Chapitre : Présentation des vœux.                01.01.82

 

Mes frères,

 

Nous sommes entrés en 1982. Nous nous rapprochons de l’an 2000. Dix-huit années, qu'est ce que cela représente, Un éclair. Et nous nous sommes avancés d'un pas vers la fin du monde, celle-ci coïncidant pour chacun d'entre nous avec la fin de notre vie.

C'est la coutume d'échanger des voeux. Ceux-ci se veu­lent exorcisme, incantation, prière, écarter ce qui peut nous nuire, attirer sur nous ce qui peut nous être bénéfique. Ils sont programme et pourvoyeur d'énergie.

Alors, ce sont des souhaits véritables. Ils expriment ce que Dieu désire pour nous. Il veut notre bonheur, le bonheur qu'il promet en cette vie comme nous le disons chaque jour au cours de l'Eucharistie après avoir ensemble récité le Notre Père. Et Dieu nous propose une ligne de vie qui est son projet, son projet s'exprimant dans sa volonté qui nous est connue.

 

Mes frères, cette année-ci, je vais emprunter l'énoncé de mes voeux à Sainte Thérèse d'Avila dont on célèbre en 82 le quatrième Centenaire de la mort sereine, paisible, joyeuse. Thérèse était une maîtresse femme, un gendarme comme on dirait aujourd'hui. A elle seule elle valait plus qu'un régi­ment d'hommes et pourtant elle était d'une féminité exquise et délicate. Elle était passionnée, sensible aux besoins des autres, ouverte à leurs désirs, entièrement donnée. Elle était comme on le disait : la Mère, la Madre.

Mais revenons pour l'instant à ce que nous connaissons aujourd'hui. Nous vivons sur un volcan : voyez la Pologne qui vit des jours, des jours qui rappel­lent les années les plus sinistres de l'occupation Nazie. Le Proche-Orient est une poudrière qu'une étincelle peut faire exploser à chaque instant. Nous sommes immergés dans une crise économique aux dimen­sions mondiales. On ne parvient pas à la maîtriser et elle pourrait très bien déboucher sur des conflits sociaux sanglants.

On prévoit que d'ici quelques années, en 1985, il y aurait 6 à 700.000 chômeurs rien qu'en Belgique. Alors voyez en Europe ? Et à ce moment-là, vous voyez, ça deviendra terrible. Mais espérons, espérons de tout notre coeur que d'ici là on aura pu reprendre le volant en main et redresser la situation. Nous vivons une mutation de civilisation.

 

La toute dernière chose que j'ai vue, pour vous donner une idée : les Japonais viennent de mettre au point une mini­puce. Vous savez ce que c'est qu'une puce électronique. C'est une silicone - donc on en trouve tant qu'on veut, du sable ­- donc une silicone qui a la grosseur, le volume d'une tête d'épingle. Il peut contenir a lui seul cent milliards d'informa­tions.

La puce la plus perfectionnée jusqu'à présent en conte­nait cent millions. Maintenant, ce sera cent milliards. Et un ordinateur, un ordinateur complet aura maintenant le volu­me d'un morceau de sucre. Alors, voyez un peu quelle révolution partout ! Et nous devons nous adapter. Voilà, mes frères, le contexte dans le­quel nous vivons !

 

Il y a aussi entre les deux supergrands, les Etats-Unis et l'Union Soviétique, la course aux armements les plus so­phistiqués qui peuvent aussi en une fraction de seconde ané­antir la majeure partie de l'humanité et laisser le reste Dieu sait dans quel état ?

Et maintenant il y a une jeunesse qui pousse. Et cette jeunesse est dans le désarroi. Combien de jeunes aujourd'hui se disent : Mais à quoi bon, à quoi bon encore étudier, aller à l'école ? Cela ne vaut plus la peine ! Lorsque nous aurons terminé, notre emploie sera pour Dieu sait combien d'années : chômeur ! Alors, pourquoi s'en faire ? Pourquoi se donner de a peine maintenant ? Profitons de la vie, amusons-nous, après nous le déluge.

Naturellement ils ne raisonnent pas tous ainsi ! Mais enfin beaucoup sont touchés, et tous sont malgré tout dans l'inquiétude. J'en connais comme ça qui ont terminé de bonnes études et qui courent partout. Plus rien à trouver ici en Belgique. Plus rien à trouver en Europe. Ils vont chercher en Afrique, ils vont chercher en Amérique, et c'est toujours revenir bredouille. C'est la même chose partout ! Voilà, mes frères, le volcan sur lequel nous vivons !

 

Et quel est notre devoir à nous ? Notre devoir c'est de regar­der les choses en face en sachant que nous sommes partie pre­nante, jouante et responsable. Et regarder les choses avec le regard transfiguré par la vie divine qui nous habite, avec les yeux de Dieu. Car derrière tout cela, il y a Dieu qui agit, il y a Dieu qui travaille.

Les hommes sont maladroits, les hommes sont méchants. Mais tout au fond d'eux-mêmes il y a toujours cette flamme qui est Dieu agissant, Dieu les créant, Dieu les rédimant. Et cette flamme, elle finira par l'emporter.

Et s'il y en a qui sont dévorés par le malheur, ce mal­heur n'est pas éternel, c'est Dieu, c'est le Christ qui con­tinue à souffrir en eux. Et par cette souffrance, en descen­dant au plus bas, il rachète tous les crimes dont nous sommes solidairement coupables.

 

Ayant donc ce regard lucide, à notre place, nous devons entrer dans notre mission, celle qui est la nôtre, faire corps avec elle, nous identifier à elle. Et notre mission, je vous le rappelle, c'est d'être pré­sence lumineuse, chaleureuse, pacifiante du Dieu qui est amour. Et ce n'est possible en vérité que si nous laissons en nous toute la place à Dieu.

Et maintenant je m'adresse à chacun d'entre vous. Et je vous exprime mes souhaits en empruntant les paroles de Thérèse d'Avila. C'est une formule qui est très belle. Vous la connaissez certainement ou bien vous en avez entendu parler, car vous vous en rappellerez. C'était sa devise de vie. La voici :

 

Que rien ne te trouble,

que rien ne t'épouvante,

tout passe.

Dieu jamais ne change,

La patience obtient tout.

A qui possède Dieu rien ne manque.

Dieu seul suffit...

 

Voilà, mes frères, c'est la quintessence de la vie spi­rituelle! Cette vie spirituelle qui est communion consciente et constante avec Dieu connu, aimé, possédé. Voyez ! Dieu connu, c'est la Foi. Dieu aimé, c'est la Charité. Dieu possédé, c'est l'Espérance. Ce sont les trois vertus théologales, c'est à dire ces énergies en nous de la vie Trinitaire.   

Ces énergies qui nous transforment, qui insensiblement jour après jour, année après année nous divinisent, qui nous font entrer dans des rapports personnels, des rapports d'amour, des rapports de confiance, et des rapports conscients avec le Dieu qui est Trinité.

Ce Dieu qui s'est mis à notre portée, à notre disposition en prenant notre chair, en l'empruntant à une femme de notre race, le Dieu qui a tout fait pour nous, ce Dieu qui a voulu connaître nos difficultés, nos souffrances, notre mort, mais qui nous a ouvert un avenir en ressuscitant. C'est nous qui en lui sommes ressuscités. C'est nous qui en lui sommes assis déjà maintenant dans la société de ces trois Personnes Divines.

 

Voilà, mes frères, ce qui est sous-jacent à ce souhait exprimé par Sainte Thérèse à l'adresse de ses filles, à l'adresse de tous les hommes, à notre adresse à nous. Et c'est lui que j'ai voulu reprendre. Il faudrait s'arrêter très longuement sur chacun des mem­bres de ce souhait et les méditer. Mais je me réserve de reve­nir plus tard à l'occasion des dimanches, si Dieu m'en donne l'inspiration.

            Mais pour aujourd'hui, je veux vous laisser une consigne, la voici : Ayez une confiance inébranlable, absolue en Dieu qui fait coopérer tout au bien de ceux qu'il aime. Vous abandonner, peut-être avec une certaine anxiété ? C'est inévitable ! Nous sommes tous des hommes. Nous avons été tellement souvent trompés au cours de notre vie ? Malgré cela, nous abandonner à ce Dieu qui nous a donné tant de preuves de son affection pour nous et qui fait tout travailler pour notre bien.

Et ce bien, quel est-t-il ? Ce bien, c'est notre transfi­guration personnelle et à travers nous, celle de l'univers, ça, c'est le but que Dieu s'est assigné. Et lui seul connaît les moyens pour le réaliser. Alors, mes frères, abandonnons-nous à lui, abandonnons­-nous à ses moyens, dès cette heure-ci, et tous les jours de l'année 82. Voilà, c'est le souhait que j'exprime. Et je l'exprime pour moi d'abord, et pour chacun d'entre vous.

 

Et je ne veux pas terminer, je ne veux pas quitter cette salle sans vous remercier chacun en particulier pour tout ce que vous m'avez apporté au cours de l'année 81, pour votre ferveur - et je n'emploie pas le mot ferveur dans le sens fade du terme - pour la chaleur qui habite en vous. C'est la chaleur de l'Esprit. Et cette chaleur, je la sens qui me réchauffe moi-même et qui me donne la force de continuer la mission qui m'a été demandée.

Et je vous remercie pour les progrès que vous avez réa­lisé : progrès dans l'oubli de vous, dans l'ouverture aux au­tres. Ces progrès, nous les remarquons lorsque nous traver­sons des moments plus difficiles au plan communautaire. Tous les malades que nous avons du accueillir, que nous avons du porter, que nous continuons à porter encore. Je ne prends que cet exemple.

Mes frères, je vous remercie d'être ce que vous êtes avec vos défauts, avec vos faiblesses, avec votre fragilité. Tout cela retentit en moi mais, je vous le répète, c'est quelque chose, un spectacle très beau.

 

Alors, je suis certain qu'au cours de l'année qui com­mence aujourd'hui, nous continuerons à marcher solidairement sur cette route de la charité qui nous habite. Nous le ferons en nous laissant animer par l'Esprit, ayant les yeux fixés sur le terme de notre foi, Jésus le Christ, mort et ressus­cité, vivant pour nous, et sur celle qui est sa mère et la nôtre.

 

 


Homélie : Fête de Marie Mère de Dieu.        01.01.82*

Marie, sourire de Dieu.                

 

Mes frères,

 

Dieu n'est pas un inconnu. Il nous a révélé son nom, un  nom mystérieux, un difficile à prononcer sur nos lèvres lourdes et malhabiles. Et il a un visage, un visage qui est lumière et qui dis­pense généreusement les bienfaits de la vie. Et il a un coeur dont les battements rythment la croissance de l'univers.

Sur le visage de Dieu se détache un détail qui le rend aimable, attirant, irrésistible ; un détail qui est comme un affleurement de son coeur, comme un énoncé silencieux de son nom. Ce détail, c'est un sourire. Et ce sourire, le sourire de Dieu, c'est Marie. La bénédiction appelée sur le peuple, sur les fils d'Is­raël par Aaron et ses descendants est une évocation de ce sou­rire de Dieu qui est Marie.

Seule Marie, en effet, en devenant la Mère de Dieu a in­troduit dans le peuple des hommes consacrés en temple de Dieu le germe de la sécurité, de la grâce, de la paix. Seule Marie en acceptant la maternité divine a ouvert les secrets de l'intimité Trinitaire et nous a dévoilé que Dieu est communion de trois Personnes dans l'amour.

 

En prenant chair dans le sein de Marie, Dieu a émergé de sa translumineuse obscurité. Il nous a, sans même énoncer le moindre mot, enseigné qui il est et ce qu'il attend de nous. Il est l'amour et il attend que nous soyons image de son amour.

Notre vocation de chrétien, fils de Dieu et fils de Marie est d'être dans le sillage de Marie un sourire de Dieu. Dieu dans sa nature, dans ses moeurs, dans ses regards désire transparaître en nous, à travers nous. Il désire emprunter notre personne afin de rappeler aux hommes qu'il est là, qu'il a un nom, un visage et un coeur.

Mes frères, nous sommes aujourd'hui le sourire de Dieu, le sourire qui éclaire, le sourire qui réchauffe et qui bénit le monde.

 

                                                                                        Amen.

 

Récollection du mois de janvier.                   02.01.82

Devenir sourire de Dieu.

 

Mes frères,

 

En ce deuxième jour de Janvier, nous avons fait mémoire de Saint Basile le Grand et de Saint Grégoire le Théologien, deux des principaux artisans du Concile Oecuménique de Cons­tantinople au cours duquel fut proclamé la divinité du Saint Esprit. Nous avions décidé de célébrer dignement et surnaturel­lement cet événement en essayant tout au cours de l'année 81 de demeurer de façon plus consciente sous la mouvance de cet Esprit Saint.

Il serait, à mon sens, inconvenant de dresser le bilan de notre conduite. L'Esprit Saint, en effet, est une Person­ne Divine. Il est au sein de la Trinité, l'amour. Et une re­lation d'amour avec cette Personne, comme avec la Trinité prise dans son unité, ne peut se calculer, se mesurer à l' échelle des hommes.

Car la mesure d'aimer Dieu, la mesure d'aimer l'amour, c'est de l'aimer sans mesure, comme nous disait Saint Ber­nard.

 

Je me permets simplement de rappeler que l'Esprit Saint nous dégrossit et nous nettoie. Il nous rend propres, purs, doux, humbles. Pour ramasser le tout en un mot, je dirais qu'il nous assimile à lui en nous donnant un coeur nouveau.

Mais qu'est-ce qu'un coeur nouveau? Les Prophètes, eux, nous disent que notre coeur de pierre est remplacé par un coeur de chair. C'est vrai ! Mais aujourd'hui, nous en savons un peu plus qu'eux. Nous pouvons dire qu'un coeur nouveau est un coeur devenu divinement radioactif. Et ceci est littéra­lement vrai !

Notre coeur devient la demeure de l'Esprit Saint. Et cet Esprit, à l'intérieur de ce coeur, irradie. Il détruit les ferments de malice tandis qu'il vitalise les semences de ver­tu. Et il produit des effets qui paraissent à l'extérieur et qui sont tous marqués au sceau de la beauté.

 

Je vais revenir, si vous le permettez, sur ce que j'ai dit hier au cours de l'homélie et ajouter un petit trait de précision, un trait qui souligne et auquel je vous demanderai de demeurer attentif pendant toute la durée de ce mois. Je suis sourire de Dieu lorsque je laisse agir en toute liberté à l'intérieur de mon coeur cette radioactivité spi­rituelle. Cela commence à la source qui est le coeur.

De ce coeur jaillissent, s'élancent sans arrêt des pensées qui sont d'in­dulgence, de bienveillance, d'admiration, d'encouragement. Et elles s'élancent vers le prochain. Sachez-le ! Le frère devient ce que je pense de lui. Si ma pensée est le fruit, est d'ailleurs cette radioactivité, le frère, sans même qu'il s'en doute, est divinement influen­cé par la pensée d'amour que je dirige vers lui. Et il s'en trouve transformé.

D'ailleurs cette radio activité, à l'intérieur du cœur mais irradiante, elle finit par transparaître à l'extérieur dans le regard qui est de chaleur et de lumière, dans la dé­marche qui est une démarche d'accompagnement au petit pas du plus faible sans se presser, car l'Esprit Saint est patient, il sait attendre. Cela transparaît dans les paroles qui sont des verbes de paix. Cela transparaît dans les gestes qui sont de confiance et d'accueil. Mais l'essentiel se trouve toujours dans ce fluide divin qui habite le regard, la démarche, les paroles, les gestes et qui a sa source dans le coeur devenu temple de l'Esprit.

 

Mes frères, le coeur, et à partir du coeur la personne, devient ainsi un astre, un astre semblable à celui dont vient de nous parler Saint Ignace. Un astre qui s'impose aux hommes pour leur salut ou pour leur perte. Cet astre est accueilli avec reconnaissance, avec joie ou bien il devient objet de haine ? Ce sont les mages ou bien c'est Hérode ? C'est un astre qui réjouit ou c'est un astre qui fait peur ? Il fait peur parce qu'il détruit toute magie, il détruit toute astuce vers la destruction, pour la destruction. Mais il guide et il transforme ceux qui l'accueillent.

Mes frères, devenir, être un sourire de Dieu parce qu'on est devenu un temple de l'Esprit, ce n'est pas facultatif dans un monastère. Mais cela doit partir de la tête, de celui qui a reçu mission de lieutenance du Christ parmi ses frères. C'est pourquoi la place de l'Abbé, c'est d'être chez Dieu, auprès de Dieu, avec Lui. Et là, il capte l'Esprit de façon à pouvoir le diffuser sur les autres.

Alors, à partir de lui, de proche en proche, le monastère devient ce qu'il doit être : un brasier, un brasier spirituel qui va rayonner partout, dans l'invisible certes - surtout dans l'invisible - qui va rayonner sa bienfaisante chaleur et sa vi­vifiante lumière.

 

Mes frères, voilà ce qui nous est demandé ! C'est prodi­gieusement beau, mais extrêmement exigeant. Cela demande de nous que nous fassions en notre coeur de la place, que nous y fassions le vide, car l'Esprit Saint venant en nous veut nous emplir entièrement. Et cette vidange de nous-même ne s'opère pas sans une certaine résistance. Nous ne devons pas nous étonner si par­fois nous avons à souffrir. Mais c'est une souffrance bienfai­sante, c'est une souffrance de guérison d'abord pour nous.

Car après, comme nous le dit Saint Benoît, après avoir été quelque peu dérangé, ennuyé, on arrive en présence de cet océan divin qui est ouvert devant nous, qui nous accueille, sur lequel nous pouvons nous embarquer. Et comme il dit tout simplement : j'en reste là parce que je confie à l'Esprit Saint. Et on verra ce qu'il montrera à la face de Dieu, à la face des anges, à la face des saints ; peut-être aussi aux regards des hommes ? Mais ce n'est pas nécessaire.

Mes frères, demain nous célébrons la fête de l'Epiphanie. Pensons à cette étoile, pensons à ce sourire de Dieu qu'était Marie, pensons que là aussi est notre vocation et ouvrons nos coeurs tout entier à l'Esprit Saint, à sa lumière. Afin que devenu spirituellement, divinement radioactif, nous puissions nous acquitter pleinement de notre mission ici sur la terre : être présence de Dieu pour les hommes...

 

Chapitre : Les vœux.                               04.01.82

13. Se tenir devant Dieu.[1]

 

Mes frères,

 

Maintenant, je vais parcourir rapidement l'endroit où nous étions arrivés au moment des « vacances de Noël ». Nous avons été admis dans la cité de Dieu par grâce. Car, si nous regardons notre origine, nous sommes des pagani et des extranei, des païens et des étrangers, des esclaves asservis à des idoles qui sont tyranniques et qui entretiennent en nous des instincts primaires dont nous ne pouvons presque pas nous détacher si ce n'est au prix d'une lutte continuelle.

Nous voici donc chez Dieu ! Et nous devons apprendre des moeurs nouvelles, les moeurs du Royaume de Dieu. Nous devons changer de mentalité, nous devons changer de vie. Nous ne pou­vons plus voir les hommes, nous ne pouvons plus juger les évé­nements d'une façon purement humaine. Nous devons devenir des fils de Dieu.

Nous devons nous conduire en citoyens de ce Royaume au­quel nous sommes maintenant, dans lequel nous sommes introduits. Nous devons nous comporter en serviteur de ce Dieu qui nous admet dans son intimité. Et nous devons travailler en collaboration avec notre nouveau Roi à la pros­périté de notre nouvelle patrie. C'est donc ce contrat de tra­vail qui nous lie à Dieu !

Le voeu va nous aider à brider notre pétulance et à assa­gir nos passions désordonnées. Et cela, en tournant notre face vers Dieu, en la maintenant orientée vers Dieu de façon à ce qu'une vie nouvelle, une vie divine, nous enveloppe, nous ir­rigue et nous convertisse.

 

Je vous ai parlé de cette radioactivité spirituelle qui a son siège dans le coeur d'un homme en voie de divinisation. Mais cette radioactivité, elle se situe en premier lieu dans la Personne de notre Sauveur, de notre Roi le Christ.

Voyez donc l'importance - mais une importance qu'on ne saurait jamais exagérer parce qu'elle est, je dirais, première dans toute vie chrétienne et surtout dans toute vie monastique - de nous tenir en présence de notre Dieu, de notre Christ, de notre Sauveur ; mais simplement nous tenir devant lui dans le champ de cette radioactivité qui rayonne de lui. C'est ce qu'on appel­lera en terme plus technique : l'oraison.

Cette oraison, ce n'est donc pas de nous casser la tête dans de grandes réflexions théologiques ou exégétiques ? Non ! Mais de nous tenir simplement devant Dieu. Je dirais même : de nous y tenir en dormant, ça n'a pas d'importance, mais être devant le rayonnement. Car ce rayonnement agit indépendamment de nous. Il faut que nous soyons là, que nous acceptions d'être là et de rester là.

 

C'est tout autre chose, mes frères, ne l'oublions pas, de faire oraison dans sa chambre ou de faire oraison à l'égli­se. A l'église, nous avons cette présence réelle du Christ ressuscité là dans un tabernacle. Et cette présence, je vous l'assure, elle est agissante parce qu'elle est rayonnante.

Vous avez certaines personnes arrivées déjà, naturelle­ment, à un degré assez élevé de connaturalité avec le Christ, elles sentent ce rayonnement, elles le captent. Elles pour­raient presque dire si dans une église, le Saint Sacrement s'y trouve ou non parce que ça agit sur elles. Comme ces personnes verront la lumière, elles sentent de façon mystérieuse l'influence sur elles de ces rayons divins qui viennent de la Personne du Christ ressuscité.

 

Voilà, mes frères, ce qui se passe si nous tenons no­tre face tournée vers Dieu. Or, ce sera l'objectif du voeu. Mais ça n'ira pas, comme je le disais il y a un instant, sans une lutte. Ce sera donc cet aspect de lutte qui est toujours lié aux vœux : lutte contre les vices de la chair et des pensées, com­me dit Saint Benoît. Les pensées, ces fameuses pensées qui ne sont rien d'autre que l'effleurement au niveau de notre cons­cience des passions qui sont en nous.

Si notre coeur est purifié, si notre coeur est limpide, s'il est transparent, les passions sont remises à leur place. Il n'y a plus de pensées mauvaises qui surgissent dans le champ de notre conscience. Ce ne sont plus que de bonnes pen­sées, des pensées d'amour, des pensées de bonté, des pensées de confiance. Il n'y a plus que cela.

Alors la lutte est terminée! C'est à dire que le moine est devenu, alors, comme un dompteur. Il a dompté ces fauves que sont les passions. Il lui suffit d'être présent, d'être attentif, d'être éveillé pour que tout reste dans l'ordre. Naturellement, s'il se laissait aller, aussitôt les fau­ves reprendraient vigueur et retrouveraient leur audace et leur agressivité. Donc, les passions pourraient se réveiller. Elles sont toujours là, mais elles sont dans l'ordre. Disons que la lutte est terminée, mais que la surveillance continue.

 

Voilà, mes frères, ce qui est un aspect toujours lié à notre voeu. Le voeu nous maintient en état d'éveil et en te­nue de combat. L'art spirituel dont parle Saint Benoît, ce sera donc l'art de la guerre. Il parle aussi du miles Christi. Le moine est un soldat du Christ. Il parle de la fraterna acies, la ligne de combat où on est tous frères à côté des autres. Il ne faut pas qu'il y en ait un qui cède ! Parce que s'il y en a un qui cède, par la brèche va s'engouffrer l'enne­mi qui va nous prendre par derrière.

Non, toujours une seule ligne, comme dans une tranchée, une ligne de tranchée. Frère Jules pourrait nous parler longuement de tout cela parce qu'il en a l'expérience. L'art de la guerre. Et cet art de la guerre, c'est sous la conduite d'un champion. Je prends ça dans le sens où on voit David qui va contre Goliath, ou Goliath qui s'avance vers David.

Et ce chef de guerre qui doit avoir l'expérience, ce doit être l'Abbé dans un monastère. Il doit être rompu, lui, à l'art de la guerre, à toutes les ruses de l'ennemi. Et c'est la raison pour laquelle, une des raisons pour lesquelles les voeux se font entre les mains de l'Abbé. Parce que à ce moment, le moine confie son inexpérience à l'expé­rience d'un homme qui va lui apprendre, qui va donc apprendre à ce novice disons, à cette nouvelle recrue, il va lui apprendre l'art de cette guerre contre les démons, contre les vices, contre la chair, contre les pensées.

 

Voilà, mes frères, nous étions arrivés à ce point-là. Nous sommes déjà arrivés un peu plus loin. Maintenant nous nous rendrons à l'église.

 

Chapitre : Les vœux.                               05.01.82

      14. La lucidité.

 

Mes frères,

 

Je poursuis notre entretien à l'endroit où je l'avais laissé hier. Dans la personne du moine lié à Dieu par le voeu habite la lucidité. Il va de soi que le moine doit entretenir en lui-même la conscience du­ contrat qu'il a librement conclu avec Dieu. D'où l'importance dans sa vie de l'oraison, de ce dialo­gue ouvert, confiant avec son Dieu, au service duquel il s'est mis. Il ne doit pas avoir peur de lui exposer ses difficultés, ses problèmes, ses doutes.

Il doit aussi lui faire part de sa confiance. Alors Dieu l'éclaire. Et cette lumière de Dieu qui habite le coeur du moine, je l'appellerai la lucidité dans la mesure où cette lumière n'est pas purement contemplative mais où elle introduit chez le moine un mouvement, une activité, une action. Et cette lucidité protège les arrières du moine en lui rappelant la modestie de ses origines, de ses origines peu glorieuses.

Ne l'oublions pas, il est un étranger, un païen. Il est un affranchi. Il a été admis chez Dieu par grâce. Il en est d'autres qui sont naturellement les fils de Dieu, lui ne l'est pas. Le voilà donc protégé sur ses arrières ; contre qui ? Mais contre les traits de l'ennemi qui vont lui injecter le venin de la vanité, de l'orgueil, de la gloriole. Non. Il n'est rien et il le sait. Voilà la lucidité !

 

Mais cette lucidité déblaie aussi ses avants en lui rap­pelant sa condition nouvelle. Il est en train de passer de l'esclavage à la liberté, des ténèbres à la vraie lumière, de la mort à la vie ou plutôt d'une illusion de vie à la vérita­ble vie. Le voilà donc qui avance et, il est soutenu par le voeu qui l'éclaire et qui le rend attentif, qui le maintient en éveil. Nous comprenons que le moine sera un neptique, un vigi­lant. Il ne se laisse pas prendre par surprise. Il est tou­jours attentif à ce qu'il dit, à ce qu'il fait, à ce qu'il re­garde, à ce qu'il entend aussi. Il sait opérer un tri, il sait choisir.

Le voeu, grâce à cette lucidité, m'oblige à me prendre tel que je suis, dans ma faiblesse, ma maladie, mes handicaps, mais aussi avec mes ressources, mes possibilités, mes riches­ses, tout ce que la nature m'a donné, tout ce que la nature ne m'a pas donné, qu'elle a donné à d'autres mais moi j'en suis privé, et aussi ce que Dieu a déposé en moi et qu'il veut voir fructifier. Je sais tout cela, je le vois, j'en ai conscience et je n'en suis pas exalté comme je n'en suis pas déprimé. Le voeu m'assieds dans ma vérité qui devient ainsi un facteur d'équilibre et de paix.

 

Vous vous rappelez ? Il y a déjà de cela bien trois ans maintenant, c'était presque au début ; je vous avais longuement parlé des quatre composantes de la vie monastique qui étaient la vérité, la beauté, l'amour et couronnant le tout la paix. [2] Mais le point de départ, c'est toujours cette vérité équilibrante qui va me conduire au port bienheureux de la paix qui est dans le partage de la vie divine. Car Dieu, il est le sommet de toute paix dans son être et pour tous ceux qui l'approchent.

Ce sera ainsi facteur de Paix. Ce sera donc pacifiant parce que cette vérité dans laquelle m'introduit le voeux me fait comprendre que tel que je suis, je suis tout en celui auquel je me suis donné. C'est à dire que ce Dieu qui est devenu mon employeur ou mon Maître, mon Seigneur, ce Dieu ne me demandera rien que je ne sois capable de faire.

Si parfois je tremble, il suffit que je me reporte aux conseils de Saint Benoît et que par une prière très instante je lui demande de me donner ce qu'il semble me manquer, ou qu'il réveille en moi ses énergies qui sont là, qu'il a déposé et qui pour une raison ou l'autre sont comme endormies. Je puis donc tout en celui qui me rend fort !

 

Et il me suffit de rester, vous le comprenez, dans la logique de mon engagement. Je sais à qui j'ai donné ma confiance, disait Saint Paul. Ce pourrait être la devise du moine qui s'est don­né à Dieu. Je sais à qui je me suis donné, à qui je fais con­fiance. Le voeu qui m'assied dans ma vérité inclut donc le germe de l'humilité. Il va lui permettre de se développer, de croître, d'envahir toute ma personne. Et presque sans que je le sache, il va me conduire à cette charité, à cet amour de Dieu qui, dès qu'elle est parfaite chasse la crainte.

C'est à dire que tout ce que je faisais avec un certain effort, avec difficulté, je commence à l'accomplir quasi naturaliter, comme si c'était inscrit dans ma nature. Je puis donc opérer des mirabilia ou des miracula, des miracles, des choses admirables mais tout naturellement sans m'en apercevoir. C'est devenu chez moi une seconde nature. Donc la surnature est devenue ma seconde nature et presque la première, mais certainement ma vrai nature. Car, je ne suis pas appelé à demeurer éternellement es­clave des ténèbres, mais à devenir fils et lumière dans ce Christ pour lequel je vis.

 

La présence dans une communauté de l'Abbé et des frères, de l'Abbé d'abord et puis des frères aussi, rappelle constam­ment la présence de Dieu. Et leur contact continuel, leur action sur moi, remémore l'action de Dieu sur ma vie. Vous voyez l'importance d'une vie communautaire cénobi­tique bien assumée et bien vécue. Il n'est rien que de plus malheureux que de filer par la tangente, d'éviter les fric­tions de la vie en commun. Ces frictions peuvent parfois être pénibles. Pourquoi sont-elles pénibles ?

Mais c'est parce que il y a une croûte de crasse sur nous. Et le frottement arrache cette croûte, alors cela fait saigner. Mais s'il n'y a plus de croûte, lorsque je me polis, lorsque je me lisse, lorsque je deviens propre, il n'y a plus de frictions. Les frictions deviennent des caresses. Pourquoi ? Parce qu'il n'y a plus rien à arracher, tout est doux. C'est ainsi, mes frères, que la lucidité qui habille le voeu, elle prend finalement le beau nom de foi.

Et je reviens encore à ce petit mot si merveilleux - je vous en ai déjà si souvent parlé - de Saint Benoît : creditur. Il croit, il est cru, il faut croire. Cette foi est le pivot, elle est le moteur, le ressort, le lubrifiant de la vie monastique. Et elle nous fait parta­ger le sort, le destin, l'avenir de notre Père Abraham qui a été le premier des croyants, le modèle - pour des multitudes innombrables d'hommes - de celui qui a cru en Dieu et qui ja­mais n'est revenu sur sa confiance et sur son engagement.

 

Voilà, mes frères, je vous souhaite d'entrer toujours plus loin à l'intérieur de cette foi. Qu'elle devienne votre respiration dans la lucidité sur vous-mêmes, mais une lucidité totale qui ne fait pas négliger les richesses qui sont en vous et qui vous permettrons de rester fidèle jusqu'au bout à votre engagement. Dieu étant d'abord, lui, le premier fidèle et vous conduisant jusqu'à la rencontre avec lui et votre totale transfiguration en son Etre.

 

Chapitre : Les vœux.                               07.01.82

      15. Sans prétention !

 

Mes frères,

 

Vite encore un petit mot à propos des voeux car hier je n'ai pas eu l'occasion de terminer. C'est que le voeu, en me rappelant ma condition véritable, en me fourrant le nez dans ce que je suis en vérité, il me force à renoncer à toute forme de prétention. Je ne suis pas ici chez moi. Je suis ici chez Dieu. Je me suis lié à Dieu et je viens de loin. Je suis un étranger chez Dieu. Je dois donc me contenter de ce que je trouve. Voyez, sans prétention ! Je n'ai pas à mettre en avant mes goûts, mes idées, mes désirs, mes impressions. Non, je suis content de ce que je trouve.

C'est une si belle parole de Saint Benoît : contentus est quod invenerit, 61,7. Il le dit à propos du moine étranger. Comme moi : voilà, je vais me rendre à Orval demain. Je suis là en étranger. Je ne vais pas samedi ou dimanche matin dire : écoutez, vous savez, ça ne tient pas debout ici, il y a ça, et ça, et ça. Non, je suis content de ce que je trouve, de ce qu'on me donnera comme chambre, de ce qu'on me donnera comme nourriture, comme pain, comme tout. Je serai content parce que je suis un étranger. Je n'ai à prétendre à rien. Déjà tout heureux de ce qu'on ne me laisse pas sur la rue par un temps pareil.

Voyez, c'est cela le moine qui est lié à Dieu par ce contrat. C'est une grâce que Dieu lui fait à prétendre à rien. Mais alors, cet état d'esprit est d'une importance capi­tale car il me permet de progresser dans la vie monastique. Il me détache de tout. Il me place dans une attitude de pauvreté qui va faciliter mon obéissance.

 

Vous savez, le pauvre, il est déjà bien contant de ce qu'on lui donne quelque chose à faire pour qu'il gagne un peu d'argent et qu'il achète ce qui lui est nécessaire pour survi­vre. Le riche, lui, n'ayant besoin de rien, il peut alors se montrer exigeant. Non, je suis pauvre. Je serai obéissant, bien heureux de ce qu'on me demande quelque chose, que Dieu me propose quel­que chose à faire.

Entretenant mon détachement, ça va nourrir la paix en moi. Non pas que je vais m'installer dans le je m'en foutisme ? Mais je serai en paix puisque je suis content de tout. Il n'y a rien qui pourra me déranger. C'est toujours très bien, car tout ce qu'on me donne, c'est un cadeau. Tout ce qu'on me donne, ce n'est pas un dû, c'est une grâce. Ensuite, ça dirige mes regards vers l'essentiel. L'essen­tiel, qui est la croissance en moi de la vie divine. Le reste a si peu d'importance.

Tout le reste ? Eh bien, ça va s'évanouir quand je serai livré aux vers ; ça peut aller très vite ! ça peut arriver demain, les routes peuvent être verglacées ? Qu’est-ce qu'il me restera ? Rien, mais absolument rien du tout, que la vie di­vine qui sera en moi. Le reste ? Disparu. Donc, ma qualité d'étranger me force à tenir mon regard fixé sur l'essentiel, la croissance en moi de la vie divine.

 

Et puis alors, la vie de Dieu étant pure relation, c'est le don de moi à Dieu auquel je me suis lié, et alors aux au­tres dans lesquels, dans le coeur desquels bat le coeur de Dieu. Je ne m'appartiens plus ! C'est ça l'essentiel d'une vie monastique. On ne vit plus pour soi, on vit pour Dieu et on vit pour les autres. Et alors, ça me donne la liberté, la li­berté dans la joie intérieure.

Voilà, mes frères, où cela m'amène! Mais comme je suis malgré tout un homme, que donc je suis tordu sur moi-même, au lieu de regarder vers Dieu je louche toujours vers les idoles qui sont, vous le savez, la projection idéalisée de mon moi. A ce moment-là, le voeu, parce que je suis malade, tordu, il va porter en lui-même la nécessité de la mort, donc une forme de mort. Je dois mourir à mes tendances égoïstes. Je ne peux plus regarder sur le côté. La chair doit mourir en moi pour que surgisse l'Esprit.

Et quand je dis la chair, c'est tout ce qui me valorise faussement. Il y a une valorisation réelle, belle, vraie. Mais il y a une fausse valorisation. Et c'est cela qu'on appelle la chair. C'est la chair corrompue, la chair justement tordue. Il faut que cela disparaisse pour que l'Esprit qui est à l'intérieur vienne en surface et que je ne sois plus qu'un seul esprit avec le Christ qui vit en moi et qui transparaît à travers moi.

 

Alors, le voeu, peut-on dire, à cause de cette mort qui est en route vers une nouvelle naissance, la naissance dans l'Esprit, le voeu est une actualisation, une mise en œuvre du mystère de Pâques, Pâques qui est inauguré au moment du baptême. Vous voyez la liaison qu'il y a entre le voeu et le bap­tême. Et lorsque dans la nuit de Pâques nous renouvelons notre appartenance à Dieu, notre greffe sur le Christ par le baptême en même temps nous ravivons en nous cette puissance qui nous fait passer de la mort inaugurée dans le baptême à la vie qui sera parfaite au moment de la résurrection.

Et la transition entre les deux, la route qui me permet d'y aller, ce sera le voeu. Ou bien, je l'ai dit, c'est l'amarre, le cordon ombilical qui me relie à Dieu et qui, tou­jours, fait circuler en moi cette vie divine, de lui vers moi et dans un retour de moi vers Dieu. Voilà, mes frères, il suffit donc de nous laisser porter par la logique et la puissance du plan divin qui joue à l'in­térieur de cet engagement qui me lie à lui.

Voilà, nous nous rendrons à l'église pour l'Office de Complies.

 

Chapitre : Les vœux.                               12.01.82

      16. Le vinculum.

­

Mes frères,

 

Le vinculum, le lien qui nous attache à notre Dieu qui, ne l'oublions jamais, est trois Personnes - c'est capital pour nous - ce lien est une torsade de trois fils ou de trois brins qui sont noués l'un sur l'autre avec une solidité qui dépasse celle d'un filin d'acier. Il y a là, mes frères, un mystère. Par ordre, ces trois filins sont : la stabilité, la conversion des moeurs et l'obéissance. Cet ordre ne peut être changé.

 

Je vais d'ailleurs un peu revenir sur cette idée. Pour ceux qui sont un peu ouverts à la technique d'électricité, vous avez le courant alternatif triphasé. Il est important dans un câble de haute tension qu'il n'y ait pas à un moment donné un noeud à l'envers sur le fil. Donc, ça doit toujours être une belle ligne droite. On peut former une boucle de temps en temps, parce qu'il est pos­sible que ce câble tire, qu'il joue avec les différences de température.

Donc, former une boucle pour que le câble ait un peu de jeu. Mais il faut bien prendre garde qu'au moment où on fait la boucle on ne place pas le câble dans une autre direction. Donc les torsades du câble, les trois phases vont en spirale et il ne faut pas inverser la spirale. C'est la même chose, ici, pour ce qui nous lie à Dieu. Il ne faut pas inverser l'ordre des voeux. C'est tout d'abord stabilité, conversion des moeurs et obéissance. Nous verrons plus tard la raison de cet ordre.

Sur cette torsade, ces trois filins que sont les voeux forment un seul engagement que nous prenons vis à vis de Dieu. Et sur ce lien - car c'en est un - circule sans arrêt la vie divine qui arrive chez le moine, qui va le mouvoir, qui va le transformer.

 

Je vous avais dit que l'oraison c'était tout bonnement être et resté dans le champ de la radioactivité divine. Le Christ est présent. En particulier il sera présent pour nous dans l'Eucharistie, dans la réserve Eucharistique, dans le Saint Sacrement comme on dit. Mais enfin, il est même présent en dehors. Le Christ est présent et de son être rayonne la vie divine.

L'oraison, c'est de rester dans ce flux, dans ce champ divinement radioactif et de ne pas le quitter. Il n'est pas nécessaire de s'élever dans de hautes considérations ? Non, ne rien dire, ne rien penser ; même, si on est fatigué, dormir. Mais être là comme on est devant un feu qui réchauffe, comme on est dans le soleil qui ravigote, qui revigore.

 

On peut dire alors dans un même ordre d'image que les voeux vont donc être ce câble qui va transporter une énergie, ici d'un autre genre. Une sorte d'énergie électromagnétique qui va me dynamiser de l'intérieur. Dans la mesure où je suis attentif, éveillé, vigilant, où je prends bien garde d'être toujours fidèle, ce courant passe et il produit des choses en moi. Il me met en mouvement.

Voyez ! Rester dans l'oraison, dans cette radioactivité divine on est immobile. Vous aurez le quies du moine ou l' hesychia du moine. Le repos, la tranquillité du moine, il est là. Mais lorsqu'il s’agit des voeux et de ce courant - que j'appelle en symbole électrique - alors, ça me met en branle, ça me meut, ça va me faire agir, ça va me faire travailler.

Retenez bien cela ! Car, je vous dis, nous allons toucher avec notre coeur surtout des mystères, des mystères que nous allons accepter, que nous devons respecter et auxquels nous devons nous ouvrir afin qu'ils puissent exercer en nous leur pouvoir.

 

Nous allons procéder - ce soir il sera trop tard - dans les jours à venir à un exercice donc de contemplation. Ce ne sera pas du raisonnement mathématique, ou philosophique, ou théologique pur. Nous serons toujours dans l'immense chant du langage symbolique et poétique auquel le livre que nous lisons au réfectoire a fait allusion ces jours-ci. Nous serons des modestes disciples de Saint Augustin et nous essayerons de jongler avec quelques images pour nous permettre de mieux appréhender la beauté de notre vie.

Mais avant de partir - j'en reste là, parce que si je de­vais continuer ça durerait trop longtemps - mais je voudrais vous lire un tout petit passage que j'ai découvert aujourd'hui dans un article que j'ai l'intention de faire lire au long et au large au réfectoire à l'occasion de la Semaine de l'Unité. Il s’agit d'une nouvelle génération de croyants en Russie soviétique. L'auteur parle d'un moine, prêtre, Russe, qu'il a connu et qui est mort en 1978. Ce moine a été arrêté in illo tempore. Il ne devait retrouver définitivement la liberté que près de trente ans plus tard. Il a passé trente ans dans des prisons et des camps de déportation. Vous vous rendez compte : trente ans!

 

Et voilà, je ne raconte pas tout parce que vous l'enten­drez au réfectoire. Mais ce que je veux vous lire, c'est ceci, parce que ça ce rapporte à ce que je vous ai dit il y a ... je ne sais plus quand ? Il n'y a pas longtemps, c'est à la fin de l'année dernière, aux environs de la Noël. C'est le portrait de cet homme qui est devenu un Père Spirituel, un Starets.

 

Cet homme était un de ces hommes que dans l'antiquité chrétienne on appelait un témoin. Ce terme signifiant le plus souvent un martyre, mais pouvant également prendre un sens plus large. Il était le témoin ou le portier du Royaume de Dieu. De sa personne rayonnait une bonté lumineuse, ar­dente, légère.

 

Oui, je me souviens, je vous ai dit cela. C'est cette radioactivité qui habite le coeur pur. Et elle s'exprime dans le regard, dans la démarche, dans les gestes. Il le dit, ici, d'une autre façon, à partir d'un témoin que l'écrivain a connu. Il parle de quelqu'un qu'il connaît personnellement, qu'il a fréquenté.

De sa personne rayonnait une bonté lumineuse, ardente, légère. Aucune lourdeur, aucune épaisseur ténébreuse, triviale ou fiévreuse ; aucune souffrance masquée ne se laissait devi­ner sur son visage. Lui qui avait passé sa vie presque exclu­sivement dans la persécution, laquelle n'avait pas cessé tant s'en faut après ces trente années de bagne.

 

Donc, il avait encore été persécuté!

 

Il ne portait nulle trace de ressentiment, de haine, de violence. Il ne portait semble-t-il aucune cicatrice en son âme. Il n'avait en lui rien de refoulé, rien de caché. On trouve chez Saint Paul ces paroles : Soyez tou­jours dans la joie, priez sans cesse, rendez grâce pour tout car telle est la volonté de Dieu sur vous dans le Christ Jésus ! Ces trois commandements étaient parfaitement incarnés en lui. Jusqu'à la dernière heure il demeura sans faiblir celui qui accomplit en toute vérité la volonté divine. Ah ! Joie, prière, action de grâce ! En lui se dévoilait visiblement leur liturgique Tri-Unité...

 

Voyez-vous mes frères ! Je suis bien content. Je l'ai trouvé aujourd'hui, ce soir. Et je me suis dis : je vais pren­dre avec moi la revue et je vais le lire. C'est cela, voyez-vous, un moine accompli ! C'est ça le terme vers lequel nous devons tous tendre ! Et qu'est-ce que c'est les petites histoires que nous rencontrons à côté de ces trente  années de prisons et de camps de concentration ? Mais qu'est-ce que ça représente ?

Et vous voyez le résultat de cette épreuve pour cet homme, la passion qu'il a du subir. Mais il a traversé tout ça, il a traversé la mort, il a connu la résurrection avant de mourir. C'était un pré-ressuscité, un coeur pur. Alors, voilà mes frères, il a réussi sa vie.

Eh bien nous, qui ne devons pas traverser de telles épreu­ves, mais de petites épreuves à notre petite taille à nous, eh bien essayons à travers elles - Dieu sait mesurer ces épreu­ves à la force de chacun - laissons-nous faire ! Que notre unique souci soit d'accomplir la volonté de Dieu pour que nous puissions devenir un véritable frère de ce moine qui, je le répète, est mort en 1978. Donc c'est tout récent.

 

Chapitre : Fête de Saint Antoine.                17.01.82

      Perméabilité, flexibilité et virilité de Saint Antoine.

 

Mes frères,

 

Hier, le ménologe nous a rappelé qu'en ce 17 Janvier l'Eglise d'Orient et l'Eglise d'Occident faisaient mémoire du grand Saint Antoine. Il convient donc que ce matin je vous adresse une parole d'encouragement en puisant dans les ri­chesses de sa personnalité exceptionnelle.

Saint Antoine se trouve à l'origine d'une tradition nou­velle dans l'Eglise. Ou plus précisément, en sa personne con­flue une multitude de ruisselets qui se mélangent sans se confondrent et qui forment un courant d'une puissance telle qu'il est capable de traverser l'histoire jusqu'à la fin des temps. Ce fleuve donne naissance lui-même à de multiples canaux qui, aujourd'hui encore, réjouissent la cité de Dieu. Si je trempe le doigt dans cette vitalité, si je porte le doigt à mes lèvres, je retrouve la saveur originelle de ces petits ruisseaux qui se sont trouvés réunis chez Saint Antoine.

La vie monastique, mes frères, elle est une liqueur qui doit se déguster, qui doit s'analyser dans la dégustation. Et le palais y retrouve tous les goûts que Dieu y a déposés dès le moment où il a décidé que son Verbe allait s'unir à la chair de l'homme. Il est donc nécessaire que notre bouche soit propre, qu'elle soit pure, qu'elle en écarte les goûts étrangers qui pourraient la souiller, la pervertir.

 

Je vais, aujourd'hui, vous en donner deux petits exemples empruntés à la vie de Saint Antoine. Il y en a bien d'autres naturellement ? Mais il y en a deux qui me sont venus comme ça à l'esprit.

Nous sommes donc, maintenant, la période antérieure à Saint Antoine. Mais tout s'est retrouvé chez lui. D'abord, le mot qui désignait des hommes qui à la manière d'Antoine commençaient à mener une vie originale, nouvelle. On les appe­lait des moines, monachos. Ou bien monatso, monotropos, c'est à dire des hommes qui vivent seul, solitaire. Ce qui voulait dire : sans femme. Maintenant faisons un saut dans le temps, un grand saut, et voyons ce que cela devait signifier. C'était présent déjà in vivo, dans l'oeuf, en germe dès le début. Mais ce n'était pas explicité.

Il a fallu des siècles et des siècles pour que cela devienne parfaitement clair dans la conscience monasti­que. Nous le trouverons chez Saint Benoît. Le moine, dès le début, vit seul parce qu'il est appelé à être, parce qu'il est déjà sponsa Verbi. Il est épouse du Verbe. Il est donc engagé dans un mariage, dans une relation matrimoniale avec le Verbe de Dieu. Et c'est la raison pour laquelle il va conserver la virginité du corps et de l'esprit et qu'il va écarter de sa vie la femme. Nous voyons ça chez Saint Antoine.

 

Un autre trait encore, c'est que la vie monastique ne s'improvise pas. On doit la recevoir d'un autre. On recueille une Tradition que l'on fait sienne, dans laquelle on s'engage et par laquelle on se laisse porter. Cette tradition, Saint Antoine lui-même l'a reçue d'un autre. Et cet autre-là l'avait lui-même recueillie d'un Père. Naturellement, à cette époque, ce n'était pas encore très structuré. On allait auprès d'un homme que l'on jugeait digne de confiance et qui vous transmettait des recettes de vie.

Par après, cela a pris forme. Ces hommes se sont réunis à plu­sieurs et c'est devenu un monastère. Et Saint Benoît en a fait une école, une école où on ap­prend à servir le Seigneur. Et les cisterciens, plus tard, on compris que la science suprême que cette école délivrait était celle de l'amour. C'était une scola caritatis. Vous voyez ce petit courant qui est là, cette petite source qui est au début et puis qui s'élargit, et qui recueil­le toujours de nouveaux apports pour constituer alors un cou­rant qui s'avance et qui, aujourd'hui, est encore le nôtre.

Pour retrouver la vérité de notre vie, nous ne devons pas avoir peur de remonter ce courant et de retrouver les étapes, les bornes qui marquent cette évolution qui est aussi, notez-le, notre évolution personnelle. Comme si la vie monas­tique dès son origine revivait toute son histoire en chacun d'entre nous.

 

Maintenant, pour nous attarder quelque peu à Saint Antoine lui-même, cette année-ci, j'ai remarqué en lui particulière­ment trois grandes qualités que Dieu a déposées en lui comme il les dépose en tout moine de bonne race. Ce sont la perméa­bilité, la flexibilité et la virilité. Je vais les reprendre l'une après l'autre.

D'abord la perméabilité ! L'eau de l'Esprit véhiculée par la Parole et recueillie dans la contemplation irrigue, pénètre et féconde la personne de Saint Antoine. Je ne vais pas reprendre les traits de sa vie qui illustrent ce que je viens de dire parce qu'on n'en finirait pas. Cela nous dit que le moine est une terre. Ce n'est pas une surface caillouteuse. C'est une terre friable, c'est un terreau qui a été remué pour le rendre léger mais riche en même temps. Si bien que ce terreau peut être ensemencé par toutes les richesses du Royaume de Dieu.

Il peut être arrosé par la pluie que déverse sur lui cet Esprit de Dieu qui en la Trinité est le principe fécondant. Si bien que l'âme du moine devient un jardin. Vous savez combien les premiers cisterciens ont exploré ce hortus conclusus, ce jardin fermé qu'était l'âme du moine, ce nouveau paradis qui produit toutes sortes de fleurs et de fruits qui enchantent le regard et le palais des anges et de Dieu. Voilà donc ce que c'est cette perméabilité du moine à l'Esprit de Dieu !

 

Vient ensuite la flexibilité ! C'est le contraire de la rigidité, de la raideur, de l'entêtement. Saint Antoine ne fait pas de problèmes. Il s'adapte à tout ce qui lui est de­mandé sans regrets et avec empressement. Ici aussi il faudrait reprendre le contexte de sa vie. Mais je suppose que vous le connaissez en gros. Et vous savez combien de fois Saint Antoine n'a pas du modifier le cours de son existence, toujours naturellement dans la ligne monasti­que.

N'oublions pas qu'il est un prototype. Il est le proto­type par excellence, celui dans lequel toutes les Traditions ont vécu. Lorsque Saint Grégoire, plus tard, rédigera la vie de Saint Benoît, il procédera de la même façon. Il retrouvera chez Saint Benoît la figure des grands Pères de l'Eglise pré­chrétienne. Il reverra Abraham, il reverra Moïse, il les re­verra tous. Et c'était vrai ! Mais c'est encore bien plus vrai pour Saint Antoine !

 

Alors le moine, lui, dans le sillage de son père Antoine il ne s'attache à rien. Il est indéfiniment flexible. Comme le dit Saint Benoît : relinquit statim quae sua sunt, 5,12, il laisse, il abandonne de suite...quae sua sunt ? ça, c'est dif­ficile à traduire ! Ce qui est sien, ce qui lui tient à coeur, ce en quoi il a l'impression de se trouver et d'enrichir sa personne. Dieu lui demande autre chose, eh bien, il laisse tomber - ce qui est sien - et il suit la volonté de Dieu. Il est flexible. Et, comme le dit Saint Benoît, c'est statim, aussitôt. Il n'hésite pas. Il devient donc apte à l'obéissance, une obéissance sine mora, donc sans retard, immédiate, et une obéissance qui rend libre et joyeux.

Mes frères, lorsque une certaine tristesse nous accable, nous devons bien nous dire que c'est parce que nous sommes trop raides, parce que nous ne sommes pas suffisamment flexibles, parce que notre obéissance n'est pas tout à fait ce qu'elle devrait être, parce que nous mettons du retard, parce que elle n'est pas soulignée par ce verbe statim, aussitôt.

La source de la tristesse, elle est là. Vous pouvez m'en croire parce que la vraie obéissance, elle rend parfaitement libre. Et lorsque je suis tout à fait libre, alors je suis joyeux, et tout joyeux. Et si la tristesse veut s'abattre sur moi, elle ricoche et puis elle s'en va pour aller tomber sur un autre, mais pas sur moi, parce qu'il n'y a pas de pla­ce. Elle doit ricocher.

 

Maintenant, une troisième qualité de Saint Antoine, c'était la virilité. Saint Antoine n'était pas une mauviette. Je rapproche virilité et pugnacité. Antoine n'a jamais capi­tulé. Vous vous rappelez qu'il avait été mis à mal par les dé­mons. Tellement mal que on le considérait comme mort et on l'avait transporté. Et on l'avait évacué - on dirait aujourd'hui en clinique -. Mais quand il est revenu à lui, il a dit : Pas de tout ça, reportez-moi - il ne savait pas marcher ­reportez-moi là où j'étais...et je continue la lutte.

Donc, aussi loin que le moine en arrive, il ne remet pas les armes. Il est, comme le dit Saint Benoît, un lutteur et un guerrier. Et ses armes, il les aiguise et s'y entraîne. Et il devient un expert. Jamais il ne les rend, il est en guerre contre les démons de la chair et des pensées.

 

Pour reprendre tout, mes frères, en quelques mots, pour le synthétiser, le moine est donc un homme ouvert à un ensei­gnement qu'il attend, qu'il espère, un enseignement dont il est tellement avide qu'il le suscite et qu'il l'éveille chez son Maître. Cet enseignement, dès qu'il l'a reçu, il s'empresse de le mettre en pratique. Il ne traîne pas ! Il n'a pas de temps à perdre. Et il ne se laisse rebuter par aucun obstacle. Que les obstacles soient en sa personne, en lui, ou bien que les obstacles soient extérieurs à lui, il ne se laisse rebu­ter par aucun. Le voilà : il est perméable, il est flexible et il est viril !

Et c'est ainsi que jour après jour il gravit les sommets, les culmina de la doctrine et des vertus ou bien plus préci­sément de la gnosis et de la praxis, de la connaissance et de la pratique de le vie. Il vit tout simplement. Auparavant il vivotait et maintenant il vit. C'est extraordinaire cette expérience de passer, disons, d'une petite vie à la vie pleine, de recevoir en soi dans son coeur toute la plénitude de Dieu et le savoir...avoir cette prelibatio vitae eternae, cette prédégustation de la vie éternelle au sommet de cette montagne où il n'y a rien, rien que le bon vouloir de Dieu qui se donne à un homme.

Voyez ! Comme le Verbe de Dieu s'est donné à la nature humaine, voilà que le même phénomène se reproduit : il gravit la montagne pour arriver au sommet. Il devient donc un moine probatus, un moine éprouvé, c'est à dire qu'il rend un son juste. Il n'y a plus de fausse note en lui. La cloche n'est pas fêlée. Lorsqu'on frappe des­sus le son est correct. Et alors cet homme est heureux, je le répète, il est heureux.

 

Et pour terminer, je vais vous donner lecture avec plai­sir d'un apophtegme attribué à Saint Benoît. Je le trouve très beau. Vous aller en juger vous-mêmes.

 

Trois Pères avaient coutume chaque année d'aller chez le bienheureux Antoine. Les deux premiers l'interro­geaient sur leurs pensées et le salut de l'âme. Mais le troisième gardait complètement le silence sans po­ser aucune question.

Au bout d'un longtemps - donc après des années, des années d'un long temps - Abba Antoine lui dit : Voilà si longtemps que tu as l'habitude de venir ici, et tu ne me pose aucune question ? L'autre répondit : Une seule chose me suffit, Père, c'est de te voir...

 

Voilà donc trois moines ! Ce sont trois Pères, c'est à dire que ce ne sont pas des novices. Ils sont eux-mêmes capa­ble de transmettre la vie divine. Et ils viennent consulter Antoine qui est le Père de tous les Pères, qui est le Maître des maîtres, qui est le Professeur des professeurs, qui est l'Enseigneur des enseignants. Et ils viennent le consulter. Ils viennent, comme on dirait aujourd'hui, pour se ressourcer ou se recycler.

Mais Antoine, par sa seule présence, par son être même, il est déjà Parole de Dieu, il est déjà réponse à toutes les questions qui peuvent encore surgir dans la tête d'un moine, même d'un Père. Et vous en avez un parmi ces moines qui ne pose aucune question. Il reste là devant Antoine et il le regarde. Il le regarde et il se laisse réchauffer, il se laisse ravigoter par la chaleur qui rayonne d'Antoine. Cet homme à un coeur pur, certainement un coeur pur parce qu'il doit voir la divinité qui habite Antoine.

La vie divine qui habite Antoine et qui est Lumière, il doit la voir rayonner à travers la peau d'Antoine, à travers son regard, dans tout son maintien. Il doit la voir portée sur l'onde des paroles qu'il adresse aux autres. Et ça lui suffit ! Il en est nourrit. Il en devient au­tre. Il est rechargé pour toute une année. Et cette cumula­tion - il est comme un accumulateur, comme une batterie - il va pouvoir la restituer à ceux qui, là où il habite, vien­dront le consulter.

 

Mes frères, il y a là quelque chose de très beau. Il suf­fit de regarder quelqu'un parfois pour s'enrichir de tous les trésors de la sagesse et de la science. Mais il faut que ce quelqu'un soit rempli de l'Esprit, qu'il soit présence du Christ, là, devant vous. C'est ainsi que devrait être l'Abbé dans le monastère. Et c'est à cela certainement que pensait Saint Bernard lorsqu' un jour en parlant de Saint Benoît, il avait cette exclama­tion : 0 Abbas et Abbas ! 0 quel Abbé il était, Saint Benoît ! Et quel Abbé je suis, moi ! Quel fossé, quelle distance entre les deux ?

Mais ça ne fait rien ! La distance entre les deux se ré­trécissait. Et au terme de sa vie, Bernard était devenu un autre Benoît, comme Benoît au terme de la sienne était deve­nu un autre Antoine, et comme Antoine, lui, était un autre Christ.

Et à partir de l'Abbé, mes frères, c'est pour chacun d'entre nous que ce phénomène, ce miracle, cette chose admirable va se reproduire : que lorsque nous voyons un autre, que lorsque nous le regardons nous avons la révélation de ce que nous devons faire, de ce qui nous attend, de ce qui nous est deman­dé, de ce que nous espérons.

 

Voilà, ce n'est pas impossible ! Ce n'est pas facile, certes, mais ce n'est pas hors de portée. Nous sommes ici dans une école où nous apprenons à vivre de cette façon. Et nous y arriverons, à ce sommet, si nous sommes des combattants, si nous n'avons pas peur de la lutte, si nous sommes des écoutants flexibles au son de la Parole de Dieu, et si nous sommes ouverts à tout ce que Dieu nous demande.

Voilà, mes frères, ce que je vous souhaite à la belle fête de Saint Antoine. Ces souhaits, je les fais surtout re­poser sur la tête de son homonyme, ici. Et puis j'espère que vous me les retournerez parce que je ne veux tout de même pas rester là tout seul à côté.

 

Chapitre : Semaine de l’Unité.                    18.01.82

      1. Les effets de l’athéisme.

 

Mes frères,

 

Ce matin nous avons ouvert la Semaine de Prières pour l'Unité des Chrétiens. C'est une chose que nous ne devons pas prendre à la légère. Les chrétiens ne se sont jamais accommodés de leurs divi­sions. Autrefois ils employaient la manière forte pour réta­blir l'Unité. C'était la guerre : guerre de répression ou guerre de reconquête, des tentatives hystériques de guérir une blessure ouverte dans la chair de l'Eglise. Mais ce n'était pas le moyen le meilleur, car les fossés n'ont fait que s'élargir. On suscitait de nouveaux antagonismes et des haines implacables.

Aujourd'hui, on est devenu plus irénique et plus sage. Aujourd'hui, c'est assez récent ! Et pourquoi ? Parce que les chrétiens de toute dénomination se sont trouvés en présence d'un adversaire nouveau et commun. C'est l'athéisme, athéis­me qui se présente sous un double visage. Il y a un athéisme militant, le Marxisme-léninisme qui ne peut s'accommoder d'aucune espèce de religion.

Pour cette idéo­logie, la religion, c'est un phénomène épisodique, transitoire par lequel l'humanité encore infantile doit passer, crise de croissance. Lorsqu'elle sera arrivée à un niveau culturel et social plus évolué, alors da religion va disparaître d'elle-­même. Mais il faut tout de même hâter ce processus. Et voilà !

 

Vous savez, c'est la persécution ouverte ou sournoise, c'est la strangulation ou l'asphyxie. Nous avons commencé au réfectoire la lecture d'articles qui dépeignent avec beaucoup de vérité la situation religieuse en Russie Soviétique. C'est à peu près la même chose ailleurs. Dans un pays comme la Tchécoslovaquie, par exemple, c'est encore pire qu'en Union Soviétique. Là, pour l'instant, la persécution est réellement sanglante. On n'en entend jamais parler ? Pourquoi ? Parce que personne ne s'y rend. C'est un pays très fermé. Il est encore sous occupation militaire So­viétique.

Voilà, mes frères, ça nous le connaissons. Que Dieu nous en préserve ! Nous ne devons pas nous faire d'illusions. Si les communistes venaient au pouvoir en Belgique, mettons que c'est encore très loin ! Mais en France par exemple ? Ou en Italie ? Il ne faut pas se faire la moindre illusion. Ce se­rait exactement comme en Russie.

On disait, par exemple aux dernières élections Fran­çaises : si Monsieur Marchet était devenu Président de la République, c'était vite fait ! Paris s'appelait Marchenske. On rasait Notre Dame de Paris et on construisait une piscine publique à l'endroit. Il ne faut pas se faire d'illusions, le communisme est incompatible avec la religion, surtout la reli­gion chrétienne.

 

Alors, l'athéisme a aussi un visage autre, un visage bon enfant. C'est le néo-paganisme de nos sociétés malades de trop bien vivre. Et Dieu, il est relégué au grenier des vieilleries inutiles. Combien de fois ne l'entend-t-on pas dans la bouche des jeunes ? Mais à quoi est-ce que ça sert ? ça ne sert à rien, ça ne me rapporte rien du tout ! Eh bien alors, c'est fini ! Pourquoi encore s'encombrer de bêtises pareilles que la re­ligion ?

On peut avoir fait ses études jusqu'au plus haut degré universitaire depuis l'école gardienne dans des écoles catho­liques, et pour la majorité disons que le réflexe est celui­-là à partir d'un certain âge. Alors ça, vous voyez, c'est le néo-paganisme qui est bon enfant parce que ce sont de très braves garçons, de très bra­ves filles. Ils se dévouent, mais enfin, de tout ça, rien à faire avec la religion.

Alors les communautés chrétiennes quelques soient leur couleur se trouvent en face de ces phénomènes. Et ce n'est plus le moment de se disputer quand le feu est autour. Il faut s'unir pour essayer de devenir plus fort et de retrou­ver son identité. Il y a donc des dialogues au sommet. Au sommet, ça on peut dire que le mouvement s'accélère. Au mois de mai, le Pape va se rendre en Angleterre pour rencontrer le Prima de l'Eglise Anglicane. C'est une démarche inimaginable encore il y a une vingtaine d'années. Et voilà, ça arrive !

 

L'intention, c'est justement de hâter le rapprochement avec l'Eglise d'Angleterre. Au sommet, vous voyez, oui, on se redécouvre frères et on dialogue dans la charité, dans la vé­rité, dans le respect, dans l'accueil. On se retrouve vraiment. Mais attention ! C'est affaire de gens compétents, aver­tis, équilibrés, préparés pour de telles rencontres. Et on voit les malentendus se dissiper. On se fréquente. On se con­naît. On s'estime. On noue des liens sincères d'amitiés.

La position de l'autre, de l'adversaire d'hier est mieux comprise. Elle est acceptée comme elle est. Et au lieu de chercher des motifs de friction, de dispute, on recherche d'abord les points communs qui rapprochent. C'est très positif ! Et surtout, on prie, on souffre et on espère ensemble.

Nous avons la chance, car c'en est une, d'entendre de temps en temps le Père Emmanuel Lanne de Chevetogne qui vient nous faire part des ses petites expériences. Il va probable­ment, sauf imprévu, venir vendredi. Il rentre du Pérou. Espé­rons qu'il sera en état de venir parce que ce sont des voyages et des expériences très fatigantes. Moi qui ne suis même pas capable d'aller à une Conférence Régionale, ce ne serait pas mon fort ! Enfin, à chacun son métier et les vaches seront bien gardées.

 

Mais, le dialogue au sommet, c'est très bien, mais à la base, chez les chrétiens plus ou moins conscientisés, là som­meillent les périls. Je vais en citer quelques-uns. Il y a d'abord celui du durcissement, du fanatisme, le durcissement émotionnel, pas­sionnel qui est lié à des structures sociopolitiques - je pense à l'Irlande du Nord - ou bien qui est enraciné dans des pré­jugés invétérés comme au Mont Athos.

Un autre péril est celui de la dilution dans l'indiffé­rence, une sorte de syncrétisme chrétien. Tout est bon, tout est aimable, on accepte tout du moment qu'on vit ensemble en paix. Tout est bien : chacun y trouve son compte mais chacun y perd son identité. On vit, et c'est ça l'essentiel. C'est la vie qui fera avancer les choses. Et ça ne manque pas aujourd'hui, des groupes, des chrétiens bien intentionnés naturellement, mais non avertis de nouveau.

Il y a un troisième péril, c'est la précipitation, ça ne va jamais assez vite. Précipitation par ignorance des vrais problèmes et des enjeux théologico-pratiques qui peuvent conduire soit à une vitalité nouvelle dans les retrouvailles, soit aussi – attention  si c'est mal conduit - à l'avortement.

 

Mes frères, voyez, ce sont des situations très difficiles et très délicates. Elles doivent retenir notre attention. Et surtout, nous sentons l'urgence de la prière afin que l'Esprit Saint qui est le principe de la vitalité et de l'amour, que cet Esprit Saint éclaire les intelligences, qu'il dirige les coeurs et qu'il tempère les ardeurs.

Mais de cela, si vous le voulez, je vous parlerai à une autre occasion, probablement demain.

 

Chapitre : Semaine de l’Unité.                    19.01.82

      2. Hérétique ? Schismatique ?

 

Mes frères,

Hier, je terminais en rappelant l'urgence de la prière afin d'obtenir de Dieu pour son Eglise la grâce de l'Unité. Car, réparer une brisure ou réduire une fracture sans qu'il demeure cicatrice ou ankylose échappe au pouvoir des hommes. C'est un cadeau que l'Eglise doit recevoir de son Dieu. La part de l'homme consiste à se préparer à la réception de ce don, s'y préparer en l'espérant et en l'acceptant dès que Dieu le présente à sa manière à lui. Donc, toute prière en faveur de l'unité sera toujours une prière pour obtenir notre conversion et implorer notre pardon.

Car nous le savons, une rupture de l'unité ne doit pas être rejetée sur Dieu qui demanderait aux hommes des choses impossibles. Elle est imputable à l'homme qui porte en lui les germes de division. Car, la frontière entre l'erreur et la vérité, entre le bien et le mal, elle ne peut pas être tracée sur une carte de géographie. Elle passe au travers de notre coeur.

            Je suis un hérétique si je préfère ma vérité à celle du Christ exprimée dans la personne du Christ-Homme ou dans sa personne corporative qui est l'Eglise. Etymologiquement, l'hérésie est toujours une option : je choisis. Je choisis mon point de vue. Je choisis mon optique. Je choisis ma vérité de préférence à celle qui m'est présen­tée soit par le Christ lui-même, soit par l'organe de son Eglise qui est son Corps et qui est Lui. C'est cela l'hérésie !

 

Maintenant venons dans le monastère. Je puis être héré­tique dans le monastère - je prends ici hérésie dans le sens le plus large du terme - lorsque je désobéis, soit effronté­ment, soit sournoisement. Effrontément lorsque, comme le dit Saint Benoît, je don­ne à mon Abbé ou à mon Ancien une responso nolentis, 5,32, Donc une réponse de dénégation : Non, je ne le ferai pas ! Ou bien sournoisement, lorsque comme le précise Saint Benoît, tout en le faisant je rouspète, je murmure dans mon coeur. 5,38.

Dans chaque cas, que ce soit donc ouvertement ou que ce soit de façon dissimulée, je choisis, je pose un choix. Je choisis mon idée, je choisis ma vérité contre la vérité du projet de Dieu qui m'est présentée dans son vouloir. Et à ce moment-là, dans le sens large du mot, je suis un hérétique. Voyez cette frontière qui passe dans mon coeur, parce que tout se décide là.

Maintenant, je puis être schismatique. Je suis schismatique dans la communauté lorsque je romps la communion avec l'Abbé ou avec les frères - ne fut-ce qu'un seul frère, avec un seul frère ou bien avec la communauté dans sa globalité - lorsque je romps cette communion par défaut de charité.

 

Voyez ! Ici, naturellement, il faut être nuancé. Je parle bien par défaut de charité. Je ne dis pas par nervosité excessive ou par émotivité excessive ? Non, ceci se passe à un niveau dont je ne suis pas maître. Mais par défaut de cha­rité, c'est donc quelque chose qui a été réfléchi. C'est la charité, ici, qui est en cause. A ce moment, j'introduis une déchirure dans une commu­nion, à l'intérieur d'une communion. Et c'est cela le sens étymologique du schisme : c'est déchirer, c'est se séparer, c'est s'isoler. On est d'un côté ou on est de l'autre.

Maintenant, et le schisme, et l'hérésie, elles sont donc dans le monastère. Et alors je pars du monastère, je vais dans l'Eglise entière. Hérésie et schisme sont refus de la vérité et de l'amour. Mais c'est beaucoup plus concret, c'est beaucoup plus senti lorsque nous vivons ces réalités dans notre milieu, dans notre milieu qui n'est pas un milieu clos, ni un milieu fermé, mais un milieu qui est une famille et qui ne peut sub­sister que grâce à cette unité dans la vision, dans le projet, et dans la communion d'amour.

Et briser cette unité, soit par l'hérésie, soit par le schisme, c'est toujours un refus de la vérité et de l'amour. C'est à dire un repliement sur soi, une sorte d'inversion égocentrique. Et tout cela se passe dans mon coeur. Voyez cette ligne de démarcation entre le bien et le mal qui passe à l'intérieur de mon coeur. Or, or la tentation se présente fréquemment. J'oserais presque dire qu'elle se pré­sente chaque jour et peut-être plusieurs fois par jour ?

