Si donc ici, il faut prendre soin des infirmes avant tout et par dessus tout, c'est parce que en eux, on rencontre le Christ lui-même. Et Saint Benoît s'appuie sur une parole : De même, j'ai été malade, infirme, et vous m'avez visité. Et une autre parole : Ce que vous avez fait à l'un de ces petits c'est à moi que vous l'avez fait ! Donc, si on soigne les malades, ce n'est pas qu'on se laisserait aller à un sentiment naturel de pitié. Il est louable ce sentiment naturel de pitié, il est recommandable, il est presque nécessaire pour que soit vraiment un homme. Mais une autre raison, la vraie raison, elle n'est pas là.

C'est parce que dans le malade, on touche la personne du Christ. Il y a donc par l'intermédiaire du malade une rencontre de Dieu. Le malade est donc comme un sacramental. Je n'ose pas encore dire un sacrement pour ne pas !!! mais un sacramental qui nous offre Dieu, le Christ en personne. Il y a donc là une chance que nous ne devons pas laisser passer.

Saint Benoît parle de cura infirmorum, 36,2. C'est le soin des malades. Oui, c'est vrai ! On le traduit : on prendra soin des malades. Mais la cura, c'est davantage ! C'est le souci. Et les infirmes, infirmorum, c'est pas seulement les malades, mais ce sont les infirmes.

 

Pensons aussi aux infirmes psychiques, aux infirmes psychologiques. Il peut y en avoir dans une communauté - ce n'est pas rare - un frère qui ne soit pas aussi intelligent que les autres. Il n'est pas tout à fait malin, peut-être aussi ? Cela peut arriver que quelqu'un ait un petit dérangement d'ordre psychique. Cela ne paraîtra pas, il peut suivre tout le monde. Mais enfin, il n'est pas tout à fait comme les autres. Il est aussi un infirme.  

Ne pensons pas seulement aux malades qui sont à l'infirmerie, aux malades qui ont de la température, ou qui sont handicapés, ou qui ont subi une intervention chirurgicale. Oui, ceux-là ! Mais il y en a encore d'autres. Et pensons aussi aux maladies spirituelles, aux infirmités spirituelles. Parfois, on peut être inhibé pendant longtemps, longtemps. On ne sait pas poser tel acte d'ordre surnaturel. Pourquoi ? On ne sait pas ! Il y a quelque chose qui empêche la personne d'être ce qu'elle devrait être. Et ça aussi c'est une infirmité !

Or, les paroles que le Christ prononce ici : j'ai été malade et vous m'avez visité ; ce que vous avez fait à l'un de ces petits, c'est à moi que vous l'avez fait,  ça évoque immédiatement la scène du jugement dernier. C'est alors qu'il les a prononcées. Et aussitôt, on est rappelé à l'ordre. Ce n'est pas seulement les malades, mais ce sont les autres aussi : ceux qui ont faim, ceux qui ont soif, ceux qui sont seuls, ceux qui sont laissés pour compte. Tout cela vient à l'esprit lorsque le Christ, lorsque Saint Benoît fait allusion à ce jugement devant lequel, auquel nous serons un jour soumis.

 

Or, si nous sommes fidèles en un point, celui-ci, il y a grande chance que nous serons aussi fidèles dans les autres. Car avoir souci du frère malade, du frère infirme, du frère qui est moindre que les autres à un niveau quelconque de sa personne, ça demande, ça demande de la vertu. Parce que, ce n'est pas seulement un jour, ce n'est pas seulement quelques minutes. Non, ça peut durer longtemps, ça peut durer des années, si pas toute une vie. Si donc on est fidèle en ce point-ci, on le sera aussi dans les autres. C'est donc une grande sécurité d'avoir le souci des infirmes et des malades. Ne l'oublions jamais !

 

Et lorsque Saint Benoît dit, et le Christ d'ailleurs : Vous m'avez visité, cela ne veut pas dire rendre une visite de sympathie. Dire : bien, voilà, j'ai quelques minutes maintenant, je vais dire bonjour à un infirme. Ou bien : celui-là, aujourd'hui ça va, je vais lui donner un petit coup de main...

Non, c'est comme le dit Saint Benoît : serviatur, 36,4. Il faut se mettre à leur service. Et se mettre à leur service, c'est se juger inférieur à eux pour les servir. Ce n'est pas les servir par condescendance en sachant bien qu'ils ne savent rien faire sans nous. Non, il faut se mettre à leur service comme le Christ s'est mis à notre service, c'est à dire en se mettant à leurs pieds, en leur lavant les pieds. C'est à dire en leur rendant vraiment le meilleur de ce qu'ils peuvent espérer et attendre de nous.

Voilà servire, servir ! On doit servir les infirmes comme on sert Dieu lui-même dans la même attitude spirituelle, avec la plus profonde humilité, le plus profond respect, le jugeant, l'autre, supérieur à soi. C'est cela visiter les infirmes !

 

Mais voilà, mes frères, pensons à cela et étendons notre champ de vision le plus large possible de façon à ce que chacun des frères se sente toujours accueilli et jamais repoussé, qu'il se sente respecté et jamais méprisé, qu'il expérimente et qu'il le sente comme d'instinct, qu'on est à son service et non pas qu'on veuille l'utiliser. C'est cela la vie monastique ! C'est cela vraiment chercher Dieu !

 

Règle : 43, 33-49 : Des retardataires.          22.11.84

      La table commune.

 

Mes frères,

 

Nous remarquons le parallélisme parfait entre ce que Saint Benoît nous disait hier et ce qu'il nous dit aujourd'hui. Hier, il parlait de la présence à l'Office Divin. Aujourd'hui il nous parle de la présence à la table commune.

On traduit en français : à la table, celui qui n'arrivera pas avant le verset. 43,32. On dit : arriver. Or dans le texte, c'est courir : celui qui n'accourra pas. C'est tout autre chose !

De même pour l'Office Divin : il faut courir à l'Office. Summa cum festinatione, 43,5, en toute hâte, mais, dit Saint Benoît, avec gravité pourtant. Cela signifie qu'il y a un empressement pour l'Office, et il doit y avoir le même empressement pour le réfectoire.

 

On dira : « ça se comprend pour le réfectoire, du moins certains jours, et ça se comprend moins pour l'Office ». Mais non, pour Saint Benoît, c'est le même acte. Ce n'est pas un acte de dévotion, c'est même plus qu'un acte de foi, c'est devenu un réflexe.

Le moine doit se hâter. Il doit courir. S'il ne court pas avec ses pieds, il doit au moins courir avec son intention. Son esprit, tout son cœur se trouve...où se trouve- t-il ? Il se trouve chez Dieu. Mais ce n'est pas une idée abstraite. Il se trouve là où vit la Personne de Dieu, là où Dieu s'incarne.

Or, Dieu s'incarne dans une communauté. Dieu n'est pas une idée. C'est la plus formidable des illusions de s'imaginer pouvoir rencontrer Dieu en dehors de la communauté.

 

Alors, s'il y a des frères qui ne sont pas dans ces dispositions, ils traînent, ils vont à l'Office ou à la table commune parce qu'il faut bien. Ils préféreraient prendre leur repas tout seul, ça les gêne d'être avec les autres en communauté. Ils préféreraient, vite réciter l'Office en vitesse parce qu'il y a des choses plus intéressantes à faire. S'ils vont à l'Office, c'est parce qu'il faut bien.

Ce sont donc des hommes vicieux, comme dit Saint Benoît. Ici dans le français, on a l'art d'édulcorer les choses une fois que c'est traduit. On dira : si c'est par sa négligence ou par sa faute. Sa faute, oui, mais ça peut être une faute bien innocente. Le texte dit : vitium, 43,35. C'est un vice ! C'est un homme vicieux, celui-là ! Il essaye d'échapper. Il y a quelque chose en lui qui n'est pas propre.

Alors, qu'est-ce que Saint Benoît décide ? Eh bien, il prend cet homme à son propre piège et il lui inflige une sorte d'excommunication. Ce n'est pas l'excommunication proprement dite, mais ça s'en approche. Il le met sur le côté.

 

Si c'est à l'Office, il va le mettre au dernier rang, ou bien même à un endroit prévu pour ce genre de personnage, pour que tout le monde le voit. Il ne le laissera pas dehors parce que c'est peut-être ça que l'autre attend, c'est d'être laissé dehors pour pouvoir vacare fabulis, 43,23, pour trouver un autre pareil à lui. Et alors, ils pourraient peut-être même s'installer et jouer aux cartes ? Non, pour l'Office il faut entrer à l'intérieur. Mais on est mis, voilà, dans un endroit à part.

Pour la table, là, c'est sérieux ! Il est vraiment mis dehors. Il ne lui est pas permis de participer à la table commune. Il va prendre sa réfection seul, sequestratus a consortio omnium, 43,39. On traduit ici : séparé de la compagnie des frères. C'est juste ! C'est vrai ! Mais c'est une séquestration. Cet homme qui ne cherche pas Dieu vraiment, qui se cherche lui-même, eh bien, on va l'emprisonner dans son égoïsme. Il va être séquestré chez lui, tout seul. Et il apprendra ce que c'est que de vouloir chercher sa propre vie en soi. Donc, pour ce qui est de la table, du repas, là il y a une vraie excommunication hors de la table. Il est mis sur le côté hors du réfectoire.

 

Mais alors, pourquoi cette sévérité de Saint Benoît ? Aujourd'hui, on n'y regarde pas de si près. Eh bien, c'est une erreur. Pour Saint Benoît, le repas commun, c'est une action sacrée. Le Corps, le petit Corps Mystique constitué par la communauté, il se restaure, il se fortifie et il se construit au moment du repas, non seulement physiquement, mais aussi spirituellement.

Car pour Saint Benoît, vous le savez, il n'y a rien de profane chez Dieu. Nous sommes, ici, dans la maison de Dieu et ce qui se fait ici a un caractère sacré. Le repas de la communauté est le pendant du repas qu'est l'Opus Dei, qu'est l'Office Divin. Là, le Corps Mystique, la cellule du Royaume de Dieu qu'est la Communauté, elle se construit spirituellement, divinement au cours de l'Office célébré en commun.

Mais comme la grande réalité voulue par Dieu, c'est l'incarnation, ces hommes vont aller se restaurer, vont reprendre vigueur corporellement mais aussi spirituellement dans une sorte d'annexe de l'église qu'est le réfectoire. La cuisine d'une communauté, c'est le pendant de la sacristie. Le cuisinier, c'est une sorte de sacristain. Mais c'est vrai, c'est vrai ! Pour Saint Benoît, c'était vraiment comme ça. Et c'était comme ça pour nos Pères aussi.

 

Maintenant, le réfectoire est construit n'importe comment. C'est une fatalité de notre temps. Mais quand vous voyez - on voit ça dans des revues de belles choses - quand on voit les réfectoires des monastères cisterciens primitifs, on se demande si c'est un réfectoire ou une église tellement on sent que c'est un lieu de prière. C'est un lieu d'adoration, c'est un lieu où on reçoit Dieu et où se constitue communautairement et personnellement dans un être nouveau qui est l'être même du Christ. C'est son corps.

Maintenant, celui qui par sa négligence ou bien par suite de son caractère vicieux se soustrait soit à l'Opus Dei, soit à la table commune, eh bien celui-là, tout bonnement, il refuse la vie. Il pratique une espèce de suicide, suicide spirituel. Il se sépare du Corps. Toute la vie, dans un monastère, elle vient de la communauté. L'Esprit - je vous l'ai déjà dit tant de fois - l'Esprit Saint repose sur la communauté. Et la vie spirituelle, elle bouillonne à l'intérieur de la communauté.

Si bien que celui qui se soustrait à cette vie par sa faute, par son vice, par sa négligence, celui-là, il se porte préjudice à lui-même. Il se met en péril. Il détériore sa santé spirituelle. Il risque même de la perdre tout à fait. Et en même temps, il porte préjudice au corps entier. C'est pourquoi Saint Benoît va faire l'impossible pour guérir un tel homme. Et la première chose à faire, c'est de lui faire sentir le mal qu'il se fait à lui-même et qu'il fait aux autres.

 

Nous devons, nous, sans cesse raviver le sentiment, la conscience de notre appartenance à un Corps. Nous sommes les membres les uns des autres. Nous entendons lire ces choses-là au cours de l'Office, ou bien de la célébration Eucharistique, ou bien nous les rencontrons au cours de notre Lectio Divina. C'est l'Apôtre Paul qui l'explique si bien. Mais nous ne le réalisons pas vraiment.

Je pense que si nous sentions jusque dans la chair de notre cœur que nous sommes les membres les uns des autres, il y a beaucoup de choses que nous ferions et d'autres choses que nous nous garderions bien de faire. Nous sommes un peu trop léger dans notre comportement personnel. Je pense : personnel. Nous n'y pensons pas. Nous sommes des gosses, encore !

Un moine qui est devenu adulte en Christ, dans lequel le Christ vit vraiment, qui a conscience que sans le Christ il ne peut absolument rien faire, qu'il reçoit toute sa vie de ce Christ, qu'il devient un seul être avec lui, mais celui-là, étant devenu un adulte, il aura conscience qu'il fait partie d'un Corps, de cette communauté. Et il en aura, de cette communauté, un immense respect parce qu'il sait qu'il reçoit tout de cette communauté. Et en même temps, il se donnera tout entier à cette communauté, et aux frères.

La communauté, ce n'est pas une abstraction. C'est un frère un tel, un tel et un tel avec leurs qualités, leurs richesses, mais aussi leurs défauts et leurs failles. Mais ça ne fait rien ! Ils constituent tous ce grand Corps dont le moine adulte sait très bien qu'il en est un membre et dont il reçoit tout. N'oublions donc pas que notre vitalité personnelle dépend de la vitalité de la communauté, et que la vitalité de l'ensemble dépend de notre santé. Il y a donc une exigence de fidélité, de très grande fidélité à tout ce qui nous est demandé de faire.

 

Il n'y a rien dans une communauté qui ne soit laissé à l'aventure, ou qui soit inutile, ou qui soit de la fantaisie. L'Abbé lui-même, comme le dit Saint Benoît, ne peut rien disposer qui ne soit conforme à ce qui est prévu par la volonté de Dieu exprimée à travers la Règle. Un Abbé ne peut jamais faire passer ses idées propres, ou ses vouloirs propres, ou ses sentiments propres. Non ! L'Abbé, c'est l'homme qui, par essence doit disparaître, devenir transparence du Christ, transparence de sa volonté, transparence de la Règle. Et c'est ainsi que nous devons essayer de devenir chacun pour notre part.

Voilà le petit message que Saint Benoît nous délivre encore aujourd'hui à propos de ce réfectoire. Donc, quand nous y entrons pour notre repas, veillons à avoir la conscience d'accomplir un acte de très haute valeur parce que il va nous faire grandir dans notre appartenance à cette cellule du Royaume de Dieu qu'est notre communauté. Il nous fera prendre davantage conscience que non seulement au réfectoire, mais à tous les moments de notre vie et toute la journée, nous devons nous donner à nos frères, parce que nous recevons tout de leur générosité, même si ces frères ne s'en doutent pas.

Il y aurait encore bien d'autres choses à dire, mais ça suffira pour aujourd'hui. Veillons aussi, naturellement, à suivre à la lettre ce que nous dit Saint Benoît ici, du moins à nous mettre en garde contre le défaut qu'il prévoit ici, et à être toujours présent au réfectoire au moment du repas commun. Si nous n'y sommes pas, ce doit être pour une raison indépendante de notre volonté. C'est parce que la volonté de Dieu nous veut ailleurs. Cela peut être la maladie, ça peut être la travail, ça peut être un voyage ? Mais ça ne peut jamais être notre négligence ou bien un vice caché qui serpenterait à l'intérieur de notre cœur.

 

Voilà, mes frères, ce sera assez pour aujourd'hui. Et nous essayerons d'être, comme Saint Benoît nous le demande, des fidèles disciples de notre Christ qui veut faire de nous un seul Corps en bonne santé, rayonnant de sa vie qui est l'amour.

 

Règle : 44. : Des excommuniés !                  23.11.84

      Devenir étranger à la véritable vie.

 

Mes frères,

 

Ce chapitre est en gradation sur celui que nous avons entendu hier. C'est net. Il a d'abord laissé pressentir ce que pouvait être une excommunication. Il a, hier soir, donné une monition, un avertissement. Aujourd'hui, c'est l'excommunication dans toute sa dureté. Il faut en effet faire sentir au coupable ce qu'il en coûte d'être coupé du Corps que constitue la communauté, par le fait même d'être retranché de Dieu, d'être devenu étranger à la véritable vie. Le coupable doit prendre conscience de l'illusion dans laquelle il vivait quand il suivait sa volonté propre, au point de perturber tout le Corps.

 

Et Saint Benoît, pour éveiller cette conscience dans le cœur de ses disciples, pour les prévenir, use ici de deux verbes qui sont ornés d'une forte connotation emphatique. Il est impossible de les traduire littéralement. Il faut user d'une périphrase.

En latin, il va parler de l'Office Divin qui est percelebratur, 44,5, et puis peu après, percompletur, 44, 17. Cela signifie que le coupable, à l'heure où l'Office Divin est célébré dans l'oratoire, il devra donc devant la porte se tenir étendu par terre, etc.

Mais c'est plus que célébrer. Ici, c'est célébré de bout en bout, de bout en bout et avec ardeur. Maintenant, lorsqu' il dit percompletur, ce n'est pas simplement dire achevé, mais c'est achevé jusqu'au bout, de fond en comble, jusqu'à ce que on ait perçu le tout dernier écho qui s'évanouit dans le lointain.

 

Alors, cela crie un violent contraste entre la situation des frères du Corps et la situation de l'excommunié. D'un côté, il y a la joie, la ferveur, j'oserais presque dire l'exaltation d'une célébration en commun dans laquelle on goûte l'amour, l'espérance et la communion dans une même lumière. Et pendant ce temps, devant la porte, percevant à travers les murs et la porte ce qui se passe là, il y a un homme qui est seul, abattu, qui est rejeté, abandonné.

Il n'est pas debout comme les autres au chœur, ce chœur qui forme une couronne autour du Christ présent au milieu, cette couronne qui est l'image de la couronne qui entoure Dieu dans le ciel et qui constitue l'univers angélique et l'univers des sauvés, l'univers des transfigurés. Mais lui, il est en dehors de tout cela. Il est étendu par terre.

Ici, il faut voir l'accumulation des mots chez Saint Benoît. Ce n'est pas facile à traduire. En latin il y a prostratus, 44,6. C'est traduit prosterné. C'est pas ça du tout ! Non, c'est prostré ! Il est prostré au sol. Il est sur son ventre et il a le visage tourné vers le sol, vers la terre, vers les profondeurs infernales dans lesquelles il va bientôt descendre parce qu'il est coupé de Dieu. Il est, oui, il est là étendu comme mort. Il ne dit mot. Il n'a plus rien. Il n'a plus de souffle de vie en lui.

 

Voyez quel contraste ! Et vraiment ce tableau est vivant ici dans ce que Saint Benoît nous dit :  Lorsque le coupable est revenu à des sentiments meilleurs, il faut maintenant le réintégrer dans la communauté.

 Et il y a encore tout de même quelque chose qui va lui rappeler sa faute et qui va lui dire qu'il est un racheté, qu'il n'a pas à rentrer en triomphateur. Non, mais en homme pardonné et racheté.

Saint Benoît dira que il devra donc à toutes les Heures se jeter à terre jusqu'à ce que l'Abbé lui dise que maintenant il a donné la preuve de sa conversion. Et maintenant il pourra être réintégré à l'intérieur du chœur de la communauté.

 

Et Saint Benoît dit : percompletur opus Dei, 44,17. Donc encore une fois l'Opus Dei, mais qui doit être achevé, jusqu' au bout. L'Office est un événement qu'il faut suivre dans son intégralité. Cela commence, et puis ça suit une courbe. Mais c'est une courbe qui ne redescend pas, mais qui monte et qui se perd, qui va retrouver un autre chœur qui est le chœur des anges.