 

J'ai eu l'occasion ces dernières semaines de lire un li­vre intéressant écrit par un cancérologue Français très fort, une sommité mondiale. Il explique ce que c'est que le cancer, les façons de le soigner, etc. Il dit entre autre quelque chose d'assez étonnant : que chaque homme normal fait 3 à 4 cancers par jour. Donc, par jour, il y a trois à quatre fois une cellule qui échappe à l'unité de l'organisme et qui va courir sa chance elle seule.

Mais aussitôt, l'organisme dans sa totalité maintenant, lui qui est un, il réagit. Il y a le processus d'immunité qui se déclenche et cette cellule, elle est de suite maîtrisée et expulsée. Et vous voyez, ces pensées qui se présentent à nous, qui sont des pensées contre la vérité et contre l'amour, elles sont comme ces cellules cancéreuses.

Si l'organisme, moi, mon coeur ne réagit pas de suite pour les expulser, si le proces­sus d'immunisation ne joue pas, alors ça prolifère et ça de­vient une tumeur qui peut alors faire mourir mon coeur, le faire tomber dans le péché. Je suis hors de la charité. Je suis hors de la vérité. Je deviens un hérétique, un schismatique à l'intérieur de ma communauté. Et c'est mortel pour moi ! Et ça peut être dange­reux et mortel pour la communauté !

 

Alors, que dit Saint Benoît, lui ? Saint Benoît, lui qui connaît tout cela, lui qui est expérimenté, il dit : Mais les parvulos cogitatus, Pr.67, donc les rejetons de la pensée diabolique, il faut de suite les prendre et les briser d'un coup contre le roc, contre le Christ en les dévoi­lant tout de suite à l'Abbé ou à un Ancien spirituel qui peut, dit-il, qui peut soigner ses propres blessures et celles des autres sans les raconter, sans les publier, sans les écrire au tableau.

Voyez, mes frères, quelle finesse si nous voulons analy­ser le déroulement de notre vie. Or, reconnaissons-le, recon­naissons-le, ces petites pensées, mais ça arrive combien de fois par jour ? Si bien que notre premier réflexe, il doit être d'abord l'humilité. Nous accepter tels que nous sommes : c'est à dire des pécheurs. Mais ne pas en prendre notre parti. Et puis, dans un second mouvement, entreprendre un effort en vue de notre conversion personnelle.

Voyez, je reviens à ce que je disais au début : une priè­re pour l'unité est toujours une prière en vue d'obtenir notre conversion personnelle. Conversion qui s'opèrera dans le re­gret et dans les larmes, mais des larmes spirituelles natu­rellement. C'est le coeur qui pleure, qui regrette. Conversion qui s'opèrera aussi dans la crainte. La crain­te ? La prudence donc ! Et la confiance : confiance en Dieu dont la générosité est sans mesure et confiance en nous-mêmes c'est à dire dans l'étincelle de vie divine qui est déposée en nous et qui est le germe de notre véritable moi, notre moi éternel. C'est là qu'il est ! Et faire confiance à cette étincelle, à la bonté de Dieu, connaître notre faiblesse, regretter ce qui est arrivé, c'est cela l'effort pour la conversion!

 

Vous sentez encore à nouveau - j'y reviens - l'urgence de la prière. Nous verrons la prochaine fois - ce ne sera pas demain - car demain nous aurons une séance présidée par notre Père Nivard. Et elle viendra bien car je pense qu'il va nous présenter des diapositives sur notre propre communauté. Nous reprendrons conscience ainsi que nous faisons un tout, que nous sommes un corpus monasterii, et que nous ne de­vons pas permettre à ces cellules cancéreuses d'hérésie ou de schisme, de proliférer dans notre coeur et de faire du tort au corps en bonne santé que nous sommes aujourd'hui.

Et nous verrons une autre fois que l'unité de la grande Eglise, maintenant, elle passe nécessairement par la recons­titution et par le maintien de notre unité en notre coeur, en notre personne.

 

Chapitre : Semaine de l’Unité.                    21.01.82

      3. UN par l’amour.

 

Mes frères,

 

Nous serions fondés à nous demander si Dieu n'attend pas des chrétiens l'impossible lorsqu'il désire pour eux une Unité calquée sur celle qui unit le Christ à son Père ? Si vous le voulez, nous allons quelques instants contem­pler ce modèle qui nous est présenté.

Le Christ et son Père son différents : l'un est l'engen­dreur, l'autre est l'engendré. Le Père est purement et unique­ment Dieu. Le Christ est purement Dieu, mais il est également homme avec toutes les séquelles que traîne l'humanité, y com­pris la mortalité. Ils sont différents, et pourtant ils sont UN. L'un et l'autre sont ontologiquement un seul Dieu. Et en plus, ils sont un par l'amour. La nourriture, le besoin, le désir, la volon­té du Christ, c'est de faire le désir et la volonté de son Père.

Et cette unité dans l'amour, elle est tellement puissan­te, tellement vivante, tellement réelle et tellement vraie, qu'elle est elle-même une Personne : la Personne de l'Amour, l'Esprit Saint. Nous avons donc à l'intérieur de la relation : Christ-Père, une différence qui est malgré tout une unité. Or pour nous, ce que Dieu désire c'est dans la différence qu'il existe entre nous qui sommes membres d'un seul Corps qui est le Christ total, qu'il y ait aussi une unité, mais l'unité du dernier type, pas une unité ontologique mais l' unité d'amour.

 

Et le Christ a demandé cette unité pour nous. Voilà ce qu'il dit. Je le traduis ainsi :

 

Je ne prie pas seulement pour ceux-ci, (c'est à dire pour les Apôtres, pour mes disciples qui sont là à table avec moi) mais aussi pour ceux qui croiront à cause de leur parole, à cause de leur témoignage. Et je prie, je te prie pour que tous soient UN en nous, de sorte que le monde croie que tu m’as envoyé.

Et moi, la gloire que tu m’as donnée, je la leur donne afin qu’ils soient UN comme nous somme UN, moi en toi et toi en moi, pour qu’ils soient parachevés en UN. Afin que le monde connaisse que tu m’as envoyé et que tu les aimes comme tu m’as aimé moi-même.

 

Vous voyez ! Tout est fondé, tout est relié, tout est noué dans cet amour. Et c'est cette union, cette unité que Dieu, que le Christ désire pour nous. Or,une telle union, elle ne peut se réaliser que dans une participation commune à la nature et à la vie divine, et aux prérogatives divines. Et cela à partir d'un principe uni­que qui est à l'intérieur de chacun des chrétiens, de chacun de nous. Un principe alors qui nous conduit à une perfection consommée dans l'unité du Dieu unique en trois personnes.

Et ce principe qui nous habite, qui nous fait nous rap­procher les uns des autres, qui nous fait vivre les uns dans les autres, nous recevoir les uns des autres, c'est l'Esprit d'Amour. Si bien que au terme de la création, Dieu sera tout en chacun et en tous. Il y aura donc un Dieu unique vivant dans une infinité de personnes. Ce sera une analogie ou une exten­sion participée en forme de grâce, de cadeau, de la vie Trini­taire.

Nous aurons donc une multitude de Dieu par participation. Et la divinité, elle sera une en tous. Si bien que nous aurons un Dieu qui rayonnera sa nature et sa gloire, et qui sera visible, et qui sera adoré, et qui sera loué par chacun qui, à ce moment-là, participera à l'infinitude du bonheur divin.

 

Voyez ça c'est l'unité que le Christ désire voir se réaliser ! Mais vous comprenez bien, alors, que ce ne sera, que ça n'arrivera qu'à l'eschaton, donc au moment où la durée prendra fin, où la création sera achevée, où Dieu mettra le point final à son Opus, à son travail, à son projet. Il sera terminé. Ce sera, en terme Biblique, la résurrection générale et tous les hommes se retrouveront UN seul Esprit avec le Christ et en Dieu.

C'est ce que nous dit en termes poétiques très beaux l'hymne Urs Jerusalem beata. O heureuse ville de Jérusalem, toi qu'on appelle vision de paix, qui est construite dans le ciel avec des pierres vivantes...Et tout le reste, alors... C'est cela  Nous devons avoir cette vision devant les yeux car c'est le terme vers lequel le travail de Dieu nous conduit. Et pour l'instant, nous sommes particulièrement con­cernés.

Mais attention ! Pour Dieu, c'est déjà arrivé parce que son être éternel est déjà présent à l'achèvement et au couron­nement de son entreprise. Et pour nous, c'est encore en devenir parce que nous som­mes, en tant qu'homme, inséré dans la durée, durée qui a une signification mystérieuse, qui est germination et croissance.

 

La durée n'est pas par nature défaisante, comme le pen­saient les Grecs. Elle est une plante, un germe, qui se déve­loppe et qui grandit. Vous connaissez toutes ces paraboles : Un homme qui a semé dans son champ, et puis il s'en va et il fait autre chose. Et pendant ce temps-là, jour après jour, nuit après nuit, ça germe, ça pousse jusqu’au moment de la moisson. C’est cela le Royaume de Dieu, c’est cela la signification divine de la durée !

Donc pour nous, c'est encore en devenir, en croissance. Mais pour Dieu, pourtant, c'est aussi en devenir. Car il nous accompagne dans le Christ qui est homme comme nous. On dirait que Dieu a voulu goûter notre condition qui est diminuée, qui est inférieure à la sienne, ça va de soi. Il a voulu lui-même l'expérimenter pour entrer lui aussi dans le temps et nous accompagner dans cette germination.

Mais pour nous aussi, d'une certaine façon, c'est déjà arrivé. Et c'est déjà arrivé dans le mystère Eucharistique. L'Eucharistie est, entre autre, pas uniquement, mais elle est entre autre présence du Royaume de Dieu achevé. Elle est là surtout pendant la Prière Eucharistique proprement dite. Elle est présence du Christ total, achevé, au sommet de la louange et de l'action de grâce.

 

Et ça, c'est la vision, la vision la plus haute de ce qu'est l'Eucharistie. Et on comprend alors que l'Eucharistie est un fait d'éternité, ça ne cessera pas avec la fin du monde, comme on dit ! Non ! Elle commence maintenant, elle est présence maintenant, elle est présence pour toujours. Dieu est un être eucharistique en lui-même, dans le Christ pour nous. Et nous qui sommes insérés dans le Christ, qui participons à cette Eucharistie, nous devenons nous-mêmes Eucharistiques et nous sommes déjà présents à ce moment-là à l'eschaton.

Il faut avoir cette vision globale pour mieux comprendre ce que signifie la Semaine de Prières pour l'Unité des Chré­tiens. Ce qu je viens de vous dire, je vous le présente sous un jour nouveau, peut-être ? Mais un jour nouveau qui est beau parce qu'il est vrai. Le beau, c'est la splendeur du vrai.

 

Cette Semaine de l'Unité, elle est célébration d'une es­pérance qui est déjà prémices de possession. Et elle est un rappel du dynamisme qui nous habite et qui nous meut vers notre achèvement. Elle est la fête de l'Esprit. L'Esprit qui est plus fort que toutes les semences de division, de désagrégation et de mort. L'Esprit qui fait tout coopérer au bien de ceux que Dieu aime. Voilà, c'est cela la Semaine de l'Unité : une fête de l'Esprit, une célébration de l'eschaton. Elle nous fait surplomber le temps. Et elle ­est ainsi, année par année, une borne lumineuse sur notre route.

Vous voyez, mes frères, que Dieu n'attend pas de nous l'impossible. C'est beaucoup mieux ! Il nous offre, il nous donne lui-même l'inconcevable et l'impossible, ce qui n'est pas monté au coeur de l'homme, ce que Dieu prépare pour ceux qu'il aime. Et voici entre autre ce qu'il leur prépare :

Père, ceux que tu m’as donné, je veux (je veux ! C’est un ordre ; je veux.) je veux que là où moi je suis, eux aussi soient avec moi, afin qu’ils voient la gloire qui est mienne, celle que tu m’as donnée parce que tu m’as aimé dès avant la création du monde.

 

Vous voyez, c'est tout à fait cela ! C'est l'achèvement ! Nous sommes là où le Christ est. Nous contemplons sa gloire parce que nous sommes un seul Esprit avec lui. Nous sommes glorieux de sa gloire et Dieu rayonne à travers nous, à travers l'humanité divinisée devenue une en lui.

C'est cela l'achèvement, disons, d'une Semaine de l'Unité qui surplombe l'histoire. Voilà, mes frères, ce que je voulais vous dire ce soir. Portons-le en notre coeur et surtout, laissons-nous dynamiser par une telle espérance.

 

Chapitre : Semaine de l’Unité.                    23.01.82

      4. L’unité fondamentale.

 

Une nouvelle question se pose, mes frères, pourquoi la prière pour l'unité des chrétiens s'impose-t-elle avec une telle urgence quand Dieu a tout de même l'intention de faire cadeau à son Eglise de cette Unité ? Et d'ailleurs, ne chantons-nous pas chaque dimanche notre foi en une Eglise UNE, sainte, catholique et apostoli­que. Est-ce que ce n'est pas contradictoire ?

Il est vrai qu'une Eglise divisée, un Corps du Christ morcelé, c'est une contradiction dans les termes. Si le corps est dépecé, ce n'est plus un corps, c'est un cadavre. Il doit donc exister une Unité Fondamentale invisible mais bien réelle. Elle n'apparaît pas encore. Elle apparaîtra à la fin des temps, mais elle est là maintenant.

C'est cette Unité-là que nous proclamons dans notre Credo. Ce ne peut être que celle-là. Elle est fondée dans la personne du Christ, dans le fait de l'incarnation de Dieu, de sa mort, de sa résurrection pro nobis, pour nous. Cette unité est donc présente, mais elle n'apparaît pas. Nous pouvons réfléchir quelques minutes à ce mystère.

 

Le rassemblement des hommes dans le Christ, de tous les hommes dans le Christ, est un fait bien réel. Et parmi cette humanité, quelques hommes - ils sont nombreux naturellement, mais je dis quelques uns parce qu'ils ne sont pas l'humanité entière - des hommes donc  ont reçu la mission de manifester cette Unité.

Ce sont les Chrétiens. Ils ont été baptisés dans le Christ, immergés, plongés dans ce mystère d'amour qui veut rassembler tous les hommes dans le partage d'une même vie, une même vie divine qui a sa source en Dieu le Père naturel­lement, qui est la source de la divinité. Mais pour les hom­mes, elle à sa source dans le Dieu incarné Notre Seigneur Jésus Christ. ­

Et ce rassemblement de l'humanité dans le Christ, il af­fleure à la conscience de cette humanité prise globalement dans la personne des chrétiens organisés en une Eglise vivan­te, agissante, se développant. Cette Eglise est le témoin sur terre pour le monde de celui qui l'a crée et qui l'anime. C'est à dire Dieu qui est lui-même unité dans une communion d'amour.

 

Mes frères, vous voyez donc ce mystère - mais je l'expri­me très mal naturellement parce que c'est un mystère - et il est tout de même possible de le projeter dans notre sensibilité. L'humanité, depuis le premier homme jusqu'au dernier, rassemblée dans la personne du Christ, le Dieu qui a assumé notre humanité, et les hommes dispersés à travers la durée et à travers l'espace, la plupart de ces hommes n'ayant pas conscience de cette vocation qui est la leur, mais tout de même y étant appelés et la possédant déjà en eux-mêmes comme un germe, comme une étincelle.

Cette humanité a une conscience, une conscience de l'appel qui lui est adressé, de sa destinée qui est la divini­sation. Et cette conscience, c'est l'Eglise. Cette Eglise qui est - comme je le disais - affleurement de la conscience de l'humanité, de ce rassemblement de tous les hommes en Christ dans Dieu, Dieu qui est amour dans une communion de Personnes.

Vous comprenez donc, mes frères, que la division des chrétiens, qu'une Eglise visible maintenant mais divisée, c'est une honte. C'est une honte parce que c'est une espèce d'anéantisse­ment de Dieu. C'est présenter Dieu pour ce qu'il n'est pas. C'est plus qu'un contre témoignage. Je vous le dis : c'est une honte et c'est un scandale parce que ça fait tomber les autres hommes.

 

Naturellement on entend souvent dire : Oui, mais les chrétiens, ils ne valent pas mieux que les autres...Une rai­son de me tenir à distance...Cette Eglise du Christ, elle ne m'intéresse pas parce que ceux qui la composent, ça ne sont pas des hommes valables. Ils ne sont pas plus valables que d'autres qui n'en font pas partie...Soit, c'est vrai ! Mais ce n'est pas ça ! C'est une mau­vaise raison car c'est une excuse. On excuse ainsi ses pro­pres déficiences. C'est un alibi, dirait-on.

Non, le scandale est plus profond, mais disons qu'il n' est peut-être pas aussi perçu ? Et dans le fond, sous des re­proches pareilles qu'on adresse aux chrétiens, c'est peut-­être une façon très brutale d'exprimer le reproche fondamental qui est que les chrétiens ne s'entendent pas, que les chré­tiens sont divisés, que les chrétiens ne s'aiment pas. C'est cela qui est tragique ! Et c'est cela le scandale ! Et c'est aussi une infidélité car cela met au jour le côté bassement humain de notre être lâche, veule et égoïste. Vous voyez, mes frères, tout cela se trouve dans cette divi­sion, dans ce morcellement de l'Eglise.

 

Alors, la prière pour l'unité, c'est d'abord - et tous les chrétiens lucides le savent - c'est d'abord une prière pour obtenir une guérison qui est hors de notre portée et une conversion à laquelle il ne nous est pas possible d'accéder seul. La prière pour l'Unité Chrétienne, elle exclut donc à priori toute forme de prétention à une vertu monopolisée, toute forme de hauteur pharisaïque, toute forme de mépris. C'est celui qui a reçu le plus qui est le plus coupable. C'est à celui-là qu'on demandera davantage. Cette prière, elle doit être langage de vérité dans la lucidité et la con­trition.

Et je pense que s'il est des saints dans l'Eglise, ceux-­là se sentent peut-être et même certainement les premiers à être responsables de cet état de division à l'intérieur de l'Eglise. Pourquoi ? Parce que les fautes qu'ils ont commises hier et qu'ils regrettent aujourd'hui, elles ont élargi encore davantage la déchirure. Car chacun de nos péchés blesse le tissu de l'Eglise. C'est pourquoi, mes frères, nous devons être vrais dans cette prière. Car la division, cette division a sa racine dans notre coeur, le coeur de chacun d'entre nous.

Et notre premier devoir, maintenant, est de travailler à la réunification de notre cœur, ça regarde chaque chrétien, mais tout spécialement le moine. C'est à cela que nous devons nous atteler. C'est d'ailleurs pour cela que nous som­mes venus au monastère. Si vous le permettez, lundi soir, je ferai allusion avec plus de clarté à ce devoir en l'accrochant à la fête du jour et à celle que nous préparons, celle de nos Fondateurs qui ont justement eu comme objectif de réaliser une unité entre eux en réunifiant le coeur de chacun de leurs disciples.

 

Chapitre : Semaine de l’Unité.                    25.01.82

      5. Nos Saints Fondateurs.

 

Mes frères,

 

Par une disposition providentielle, le calendrier nous ramène chaque année à cette date la clôture de la Semaine pour l'Unité des Chrétiens, la fête de la Conversion de l'Apôtre Paul et l'ouverture de la solennité de nos Saints Fondateurs Robert, Albéric et Etienne.

La conjonction de ces trois éléments - car ce sont des faits qui, s'ils appartiennent au passé, ont en eux-mêmes une valeur d'éternité - Ils nous affectent aujourd'hui : la rupture de l'Unité dans les premiers temps de l'Eglise, cette aventure extraordinaire de l'Apôtre Paul, cette entre­prise - qui à l'origine frisait l'utopie - de nos premiers Pères, tout cela nous affecte aujourd'hui.

Et la conjonction que j'en découvre en cette journée du 25 Janvier, est à mon sens, si nous l'acceptons, le lieu d'une énergie spirituelle capable d'animer notre quête monastique de la flamme d'un enthousiasme fort, joyeux, patient, à l'image de celui que Saint Benoît attend de ses disciples. Il suffit pour cela de lire son code disciplinaire. Il faut faire des remarques et des remarques et jamais se lasser de faire des remarques. Je pense même que c'est à l'adresse du Prieur qu'il dit qu'il faut aller jusqu'à quatre fois.

 

Donc ça vous dit, ça vous laisse entendre que je ne m'en prive pas. Mais ça ne fait rien ! C'est peut-être pour ça que - je l'aurais peut-être sur la conscience? - qu'il com­mence à avoir des cheveux blancs ? Mais ça ne fait rien ! Il faut y voir cette affection, cet amour patient qui habitait le coeur de Saint Benoît.

 

Mais il y avait aussi en lui un foyer qui ne demandait qu'à se communiquer aux autres. Voilà quelques petits mots : combien de fois il parle de currere, courir ; festinare, pour se hâter ; festinanter, en hâte ; suma cum festinatione, mais avec une hâte, une hâte suprême ; cum gravitate tamen, mais toujours avec gravité ; statem, aussitôt ; jam, déjà ; mox, bientôt ; sine mora, sans retard ; uno momento, au même moment, en un moment...

Vous sentez qu'il y a chez Saint Benoît là quelque chose qui friserait l'impatience, si on pouvait utiliser ce mot. Celui qui aime, il ne peut souffrir de délai, c'est cela ! Saint Benoît, c'est un homme qui n'avait pas calculé et ça l'énerve un peu de voir que ses disciples, ce seraient des lambineurs...ils traînent. Non, dit-il, allons-y, n'ayons pas peur ! Mais s'il en voit qui ont la démarche plus lente, eh bien, il se met à leurs petits pas. Mais il leur souffle tout de même toujours à l'oreille : allons-y, allons-y !

Or, si nous voyons - aujourd'hui nous allons le faire en quelques minutes - si nous passons d'un de ces événements à l'autre, événements qui sont commémorés en ce jour, vous allez sentir qu'il y a là quelque chose qui peut entretenir la flamme de notre enthousiasme à nous. D'abord, la réconciliation des chrétiens ne peut être que l'oeuvre de coeurs réconciliés avec eux-mêmes, avec Dieu, avec les autres. Et un coeur réconcilié, c'est un coeur qui n'est plus disloqué par les passions. Il est unifié dans la vérité et dans l'amour. C'est un coeur qui n'a plus qu'une intentio, une visée, une seule volutatio, une seule chose qui roule en lui, une seule respiration : Dieu dans sa lumière, dans sa beauté et dans sa paix.

 

L'exemple de Paul nous prouve que cette réconciliation ne peut être que le fruit d'une conversion totale, radicale, donc à la racine. Pour Paul, cette conversion a été opérée par Dieu. Elle a été préparée par Dieu de longue date, depuis très longtemps. Dès le sein de ma mère, dit Paul, Dieu avait déjà des visées sur Paul. Et Paul l'ignorait. Et Paul suivait ses idées à lui. Et il ne savait pas qu'il était pris à la chasse par ce Dieu qui le suivait à la trace comme un chien et qui, au tournant, lui a coupé la route et lui a dit : Je suis là ! Maintenant c'est fini...il faut faire demi-tour...

Ce qui est arrivé à Paul, mes frères, est arrivé à cha­cun d'entre nous. Nous ne le voyons peut-être pas tous main­tenant. Mais je suis certain que lorsque nous serons en face de Dieu, et que le film de notre vie sera projeté sur cette toile qu'est le jugement de Dieu, nous verrons clair. Et que nous aussi, dans le sein de notre mère, nous étions choisis par Dieu et que notre conversion était déjà à l'oeuvre en ce moment-là.           Mais ce que nous devons faire, maintenant, c'est l'ache­ver, c'est la poursuivre.

La conversion, c'est un renversement d'un mouvement qui de centrifuge devient centripète. Nous le voyons encore très bien chez Paul. La vision soudaine du Christ ressuscité a fait du loup ravisseur l'image idéale, à jamais idéale, la première image idéale de l'agneau immolé dès le commencement du monde. Paul n'a plus qu'une seule hantise : vivre dans sa chair la passion-glorification de son Christ. Et puis, par ce moyen, si possible rassembler dans l'unité du Christ, sous un seul chef le Christ, l'humanité toute entière. C'est pour cela qu'il s'est jeté chez les païens. Il y a été aussi forcé. Il y a été poussé par Dieu. Sa vocation ne s'est ouverte à ses yeux que petit à petit. Mais lorsqu'il l'a saisie, lorsque le mouvement de volte-face a été achevé, il ne se tenait plus.

Il faut lire, il faut entendre ses Epîtres dans ce sens. Aujourd'hui, à trois reprises je pense, on nous a donné le récit de sa conversion. C'est quelque chose d'extraordinaire chaque fois ! C'est Paul qui le raconte lui-même. Il a du le raconter lui-même. Et il y a une petite touche, un rien, un détail qui ajoute quelque chose, un détail qui a échappé à son premier récit, mais lorsqu'il le répète une seconde fois, ça revient. Et à une troisième fois, il y a encore autre chose. Il l'a ré­pété combien de fois ? Je pense que cette expérience, il l'avait toujours dans le champ de sa conscience, mais aussi, ça devait lui sortir des lèvres.

 

Mes frères, voilà ce que cela veut dire un coeur parfai­tement réconcilié. Et nous devons comprendre que l'unité, cette unité des coeurs dans une incessante conversion, dans une continuelle reprise en main, a été le souci premier des Fondateurs de Cîteaux. Ils disaient ceci :

 

Nous voulons retenir pour nous la cura animarum, le soin de ces disciples, le souci de ces disciples qui se sont confiés à nous. Et cela, gratia caritatis, par la grâce de la charité, la charité qui habite notre coeur, la charité qui nous possède, celle dont nous avons l'expérience, cette caritas qui est Dieu en personne et que nous voulons voir vivre et proli­férer dans nos disciples, dans nos communautés.

Cela, nous ne le confions à personne. Nous le gardons pour nous. C'est notre charisme...préserver cela. Si bien que si jamais nous voyons un ou l'autre qui voudrait declinare, qui voudrait dévier de la ligne, de la ligne qui est la nôtre, cette ligne de l'amour, nous puissions aussitôt le ramener à la rectitudo vitae, à la rectitude de la vie, le remet­tre dans l'axe parfait de cet amour, cet amour qui est créateur et régénérateur d'unité.

 

Et pour quoi ? Pourquoi cela ?

 

Mais parce que tous, disent-ils, tous autant que nous sommes, aussi indignes que nous soyons, et aussi inu­tiles que nous soyons, nous sommes les serviteurs, les servi, les esclaves du seul véritable Roi, et Seigneur, et Maître.

 

Ce sont les premiers mots de la Charte de Charité : Quia unius veri Regis. Pas le premier mot, le deuxième plutôt car le premier mot c'est l'introduction, c'est le mot UN, c'est l'Unité : unius, un. Toute cette unité est fondée dans ce Roi qui est la tête, qui est le Chef, qui est le Maître. Et à partir de là, cette unité se diversifie tout en restant la même. Car elle a une image personnelle sur le visage de chaque frère. Mais c'est toujours le même amour, c'est toujours la même unité.

 

Alors nous, disent-ils, notre devoir, ce que nous désirons, ce que nous n'abandonnons à personne, c'est de maintenir cette unité. Si bien qu'il n'y aura entre nous nulla discor­dia.

 

La discordia ? Ce sont des coeurs qui sentent différem­ment et qui ne battent plus à l'unisson. Si bien que ils se discordent comme un instrument qui n'est plus accordé, qui émet des sons discordants. Une discordance s'installe dans les coeurs qui se séparent, et puis qui se divisent. Et cela, c'est la catastrophe et le pire de tous les maux. Et c'est cela, disent-ils, qu'ils veulent prévenir, ça ne doit pas arriver.

 

C'est pourquoi nous devons veiller, nous prendrons les dispositions pour que tous nous puissions vivre uno caritate, dans un même amour ; uno Regula, une même Règle ; et similibus moribus, mais avec des coutumes, des façons de se tenir qui seront sembla­bles.

 

Elles ne sont pas identiques ! Elles seront semblables. Mais cette similitude qui aura, je le rappelle, des notes diverses suivant les lieux, elle sera sous-tendue et animée par une Unité qui est la Caritas et une seule lecture de la Règle. una Regula. Sentir, sentire, voyez ! C'est un mot qui revient tel­lement souvent chez les premiers Cisterciens et même dans la Charte de Charité. En Grec, c'est cette aisthesis pneumatikè, cette façon spirituelle pneumatique de sentir les choses, de les sentir divinement.

C'est cela qu'ils ont voulu établir par la Charte de Cha­rité pour préserver cette unité, maintenir le feu de la con­version et retrouver par là l'expérience de cet Apôtre Paul qui ne se tenait plus parce qu'il était possédé par le Christ. Et après Saint Paul, je dirais cette dérivation extraor­dinaire, formidable, dans l'âme de Saint Benoît qui, lui non plus, n'a pas de temps à perdre pour arriver au but que lui a déjà saisi, et qu'il présente aux regards de ses disciples.

Voilà mes frères, un monastère sera vraiment une ecclae­siola, une petite Eglise, une Eglise en miniature, si la com­munauté est unie dans l'amour dans cette même visée, dans cette même respiration ; si les coeurs sont ouverts à ce que Dieu demande, si, je le répète encore, sous les différences qui forment un parterre de beauté - il faut le dire ! - il y a une même sève spirituelle, une même vie spirituelle qui fructifie et qui grandit, et qui fait éclore des fleurs et mûrir des fruits.

 

Mes frères, c'est cela que Dieu, l'Eglise et le monde attendent de nous. Et ce sera dès maintenant et à chaque jour notre meilleure contribution, et la contribution la plus efficace à la reconstitution de l'Unité des Eglises.

 

Chapitre : Les vœux.                               30.01.82

      17. Recherche de l’unité.

 

Mes frères,

           

Pendant toute une semaine, nous avons longuement médité sur le douloureux problème de la désunion des chrétiens. Et, en remontant le cours de ce qui pourrait apparaître comme un enchaînement de fatalités, nous avons découvert que la division dont souffre l'Eglise aujourd'hui, enfonce de profondes racines à l'intérieur de notre coeur partagé entre l'égoïsme et l'amour.

Et notre devoir présent est apparu dans sa clarté et son urgence : unifier notre coeur dans l'amour, abandonner en nous toute la place à l'Esprit de Dieu. De manière à envoyer dans le Corps entier de l'Eglise, à partir de notre désert, sans le quitter, une nourriture saine capable de dissoudre les calculs, les petites pierres qui se nichent dans les organes vitaux de l'Eglise, capable d'éliminer les sédiments et les toxines et d'entretenir une circulation riche et porteuse de vie. Vous comprenez ce qui se dissimule sous cette image ?

Il faut dire que depuis tout un temps, nous sommes dans un univers de clinique, d'intervention chirurgicale, de perfu­sion, de transfusion. Alors, il faut m'excuser si spontanément ce sont des images de ce genre qui se présentent à mon esprit. Mais vous voyez, dans le désert monastique vous avez des hommes qui travaillent à unifier leur coeur dans l'amour. Et toute une communauté ainsi composée de tels hommes envoie dans l'invisible, dans tout le corps de l'Eglise, quelque chose qui n'est pas humain. C'est l'Esprit de Dieu qui va transporter une nourriture riche partout où cette nourriture est attendue. Alors les blessures peuvent se réparer. Les infections peuvent être chassées. Des anti-corps sont là qui tiennent à l'écart les virus d'infection.

 

Vous voyez, mes frères, là est notre devoir urgent ! Nous étions arrivés à cette conclusion. Mais je le rappelle pour opérer la transition avec ce que j'ai l'intention de reprendre. Donc, l'apport essentiel du moine contemplatif, donc en conformité avec leur vocation spécifique dans l'Eglise, c'est de travailler comme je l'ai dit à l'acquisition de la pureté du coeur. Et le monastère, alors, devient vraiment un centre, le lieu, un lieu oecuménique par excellence.

Et le centre de ce lieu - naturellement je présente ici une communauté monastique idéale. Mais c'est vers cet idéal que tous nous marchons - le centre de ce lieu par excellence qu'est le monastère, c'est le coeur purifié de l'Abbé. Et ce coeur irradie la santé spirituelle dans le coeur des frères. Il en élimine les ferments de discorde. Et j'en­tends ici discorde dans le sens cistercien primitif du mot : la dissonance qui risque de s'établir entre les coeurs et qui est le début de la séparation et de la rupture.

Rappelez-vous l'ambition des premiers cisterciens : une seule lecture de la Règle de Saint Benoît, un seul sens, un seul Maître, un seul Roi, un seul Seigneur. Ils insistent sur cette unité qui, pour eux, doit être à l'intérieur du monastère ce qui en constitue la nature, et alors à l'inté­rieur de l'Ordre, ce qui en constitue la beauté et l'utilité pour l'Eglise. Voilà le sens cistercien du mot discordia !

Le coeur purifié de l'Abbé agglutine aussi les frères en un Corps fermement planté, un Corps qui peut subir sans dom­mage les tempêtes. Donc, le coeur purifié de l'Abbé doit être l'analogue de ce roc sur lequel est édifié l'Eglise, de ce rocher sur lequel l'homme sage construit sa maison.

 

S'il en est ainsi, mes frères, la chaîne fatale de la désunion est brisée et le mouvement de dispersion est inversé. Il s'établit dans ce lieu une concordia, donc une convergence vers une seule façon de vivre, une seule façon de sentir, une seule façon d'exister. Et ce qui paraissait en soi impossible est devenu présent.

Je veux dire que une communauté monastique constituée, organisée de cette façon - et je rappelle, c'est l'intention première des Fondateurs de Cîteaux - elle devient exemplaire pour la grande communauté qu'est l'Eglise. Car l'hérésie et le schisme se glisse à l'intérieur des communautés tout aussi facilement et encore bien plus facilement que dans une commu­nauté ecclésiale, qu'à l'intérieur d'une grande Eglise. Je rappelle qu'il y a des options qui vont contre le plan de Dieu. Il y a des scissions qui s'établissent entre les hommes. C'est cela l'hérésie et le schisme. Et la commu­nauté monastique unie est alors l'exemplaire parfait de ce que doit être l'Eglise. Non seulement au plan exemplatif, mais comme elle est possédée par l'Esprit, à partir d'elle la santé ruisselle partout.

Mais pour voir se réaliser cette merveilleuse espérance, il est indispensable que nous soyons et que nous restions fermement attachés à notre Dieu dans une indéfectible fidéli­té du contrat que nous avons conclu avec lui. Et nous voici revenus à nos voeux. Et c'est là que je voulais revenir : établir le lien existentiel entre recherche de l'unité et l'engagement que nous avons vis à vis de Dieu.

 

Et nos voeux, je vous le rappelle, ils sont trois : stabilité, conversion des moeurs, obéissance. Et c'est eux qui nous constituent dans notre état d'ouvrier mis à part, consacrés pour une oeuvre qui n'est pas humaine mais divine. Et cet Opus Dei, ce travail dont Dieu est l'entrepreneur et le conducteur, cette oeuvre est divine pour trois raisons : elle est divine dans son origine. Elle est divine dans ses moyens. Elle est divine dans sa fin.

Dans ses origines ? Mais parce qu'elle était déjà ca­chée en Dieu dès avant la fondation du monde. Elle est divi­ne dans ses moyens, car elle utilise uniquement, elle met en oeuvre uniquement des moyens qui sont d'ordre surnaturel. Ils peuvent paraître dérisoires pour le monde ? Mais ce qui est folie chez Dieu est infiniment plus sage que toute la sagesse des hommes.

Ce travail est divin dans sa fin, car il vise à rien moins qu'à transfigurer le monde, à en faire l'habitacle de Dieu, Dieu étant tout en toute chose, rayonnant son être devant le regard émerveillé de ce monde devenu conscient en la personne des hommes. Voilà, mes frères, cette oeuvre divine à laquelle nous sommes engagés comme collaborateurs. J'y reviendrai probablement le jour de la Présentation de Jésus au Temple. C'est un des aspects du mystère de ce jour.

 

Alors mes frères, il va de soi que nous n'avons plus le droit de poursuivre nos intérêts propres. Non quaerens que sua sunt, dit Saint Benoît. C'est fini de rechercher nos pro­pres affaires. Nous sommes décidés à toujours choisir ce que Dieu pré­fère. Même si cela paraît être à notre détriment immédiat, c'est toujours à notre profit. Mais ce profit peut être éloi­gné ou nous paraître très éloigné et dans l'immédiat nous causer du tort. Mais non ! Nous avons choisi de donner la préférence à ce que Dieu demande.

Voilà, mes frères, dans les jours à venir nous allons reprendre notre réflexion sur tout ces détails qui me parais­sent tellement important pour notre vie pratique. Mais toujours, j'aurai soin d'insister sur l'unité : unité en nous dans notre coeur, dans notre vie, dans notre visée ; unité dans notre amour ; unité aussi dans notre com­munauté : unité des cœurs ; unité au-delà qui va se projeter dans l'Eglise et de l'Eglise sur le monde. Parce que l'unité est toujours le sceau que Dieu appose sur tout ce qu'il fait.

 

Chapitre : Le projet de Dieu.                     31.01.82

 

Mes frères,

Le but de la vie monastique est double même s'il se résout dans l'unité. Le terme ultime au-delà duquel il n’exis­te plus rien que le repos infini de l'océan Trinitaire, c'est la christification lorsque le moine peut dire en toute sin­cérité et humilité : ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi.

Et l'objectif proche, celui-là même que Saint Benoît pro­pose à ses disciples, c'est la pureté du coeur. Un coeur dans lequel il n'y a plus la moindre trace de méchanceté, ni d'amertume, ni de rancoeur, ni de haine ; un coeur qui rayonne toujours la lumière et l'amour. Et vous savez que la bouche parle de l'abondance du coeur. Des lèvres d'un tel homme ne tombent plus que des pa­roles de paix, de réconciliation, d'apaisement.

 

Mes frères, Dieu est un artiste qui façonne le coeur du moine afin de la préparer à devenir avec lui un seul esprit. Absolument tout dans la vie du moine est orienté à cette fin. Un poète a dit que le monde était une machine à faire des dieux. Et c'est bien vrai ! Il est donc nécessaire d'être éveillé pour le savoir, d'être attentif pour l'aperce­voir, et le reconnaître, et d'être confiant pour entrer dans l'intention divine, pour le laisser faire, pour collaborer avec lui. C'est cela l'essentiel de la praxis monastique tout à la fois passive et active, accueil et réponse. Et dans ces con­ditions, la recommandation que Thérèse d'Avila adresse à ses filles après se l'être adressée à elle-même, elle nous paraît toute naturelle. Que rien ne te trouble, que rien ne t'épouvante, tout passe, Dieu jamais ne change...

 

Dieu a donc un projet. Je reprends autrement ce que j'ai dit au début. Et je prends projet dans son sens étymologique projectum, ce qui est jeté en avant. Vous savez, pour prendre une image un peu grotesque lors­qu'il s’agit de Dieu, vous avez un chien et vous avez une bal­le. Vous lancez la balle en avant, puis le chien court der­rière la balle et la rapporte. J'ai vu jouer à ce petit jeu dans les campagnes combien de fois ?

Ne comparons pas Dieu à un chien, quoiqu'un poète An­glais l'ait comparé à un chien qui le poursuivait à travers tous les instants de sa vie. Et lui qui fuyait toujours de­vant ce chien jusqu'au moment où il a du se laisser prendre. Rappelons-nous l'expression de Saint Paul : Je voudrais saisir Celui par lequel moi-même j'ai été saisi.

Voyez, Dieu a un projet. Dieu est le premier à vivre en état d'epekthase, hors de lui, tendu vers un objectif dont il ne dévie pas. Ce projet, Dieu l'a longtemps mûri en lui avant de le projeter hors de lui. Ce projet vient de l'amour et il va à l'amour parce qu'il vient de Dieu et il veut fabriquer des Dieux.

 

Mes frères, les événement fluctuants et changeants, agréables ou pénibles, intéressants ou lassants, bien qu' ils paraissent s'éterniser, ne sont pas faits pour durer toujours. Ils sont des outils dans la main de notre Dieu qui, avec une patience infinie parce que divine, façonne notre coeur. Et lorsque l'outil a cessé sa mission, il cède la place à un autre.

Je vous assure, mes frères, qu'il faut une foi extrê­mement vive pour voir la vie sous cet angle, pour voir la main de Dieu agissant à tout moment dans l'événement qui nous touche. Il faut une foi extrêmement vive pour entrer de bon gré dans le jeu divin et pour y rester. Si les choses évoluent comme je le présume, j'aurai peut-être un de ces jours l'occasion de vous donner un exem­ple concret de ce jeu divin.

Si je regarde Dieu travailler de cette façon, la seule possible et la seule réaliste vu l'état du monde et le nôtre, alors, rien ne doit m'épouvanter, me jeter dans une panique paralysante ; rien ne doit me troubler, soulever en moi des tempêtes, m'agiter, me faire sombrer dans le doute. Que rien ne te trouble, que rien ne t'épouvante. Cela ne signifie pas que je doive être un bloc de mar­bre froid, indifférent, impassible. Ma souffrance peut être très grande. Elle peut me paraître insupportable. J'ai le droit de crier et de pleurer.

 

Nous venons d'entendre il y a quelques moments à l' Office des Laudes les imprécations de Job. Dieu a permis que ce livre de Job fut écrit pour nous. Il a permis les situa­tions dramatiques dans lesquelles s'est trouvé Jérémie. Il a permis les angoisses de son propre Fils, donc ses angois­ses à Lui. Tout cela était une leçon pour nous.

Mais tout au fond de notre coeur - là où notre conscien­ce à un accès comme dans un sanctuaire, dans un temple ­- tout au fond de notre coeur demeure quelque chose d'indéfinissable, d'impalpable : C'est la certitude d'être dans une main aimante, une main à laquelle rien ni personne ne peut nous arracher. Et cela nous donne une paix ; mais une paix délicate, une paix comme une toile de soie, mais malgré tout d'une solidité à toute épreuve.

C'est la Paix que le Christ a promise à ceux qui lui feraient confiance, sa Paix à Lui, celle qui jamais ne l'a quitté, celle qui est la première récompense de l'homme qui sait se donner à son Dieu et entrer dans ce travail auquel il est invité à collaborer qui est de faire de lui un fils de Dieu dans le sens réel, vrai du terme ; de faire un coeur qui n'est plus un coeur d'homme mais un coeur de Dieu dans lequel il n'y a plus que lumière et amour.

 

Mes frères, Thérèse d'Avila, dans la petite parole que je rappelle aujourd'hui, elle rencontre la consigne que Saint Benoît donnait à ses disciples et qu'il nous laisse à nous­mêmes : creditur, il faut croire ! Et je vais une nouvelle fois me mettre le dos au mur. Dans le monastère, l'Abbé doit être une columna fidei. Il doit être, lui, la colonne de la foi : foi en son destin à lui, foi en la vocation de ses frères, foi en la mission de la communauté.

Et cette foi qui l'habite, cette foi qui le porte et qui le fait agir, elle doit passer dans chacun, l'animer, pour que les frères n'aient pas peur de se donner à Dieu, qu'ils n'aient pas peur de se laisser façonner par lui quel­ques soient les plaies que Dieu ouvre en eux, les plaies qu'il doit débrider pour en faire sortir l'infection.

Je me souviens encore, voyez, de ce pauvre Victor après l'opération qu'il a subie voici environ un mois maintenant. L'état dans lequel il était alors qu'il me suppliait de le reprendre pour qu'il ait le bonheur de mourir ici à l'Abbaye. Voyez ! Et puis je le vois il y a quelques jours, cela va !

 

Eh bien, voyez, il y a là une petite parabole en acte qui m'était adressée et que, voilà, que je partage avec vous. C'est que comme lui a du faire confiance en ses médecins qui le soignaient, nous, nous devons faire confiance en notre Dieu qui nous soigne pour nous rendre une santé qui est la sienne, une santé qui est divine et qui nous fait partager, qui nous fait boire à la coupe de sa propre vie et de son bonheur.

Voilà, mes frères, le petit cadeau que je vous donne ce matin. Dégustez-le toute la journée. Revenez-y. Et si parfois vous sentez le choc du doute s'abattre contre vous comme s'il voulait vous renverser, rappelez-vous ce petit Creditur, il faut croire. Rappelez-vous Thérèse d'Avila : Que rien ne te trouble, que rien ne t’épouvante, tout passe, Dieu ne change jamais. Il a son projet sur chacun d'entre nous et il ne sera heureux lui-même que lorsque il l'aura mené à bien.

 

 

Chapitre : Les vœux.                               01.02.82

          18. La triple promesse.

 

Mes frères,

 

Pourquoi Saint Benoît exige-t-il de ses disciples une triple promesse : stabilité, conversion des moeurs, obéis­sance ? Ou plutôt trois constituantes d'une seule promesse, car la donation du moine à Dieu s'effectue dans un seul en­gagement même si cet engagement se présente sous trois moda­lités qui se soutiennent et qui s'appellent. Pourquoi donc cette tri unité ? Pourquoi pas deux voeux, ou quatre, ou cinq, ou un ?

 

Avant de répondre à cette question, remarquons que ces groupements ternaires se présentent à diverses reprises dans la Règle de Saint Benoît. Je ne vais pas les passer tous en revue. J'en prendrai seulement trois qu'on rencontre dans le Chapitre 58 qui traite de la formation des candidats à la vie monastique.

Mais avant de les parcourir avec vous, je rappelle que pour Saint Benoît, déjà, la vie monastique se présente comme un trépied dont le sommet est une unité : l'Opus Dei, la Lec­tio Divina, le travail manuel. Ces trois pieds sont reliés au sommet et ils portent une sphère de cristal - donc très fragile - à l'intérieur de laquelle sont entreposés tous les trésors du savoir et de l'agir : doctrinae et virtutum, com­me il dit. 73,25.

C'est le savoir spirituel et le dynamisme mystique, donc tout ce qui constitue la vitalité du monachisme. Lorsqu'un homme renonce au monde et gagne un monastère, c'est pour en­trer en possession de ces trésors : connaître Dieu, devenir avec Lui un seul esprit et participer alors à la puissance créatrice de Dieu.

           

Vous voyez qu'à ce moment, lorsque c'est vécu convenablement, logiquement les aspirations les plus profondes, les plus essentielles et vitales de l'homme sont satisfaites : le besoin de se poser et le besoin de se perpétuer. Mais enfin, je ne vais pas commencer à parler de cela maintenant. Ce sera pour une autre occasion. Simplement rap­peler qu'à travers ces trois activités qui seront donc stabi­lité, conversion des moeurs et obéissance, se développe une vie monastique qui est simple, qui est unique, qui est pure.

Naturellement, si un déséquilibre se produit dans ce trépied, si un est négligé ou si un est hypertrophié par rapport aux autres, le sommet bascule et la sphère de cris­tal, elle tombe et elle se brise, et son contenu s'épar­pille. Il n'y a plus rien. Cela vaut au plan personnel, ça vaut surtout au plan de la communauté dans son ensemble. Le père Abbé Général avait fait remarquer, il se demandait, il posait la question : si l'aspect contemplatif de notre vie était suffisamment pris en estime aujourd'hui et mis en valeur ?

Si on privilégie une activité par rapport à une autre, au plan communautaire toujours, alors la communauté, elle s'en va dans une autre direction. Ce n'est plus la direction purement contemplative. Naturellement, au plan maintenant personnel, ça peut se présenter aussi: l'activisme ou …?... Mais il y a aussi des si­tuations où ce n'est pas réglé, je dirais, à la minute et où on dirait : il y a autant d'heures pour ceci, il y a autant d'heures pour ça.

 

Non ! Vous savez, c'est comme partout. Quand il faut gagner sa vie, qu'il faut vivre, il y a des coups de feu, il y a des maladies, il y a des accidents, il y a toutes sortes de circonstances qui font qu'il y a un certain déséquilibre qui peut s'introduire. Mais ce n'est pas quelque chose qui doit perdurer. L'es­sentiel, c'est que en général le trépied soit toujours bien stable, assis, et se maintenant disons à l'horizontale à son sommet pour ne pas qu'il arrive un accident.

 

Maintenant voyons ici une des triades de Saint Benoît. Il dira, par exemple, que le senior aptus ad lucrendas animas, 58,13, donc un ancien qui n'est pas nécessairement un homme âgé. La valeur spirituelle n'attend pas nécessairement le nombre des années. Un senior qui soit capable de faire fructifier les âmes, de faire produire un rendement spiri­tuel.

Il doit curiose, avec beaucoup de curiosité, beaucoup de soins, il doit veiller sur les nouveaux venus et voir si ils cherchent vraiment Dieu. C'est à dire, dit-il, s'il est sollicitus ad Opus Dei, ad oboedientiam, ad opprobria, 58,16. Cela signifie, sollicitus veut dire ceci : si le candi­dat est mûr, s'il est secoué, d'abord s'il est mû, s'il est mis en branle vers l'Opus Dei, l'obéissance et les opprobria. C'est comme s'il était possédé par une force qui le met en branle, qui le presse, qui le pousse dans cette direction de trois choses : Opus Dei, obéissance, opprobria.

Opprobria ? Ce n'est pas facile à traduire ! Comment l'a-t-on traduit ici ? Les humiliations...oui, mais ce n'est pas ça ! Les opprobria, c'est quelque chose de plus pé­nible encore. Ce sont les outrages, ce sont les reproches, ce sont les choses infamantes qu'on peut lui imputer. C'est ne pas être estimé à sa juste valeur. C'est ça l'opprobrium. L'auteur de l'Imitation a dit : C'est être ignoré et compté pour rien. Donc, il faut toujours pousser vers cela. Vers l'Opus Dei, on le comprend bien ! Vers l'obéissance aus­si, ça va de soi, on est dans un monastère ! Mais ces choses là, on serait étonné de les trouver dans un monastère.

 

Mais non, dit Saint Benoît, ça fait partie de la vie. Non seulement ça fait partie, mais il faut les rechercher. Et si on ne vous les donne pas, eh bien, il faut courir der­rière : aimer être sous-estimé, mésestimé, compté pour rien quelque soient les mérites et la valeur réelle qu'on possède. Mais ce n'est pas quelque chose de morbide. Ici, ce n'est pas du morbide, c'est un jeu de circonstances que Dieu dispose pour que le nouveau venu, le moine apprenti-moine commence à sortir de lui. On y sort déjà par l'obéissance. Mais l'obéissance jointe à ces opprobria, c'est quelque chose de beaucoup plus difficile. Naturellement, Saint Benoît va nous expliciter ça à un autre endroit lorsqu'il va nous décrire l'échelle de l'humi­lité.

 

Eh bien, voilà notre candidat qui est mis en branle, qui aspire constamment à ces trois choses. Qu'est-ce que ça représente ? Eh bien, ces trois choses, avec naturellement l'aspira­tion vers elles, c'est une respiration. C'est la respiration d'un véritable chercheur de Dieu. Une respiration qui assure une oxygénation de tout l'organisme. Si bien que la santé s'installe partout. Et on peut dire que si un novice présente ces disposi­tions, il ne se présentera aucun problème de croissance. Il évoluera normalement vers la pleine stature de l'homme spi­rituel en Christ.

Cela ne veut pas dira qu'il n'aura pas à souffrir. Il ne faut pas penser que lorsqu'il rencontre cette mésestime ou cette ignorance des autres à son endroit, cela ne le fe­ra pas souffrir ? Il en souffrira peut-être terriblement ? Mais il sait, à ce moment c'est son instinct qui le lui dit, qu'il y a une conformité avec le sort du Roi qu'il a promis de suivre, auquel il a l'intention de se lier. Ce Roi peut tout lui demander, même cette mort mystique dans ce type de souffrance.

Et voilà ! Il en est non seulement content, mais lorsqu'il à l'occasion de le prendre, eh bien, il le ­saisit. Il y a donc là une unité d'aspiration sous trois formes, encore une fois cette tri unité.

 

Un autre exemple encore chez Saint Benoît. Il dira : Voilà, il y en a un qui s'est amené. On lui a dit : ça va bien vous pouvez venir. Il sera, dit-il, dans la cellule des novices où les novices méditent, et mangent, et dor­ment. 58,11. Il y a, ici, méditent, et mangent, et dorment comme il y a stabilité, et conversion des moeurs, et obéissance. C'est bien, bien ponctué.  Voilà, vous avez ici, encore une fois, une triade.

Et cette triade représente la vie, mais la vie concrète. Vie concrète qui est d'ordre biologique : il faut manger et dormir ; et qui est d'ordre spirituel : il faut meditari, c'est à dire vaquer aux choses d'ordre spirituel. Saint Benoît, ici, qui est un psychologue comme pas un, il initie dès le début à la garde de la cellule, ce qui est un élément capital dans une vie monastique.

Il faut que le novice apprenne à ne pas courir, à ne pas s'épandre au dehors. Il dira - au niveau du monastère - ­qu'il n'y ait pas necessitas vagandi foras, 66,18. Il faut enlever, dit-il, aux frères le prétexte d'une nécessité à courir dehors. C'est pour ça, dit-il, que si possible tout doit se faire à l'intérieur du monastère. Tout ! Pas besoin de sortir. Mais déjà, il met le nouvel arrivant, il le met dans la cellule des novices. Et là, ils font tout, ils vivent là. Il apprend la stabilité, la stabilité in loco, dans un lieu, un endroit.

 

Et d'ailleurs, pour vous montrer que c'est bien son intention, plus tard Saint Benoît dira : On va lui dire toutes les choses dures et âpres par lesquelles on va a Dieu...et si il s'engage à la stabilité, promiserit de sta­bilitate sua perseverantiam. 58,19. Vous voyez, c'est cela ! Une stabilité qui est le fait de rester là. Et ça, il l'apprend dans sa cellule.

Ailleurs il dira encore : après, on va encore lui reli­re, et relire la Règle et, si adhuc stat 58,28, et s’il est encore debout. S'il est encore debout ? Donc, s'il n'est pas déraciné. Voyez un arbre qui serait déraciné et puis qui est couché. Il n'est plus debout. C'est fini ! Il n'est plus stable. Il est devenu branlant. Et à cette condition-là, on pourra l'admettre à s'enga­ger définitivement envers Dieu, donc à se lier à Dieu.

Vous voyez encore une fois, ici, que ce lieu, ce locus, cette cellule, c'est le signe d'une vie humaine assumée en Dieu. Et Saint benoît use encore ici d'un groupement ter­naire. Un endroit, dit-il, où ils vont vaquer aux exercices spirituels, et manger, et dormir...où ils vivent.

 

Encore un autre : au moment de la cérémonie à l'église, le nouveau profès va prononcer le verset : Reçois-moi Sei­gneur selon ta parole et je vivrai, et ne me confond pas dans mon attente. Alors toute la congregatio, toute l'assem­blée, toute la communauté va répéter ce verset trois fois en ajoutant : Gloire au Père. Ici, l'unité de la communauté, elle est signifiée par cet appel lancé à trois reprises vers Dieu, en communion avec le nouveau frère qui est intégré dans cette communauté. Mais pourquoi trois fois ?

Naturellement, ici on pourrait encore, on pourrait dis­cuter. Mais ça, nous le verrons à une autre occasion. Ce que j'ai voulu signaler maintenant, c'est que il y a encore chez Saint Benoît d'autres endroits, d'autres cas où il y a ce chiffre trois. En voici encore un ! En voici encore un, mais je ne m'y attarde pas parce qu'il est temps d'aller à l'église.

Voici donc un nouveau qui arrive. Si, dit-il, le postu­lant persévère à frapper à la porte et qu'il supporte pa­tiemment les difficultés qu'on fait à son entrée. Et que malgré cela il persiste dans sa demande, 58,8. Voyez, il frappe, on fait des difficultés, et malgré tout il persiste dans sa demande. Trois démarches ! Alors, à cette condition, on lui permet d'entrer. On lui ouvre la porte du monastère.

Voyez ! Toujours ce groupement de trois. Et nous ver­rons la fois prochaine qu'il y a là derrière un facteur d'ordre spirituel et mystique qui est extrêmement beau et qui est, je dois le dire, encourageant pour nous.

Mais je ne vous le dis pas maintenant parce qu'il est temps d'aller à l'église. Et puis il vaut mieux terminer sur un petit suspens.

 

Fête de la Présentation du Seigneur Jésus.      02.02.82

      1. Exhortation à la bénédiction des cierges :

 

Mes frères,

 

Nous nous retrouvons rarement en cette vénérable salle capitulaire.[3] Quand nous y sommes invités, c'est la plus part du temps afin d'y ouvrir une célébration liturgique exceptionnelle. C'est encore le cas aujourd'hui où nous fêtons la Pré­sentation du Seigneur Jésus à son Père dans le Temple de Jérusalem. Nous allons poser des gestes empreints de mystère. Nous les laisserons travailler sur notre sensibilité et notre esprit afin d'être transformés.

La liturgie, en effet, est sacralisation de la durée, apparition de l'éternité dans le temps. Les événements qui ont jalonné l'existence terrestre du Verbe Incarné sont ap­paritions des réalités qui seront nôtres demain. Et ces réalités, nous les possédons déjà en espérance grâce à notre contemplation aimante. Et nous leur laissons nous donner cette force surnaturelle qui nous permet, à travers les difficultés, de demeurer fidèle et de porter du fruit dans la persévérance.

Notre vie chrétienne et monastique est oblation et ascension en Eglise, c'est à dire dans une communauté appe­lée pour une mission qui a valeur prophétique et sacramen­telle pour l'humanité entière. Elle est offrande de tout nous-mêmes dans la confiance et l'amour. Et elle est croissance continue vers une apothé­ose de lumière dans le partage conscient de la vie Trini­taire.

 

Les cierges bénis que nous porterons, notre procession à travers l'obscurité de nos cloîtres jusqu'en notre église brillamment éclairée, notre Eucharistie autour de l'autel ­- cette Eucharistie qui nous rassemble en un seul corps - elle signifie et approfondit en nous notre incorporation au Christ pour un avenir de gloire auquel nous associerons tous les hommes.

Mes frères, ouvrons bien grand les yeux de notre coeur, de notre foi ! Laissons la lumière qu'est le Christ y péné­trer afin de nous donner la vision vraie, réaliste des cho­ses. Et ne l'oublions pas, nous sommes en toute vérité, ici, dans notre désert, les prémices du Royaume de Dieu.

      2. Homélie à la célébration :

 

Mes frères,

 

La vie du Christ notre Dieu, de cet homme que les pre­miers cisterciens prenaient plaisir à appeler le seul vrai Roi et Seigneur et Maître, celui dont nous sommes les heu­reux bien qu'inutiles serviteurs, la vie de notre Christ n'a pas été une vie double. D'un bout à l'autre elle a été tellement vraie et sim­ple qu'il nous est impossible d'y déceler la moindre disso­nance, le moindre dérèglement.

Déjà à ses interlocuteurs, il demandait : Qui parmi vous me convaincra de péché ? Vous est-il possible de vous rappeler une situation dans laquelle je me serais trouvé en dehors de la vérité ?

Cette vie était si pure, si transparente, qu'elle était comme invisible. Le Christ passait inaperçu. Il fallait les yeux illuminés d'un Siméon ou d'une Anne pour voir dans cette vie la merveille préparée par Dieu dès avant la créa­tion du monde.

 

En présence du Christ notre sentiment, à nous qui som­mes des pécheurs, épouse un mouvement de balancier. Tantôt nous voyons en lui le Dieu, tantôt nous voyons en lui l'homme. Et à la longue, nous ouvrons dans sa personne une fissure dans laquelle fini par se glisser la méfiance et le doute comme si le Christ avait une double face.

­            Et ce mouvement pendulaire s'endort dans le repos lors­que notre coeur unifié dans l'amour parvient à embrasser d'un seul regard et le Dieu dans l'homme, et l'homme dans le Dieu. Mais ne serait-ce pas là un sommet ?

Ne le saurons-nous pas lorsque notre heure viendra où nous pourrons à notre tour nous exclamer : Seigneur notre Maître, maintenant tu peux laisser ton serviteur s'en aller dans la paix. car mes yeux ont vu.

 

La vie contemplative, mes frères, est recherche et attente de cette heure. Et lorsqu'elle s'approche, l'Incar­nation de Dieu n'est pas un énoncé dogmatique auquel s'accroche une foi titubante. Elle est la réalité première et dernière, l'étoffe de l'histoire et de la vie.

La fête que nous célébrons aujourd'hui, l'événement que nous commémorons n'appartient pas seulement au passé. Il est actuel pour tous les âges du monde et sa richesse est infinie. Il nous présente dans un geste d'éternité ce Christ, le Dieu Incarné, l'Alpha et l'Omega, la figure unique et universelle de laquelle tout sort, et vers la­quelle tend tout ce qui existe.

Dans les paroles de Siméon qui retentissent comme un tonnerre, qui emplissent l'univers et l'ébranlent jusque dans ses fondements, ne pouvons-nous percevoir déjà la lente irrésistible dérive du cosmos vers sa transfigura­tion dans la lumière. Je reviendrai sur ce point au Chapitre de ce soir. Mais laissez-moi conclure, maintenant, en rappelant que l'Eucharistie avec l'oblation des dons sacrés actualise le plérôme, accélère notre marche vers lui.

 

Mes frères, nous sommes dans le mystère. Demandons au Seigneur, comme je le disais tantôt en ouvrant la liturgie, demandons-lui d'ouvrir nos yeux, de les éclairer de sa lumière pour que nous puissions contempler ce mystère, y pui­ser l'énergie de notre vie et y demeurer pour une crois­sance vers l'avenir qui nous attend, l'avenir qui nous est promis et qui est une participation plénière, consciente à sa vie qui est paix, qui est amour, pour l'éternité.

                                                                                              Amen.

      3. Chapitre : Dieu est Amour.

 

Mes frères,

 

Ce matin je vous avais promis au cours de l'homélie que je reviendrais sur le fait qu'il nous est possible dans notre vie contemplative de remarquer la dérive du cosmos vers sa transfiguration dans la lumière. Je vous dois quelques explications. Je vais vous les donner maintenant. Je m'excuse d'abord d'user d'un anthro­pomorphisme un peu osé à propos de notre Dieu. Mais enfin, il est très expressif et vous comprendrez de suite ce qu'il veut dire sans entrer dans des explications superfétatoires.

 

Dieu est l'homme d'une idée. Dieu a une idée, une seule. Et de cette idée, il ne démord pas. Il la poursuit à travers tout, envers et contre tout, avec ténacité, obstination, persévérance. C'est une des raisons pour lesquelles on dit que Dieu est fidèle, qu'il est vrai, qu'on peut s'appuyer sur lui comme sur le rocher par excellence, qu'il ne change pas. Pourquoi ?

Mais parce qu'il poursuit son idée. Et cette idée est unique. Et cette unité dans le projet divin devrait être pour nous une source perpétuelle de sécurité, de confiance, de dynamisme. L'âme de cette idée, on peut la ramener à une formule qui en définit l'origine, la croissance, le sommet, donc la nature.

Et l'âme de cette idée, la voici : c'est que Dieu est amour. L'amour est l'explication de tout. Nous allons vers le triomphe de l'amour. Tout procède de l'amour et tout y retourne. Et cette idée divine, ce n'est pas une lubie d'un dieu, d'un démiurge quelconque ? Non, elle a pris naissance dans l'amour. Et lorsqu'elle sera réalisée, concrétisée dans sa perfection, elle nous dévoilera ce qu'est l'amour. Ce sera le triomphe de l'amour.

 

Pour présenter cette idée, Saint Paul use d'une expres­sion qui est un petit tableau animé. C'est dans le premier chapitre de l'Epître aux Ephésiens. J'ai encore consulté une traduction française. C'est très difficile à traduire. Je vais le faire à ma façon. Il dit ceci : Dieu nous a fait connaître le mystère de sa volonté. C'est ça !

Cette idée de Dieu qui est son vouloir unique - le mot est au singulier - c'est un mystère. Et ça se comprend puisqu'elle vient de Dieu et qu'elle retourne à Dieu, cette idée. Il nous l'a fait connaître selon ce qu'il lui a paru bon, selon son bon plaisir, selon sa bienveillance. Enfin, je passe une phrase, et cette idée, la voici:

Ce serait récapituler l'universalité des choses dans le Christ, celles qui sont.... Comment traduire ça ? Celles qui sont au dessus des cieux, par dessus les cieux et celles qui sont à la surface de la terre. Donc c'est l'universalité du créé, ce doit être récapitulé dans le Christ. Voilà son idée !

 

Maintenant, le mot récapituler ? L'original grec n'a pas de correspondant dans la langue française. C'est une image qui dessine un mouvement ascensionnel vers une tête. Voyez une tête ! Il y a un mouvement ascensionnel, mais alors de tout le créé, vers cette tête qu'est le Christ. Il y a donc une convergence de tout ce qui existe vers un plus, vers un mieux, vers une perfection qui est un ras­semblement dans une plénitude à l'intérieur de cette tête qu'est la personne du Christ.

Et cette plénitude n'est autre que l'unité de tout ce qui est dans le partage équitable et universel de la vie Trinitaire. Car le Christ, c'est la Personne du Verbe incarné. Et lorsque l'univers est rassemblé, est ramené, est récapi­tulé en lui, l'univers se trouve à l'intérieur de la Trinité et partage la vie Trinitaire. Donc, voilà l'idée fixe de Dieu !

Maintenant, allons encore un peu plus loin ! Je vais détailler cette idée. L'univers dans sa totalité est taillé dans une seule et même étoffe qu'on appellera au­jourd'hui l'énergie. Et les savants de tout bord tentent de scruter cette énergie, d'en percer les secrets. Et plus ils avancent, plus ils s'ouvrent de nouveaux champs d'explora­tion. Voyez ! Cette énergie, ça, c'est l'étoffe de l' univers !

 

Mais cet univers a une conscience. Et cette conscience, c'est l'humanité, c'est l'homme qui est comme la fleur tour­née vers le soleil divin qui donne vie. Non seulement une vie naturelle, mais aussi une vie qui dépasse la nature, car c'est la vie divine. Donc, cette fleur, elle boit le soleil, l'énergie di­vine et, elle la disperse, la diffuse à travers le cosmos.

Dans l'humanité, Dieu met à part une race, un peuple qui lui est consacré. Ce peuple lui appartient. C'est, vous le savez, Israël. Et la fonction de ce peuple, c'est d'être le prêtre du cosmos. Il est le dépositaire des vouloirs divins et il est l'agent de la volonté divine. A l'intérieur d'Israël, maintenant - voyez, ça se ré­trécit - à l'intérieur d'Israël, Dieu choisit pour son comp­te les premiers nés qui sont sa propriété personnelle. Et ces premiers nés sont symbolisés par ce qu'on appelle les Lévites.

Et maintenant, parmi les premiers nés, il en choisit encore un. Un qui ici est le premier né d'une femme et son premier né à lui. C'est Jésus de Nazareth qui, étant à la fois premier né de Dieu et premier né d'une femme - donc premier né des hommes aussi - est Christ, c'est-à-dire oint de la nature divine, des prérogatives divines et in­troduit en tant qu'homme cette fois à l'intérieur de la Trinité.

 

Vous avez donc ici - je reprends le mouvement dans l'autre sens - dans la personne du Christ Jésus vivant dans la Trinité est condensé, ramassé, récapitulé tous les pre­miers nés, tout Israël - il est le nouvel Israël - toute l'humanité - il est le nouvel Adam - et tout le cosmos car sa chair est composée des éléments du monde. Ainsi, voilà donc ce que dit l'Apôtre Paul : récapi­tuler toute chose dans le Christ ! Voilà l'idée fixe de Dieu !

Maintenant, lorsque le Christ Jésus est présenté à Dieu dans le temple par sa mère et que ce geste d'offrande est orchestré par un geste analogue de Siméon, et par les paroles de Siméon, à ce moment-là est signifié pour l'éter­nité ce passage permanent de l'univers, de sa nature créée et transitoire, anthropique, à un avenir qui est d'ordre divin. Et nous avons, ce que j'ai appelé ce matin, cette déri­ve lente mais puissante, et irrésistible, et constante de cet univers vers son destin qui est d'être récapitulé en Christ et transfiguré dans la lumière de la divinité.

Car je l'ai encore dit ce matin, j'y reviens, tous les gestes posés par le Christ ne sont pas seulement des événe­ments qui relèvent du passé, mais ils sont d'une actualité éternelle, c'est à dire qu'ils sont présents aujourd'hui. Donc, plus concrètement, le Christ est encore aujourd'hui présenté à Dieu. Il l'est une fois pour toutes. L'Epî­tre aux Ephésiens y revient souvent. ephapax, une fois pour toutes...ça veut dire qu'il est toujours en état d'être présenté à Dieu. Il est en mouvement constant de présenta­tion, d'offrande à Dieu. Et c'est cela, vous voyez, cette dérive de tout l'uni­vers qui est rassemblé, récapitulé dans ce Christ !

 

Maintenant pour terminer, voyons notre rôle là-dedans. Voyez que nous pouvons le contempler...cela, nous le con­templerons lorsque nous le vivons. Car on peut dire que chaque fois que l'homme s'offre à Dieu dans la vie monastique, et puis que cet homme, après, s'étant lié à Dieu, obéit à Dieu, pose un acte d'obéissance, mais chaque fois, à ce moment, la dérive de l'univers vers Dieu, elle prend à nouveau corps. Elle est présente. Elle s'actualise. L'univers est en marche à travers cet homme. Et la présentation de Jésus au temple se concrétise. Elle est présente dans l'acte de cet homme.

Voilà un des aspects de notre obéissance auquel on ne pense pas souvent. Mais ce n'est pas un des moins beaux. Nous devons aller jusque là et ne pas réduire l'obéissance à : c'est parce qu'il faut bien. Ou bien : on me le deman­de, c'est ça, eh bien je le fais. Surtout que vous savez comment on peut parfois obéir ? On peut obéir avec beaucoup de générosité, Saint Benoît détaille tout ça...ou bien en se faisant tirer l'oreil­le.

Oui, mais lorsqu'on voit l'obéissance comme étant la reviviscence dans un homme de cet acte par lequel le Christ récapitulant l'univers entier avance, se donne à son Dieu et fait entrer l'univers dans la Trinité, alors notre obéis­sance, elle a tout de même une autre tonalité. Or, c'est celle-là qui est la véritable motivation de l'obéissance !

 

Voilà, mes frères, je vous laisse là-dessus. Nous al­lons aller à l'église et nous remercierons Dieu pour les grâces et les lumières qu'il nous a donnés aujourd'hui en cette belle fête.

 

Récollection du mois de février.                   06.02.82

      Construire notre foi.

 

Mes frères,

 

Le splendide portrait du moine dessiné sous nos yeux par Romanos le Mélode me remet en mémoire l'objectif que nous nous étions fixés le premier Janvier pour l'année 1982 : Ouvrir nos cœurs bien large à la confiance, une confiance omnidirectionnelle : confiance à Dieu, confiance à nos frères, confiance aussi en nous-mêmes. Au fond, qu'il y a-t-il de plus naturel, lorsqu'on sait que Dieu est amour, que nous-mêmes, nos frères, tout, reposent entre les mains de l'amour.

Mais nous n'avons pas voulu en rester là. Nous avons dé­siré pousser les choses plus loin et être les uns pour les autres révélation de cette confiance : faire rayonner cette confiance qui nous habite en devenant sourire de Dieu. Et nous avons déjà pris comme exemple deux saints qui, chacun à leur manière, furent de ces sourires de Dieu pour les hommes : Saint François d'Assise et Sainte Thérèse d'Avila.