Voilà, on entend à l'oreille, ça monte, et puis on en perçoit les derniers échos, percompletur. Alors c'est tout à fait fini ! Et c'est à ce moment-là que le coupable doit à nouveau se jeter à terre, maintenant à l'intérieur de l'oratoire devant tout le monde. Parce que cette joie qu'il recouvre à nouveau d'être admis dans ce chœur quasi angélique, il pourrait bien la perdre comme toutes ces louanges s'en vont et s'évanouissent au loin.

 

Voilà, mes frères, ce que Saint Benoît nous rappelle ce soir. Et il s’agit, ici, d'un châtiment qui vise la correction et la guérison d'un frère fautif. Mais prenons bien garde ! Chaque péché que nous commettons, il nous pousse insensiblement dans la même direction de cette culpabilité et de ce risque énorme d'être un jour retranché de Dieu et des saints.  

C'est pourquoi nous devons, comme nous le faisons au seuil de chaque Eucharistie, nous confier à la miséricorde de Dieu, nous dire : voilà, je suis capable de tout. Mais l'amour de Dieu pour moi sera le plus fort. Il ne permettra pas que même si je trébuche encore dans quelques péchés, ce ne sera tout de même pas un péché tel que je serais séparé de lui.

Et alors, ça nous rappelle notre état de faiblesse, de pauvreté, et ça nous empêche de porter un jugement sur les autres.

 

 

Chapitre : Les nouvelles Constitutions.           25.11.84

      7. La Visite Régulière.

 

Mes frères,

 

Cet après-midi arrive le Père Abbé d'Achel qui va faire la Visite Régulière de notre monastère. Cette visite est un événement important qui se présente tous les deux ans. Nous allons l'accueillir et nous y préparer dans un grand esprit de foi. Et si vous le voulez, nous allons voir ensemble ce qu'en disent nos Nouvelles Constitutions.

 

La Visite Régulière a pour but de renforcer et de compléter les efforts pastoraux de l’Abbé local et de stimuler les frères à mener la vie cistercienne dans une vigilance spirituelle renouvelée. Le Visiteur observe fidèlement les prescriptions du Droit, l’esprit de la Charte de Charité et les normes du Chapitre Général.

 

Viennent ensuite trois Statuts qui disent:

 

Le Visiteur délégué doit être Supérieur de monastère autonome…etc…

 

Remarquons, mes frères, que au terme de nos Constitu­tions, la Visite Régulière poursuit une double finalité. La première a trait à l'Abbé. La seconde regarde les frères.

L'Abbé tient dans le monastère la place du Christ. A la suite du Christ, il est donc d'abord le pasteur de ses frères. Dieu lui a confié une communauté. Il doit la conduire, la gui­der en marchant à sa tête sur les routes qui conduisent au Royaume de Dieu.

Je reprends ici les termes de la Constitution n° 34 qui définit le ministère de l'Abbé :

 

Il sera aussi un Maître de vie spirituelle. Il doit enseigner ses frères. Son enseignement doit être l’écho fidèle de l’Evangile et de la véritable Tradition Cistercienne.

 

Il doit enseigner également par sa vie. Sa conduite toute entière doit être pour ses frères un ­enseignement vivant. Il doit suffire de regarder l'Abbé pour qu'on sache de suite comment se comporter et comment marcher et courir sur les routes qui conduisent à Dieu.

Il doit être aussi un médecin, comme le dit Saint Benoît. Il doit porter avec une extrême patience les infirmités et les faiblesses de ses frères. Il doit s'efforcer de les gué­rir. Il doit savoir qu'il n'est pas à la tête d'une communau­té de saints mais de pécheurs dont il fait partie lui aussi. Sa propre fragilité l'éveillera à la faiblesse des autres.

Et enfin, il sera pour sa communauté un père, c'est à dire qu'il devra engendrer ses frères à la vie divine. C'est là quelque chose qui est sublime. Il faudrait donc pour bien faire que l'Abbé fut un saint capable de transfuser dans le coeur des autres sa propre vie qui, elle, vient d'une source d'au-delà de lui, c'est à dire du coeur même de Dieu.

 

Voilà tel doit être l'Abbé en soi, pour Saint Benoît, pour toute la Tradition et aussi pour nos Constitutions. Vous pouvez, si vous le voulez, consulter la Constitution n° 34. L'Abbé est donc au service de ses frères. Il les aide à croître dans la vie divine. Mais pas n'importe comment : par le moyen d'une Tradition éprouvée et une saine Tradition. Il ne peut pas faire croître les frères en Dieu en essayant de les faire entrer dans une Tradition Franciscaine par exemple, ou Dominicaine, ou même Carmélite. Non !

Cela ne veut pas dire qu'il ne doit pas être à l'écoute de ces autres Traditions pour enrichir la sienne et celle de ses frères. Mais il doit les faire grandir au sein de la Tra­dition monastique primitive qui a été synthétisée chez Saint Benoît et qui est devenue efflorescente chez les cisterciens.

Mais je le répète, il est au service. C'est son premier devoir. Il existe pour les frères. Ce ne sont pas les frères qui existent pour lui. Il est essentiel que dans une commu­nauté il y ait un Abbé, c'est à dire cet homme qui existe pour les autres, comme le Christ.

 

Et nos Constitutions donc, elles nous disent que la Vi­site Régulière aura pour but de renforcer et de compléter les efforts de l'Abbé, ses efforts pastoraux. Le texte latin dit roborare. Oui, c'est bien, c'est renforcer, c'est vrai ! Mais il y a tout de même une nuance.

La Visite Régulière doit être pour l'Abbé une force nou­velle. Il doit trouver dans les conclusions du Visiteur une confirmation de ce qu'il fait. Confirmation qui lui vient par la foi, d'au-delà du Visiteur, c'est à dire du Christ lui-­même dont il tient la place.

Cela ne veut pas dire que l'Abbé ne doit pas éventuelle­ment corriger son comportement. Il doit accueillir alors cette.....je ne dis pas cet avertissement, c'est autre chose..... mais cet éclaircissement sur sa conduite, il doit l'accueil­lir avec joie et y entrer.

 

Maintenant, il y a toute la partie concernant les frères. Les frères, eux, dans la communauté, chacun en particulier et tous ensemble, doivent être attentifs à Dieu seul. On vient dans le monastère pour chercher Dieu. Revera vere, comme dit Saint Benoît, 58,15 et 36,13 mais vraiment ! Il ne faut pas qu'il y ait à côté des visées qui soient étrangères, qui soient égoïstes. On ne peut pas se servir de Dieu pour suivre un but humain. Non, c'est Dieu en lui-même.

Donc, les frères doivent être suprêmement attentifs à Dieu aimé par dessus tout. Ils doivent se laisser prendre par ce Dieu, se laisser travailler et diviniser par lui. Voilà le terme final de la vie monastique. Les Constitutions vont dire que la Visite Régulière a pour but de stimuler les frères à mener la vie cistercienne dans une vigilance spirituelle renouvelée. La routine, la lassitude et puis les habitudes prises, tout ça risque de nous endormir dans un ronronnement satis­fait. Ce n'est pas cela !

La Visite Régulière va nous éveil­ler tous pour que nous soyons vigilants, attentifs à nouveau. Cet éveil est une jeunesse. Le moine est un homme qui ne vieillit pas. Il ne peut pas vieillir. Il doit devenir toujours plus jeune. Avancer dans les années qui s'échelon­nent sur un calendrier, ce n'est pas vieillir pour un moine. Non! Il rajeunit en Dieu à mesure que la vie divine qui est éternelle jeunesse prend possession de son coeur. Donc, toujours être vigilant, c'est toujours être jeune, éveillé !

 

La Visite Régulière, aux termes de nos Constitutions, a donc une vision éminemment positive. Elle vise à aider et à encourager. Elle veut favoriser et affermir la communion en­tre les frères autour de l'Abbé, et l'unité de la communauté encore autour de cet Abbé qui, ne l'oublions jamais, dans le monastère tient la place du Christ. La communauté, je l'ai encore rappelé dernièrement, elle constitue un Corps.

 Et ce Corps vit. C'est la même vie qui meut tous les membres. Mais cette vie, c'est la vie même du Christ, c'est la vie même de Dieu. Et elle est favorisée, elle est représentée dans le monastère par la personne d'un vicaire qui est l'Abbé. Je vous assure que ce n'est pas de tout repos, car s'il est quelqu'un dans la communauté que Dieu et le Christ tra­vaillent, et purifient, et rabotent, et lessivent, c'est bien celui qui doit tenir la place du Christ.

La Visite Régulière va donc infuser à notre communauté une vitalité nouvelle. Voilà, c'est le terme qu'elle doit atteindre. Cette perspective positive n'exclut pas, au con­traire elle appelle - comme j'y faisais allusion il y a un instant encore - elle appelle parfois des redressements, des rectifications. Il est impossible que une communauté dans sa croissance ne soit pas sujette à des défaillances, même à des erreurs, tout cela involontaire. Il y a les bourrasques, il y a les tempêtes, il y a les orages, il y a les averses. Tout cela, ça secoue les personnes. Et si les personnes sont secouées, la communauté elle-même est secouée.

 

Mais le but de tout cela, c'est que des racines s'en­foncent toujours plus profondément dans le sol. Mais parfois, il faut élaguer, couper certaines branches qui sont cassées ou bien qui sont tordues, et ainsi rendre à l'arbre de la communauté sa beauté, son élan, sa vigueur. Cela ne veut pas dire qu'il faut retrancher des frères de la communauté. Ce n'est pas ça que je veux dire. Mais c'est retrancher chez nous des défauts ou des déviations qui, enco­re une fois, sont inévitables. Donc, nous devons tout accueil­lir comme venant de Dieu lui-même qui est le maître, ici, dans notre monastère.

 

Je vous invite donc, mes frères, à être confiants et ouverts avec le Visiteur. Vous connaissez Dom Emmanuel. Vous savez que c'est un homme très bon, un homme qui a un excel­lent jugement. Donc, parlez-lui à coeur ouvert. Je vous y encourage. Mais veillez à vous laisser inspirer et guider par la charité. Tout ce qui est dit en dehors de l’amour, ça fait du bruit, mais je peux déjà vous le dire, ça n’aboutit à rien du tout. Cela entre par l'oreille du Visiteur, et puis ça s'en va encore plus vite par l'autre. Mais ce qui est dit dans l'amour, ce qui est dit dans la foi, alors cela reste et cela porte du fruit.

Et encore ceci : ayez non seulement le souci de la com­munauté, mais ayez aussi le souci de l'Ordre entier. Je veux dire que nous ne sommes pas indépendants des autres communau­tés. Nous ne sommes pas une entité unique même si nous avons notre physionomie, qui est la nôtre, et que nous devons aimer, et que nous devons embellir.

Mais sachons que nous sommes reliés à d'autres communau­tés et que nous devons partager avec l'Abbé la responsabilité de l'Ordre entier. C'est un aspect de la Visite Régulière qu'on perd souvent de vue. On ne regarde que les soucis locaux et on perd de vue que l'Ordre, lui, s'étend partout et que nous devons, nous, grandir, nous développer en harmonie avec l'Ordre. C'est cela que je veux dire !

Nous ne pouvons pas rester en arrière. Nous ne pouvons pas partir en pointe. Mais nous devons grandir tous ensemble, chacun à l'endroit même où nous sommes.

Alors, pour nous faire entrer et nous maintenir dans cette atmosphère de foi, de confiance et d'amour, je demande à notre frère Jean-Marie qui est hebdomadier, de veiller à introduire une petite demande particulière tous les jours dans la prière universelle.

 

Homélie : Fête de la communauté.                30.11.84

      Venez, suivez-moi !

 

Mes frères,

 

Pour entrer dans la fête de ce jour, nous pouvons fran­chement prendre appui sur l'invitation adressée par Jésus à ses premiers disciples : Venez, suivez-moi ! Notre vie monastique, notre vie chrétienne aussi, n'est rien d'autre qu'une marche à la suite du Christ jusqu'à l'heure heureuse où nous entrerons avec lui dans le Royaume de Dieu.

Suivre le Christ, c'est être avec lui à tout moment. C'est vivre comme lui. C'est déposer des habitudes trop hu­maines pour adopter un comportement nouveaux inspiré du sien. Ce n'est pas impossible, car le Royaume de Dieu auquel il nous invite, vers lequel il nous conduit, il travaille déjà en nous et autour de nous.

Oui, notre être charnel insensiblement se dégrade et glisse vers la mort. Mais notre être spirituel se fortifie de jour en jour dans une jeunesse qui, elle, jamais ne dé­clinera. La puissance du Royaume de Dieu travaille nos coeurs et jamais elle ne faiblit. Nous ne devons pas craindre nos reculades, nos chutes même. Ce sont des crises de croissance qui nous permettent de nous dépasser en nous reprenant et en continuant notre route.

 

Les Apôtres n'ont pas été des saints dès les premiers jours. Ils ont dû briser leur égoïsme, ou plutôt permettre à la force de l'Esprit de les faire sortir d'eux-mêmes pour qu'enfin ils puissent librement aimer. Le Royaume de Dieu qui travaille à l'intérieur de nous et autour de nous, je le répète, ce Royaume de Dieu doit transparaître à travers notre conduite. Il nous métamorphose. Il fait de nous des êtres nouveaux, des enfants de Dieu. Et cela va apparaître dans notre agir, dans nos pensées aussi, mais surtout dans notre conduite.

Nous allons nous ouvrir aux autres, les accepter tels qu'ils sont dans leurs faiblesses, dans leurs défauts, mais aussi dans leurs qualités et leurs richesses. Nous ne serons pas heurtés lorsque parfois ils nous secouent. Nous ne serons pas jaloux lorsque nous remarquerons qu'ils sont meilleurs que nous, plus forts que nous en bien des domaines.

Nous serons heureux de ce qu'ils sont, car nous pren­drons sur nous leurs défauts et nous partagerons leurs ri­chesses. Notre coeur va s'ouvrir à un véritable amour. Nos frères, nous les soutiendrons sur leur route. Nous aiderons les faibles. Nous marcherons à la suite des forts. Nous serons entre nous des artisans de paix, de sécurité, et jamais, au grand jamais des semeurs de discorde.

 

Mes frères, ainsi le Royaume de Dieu apparaîtra aux re­gards de tous. Et nos frères seront heureux lorsqu'ils auront le bonheur de nous rencontrer, de nous voir arriver vers eux. Ils se donneront à nous. Et ensemble, nous formerons un Corps partageant la même vie, le même amour et les mêmes espoirs.

Voilà ce que nous vivrons avec une intensité nouvelle aujourd'hui. Nous saurons que nous sommes en route vers un même but, que nous partageons une même destinée, où que nous soyons, qui que nous soyons. Et ensemble, unis autours de nos jubilaires, nous serons heureux.

Mes frères, n'ayons pas peur de le dire, de le croire. Le Royaume de Dieu, je le répète, est ici présent parmi nous. Notre Eucharistie en est le gage, la promesse et le signe. Nous allons ensemble la partager. Un surcroît de vie va par­courir tout notre être, va faire battre notre coeur. Et nous continuerons nos routes pour une nouvelle année en ayant dans les yeux une lumière nouvelle qui sera pour tous la présence du Christ, de son Esprit, de son amour et de son accueil.

 

                                                                                                              Amen.

 

Récollection du mois de décembre.                01.12.84

      La jointure de deux cycles liturgiques.

 

Mes frères,

 

Ce soir, nous nous trouvons à la charnière de deux cy­cles liturgiques : un vient de se clore, un nouveau s'amorce. Le premier s'est terminé, mais il n'est pas disparu. C'est lui qui porte celui qui à présent émerge et qui déjà nous sollicite et nous entraîne. Pour l'instant, nous sommes à la jointure des deux.

Au cours de l'année qui vient de s'écouler, nous avons parcouru sacramentellement l'histoire entière du cosmos de­puis sa naissance dans le coeur de Dieu jusqu'à son accom­plissement dans le feu de l'amour Trinitaire. Et il nous a été donné de comprendre qu'à chaque instant, chaque événement était tout à la fois en devenir et achevé. C'est le mystère de l'amour, c'est le mystère de Dieu lui-­même.

La vie monastique, lorsqu'elle est correctement vécue à travers la liturgie, elle donne un oeil qui sans se détacher des contingences terrestres permet de contempler l'univers déjà terminé dans sa beauté au sein de l'amour Trinitaire. Nous découvrons ainsi notre vocation à l'universel.

 

L'univers est ramassé, condensé dans la personne du moi­ne, dans son coeur, dans son corps, dans son esprit. Et cet univers, c'est un monde écartelé, tendu, même tordu. Il est écartelé entre deux forces antagonistes : l'une qui le porte irrésistiblement vers son Créateur, là où il trouvera la plé­nitude de son achèvement. Et une seconde force opposée à cel­le-là qui le replie sur lui-même dans un narcissisme débili­tant, épuisant.

Or ce conflit, il se vit à l'intérieur du moine. Pour­quoi ? Mais parce que, comme je viens de le dire, le moine est un microcosme. Regardons ce qui se passe en nous chaque jour, et nous verrons que nous-mêmes sommes tiraillés au sein d'une lutte. Nous luttons et contre Dieu et contre nous-mêmes, contre Dieu qui nous envahit, qui nous travaille et qui veut devenir un seul être avec nous.

Mais de ce Dieu nous avons peur, car nous savons que pour nous envahir, il doit nous mettre à la porte de nous-mêmes. Et nous préférons nous accrocher à nos sécurités charnelles - celles que nous connaissons - plutôt que de faire un saut fou dans la confiance en ce Dieu tout à la fois fascinant et terrifiant. Mais si nous luttons contre lui, si nous nous débattons dans ses mains, nous luttons aussi contre nous-mêmes, contre nos peurs, contre notre égoïsme, contre nos refus, si bien que le sort du monde se joue à l'intérieur de nous.

 

Et là est la sublimité de notre vocation qui est une vo­cation à l'universel. Ne pensons pas seulement à notre salut personnel, à notre épanouissement privé, mais sachons bien que à l'intérieur de nous-mêmes, c'est le monde entier qui grandit, c'est le monde entier qui résiste, mais c'est le monde entier qui finalement sera transfiguré. La réussite ou l'échec d'une vie monastique signe la réussite ou l'échec de l'entreprise globale de Dieu. Mais nous savons que l'amour de Dieu est tellement puis­sant que il n'y a pas d'échec dans une vie monastique, il n'y en a jamais.

Mes frères, nous sommes donc debout à la charnière de ces deux années. Et portant notre regard vers le monde à venir et vers notre situation présente dans son devoir, nous pouvons nous demander quelle a été la réalité de notre combat au cours des douze mois écoulés ? Notre coeur y a-t-il gagné en pureté, en charité ? Nous sentons-nous plus solidaires des hommes nos frères dans leurs espoirs et dans leurs défis ? Le Christ est-il davantage no­tre unique raison de vivre?

Il y a là matière à un bel examen de conscience à l'oc­casion de notre récollection. Mais surtout, nous devons nous demander si nous avons toujours été droits et sincères dans notre intention ? Je veux dire que notre coeur doit toujours être dirigé vers l'accomplissement de ce que nous sommes destinés à de­venir. Or, ce coeur doit se vider de tout ce qui n'est pas net, de tout ce qui n'est pas limpide.

 

En concret, cela veut dire qu'il ne peut y avoir en nous aucune ambition, aucune jalousie, aucun regard torve vers les autres. Mais toujours une ouverture, un appel, un accueil. De quoi ? Mais de l'imprévu, de cet imprévisible que Dieu nous réserve et qu'il a préparé pour nous depuis toujours. Ce qu'il veut nous donner, c'est Lui, c'est sa propre vie. Cela nous a été rappelé au cours des causeries que nous avons entendues cette semaine. Il veut nous faire partager sa propre beauté.