Nous sommes déjà à un gros mois du premier janvier. Notre récollection mensuelle ne serait-elle pas l'occasion de voir si nous sommes toujours dans la bonne direction ? Ce serait tout de même ridicule si ayant pris un bon départ nous nous retrouvions dans le fossé.

 

Mes frères, la confiance parfaite est le propre d'un coeur unifié que plus rien ne trouble. Il est donc extrême­ment important que nous surveillions attentivement les allées de notre coeur. Voir si elles ne sont pas encombrées par les rayonnages sur lesquels nous entasserions les produits de notre égoïsme ? Ou si elles ne seraient pas souillées par les détritus accumulés par nos déceptions et nos frustrations ? Le moine est un homme éveillé, vigilant. C'est ce que si­gnifie son nom de neptique. Mais pour demeurer éveillé, il faut s'appuyer de toutes ses forces sur le roc de la foi. Or, cette foi ne nous est pas donnée toute faite. Elle nous est livrée in ovo, dans l'oeuf. Et il nous appartient de la faire croître, de la construire. Mais comment nous y prendre pour construire notre foi ? C'est tout simple, il suffit de la pratiquer.

 

Ecoutez ce que je vais dire maintenant ! En Dieu, la vérité est complète, infinie, éternelle. Dans l'homme, elle est fragmentaire et comme brisée. Il nous appartient d'en assembler les fragments de manière à ce que, non seulement nous-mêmes, mais Dieu en nous reconnaisse que ces promesses sont devenues vraies. C'est là l'oeuvre de l'obéissance !

Dès qu'un homme est obéissant, dès qu'il se livre à Dieu, Dieu lui ôte toute mesure. Dès qu'il vit de la volonté et de la grâce de Dieu, toutes mesures et considérations hu­maines sont abolies. La raison est assumée par l'amour. Mais cet amour obéissant doit être assez fort pour se rendre maître réellement de la raison. Cette raison qui aupa­ravant n'était que humaine doit s'effacer pour faire place à une raison nouvelle qui est attribut et fonction de l'amour.

C'est cela, mes frères, la véritable foi ! C'est une façon divine de voir les hommes, les événements, puis de les assumer et de les vivre. Les voir, à la façon de Dieu qui est amour. Il n'existe pas de foi véritable, de foi vivante et vivifiante en dehors de l'amour.

 

Dans le courant du mois de février, nous nous préparerons au carême qui devra être pour nous, cette année, l'occasion d'une purification du coeur par l'exercice d'une foi plus vivante en l'amour qui nous a appelés et réunis. Ce sera une lutte qui n'ira pas sans souffrances. Mais nous aurons toujours en mémoire et nous nous répéterons sans cesse cette parole admirable de l'Apôtre Paul : Je connais Celui en qui j'ai mis ma confiance. Et ainsi, mes frères, nous avancerons toujours dans la bonne direction.

 

Homélie : 5° dimanche ordinaire – B.             07.02.82

      Le souci des autres.

 

Job, mes frères, le connaissons-nous ? L'avons-nous déjà rencontré ? Avons-nous vu sa photo quelque part ? Les nuits de cauchemar, une vie dépourvue de tout espoir, n'est­-ce pas le sort d'une bonne partie de l'humanité aujourd'hui ? Et je ne pense pas seulement au lamentable cortège des po­pulations privées du minimum vital. Je pense aussi à ces misè­res sans nom que nous côtoyons peut-être chaque jour.

Elles se trahissent dans le regard. Elle se signale par la démarche. Mais avons-nous des yeux ? Notre coeur a-t-il des yeux pour voir, pour remarquer ? Ou bien se dissimule-t-il pru­demment derrière la graisse de son bien-être ?

Mes frères, le souci des autres devrait nous dévorer, être notre tourment constant, ne nous laisser aucun repos. Il n'est pas possible de goûter un vrai bonheur sans être jeter hors de soi pour le partager avec les autres. Attention à cette illusoire béatitude qui nous enfermerait en nous-mêmes! Le réveil pourrait être terrible !

 

Comme Pierre, nous devons nous faire tout à tous, aller aux autres, surtout aux plus démunis. Etre les serviteurs des plus humbles, des plus faibles. Ne plus vivre pour nous-mêmes mais vivre pour les autres. Ce décentrement est paradoxalement la source d'une paix qui dépasse tout sentiment et l'origine d'un salut contagieux comme une épidémie.

L'annonce de la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu, la Bonne Nouvelle de la résurrection du Christ, la Bonne Nouvelle d'un amour qui serait le partage de tous les hommes, n'est-ce pas la nécessité de l'heure ? Si on se méfie des paroles, on ne résiste pas aux gestes d'amour. Et cette Bonne Nouvelle, elle doit se révéler dans une vie donnée.

Les gestes d'amour sont habités par l'Esprit de Dieu. Et à l'Esprit de Dieu il n'est pas possible de présenter, d'oppo­ser une résistance qui dure longtemps ; cet Esprit qui repo­sait sur la Personne du Christ, qui lui donnait d'opérer des miracles et qui lui a insufflé la force d'aimer jusqu'au bout, jusqu'à en mourir.

 

Mes frères, des hommes meurent physiquement, psychique­ment, spirituellement faute de n'être pas aimés et pis encore, de ne pas aimer. Le non-amour, c'est la mort et l'enfer. Le Christ n'est pas indifférent à la souffrance, au spec­tacle de la souffrance, pas plus aujourd'hui qu'il ne l'était au jour de son existence terrestre. Mais voilà, aujourd'hui, il désire que ses sentiments de compassion se révèlent, se manifestent à travers notre coeur.

Si nous répondons à son attente, alors nous signons la vérité du nom que nous portons, le beau nom de chrétien. Et nous élargissons les frontières du Royaume de Dieu, de ce Royaume de justice et d'amour. Ce message, mes frères, le Christ nous le transmet aujourd'hui. Il le fait avec la confiance qui l'habite. Il connaît notre faiblesse. Il a pris la mesure de notre lâcheté. Mais malgré tout, il nous confie cette mission.

Immergé dans l'Eucharistie et possédant en nous-mêmes sa vie à lui, nous aurons le courage de répondre par un acquies­cement généreux.

 

                                                                                                         Amen.

 

Chapitre : Réflexions sur l’obéissance.[4]          08.02.82

      1. L’obéissance, reconstruction de la vérité.

 

Mes frères,

 

Samedi soir, en ouvrant la récollection, lorsque je vous ai parlé, j'étais encore sous le coup des émotions de la jour­née. J'avais rencontré le frère Martin heureusement rescapé et je portais toujours en mon coeur la dramatique de notre frère Jacques. Et je me suis dit alors que je pouvais vous signaler une nouvelle fois que nous devions sans cesse surveiller et net­toyer les allées de notre coeur en nous fondant, en nous appuy­ant, et nous enracinant sur le roc solide d'une foi vivante toujours à construire par une pratique persévérante.

Or, la pratique de la foi, c'est faire la vérité. Alors, je vous ai rappelé que chez Dieu la vérité est com­plète, infinie, éternelle. Tandis que en nous, elle est frag­mentaire et brisée. En soi, la vérité est une. Son incomplétude ne vient pas de notre nature finie et limitée, mais de la déchirure, de la brisure introduite en nous par le péché. Car le péché est un parti pris contre la vérité. Il nous place hors de la vérité. C'est à dire que le péché est bien plus qu'une erreur. Il est toujours un mensonge. Le vrai péché s'entend, pas la peccadille, la petite faute que nous commet­tons presque par surprise, par faiblesse, mais le vrai péché. C'est pour cela que l'on dira qu'il est mortel, parce que il nous met hors de la vérité, donc hors de la vie.

 

Maintenant, la vie monastique, elle sera entre autre une reconstruction patiente, persévérante de la vérité en nous et dans un groupement idéal qui est une communauté, ce que Saint Benoît appelle un Corps. Et cette reconstruction de la vérité, elle s'opère lorsque je m'accroche, lorsque j'adhère à la vérité suressentielle qui est Dieu. Faisant un avec cette vérité, je coïncide avec le pro­jet de Dieu sur le monde et sur moi. Et la vision de l'existant et du réel qui est celle de Dieu, elle devient mienne.

A ce moment, je suis de nouveau un homme vrai, car il cor­respond à ce que Dieu désire de moi. Etant vrai, cette vérité rayonne de mon être. Elle atteint d'autres personnes. Et comme une contagion, elle les invite à travailler aussi à la recons­truction de cette vérité en eux. Et ainsi une unité se crée. Et un corps vit, un corps re­couvre une santé qui lui permet de réaliser des oeuvres de vé­rité, comme dira le Christ.

Cette reconstruction est donc le travail de l'obéissance. C'est toujours ce grand mot qui est si beau, du moins comme moi je l'entends : écoute de cette Parole, de ces conseils, de ces ordres aussi que Dieu m'adresse, auxquels je réponds de tout mon être, et avec lesquels je ne fais qu'un, et qui en ce moment crée en moi un être nouveau qui est vrai, qui est beau, qui est un. La vérité se reconstruit dans l'amour et par l'amour à con­dition que mon obéissance soit toujours - je le rappelle - ­attentive, qu'elle soit éclairée, qu'elle soit confiante, qu'elle soit diligente.

 

Saint Paul reprend tout cela dans une expression latine que j'ai retenu depuis toujours. On l'entendait auparavant sou­vent citer lorsque la liturgie était en latin : Veritatem facientes in caritate, faire la vérité dans l’amour. Lorsque j'entends encore maintenant ces lectures des Epîtres de Saint Paul - on en lit à l'Office de Nuit, on en lit aux Vêpres - je suis étonné de constater la vigueur, je dirais l'étendue et l'universalité prophétique de l'esprit phénoménal qu'était Saint Paul. Il savait déjà tout !

Et nous pouvons tout apprendre de lui. Il avait fait toute l'expérience chrétienne. Elle était achevée en lui. C'est étonnant ! Il est là une source, un océan qui ne cesse de déverser ses trésors. Et nous, lorsque nous faisons une expérience, nous pouvons nous dire : lui l'a déjà faite avant. D'où l'importance de cet­te Lectio Divina éclairée par l'Esprit qui nous permet dans les Ecrits de Saint Paul de découvrir ce que nous devons vivre et expérimenter aujourd'hui.

C'est très encourageant, car nous savons à l'avance ce que nous recevrons demain. Et lorsque Dieu nous le donne, puisque nous en avons été averti, nous ne le laissons pas passer, nous ne le laissons pas se perdre.

 

Il existe donc un devoir de reconstruction de la vérité qui s'impose aux personnes, mais qui s'impose aussi à la com­munauté comme telle prise dans son ensemble. Et le premier res­ponsable de cette reconstruction de cette vérité communautaire, c'est l'Abbé. Il ne doit jamais l'oublier.

L'Abbé, il est dans la communauté centre d'unité. Il est convergence vers la vérité lorsque la vérité est en train de redevenir UNE en lui. Il n'est pas requis qu'il soit arrivé au sommet de l'unité parfaite ? Non, mais il faut que cette unité se reconstruise en lui. A ce moment, il devient centre d'unité et convergence de tous en communauté, à partir de lui, vers cette vérité qui unifie.

Le supériorat n'est donc pas une promotion. C'est plutôt une exigence implacable et un devoir terrible. Car il appartient à l'Abbé d'être en miniature ce que le corpus monasterii, le Corps du monastère doit être en grand. C'est à dire une vérité reconstruite sur la foi, dans l'amour. Tel est communautairement un des premiers devoirs de l'Abbé, donc du Supérieur.

 

Je ne dis pas cela pour faire la leçon au Frère Jacques. Mais ce sont des réflexions qui me sont reve­nues à cette occasion-là. Et je vous les livres à tous ainsi qu'à lui aussi, mais pour vous demander d'avoir toujours, je dirais du respect pour cette mission de Supérieur, et de porter le Supérieur, l'Abbé, dans votre coeur et votre prière.

Le moindre acte d'obéissance que vous faites, le moindre geste d'unité que vous posez, ça l'aide lui-même à reconstruire plus vigoureusement l'unité en lui. Et à partir de là, cette unité et cette vérité peuvent se diffuser dans tous les membres.

 

Chapitre : Réflexions sur l’obéissance.           09.02.82

      2. Nous sommes limités.

 

Mes frères,

 

Ce que je vais vous dire aujourd'hui servira de transition entre notre entretien de hier et celui que nous aurons encore à la première occasion. Le Livre de la Sagesse nous apprend que Dieu a tout créé avec poids et mesure. Notre univers n'est pas chaotique. Il est organisé, il est ordonné selon des dimensions et des rythmes qui lui ont été fixés par son créateur. Cela nous donne une grande sécurité, car cela nous permet de prévoir, de réfléchir, d'inventer.

On peut dire que l'homme, c'est l'univers ayant pris conscience de ces rythmes et les utilisant. Nous n'y pensons pas assez, à cette richesse qui nous est donnée. Nous en vivons inconsciemment, automatiquement. Il est vrai que si nous devions y penser de trop, ça pourrait aussi devenir un mal, comme je vais le dire dans un instant. Mais enfin, puisque nous sommes ici, arrêtons-nous un ins­tant.

Il y a notre rythme cardiaque, notre rythme respiratoire. Vous savez que les anciens, et les orientaux aujourd'hui, rythment leurs prières sur les battements de leur coeur et sur leur respiration. Ce n'est pas difficile. C'est même reposant et ça entre­tient la prière car ça écarte les distractions, ça les empêche d'entrer et ça ne demande aucune tension nerveuse. Au contraire, c'est relaxant.

 

C'est une technique que l'on trouve aussi chez les extrême­-orientaux dans le yoga et le zen. Je ne fais pas de la réclame, naturellement, pour ces techniques. Mais c'est pour dire que c'est quelque chose d'universel de rythmer sa méditation ou sa prière sur les mouvements qui nous animent et qui nous sont na­turels.

Il y a aussi le cycle des veilles et du sommeil. Pour en comprendre l'importance il suffit d'avoir été pendant un cer­tain temps privé de sommeil. A l'extérieur de nous il y a la course du soleil, les pha­ses de la lune qui déterminent le comput des jours, des semai­nes, des mois, des années, des saisons. Nous connaissons des mesures de longueur qui nous sont aussi spontanées : il y a les doigts. Dans les campagnes Arden­naises, auparavant - moi, j'ai connu ça - tout se mesurait en­core, non pas en mètres, mais à l'enjambée, au bras, à l'inter­valle de deux doigts, à la main, même au pied. C'est tellement naturel !

Pour indiquer la distance d'un village à l'autre, on utili­sait - en mesure de dimension - on utilisait le temps. Voilà, ça fait autant d'heures...ou ça fait une demi heure pour dire c'est à telle distance. Aujourd'hui, on utilise aussi le temps pour mesurer l'es­pace, mais alors dans des dimensions inconcevables, en année-­lumière. La lumière met autant d'année pour venir de cette étoile. Donc, les savants savent très bien qu'elle est à telle distance. Il est impossible de chiffrer cela en kilomètres. Voyez, tout est mesuré aujourd'hui !

 

Il y a aussi les mesures de capacité qui sont naturelles ou conventionnelles. Une des plus naturelles que j'ai vu uti­liser aussi, c'était  celle  des  deux mains comme ça  V  mesure de capacité pour les denrées, pour l'orge, pour le seigle, pour l’épeautre.

Voilà, nous sommes dans un tel univers. Et si nous y regar­dons bien, nous sommes entièrement conditionnés par ces mesures, mais entièrement : nos mouvements, la durée - le temps donc -, l'espace, nos rythmes et nos cycles biologiques. Et si nous y réfléchissons trop, si nous y prenons trop attention, si nous sommes trop philosophes, cela peut susciter en nous comme un sentiment d'oppression et d'angoisse parce que nous ne nous sentons pas libres.

 Nous sommes conditionnés. Et tout cela nous est imposé par l'extérieur. Nous ne faisons pas ce que nous voulons. Cela se remarque chez les petits enfants qui doivent aller dormir. Voilà, c'est décidé, c'est à 8 h. Et bien tant pis ! Du moins, dans le temps c'était comme ça. Maintenant, naturel­lement, c'est peut-être eux qui commandent ? Mais jadis, il n'y avait rien à faire, l'heure était là.

 

Pourtant, on aurait bien voulu que ça dure...C'est si agréable à la soirée d'être là et  d’entendre raconter des histoires. Mais non ! Il fallait laisser la société et on vous mettait coucher sans pitié. On n'était pas libre. C'était ce rythme des veilles et du sommeil, et d'autres, et d'autres, et d'autres. Et quand nous sommes devenus grands, quand nous sommes adultes, ça continue.

Alors, ça peut nous gêner, ça nous révèle nos limites. Nous sommes limités de tous côtés. Nous sommes mesurés. Et ça éveille en nous des aspirations vers une libération de toutes les limites et de toutes les finitudes. Et ça se ré­vèle souvent, cela, dans le rêve, dans le rêve la nuit. On peut faire à ce moment-là des choses qui nous sont tout à fait impos­sible à l'état de veille. Ce rêve sera apparent chez les petits enfants aussi, dans le jeu. Ils sont tout. Il n'y a plus d'obstacles, il n'y a plus de limites. On peut...Voilà, on peut enfin vivre.

Et ça donne naissance aussi à toutes les ivresses : les ivresses de l'art et de la poésie, mais aussi les ivresses mal­saines de la drogue. Pas seulement des drogues dont on parle aujourd'hui, mais des drogues plus ordinaires comme l'alcool. Tout cela donne l'impression, mais c'est artificiel toujours, ­de pouvoir être enfin soi, être sorti de ses limites. Pour l'art et la poésie, c'est plus relevé naturellement, mais c'est la même chose, c'est toujours la même chose, c'est ce besoin.

 

Et c'est un pressentiment d'un destin qui nous dépasse et qui est pourtant le nôtre. Car nous sommes créés à l'image de Dieu. Nous sommes l'ombre de Dieu. Dans le texte original, c'est si beau de voir l'image de Dieu qui crée l'homme comme son ombre, l'ombre de Dieu projetée sur l'univers, c'est l'homme. Nous le sentons que c'est bien ainsi et nous voudrions dépasser tout pour être enfin ce que Dieu a voulu faire de nous lorsqu'il nous a créé. Il y a donc ce pressentiment d'un dessein, d'un destin qui nous dépasse et nous avons bien besoin d'une apocalypse pour le découvrir. Donc ce dévoilement qui à ce moment nous apporte la lumière, nous apporte une certitude, déclenche en nous l'enthousiasme et nous fait tendre vers ce destin qui est au-delà de nous.

Alors, s'amorce en nous un autre mouvement, celui de l'epekthase, qui est la tension vers un au-delà qui n'est pas un au-delà parce que ça nous est promis. Et ça nous est déjà donné car c'est apparu dans la personne d'un homme, du Christ ­Jésus, dans laquelle s'opère la jonction du divin et de l'humain. le frère Joseph a commencé à nous expliquer que ce Christ Jésus était la figure unique et universelle. Il n'est pas une unité dans les milliards et les milliards d'êtres humains. Non Il est unique en son genre et il est universel, car il résume notre destin et ce destin personnel de chacun se réalise en lui.

            Voilà, mes frères, je vais en rester là pour aujourd'hui. Mais non, j'ai encore le temps de le dire en vitesse, cela ne prendra qu'une minute et nous avons encore trois minutes devant nous.

 

Voilà notre univers à nous ! Maintenant, comment dire le reste ? Faut-il dire à côté ? Faut-il dire au-dessus ? Faut-il dire au-delà ? Car il y a l'univers de Dieu, l'univers de Dieu qui coïn­cide avec l'être de Dieu. Dieu est à lui-même son propre univers. Et cet univers existe. Il n'est pas le nôtre. Il est différent ontologiquement et essentiellement. Nous ne pouvons absolument pas le concevoir ni l'imaginer. C'est absolument impossible. Il est AUTRE...

Alors, pourtant nous y avons accès, à cet univers. Nous y avons accès. Nous y avons accès en la personne du Christ, donc par grâce, par cadeau. C’est cette participation à la vie divine qui nous est donnée par le baptême, qui est donnée d'ailleurs à tous les hommes.

 

Voilà mes frères, nous allons la fois prochaine examiner un des effets, nous dirons, de la conjonction en nous de notre univers et de l'univers de Dieu. Mais un effet seulement à propos d'une question qui nous intéresse dans les circonstances actuelles à laquelle j'ai fait allusion hier, et qui est l'obé­issance.

Nous allons un peu voir encore un des aspects de l'obéis­sance dont on parle très rarement pour ne pas dire jamais, mais qui est très intéressant et qui nous aidera à mieux assumer notre situation d'aujourd'hui et celle de demain.

 

Chapitre : Conclusions de deux conférences.[5]

 

Mes frères,

 

Hier nous avons eu une splendide conférence. Et avant hier une non moins intéressante causerie de notre frère Julien qui a rappelé des souvenirs de sa jeunesse : comment les frères con­vers - les autres aussi...mais enfin, il n'a parlé surtout que des frères convers - pratiquaient la vie monastique voici 30 à 40 ans.

Eh bien, je suis peut-être un drôle de bonhomme. Mais lors­que j'entendais hier parler le Père Lanne, j'ai établi un lien avec la causerie du frère Julien. Vous allez peut-être vous demander : mais lequel ? Je vais essayer de vous l'expliquer...

Les conditions de vie dans les monastères de notre Ordre, et dans le nôtre donc, avant la guerre, immédiatement après la guerre et encore assez loin dans les années 50, sont tout à fait inimaginable pour les jeunes d'aujourd'hui. Il faut bien se le dire. J'espère qu'ils n'auront pas été trop effrayés par les des­criptions tellement colorées que nous a présenté le frère Julien. Je vous assure qu'il en était bien ainsi et il n'a encore dessi­né que quelques traits. Un jour ou l'autre, peut-être, il aura encore l'occasion de préciser certaines choses.

 

Il a fallu donc passer de ce stade à celui que nous connais­sons maintenant. Cela s'est fait sous la sage et prudente direc­tion de Dom Félicien. Une transition très bien conduite : il n'y a pas eu de difficultés, il n'y a pas eu de troubles. Cela s'est opéré dans la paix. Et je pense que aujourd'hui tout le monde peut être largement heureux de ce trajet.

Mais je voudrais dire que Dom Félicien a tout de même posé à cette époque l'un ou l'autre geste prophétique sans en avoir conscience. Mais comme il était alors le représentant du Christ, il a dit des choses, il a posé des actes dont il ne mesurait pas exactement la portée, toute la portée...

Je vais vous en citer un qui me concerne personnellement. C'est pour ça que j'ai bien le droit d'en parler. Et je n'ai pas maintenant de scrupule de me mettre en évidence puisque nous avons eu avant-hier un ancêtre qui n'a pas hésité à parler de lui-même. C'était, je n'avais pas 30 ans. J'étais donc comme le frère Jean. J'ai été comme ça aussi, savez-vous, aussi jeune. J'étais encore un théologien comme on dit, ou peut-être tout au début de jeune prêtre qui fait ses premières messes, ses premières armes, pas trop sûr de lui...Je dois dire qu'à ce moment-là j'étais en pleine forme. Absolument pas la moindre difficulté pour étudier n'importe quoi et n'importe comment, la plus grande facilité.

 

Or, ne voilà-t-il pas que Dom Félicien, sans crier gare, sans me demander mon avis - on ne le demandais pas alors - il me place sous la haute direction du frère François à la porche­rie, puis du frère Julien à la fromagerie. Il faut bien se rendre compte du geste absolument audacieux que posait Dom Félicien à ce moment. Car, rappelez-vous - non, les jeunes ne peuvent pas le comprendre maintenant - mais quand on se rappelle le fossé, les barrières, les portes, les courti­nes qu'il y avait entre les choristes et les frères convers, il avait posé là quelque chose, vraiment comme je le disais, de prophétique, d'audacieusement prophétique.

Car vous aviez là un tout jeune choriste, tout jeune prêtre qui était là placé sous les ordres de deux frères, mais tout le temps. Cela signifie en pratique que à longueur de journées je devais, le frère Julien d'un côté de la cuve à fromage et moi de l'autre, travailler qans le caillé jusqu'à ce que tous les petits cubes soient bien secs. Et puis, vous voyez, les pres­ser, les étaminer, les former. Tout. Puis après les saumures. Et puis, l'après-midi frotter les fromages d'un côté, les re­tourner de l'autre. Voyez !

 

Mes frères, que s'est-il passé alors ? Il faut dire que je me suis merveilleusement bien entendu avec eux. D'ailleurs ça continue encore aujourd'hui. C'est bien la preuve que ce n'était pas perdu. Mais il s'est passé ceci. J'ai fait une expérience alors qui est capitale dans la vie monastique. Je vais utiliser un terme, un néologisme que je forme pour l'occasion. Je l'appellerai la déculturation. C'est à dire l'arrachement à un uni­vers familier, le dépouillement de toutes les sécurisations habituelles. C'était aussi fort que cela ! Donc j'ai fait - à mon petit niveau modeste - dans le petit monastère de Saint Remy l'expérience qu'a faite ce fameux Père Lesaut. Mais lui poussée à un degré extrême, projeté dans un autre univers culturel.

Et c'était essentiel pour tout mon avenir ! Je vous assure que maintenant encore j'y pense. Et quand le frère Julien en parlait, je le revivais. Et quand Dom Lanne en parlait hier, je le retrouvais encore. D'ailleurs vous l'avez senti dans ma petite remarque. C'est capital dans une vie monastique, essentiel. Parce que qu'arrive-t-il pour le moine ?

Mais le moine, lui, il doit être enlevé à son univers purement humain avec tout ce qui le constitue, où il est à son aise, où il respire, pour passer dans un univers qui lui est absolument étranger et qui est l'univers de Dieu. Et alors, il faut vivre dans l'obscurité, dans l'insécu­rité, n'avoir aucun point d'appui, pas une branche où s'accro­cher, pas une lumière où mettre ses pieds, tout à fait perdu. Parce que c'est disons la culture divine qui est autre, absolument autre que la culture de l'homme.

 

Il faut apprendre à vivre non plus selon la raison, mais une raison assumée dans l'amour, c'est à dire la foi. Et c'est autre chose que la foi du dictionnaire de théologie. C'est la foi dans l'obscurité absolue, sans aucun point de repère. Et je dois dire que cette expérience monastique dans la vie contemplative qui est, je dirais, normale, si j'ai pu disons réussir, c'est en partie grâce à ce geste qu'à ce moment sans le savoir Dom Félicien posait déjà.

Alors que, il faut bien le dire, humainement parlant il me brisait tout mon avenir. Humainement parlant, c'est avenir hu­main que je veux dire. Voyez un peu : être plongé là dedans, du fromage et des porcs ! Oui, mais voilà, il y avait autre chose derrière.

Alors je veux profiter de cette occasion pour remercier Dom Félicien et puis alors mes deux compères de l'époque, le frère François et le frère Julien qui sont encore là. Et le frère Julien, tenez-vous bien, il est encore toujours dans cette cave. Oui, car il faut bien se rendre compte de ce que ça représente ? La dose de fidélité, ce que ça­ peut être ?

 

Oui, il peut avoir mal aux reins, marcher avec le derrière qui pousse un peu plus loin parce qu'il ne sait pas se redres­ser tout à fait. Mais je comprends ça. Je ne vais pas le lui dire, ni aller pleurer avec lui, mais il sait que je sais ce que ça veut dire car j'ai travaillé là-dedans. Et alors, lui aussi il vit une culturation, mais je devrais presque dire en sens inverse. Et alors ils doivent, lui et les autres toujours garder cette confiance.

Je comprends que lorsqu'on demande à des jeunes des sacri­fices de cet ordre, je comprends qu'ils hésitent. Mais qu'ils passent au dessus de leurs hésitations, car le fait d'entrer dans cet univers qui est celui de Dieu, une fois qu'on y est, on se dit que ce qu'on a fait n'est encore absolument rien du tout. On ferait encore mille, et un million de plus maintenant si c'était nécessaire.

 

Voilà, mes frères, un petit mot que je voulais encore vous adresser ce soir. Vous voyez qu'il est possible d'établir des liens entre des choses qui paraissent bien différentes. Mais en souterrain il y a tout de même là une base commune, une expé­rience commune, mais à des hauteurs différentes parce que nos vocations sont autres.

Parce que dans le plan de Dieu, dans son projet, nous avons chacun notre place. Mais notre capacité est remplie et à ce moment-là, Dieu achève en nous ce qu'il a commencé. Et rap­pelez-vous que c'est le souhait que présente l'Abbé lorsque quelqu'un a émis sa profession définitive solennelle : Que Dieu achève en toi ce qu'il a commencé.

 

Chapitre : Réflexions sur l’obéissance.           13.02.82

      3. Etre mère !

 

Mes frères,

 

Nous vivons dans un univers que nous connaissons, tout entier dimensionné, computé, chronométré. Mais immanent à cet univers et le transcendant tout ensemble existe l'univers de Dieu qui ne connaît ni temps ni espace, qui n'est pas lo­calisable. Il est partout et il n'est nulle part. Et nous participons aux deux univers. Dans la mesure où nous sommes greffés sur le Christ Homme-Dieu, nous recevons sa vie en nous. Et nous avons - comme il le dit lui-même - accès auprès du Père. C'est à dire à la source de la divinité, au coeur et au cerveau - si je puis utiliser ce mot - de cet univers.

Le Christ dessine donc sous nos yeux notre destinée ul­time et véritable, à savoir : devenir Dieu par grâce et vivre pour l'éternité dans l'univers de Dieu sans quitter le nôtre. La Trinité Sainte va réaliser cette oeuvre. Ce sera l'Opus Dei par excellence, le travail auquel Dieu se livre avec une patience qui est la sienne et auquel il nous invite à collaborer. Nous serons ses operarii, ses ouvriers. Nous nous lierons à lui par un contrat nous engageant à travailler tout spécia­lement à la réalisation de cet objectif. Donc, l'heure où Dieu sera tout en tout dans l'univers entier...mais à commen­cer par nous.

Le moine est donc un homme qui consacre son existence terrestre à la réalisation immédiate de ce plan divin. Et il va le faire en s'attachant par obéissance à la Personne du Christ jusqu'à devenir avec lui un seul esprit. Maintenant, voici où je voulais en venir après ce petit mot d'introduction qui nous rappelle la dernière fois.

 

Dès qu'un homme obéit vraiment à Dieu - mais j'insiste sur le mot vraiment - c'est à dire un homme qui dans une con­fiance inspirée par l'amour s'abandonne à l'inexorable exigence de l'obéissance. Donc, dès que Dieu rencontre un homme qui est dans ces dispositions et qui lui obéit vraiment, il lui ôte toute la mesure car il l'introduit de suite dans son univers à lui qui ne connaît pas la mesure. Voilà donc un homme qui est comme déraciné. Il a quitté ses racines naturelles.

Je rappelle que cet homme vit dans un cadre où tout est mesuré, où tout est chronométré. Il est dans un espace et dans le temps. Et il obéit à Dieu. Il obéit vraiment. Il colle à Dieu. Il devient avec Dieu une seule volonté, un seul projet, une seule façon de voir les choses. A ce moment-là Dieu le prend. Il l'introduit dans son univers qui est le sien où il n'exis­te plus aucune mesure, ni d'espace, ni de temps.

Voilà donc un homme qui vit de Dieu et comme Dieu, c'est à dire sans mesures, sans poids, sans considérations humaines. La raison est assumée par l'amour, c'est à dire par Dieu car Dieu est amour. Quand je dis assumer par l'amour, c'est parce que je des­cends, ici, au plan de la pratique. Si je me lie à Dieu à ce point, c'est parce que je suis attiré par lui, parce qu'il m'est devenu impossible de vivre sans lui, parce que je suis séduit par sa beauté, par ce qu'il me propose. Et ce qu'il me propose, c'est son être personnel ; donc, parce que je l'aime. Alors tout, mes façons de voir, de juger et d'agir sont élevées au-delà des considérations purement humaines. Elles ne connaissent plus ni poids ni mesures. Elles sont assumées par l'amour.

 

Mais alors, Dieu fait accomplir à cet homme, à ce moine, des actions qui sont démesurées, c'est à dire hors mesure. On ne peut plus les mesurer. Et c'est facile à comprendre parce que étant de Dieu, elles n'ont plus de mesure. Dès l'instant où j'obéis, où je fonds, où je dissous ma volonté dans celle de Dieu, alors ce n'est plus moi qui agis, c'est Dieu qui agit en moi. Et il crée par moi des choses qui dépassent la mesure de l'homme.

Or, la plus divine de toutes ces choses qu'un homme peut faire, celle qui est la plus hors mesure de toute, c'est enfanter à la vie divine, c'est procréer dans l'univers de Dieu. Denis l'Aréopagite le disait déjà. On va penser alors : oui, mais ça, c'est le fait d'un Père Spirituel, de la Paternité Spirituelle. Mais je n'aime pas ce mot parce qu'il ne dit pas les choses telles qu'elles sont. Lorsqu'on parle de paternité spirituelle, il y a encore une distance entre celui qui procrée et celui qui est procréé.

J'utiliserais plus volontiers le terme de maternité spirituelle. Pourquoi ? Parce que le coeur d'un moine qui est ainsi habité par Dieu, par la Trinité, ce coeur comme le dit Saint Benoît se dilate, le coeur et les entrailles aussi. Cela devient comme un sein dans lequel viennent au monde, sont engendrés par Dieu dans ce nid, des hommes. Mais vous voyez, ça se passe dans l'invisible.

           

Donc le moine qui fait cette expérience ne peut pas dire : c'est un tel, un tel ou un tel. Pour lui, ça demeure inconnu. Il est avec Dieu, voyez, hors du temps et hors de l'espace. Il est hors de la mesure. Son action est donc, comme on le dira, éternelle. Possé­dant en lui la vie éternelle, il enfante d'autres à la vie éternelle. Et ces autres verront le jour lorsque eux-mêmes seront parvenus à ce degré d'union à Dieu qui est celui de l'obéissant parfait.

            Naturellement, tout ça ce sont des choses qui paraîtront aux hommes impossibilité, déraison, folie. Rappelons-nous tous les paradoxes que le Christ lançait à la figure de ses auditeurs : Celui qui veut sauver sa vie la perdra. Celui qui la perd, celui-là la sauvera. Si vous n’êtes pas disposés à prendre votre croix et à me suivre – donc à mourir ! – mais vous ne vivrez pas. Et ne vivant pas, vous ne saurez pas donner la vie. Vous êtes des cadavres ambulants. Mais c’est bien ainsi !

J'utiliserais donc plus volontiers le mot de maternité spirituelle plutôt que paternité spirituelle. Et ici, je re­trouve le grand Saint Bernard par hasard, aujourd'hui un peu avant les Vêpres. Et j'y trouve la traduction exacte de cette belle phrase de Saint Bernard. Si donc,  écrit Saint Bernard, tu vois une âme quittant tout, tout quitté, s'attachant uniquement au Verbe...

 

Voyez, elle adhère. S'attacher, c'est adhérer. Elle de­vient un seul être avec le Verbe tout en conservant sa per­sonnalité et le Verbe la sienne. C'est l'amour, c'est l'union dans l'amour…vivre pour le Verbe - elle ne vit plus que pour lui ­- se gouverner selon le Verbe - voyez, elle renonce, ici, à son jugement et à sa volonté. C'est l'ambulare iudicio et imperio d'un autre, de Saint Benoît, 5,24.

Donc, se gouverner selon le Verbe, concevoir du Verbe un fruit qu’elle enfantera au Verbe, une âme qui puisse dire : vivre pour moi c’est le Christ et mourir m’est un gain, tu peux bien dire que cette âme est une épouse, qu’elle est mariée au Verbe. Sponsa Verbi Verbo mariata.

C'est cela, vous voyez, que je veux dire. Saint Bernard naturellement l'exprime infiniment mieux que ne pourrait jamais le faire le pauvre malheureux que je suis. Mais c'est cela être mère ! Pas être père, être mère ! C'est infiniment plus ! C'est expérimenter ce que la Vierge Marie elle-même a vécu mais sur un mode analogique naturel­lement. Elle a enfanté de Dieu dans sa chair. Et ici, le moine obéissant enfante de Dieu dans son coeur et dans ses entrail­les. Quand je parle des entrailles, c'est le centre où l'homme aime et où l'homme est capable de donner la vie.

Voilà, mes frères, j'aurais encore bien d'autres choses à dire. Mais il est temps d'aller à l'église. Je vous laisse sur cet idéal qui vous montre à quelle hauteur nous sommes appelés. Et alors en face de cela, nos petites histoires et nos petites ambitions, ça paraît bien mesquin. Comme le dit Saint Bernard, il faut tout quitter parce que cela en vaut la peine.

 

Chapitre : Réflexions sur l’obéissance.           15.02.82

      4. Pour l’obéissant, tout est possible.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que l'obéissance introduisait le moine dans l'univers de Dieu et qu'elle lui faisait accomplir des oeuvres hors mesures. Car, c'est Dieu qui les accomplit en lui. Il s’agit, bien sûr, de la véritable obéissance ; non pas de la soumission servile, mais de l'écoute confiante et de la collaboration attentive et intelligente.

 

La plus divine des oeuvres divines est la procréation à l'univers de Dieu. Il en est d'autres plus modestes, mieux visibles. Elles sont tout autant étonnantes. Elles suscitent l'admiration. Elles éveillent la reconnaissance. Elles sur­prennent agréablement et la personne qui en est la bénéficiai­re, et les témoins.

Je pourrais vous donner des exemples. Mais je ne le fe­rais pas car je devrais trahir la vie spirituelle intime de l'un ou de l'autre frère. Mais il est possible que vous-mêmes ayez eu l'occasion de contempler les merveilles que Dieu peut opérer chez quelqu'un grâce à son obéissance. On peut dire que pour l'obéissant, tout est possible.

Et c'est possible parce qu'il est habité par le hors mesure. Par le seul fait de son obéissance - je tiens à le dire aussi - ­le moine acquiert une stature plus que humaine. Cela ne paraît pas au regard de la chair. Ce n'est pas possible d'ailleurs car l'homme charnel n'a aucun accès à l'univers de Dieu.

 

Et le regard de l'homme charnel est totalement aveuglé par le hors mesure divin. Il va donc déclaré que ça n'existe pas, que c'est impossible ou que c'est folie. Rappelez-vous toute la dialectique Paulinienne. Cette antinomie entre la Sagesse de Dieu qui paraît folie aux hommes et la folie de Dieu qui est la véritable Sagesse.

Mais l'extraordinaire stature du moine obéissant - quel qu'il soit, je le répète, au regard de la chair - elle appa­raîtra le jour où le Christ lui-même se manifestera. Car, ne l'oublions pas, c'est le Christ qui vit dans cet homme. A ce moment-là, le Christ brillera dans cet homme de tous ses feux. Comme Saint Paul le dit : Nous apparaîtrons avec lui en pleine gloire.

Je sais qu'il y en a dans la vie monastique qui ont peur de se laisser aller, je dirais, sur la pente glissante de l'obéissance. Car, lorsqu'on s'y engage, on peut glisser, on peut tomber, on peut choir comme lorsque on patine sur de la glace, où lorsqu'on se laisse aller sur une pente planté maladroite­ment pour la première fois sur des skis. Mais cette crainte, cette crainte de l'accident ne doit pas nous arrêter. Car, ce qui à nous peut paraître échec, est au regard de Dieu qui habite l'obéissant, au regard de Dieu qui fait vivre sa volonté dans un homme, cet échec, cet échec apparent, cette chute apparente devient triomphale.

Et ici, je touche le mystère de la croix. Jamais nous n'aurions imaginé cela ! C'est ça l'imagination, le rêve de Dieu, la poésie de Dieu - tragique, ici - mais si belle. Et qui nous réconforte, et qui nous apprend que dans la vie d'un obéissant l'échec n'existe pas. On acquiert, je le répète, une stature qui est plus que humaine.

 

L'accomplissement aussi d'oeuvres divines hors mesure fait partie de la mission d'un Abbé. Dans le champ, campus divin qu'est le monastère, il lui appartient d’être transparence de Dieu et de son Royaume. Si bien que aux yeux spirituellement illuminés de ses frères il doit permettre à Dieu d'accomplir en lui et par lui des oeuvres hors mesures et humainement et charnellement im­possibles. Mais je dis bien : aux yeux illuminés des frères.

Je viens de lire après le souper dans l'Epître de Saint Paul aux Ephésiens cette si belle expression que j'ai été heureux de retrouver.   Il y a ainsi des choses je ne dis pas qu'on oublie. Elles sont restées imprimées dans l'être. Elles ressortent sans qu'on le sache. Mais enfin, elles ne sont pas, je dirais, mémorisées comme on mémorise une table de multiplication.

Saint Paul parle des yeux illuminés du coeur. Ces yeux qui permettent de voir la grandeur qui dépasse toute mesure, dit-il, et la puissance agissante dans un homme. C'est cela ! Nous devrions avoir les yeux du coeur illuminés de cette façon. C'est l'Esprit qui habite le coeur qui l'a purifié et qui lui donne des yeux. Car nous avons des yeux spirituels comme nous avons des yeux charnels. Les yeux charnels ne servent de rien. Ils ne voient que la superficie, l'écorce, l'enveloppe. Mais les yeux du coeur qui sont des yeux divinisés pénètrent et voient l'intérieur et sont éblouis par ce qu'ils voient.

 

Donc, mes frères, l'Abbé doit sous les yeux spirituelle­ment, divinement illuminés de ses frères accomplir des choses impossibles et hors mesures. Ou mieux, il doit permettre au Christ de les accomplir par lui et en lui. D'où, il y a une conséquence : c'est que l'Abbé a le devoir impérieux d'être parmi les frères le premier et le plus parfait obéissant dans le secret de son coeur et dans sa vie publique.

Vous savez qu'il y a des désobéissances secrètes que per­sonne ne voit. On peut être extérieurement disons un observant parfait et vivre intérieurement en état de désobéissance. Saint Benoît en parle. Il le dit. C'est une chose qui ne doit jamais arriver chez un Abbé. Dans le secret de son coeur, il doit être vis à vis du Christ dont il est le lieutenant un obéissant parfait. C'est à dire que la volonté de Dieu doit être sa nourri­ture et sa raison d'être.

La raison d'être d'un Abbé, c'est d'être volonté de Dieu. Ce qui lui permet de vivre, c'est de se nourrir de la volonté de Dieu. Et son optique, son approche des choses et des personnes doit être celle de Dieu. Une optique, une approche qui sera la lumière qui éclaire sa route. Et éclairant sa route à lui, cela éclairera la route de tous ses frères. C'est la raison pour laquelle, je le répète, c'est un devoir impérieux pour lui d'être obéissant à ce point.

 

On peut dire, alors, qu'il mène une vie qui est humaine­ment crucifiée et divinement transfigurée. Humainement crucifiée, car il est un homme comme un au­tre. Il doit donc se renoncer. Et les renoncements sont péni­bles pour lui comme ils le sont pour tout homme. Mais les re­noncements ne doivent jamais le faire reculer. Et quand on dit humainement crucifié, cela veut dire que cela doit être mortel pour lui dans la souffrance. Car ce n'est pas seulement la sienne, mais il devra porter celle de tous ses frères.

Donc, lorsque l'Abbé voit un frère qui n'obéit pas ­disons que c'est assez rare cela  n'obéit pas - mais n'obéit pas comme il le devrait, n'obéit pas convenablement, cette forme de désobéissance ou cette obéissance imparfaite le blesse jusqu'au plus profond de son être. Car il voit alors que si ce frère n'est pas encore par­fait dans son obéissance, c'est parce que lui, l'Abbé, ne l'est pas. Rappelez-vous ce que dit Saint Benoît : il devra rendre compte de l'obéissance de ses disciples. Et ça, c'est terrible ! Oh, c'est très beau quand on le lit dans la Règle de Saint Benoît ! D'ailleurs, on ne comprend pas ce que ça veut dire. Mais lorsqu'on est dans la situation, on le sait très bien.

Voyez, humainement crucifié, mais alors divinement transfiguré parce que, je le répète, ce n'est plus lui qui doit vivre, mais c'est la vie du Christ qui doit grandir en lui et qui doit transparaître à travers sa peau. Il doit pouvoir faire sienne la parole audacieuse de Saint Paul. Nous l'avons entendue dimanche si j'ai bon souve­nir ? Il disait : Prenez-moi comme modèle ! Mon modèle à moi, c'est le Christ ! Cela doit aller jusque là !

 

Mes frères, ce soir, c'est la dernière fois que notre frère Jacques assiste à notre chapitre en tant qu'auditeur. Nous aurons, je l'espère, encore l'occasion de le recevoir ici. Mais alors, il sera mis à contribution comme orateur. Alors il me semble que je pourrais lui faire un cadeau. C'est presque un testament de ma part, pas de la sienne. Et je voudrais lui léguer ceci, mais pour que ça entre en lui et que ça devienne sa vie, sa personnalité : lui léguer la vertu divine et royale de l'obéissance, que cette obéissan­ce devienne l'âme de son âme, qu'elle devienne sa respiration.

Mais obéir au Christ notre Dieu, je le dis, dans le se­cret de son cœur, se nourrir de ce que le Christ demandera de lui. A tel point que lorsque on le verra on pourra dire : c'est lui, c'est bien vrai, c'est toujours lui avec ses dé­fauts et ses qualités bien visibles. Mais derrière cette enve­loppe il y a là quelque chose, il y a une lumière qui est allumée par cette obéissance, une lumière qui n’est pas natu­relle, et grâce à laquelle il ne fait plus avec le Christ qu'un seul esprit. Et il permet au Christ d'accomplir en lui et par lui des oeuvres hors mesures dans cette communauté qui devient la sienne.

Elle est divine, cette obéissance, et elle est royale. Elle est divine parce que Dieu lui-même a voulu se faire obéissant jusqu'à la mort et la mort sur une croix. Et elle est royale parce qu'elle élève l'obéissant comme elle a élevé le Christ au sommet de toute puissance. A tel point, que tout genou au ciel, sur terre et sous la terre doit fléchir devant cet homme. L'obéissant est tout puissant.

 

Voilà, mes frères, ce que je voulais dire en ce dernier chapitre où nous sommes encore tous ensemble. Ce legs que je fais à notre frère Jacques, je sais qu'il l'accepte de grand coeur. Il sera peut-être un peu lourd à porter ? Mais nous serons là pour l'aider, et cela tous ensemble pour la gloire du Christ notre Dieu et pour le salut de nos frères qui vi­vent à Orval.

 

 

Départ du Père Jacques pour Orval.              16.02.82

      Allocutions au réfectoire :

Dom Hubert :

 

Cher Révérend Père,

 

Excusez-moi si je dévoile à la communauté l'image de votre personne qui m'est apparue  lorsque je vous ai accueilli à la porterie peu avant midi. Il me semblait voir l'exécuteur des hautes oeuvres ve­nant prendre livraison d'un condamné pour le conduire au lieu de son supplice. Mais heureusement cette séquence plutôt si­nistre a de suite fait place à une autre plus réjouissante parce que vraie celle-là.

Vous m'apparaissez, maintenant, sous les traits du Pro­phète Samuel venu dans la famille de Saint Remy chercher le berger destiné à paître, à conduire la portion de l'Israël de Dieu campée à Orval. Et qui suis-je, que sommes-nous mes frères et moi, pour nous opposer à un projet de Dieu qui s'est si clairement impo­sé à notre conscience ?

Je vous demande seulement une chose : c’est de laisser derrière vous une bénédiction qui portera son fruit au temps marqué par Dieu.

 

Nous voyons s'éloigner un frère qui a tenu une grande pla­ce dans notre communauté. Le moment n'est pas encore venu de faire son oraison funèbre. Mais je dois tout de même rappeler qu'il a été pour bon nombre d'entre nous, pour chacun peut-être, un consolateur, un pacificateur. Et cela, sans grand bruit, la plus part du temps dans le secret.

Et pour moi personnellement, j'ai trouvé en lui un colla­borateur idéal, intelligent, attentif, respectueux, disponible, toujours prêt pour les missions, toutes, même les plus délicates et les plus difficiles. Et je vais en citer une assez inattendue. Il a quelques fois été la soupape de sûreté par laquelle l'Abbé se décompres­se et se défoule. Il l'était, car il me permettait de le sa­vonner vigoureusement en public ou en privé. Et ça le touchait, et ça le peinait, mais jamais il ne m'en a fait reproche.

Il y avait en lui un sens de l'autre qui comprenait que ça devait arriver et que cela entrait dans son rôle de Prieur. Pour tout cela, en mon nom personnel, au nom de tous les frères ici présent, et même des absents sans aucune exception, je lui exprime notre reconnaissance.

 

Nous le confions maintenant à la grâce de Dieu. C'est à dire en pratique, notre prière et notre amour vont l'envelop­per et, rien jamais ne lui manquera. Et afin de concrétiser notre intention, de la rendre tan­gible et présente à nos coeurs et à ses yeux, nous avons déci­dé de lui offrir un petit cadeau. Nous savons tous que notre Frère Jacques est un grand ami de la nature et des fleurs. Alors nous lui offrons une potée qu'il pourra là-bas entretenir, qui réjouira ses yeux et aussi son coeur. Voilà un gros paquet, une deuxième potée. Il y en a deux, oui.

Père Jacques : il me faudra deux chambres !

 

Ceci. Il ne peut pas arriver à Orval les mains vides. Ce sera notre cote part à la fête qui se prépare.

C'est bien...

Il est amateur de belles choses. Voici un beau livre de la bibliothèque.

            Je vous remercie.

            Mais voici le clou. C'est un album où chacun a laissé une goutte de son sang, du meilleur de soi. Et voilà.

            Vous auriez du commencer par l’album, parce que si j’attends encore un petit peu, je ne saurai plus parler.

 

Voilà, mon Révérend Père, maintenant nous vous remettons notre frère Jacques et que la grâce de Dieu vous accompagne tous les deux sur votre route jusqu'au jour où nous nous retrouverons tous ensemble à boire, à déguster le vin nouveau dans le Royaume de notre Christ.

Dom Barthélemy (fort ému)

 

Si vous permettez, mon Révérend Père,de dire un mot, une parole qui vienne du coeur. Vous avez fait la jonction entre la dernière scène avec encore un...oui, ce repas dans la vie éternelle. Oui, et nous sommes tous entre les deux. Et ce repas, aujourd'hui, que nous avons pris ensemble, ce repas fraternel, c'est un signe aussi du fait que nous sommes en marche vers le ciel. Nous prenons et nous devons prendre nos forces chez le Christ.

Tout d'abord, je dois vous remercier. Je l'ai fait déjà plusieurs fois. Je dois vous dire que mon coeur est plein de reconnaissance. Il en déborde même. Et peut-être devant vos frères, me permettrez-vous que je dévoile un peu du mystère qu'ils ne connaissent pas.

En effet, un peu au désespoir après deux refus dans ma recherche de trouver un supérieur pour Orval, je m'étais aban­donné au Seigneur. Et j'ai dit à plusieurs reprises à mes frères d'Orval aussi, que je n'avais plus aucune lumière et que je répétais avec le psalmiste du psaume 109 : je ne suis que prière. Et j'étais sûr que le Seigneur allait m'exaucer, que quelqu'un me tomberait du ciel. Et cela a été vrai.

 

C'est vous qui avez conçu cette idée de me présenter votre Père Prieur. Parce que je ne l'ai pas demandé...je n'aurais pas osé le demander. Et, à un certain moment, il y a presque trois semaines, je pense, vous m'avez téléphoné et alors vous m'avez dit : Père Abbé, j'ai une solution. Mais c'est trop compliqué pour dire au téléphone. Si vous avez un moment, venez à Rochefort. Et l'après-midi, j'étais déjà ici parce que j'étais tellement heureux que vous aviez trouvé quelqu'un dont le nom était un secret pour moi.

Et ce jour-là donc, vous m'avez parlé de...comment dire ? …des lumières que vous aviez reçues du Seigneur et que sa vo­lonté était devenue de plus en plus claire pour vous. Vous aviez reçu des signes. Et vous avez tâché de comprendre ces signes. Malgré une opposition étant donné les difficultés que je comprends très bien : vous m'avez parlé de votre communauté qui n'est pas si nombreuse et que se serait difficile pour remplacer votre Père Prieur. Et quand même, vous m'avez pré­senté ce cadeau énorme.

On vient de donner des cadeaux au Père Prieur. Et j'en suis très content. Mais ce sont des choses matérielles. Vous, vous m'avez donné pour cadeau, un homme. Et je dois vous en remercier, Père Abbé. Je dois remercier aussi Père Jacques qui a accepté de devenir le Supérieur là-bas. Mais je ne veux pas oublier la communauté de Rochefort qui a rendu possible tout cela.

Car c'est dans cette communauté que Père Prieur a été accueilli, a été reçu. C'est ici qu'il a reçu sa formation. C'est cette communauté qui a élu un tel Abbé qui, pour le bien d'un autre monastère vient de donner son Prieur. C'est cette communauté qui a rendu possible que ce sacrifice soit fait aussi pour le bien de l'Ordre.

Parce que, mes chers frères, nous appartenons à un Ordre. Nous ne vivons pas seulement sous la Règle de Saint Benoît et sous un Abbé. Mais nous sommes un Ordre régit par la Charte de Charité. Et la charité, c'est une grande force, la plus grande force qui existe dans le monde.

Et c'est dans cette charité et aussi dans sa foi que Dom Hubert a puiser pour arriver à cette décision de céder son Prieur. Comme je viens de le dire, la volonté de Dieu est de­venue de plus en plus claire pour lui, et tout doucement, parce que cela a pris du temps...il a du lutter. Mais une fois arri­vé à une claire vision de cette volonté, il n'a pas hésité à faire ce sacrifice.

 

Sacrifice d'Abraham, je dirais, donner un homme pour sau­ver une autre communauté comme la sienne. Je dirais peut-être aussi, oui, le sacrifice de la pauvre veuve dont parle Saint

Luc. Elle donnait, non pas son superflu, elle donnait son nécessaire.

Mais une fois, oui, ce plan mûri dans la prière, devant Dieu, il n'a pas tardé pour la mettre en oeuvre, cette volonté. Et cette oeuvre se fera aujourd'hui, ici. Et cette oeuvre se fera aussi tous les jours que Père Jacques se donnera au ser­vice de ses frères qui l'attendent avec impatience et qui se­ront heureux de l'accueillir dans leur fraternité cette après­-midi.

Je suis presque honteux, mes chers frères, et confus, de venir le chercher aujourd'hui. Mais je suis sûr qu'il sera heureux à Orval en faisant le bonheur de cette communauté et en construisant avec eux la béatitude, tant soit peu sévère, peut-être, mais heureuse et bienfaisante de notre vie cister­cienne. Et cela vaut la peine, ce bonheur, cela vaut un sacrifice ! Parce que ce sacrifice même rendra l'union entre nous tous plus intense, parce que faisant un sacrifice, notre union avec le Christ sera plus intense aussi.

Merci encore une fois. Je ne peux pas vous remercier suf­fisamment. Ce sera une dette durant toute ma vie, Père Abbé.

 

Dom Hubert :

 

Mon Révérend Père, Ces bonnes paroles m'ont beaucoup tou­ché. Elles ont atteint le coeur de chacun de mes frères. Maintenant, nous pouvons laisser aller notre Frère Jacques en toute sécurité. Nous vous connaissons. Nous avons appris à vous connaître. Vous êtes un homme de coeur. Vous aussi vous cherchez la volonté de Dieu. Vous savez vous sacrifier pour votre communauté, pour la communauté d'Orval.

Eh bien, il est né entre nous une communion qui va conti­nuer à se resserrer afin que, et pour Orval, et pour Westmalle, et pour Rochefort, la bénédiction de Dieu, de ce Dieu qui est amour, fasse germer des fruits, des fruits qui demeureront pour l'éternité. Non pas des fleurs fugaces qu'un soleil trop brûlant peuvent détruire, mais de ces fleurs qui pour jamais répandent un parfum, un parfum qui enivrera la …..?..... et de là tous les élus.

Je le répète : nous sommes réunis ici - et ce n'est pas un repas d'adieu, ce n'est même pas un au revoir - et c'est déjà la communion éternelle, c'est déjà le dernier repas que nous prenons ensemble. Pour Dieu, il n'y a ni espace ni temps. Il accomplit des oeuvres hors mesures, comme je l'ai expliqué dernièrement au chapitre. C'est pourquoi nous sommes dans la confiance et même dans la joie, même si le sacrifice est tou­jours là, et qu'il est dur.

 

Mon Révérend Père, encore merci. Et à Frère Jacques, enco­re un grand merci pour tout. Et maintenant, nous allons vous laisser reposer l'un et l'autre. Car ce soir à 17h vous attend là-bas la cérémonie - appelons-là ainsi - de la présentation de notre Frère Jacques. Ce sera fatigant. Vous devrez avoir toute votre présence d'esprit. C'est pourquoi nous vous souhaitons avant votre départ encore un bon repos.

 

Chapitre : Réflexions sur l’obéissance.          16.02.82*

      5. Seule la volonté de Dieu dure.

 

Mes frères,

 

Que s'est-il passé aujourd'hui ? Nous en avons été té­moins. Et bien ceci : la volonté de Dieu s'est accomplie simple et sublime. Et ne nous y trompons pas, seule la volon­té de Dieu est appelée à durer. Tout le reste n'est que phan­tasmagorie bruyante et étourdissante qui s'évanouit en fumée. Et si nous voulons bien être attentifs, nous verrons que la Parole de Dieu consignée dans les Saintes Ecritures ne fait que nous inculquer cette vérité. Donc, à savoir : que seule la volonté de Dieu dure.

 

Le moine contemplatif attache son être à cette vérité. Il lui donne sa foi. Il s'en nourrit. Et c'est pourquoi il cons­truit de l'éternel. Le vrai moine se définit par la qualité et la vigueur de son obéissance à Dieu. Pas l'obéissance à n'importe qui ou à n'importe quoi ! Ce n'est pas obéir à un idéal, c'est obéir à une personne. Et ce n'est pas n'importe laquelle.

Cette Personne est communion de trois Personnes. C'est elle qui crée l'univers, qui l'anime, qui lui donne de prendre conscience, puis qui insensiblement mais imperceptiblement

le transfigure et le divinise. C'est cela, la volonté de Dieu ! Et il n'y a que cela qui est éternel. Tout le reste c'est de l'écume, ne l'oublions pas !

Si nous voulions en être persuadés, je pense qu'il y a beaucoup de choses qui s'arrangeraient d'elles-mêmes à l'in­térieur de notre vie personnelle. L'homme qui a compris cela dans un monastère, il est toute écoute et il est toute réponse. Il écoute, il est offert. Il attend cette volonté de Dieu. Puis aussitôt de son être, en échos, il lui répond. Il la fait sienne. Il l'assimile, lui donne une réponse adaptée. Car Dieu attend une réponse person­nelle qui soit celle d'un homme conscient, doué de liberté. Il ne force personne à obéir.

 

Et un homme qui vit de cette façon entre immédiatement par le fait même qu'il obéit, il entre dans le divin, dans l' incorruptible, dans le hors mesure. Et il commence à goûter la vie éternelle. En soi, vivre dans un monastère n'a rien de très embal­lant. On est enfermé dans un espace clôt. On peut l'appeler le claustra monasterii. C'est très bien. Mais enfin, c'est très limité, très étroit. On y fait toujours la même chose.  

On y tourne en rond, même si ce rond est un carré : les cloîtres. On va d'un en­droit à l'autre. Parfois, on sort pour faire le tour des bâ­timents, ou on fait le tour du jardin, alors que dans le monde, il y a tant de choses formidables à faire aujourd'hui.

Eh bien, mes frères, nous devons savoir que à l'intérieur de cette clôture, à l'intérieur de cet espace qui peut nous paraître si restreint, il peut s'accomplir des choses qui ont valeur d'éternité. Si, si les hommes qui sont là savent entrer dans la volonté divine, ils bâtissent l'éternel. Cela veut dire que rien de ce qu'ils font, rien de ce qu'ils deviennent, rien de ce qu'ils sont n'est perdu.

 

Naturellement, il faut dire que nous devons peu à peu nous acclimater au paradoxal de cet univers qui n'est pas le nôtre, qui est nouveau pour nous. Je l'ai déjà dit tant de fois et je le répète pour enfoncer le clou dans les têtes. Si les cisterciens premiers ont appelé leur monastère nouveau, le nouveau monastère, qu'ils ont parlé de la nouveauté de vie, de toujours ce mot nouveau, ils accrochaient leur terminologie à celle de l'Apôtre Paul qui parlait de la créa­ture nouvelle, cette créature nouvelle qui n'existait pas avant.

Même si l'homme est là, mais c'est un homme charnel, c'est un homme psychique, c'est un homme animal. Eh bien, cet homme devient nouveau. Il était inexistant avant. Et c'est cela, la création, vous voyez ! Dieu est le seul qui soit capable de créer l'absolument nouveau, ce qu'on n'avait jamais vu avant.

Et nous, qui sommes encore charnels, nous devons nous acclimater à cette nouveauté et avoir des yeux qui nous per­mettent de voir les choses telles que Dieu les voit à l'in­térieur de notre petit univers qui est immense spirituellement et divinement. Parce que sur cette terre monastique vivent des fils de Dieu qui le savent et qui le deviennent toujours plus.

 

Il est nécessaire pour qu'un monastère soit bien équili­bré qu'il y ait dans une communauté ne fut-ce que un, ou deux, ou trois - pas nécessairement tous - qui soient déjà arrivés à un niveau de divinisation tel qu'ils justifient l'existence de ce monastère. Et que tous les autres, alors, grandissent, croissent vers cette stature de l'homme parfait dans le Christ, de l'homme divinisé, de l'homme christifié. Mais il faut qu'il y en ait toujours un ou l'autre.

Naturellement ce n'est pas écrit sur leur dos. Ils peu­vent mourir et disparaître sans que leur vie soit relatée, sans qu'ils se soient fait remarquer ; ça n'a pas d'impor­tance ! On est dans le Royaume de Dieu, cela suffit ! C'est présent, cela existe, pas besoin de publicité. Et cette acclimatation, elle doit sans cesse être pour­suivie dans la difficulté. Car nous sommes sollicités par les maximes du monde, par le monde et ses maximes qui trouvent en nous des complicités nombreuses et tenaces.

 

C'est pourquoi l'obéissance sera toujours un labeur, un effort jusqu'à – attention ! - jusqu'à un certain seuil de libération à partir duquel elle devient comme naturelle : le quasi naturaliter de Saint Benoît.

Elle est aussi une respiration. Il n'est plus possible à cet homme de faire autre chose que la volonté de Dieu. Il est devenu volonté de Dieu. Les anciens latinistes, enfin les anciens Pères de Cîteaux, et les autres encore, allaient re­prendre cette belle expression de la Vulgate qui disait : La nouvelle Jérusalem, on l’appellera voluntas mea in ea. Ton nom sera : ma volonté est en toi. Tu es devenu l’expression de ma volonté, de mon vouloir.

Ils l'interprétaient ainsi ! Naturellement, c'était peut-être un peu tiré par les cheveux ? Mais ça exprimait bien ce que ça voulait dire : que mon nom est devenu volonté de Dieu.

Voilà mes frères, tout cela à l'occasion de l'aventure que nous avons vécue et qui va se poursuivre en partie à Orval et en partie ici.

 

Chapitre : La patience obtient tout.              21.02.82

 

Mes frères,

 

Dieu n'a qu'une seule Parole dans laquelle il exprime la substance de son être. Et cette Parole, il l'a mise à notre portée en l'incarnant, en lui donnant de prendre chair d'homme. C'est là un engagement irréversible dans lequel Dieu nous donne le pouvoir de lire le sens qu'Il entend imprimer à l'évo­lution du monde, à l'histoire des hommes, à notre destinée personnelle.

Thérèse d'Avila nous dit que Dieu ne change pas. Il n'est pas versatile, indécis, instable. Il n'est pas oui aujourd'hui et non demain comme nous le sommes, hélas, trop souvent. Dieu, comme on dit, est fidèle. Ses chemins sont droits, sûrs, soli­des. La sagesse, la prudence nous conseillent de nous accrocher à Dieu, de construire notre vie sur Lui. L'homme avisé va donc se cacher dans la volonté de Dieu. Il va se laisser porter par elle.

 

Nous détectons là un élément de passivité qui n'est pas sujétion avilissante, ou bien démission peureuse, mais qui est remise de soi confiante en cette Personne, Dieu, qui possède

la vérité, qui est la vérité et qui désire nous y introduire, qui désire faire de nous des êtres vrais. Ce qui est, mes frères, le sommet de tout ce que nous pouvons espérer.

Car, dès l'instant où nous sommes vrais, nous sommes con­formes à l'image que Dieu a de nous. Nous lui sommes devenus semblables, à ce Dieu qui s'est véritablement, je le répète, incarné. Il a pris notre image pour que nous puissions recevoir la sienne. C'est là la vérité ! Et lorsque nous sommes à l’intérieur de cette vérité, nous sommes vraiment heureux.

La vie monasti­que sera donc une recherche de cette vérité : comment faire pour nous y prendre pour y entrer, pour la faire nôtre, pour que nous ne fassions plus que corps avec elle. Ce sera l'objet, entre autre, de notre Lectio Divina, de notre réflexion, mais aussi de notre labeur corporel, de toute l'ascèse que nous nous imposons, de tous les renoncements aux­quels nous nous prêtons.

 

Mes frères, cette aptitude d'ouverture amoureuse, elle va donner naissance à la patience. Dr nous dit Thérèse d'Avila, la patience obtient tout. Nous allons, si vous le voulez, nous arrêter quelques instants sur cette patience. Elle est assomption du présent quel qu'il soit, quelle que soit sa couleur, quelque soit sa coloration. Et elle est inser­tion dans la durée créatrice qui, elle, comme je l'ai dit au début, est dirigée.

La patience sera donc réflexe de santé spirituelle. Saint Benoît en fait le propre du moine qui a déjà gravi quelques degrés sur l'échelle de l'humilité. Patientiam amplectatur, dit-il, 7,96, qu'il embrasse la patience. Voyez : cela veut dire qu'il la tienne dans ses bras, qu'il la serre contre lui, qu'il ne la lâche pas. La patience est devenue son bien, son propre.

Elle est aussi garante d'une croissance équilibrée et con­tinue à l'intérieur du projet divin global. Cela veut dire que la patience nous donne un regard nouveau. Elle nous fait voir les choses telles que Dieu les veut et les crée. Cela ne correspond peut-être pas à ce que nous autres nous imaginerions comme étant le meilleur. Mais non, nous entrons dans cette vision de Dieu et, comme je le disais au début, dans le sens que Dieu imprime à l'évolution du monde et à l'histoire.

Il est inutile de vouloir jouer au franc-tireur ou au mar­ginal dans le plan de Dieu. C'est ce que nous avons fait dans le péché, c'est ce que nous tentons de faire. Mais Dieu, Lui, sait même utiliser nos aberrations. C'est une autre raison de son incarnation. C'est de prendre notre péché sur lui pour le dissoudre en son être et le faire dispa­raître, et à sa place, mettre son vouloir.

 

Mes frères, c'est là quelque chose que nous devons essayer de faire les uns à l'endroit des autres : prendre sur nous, en nous le péché de nos frères pour l'assimiler à notre personne qui, je le suppose, est à l'intérieur de la volonté de Dieu. C'est le processus de cette substitution que Dieu a opéré en devenant homme pour que nous puissions lui devenir semblable. Il a été fait péché pour que nous puissions devenir partici­pant de sa sainteté. Mais je vous assure que ce n'est pas facile ! Et c'est, entre autre, un des devoirs de l'Abbé vis à vis de chacun de ses frères.

La patience sera donc audace. Mais non pas une audace écervelée et fanfaronne qui serait témérité. Elle est audace réfléchie et logique et elle se confond avec celle de Dieu. Car Dieu est audacieux. Il ose prendre des risques. N'allons pas dire : Oui, mais il est Dieu, donc ça finira tou­jours bien. Non, pas nécessairement ! Cela n'a pas tellement bien fini pour lui car il s'est retrouvé sur une croix.

Et n'allons pas penser que Dieu, aujourd'hui, en ce moment-­ci ne souffre pas. Poussons la vérité jusque là. Ne voyons pas Dieu comme une abstraction, c'est bien un vivant. Et lorsque nous souffrons, lorsque les hommes souffrent, Dieu lui-même souffre. Ce n'est pas avec joie ou avec impassibilité qu'il les regarde.

 

Etre patient, ce sera donc vivre au delà de la mesure hu­maine, ce sera devenir fort comme Dieu est fort. Saint Benoît a ici encore une belle expression. Il dit : sustinere Dominum, ce qui signifie que le moine patient doit porter Dieu, porter Dieu avec ses façons de voir, ses façons d'agir, Dieu avec ses rêves, avec ses folies, avec ses retards, avec ses colères. C'est tout cela porter Dieu. Et tel est l'homme patient.

Et on comprendra que cette patience, comme le dit Sainte Thérèse, obtient tout. Pourquoi ? Mais parce que le patient ou la patience ne veut que ce que Dieu veut et à la façon dont Dieu le veut. Or, Dieu ne désire au fond qu'une seule chose : c'est de nous faire partager sa vie, sa nature. Et il le veut d'une manière qui est la sienne, c'est à dire divinement, hors de toute mesure, au-delà de tout.

C'est ainsi que celui qui par la patience a été introduit dans l'intimité de Dieu, celui qui dans son coeur d'homme com­mence à prendre conscience qu'il est divinisé, qu'il est comme Dieu, mais celui-là, il a conscience aussi de posséder l'uni­vers entier, l'univers visible, l'univers invisible, l'univers matériel, l'univers des hommes. Tout, tout est entre ses mains comme c'est entre les mains de Dieu. Voyez, la patience obtient tout !

 

La patience sera donc réalisme et stabilité. Elle est réalisme parce qu'elle est encrage dans la vérité to­tale, inépuisable, féconde. Cette vérité qui non seulement est la vie, mais qui la donne. Et elle est stabilité parce qu'elle tient l'homme debout, à son poste, image d'éternité.

            L'impatience par contre, l'impatience           …..tiens je me rap­pelle quelque chose : lorsque je me trouvais à Orval, un des novices m'a posé la question : Comment cela se fait-il que je sois impatient ?  Qu’est-ce que l’impatience ?

Voyez que ce sont des novices qui posent des questions in­telligentes. Il fallait tout de même avoir un peu d'humilité pour oser demander cela devant les autres. Il est vrai que les autres le connaissant savaient peut-être que c'était un garçon impatient.

Enfin voilà, l'impatience - comme je lui ai répondu grosso modo - l'impatience, c'est la marque de l'homme pécheur. C'est une tentative de sauter par dessus la durée, d'évacuer la tem­poralité. C'est un essai d'usurpation de l'éternité. Au fond, l'impatience est un brigandage. Je voudrais avoir tout de suite, de la façon qui est mienne ce que Dieu a l'inten­tion de me donner à sa façon à lui et au temps déterminé par lui. C'est le geste du péché originel. Je tends la main, je cueille la pomme, je la mange, et puis c'est fini, j'ai tout.

L'impatience est une forme assez, disons élevée de magie. Je suis impatient à l'endroit de Dieu d'abord. Puis je suis impatient à l'endroit de mes frères parce qu'ils ne marchent pas au rythme de ma baguette. Et je serais alors naturellement im­patient à mon endroit.

 

Mes frères, l'impatience au lieu d'engendrer la paix, la sérénité, le bonheur que donne la patience, mais elle va en­gendrer le contraire : la contrariété, la tristesse, l'agres­sivité...ça pourra aller jusqu'au meurtre. Je ne parle pas du meurtre qui conduit quelqu'un en cour d'assises. Mais vous savez, le meurtre dans le coeur comme dit le Christ. Mon regard voudrait exterminer celui qui se trouve là sur ma route. Toute pensée de méchanceté est une tentative de meurtre.

Le Christ a dit : Vous comparaîtrez devant mon tribunal pour ça. C'est autre chose que la cour d'assises. Et puis alors, c'est la frustration et finalement c'est la honte. Voilà les fruits de l'impatience. Et l'impatience, mes frères, elle perd tout, tandis que la patience obtient tout. Voilà, je vous laisse sur cette pensée.

 

Homélie : mercredi des Cendres.                24.02.82*

      Laissez-vous réconcilier avec Dieu.

 

Mes frères,

 

Dans la seconde lettre que l'Apôtre Paul adresse aux chrétiens de Corinthe - nous venons de l'entendre - il use d'une expression que je trouve si vraie et si belle...belle parce que vraie. Nous sommes les ambassadeurs du Christ, dit-il, nous venons d’une contrée lointaine, d’un pays dont le Roi est le Christ Jésus le Seigneur de l’univers. Nous sommes envoyés vers vous porteur d’un message urgent, impérieux : laissez-vous réconcilier avec Dieu.

Cette réconciliation, elle est difficile, presque impos­sible. Vous ne pouvez même pas faire le premier pas. Dieu le sait. Il vous demande simplement de vous laisser faire, de vous laisser prendre par la main. Il se charge lui-même du reste.

Ce message, mes frères, nous revient à chaque carême, d'année en année...et pour nous, moines, chaque jour. Car Saint Benoît ne nous dit rien d'autre lorsqu'il nous pro­pose comme objectif de revenir par le labeur et l'obéissance à Celui dont nous avait éloigné la lâcheté de la désobéissance.

 

Obéir, c'est se laisser réconcilier, c'est écouter ce que Dieu nous demande. Ecouter, c'est ouvrir son coeur dans l'amour, dans la confiance, dans la gratuité. Et le fruit de ce retour, de cette réconciliation, c'est l'entrée avec le Christ dans le Royaume de Dieu son Père, c'est une sorte de grande naturalisation qui nous fait acquérir la citoyenneté divine dans la vision de Dieu et la vie incorrup­tible.

Pourquoi la route de la réconciliation est-elle si longue ? Pourquoi notre marche est-elle si lourde ? Pourquoi notre obéissance est-elle si laborieuse ? Parce que le péché nous a entraîné très loin de Dieu, parce que pèse sur nous le fardeau de nos péchés, du péché, parce que nous sommes entravés au dedans de nous-mêmes par les chaînes de l'égoïsme. Péché, égoïsme, sont l'un par rapport à l'autre comme les fruits et l'arbre, comme le produit et la source.

L'égoïsme, la perte du sens de la gratuité, cette gratui­té sur laquelle le Christ insiste avec tant de vigueur. Aumô­nes, prières, mortifications, c'est parfait à condition d'être gratuit. Tout se passe dans le secret, dans l'invisible. Personne ne le remarque, personne ne le sait sauf Dieu qui, lui, habite l'invisible, habite le secret et qui voit dans l'invisible. Et pour Saint Benoît, mes frères, ce secret, cet invisi­ble est dissimulé dans la prière et la bénédiction de l'Abbé.

 

Ainsi, le temps de carême est pour nous reviviscence de notre vocation chrétienne et monastique. Des hommes, des pé­cheurs ont entendu le message des envoyés de Dieu. Ils accep­tent de se laisser réconcilier avec Dieu, de retrouver la pleine communion avec lui, de lui permettre d'être tout en eux. Et que ainsi, grâce à eux, le Royaume de Dieu soit présent sur la terre parmi les hommes.

Mes frères, cette vocation est splendide. Mais hélas, nous vivons tellement en de ça d'elle. C'est pourquoi mainte­nant nous allons recevoir les cendres en signe de repentance, de pénitence et de conversion. Et nous nous engagerons dans ce carême avec le désir de répondre à l'appel de Dieu, de ne pas le laisser vain ; et de lui donner cette satisfaction d'être enfin pour lui des enfants qui lui font confiance, qui se laissent prendre et qui se lais­sent réconcilier entièrement avec lui.

 

                                                                                                        Amen.

 

Chapitre : Carême 1982.                          24.02.82

      1. Se réconcilier avec Dieu.

 

Mes frères,

 

En préparant la célébration de ce matin, j'avais été frappé, comme vous l'avez remarqué, par cette audace de l' Apôtre Paul se présentant, lui et ses compagnons, comme les ambassadeurs du Christ. Et invitant ses correspondants à se laisser réconcilier avec Dieu. Sachons que par Corinthiens interposés, ils s'adressaient à tous les chrétiens, à nous aujourd'hui, aux hommes, à tous les hommes jusqu'à la fin des temps.

Lorsque nous parlons de réconciliation, nous ne nous ren­dons pas compte, je pense, que Dieu est beaucoup plus avide que nous de cette réconciliation. Nous sommes UN. Nous sommes une Personne. Dieu nous invite à nous laisser réconcilier avec Lui. Mais Dieu, lui, il se trouve devant une infinitude d'hom­mes. Et il désire que chacun de ces hommes rétablisse avec lui, Dieu, des rapports harmonieux, des rapports pacifiques, des rapports de concorde : qu'il n'y ait qu'un seul coeur et chez Dieu et chez les hommes, que ces coeurs battent à l'unisson, qu'il n'y ait pas de discordance, ni de discorde.

Or, ce désir de Dieu, ce souhait de Dieu, cette attente de Dieu de la réconciliation de l'humanité entière avec lui, c'est quelque chose que nous ne pouvons pas imaginer comme intensité et violence. Car, lorsque Dieu attend, souhaite, désire quelque chose, c'est toujours modo divino, c'est-à-dire d'une façon divine, hors limite, sans mesure, infinie.

 

Voilà ! Nous autres, que faisons-nous ? Allons, regardons­-nous sincèrement en ce début de carême ! Eh bien, nous affublons Dieu de nos limites à nous, de nos tiédeurs, de nos velléités. C'est ainsi que nous faisons ! Nous réduisons Dieu à notre taille qui est toute petite. Nous le rabaissons au niveau de nos mesquineries.

Mais non ! Dieu désire à la façon de Dieu. Il désire que nous soyons réconciliés avec lui. Mais nous ne pouvons pas con­cevoir ni imaginer ce que ça signifie en soi. Et Dieu est ainsi aussi lorsqu'il aime. Et ce besoin de réconciliation qui l'habite est au fond une facette de son amour, de l'amour qu'il est. Allez, en ce début de carême, encore une fois, examinons­-nous ! Nous verrons ainsi par contraste ce que cela signifie lorsqu'on dit que Dieu aime, ou que Dieu est amour.

Qui Aimons-nous ? Eh bien, nous aimons ceux qui nous sont sympathiques. Cela peut être une certaine attirance physique ; ceux qui partagent nos goûts ; ceux avec lesquels il nous est possible de dialoguer ; ceux qui sont pacifiques avec nous ; ceux qui ne nous font pas de difficultés, c'est à dire qui cèdent devant nos caprices ; au fond ceux qui nous sont inférieurs. Nous pouvons à leur endroit être généreux, manifester notre bon sentiment. A la limite, nous nous situons avec eux sur un pied d'égalité.

 

C'est la tentation à laquelle succombent beaucoup de jeu­nes aujourd'hui. On veut bien vivre. On voudrait une petite communauté - je parle des jeunes dans le monde religieux ­- des petites communautés, pas trop nombreuse, une douzaine, une petite maison. On a tous le même âge, ou à peu près, on a les mêmes idées, on a le même idéal, on a les mêmes goûts. On s'accorde très bien, on va faire des choses formi­dables.

Au fond, on n'aime PAS. Ce sont des égoïstes qui vont se cultiver entre eux. Cela peut aller jusqu'au bout ? Je n'en sais rien ? Cela va peut-être sauter ? La plus part du temps ça saute après quelques mois ou quelques années.

 

Eh bien, Dieu, lui, que fait-il ? Dieu, il aime, lui, à sa façon divine. C'est à dire qu'il ne fait pas de distinction entre le mauvais et le bon. Au contraire, moins quelqu'un est naturellement aimable, plus Dieu se sent attiré vers lui. On le lui reprochait lorsqu'il était homme. On lui disait : mais enfin, pourquoi, pourquoi va-t-il manger avec les pécheurs ? Pourquoi fréquente-t-il ces gens de rien que sont les publicains ? Regardez ces femmes qui le suivent ! Là-dedans, il y en a tout de même qui ne sont pas des modèles de vertu. Qu'est-ce que cela veut dire ?

Mais ça, c'était Dieu. Plus quelqu'un est faible, plus quelqu'un est misérable, plus quelqu'un est répugnant, plus quelqu'un est ignoble, plus quelqu'un est monstrueux, c'est celui-là que Dieu aime. Il l'aime, mais sérieusement. C'est à dire qu'il va entrer dans cet homme qui est son ennemi, naturellement son ennemi, il va entrer en lui et il va vivre tout ce que cet homme vit de façon à pouvoir lui infuser, lui transmettre sa vie divine à lui.

 

Ecoutez ce que dit Saint Paul aux Ephésiens. C'est tout chaud, tout nouveau. Pas ce qu'il dit, mais je viens de le lire ce soir entre les coups où je n'ai pas été interrompu. Il dit ceci: Vous, dit-il, - il dit d'abord vous ­ - Vous, alors que vous étiez morts à cause de vos erreurs, de vos péchés, de vos révoltes dans lesquelles vous marchiez, dans lesquelles vous circuliez, vous alliez ça et là, d'après les normes de ce monde-ci. Vous étiez sous le pouvoir du chef, du roi, du régent, du régent de ce monde-ci.

            Alors il continue et il dit : Mais nous - il passe du vous au nous - nous tous, tant que nous étions, nous nous rou­lions, nous nous vautrions autrefois dans les désirs, les con­voitises de la chair, de notre chair à nous, faisant, accom­plissant tous les vouloirs de la chair et des pensées. Rappelez-vous l'expression de Saint Benoît. On vient dans le monastère, dit-il, pour lutter contre les vices de la chair et des pensées. Il l'a empruntée ici.

Et alors, dit Saint Paul, nous étions, nous, par nature, naturellement, des gosses de colère. On dirait aujourd'hui d'une façon très plate et même presque grossière : nous étions des gosses de merde...c'est ça ! Bon à rien...rien à en tirer... Mais simplement la seule réaction possible et normale devant des gosses pareils, c'était la colère. Une colère qui détruit : on n'en veut plus, on en a assez. Et nous étions ainsi comme les autres - donc pas de dif­férence, donc tous, tout le monde dans le même panier - .

 

Alors voilà que Dieu - Dieu dit-il - qui est riche, riche en amour en miséricorde. C'est à dire Dieu qui est riche en en­trailles...c'est ça ! Il faut revoir tout l'arrière fond hébraïque, sémitique, là derrière. Il a des entrailles au moins, lui. Lorsqu'on se met en colère, ce n'est pas avec les entrail­les. Les entrailles ne savent pas se mettre en colère. Les en­trailles, elles se dissolvent. Quand on se met en colère, c'est avec le cerveau. C'est avec le cerveau, ce n'est pas avec les entrailles. C'est à l'autre extrémité. C'est avec la tête.

Alors lui, étant riche en miséricorde, à cause, dit-il, de l'immense amour dont il nous a aimés. Voilà, c'est cet amour qui n'est pas mesuré. Et qu'a-t-il fait ? Alors, dit-il, - il va encore plus loin - que nous étions morts - tout simplement mort - à cause de nos péchés, à cause de nos révoltes, parce que nous marchions à côté de ce que Dieu voulait. Nous étions donc des gosses de colère et nous étions encore loin de là...Nous nous vautrions dans les con­voitises de la chair et des pensées. Et Avec tout ÇA, nous étions morts...

Et alors, qui ici peut aimer un cadavre ? Naturellement, on peut aimer quelqu'un qui est mort : un parent, une person­ne aimée. Elle est morte, on l'aime. Mais ici, il s’agit d'au­tre chose. C'est quelque chose qu'on trouve et qui n'a pas de vie. Et il continue : et il nous a fait vivre dans le Christ. Il nous a donné la vie dans le Christ. Voyez ! C'est cela l'amour. C'est ainsi que Dieu aime. C'est ainsi qu'il nous a aimés.

 

Et lorsqu'on parle de réconciliation, nous devons avoir cela, avoir ce tableau devant nous. Donc que Dieu a désiré et désire encore que nous soyons devant lui comme lui est devant nous. Et nous serons de cette façon devant lui si nous le sommes devant nos frères. Car avec Dieu, il est impossible de jouer la comédie. Tels nous sommes devant le frère, tels nous sommes devant Dieu.

Or, il nous demande, il attend de nous que nous aimions comme lui aime. Il le dit combien de fois : Soyez comme votre Père, lui qui ne fait pas de différence. Il fait lever son so­leil sur tout le monde. Il fait pleuvoir. il fait tomber sa pluie sur tout le monde. Il ne fait pas de différence entre le bon et les méchants.

Imaginez ça, comment nous ferions si nous devions diriger le soleil ? Eh bien, nous nous arrangerions bien par des trucs de magie pour que les uns soient glacés pendant que les autres aient bien chaud. Comme ça, ceux qui sont mauvais appren­draient ce que ça coûte d'être mauvais. La pluie tomberait rafraîchissante sur les bons, et les autres, eh bien, ils pourraient toujours apprendre ce que c'est que de ne pas faire la volonté de Dieu. Non ! Dieu est bon pour tout le monde. Et il l'est encore même davantage pour ceux qui sont mauvais.

 

Vous voyez, mes frères, c'est cela ! Et lorsque vous pou­vez juger parfois qu'un Abbé est trop indulgent, et qu'il est trop bon, et qu'il est trop patient, et qu'il devrait faire ceci, ou cela, et que...enfin, qu'on voit que ça dure trop longtemps ! Non, pensez que dans le monastère il occupe la place du Christ, il occupe la place de Dieu et il doit être pour tous ses frères une de ce Dieu qui aime, mais qui aime de façon divine qui n'a pas de mesure. Et ce sont les règles, les lois sous lesquelles nous devons vivre dans un monastère.

Donc, pensons-y pendant ce carême, si vous le voulez bien ! Réfléchissons à la qualité de notre amour, de notre charité fraternelle. Et, s'il y a des choses à reprendre, fai­sons-le bien sincèrement. Mais disons-nous toujours que malgré tout nous resterons en de ça de cette mesure qu'est la mesure divine. Mais que, malgré nos déficiences nous portons en nous l'Esprit, nous sommes des enfants de Dieu.

Et si nous nous laissons aller à la pente de cette nature divine qui commence à devenir la nôtre, sans même que nous le remarquions, nous allons nous convertir, nous allons nous laisser réconcilier avec Dieu dans la personne de nos frères. Voilà ce que je pensais devoir vous dire ce soir. Je con­tinuerai la suite la fois prochaine.

 

Chapitre : La manipulation de la vie.             27.02.82

      La manipulation de la vie vue par le moine.

 

Mes frères,

 

Jeudi soir le Père Mourlon nous a donné une causerie inté­ressante sur des pratiques scientifiques qui intéressent au plus haut point le monde savant mais qui commencent à intriguer le grand public. Je vois un symptôme de cette inquiétude dans le fait, par exemple, que des personnes préfèrent ne pas être soignées en Clinique Universitaire car elles ont peur de servir de cobaye à toutes sortes d'expériences. Il s’agit, vous l'avez compris, de la manipulation de la vie.

Dans la presse paraissent de temps à autre des articles. Mais ils sont d'une technicité tellement élevée qu'ils sont inabordables pour les profanes que nous sommes. J'ai parfois eu envie d'en faire lire l'un ou l'autre au réfectoire. Mais c'est tellement difficile, qu'on y serait perdu.

 

La génétique par exemple : on produit aujourd'hui, déjà, de petits animaux en série, tous rigoureusement identiques. Demain ou après-demain, dans un avenir rapproché ou éloigné, ne va-t-on pas commencer à produire des êtres humains tous rigoureusement identiques, et ça, en série ? C'est de la science-fiction pour aujourd'hui. Mais ? Voyez !

Alors, voyez les vues politiques qui sont là derrière : des races de seigneurs et des races d'esclaves. Voyez les in­térêts financiers et commerciaux hors de notre portée à nous. Or, ça se fait maintenant, c'est en route. Le Père l'a dit, d'ailleurs.

Mais il y a aussi dans le chef de la plupart des chercheurs, il  y a aussi le souci, le désir d'améliorer la condition de l'humanité. Et ça, c'est certain.

 

Et nous, au monastère, quelle doit être notre réaction ? Est-ce que nous devons vivre dans une béate ignorance ou bien dans un splendide isolement ? Ou bien nous lamenter en atten­dant le pire ? Nous devons être lucides, je pense, dans un monastère plus qu'ailleurs encore. Le monde est pour l'instant soulevé par une vague de fond d'une puissance fantastique qui l'entraîne sans lui demander son avis et à laquelle il n'est pas possible de résister.

Maintenant, devant ce fait qui est là, que le Père a bien expliqué, rentrons en nous-mêmes et portons sur le phénomène un regard de contemplatif. L'univers est porté par deux courants : le courant de cré­ation et le courant de rédemption. Et les deux s'entrelacent sans se contredire et sans s'annuler.

 

La création d'abord : elle est par excellence l'oeuvre de Dieu. Personne n'est capable de créer, sauf Dieu. L'homme peut transformer à partir de l'existant. C'est ce qu'il fait en manipulant la vie. Mais Dieu seul peut créer. Et il crée à tout moment. Il ne cesse pas de créer. Nous concluons nos chapitres tous les jours par l'invocation : Notre secours est dans le Nom du Seigneur qui a fait le ciel et la terre. C'est très mal traduit.

Dans le texte original, c'est un participe présent. Et il faudrait traduire comme ceci : Notre secours est dans le Nom du Seigneur qui est en train de façonner le ciel et la terre. Maintenant, à l'instant même où j'en parle. Et la création sortant des mains de Dieu est jaillissement ininterrompu d'imprévisible nouveauté. La création, c'est tou­jours du neuf. Or maintenant, nous sommes en présence d'une nouveauté qui était inimaginable il y a seulement quelques di­zaines d'années.

Il y a aussi le courant de rédemption qui, lui, est aussi par excellence une oeuvre divine. Car, que fait-il, le courant de rédemption ? Il corrige au fur et à mesure les écarts introduits, occasionnés par la liberté. Car Dieu désire maintenant que le monde devenu conscient réagisse à son action créatrice. Il est donc Créateur ce Dieu, notre Dieu, de la liberté. Mais il doit en tenir compte. Et ce sera ce que j'ai appelé le courant de rédemption.

 

Si bien que le monde grandit vers un maximum de conscien­tisation. Il se demande qui il est, d'où il vient, où il va, les grandes questions philosophiques et théologiques ? Aussi, si je manipule la vie, je me demande : qui donc suis-je ? Où vais-je ? Dans quelle direction est-ce que je dé­sire aller ? Dans quelle direction suis-je poussé ? Est-ce qu'il n'est pas possible de diriger cette évolution ? Mais ça, dans l'homme...

Mais voyons aussi l'univers entier. L'homme, c'est l'uni­vers prenant conscience de son existence et de son pouvoir. Il y a aussi une croissance vers la divinisation qui est le terme ultime de la création et de la rédemption, vers le moment où Dieu sera tout en toute chose et où le monde sera de­venu consciemment participant à la nature de Dieu. Voyez, nous sommes entraînés dans ce processus, mes frères, et la manipulation de la vie, il faut la situer dans cet ensemble.

Maintenant dans le monastère ? C'est ça qui nous intéresse surtout. Et c'est la raison pour laquelle j'ai voulu revenir sur cette conférence, parce que au moment même ça m'a intrigué, ça m'a frappé. C'est que aux deux plans, celui de la création et celui de la rédemption qui sont indivisibles, indivisiblement une oeuvre divine, le moine est un élément indispensable. Il s’agit évidem­ment du moine qui prend sa vocation au sérieux et qui s'efforce

de la vivre dans sa beauté, dans sa plénitude et dans sa vérité.

 

Le moine, alors, est présence vivante dans le monde, pré­sence vivante du Christ de qui dépend le déroulement de l'oeuvre divine, du projet divin. Donc, dans la mesure ou le moine est christifié, il est moteur et régulateur des mouvements qui tra­versent l'humanité. Il en est le moteur parce que le Christ qui est le Logos de Dieu, le Christ par lequel Dieu crée le monde, par lequel Dieu inspire aux hommes de manipuler la vie. Ce Christ-là vit dans le moine et il agit par lui.

Il ne peut pas faire autrement que d'agir par lui, car depuis que le Logos de Dieu, le Logos Créateur s'est incarné, il ne fait rien sans passer par la créature consciente. Car le Verbe de Dieu n'a pas assumé une nature humaine abstraite. Il a assumé des hommes une chair concrète, bien concrète, de la poussière du sol, des éléments du monde. Et aujourd'hui encore, c'est à travers les éléments du monde qu'il dirige le monde, surtout l'élément conscient qu'est l'homme.

Alors, voyez maintenant l'homme qui accepte que le Christ soit tout en lui, qu'il ne fasse plus qu'un seul être avec le Christ. Eh bien, à travers cet homme, le Christ est le moteur de l'évolution. Mais il en est aussi le régulateur. Le régulateur, parce que à ce moment-là, le Christ Rédempteur, donc le Christ qui prend sur lui les écarts de la liberté humaine, il agit dans cet homme.

 

Mes frères, c'est là quelque chose qui est tellement beau qu'il n'y a pas de mot pour l'exprimer de façon correcte. Il faudrait reprendre, ici, les grandes hymnes théologiques et christologiques et les méditer, les déguster, et les contempler lentement.

Si bien mes frères, et je termine là-dessus, le véritable moine, donc celui qui a découvert le sens de sa vie monastique, il ne se comporte pas en déserteur devant les choses qui se passent maintenant dans le monde de la recherche et de la science. Et non seulement il n'est pas déserteur, mais devant les défis qui lui sont lancés, il se tient ferme. Ces défis, il les assume, il les relève, il les maîtrise. Comment ?

Mais par sa sainteté. Il est le maître des défis lorsque ce n'est plus lui qui vit, mais que c'est le Christ qui vit en lui. Car ces défis, ces défis, ils sont lancés par qui ? Mais par Dieu lui-même qui les provoque. C'est un jeu divin, une joute entre Dieu et sa création, une joute entre Dieu et l'homme. Mais l'homme christifié relève ce défi que lui lance son partenaire Dieu, ce Dieu qui ne craint pas, qui je dirais non seulement ne craint pas mais est devenu maître dans l’art de se lancer dans les risques les plus fous.

Car c'était un risque vraiment dépassant la folie que de prévoir et de créer un être libre qui serait capable de lui dire non, mais que Dieu quand même pourrait récupérer pour que, au terme, cet être libre participe dans l'amour à sa vie à lui, Dieu. Et non seulement cet être, mais par le canal de cet être tout le cosmos que Dieu aurait créé.

Voilà, mes frères, les petites réflexions qui me sont venues à l'esprit à l'occasion de cette conférence. Je vous en ai fait part tout simplement. C'est la fin de la semaine. Nous pourrons comme ça, si nous en avons le temps, y réfléchir la journée de demain qui est consacrée au Seigneur.

 

Récollection du mois de mars.                     06.03.82

      Cheminer vers le centre de tout.

 

Mes frères,

 

Dans la causerie hebdomadaire que le frère Joseph nous donne, j'ai aperçu lundi dernier une balle qui lui échappait des mains. Cette balle, je vais la reprendre au vol ce soir, et la renvoyer haut, tellement haut que nous allons cette fois la perdre de vue. Ce sera également une orchestration des paroles de Saint Léon, cette transfiguration du Christ, prémices de la nôtre. La­ nôtre qui est déjà en route, que nous vivons déjà dans la foi et dans notre ascèse.

 

Vous vous rappelez, sans doute, que le frère Joseph nous parlait de la figure unique et universelle qu'est le Christ Jésus le Seigneur. Unique, parce que absolument original, transcendant à ja­mais tout ce qui peut exister, tout ce qui peut même se conce­voir. L'homme-Jésus est la Personne même du Verbe de Dieu. Mais ce Jésus est aussi la figure universelle. Il est le coeur, il est la tête, il est le centre de toute la création.

            Et voici maintenant la balle que j'ai aperçue et que je reprends pour la lancer en plein vol. Il nous a dit : Celui qui se rapproche du centre, de ce centre, il fait l'expérience de la plus extraordinaire désinté­gration. Qu'est-ce que cela veut dire ?

 

Se rapprocher du centre, ce n'est pas grâce à la vigueur d'une spéculation théologique. Vous savez, comme si on lançait vers ce centre jusqu'à l'atteindre une sorte de nacelle spatia­le qui explorerait ce centre, qui l'analyserait alors que nous­-mêmes nous resterions sur place. Non, se rapprocher du centre est une démarche qui fait bouger l'homme, qui l'engage. Elle est de nature existentielle et je dirais même physique. Car c'est son corps aussi bien que son esprit qui doit partir, qui doit se mettre en route et se rapprocher de ce centre.

Je la qualifierais plus exactement, plus correctement de mystique. Car une métamorphose s'opère et nous voici dans la transfiguration. La volonté, l'intelligence, l'affectivité de­viennent celle même du Christ. La chair elle-même est transfi­gurée. Elle est illuminée. Elle commence à rayonner. Cela se voit dans les yeux, cela se voit dans la démarche.

Rappelez-vous la description qui nous a encore été donnée hier, du moine parvenu au sommet de l'humilité. Il est encore dans sa condition de pécheur. Il le sait plus que quiconque. Et les péchés, il en commet. Ce ne sont pas des peccadil­les. Pour lui, c'est bien réel. Et pourtant, il est aussi arri­vé auprès de ce centre. Il en est tellement proche qu'il ne fait presque plus qu'un avec lui.

 

Mes frères, à ce moment, ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi. Avec lui, je ne suis plus qu'un seul esprit, un seul corps. Avec lui je suis crucifié. Avec lui je meurs. Avec lui je ressuscite. Avec lui je suis déjà assis à la droite de la puissance dans les cieux. Je suis intégré en lui. Je suis devenu Dieu par participa­tion à son être divin à lui. Et en même temps je parviens à la pleine stature de ma condition d'homme et je fais, à ce moment, la formidable expérience de l'unicité.

Mais ce n'est pas tout ! En me rapprochant du centre, en étant assimilé à lui, j'intègre en ma personne tous les hommes et même l'univers matériel. Les hommes ? Mais je les sens vivre en moi. Je les porte en moi comme une mère porte dans ses entrailles le fruit de son amour. Et déjà je sauve ces hommes, car en moi et avec moi, eux aussi se rapprochent du centre. Ils y arrivent...

Mais ce n'est pas seulement les hommes qui sont ainsi intégrés à ma personne : c'est l'univers entier. Rappelez-vous les paroles de Paul : Tout est à vous : le monde, la vie, la mort, le présent et l’avenir. Tout est à vous mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu.

 

Mes frères, cette seconde intégration qui est tributaire de la première, mais c'est la charité parfaite. Et à ce moment-­là, nous faisons l'expérience de l'universalité. Cette double intégration donne son véritable sens à la vie monastique. Car le moine est un homme qui devient UN avec le Christ centre du cosmos et qui récapitule en sa personne l'hu­manité et la création. Oui mes frères, notre vocation, elle va jusque là !

Et si nous nous sommes retirés du monde, si nous vivons à l'intérieur de notre clôture qui est un domaine consacré à Dieu, c'est afin de pouvoir réaliser cette intention de Dieu sur nous : que nous soyons parfaitement intégrés au Christ jusqu'à devenir UN avec lui. Et que, en même temps, par le fait même de cette intégra­tion, nous rassemblons en notre personne l'univers entier qui ainsi atteint son but, l'heure ou Dieu par le Christ sera tout en toute chose.

 

Mes frères, il y a - je l'ai déjà dit souvent - ainsi une anticipation de l'état final de la création. Et c'est pourquoi la vocation monastique est essentiellement de nature eschatologique. Sinon, elle n'a pas sa raison d'être. Cette double intégration, elle explique aussi la nature             de nos engagements :

Par l'obéissance, je renonce à une autonomie étroite pour accueillir la liberté parfaite de l'homme-Dieu auquel je suis intégré.

Par la pauvreté, je renonce à la possession pour vivre l'intégration. Je renonce au registre de l'avoir pour me hisser à celui de l'être, et de l'être éternel.

La chasteté ? Je renonce à l'opacité de la limitation pour connaître la transparence et l'universalité.

La stabilité ? Je renonce au vagabondage à la périphérie pour m'enraciner au centre de tout.

La conversion des mœurs ? je renonce à l'égocentrisme pour sortir de moi et tendre vers le coeur de l'univers.

Et l'ascèse ? Mais c'est maintenir le cap inébranlablement à travers les tempêtes, à travers les secousses, à travers les vents contraires. Le maintenir, ce cap, droit vers Ce centre, Ce centre qui se rapproche de moi autant que moi je me rapproche de lui. C'est peut-être plus lui qui vient vers moi ? Et d'ailleurs c'est bien vrai! Ce n'est pas moi qui ai aimé Dieu, mais c'est lui qui m'a aimé le premier, et c'est lui qui a pris ma nature pour que je puisse participer à la sienne.

 

Mes frères, nous comprenons mieux maintenant que le rap­prochement de ce centre, ou vers Ce centre, est l'expérience la plus extraordinaire qu'un homme puisse faire : celle de l'intégration. O, je sais, on n'est pas venu dans un monastère pour y faire des expériences. Mais c'est tout de même là, la raison d'être - comme je l'ai dit il Y a un instant - de notre présen­ce dans le monastère. Et c'est la fin ultime de toute vie humaine.

L'intégration, mes frères, l'intégration achevée, mais c'est résurrection d'entre les morts, c'est transfiguration. Mais pour aller jusque là, pour y arriver, il faut passer inévitablement par le tunnel de la mort. C'est ce que nous rap­pelle cette période de carême.

Nous nous imposons des mortifications, comme on dit, peti­tes ou grandes, plutôt petites car notre vie est déjà assez dure ainsi par elle-même. Mais ça ne fait rien, ça nous tient en éveil. Et cette mort, cette mort à nous-mêmes, à nos vouloirs, à nos jugements, à nos plaisirs, cette mort, nous l'assumons pendant ce carême avec une foi nouvelle, une espérance plus vivante, une charité plus vive. Mais nous savons bien pourquoi. Le moine sait. Il découvre ce qu'il vit et il le vit avec une intensité plus profonde.

 

Mes frères, le mois de mars couvre une bonne partie du carême. Essayons de le vivre ! Essayons de consacrer nos jours et nos nuits à cette recherche de la vérité, c'est à dire à ce cheminement vers le centre de tout, vers cette figure unique et universelle qu'est le Christ Jésus l'homme-Dieu. Afin qu'il puisse nous assimiler à sa personne et ainsi nous donner de devenir nous-mêmes ici sur la terre les substi­tuts de sa présence corporelle, afin que en nous aussi l'uni­vers entier soit ramassé et qu'il parvienne victorieusement au salut.

 

Chapitre : Carême 1982                           08.03.82

      2. Dieu veut se réconcilier. [6]

 

Mes frères,

 

Le jour du mercredi des Cendres, j'avais épinglé cette abjuration de Saint Paul à l'adresse de ses correspondants. Il disait : Ecoutez ! Laissez-vous réconcilier avec Dieu ! Et j'avais attiré votre attention sur la fait que Dieu était beaucoup plus avide de réconciliation que nous-mêmes. Nous, parfois ça arrive !

On pourrait très bien rester en guerre avec quelqu'un non seulement des jours et des mois, mais même des années. Vous avez ça dans, les villages. Vous avez de ces haines de famille indéracinables. Le frère Jules dit oui. Il en a connu, lui, c'est vrai ! Cela se transmet presque de généra­tion en génération. Et on s'accommode de ça.

 

Eh bien, Dieu pas ! C'est impossible ! Dieu ne sait pas s'accommoder d'être en désaccord avec quelqu'un ou que quelqu'un soit en désaccord avec lui. Ce besoin de réconciliation chez Dieu, c'est une facette de son amour. A tel point - je me permets une expression qui est exagérée, naturellement, mais il y a là en dessous quel­que chose de vrai malgré tout - c'est que Dieu préfèrerait encore ne plus exister plutôt que d'avoir quelqu'un qui ne serait pas d'accord avec lui.

Voyez derrière, alors, je le dis de suite, se profiler le mystère de la croix où Dieu vraiment a voulu mourir. A ce mo­ment-là, Dieu était mort. C'était le Verbe de Dieu. Il était mort, il n'existait plus. Il était un cadavre. C'était un tas de molécules. Il était promis à la décomposition naturelle. Il n'y avait plus rien. Eh bien, il préférait ça plutôt que d'avoir des hommes qui seraient en désaccord avec lui.

 

Et il attend cela aussi des hommes entre eux. Voyez, lorsqu'il dit : Si tu vas un jour présenter ton offrande et que au moment où tu arrives dans le temple ou à l’église, tu te souviens qu’il y a un homme qui a quelque chose contre toi, alors n’hésite pas ! Laisse ton offrande là sur place, fais demi tour et va te réconcilier avec cet homme ! Et puis alors, reviens présenter ton offrande…

Vois-tu, tu auras accompli le même geste que moi. C’est moi, Dieu, qui ait fait le premier pas dans la réconciliation. Ce n’est pas l’homme, c’est moi. Eh bien toi, fais toujours le premier pas pour te réconcilier avec ton frère. N’attends pas que lui se dérange, dérange-toi le premier. Et ainsi, tu me ressembleras.

Et à ce moment-là, me ressemblant, tu pourras venir te présenter devant moi et, avec un bonheur renouvelé j’accepterai le don que tu me fais de ta personne dans ton geste d’offrande.

 

Et alors, rappelez-vous Saint Benoît qui dit : Avant le coucher du soleil, il faut se réconcilier cum discordante, 4,88, avec le discordant. Ce n'est pas facile à traduire en français. C'est celui qui n'est pas en harmonie avec toi. Ce n'est pas celui avec lequel on s'est disputé, ça peut arriver ? Mais c'est celui qui n'a pas le coeur en accord avec le tien. Eh bien, ne permet pas une chose pareille. Avant le cou­cher du soleil, arrange-toi pour que vos sentiments soient de nouveau harmonisés. Voilà ce que demande Saint Benoît !

Vous voyez ! Vous avez Saint Benoît, vous avez le Christ. Et puis vous avez au sommet de tout, vous avez Dieu qui attend que nous nous laissions réconcilier avec lui. Voilà, mes frères, je rappelle ici ce que j'ai dit la dernière fois, le jour du mercredi des Cendres. Mais je l'ai étoffé. Et la fois prochaine, quand Dieu le permettra, nous irons encore plus loin.

 

Chapitre : Carême 1982.                          11.03.82

      3. Il a été fait péché et obéissant.

 

Mes frères,

 

Si nous venions à mettre en doute le désir qui habite no­tre Dieu d'établir une réconciliation permanente entre lui et l'humanité, il nous suffirait de peser le prix qu'il a engagé et qu'il a payé pour construire l'édifice dans lequel lui et l'homme pourrait cohabiter en paix, dans le respect, dans la confiance, dans l'amour.

Vous le savez, il a entrepris de revêtir dans la réalité charnelle notre condition d'homme. Mais telle qu'elle est avec toutes ses servitudes, les servitudes attachées au péché. Donc à cet état de refus, d'opposition, de négation à l'endroit de tout ce qui est Dieu. C'est cela le péché ! Or, il a revêtu cette nature-là ! C'est à dire avec les oppositions qui habitent l'homme, avec le refus, avec la souf­france que cela cause, avec les échecs, avec les impasses et finalement avec la mort.

Naturellement, lui n'a rien refusé, lui n'a pas été op­posé à Dieu. Mais il a voulu sentir sur sa personne l'épouvan­table pression qu'exerçait ce péché, non seulement sur l'ex­térieur de sa personne, mais même à l'intérieur de son être. Mais sans que ce soit de Lui. Donc, il a dégusté jusqu'à la lie le calice du refus. C'est ce que Saint Paul, pour l'exprimer, dit : Il a été identifié au péché. C'est le mot qu'il utilise : identifié au péché, fait péché, identifié à ce péché. Il faut voir, ici, le péché personnifié, le péché dans son abstraction.

Alors, nous devons bien comprendre que Dieu n'était pas du tout obligé d'en arriver là. La situation, la nôtre vis à vis de Dieu aurait pu durer indéfiniment. Dieu n'était pas contraint, pas même une contrainte morale, d'entreprendre tout ce travail qui devait faciliter la réconciliation de l'homme avec lui. Et pourtant il en éprouvait le besoin. Mais c'était le besoin amoureux, le besoin de l'amour. Car Dieu est amour. Il ne pouvait pas se résigner à voir un homme qui allait être malheureux, un homme qui serait toujours à côté du destin dont Dieu avait rêvé pour lui.

Ici, voyez, c'est l'amour qui parlait ! Ce n'était pas, je dirais, une sorte d'obligation métaphysique ? Non, ça ve­nait des profondeurs de Dieu.

 

C'est pourquoi Saint Paul pour expliquer cela, ou tenter une approche d'explication, il use de deux expressions qui sont très belles, et qui sont, vous allez le voir, très mysté­rieuses. J'en ai cité déjà une. Il disait : Le Christ - donc le Christ, il faut toujours savoir : c'est Dieu devenu homme. C'est le Verbe de Dieu, l'expression parfaite de Dieu. Ce que Dieu se dit à lui-même qu'il est, le voilà devenu homme - Et ce Christ a été fait péché, identifié au péché. Mais en même temps, if a été obéissant jusqu'à la mort.

Voilà donc deux choses qui sont absolument contradictoi­res parce que le péché c'est justement la désobéissance, c'est le refus. Il a été identifié au refus. A cause de ce refus, il a été fatalement conduit jusqu'à la mort. Mais cette mort, c'est une mort par obéissance. Il y a là deux contradictions dans le même homme. Je me demande si vous comprenez ?

Il a été fait péché ! Il a été fait obéissant ! Ce sont deux choses qu'il est impossible de faire en même temps. On ne sait pas être le péché et être l'obéissant. Mais cela se rejoint, cela se touche dans le fait de la mort. Si bien que cette mort qui est le salaire du péché, mais qui ici était le sommet, le terme, le comble de l'obéissance, cette mort du Christ, elle anéantit, elle annule. Au moment où ces contradictions se rencontrent, elles annulent et le péché, et sa séquelle dernière : la mort.

 

Et alors, Dieu le Père appose le cachet de l'authenticité et de la réussite de l'entreprise du projet en rappelant le Christ à la vie : Il le ressuscite. Il le ressuscite dans sa chair d'homme. Et une chair qui n'est pas une chair - comment dirais-je ? - étrangère. Non ! C'est celle qui a été marquée, qui est stigmatisée. Lorsqu'il se montre à ses disciples, il leur dit : Voilà mes mains ! Voilà mon côté ! C'est moi ! Je suis le crucifié. C'est le même homme. Mais maintenant une chair spiritualisée, une chair divinisée, une chair qui a échappé à l’empire du péché.

Voilà, mes frères, quelque chose qui rencontre une nouvel­le fois ce que le frère Joseph nous a dit lundi dernier. Il nous a parlé de cette figure unique et universelle qu'est le Christ, de la rencontre du compréhensible et de l'incompré­hensible, de la lumière et de l'obscurité. C'est une obscurité qui en fait est obscurité pour nous parce que en soi c'est lumière. C'est incompréhensible pour nous, mais c'est surintelligence, c'est surcompréhensibilité.

Cette obscurité est incompréhensibilité parce que l'oeil de notre intellect n'est pas capable de saisir dans sa totali­té les deux extrémités de ce mystère du Christ. Je viens d'en évoquer ici un aspect. Il y en a d'autres encore. Mais celui-ci est vraiment, je dirais, choquant parce que nous avons la cohabitation dans le même homme de deux contrai­res, de deux contraires qui aboutissent à la vie.

 

Et pour nous, dans notre existence contemplative au monastère, dans notre vocation, c'est une ­découverte que devons faire à un nous moment donné de notre vie, découverte qui se stabilise et qui alors ne fait aussi que grandir. Je veux dire ceci : que lorsque la figure du Christ se révèle dans, je dirais, sa perception synthétique, globale que nous pouvons en avoir, à ce moment-là l'intellect de l' homme éclate. Il devient déséquilibré. Il ne trouve plus, il ne sait plus quoi. Il est plongé dans l'obscurité.

Il est plongé dans l'obscurité, mais une obscurité abso­lue, une obscurité solide. Ce n'est pas une simple obscurité intellectuelle. C'est plus. C'est l'être entier qui est dans l'obscurité. Pourquoi ? Parce qu'il y a là un excès de lumière. C'est trop ! L'être dans tout, dans son intelligence et dans sa volonté, même dans sa chair, ne sait plus le supporter. Puis, qu'arrive-t-il ?

Alors le moine reste fidèle. Il fait comme le Christ, il obéit. Voyez Saint Benoît : il obéit. Il obéit à travers tout, sans arrêt. Il ne lâche pas. Il ne sait plus ce qu'il fait. Il ne sait plus pourquoi il le fait. Sa vie n'a plus aucun sens. Il n'y a plus d'issues. Voyez ! Il participe à sa façon à ces angoisses, à ces souffrances qui sont dues à son état de pécheur, toutes cel­les que le Christ a assumées.

Mais voilà, petit à petit son être s'adapte à cette situ­ation. Il y a une adaptation progressive qui se fait. Et cette obscurité, tout en restant obscurité commence à devenir, à avoir une certaine clarté. Elle se transmue en lumière, une lumière qui est toujours aussi obscure mais qui malgré tout est cette fois lumineuse. C'est cette fameuse lumière-obscure qu'il est absolument impossible de décrire par des mots. Seul le sait celui qui la voit, celui qui la vit et celui qui s'en nourrit.

 

A ce moment, on est au coeur du mystère et il n'y aura plus au-delà que l'apparition, l'apparition de la Personne même du Christ. Mais cela, c'est réservé au moment où le coeur étant par­faitement purifié, étant déjà en voie de transfiguration, il réagit sur l'organisme entier. Et au-delà de la mort biologi­que, il y a un état que nous ne pouvons même pas imaginer, qui est ce corps spirituel qui sera la résurrection des morts.

Et à ce moment-là, comme le dit l'Apôtre, nous le verrons non plus à travers ce voile énigmatique qui est encore obscur tout en étant déjà lumière, mais nous le verrons face à face.

Voilà, mes frères, le chemin, le chemin de la réconcilia­tion. Mais j'en ai dit assez pour ce soir et je laisse la suite à une autre occasion.

 

Chapitre : Réfléchir sur le sens de notre vie.   14.03.82

      Cette réflexion est-elle possible ?

 

Mes frères,

Aujourd'hui, nous allons nous poser une question. La voici : Une réflexion non superficielle sur la vie monastique contem­plative, sur le sens de cette vie, est-elle possible? En disant non superficielle, j'écarte les approches habi­tuelles, traditionnelles de la vie contemplative.

Celle-ci par exemple : Dieu est tellement grand, tellement beau que une vie humaine peut se consacrer à lui totalement dans la solitude et le silence ; ou bien les besoins de l'Eglise, de l'humanité. La foule des hommes est livrée aux activités séculières UTILES, indispensables pour que le monde puisse subsister. Mais ces activités peuvent si facilement dévier et éloigner le monde de Dieu. Il faut donc qu'il y ait des hommes qui soient comme des foyers de prière, des hommes qui sans cesse ramènent le monde vers Dieu.

Tout cela est très vrai, encourageant, stimulant pour nous. Mais aujourd'hui je voudrais laisser ça de côté, me demander s'il n'y a pas une approche plus profonde encore, une qui nous enfoncerait jusque dans le coeur de notre vie contemplative. Pour cela, ce devrait être une réflexion qui se laisse en­velopper de mystère, une réflexion qui devient humble, tout à la fois craintive et audacieuse, comblante, rassasiante mais éveillant toujours de nouveaux appétits.

 

Ce doit être possible, mes frères, à condition que notre réflexion elle-même soit de nature contemplative. C'est à dire qu'elle éveille l'admiration, la stupéfaction, qu'elle soit une source d'émotions, qu'elle engendre un mouvement, un mou­vement qui fait sortir de soi et qui engendre l'amour. Pour tout dire, une réflexion qui soit accueil.

Cette réflexion, dans le fond, elle n'est autre que la meditatio ruminatio des Anciens qui dans leur coeur faisaient germer, faisaient tourner et croître une intuition, qui s'en nourrissaient et qui la convertissaient en une joie secrète. Voilà, mes frères, je m'en vais m'essayer à cette entre­prise qui n'est pas facile. Vous jugerez le résultat après.

La vie monastique contemplative, elle est la découverte d'une immersion. On est à l'intérieur de quelque chose, un quelque chose qui est un quelqu'un. On est saisi par ce quelque chose avant même d'en appréhender la présence. Je me rap­pelle cette parole du Saint : Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais pas trouvé...

 

Il y a donc uns saisie. Et cette saisie a pour résultat une assomption dans un univers, dans un environnement qui nous est naturellement étranger. C'est l'image ici d'une...je la reprends ou je la transpose...vous avez une ville, une forteresse qui est un homme. Elle est investie. Elle est enva­hie. L'envahisseur l'habite et il la transforme. Cela entraîne chez celui qui en est le sujet, la stupeur, la stupéfaction, le dépaysement, car il n'est plus chez lui, - cette fameuse xenithea des Anciens moines - On observe des choses que on ne connaissait pas. Ce dépaysement crée chez le moine le sentiment permanent de n'être pas chez soi.

Si bien que le vrai contemplatif, c'est un homme discret, effacé, qui est content de ce qu'il trouve. Il ne parle pas haut. Il évite le rire bruyant. Cela lui est même impossible. Vous reconnaissez la description qu'en donne Saint Benoît dans l'échelle de l'humilité. Et tout cela parce qu'il a été assumé dans un environnement, un milieu qui n'était pas le sien. Cet environnement que je qualifierais volontiers de ce que l'Ecriture appelle la Gloire de Dieu.

Vous voyez ! Je veux dire cette Lumière qui enveloppe Dieu et qui est, comment dire, ce qui vient de Dieu jusqu'à nous. Mais cette Lumière, elle est vivante, elle est dynamique. Elle est remplie des énergies divines comme un orage est rem­pli d'électricité. Et on vit là-dedans. On y a été enlevé, on y est immergé. C'est cela la vie contemplative !

Naturellement je la prends ici à son point qui n'est pas encore le plus élevé, mais qui est déjà tout de même un cer­tain étage. Mais cette saisie, cette assomption, cette immersion a pour conséquence - je le rappelle, je l'ai dit il y a un ins­tant - un investissement, un envahissement, une enhabitation d'un autre en nous. Et cela provoque une métamorphose.

Si bien que la vie contemplative, c'est devenir un autre. C'est devenir Dieu en devenant un fils de Dieu. On est entré dans cet univers qui n'est pas le nôtre. Non seulement nous en adoptons les moeurs, les coutumes, mais nous respirons l'air de ce monde nouveau, de ce monde divin. Nous respirons cette Lumière. Nous nous en nourrissons.

Ou si vous préférez, en rapport avec ce qui nous sera dit tantôt au cours de l'Eucharistie ( Ex 17, 3-7 ; Rm 5, 1-2, 5-8 ; Jn 4, 5-42 ) nous avons une eau. Cette Lumière est liquide, ou cette eau est lumineuse. Tout cela, vous voyez, c'est la nature de Dieu. Nous nous en nourrissons. Nous nous en abreuvons et nous devenons nous-­mêmes ce que nous buvons, ce que nous mangeons, ce que nous respirons. Nous devenons participants à la nature Divine.

 

Et voilà, une métamorphose est en nous qui se poursuit et qui ne s'achèvera jamais. Elle durera toute l'éternité car il n'est pas possible que nous épuisions jamais l'infinie richesse de la nature Divine. La vie contemplative, elle est passage sur une autre rive. Elle est mise en notre possession d'un être nouveau et d'un agir nouveau.

Pensez à tout ce qu'en dit Saint Paul quand il parle avec tant de ferveur de cette nouveauté de l'homme qui devient un fils de Dieu. Pensez aux premiers cisterciens qui ont voulu faire quelque chose de neuf, neuf dans le sens Paulinien du terme. Ces hom­mes étaient des charismatiques, étaient des prophètes et ils savaient ce qu'ils cherchaient et ce qu'ils voulaient. Pourquoi ? Parce qu'ils avaient été saisis par Dieu et ils se trouvaient dans cet univers où ils étaient dépaysés.

Et quel a été leur réflexe ? Mais c'était de s'enfuir, de s'enfuir dans un désert pour, là, reconstituer matériellement, concrètement dans des briques, et du bois, et des cailloux, et dans un vêtement, et dans des coutumes, dans des façons de se tenir, de reconstituer aussi fidèlement possible l'image de cet univers dans lequel ils étaient.

 

La vie contemplative, c'est devenir de suite ce que l’homme sera à la fin des temps. C'est ne pas lésiner, c'est traîner. C'est de réaliser cela avant de goûter la mort biologique. C'est une prélibation de la Vie Eternelle. Alors mes frères, pour celui auquel il est donné de faire une telle expérience, pour celui-là, la vie contemplative, elle est tout à la fois lumière rassasiante qui jamais ne dé­goûte et obscurité, obscurité qui laisse sans parole.

Nous rencontrons à nouveau ces paradoxes de la vie divine : le paradoxe de ce qu'est Dieu, le paradoxe de ce qu'est le Christ. Il est lumière, il est évidence, mais il est obscurité et incompréhensibilité. On sait qu'on a là quelque chose, mais il est impossible de dire ce que c'est. Mes frères, ainsi la vie contemplative, elle s'impose par sa beauté lumineuse, mais elle échappe à toute analyse objecti­vante.

Si bien, que si on veut résumer ce que je viens de dire, le sens de la vie contemplative, ce qui la justifie, ce qui trace une direction, ce qui lui imprime un élan, c'est donc un exode, une sortie vers un ailleurs, vers un ultime, vers un eschaton, vers un point au-delà duquel il n'est plus possi­ble d'aller parce que la destinée d'un homme s'achève, elle atteint sa perfection.

Et ce point ultime, c'est christification, c'est divinisa­tion, c'est résurrection, c'est transfiguration.

 

Il y a donc là, vous le sentez, un mouvement. Mais un mou­vement qui n'est pas naturel à l'homme. Je le rappelle : l'homme a été saisi, il est enlevé et il est plongé dans un univers nouveau. Elle est donc, cette vie contemplative, le monde. Mais le monde ramassé dans un homme, l'homme donc un microcosme, et ce microcosme arrivé au terme de son évolution. Elle est le gage de la réussite du projet de Dieu.

Et la présence de cette vie contemplative, donc de ce mi­crocosme achevé, elle est indispensable pour que le plan de Dieu avance, pour que le plan de Dieu jamais ne régresse, et pour que un jour ce projet - mais ce jour est très loin natu­rellement, il n'est pas à notre échelle de mesure - pour que un jour ce projet se présente aux yeux de Dieu comme un autre lui-même, comme si Dieu se regardait dans un miroir. Ce n'est pas Dieu certes, mais Dieu se reconnaît en lui. Il va donc se reconnaître dans ce microcosme qu'est le moine contemplatif parfait.

Et cet exode, ce passage doit se faire comme le demande, l'espère Saint Benoît, recto cursu, 73,14, par une course directe, rapide, dans le désencombrement, la nuditas facultatum, dans la nudité. Il faut être nu pour être léger, pour être rapide.

 

Et cela doit s'opérer, mes frères, - là naturellement c'est quelque chose qui peut sembler utopique. Mais enfin, l'utopie n'est-elle pas le ressort des grandes entreprises ? Et ça doit s'opérer dans l'absolu qu'ont voulu les premiers cisterciens. Nous entendons au réfectoire l'histoire de l'Abbaye d'Orval. Orval, oui...ça, ça a été l'histoire de toutes les au­tres Abbayes cisterciennes. Cet absolu a duré quelques années, 50, 60 ans peut-être ? Et puis ce fut irrémédiablement les compromissions, et puis la décadence et le reste.

Chaque fois, naturellement, il y a eu des reprises. Aujourd'hui on peut dire que dans tout l'Ordre une question se pose : Comment faire pour revenir à cet idéal primitif, pour reconsti­tuer cet absolu. Mais vous comprenez que ça dépend surtout des hommes. Il faut une fameuse dose de foi et de courage pour retrouver un tel désencombrement, une telle nuditas. Ce n'est pas impossible. Et je pense que nous sommes capables, dans notre petite communauté, ici, de le réaliser. Il y a suffisamment de générosité et suffisamment d'idéal que pour y parvenir.

 

Si bien que je vais synthétiser, je vais redescendre de ces hauteurs à un niveau plus modeste, plus pratique : Et la vie monastique contemplative, au départ, c'est un homme animal, égoïste, cruel, pécheur. La route s'appelle ana­chorèse, dépouillement, pauvreté, obéissance, discipline, veil­le, jeûne, travail. Et le viatique, la nourriture sur cette route, c'est l'Eucharistie, la pénitence, la Lectio Divina, l'Opus Dei, l'oraison, la componction.

Et le point d'arrivée, c'est le triomphe de l'Esprit ? C'est une créature nouvelle. C'est un homme qui reproduit fidèlement cette figure unique et universelle qu'est le Christ Jésus. Il la reproduit dans ses sentiments, dans ses pensées, dans ses jugements, dans son action, dans sa chair aussi bien que dans son coeur et que dans son esprit.

Voilà, mes frères, je vous ai dit au début de juger de la valeur de cette réflexion. A mon avis, elle n'est pas superfi­cielle. Elle est allée au fond des choses. Nous sommes en période de carême. Voilà, je vous livre tout cela pour que vous en fassiez votre profit. Nous avançons vers Pâques jour après jour. Nous allons entendre dans deux, trois heures ce splendide Evangile de la rencontre de Jésus avec une femme samaritaine auprès d'un puits, à proximité d' une ville, en plein midi, à la sixième heure. Et puis nous aurons les dimanches suivants un aveugle de naissance qui recouvre la vue, et puis un mort qui revient à la vie. Ne sont-ce pas là des étapes de notre vie contemplative ?

Alors, mes frères, pendant ce carême, laissons nous impré­gner par cette grande vérité, par cette grande beauté de notre vie afin que Dieu puisse faire de nous ce qu'il désire : des créatures nouvelles. ! Si bien que ceux qui nous rencontreront diront : Mais j'ai vu là quelqu'un qui est pour moi révélation d'un monde diffé­rent, de ce monde nouveau auquel mon coeur dans le secret as­pire, et auquel, ma foi, je ne croyais pas, je ne croyais plus.

 

Chapitre : Carême 1982.                          13.03.82

      4. Un oui permanent au Christ.

 

Mes frères,

 

Revenons-en sur la méditation de l'oeuvre principale de notre carême qui est la réconciliation avec notre Dieu. Nous avons vu que Dieu avait opéré de façon merveilleuse, divine, toujours à sa mesure à lui qui est hors de toute mesure. Il s'est fait, lui Dieu, péché dans la personne du Christ. Il l'avait identifié au péché. Et en ce même Christ, il a été obéissant. Il a été fait obéissance jusqu'à la mort.

Et cette mort, qui était le salaire du péché, du refus, est devenue le principe de notre salut éternel. C'est là enco­re un des paradoxes de l'agir divin qui parvient à réunir dans la personne du Verbe Incarné, du Christ, des contradictions. Et dans ce qui est le salaire du péché, il parvient à faire germer le sauvetage de l'humanité entière.

Car dans le Christ qui a été élevé au-delà de tout, au­ delà de tous les cieux, au niveau de Dieu. Je parle ici du Christ dans son humanité. Et dans cette humanité, c'est nous­-même qui maintenant sommes assis - déjà maintenant - auprès de Dieu dans la gloire. Comme le dit l'Apôtre Paul : Dans la Personne du Christ, Dieu réconciliait le monde entier avec Lui.

 

Maintenant, je reprends l'exhortation que nous adresse Saint Paul : Laissez-vous réconcilier avec Dieu. Et j'insiste sur le laissez-vous. Parce que la pointe de sa demande, presque de sa supplique, elle est dans ce laissez-vous. Ne refusez pas d'être réconcilié. Ne rendez pas vain les souffrances du Christ. Ne rendez pas vaine l'humiliation de Dieu. Voilà ce qu'il a fait pour vous !

Eh bien, ouvrez-vous, accueillez ce projet divin en vous, ne lui opposez pas de résistance. Laissez-le travailler en vous, consentez et donnez à Dieu cette joie, la joie de vous laisser réconcilier. Mais donnez-lui dans un OUI, un OUI franc, un OUI sincère et un OUI permanent. Non pas un OUI pour aujourd'hui qui de­viendra un NON demain, mais un OUI qui restera. C'est l'Amen ! Un OUI sur lequel Dieu lui-même peut s'appuyer pour construire, pour achever, pour suivre jusqu'à son terme cette oeuvre de réconciliation de l'humanité avec lui.

 

Alors, mes frères, ce OUI que Dieu attend de nous, vous le sentez, c'est notre obéissance. Et c'est toujours à cela qu'il faut revenir : obéissez-lui ! C'est cela que veut nous dire l'Apôtre Paul.

Faites tout ce qu'il vous dira ! C'est la dernière recom­mandation de Marie, la dernière parole que la Tradition Evan­gélique a retenue d'elle. Faire ce que le Christ nous demande, accepter, obéir. Plus j'avance, plus je réfléchis, mieux je comprends que tout, mais absolument tout se ramène à cette obéissance.

Et Saint Benoît qui était un homme d'expérience et un homme de l'Esprit, il ne se trompe pas lorsqu'il dit : il y a pour re­venir à Dieu, pour rétablir l'harmonie, l'accord entre Lui et vous, il n'y a qu'une seule route, une seule. C'est celle de l'obéissance. Ecoutez ce qu'Il vous demande, et puis en toute simplicité, en toute confiance, faites-le !

 

Notre souffrance, ce que les moines primitifs, ces Pères, ces explorateurs, ces pionniers de la vie monastique appelaient le deuil, ou la componction, ou les larmes spirituelles, elle ne peut avoir qu'une seule cause : c'est la mauvaise qualité de notre obéissance. Et plus on progresse vers Dieu, et plus on s'aperçoit des défauts, des défaillances, des impuretés de notre obéissance.

Mes frères, nous sommes en période de carême. Portons, je vous le demande, en nous ce deuil, ce regret. L'obéissance dans le sens large du terme, c'est à dire la donation de notre être à Dieu sans retour, mais aussi l'obéissance de détail qui elle, s'étend du matin au soir. Et l'obéissance, non seule­ment dans l'agir, mais aussi dans nos pensées, qu'elles soient toujours à la disposition de Dieu, que ce soit Dieu qui les habitent.

Car, notre obéissance doit aller jusque là, à ce que notre être entier ne fasse plus qu'un avec ce que Dieu et ce que le Christ - Dieu à notre disposition, Dieu qui a voulu devenir péché et obéissance pour nous - ce que le Christ attend de chacun d'entre nous.

 

Chapitre : Carême 1982.                          15.03.82

      5. Sommes-nous suffisamment détachés de nous-mêmes ?

 

Mes frères,

 

Nous sommes occupés par une réflexion, sur l'invitation de Saint Paul, à nous laisser réconcilier avec Dieu. Nous avons vu que Saint Paul attendait de nous - et der­rière Saint Paul le Christ lui-même - que nous lui fassions confiance. Donc que nous prêtions une oreille attentive à ce qu'il attend de nous et que, de cette façon, nous ne rédui­sions pas à rien tout le mal qu'il s'est donné pour arriver jusqu'à nous et nous faire croire à la réalité de ce désir qui l'habite de se réconcilier avec toute l'humanité.

Cela dépend donc, cette oeuvre de réconciliation, en bonne part de la qualité de notre obéissance. Et pendant le carême, nous pourrions bien nous interroger sur la valeur de notre obéissance et nous poser quelques questions. Celle-ci par ex­emple : Sommes-nous suffisamment détachés de nous-mêmes ?

Nous sommes des instruments désaccordés. Mais est-ce que nous le croyons vraiment ? Est-ce que nous le reconnaissons ? Est-ce que nous n'avons pas plutôt de nous une image de marque que nous cultivons avec soin, que nous embellissons même ? Et il ne s’agit pas qu'on y touche, surtout pas nos frères, et pas même Dieu !

 

Je vous ai parlé de cela il y a un petit temps, cette idole de nous, cette projection de nous-mêmes, une belle image. Et voilà, nous rendons un culte à notre moi. Or, cette image si belle, nous devons avoir le courage de l'abandonner et en acquérir une autre, vraie celle-là et d'appeler de tous nos désirs les retouches qui s'imposent à no­tre personnalité. C'est cela se laisser réconcilier ! C'est permettre à Dieu de nous retoucher, de nous réaccorder. Voyez un piano qui désaccordé. C'est toute une affaire pour le remettre dans les notes justes. C'est d'ailleurs une profession difficile à exercer. Il faut avoir une excellente oreille. Et c'est tout un travail...et ça coûte cher.

Eh bien, voilà ce que Dieu attend de nous. Il est un accor­deur. Et voilà, il attend que nous nous laissions travailler par lui, que nous retrouvions la gamme correcte, celle que lui a voulu pour nous. Et cela s'entend des grandes lignes de notre personne, mais aussi des détails. C'est les détails qui sont le plus difficile à mettre au point. Car Dieu a sur nous un projet. Il a un rêve à notre sujet. Et ce rêve, c'est notre vérité.

Et nous, nous en avons un à nous, qui est différent de celui de Dieu. C'est notre vérité à nous. Elle ne s'accorde pas avec celle de Dieu. Nous sommes dans l'erreur. C'est cela le désaccord ! C'est cela le péché ! Et Dieu attend précisément que nous nous laissions remettre dans notre vérité. Nous devons donc, pour nous détacher de nous-mêmes, pren­dre un certain recul. Nous regarder avec des yeux qui ne sont pas les nôtres, mais qui sont les yeux de Dieu.

 

Les yeux de Dieu sont perçants. Je m'en apercevais encore aujourd'hui à propos de moi, pas à propos d'un autre. A propos de moi, â je m'en suis aperçu, ô ils sont perçants. Ils ne

laissent rien, rien dans l'ombre. Ils vous inondent d'une clarté. Il n'y a pas moyen d'y échapper, tout ressort.

Mais ils sont aussi infiniment indulgents. Car si Dieu nous perce de sa Lumière, ce n'est pas pour nous anéantir, c'est pour nous éveiller. C'est pour nous rappeler que nous sommes nous, mais que lui est en face de nous et qu'il attend que nous lui ouvrions les portes, ou plutôt que nous lui lais­sions les mains libres en nous pour que cette lumière qui nous inonde puisse par sa puissance jusqu'à enlever les poussières.

Voyez! Il paraît que l'on fait des expériences de physi­ques - moi je ne sais pas, mais notre frère Jacques-Emmanuel pourrait peut-être nous parler de cela ? - lorsqu'on projette un faisceau de lumière, mais très concentré, sur une surface qui est revêtue d'une poussière très, très légère, on voit cette poussière qui s'envole. Il y a une plage de netteté qui se crée. C'est le principe du laser, dans le fond. Mais vous voyez, c'est ça !

 

Eh bien c'est ça la lumière de Dieu. Nous devons lui permettre qu'elle écarte de nous cette poussière et qu'elle nous rende notre beauté première, que nous soyons à nouveau accordés à la gamme de Dieu.

Voilà, mes frères, et pour cela nous devons être honnêtes, nous devons êtres probes, et dans le fond être humbles. Voilà, c'est ça, Dieu ne demande rien d'autre. Donc, laisser de côté l'image de marque que nous avons créée ainsi, qui est venue presque toute seule - c'est ça le péché originel, le péché en nous - et permettre à Dieu de la retoucher et de façonner à partir de là l'image vraie que nous sommes et qui correspond à cette idée que Dieu a sur nous, qui est notre vérité et notre véritable vocation.

 

 

Chapitre : Fête de Saint Joseph.                 18.03.82

      Sa vie est un échec apparent.

 

Mes frères,

 

En ouvrant cet après-midi les premières Vêpres de la so­lennité de Saint Joseph, brusquement un aspect de la vie de ce grand saint s'est imposé à moi. Je l'ai perçu comme un message, comme une Parole qui m'était adressée. Et j'ai com­pris qu'il m'appartenait maintenant de le partager avec vous. Je dois vous dire que c'est assez, comment dirais-je, spécial. N'en soyez donc pas trop étonnés, car à mon sens c'est la vérité.

 

La vie de Saint Joseph, elle s'est terminée dans un cul-de-sac, dans une impasse, donc sur un échec apparent. Je ne vais pas dire que cela a été vécu ainsi par Saint Joseph. Mais vu de l'extérieur, pour le regard objectif, froid, cette vie est tombée dans un trou où il n'y avait humainement plus rien.

Joseph a dû marcher pendant toute son existence, du moins à partir de l'instant où son sort a été lié à celui de Marie, il a dû marcher dans l'obscurité avec une seule lumière, celle qui brillait dans son coeur et qui n'était pas de lui. C'était la présence en lui d'une Parole, d'une Parole qu'il avait entendue, une Parole à laquelle il s'était livré.

Mais voyons d'abord son nom. C'est un nom prestigieux. Aujourd'hui, c'est quelque chose d'assez courant. Mais alors ! C'est un nom qui n'est pas Judéen. C'est un nom d'Israélite. Il est en rapport avec les tribus du Nord. Les tribus de Joseph, c'est Manassé et Ephraïm, les deux grosses tribus, celles qui s'étaient détachées du royaume de David après la mort de Salomon.

 

Vous vous rappelez Rachel qui n'a pas d'enfant. Et voilà qu'elle en a un. Elle l'appelle Joseph. Ce qui signifie, c'est un souhait, c'est une prière : ô que Dieu continue, qu'il en ajoute au moins un autre ! Dieu l'exaucera, mais elle y laissera sa vie. Et ça, c'est Joseph ! Joseph a deux enfants en Egypte, au lieu de son exil. Il ne devait jamais plus revoir son pays d'origine. Deux fils: Manassé et EphraÏm.

Manassé, ce qui veut dire : â le Seigneur m'a fait oublier toute ma détresse. Et Ephraïm : puisse-t-il, le Seigneur, me faire fructifier. Il m'a donné des rameaux, un rameau sur la terre de ma misère, de ma détresse. C'est donc un nom du Royaume du Nord.

Joseph habite Nazareth, mais il est un descendant du Roi David. Il ­est exilé là­-bas. Sa patrie, c'est Bethléem. Dans sa personne, dans son nom, et je dirais dans le fait qu'il est Ben David, qu'il est le fils de David, est déjà reconstitué mystiquement le Royaume de David.

­

Et vous voyez là, déjà, ce que nous récitons lorsque nous prenons le Canon Trois : Que Dieu rassemble ses enfants dis­persés. Et ça, c'est dans le nom de Joseph fils de David ! Et voilà donc que brutalement l'imprévu entre dans la vie de Joseph qui était.....

Attention, n'enjolivons rien, n'embellissons rien ! Voyons les choses telles qu'elles sont. Il ne faut pas idéali­ser. Joseph était un homme comme vous et moi, plus vertueux certainement, il l'a prouvé. Mais enfin, son grand rêve, son grand rêve surtout pour un Juif de son époque, c'était d'avoir une descendance, c'était d'avoir des enfants. Son nom lui-même le disait.

……et voilà que l'imprévu entre dans sa vie : son épouse, sa promise, elle lui échappe. Et voilà qu'il se trouve avec, disons vulgairement sur les bras un enfant qui n'est pas le sien. Quelqu'un, un ange, un prophète est venu lui dire que cet enfant il pouvait en confiance l'accepter avec sa mère, qu'il était le fruit d'une intervention directe de l'Esprit de Dieu sur Marie, dans Marie.

Et voilà Joseph qui doit se hisser en une fois à l'étage de la foi, de la confiance. Et puis qui doit y faire sa demeure. Il ne s’agit plus de redescendre. Et voilà mon Joseph acculé à une vie héroïque. Il doit regarder son épouse, il doit regarder cet enfant qui pour tout le monde est le sien, il doit les regarder avec des yeux qui ne sont pas les yeux d'un homme. Ce sont des yeux à tra­vers lesquels un autre que lui regarde. Ce sont les yeux de la foi. C'est ça les yeux de la foi ! Et voilà maintenant que Joseph, qui a fait confiance une fois, doit continuer à écouter.

Il doit être attentif, il doit rece­voir des directives : comment faire pour élever cet enfant. Il doit donc obéir. Il est un écoutant, il est un obéissant. Et c'est cela devoir habiter à cet étage de la foi dans la maison qui est la sienne, c'est à dire dans sa propre peau, dans son intime. Il n'a plus le droit de s'arrêter à des con­sidérations purement humaines. Je ne vais pas entrer dans le détail naturellement. Nous les connaissons.

 

Cette obéissance ne peut pas être celle d'un automate. Elle doit être intelligente et responsable. Il doit assumer ses responsabilités. Il doit savoir discerner. Et puis, il est arrivé un moment où la voix s'est tue. Il n'a plus rien entendu. Il a dû alors continuer sa route sans plus recevoir aucun message. Il avait, disons, reçu sa feuille de route, toutes les instructions. Et maintenant il devait s'assumer lui-même, assumer sa situation, assumer sa famille et la conduire.

Et voilà, ce fut le terne quotidien. Et son nom est encore apparu. Mais alors ça ne venait plus, je dirais, ce n'était plus une prière, c'était une injonction, c'était un devoir : il devait continuer. C'est ça Joseph, il doit continuer.

Eh bien, mes frères, voilà maintenant l'impasse, le cul­-de-sac de la vie de Joseph : il est mort, voyez, sans avoir rien vu. Cet enfant qui était devenu un adolescent, qui était deve­nu un jeune homme et puis un homme, cet enfant qui était devenu son collaborateur, qui travaillait avec lui, mais cet enfant était là exactement comme les autres de son âge. La seule chose qui le distinguait, c'est qu'il restait vieux garçon. Enfin, je dis les choses vulgairement, il ne se mariait pas. Les autres garçons de son âge, des environs, mais voilà, ils se mariaient, ils fondaient famille, ça vivait.

 

Mais pour Joseph, il n'y avait rien. Et il est mort. Il n'a rien vu. Ni naturellement le baptême de Jésus au Jourdain, ni le début de sa vocation, ni sa révélation comme prédicateur, comme prophète. Rien ! Rien ! Il est mort ainsi. Voilà, mes frères, cette impasse ! Si bien que Joseph a dû croire jusqu'au bout, jusqu'à sa dernière seconde. Il a été plus mal loti, je dirais, que Marie son épouse qui, elle……

Naturellement sa vocation était autre. Marie n'a pas eu facile non plus, nous le savons. Mais enfin, elle, elle a vu tout, tout le mystère jusqu'au bout. Elle l'a vécu. Elle de­vait, elle était médiatrice. Elle était corédemptrice. Elle était la Mère de l'Eglise. Elle devenait la Mère de l'humanité. Il fallait donc, c'était autre chose.