Mais hélas, trop souvent nous regardons encore vers de petits nuages qui sont de ce monde, de ce monde qui est nous. Ne l'oublions pas ! Nous sommes la conscience du monde. Nous n'avons pas le droit de nous regarder nous-mêmes. Mais notre regard, qui est le regard du monde, doit se porter vers Dieu, doit se porter vers cet amour, vers cette beauté qui nous attend et qui veut devenir avec nous un seul esprit.

Notre responsabilité est très grande. Nous devrions le sentir jusque dans les fibres les plus intimes de notre chair. Nous n'avons pas le droit d'être à côté de cette vérité.

 

Et alors, nous allons maintenant diriger nos yeux vers les mois qui s'annoncent. Et comment allons-nous les accueil­lir ? Serons-nous ouverts pour les recevoir dans leur riches­se, eux qui sont déjà lourds de tout ce que Dieu a préparé pour nous, afin de nous combler, et en nous comblant de rem­plir l'univers de sa propre vie à Lui. C'est toujours à cela qu'il faut en revenir. Nous sommes l'univers dans sa conscience. Serons-nous donc disponibles, légers, trans­parents comme Dieu l'attend de nous ?

Mes frères, voilà bien des questions que nous pouvons nous poser au cours de la journée de demain. Chacun y répon­dra selon ce que sa conscience lui dictera. Mais il est une chose que nous savons tous : nous devons être au cours de cette nouvelle année, des veilleurs, des gens attentifs, des gens qui ne se laissent pas endormir ni distraire, des gens dont la lame de l'esprit est toujours, toujours tournée vers la volonté de Dieu à recevoir, à assi­miler ; pour que, nous transformant, elle métamorphose l'univers entier, pour que un jour grâce à nous Dieu soit tout en toutes choses. Mais il faut d'abord qu'il soit tout en nous-mêmes.

Voilà, mes frères, notre vocation ! Au seuil de cette nou­velle année, repassons-là dans notre esprit ! Accrochons-y notre coeur et que notre conduite réponde toujours parfaite­ment à nos paroles. Nous avons le grand bonheur maintenant de revivre hebdo­madairement et même quotidiennement la Vigile Pascale. C'est cela la théologie de l'Office selon Saint Benoît. Je vous l' ai déjà longuement expliqué au début de cette année.

Eh bien, accrochons-nous à cette vérité ! Si chaque jour, nous revivons liturgiquement la Vigile Pascale, nous retrouvons notre vocation à l'universel. Le moine est un être cosmique, cela devrait être inscrit en grandes lettres sur nos murs, sur la chair de notre coeur. Mais c'est inscrit à travers l'Office que nous célébrons tous les jours.

Mes frères, soyons donc fidèles, soyons des vigilants ! Et grâce à nous, la création de Dieu avancera vers son achè­vement car elle aura triomphé en nous, moines...

 

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    04.12.84

      1. Le spirituel et le matériel.

­

Mes frères,

 

Remarquons que Dom Emmanuel établit toujours une liaison entre le spirituel et le matériel. Il parle, ici, de la di­rection que le Père Abbé imprime tant dans le domaine spiri­tuel que matériel. Il y reviendra encore plus tard. Il dit ceci quelques lignes plus loin : l'oeil doit rester vigilant dans le domaine spirituel aussi bien que matériel.

Il y reviendra encore plus tard. Il parle de l'unité fraternelle, de l'entraide spirituelle et corporelle. A la fin de la Carte de Visite; il fera remarquer: Bien que cette Carte de Visite renferme nombre de points concernant le maté­riel, ils ne sont pas sans toucher le but unique de notre vie qui est une croissance dans l'amour.

Cette jonction entre le spirituel et le matériel est très importante. Elle va orienter tout le cheminement de Dom Emmanuel dans les conseils qu'il va nous donner. Pourquoi ? Mais parce que le christianisme, c'est un cadeau que Dieu nous fait, par lequel il nous permet d'accepter notre condition matérielle et corporelle.

 

Et non seulement l'accepter, mais en être heureux, y découvrir la source la plus sûre, la plus réelle et la plus abondante de notre bonheur. Etre heu­reux d'être des êtres vivant corporellement, charnellement, matériellement. Pourquoi ?

Mais parce que Dieu lui-même a voulu devenir matière. Il a voulu devenir chair. Car le but ultime de la création, comme le conférencier dernier nous l'a encore expliqué, c'est à travers cette rencontre de Dieu et de la matière, parvenir à une métamorphose de notre être matériel qui doit se spiri­tualiser.

Si bien que notre chair devient transparence de l'Esprit qui l'habite et qui la meut. Ce n'est plus nous qui vivront, au terme c'est le Christ ressuscité qui vivra en nous. Nous devons être métamorphosés en la ressemblance parfaite du Christ qui est Dieu lui-même.

 

La matière est donc prégnante de spirituel. L'Apôtre di­sait : La création toute entière gémit dans les douleurs de l'enfantement parce que elle attend d'être transformée, d'être spiritualisée, d'être divinisée. Cela ne veut pas dire qu'elle est évacuée, mais elle atteint son sommet de perfection tel que Dieu l'a voulu, tel que Dieu le désire. Et le plan de Dieu se réalise toujours.

Le spirituel, maintenant, nous arrive dans le plan de Dieu, toujours à travers le matériel, mais toujours, il est impossible d'y échapper. Je vous garantis que Dieu ne se manifeste jamais direc­tement à quelqu'un. C'est toujours par l'intermédiaire d'une autre personne ou bien par l'intermédiaire d'un événement.

Nous aurons donc là la source de ce que doit être notre obéissance: obéissance à un homme, obéissance à une commu­nauté, obéissance à un Institut, à des structures, à des évé­nements. Dieu se manifeste toujours à travers l'autre. Que ce soit un autre vivant, que ce soit un autre inerte, mais c'est toujours à travers la matière que Dieu se manifeste à nous. Et l'exemple le meilleur, ce sont les sacrements, sacre­ments qui sont des signes sensibles matériels de la présence et de l'action de Dieu. Et le premier de tous qui est l'Eu­charistie.

 

Mes frères, je pense que nous devons, lorsque nous al­lons maintenant suivre le déroulement de la Carte de Visite, ne pas perdre cela de vue. Nous ne sommes pas des être qui essayent d'échapper à la pesanteur de la matière, mais qui assument cette matière pour la rendre légère et transparente en se laissant eux-mêmes travailler par l'Esprit et métamor­phoser en des fils de Dieu, en la ressemblance la plus par­faite du Christ qui est Dieu devenu matière, devenu chair.

 

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    05.12.84

      2. Partage de la vie même de Dieu.

 

Mes frères,

 

Le Père Visiteur a parfaitement dégagé mon intention en disant que j'entendais vous rassembler communautairement en une famille de frères qui cherchent Dieu en vérité, chacun selon sa vocation personnelle. Oui, c'est vraiment cela ! Je désire que notre communau­té soit vraiment un rassemblement d'hommes qui partagent la même vie, c'est à dire la vie même de Dieu, des frères qui tendent tous vers le même idéal, à savoir : chercher Dieu en vérité.

Il faut que vous formiez un Corps qui grandit, un Corps qui s'épanouit, un Corps dans lequel chacun trouve sa place selon ce qu'il est, un Corps dont la sève est le sang même du Christ qui fait dans nous tous des frères, non seulement nous supportant, mais vraiment nous portant les uns les au­tres comme le Christ lui-même nous a assumés et portés, des frères qui sont prêts à donner leur vie les uns pour les au­tres. Je pense que c'est la mission principale d'un Abbé digne de ce nom.

Il ne domine pas des hommes que Dieu lui confie, mais il est à leur service. Et il doit s'oublier pour que chacun devienne dans ce jardin qu'est le monastère, une fleur qui répand un parfum qui monte jusqu'à Dieu et qui le réjouit. Ce sont des images qu'on rencontre, qui sont usées. Mais nous devons leur rendre une vitalité nouvelle à des occasions comme celle-ci. Il faut que chacun se sente véritablement aimé, non seulement par son Abbé, mais aussi par les autres frères.

 

Il n'est rien de plus pénible de rencontrer une commu­nauté qui est divisée, où il y a des factions, où il y a ne fut-ce qu'un seul frère qui est laissé de côté. Non, nous sommes un Corps, nous sommes une famille, et nous cherchons Dieu en vérité. Cela veut dire, chercher Dieu en vérité, que nous ne nous recherchons pas nous-mêmes. Donc, il ne faut pas qu'il y ait de l'ambition en nous, et pas de jalousie non plus, ne pas regarder ce que les autres deviennent, ce que les autres sont, ce que les autres reçoivent...

Non, mais se réjouir du succès des autres, se réjouir de ce qu'ils deviennent, se réjouir de ce que Dieu leur donne. Et ainsi, nous sommes toujours ouverts aux réalités divines et ouverts aux volontés divines.

Mes frères, c'est là le rôle de l'Abbé! Et je vous as­sure, vous le savez d'ailleurs, que je m'efforce de m'en ac­quitter pour un mieux. Dans la suite, le Père Visiteur insistera sur l'Unité dans la communauté. C'est dans la même ligne !

 

Il y a unité, lorsque nous formons une famille, lorsque nous formons un Corps. Mais la moindre cellule de notre Corps, mais elle est sensible. Et si je suis blessé quelque part ne fut-ce que par une petite piqûre d'aiguille, mon corps entier réagit. Il doit en être de même dans une communauté monastique. Si un frère souffre, si un frère est atteint dans ses affec­tions, dans sa santé, dans n'importe quoi, il faut que immé­diatement le Corps entier réagisse. Cela doit devenir ins­tinctif.

 

Règle : 57. : Des artisans du monastère.        10.12.84

      Une participation consciente à la Vie de Dieu.

 

Mes frères,

 

Il est manifeste que Saint Benoît ne cherche pas à favoriser pour son disciple une réussite au plan humain. Pour lui, le terme de la vie monastique ne réside pas dans un succès d'ordre temporel. Il se situe ailleurs. Il n'est pas sur cette terre. Il faut le chercher à l'intérieur même de Dieu, dans le coeur de la Trinité, dans ce que nous appelons le Royaume des cieux qui est la participation à la propre vie de Dieu, une participation consciente.

Toute forme de vanité va donc être pour Saint Benoît une sorte, de narcissisme, donc un repliement sur soi qui va automatiquement entraîner un blocage. L'homme devient myope. Il ne voit plus que sa propre personne. Sa myopie peut s'aggraver et devenir de la cécité. Il va perdre de vue le but principal de sa vie.

Alors Saint Benoît, lui, il va tirer son disciple, il va le tirer de ce péril. Il va entreprendre une opération de sauvetage. Et ce sera radical pour lui. Il le retire de son emploi quel que soit le préjudice matériel ou financier que doive subir le monastère. Il est en effet préférable que le monastère soit en difficulté plutôt que un frère ne soit arrêté dans sa progression vers Dieu.

 

Il y a chez Saint Benoît une logique qui nous paraît déraisonnable. Et c'est vrai, parce que la sagesse qui est chez Dieu, elle est folie pour les hommes. Il est certain que le rôle de l'Abbé doit être en outre d'abord de veiller à ce que les frères ne soient pas gênés dans leur progression vers le Royaume de Dieu, vers le monde à venir, et gênés par eux-mêmes. Gênés, non pas parce qu'ils trouvent dans le monastère, parce que dans le monastère, tout est organisé pour aider le moine à courir vers Dieu. Mais l'obstacle est dans la personne, dans le coeur.

Et je vous dis, Saint Benoît emploie des moyens qui sont radicaux. Il lui suffit, comme il le dit ici : il faut exercer son métier cum omni humilitate, 57,3, en toute humilité. Cela veut dire que l'artisan dans le monastère, le chef d'emploi doit être vraiment possédé par l'humilité. Comme on serait possédé par le démon, on doit être possédé par l'humilité. On est possédé par les 7 démons, ou les 8 démons que vous connaissez. Mais un chef d'emploi, lui, il doit les avoir mis à l'extérieur de lui, ou les avoir maîtrisés en lui par cette humilité qui est devenue maîtresse de son coeur.

Mais vous allez dire : alors, il faut être un saint pour exercer un emploi ? Non, pas nécessairement, mais il faut vouloir le devenir. Alors on reçoit la force nécessaire de la part de Dieu, et en plus on est protégé par le Père du monastère qui va prémunir le moine contre ses propres faiblesses en utilisant comme ceci des moyens sévères. Voyez ! C'est une véritable opération chirurgicale ici ! Il faut enlever un abcès tout de suite, sinon ça va devenir un cancer.

 

Alors, pour aller à la réussite totale de sa vie, cette fois-ci, il suffit d'une humble obéissance au vouloir de Dieu. Mais la réussite et totale de la vie, c'est la métamorphose de l'être. Ce n'est plus un être étroitement humain et charnel, comme le dit Saint Paul, mais un être qui est devenu spirituel. Il est guidé par l'Esprit de Dieu qui anime toutes ses facultés.

Et pour être cela, il suffit de se laisser porter par ce même Esprit, par ce Dieu qui seul connaît la route qui va vers lui. Et alors, on apporte au monastère, à l'Eglise et au monde même les véritables richesses qui sont d'ordre divin et qui jamais ne peuvent s'altérer. Voilà, Saint Benoît, il pèse les deux et il choisit.

Voilà mes frères, il ne faut pas vivre pour soi mais pour Dieu et pour les autres. Et c'est cela le début de l'humilité, et le sommet de l'humilité ; et à qui le fait, l'indicible beauté de notre vie monastique.

 

Règle : 58, 1-37 : De l’accueil des frères.      11.12.84

      L’accueil d’un nouveau candidat.

 

Mes frères,

 

Interrogeons Saint Benoît puisque nous sommes ses disciples. Aujourd'hui, il nous introduit dans un nouveau mystère de la vie monastique. Il le fait à propos d'un nouveau qui se présente à la porte du monastère et auquel, dit-il, il ne faut pas trop vite permettre d'entrer.

Il se réfère aux conseils donnés par l'Apôtre Jean dans sa première Lettre : Ne croyez pas trop vite à toutes sortes d’esprits, mais mettez-les à l’épreuve pour discerner s’ils viennent de  Dieu. Cette recommandation a fait fortune dans le monde monastique.

Les premiers Pères ont recherché quels pouvaient être ces esprits qui n'étaient pas de Dieu. Ils les ont répertoriés, ils les ont analysés, ils en ont suivi la trace. Ils ont observé leur cheminement dans le cœur du moine et les catastrophes que ces esprits pouvaient provoquer lorsque on leur donnait libre cours dans le monastère.

 

Il faut donc veiller attentivement à ce que de tels esprits ne franchissent pas le seuil du monastère. Saint Benoît fait allusion expressément à deux de ces esprits : le spiritus elationis, 38,7 à propos du lecteur de table, l'esprit d'élévation, d'orgueil, de vanité ; et le spiritus superbiae, 65,5, l'esprit de superbe à propos du prieur qui se gonfle. C'est un esprit qui gonfle les hommes. L'autre, c'est un esprit qui les fait s'élever. Ici, ça les fait gonfler. Ce sont deux détails.

On pourrait analyser longuement chacun de ces esprits, mais ce sera peut-être pour une autre occasion. On ne sait jamais ? Mais ça ne peut pas se faire dans le cadre d'un chapitre parce que ça prend trop de temps. Cela devrait faire l'objet au moins d'une causerie assez longue.

Il faut donc examiner avec soin quel esprit amène un homme à la porte du monastère. Est-ce un esprit qui règne sur le monde et sur la chair ? Ou, est-ce un esprit qui vient de Dieu ? Ce n'est pas évident du premier coup car satan possède l'art prestigieux de se métamorphoser en ange de lumière.

 

Il faut donc appliquer une série de tests au nouveau venu. Et le premier sera la difficulté opposée à son entrée. Il faut plutôt le repousser que l'attirer. Aujourd'hui, on ferait facilement le contraire. On dirait : « Une vocation, c'est formidable ! Venez et entrez ! »

Pas pour Saint Benoît : « Restez dehors, on n'a pas besoin de vous ! Vous devrez payer très cher le droit d'entrer chez Dieu car c'est chez Dieu que vous devez entrer. Il faut donc voir ce qui vous amène, si vous êtes mû par un esprit qui domine sur le monde ou sur la chair, ou bien si vous êtes habité par l'Esprit Saint en personne qui vous pousse presque - pas contre votre gré - mais ma foi, vous êtes pulsé de l'intérieur vers ce monde nouveau qui est celui de Dieu.

Et lorsque finalement après un premier essai, comme ça une première auscultation, on aura mis le postulant à l'intérieur du monastère, on va encore lui faire voir toutes sortes de vertes et de pas mûres pendant au moins un an. Maintenant c'est deux ! Maintenant c'est cinq jusqu'à la profession solennelle, et encore davantage peut-être ?

 

Mais comme dit Saint Benoît, il faut vraiment le cuisiner. On va confier le nouveau à un expert en matière de faire subir toutes sortes d'avanies aux jeunes. Et ça, il faut que les novices le sachent. Ils ne doivent pas donc s'étonner. Cela fait partie de ce que Saint Benoît demande. Il faut vraiment que l'on sache ce qu'il y a à l'intérieur de cet homme.

Mais pourquoi donc ces précautions ? Mais parce que c' est très simple : chez Dieu ne peut entrer que ce qui vient de Dieu. Ce qui vient du monde, ce qui vient de la chair, ce qui vient du démon n'a pas sa place chez Dieu. Cela doit rester dehors. C'est le domaine du profane. Ce n'est pas le domaine du sacré et du divin.

Cela ne veut pas dire que le postulant doit être un saint, ou que le novice doit être un saint avant de commencer ? Non, ce n'est pas nécessaire du tout. Il peut être bourré de défauts, ça n'a pas d'importance. L'essentiel, c'est qu'il soit amené par l'Esprit de Dieu.

 

Et c'est cela qu'il faut faire comme le dit Saint Benoît : mettez à l'épreuve les esprits pour discerner s'ils sont de Dieu ou non. 58,4. Si l'esprit est de Dieu, alors non seulement il faut ouvrir les portes au postulant, mais il faut l'encourager, il faut l'introduire chez Dieu. Il faut le prendre en charge. Il faut le conduire. Il faut l'éduquer. L'Esprit de Dieu n'arrête pas son action au moment où le nouveau est entré dans le monastère. Non, il va poursuivre son travail jusqu'au bout, jusqu'à ce qu'il soit métamorphosé cet homme. Car Dieu a un projet. Et ce projet doit être réalisé dans l'Esprit de Dieu.

Il faut donc que la communauté aide Dieu à bien travailler à l'intérieur de cet homme pour en faire, non plus un fils du monde ou un fils de la chair, mais un fils de Dieu et un semblable aux anges. C'est à dire que il ne vive plus en étant retourné sur lui-même, introverti, mais en étant entièrement ouvert à Dieu, tourné vers Dieu, accueillant Dieu et ne pouvant plus vivre que pour Dieu. Donc, à ce moment-là, lorsque quelqu'un est amené dans le monastère par l'Esprit de Dieu, tout devient possible pour cet homme quel que soit son point de départ.

 

Règle : 58, 38-70 : De l’accueil des frères.    12.12.84

     La profession monastique, second baptême.

 

Mes frères,

 

Les Rituels les plus anciens de la profession monastique, bien antérieur à Saint Benoît, sont un décalque de la cérémonie du baptême. Ils nous permettent de voir dans la profession monastique un second baptême et même un sacrement. On pourrait établir un parallèle entre ce rituel et ce que Saint Benoît prévoit ici. On y trouverait des rapprochements très intéressants. Je vais en signaler rapidement quelques uns.

Par exemple l'initiation et la probation qui va durer un an, par le moyen d'une lecture, à trois reprises, de la Règle de Saint Benoît. Une sorte d'examen pour voir si le candidat est capable de comprendre ce que c'est que la vie monastique et de s'y engager. Cette profession a lieu en public, dans l'église, devant Dieu et les saints. Il y a donc une invocation à toute la cour céleste devant laquelle on se trouve, et avec laquelle on va entrer en communion. On va être reçu dans une société nouvelle qui est celle de Dieu.