            …….Mais enfin, Joseph, lui, ça s'est terminé comme ça, dans le noir...

Eh bien, mes frères, il me semble voir en cela, en cette destinée de Joseph, un image, une magnifique image de notre vie qui, elle, est toute entière construite sur ce magnifique petit mot qui pour moi est essentiel - je le répète si souvent ­ce petit mot de Saint Benoît : ce creditur. Il faut croire, toute notre vie est construite sur cette croyance, sur cette confiance en ce Dieu qui nous a appelés. Mais voilà, nous sommes ici condamnés à la stérilité. Nous ne voyons rien de la fécondité de notre vie. Nous sommes là.

Et nous devons nous enfoncer dans l'humilité. Nous devons aussi sans cesse écouter, être attentif, veiller. Mais nous ne voyons rien, rien de la fécondité de notre vie. Pourtant elle est réelle comme était réelle celle de Joseph. Mais rien ! Tout cela, nous construisons sur la foi qui est cette petite lumière qui brille dans notre coeur et qui nous permet de continuer. Et nous allons terminer notre vie comme nous l'avons conduite, aussi aux regards du monde sur une impasse.

 

Mes frères, malgré tout cela, nous devons encore nous esti­mer avantagés par rapport à Joseph, car nous en savons tout de même plus que lui. Nous savons, nous, ce qui est arrivé. Nous savons ce qui nous attend. Nous avons le témoignage d'autres qui sont venus avant nous. Nous avons une Tradition. Nous som­mes dans une caravane.

Tandis que lui, Joseph, il faut bien se le dire, il était absolument seul dans ce petit village. Personne à qui se con­fier, personne que son épouse et cet enfant qui était là exactement comme les autres sans aucun merveilleux.

Voilà, mes frères, je pense que nous sommes beaucoup trop faibles, nous, par rapport à la sainteté de Joseph. Jamais nous n'atteindrons son niveau.

 

Je comprends beaucoup mieux maintenant la raison pour laquelle le Pape Jean XXIII a voulu l'introduire dans le Canon Romain immédiatement après la Vierge Marie. Après son épouse Marie, il n'y a pas de plus grand Saint que lui, uniquement parce que voilà, il a vécu de cette Foi. Mais attention ! Il n'était pas chrétien, Joseph, dans le sens où nous autres nous l'entendons aujourd'hui. Vous savez, baptisé et le reste. Non, mais il était le Père du chrétien. Il est devenu le Père de cette Eglise que son fils a fondée.

Voilà, mes frères, je pense que nous pouvons remercier Dieu pour ce qu'il nous donne en cette personne de Joseph. Et le regarder avec confiance, regarder son personnage, regar­der son foyer, voir notre communauté, contempler notre vie, faire un retour sur nous, et alors nous laisser conduire aussi par la voix que nous avons entendue, mais qui pour nous résonne tous les jours. Tandis qu'elle ne résonnait pas pour Joseph. Elle résonne tous les jours parce que nous sommes faibles. Nous sommes des petits gosses et lui était un géant.

Alors, mes frères, en toute confiance continuons notre route. Et un jour qui n'est peut-être pas très loin, nous aurons le bonheur de faire sa connaissance face à face.

 

Chapitre : Carême 1982.                          20.03.82

      6. Les intérêts de Dieu sont-ils prioritaires ?

 

Mes frères,

 

Saint Benoît nous dit que la vie du moine devrait être un carême perpétuel. Non pas dans le sens d'une abstinence mais parce que le moine a choisi de se détourner de lui-même pour se tourner vers Dieu. Il tente de rétablir l'harmonie entre Dieu et lui, de se réconcilier avec Dieu ; plutôt, de se lais­ser réconcilier et ainsi d'accélérer la réconciliation de l'humanité toute entière avec son Créateur.

Nous avons vu que se laisser réconcilier suppose de notre part une attitude d'ouverture, d'écoute, d'accueil. Et cela se traduit pratiquement par l'obéissance. Nous sommes en train de nous interroger sur la qualité de notre obéissance. Et ce soir nous pouvons nous demander si nous plaçons au premier rang les intérêts de Dieu ? Ou bien si plutôt avec une habilité très adroite, nous ne cultivons pas les nôtres ?

Vous vous souvenez d'un certain Simon qui était mage de son métier. C'était un Juif de Samarie qui s'était converti à la foi chrétienne en présence des prodiges opérés par le diacre Philippe. Et voilà que lorsque les Apôtres Pierre et Jean sont arri­vés à Samarie et qu'ils ont commencé à répandre l'Esprit de Dieu sur la jeune Eglise, Simon étonné a proposé aux deux Apôtres une bonne affaire : leur offrir ce qu'il fallait pour recevoir à son tour le pouvoir de donner l'Esprit. Alors voyez un peu ! Le magicien en aurait acquit un rayon­nement supplémentaire. Ayant été évincé par Philippe, il au­rait retrouvé tout son prestige parmi les habitants de Samarie.

 

Je me demande si nous ne sommes pas, nous tous, plus ou moins des disciples de ce Simon ? Vous comprenez sans doute ce que je veux dire. C'est que nous nous servons de notre appar­tenance à la grande Eglise de Dieu, à la petite Eglise de Saint Remy pour cultiver nos intérêts : soit pour nous faire un nom, pour avoir une certaine importance vis à vis des gens du monde, ou même entre nous, et même à nos propres yeux. C'est cela, vous voyez, que nous devons à tout prix éviter, c'est de placer au premier rang nos intérêts personnels.

L'origine de tout désaccord dans nos relations avec Dieu, c'est toujours cet égocentrisme. En pratique, nous prêtons une oreille complaisante à ce que nous suggèrent nos passions. Et nous recherchons ce qui nous convient, ce qui nous plait. C'est peut-être presque rien ! C'est peut-être une petite sensualité ! Mais ce rien monte entre Dieu et nous une paroi, une paroi très mince peut-être, mais très dure. Et une paroi qui nous sépare de Dieu et qui empêche les flux divins de ve­nir jusqu'à nous. Et c'est très regrettable !

 

Je dois vous dire que depuis ces deux trois jours-ci j'en ai fait l'expérience moi-même. C'est très bon en carême. Vous savez que le Christ, à la fin de son carême, il eut faim. Donc il est bien normal qu'après une certaine période de carême, je n'ai pas encore commencé à avoir faim, mais qu'une fringale de quelque chose - je ne vous dirais pas de quoi - se lève. Et voilà, la pensée est là qui ne vous lâche pas. Et c'est la lutte contre les pensées. Que faut-il faire ou ne pas faire ? Mais enfin, cela n'a tout de même pas tellement d'im­portance...

Eh bien aujourd'hui, aujourd'hui après midi, comme ça je me dis : Mais enfin, cette fois-ci c'est tout de même trop bête. Qu'est-ce que je suis tout de même ? Si on savait ce qui se passe dans la tête et dans le coeur d'un Abbé, eh bien, on ne serait pas très édifié ! C'est pas ça que j'ai pensé, mais enfin je le dis ici. Et j'ai dit : Bon, maintenant c'est une affaire finie. Liquidons cette affaire là. Et réellement ça a été, voilà, cassé.

 

Eh bien, aussitôt, aussitôt j'ai vu s'ouvrir devant moi - et ceci est bien réel - comme un espace ­qui allait s'élargissant, qui allait s'étendant, et je n'en ­voyais pas, et encore maintenant je n'en vois pas la fin, ça englobe tout. Donc une délivrance, une liberté. Et sur cet espace, la Lumière de Dieu qui brille. Et au milieu trônant, une Personne, le Christ ressuscité qui est là et qui invite à avancer, à explorer, à voyager...qui vous don­ne, qui vous dit, qui vous fait sentir que vous êtes libre.

Si donc il y a une telle récompense pour un petit renonce­ment de rien du tout - mais enfin qui est très important dans une période de carême - qu'est-ce que cela ne doit pas être lorsqu'un homme, un moine, habituellement renonce à ses idées, renonce à ses façons de voir, laisse de côté ce qui lui con­vient, ou ce qui apparemment semble lui convenir, tout ce qui lui plaît, tout ce vers quoi il semble attiré.

Et pourquoi faire ? Mais pour prendre sa vie et la donner, et la restituer à celui auquel il appartient et qui est le Christ. Vous voyez ! C'est cela se laisser réconcilier avec Dieu. C'est rester ouvert aux influx de ses inspirations, de sa grâ­ce et vivre dans la gratuité.

 

Naturellement ici, vous savez comme le disent les Anciens, tout cela est très beau, mais c'est comme un oignon. Quand on a enlevé une peau, il y en a encore une autre en dessous et c'est sans fin. C'est vrai, c'est sans fin. Donc, notre conversion ne sera terminée que lorsque nous serons arrivés dans la béatitude. Et encore, ce n'est pas cer­tain ! Car je pense que la prise de possession de notre être par Dieu, elle sera aussi sans aucune limite quoi que notre capacité, elle, soit limitée. Je veux dire que nous ne serons jamais rassasié, donc que nous recevrons sans fin.

Mais ça ne fait rien ! Ce que je veux signifier ici c'est que nous ne devons pas, nous ne devons pas avoir une idée en­core magicienne comme le mage Simon, très loin derrière la tête et nous dire : C'est très bien, je renonce à tout, mais ce que j'ai abandonné, je vais le recevoir par surcroît après. Donc, je ferais quand même une bonne affaire. Non, l'abandon doit être vrai, ce doit être gratuit.

            Voilà, mes frères, je vous ai en toute bonhomie et sans forfanterie montré un tout petit coin de mon intérieur. Vous n'en serez pas scandalisé. Vous en serez peut-être encou­ragé. Et ainsi ensemble, nous continuerons à nous ouvrir et à nous laisser réconcilier par Celui qui s'est donné pour nous.

 

Chapitre : Le Transitus de Saint Benoît.         21.03.82

 

Mes frères,

 

Hier, le ménologe nous a rappelé que aujourd'hui en ce 21 Mars on fête, du moins dans le coeur, le Transitus de notre Père Saint Benoît, sa Pâque, son passage d'une vie qui était déjà bien pleine, bien réussie, à une vie qui est malgré tout autre encore. Saint Benoît vivait dans la Lumière de Dieu. Il la voyait. Il s'en nourrissait. Mais au jour de son exode, il est entré dans l'univers de Dieu. Et cette fois il est dans la joie par­faite car il ne voit plus cette Lumière comme à travers un voile, mais il la voit face à face, lui-même étant devenu lu­mière en elle.

 

Mes frères, l'année dernière, en ce jour, nous clôturions l'Année Jubilaire de Saint Benoît. Nous en avions recueilli quelques fruits. Mais nous pouvons à un an de distance nous demander si ces fruits demeurent, si quelque chose est resté dans notre communauté ? Je pense pouvoir répondre par l'affirmative. Je vais vous en donner un exemple ou l'autre. Ils ne sont pas classés par ordre d'importance, mais ça m'est revenu. Je me suis dit : oui, j'observe et je puis dire : il y a là des fruits qui sont toujours et que nous continuons à déguster.

D'abord, nous avons pris conscience avec une intensité plus grande et plus vivante que nous formions un Corps, ce corpus monasterii dont parle Saint Benoît. Un Corps dont les membres s'harmonisent et se complémentarisent. Chacun a sa fonction, chacun a sa mission, chacun s'acquitte de son devoir le mieux possible suivant ses capacités, suivant ses possibilités. Et ainsi le Corps vit, le Corps se développe spirituellement.

Je pense qu'à travers les épreuves que nous avons traver­sées depuis un an, et il y en a quelques unes vous le savez, nous avons perçu la réalité, l'existence de ce Corps. Lorsque tout va bien, chacun vit un peu comme ça, je ne dis pas de son côté, mais à la surface des choses. Car lorsqu' on est en bonne santé, on ne se rend pas compte que l'on a un estomac. Il faut avoir un petit accroc pour savoir qu'il est là. Il se rappelle à notre conscience.

 

Ainsi Dieu a permis des épreuves qui nous rappellent l'existence de la communauté qui est un Corps. Et la vitalité de ce Corps dépend de la bonne volonté de chacun.            Et ce Corps vit dans une atmosphère spirituelle ensoleil­lée et embaumée de Paix. Et ça, mes frères, c'est une réalité !

Il suffit d'apprendre les orages qui agitent certaines communautés pour mieux comprendre la grâce que Dieu nous fait en nous donnant une Paix qui est rassasiante, qui est - com­ment dire cela ? - qui emplit, qui emplit l'être, qui emplit la communauté et dans laquelle il nous est possible de recevoir un oxygène et une eau qui nous accordent une liberté de mouvement, de mouvement à l'intérieur parce que nous sommes dans le Royaume de Dieu, mais aussi de mouvement d'ordre physique.

Et l'ensemble de ces mouvements bien harmonisés donne un spectacle de beauté. Je reprends une image que j'ai utilisée auparavant. Une communauté monastique, c'est une chorégraphie permanente. Vous avez le Maître de choeur qui est le Christ qui nous fait connaître, qui développe son thème jour après jour. Et chacun s'y adapte, et chacun donne le meilleur de soi. Et cela c'est très beau !

Cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas de tensions, qu'il ne se rencontre pas des difficultés qui sont personnelles ou mê­me qui rejaillissent sur la communauté. Mais cela est l'occa­sion d'un rebondissement. Il doit exister dans un organisme des moments où la musculature a besoin d'un effort, sinon elle pourrait s'atrophier. Mais ce qui est toujours présent, ce doit être une souplesse.

 

Nous avons compris aussi que le présent et l'avenir se construisaient dans une vision de foi. Dieu nous a pris en char­ge. Il a préparé pour chacun de nous, dans notre communauté, et dans son immense projet à lui, une place. Et cette place, nous devons l'occuper toute entière en ne laissant aucun vide.

Et l'occuper toute entière, cela signifie que nous devons faire toute la volonté de Dieu, ne pas choisir en elle ce qui nous convient. Nous devons comme je le disais hier soir, pla­cer au premier rang les intérêts de Dieu en laissant les nô­tres de côté, en les oubliant. Et lorsque nous les oublions pour embrasser ceux de Dieu, en fait nous rencontrons les nôtres, les nôtres qui coïncident avec le projet de Dieu. Le reste, vous voyez, c'est illusion ! C'est cela la vision de foi sur laquelle notre vie s'édifie et sur laquelle notre communauté se développe comme un corps spi­rituel très beau.

Voilà, mes frères, deux fruits : ce corpus monasterii, vivant dans la paix et s'édifiant sur une vision de foi. Je pense que c'est spécifiquement bénédictin. Et nous devons re­mercier Dieu, et remercier Saint Benoît de nous permettre de vivre des choses aussi surnaturellement belles. La Règle de Saint Benoît, lorsqu'elle est bien vécue, elle ne fige pas dans une attitude sclérosée génératrice de peur et d'agressivité.

C'est à dire on aurait, du moins les gens du monde, on aurait envie de voir le moine comme un être hiératique, qui n'ose pas bouger, qui est bloqué dans ses problèmes, dans ses complexes, dans ses angoisses et qui essaye, ma foi, de s'adapter à une vie communautaire réglée comme une horloge, où rien n'est laissé à l'initiative. Dans le fond, un monastère, un refuge pour gens qui ont peur de vivre...

Mais non ! La Règle de Saint Benoît, c'est tout autre chose. Elle ne fige pas dans la peur. Au contraire, elle donne une gamme très large d'aptitude. Et je relève celle-ci : une sou­plesse indicible devant les imprévus de la vie. Les événements, le moine, le vrai moine ne les subit pas. Il s'y glisse, dans les événements, même les plus imprévus. Il s'y glisse, il s'en joue, il les maîtrise, de l'intérieur il les domine. Et finalement c'est lui qui en est le créateur. Il ne peut pas en être autrement !

 

Car le vrai moine habite la volonté de Dieu, cette volonté de Dieu qui dirige tous les événements, qui provoque l'imprévu. Et le moine est là dedans. Et de l'intérieur il dirige et il crée tout. Il est créateur avec Dieu. Vous voyez! C'est tout autre chose que d'avoir peur et d'être raide. Non, c'est une souplesse, c'est une danse avec l'événement, avec l'imprévu. Et cette danse à deux est toujours pour une croissance, pour une nouvelle génération, pour une vie qui s'élargit.

Hier soir encore, rappelant une petite expérience que j'avais faite depuis deux, trois jours et qui s'est clôturée hier, je disais que l'image qui est bien réelle et qui se présente, est celle d'une liberté dans un espace où on peut aller et venir comme on veut. L'obéissance du moine n'est pas un asservissement. Elle n'est pas une capitulation devant des tabous. Non, elle est liberté aussi libre que Dieu peut l'être. C'est à cela que le Christ nous appelle. C'est là que Saint Benoît veut nous con­duire. Lui, il l'était.

On rapporte de sa vie des miracles...Naturellement nous ne devons pas rêver de choses pareilles pour nous-mêmes. Nous ne sommes pas Saint Benoît. Nous sommes ses disciples seulement. Mais malgré tout, il y a tout de même des miracles que nous pouvons opérer dans l'invisible, des miracles qui sont affaires entre Dieu et nous. Et le premier de tous ces miracles, c'est la réussite de notre existence humaine : que nous soyons des êtres libérés, des êtres souples qui rebondissent devant l'imprévu de la vie et qui jamais ne sont dominés par eux, mais qui, par l'intérieur, avec Dieu, les créent s'y glissant...

 

Voilà, mes frères, Saint Benoît par sa Règle donne aussi naissance à des fils de Dieu, des fils de Dieu qui sont déjà dotés de la Vie Eternelle. Etre divinisé! C'est cela le fruit qui englobe tous les autres. Et c'est le fruit que Saint Benoît nous demande de cueillir avec lui. C'est le fruit de la vie chrétienne, c'est le fruit de la vie humaine. C'est pour cela que le Verbe de Dieu, que Dieu lui-même a voulu être homme. Il a voulu devenir chair pour que nous puissions devenir Dieu.

Ne l'oublions pas, mes frères, le Christianisme, c'est la religion de la chair, c'est la religion du corps, c'est la religion d'hommes qui sont bien dans leur peau, d'hommes qui aiment le monde, qui aiment la nature, qui aiment tous les hommes leurs frères. Ce sont des hommes qui deviennent d'autres Christ et qui comme Dieu, alors, sont amour.

Voilà, mes frères, ce que je vous souhaite en cette petite fête de Saint Benoît, que à nous tous, et à moi aussi, et à notre communauté, il nous accorde cette grâce très belle de devenir des fils de Dieu à part entière.

 

Chapitre : Carême 1982.                          22.03.82

      7. Rentrer dans le rang.

 

Mes frères,

 

Se laisser convertir, c'est tout bonnement rentrer dans le rang, c'est reprendre sa place, celle qu’on n’aurait jamais dû quitter, la reprendre et y rester. Nous en avons une magnifique illustration dans la Parabo­le du Pharisien et du Publicain. La publicain, c'est une sorte de demi païen, un goïm, Il trafique avec les occupants romains qui sont des étrangers à la race d'Israël, qui ne connaissent pas le véritable Dieu, qui sont plongés dans l'idolâtrie, qui ont statufié toutes leurs passions. Et mon publicain est un de leurs amis. Il vit au dépens de ses frères de race et de religion. Donc c'est vraiment moins que rien.

Et ce publicain sans doute touché par la grâce arrive dans le temple. Il n'avance pas trop loin. Et là, il commence sa confession devant son Dieu. Il est revenu au temple, il a repris sa place parmi ses frères. Mais sa place !!! Car publicain il est, et publicain il devra bien le rester puisque c'est son métier. Il l'exercera peut-être d'une façon autre. Mais enfin, il est engagé sur cette route et il ne peut plus revenir en arrière. A moins d'être appelé comme un autre publicain, le publicain Lévy, d'être appelé à la suite du Christ. Mais enfin, il ne semble pas que ce soit son cas. Il reprend sa place.

 

Mais sa place de publicain, c'est vraiment la dernière. Il est tout dans le fond. Il est là et il se tient humblement et piteusement devant Dieu. Il ne voit de ses frères que leur dos. Il a repris sa place, il y reste. Il s'est laissé récon­cilier avec son Dieu. D'ailleurs le Christ le dit : Lorsqu’il est parti, celui-là, eh bien, Dieu l’a déclaré juste.

Vous savez comment fait Dieu lorsqu'il juge. Dieu, il a deux mots pour juger. En hébreux, c'est terrible, ça sonne. Est-ce que je me permettrais de le dire ? Pourquoi pas ? Il va dire ceci à un : sadiq atha, et à l'autre : rachip atha. Donc il va dire : toi tu es juste, toi tu es réprouvé. Fini ! Il faut voir cette scène. Cela se passait comme ça aussi dans le tribunal humain. Toi, juste...C'est fini !

 

Maintenant il y a l'autre. L'autre, c'est le pharisien. Et le pharisien, lui, pour se laisser réconcilier avec Dieu, il devrait rentrer dans le rang. Or, que fait-il, lui ? Ce qu'il fait, il s'avance tout à la fine pointe, pas moyen d'aller plus loin. Il est presque le nez contre le voi­le, le voile du temple. Il est là. Il s'est mis en évidence. Il a quitté le rang. Tous les autres sont là. Et toute l'assemblée qui est là, elle ne voit que son dos de lui tout seul. Il est hors, hors du rang. Il est proéminent.

Alors, que devrait-il faire pour se laisser réconcilier ? Il devrait rentrer dans le rang. Il devrait faire quelques pas en arrière et revenir à sa place dans la ligne avec les autres. Mais il ne le fait pas. Et il est là qui plastronne de­vant Dieu. Je ne vais pas répéter, vous connaissez. Moi, je ne suis pas comme les autres ! Je ne suis pas dans le rang, je n'ai pas besoin d'y être ! Je suis unique en mon genre ! Je suis LE juste. Et je fais ceci, et cela, et cela...

Alors la décision du Christ ? La condamnation tombe. Lui, il est condamné, réprouvé. Pourquoi ? Parce qu'il ne s'est pas laissé réconcilier. Il n'est pas rentré dans le rang. Vous voyez ! Voyez la scène! Voyez tout ce qui vit dans ces récits bibliques, quelle vérité s'y dissimule ! Nous pouvons chacun pour notre part nous demander si nous sommes disposés à rentrer dans le rang, à retrouver notre place et à y rester surtout ?

 

Vous comprenez alors après ce que je viens de dire, l'importance que la Règle de Saint benoît attache au rang, à la place, à l'Ordo comme dit Saint Benoît, à l'ordonnance à l'intérieur d'une communauté bénédictine, d'une communauté monastique. Le mot Ordo qui signifie tout ce que je viens de dire, l'importance que la Règle de Saint Benoît attache au rang, à la place, à l'Ordo comme dit Saint Benoît, à l'ordonnance à l'intérieur d'une communauté bénédictine, d'une communauté monastique.

Le mot Ordo qui signifie tout ce que je viens de dire revient 27 fois dans la Règle de Saint benoît. 27 !!! C'est peut-être encore par l'effet du hasard, parce que 27, c'est 3 X 9. C'est 3 au cube : 3 X 3 X 3. Comme s'il y avait là une accumulation de références à cette Trinité qui est, elle, à l'origine de toute ordonnance dans l'univers.

Dans la Trinité, chacun occupe sa place. Vous avez la source, puis vous avez l'engendré, puis vous avez le procé­dant. Vous avez le Père, vous avez le Fils, vous avez l'Esprit. Ils ne sont pas interchangeables, ils ne se disputent pas. Chacun est à sa place. C'est pour cela que la Trinité subsiste, que la Trinité existe, et que la Trinité est capable de créer.

 

Voilà, mes frères, il est déjà temps de partir. La fois prochaine je continuerai, car maintenant il est déjà temps de nous rendre à l'église en ordre, comme il convient...

 

Chapitre : Carême 1982.                          23.03.82

          8. Le monastère, Maison de Dieu.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que se laisser réconcilier par Dieu c'était tout simplement reprendre sa place, de rentrer dans le rang. Saint Benoît attache une grande importance à l'Ordo dans sa communauté, à la hiérarchie, au rang, à la place de chacun ; à l'Ordo de l'Office également, à l'ordonnance des Heures liturgiques, à l'ordonnance de la journée. Pourquoi ?

Mais parce que le monastère, qui est une construction bien ordonnée, a aux yeux de la foi une signification symbolique, mystique dirais-je. Il nous rappelle que dans le grand pro­jet de Dieu chacun a sa place déterminée par Dieu. A cette place est attachée une fonction, Une mission. Le monastère qui est une maison de Dieu doit donc nous rappeler que nous faisons partie d'une maison plus vaste qui est l'univers créé par Dieu, voulu par Dieu, aimé de Dieu, racheté par Dieu après la catastrophe du péché, et que nous avons à nous y tenir à l'endroit que Dieu a déterminé pour nous.

 

Rappelez-vous ce que Dieu dit lui-même à Moïse :

 

Tu fera mon sanctuaire sur le modèle de ce qui te sera montré, de ce que tu auras vu au sommet de la montagne. Je t’invite à venir chez moi. Personne d’autre ne s’approchera, mais toi, tu viens. Je vais te faire visiter ma maison.

Et puis quand tu seras revenu parmi tes frères, tu édifieras un sanctuaire qui sera la réplique de ce que tu auras vu. Ce sera ma demeure mais en miniature. Moi, ma demeure, elle est à ma taille, elle est sans limite, sans mesure.

Tu feras pour les êtres petits que vous êtes une demeure que vous pourrez comprendre, que vous pourrez saisir même par la foi. Et dans cette demeure, je viendrai habiter de façon mystérieuse. Ma Parole y sera contenue dans une caisse, une boite, une arche comme on dit. Et sur cette arche viendra reposer ma présence. A l’intérieur de l’arche est ma Parole et sur l’arche est mon Esprit dans cette nuée.

 

Eh bien, mes frères, lorsque Saint Benoît voit son monas­tère, il l'imagine, il le comprend comme la réplique aussi d'une autre maison qui est la maison de Dieu. C'est là une vision qui est, à mon avis, très juste. Car si le monastère n'est pas une maison de Dieu, qu'est-ce qu'il peut bien être ? Un asile ? Un refuge ? Je ne sais pas quoi ?

            Non, c'est un petit palais dans lequel Dieu habite. Et dans ce palais, chacun a sa place, chacun a son rang. Et voyons ce que nous en dit Saint Benoît. Naturellement il faut toujours lire ça en français et c'est intraduisible. Il nous dit ceci : les frères garderont dans le monastère le rang que détermine leur conversatio. 63,2. Il dit ceci : ordines suos - c'est au pluriel - donc leurs places (au plu­riel) leurs rangs (au pluriel) dans le monastère, il faut le garder, donc le conserver. Ce n'est pas quelque chose avec lequel on joue.

Non, c'est quelque chose de précieux. Vous allez comprendre pourquoi. Ils vont donc le conserver comme l'aura disposé le temps de leur conversatio, disons le temps où ils ont été appelés par Dieu. On traduit ici : le temps de leur entrée en reli­gion. Cela me paraît tellement plat ! Vous vous rendez compte : entrer en religion ! Mais qu'est-ce que cela veut bien vou­loir dire ? Oui, on disait ça dans le temps. Oui, il est entré en religion. Il ne pouvait pas mieux, le malheureux. Vous voyez, c'est ça ! Non hein ! C'est le temps de leur conversatio. Alors il faut voir, il faudrait revoir toute la sémantique de ce mot latin qui a évolué dans un sens et dans l'autre.

 

Mais ça veut dire ceci : C'est le temps où Dieu les a invités à venir chez lui. Il les a appelé. Il faut voir der­rière le Christ qui va et qui vient et qui est en train de réfléchir à ce qu'il va faire pour lancer son Eglise. Il rencontre des ouvriers, des petits artisans, des pêcheurs. Et puis voilà, il les appelle : venez, c'est le moment, sui­vez-moi ! Je vais faire de vous des pêcheurs d'hommes. Mais c'est ça, vous voyez, le temps de leur conversatio. Il y a eu un changement chez eux.

            Ou bien, dit Saint Benoît, le mérite de leur vie, ou la façon dont l'Abbé en aura décidé, disposé. Oui, ici c'est autre chose. On voit, ici, que l'Abbé tient la place du Christ. Car il peut très bien se faire que un frère ait une vie tellement exemplaire que l'Abbé sous l'inspiration de Dieu décide de lui donner un autre rang, un rang plus élevé.

Voilà, voyez ! L'Abbé, dit-il, pour bien montrer que c'est ça, que l'Abbé ne peut agir que sur une inspiration qu'il reçoit du Christ, que l'Abbé se garde bien de ne pas troubler le troupeau qui lui est confié et qu'il ne commence pas à disposer les choses de manière injuste comme s'il avait le droit d'user arbitrairement de son autorité. Mais, dit-il, qu'il réfléchisse toujours qu'il devra rendre à Dieu un compte de toutes ces décisions et de tous ses actes. 63,5.

 

Donc vous voyez, l'Abbé, ici est placé devant ses respon­sabilités, devant son devoir. Il est obligé d'agir surnatu­rellement. S'il veut agir de façon purement naturelle, à ce moment-là, gare à lui parce qu'il devra paraître devant le Christ dont il est le lieutenant. Et le Christ lui demandera des comptes. Voilà ce que dit Saint Benoît !

Donc vous voyez bien que l'ordo, l'ordre dans un monas­tère, c'est quelque chose qui ne dépend pas de l'Abbé. Il ne dépend même pas des frères. Il dépend de Dieu qui appelle. Mais nous verrons cela la prochaine fois lorsque nous avance­rons dans la Règle de Saint Benoît.

 

Chapitre : Fête de l’Annonciation.                24.03.82

      L’Annonciation, préfiguration de la vie monastique.

 

Mes frères,

 

Nous sommes déjà entrés dans la fête de l'Annonciation et je vais tout de même vous dire quelques petits mots au sujet de cette solennité. Car pour moi, l'Annonciation du Seigneur est indissolu­blement et en même temps au même instant, et Incarnation du Verbe de Dieu et Vocation de Marie. Et je vois en elle une image, une préfiguration parfaite de la vie monastique prise dans son essence.

Le moine en effet est un homme. Il est appelé, mis à part, consacré pour devenir à l'exclusion de toute autre activité le support conscient et consentant de l'Incarnation de Dieu en voie de prolongement, de perfectionnement, d'achèvement dans l'humanité. Donc, en d'autres termes, le Christ est le premier né d'une multitude de frères.

A la fin des temps, ses frères, ce seront tous les hommes qui partageront la même vie divine, la même condition divine par grâce, par cadeau. Et le Christ est la tête de cet immense Corps. Voyez, ce Corps a dû prendre naissance. Il a pris nais­sance dans sa tête qui est le Christ, à l'intérieur du sein virginal de Marie.

 

Mais dans cette multitude de frères, il y en a qui sont appelés à reproduire de suite le visage du Christ avec une grande ressemblance, qui doivent être saisis par le Christ puis habités par lui en sorte que extérieurement dans leur agir, ils soient pour les hommes - comment dire cela ? - une apparition, oui, la manifestation de cette présence constante du Christ qui agit et qui est en train de croître dans son Corps. S'il n'y avait pas d'hommes de ce genre, il est possible et même probable que l'humanité perde conscience de sa voca­tion transcendante, de sa vocation surnaturelle.

J'ai donc répété, mais autrement, ce que j'ai dit au dé­part. C'est que des hommes sont mis à part pour devenir le support conscient et acquiescent de l'Incarnation de Dieu dans le monde, mais Incarnation qui se prolonge, qui se par­fait, qui s'achève. Je vais encore le dire d'une autre façon : la vie monas­tique, c'est consentir à se laisser façonner en sosie du Christ à l'intérieur du sein mystique de Marie.

Le moine est donc toujours conjointement né de l'Esprit et né de Marie. Vous comprenez que je saisi, ici, la vie monastique dans ce qu'elle a d'essentiel. Je n'entre pas dans le détail. Vous allez dire : Oui, mais ça, ça vaut pour tout chré­tien. C'est vrai ! Mais le moine est mis à part pour vivre cela et rien d'autre que cela. Le reste est adventif. On peut très bien imaginer - d'ailleurs ce fut ainsi au départ - le moine qui vit absolument seul. Personne ne con­naît son existence. Personne, sauf Dieu.

Mais alors vous pouvez m'objecter : Mais dans ces condi­tions-là, comment peut-il être un exemple, une apparition, une manifestation du Christ pour les autres ? Oui ! Mais alors, Dieu qui a son plan bien conçu, s'ar­range toujours pour que à un moment décidé par lui cet homme soit découvert, qu'il apparaisse. Et ça devient alors une surprise d'autant plus grande pour les autres. Les cas ne manquent pas dans la hagiographie monastique. Ce fut d'ailleurs le cas pour Saint Benoît qui a été décou­vert presque par hasard...

 

Donc le moine naît de l'Esprit dans le sein - mystique, ici - de Marie. Marie est sa Mère. L'Esprit est celui qui l'engendre. Alors on comprend mieux que pour devenir moine, ça ne peut être le résultat de techniques savantes. Et c'est un peu la tentation aujourd'hui dans un certain milieu. Mais c'est une illusion. Ce n'est pas à force de travaux, à force de soucis, ni à force de peines que je vais devenir moine. Je n'ajouterai pas - comme dit le Christ - à force de soucis un pouce à ma taille. Il n'y a rien à faire, je dois être engendré par l'Esprit dans le sein de Marie.

            Je deviendrai moine par un abandon de mon être au vouloir Créateur et Divinisateur. Rappelons-nous cet Esprit de Dieu qui couvrait la surface du chaos et qui attendait l'arrivée de la Parole pour que ce chaos devienne fécond et que la vie surgisse de plus en plus complexifiée. Il faudra donc que le moine reçoive en lui la semence di­vine qui est Parole et Lumière, et que cette semence soit fécondée par l'Esprit.

Voyez ! Nous sommes ici dans un domaine qui est beaucoup plus que humain. L'homme est le sujet de ce travail dont Dieu est l'auteur. Mais voilà, comme je le disais, il doit

y consentir, il doit y acquiescer. Il y a là une passivité active.

 

Je réfléchis à Ces choses-là depuis un jour ou deux. Au hasard comme ça d'une lecture, je suis tombé sur quelques mots, et je me suis dit : tiens, je pourrais un jour réflé­chir à cela. Il est possible que je vous fasse part de quel­ques découvertes ainsi dès ce dimanche. Mais enfin, nous ne sommes pas encore là.

Il est donc dans la logique de la vie monastique d'écar­ter tout l'inutile et le superflu. Voyez de suite cet aspect de dépouillement, de renoncement, de pauvreté. L'idéal, ce serait d'être débarrassé de tout. Je ne parle pas de tout souci de vivre. Il faut tout de même continuer à travailler et à lutter, et à peiner poux réunir le néces­saire pour vivre. On ne vit pas de l'air du temps. Mais je veux dire de tout ce qui peut constituer mon avoir.

Pourquoi ? Mais parce que s'accrocher à l'avoir, c'est se condamner à végéter dans une espèce de sous-vitalité, c'est condamner son organisme spirituel à l'atrophie. Car l'avoir auquel je m'attache, l'avoir auquel je m'ac­croche, qui semble m'apporter la sécurité, cet avoir est en fait source d'intoxication asphyxiante. Vous savez que l'intoxication asphyxie l'organisme et le fait mourir.

 

Dieu notre Père et Marie notre Mère attendent de nous que nous ne soyons pas au moment de notre naissance à la vie divine, que nous ne soyons pas des fils de Dieu ratés, c'est à dire des caricatures de fils de Dieu, des caricatures de chrétiens. Notre vocation serait perdue et ça ne peut pas arriver. Ce serait une catastrophe non seulement pour nous, mais une catastrophe pour l'humanité.

Alors, les exigences de la vie monastique, elles sont dures. C'est certain ! Elles sont même très dures. Mais n'oublions pas que ces exigences ont été les mêmes pour Marie car elle a dû recevoir aussi en elle la semence divine. Elle a dû prêter sa chair à la construction d'un Corps qui était celui du Verbe de Dieu. Elle a dû tout, abso­lument tout sacrifier à cette vocation. Et c'est parce qu'elle a tout donné que l'entreprise risquée de l'Incarnation et de la Rédemption a réussi.

Je pense que cette réussite était en jeu et en suspens pendant toute la vie du Christ. Car Marie à tout moment aurait pu hésiter, aurait pu trébucher. Elle ne l'a pas fait, elle en a été préservée. Mais com­me je l'ai expliqué il y a deux ou trois ans, la tentation ne lui a pas été épargnée, soyons en sûr, pas plus qu'elle n'a été épargnée à son fils, pas plus qu'elle n'a été épar­gnée à nous.

 

Ce que je veux dire, c'est que Marie a vécu dans un monde aussi dur, aussi difficile que le nôtre. Alors elle nous com­prend. Elle comprend nos difficultés d'aujourd'hui. Et c'est pourquoi elle est toujours disposée à nous aider. Demain, c'est la fête de l'Incarnation de son Fils. C'est sa fête à elle aussi subsidiairement et comme je le disais conjointement. On ne peut pas les séparer. Impossible de les séparer. Demandons-lui en toute confiance qu'elle nous obtien­ne tout ce qui est nécessaire pour notre croissance.

Et ce nécessaire, c'est pour nous, de notre part : la con­fiance pour aujourd'hui et la confiance pour demain. C'est l'audace, oser prendre 1es risques aujourd'hui et demain. Et savoir que Dieu n'est pas un homme. Dieu sait très bien ce qu'il fait. Dieu JAMAIS ne nous abandonne. Nous pouvons nous trouver dans les situations les plus apparemment désespérantes - et nous les sentons comme tel­les - mais si nous savons nous abandonner à sa conduite, nous devons savoir que cet enfer dans lequel nous descen­dons est l'antichambre d'une vie nouvelle.

Lui-même a voulu passer par cette mort mystique et réelle après, et physique ensuite pour pouvoir goûter son destin de ressuscité. Dans une dizaine de jours nous serons dans cette fameuse Semaine. La fête de l'Annonciation nous y prépare. Portons-là en notre coeur demain toute la journée. Et encore une fois, jamais ne doutons, ni de la bonté de Dieu, ni de l'amour de Marie pour nous et ne mettons jamais en doute l'appel que Dieu nous adresse.

 

Chapitre : Carême 1982.                          27.03.82

      9. J’ai une place unique dans le projet de Dieu.

 

Mes frères,

Je vous avais dit que se laisser réconcilier avec le Christ, c'était accepter de rentrer dans le rang, de repren­dre sa place. Car le péché n'est rien d'autre que de quitter son rang et d'abandonner sa place. Dans le projet que Dieu a conçu chacun à son rôle à rem­plir. La perfection, la sainteté, c'est de suivre les ins­tructions que Dieu donne, de les exécuter le mieux possible pour que le plan de Dieu avance vers son achèvement.

Mais d'autres projets se présentent à moi, ceux qui fer­mentent dans mon coeur. Je les trouve infiniment plus inté­ressant car ils viennent de moi. J'ai l'illusion d'être cré­ateur. J'ai l'illusion d'être un petit dieu. Et ces plans alors, j'essaye de les réaliser. Et à ce moment-là, je quit­te ma place.

Imaginez une ligne de combat dans les tranchées. Chaque soldat est à son poste. Vous en avez un qui dit : oui, mais le colonel n'y connaît rien ! Moi je sais bien. Je vais faire autre chose. Il quitte sa place et il va se mettre ail­leurs à un endroit où il pense qu'il va réaliser des choses qui vont renverser le cours de la bataille. Il a déserté ! Quitter sa place, son rang, c'est toujours une désertion. C'est cela le péché !

 

Et cela a des conséquences sociales, car toute la ligne de bataille dans la tranchée est déforcée. les autres alors doivent essayer de boucher la place qui a été vidée. Ils doi­vent se rapprocher. Donc, il y a là une faille. C'est la même chose que si un homme avait été tué. Il n'est plus. C'est ainsi qu'on peut parler d'un péché mortel. L'homme, spirituellement, surnaturellement, n'existe plus dans le projet de Dieu.

Nous comprenons alors l'importance que Saint Benoît ac­corde à l'Ordo dans son monastère, à l'ordonnance du monas­tère. L'ordonnance ne dépend pas des frères, elle ne dépend pas de l'Abbé, elle dépend de Dieu. L'ordre est fixé d'après l'appel que Dieu a fixé à chacun. Il l'appelle et il le met à tel endroit.

 

Nous allons voir ce que Saint Benoît en dit encore : C'est selon le rang, dit-il, que l'Abbé aura établi. Naturellement ici, Saint Benoît avait dit, je le rappelle que l'Abbé ne peut pas disposer des choses iniuste, 63,6, injustement, c'est à dire en dehors du droit, du droit fixé par Dieu, comme s'il était un potentat dans son monastère : libera potestate, 63,6.

Non ! Non, il n'a rien à dire l'Abbé, c'est celui qui a le moins à dire. Pourquoi ? Parce qu'il est à l'écoute de la volonté de Dieu. Et sa volonté propre, il n'a plus le droit d'en avoir. Elle est fondue dans celle de Dieu. Sa potestas, son pouvoir, son autorité, c'est l'autorité même de Dieu. Et lui doit être disparu, fondu dans cette autorité. Donc, il doit être le premier obéissant du monastère.

Alors Saint Benoît continue : C’est selon l’ordre qu’ils tiennent de leur entrée, c’est ainsi qu’ils vont s’avancer pour la paix, la communion, pour imposer un psaume, pour se tenir debout au chœur, 63,10. A Orval - il faut aller chercher des bons exemples par­tout - on a aménagé une belle salle de réunion. Il y a été décidé au départ, et c'est encore tenu maintenant, qu'on ne s'installe pas n'importe où comme c'est maintenant ici.

 

Ici, on a les places du scriptorium. Mais là, c'est organisé chacun selon son rang d'entrée, son rang d'ancienneté. Et c'est très bien ! Et c'est très beau ! Car vous avez l'Abbé, puis les anciens, et puis les jeunes. Et lorsqu'on voit cela, cela produit une sorte d'impression incantatoire. Il y a un climat qui est créé de suite rien que par la dis­position. C'est l'Ordo qui n'a pas été choisi par les frères mais qui est voulu par Dieu.

 

Nulle part, dit Saint Benoît, il n'y aura avantage ou préjudice du simple fait de l'âge dans l'ordre à garder parce que Samuel et Daniel encore pueri, en train de grandir, enfants, ont jugé des presbyteros, des anciens et des vieil­lards. 63,13 Vous savez que Samuel a jugé Elie qui était pourtant son père adoptif. Mais il a été mandaté par Dieu pour lui signi­fier le jugement que Dieu avait porté contre Elie. Ce n'était pas une commission agréable. Et alors Daniel, vous savez, les deux anciens mauvais et pervers qui voulaient faire condamner Suzanne. Suzanne qui signifie le lys.

Donc, dit Saint Benoît, à l'exception de ceux que, comme nous l'avons dit, l'Abbé aura promus pour des motifs supé­rieurs, altiori consilio, des motifs supérieurs, pour des motifs qui lui sont inspirés par Dieu. Il ne tire pas ça parce qu'il aurait de la sympathie pour l'un ou l'autre. Ou bien, dit Saint Benoît, qu'il aurait fait déchoir... Cela peut arriver aussi ! C'est prévu dans le code. Certains lorsqu'ils ont été indociles, il faut les mettre les derniers, c'est une sorte de pénitence pour eux. Et cela, toujours pour des raisons fondées.

Mais tous les autres prendront le rang à daté de leur conversion. Reliqui omnes ut convertuntur ita sint, 63,19. C'est très difficile de traduire en français tellement c'est bref. C'est un ordre ici : qu'ils soient ita sint, qu'ils soient selon. Il n'est pas question de date, ni rien. Disons que la façon dont ils se sont convertis à Dieu, c'est cela qui marque leur état, leur essence dans le monastère.

 

On voit que cela ne dépend pas des hommes. C'est quelque chose qui a été décidé par Dieu. Dieu a décidé d'appeler un tel, un tel, un tel quand il l'a voulu. Au moment où il l'appelle, il lui donne tel place, tel rang. Et bien, c'est celui-là qu'il doit garder toujours. Si bien, dit-il, que celui qui sera entré au monastère à la seconde heure du jour se reconnaîtra, quelque soit son âge et sa dignité, le cadet de celui qui est arrivé à la première heure.

On peut être prêtre, on peut être orné des plus grands titres, si on entre après un blanc-bec, eh bien, on sera après lui toujours. Voilà, c'est ainsi ! Cela paraît un peut sec, un peu dur. Non, mes frères, c'est une leçon de chose pour que nous soyons toujours à notre rang et pour que nous fassions tou­jours la volonté de Dieu.

C'est ça ! Il n'y a rien dans le monastère qui ne soit laissé à l'effet du hasard ou à l'arbitraire. Non, tout est symbole, tout est figure de réalités plus hautes, ces réali­tés qui sont l'univers de Dieu dans lequel chacun est appelé à entrer et à participer de son mieux.

 

Saint Benoît dit encore, je le rappelle ici, je n'ai pas fait attention tantôt. Et ce n'est pas facile de traduire. Et ce n'est d'ailleurs pas traduit du tout en français. Il y a une expression : in omnibus omnino locis. 63,13. Et ça veut dire absolument dans tous les endroits. Ils ont traduit ici par : nulle part. C'est un peu trop court ! C'est redondant, chez Saint Benoît : absolument dans tous les lieux. L'âge, l'âge physique ne crée ni un avantage, ni un préjudice. C'est l'heure, c'est le moment de l'appel Divin qui est déterminant.

 

Alors vous voyez, mes frères, que pour entrer dans cette façon de faire de Dieu, cela suppose pas mal de qualités, des qualités d'écoute, de perméabilité et de loyauté dans la réponse qu'on donne à Dieu. Tout cela va se résumer dans la grande vertu monastique qui est celle de l'humilité.

Voilà, mes frères, terminons ainsi la semaine et le se­mestre d'hiver météorologique, plutôt de l'heure, en beauté. Et nous porterons dans notre coeur en allant à l'église la résolution de toujours à notre place faire le plus parfaite­ment possible la volonté de Celui qui nous a appelés.

 

Chapitre : Carême 1982.                                               29.03.82

      10. La norme de Dieu est créatrice.

 

Mes frères,

 

Nous sommes en période de Carême et nous consentons à nous laisser réconcilier avec Dieu. C'est à dire à retrou­ver notre place dans la fraterna ex acie, dans la ligne fraternelle de combat. 1,11. Nous sommes engagés dans une lutte implacable contre les vices de la chair et des pensées, tous, autant que nous sommes, contre les puissances diaboliques aussi, quelque soit le visage qu'on leur prête. Et s'il en est parmi nous qui pour une raison ou l'au­tre quitte leur place dans cette ligne fraternelle de batail­le, ils désertent. Et les frères qui, eux, tiennent leur rang, ils doivent supporter avec un, ou deux, ou trois hommes en moins tout le choc des attaques. Ils sont donc affaiblis.

 

Mes frères, nous avons donc résolu maintenant de rester là où Dieu nous a placés, d'écouter attentivement les ins­tructions qu'Il nous donne. Car c'est lui qui, dans la Per­sonne du Christ, est notre véritable Roi. Nous allons donc lui obéir de mieux en mieux. Cette obéissance ne peut être une soumission servile, une exécution mécanique, machinale de ce qu'il nous demande comme si notre obéissance était étrangère à notre personne. Nous ne sommes pas des choses, nous sommes des hommes.

La Parole de Dieu qui nous est transmise par différents canaux, parce qu'elle est Parole de Dieu, vecteur de son vouloir, elle est norme authentique qui exige l'adhésion de tout notre être. Elle est la norme, la norma. Elle est la règle, je dirais presque l'équerre, c'est cela la norme. ­Elle est l'équerre qui ne souffre pas de discussion. Les autres paroles, les paroles d'hommes peuvent toujours être remises en question. Elles viennent d'un être faillible dont les vues sont courtes, étriquées, d'un être qui est lui-­même chancelant.

Mais la Parole de Dieu est autre. C'est elle qui est la norme - je reprends le mot - authentique de tout ce qui peut arriver dans le monde matériel, dans le monde humain et dans le monde angélique. Cette Parole de Dieu a été créatrice à l'origine. Elle est encore créatrice aujourd'hui. Quitter cette norme, c'est prendre de grands risques. Je risque tout simplement de som­brer dans le vide à l'intérieur de moi-même, à l'extérieur aussi.

 

Donc, laisser de côté cette norme, c'est une autre façon et c'est d'ailleurs la plus périlleuse de quitter son rang, de quitter sa place. Mais nous avons donc décidé que cette Parole était la Règle de notre vie. Nous l'avons décidé le jour où nous nous sommes donnés à Dieu. Naturellement notre être étant fragile, étant aussi tordu et fluctuant, surtout que aussi longtemps que nous sommes à l'âge d'enfant spirituel - je ne parle pas de l'enfance spirituelle, mais d'enfant dans le spirituel - nous flottons facilement à tout vent de doctrine, à tout vent de paroles. Lorsque nous sommes devenus adultes, nous sommes beaucoup plus stables, adulte spirituel s'entend !  

 

Cette Parole exige donc l'adhésion de tout notre être. C'est à dire notre être pris dans sa racine, la racine de notre personnalité, ce qui nous donne tel visage, telles harmoniques, qui fait que je suis moi et pas un autre. On dit que l'homme vaut ce que vaut son coeur. Disons que cette racine, c'est mon coeur. Mais l'adhésion ne doit pas seulement à cette racine dans ce coeur, mais elle doit irradier jusque dans les moindres coins de ma conscience d'homme libre et responsable.

Donc, c'est mon être qui doit marcher, qui doit s'enga­ger. Et c'est la raison peur laquelle mon obéissance ne sera pas mécanique. Elle ne sera pas étrangère à moi. Elle ne sera pas juxtaposée à moi. Je ne serais pas mû par une force de l'extérieur. J'aurais librement et de façon responsable consenti dans mon coeur. Mais tout mon être alors commence à travailler et à bou­ger. Voyez, ça irradie partout jusque dans les moindres coins de ma chair. Je vais passer de la Parole entendue à la Parole agie, à la Parole faite. Alors là, c'est l'obéissance arrivée à son sommet. C'est l'obéissance achevée et l'Oeuvre de Dieu peut s'accomplir.

 

Attention, ça ne veut pas dire naturellement que ma sen­sibilité d'homme sera toujours d'accord avec la Parole que j'ai acceptée, et qui me sollicite, et à laquelle je me don­ne. Cette Parole pourra être source de souffrance, de lutte en moi, parfois même de répugnance. Mais cette sensibilité qui ne s'adapte pas à cette Parole, elle est moi aussi. Mais c'est une sensibilité qui n'est pas encore ordonnée, qui n'est pas encore remise en ordre. Je dois me dire que je suis un homme malade et que si j'entre dans cette Parole qui me paraît aujourd'hui pénible, si je la fais mienne, et si je la traduits dans ma conduite et dans mes actes, cette Parole - puisqu'elle est norme - elle va me redresser. Elle va me rectifier. Elle va m'apporter une santé que je ne possède pas.

Si bien que au terme, ma sensibilité elle-même sera dans l'ordre, elle sera à sa place dans mon organisme spi­rituel. Et si elle ressent encore des, disons des atteintes comme si on attentait à sa vie, elle entrera dans le vouloir de Dieu. Vous avez cela qui est très perceptible chez le Christ. Au moment d'entrer dans sa passion, on le voit trembler, on le voit gémir, on le voit transpirer jusqu'à des gouttelet­tes de sang.

Voyez, c'est ça la sensibilité qui n'en veut pas ! Pourtant c'était le Christ ! Mais il dit : D'accord, d'accord, malgré tout à son Père. Si tu veux, ce sera comme ça. C’est ta volonté, c’est ta Parole qui est ma norme. Il passe par ce tunnel, et alors après dans sa passion, c'est fini. Nous voyons ça chez lui, c'est dans tous les Evangélistes. Nous voyons une sorte de Paix, de calme. Pour­tant, il a dû terriblement souffrir ? Mais il était au-dessus. Sa sensibilité, qui s'était ré­voltée un moment, est rentrée dans l'ordre. Même si elle avait mal, elle était dans la paix.

Voilà, mes frères, encore un petit tableau de notre obéissance. Et c'est vers cette perfection que tous ensemble nous nous acheminons.

 

Chapitre :                                           28.03.82

      Tout homme détermine le sort du monde.

 

Mes frères,

Cette semaine, je suis tombé sur quelques lignes du Penseur Juif Martin Buber. Il est mort en 1965 à Jérusalem. Il était né à Vienne. Il a connu la période bourgeoise li­bérale décadente de la fin du siècle dernier. Il a vécu les persécutions nazies et il a émigré en Israël en 1938. Il est mort à l'âge de 87 ans.

Ses pensées, je les ai découvertes dans un livre qui était exposé là, comme nous en avons d'autres maintenant. Elles ont éveillé en moi des résonances multiples, car j'ai entendu une voix qui venait du plus lointain de la révéla­tion Biblique. Et à travers l’apport spécifiquement chrétien dont Buber ne se doutait pas, elle a provoqué en moi comme un choc, éveillé toutes sortes de réminiscences. Et je me dois à présent de répercuter sur vous l’écho, mais enrichi d'une foule d'harmoniques. Voici cette phrase:

 

La responsabilité de chaque homme s'exerce dans une sphère infinie. C'est la responsabilité devant l'infini - donc devant Dieu - Tout homme détermine le sort du monde à travers son être et tout son faire. Il y a cependant des hommes pour lesquels la responsa­bilité infinie affleure à chaque instant de leur exis­tence sous une forme particulière, sous une forme par­ticulièrement active. Je vise le vrai sadiq. Dans le monde tel qu'il le perçoit, il n'y a aucune matière qui ne puisse être haussée à la rencontre de l'Esprit. C'est là précisément ce que fait le sadiq.

 

Le sadiq ! Mais qui est-il ? Eh bien, mes frères, c'est un homme qui vit comme Dieu, comme Dieu qui est le sadiq par excellence, celui qui est toujours innocenté, celui dont l'être est dans la rectitude, la justice, la vérité. Le sadiq, c'est donc l'homme qui règle sa conduite sur celle de Dieu. Il est juste, il est droit, il est intègre. Il est vrai dans son être, dans son faire. Il n'y a pas d'hiatus pour lui entre croire et faire, entre vérité sue et vérité vécue.

            Il fait ce que Saint Paul dit tellement bien dans l'Epître aux Ephésiens. Et par une conjonction heureuse, à ce moment-là, je lisais cette sentence de l'Apôtre Paul : Tacit veritatem in caritate. Il fait la vérité dans l'amour. Voilà donc un homme qui est parvenu à incarner sa foi, à donner à l'action une primauté absolue sur la spéculation pure. Vous voyez, il n'y a pas dans son être de compartiments, c'est à dire une sphère de réflexion que nous appelons la foi.

Disons puisque nous sommes dans un milieu monastique, une partie de son être qui s'élève dans la prière et qui s'adresse à Dieu, qui d'une certaine façon établit le con­tact avec Lui, le rencontre. Et un autre compartiment qui est le compartiment pratique où, là, il y aurait autre chose. Dans ma prière je suis un saint et un juste et dans mon com­portement, c'est tout autre chose.             Non, chez le juste, le sadiq, ça n'existe pas. C'est un homme qui incarne sa foi dans son action.

 

Le contemplatif chrétien est donc un homme qui entend et qui écoute. Il y a chez lui audition et écoute. L'audi­tion, c'est la perception et l'écoute, c'est l'attention ! Je perçois une Parole de Dieu, aussitôt mon être se tend vers elle. Il s'ouvre à elle, il la reçoit. Elle vient en lui comme une semence. Elle y pousse des racines. Elle porte du fruit dans l'action, dans l'agir, dans le faire concret. Elle fait la vérité. Comment ? Dans l'amour.

Dans l'amour ! Pourquoi ? Mais parce que cette vérité est conformité à la vérité qui est en Dieu et qui est Dieu. La conformité entre les deux, c'est cela aimer. Mais un amour qui va se rebondir alors dans le concret. Mais nous verrons ça dans une minute.

L'homme a donc expérimenté en lui un ébranlement, un choc, une mise en route, un faire. Mais il va se produire alors un mouvement de reflux. C'est à dire que cela va provoquer en lui, comme le dit Saint Paul, immédiatement après ce faire la vérité dans l' amour, une croissance ou mieux un accroissement de vie divine. Vie divine qui est vision et qui est agapè, qui est charité, qui est amour.

Et cet accroissement ne sera pas seulement bénéfique pour le sadiq, pour le contemplatif, il le sera aussi pour le corps dont il fait partie. Il y aura un accroissement de vitalité dans le corps, appelons-le l'Eglise, dans le Corps du Christ, et accroissement aussi de vitalité pour l'huma­nité prise dans sa totalité. Et c'est ce que nous dit Buber. Vous allez mieux com­prendre maintenant:

 

La responsabilité de chaque homme, elle s'exerce dans une sphère infinie. Tout homme détermine le sort du monde à travers son être et tout son faire.

 

Lorsque, attentif à la présence et à la Parole de Dieu je reçois en moi la vérité de Dieu, la vérité qui est Dieu lui-même : je la reçois ; mon être en est saisi ; il frémit ; il se met en branle ; il grandit. Et en grandissant, rece­vant une meilleure santé divine, tout le corps de l'humanité s'en trouve mieux. La vie monastique, elle est caractérisée comme un repos, une tranquillité, une paix, l'hesychia comme on dit. Mais pourquoi ? Mais parce que le moine contemplatif laisse tom­ber tout le superflu. L'hesychia, c'est cela, c'est le lais­ser tomber du superflu.

Si bien que à partir de ce moment-là, la totalité de l'existence, elle est saisie comme une entité. Elle n'est plus, comme le disais tantôt, fragmentée, compartimentée. Je respire ; mon coeur bat ; mon sang circule mais pour tout mon être. Je prie ; je scrute la Parole de Dieu ; je m'instruit ; mais pour tout mon être. Je travaille ; je me repose ; mais pour tout mon être. Toutes mes activités qui constituent ma personne, elles sont toutes, toutes prisent dans cette vérité que j'ai perçu chez Dieu, que je fais mienne, qui devient ma nourriture et qui devient ma personne.

Et à mesure que je progresse dans cette saisie de mon être comme une entité, je m'approche de l'image de Dieu qui doit être reproduite en moi. Chez Dieu, il n'y a pas de différences entre l'essence et l'existence, entre exister et être. L'essence de Dieu, c'est d'exister.

L'essence du moine contemplatif qui approche de la sainteté, c'est d'exister, d'être là. Il n'y a plus chez lui quelque chose qui devrait être abandonné, laissé, le su­perflu est parti.

 

Mais en plus, toute cette existence saisie comme une globalité, une entité, elle est axée sur une conviction de foi c'est que, unique, c'est que le Christ donc Dieu devenu homme, est ressuscité d'entre les morts. Et moi pour l'ins­tant, je suis en train de ressusciter avec lui. On comprend alors qu'il n'y a plus dans l'homme encore une fois cette fragmentation.

Mais ici, je vais à la divi­sion qui est essentielle en l'homme : ce qui est saisi par ce mouvement qui conduit l'homme vers la plénitude de son être et de son existé, c'est la conviction - l'espérance presque - qu'il est en train de ressusciter des morts avec le Christ dans sa chair et dans son esprit.

L'entité, l'unité va jusque là. La chair commence à être spiritualisée et l'Esprit est de plus en plus incarné. Il n'y a pas cette …….. ou se perd cette distinction : j'ai une âme et j'ai un corps. je sauve mon âme, tant pis pour mon corps !

Si je me saisis, moi, comme une chair en train de res­susciter, une chair en voie de spiritualisation, de divini­sation, alors l'univers, le monde dans lequel je vis se sa­cralise lui aussi. Il se divinise. Il n'existe plus rien de profane. Je suis dans un univers qui est en train de deve­nir transparence de son Créateur et aussi de son Rédempteur.

Car le monde a été perverti. Mais le Christ, en deve­nant un fragment de ce monde, a repris le monde dans sa source et le redresse. Si bien que le voici de nouveau, le sadiq, c'est à dire le juste, le droit, celui dans lequel il n'y a rien de tortueux, il n'y a rien de perverti. Il est d'une pièce.

Tout étant sacralisé dans ma vie et alentour de moi, je retrouve cette très belle parole de Saint Paul : Que vous mangiez, que vous buviez, quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. Il n'y a donc plus rien, rien, rien qui échappe à cette manifestation de Dieu dans la matière, dans la chair, dans le monde. Tout est en voie de métamorphose, de divinisation. Et cela en premier lieu dans ma propre chair à moi, que j'expérimente comme étant de mieux en mieux justifiée.

 

Et alors, nous retrouvons ici ce que nous dit Buber. Dans le monde tel que le juste le perçoit, disons tel que le moine contemplatif le perçoit, il n'y a aucune matière qui ne puisse être haussée à la rencontre de l'Esprit. Voyez donc quelle intuition chez ce penseur Juif qui, ne l'oublions pas, n'est pas chrétien. Il a vécu en milieu chrétien, c'est certain. Il a fait ses études dans une école catholique, où, pendant huit ans, tous les jours, tous les jours on commençait la classe en récitant la prière en commun. Et lui assistait silencieux.

On n'a jamais exercé sur lui le moindre prosélytisme, la moindre pression pour qu'il se convertisse au christia­nisme. Non, on a respecté sa foi à lui. Mais il n'y a rien à faire, cet homme a été, a été...l'Esprit a agit sur lui. Il lui a fait dire des choses qui dépassent de loin, d'in­finiment loin sa pensée de juif. C'est pour cela que je disais que je retrouvais là dedans la révélation Biblique à l'état pur.

La matière est donc haussée à la rencontre de l'Esprit. Nous aurons aussi la valorisation et la libération de l'homme. Il n'est plus esclave de cette matière. Il n'est plus esclave de la chair, de toutes ces pulsions qui sont en nous. Il n'est plus écrasé par le monde. Non, il est à lui tout seul un cosmos. Il est le monde. Tout le monde est récapitulé en lui comme il est récapitulé dans le Christ. Et par lui, et à travers lui, c'est le mon­de entier qui change.

 

Le monde aussi prend son sens, son sens qui est d'être miroir du divin. Pensons ce que Saint Antoine disait à un philosophe païen qui venait lui rendre visite et qui trou­vait qu'il devait tout de même bien s'ennuyer sans avoir la consolation des livres dans son désert. Mais il disait : 0 philosophe, regarde tout ça, toute cette nature, voilà mon livre ! Il est là. Il suffit que j'ouvre les yeux pour le lire. Le monde devient transparence du divin.

Mes frères, retenons ceci : c'est que l'acte accompli dans l'intentionnalité de Dieu est un acte saint. Cela veut dire que tout acte, toute action qui se fait selon le vouloir de Dieu est une action sainte. Ce qui est déterminant, ce n'est pas la nature de l'acte que nous posons. Ce peut être boire, ce peut être manger, ­ce peut être parler devant une communauté assemblée, ce être faire de la bière ou soigner du bétail, ce peut aussi faire oraison ou célébrer l'Office Divin. Voilà des actes de nature différente.

Ce qui est déter­minant dans l'acte, ce n'est pas sa nature. Mais ce qui est déterminant, c'est la sainteté de cet acte. C'est la sainteté ! C'est à dire, lorsque cet acte est juste, lorsque cet acte est droit, lorsque cet acte est dans la ligne de ce juste, de cet innocent qui est Dieu. Le moindre acte que posait le Christ était un acte divin. Le moindre acte que pose le sadiq, c'est un acte saint. Et c'est cela qui importe. Et c'est cela qui mène au coeur du monde et qui, étant au coeur du monde, le transforme.

 

Donc la mesure, mes frères, de toute chose, celle qui juge tout et qui elle-même ne relève d'aucun jugement, c’est l'homme. C'est l'homme qui voit Dieu et qui le voit en toute chose. C'est donc le véritable juste, le véritable saint, le véritable contemplatif. Saint Paul disait aussi la même chose. L'homme spirituel, disait-il, il juge de tout et lui-même ne relève d'aucun jugement. Il n'est jugé par per­sonne. Pourquoi ?

Mais parce que il est spiritualisé. Il est UN avec la volonté de Dieu. C'est l'Esprit de Dieu qui l'habite, qui lui fait voir les choses, qui le fait agir. Cet homme-là est au­-delà du jugement. Par contre, tout lui est soumis. Et le jugement qu'il porte sur les choses et sur les hommes, c'est un jugement juste.

 

Voilà, mes frères, je vais maintenant vous relire cette phrase de Martin Buber pour qu'elle entre bien en vous et que vous sentiez en vous, dans votre coeur et aussi dans les molécules de votre chair, dans tout votre être, la grâce que Dieu vous fait en vous appelant à la vie monastique.

Vous êtes entrés dans un désert non pas pour vous y perdre, mais pour vous y trouver et là, devenir ceux qui por­tent le monde, ceux qui lui donnent un sens, ceux qui le con­duisent vers la plénitude de sa vocation.

 

La responsabilité de chaque homme s'exerce dans une sphère infinie. C'est la responsabilité devant l'infini. Tout homme détermine le sort du monde à tra­vers son être et tout son faire. Il y a cependant des hommes pour lesquels la responsabilité infinie affleure à chaque instant de leur existence sous une forme par­ticulière, sous une forme particulièrement active. Je vise le vrai sadiq. Dans le monde tel qu'il le perçoit il n'y a aucune matière qui ne puisse être haussée à la rencontre de l'Esprit. C'est là précisément ce qui fait le sadiq.

 

Voilà, mes frères, c'est là notre vocation ! Faisons notre possible pour y demeurer chaque jour de mieux en mieux fidèle.

 

Chapitre : Carême 1982.                          30.03.82

      11. Recycler notre obéissance.

 

Mes frères,

 

Revenons-en à l'effort qui nous est demandé, cet effort de conversion, de retournement, de retour à notre place, à celle que Dieu a choisie pour nous. C'est cela la vie monas­tique ! Nous pouvons dire que c'est une éducation toujours à reprendre de notre obéissance. C'est un recyclage continuel de notre obéissance qui fini par s'user, par s'user par la routine, par la lassitude, par les doutes, par le péché, les égarements.

Ce n'est pas un dressage, notre éducation à l'obéissan­ce. C'est nous aider à grandir vers une obéissance adulte, l'obéissance d'hommes libres, d'hommes intelligents, d'hom­mes qui savent choisir. Il n'est rien de plus malheureux de découvrir dans des monastères des cas d'infantilisme. Des hommes qui ne savent pas prendre de décision à l'intérieur de l'obéissance. Ce sont devenus des sortes de machines ou je ne sais pas, de petits enfants. Alors, on peut dire que c'est raté !

 

Mais cette éducation à l'obéissance, je pense qu'elle consistera d'abord à une purification des oreilles de notre corps. Nos oreilles, là, elles sont sales, elles sont bou­chées. Il faut les nettoyer. Car notre ouïe spirituelle est comme faussée, comme on dira de quelqu'un en musique qu'il n'a pas d'oreille. Dieu nous joue une partition splendide. Il est un artiste qui improvise sans arrêt.    Et notre oreille doit saisir cette symphonie que Dieu nous joue.

 Symphonie, car il y a toutes sortes d'instruments. Nous devons la saisir pour la goûter, pour nous en réjouir, pour nous en enrichir. Mais aussi pour y entrer. Voyez, pour y trouver notre place. Car dans cette symphonie, il y a certes des auditeurs spectateurs, mais c'est tellement beau que Dieu veut qu'à notre tour nous jouions notre partie.

Vous savez que maintenant dans les spectacles de théâ­tre surtout, on s'efforce d'entraîner l'assistance dans le jeu. Elle doit réagir. Et sa façon de réagir suscite un nouvel élan parmi les acteurs. C'est voulu ! C'est exigé pour que la pièce soit réus­sie. Parfois même un dialogue s'installe entre les acteurs et les spectateurs. Il y a alors une partie de création qui se présente dans le chef des acteurs.

 

Eh bien, Dieu essaye de réussir cette chose extraordi­naire, mais au niveau de sa création, et dans ce petit Roy­aume qui est le sien et qui est le monastère. Donc, mes frères, nous devons bien nettoyer les oreil­les de notre coeur, car ne l'oublions pas, obéissance veut dire entendre pour écouter. Ce n'est pas écouter pour subir des ordres. Non, mais c'est écouter une mélodie merveil­leuse qui nous transporte dans son univers à Lui. Mais attention ! Il faut avoir une bonne oreille !

Et cette purification de notre coeur, elle va produire ce que Dieu attend, dans cette réponse volontaire, libre, joyeuse, heureuse même, dans une volonté toujours plus sou­ple. Il faut donc arriver dans l'obéissance à un assouplis­sement de notre volonté. Nous sommes naturellement comme le dit l'Apôtre de filii irae, des fils qui sont voués à la colère parce que nous avons une nuque raide.

Raide ! Le grand danger pour les personnes très âgées, c'est la chute car les os sont devenus tellement raides qu'ils sont comme du verre. Une chute un peu trop brutale, et c'est la fracture. Tandis que les enfants, eux, ils peuvent dégringoler des escaliers, ils se relèvent en bas. Ils n'ont rien. Ils rebondissent car leurs os sont souples.

 

Nous devons retrouver, nous, cette souplesse de notre ossature spirituelle. Nous avons des nuques raides, raidies par le vieillissement dans le - je dirais presque - dans le péché. C'est vrai, nous sommes enfouis dans le péché ! Eh bien, nous devons retrouver une souplesse de la jeunesse spirituelle, cette nouvelle naissance. Et ainsi, nous pouvons épouser le mouvement des inten­tions divines, entrer dans cette symphonie et nous laisser emporter par ce mouvement en sachant bien où nous allons : c'est dans la plénitude de la vie divine. Car c'est là qu'il veut nous attirer.

Alors mes frères, nous en arrivons à être avec le Christ un seul esprit. Et rappelez-vous la magnifique des­cription que nous donne le Livre de la Sagesse de cet Esprit. Il y a là toute une série de qualificatifs de cet Esprit. Il faudrait relire cela à son aise. Eh bien, lorsqu'on est un seul esprit avec le Christ, on est ainsi : on est souple, on est diaphane, on est transparent, on est léger. On n'a plus cette pesanteur de la chair qui est devenue, qui est devenue l'habitation de la divinité. On est comme Dieu.

Alors, mes frères, l'obéissance est parfaite, vous le comprenez bien. Et la réconciliation est achevée. Et c'est vers cet objectif que nous devons marcher jour après jour. Je le répète, la vie monastique est un recyclage per­pétuel. Et si nous persévérons avec foi et espérance, nous pourrons être certains que Dieu nous comblera même au-delà de notre attente.

 

Chapitre : Carême 1982.                          31.03.82

      12. Ces bruits qui nous habitent.

 

Mes frères,

 

Nous avons compris que nous laisser réconcilier avec Dieu, accepter de reprendre sa place dans le projet divin et d'y rester, supposait dans le chef du moine une obéis­sance généreuse, l'obéissance d'hommes qui ont le sang no­ble. Mais obéir, c'est être attentif à la qualité de notre écoute et à la tonalité de notre réponse. Dans l'obéissance, il y a une attitude de passivité, d'accueil, d'ouverture, disons d'écoute et une réaction de mouvement vers, une acti­vité, un ébranlement. Et c'est notre réponse !

Mais pour être attentif, nous devons nous détacher des bruits qui encombrent notre intérieur et qui nous assour­dissent. Car si nous prenons garde à tous ces bruits qui sont parfois même stridents, qui nous secouent, qui provo­quent des vibrations en nous, mais alors nous ne savons plus écouter. Mais nous détacher d'eux, attention, ce n'est pas les étouffer. Les étouffer, en fait n'est pas possible et ce n'est pas non plus recommandable.

 

Ce n'est pas possible, parce que nous sommes des êtres en situation. Nous sommes immergés dans le monde. Nous vi­vons dans un pays. Nous sommes les citoyens d'une région. Nous avons choisi un monastère ou, plutôt, nous y avons été appelés. Nous devons gagner notre vie. Nous sommes au terme d'une hérédité qui trouve son origine infiniment loin dans la nuit des temps, des centaines de milliers d'années, des mil­lions d'années peut-être ?

Et regardez un peu ! Tout ça a été imprimé en nous. Dans nos rêves et nos cauchemars, nous revivons des événe­ments qui nous ont impressionnés mais certainement aussi d'autres qui ont impressionné nos lointains ancêtres à l'époque où ils étaient encore des animaux. Donc, nous sommes des êtres en situation.

Et voilà que nous devons accepter qu'il y ait beaucoup de remue-ménage en nous. Non seulement ce qui entre par les fenêtres de notre être qui sont nos oreilles, et nos yeux, et aussi nos mains, nos organes sensoriels, mais aussi ce qui est déjà en nous au moment où nous nous éveillons à la conscience. Ces bruits sont là ! Ils nous encombrent.

Oui, il n'est pas possible de les étouffer. Ce n'est pas recommandable non plus, car vouloir y mettre fin est une entreprise qui risque de nous conduire au cabanon, à l'asile d'aliénés pour ceux qui ne comprennent pas. Car vouloir les tenir à distance, mais nos forces, notre résistance nerveuse va craquer tôt ou tard. Et puis il va se produire une explosion. Ce n’est pas possible ! Ce n'est pas recommandable !

Mais que faut-il faire alors pour y échapper ? Eh bien, d'abord il ne faut pas se laisser dominer par eux, ne pas se laisser emporter par eux. C'est déjà beaucoup ! Vous savez que notre imagination est fertile, que notre mémoire est bien fournie et qu'elle embraie facilement sur un petit rien qui nous traverse l'esprit. Etre attentif à cela ! Et en temps utile, débrayer. C'est une affaire de quelques secondes. Disons que cela se décide dans les 5 premières secondes pour ne pas être dominé et emporté par un courant.

Et donc, prendre des distances par rapport à eux. Oui, prendre nos distances. Il y a beaucoup de choses qui sont en nous mais qui ne sont pas de nous. C'est entré ! Vouloir les empêcher d'entrer, mais je me demande comment on ferait bien ? Il faudrait être sourd, aveugle, muet, insensible. Il faudrait être un morceau de bois ou un caillou, je ne sais pas quoi ? Mais voilà, puisqu'ils sont là, prendre nos distances. Nous savons bien prendre nos distances à l'endroit des per­sonnes qui ne nous sont pas sympathiques.

 

Mais prendre nos distances, attention ! Je ne pense pas ici entre nous. Je pense par exemple à des démarcheurs qui viennent nous scier les côtes. Nous avons un frère portier, ou des portiers car il n'est pas seul, qui connaissent leur devoir. Et voilà, on est ici à l'intérieur; ils viennent; on tient ses distances. Non merci, pas besoin, au revoir.

Et puis, tenir notre coeur au dessus de tous ces bruits. Le coeur doit planer au dessus. Et pour qu'il puisse planer, il doit être soutenu par un vent. Il doit rencontrer une certaine densité sur laquelle s'appuyer. Et cette densité, ce sera la prière. C'est l'union à Dieu. C'est tout simplement sentir le souffle de l'Esprit qui est là, Dieu qui est en train de faire quelque chose, le Christ qui travaille en nous, autour de nous.

C'est avoir son attention ailleurs. C'est cela dominer les bruits et planer au dessus d'eux ! Mais c'est notre coeur qui doit le faire parce que c'est notre coeur qui est le complice, parfois, de ces bruits. C'est dans notre coeur que ces bruits viennent se condenser. C'est là que leur dernier écho vient retentir. Voilà, mes frères !

 

Mais être détachés de nous-mêmes ? Ceci, je vous glisse une recette pour être ainsi détachés. Pour être détachés de ces bruits, nous devons être détachés de nous-mêmes. C'est à dire, placer au premier rang, non pas notre avantage personnel, mais rechercher toujours les intérêts de Dieu, et ça de façon très concrète en cherchant les intérêts des autres dans lesquels vit Dieu.

Car, nous sommes tellement astucieux - je n'ose pas dire tellement vicieux, mais enfin, c'est presque ça - que bien souvent nous déguisons nos propres intérêts en intérêts divins. Mais là où il n'y a pas d'illusion, ce sont les autres, les frères qui se présentent à nous avec leurs besoins, avec leurs intérêts. Eh bien, c'est veiller à ceux-là d'abord. Et ainsi, je suis bien obligé d'oublier les miens, de les laisser de côté, de les mettre en veilleuse. Je me détache de moi-même.

Nous devons bien nous dire que ce qui nous est demandé dans un monastère, c'est toujours, mais toujours pour un mieux être et un plus être de la communauté. Ce qui nous est demandé par Dieu directement, parce que il parle aussi, lui, directement à notre cœur, ce qui nous est demandé par la Règle, ce qui nous est demandé par les Supérieurs, par l'Ordre ; enfin tout ce qui nous est deman­dé par tout, et tous, et Dieu a toujours derrière son inten­tion : c'est que la communauté soit mieux, et qu'elle soit élevée plus haut qu'avant.

 

Donc, l'intérêt, des autres bien compris rencontre notre intérêt à nous bien compris lui aussi. Voyez-vous, nous devons expérimenter dans le groupe que nous formons ce que Dieu a l'intention, lui, de réaliser pour l'Eglise et pour l'humanité entière, ce qu’il espère réaliser, ce qu'il attend. C'est ce qui sera à la fin des temps quand tout sera terminé. Mais enfin, Dieu aime que ça se fasse tout de suite à certains endroits de la terre. Et ça doit se faire ici ! Nous pouvons l'expérimenter tout de suite. Et cela, toujours, lorsque nous nous oublions et que nous cherchons l'avantage de notre frère qui est, dans lequel vit Dieu. Et qu'ainsi nous nous laissons, nous nous perdons de vue.

Mais à ce moment-là également, nous perdons de vue les bruits qui sont en nous. Nous vivons, comment dirais-je ? Mais ça, je vais le laisser pour la prochaine fois car il est temps d'aller à l'église. Le plan de Dieu - je clôture avec ceci - le plan de Dieu, s'il se réalise dans notre communauté, il va aussitôt projeté sa lumière sur le Corps entier, le Corps entier qui est l'Eglise naturellement, et même au delà la grande Eglise, tous les hommes rassemblés dans le Corps du Christ.

Il y a là une lumière qui se projette. Et cette lumière n'est pas une lumière sans forme, mais c'est la lumière d'une réussite. C'est l'exemple en petit de ce qui sera un jour en grand. Et il n'y a rien à faire, l'essence spirituelle des hommes à ce moment-là, même s'ils ne connaissent même pas notre existence, ils en sont frappés, ils en sont influencés. Car pour ce qui est de Dieu, il n'y a pas de distances, vous le savez !

 

Chapitre : Carême 1982.                          01.04.82

          13. La lutte contre les pensées.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que notre coeur était encombré de toutes sortes de bruits. Nous devons nous détacher d'eux, car si nous leur prêtons attention, ils prennent consistance. Ils s'assemblent. Ils deviennent un corps. Ils s'animent : ce sont les pensées. Ces pensées naissent de ces bruits, mais avec notre consentement. Je vous ai expliqué il y a trois ou quatre ans [7], en dé­tail, en quoi consistait ces pensées. Je ne vais pas recom­mencer ce soir.

Mais je rappelle seulement que ce sont des constructions qui présentent toutes les apparences de la logique et de l'importance, alors qu'en réalité ce sont des phantasmes, des fantômes, des insignifiances, des illusions, des riens. Ce sont des idoles que nous dressons dans notre coeur. Ces idoles, elles déchaînent les passions. Elles nous en­traînent au péché.

Les anciens moines ont analysé avec une perspicacité extraordinaire le processus de naissance, de croissance de ces pensées, tout ce que cela provoque en nous et,  reconnaissons-le, il est ridicule et lamentable de se laisser entraîner par elles. C'est surtout ridicule lors­que nous l'observons chez les autres. Car lorsqu'il s’agit de nous, je le répète, elles nous paraissent très logiques et très importantes.

 

C'est la raison pour laquelle les anciens recommandaient de soumettre ses pensées à un ancien qui, lui, sait porter un jugement objectif. Il sait souffler sur elles et les faire s'évanouir. Alors en nous cela redevient ce que c'était au départ : du bruit ! Le gros de la lutte du moine porte con­tre ses pensées. Et un coeur pur, qu'est-ce que c'est ? Un coeur pur connaît encore le vacarme du bruit. Seulement ce bruit ne devient plus pensée.

Mes frères, si notre obéissance doit être belle, si elle doit nous conduire jusqu'à Dieu à la suite du Christ, il est indispensable que le bruit en nous ne se transforme pas avec notre complicité en pensée. Car la pensée, elle nous entrave, elle nous cloue sur place. On est comme séduit par elle. Vous savez qu'il existait dans la mythologie antique des animaux, des serpents, des êtres bizarres, des dragons qui de leur seul regard paralysaient les hommes. Ils pou­vaient même les faire mourir.

Nous pouvons dire que pour nous, moines, ces serpents, ces dragons, c'est la pensée. Saint Benoît dit que la pensée diabolique, il faut de suite la prendre et la briser contre le roc qu'est le Christ en la révélant à un ancien. Je me demande dans une communauté monastique combien il y en a qui ont cette sagesse élémentaire de révéler à un ancien les pensées qui les occupent ? Je ne parle pas des bruits - ça des bruits, il y en a tant qu'on en veut ­mais des pensées.

 

Et si nous n'arrivons pas recto cursu, vite, vite, com­me dit Saint Benoît, à la sainteté, c'est parce qu'on n'a pas cette humilité de révéler, de dévoiler ses pensées. Et alors, que voulez-vous ? On reste sur place parce qu'on est absorbé par elles. Et on s'épuise ! On s'épuise même nerveusement et phy­siquement, et intellectuellement, et spirituellement, on s’anémie.

Mes frères, le mieux que nous ayons à faire donc, c'est de descendre dans notre coeur. Et là, d'y habiter avec nous­-mêmes - c'est à dire avec notre véritable nous-même, le nous­-même qui est pur, le nous-même qui est déjà saint, le nous­-même qui est habillé de la forme de Dieu, ce nous-même qui a déjà la qualité de fils de Dieu - et habiter là dans notre cœur et y veiller. Veiller sur les bruits sans leur prêter attention, mais les tenir à distance. Nous détacher d'eux et prendre garde qu'ils ne s'assemblent pour former des pensées.

Mais tout cela dépend de nous. Dans le bruit, nous som­mes innocent. Un coeur pur, mais parfaitement pur, est aussi ampli de bruits. Mais dès que la pensée surgit, alors avec elle avance le péché. Car nous sommes responsables de nos pensées comme nous ne le sommes pas des bruits.          Il faut donc veiller pour procéder à un nettoyage de nos dispositions, de nos intentions. Je dis un nettoyage, parce que dans le bureau que j'oc­cupe, on est en train d'y travailler. Il y fait terriblement poussiéreux et sale maintenant. Il faudra donc nettoyer.

Mais nos intentions, elles sont comme cela. Elles sont toujours pleines de poussières, elles sont toujours crasseu­ses parce que nous sommes des hommes égoïstes et pécheurs. Et nous devons les nettoyer. C'est cela ! Les rendre brillantes, attirantes pour nous d'abord. Car sachons-le, lorsque nos intentions sont pures, et belles, et saintes, nous les accomplissons facilement. Tandis que lorsque elles sont louches, qu'elles sont moitié bonnes, moitié mauvaises, qu'elles ne sont pas nettes, alors nous n'avons pas le courage non plus de les faire nôtre et de nous engager.

 

Il faut donc mettre de l'ordre dans ce qui nous tra­verse la tête : mettre de l'ordre dans nos paroles, mettre de l'ordre dans nos démarches. De l'ordre ? C'est à dire conformer tout cela à ce que Dieu attend de nous. Et à ce moment-là, devenir maître de nous, ne pas être diminué par ce qui vient de l'extérieur, qui peut nous dis­traire, qui peut nous conduire jusqu'au péché. Mais être maître chez nous : écarter ce qui doit être écarté, retenir ce qui doit être retenu. Naturellement, ce n'est pas ici uniquement un exercice ascétique.

Il faut en appeler à l'aide divine. C'est pourquoi dans les Psaumes, regardez un peu, combien de fois n'appelle-­t-on pas à l'aide ? Les anciens comprenaient cela comme des appels à l'aide dans cette lutte implacable contre les pensées, les pensées diaboliques.

 

Voilà, mes frères, nous allons maintenant nous rendre à l'Office de Complies. Nous allons réciter des Psaumes - ou les chanter plutôt - qui sont extrêmement beaux. Tradition­nellement ce sont des Psaumes du soir. Car c'est le moment où le soir, nous sommes plus fragiles, plus faibles parce que nous sommes psychiquement et physiquement fatigués.

Mais spirituellement, nous restons toujours éveillés. Et la grâce de Dieu nous l'implorons afin que nous puissions participer à ce repas qu'est la vision divine, cette vision qui nous est promise, promise au coeurs purs, ceux qui ne permettent pas aux bruits de s'assembler pour devenir des pensées néfastes.

 

Chapitre : Carême 1982.                          02.04.82

      14. Recettes pour naviguer.

 

Mes frères,

Se laisser réconcilier avec Dieu impose au moine une dure et constante discipline. Le navire de notre vie en ef­fet doit être replacé, maintenu sous les vents des vouloirs divins. Il s’agit que le souffle de Dieu fasse gonfler les voiles de notre être. J'entends notre intelligence, notre volonté, notre affectivité.

Il importe donc de tendre cette voilure dans la bonne direction de façon à capter l'Esprit dans toute sa vigueur. Je vais vous donner ce soir quelques petites recettes pour naviguer rapidement et sans trop de difficultés jusqu'au port du salut, c'est à dire jusqu'à la bienheureuse vision de notre Dieu dans sa Lumière.

 

D'abord, il faut freiner les divagations de la mémoire et de l'imagination. Ces divagations sont des vents con­traires. Elles nous écartent de Dieu. Vous savez qu'en bonne navigation on peut même utiliser les vents contraires. C'est un jeu de voiles et d'agrès. Mais dans la vie spirituelle, il n'en va pas ainsi. Mais comment faire ? Il y a une façon de s'y prendre qui est très saine. Elle est connue depuis toujours. Pour éviter ces divagations, il faut être tout entier à ce qu'on fait.

Les anciens disaient age quod agis, ce que tu fais, fais-le ! Ne fais pas deux choses en même temps. C'est-à-dire : je suis à ma besogne, mais en même temps mon imagi­nation est ailleurs. Elle voyage, elle rêve. Il faut donc avoir le coeur à son ouvrage. Il faut être pris par ce qu'on fait. Naturellement, il arrive qu'on nous demande des choses qui ne nous intéressent pas tellement, ou des choses qui de­viennent routinières et qui, voilà, il n'est plus nécessaire de penser et de réfléchir à ce qu'on fait.

Comme quand on conduit une voiture, par exemple, ce n'est plus qu'un jeu de réflexes. Il faut faire vaguement attention à ce qu'on voit, et pour le reste, il faut se laisser conduire et on peut rêver tant qu'on veut ?

 

Oui, mais attention! Lorsqu'il s’agit de la volonté de Dieu, il ne peut en être ainsi, parce que la volonté de Dieu est toujours ce qui est de plus précieux pour nous. Nous devons donc la faire, et uniquement elle. C'est à dire nous enfoncer en elle comme un clou dans une poutrelle de chêne. On ne sait plus l'en arracher et à ce moment là, toutes nos facultés sont mobilisées, elles sont occupées, elles sont fortifiées.

Saint Benoît y fait une discrète allusion lorsqu'il nous rappelle : otiositas inimica est animae, 48,2, c'est à dire que l'oisiveté est l'ennemie de l'âme. L'oisiveté, ce n'est pas seulement ne rien faire, n'avoir rien à faire, mais c'est le faire sans y mettre son coeur. On le fait, mais l'imagination et la mémoire se reposent ailleurs. Mes frères, si vous voulez être sincères, reconnaissez que c'est là quelque chose qui n'est pas facile, et ça de­mande de la discipline.

 

Ensuite, nous pouvons aussi apprendre à maîtriser nos regards. Il faudrait tenir les yeux du coeur fixés sur Dieu et sur sa Lumière. Voilà la vie du contemplatif ! A ce moment-là, les yeux du corps eux-mêmes suivent car ils finissent par être captivés selon un mode qui leur est approprié. Par contre, si les yeux charnels commencent à voyager partout, ils détournent fatalement le coeur de la contem­plation de Dieu.

Oui, maîtriser son regard ! Ne regarder que ce qui doit être regardé, et pas le reste. Je veux dire que si le regard est maîtrisé, alors l'imagination, la mémoire, tout cela aussi se remet, rentre dans l'ordre. Nous pouvons en devenir les dominateurs.

Saint Benoît nous demande aussi d'étouffer les bavarda­ges. Les bavardages ? Par respect pour Dieu, par respect pour nous-mêmes, oui, et par respect aussi pour les autres. Respect pour nous-mêmes ! Je pense à ces bavardages intérieurs. Il est arrivé quelque chose qui nous est plus ou moins contraire. Et alors voilà : il y a tout un mécanisme qui se déclenche en nous. Les murmures, dira Saint Benoît. C'est cela, murmurer même intérieurement dans son coeur. Et puis alors les romans que nous pouvons construire...des bavardages. Nous bavardons avec nous-même.

Alors bavarder avec les autres ! Mes frères, ça, c'est leur manquer de respect ni plus ni moins. Un bavard, je me demande comment il traite son frère ? Pour qui il le prend ? Il lui manque de respect en tout cas. Et Saint Benoît dit : attention ! faire attention au moine. Il faut toujours qu'il ait quelque chose à faire, sinon il va vacare fabulis, 48,44, il va penser à perdre son temps à des bêtises, à des bavardages, fabulis, Et alors, il est sibi inutilis, 48,45, il devient inutile à lui-même. Et alors, alios distollit, 48,46, les autres, il les déjette.

C'est ça ! Distollit, c'est plus que les distraire. Il les envoie d'un côté et de l'autre avec ses bavardages. Cela peut faire beaucoup de tort, beaucoup, même s'il s’agit de choses qui ne sont pas mauvaises. Mais le fait de bavarder, voyez, à ce moment-là, vous comprenez que les voiles de notre vie ne sont plus gonflées par l'Esprit de Dieu. C'est le bête souffle du bavard.

 

Alors, mes frères, nous pouvons aussi nous entraider à cette réconciliation avec Dieu, nous entraider par l'exem­ple. C'est tellement important ! exempla trahunt disaient les anciens. Les exemples, ça attire, les mauvais et les bons, mais surtout les bons. Si nous donnons le bon exemple, mes frères, à ce mo­ment-là, il se crée dans notre entourage une atmosphère encourageante qui tire les autres vers Dieu. L'exemple, c'est une, c'est presque une tempête qui non seulement gonfle les voiles mais les fait presque craquer. On ne sait pas résister à un bon exemple.

Voilà mes frères, ce que je voulais vous dire ce soir pour terminer.

 

                                                                        FIN.

 

Récollection du mois d’avril.                       03.04.82

      Greffé sur le Christ.

 

Mes frères,

 

Notre récollection ouvre la grande et sainte semaine de la Pâque. Depuis le début du Carême, nous avons porté le poids de notre attention sur la consigne de l'Apôtre Paul : Laissez-vous réconcilier avec Dieu ! Cette consigne, nous l'avons mâchée, ruminée longuement, patiemment, jour après jour. Et comme nous sommes faits de ce que nous mangeons, nous avons accéléré en nous une évo­lution heureuse qui va trouver un nouveau dynamisme dans les jours que nous allons vivre ensemble.

Nous sommes établis, mes frères, dans une relation uni­que entre Dieu et le monde. Notre rôle consiste à rétablir cette harmonie qui a été troublée par le péché. Le texte de Proclus-Constantinople a évoqué à sa maniè­re le drame du péché qui est venu briser cet accord entre Dieu et le monde. Nous avons été choisis pour être à notre place des restaurateurs de cet ordre. Mais nous devons d'abord le rétablir en nous, reconsti­tuer pour nous-même cette harmonie.

Eh bien, mes frères, à l'issue de notre carême nous pou­vons certainement sentir que cette harmonie entre nous et Dieu, entre nous et les hommes, entre nous et le monde, a été propulsée, qu'elle a trouvé une tonalité meilleure. Nous som­mes - c'est vrai, pas entièrement - en bonne partie réconci­liés. Se réconcilier, c'est retrouver l'ordre voulu par le Créateur, c'est reprendre sa place dans l'immense symphonie du cosmos, c'est devenir - comme je l'évoquais à l'instant même - centre de relation, de communion, de vie.

 

Et pour nous qui sommes des moines, cela consiste à met­tre en oeuvre de façon permanente et attentive notre voeu de conversion des moeurs. C'est à dire nous détourner de nous-­mêmes, de nos idoles, pour nous ouvrir largement sans réserve à Dieu et aux autres. Cette ascèse qui a été la nôtre pendant ce carême, elle ne doit pas prendre fin le jour de Pâques. Elle doit animer notre effort et notre lutte pendant toute l'année et même au delà jusqu'à notre dernier souffle.

Et pour nous aider dans ce labeur, nous devons tenir le regard de notre coeur fixé sur l'heure du Seigneur Jésus, cette heure qu'il a attendue si longtemps et qui un jour a sonné pour lui. Comme tout ce qui regarde le domaine divin, cette heure est éternelle. Aujourd'hui encore, elle est présente et active. Mais c'est nous qui devons être présents à elle.

Voici la quintessence de cette heure. Par une obéissance portée au delà de l'imaginable, le Christ a ressaisi l'humani­té égarée et il l'a resituée à sa place, de façon stable, en présence de Dieu, pour un dialogue dans l'amour en vue d'une exaltation jusqu'à un statut définitif de divinisation.

 

Mes frères, notre sequela Christi consiste surtout à permettre au Christ de réaliser en nous ce projet. Et lorsque notre personne individuelle a été ainsi mé­tamorphosée, qu'elle est convertie, qu'elle est réconciliée, à ce moment, c'est non seulement notre personne mais l'huma­nité entière qui en reçoit le bénéfice. Car, au moment où nous laissons le Christ travailler en nous, faire en nous ce qu'il a en vue depuis l'instant où Verbe de Dieu il a pris une chair d'homme, nous le laissons agir, et notre personne prend une dimension cosmique. Et

nous sommes avec lui corédempteur.

Mes frères, tel est l'enjeu social de notre vocation à l'anachorèse. Greffé sur le Christ, nous poussons jusqu'au bout la logique de la concorporéité. Notre responsabilité vis à vis de Dieu et vis à vis des hommes est énorme, mes frères, et nous n'avons pas le droit de jouer avec le sort des autres. Nous entrons dans la semaine de Pâques. Cette semaine évoque mystiquement toute notre vie monastique. Nous devrions, nous devons sentir battre en nous la joie du désir spirituel dont nous parle Saint Benoît.

Car ce que Dieu nous demande n'est pas impossible. Nous devons à travers la souffrance et une mort mystique arriver jusqu'à la gloire de la résurrection bienheureuse en contem­plant dès ici bas la Lumière incréée. Cette Lumière qui enveloppe l'univers, qui le fait avancer dans son évolution ; cette Lumière qui nous divinise, qui fait de nous des enfant de Dieu ; cette Lumière qui est au travail à tout moment ; cette Lumière qui illumine l'heure du Christ et qui nous pousse tous sur la voie de la réconci­liation.

Réconciliation avec Dieu...réconciliation avec nos frè­res les hommes, réconciliation avec la création entière jusqu'au moment où Dieu sera tout en toute chose et où la création devenue transparente ne sera plus qu'une hymne de reconnaissance et de joie pour son Créateur.

 

Dimanche des Rameaux                             04.04.82

Chapitre : Etablir l’harmonie.

 

Mes frères,

 

            Nous vivons dans un monde disloqué. La concorde entre les hommes est tellement rare aujourd'hui ? Et pourtant, nous sommes faits pour vivre les uns avec les autres, les uns pour les autres. Et un de nos premiers devoirs à nous chrétiens et moines, c'est de nous efforcer d'établir l'harmonie partout où cela nous est possible.

 

            Nous sommes en effet des êtres de relation. C'est la relation qui nous constitue et nous valorise. La relation est première. Nous existons par le fait d'une relation entre les parents. Elle est antérieure à nous. Et lorsque nous arrivons au monde, nous sommes reçus dans des relations : la relation avec Dieu, la relation avec l'homme - le prochain la relation avec l'univers.

 

            La relation est un contenant. Elle est un moule. Nous vivons à l'intérieur d'elle et c'est elle qui nous façonne. Nous devons le reconnaître. Nous devons nous adapter à cette situation. Nous devons être dans une attitude d'ouverture, d'accueil, d'abandon à cette relation. Cela signifie pour nous : confiance, bienveillance, amour.

 

            Mes frères, tout cela c'est de nouveau le mystère de cette Semaine Sainte. Le Christ, ne l'oublions jamais, Verbe de Dieu avait, cela transparaît à travers tout l’Evangile, le sens des relations.

            Quelque fut la personne en face de laquelle il se trouvait, il était à l'aise avec elle et il la mettait à l'aise. Que ce soit un Docteur en théologie - Nicodème -, que ce soit un gosse de la rue, que ce soit une femme de mauvaise vie, il savait de suite établir une relation et au sein de cette relation permettre à l'autre de se trouver, de se réconcilier avec lui-même, de se libérer, et enfin de pouvoir respirer et vivre.

 

            Le sens de la relation. c'est donc le sens du convivium, du vivre avec, de la communication. C'est un grand problème d'aujourd'hui : comment faire pour établir la communication avec les autres ? Nous connaissons toutes sortes de communications, les télécommunications, enfin tout. Et pourtant, nous ne parvenons pas à établir la communication avec notre prochain.

            On dirait vraiment que plus on a de moyens à sa disposition, moins on sait les utiliser. C'est donc tout un apprentissage à faire. Nous devons acquérir ou retrouver ce sens de la relation. Et pour cela, cultiver en nous et chez les autres l'aptitude à la rencontre, au dialogue dans le respect, pour un mieux être, un plus être mutuel.

 

            Si nous rencontrons un autre, ce n'est pas pour mettre la main sur lui, mais c'est pour au sein de la relation qui s'instaure dans le respect, se trouver mieux l'un et l'autre. C'est pour un enrichissement mutuel.  C'est donc l’œuvre conjointe de deux ou plusieurs partenaires. Il doit y avoir non seulement accueil, mais réponse. Deux partenaires qui sont ouverts et présents l'un à l'autre.

            Voilà. mes frères, ce que nous devons essayer de faire ! Il y a donc un donné originel qui est la relation dans laquelle nous sommes venus au monde et qui est là. C'est un donné primitif.

            Nous devons essayer de le développer, de le cultiver, de le porter à sa perfection de façon à ce que une harmonie parfaite s'établisse entre nous et tout ce qui nous contient. Donc, je le répète : Dieu, les autres hommes et l'univers matériel.

 

            La vie cénobitique  qui est la nôtre, elle n'est donc pas un antagonisme dans l'affrontement de passions égoïstes. Non, mais elle est un réseau de relations qui construit des personnalités fortes. Je pense que c'est un de nos devoirs les plus urgents de cultiver ces relations à l'intérieur de notre vie monastique.

            Je dis bien cultiver, parce qu'elles existent. Elles sont là. Et je dois dire que dans notre communauté, elles sont belles. Elles sont épanouissantes. Mais nous devons les cultiver, car si nous ne les cultivons pas, elles peuvent dégénérer. Notre égoïsme est tellement astucieux qu'il peut détourner les meilleures choses à son profit.

 

            Pâques dans son mystère global : je le vois depuis le moment où Dieu s'est fait homme, qu'il vit parmi nous. Il adopte tous nos comportements. Et puis il subit une passion. Il meurt. Son père le rappelle à la vie.

            Voyez tout ce mystère de Pâques ! C'est le mystère d'une relation. C'est Dieu avec nous, Emmanuel, mais à un sommet d'incandescence. Et en retour, c'est nous avec Dieu pour une métamorphose, une transfiguration de notre être qui ainsi atteindra le sommet, le point ultime de sa perfection.

 

            Et alors, autour de cette relation Dieu et nous, il y a un rayonnement. C'est nous avec les autres dans la communion à une même vie. Car chacun des autres est appelé à faire la même expérience. Et c'est nous avec la création oui devient palais de Dieu et réverbération de sa lumière.

            Voici donc l'harmonie établie. C'est là le projet de Dieu. Voyez ce que Dieu a jeté devant lui. Son intention, elle est là. C'est arrivé à ce chef d’œuvre qui ne peut être que divin, ce chef d’œuvre auquel il travaille avec une patience à sa mesure, infinie ; et ce chef d’œuvre auquel il nous demande de collaborer chacun à notre place encore une fois.

 

            Et le préalable pour nous, c'est la mort à notre égoïsme qui est la source de tout péché, qui est la source de ces dislocations et de ces discordes.  L'égoïsme, vivre crispé sur soi, retourné sur soi, refuser la relation ! Mais c'est un suicide puisque c'est la relation qui me porte.

            Et cela signifie que cette mort à notre égoïsme sera notre passion à nous, notre passion par la voix de l'obéissance. L'obéissance, c'est la relation entretenue : relation avec Dieu, relation avec la société dans laquelle nous vivons. Mais pour notre égoïsme, c'est enregistré comme une mort.

            Ce sera donc source de souffrance. Car ce qui souffre en nous - je laisse de côté la souffrance physique qui est autre chose - mais cette souffrance que nous portons au fond de nous, c'est notre égoïsme qui crie. Eh bien, laissons-le crier, quand il sera mort, il se taira !

 

            Et le terme ? Le terme, et bien c'est la communion dans l'amour, la communion avec Dieu, avec les autres, avec le cosmos. La communion dans l'amour, c'est ma personnalité arrivée à la cime de sa conscience. C'est dans la relation que ma conscience arrive à sa fine pointe. Je sais qui je suis, mais dans une relation.

            C'est aussi dans cette communion relationnelle. C'est moi dans les autres et c'est les autres en moi. Rappelez-vous la dernière prière du Christ. Nous la réciterons, nous la lirons plutôt, nous l'entendrons dans quelques jours :

            Père, qu’ils soient tous un. Comme moi je suis en toi, toi en moi, qu’eux soient en nous et que nous soyons tous rassemblés dans l’unité ! Et ça, c’est la fin !

 

            Mes frères, à ce moment-là, nous sommes vraiment à l'image du Dieu Trinitaire. Car à l'intérieur de la Trinité, chaque Personne est pure relation. La Personne existe par le fait de sa relation aux deux autres. Eh bien, voilà l'endroit, le lieu où nous devons arriver, péniblement !

            Mais si nous nous laissons faire, si nous nous laissons prendre par ce jeu de relations avec Dieu et avec nos frères, ici, entre nous, sans que nous le sachions - c'est Dieu qui fait le travail, il ne nous demande que notre accord - nous y arriverons.

 

            Voilà, mes frères, nous allons tantôt reprendre ou continuer notre méditation sur cette aventure de la rencontre de Dieu avec nous et de nous avec Dieu. Nous allons la vivre. N'oublions pas qu'elle est actuelle, qu'elle est à chaque instant de notre vie...

 

Monition avant la bénédiction des rameaux.

 

Mes frères,

 

            Depuis hier soir nous sommes entrés dans la grande et sainte semaine de la Pâque. Cette Pâque qui est le drame humano-divin, un drame qui demeure pour jamais la clef d'intelligibilité de notre histoire : cette passion, cette mort et cette résurrection du Christ Jésus, l'homme devenu vraiment le fils de l'homme, le Dieu qui a voulu prendre notre chair.

 

            Cette dramatique  divine n'est pas étrangère à notre banal quotidien. Elle lui donne son sérieux, sa gravité, on poids. Aujourd'hui et dans les jours qui vont suivre, nous allons reprendre conscience de sa présence parmi nous. Nous la laisserons jouer en nous. Nous lui permettrons de s'imposer à notre vie.

 

            Ouvrons donc notre coeur bien large à l'intelligence de ce mystère ! Laissons-le travailler en notre être pour qu'il puisse nous assimiler à lui. Permettons au Christ de revivre en nous son mystère de mort et de gloire.

 

            Mes frères, c'est là notre destinée de chrétien. Et si nous sommes dans ce monastère, ce n'est pas pour une autre raison. Nous sommes pour jamais lié au Dieu qui est amour.

 

Homélie de la bénédiction des rameaux.

 

Mes frères,

 

 L'enthousiasme des disciples du Christ devrait être le nôtre à tout moment. Sans cesse il devrait vibrer dans notre coeur, éclater au dehors dans notre regard et dans notre démarche. La vie chrétienne, la vie monastique surtout n'est elle pas certitude du Règne qui vient, joie de sa présence actuelle parmi nous ?

            Certes, il ne s’agit pas du règne de notre Père David. Il s’agit du Règne de Celui qui est tout ensemble, et fils de David. et fils de Dieu. C'est lui que nous acclamons pour notre véritable Roi, lui qui fait de nous déjà maintenant les dignitaires de son Royaume.

 

            Les palmes que nous portons sont le gage de la victoire que nous avons déjà acquise en Lui. Dans quelques instants, nous les déposerons au pied de l'autel en hommage au Christ notre Roi.

            Et l'insigne de cette Royauté qui est domination absolue sur l'univers, c'est la croix douloureuse et victorieuse. Le Christ s'est fait obéissant jusqu'à la mort, et la mort sur une croix. C'est pourquoi Dieu l'a exalté. Il lui a donné le Nom qui est au dessus de tout nom afin que au nom de Jésus tout genoux fléchisse au ciel, sur terre, dans les enfers et que toute langue proclame : Jésus Christ est Seigneur pour la gloire de Dieu son Père. 

 

            Le moine, en fidèle serviteur de ce grand Roi, prend à son tour en main les armes nobles et invincibles de l'obéissance. Grâce à elle, il l'emporte dans la lutte, l’implacable lutte contre les vices de la chair et des pensées, et réduit à néant toutes les entreprises diaboliques.

            Notre procession vers le temple de notre Dieu, notre Eucharistie vont proclamer bien haut notre foi en notre destinée de chrétien. Nous sommes plus que vainqueurs en Celui qui nous a aimés, Jésus le Christ notre Seigneur, mort pour notre justification, ressuscité pour notre glorification.   

 

            Maintenant, mes frères, allons, avançons avec joie comme les foules de Jérusalem heureuses d'acclamer leur Messie.

 

Homélie à l’Eucharistie.

 

Mes frères, 

 

            Chaque année, le mystère de la Pâque du Seigneur prend pour chacun d'entre nous une coloration spécifique. Ce qui me frappe le plus en ce moment, c'est la faiblesse, la vulnérabilité de Dieu. Dans le Christ, c'est Dieu qui souffre, qui gémit, qui pleure, qui implore, qui meurt, Dieu lui-même !

            Et comme le temps de Dieu est contemporain à tous les instants de notre durée, on peut dire en toute vérité que Dieu est en agonie jusqu'à la fin des temps. Mais l'agonie de Dieu, elle assume, elle rédime toutes les nôtres. Elle les sanctifie. Elle en fait le portail d'une victoire inespérée.

            En devenant homme dans le Christ, Dieu s'est fait chacun d'entre nous. Non pas symboliquement, mais charnellement. Il est la tête d'un Corps immense dont nous sommes les membres chacun pour notre part. C'est la même vie, le même sang, les mêmes épreuves, le même triomphe final.

            Alors, pourquoi craindre notre faiblesse ? Pourquoi hésiter devant le labeur ? C'est Dieu qui par nous, en nous, est à l’œuvre. Et l’œuvre de Dieu, voulons-nous la connaître ?

 

            La voici : Dieu s'est vidé de lui-même. Il a répandu sa substance dans la poussière. Il s'est assimilé au rien. Il s'est fait obéissant jusqu'à l'anéantissement dans la mort. Sur la croix, réduit à l'impuissance la plus totale, Dieu est-il encore Dieu ?

            Ce n'est pas un jeu macabre ? Ce n'est pas hystérie morbide ? Non, sur la croix, c'est lumière aveuglante d'un amour au-delà duquel rien de plus grand ne peut être conçu.             Plus tard, le Christ dira à deux de ses disciples : « Vous n’avez donc pas compris ? Il fallait que le Christ souffrit tout cela pour entrer dans sa gloire ! »

 

            Il fallait ! Dans la souffrance, dans la faiblesse, dans l'anéantissement de Dieu, l'histoire changeait de signe. Le sort des hommes basculait dans une direction nouvelle. La souffrance, la mort, l'échec - les nôtres - étaient divinisés devenaient germe de résurrection et de vie. Le péché était détruit. L'harmonie était rétablie entre le ciel et la terre.

 

            Saint Benoît dans une intuition remarquable fait de ce mystère le ressort de la vie monastique. C'est par le labeur d'une obéissance de plus en plus parfaite, dit-il à son disciple, que tu reviendras à Celui dont t'avait éloigné la lâcheté de la désobéissance. Et il entre dans le détail.    Et nous comprenons qu'une telle obéissance ne nous est possible que parce que le Christ lui-même revit en nous tout son mystère.

 

            L'Eucharistie. mes frères. c'est le rien de Dieu qui vient à nous, ce rien qui est puissance suprême et vie éternelle. Aussi notre gloire est-elle et sera-t-elle pour jamais dans la croix de notre Seigneur Jésus le Christ, Lui qui est notre Dieu. Et rien ne pourra nous en séparer.

                                                                                                            Amen.

 

 

Chapitre du Lundi Saint.                           05.04.82

Le geste de Marie de Béthanie.

 

Mes frères,

 

            Le geste de Marie répandant un parfum hors prix sur les pieds de Jésus et les essuyant avec ses cheveux est certainement un des plus beaux que nous ait rapporté l'Evangéliste, et peut-être même le plus beau ? Il a fait l'enchantement des poètes, des artistes et des contemplatifs.

            Marie, j'en suis certain, occupait la première place dans le coeur de Jésus. Naturellement, le coeur du Christ est tellement vaste que quiconque est aimé du Christ a l'impression d'avoir l'amour pour lui tout seul. Mais dans le cas de Marie, il y a entre Jésus et elle une relation d'une telle qualité que Marie occupait la première place qui jamais ne lui a été ravie.

 

            Ce geste traduisait la communion parfaite, une communion infiniment au-delà des paroles. Jésus vivait en Marie et Marie vivait en Jésus. Il y avait entre eux une union d'un type que j'ose qualifier de sponsal. Marie est le prototype de la Sponsa Verbi. C'est pour cela qu'elle doit occuper la première place dans le coeur de Jésus.

            Elle est l'idéale de la relation réussie, relation qui porte les deux partenaires à la plénitude de leur richesse personnelle. A ce moment-là Jésus, dans Marie, voyait la multitude immense, indénombrable de tous ceux et de toutes celles qui allaient mettre leur vie au service de son amour.

 

            Et cette relation qui était là inaugurée se poursuit encore aujourd’hui. C'est certain. Comme je l'ai déjà dit dans l'homélie de hier je pense, et je dois encore le rappeler : le temps du Christ est contemporain de notre durée aujourd'hui. Donc ce geste a une valeur d'éternité. Et ce n'est pas une éternité figée, c'est une éternité vivante. C'est cela le temps de Dieu. Il est différent du nôtre.

 

            Et en face de Marie vous avez Judas et la bande qui fait chorus : dit à haute voix, ce sont les impulsifs ; soit en se taisant, ce sont les timorés. Mais personne, personne ne prend la défense de Marie. Personne, pas même son frère ni sa sœur ! Ils sont là pourtant ! Mais il est probable qu'ils sont muets de surprise, qu'ils ne comprennent pas, qu'ils n'ont rien à dire, rien à redire. Si bien que Marie se trouve dans une solitude effroyable.

 

            Les disciples certainement aimaient Jésus, mais de façon maladroite, intéressée. Allez : « Moi, tu me feras asseoir à ta droite et moi à ta gauche dans ton Royaume ! » Ou voilà : « Nous avons tout quitté, qu'est-ce que nous allons bien recevoir en retour ? » Ils avaient fait une bonne affaire ! Voilà, c'était ça, les Apôtres !

            Et lorsque ça a mal tourné, ils sont partis. Voilà. c'était fini, ils retournaient chez eux. Affaire classée : on s'était trompé. Voyez, mes frères, c'est cela !

 

            Or, la relation vraie, la relation pure, elle n'est pas un négoce, elle n'est pas un placement : elle est gratuite. La raison d'être de l'amour ? Il n'y en a aucune : c'est l'amour lui-même. Saint Bernard disait : « Amo quia amo ? » Pourquoi est-ce que  j'aime ? Mais j'aime parce que j'aime, et puis c'est tout. Voyez ! C'est cela Marie, mais ce n'était pas ça Judas, Pierre et tous leurs amis.

 

            Alors Marie, elle s'est retrouvée seule, incomprise, vilipendée, humiliée. Essayons, nous, de nous représenter la scène ! Et elle, à ce moment-là, elle savait qu'elle vivait ce que le Christ lui-même était en train d’expérimenter.

            Car lui aussi se trouvait seul, mal aimé, méconnu, trahi. L'un de vous va me trahir, dira-t-il quelques jours plus tard. A un autre : Toi, tu vas me renier ! Et tous vous serez dispersés chacun de votre côté et vous me laisserez seul ! Voilà ce qu'il disait. Il le savait déjà alors.

            Si bien que Marie a vécu dans son coeur et dans sa sensibilité la mort que Jésus allait vivre quelques jours plus tard. Voyez ce qu'il s'est passé ! Jésus alors, en ce moment-là, en public. prend Marie avec lui et il l'associe explicitement à son sacrifice. Il dira : « Laissez là donc tranquille, c’est pour mon ensevelissement qu’elle répand ce parfum »

            C'était cela ! Marie a compris ce que Jésus lui disait. Les Apôtres, vous comprenez bien, ils étaient bouchés, eux. Qu'est-ce qu'ils voyaient là-dedans ? L'argent gaspillé ? Voyez les niveaux, les différences de niveau !

            Si bien que Marie meurt déjà mystiquement avec le Christ et en lui. Tandis que Jésus, lui, ressuscite déjà dans l'amour de Marie. Voyez la qualité de cette relation ! Et vous comprenez pourquoi Marie occupe la première place dans le coeur de Jésus. Elle est. la seule a avoir fait cela. Personne d'autre.

 

            Nous sommes, mes frères, dans les soubassements de la vie contemplative qui est échange d'amour. La vie contemplative, c'est l'éveil d'un amour et une réponse passionnée qui n'attend rien d'autre qu'un nouvel assaut de cet amour. Et ainsi sans fin.          Alors, c'est l'entrée dans une solitude infinie - il faut bien se le dire - une solitude qui est perte de soi. Celui qui se perd dans l'amour, il se perd en Dieu. Pourquoi ? Mais parce que Dieu est amour. Et se perdant dans l'amour, se perdant en Dieu, il devient lui-même lumière.

 

            Car celui qui est possédé par l'amour, il possède tout. Le reste lui paraît insignifiant, mesquin, sans valeur. Rappelez-vous ce que disait déjà l'épouse du Cantique des cantiques :

            Si un homme donne tout ce qu'il a pour l'amour, on jugera encore qu'il n'a rien donné. Parce que cet amour, c'est une flamme, c'est une flamme qui vient de Celui qu'on appelle Ya, donc de Dieu, de ce Dieu qui est inconnu, insaisissable. Mais c'est une flamme qui jaillit de Lui. Et alors, cette flamme, lorsqu'elle s'empare d'un cœur, elle ne le détruit pas, mais elle l'embrase à son tour...

 

            Si bien que tout ce qui vient dans ce coeur est détruit. Il n'y a plus de besoins, il n'y a plus de désirs. Il n'y a plus de possession de rien. On se perd soi-même. On perd les autres. On perd tout ce qui existe. Pourquoi ? Parce que tout est brûlé. Mais en même temps, on ne vit plus pour soi. On vit pour l'Amour. On vit pour les autres. On vit pour Dieu. Et on se trouve, et on trouve tous les autres dans cet Amour.

 

            Voilà, mes frères, l'expérience que - j'en suis certain - Marie a faite. Naturellement ça n'a pas été réfléchi comme je le fais maintenant. Ce n'était pas nécessaire. Nous autres, nous devons y réfléchir parce que nous ne sommes pas encore arrivés à ce niveau. Mais lorsque nous y serons - vous pouvez m'en croire - il ne sera plus question de mots. Cela sera. Et cela sera la vie Eternelle. Et cette Vie Eternelle dans notre vocation contemplative, nous devons et nous pouvons déjà l'expérimenter avant notre mort.

 

            Voilà, mes frères, le petit message à l'entrée de cette Semaine Sainte. Cela nous permettra de mieux comprendre pourquoi il a fallu que le Christ mourût avant d'entrer dans sa gloire. Il doit en être de même pour nous et il n'est rien de trop cher pour payer l'amour.

 

 

Chapitre du Mardi Saint.                          06.04.82

Judas, antithèse de Marie de Béthanie.

 

Mes frères,

 

            Hier soir nous avons admiré en Marie de Béthanie le modèle parfait d'une relation réussie au sein de laquelle les deux partenaires croissent dans l'amour. La tradition ne s'y est pas trompée. J'ai avancé que, à mon avis, Marie occupait et occupe encore maintenant la première place dans le coeur du Christ. Voyons comment la Tradition a expérimenté la chose.

            Depuis les origines, donc vers le 4°, 5° siècle, dans toutes les traditions liturgiques jusqu'à la dernière réforme liturgique après Vatican II pour la tradition de l'Eglise Romaine, le jour de l'Assomption de la Vierge Marie, l'Eglise méditait la scène de Marie assise aux pieds de Jésus et buvant ses paroles. C'est la même Marie !

 

            Nous avons donc là, mes frères, quelque chose dont nous devons respecter la beauté. Car pour évoquer le triomphe final et prodigieux de la Vierge Marie, on prend comme exemple la glorification des vierges en général, donc de celles qui ont tout donné à l'objet de leur amour, au sujet de leur amour, le Christ ; et parmi elles, le modèle parfait qu'est cette Marie de Béthanie.

            Nous avons donc au plan - je dirais - de la hiérarchie, à une place unique, unique celle-là, Marie la Mère de Dieu. Puis immédiatement, immédiatement en dessous d'elle - donc la première dans le coeur du Christ - Marie de Béthanie. Puis après, les autres...

 

            Mes frères, dans cette Marie, nous devons reconnaître, découvrir notre sœur, retrouver en elle des traits de nos aspirations, de nos besoins, de nos désirs, de notre passion également. Nous devons nous reconnaître en elle. Nous devons en elle décrypter l'énigme de notre vie monastique contemplative. Il faut dire que la Tradition des Pères s'y est attachée. On pourrait, ici, rappeler Saint Bernard qui en a si bien parlé.

 

            Maintenant, mes frères, dans un contraste terrible, nous avons l'antithèse de Marie qui est Judas. Judas, c'est le type de la rencontre brisée, du dialogue avorté et de la relation rompue. C'est là quelque chose de terrible. C'est un mystère à faire frémir ! Car nous pressentons qu'il y a là quelque chose de définitif : un non-retour, je dirais, de l'infernal en tant que l'enfer c'est l'endroit d'où l'on ne revient pas.

            Judas, lui aussi, s'est trouvé seul, lui, mais d'une solitude de désespoir, désespérément seul ! Car il s'est lui-même séparé du Christ et il a été repoussé par les hommes. Quand il est venu dire à ses complices : « Voilà, j'ai fait la bête, j'ai vendu le sang innocent », ils lui ont dit : « Tire ton plan, c'est ton affaire ! ». Voyez-vous, c'est cela ! Alors Judas s'est trouvé condamné.

 

            Le Christ avait déjà porté sur lui un constat de mort lorsqu'il avait dit : « Il eut été préférable que cet homme ne fut pas né ! » Et Judas lui-même, c'est lui qui a été son propre juge. Il a porté sur lui la condamnation à mort et il l'a exécuté sur lui. Il s'est suicidé par pendaison.

            Mes frères, il y a là quelque chose qui est l'image de ce qu'on appelle le jugement, le jugement dernier. Naturellement là, il ne faut pas trop vouloir examiner les choses, ni les analyser avec trop de précision. 

            Mais enfin, le Christ l'a tout de même dit au serviteur infidèle, à celui qui avait pris le talent et qui l'avait caché. Il n'avait rien fait et il disait : « Voilà maintenant ton bien. Tu as ce qui t'appartient, toi l'exploiteur des autres ».Alors le Christ dit : « Mais voilà, tu te condamnes par ta propre bouche, c'est toi qui te condamnes ! » C'est à dire qu'au jugement dernier, la condamnation ne viendra pas du Christ. C'est nous-mêmes qui nous jugerons et nous condamnerons.

 

            Et c'est pourquoi dans la vie monastique, il est requis de se condamner soi-même maintenant. Si je me condamne maintenant, je serai absous après. Si je refuse maintenant de reconnaître mes torts et ma culpabilité, cette culpabilité, je devrai l'avouer plus tard, trop tard ! Mieux vaut le faire maintenant.

            C'est une des sources du pentos chez les moines, de ce deuil, de ces pleurs, de cette componction qui l'habite, de cette posture d'humilité devant Dieu et devant ses frères, de la préparation pénitentielle de nos Eucharisties. C'est là ! Mieux vaut le faire maintenant que plus tard, que trop tard . Nous sommes tous ...?... mais ça, nous le verrons plus tard. Je pense que j'en parlerai demain. Donc, je ne dis rien maintenant.

 

            Le Christ avait dit : « Oui, le geste que vient de poser Marie, ici, il sera raconté à son honneur partout où la Bonne Nouvelle  sera annoncée ». Mais l'histoire de Judas a été annoncée aussi partout et à tous. Si bien que Marie et Judas sont comme les deux points extrêmes entre lesquels se répartissent tous les hommes à plus ou moins longue distance de ces extrémités.

 

            Oui, la rencontre authentique qui doit évoluer vers le dialogue et déboucher dans la relation créatrice ; cette rencontre authentique, elle ne s'accomplit que dans l'amour, pour une croissance dans l'amour.

            Jésus, nous pouvons le croire, a tout fait pour conquérir et s'attacher Judas, mais absolument tout. Il lui a permis de s'approcher de lui, s'il ne l'a pas appelé ? Il est même probable qu'il a appelé Judas comme il avait appelé les autres. Il en a fait un de ses proches. Il lui a donné le pouvoir de guérir les maladies, de chasser les démons, d'opérer des signes, des miracles. Il en a fait un de ses disciples, un de ses élèves, un de ses  élèves de choix qu'on instruit en petit cercle.

            Il l'a choisi pour être un des douze, un des apôtres. Il en a fait le confident de son coeur. Et au dernier moment encore c'est à lui qu'il a fait le cadeau de la bouchée. Voyez, cette bouchée que le maître du repas offrait à celui qu'il voulait spécialement honoré. Il l'a fait dans un geste de respect, d'affection, d'amour encore.

 

            Mais je ne sais pas ce qui s'est passé, Judas était imperméable. C'était déjà aussi peut-être dès le début, car Jésus disait : « Je sais qui j'ai choisi ». Et l'Evangéliste dit : « Il savait dès le début qui devait le trahir ! ».

            Donc, ça, c'est le mystère, ça, c'est le mystère de l'amour, le mystère de l'amour de Dieu qui va au devant de son malheur pour essayer de sauver un homme. Même lorsqu'il n'y a rien à faire, eh bien, pour Dieu il y a encore toujours quelque chose à faire. Pour nous, ce n'est pas ainsi malheureusement !

 

            Nous avons là, mes frères, quelque chose aussi de tragique, même d'inquiétant. C'est à dire que ça ne doit pas nous laisser de repos. Nous avons là comme le témoignage, la preuve d'une sorte d'impuissance de Dieu. Devant les profondeurs souterraines de sa créature, Dieu lui-même ne sait rien faire. Mais ça ne veut pas dire que Dieu laisse tomber les bras. Car il ne faut jamais désespérer. Surtout Dieu, lui, il ne désespère pas.

 

            Qu'est-ce qui a dû se passer après ? Eh bien, c'est que Dieu, lui, ne revient jamais en arrière. Nous autres, lorsque nous avons donné notre confiance à quelqu'un, notre amour à quelqu'un, notre affection à quelqu'un, lorsque nous avons été trompé, lorsque nous avons été trahi, à ce moment-là nous revenons en arrière. Nous disons : « Eh bien voilà, maintenant c'est fini ! » On revient en arrière, on se retire, on rompt les ponts. Il n'y a plus de relation.

            Mais pour Dieu, ce n'est pas comme ça. Dieu ne revient pas en arrière. Une fois qu'il s'est donné, c'est à sa façon à lui, c'est sans retour. Et Jésus, lui - voyons toujours Judas - Jésus a pris sur lui les péchés de tous les hommes. Il a pris aussi sur lui celui de Judas. Et lorsque Judas est descendu dans la mort volontairement, quelle a dû être alors sa rencontre avec le Christ qui, lui, était ressuscité des morts ? Quelle a dû être cette rencontre?

            Eh bien, le Christ était descendu dans la mort avec Judas, à côté de Judas, et plus bas que Judas. Lorsque Judas s'est trouvé là, le Christ était à côté de lui, et plus bas que lui. Le Christ, nous le verrons jeudi, avait lavé les pieds de Judas. Il s'était dit qu'il était son serviteur et il l'est resté jusque dans la mort.

 

            Et à ce moment-là, qu'est-ce qui a dû se passer dans Judas ? Naturellement, ça, nous ne pouvons pas construire un roman ici, ni une histoire. Mais enfin, il est à prévoir que à ce moment-là, la rencontre s'est produite. L'étincelle à jaillit entre Judas cette fois-ci et le Christ. Et un feu s'est allumé, un feu qui a guéri, ou qui a réchauffé la froideur glaciale de cet homme.

 

            Voilà, mes frères, c'est assez pour ce soir. Nous continuerons demain. Mais vous voyez, nous nous aventurons dans des domaines où nous nous sentons chez nous. Car ne l'oublions pas, nous sommes des pécheurs. Il y a en nous toujours la possibilité d'être demain ce que nous ne voudrions pas être. Voilà, mes frères, nous allons maintenant nous retrouver pour notre Office, prier de nous endormir dans la paix, non seulement ce soir, mais aussi à notre dernier instant.

 

 

Chapitre du Mercredi Saint.                       07.04.82

Notre relation avec Dieu.

 

Mes frères,

 

            Revenons à cette méditation sur les événements de cette semaine de la Pâque. Il est impossible de jouer au plus malin avec le Christ. Judas et Pierre en on fait l'expérience à leurs dépens.

            Judas a eu l'imprudence de demander : « Rabbi, serait-ce moi, le traître ? » Et Jésus lui a dit : « Tu l'as dit, c'est toi ! ». Pierre, lui, dit : « O moi, si tout le monde t'abandonne, moi jamais, moi je donnerais ma vie pour toi ! ». « Du calme, dit Jésus, le coq n'aura pas chanté que tu m'auras trahi trois fois ! »

 

            Pas moyen de jouer au plus malin avec le Christ. Il nous connaît à l'endroit même où jaillit notre être. Mais cette connaissance qu'il a de nous, elle ne doit pas nous donner des complexes, au contraire.

            Car la connaissance, cette connaissance du Christ, elle est celle de notre créateur. Nous sommes créés par Lui tels que nous sommes. Je n'oserais pas dire que nos péchés sont créés par lui, je n'irais pas jusque là, mais notre liberté elle-même est créé par lui.             Est-ce que j'oserais dire qu'il y a malgré tout une petite responsabilité de Dieu dans le mal que nous faisons ? Vous voyez, c'est pousser très loin les choses. Mais c'est pour essayer de vous faire sentir que la connaissance que Dieu a de nous est la source de l'amour qu'il nous porte.

 

            Et quoi que nous fassions, quelques soient nos errements, nos péchés, nous sommes toujours reliés à lui par le fil infrangible de l'amour qu'il nous porte. Et ça, nous ne devons pas craindre de le dire. Il nous a aimés jusqu'au bout. Il nous a aimés jusque là ! Il a même un faible pour les pécheurs !

            Vous le savez, on le lui reprochait. Et il disait : « Oui, mais comprenez-moi., ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin du médecin., ce sont les malades ». Je dirais presque : pour l'avoir près de nous, soyons malades !

            Luther disait : Peccat fortiter et crede fotius ! Pèche fortement mais croit plus fortement encore ! Voyez, il y avait là quelque chose. Naturellement, c'est caricaturé, tout cela. Si c'est poussé trop loin, on tombe dans l'erreur. Mais il y a tout de même une intuition qui au départ est juste : c'est que l'amour du Christ pour nous, il a ses racines dans la connaissance qu'il a de nous.

 

            Voyons maintenant Judas, Judas et les Juifs, mais plus spécialement les Prêtres, les Grands Prêtres, les membres du Conseil. Entre Judas et eux, il n'y avait ni dialogue, ni rencontre, ni relation. Au lieu de la rencontre, c'était de l'agression. Un cherchait à dominer l'autre comme dans tous les marchandages. Et ils ont fini par trouver un point d'équilibre.

            Ils se sont mis d'accord, d'accord pour, d'accord à telles conditions. Cela a été une joute. Cela n'a pas été un dialogue non plus, mais un affrontement, une joute : l'un cherchant le point faible de l'autre. Et ils l'ont trouvé, le point faible de Judas : c'était son âpreté au gain. Et le point faible des Juifs, c'était leur haine du Christ. Voilà où le dialogue est arrivé !

            Cela n'a pas été une relation, mais une complicité, une association momentanée d'intérêts différents. L'un voyait une bonne affaire et l'autre aussi une bonne affaire ; l'un mettre un peu d'argent de côté, l'autre se débarrasser d'un gêneur. Là-dedans il n'y avait absolument pas la moindre trace d'amour. Alors, le résultat ne pouvait être que le contraire de l'amour : ça a été le mépris et finalement la mort. Je ne pense pas, ici. à la mort du Christ, mais à la mort qui a attendu Judas, et à la mort qui a attendu les autres aussi, certainement.

 

            Une véritable relation, mes frères, elle exige toujours la purification du coeur. Il faut dans une relation authentique recevoir avant de donner. Vous voyez : deux êtres qui se rencontrent, qui dialoguent. Eh bien, chacun doit être dans cette disposition là : recevoir de l'autre avant de lui donner quelque chose. Sinon, la relation ne se crée pas. Il ne faut pas oublier que cette disposition est première.

            Nous devons nous trouver les uns en présence des autres sans élever la moindre prétention, mais être tout accueil dans l'humilité et la reconnaissance anticipée. Je vais me recevoir de l'autre. Et m'étant reçu de l'autre, je vais pouvoir me donner à lui. Voilà la véritable relation dans l'amour. Et nous en avons le modèle à l'intérieur de la Trinité.

 

            Mais Pierre, lui ? Pour l'Apôtre Pierre, ce n'était pas tout à fait ainsi pour lui. Il voulait bien recevoir, et donner aussi. Donner ? Oui, mais pour recevoir : Qu'est-ce qu'il y aura pour nous après ?

            Mais Pierre avait tout de même una qualité qui faisait défaut à Judas. Pierre était docibilis, c'est à dire qu'il se laissait enseigner, il se laissait conduire, il était docile. Sa relation avec le Christ a subi une éclipse - appelons la providentielle - car à l'intérieur de cette éclipse, sa relation s'est convertie, elle s'est purifiée, elle est devenue vraie.

 

            Lorsque les Evangélistes nous disent : il pleura amèrement, pikros qu'on dit en grec, c'est presque vinaigrement. Vous voyez, tout ce qui a été en lui est sorti comme on met certains aliments, certains poissons qu'on fait dégorger. Les limaces avant de les manger, les escargots, on les fait dégorger. O, je n'en n'ai jamais mangé, mais enfin je l'ai vu faire. On les fait bassiner, puis ils dégorgent toutes sortes de choses. Eh bien, c'est ça le pikros, amèrement ! Il a fallu que pendant cette éclipse de leur relation, quelque chose sorte de Pierre. Et puis elle s'est rétablie plus tard, la relation, après la résurrection du Christ, au bord du lac.

 

            Ce serait extraordinaire, encore, de pouvoir analyser cette scène de la rencontre entre le Christ et Pierre au bord du lac. Le Christ lui demande trois fois : « Pierre, m'aimes-tu ? » Et à partir de là, ce fut la vraie rencontre, le vrai dialogue entre les deux.    Et alors, la relation qui était arrivée à son point, disons, de perfection relative encore, c'est certain, parce que Pierre était un homme. Mais voilà, la relation pouvait se développer.

 

            Et cette relation, mes frères, elle est toujours en voie de développement, car Pierre, maintenant, il vit toujours. Il vit dans ses successeurs sur le Siège de Rome - c'est certain - puis dans tous les Evêques.

            Mais prenons surtout le Siège de Rome où cette relation unique entre Pierre et le Christ continue à se développer. Ce n'est jamais fini. Pierre vit et revit dans ceux qui lui succèdent. C'est là un des motifs mystique et lointainement théologique de l'infaillibilité. Mais enfin, ça, c'est un autre sujet.

 

            Maintenant, pour nous plus personnellement, quand nous nous regardons, et ce sera ma conclusion avant d'entrer dans le Triduum Sacrum : Nous, mes frères, nous sommes Pierre, mais Judas sommeille en nous. Soyons sur nos gardes, le moine est un veilleur. Il veille d'abord sur lui-même. Saint Benoît le dit, nous devons veiller à toute heure sur nos actions, Judas sommeille en nous. Et nous devons devenir Marie. Voilà notre vie !

            Mais quoiqu'il nous arrive, quoi que nous fassions - nous pouvons commettre le mal même dans un monastère. Nous sommes des hommes. Et si c'est arrivé à Pierre, ça peut bien nous arriver à nous, nous ne sommes pas meilleurs que lui - mais quoi qu'il nous arrive, nous devons comme Pierre rester docile, nous laisser reprendre, nous laisser enseigner par le Christ présent dans l'Abbé, présent dans le Père Spirituel, présent dans les frères. Etre écoutant, docile !

 

            Et surtout, surtout, croire en l'infinie puissance de l'amour, de l'amour que Dieu nous porte. Car ne l'oublions pas, cet amour est infiniment puissant car il est Dieu lui-même. L'amour, c'est l'Esprit Saint. Et cet Esprit Saint nous a été donné. Il est en nous. Il est partout. Il est présent mais nous ne pouvons pas l'imaginer naturellement.

            Le Christ, nous pouvons encore nous le représenter surtout que maintenant nous avons la photo de ce qui a été très probablement la photo du Christ mort. Mais enfin, on voit quelque chose. On peut se le représenter puisque c' était un homme. Mais l'Esprit, lui, est impalpable. Or c'est lui qui est le plus proche et le plus présent à nous. Et nous sommes livrés à lui. Il nous connaît. Il veut nous rendre semblable à lui.

            Je lisais justement au moment où on sonnait, dans l'Epître aux Ephésiens, l'Apôtre disait : Devenez les imitateurs de Dieu. Pourquoi ? Parce que Lui, il vous aime, tout simplement. Imitateur de Dieu qui est amour. Voilà, mes frères, embarquons-nous dans le Triduum Sacrum avec cette confiance et cette foi en l'amour que Dieu nous porte.

 

 

Homélie du Jeudi Saint.                           08.04.82

La Kenose du Christ.               

 

Mes frères,

 

            La Kenose du Christ notre Dieu transparaît dans le récit que nous venons d'entendre. Demandons à l'Esprit Saint d'illuminer le regard de notre coeur, de nous élever à l'intelligence du mystère. Nous sommes dans l'épaisseur du réel éternel.

            Jésus a conscience de son identité. Il sait qu'il est venu de son Père et qu'il retourne à ce Père qui l'a envoyé. Son Père lui a tout remis entre les mains. Il est le Logos de Dieu. Rien de ce qui est ne subsiste sans lui.

 

            Et le Christ Dieu dépose son vêtement. De quel vêtement s’agit-il ? si ce n'est de celui qui est apparu aux yeux des disciples quelques instants sur la montagne du Tabor au moment où le Christ fut transfiguré.

            Il dépose son vêtement de lumière. La lumière substantielle de son être, la lumière qui rassasie de vie et de joie les univers célestes, la lumière qui donne un sens à tout l'existant. Dieu dépose sa lumière. Il se vide. Il s'anéantit. Et déjà au loin, bien loin, mais déjà, se profile la croix et la mort.

 

            Et Dieu dénudé, exposé, prend un linge. Il le noue à sa ceinture. Au lieu de la lumière, la chair ; au lieu de la gloire, l'ignominie : maintenant on pourra le souffleter, lui cracher dessus, le clouer à une croix !

            Le Créateur du cosmos se fait obéissant jusqu'à la mort. Le voici serviteur sous les pieds des hommes. Il est allé jusqu'au bout conduit par un amour au-delà de l'imaginable. Nous comprenons qu'à présent il ne lui reste plus qu'à se laisser manger, à se laisser boire, à disparaître en nous afin de nous engloutir en lui.

 

            Mes frères, il fallait une conclusion qui serait une immense apothéose. Le rien ne pouvait tenir prisonnier le tout. La ténèbres ne pouvait tenir prisonnière la lumière. Jésus le Christ notre Dieu se relève. Il reprend son vêtement. Il apparaît dans sa taille divine sous les yeux émerveillés de ses disciples. Il est le Maître et le Seigneur en possession du Nom qui est au dessus de tout nom. Et devant lui, tout genou fléchira. Sa chair est la même et elle est autre. Déjà elle juge le monde.

 

            Mes frères, dans cette Kenose du Christ nous voyons se dessiner la courbe de notre vie. Nous contemplons la condition de sa réussite et le risque à courir. Nous dépouiller, nous vider à nos propres yeux dans l'humilité devant nos frères par le service. Devenir fils de Dieu jusque là afin de l'être un jour en toute vérité dans la lumière.

 

            Je vais vous laver les pieds. Je le fais chaque jour, vous m'en portez témoignage. En moi, vous allez vous les laver les uns les autres. Ainsi tous, notre part à tous sera avec le Christ, le Christ notre Dieu, pauvre et glorieux dès maintenant et pour jamais.

 

                                                                                                            Amen.

 

 

 

Homélie du Vendredi Saint.                        09.04.82

Voici l’homme !

 

Mes frères,

 

            Nous aurons besoin de toute l'éternité pour explorer le mystère de la Passion du Christ Jésus, la Passion de Dieu. Aujourd’hui, je voudrais épingler une parole tombée des lèvres d'un homme veule, lâche, le gouverneur Ponce Pilate, un païen, une parole brève, terrible mais belle, une parole prophétique : Voici l'homme ! 

 

            Je me demande comment la terre ne s'est pas fendue en deux d'épouvante, et de honte, et de douleur ? Les millénaires sans nombre de l'histoire étaient comme ramassés, condensés dans l'étroit espace de ces deux mots : Ecce Homo ! Voici  l'homme !

            Ce n'était plus Jésus, c'était l'homme ! C'était Adam avec en lui la multitude indénombrable de ses descendants. L'homme défiguré par la masse absolument inimaginable de ses lâchetés, de ses crimes, de ses péchés, de ses cruautés. L'homme fantoche, ridicule sous ses oripeaux de carnaval, ses illusions, ses mensonges, ses riens, ses halètements. L'homme jouet, l'homme brisé, l'homme perdu.

            Mais c'était aussi le fils de l'homme. Et nous devons avoir sous les yeux les fresques grandioses des Apocalypses : L'Ancien des  jours, les nuées du ciel, les ultimes combats. Et surtout le fils de l'homme siégeant sur son trône de gloire et jugeant le monde qui comparaît devant lui.

            Ce fils de l'Homme, mes frères, il était là. Pilate le fait asseoir sur une estrade. Et là encore ce païen posait un geste de prophétie. Jésus avait dit : « Oui, je suis roi !». Et la croix portait en son sommet un écriteau : Celui-ci est Jésus le Nazaréen, le Roi des Juifs, des Juifs de race, des Juifs spirituels, des louangeurs de Dieu rassemblés de partout. Il était le Roi. le Basileus, le Melek, celui auquel appartient tout pouvoir au ciel et sur la terre.

            Mais cet homme, ce fils de l'Homme était aussi Dieu. Et là, nous ne pouvons plus rien dire. Pour les uns, c'est scandale et folie ! Pour les autres, c'est sublimité de sagesse et d'amour ! Extase divine offrant à notre admiration, à notre adoration, à notre reconnaissance le secret le plus intime des profondeurs Trinitaires.

 

            Mes frères, aujourd'hui l'homme, tout homme porte sur son visage un reflet de ce drame divin. Et nous, ce drame, nous le vivons dans notre coeur, dans notre chair, dans notre esprit. Nous devons avec le Christ et jusqu'au bout mener cette lutte, cette lutte de l'obéissance jusqu'à la mort, si cela nous est demandé.

            Mais certainement jusqu'au jour où devant nous aussi s'ouvrent larges les portes qui se sont ouvertes pour le Christ ; les portes de ce qu'il attend - et il le sait - l'amour de son Père qui en dépit de tout ne le laisse pas seul, ce lien qui subsiste entre son Père et Lui : l'Esprit.

 

            Mes frères, nous comprenons que l'amour est notre devoir urgent, splendide ; l'amour de nos frères, l'amour de tous les hommes sans aucune exception, amour surtout des plus éloignés, de ceux qui paraissent le plus loin de nous.

            Nous le revivrons, mes frères, cet amour lorsque nous allons dans quelques minutes vénérer la croix, cette croix instrument de supplice horrible. Mais aujourd'hui une croix qui est devenue pour nous le symbole de cet amour qui est Dieu, de cet amour qui s'empare de nous, qui veut nous transformer, faire de nous à notre tour des témoins de l'amour.

            Cette croix, mes frères, qui est le signe de notre victoire sur le mal, nous allons la vénérer et nous allons redire avec l'Apôtre : Oui, notre confiance et notre gloire, elle est dans la croix de notre Seigneur Jésus, le Christ, l'homme, le fils de l'homme mais aussi notre grand Dieu.

                                                                                                            Amen.

 

Homélie de la Vigile Pascale.                      10.04.82

Le Christ est ressuscité.

 

Mes frères,

 

            Nous vivons cette nuit l'événement central de notre existence chrétienne, de notre existence monastique surtout, celui qui en occupe tout le volume. Le Christ est ressuscité d'entre les morts. Le Chrétien le croit. Le moine contemplatif le voit.