Avant cet acte, on est en dehors. On est dans le domaine du profane. On n'est pas entré dans le domaine sacré et saint de la Trinité et de ceux qui communient déjà dans le ciel et aussi sur la terre à cette vie divine. Il y a encore d'autres détails naturellement, celui de la pétition par exemple. Mais le plus remarquable de tous, c'est la triple répétition du verset : Recevez-moi Seigneur selon votre parole et je vivrai, et ne me décevez pas dans mon attente. C'est répété trois fois pour rappeler les trois immersions du catéchumène dans l'eau du baptême. Puis immédiatement après le Gloria Patri, c'est l'invocation Trinitaire.

 

Et enfin, lorsque la cérémonie est achevée, il faut changer de vêtements : même chose pour le baptême. On doit abandonner les vêtements qu'on portait dans le monde du profane pour revêtir les habits du monastère comme le dit Saint Benoît, c'est à dire les habits de ce monde nouveau.

On est donc devenu une créature nouvelle. Et ça va se manifester dans la vie entière par après. Ce sera le rôle de l'Abbé et de la communauté de veiller sur le nouveau, sur ce nouveau profès, sur ce nouveau immergé dans l'univers de Dieu pour que vraiment il se comporte en fils de Dieu qu'il est devenu. Il est devenu fils de Dieu, il l'était déjà par le baptême mais maintenant il l'est. Il va devoir pousser jusqu' au bout la logique de son premier baptême.

Le moine va donc être, comme tout baptisé et comme l'Église elle-même, à la fois saint et pécheur. Il est saint parce qu'il est introduit dans l'univers de Dieu. Il vit dans la maison de Dieu, dans un domaine réservé à Dieu. Il est déjà dans le Royaume. Mais il est encore toujours pécheur. Les vices et les péchés sont toujours en action à l'intérieur de son cœur.

 

Et cette ambivalence s'affirmera en toute évidence au sommet de l'échelle de l'humilité. Car on aura alors un moine qui sera entièrement purifié de ses vices et de ses péchés, mais qui en même temps se tiendra devant Dieu dans la posture de l'homme qui est mis en accusation et qui se reconnaît coupable.

C'est quelque chose de paradoxal qu'il est impossible de jouer comme dans un théâtre. C'est une attitude qui ne relève pas de notre monde, qui relève du monde de Dieu. C'est l'attitude même du Christ ! Le Christ n'avait pas à se corriger de ses vices et de ses péchés. Mais il avait été fait péché par une grâce de substitution, en notre faveur. Il avait pris sur lui tous les péchés des hommes, tous les péchés des hommes au singulier et au pluriel. Le péché comme tel et puis tous les péchés concrets, il les avait pris sur lui. Il était donc devenu une incarnation du péché et en même temps il était la sainteté, il était le Saint de Dieu, il était Dieu lui-même.

Lorsque le moine fait sa profession monastique, qui est donc vécue par lui-même inconsciemment comme un second baptême, il va devoir pousser jusqu'au bout cette logique de cette nouveauté qui va lui faire goûter la profondeur de sa déchéance en tant que pécheur, et la sublimité de son état nouveau qui est la sainteté.

 

Mes frères, on ne sait pas jouer au moine, au moine de Saint Benoît. On l'est ou on ne l'est pas. On l'est dès l'instant où on est fidèle à ce voeu de conversio morum qu'on a traduit ici vie religieuse. Mais il y a bien autre chose en dessous. C'est cet engagement qu'on prend à aller jusqu'au bout de ce qui s'est passé le jour de la profession.

On ira avec peine, on ira avec souffrance, on ira avec chutes, avec reculades, parfois avec des dérobades. Mais au  fond, l'intention est cette fidélité, cette patience de se tenir devant Dieu et de lui permettre d'agir, de nettoyer, de transfigurer.

 

Mes frères, la vie monastique, c'est donc quelque chose d'entièrement beau. Si nous la voyons pour ce qu'elle est, on est dans la vérité ici, comme une reviviscence du baptême, elle est la nouveauté absolue comme le baptême. C'est le Christ qui vit en moi, ce n'est plus moi qui vit. Et c'est la vie divine qui triomphe en moi sur la vie purement naturelle.

C'est ça cette nouveauté absolue ! C'est à dire qu'on entre dans quelque chose d'autre, quelque chose qui n'est pas avant, et qui est même inaccessible à l'homme. C'est du domaine de la divinité, c'est du domaine de Dieu. Et on y est maintenant ! Mais maintenant ce qui va réactiver cette grâce de la profession-nouveau baptême, c'est ce que les Anciens appelaient le pentos, c'est à dire ce sont les larmes, larmes spirituelles que le moine verse dans son coeur par la repentance. Il faudrait s'arrêter longuement ici, ce sera peut-être encore pour une autre occasion.

Mais le moine est un homme qui est à la fois très joyeux et en même temps un homme qui est très triste. La joie spirituelle qui est celle du Christ, elle va très bien avec la tristesse spirituelle qui est celle du pécheur. C'est encore toujours cette rencontre paradoxale du sublime et de la déchéance dans le même esprit et dans le même coeur.

 

Mes frères, retenons simplement ceci puisque nous avons terminé avec le chapitre de la façon de recevoir les frères : bien voir si les inspirations qui nous viennent sont celles de Dieu ou bien si elles sont du monde, ou de la chair, ou du démon ? Et puis, être logique jusqu'au bout à cet engagement qu'on a pris et qui est réellement la reviviscence de notre baptême. Alors, ce baptême reçu d'abord une fois, puis revécu ici, remis en vigueur, va être poussé jusqu'au bout, jusqu'à ce qu'on ne soit plus avec Dieu qu'une seule lumière.

Voilà, mes frères, retenons cela et poursuivons notre route ensemble avec fidélité et avec confiance.

 

Chapitre 59 : Des fils qui sont offerts.          13.12.84

      Être enfant !

 

Mes frères,

 

Voici une pratique de notre Règle qui est bien dépassée et pratiquement oubliée. Cependant, si nous nous arrachons aux considérations humaines qui sont souvent étroites et bornées, nous pouvons, me semble-t-il, retirer un très bel enseignement.

 

L'enfant, le petit enfant, ne serait-il pas de plein droit chez Dieu ? N'oublions pas que le monastère est la maison de Dieu. Elle est l'implantation en un lieu de ce Royaume de Dieu dans lequel nous devons tous entrer. Or le Christ est formel : « Si vous ne devenez pas, dit-il, comme ces petits enfants, vous n'entrerez pas dans le Royaume de Dieu. » Cela, il n'y a rien à faire ! C'est la condition sine qua non, si elle n'est pas remplie, nous restons dehors !

Or, voici que ces petits enfants sont là ! Ne seraient- ils pas, eux, déjà arrivés là où nous devons parvenir à la suite d'un long et pénible cheminement ? Or, ces enfants sont innocents, sans malices, transparents. Nous devons donc, nous, recouvrer notre pureté, notre confiance, notre candeur. Car nous avons, nous aussi, été de petits enfants. Nous sommes devenus des adultes, mais à quel prix ?

Saint Benoît, lorsqu'il nous décrit l'échelle de l'humilité, il nous dit que le moine parvenu à son sommet, arrive vite à la charité parfaite. Mais cette charité parfaite, elle est cette fraîcheur spontanée qu'on ne trouve qu'en Dieu et qui devient l'apanage de l'enfant de Dieu, de celui qui est né spirituellement de Dieu. Et cette charité parfaite, comme nous dit l'Apôtre, elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout.

 

Elle croit tout, mais elle n'est pas crédule. Elle n'est pas une crédulité infantile. Elle est le propre de l'enfant, de l'enfant spirituel, mais de l'enfant qui a une audace qui force l'apparition du miracle. Croire en Dieu, certes, mais aussi croire en l'homme et savoir que la confiance que l'on fait à quelqu'un parce que on l'aime, parce que on est possédé par l'amour, qu'on n'est plus qu'amour, cette confiance, elle permet à l'autre de devenir ce que dans l'intention de Dieu il doit être.

La charité parfaite, elle espère tout. Elle n'est pas prétentieuse, mais elle sait très bien qu'il y a en Dieu un besoin infini de se donner. Dieu n'est vraiment Dieu que lorsqu'il est sorti de lui et qu'il se donne. C'est cela le mystère de la Trinité. Et ce besoin de se donner est aussi inscrit dans le cœur de l'homme. Il faut savoir espérer pour l'autre qui peut-être n'espère plus pour lui.

          Et la charité parfaite, elle supporte tout. Cela ne veut pas dire qu'elle est résignation passive ou passivité résignée. Non, mais elle est force qui sait que à travers l'épreuve se construit la vie éternelle. Elle sait donc supporter. Et aussi, la charité, elle est en plein dans le temps qu'elle assume tel qu'il se présente avec son contenu, mais aussi déjà au-delà du temps dans cette lumière divinisante qui dénoue toutes les énigmes.

Mais voilà, mes frères, un petit message que Saint Benoît. Et Dieu à travers Saint Benoît, nous délivre aujourd'hui. Dans le monastère, il n'y a de la place que pour des enfants, des enfants en devenir certes, des enfants spirituels, pas des infantiles, mais des adultes en Christ qui sont des enfants en Dieu.

 

Règle : 60. : Des prêtres qui désirent entrer.  14.12.84

      On ne lui relâchera rien !

 

Mes frères,

Saint Benoît, nous le remarquons encore, est animé d'une jalousie divine lorsqu'il s’agit de préserver la pureté surnaturelle de la vie monastique. Si un prêtre se présente au monastère pour y entrer, Saint Benoît lui ouvre bien larges les portes de son cœur, mais il se tient sur une prudente réserve car il s’agit peut-être d'une vocation illusoire.

Il va donc être soumis par Saint Benoît à une épreuve plus rude que celle qu'il propose aux autres candidats. Il use, pour signifier le caractère englobant de cette épreuve, d'un parallélisme antithétique.  Ecoutez ! Il sera tenu à toute la discipline de la Règle et on ne lui en relâchera rien. C'est toute la discipline d'un côté et on ne lui en relâchera rien : tout ou rien. Il sera tenu, lié à toute cette discipline, et on ne relâchera pas ce lien en rien. Il n'y a aucune échappatoire possible.

On va même poser à ce prêtre une question que nous devons, nous, extraire de son contexte original, mais qui cependant traîne avec elle un relent, une odeur - je ne dis pas un parfum, mais une odeur – « Mon ami, dans quel dessein es-tu venu ? » C'est la question que Jésus posait à Judas dans le jardin des Oliviers.

Mais le prêtre auquel on demande cela une fois, deux fois, plusieurs fois peut-être, au cours de sa probation, il n'y a rien à faire : il sera maintenu dans la crainte et en même temps, il sera stimulé à la vérité. Voyez comme Saint Benoît n'était pas tendre !

 

Cela nous fait question tout de même, oui ça nous fait question. C'est que on trouve chez Saint Benoît la même sévérité et la même intransigeance que chez Saint Jean de la Croix. L'un et l'autre ne transigent pas lorsque il s’agit du Royaume de Dieu. Celui-ci n'est pas une marchandise à trafiquer. Il n'est pas une proie dont on peut s'emparer. Il est un cadeau splendide qui est destiné à quelques uns, pas à tout le monde.

Et celui qui ne le reçoit pas, il ne peut pas prétendre à en jouir faussement comme sur une scène de théâtre. On ne joue pas la vie monastique. On ne joue pas le Royaume de Dieu. C'est une réalité trop belle. C'est la réalité même de Dieu. Et seule une attitude d'humilité dans un dépouillement total convient en face de ce Royaume de Dieu et de ce cadeau qu'est la vie monastique.

On ne peut entrer dans la sphère de la beauté - et la beauté, vous le savez, c'est la Personne même de notre Dieu dans sa Trinité et dans son Incarnation, et dans la société de ses saints - dans cette sphère de beauté, on ne peut entrer que lorsqu'on s'est exposé nu aux brûlures cautérisantes et purifiantes de la Lumière qui est Dieu lui-même dans sa pureté et dans sa jalousie.

Voilà, mes frères, ce que Saint Benoît nous dit ce soir. Ne l'oublions pas ! Et en cette fête de Saint Jean de la Croix qui est mort presque martyr pour cette beauté, cette vérité, cette pureté, confions-nous à lui, confions-nous à Saint Benoît, et demandons-leur d'être vrais dans toute notre conduite.

 

Règle : 61, 1-16 : Des moines étrangers.       15.12.84

D’où vient-il et qui est-il ?

 

Mes frères,

Nous allons aujourd'hui pouvoir encore une fois admirer la sagesse surnaturelle de notre Père Saint Benoît. Voici un moine étranger qui survient dans le monastère. Il survient, dit Saint Benoît, il n'est pas attendu. Son arrivée provoque un effet de surprise. Et c'est un moine perigrinus, 61,2, c'est à dire littéralement un moine qui circule à travers champs. C'est un voyageur ! C'est peut-être un gyrovague ? On n'en sait rien. C'est peut-être un pèlerin ?

Il vient de : longisquis provinciis, 61,3, dit-il. C'est traduit : d'une région lointaine. C'est vrai, mais c'est pas tout à fait ça. Le mot est pluriel. Il survient de provinces au pluriel. C'est à dire quelque part dans l'obscurité. On ne sait pas trop bien où ça se situe. C'est très étendu, ce moine arrive de là ! On sent que Saint Benoît a le sentiment très net de faire partie d'un ensemble immense qui est l'empire romain. C'est un sentiment que nous avons perdu, nous, tout à fait perdu.

On habite un petit pays de rien du tout, mais l'Empire Romain s'étendait depuis l'Angleterre jusqu'au sud de l'Égypte, la Perse, le nord de la mer noire, l'Afrique. Tous les hommes qui habitaient sur cette surface étaient tous concitoyens d'un même pays. Ils parlaient tous la même langue. Même s'ils avaient des dialectes locaux, ils se comprenaient tous. Ils étaient tous frères, parents, amis. Nous avons perdu ce sens, nous !

Saint Benoît était ce qu'on appellerait - et il le sentait très bien - un citoyen du monde. C'est une locution qui a cours aujourd'hui, comme si on l'avait découverte. Saint Benoît, lui, le vivait. Et non seulement Saint Benoît, mais tous ses contemporains. Même si les barbares envahissaient l'Empire Romain, même s'ils arrivaient jusque chez Saint Benoît, ces barbares étaient de suite assimilés par l'Empire, et Ils devenaient eux aussi partie de cet ensemble.

Voici donc un de ces moines qui arrive chez Saint Benoît et il y habite en qualité d'hôte, c'est à dire qu'il vit avec la communauté sans y être agrégé. Il n'est pas en marge de la communauté, il est dans la communauté même. Il habite dans le monastère, mais il ne fait pas partie de la communauté. C'est un homme tranquille, ce nouveau venu. Il est content de ce qu'il trouve, de la consuetudine loci, 61,5, c'est à dire des pratiques du monastère, des coutumes du lieu, des habitudes du lieu, de la façon dont on y vit. C'est un moine, ne l'oublions pas !

Il vient peut-être de Syrie ? Il vient peut-être d'Égypte ? Il vient peut-être d'Irlande ? D’où vient-il ? Il vient, mais de ce fameux Empire Romain. Il vient de ce monde qui est en train de se constituer en Royaume de Dieu. Je vous assure que cette vision de Saint Benoît que nous percevons, ici, à travers ces mots, elle est très belle et elle est très vraie. Saint Benoît était enraciné dans son lieu. Il avait fait vœu de stabilité. Mais immédiatement son être était dilaté aux dimensions de l'univers. Lorsqu'il est dit qu'il voyait le monde entier dans un rayon de lumière, mais avant de le voir dans un rayon de lumière, il le portait déjà tout entier dans son cœur.

Et ce moine, il est discret, il est humble, raisonnable. C'est un brave homme. Il ne se fait pas remarquer. Il est mû par la charité. Et voici maintenant l’œil surnaturel de Saint Benoît. A l'occasion de remarques que ce moine adresse à Saint Benoît, l’œil de Saint Benoît s'ouvre et dans cet homme, il reconnaît un ange de Dieu, quelqu'un qui a été envoyé par Dieu pour donner à Saint Benoît un avertissement. C'est un ambassadeur du Seigneur, c'est à dire de Jésus, car le Dominus, c'est toujours le Christ Jésus. C'est peut-être bien pour cela même, dit-il, que le Seigneur l'a conduit ici. 61,12.

Voilà donc un homme qui est venu du bout du monde, qui a été envoyé par Dieu du bout du monde pour prendre le doigt de Saint Benoît et le poser sur un défaut de sa communauté. Mais voyez la beauté, ici, la simplicité, la pureté de l'âme de notre Saint Patriarche ! Et dans un monastère, retenons cela, rien n'arrive jamais par hasard. Tout est toujours conduit, tout est toujours dirigé par ce Dieu qui nous a appelés, qui nous a réunis, et qui veut que l'endroit où nous habitions soit beau, spirituellement beau.

 

Nous devons toujours être éveillés, être attentifs à ce qui se passe autour de nous, à ces langages, à ces messages que Dieu nous envoie. Et nous devons être comme un poste de radio, toujours sur la longueur d'onde de Dieu pour capter tout ce qu'il nous dit. N'oublions pas que la parole de Dieu nous arrive toujours par l'intermédiaire de choses, ou d'événements, ou de personnes. C'est la logique de l'incarnation. Et pour cela, mes frères, pour accueillir, pour être ainsi éveillés, il faut être détaché de son propre jugement.

Il ne faut pas se dire : Voilà, c'est parfait, plus rien à changer. Nous allons vivre dans notre …… pas notre routine, ce serait péjoratif, mais sur le sommet que nous avons atteint. Pas question de changer quelque chose ! Ah non, pas de tout ça ! Il faut être disposé à toujours changer, à toujours se réformer. Cela fait partie de notre état monastique.

Nous sommes encore en train de l'expérimenter maintenant puisque nous allons nous adapter à de nouvelles antiennes, à de nouveaux introïts. Et nous le faisons de très bon cœur en essayant d'avoir l’œil surnaturel de Saint Benoît qui nous permet de reconnaître dans l’événement du jour le message de ce Dieu qui nous aime.

 

 

 

Chapitre : Les nouvelles Constitutions.           16.12.84

      8. La profession monastique.

 

Mes frères,

 

Nous allons poursuivre la lecture de nos Nouvelles Cons­titutions. Nous avons vu que la communauté cistercienne était constituée d'hommes que Dieu appelle afin d'en faire son bien propre, à l'intérieur d'un mode de vie inspiré par lui. Le frère appelé par Dieu va donc tôt ou tard posé un acte qui ratifie son acceptation du projet de Dieu sur lui, un acte qui va le consacrer à ce Dieu, qui va le lier irrévo­cablement à Dieu, et qui va en même temps l'agréger à une communauté qui vit en un endroit bien déterminé. C'est ce qu'on appelle la profession monastique.

La Constitution n° 8 nous dit :

 

            Par la profession monastique, le frère est consacré à Dieu et agrégé à la communauté monastique. En même temps, il rénove et vivifie la consécration reçue au baptême et à la confirmation et il s’engage jusqu’à la mort à persévérer dans la stabilité, à travailler sincèrement à sa conversion, à obéir allègrement.

 

Cette profession monastique, nous l'avons vu il y a quelques jours à propos de la Règle de Saint Benoît, est un engagement pris oralement et par écrit en public, devant la communauté des frères et devant la communauté des saints. Ces deux com­munautés formant un Corps dont la tête est le Christ, un Corps qui reçoit sa vie de la source de toute vie qui est Dieu le Père, un Corps baignant dans l'Esprit Saint qui est l'Amour.

Saint Benoît vient de nous parler encore à l'instant du corpus monasterii, du corps du monastère. Mais ne perdons pas de vue que ce corps n'est pas seulement la communauté visible mais aussi une communauté beaucoup plus large qui s'étend, qui est par la partie la meilleure d'elle-même déjà entrée à l'intérieur du Royaume de Dieu. La consécration monastique qu'est la profession est, comme je l'ai rappelé dernièrement encore, selon toute la Tradition, un nouveau baptême. Elle rénove, elle renouvelle, elle donne une nouvelle vie à la consécration reçue au baptê­me et à la confirmation.

Ce n'est pas autre chose. C'est un acte posé dans la mê­me ligne. C'est à dire, c'est la logique de cette consécra­tion baptismale qui est poussée plus loin et qui sera comblée, qui sera parfaite lorsque nous serons un seul esprit avec Dieu. Et cet engagement est pris jusqu'à la mort. C'est même au-delà de la mort...c'est pour l'éternité !

 

Nous allons maintenant parcourir rapidement l'énoncé et la présentation des trois voeux monastiques. Ils sont présen­tés selon l'ordre traditionnel : la stabilité, la conversion de vie et l'obéissance.

 

 

          La stabilité du lieu :

            Par le vœu de stabilité dans sa communauté, le frère, confiant en la Providence de Dieu qui l’a appelé dans ce groupe de frères et en ce lieu, s’oblige à employer là avec constance les instruments de l’art spirituel.

 

Remarquons d'abord le caractère contraignant des voeux. Ici, comme dans les Constitutions suivantes, on emploie l'ex­pression : le frère s'oblige. Et à propos de l'obéissance: le frère promet. Il faut bien savoir à quoi on s'engage. Saint Benoît le dit : il n'est pas possible, il n'est pas permis qu'après une si longue délibération on puisse par après secouer sa tête d'en dessous du joug de la Règle, alors qu'on a pu par­tir avant de s'engager. 58,35.

La stabilité porte sur la communauté d'abord et ensuite sur le lieu. On se fixe à l'intérieur d'une communauté qui vit dans un lieu. Cette communauté est le milieu fœtal dans lequel le frère va naître à la vie divine, va s'y épanouir jusqu'à ce qu'il apparaisse aux yeux de Dieu et aux yeux de tous comme un adulte parfait en Christ. Il y a donc une correspondance entre le frère et la com­munauté. La communauté attend le frère. Dieu sait très bien ce qu'il fait. Il envoie un homme dans la communauté qui lui convient pour que cet homme s'épanouisse. Ce n'est pas le fruit d'un hasard.

Il y a donc là un enracinement dans un milieu qui doit donner la vie. Et ce milieu sera, comme dit aussi la Consti­tution, une école où on apprend l'Art spirituel. Il va em­ployer, là en ce lieu, avec constance, les instruments de l'art spirituel. Cela ne s'improvise pas ! On ne peut pas dire : voilà, nous sommes là ensemble pleins d'enthousiasme. Nous avons la vie ouverte devant nous. Nous sommes là une bande de jeunes ensemble. Nous savons ce que nous voulons. Nous allons faire quelque chose...

 

Pas de tout ça ! Cela, c'est l'utopie, car c'est un art spirituel. Or, un art s'apprend dans une école. On fréquente pour apprendre l'art graphique, pour apprendre l'art de l'architecture, l'art de la peinture, l'art de la musique.... enfin, on fréquente des Académies pendant des années. Et l'art spirituel, ça nous tomberait comme ça d'un coup !

Non n'est-ce pas, c'est l'art le plus difficile de tous. C'est pour ça que c'est jusqu'à la mort, enraciné dans un lieu, dans une communauté qui est porteuse d'une Tradition. Et là, apprendre cet art spirituel. Voilà le voeu de stabilité !

Maintenant le suivant :

 

Par le vœu de conversion de vie (conversio morum) le frère cherche Dieu dans la simplicité de son cœur…..

 

Donc, dans la simplicité de son coeur, ça veut dire : il n'a pas d'ambition. Il prend les choses comme elles sont. Il fait confiance. Il se donne à ce Dieu qui l'a appelé, à cette communauté qui est génératrice de vie.

 

            ….dans la simplicité de son cœur, sous la conduite de l’Evangile, il s’oblige (s’oblige, encore une fois) à l’observance cistercienne.

 

C'est la disciplina en latin, c'est t'art, ici, de l’écoute. Il va s'obliger à écouter une Tradition qui est ancienne, qui est multiséculaire, et par laquelle il va se laisser former ; une Tradition qui a fait des saints est toujours apte à en faire aujourd'hui.

Il s'oblige à cela : toujours à l'écoute pour toujours s'adapter à cette Tradition et travailler ainsi à la conver­sion de sa vie. Cela veut dire qu'au lieu d'être tourné vers lui-même d'abord, puis vers toutes sortes de valeurs mondai­nes ou charnelles, il va se tourner vers Dieu, vers la lumiè­re, cette lumière qui est Dieu, cette lumière qui rayonne du Christ, dans laquelle il va se réchauffer, et se laisser transformer et transfigurer : la conversion !

Et cela, à travers la discipline cistercienne !

 

            …ne se réservant rien, lui qui ne dispose même pas de son propre corps, il renonce à la capacité même d’acquérir et de posséder, et professe la continence parfaite dans le célibat pour le royaume des cieux.

 

Il ne se réserve rien, rien du tout. Il ne se réserve pas sa volonté propre - nous préparons ici l'obéissance -. Et il ne se réserve pas même son propre corps - on prépare ici la chasteté -. Et il renonce même à la capacité d'acqué­rir et de posséder. Il est entièrement disponible à n'importe quoi.

Voyez, on a inséré la pauvreté et la chasteté à l'inté­rieur du voeu de conversion de vie. Et je pense que c'est juste, car pour être ouvert à ce Dieu qui veut nous transfor­mer, mais nous devons être entièrement vide de nous pour laisser entrer Dieu dans notre coeur et dans tout notre être. Voilà donc la pauvreté !

Et la chasteté ? Il professe la continence parfaite dans le célibat pour le Royaume des cieux. Ici, c'est à peu près le texte du Droit Canonique. Dans une première rédaction, on avait dit qu'il professe le célibat pour le Royaume des cieux. Et attention ici !

 

A la suite de remarques qu'on a faites, on a introduit : il professe la continence PARFAITE dans le célibat pour le Roy­aume des cieux. Pourquoi ceci ? Mes frères, je préfère vous mettre en garde contre un péril qui n'est pas illusoire.

Il y a des esprits qui se disent très éclairés et très avancés à l'in­térieur de notre Ordre pour prétendre qu'il existe un état au-delà de la transfiguration en Dieu, un état donc à l'in­térieur du célibat. Mais alors, qui est une union à Dieu tellement étroite, tellement parfaite que on peut et on doit l'exprimer sur terre par l'union physique avec un partenaire de l'autre sexe qui fait aussi partie du même Ordre monastique.

Voilà des idées qui circulent aujourd'hui, pas seulement dans notre Ordre, mais à l'extérieur aussi. Et tout cela lorsque l'on dit : je professe le célibat monastique, mais je n'ai jamais professé la continence... Puisque je suis arrivé à un état de divinisation, je vais donc exprimer cet état de mon mariage spirituel avec Dieu par une sorte de mariage avec une personne de l'autre sexe.

Voyez un peu où l'aberration arrive ! C'est extraordi­naire vraiment aujourd'hui comme il faut mettre les points sur les i. Enfin, on dira que c'est dans l'air du temps...

Je préfère vous le dire pour que vous soyez protégés vous-mêmes contre des illusions pareilles et que vous soyez en garde contre des théories qui pourraient vous tomber dans les oreilles.

Maintenant le troisième vœu :

 

Par le vœu d’obéissance, le frère aspirant à vivre sous une Règle et un Abbé promet d’accomplir tout ce qui lui sera légitimement ordonné. Renonçant ainsi à ses volontés propres, il suit l’exemple du Christ et s’engage dans l’école du service du Seigneur.

 

L'obéissance exprime donc le désir du moine de vivre sub regula vel abbate, 1,4, sous une Règle et un Abbé. On a lais­sé le vel abbate. Cela ne veut pas dire sous une Règle OU un Abbé, mais sous une Règle qui sera interprétée par l'ensei­gnement et l'exemple d'un Abbé. Les deux sont unis, toujours. Il n'y a jamais un sans l'autre.

Il faut donc renoncer à sa volonté propre pour épouser la volonté de Dieu Père, à l'exemple du Christ qui, lui, s'est fait obéissant jusqu'à la mort...etc. Vous connaissez toute la séquence de l'Epître aux Philippiens. Et ainsi, on sait que entrant dans la volonté de Dieu, ce sera pour un service, un service de Dieu se concrétisant dans le service des frères.

Nous en resterons là pour ce matin. Le résultat de cette vie consacrée à Dieu, je le disais au début, ce sera de de­venir un seul esprit, une seule lumière avec Dieu. Mais tou­jours dans la pleine clarté, en dehors de toute illusion, dans le dépouillement total de soi, dans la dépossession par­faite, dans l'humilité, dans ne plus avoir de jugements étroitement humains, mais ayant reçu un jugement à la mesure de celui même de Dieu.

 

Voilà, mes frères ! Vous voyez que notre vocation, elle est très belle. C'est à cela que nous sommes appelés. C'est pour cela que nous sommes dans le monastère. Nous devons nous soutenir, nous aider parce que ce n'est pas facile. Vous le savez tout aussi bien que moi.

Nous devons donc nous soutenir, nous aider pour que ensemble nous parvenions à l'intérieur de ce Royaume, tous parfaitement illuminés, devenus des lumières dans la grande lumière qui est Dieu.

 

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    20.12.84

      3. Rencontres en groupe.

 

Mes frères,

 

Ecoutons ce que le Père Visiteur nous dit ce soir :

 

            Des rencontres en groupe sous la surveillance et l’animation du Père Abbé pourraient aussi favoriser un rapprochement mutuel et un élargissement des horizons.

 

Voici bien une innovation audacieuse : des rencontres en groupe ! Il ne s’agit nullement d'organiser des groupes qui étudient des thèmes, et puis chacun dresse une synthèse, et puis on en rediscute, et ça circule d'un groupe à l'autre. Non, ce n'est pas cela ! L'expérience apprend que cette façon de faire est un facteur de division et que, parfois, cela aboutit à la dislocation des communautés. C'est pourtant la grande mode aujourd'hui en bien des endroits.

Mais ce n'est pas de cela qu'il s’agit. Il s’agit de rencontres informelles en dehors des chapi­tres ou des conférences. C'est à dire qu'un groupe, un grou­pe d'une dizaine ou d'une douzaine de frères se réunit pour échanger. Par exemple : après le passage d'un conférencier pour parler de ce qu'il a dit. C'est alors que ces conférences se­raient davantage fructueuses.

Ou bien même, s'il n'y a aucun événement marquant, pour poser des questions. Je vous assure que cela ne doit pas être inutile ! Nous n'en avons pas l'expérience. Ce doit être ani­mé, ce doit être dirigé. Cela ne peut pas être abandonné à l'improvisation. Mais il me semble que cela pourrait être utile.

 

Et la composition d'un tel groupe n'est pas abandonnée au hasard. Certains doivent en faire partie, particulièrement les plus jeunes. C'est à dire les novices, les jeunes profès, les profès solennels des dix dernières années quelque soit leur âge. Et éventuellement aussi quelques anciens qui en exprimeraient le désir. Il ne faut pas qu'il y ait la consti­tution d'un groupe qui serait comme un corps dur à l'inté­rieur de la communauté, à l'intérieur duquel les autres n'en­treraient pas.

Non, c'est ouvert aussi à des volontaires que la chose intéresserait. Mais ce ne doit pas être tout de même trop nombreux. Une douzaine maximum. Est-ce que j'oserais dire une quinzaine? Enfin, c'est à voir. Il faut que ce soit via­ble. Il ne faut pas qu'il y ait trop de monde, car alors ça ne va plus.

Et les échanges et les discussions seraient entièrement libres. Et ça ne durerait pas trop longtemps, 3/4 heure au maximum. Il faudrait voir quelle serait la fréquence de ces réunions. Toutes les semaines ? Tous les quinze jours ? Une fois par mois ? Je n'en sais rien. Un jour où tout le monde est libre. Voyez, beaucoup de choses auxquelles il faut ré­fléchir.

 

Et l'intention de ces groupes, d'après le Père Visiteur, ça favoriserait le rapprochement mutuel et un élargissement des horizons. On apprend ainsi à mieux se connaître et à s'estimer. On a parfois des préjugés sur des frères parce que on ne les entend jamais parler. On a tout de même cette Règle du silence. On ne se connaît pas parce que on ne se rencontre pas. On ne se parle pas.

          C'est à dire qu'on se connaît quand on a fréquenté le même noviciat. Et puis alors les autres ? Mais voilà, ce sont ...oui...peut-être même des étrangers même si on vit ensemble. Et alors, quand on peut parler, on apprend à se connaî­tre. Et en même temps cela crée un climat fraternel d'ouver­ture et de confiance.

         

 

Car, ce n'est pas un endroit de contestation. Ce n'est pas un endroit où on subit l'influence de quelques meneurs. Non, c'est quelque chose où chacun doit pouvoir parler, même celui qui a un peu peur. Personne ne doit rester à l'écart. Personne ne doit se dire : 0h, c'est pas pour moi. Je suis au-dessus de tout ça. Ils sont trop bêtes pour moi. Moi, je suis d'une autre es­sence.

Non, tout le monde doit apprendre, tout le monde peut recevoir. Surtout que on peut parler de choses... de n'importe quoi, depuis la théologie jusqu'à la comptabilité. Et cela produit un élargissement des horizons. Et c'est vrai, l'horizon personnel est changé par ce qu'on met en commun, et aussi l'horizon communautaire.

 

Voilà, mes frères ! Ce n'est pas moi qui ait parlé de cela au Visiteur. Je l'ai trouvé comme ça et je ne lui ai pas dit : écoutez, enlevez ça ! Je me suis dit : c'est peut-­être, c'est certainement l'Esprit Saint qui lui a inspiré. Il y en a peut-être qui lui en ont parlé ? Certainement, il n'a pas trouvé cela tout seul non plus. On lui en a parlé. Alors je pense que on pourrait peut-être essayer.

Mais nous attendrons des jours meilleurs, c'est à dire que nous attendrons, nous laisserons passer la Noël. S'il y en a qui ont parmi vous des idées à ce sujet, ils peuvent toujours me les communiquer. Il faudra encore trouver un endroit. Cela ne peut pas se faire ici, cela ne peut pas se faire au Chapitre. Cela doit se faire dans un endroit où on est très libre. Cela ne peut pas avoir un caractère hiéra­tique, officiel.

Voilà, mes frères, nous avons du pain sur la planche. Et vous voyez que la Visite Régulière de cette année, elle nous a tout de même secoués par des innovations. Et nous verrons, nous essayerons. Et si ça ne va pas, on peut toujours dire au Visiteur dans deux ans : Ecoutez, on a essayé, ça ne va pas ! Mais si ça va bien, nous dirons au Visiteur : Merci beaucoup, vous nous avez apporté quelque chose.

 

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    21.12.84

4. Unité : être adulte.

 

Mes frères,

 

Le Père Visiteur poursuit en nous disant que :

 

L’intérêt bien compris et le progrès de la communauté entière reposent en bonne partie entre vos mains, grâce au respect de l’unité fraternelle, de l’entraide spirituelle et corporelle, au silence qui s’abstient de colporter des rumeurs et de répandre l’inquiétude.

 

Depuis hier, nous remarquons que toute cette section de la Carte de Visite est dominée par un souci : celui de l'uni­té de la communauté à protéger et à favoriser. Cela ne veut pas dire que notre unité serait en péril... Mais soyons tout de même lucides. Il y a dans notre coeur - je l'ai rappelé dernièrement - des forces centrifuges qui, si nous ne les maîtrisons pas, finiront par nous disper­ser et par nous écarter les uns des autres.

L'unité de la communauté doit toujours être nourrie. Aussi, elle doit être entretenue. Elle n'est pas acquise une fois pour toute. Et une communauté unie, c'est quelque chose de très beau. C'est l'image du Corps du Christ. La tête d'une communauté, ne l'oublions jamais, c'est le Christ lui-même. Et notre com­munauté forme son corps. Plus le corps de la communauté est UN, plus il apparaît comme une apparition sur terre du Corps même du Christ. Il est donc sur la terre puissance et présence de Dieu lui-même.

Mais là où il n'y a pas d'unité, dans une communauté où il n'y a pas d'unité, alors c'est un cadavre ! Il faut bien se le dire. Et c'est un cadavre qui pue. Cela veut dire, di­sons au plan humain que on peut rencontrer du succès, mais au plan surnaturel, ce n'est rien du tout. Au contraire, ça fait du tort.

 

Donc, mes frères, on comprend l'insistance du Père Visi­teur. Il fait appel à notre responsabilité. C'est l'occasion de montrer que nous sommes des adultes, c'est à dire des per­sonnes auxquelles on peut demander des efforts. Un petit enfant, on ne peut pas lui demander grand chose. Il est tout juste bon pour jouer. Là, il sait se dépenser. mais lorsqu'il s’agit de rendre des services, alors il parvient toujours à s'éclipser. Mais enfin, c'est un enfant !

Nous autres, nous devenons des enfants spirituels, mais ce sont des adultes humains. Donc on peut leur demander des efforts. Et le Visiteur parle de l'entraide spirituelle et corpo­relle. Cela veut dire qu'on doit pouvoir compter sur nous en tout temps et pour tout service. Voilà, ça arrive dans notre communauté et ce n'est pas rare. C'est toujours sur les mêmes qu'on retombe pour deman­der service. Il y en a d'autres auxquels on ne peut rien de­mander. C'est impossible, ils sont tellement surchargés de travail, déjà...dans leur idée naturellement !

Et d'autres qui objectivement sont déjà écrasés de tra­vail, on peut leur demander ce qu'on veut. Et ils sont tou­jours disponibles. Cela, ce sont des adultes. Ils peuvent avoir des défauts, et beaucoup de défauts, cela ne fait rien ! C'est quelque chose, je dirais une sorte de protection que Dieu met pour les défendre contre eux-mêmes, contre la tentation d'orgueil ou de vanité, pour les protéger aussi des autres.

 

Vous savez que sainte Thérèse de Lisieux qui était pour­tant une brave petite fille, on disait d'elle : Mais enfin, c'est une gamine impossible, et je me demande bien ce qu'on pourra raconter d'elle quand elle sera morte. Vous voyez ! Faisons bien attention, mes frères, l'entraide spirituel­le et, vraiment, matérielle et corporelle dans notre monastè­re est très importante pour construire l'unité de notre com­munauté.

Le Visiteur parle aussi de l'importance du silence, le silence qui s'abstient de colporter des rumeurs et de répandre l'inquiétude. Attention ! On remarque quelque chose, on flaire quelque chose, il semble qu'il y ait des histoires... Alors on le rumine en soi, et puis on le raconte. Attention à ça !

Parce que on peut bien dire que la plupart du temps, on est à côté des choses. On voit à travers des verres déformant que le démon place devant nos yeux pour brouiller les scènes. Et alors, on commence à créer une atmosphère d'inquiétude. Et ça, c'est très malsain ! Faisons bien garde à ça, parce que nous y sommes tous exposés. Il ne faut pas dire: Mais moi, ça ne m'arrivera jamais. Peut-être bien ? Mais ça m'arrivera peut-être demain. Soyons donc très, très prudent !

 

Et pour éviter que ça n'arrive, soyons vraiment des adultes. Parce que, si nous nous laissons aller à un pareil défaut, ça prouve que nous avons un esprit faux et que nous sommes infantiles. Il y a encore en nous une part d'infanti­lisme. Non, l'adulte, lui, l'homme qui sait ce qu'il veut, et qui sait ce qu'il fait, qui sait prendre ses responsabilités, ce n'est pas un bavard, ce n'est pas quelqu'un qui répand des petits bruits.

Voilà, mes frères, ce que nous dit le Visiteur. Pour au­jourd'hui, cela suffit ! Il ne dit pas, naturellement, que nous devons nous imaginer que nous sommes enclins à de tels défauts, ni non plus que nous en sommes indemnes. Il nous place devant notre devoir. Et sa parole, c'est celle même du Christ. Accueillons-la avec respect et soyons toujours très vigilants !