            Nous sommes dans l'aujourd'hui de Dieu qui dissout les temps, qui ramasse en un tout les espaces. La Lumière est présente. La ténèbres est évacuée. Le monde nouveau a surgit. Tout est accompli. Dieu règne et nous régnons avec lui.

            Le Christ est ressuscité, la chair est transfigurée, la matière est métamorphosée. La création devient transparente. Dieu est tout en toute chose.

 

            Ce ne sont pas là, mes frères, propos délirants d'un rêveur. Il nous est permis, il nous est demandé d'entrer dans le mystère, de l'explorer, d'en vivre. L’œil nouveau d'un coeur éveillé contemple tout ce réel.           Et les lèvres purifiées au feu de l'Esprit laissent couler la parole de vérité. Le Christ est ressuscité d'entre les morts. Nous le sommes avec lui et en lui.

            En lui, nous connaissons l'aujourd'hui de notre condition nouvelle. Ne sentez-vous pas dans vos membres monter une puissance qui les transforme de fond en comble. N'entendez-vous pas dans votre coeur sourdre une eau vivante qui murmure: ne crains pas, la mort est vaincue !

 

            Alors. mes frères, pourquoi ne pas nous réjouir ? Pourquoi ne pas boire à longs traits la boisson sobrement enivrante de la vie éternelle ? C'est la Pâque du Seigneur, celle qui transfigure toute chose, celle qui était prévue dès avant la création du monde, qui est le couronnement des œuvres du Dieu Trinitaire. Tout monte vers elle et tout dérive d'elle. Et l'Eucharistie de cette nuit est la première, l'unique Eucharistie, révélation du projet divin et notre immersion en lui.

 

            Rendons grâce au Seigneur notre Dieu qui, en nous greffant sur le Christ, nous fait passer avec lui de la corruption à l'incorruptibilité. Cette Eucharistie est le gage de notre destinée. Le Christ est ressuscité et nous avec lui, pour une éternité de vision, de communion, de liberté et de gloire.

                                                                                                            Amen.

 

 

Prise d’habit du frère Jacques-Emmanuel.      11.04.82*

Introduction :

 

Mes frères,

 

Le Christ est ressuscité ! Et nous qui sommes greffés sur Lui, nous ressuscitons avec Lui. C'est la grande Nouvel­le, une Nouvelle très ancienne, mais qui prend une coloration originale chaque année et, je dirais même, chaque jour. Car le fait de la résurrection du Christ, nous allons le rap­peler chaque dimanche et même quotidiennement dans notre Eucha­ristie. Et nous devons vivre avec lui. Chaque fois que nous rencontrons un frère, chaque fois que nous rencontrons un homme, notre première réaction devrait être : Voilà, le Christ est ressuscité et il ressuscite dans cet homme.

Je vous souhaite à tous une bonne fête. Et je deman­de au Christ de faire pénétrer dans votre coeur, dans votre esprit et jusque dans votre chair cette foi en notre résur­rection à nous, afin que nous soyons pour le monde de vérita­bles témoins.

 

Et aujourd'hui, nous allons donner l'habit à notre Frère Jacques-Emmanuel. C'est une cérémonie qui ne se passe pas tous les jours. Nous allons la vivre avec intensité. Et nous porterons surtout notre frère dans notre coeur.

 

      Allocution de Dom Hubert :

 

Mon frère,

 

Vous abordez à l'aube d'un jour ardemment espéré. Nous pouvons y entendre une parole que Dieu vous adresse, y dé­chiffrer un programme de vie qu'il vous propose : Vous êtes entré dans le désert de Saint Remy le jour de la Transfiguration et vous revêtez l'armure monastique le jour de la Résurrection.

Ne serait-ce pas là un signe discret de la Providence qui vous invite à vous plonger dans l'obscurité afin de voir apparaître la lumière ? N'est-ce pas une invitation discrète mais pressante à entrer courageusement dans la mort afin de connaître la vé­ritable vie ? Vous appartenez déjà à Dieu corps et âme, mais ça ne vous suffit pas.

Vous désirez infiniment mieux. Vous quittez une Compagnie justement célèbre. Vous bri­sez avec une carrière scientifique brillante. Vous renoncez à des recherches passionnantes. Tous ces avantages, vous les jugez pour rien au regard de l'inestimable connaissance du Christ Jésus : entrer dans son intelligence et surtout, le laisser entrer en vous afin de sentir sa vie battre dans votre coeur, de vous sentir devenir un membre vivant de son corps.

Mais en posant cet acte, vous ne méprisez ni le monde, ni ceux que vous avez laissés. Tous vos amis, vous les por­tez dans votre coeur. Et là, dans le secret, avec vous, ils seront transfigurés. Mais ici, vous allez devoir subir le purgatoire d'une purification de votre coeur. Il ne devra plus subsister en lui que bienveillance, bonté, amour, gratitude. Vous devrez gravir l'échelle de l'humilité et vous te­nir sous les pieds de tous. Vous avancerez patiemment sur la longue route de l'obéissance. Vous scruterez la Parole de Dieu et vous vous laisserez travailler par elle.

Vous chanterez à Dieu votre reconnaissance. Vous lui exposerez vos besoins. Non seulement les vôtres, mais ceux de tous les hommes que vous portez en vous. Vous implorerez son pardon, vous implorerez son secours. Vos mains connaî­tront le labeur qui convient à un pauvre. Et vous vivrez dans une communauté de chercheurs, de lutteurs. Et avec eux vous veillerez jour et nuit en atten­dant votre heure à vous.

En un mot, vous laisserez le Christ prendre possession de toute votre personne, car voilà ce que vous ambitionnez c'est devenir avec lui un seul esprit. Ce n'est plus vous qui devez vivre, mais Lui devra vivre en vous.   Et à ce moment-là, votre vocation de chrétien, votre vocation monastique, votre vocation d'homme sera accomplie.

           

Mais la vie monastique est une réalité bien concrète qui s'incarne dans un quotidien qui peut parfois, et même souvent, nous paraître bien banal. Mais ce quotidien est porteur de la volonté de notre Dieu, de notre Dieu qui est amour. Et il vous appartiendra de suivre cette volonté pour entrer dans son projet et lui permettre, à ce projet, de se réaliser en votre personne.

Mais au long des jours, comme Saint Benoît vient de nous le dire, après un temps que Dieu tient en réserve pour vous, - ce peut être très vite ? Saint Benoît affectionne ce petit mot : déjà, bientôt, mox - sur un fond d'obscu­rité vous verrez se détacher toujours plus en relief le vi­sage infiniment beau, le visage lumineux, les yeux ruisse­lants de lumière de notre Christ, le Christ ressuscité qui, par une disposition qui vient certainement de Lui, s'est arrangé pour que aujourd'hui en ce grand jour, vous ayez la grâce d'entrer dans la milice monastique.

 

Mon frère, est-ce que vous êtes disposé à suivre le Christ dans sa passion et dans sa mort afin d'avoir part à sa résurrection ?

 

Oui, Père, avec la grâce de Dieu et le secours de vos prières

 

Que le Seigneur achève en vous ce qu'il commence aujourd'hui.

 

Homélie de Pâques.                              11.04.82**

      L’expérience de la résurrection.

 

Mes frères,

 

Si nous en croyons l'Apôtre Paul, si nous ajoutons foi aux paroles que l'Esprit Saint nous adresse par sa bouche, le chrétien serait un homme qui fait de son vivant l'expé­rience de la résurrection d'entre les morts. Est-ce vrai ? Est-ce possible ? N'est-ce pas illuminis­me, folie mystique ? Si nous voulons en avoir le coeur net, il nous faut interroger le témoignage des saints et aussi, pourquoi pas, nous demander ce que nous sommes venus faire dans ce monastère ?

 

N'imaginons rien d'extraordinaire, de sensationnel, d'ex­travagant. Mais laissons-nous plutôt porter par la logique du plan divin. Le Christ est ressuscité d’entre les morts. En fait, tout est achevé, tout est accompli. Nous l'avons vu cette nuit. Reste cependant à incarner, à matérialiser, à déployer à tra­vers notre durée cet événement de la résurrection du Christ.

Il se construit, donc il se crée un corps dont le Christ est la tête. Et ce corps s'agglutine à travers toutes sortes de morts, les hommes, en leur conférant une nouveauté abso­lue : le statut de fils de Dieu en vue de la résurrection dans une chair spiritualisée.

Et le monastère est un lieu où on se consacre tout en­tier à la réalisation de ce projet divin. Le but de notre vie, comme nous l'a dit l'Apôtre, il n'est pas sur terre, il est en haut. Ce n'est pas un en haut d'ordre spatial, mais d'ordre qualificatif. Il est remise de soi à l'Esprit divin qui, par le moyen d'une mort à tout ce qui est dérèglement, disharmonie, péché, parvient à opérer dans l'homme une transmutation, une méta­morphose.

Et le résultat, c'est l'apparition d'un homme nouveau, spiritualisé, divinisé. Ce n'est plus lui qui vit, c'est le Christ qui vit en lui. Et c'est déjà là l'amorce de la résur­rection d'entre les morts avant même que l'homme en vienne à être soumis à la mort biologique.

 

Cette expérience, mes frères, que réalise un moine lors­qu'il arrive au sommet de sa perfection, elle est exemplative pour tous les chrétiens sans aucune exception. Nous portons ce trésor divin dans le vase fragile de notre chair. Notre résurrection est tout à la fois accomplie dans le Christ et s'accomplissant en nous.

C'est pourquoi notre Eucharistie, elle est tout ensemble apothéose, apocalypse et viatique. Apothéose de la résurrec­tion du Christ accomplie...apocalypse de notre devenir déjà présent...et viatique pour la route que nous avons encore à parcourir.

            Et cette route, Saint Benoît l'ouvre devant nous. C'est la route longue, ardue de l'obéissance au vouloir divin. Et ici encore, mes frères, ce qui est vrai pour le moine est vrai pour tout chrétien, et au-delà du chrétien, vrai pour tout homme. Et cette obéissance, elle a une face de vie et une face de mort, nous le savons. Mais elle est le magnifique portail de la bienheureuse résurrection à laquelle, tous, nous som­mes appelés.

 

                                                                                                             Amen.

 

Chapitre : Devenir un être Pascal.                18.04.82

 

Mes frères,

 

La quintessence de la vie monastique c'est de devenir un être pascal. C'est vrai en premier lieu de la vie chrétienne comme telle, et même au delà, de toute vie humaine. Mais comme nous sommes dans un monastère, je vais m'adres­ser à des moines qui sont en situation de pascalité. Le moine est un homme qui consciemment et volontairement vit la Pâque. Il est en train de ressusciter, c'est à dire qu'il pas­se d'un état de péché à un état d'innocence.

Il meurt à son égoïsme pour naître à l'amour ; et le résultat, c'est l'appa­rition dans l'invisible d'un corps spiritualisé, nouveau qui est prémices d'une chair nouvelle. Je regrette infiniment de ce que l'on aie perdu ce sens du dynamisme pascal qui agit en nous. Notre résurrection, elle est amorcée le jour de notre baptême et nous vivons dans l'inconscience.

 

J'ai dit au début que le moine devait vivre consciemment l'événement de sa pascalité. Je pense que c'est là la fine pointe de notre voeu de conversion des moeurs. Si le moine est un éveillé, un veilleur, un attentif, c'est bien à cela. Car cette puissance de résurrection qui le travaille n'est pas une force anonyme ; c'est une personne, la Personne de l'Esprit. Quel commercium !

Quel commerce ! Quelle vie à deux ! Nous avons renoncé à faire notre vie avec une femme, une épouse. Mais ce n'est pas par peur. Nous avons été appelés a une autre forme de sponsalité. Nous devons vivre à deux : moi et l'Esprit qui m'habite. Et c'est une union qu'il est impossible de réaliser ailleurs qu'à cet endroit.

 

Mes frères, il est indispensable si nous voulons être heureux, vivre dans la paix, être épanouis, de savoir cette vérité, de la faire nôtre et d'en faire le ressort de notre vie. Sinon, nous allons réduire la vie chrétienne à une morale, à une éthique ; si bien alors que d'autres éthiques pourront entrer en concurrence avec elle. Exemple : le Marxisme, le Bouddhisme qui séduisent tant de jeunes aujourd'hui. Pourquoi ?

Parce que le Christianisme au plan de l'éthique, oui, c'est très bien, mais c'est encore quelque chose qui est na­turel. Tandis que dans son essence, c'est cela la Bonne Nou­velle, l'Evangile, c'est la résurrection qui déjà maintenant travaille en moi et me fait dès maintenant ressusciter. Je suis en train de ressusciter des morts.

 

Mes frères, dans la pratique, cela signifie que l'on va de l'avant en opérant un retour en arrière. C'est un des para­doxes que le Christ nous a révélé. Il a dit à des adultes, et nous en sommes : Si vous ne devenez pas comme des enfants, vous n'entrerez pas dans le Royaume de Dieu. C'est clair, nous devons opérer un volte-face, un retour en arrière, un demi-tour, ce qu'on appellera en langage plus technique, une conversion qui est la seule véritable progres­sion.

Donc, c'est un retour sur soi, sur ce qu'on est présente­ment, sur ce qu'on est appelé à devenir demain, sur ce qu'on devient déjà. C'est donc un retour sur soi dans la vérité globale de l'être. Ce que je suis aujourd'hui, c'est un état de péché dont j'essaye de me dépêtrer avec l'aide de cet Esprit qui me tra­vaille. Ma vérité sera donc l'humilité. Je me tiens à ma pla­ce, à mon rang ; je ne rêve pas à des choses qui me sont étrangères, qui ne sont pas pour moi. Non, je suis ce que je suis.

Mais je suis aussi ce que je deviens. Et la vérité com­plémentaire de mon être c'est l'Exaltatio Coelestis dont parle Saint Benoît. C'est une élévation dans les hauteurs des Cieux. C'est à dire que ma destinée est d'être dans la Société des trois Personnes Divines, de participer à leur Vie, à leur Pou­voir, à leur Puissance. Voilà ma vérité totale ! C'est ça le retour sur soi. Les Anciens utilisaient une belle expression : reddire ad cor, revenir à son coeur, au centre de son être, là où l'on est créé, là où l'on est appelé, là où l'on décide en toute liberté et responsabilité.

 

Mes frères, le retour sur soi est donc aussi et en même temps un mouvement de retrait et une mise en route. Le retour à son coeur, le retour sur soi est une anachorèse, un retrait de l'univers trépidant, superficiel des choses : le domaine de la chair dans le sens Paulinien du terme, tout ce qui séduit, tout ce qui donne une illusion de vitalité.

Il m'arrive parfois d'entendre des moines qui ont un certain nom qui en société ne font que parler de tout ce qu'ils réalisent, du nom qu'ils sont en train de se créer pour l'éternité sans doute !!! Cela me paraît tellement enfantin, ridicule ; et je vois sur le visage des auditeurs se dessiner aussi le sourire de la raillerie, du doute.

C'est cela l'univers trépidant de l'illusion ! De cela, le retour sur soi nous en fait écarter. Nous nous mettons en route alors vers le monde nouveau qui est la vie avec Dieu, avec les Trois Personnes Divines, la vie avec les hommes, avec soi-même. Et j'insiste sur le mot AVEC car c'est une authentique communion dans un même Esprit qui vient de Dieu, et qui est donné au monde, et qui fait toute chose nouvelle.

 

AVEC ? Si je me plonge dans l'univers de la Bible, en langue Hébraïque, la préposition AVEC est la même racine, quasi le même mot que celui qui signifie PEUPLE. Voyez ! Nous avons un peuple, un corps, à l'intérieur duquel chacun est un TU et jamais un ÇA. C'est à dire que le regard que l'on pose sur l'autre ne le chosifie pas, n'en fait pas un objet que je peux utiliser. Je regarde l'autre pour voir non pas de quelle façon je peux le prendre pour en faire une échelle qui me permettra de me grandir à ses dépens. Non, l'autre est un TU avec lequel je dialogue. J'établis une relation qui est respectueuse, aimante - qui m'enrichit et lui plus encore - un échange, une communion. C'est cela la communion des saints, des hommes. C'est vers ce lointain que tous indistinctement nous aspirons : la vie dans un même Esprit, un même Amour.

 

Mes frères, le retour sur soi est donc une mutation pascale qui convertit les forces obscures de notre être en énergie lumineuse au service de la Justice, de la Vérité, de l'Amour et de la Paix, à instaurer, à établir en nous et au­tour de nous. Le monastère, c'est un lieu, un endroit, un topos où dans la mutation de chacun apparaît la société parfaite ; une société qui présente et préfigure la société finale qui sera la nôtre au dernier jour, à l'eschaton, lorsque le Fils remettra le Royaume tout entier à son Père. Dieu sera alors tout en toute chose.

Mes frères, cette mutation pascale, c'est cette force de résurrection qui réalise son travail en nous, fait de nous un seul esprit avec le Christ. Nous sommes déjà de quelque façon ressuscités d'entre les morts. Et si c'est le fait de chacun dans un monastère, à cet endroit-là, cette utopie, c'est à di­re que cet état qui présentement ne peut trouver aucun endroit où se poser, voilà qu'il a trouvé son lieu.

Vous savez que c'est à cela que nous sommes appelés lors­que nous vivons en communauté. Ce n'est pas seulement pour notre résurrection personnelle, mais aussi pour une résurrection communautaire. Car la résurrection personnelle est quelque chose qui sonnerait encore quelque peu égoïste, si c'était possible, dans ce sens que mais je me suis tiré d'affaire, que les autres tirent leur plan. Chacun pour soi et Dieu pour tous, disait-on en temps de guerre.

 

Non, mes frères, il faut que Pâques arrive pour l'homme et pour un groupe d'homme. Maintenant, on pourrait dire : N'est-ce pas ambition démesurée ? Oui, au niveau forces humaines, c'est démesuré. Mais pas du tout dans la foi en Dieu qui a tant aimé le monde qu'il a voulu devenir homme pour que l'homme puisse participer à sa Vie, et que un groupe d'hommes puisse être sur la terre à l'image de ce que Lui est en son Etre qui est Trinité, harmonie parfaite, chaque Personne se recevant des deux autres Personnes et se donnant, se resti­tuant aux autres Personnes.

Voilà ce qu’est le redditus ad cor, le retour sur soi ! Vivre là, conscient et éveillé à ce qui se passe en nous, à cet Esprit Saint qui est en train de nous ressusciter d'entre les morts et qui n'arrête pas de travailler, et qui attend que nous collaborions avec Lui ; être attentif à cela, c'est aussi ce qu'on appelle le recueillement. Et puis alors, laisser faire, car ce n'est pas naturel aux forces humaines. Se laisser faire, se laisser transformer et faire ainsi l'expérience de la résurrection des morts dès maintenant. Imaginez-vous !

On ne peut l'imaginer, mais une fois qu'on est dedans, alors on a cet avant-goût de la Vie Eternelle et l'on sait très bien que l'on ne mourra pas. Alors, on n'a plus peur de rien et de personne. C'est avec cette conviction que certains allaient à la mort au dé­but du christianisme. Tous ces martyrs, ils étaient spiritua­lisés et la mort physique ne leur faisait plus rien du tout car elle était déjà dépassée.

 

Voilà mes frères, nous pouvons peut-être retrouver cette vérité, cette réalité, en reprendre conscience en certains mo­ments de notre journée. Et je pense surtout à deux moments où l'on se demande parfois ce qu'on peut bien y faire : ce sont ces petits moments d'examen de conscience avant le dîner et après le Salvé. Redescendre là au coeur, non pour s'épucer, mais pour sa­voir qu'il y a Quelqu'un. L'idéal, c'est cette disposition toute la journée. Ce n'est pas impossible, mais c'est une grâce que Dieu attend de nous donner.

 

Je reprends brièvement. Dans la vie monastique, nous de­vons être un être pascal, c'est à dire permettre à l'Esprit Saint qui nous habite d'opérer en nous une mutation qui nous fait goûter dès maintenant ce qu'est la résurrection des morts. Le germe déposé en nous à l'instant de notre baptême peut porter son fruit. Il peut faire de nous une vivante apparition de Dieu parmi les hommes.

Non seulement chacun de nous, mais le groupe que nous formons, cette communauté qui devient l'image de ce qu'est l'Univers de Dieu, où les Saints dans la communion ne peuvent plus faire que de s'aimer, de se connaître, de se res­pecter, de se construire encore maintenant là où ils sont. Car le progrès en Dieu est sans fin. Il n'y a pas de limite. Cela, grâce à un retour sur nous-mêmes, le centre de notre être où Dieu nous crée, nous ressuscite et là où dans l'amour et la reconnaissance nous pouvons travailler avec Lui.

 

Chapitre : Les vœux.                               20.04.82

19. Les groupements ternaires de Saint Benoît.[8]

 

Mes frères,

 

Puisqu'il y a dans les airs des bruits de profession mo­nastique, nous pouvons reprendre notre méditation au sujet des voeux. Vous savez qu'ils sont trois. Et Saint Benoît les a dis­posés dans un ordre logique. On se rend quelque part pour y faire quelque chose, et on prend les moyens qui s'imposent. On se retire du monde pour s'agréger à une communauté qui est fixée en un lieu. Ce lieu, cette communauté, c'est le terreau dans lequel le frère va enfoncer ses racines pour en extraire la sève nourricière. C'est le voeu de stabilité !

 

Dans cette communauté établie en un endroit, on va tra­vailler ensemble à la réforme de sa vie. Cela veut dire que on va abandonner les règles qui ont vigueur dans le monde pour adopter la loi du Royaume de Dieu. On va laisser mourir en soi l'égoïsme avec toute sa végétation. Et à la place de cet égoïsme va grandir la charité, l'amour, qui est comme vous le savez la Loi du Christ, qui est la norme nouvelle qui nous est imposée dans ce monastère. Ce sera le voeu de conversion des moeurs. Vous voyez, c'est très logique !

Et alors, on va prendre les moyens qui s'imposent. Je suis arrivé dans le monastère, dans cette communauté, et je suis un ignorant. Je suis un mondain, je suis un cosmikos. Je ne connais rien à la nouveauté du Royaume de Dieu. Je vais donc devoir être initié à l'ensemble et au détail de cette nouveauté qu'est le Royaume. Pour cela, je vais me placer sous la direction d'un hom­me expérimenté qui dans le monastère tient la place du Christ qui est le Roi de cet univers nouveau dans lequel j'entre.

Je me confie à cet homme. Je fais tout ce qu'il me demande. Je lui ai donné ma confiance. Et sous sa conduite, j'entre dans les mystères de ce Royaume. Et non pas seulement intel­lectuellement, mais également existentiellement par le con­cret, par le détail de ma vie quotidienne. Et ainsi, la métamorphose peut s'opérer en moi et - si je demeure fidèle - arriver à produire des fleurs et des fruits.

Vous voyez, sur ce terreau, la plante qui a été en­foncée va grandir, va devenir un arbre dans lequel les oi­seaux du ciel pourront venir nicher. C'est à dire que le moine arriver à son sommet de per­fection deviendra lui-même un refuge, un abri et une source de vie pour d'autres personnes. Certainement dans l'invisible, peut-être même aussi dans le visible. Ce sera le voeu d'obéis­sance.

Je vous rappelle que Saint Benoît semble avoir un faible pour les groupements ternaires. La vie monastique, pour lui, comporte trois grandes activités: l'Opus Dei, la Lectio Divina, le labor manum, le travail des mains. Il exige que le novice........

 

Et n'oublions pas que en fait on demeure novice toute sa vie. Donc, ce qu'il dit aux novices doit être aussi accepté par le moine. Il ne faut pas penser que lorsque je suis hors du noviciat, ou lorsque je fais profession, que c'est fini, que je n'ai plus à m'occuper de ce que Saint Benoît demande. Non ! Novice est un nom très beau parce que vous avez là dedans toute cette novitas, cette nouveauté, cette nouveauté qui est la caractéristique du Royaume. Faisons bien attention dans notre Temps Pascal, ce terme va revenir explicitement ou implicitement.

            Regardez ! Nous l'avons encore entendu hier et aujourd'hui dans la Lecture Evangélique : Si, dit-il à Nicodème, vous ne naissez pas à NOUVEAU d'en haut, vous n'entrerez pas dans le Royaume de Dieu. Il y a là quelque chose de neuf, qui n'était pas avant et qui est d'ordre spirituel, c'est à dire pneumatique, qui est de l'univers de la résurrection, qui fait émerger en nous quelque chose de neuf, d'inimaginable. C'est d'un autre ordre. Alors, le novice, c'est celui qui se prête à ce travail et au reste, prêt et ouvert jusqu'à son dernier moment, jus­qu'à son dernier instant.

Alors la novitas, cette nouveauté, elle est parfaite, elle est achevée. On est déjà entré dans le monde de la résurrection. Donc, on reste novice toute sa vie. C'est un très, très beau nom. Et il demande, alors, Saint Benoît, que le novice soit sollicitus, qu'il soit remué, qu'il soit mis en branle, qu'il soit même inquiété. Il n'a pas de repos. Pourquoi ? Mais pour l'Opus Dei, l'obéissance, les choses difficiles, les opprobria, 58,17, ce qui est contraire, ce qui peut nous dégoûter, les choses qu'on préférerait laisser faire par d'autres.

 

D'ailleurs, vous connaissez le proverbe très pratique : Il ne faut jamais faire soi-même ce qu'on peut faire faire par un autre. Vous connaissez cela ! Eh bien ça, ça ne va pas pour Saint Benoît. Pour un no­vice, pas du tout, dit-il. Il faut au contraire aimer faire ce que les autres ne veulent pas faire. Voilà les opprobria, c'est ça ! Ce qui va contre nous ! Voyez encore ce groupement ternaire : l'Opus Dei, l'obéissance et ces opprobria.

Il va aussi veiller, Saint Benoît, à préparer pour ses jeunes plans qui ont été coupés de l'olivier sauvage qu'est le monde et qu'il faut greffer sur l'olivier franc qu'est l'arbre du Royaume, il va leur préparer un petit paradis qui est la cella noviciorum, 58,10. C'est l'endroit où habitent les novices.

Et qu'est-ce qu'ils y font là, les novices ? Eh bien, pour Saint Benoît, les novices y font encore trois choses : ils méditent - cela ne veut pas dire qu'ils s'exercent à la méditation. Non, ils sont en train de se nourrir et de rumi­ner. C'est ça méditer - ils absorbent de la nourriture surna­turelle. Ils la mâchent. Ils la font revenir comme les rumi­nants. Ils la mâchent une seconde fois. Quand c'est brun, que c'est agréable, vous voyez, on mange deux fois, on a le même goût deux fois. Eh bien, voilà, ça c'est l'occupation première du novice !

           

Alors, il fait encore d'autres choses qui sont très in­téressantes. Il mange...car il ne peut pas seulement manger des choses spirituelles mais aussi des aliments bien maté­riels. Mais : il mange, cela veut dire qu'il s'exerce là à bien manger, à bien mastiquer pour avoir une bonne digestion, mais aussi à régler en lui le problème de la nourriture.

Vous savez que dans la Tradition monastique dès les ori­gines, le premier obstacle, peut-être le plus grand, c'est le vice, la passion de la gourmandise. C'est ça vous voyez Saint Benoît dit : il faut apprendre au novice à manger. Donc à maîtriser l'appétit de nourriture, des nourritures terrestres pour ne pas devenir gourmand.

On est si facilement gourmand, surtout dans un monastè­re ! On peut chercher une compensation à une certaine frus­tration quand ça ne va pas, sur la nourriture. C'est ça, une sorte d'évasion dans la jouissance du simple fait de manger. Alors Saint Benoît dit : NON, il faut apprendre à régler ça dans le monastère.

 

Et puis alors, qu'est-ce qu'ils font encore ? Quand c'est fini, ils dorment. Ils ne s'endorment pas pour fuir les difficultés de la vie, mais là aussi ils apprennent à dormir. C'est ça que Saint Benoît veut dire. Ils apprennent à dormir, donc à régler leur sommeil. Ils apprennent à se lever quand on sonne, donc à 4 h. du matin...c'est ça que ça veut dire. Ils apprennent les Vigiles, les veillées, à régler leur som­meil comme ils règlent leur nourriture, et à absorber des aliments spirituels.

Voilà les trois choses que font les novices : formation spirituelle, formation ascétique, formation à leur rôle qui sera d'être des veilleurs, des neptiques dans le monastère et dans l'Eglise. Ce n'est pas rien ! Et quand on regarde, c'est toute la formation du novice, c'est toute la formation monastique. Car voilà ils sont là, dirait-on, dans cette cellule comme une plante dans un pot. Et quand ils sont fortifiés, ils peu­vent alors se lier à Dieu. On les place dans la pleine terre du jardin qui est la communauté. C'est ce que Saint Benoît veut dire !

C'est cela vraiment ! Et alors ils peuvent grandir. Mais il faut d'abord qu'ils soient bien dans la bonne terre d'un bon pot, bien arrosé et tout ce qu'il faut. Et ça, c'est la cellule des novices. Et au moment ou il s'engage envers Dieu, le novice va dire par trois fois : Suscipe me, Domine, 58,20. Reçois-moi Seigneur dans ta miséricorde et je vivrai. Ne me déçois pas dans mon attente.

 

Cela vous voyez, c'est la démarche qui est déjà dans son expression de répéter trois fois cette invocation, une sorte de rampe de lancement pour la prière perpétuelle. Il va répéter toujours la même chose : appeler Dieu à l'aide, implorer son secours, implorer son pardon, le louanger, le remercier, l'adorer, l'admirer incessamment. Alors il va implorer Dieu par trois fois. Mais je veux dire, le fait que c’est trois fois, c’est pour Saint Benoît déjà quelque chose. Mais nous le verrons par après plus en détail. Je n'en parle pas maintenant car il est temps d’aller à l'Eglise. Et nous avons ainsi repris contact avec ce que nous avions déjà vu. Mais je l'ai agrémenté un peu de quelques aperçus nouveaux que nous approfondirons par la suite.

Mais retenons ceci pour terminer : que cette invocation répétée trois fois nous rappelle la confiance que nous devons avoir en Dieu, en son amour pour nous, et nous dire ce que l'Abbé dira au nouveau membre de la communauté. Alors c'est certain, si nous nous donnons à Dieu, ce que Dieu a commencé en toi, il le portera à son achèvement

 

Chapitre : L’homme qui vient de la terre.        25.04.82

 

Mes frères,

 

La semaine dernière au cours de la proclamation de l'Evangile, une parole a accroché mon esprit. Et je me suis demandé: Mais ne s’agit-il pas de moi ? Et aussit6t un flot de pensées à tourbillonné. J'y suis revenu après et vraiment je me suis reconnu dans cette parole. C'est celle-ci : Celui qui tire son origine de la terre, il est de la terre et il parle de la terre...

 

Cela veut dire que l'homme adamique formé du limon de la terre, il tient le regard tourné vers ce qui lui ressem­ble. Il voit la surface sensible, matérielle des choses. Il s'y arrête. Il s'en délecte. Il s'en nourrit. Nous en avons un exemple tout au début. Adam voit le fruit. Il le caresse de sa main. Il le cueille. Il le mange. Il observe les choses pour en tirer profit. C'est l'homme technique, l'homotechnicus. C'est l'homme du savoir, l'hom­me de la science. Il explore, il exploite le monde. Il vit dans l'univers du ça, du cela.

Et reconnaissons qu'il ne lui est pas possible de faire autrement. C'est indispensable, c'est nécessaire s'il veut vivre. C'est inscrit dans sa nature. Dès l'origine Dieu l'a façonné à partir de la terre. Il l'a placé dans ce paradis, dans cet immense jardin qu'est le monde et il lui a demandé de le soumettre. Il en a fait le roi. Il faut donc que cet homme s'intéresse à ce monde, qu' il puise dans ce monde tout ce qui peut l'épanouir. C'est le domaine du cela. Et c'est très beau, ne l'oublions pas, c'est très beau. Il n'y a aucune déchéance, au contraire.

Mais il y a un danger, c'est que l'homme devienne pri­sonnier du cela et qu'il reste l'Adam primitif. Voyez cet Adam qui dès ses premiers pas a déjà trébuché. Il n'a pas pu rester dans la droite ligne de ce que Dieu lui demandait. C'était peut-être trop lourd, trop fort pour lui ? Il était encore un petit enfant. Il faisait ses premiers pas et il s'est égaré.

 

S'il reste prisonnier du cela, de l'objet, de la chose, il va s'enfermer dans un local étroit. Et ce qui l'attend, c'est l'asphyxie. L'oxygène va se raréfier et l'homme va fi­nir par étouffer et par mourir. Mais il se débat avant de mourir. Le cela, l'objet sera donc l'ère du divertissement, d'une fringale de vie qui est insatiable. C'est cela que je veux dire qu'il va se débat­tre parce que il veut vivre. Et en même temps il étouffe...

Et ce sera la fringale du plaisir ! Vous reconnaissez le monde de la chair, celui que nous a si bien décrit Saint Paul. L'homme, lui, au début il a dévié un rien, et puis il s'est écarté de plus en plus. Et le voici empêtré dans ses convoitises. Il ne sait plus voir. Il est devenu brouillé dans son être.

 

A côté de cela - je me reporte au texte - il existe un autre type d'homme : Celui qui est venu d'en haut, il est au dessus de tous. Et l'écrivain sacré reprend après nous avoir parlé de l’homme tiré de la terre : Celui qui est du ciel, celui qui est venu du ciel, il est au dessus de tous. Nous avons donc ici l'homme terrestre qui est enchâssé entre un homme qui vient d'en haut, un homme qui vient du ciel. C'est le même homme. Cet homme qui vient d'ailleurs, vous le connaissez, ce ne peut être que le Christ ? Et remarquez une différence ! L'écrivain sacré dit : Celui qui est de la terre. Mais il dit : Celui qui vient d'en haut. S'il vient d'en haut, c'est que en haut se trouve sa patrie, son lieu naturel. Et, nous dit-il, Il est au dessus de tous. Il est supérieur à tous parce qu'il est autre. Et il connaît tous les autres.

Naturellement pour nous dans notre univers d'aujourd'hui qui est beaucoup plus complexe que celui des anciens, EN HAUT cela ne veut plus rien dire, et LE CIEL encore moins. Mais voyons tout de même. Essayons de reconstituer l'univers qui était celui du Christ, qui était celui de ses contemporains, celui de l'Apôtre Paul.

EN HAUT, vous avez le ciel, et puis EN BAS, c'est la terre. Celui qui est en haut, et bien ma foi, il voit tout ce qui se passe. Il voit tout, il est supérieur à tous, il est au dessus de tous. Mais il est au dessus physiquement. Il n'est pas seulement au dessus moralement, spirituellement, mais aussi physiquement.

 

Or le Christ l'est ! Et c'est en cela qu'il est autre. Il est d'une autre nature que nous. Il est Dieu avant d'être homme. Il était Dieu, il est descendu dans la matière, il est descendu dans la terre. Il a pris cette terre et il en a fait une terre nouvelle, une terre spiritualisée. Il est le nouvel Adam, c'est à dire le nouveau terreux. Il y a aussi un homme qui est tiré de la terre. Mais cet homme tiré de la terre est d'abord descendu dans la terre...

Il faudrait, vous voyez, ce sont des moments où on doit faire une Lectio Divina en voyant à l'intérieur des Ecrits inspirés. Et non seulement scruter les Evangiles mais aussi les Commentaires de la Bonne Nouvelle que sont les Ecrits des Apôtres. Et ils nous diront, bien souvent ils vont placer en contraste l'homme terreux et l'homme céleste. L'homme terreux, donc le terrestre, lui il est de la terre, il parle de la terre.

Voyons le réel sous la forme d'une tapisserie. Il y a un endroit, il y a un envers. Nous sommes du côté de l'envers. Nous voyons donc les points qui sont repris, les noeuds, tout cela.

L'envers, c'est donc la face sensible, apparente, matérielle du réel. Elle ­est déjà formidablement belle puisque nous pouvons nous y perdre tellement elle est belle, tel­lement elle est séduisante. Et c'est bien ainsi !

 

Mais il y a l'endroit. Il y a l'autre côté de la tapis­serie. Et là, c'est ce que Dieu a voulu faire. Et de l'autre côté de la tapisserie, il n'y a qu'un seul homme. C'est l'homme nouveau, c'est l'homme céleste, c'est le Christ. Et lui, il peut tout à son aise détailler les empreintes digitales du Créateur. Il peut le contempler parce qu'il est lui-même le créateur. C'est lui qui est en train de façonner cette tapisserie. Il n'a pas fini. Il est toujours en train de l'achever.

Et nous sommes de l'autre côté. Et nous voyons des cho­ses qui se passent. Nous voyons des fils qui arrivent. Nous voyons des couleurs. Mais nous ne déchiffrons pas encore le spectacle inouï de beauté qui est sur l'autre face du réel. Cet homme céleste, nous dit 1’Evangéliste, ce qu'il a vu et ce qu'il a entendu, il en rend témoignage. Donc il en parle. Et ce qu'il dit, personne ne l'accepte. Et c'est çà le tragique ! Il peut raconter ce qu'il veut, on ne le croit pas. On ne le croit pas parce que on ne le comprend pas. Tout le tragique de notre situation est là.

Alors vous voyez que sera la foi ! La foi, ce sera prê­ter une oreille à ce qu'il dit et se dire : mais enfin, il n'a peut-être pas tort ? Ce qu'il dit est peut-être vrai ? Mais ce doit être vrai ! Vous sentez la foi qui avance. La foi est par l'oreille, nous dit l'Apôtre. Mais en même temps la foi est une vision comme si on voyait par les oreilles.

Nous sommes de ce côté-ci de la tapisserie. Le Christ nous décrit ce qu'il y a de l'autre côté et nous le croyons. Et à mesure que nous l'entendons, nous nous le représentons et nous le voyons. Mais il est encore possible d'aller beaucoup plus loin. Car, que veut faire cet homme céleste ? Il veut que le réel qu'il a créé soit un lieu de communion et non pas de rivalité.

Aujourd'hui, vous savez, on est en train de se disputer les matières premières. Il y a de plus en plus d'hommes. Les besoins sont de plus en plus pressants. Voilà, on essaye de s'emparer du sous-sol de façon à pouvoir l'exploiter et à pouvoir en profiter. Tout pour moi, et on verra ce qui reste pour les autres. C'est l'origine de toutes les guerres, il ne faut pas aller plus loin. S'il devait s'en préparer une nouvelle, ce serait à partir de là.

Donc, ce n'est plus un lieu de rivalité. C'est un lieu de communion. C'est un temple, un temple où on rend un culte à ce Dieu qui est amour. Donc c'est un endroit où on doit s'aimer: aimer Dieu, aimer les hommes, s'aimer soi-même et aussi aimer cette im­mense tapisserie qu'est l'univers.

 

Que va donc faire cet homme céleste ? Car Dieu a un pro­jet qui dépasse tout ce que nous aurions osé imaginer ou con­cevoir. L'homme céleste vient. Le voilà qui se fait un terreux. Pourquoi ? Mais parce qu'il désire emmener l'homme terrestre de l'autre côté de la tapisserie. Il ne veut pas seulement lui raconter ce qui se passe, mais lui permettre de venir et de regarder de ses propres yeux, et même de travailler lui­-même à cette tapisserie.

Il va donc transformer le terreux. Mais ce terreux est tellement, tellement malade, il est tellement corrompu que le matériau terrestre doit être refondu. Il faut donc qu'il meure. Voyez ! C'est cela la mort ! On est jeté dans un creuset, voilà. Et là, tout ce qui y est, est refondu. Et à par­tir de là, on fait quelque chose de nouveau, qui n'était pas avant. Mais cette fois-ci, c'est quelque chose de pur.

Voyez encore à l'arrière plan toutes ces paroles de l'Ecriture qui nous parlent du feu, qui nous parlent de cette purification du monde. Voyez toutes les Apocalypses, et voyez aussi la tradition monastique ! C'est toujours, toujours la même intuition et le même désir de la réaliser. Voici donc que ce terreux meurt. Et il doit en ressusci­ter un homme nouveau encore dans une chair, dans une chair spirituelle, une terre spiritualisée qui est à l'image main­tenant du céleste.

 

Et maintenant je quitte l'Apôtre Saint Jean pour aller retrouver l'Apôtre Saint Paul. Il nous dit la même chose. C'est à croire vraiment que c'est le même auteur pour les deux. Ce sont-ils connus ? Ce sont-ils parlés ? Ont-ils, comme on dirait aujourd'hui, échangé, dialogué ? Je n'en sais rien ! Mais toujours est-il que voici maintenant ce que nous dit l'Apôtre Paul : Tel est le boueux (Il ne dira pas le terreux, lui, il dit le boueux, le limoneux) tels sont tous les limoneux. Tel est le premiers Adam, tels sont tous les autres. Mais tel est le céleste, tels doivent être les célestes. Et de même que nous portons l'image du limoneux, nous porterons l'image du céleste.

C'est tout a fait la même chose que ce que nous dit ici l'Apôtre Saint Jean, mais c'est porté plus loin. C'est un peu plus loin parce que l'Apôtre ici nous le dit, mais ail­leurs. Il dira: Il est venu pour que nous devenions fils de Dieu, pour que nous participions à sa nature, à la nature de Dieu. Il le dira dans son Prologue. Mais l'Apôtre Paul s'adressant à d'autres personnes le dit en d'autres termes, mais exactement la même chose. C'est que nous sommes destinés à être à l'image du céleste, de mê­me que Lui a voulu être à l'image du terrestre.

Il y a cet admirabile commercium, cet échange merveil­leux : il devient ce que nous sommes pour que nous puissions devenir ce qu'Il est. Il a voulu être homme pour que nous puissions devenir Dieu. Il a voulu être de la terre pour que nous puissions être du ciel. Mais cela doit se faire sans tarder ! Il ne faut pas attendre que nous soyons passés par la corruption. Cette incorruptibilité, nous pouvons déjà la goûter maintenant.

 

Ce sera cette première résurrection dont nous avons encore entendu parler dernièrement au réfectoire dans cette admirable conférence du Patriarche d'Antioche, et encore dans les Ecrits de nos premiers Pères cisterciens. Ils le savaient, eux, et c'est pour cela qu'ils entraient dans le monastère. Le monastère, voyez, c'est un lieu où on ne voit pas les choses comme ailleurs. On est ici pour recevoir de cet homme céleste un coeur nouveau, des oreilles nouvelles, des yeux nouveaux.

C'est son coeur à lui, ce sont ses oreilles, ce sont ses yeux ! Et nous sommes élevés à un état qui est au dessus de notre nature. Ici, vous voyez, il y a un mouvement qui s'accélère en nous et qui s'accélère dans l'histoire. C'est ce mouvement de transformation, de passage, de Pâque d'un état naturel à un état surnaturel, d'un état de terreux à un état de céleste, d'un état de péché à un état d'amour.

Mes frères, c'est cela, vous voyez, la résurrection qui opère en nous maintenant. N'attendons pas patiemment le mo­ment où ça arrivera après. Non. Si ça n'arrive pas maintenant, je vous le garantis, ça n'arrivera pas après. Si nous ne ressuscitons pas maintenant, nous ne ressusciterons ja­mais. La résurrection est en route maintenant...

 

Et c'est cela qui se trouve sous les paroles de ces Apôtres. A ce moment-là, ils l'exprimaient à leur façon à eux. Maintenant nous pouvons le dire en reprenant leurs mots, mais en l'ornant de notre façon de voir et de réagir aujourd'hui. Il faut, vous voyez, que dans un monastère Dieu réussisse. Il faut que sa tapisserie avance. Et il réussira s'il parvient à faire de chacun de nous un homme nouveau. C'est à dire un homme complet, un homme qui est à la fois entièrement du ter­restre et entièrement du céleste.

Il ne faut pas nous évader dans des idées de mépris de la chair, ou de mépris du corps, ou de mépris de la matière comme étaient les manichéens. Non, non, non, la chair est très belle, le corps est magnifique, la matière est admirable. Mais tout cela c'est une face du réel et il y a l'autre face.

L'autre face, c'est cela qui est traversé par une vie différente, une vie autre, une vie nouvelle. C'est Dieu qui entre à l'intérieur de cette matière, qui est en nous, qui se donne à nous, qui nous transfigure, qui nous fait parti­ciper à sa propre vie. Si bien que ce chef d'oeuvre se réalise, que seul Dieu pouvait concevoir, et qu'il peut seul réaliser : un être qui soit à la fois entièrement matériel et entièrement spirituel, qui soit naturel et surnaturel, qui soit purement humain et qui soit déjà divin. C'est cela un fils de Dieu !

 

Voilà, mes frères, à quoi nous sommes appelés dans notre monastère ! Et nous allons essayer de ne pas perdre notre temps, comme dit Saint Benoît, courir pour que ce soit vite achevé et que nous goûtions alors, chacun de nous ici, le véritable bonheur, la paix que personne ne peut nous enlever, la joie qui est la joie même du Christ. Et que à partir de nous, elle puisse se diffuser, se répandre partout dans le monde.

 

Chapitre : Les vœux.                               29.04.82

20. Pourquoi ce chiffre 3 ?

 

Mes frères,

 

Nous avançons à pas de tortue dans notre réflexion sur la Règle de Saint Benoît. Mais nous avons bien le temps. Nous avons encore une longue existence devant nous. Nous ne devons pas nous presser. La meilleure école pour comprendre la Règle, c'est la pratique = mieux vivre la Règle pour mieux la comprendre.

Les Rabbins nous disent que au ciel Dieu passe son éternité à commenter la Loi devant les Anges. Peut-être Saint Benoît est-il là-bas occupé à expliquer sa Règle à tous ses disciples groupés maintenant autour de lui ? Ne pensez-vous pas que Saint Benoît s'enrichirait lui-même de l'expérience de tant de générations d'hommes qui ont puisé leur motivation de vie dans sa doctrine ?

 

Nous avons vu que Saint Benoît avait un faible pour les groupements ternaires. Il a prévu trois voeux qu'il énumère dans un ordre logique. Pourquoi ce nombre trois ? Que s'est­-il passé dans la tête de Saint Benoît ? Peut-être rien du tout ? Cela se passe probablement uniquement dans ma tête à moi ? Mais ne peut-on dire que si je suis un disciple authentique de Saint Benoît, que lui-même ne découvre pas maintenant en moi des raisons qui à ce moment-­là n'étaient pas réfléchies ?

Disons que c'est un mouvement qui s'est présenté à lui, comme ça, sans qu'il s'en rende compte. C'était inné en lui ; c'était spontané. Mais que par après, quelqu'un qui réflé­chit à cela permet à Saint Benoît de se dire : Mais enfin, je n'y avais pas pensé ! C'est peut-être bien ainsi ! Vous avez un exemple remarquable : l'Apôtre Paul. En nous parlant du Christ, a-t-il déformé le Jésus de l'his­toire ? Je ne le pense pas.

Porté par la pénétration que don­ne l'amour, et habité par la puissance de l'Esprit Saint, l'Apôtre Paul dans lequel vit le Christ, ne l'oublions pas, il dit : Ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi. C'est donc le Christ qui pense par les méninges de l'Apôtre Paul, et qui à notre intention commence à expli­quer qui il est.

 

Vous voyez ! Cet Apôtre Paul nous a dit qui était le Christ. Ou mieux, le Christ nous l'a dit par la bouche de l'Apôtre Paul. Il peut très bien arriver la même chose aujourd'hui par la bouche d'un humble disciple de Saint Benoît, qui dira maintenant un peu mieux qui est Saint Benoît. Vous voyez, ici je retourne à ce que j'ai dit tantôt.

Je dirais maintenant que nous devons essayer de mieux com­prendre pour mieux vivre. Comprendre et vivre sont comme les deux jambes qui nous permettent de gravir un escalier. Une fois c'est le vivre qui fait comprendre, et une fois c'est le comprendre qui fait vivre. Et ainsi nous montons, nous gravissons et nous nous rapprochons de notre Père Saint Benoît.

Pourquoi donc 3 ? Pourquoi ce chiffre 3 ? Remarquons d'abord que Saint Benoît n'était pas un philosophe platonicien. Ce n'était pas un disciple de Platon. Il ne lais­sait pas de côté l'univers matériel pour s'élever dans le ciel des idées et là, contempler l'absolu. Toutes ces idées rassemblées dans l'idée centrale, maîtresse qui est le 1. Non, ce n'est pas cela Saint Benoît !

Saint Benoît non plus n'était pas un disciple de Bouddha. Vous savez qu'aujourd'hui on voudrait presque en faire un disciple de Bouddha. Mais n'entrons pas dans ces controverses. Mais qu'est-ce que c'est le Bouddhisme ? Saint Benoît ne voyait pas la nécessité de s'enfoncer dans le Nirvâna, dans un état d'absence qui est l'entrée dans la conscience sans contenu de l'esprit universel.

C'est très abstrus, ça ! Il faudrait presque une demi heure pour expliquer ce que ça veut dire. En gros, c'est ceci : C'est que dans le fond nous n'existons pas. Notre existence est une illusion. Ce qui existe, c'est l'universel, l'esprit universel. Et nous, voyez, nous nous laissons distraire par toutes sortes de banalités. Et cette distraction éveille en nous le désir. Le désir réveille la douleur.

Eh bien, le plus simple pour écarter la douleur, c'est d'éteindre le désir, c'est de ne plus faire attention à ce qui se passe mais de se concen­trer dans un universel qui seul existe, y entrer, dans cet universel, et s'y perdre. C'est vrai­ment perdre connaissance. C'est une connaissance sans contenu. Voyez ! C'est un état d'absence. A ce moment-là on est dans la paix. Cela, c'est le Bouddha. Voyez, ce n'est pas ça non plus Saint Benoît, ce n'est pas Saint Benoît !

 

Il n'était pas non plus, Saint Benoît, un musulman avant la lettre, c'est à dire un homme qui s'abîme dans l'adoration du Dieu UN, qui se met inconditionnellement à son service afin d'être sur terre son vicaire. Voyez ce Dieu un qui exige le tout de son vicaire sur terre.

 

Saint Benoît n'était pas non plus un Juif, c'est à dire le partenaire du Dieu unique, de l'unique seul vrai Dieu dans une alliance, le serviteur fidèle qui dans l’amour s’efforce de réaliser les vues de Dieu sur lui. Et là, nous nous rapprochons ! Nous sommes sur les ra­cines de l'esprit chrétien et monastique. Mais chez Saint Benoît, il y a autre chose. Il ne suffit pas d'être le serviteur du Dieu unique.

Pour être un moine, il faut être ça, mais il faut encore autre chose. Et nous le verrons une autre fois. Ce qui fait le caractère spécifique de Saint Benoît et ce qui explique qu'il n'a pas prévu un seul voeu, mais trois, c'est parce qu'il est un chrétien. Voyez ! Ce n'est pas un platonicien, il n'est pas un Bouddhisme, il n'est pas un Musulman, il n'est pas un Juif. Tous ils sont centrés sur le un. Non, lui, il est un chrétien.

Voilà, mes frères, je vous laisse avec l'eau à la bouche. Et ce sera pour une autre occasion.

 

Récollection du mois de mai.                       01.05.82

          Pâques nous a-t-il désorbités ?

 

Mes frères,

 

Nous vivons encore dans la chaude ambiance de la fête de Pâques. Et cette chaleur bienfaisante, revigorante est entretenue par la liturgie, par la reprise continue du cantique de l'invitation : alléluia, louez le Seigneur ! Le Seigneur Jésus, bien sûr, lui qui est ressuscité des morts afin que sa force s'empare de nous et que déjà dès maintenant notre corps spirituel en nous se forme, et que à travers nos moindres gestes, nos regards, nos paroles, nos attitudes, nos réponse, transparaisse le monde qui sera celui de demain.

 

Mes frères, nous pouvons à l'occasion de cette récollec­tion nous poser une question : l'événement Pascal revécu cet­te année a-t-il opéré en nous un changement irréversible ? Nous étions tels hier. Après la Pâque à nouveau célébrée, nous sommes devenus autres, sans retour. Pouvons-nous dire que notre regard intérieur est cons­tamment tourné vers le réel fondamental et suprême qu'est Dieu Trinité travaillant dans le monde et en nous ? Croyons-nous vraiment que le Christ Jésus est ressuscité physiquement ?

Ce sera vrai, nous le croirons si il occupe, lui, le Christ, toute la place dans notre coeur. Notre souci premier est-il donc de vivre en sa compagnie tout près de lui sans le perdre jamais de vue, de façon à ce que la puissance de sa résurrection travaille pleinement en nous. En d'autres termes, l'événement de Pâque nous a-t-il désorbités, arrachés à nos sécurités charnelles pour nous placer sur la trajectoire de notre destinée éternelle.

Aujourd'hui, un peu partout on a célébré la fête du tra­vail. Entre parenthèse, n'oublions jamais que le premier tra­vailleur, c'est Dieu lui-même, lui dont le Christ disait : Mon Père à moi, il est toujours au travail. Nous pouvons nous-mêmes en conclure que Dieu ne connaît pas les jours fériés, ni les congés, ni les repos compensa­toires. Il est toujours occupé à transfigurer le monde et à faire de chacun de nous, avec une patience infinie à la mesure de son être, à faire de chacun de nous une image de ce qu'il est, un fils dans lequel il pourra reconnaître ses traits.

 

Mes frères, le travail ! Hier soir, vous vous en souve­nez, j'ai dit que le travail avait grosso modo deux finalités. D'abord, organiser le monde, le rendre habitable, accueillant, un monde où les hommes se trouveraient chez eux, où ils vi­vraient en frères partageant sans arrière pensée leurs ri­chesses qui sont grandes. Et aussi le travail doit permettre à l'homme de s'épa­nouir.

Je vois ici le travail dans le sens noble du terme, pas le travail avilissant tel qu'on le connaît hélas trop souvent aujourd'hui, mais le travail tel que le Créateur l'a voulu. Il doit épanouir l'homme en lui permettant de satisfaire ses besoins depuis les plus primitifs comme le nourriture jusqu'aux plus élevés comme la Culture, la prière. L'homme se trouve alors dans le monde vraiment chez lui et il y est heureux. Le monde est devenu son oeuvre. Il l'aménage, il le façonne. Voyez, mes frères, quel idéal ! Comme nous en sommes loin ! Et pourtant, pourtant il faut toujours y travailler à cet idéal. Cela fait aussi partie de notre labeur.

Mais pour le moine qui vit le fait de Pâques, le moine dont l'existence est une perpétuelle célébration pascale, pour un tel homme, le travail est tout d'abord une célébration             liturgique. Il est un Opus Dei. Pourquoi ? Mais parce que le moine entre dans le projet de Dieu. Il épouse les vues divines. Et consciemment il collabore avec le Créateur à cet aménagement du monde et à sa transfi­guration.

Et il commence par son propre univers à lui, c'est à dire sa personne. Il s'ouvre à l'Esprit Divin et il laisse Dieu travailler en lui et par lui. Il devient entre les mains de Dieu un instrument de choix. Dieu peut l'utiliser pour des besognes grossières, pour dégrossir, pour le gros oeuvre, mais aussi pour les fines ciselures, pour tout. Il ne s'appartient plus. Il appartient à Dieu. Et ainsi, laissant Dieu travailler en lui et par lui, par son travail même il ressuscite déjà d'entre les morts.

Car il n'agit plus à ce moment-là comme un pur homme, mais déjà comme un fils de Dieu habité par l'Esprit de son Père. Et son corps spirituel se façonne. Et ses doigts deviennent

des doigts divins qui opèrent - je ne dirais pas des miracles, des miracles dans le sens étymologique du terme - des choses admirables.

 

Mes frères, voilà ce que doit être notre travail à nous ! Et vous voyez qu'il est vraiment partie intégrante de notre idéal monastique. Car, comme je le disais, il est vraiment une oeuvre li­turgique. On vient de nous en parler. Il n'y a pas pour nous une rupture entre la louange de Dieu par notre voix, par notre geste et la louange de Dieu par notre action matériel­le, par notre travail manuel ou intellectuel. Non, c'est un tout. Et le tout est une liturgie parce que le moine étant habité par l'Esprit de Dieu et ressusci­tant déjà est lui-même par essence un être liturgique.

Si bien, mes frères, que la résurrection est une réalité qui est à l'oeuvre à tout moment dans les moindres recoins de notre existence concrète. Nous devons y être attentif, car le moine, je le rappel­le, est un éveillé, un veilleur, un écoutant, un regardant. Il ne laisse rien se perdre. Il tire profit de tout, car tout est un cadeau que lui fait son Père.

 

Dans le courant du mois de mai, nous allons connaître deux professions monastiques. Deux frères vont par la foi, l'espérance et la charité faire un saut dans l'univers de Dieu. Ce sera pour eux, pour nous aussi, une réactualisation existentielle de la fête de Pâques : mourir à soi pour re­naître et commencer déjà à ressusciter en Dieu. C'est le mouvement de la vie chrétienne, c'est le mouvement de la vie monastique. Ces deux frères vont se préparer à cette donation d'eux­-mêmes si grave, si sérieuse. Ils vont s'y préparer par une retraite.

Cette retraite, elle sera nôtre aussi. Nous nous demanderons, nous les anciens, nous nous demanderons chacun pour notre part si nous sommes pour nos jeunes frères en toute vérité des phares, des lumières vers lesquelles ils peuvent regarder pour découvrir leur route, pour être tou­jours encouragés, pour être dynamisés au plus profond d'eux­-mêmes et savoir que ce qu'ils recherchent n'est pas un rêve, n'est pas un mirage mais que c'est le plus concret de tout l'existant.

C'est la rencontre avec le Christ et la transformation de notre être en un autre Christ comme si - ce n'est pas comme si, c'est réel ! - ce Christ qui revit en nous tout son mystère jusqu'au jour où on peut dire : ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi ! Et cela, en toute conscience.

 

Mes frères, nous nous poserons cette question. Leur engagement, c'est un interrogatoire qui nous sera adressé. Et nous y répondrons par une fidélité et une conscience renouvelée.

 

Chapitre : Le diaconat.                            03.05.82

 

Mes frères,

 

Depuis longtemps on considère le diaconat comme une étape obligée et transitoire sur la route qui mène au sacerdoce. Comme si une fois la prêtrise reçue, le diaconat était oublié, effacé. Mais il n'en est pas ainsi. Le diaconat est une vocation au service. Comme le mot diacre le dit, il s’agit de devenir un serviteur. On est au service des autres dans leurs besoins matériels ordinaires, concrets : toutes les petites choses qu'il faut rendre et dont les frères peuvent avoir besoin dans le courant d'une journée. C'est cela le diacre !

Mais vous allez me dire : Dans une communauté, tout le monde est diacre, alors ? D'une certaine façon, oui. Il y a une diaconie communautaire à laquelle chacun est astreint. Mais l'ordination diaconale vous consacre à cela spécia­lement. Vous n'avez plus le droit d'y échapper. Si auparavant on était déjà un serviteur, maintenant on doit devenir un bon et excellent serviteur.

 

On doit devenir celui sur lequel et le supérieur, et les frères doivent pouvoir compter de façon inconditionnelle. On est à ce moment-là livré au service des autres dans leurs besoins, je le répète, les plus courants, les plus ordinaires, les plus concrets, les plus pratiques.

Mais le diacre est aussi au service de la parole. Et je ne pense pas ici à des sermons, ni à des homélies. Le diacre n'est pas un discoureur ni un prêcheur. Il doit l'être, c'est certain ! Il doit pouvoir parler au cour d'une célébration liturgique.

Mais le service de la parole dans un monastère - parce que je parle toujours dans le contexte monastique - le service de la parole, c'est ceci. Saint Benoît en parle si bien : c'est pouvoir délivrer aux frères la bonne parole, la paro­le qui rassure, la parole qui dédramatise, la parole qui encou­rage, qui fortifie, qui réconforte, qui pacifie.

 

Voyez maintenant le diacre complet, le diacre parfait ! Il est au service des frères. Et non seulement il leur donne sa peine, ses mains, ses pieds, non seulement il se dérange pour eux, mais en plus de cela et en même temps, il sait leur donner la parole qui convient. Et non seulement la parole orale, mais aussi la parole du geste.

Il y a une façon de donner qui est hautaine, qui repousse et qui brise le frère. Il y a une façon humble, une façon je dirais divine de donner. C'est cela aussi une parole, une pa­role muette mais qui est tellement éloquente.

 

Mes frères, le jour où on accède par la grâce de Dieu au sacerdoce, on va dire : Mais tout ça, c'est effacé ! Je ne suis plus diacre. Maintenant on me doit les honneurs. C'est à moi qu'on doit rendre service. Je suis au dessus de tout ça ! Cela peut se passer dans la tête de l'un ou l'autre ? Mais attention ! A Ce moment-là, la diaconie, elle est élevée à un degré supérieur encore. Car à ce moment-là, il faut savoir non seulement donner de son temps, disons donner de sa peine, de sa fatigue, mais il faut savoir donner sa vie. Le prêtre est un homme qui pousse le service jusqu'à don­ner sa vie pour les autres, et qui n'a pas peur de mourir pour un autre.

 

Voilà, mes frères, pour les quelques prêtres qui sont ici, je suggère d'accompagner le frère Bernard d'Orval, non seule­ment par la prière, mais aussi par une petite retraite, une petite révision de vie. Nous demander si nous sommes encore dans notre coeur, dans notre comportement, les diacres que nous devons toujours être.

Et pour cette occasion, je remercie alors le frère Bernard pour sa présence parmi nous. Car elle sera vraiment providen­tielle et bénéfique.

 

Chapitre : Les vœux.                               04.05.82

      21. Au rythme de la Trinité.

 

Mes frères,

 

Revenons-en à notre Père Saint Benoît. Nous connaissons son fai­ble pour les groupements ternaires et nous nous sommes demandés d'où pouvait lui venir ce penchant qui, chez lui, paraît non réfléchi, ça vient des profondeurs. La réponse est simple, belle, sublime. Ces rythmes ternaires révèlent la réalité, la vigueur, et la vitalité de l'être chré­tien de Benoît. Ce n'est plus Benoît qui vit, c'est le Christ qui vit dans Benoît et qui le lance dans l'océan de la vie Tri­nitaire.

Si bien que l'être de Benoît bat suivant les rythmes de la vie divine qui est échange, communion entre Trois Personnes. Mais une communion tellement achevée, parfaite, que nous sommes en présence d'un seul Dieu. Benoît, comme chacun d'entre nous, a été baptisé au Nom du Dieu qui est père, Fils et Saint Esprit. Le sceau de la Trinité a été imprimé dans son être. Lorsque on dit baptisé au nom, ça me paraît édulcoré, débile, ça manque de vigueur comme dirait le frère Jules. Lui il aime les hommes vigoureux. Voyez, il opine du bonnet. Il faudrait plutôt dire que Benoît a été plongé dans le nom du Père, du Fils et du Saint Esprit.

 

Le nom de Dieu, c'est quelque chose de mystérieux. C'est une obscurité ineffable, obscurité par excès de lumière pour nos yeux trop faibles. Et Saint Benoît se trouve immergé dans ce Nom qui est un éclair sur le mystère de la divinité. Et ce Nom trahit l'existence de trois Personnes. Voilà donc Benoît qui boit ce nom. Il en est transformé, transfiguré. Il participe à la vie divine de plus en plus cons­ciemment. Il devient un fils de Dieu et les Trois Personnes vi­vent en lui. Elles guident sa vie.

Comme je le disait tantôt, elles la rythment. Et voilà Benoît qui tout naturellement, sans même en avoir pleinement conscience - chez lui ça devient spontané comme c'est spontané en Dieu­ - voilà qu'il pense, qu'il parle, qu'il écrit par groupement de trois. Vous allez dire que c'est peut-être tiré par les cheveux ? Eh bien je ne pense pas. C'est une analyse des profondeurs d'un chrétien achevé.

 

Il serait très intéressant pour un érudit en mal de thèse ou de mémoire, d'étudier cela chez les saints, comme l'Apôtre Paul par exemple, ou bien comme nous sommes dans une Abbaye Cister­cienne, chez les Pères de Cîteaux. Il est probable que l'on y trouverait là aussi des symptômes semblables qui trahiraient ce qui se passe dans l'intime de ces saints. Voyez le chrétien, c'est une révélation du Dieu vivant. Mais comme je l'ai dit une autre fois, nous ne sommes pas des Juifs, nous ne sommes pas des Musulmans. Je prends encore ceux qui sont le plus proches de nous. Nous ne sommes pas des philosophes platoniciens, nous ne sommes pas omnibilés par le UN, par l'unité. Non, nous contemplons le mystère et nous en vivons : un Dieu Trois Personnes.

Et la vie monastique chez Saint Benoît, elle a été quasi naturaliter comme il le dit, quasi naturellement elle est la projection de l'être caché et secret de Saint Benoît. La vie monastique sera donc UNE en TROIS mouvements.

 

Mes frères, je pense que ça nous ouvre des perspectives très larges sur notre expérience personnelle. Car la vie monasti­que, elle n'est pas une spéculation. Elle est adaptation au réel. Or, le réel premier qui est le fondement de tous les autres réels, c'est la Vie Trinitaire. Et lorsque nous consommons cette Vie Trinitaire par notre obéissance, en nous enfonçant à l'in­térieur de la volonté de Dieu, lorsque nous la mangeons, que nous la buvons dans les sacrements, surtout dans l'Eucharistie, tout notre être est en train de bouger sur un rythme de trois.

Il serait possible, ici, de pousser l'analyse beaucoup plus loin. Par exemple : les trois vertus théologales : il y a foi, espérance et charité. Mettre ces vertus en rapport avec les voeux monastiques, avec nos réactions à nous. Mais je l'ai déjà fait auparavant je me souviens, certainement au Noviciat. Je ne vais pas recommencer ici, parce que nous n'avancerions jamais.

 

Mais retenons pour aujourd'hui avant de nous rendre à l'Offi­ce, que Saint Benoît a projeté dans la vie monastique telle qu'il la conçoit, sa propre personne, celle d'un chrétien achevé, d'un homme qui est devenu le fils de Dieu-Trinité. Un homme qui pos­sède aussi maintenant une structure Trinitaire et qui est telle­ment devenue connaturelle à ce qu'il est, qu'elle se traduit spon­tanément dans ses paroles comme dans sa vie.

Voilà, mes frères, nous n'allons pas maintenant commencer à nous ausculter pour voir si nous en sommes arrivés à ce point-là. Peut-être bien pour l'un ou l'autre d'entre nous ? Je n'en sais rien ! Mais en tout cas, nous y arriverons, soyons sans crainte, à condition que nous demeurions fidèle et que toute notre espérance soit placée dans notre Dieu qui nous accorde toujours, même au­-delà de ce que nous osons à peine désirer.

 

Chapitre : Les vœux.                               06.05.82

      22. Le chiffre de la bête.

 

Mes frères,

 

Revenons-en à notre Père Saint Benoît qui, vous le savez, a été marqué au sceau de la Sainte Trinité. Et spontanément, il s'exprime en rythme ternaire. Remarquons qu'il n'a pas été frappé au chiffre de la bête. Vous savez, cette bête dont on nous parle dans l'Apocalypse au cours de l'Office de Nuit. Le chiffre de la bête, c'est un chiffre compliqué quoiqu'il paraisse très simple. C'est un chiffre bourré de magie noire, de maléfice. Vous le connaissez. Si je posais la question, tous ensemble vous répondriez : c'est 666. Heureusement que nous avons un mathématicien parmi nous, lui il s'en souvenait.

Mais regardons-nous ! Peut-être que nous portons ce chif­fre quelque part ? 6.6.6. Un trois fois, multiplié par deux ça fait deux, deux, deux, multiplié par trois, ça fait six, six, six. Six cent soixante six. Regardez, ça paraît très simple ! Mais c'est un chiffre dangereux parce que c'est le chiffre de la bête. C'est ce chiffre qui donne accès aux puissances occultes qui régissent le monde.

Celui qui ne porte pas sur sa main ou sur son front le chiffre de la bête, ne peut ni acheter, ni vendre. Vous com­prenez, c'est le chiffre qui donne accès au monde du business, de la haute finance, des multinationales, de la corruption sous toutes ses formes, de l'argent. Je vais vous donner un exemple - je l'ai appris hier, ce n'est pas loin - un exemple des moeurs de cette bête et de ceux qui sont frappés de son chiffre.

 

Ce sont des gens bien vivants de notre temps. Une grosse, grosse affaire, grosse affaire qui compte plu­sieurs centaines d'ouvriers et d'employés. Pour vous donner l'importance, il y a dans cette affaire deux cent camions, un chiffre de plusieurs milliards par an. Et voilà la faillite, ça arrive même dans les meilleurs maisons. Heureusement qu'ici à Saint Remy c'est une maison de pécheurs, ça n'arrivera pas la faillite, c'est pas une bonne maison !

Eh bien, au jour et au moment où la faillite était décidée par le Tribunal de Commerce, les Administrateurs qui sont tous plus ou moins parents, de la même famille, sablaient entre eux le champagne pour fêter l'événement. Il y a des centaines d'employés et d'ouvriers mis en chô­mage avec leurs familles ; puis toutes les firmes qui vivaient en dépendance de celle-là. Pas d'importance, on a sablé le champagne.

Et on a décidé que on ne diminuerait en rien, mais en rien, le train de vie qu'on avait toujours mené jusque là. Il y a des fortunes colossales qui sont amassées. Vous savez, vous connaissez les endroits comme moi, les paradis fiscaux. Voilà, et ça continue en maintenant encore la grande vie. Vous voyez ! C'est ça le royaume de la bête ! Naturellement il ne faut pas juger ces gens-là. Ils ne savent pas mieux. C'est leur univers. Ils portent ce chiffre qui leur a été imprimé je ne sais comment. Ils sont pris dans ces vertiges et voilà.

 

Saint Benoît, lui, c'est autre chose. Voici un indice qui vous montre que ce chiffre-là n'est pas inscrit ni sur sa main, ni sur son front. Il dit : Oui, vous faites des affaires lorsque vous avez quelque chose à vendre. Mais vendez-le toujours un peu moins cher que dans le monde afin que Dieu soit glorifié en toute chose. Ut in omnibus glorificetur Deus. 57,19.  Vous n'êtes pas des hommes d'affaire. Vous êtes des hommes de Dieu. Vous êtes des images de la Trinité. Vous n'êtes pas des apparitions de la bête. Vous sentez cette différence.

 

Il est temps d'aller à l'Office, et puis ma voix ne me permet pas de pousser trop loin les choses. La fois prochaine je vous dirais ce que signifie ce chiffre 666, C'est intéres­sant à savoir, car c'est un cryptogramme qu'on est parvenu à déchiffrer.

 

 

 


Chapitre : Les vœux.                               08.05.82

      23. Qu’est-ce que 666 ?

 

Mes frères,

 

Revenons-en à cette fameuse bête dont le chiffre est 666. La bête est ce monstre qui se pare des atours d'une pseudo ­divinité. Elle revendique pour son avantage personnel les honneurs et le culte qui sont normalement dû à Dieu. Le nombre 666 est un maquillage maladroit du sceau de la Trinité. C'est un nombre enchevêtré. Il paraît très simple : 6, 6, 6. En réalité il est compliqué.

Voyez ! C'est d'abord 1, 1, 1. Puis 2, 2, 2. Je le multiplie par 3 qui est le chiffre de la Trinité et j'ai le chiffre 6, 6, 6. Les hommes qui ne sont pas frappés de ce chiffre ne peu­vent ni acheter, ni vendre dit l'Ecriture. Ils sont donc bannis de la vie sociale. Ils sont condamnés à la servitude. Ils de­vront travailler pour rien. Ils recevront ce qu'on voudra bien leur donner.