 

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    22.12.84

5. Unité de la communauté. (suite)

 

Mes frères,

 

Revenons à l'Unité de notre communauté. Le Visiteur nous dit :

 

Ayez toujours beaucoup d’estime les uns pour les autres, les jeunes pour les anciens et les anciens pour les jeunes. Les différences d’âge et d’approche dans certains domaines favorisent l’unité dans la communauté lorsque chacun accepte les autres dans leur altérité, les comprend et les aime dans leurs aspirations et leurs besoins.

 

Voici le rappel d'une règle d'or en matière d'unité c'est l'estime mutuelle. Cela va de soi, me semble-t-il, pour un vrai chrétien et à fortiori pour un moine. Dans une communauté, les anciens sont un trésor. Non seulement parce qu'ils portent la Tradition - ils sont les vecteurs d'une vie - mais parce qu'ils sont demeurés fidèles. Avec l'âge peut-être, certains défauts se sont incrustés. Mais ces défauts peuvent être parfois très sympathique... Et un moine-vieillard qui est demeuré fidèle est toujours quelque chose de très beau et d'irremplaçable dans une communauté.

Par contre les jeunes, eux ce sont l'espérance, l'espé­rance surtout pour Dieu. Car quand Dieu appelle quelqu'un à la vie monastique, il veut en faire un saint. Et lorsqu'un jeune se donne en toute confiance à ce que Dieu lui demande, même si ça va contre son tempérament, ce jeune alors, sous l'action de l'amour de Dieu qui le travail­le, ce jeune insensiblement devient autre. Il acquiert des moeurs qui sont déjà des moeurs d'en­fant de Dieu, des moeurs divines. Et lui aussi, plus tard, il deviendra un sage et un saint. Et Dieu en sera heureux.

D'abord penser au bonheur que nous donnons à Dieu ! Et dans cette estime mutuelle, pulsons toujours Dieu qui est heureux, et qui est fier des hommes qu'il a réuni dans une communauté. Et nous devons, nous, partager ce bonheur et cette joie de Dieu en nous estimant et en nous aimant les uns les autres.

Le Visiteur nous encourage à maintenir cette estime mu­tuelle qui est déjà vivante parmi nous... ça, c'est certain ! Nous nous estimons mutuellement. Donc, ce que le Visiteur dit, ici, c'est pour nous en­courager. Les différences d'âge ou d'approche ne sont pas une gêne, un obstacle à l'unité. Au contraire, cela favorise l'unité en maintenant un saint équilibre.

Car, si on était tous du même avis, si on était tous identiques, il y aurait vite des excès et des hypertrophies dans une direction. Tandis que ici, il y a toujours l'équi­libre qui est rétabli par les différences qui existent entre nous, non seulement les différences d'âge, mais aussi les différences de conception de la vie, les différences de tem­pérament, de conception aussi de la vie monastique, les peti­tes nuances que chacun perçoit, et qu'il traduit, et qu'il exprime dans son comportement de tous les jours.

 

C'est un tableau qui est très beau parce qu'il est équi­libré et équilibrant. Donc, nous accepter dans notre altérité, c'est nous ai­mer. Et nous aimer, c'est à dire nous comprendre par l'inté­rieur de nous-mêmes, avec nos besoins, nos aspirations, nos désirs et aussi nos faiblesses, et disons même parfois aussi nos lâchetés. Mais comprendre les autres par l'intérieur de ce qu'ils sont, c'est les aimer. Et aimer les autres, c'est nous aimer nous-mêmes. C'est nous accepter aussi tels que nous sommes.

 

Chapitre : Les nouvelles Constitutions.           23.12.84

9. L’habit monastique.

 

Mes frères,

 

Je serais bref ce matin car nous sommes arrivés au dernier ­dimanche de l'Avent et la fête de Noël est toute proche. Nous allons nous y préparer. La Constitution n° 12 nous dit que :

 

          L’habit cistercien spécifique est la coule blanche. Donnée le jour de la profession solennelle, elle est signe de la consécration du moine et de l’unité de tout l’Ordre.

 

Cette Constitution compte deux Statuts. Le premier :

 

L'habit, qui comprend en outre selon la Tradition  la robe blanche, le scapulaire noir et la ceinture de cuir peut être adapté selons les conditions locales.

 

Et le second Statut :

 

Les profès temporaires et les novices portent une chape au lieu de la coule. Le scapulaire des novices est blanc.

         

On nous a parlé de la consécration monastique exprimée par les voeux de stabilité, de conversion et d'obéissance. Cette consécration doit se révéler, s'exprimer par un signe extérieur. Le moine dorénavant appartient à Dieu. Il appartient aussi aux hommes. Tout le monde doit le savoir. Le signe de cette consécration sera un habit spécifique qui, depuis la Tradition la plus reculée, est la coule qui, pour nous, est de couleur blanche.

Cette coule traduit aussi l'unité de l'Ordre. Partout dans le monde où se trouvent des moines cisterciens, ils por­tent une coule qui est de même couleur. Au Chapitre Général, on n'avait pas de coule parce que c'eut été trop de difficultés de transporter ces coules à des distances aussi lointaines.

Au Moyen-âge encore, les moines voyageaient en coule. Il n'y a pas tellement longtemps, on portait la coule encore au réfectoire. Si on remonte un peu plus haut dans le temps, on portait la coule pour le sommeil. On était donc toujours en coule sauf pendant le temps du travail. Pendant les interval­les, on était en coule.

 

Devons-nous regretter cette époque pas si lointaine où nous portions toujours la coule ? Je ne pense pas. L'essentiel est de la porter pour la célébration de l'Office Divin, et chaque fois que nous avons une réunion communautaire qui s'apparente, qui est en conti­nuité avec la célébration de l'Office, ou qui le prépare : le Chapitre. L'habit compte aussi la robe blanche, la tunica comme il est dit en latin, le scapulaire de couleur noire et la cein­ture de cuir.

Tout cela peut être adapté aux conditions locales. On remarquait cela au Chapitre. Quelques uns n'avaient pas l'habit de couleur blanche. Il était de couleur grise, pour d'autres de couleur brune. Pourquoi la couleur brune dans certains monastères même ici en Europe ? Mais tout simplement parce qu'il faut liqui­der le stock de tissu brun des anciens frères convers. Quand ce sera usé, je ne sais pas ce qui arrivera ? Est-ce qu'on prendra du tissu blanc? Probablement !

On pourrait ensemble revoir le symbolisme attaché à ces différentes pièces de vêtements. Mais ça nous prendrait beau­coup trop de temps. Ce symbolisme existe depuis l'origine de la vie monasti­que et il s'est enrichi au cours des siècles. Retenons sim­plement le grand amour et le respect que nous devons avoir pour notre habit. Nous ne devons jamais en avoir honte de cet habit, mais plutôt en être fier, parce qu'il est notre identité.

Je vous assure que les gens du monde, lorsqu'ils nous rencontrent dans leur lieu qui est le monde, ils sont con­tents de nous voir en habit lorsqu'ils savent que nous sommes des moines. Ils sentent qu'il y a là une présence à laquelle ils ne sont pas habitués, qui est la présence de Dieu lui-même. Nous sommes à Dieu. Et grâce à notre habit, nous annonçons silen­cieusement que Dieu est présent, et que Dieu est agissant.

 

Restons-en là ce matin pour ce qui regarde les Constitu­tions. Les suivantes vont insister sur l'unité de la commu­nauté. Il y est déjà fait une petite allusion ici. On dit que la coule est le signe de l'unité de tout l'Ordre. On passe maintenant à l'unité de la communauté. Comment cette unité se vit ; comment cette unité se nourrit. Et nous nous rappelons que ça a été aussi l'une des préoccupations du Père Visiteur.

 

Homélie : 4° dimanche de l’Avent.                23.12.84

Se préparer à Noël.

 

Mes frères,

 

Si nous voulons célébrer correctement les solennités de la Nativité, nous devons d'abord nous laisser pénétrer par la foi, être vraiment moulés en elle. Nous devons être saisis jusqu'au fond de nos entrailles par le sentiment de la pré­sence vivante et agissante de notre Dieu.

Dès ce moment, nous serons transportés ailleurs. Nous ne nous appartiendrons plus, mais nous serons totalement li­vrés à notre Dieu. Et il pourra jouer en nous. Il conduira notre être à ce que nous appelons le salut, c'est à dire son parfait achèvement dans une configuration de notre personne spirituelle et charnelle à la nature de notre Dieu.

Mes frères, telle est notre destinée, tel est le mystère que nous allons revivre au cours des jours qui vont bientôt commencer. Nous nous y préparons déjà depuis plusieurs semaines et nous avons senti monter en nous une certitude : celle de no­tre salut, précisément celle de la réalisation de notre voca­tion, de notre destinée d'homme.

 

La foi qui doit nous animer davantage encore dès mainte­nant, est une réalité extatique. Elle nous fait sortir de nous-mêmes. Elle dirige nos regards, nos aspirations, nos be­soins, nos désirs vers un au-delà du monde sensible. Elle ouvre notre coeur, notre intelligence à une vie nouvelle, à la perception de cette vie qui est autre que ce que nous con­naissons maintenant.

Nous ne pouvons même pas imaginer ni concevoir ce qu'elle est. Nous pouvons simplement la recevoir et l'expéri­menter d'une certaine façon, mais sans jamais pouvoir la dé­finir par des mots humains. Car dans cette foi qui nous transporte hors de nous, Dieu nous apparaît dans son mystère bouleversant. Nous voyons qu'il est la source de tout l'existant. Il est douce lumière, il est pure beauté. Et nous nous sentons portés irrésistible­ment vers lui.

Mais en même temps, notre chair a peur et elle aurait envie de fuir. Si bien que c'est la lutte. Mais finalement, c'est toujours la séduction qui l'emporte et qui triomphe.

 

Marie a fait cette expérience. Elle s'est abandonnée avec une confiance absolue à l'emprise de Dieu. Elle a ainsi donné un sens à sa vie. Elle l'a conduite jusque sur les som­mets. Et maintenant, nous sommes invités à suivre Marie, marcher à sur ses traces, à nous ouvrir nous aussi à une foi totale, à une remise de tout nous-même.

A ce moment, mes frères, nous sommes à l'opposé de tou­te forme d'idolâtrie. Il n'est plus question de capter une énergie bénéfique, bienfaisante, que nous appellerions Dieu, et qui pourrait nous servir à réussir notre vie charnellement, temporellement. Il en est fini alors d'exploiter Dieu à des fins humai­nes. Mais bien plutôt, nous sommes immergés en lui et nous nous perdons dans son être.

Comment ? Mais comme Marie l'a fait, par le canal de cette volonté divine qui se présente à nous à chaque instant. C'est l'obéissance dans la foi dont nous parle l'Apôtre.

 

Mes frères, si nous parvenons, si nous acceptons de nous donner ainsi à ce Dieu qui s'offre à nous, lui, sans réticen­ce ; si nous, de notre côté, nous ne retenons rien mais que nous nous abandonnons avec le même amour que lui nous présen­te - son amour à lui qui nous attire et qui nous transforme - ­dès ce moment, nous naissons en Dieu et Dieu peut renaître en nous, lui en nous et nous en lui pour un embrassement éternel.

Voilà, mes frères, ce que nous allons revivre au cours des jours de Noël. Nous allons le revivre, nous allons le réactualiser en nous, car c'est là notre destin. Et nous com­prendrons que pour Dieu rien n'est impossible. L'Eucharistie que nous recevons encore ce jour nous y prépare. Elle est un des moments forts de notre vie. Nous ne le comprenons pas assez.

Il ne faut pas que l'Eucharistie devienne une formalité, qu'elle devienne un rite plus ou moins entaché de fétichisme et de superstition, et de peur. Non, l'Eucharistie, c'est Dieu qui vient en nous. C'est nous qui nous perdons en Dieu. C'est l'incarnation qui est portée à son achèvement à travers une mort et une résurrec­tion, celle de notre Dieu devenu homme.

 

Voilà, mes frères, ce que nous allons vivre dans une foi éveillée, une foi qui, espérons-le, se rapprochera de celle de Marie notre Mère.

                                                                                                           Amen.

 

Temps de Noël : Homélie messe de minuit.      25.12.84

Purifier notre regard et notre cœur.

 

Mes frères,

 

Depuis que le Christ est ressuscité d'entre les morts, il connaît une nouvelle forme de naissance. Aujourd'hui il vient au monde en chacun d'entre nous. Aujourd'hui, le mys­tère de l'Incarnation déploie en chaque homme l'infini de sa splendeur. Et comme ce fut le cas au temps de l'Empereur César Auguste, cette merveille grandit dans le secret des jours et des nuits.

Elle n'a rien de stupéfiant. Elle n'a rien de sensation­nel, rien de fantasmagorique. Mais elle est enveloppée, vêtue de silence et d'humilité, ces deux supports inséparables de la beauté. Cet enfantement nouveau, cette naissance renouvelée de notre Dieu, elle est perceptible uniquement aux yeux de la foi.

Nous allons donc nous efforcer de purifier notre regard en travaillant assidûment à la purification de notre coeur. Le Christ ne nous a-t-il pas dit un jour : Bienheureux les coeurs purs, à eux seuls il est donné de voir Dieu.

 

Et cette vision de Dieu dans son être, dans son action, elle est sans illusion possible lorsqu'elle se produit dans l'obscurité de la nuit. Nuit mystique, bien sûr, mais aussi nuit du dépouillement, de la pauvreté, de l'obéissance ; nuit de l'épreuve sous toutes ses formes.

La naissance du Christ dans la nuit, l'apparition de l'ange dans un halo de lumière, cela n'a-t-il pas été voulu par Dieu afin de nous enseigner la vérité de la nuit porteuse du mystère? Cet enfant signalé aux bergers comme couché dans une mangeoire, n'est-il pas Dieu en personne?

Et n'est-ce pas le signe que nous-mêmes allons découvrir Dieu là où personne ne penserait le trouver : dans la gratuité, dans la mort à tout ce qui peut briller au regard des hommes.

 

Mes frères, nous avons là le témoignage de la vérité de notre vie cachée. Il n'est pas nécessaire que nous soyons dé­couverts et que nous soyons connus. L'essentiel est d'être avec le Christ nouveau né couché dans une mangeoire, là où les hommes ne regardent pas.

Oui, n'attendons rien d'extraordinaire. Mais dans la faiblesse de notre condition charnelle accueillons avec re­connaissance le don qui nous est offert. Le Christ naît en nous. Et lorsque ses jours seront ac­complis, il apparaîtra en pleine clarté. Et nous serons pour jamais un seul esprit, une seule lumière avec lui.

Soyons donc éveillés dans notre foi. Et avec tous les saints, remercions Dieu pour ses dons merveilleux. Nous par­tageons l'Eucharistie. Nous allons maintenant tous ensemble chanter le symbole de notre foi.

 

Temps de Noël : Homélie messe du jour.       25.12.84*

 

Mes frères,

 

Maintenant que nous sommes déjà bien avancés dans la célébration de la solennité de Noël, élargissons notre foi en espérance et en charité. Nous savons les dons merveilleux que Dieu nous a fait. Un des théologiens de la Primitive Eglise a osé dire : Si Dieu s'est fait homme, c'est pour que l'homme puisse devenir Dieu. Et encore: La gloire de Dieu, c'est l'homme vivant. Et la vie de l'homme, c'est la vision de Dieu.

Voilà, mes frères, notre vrai destinée ! Voir Dieu, le connaître, l'aimer, le posséder par l'intérieur de lui-même ; travailler avec lui, en lui, à la création et au gouvernement du monde ; jouir de son bonheur et de sa gloire ; être méta­morphosés en lumière.

          Oh, ce n'est pas trop espérer, puisque si le Verbe de Dieu est devenu homme, c'est pour nous introduire dans cette plénitude. Oh, elle est absolument inimaginable, inconcevable. Nous devons la recevoir. Nous devons l'accepter. Oh, il ne s’agit pas d'y croire d 'une crédulité naïve. Non, il s’agit d'entrer dans un projet et d'y travailler jour après jour.

 

Et lorsque nous serons arrivés là où Dieu veut nous con­duire, nos péchés, nos défaillances, nos misères seront ané­anties, disparues. Nos peines, nos larmes, nos peurs, tout cela sera pour jamais oublié. Nous serons soulevés par la joie, emportés hors de nous-mêmes. Et notre coeur se dilatera à l'infini dans une reconnaissance sans fin.

Si Dieu nous a appelés dans ce monastère, mes frères, c'est pour que déjà dès cette vie, il nous donne les prémices de ce qu'il destine plus tard à tous les hommes. Mais ne l'oublions pas, si nous sommes de vrais chré­tiens, nous mesurons les dons que Dieu nous fait, nous les mesurons déjà dans l'obscurité de ce bas monde. Nous portons ces trésors dans les vases fragiles de notre corps, de notre pauvre corps.

Et pourtant, c'est bien une réalité ! Lorsqu'on parle de foi, lorsqu'on parle d'espérance, lorsqu'on parle de charité, on ne veut dire rien d'autre. Cela ne tombe pas encore sous la perception de nos sens physiques. Mais nous sommes dotés de sens spirituels nouveaux qui font parties de ce corps qui se forme à l'intérieur du nôtre, qui sera notre corps de ressuscité.

 

Et ces organes nouveaux sont adaptés au monde de Dieu. Et c'est eux qui peuvent percevoir ce que déjà Dieu a déposé en nous et qu'il fait grandir. Car l'Incarnation du Verbe de Dieu, elle se réalise et elle se poursuit en nous. Nous l'aidons, nous l'activons lorsque nous entrons dans les moindres vouloirs de notre Dieu. Car tout ce qui nous arrive n'a pas d'autre raison d'être, pas d'autre finalité que de nous conduire à cet état de transfiguration en Dieu.

La lumière brille déjà. Elle nous enveloppe. Elle nous pénètre. Et devant elle, les ténèbres doivent reculer. Oh, ils opposent une résistance tenace. Mais ils ne peuvent pas em­pêcher la lumière d'avancer. Et finalement, elle triomphera.

 

Mes frères, c'est à l'intérieur de la faiblesse, de no­tre faiblesse d'homme que se déploie vigoureusement le bras victorieux de notre Dieu. Il est le champion du paradoxe. C'est dans la défaite qu'il signe sa victoire et c'est de la mort qu'il fait surgir la vie. Lorsque nous fêtons la nativité de notre Christ, ne la dissocions pas de sa passion, de sa mort et de sa résurrec­tion.

C'est la mise en route d'un acte de Dieu, d'une proues­se que Dieu réalise et qui fera notre enchantement pour l' éternité. Oui, soyons dans la joie ! Bientôt nos yeux spirituels s'ouvriront et ils verront. Et notre joie, celle même de Dieu, personne, jamais ne pourra nous la ravir.

 

                                                                                            Amen.

 

 

Temps de Noël : Homélie : Fête de St Etienne. 26.12.84

 

Mes frères,

         

La fête de Saint Etienne, le premier des martyres, a été providentiellement placée immédiatement au lendemain de Noël. Dieu veut par là nous rappeler une vérité à laquelle nous tournons bien volontiers le dos, à savoir : l'antago­nisme irréductible entre Dieu qui est amour et le monde domi­né par la puissance du mal.

Dieu ne s'est pas lancé les yeux fermés dans l'aventure de l'Incarnation. Il savait très bien ce qui l'attendait. Il savait très bien que les hommes allaient le rejeter et le mettre à mort. Et pourtant, il n'a pas hésité, car l'amour en Dieu est ce qu'il y a de plus fort.

Les hommes, même les meilleurs, ont leurs idées au sujet des choses, éventuellement au sujet de Dieu. L'homme s'instal­le dans ses idées, il s'y couche comme dans un lit sécurisant. Et lorsqu'il se présente quelqu'un qui n'est pas exactement comme eux parce qu'il est habité par l'Esprit de Dieu, un homme qui se laisse façonner et conduire par Dieu, cet homme alors leur paraît de suite dérangeant. Il faut donc, ou bien en finir, ou bien l'écarter !

 

L'Histoire se répète avec une logique déconcertante. Les persécuteurs et les meurtriers d'Etienne n'étaient pas des vauriens. C'étaient des "gens bien" de l'époque, les gens pieux. C'étaient des théologiens, c'étaient des érudits. c'étaient des dirigeants de la société. Et regardez où ils en sont arrivés !

C'étaient des hommes de la trempe de l'Apôtre Paul. Aujourd'hui, leur réaction, la réaction du monde n'est peut­-être plus aussi violente - du moins dans nos régions - mais elle n'en est pas moins aussi, si pas davantage, sournoise. Prenons donc bien garde !

Mes frères, si le monde nous applaudit, méfions-nous ! C'est que nous sommes en accord avec lui. C'est qu'il se re­connaît en nous. Et c'est à dire que nous sommes à côté de Dieu ou contre lui. Nous serions du côté du monde. Par contre, si le monde nous rejette, n'en soyons pas étonnés. C'est même un très bon signe. C'est qu'il pressent en nous une présence qui le met en question, qui le conteste.

 

Mes frères, je ne veux pas maintenant prévoir des per­sécutions ouvertes ou larvées. Non, loin de là. Mais je m'adresse à chacun d'entre nous et à nous tous ensemble comme communauté. Prenons bien garde, ou plutôt ne prenons pas garde au jugement que le monde peut porter sur nous.

Seul compte ce que Dieu pense de nous, ce que le Christ veut réaliser avec nous et le regard qu'il porte sur nous. Le regard des hommes ne doit pas nous détourner de notre vo­cation, ni de la pureté de notre vie. Cette tension entre Dieu et le monde traverse notre pro­pre coeur. Nous n'en sommes pas indemnes. Tout péché auquel nous succombons, c'est une prise de position contre Dieu. C'est un refus de ce qu'il est, de ce qu'il nous offre.

Et, mes frères, ne soyons donc pas fiers et ne nous ima­ginons pas être meilleurs que les autres. Non, nous sommes aussi des pécheurs, mais nous avons un Sauveur, le Christ­-Jésus. Et en toute confiance nous nous offrons à lui pour que avec la patience qui est la sienne, il enlève de nous jusqu' aux germes du péché.

 

Oui, le Christ-Jésus est mort pour nous. Etienne, le premier des martyres est mort pour nous aussi. Dieu nous a appelés. Il nous a conduits dans ce monastère pour que nous marchions à la trace, sur les traces de ses témoins et de son tout premier témoin qui est le Christ lui-même.

Mes frères, nous serons fidèles à ce que Dieu attend de nous. Et à travers les jours, à travers les nuits, jusqu'à la mort, nous avancerons jusqu'au jour où nous verrons nous aussi les yeux ouverts le Christ debout à la droite de notre Père pour nous appeler, pour nous attendre et pour nous com­bler éternellement de sa joie.

 

                                                                                               Amen.

 

Temps de Noël : Homélie : Fête de St Jean.   27.12.84

 

Mes frères,

 

Nous sommes toujours dans la splendide lumière de Noël. Et pourtant, aujourd'hui encore, nous avons une allusion très claire à la passion de notre Dieu. Il est question d'un tombeau où a reposé le corps suppli­cié du Christ. Mais ce tombeau est vide. La mort ne pouvait pas tenir prisonnier le Prince de la Vie. Satan et le monde ne pouvait pas triompher de Dieu.

Ce qui nous fait participer à cette victoire de Dieu sur la mort, comme nous le dit' l'Apôtre en un autre endroit, c'est notre foi. Et notre foi consiste à nous unir vitalement à la person­ne du Christ par notre obéissance au moindre de ses vouloirs. C'est dans cette attitude existentielle, une attitude de tous les instants, que consiste notre sequela Christi, notre marche à la suite du Christ. C'est cela qui fait le véritable disci­ple.

Et Saint Benoît l'avait bien compris, lui qui place la foi à la base de la vie monastique. Et pour que il n'y ait place à aucune confusion, à aucune erreur, il a voulu qu'un homme dans le monastère tienne aux yeux de ses frères la place du Christ.

 

Cette foi qui nous anime nous permet de participer aux souffrances de notre Sauveur pour que par leurs moyens, nous puissions mourir à nous-mêmes de manière à renaître en Dieu, et à entrer dans ce Royaume dont le Christ est la tête. Par la foi, nous sommes greffés sur la personne du Christ. Nous mourons avec lui et déjà, nous sommes ressusci­tés avec lui.

Mais pour vivre cette réalité, nous ne devons pas avoir peur de passer par des obscurités qui sont l'équivalent d'une véritable mort. Cela ne doit pas nous effrayer, car nous ne sommes ja­mais seuls dans ces découvertes étranges. Nous avons une com­munauté qui nous porte, et nous devons marcher avec elle. Lorsque nous ne pouvons plus marcher, c'est elle qui nous porte et qui nous conduit jusqu'au port de la bienheu­reuse résurrection en Dieu.

Mes frères, le Christ nous a longuement instruit à ce sujet - il n'est pas possible de rappeler tout cela mainte­nant - par ses paroles d'abord, mais aussi et surtout par son exemple. Jean a accepté l'épreuve que le Christ lui proposait. Il a accepté de boire à la coupe que le Christ devait vider. Il est resté fidèle. Lui seul était présent au pied de la croix. Il a été le premier a arriver au tombeau. Et il a été le premier à croire.

Mes frères, nous ne reculerons pas nous non plus devant la lutte qui nous est proposée. Et notre participation à cette Eucharistie est le signe public de notre détermination.

 

                                                                                        Amen.

 

Temps de Noël : Homélie : Les Sts Innocents.  28.12.84

­

Mes frères,

 

Joseph et Marie ont fait échapper à la mort celui qui venait sauver tous les hommes de la mort. Mais à quel prix ? Des enfants en foule ont été massacrés sans pitié par la fu­reur d'un vieux tyran sadique. Mais pourquoi donc la venue de Dieu sur la terre déchaî­ne-t-elle de telles représailles ?

Eh bien, c'est parce que la présence de Dieu est insupportable à l'homme pécheur, à l'homme autosuffisant qui s'imagine n'avoir besoin de rien, ni de personne. L'homme, qui ne supporte pas de concurrent. L'homme qui veut s'élever au-dessus de tout ce qui peut se nommer au ciel et sur la terre. Voilà l'homme pécheur !

 

A l'origine, l'homme se cachait devant Dieu. Aujourd'hui, il tente de le tuer. Et s'il n'y parvient pas, il se retourne contre ses semblables et les martyrise.

Nous comprenons mieux ce que nous dit l'Apôtre Saint Jean : l'homme est pécheur. Nous sommes tous des pécheurs. Quand nous succombons au péché, c'est à dire lorsque nous choisissons contre Dieu, contre sa volonté, contre son amour, nous devenons complices du péché. Nous devenons complices de ceux qui partout dans le monde avilissent l'homme dans son âme et dans son corps, et qui le tuent avec beaucoup de raffinement aujourd'hui. Vous le savez !

Les enfants tués par Hérode sont le signe de ce qui se passe au plus profond du coeur de l'homme. Et nous n'avons pas à en être fiers. Ce meurtre est vraiment impressionnant, non seulement à cause de son horreur démentielle, mais aussi parce qu'il met à nu la nature profonde du péché.

 

Heureusement, le Christ est venu nous délivrer de ce pé­ché. Et il nous a donné un antidote puissant, d'une efficaci­té absolue, à savoir : le plus grand amour. Donner sa vie pour les autres au lieu de les écarter et d'essayer de les détruire. Oui, donner sa vie pour son frère, voilà ce qui nous permet d'exterminer le péché, en nous d'abord, et autour de nous. Contre une telle position existentielle, car nous avons l'occasion tous les jours de nous exposer pour nos frères, contre une telle position, rien ne peut tenir de mauvais.

Mes frères, cela n'est pas facile. Mais nous avons en nous la force même du Christ qui, lui, en toute réalité est mort pour le péché du monde. Et il est mort par la faute des hommes qu'il venait sauver. Voilà jusqu'où nous sommes appe­lés à marcher si Dieu nous le demande. L'Eucharistie que nous prenons chaque jour nous donne, nous donnera la force d'être un avec le Christ jusque là.

 

                                                                                                Amen.

 

Temps de Noël : Homélie : Vision de Siméon.   29.12.84

 

Mes frères,

 

Contemplons un instant le tableau qui vient d'être peint sous nos yeux. Siméon a reconnu le Messie de Dieu dans un bébé de six semaines, porté avec délicatesse, avec amour par une jeune maman, humble, effacée, une toute jeune femme accom­pagnée d'un homme, un besogneux selon toute apparence, dont la noblesse pourtant se manifestait dans le maintien et le regard.

Siméon a reconnu parce qu'il était de leur race, de leur sang. Je veux dire qu'il était de leur race spirituelle. Ils vibraient tous à l'unisson. C'étaient tous des êtres de lumière, des êtres habités par Dieu, ne s'appartenant plus. Et cet enfant était Dieu lui­-même. L'univers était suspendu à lui. L'univers était par lui et pour lui. Rien de ce qui est n'existait sans lui...

Mes frères, tout cela nous donne à réfléchir. En tout homme brille et danse une flamme divine. Mais pour l'aper­cevoir, il faut des yeux de lumière. Il faut être tout entier sous la mouvance de l'Esprit. Cela signifie que nous devons avoir un coeur dans lequel il n'y a plus rien que de l'amour.

 

Siméon est vraiment le type de l'homme spirituel, de l'homme qui sait et qui comprend, parce qu'il entend la Parole de Dieu et qu'il voit la lumière de Dieu. Il est, si j'ose dire, l'exemple du moine parfait, ache­vé ; de l'homme qui s'est donné à Dieu sans réticence aucune ; de l'homme sur lequel repose l'Esprit Saint et qui se laisse transfigurer jusqu'à ce que ses yeux s'ouvrent et que enfin il puisse contempler en pleine clarté la lumière qui est Dieu ; qu'il puisse reconnaître enfin son Seigneur.

          Car, mes frères, c'est là que nous devons être prudents. Le Christ nous apparaît dans notre frère. Puissions-nous avoir un coeur assez large, un coeur as­sez pur pour l'y reconnaître, pour l'aimer et pour nous met­tre à son service.

 

                                                                                                          Amen.

 

Chapitre : Les nouvelles Constitutions.           30.12.84

10. La vie commune.

 

Mes frères,

 

Par une heureuse coïncidence, les Constitutions nous parlent aujourd'hui de la vie commune au jour où nous célé­brons la fête de la Sainte Famille, et où la Règle nous pré­sente le bon zèle qui doit bouillonner dans notre coeur. R,72.

Le Visiteur, de son côté, nous a rappelé que nous cons­tituions une famille qui est construite sur notre appartenan­ce commune au Christ, et qui est alimentée par une charité sincère. La Constitution 13 affirme la même vérité :

 

La loi de la vie commune est unité de l’Esprit dans la charité de Dieu, lien de paix dans un mutuel et constant amour de tous les frères, communion dans le partage de tous les biens. Les frères supportent avec la plus grande patience leurs infirmités et se servent mutuellement avec humilité. Par la prière et d’autres moyens appropriés, ils viennent en aide aux faibles, à ceux qui sont ébranlés et malades. Ils entourent les anciens et les mourants de soins prévenants et d’affection.

 

La loi de la vie commune, mes frères, comme il nous est dit ici, est la charité de Dieu. C'est à dire le don de soi sans réserve et l'accueil confiant des autres. C'est exactement le contraire de l'égoïsme qui est re­pliement sur soi, qui est refus ou exploitation des autres.

La vie cénobitique toute entière est organisée en vue d'étouffer en nous l'égoïsme, et d'y nourrir, d'y faire croî­tre, d'y faire s'épanouir la charité. Et cette charité crée l'unité dans une atmosphère de paix et dans le partage de tous les biens. Non seulement les biens matériels, mais aussi les biens intellectuels, les biens affectifs et les biens spirituels.

Nous ne devons rien garder pour nous. Tout ce que nous recevons de Dieu doit être partagé avec les autres. Nous ne possédons plus rien. Et plus nous sommes dépossédés, plus Dieu nous comble parce qu'il sait que nous ne détournerons pas à notre profit les dons qu'il nous fait.

 

Il n'y a rien de plus terrible que de détourner pour soi ce qu'on reçoit de Dieu. C'est le défaut, le vice des mauvais bergers. Je ne pense pas seulement à l'Abbé, ni à ceux qui partagent son autorité, mais je pense à chacun d'entre nous. Car nous sommes responsables les uns des autres. Nous sommes tous des bergers.

C'est ce que la Constitution nous dit lorsqu'elle parle de l'unité de l'esprit dans la charité de Dieu. Nous ne pouvons jamais dire : Mais moi, ça ne me regarde pas ! C'est l'affaire de l'Abbé ! C'est l'affaire du cellérier ! C'est l'affaire de n'importe qui, mais certainement pas de moi !

A ce moment-là, je me coupe des autres. Je me replie sur moi. Je veux construire ma vie tout seul, indépendamment des autres qui peuvent aller là où l'Esprit bon ou mauvais les conduit. Moi, c'est pas mon affaire !

A ce moment-là, mes frères, je ne suis plus dans la vé­rité. Non, nous avançons ensemble ; nous grandissons ensemble ; nous faisons du surplace ensemble ; nous reculons ensemble ; mais il n'est rien de ma vie personnelle qui n'ait son impact sur la vie communautaire. Je ne peux rien garder pour moi.

          C'est un des fondements de la vie monastique et de la vie cénobitique : cette dépossession totale de soi. Et la Constitution nous introduit dans la pratique. Elle nous dit, en reprenant textuellement ce que nous venons d'en­tendre dans la Règle de Saint Benoît, que les frères doivent supporter avec la plus grande patience leurs infirmités.

Cela peut être énervant de vivre tout le temps sans ré­mission aucune à côté d'un frère qui a un tic, ou bien qui a un petit défaut, ou un grand défaut. Il ne le remarque pas lui-même ? Ou qui a des infirmités. Il y en a de toutes les sortes, des physiques, des psychiques, enfin on ne saurait jamais en dresser le catalogue.

 

On est d'un tempérament à retentissement primaire. Et le chantre de l'autre côté est un retentissement secondaire. Un sera toujours en avance, l'autre sera toujours en retard. Voilà, mes frères !

Et avec tout ça, il faut que notre Office soit harmo­nieux, et qu'il soit pacifiant, et qu'il soit beau ! Et tous ces différents tempéraments, ils doivent s'accorder dans ces supports très patients les uns des autres. Et non seulement ce doit être un support, ce qui est encore assez facile, mais à mon sens, moi, ce doit être encouragé. Chacun doit être encouragé dans la ligne de ce qu'il est.

Et si nous voulons y regarder de plus près, il n'y a pas d'infirmités, il n'y a pas de défauts. Il y a simplement que chacun a reçu un certain capital. Il ne sait pas recevoir tout. Mais c'est la communauté qui, elle, est parfaite. Je veux dire que tous ces petits capitaux de chacun mis ensemble forment une fortune, constituent une richesse qui appartient à tout le monde.

 

C'est cela que Saint Benoît vient de nous dire. C'est ce que nous rappelle, ici, notre Constitution lorsqu'elle en­tre dans la praxis monastique. Elle nous dit aussi que par la prière et d'autres moyens appropriés, il faut venir en aide aux faibles, à ceux qui sont ébranlés et malades. Ebranlés ! Ce sont les fluctuantes en latin, ce sont les fluctuants, 27,9. Ce sont ceux qui ne savent plus très bien ce qu'ils sont venus faire dans monastère. Voyez, c'est ça ! Ils sont fluctuants. Ils sont en crise, comme on dirait aujourd'hui.

Et voilà, ça se traduit, ça se voit à leur tête, ça se voit à leur comportement. Ce sont des traînards. Mais il y en a aussi qui sont faibles, faibles physique­ment, faibles psychiquement aussi, faibles intellectuellement. Il y en a de tous les degrés et de toutes les catégories. Il y en a même qui sont faibles spirituellement...oui. Un novice, un jeune, même un jeune profès solennel, il est encore en croissance, il est encore un adolescent, il est encore faible.

Et alors l'ancien, lui, qui les a vu toutes, qui a subi toutes les épreuves spirituelles, mystiques, possibles et imaginables, qui est au-delà même de tous ses rêves les plus beaux, mais celui-là - s'il n'est pas dans l'illusion - il va, lui, par sa prière, par son exemple, par toute sa vie, il va encourager, et il va porter tous ces nouveaux, tous ces adolescents, tous ces faibles, tous ceux qui fluctuent, qui sont ébranlés, qui sont infirmes. Voilà, mes frères, la beauté d'une vie cénobitique bien assumée et bien vécue !

 

Il entoure, dit-on aussi, les anciens et les mourants de soins prévenants et d'affection. On parle de mourants. N'allons pas penser à ceux qui arrivent à leur dernière heure. Nous sommes tous des mourants. On n'y pense guère lorsqu'on est jeune, ou moins jeune. Peut-être que lorsque l'on devient vraiment vieux, on y pense encore moins ? Je ne sais pas ? Est-ce qu'on a peur ?

Mais en fait, c'est le terme vers lequel tous nous mar­chons : la mort physique. Nous sommes tous des mourants. Nous sommes tous en état d'entropie. C'est à dire que notre orga­nisme se dégrade. C'est irréversible. Eh bien, nous devons tous ainsi nous entourer de soins prévenants et d'affection.

Il est dit - je ne sais pas qui a dit cela - que dans un monastère, jamais un moine ne devrait regretter l'absence de sa mère, tellement il devrait être entouré d'affection, sentir l'affection qui...voltige dans le monastère et qui est l'air que chacun respire.

 

Maintenant il y a deux Statuts à cette Constitution. Le premier dit que :

 

La table commune exprime et fortifie l'union des frères. Ainsi tous viennent ensemble à table à moins d’une excuse raisonnable.

 

La table commune, dans un monastère, elle est prolongement de la table Eucharistique. Cela, le savons nous déjà. Mais il y a encore autre chose de plus matériel, de plus terre à terre. C'est que nous sommes faits de ce que nous mangeons. Nous sommes vraiment ce que nous mangeons. Et lorsqu'au même moment, nous mangeons tous la même chose, mais nous devenons tous les mêmes.

Le corps du monastère se construit matériellement, con­crètement, physiquement, culinairement au moment du repas commun. C'est pourquoi il faut éviter les absences à la ta­ble commune, à moins qu'il n'y ait une raison sérieuse, raisonnable. Cela ne doit pas devenir une habitude, car c'est entre autre au réfectoire que s'édifie le corps de la communauté.

Et on comprend à partir de là que l'excommunication de la table que prévoit Saint Benoît, est vraiment une peine sé­rieuse et grave, parce que le frère est coupé du corps. Et si cette coupure, ce sectionnement devait durer, eh bien le frère mourrait. Il mourrait spirituellement.

Il y a encore un second Statut :

 

L'Abbé apporte un grand soin à ce que les malades et les vieillards soient traités avec empressement et amour. S’il est possible, que l’onction des malades leur soit conférée au milieu de la communauté.

 

Voyez ici, on engage directement la responsabilité de l'Abbé : un grand soin à ce que les malades et les vieillards soient traités avec empressement et amour. Dans le texte latin il est dit diligentia. C'est beaucoup plus que l'empressement. La diligentia, c'est la dilection, c'est la diligence, mais une diligence qui procède de l'affection qu'on a pour le malade, qu'on a pour le frère. Et alors, cette affection va entraîner l'empressement et alors une forme plus élevée encore qui est la caritas, qui est la charité, qui est l'amour.

Voilà, mes frères, un bon préambule pour la fête d'au­jourd'hui, cette fête de la Sainte Famille.

 

Temps de Noël : Homélie : La Sainte Famille.  30.12.84*

La famille qu’est Dieu.

 

Mes frères,

 

Nous ne prendrons pas prétexte de la fête de ce jour pour épiloguer sur le sort qui est fait à la famille aujourd'hui. Nous n'avons de leçon à donner à personne. Nous fixerons plutôt notre regard sur l'origine et sur l'achèvement de toute famille qui est Dieu lui-même dans l'Unité de son être et dans la Trinité de ses Personnes.

Dieu en effet est, dans le mystère de sa vie, une famil­le hiérarchisée où chaque personne a sa place et sa fonction dans l'harmonie la plus parfaite. Et pour résumer cette beauté, l'Apôtre Jean a une expres­sion lapidaire qui ouvre à tous les espoirs, à tous les possi­bles. Il nous dit : Dieu est amour !

Et Dieu est tellement amour qu'il a voulu que sa famille qu'il est, lui, s'ouvre à des êtres nouveaux dont nous sommes. C'est une longue histoire qui va de la création du monde à sa divinisation dans sa fleur qui est l'homme.

 

Oui, mes frères, nous sommes de la famille de Dieu. La vie de Dieu, sa nature, ses privilèges sont en nous. Ils croissent, ils s'épanouissent, ils fructifient jour après jour. Et pour réaliser cette merveille, Dieu a voulu devenir homme en entrant à l'intérieur d'une famille humaine authentique, et y en prenant chair dans le sein d'une vierge dont le nom était Marie.

L'homme Jésus, dont le Père est Dieu, est donc la cellule première sur laquelle ­sont greffés tous les hommes. Et ces hommes, les voici donc devenus, mais en toute vé­rité, en toute réalité, consanguins spirituels de Jésus et de Dieu, membres à part entière de la famille divine, frères les uns des autres, réunis indissolublement en un seul corps.

 

Mes frères, la sainte famille de Jésus, Marie et Joseph est donc le chaînon providentiel indispensable à la réalisa­tion du plan, du projet magnifique de notre Dieu. Elle est le canal par lequel arrive sur nous à flots les torrents d'amour qui sont Dieu lui-même. Par cette famille, tout nous arrive. Tout nous vient par elle. C'est en elle et par elle que nous trouvons notre véri­table destin qui est d'être enfant de Dieu, membre de sa fa­mille pour l'éternité.

Mes frères, les conséquences de ce projet divin pour nous, dans la pratique de notre vie, elles sont immenses. L'Apôtre nous l'a détaillé en quelques mots brefs. Mais à partir de là, si vous le voulez, aujourd'hui pendant les heu­res qui vont suivre, nous réfléchirons, nous méditerons, nous repasserons dans notre coeur cette destinée qui est la nôtre. Mais pas seulement chacun de nous isolément, mais nous en communauté, en famille. C'est cela la vie chrétienne.

Et cette Eucharistie que nous allons vivre ensemble, elle sera notre acquiescement et elle exprimera notre gra­titude sans borne.

 

                                                                                           Amen.

 

Temps de Noël : Homélie : Le dernier jour !     31.12.84

 

Mes frères,

 

Le dernier jour de l'année civile est symboliquement, au regard de notre foi, le dernier jour du monde et le dernier jour de notre vie. L'Apôtre vient de nous le dire : nous som­mes à la dernière heure.

Nous remarquons qu'en ce jour qui est le dernier, l'Eglise manifestement inspirée par Dieu nous projette en ar­rière. Elle nous fait franchir l'étendue de la durée pour nous ramener au commencement et nous camper devant le Verbe de Dieu. Elle ose ce geste prodigieux, ce geste prophétique, au­dacieux, elle l'ose pour nous rappeler d'où nous venons et pour nous dire où nous allons.

Nous sommes sortis de la pensée et du coeur de Dieu et nous y retournons. Nous vivons par Dieu et pour Dieu. Et no­tre véritable lieu de stabilité, c'est dans le sein de la Trinité, là où Dieu est vie, où Dieu est lumière, où Dieu est amour. Par le Verbe de Dieu, donc par Jésus le Christ, tout a été fait. Et tout ce qui est n'existe que par lui et pour lui. Nous vivons donc dans un univers sacré. Et nous qui sommes la conscience de cet univers, nous sommes en voie de divinisa­tion.

 

Jésus le Christ, lui qui est le Verbe de Dieu devenu homme, il nous a donné le pouvoir de devenir enfant de Dieu, de connaître une nouvelle naissance ex Deo, à partir de Dieu et en Dieu. Comme le dira l'Apôtre Paul : Que nous soyons vivants ou que nous soyons morts, nous appartenons au Seigneur.

Mes frères, si nous sommes entrés dans le monastère et si nous y vivons, c'est parce que nous avons été éveillés à ce mystère, à cette sublimité d'amour, à cette indicible beauté. Et la vie monastique contemplative est une praxis, à sa­voir : se prêter heure par heure à tout ce que Dieu demande afin de vivre dans son coeur, dans sa chair, dans son esprit l'achèvement de la création en devenant avec le Verbe de Dieu une seule vie, une seule lumière et même une seule chair.

Mes frères, notre idéal, nous ne le situerons pas en des­sous de cette ligne. Et par cette Eucharistie qui est la der­nière de cette année, nous dirons à Dieu notre émerveillement devant le don ineffable qu'il nous fait.

 

                                                                                                Amen.

 

 

 

 

Table des matières de l’année 1984 :

 

Chapitre : Présentation des vœux.                01.01.84. 1

Le destin du moine, c’est la vie éternelle. 1

Règle : Prologue. 22-33 :                         02.01.84. 4

Levons-nous donc !. 4

Règle : Prologue 34-37 :                          03.01.84. 6

Le Seigneur cherche son ouvrier. 6

Règle : Prologue 48-77 :                          04.01.84. 8

Ceignons donc nos reins !. 8

Règle : Prologue 78-91 :                          05.01.84. 11

Bâtir sur la pierre. 11

Récollection du mois de janvier.                   07.01.84. 13

La route de lumière. 13

Règle : 1, 15-36 : Des espèces de moines.      09.01.84. 15

Organiser l’état des cénobites. 15

Règle : 2, 81-91 : De l’Abbé.                    14.01.84. 17

Poème !. 17

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        15.01.84. 19

1. Pauvreté économique et pauvreté naturelle. 19

Règle : 3, 16-30 : L’avis des frères ?           17.01.84. 24

La Règle, maîtresse de vie. 24

Règle : 3, 16-30 : Quels outils utiliser ?        18.01.84. 26

Apprendre un métier. 26

Règle : 4, 25-50 : Quels outils utiliser ?        19.01.84. 29

Situations contrariantes. 29

Règle : 4, 51-77 : Quels outils utiliser ?        20.01.84. 32

La Babel monastique. 32

Règle : 4, 78-100 : Quels outils utiliser ?      21.01.84. 34

La miséricorde de Dieu. 34

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        22.01.84. 37

2. Pauvreté évangélique et pauvreté religieuse. 37

Règle : 7, 1-12 :                                  25.01.84. 40

L’humilité de Dieu !. 40

Chapitre 7 : Des degrés d’humilité.               27.01.84. 43

Contempler un tableau !. 43

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        29.01.84. 46

3. Et dans nos monastère ?. 46

Règle : 7, 82-88 : Deuxième degré.             30.01.84. 52

Etre attiré par Dieu !. 52

Règle : 7, 89-92 : Troisième degré.             31.01.84. 54

Avoir d’autres désirs !. 54

Chapitre 7, 93-118 : Quatrième degré.         01.02.84. 55

Pas de magie !. 55

Homélie : Présentation du Seigneur.              02.02.84. 57

Dieu sauve !. 57

Récollection du mois de février.                   04.02.84. 58

Voyage dans le temps. 58

Règle : 7, 150-155 : Neuvième degré.          06.02.84. 60

Etre pesé par Dieu !. 60

Règle : 7, 156-158 : Dixième degré.            07.02.84. 63

Les quatre derniers degrés. 63

Règle : 7, 159-164 : Onzième degré.           08.02.84. 64

Notre nature et celle de Dieu. 64

Règle : 7, 165-fin : Douzième degré.            08.02.84. 65

Devenir des anormaux ?. 65

Règle : 8. : Des divins offices de la nuit.       10.02.84. 67

Nécessité de l’office divin. 67

Règle : 9. : Combien de psaumes pour la nuit.   11.02.84. 68

L’office et nous ?. 68

Règle : 11. : Des Matines du dimanche.         13.02.84. 70

L’office des Vigiles. 70

Règle : 12. : Des Laudes du dimanche.          14.02.84. 73

Passer des ténèbres à la lumière. 73

Règle : 13, 1-22 : Des Laudes ordinaires.       15.02.84. 76

L’ordre des psaumes à Laudes. 76

Règle : 15. : Quand il faut dire Alleluia ?       18.02.84. 78

Une plongée dans l’eschaton. 78

Règle : 16. : Des divins offices du jour.         19.02.84. 81

Sept fois le jour !. 81

Règle : 17. : Combien de psaumes le jour ?     20.02.84. 87

Sagesse et discrétion de Saint Benoît. 87

Règle : 18, 1-17 : L’ordre des psaumes.        21.02.84. 90

Le Psautier, expérience spirituelle. 90

Règle : 18, 18-32 : L’ordre des psaumes.       22.02.84. 93

Les Vigiles du dimanche. 93

Règle : 18, 33-35 : L’ordre des psaumes.       23.02.84. 96

L’Office des Vêpres. 96

Veillée pour le frère André.                       24.02.84. 98

Homélie aux funérailles de frère André.         25.02.84. 100

Règle : 18, 56-fin : L’ordre des psaumes.      25.02.84*. 101

La distribution des psaumes. 101

Règle : 19. : Dispositions pour la psalmodie.     26.02.84. 104

Une passivité active !. 104

Règle : 20. : De la révérence dans la prière.   27.02.84. 107

Oratio !. 107

Règle : 21. : Des doyens du monastère.         28.02.84. 109

La paternité de l’Abbé. 109

Règle : 22. : Du sommeil des moines.            29.02.84. 111

Le passage à une vie nouvelle. 111

Règle : 23. : De l’excommunication.              01.03.84. 112

Le monastère est une clinique. 112

Règle : 24. : La mesure de l’excommunication.  02.03.84. 114

La miséricorde avant le jugement. 114

Récollection du mois de mars.                     03.03.84. 115

Notre frère André. 115

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        04.03.84. 117

4. Des abus !. 117

Règle : 28. : Que faire avec les incorrigibles ? 05.03.84. 121

L’expulsion !. 121

Règle : 49. : De l’observance du carême.        07.03.84. 122

En tout temps !. 122

Règle : 31, 1-26 : Portrait idéal du cellérier.  08.03.84. 125

Voilà le cellérier !. 125

Règle : 31, 27-42 : Portrait idéal du cellérier. 09.03.84. 126

La maison de Dieu. 126

Chapitre : Quatre temps de carême.             13.03.84. 127

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        18.03.84. 128

5. Bâtiments monastiques et espace vital. 128

Homélie : Deuxième dimanche du carême.        18.03.84. 132

Le projet de Dieu sur nous. 132

Homélie : Fête de Saint Joseph.                  19.03.84. 134

Joseph, nouvel Abraham. 134

Homélie : Fête de l’Annonciation.                 24.03.84. 135

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        01.04.84. 137

6. Notre économie ?. 137

Règle : 51. : Ne partir qu’à faible distance.    02.04.84. 143

Rompre la communion. 143

Chapitre : Préparation du Chapitre Général.     15.04.84. 143

1. De la durée de l’Abbatiat ?. 143

Semaine Sainte.. 148

Homélie du dimanche des rameaux.               15.04.84. 148

Chapitre du lundi saint.                            16.04.84. 149

Marie de Béthanie. 149

Chapitre du Mardi Saint.                          17.04.84. 152

Le repas de la Pâque. 152

Chapitre du Mercredi Saint.                       18.04.84. 156

Judas et la logique divine. 156

Homélie du Jeudi Saint.                           19.04.84. 160

Exhortation aux Complies du Vendredi Saint.    20.04.84. 161

Homélie à la Vigile Pascale.                        21.04.84. 163

Homélie du jour de Pâques.                        22.04.84. 165

Chapitre 71 : S’obéir mutuellement !             29.04.84. 166

Le trésor de l’obéissance. 166

Récollection du mois de juin.                      02.06.84. 169

Homélie de la Vigile de la Pentecôte.             06.06.84. 171

Quelle est notre situation à nous maintenant ?. 171

Homélie de la Pentecôte.                          10.06.84. 173

Récollection du mois de juillet.                    30.06.84. 175

Les Nouvelles Constitutions.                       08.07.84. 178

1. Présentation. 178

Chapitre : La chorégraphie de l’Office Divin.    22.07.84. 182

1. La liturgie. 182

Chapitre : La chorégraphie de l’Office divin.    29.07.84. 186

2. L’Eucharistie. 186

Homélie : 17° dimanche ordinaire. Année A.    29.07.84. 192

Tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu. 192

Récollection du mois d’août.                       05.08.84. 194

Les deux faces de notre être. 194

Règle : 56. : La table de l’Abbé.                 09.08.84. 197

Chapitre : Les nouvelles Constitutions.           12.08.84. 199

2. Le mouvement de nos nouvelles Constitutions. 199

Chapitre : Fête de l’Assomption de Marie.       15.08.84. 202

Citoyens du ciel. 202

Chapitre : Fête de Saint Bernard.                19.08.84. 204

Saint Bernard fils de la tradition. 204

Homélie : 23° dimanche ordinaire. A.            09.09.84. 205

Le Christ est parmi nous. 205

Règle : 2, 1-28 : De l’Abbé.                    10.09.84. 207

Se souvenir de ce que Dieu lui commande !. 207

Règle : 2, 44-59 : De l’Abbé.                    12.09.84. 209

Dans la justice et l’amour du Christ. 209

Règle : 2, 81-91 : De l’Abbé.                    14.09.84. 212

Meminisse !. 212

Homélie : Exaltation de la Sainte Croix.        14.09.84*. 215

Notre gloire, c’est la croix !. 215

Règle : 2, 92-fin : De l’Abbé.                    15.09.84. 216

Rendre compte !. 216

Chapitre : Les nouvelles Constitutions.           16.09.84. 218

3. L’esprit de l’Ordre. 218

Règle : 4, 51-77 : Quels outils utiliser ?        20.09.84. 223

Entendre les Saintes Ecritures. 223

Homélie : Eucharistie pour Victor Bauwens.      24.09.84. 225

Pourquoi toute cette souffrance ?. 225

Règle : 6. : De la retenue dans les paroles.     24.09.84. 226

Que demande Saint Benoît ?. 226

Règle : 7, 1-12 : De l’humilité.                   24.09.84. 228

Humilité et humus. 228

Règle : 7, 13-28 : De l’humilité.                 26.09.84. 230

L’appel de Dieu. 230

Règle : 7, 29-51 : Premier degré d’humilité.    27.09.84. 232

La crainte de Dieu. 232

Règle : 7, 66-81 : Premier degré d’humilité.    29.09.84. 234

Etre sur ses gardes !. 234

Chapitre : Les nouvelles Constitutions.           30.09.84. 236

4. La Constitution n°4. 236

Règle : 7, 93-118 : Quatrième degré.           02.10.84. 240

Les contraria ?. 240

Règle : 7, 131-137 : 6° & 5° degré.            04.10.84. 242

Contentus !. 242

Récollection du mois d’octobre.                    06.10.84. 244

Voir la face de Dieu. 244

Homélie : 27° dimanche ordinaire. Année A.    07.10.84. 246

Produire du fruit. 246

Règle : 9. : Combien de psaumes pour la nuit.   12.10.84. 247

La louange de Dieu. 247

Chapitre : Les nouvelles Constitutions.           14.10.84. 249

5. La communauté locale. 249

Chapitre : Fête de la Toussaint.                  01.11.84. 253

Concitoyens du ciel. 253

Règle : 26. : La peine de l’excommunication.    02.11.84. 255

Se joindre à eux sans la permission de l’Abbé. 255

Récollection du mois de novembre.                03.11.84. 257

S’exercer à l’art de la vision. 257

Règle : 29. : De ceux qui s’en vont !             05.11.84. 259

Partir par sa propre faute…... 259

Règle : 33. : Avoir quelque chose en propre ?   10.11.84. 261

Le vice détestable.. 261

Homélie : 32° dimanche ordinaire. Année A.    11.11.84. 265

La flamme de notre lampe. 265

Chapitre : Les nouvelles Constitutions.          11.11.84*. 266

6. Le genre de vie cistercien. 266

Règle : 35,1-20 : Des semainiers de la cuisine. 12.11.84. 270

Avoir un cœur liquide. 270

Chapitre : La Toussaint de l’Ordre.              13.11.84. 273

Le lieu de notre véritable stabilité. 273

Règle : 36. : Des frères malades.                14.11.84. 276

Ne pas se laisser dérouter par la volonté de Dieu. 276

Règle : 43, 33-49 : Des retardataires.          22.11.84. 278

La table commune. 278

Règle : 44. : Des excommuniés !                  23.11.84. 281

Devenir étranger à la véritable vie. 281

Chapitre : Les nouvelles Constitutions.           25.11.84. 283

7. La Visite Régulière. 283

Homélie : Fête de la communauté.                30.11.84. 286

Venez, suivez-moi !. 286

Récollection du mois de décembre.                01.12.84. 287

La jointure de deux cycles liturgiques. 287

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    04.12.84. 289

1. Le spirituel et le matériel. 289

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    05.12.84. 291

2. Partage de la vie même de Dieu. 291

Règle : 57. : Des artisans du monastère.        10.12.84. 292

Une participation consciente à la Vie de Dieu. 292

Règle : 58, 1-37 : De l’accueil des frères.      11.12.84. 293

L’accueil d’un nouveau candidat. 293

Règle : 58, 38-70 : De l’accueil des frères.    12.12.84. 295

La profession monastique, second baptême. 295

Chapitre 59 : Des fils qui sont offerts.          13.12.84. 297

Être enfant !. 297

Règle : 60. : Des prêtres qui désirent entrer.  14.12.84. 298

On ne lui relâchera rien !. 298

Règle : 61, 1-16 : Des moines étrangers.       15.12.84. 299

D’où vient-il et qui est-il ?. 299

Chapitre : Les nouvelles Constitutions.           16.12.84. 301

8. La profession monastique. 301

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    20.12.84. 305

3. Rencontres en groupe. 305

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    21.12.84. 307

4. Unité : être adulte. 307

Chapitre : Conclusions de la Visite Régulière.    22.12.84. 309

5. Unité de la communauté. (suite). 309

Chapitre : Les nouvelles Constitutions.           23.12.84. 310

9. L’habit monastique. 310

Homélie : 4° dimanche de l’Avent.                23.12.84. 311

Se préparer à Noël. 311

Temps de Noël : Homélie messe de minuit.      25.12.84. 313

Purifier notre regard et notre cœur. 313

Temps de Noël : Homélie messe du jour.       25.12.84*. 314

Temps de Noël : Homélie : Fête de St Etienne. 26.12.84. 315

Temps de Noël : Homélie : Fête de St Jean.   27.12.84. 317

Temps de Noël : Homélie : Les Sts Innocents.  28.12.84. 318

Temps de Noël : Homélie : Vision de Siméon.   29.12.84. 319

Chapitre : Les nouvelles Constitutions.           30.12.84. 319

10. La vie commune. 319

Temps de Noël : Homélie : La Sainte Famille.  30.12.84*. 322

La famille qu’est Dieu. 322

Temps de Noël : Homélie : Le dernier jour !     31.12.84. 323

Table des matières de l’année 1984 :. 324

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Lettre de notre Abbé Général Dom Ambrose SOUTHEY du 28.12.83

[2] Jour du départ pour le Chapitre Général.

[3] Incomplet : fin de la cassette totalement remplie !

[4] Ce chapitre de la Règle est « oublié » dans les chapitres de la Règle rassemblés.

[5] Manque le tout début. Retard de l’enregistreur.