 

Voyez maintenant derrière ce chiffre 666, voyez derrière la bête se profiler la société d'aujourd'hui : celui qui n'a pas un compte de pension, celui qui n'est pas en règle avec la mutuelle, celui qui n'a pas reçu son papier de chômage, celui qui n'a pas sa carte d'immatriculation, son certificat de con­formité, son permis de conduire, éventuellement qui n'a pas payé sa cotisation à Touring Secours. Et tout ça, c'est chaque fois une apparition de ce 666. Si vous n'avez pas tout ça au­jourd'hui, vous ne savez pas vivre.

Voyez ici les malheureux qui viennent sonner à la porte. Il leur manque un de ces documents. Alors voilà, ils sont à côté des autres. Ce sont des marginaux. C'est ce qu'on appelle le Quart Monde. La complexité de notre société qui est dominée par la pro­ductivité, par le profit, par la fièvre de consommation et alors la surfièvre de la production et qui engendre tant de malheurs et tant d'insatisfactions, qui allume les guerres, les con­flits. C'est cela le royaume de la bête !

En face, vous avez le Royaume de Dieu. Nous essayons de construire ici sur notre petit territoire une cellule de ce Royaume. Est-ce que malgré tout nous ne serions pas marqués ne fut-ce que de l'ombre du chiffre de la bête ?

 

Nous allons aller un peu plus loin : que signifie ce 666 ? Qui est-ce alors ce 666 ? Les tous premiers chrétiens le savaient. Et ça s'est perdu. On vient de le retrouver. Vous savez qu'en latin, les lettres, certaines lettres ont une valeur numérique. Le V, c'est un 5. Le X, c'est 10. Le D, c'est 500. Le C, c'est 100. Le M, c'est 1000. Il en était de même en hébreux. Lorsqu'on fait le compte de la valeur numérique d'un nom, qui est celui de Néron, le César, on arrive à 666. C'est donc le chiffre de Néron. 666, cela signifie l'empereur Néron.

Maintenant, voyez qui est Néron. Néron est un monstre. Son nom est resté comme le synonyme de la monstruosité finie. Vous savez qu'il a assassiné son précepteur, le grand philosophe Sénèque, stoïcien. Néron, c'est la cruauté, la démesure, la destruction, la démence, la folie des grandeurs. Néron, c'est l'homme qui a laissé se débrider tous ses instincts les plus bas et qui est allé jusqu'au bout de ces instincts. Il est devenu fou. Cela ne pouvait se terminer au­trement.

Mes frères, attention, ici ! N'y aurait-il pas en chacun de nous un petit rien de Néron, de ce 666 ? Lorsque tout se trouve dans notre regard, pour ne pas dire dans notre coeur. Je dis notre regard, parce que notre coeur bat dans nos yeux. La façon dont je regarde les frères, est-ce qu'elle n'est pas parfois cruelle ? Est-ce qu'elle n'est pas impitoyable ? Est-ce qu'elle n'est pas démente ? Chaque fois que nous commettons un écart dans l'amour que nous devons à notre frère, Néron nous touche à l'intérieur, le 666 nous griffe.

 

Mes frères, j'ai voulu encore ce soir m'attarder à ce sujet car la Règle de Saint Benoît qui elle est marquée du sceau de la Trinité, elle veut éveiller en nous une autre qualité de vie. C'est celle de la bienveillance, de la bonté, du don de soi, de l'ouverture, de l'amour. Je répète ce que Saint Benoît dit. Il faut toujours s'arranger pour ne pas faire concurrence aux autres. Il faut plutôt subir un tort que d'en faire soi­-même. Lorsqu'on a promis, il ne faut pas se dédire, même si on doit subir un dommage. Le contraire de 666.

Voilà, mes frères, nous terminons la semaine, nous avançons dans le Temps Pascal. Laissons grandir en nous la force du Christ Ressuscité de façon à ce que la vie divine resplendisse dans notre être, qu'elle brille dans notre regard. Qu'elle tienne au loin, qu'elle chasse loin, très loin de nous toutes les entreprises de la bête pour que les hommes qui viennent dans notre monastère puissent respirer un air vivifiant, celui de la surnature, celui de l'amour, celui du Christ, celui de Dieu.

Et qu'ils repartent alors réconfortés et plus forts. Car si notre maison, ici, doit subir elle aussi les attaques de la bête, dans le monde, là c'est vraiment son domaine et son royaume. Pensons à nos frères qui sont là-bas et de notre côté faisons l'impos­sible pour rester pur, pour rester vrai de façon à ce que la vie qui soit en nous puisse déborder et jaillir sur tous.

 

Chapitre : Fête des mères.                        09.05.82

          Dieu, modèle de maternité vraie.

 

Mes frères,

 

En ce deuxième dimanche de Mai, on célèbre dans le monde la fête des Mères. Ne serait-il pas malsonnant de dire dans un monastère la louange des mères ? N'avons-nous pas quitté le monde, ses futilités ? N'avons-nous pas abandonné nos parents ?

            Soyons donc lucides, mes frères ! Il est impossible d'établir une solution de continuité entre notre famille et nous, surtout entre notre mère et nous. Nous sommes un petit morceau d'elle, un fragment de sa chair, de son corps. Nous l'avons prise avec nous lorsque nous sommes entrés au monastère. Elle est ici avec nous. Elle vit en nous. Il nous est impossible d'y échapper.

 

Nous devons donc, aujourd'hui en particulier, nous souve­nir de notre mère - qu'elle soit décédée ou qu'elle soit encore vivante. En pensant à elle, en la remerciant dans notre coeur, c'est à nous-mêmes que nous pensons et c'est à nous-mêmes que nous faisons du bien. Lorsque nous nous sauvons, lorsque nous nous divinisons, nous la sauvons et nous la divinisons avec nous.

Jamais nous ne serons assez reconnaissant à notre mère de ce qu'elle a fait pour nous. Il est certain qu'elle a commis des erreurs dans notre éducation. C'est fatal ! Elle ne s'en rend peut-être pas compte car elle a voulu toujours faire pour un mieux. Nous ne devons pas lui en tenir rigueur. Elle est notre mère. Et je le répète, nous sommes un petit morceau de son corps.

 

Et puis, voyons Dieu, il n'est pas la bête, celle dont nous avons encore parlé hier soir. Il n'est pas un monstre des­tructeur et castrateur. Il n'est pas un être vindicatif basse­ment, amèrement jaloux. Il est la liberté, suprême liberté. Il n'y a en Lui rien de conventionnel, rien de figé. Il est la joie, il est l'amour, il est un artiste incomparable. Sans cesse jaillit de lui le nouveau, la surprise. Il est l'émerveillement.

Nous pouvons dire qu'il est le modèle sans pareil de toute maternité vraie. Je me demande pourquoi nous le voyons au mas­culin. C'est probablement un complexe de mâle, des mâles que nous sommes, des mâles qui ont la prétention de faire l'histoire. La femme se reconnaît en Dieu tout aussi bien que l'homme. Dieu est Père, est Mère autant qu'il est Père, davantage Mère très probablement car il est amour.

Si nous n'avions pas la femme, si nous n'avions pas la mère, si nous n'avions pas celle qui est au-dessus de tout, Marie, nous ne connaîtrions pas Dieu tel qu'il est en lui-même, tel qu'il est dans son intime, tel qu'il est dans son secret. Attention ! N'allons pas projeter en Dieu les phantasmes de notre imaginaire. Contemplons plutôt un saint. La rudesse, l'étroitesse, la maladresse de son être d'homme n'a-t-elle pas été corrigée, n'a-t-elle pas été rectifiée par la délicatesse, par la souplesse, le doigté d'une féminité entièrement libérée en lui. Car il y a en chacun d'entre nous une part de féminité.

 

Dans la vie contemplative, il est indispensable de la laisser grandir pour qu'elle devienne une fleur et qu'elle porte un fruit. C'est la partie féminine de notre être qui contemple et qui regarde Dieu, et qui voit la Lumière. C'est la partie mas­culine qui va lutter, qui va monter, qui va gravir. C'est la partie féminine qui aura la patience d'aller jusqu'au bout. Et c'est notre oeil féminin qui s'ouvrira pour regarder le Christ. Rappelez-vous Marie de Béthanie, son coeur, son geste !

Mes frères, tout cela, vous voyez, c'est l'oeuvre de l' Esprit de Dieu, de l'Esprit Saint qui est Dieu au féminin. Ces sémites de s'y étaient pas trompés, pour lesquels l'Esprit dans leur langue est du genre féminin. Nous sommes vraiment pauvres, très pauvres, nous, parce que nous ne disposons pas du vocabulaire, nous ne disposons pas de la sensibilité, nous ne disposons pas de l'audace de ces peuples que Dieu a formé afin de pouvoir y prendre chair.

Pie XI disait que un chrétien est un sémite spirituel. Il le disait au temps des persécutions nazies. Tout ça est bien loin, mais la vérité reste. Le contemplatif est un sémite spirituel. Il est un homme qui ne classe pas. Il est un homme ouvert au mystère, au mystère total de Dieu qui est au masculin et qui ­est aussi au fé­minin.

 

Mes frères, à travers nos mères, à travers Marie qui est la Mère spirituelle de tous les hommes, ayons aussi un immense respect pour la femme. Dans notre cœur, dans nos pensées, dans nos paroles, qu'il n'y ait jamais rien d'inconvenant qui monte en nous ou qui en sorte. Vous savez qu'on brocarde si légèrement au sujet des femmes, même entre gens bien.

Il n'y a rien, je dirais, de malicieux en cela. Il n'y a rien d'impur, mais ce n'est tout de même pas beau, ça ne doit pas nous arriver à nous, pas même dans notre coeur. Ce sera là, mes frères, un des fruits les plus beaux de notre voeux de chasteté. Nous ne devons pas avoir peur de la femme. Nous devons la respecter, nous devons l'aimer. Nous de­vons toujours penser d'elle en bien et en beau.

Voilà, mes frères, élargissons si vous le voulez jusque là, jusqu'à cette dimension large la fête des mères que avec nos frères dans le monde nous allons de tout coeur célébré aujourd'hui.

 

Chapitre : Les vœux.                               11.05.82

          24. Le mystère d’iniquité.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que le monde entier est livré au pouvoir de la bête qui attise les passions, les coeurs des hommes, qui rend cruel, impitoyable, cynique, astucieux, qui entortille les hu­mains dans ses filets et qui les pousse à poser des actes qu'ils ne penseraient même pas oser s'ils étaient bien de sang froid. Il y a là, mes frères, un mystère. C'est le mysterium iniquitatis, ce mystère d'iniquité dont parle l'Apôtre et qui est à l'oeuvre dans le monde. Cette bête dévore les faibles.

On exalte vous savez aujourd'hui - c'est inscrit dans la nature de l'homme - la force, la puissance. Il paraît que les deux super grands,  le Présidents des Etats-Unis et le Président de l'URSS vont se rencontrer pour parvenir à un accord sur une réduction des armements nucléaires. Voilà des hommes qui diri­gent le monde !

Et nous, mes frères, nous avons choisi la liberté. Nous sommes venus dans le désert monastique non par peur, mais pour lutter contre la bête, échapper à ses griffes, la vaincre. Car par le péché originel, nous sommes dans l'ombre de son chiffre. Voyez ! Le cachet qui porte ce nombre s'approche de nous, se profile déjà sur notre chair. Mais nous ne le lais­serons pas se graver en nous.

 

Et nous venons dans le monastère pour lutter, pour combat­tre. Non seulement pour nous libérer nous-mêmes, mais aussi pour délivrer nos frères qui sont dans le monde. Car chaque fois qu'un homme devient serviteur du Christ - ­parfait, j'entends - et qu'ainsi il échappe à l'empire de la bête, le pouvoir de cette dernière diminue, s'affaiblit.

Et pour cela, nous avons la Règle de Saint Benoît qui n'est pas compliquée comme ce chiffre de 666. Non, elle est pure, elle est simple, elle est belle, elle est libératrice, elle est oxygénante comme nous le disait hier soir notre frère Joseph, mais pas à propos de la Règle, mais à propos tout de même d'une étude qui a rapport à la Règle.

La Règle n'est pas une boucle fermée qui emprisonne et qui étrangle. Elle n'est pas un noeud coulant. Elle est un dévelop­pement linéaire qui nous fait nous échapper aux contraintes de l'égoïsme et qui nous ouvre sur la perfection de l'amour.

 

Vous voyez ce que je veux dire ! Les manoeuvres de la bête nous emprisonnent dans un cercle de plus en plus étroit qui finit par nous étouffer. Tandis que la Règle nous place sur un tracé rectiligne - recto cursu, 73,14, dit Saint Benoît, on court en ligne droite - qui nous fait monter comme une fusée et nous arrache à l'attraction des tentations charnelles, ter­restres, pour nous lancer vers la liberté, les espaces de l'amour. Car l'amour est liberté.

Un homme qui est possédé par l'amour, il est bien dans toutes les situations. Voyez ce que disait l'Apôtre Paul : Moi, je me suis adapté à tout. Je sais être dans l'abondance, je sais être dans le dénuement. Je sais être honoré par tous, je sais être vilipendé par tout le monde. Je suis dans le monde de Dieu qui est le monde de l'amour.

Et ce monde de l'amour, mes frères, est celui dans lequel nous entraîne, nous porte la Règle de Saint Benoît. Et Saint Benoît qui s'était abandonné à cette dynamique de l'amour, quasi naturaliter, comme il le dit 7,183, presque naturellement, quasi naturellement, il élabore sa vie et celle de ses disciples sur les schèmes ternaires qui sont ceux des battements internes de la vie divine qui est Trinitaire.

 

J'ai encore eu le cas aujourd'hui, oui, après-midi un frère me donne un papier pour voir ce que c'était, pour y ajou­ter éventuellement quelques petites corrections. Et je m'aper­çois que sa pensée se développe sur aussi des groupements ter­naires. C'est quelque chose qui devrait être étudié. Naturellement les anthropologues iraient chercher toutes sortes d'explications naturelles. Mais moi, je pense qu'il faut y aller beaucoup plus profondément et nous dire que depuis notre baptême nous sommes marqués du sceau de la Sainte Trinité et pas du chiffre de la bête. Et lorsque notre être chrétien arrive à un certain degré de développement, il commence à être respiration par groupe de trois.

Oui, ces groupements ternaires dont use si volontiers Saint Benoît révèlent la vie Trinitaire qui était aussi la sienne, et aussi l'unité qui s'opère en lui. Car si notre Dieu est trois personnes, il est un seul Dieu. Et l'unité qui s'opère en Saint Benoît va s'appeler la puritas cordiis, la pureté du cœur ; ou bien la caritas perfec­tas, la charité parfaite, ou tout simplement la vérité. Voyez comme c'est beau !

La vie monastique, lorsqu'elle s'ouvre comme une fleur au soleil du printemps, elle est belle. C'est le dernier mot à dire : elle est belle.

 

Alors, mes frères, il y a trois voeux monastiques. Il n'y en a pas quatre, ou cinq, ou deux. Il y en a trois. Rappelons­-nous toujours : Trinité, rythme ternaire. Ces trois nous lient à un partenaire, à un Dieu qui est Trinité dans la communion d'amour. Communion d'amour à l'intérieur de la Trinité, et puis alors communion d'amour entre Dieu et nous, et puis entre nous­ tous.

Vous avez encore là un échafaudage, une construction à 3 étages : l'amour à l'intérieur de Dieu, l'amour entre Dieu et moi - entre chacun de nous et Dieu, donc - et puis l'amour qui nous relie tous. Nous avons nos trois étages. Ils sont indisso­ciables : s'il y en a un qui manque, le bâtiment est raté. Et ainsi nous sommes appelés, mes frères, à reproduire cette image de la Trinité dans notre vie personnelle et dans notre vie communautaire.

Restons-en là pour ce soir, et retenons bien cette magni­fique image de notre Dieu Trinité qui s'imprime en chacun de nous, qui s'imprime dans notre communauté comme telle, et qui nous fait vivre en foi, en espérance et en charité reprodui­sant chacun de notre côté, et nous tous ensemble, l'image de ce qu'Il est.

 

 

 


Vœux solennels du frère Joseph.                 16.05.82

      1. Introduction à l’Eucharistie :

 

Mes frères, mes amis,

 

Je vous adresse un souhait de bienvenue au nom du Dieu Trinité qui au cours de cette Eucharistie va accepter l'obla­tion que notre frère Joseph lui fait de sa vie. Fortifiés par cette bénédiction, nous serons intensément proche de notre frère, attentif au mystère qui va s'emparer de sa personne.

Le Christ ressuscité est ici présent au milieu de nous. Devant Lui, nous sommes à nu. Entrons donc sans crainte dans la vérité, notre vérité d'hommes et de femmes fragiles, vulnérables, pécheurs.

La Lumière qui rayonne de son visage, qui ruisselle de ses yeux, purifie notre coeur et elle nous élève à la hauteur de l'action merveilleuse qui s'accomplit en ce jour.

 

      2. Homélie :

 

Mon frère Joseph,

 

Vous l'avez entendu, et Saint Benoît vient de vous le rappeler à sa manière : ce n'est pas vous qui avez choisi le Christ, c'est Lui qui vous a choisi, qui vous a établi en ce lieu, en ce monastère de Saint Remy construit voilà plus de 750 ans en l'honneur de Marie la toujours secourable. Il vous a planté dans cette terre afin que vous y enfon­ciez vos racines, que vous deveniez un plan de choix qui porte un fruit, un fruit qui demeure.

Dès avant votre naissance, dans son amour il avait posé sur vous son regard. Et il vous a suivi à travers les sinuosi­tés de votre vie jusqu'à cette heure où en toute liberté vous allez irrévocablement lier votre vie à la sienne. Qu'attend-il de vous ? Que veut-il pour vous ? Quelle grille vous permettra de décrypter l'énigme de votre destin ?

Je vais vous le dire en son nom. Il désire imprimer en vous, dans votre coeur tourmenté par le besoin de connaître et d'aimer, dans votre sensibilité d'artiste et de poète, dans votre esprit assoiffé de vérité et de beauté, il veut imprimer de façon indélébile le sceau de la figure unique et universel­le qu'il est, lui.

 

Il veut prendre possession de vous, vous transformer de fond en comble, faire de vous un autre lui-même, devenir avec vous un seul esprit. Ce n'est plus vous qui vivrez, c'est lui qui vivra en vous dans une nuptialité dont l'homme simplement charnel ne soupçonne même pas la possibilité. Vous serez l' (origine?) d'un filum nouveau qui lancera ses rameaux à travers tous les espaces. Et votre enfouissement dans ce désert ne sera pas condamnation à une affligeante sté­rilité mais ouverture sur une fécondité qui dépasse l'imagina­ble.

Mais pour que le Christ puisse ainsi triompher en vous et par vous, vous devrez mourir à vous-même, à votre égoïsme, à vos vues humaines, trop étroites. Vous ne disposerez plus de rien : ni d'aucun bien matériel, ni de votre volonté, ni de votre corps. Heure après heure jusqu'à votre dernier souffle vous marcherez au rythme de ses vouloirs. Comme Saint Benoît me le prescrit, je vous préviens : ce ne sera pas facile, ce sera dur ! A certains jours il vous semblera être glacé dans un hiver sans fin. Vous vous rappellerez en ces moments que le Samedi Saint, que l'enfouissement dans le gouf­fre de l'impuissance totale est        ?         ?      le paradis obligé de la résurrection promise et espérée.

Votre confiance et votre fidélité forceront le surgisse­ment du miracle. Le Dieu qui est amour, ce Dieu auquel vous vous donnez se révélera en vous. Alors, en toute vérité, vous commencerez seulement à res­pirer et à vivre. Vos yeux renouvelés contempleront la lumière du Christ ressuscité et s'en nourriront longuement. Une foi divine emplira votre coeur et le dilatera à l'in­fini, et vous ne pourrez plus rien faire d'autre que d'aimer sans limite, sans mesure, en dépit des obstacles que l'adver­saire ne cessera d'accumuler sur votre route. La racine de la malice aura été extirpée, arrachée de vous. Il ne restera plus en vous que bienveillance, bonté, indulgence, compréhension, patience, amour, paix, tous ces fruits de l'Esprit qui nous    ?               ?      de Dieu et celui des hommes.

 

Mon frère Joseph, le projet, le rêve que Dieu nourrit sur vous depuis l'origine, trouvera à ce moment sa réalisation, sa perfection, son achèvement. La figure unique et universelle du Christ transparaîtra à travers votre personne, dans votre regard, dans vos paroles, dans vos démarches. Et tout ce que vous demanderez pour vous et pour les autres, vous l'obtiendrez.

Mon frère, êtes-vous prêt à courir, ici en ce monastère de Saint Remy, cette formidable et merveilleuse aventure de l'amour ? Etes-vous disposé à vous donner corps et âme au Christ, à le suivre sur les sentiers ouverts par la Règle de Saint Benoît, le suivre à travers sa passion et sa mort pour parvenir si possible dès cette vie au triomphe de la première, de la petite résurrection et ainsi d'entrer dans la plénitude de votre vie d'homme ?

 

Chapitre : Commentaires sur les vœux de hier.  18.05.82

 

Mes frères,

 

Hier, nous avons vécu la profession solennelle de notre frère Joseph dans une ambiance de foi, de recueillement, de prière qui a fortement impressionnée tous les assistants. Beaucoup m'en ont fait la remarque, des frères de notre communauté, des personnes du dehors. Certains m'ont dit qu'ils y avaient trouvé un encouragement pour leur vie personnelle qui n'est pas toujours facile, surtout dans le monde.

Et dans notre communauté, on m'a dit qu'on avait retrouvé un regain, je ne dirais pas de ferveur – le mots est usé – ni de courage non plus, mais une apparition de la vérité, la vérité de notre vocation, une raison d'être qui a été remise en lu­mière de notre présence ici. Car, nous sommes venus dans le monastère parce que nous y avons été appelés. Certes ! C'est le Christ qui nous a choisis, qui nous a attirés dans le monastère. Non pas pour nous faire tomber dans un piège mais pour nous demander de travailler avec lui à un projet qu'il nourrit.

 Et ce projet est entière­ment animé par l'amour. Le frère Joseph l'a très bien compris. Cela a été mis en relief à travers toute la cérémonie de la profession. Il sait que maintenant il est abandonné à l'amour. Il s'y est laissé tomber comme une proie dans la bouche de ce Dieu qui est Amour. Il ne va pas être englouti, dévoré, détruit, mais il doit être transformé.

 

Les auteurs spirituels, un homme comme Saint Jean de la Croix par exemple a très bien mis cela en relief. On est comme dans un estomac, l'estomac de Dieu. Et là, on est digéré. On est assimilé à la substance divine. Et on en ressort comme Jonas du ventre de la baleine. Mais on n'est plus le même. On est un autre. On est un fils de Dieu. On ne réagit plus comme un homme charnel, mais comme un homme spirituel. Cela peut aller très loin !

Le Christ maintenant régit notre vie dans tous ses détails. Et vous savez que pour un hom­me qui a toujours soif d'indépendance, et puis qui a ses idées, ce n'est pas toujours agréable tous les jours. Mais ça ne fait rien ! C'est aussi un petit moment à tra­verser. Car cette régence du Christ sur la vie du moine, elle n'est pas une dictature despotique, sadique. Non, elle est une éducation. C'est toujours ce nouvel homme qui grandit et qui s'affirme.

Et ce nouvel homme - je l'ai rappelé pour le frère Joseph, mais ça vaut pour chacun d'entre nous - c'est cette figure uni­que et universelle qu'est le Christ. Et cette figure, on la retrouve dans tous les chrétiens. Elle est unique, mais voyez, elle est universelle. Mais dans chaque chrétien elle apparaît sous un aspect original qu'on ne trouve dans aucun d'autre.

 

Disons que dans le monde, on n'a pas conscience de tout cela. Dans le monastère, on le sait. C'est pour cela qu'on est venu. C'est cette nouveauté de mon moi qui va s'imposer à ma conscience et devant les autres. Et ainsi nous en arrivons à épouser tous les sentiments qui étaient et qui sont encore dans le coeur du Christ.

Cette légende du Christ qui échange son coeur avec celui de Sainte Lutgarde, mais c'est très beau parce que c'est vrai. Ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi. Ce n'est plus mon coeur qui est animé par des sentiments qui me seraient exclusivement personnels, égoïstement person­nels. Non, c'est un coeur qui est animé par un sang nouveau, le sang spirituel du Christ ressuscité.

Vous voyez, tout cela c'est la praxis, c'est la pratique à laquelle nous sommes appelés dans le monastère. Cela nous fait entrer dans la vérité de notre être personnel, vérité qui est la correspondance parfaite au rêve que Dieu nourrit sur nous, son projet sur nous, projet qui est intégré dans un plan beaucoup plus vaste qui est la création nouvelle d'un grand corps où tous les hommes sont les cellules indispensables sans qu'il en manque une.

 

Entrer dans notre vérité ! Entrer dans notre humilité ! Car chacun est à sa place. Personne ne songe à usurper la place d'un autre. Vous voyez le monastère comme il se structure, ce monastè­re qui veut être un petit Corps du Christ, un mini Corps du Christ, chacun à sa place.

Et les sentiments alors qui nous animent : toujours accor­der le préjugé favorable aux autres - ce ne sont pas mes idées, ce ne sont pas mes jugements qui sont premiers, ou qui sont les meilleurs, mais c'est ce que le frère me présente. Je ne porte donc jamais à son endroit un jugement négatif. Il y a en lui une vérité qui resplendit. Cette vérité, elle m'apparaît, elle me heurte peut-être, elle est contraire à l'image que je me fais de la vérité ? Mais non, je lui donne le préjugé favorable. C'est lui qui a raison !

Et alors, mes frères, la vérité qui est en moi s'adapte. Elle s'accorde à la sienne. Elle s'harmonise avec la sienne. Et chacun, nous nous élevons à une vérité plus haute et plus profonde. Si bien que nous n'hésitons plus à nous exposer l'un pour l'autre, à donner notre vie l'un pour l'autre. Car lorsque je donne ma vie pour le frère, il me la restitue au centuple. Et ainsi notre corpus monasterii se construit dans l'amour.

 

Voyez! C'est tout cela, c'est tout cela que inconsciem­ment nous avons vécu hier. Et je le rappelle maintenant parce que, voilà, ça a mijoté en moi. Et je pense que je vous révèle des choses que vous sentez aussi mais qui n'étaient pas très claires.

Et ainsi, mes frères, nous avons reçu une grande grâce. Et ensemble nous en remercions Dieu. Et nous ferons notre pos­sible pour y demeurer digne.

 

Chapitre : Fête de l’Ascension.                   20.05.82

      Devenir un homme nouveau par la profession monastique.

 

Mes frères,

 

La profession monastique est un des actes les plus extra­ordinaires qu'un homme puisse poser. Elle est immersion esprit, ­âme et corps dans cet océan infini de l'amour qui est Dieu. C'est pourquoi elle est assimilée à un baptême. Elle re­crée l'homme en lui donnant une consistance nouvelle et elle opère une purification en lui donnant une jeunesse nouvelle. Pourquoi ? Mais parce que elle est un acte de foi concret, vivant qui est littéralement hors mesure. C'est un sommet d'adoration.

Il reconnaît Dieu pour ce qu'il est en lui-même, c'est à dire le commencement et la fin, ce qui est avant le commence­ment, ce qui sera après la fin, ce qui englobe tout. Il est, comme dit l'Ecriture, l'Alpha et l'Omega, il est tout. Et cela, parce qu'il est l'Amour. Et cet acte de foi témoigne d'une confiance sans réserve, sans retenue, sans calcul à ce Dieu qui a suscité un être dans l'existence et qui maintenant veut devenir avec lui un seul et même esprit. C'est cela la cime de l'amour !

Et cette fusion de deux êtres vers laquelle tend tout l'amour humain et qui est inaccessible à cause de l'opacité des corps et de la chair, Dieu parvient à le réaliser avec l'homme grâce à la spiritualisation de la chair et du corps après la résurrection d'entre les morts. Et la profession monastique est un pas décisif et immédiat dans cette direction.

 

On peut aussi la voir en relation avec la création du pre­mier homme. Saint Paul nous parle du premier Adam. Il nous par­le d'un Adam nouveau qui est le Christ et tous ceux qui vont revivre une vie nouvelle dans le Christ. Ultimement, ce sera l'humanité entière, certes ! Mais le moine, c'est un homme qui veut réaliser cela de façon embryon­naire, mais de suite. Il est appelé par Dieu. Il ne s'impose pas. C'est Dieu qui l'invite. Et l'homme accepte.

Et à partir de cet embryon va se construire tout un être nouveau. Car le trait le plus remarquable de la profession monastique, c'est l'apparition d'une nouveauté, une nouveauté dans le sens de commencement absolu, d'apparition d'un jamais encore vu. C'est l'éclosion d'une fleur inconnue !

Donc, la profession monastique, ce n'est pas une démission, c'est plutôt une remise de soi pour une exaltation. Il faut comprendre que lorsqu'un homme s'unit à Dieu, son être humain reçoit une énergie, l'énergie Pascale qui va permettre à toutes les potentialités de cet homme d'arriver à leur maximum d'inten­sité et de perfection.

 

Cette fleur inconnue, nouvelle va puiser sa sève dans cet univers d'amour qu'est Dieu. Et on peut comparer son état à celui d'un greffon qui est maintenu vivace et qui se déve­loppe grâce à l'obéissance. C'est cette obéissance qui permet de sucer la vie à partir du Dieu qui est amour. Et c'est ainsi qu'un homme se divinise. C'est cela la nou­veauté absolue. C'est cela le commencement absolu. C'était homme et ça devient un fils de Dieu. Saint Benoît parle de deificum lumen, Pr.25, de la lumière qui divinise.

Et cette lumière qui divinise est bien réelle. Car le con­templatif arrivé à un certain stade d'évolution la voit, cette lumière, avec les yeux de son coeur. Et cette lumière est un aliment parce que c'est comme l'apparition visible de l'amour.

Lorsqu'on parle de greffe, se profile aussi la stabilité, car on ne transplante pas un greffon. Et également la conver­sion des moeurs, car le fait d'être hanté sur la Personne même de la Trinité opère dans l'homme une métamorphose.

 

Mes frères, c'est là quelque chose - je le disais - d'ex­traordinaire. Au moment où on pose cet acte de la profession, on ne le sait pas. Disons : voilà, on fait cela parce qu'on sait bien qu'on est appelé par Dieu. On se donne à Dieu, mais on n'en voit pas les conséquences. On verra plutôt les conséquences d'âpreté, de renoncement. Le positif, le merveilleux n'apparaît pas encore. Ce n'est que par après. Il faut traverser une sorte de tunnel, et au bout on voit la lueur. Parfois, cette lueur pendant la nuit elle s'échappe. Il n'y a plus rien.

Mais lorsqu'on débouche à l'autre extrémité de ce tunnel, mais c'est la découverte de l'univers divin, l'univers divin dont le lieu et le royaume est aussi la création. Il ne faut pas l'oublier. Donc, tout reçoit une coloration neuve. C'est toujours une nouveauté. Et chaque fois que j'y pense, et chaque fois que je le retrouve, je suis en sympathie avec l'intuition des Fondateurs de Cîteaux qui voulaient faire quelque chose de neuf. Ils avaient appelé leur petit habitat : le nouveau monastère.

Mes frères, il y a là quelque chose de tellement beau, que lorsque nous avons des moments de découragement, de lassi­tude, d'acédie, nous devrions y penser et nous dire que si dans ces heures plus noires nous avons l'impression d'être seul, de perdre notre vie, il y en a d'autres qui ont connu cela aussi mais qui sont de l'autre côté, et qui eux voient cette lumière nouvelle, cette nouveauté qui les rend eux-mêmes neufs.

 

Il faudrait que les personnes qui nous connaissent soient là maintenant. Voilà, je dis maintenant parce que je me replace dans la peau d'un jeune d'âge qui se donne à Dieu. Que donc les personnes qui nous connaissent et qui nous revoient 20, 30 ans après, puissent dire : mais si tu n'avais pas posé cet acte, tu ne serais pas ce que tu serais. Maintenant, tu es un autre. Je te connais autre que ce que tu étais avant. Voyez ! C'est l'apparition de cette nouveauté.

Le moine devient donc, mes frères, l'interprète de la beauté de Dieu dans le sens ou un artiste de talent interprète un grand compositeur, ce grand compositeur qui est Dieu. Et le moine interprète dans sa vie, dans ses actes, même dans la plus grande banalité, il interprète la beauté de Dieu. Car Dieu est beau. Il est beau en lui-même et il est beau dans tout ce qu'il fait lorsqu'on le laisse agir.

Et c'est parce que le moine laisse la beauté de Dieu agir en lui que, inévitablement, il devient lui-même un artiste et un poète. Il n'est pas requis qu'il écrive des vers, ni qu'il compose des mélodies sur des modes originaux. Non, c'est son être qui est tel. Qui le voit et qui le sait ? Mais c'est Dieu ! C'est ce Dieu qui vit en lui et qui est en train de le façonner sur le modèle de la beauté qu'il est, lui, Dieu. Et un homme possédé par Dieu ne peut plus faire que des choses belles. On ne va pas un jour exposé dans un Salon tout ce qu'il a fait. Non, mais il y a tout de même des spectateurs : la Trini­té, les Personnes divines et leur Cour, les Anges et les Saints.

 

Le moine est aussi un décrypteur, un déchiffreur de la Parole, de la Parole qui est toujours artisan de vérité, de beauté, d'éternité. Il en est décrypteur parce qu'il fait corps avec elle. C'est aussi un des aspects positifs de notre obéissance. On fait corps avec la Parole de Dieu. Et faisant corps avec elle, on est son interprète. Et cette Parole est toujours une Parole de beauté.

Mes frères, nous ne devons pas avoir peur de regarder ainsi en face ce que Dieu veut faire pour nous, ce qu'il attend de nous. Ne traînons pas le ventre par terre. L'humilité, ce n'est pas d'être plaqué à la terre. Non, l'humilité, c'est d'être ouvert comme une fleur nouvelle, de boire la chaleur et la lumière de ce soleil qui est Dieu, et de s'ouvrir toujours. La fleur peut être petite, ça n'a pas d'importance.

 

Ces derniers jours, maintenant ça commence déjà à dispa­raître un peu, lorsqu'au matin j'ouvre la fenêtre de ma cham­bre, je sentais quelque chose de vraiment, de vraiment...ça valait la peine! On serait resté là. Qu'est-ce que c'était ? C'était le muguet qui est un peu plus loin, à gauche de la porte lorsque j'ouvre la fenêtre. Lorsqu'il y avait un peu de vent, et un peut déjà de moiteur et de chaleur tout ce parfum de muguet montait et entrait. Et je le respirais.

Or, si j'allais voir, je ne voyait aucune fleurs. Elles étaient dissimulées en dessous des grandes feuilles. Mais elles se trahissaient par leur parfum, et un parfum qui rafraîchit. Voilà, mes frères, ce qu'est le moine. C'est un homme qui se laisse rafraîchir par le parfum que dégage Dieu.

Voilà, mes frères, ce que je voulais vous dire. Nous avons eu une profession solennelle dimanche dernier et dimanche pro­chain nous aurons notre frère Jean qui va faire un pas, un grand pas vers aussi cette profession solennelle. Nous avons, nous, revécu notre propre donation à Dieu. Nous la revivrons encore dimanche. Et cela donnera une nouvelle fraîcheur à notre âme, à notre coeur...ça va nous rajeunir !

 

Et pour ceux qui sont en­core des néophytes dans la vie monastique, ça va comment dirais-je ? excoetr ? Oui, c'est le mot, ça va exciter leur désir et ça va affermir leur patience. Car ils se diront : demain ce sera mon tour et je dois avoir grand soin à me pré­parer à ce jour unique dans ma vie.

Aujourd'hui, mes frères, c'est la fête de l'Ascension. Et j'ai voulu vous dire tout cela aujourd'hui parce que c'est vraiment en rapport avec cette fête. Pour moi, l'Ascension, c'est la fête de la profession monastique. C'est la fête de l'oblation confiante à ce Dieu qui est amour, et qui emporte, qui enlève l'homme dans son univers qui est le sien, un univers de beauté, un univers de rafraîchissement, un univers d'amour.

Mais si vous le permettez, c'est assez maintenant. La sui­te au moment de l'homélie.

 

 

 


Homélie de la Fête de l’Ascension.              20.05.82*

      Pour nous !

 

Mes frères,

 

L'Evangéliste nous a dit que le Seigneur Jésus fut enlevé au ciel et qu'il s'assit à la droite de Dieu. Qu'est-ce que cela signifie ? Un conseil : ne tentons pas de forcer le mystère ! Effor­çons-nous plutôt de le vivre, contentons-nous de le contempler. Faisant corps avec lui, nous le connaîtrons par l'intérieur et nous serons remplis de joie.

L'Apôtre de son côté nous affirme : Dieu déploie pour nous sa puissance infinie. Ce pour nous doit éveiller en notre coeur un espoir fou. Il doit mettre en branle toutes nos audaces. Si le Christ a été enlevé, emporté vers le haut, au-dessus, au-delà de toutes les possibilités humaines, s'il est entré dans le secret de la Trinité, c'est pour nous. Nous y serons enlevés un jour à notre heure. Et nous le sommes déjà mystique­ment, réellement.

 

La vie monastique, mes frères, c'est s'offrir pour être emporté dans l'inconnu merveilleux du monde divin. Et tout un cycle est parcouru et est donné déjà au moment de notre baptême. Et tout doit s'actualiser par après.

Mourir à ce qui n'est pas adaptable à ce divin, naître à la nouveauté de l'Esprit, grandir jusqu'à la taille adulte dans le Christ, passer sur l'autre rive. Etre transporté dans l'univers de Dieu par une foi, une espérance, une charité parvenues à leur point d'achèvement, presque à la déchirure du voile qui nous sépare charnellement corporellement de cet univers Trinitaire.

 

Mes frères, nous y sommes déjà mais notre esprit est as­soupi, il est endormi. Vous comprenez que depuis la toute pre­mière tradition, le moine doit être un homme éveillé. Il a ses yeux ouverts dans l'attente de cette déchirure par laquelle la lumière en une fois va s'engouffrer, et nous inondant, nous donner la vie nouvelle en plénitude.

Je le répète, il faut suivre toute une trajectoire. Cela commence au baptême où tout est donné en germe et cela s'achève dans la transfiguration, la petite résurrection où tout s'actualise et s'accomplit avant le grand jour de la résurrection générale.

 

Mes frères, voilà le côté dynamique de notre existence. le moine est l'homme du dynamisme, des énergies, du positif. Il ouvre toutes les portes, toutes les écluses au Dieu amour qui réalise son projet, son rêve sur chacun de nous au-delà de tout ce qui est concevable.

Mes frères, cet aujourd'hui qui est le nôtre, il nous est révélé, il nous est rappelé en cette solennité de l'Ascension. Osons y croire, osons le vivre !

 

                                                                                                                     Amen.

 

 


Chapitre : Pourquoi des vœux temporaires ?     22.05.82

 

Mes frères,

 

Demain à l'heure du Chapitre, je vais recevoir les vœux temporaires de notre frère Jean. Une question se pose : Pourquoi des voeux temporaires ? Saint Benoît ne les connaît pas. Pour notre Saint Législateur, après un an de noviciat, le candidat s'engage définitivement. Depuis lors, le Droit a évolué. L'Eglise aujourd'hui exige trois années au moins de voeux temporaires.

Y aurait-il là une marque de défiance à l'endroit du no­vice ? Aurait-on rencontré nombre d'expériences malheureuses ? Ou bien serait-ce dû à l'influence de Congrégations plus ré­centes ? En tout cas, on a essayé de contourner la difficulté.

Dans notre Ordre, depuis le Concile, ad experimentum, à titre d'expérience a été autorisé de remplacer la profession tempo­raire par une promesse. Lorsque j'ai parlé des voeux, j'ai attiré votre attention sur la différence essentielle entre une promesse et un voeu.

 

Le Nouveau Droit Canonique ne reconnaît plus ces promesses. Il est possible, mais ça il faudrait le demander à un expert du genre de notre frère Joseph, que le Droit particulier de l'Ordre permettrait de maintenir ces promesses. Il faut cependant que Rome soit d'accord. Enfin, çà, c'est pour plus tard.

Une autre solution a été celle-ci assez originale : après un an de noviciat, on émet ses voeux solennels, mais qui ne reçoivent leur plein effet qu'après trois ans ! C'est assez compliqué !!! En tout cas, dans notre Ordre ce n'est pas permis.

Alors je me demande - voyez, tout ça, ce sont des solu­tions boiteuses, dans le fond - si le mieux n'est pas tout simplement de faire confiance à l'Esprit Saint qui conseille l'Eglise. Il nous suffirait peut-être d'interroger l'Esprit sur les motifs profonds qui ont déterminé l'Eglise à prendre cette décision des voeux temporaires.

 

Pourquoi l'Esprit ? Mais c'est parce que lui, il scrute les profondeurs de Dieu, il plane au-dessus de la création et c'est lui qui diffuse à travers la création toutes les énergies divines. Il travaille au coeur, dans le coeur des hommes, dans le coeur des responsables, c'est à dire de ceux qui sur terre tiennent la place du Christ. Interrogeons le donc ! Et c'est assez intéressant, vous allez voir. D'abord, qu'est-ce que la profession monastique ? La pro­fession monastique solennelle, elle tend à nouer avec Dieu une relation sponsale. C'est le sens profond de notre voeux de chasteté.

Et qu'est-ce que cela veut dire ? Cela signifie que parvenue à sa perfection, cette relation sponsale fait de l'homme un seul esprit avec le Christ. De même que dans une relation sponsale purement humaine les époux deviennent une seule chair, de même dans la relation à Dieu, mise à notre portée, venu à nous dans la personne du Christ, nous avons deux êtres en un seul esprit. Cela signifie en pratique que l'homme voit avec les yeux du Christ, il entend avec les oreilles du Christ et il juge avec le coeur du Christ. Naturellement, tout cela c'est la perfection.

 

Maintenant la profession solennelle? La profession solen­nelle, c'est l'engagement définitif et en principe irréversible dans cet état de sponsalité qui en est à ses débuts, qui doit donc évoluer, qui doit grandir, et qui doit arriver à ce stade ultime où, je le répète, l'homme ne fait plus avec le Christ qu'un seul et unique esprit. Cette approche de la vie monastique a été merveilleusement mise en relief par les premiers Cisterciens et en particulier par Saint Bernard. Et ce fut un acquis définitif dans la spiri­tualité chrétienne.

On le retrouve plus tard chez Sainte Thérè­se d'Avila, chez Saint Jean de la Croix, chez les autres spiri­tuels jusqu'à Thérèse de Lisieux...et encore d’autres plus pro­che de nous dont les noms ne me reviennent pas à la mémoire. Le jour de la profession du frère Joseph, notre frère Benoît nous a lu un extrait du Sermon 83, si j'ai bon souvenir, du Cantique des Cantiques.

Pour nous, ce sont des choses quasi naturelles, comme di­rait Saint Benoît. Mais pour les auditeurs, c'est à dire pour ceux qui écoutaient, les étrangers qui étaient là, ça a été pour eux une révélation. Ils ont trouvé ça d'une beauté extra­ordinaire. Et ils ne soupçonnaient pas du tout que ce fut là le terme d'une vie monastique réussie, et d'une vie chrétienne réussie.

 

Si nous voulons bien regarder cela en face, c'est ce qui nous différencie, ce qui nous distancie à l'extrême, et du Judaïsme et de l'Islam. Mais il faudrait, je dirais encore à son aise, y réfléchir. Je n'ai pas le temps de m'y arrêter ce soir, mais je vous le donne ainsi. Essayez de vous en souvenir !

Nous ne devons pas avoir peur de dire que là est notre identité non seulement monastique, mais chrétienne. Mais le moine, lui, il se livre à cet appel de Dieu et il désire que cette relation sponsale avec le Christ s'opère dans les délais les plus brefs.

Maintenant, voilà cette profession temporaire qui retarde le moment de l'entrée dans cet état de sponsalité. Il faut dire que c'est un peu énervant ! Et pourtant, la profession temporaire, elle est une pério­de d'initiation et de préparation plus poussée, plus intense. On ne peut forcer une relation avec Dieu, avec le Christ. C'est lui qui appelle, c'est lui qui invite.

 

L'homme doit être éduqué, il doit être initié à des rela­tions correctes avec le Christ. Il l'a déjà été pendant le no­viciat, mais c'est loin d'être suffisant. Disons que pendant la période du noviciat, il a été dégrossi. On a pris un morceau de bois. Voilà, il n'avait pas de forme. On l'a dégrossi.

Lorsque j'étais petit, que j'avais moins de dix ans, alors on était tout content vite d'avoir dix ans, on avait 2 chiffres. Maintenant on le regrette, on ne voudrait plus en avoir qu'un. Mais enfin, j'avais moins de dix ans. Il y avait à côté, là-bas dans les Ardennes, une petite hutte où des sabotiers fabriquaient des sabots. Et nous allions, nous gosses, voir fabriquer les sabots. Il n'y avait pas de TV, ni de cinéma, ni de radio. Il n'y avait rien du tout. Il n'y avait que les sabo­tiers pour s'amuser.

Eh bien on voyait les sabots. Et j'ai vu comment on fabri­quait les sabots, à la main naturellement. J'ai vu à partir du morceau tout brut de bouleau jusqu'au sabot. Eh bien c'est ça, voyez ! Le morceau brut, c'est l'homme qui arrive : le postulant. Puis vous avez le novice : le sabo­tier qui dégrossit. On a un bloc de bois, et c'est un bloc plus ou moins...Puis après ça, il commence à le travailler avec toutes sortes d'instruments, avec patience : c'est ça la profession temporaire.

 

Et lorsque c'est terminé, on a un beau sabot qui va bien au pied. C'est le profès solennel. C'est cela que Dieu, que le Christ veut : quelqu'un qui lui soit bien adapté. Et à ce mo­ment-là, la relation sponsale peut s'établir. Voyez, c'est ça ! Dieu permet une approche plus grande, plus confiante. Dieu, il se donne à connaître et à aimer de façon plus intime. Et alors surtout, Dieu met à l'épreuve. Il purifie. Il nettoie. Il achève. Il faut que l'homme au moment des voeux solennels lui soit adapté.

Il faut que à ce moment-là la relation puisse se poursui­vre et évoluer sans heurts. Sans heurts ! Car il y aura tou­jours des tensions entre le Christ et le moine. C'est certain ! Ce n'est pas possible autrement. Mais ce ne sera pas la rupture, ce ne sera pas de grandes disputes. Si bien que la profession temporaire peut être comparée à ce que dans le monde se passe, du moins habituellement quand tout va bien, à des fiançailles, des fiançailles officielles qui, autrefois, étaient bénies par l'Eglise. C'était une petite cérémonie liturgique. C'est cela !

C'est pourquoi, mes frères, cette période de voeux triennaux est tellement importante. Il faut donc la ­vivre avec une grande foi et une grande ouverture. Elle n'est pas un pis-aller. L'évolution ultérieure va en dépendre.

 

Voilà donc mes frères, je recommande donc notre frère Jean à votre bonne attention. Vous savez comme on recommande auprès d'un ministre : à votre bonne attention. Le ministre, ici, c'est la communauté qui est un corps. Eh bien, je recommande le frère Jean à votre prière afin qu'il entre dans cette nouvel­le phase de sa vie monastique avec le coeur largement ouvert.

Et que d'ici quelques années, il soit pour le Christ le partenaire idéal auquel Il pourra se donner de façon à former avec lui cet esprit unique qui alors pourra réaliser dans le monde de la surnature des choses très belles.

 

Chapitre : Premiers vœux du frère Jean.        24.05.82

 

Mon frère Jean,

 

Vous prononcez vos premiers voeux en un jour où il me semble voir s'esquisser à votre intention tout un programme de vie. Nous sommes au dernier dimanche du Temps Pascal, dans l'intervalle entre l'Ascension et la Pentecôte. Cela signifie que vous êtes emporté vers le haut par l'Esprit Saint qui vous rend léger en vous débarrassant d'un fardeau : le corpus peccati, la chair contaminée, corrompue, si lourdement encline au péché.

Saint Benoît nous parle des culmina doctrinae et virtutum, 73,26, des sommets de contemplation et de sainteté. Il les connaît. Il les a explorés. Il y a fixé sa demeure. C'est une contrée située dans les hauteurs divines, une région accessible seulement à l'homme vidé de tout ce qui est égoïstement bassement humain, à l'homme transfiguré par la lumière qui brille à la source de son être.

Vous êtes invité de passer d'un état d'aversion pour Dieu, à savoir le péché, à un état de conversion à Dieu, à savoir la vertu. C'est une véritable résurrection, car le salaire du péché, c'est la mort tandis que l'attachement à Dieu et à sa loi, c'est la vie éternelle. Et cette Pâque, ce passage ne sera pas le fruit d'une ten­sion volontariste, mais l'oeuvre de l'Esprit dans un coeur ou­vert et docile.

 

Il vous est demandé deux choses : d'abord de croire que c'est possible et ensuite de vous laisser faire, c'est à dire d'obéir. C'est une route claire, sûre, directe, sans illusion. Votre avenir dépendra de la qualité de votre obéissance. Saint Benoît vient de vous le dire. Il n'y a pas d'autres chemins pour aller à Dieu. Et votre obéissance elle-même sera condition­née par l'ampleur de votre dépouillement.

Ce dépouillement et cette obéissance, vous devrez les vivre jour après jour. Et ils vous conduiront là où vous dési­rez aller, sur ces hauteurs spirituelles auxquelles je faisais allusion, et là où vous êtes attendu par Celui qui vous appelle.

Mais pour vous prémunir contre les aléas liés à l'impétuo­sité de la jeunesse, vous aurez soin d'ouvrir votre coeur à un ancien versé dans le discernement des esprits, un ancien connu pour la pondération de son jugement. A la base de la vie monastique il y a une exigence de ra­dicalisme qui n'est pas fanatisme obtus, mais vigueur d'un pro­pos qui se veut entier.

 

Mais je vous le rappelle, pour toujours demeurer dans la vérité et dans l'amour, vous aurez soin de découvrir vos pen­sées à quelqu'un qui pourra en opérer le tri et vous aider à être toujours sur la route droite, la recto cursu, 73,14, la course directe qui vous conduira jusqu'au Seigneur.

Et cette quête inlassable, ardente, vous la poursuivrez, vous la pousserez jusqu'au bout dans une communauté de frères qui vous nourrira d'une sève spirituelle vitalisante. Cette communauté vous accueille avec joie. Vous la res­pecterez et vous l'aimerez malgré ses rides, avec ses rides. Car sans elle, vous ne pourrez rien faire. Elle est le Corps du Christ, et c'est sur elle que repose l'Esprit Saint.

Voilà, mon frère Jean ! Etes-vous prêt à chercher Dieu dans notre monastère de Saint Remy ? Etes-vous prêt à marcher sur la route de l'obéissance dans le détachement et la simplicité du cœur ?

 

Homélie : Messe vespérale de la Pentecôte.     29.05.82

      Que faut-il boire ?

 

­Mes frères,

 

Jésus a dit une parole extraordinaire. Il le peut Lui qui est la Parole, la Parole par excellence, la Parole devenue chair d'homme. Car enfin, c'est un homme qui a lancé Parole dans l'univers, un homme comme vous et moi. Homme, il l'est encore, même s'il est entré dans le lieu de la présence invisible, invulnérable, toute puissante. Homme, il le reste. Jésus le Christ est le même hier et aujourd'hui et pour les siècles.

Et cette parole, nous l'avons entendue : Celui qui a soif, qu’il vienne à moi ; et qu’il boive celui qui me donne sa foi ! Voilà bien, mes frères, le type même de la question saugrenue. Il ne faut pas boire quelque chose, il faut boire quel­qu'un. Il faut boire un homme et en buvant un homme, boire Dieu.             Et le boire en buvant son sang, le boire en buvant sa lumière, le boire en buvant sa vie.

Et que se passe-t-il alors ? Il arrive que le coeur de l'homme devienne une vasque de laquelle s'écoule à flots des fleuves d'eau vivante. Et un tel homme oublie la soif des boissons terrestres, des alcools qui étourdissent dans une ivresse factice et qui laissent dans la bouche un arrière goût de mort. C'est le succès, c'est la gloire, c'est la renommée, c'est les affaires, c'est l'amusement, tous ces plaisirs, tous ces idoles vers lesquels si facilement nous courons.

Dans le coeur, dans les entrailles - comme dit le texte original - commence à bouillonner une eau, l'eau même qui bouillonne dans les entrailles de Dieu, l'Esprit, l'Esprit Saint qui est une Personne, l'Esprit qui est l'amour.

Vous rendez-vous compte, mes frères, de ce que le Christ nous propose : devenir à l'échelle humaine ce que Dieu est en lui-même, faire jaillir en notre coeur l'Esprit Saint tout comme Dieu le fait.

C'est l'aboutissement normal d'une vie chrétienne bien conduite, d'une vie contemplative correctement vécue. Ce n'est pas pour rien que la Tradition depuis les origines oriente le labeur du moine vers la purification du coeur.

 

Mes frères, nous devons avoir l'audace de croire et aussi l'humilité d'avoir soif. Nous devons nous tenir en présence du Christ notre Dieu, mais du Christ - ne l'oublions pas - qui

est un homme. Et oserais-je dire que pour nous il est surtout un homme. Etre là devant lui, et avec une audace qu'il encourage en nous, le boire comme je le disais tantôt, communier à son sang qui est le breuvage de la vie éternelle, boire sa lumière que nos yeux dessillés peuvent contempler, admirer. Et surtout boire à sa vie en entrant de toute l'ardeur de notre être dans ses vouloirs.

Mes frères, remercions Dieu, remercions le Christ de nous avoir fait cette proposition. Rendons-lui grâce de nous avoir appelés à cette vie. Et reconnaissons que bien souvent hélas, nous ne répondons pas à ses espoirs. Mais dès aujourd'hui, nous mettrons tout en oeuvre pour que se réalise en nous le prodige, pour que l'Esprit, cette eau qui bouillonne en vie éternelle, cette eau qui est l'amour puisse prendre naissance en nous, nous envahir, nous transfi­gurer, déborder sur tous les hommes et devenir source intaris­sable de vie.

 

                                                                                                                         Amen.

 

Chapitre : Vigile de la Pentecôte.               29.05.82*

      Danger de la religiosité.

 

Mes frères,

 

Maintenant nous sommes déjà entrés dans la Pentecôte et je voudrais vous prémunir contre un danger. C'est celui de la religiosité. Quand on parle de l'Esprit Saint, attention de ne pas plonger dans la superstition ou la magie. C'est si facile !

 

Le but de notre vie monastique, ce n'est pas de devenir des hommes parfaits. Nous devons être tout à fait transformés. C'est indispensable pour que notre vie soit réussie. Etre des gentlemen honnêtes, courtois, affables - enfin, toutes les qualités qui sont attachées à ce qualificatif - ce n'est pas ça la vie monastique. On trouve ça chez les païens. Le Christ le disait déjà: Les païens entre eux le font ! Qu' est-ce que vous avez, vous, à faire de plus qu'eux ? C'est cela la différence !

Cela ne veut pas dire que le moine doit être un type gros­sier et discourtois, impoli, ravageur ? Non, il doit avoir tou­tes les qualités du gentlemen, mais quelque chose en plus. Son comportement doit être celui d'un homme spiritualisé, et d'un homme divinisé. Il ne voit plus les choses exactement comme un homme naturel, il les voit du point de vue de Dieu.

Il n'y a plus rien - voilà, mes frères, ce qui le distin­guera - il n'y a plus rien dans ses pensées, ses paroles, dans ses actes qui ne soit qu'amour...rien d'autre...rien que de l' amour...  Et je vous assure que humainement parlant ce n'est pas possible. On doit pour ça être habité humainement par l'Esprit Saint. Et aucune technique humaine ne pourra nous conduire là-­bas. On n'agit plus comme un homme, on agit déjà comme un fils de Dieu.

 

Et alors être aussi en communion avec tous les hommes. Il n'y a plus de sectarisme, il n'y a plus de fanatisme, il n'y a plus qu'ouverture aux besoins de tous. Et si c'est nécessaire on est disposé à donner sa vie pour un autre, même pour quel­qu'un qu'on ne connaît pas, pour quelqu'un qu'on rencontre pour la première fois. C'est cela l'amour, c'est ce qu'a fait le Christ !

 Et un homme habité par l'Esprit, il réagit spontanément de cette ma­nière là. Et ça ne trompe pas. Le Christ a bien dit : On reconnaîtra que vous êtes mes disciples si vous vous aimez de cette façon là.  C’est votre carte d’identité ! Et ça, on ne sait pas le singer. Par contre, si vous n’êtes pas ainsi, vous êtes en train de devenir mes disciples, vous ne l’êtes pas encore. Et dans un monastère, vous voyez mes frères, on apprend à devenir de véritables disciples du Christ.

Si bien que lorsque les gens du monde nous voient, surtout les païens modernes, ils disent : il y a quelque chose, là, que nous n'avons jamais rencontré. Le chrétien alors, et puisque nous sommes dans un monastère, le moine est une révélation pour les gens du monde de ce qu'est Dieu-Amour, ce qu'est l'Esprit.

 

Boire - je le disais tantôt - nous devons boire le Christ, boire le sang du Christ dans la communion Eucharistique, boire la Lumière du Christ dans la contemplation. Tout ça c'est né­cessaire naturellement, mais c'est loin d'être suffisant. Il faut, comme je le disais, boire la VIE du Christ. Cela veut dire qu'il faut se nourrir de ses vouloirs, s'attacher à faire sa volonté, n'avoir d'autres préoccupations que celle-là. Le reste, ce sont - je le disais - des alcools qui grisent mo­mentanément.

Notez bien que lorsqu'on est dans la volonté de Dieu, on peut être appelé à réaliser des choses qui humainement parlant sont entraînantes. C'est bien ! Mais si on doit faire des cho­ses qui sont plutôt freinantes sur nos impulsions humaines pre­mières, eh bien, nous devons nous laisser faire. L'essentiel est toujours dans le fait brut de faire la volonté de Dieu, d'obéir.

Cela signifie un labeur ascétique soutenu, positif, incessant. C'est le labeur de l'obéissance. Et si on est fidèle, on se décante de tout ce qui est malsain, on entre dans un état de bonne santé spirituelle, et alors on commence à transpirer l'Esprit Saint, à transpirer l'amour. Et on déverse au dehors la vie divine qui est la vie éternelle. Voilà, mes frères, demain en cette fête de l'Esprit Saint, nous y penserons et nous demanderons cette grâce pour chacun d'entre nous.

 

Et je me permets, ici, de signaler un petit fait. Le frère Gilbert a participé à une réunion de Maîtres et Maîtresses des Novices qui a eu lieu à Chevetogne. Et il a appris ceci : Quelque part dans un monastère - on n'a pas dit lequel - on a remplacé le voeu d'obéissance par le voeu de dialogue. Mais dialogue, c'est la façon moderne de dire obéissance. Dialoguer, ça veut dire aujourd'hui : obéir ! Voilà, vous voyez où les choses en sont ! Et c'est là le danger ! Là en dessous, il y a de la superstition et de la magie.

On n'est plus dans la foi. On l'a lâchée. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas dialoguer. Loin de là ! Mais confon­dre dialogue et obéissance, il y a tout de même une marge entre les deux. Il n'est pas dit que le Christ a dialogué jusqu'à la mort et la mort de la croix. Le Christ s'est fait obéissant à son Père jusqu'à la mort, et la mort de la croix. Vous sentez la nuance...

Il ne faut rien édulcorer, mes frères, le Royaume de Dieu, le Christ l'a dit aussi, il est fait pour les violents et les audacieux, ceux qui n'ont pas peur de regarder les choses en face, de les appeler par leur nom ; qui n'ont pas peur de ris­quer leur vie, ni de la perdre. Celui qui perd sa vie, c'est celui-là qui la sauvera, a dit le Christ.

 

Voilà, mes frères, un aspect dur, beau, mais pour moi très excitant de la fête de la Pentecôte : cette entièreté dans le don, cette non discussion avec Dieu, cette oblation de soi entière, totale à l'amour ; cette ouverture à cette Personne qui est l'Esprit, ouverture qui sera une manducation de la chair et du sang du Christ, qui sera une contemplation de sa beauté, et qui sera une assomption dans une vie qui alors peut rayonner, se diffuser sur les autres. Et pas seulement sur ceux avec lesquels nous vivons, mais au loin à travers les espaces.

Lorsqu'il s’agit de l'Esprit, lorsqu'il s’agit de l'Amour, lorsqu'il s’agit de la Vie Divine, il n'y a pas d'espace.

 

Chapitre : Fête de la Pentecôte.                  30.05.82

      Babel ou Jérusalem nouvelle ?

 

Mes frères,

 

Hier soir, la liturgie a peint sous nos yeux une fresque d'une beauté peu ordinaire. Dieu est vraiment un artiste d'une puissance infinie d'inspiration. Il travaille sur le vivant et il produit des oeuvres qui sont débordement de vie. Je voudrais m'arrêter à deux détails de cette fresque. Ce n'était pas possible hier au cours d'une homélie. C'eut été trop long !

 

Vous vous rappelez : nous nous trouvions dans une plaine où des hommes s'affairaient à la construction d'une tour qui devait pénétrer à l'intérieur des cieux. Puis ce fut la descente de Dieu sur la montagne du Sinaï et le peuple rassemblé au pied de la montagne qui tremblait. Ce peuple tremblait au rythme de la montagne elle-même. Puis de nouveau une plaine remplie d'ossements desséchés qui se couvrent de chair, puis de peau et qui se dressent...une armée immense.

Ensuite l'Esprit de Dieu répandu sur le monde. Et hommes, femmes, enfants, vieillards sont saisis d'une ivresse qui leur fait prononcer des paroles inconnues, étranges. Et finalement un homme seul, Jésus le Christ qui se tient debout au dernier jour de la fête des tentes et qui lance une Parole qui est créatrice et qui va quelques temps après s'empa­rer du monde pour, à l'intérieur de ce monde placer comme dans un nid l'Esprit. C'est à dire une personne divine, cette Person­ne divine qui est l'amour et qui va réaliser le prodige que Dieu a dans la tête depuis l'origine du monde.

Mes frères, je vais reprendre le début et l'extrémité de ce tableau. D'abord nous voyons une plaine dans le pays des deux fleuves, le Tigre et l'Euphrate. Puis le grouillement d'une foula affairée a l'édification d'une ville et d'une tour qui doit forcer l'entrée dans la demeure de Dieu. Voyez, c'est le vieux rêve, celui qui hante les nuits de l'humanité : vous serez comme Dieu. Vous posséderez quand vous serez chez lui, la puissance qui est la sienne et tout vous deviendra possible.

Mes frères, cette démesure, nous la portons en nous. C'est ce qu'on appelle l'orgueil. Cette ville, nous la voyons réappa­raître au cours de l'histoire saintes sous des formes plus modestes. C'est comme si elle était devenue vivante, comme si elle était incarnée. Je vais vous en rappeler quelques figures. Il y a Goliath, il y a Nabuchodonosor. Et chaque fois ces hommes se dressent contre Dieu ou contre les amis de Dieu. Et nous aurons, ça va arriver, c'est déjà là, ça se précise, nous avons la bête avec son fameux chiffre 666, la bête qui à l'époque où vivait l'écri­vain sacré, était Néron. Et cette bête est toujours vivante.

Elle a déposé en nous une infection. Et nous pourrions nous demander si parfois nous ne serions pas, nous, tentés de devenir à notre tour un repré­sentant de cette ville ou un enfant de cette bête. Tout cela, voyez, c'est l'orgueil ! Ces hommes qui travaillent à la construction de cette tour veulent se faire un nom. Ils veulent construire un monument. Ils veulent devenir éternels dans la mémoire des hommes. C'est la tentation permanente. Il nous est tellement dif­ficile d'apprendre à mourir, c'est à dire à ne plus être. Or, voyons les choses comme elles sont : quinze jours, au maxi­mum un mois après notre décès, plus personne ne se souvient de nous. C'est bien ainsi.

 

Mais voilà! Cela arrive à tout le monde, mais à moi, ça n'arrivera pas ! Non, je vais laisser quelque chose qui parle­ra de moi...cette tentation ! Apprendre à mourir, mes frères, oui, nous devons en arriver là : savoir mourir. Cette tentation permanente, nous essayons de la concréti­ser, ce projet fou de le réaliser, soit individuellement, soit en groupe.

En groupe aussi ! C'est ce que voulaient faire ces hommes dans cette plaine. C'est l'autolâtrie qui est la racine de tous les maux. C'est le culte du soi. Et dans le monastère, lorsqu' on se donne à Dieu par l'obéissance, on coupe à la racine cet­te autolâtrie. Et on comprend - moi je comprend très bien - qu'on préfère remplacer l'obéissance par le dialogue. Voyez, ça reste ! C'est encore moi qui vais pouvoir m'affirmer. Et c'est dans un équi­libre de force que s'établira le monastère.

Mais, mes frères, la complicité dans un travail insensé et pervers porte en elle le germe de l'échec. Retournons dans cet­te ville, dans cette plaine. Regardons cette tour, voyons ces hommes tellement affairés. Les égoïsmes finissent par s'opposer, par s'affronter, par se dévorer. La communication devient impos­sible. Alors c'est le tragique : on ne s'entend plus, on ne se comprend plus, on s'entredéchire. Et la confusion qui s'installe ne fait que grandir. Et le résultat, c'est l'éclatement et la dispersion. Voilà ce que si­gnifie le nom de Babel !

 

Babel, c'est  prendre tout ce qui se trouve, mettons, dans une armoire et le verser comme ça dans un sac, et le secouer. C'est le mélange, un mélange hétéroclite, c'est la confusion totale. Babel, c'est l'homme livré à ses projets fantastiques, dé­mesurés. Mais l'homme condamné à l’étouffement faute d'une ren­contre extasiante et libératrice. Car l'homme ne peut se réali­ser que dans la rencontre, et dans la rencontre avec l'amour. Voilà, mes frères, le premier tableau, celui de Babel !

 

Voyons maintenant à l'autre extrémité ! Là, nous avons un homme qui est seul. Et cet homme se pose com­me le centre de l'univers. Il est debout. Jésus est debout et il crie. Il est debout dans le temple qui est cette demeure céleste de Dieu descendue sur la terre, la réduction de la de­meure où Dieu habite. Et Jésus, dans ce temple est chez lui.

Et là où il est debout, il est le centre de l'univers. Tout l'univers est créé par lui et tout l'univers dépend de lui. Il crie pour que l'univers entier l'entende. Il criera encore une autre fois sur la croix où il poussera son dernier cri, le cri qui sera un cri qui n'a pas cessé de retentir et qui main­tenant encore fait trembler le monde.

Et cet homme seul, il donne gratuitement, libéralement ce que tous les hommes cherchent. Il leur donne l'entente, la con­corde, l'unité. Et il le leur dorme en faisant jaillir en eux, dans le coeur et dans les entrailles de chair de chacun, il fait jaillir Dieu lui-même qui est Esprit d'Amour, qui est Sain­teté agissante et qui est communion de vie.

 

Mes frères, il n'est pas besoin de monter à l'assaut du ciel pour se réaliser, pour devenir Dieu. Il suffit de s'ouvrir en toute confiance à cet homme Jésus. Il suffit de lui donner sa foi. Il suffit d'accueillir en soi la réalité du Royaume de Dieu qui est toute entière incluse dans cet Esprit Saint qui est une personne.

Et je reviens à ce que je disais hier soir : attention ici à la magie ! La magie, c'est Babylone qui tente d'escalader le ciel et, là, de jouir d'une puissance divine qui permet de fai­re, de réaliser des tours de force. Tandis que l'Esprit est exactement le contraire. L'Esprit, c'est l'humilité, l'Esprit c'est la douceur, l'Esprit c'est l'accueil et l'Esprit c'est l'effacement. La Personne Divine de l'Esprit, elle est insaisissable, elle est invisible. Nous ne pouvons nous la représenter.

La seule chose que nous puissions faire, c'est de nous abandonner à elle, la laisser prendre pos­session de nous, la laisser réaliser en nous des oeuvres d'amour celles-là, en donnant notre vie. Et c'est la seule façon d'entrer en contact avec elle. Mais ne l'oublions pas ! Ce n'est pas une force anonyme. Ce n'est pas une force occulte. Non ! C'est une Personne avec laquelle il faut compter, une Personne à laquelle il faut se donner et avec laquelle il faut collaborer.

 

Mes frères, cette Personne Divine de l'Esprit présente dans tous les coeurs, elle ressemble les hommes et elle les unit en un seul corps. Nous avions à Babylone une foule grouillante qui finit par se disperser. Et ici nous avons un rassemblement d'hommes en communion.

Et ces hommes sont tellement unis entre eux qu'ils forment non plus une tour, mais un Corps. Une tour, ça ne vit pas, c'est immobile. Un corps, ça vit, ça pense. Et un corps, ça agit et ça aime. Vous voyez, mes frères, d'un côté vous avez la mort et de l'autre côté vous avez le Vivant. L'antithèse de Babylone, c'est ce Corps, c'est ce qu'on appellera la Jérusalem Nouvelle.

Voyez maintenant ces visions de l'Apocalypse. D'un côté vous avez la ville, la grande ville Babylone dont la reine est la bête. Et de l'autre vous avez Jérusalem, la fiancée de l'Agneau. Voilà, mes frères, la Jérusalem nouvelle qui est vision de Paix tandis que Babylone est un magma de cruauté informe !

 

Le monastère, mes frères, c'est le refus de Babel et c'est présence de Jérusalem. Il n'y a rien de plus malheureux - pour moi - qu'un monastère où il n'y a pas d'entente, un monastère déchiré par groupes, par des factions qui s'opposent. Vous voyez, ce monastère alors est devenu Babel. Tandis que le vrai monastère, c'est Jérusalem, c'est l'épouse de l'Agneau qui est là présente sur un petit coin de terre. Les hommes qui y vivent vibrent tous au rythme de l'Esprit qui les habite. Ils peuvent se regarder parce qu'ils s'aiment. Ils forment un Corps qui a un seul coeur.

Mes frères, nous serons toujours placés devant ce choix : ou Babel, ou Jérusalem ? Etre un monastère ou bien ne l'être pas ? Faisons bien attention aux apparences. On peut porter un nom et ne pas le mériter. Essayons pour notre part de mériter le nôtre. Que notre communauté soit toujours un lieu où l'on se respecte, ou l'on s'aime. Pourquoi ? Mais parce que on est tous en rapport person­nel avec l'Esprit de Dieu qui est amour. Et cet amour, on le laisse travailler en nous pour que nos moindres gestes, nos moin­dres pensées soient des gestes et des pensées imprégnées d'amour.

Mes frères, voilà les deux extrémités de ce tableau : Babel, le Christ Jésus qui est l'époux de la Jérusalem nouvelle. Et nous sommes là. Nous avons choisi ! Aujourd'hui, en cette fête de la Pentecôte, ouvrons-nous davantage encore à l'Esprit de Dieu. Il veut réaliser en nous et dans notre communauté une oeuvre très belle. Vous savez, je le disais au début, il est un artiste sans pareil. Permettons-­lui de réaliser ce dont il rêve.

 

Chapitre : Marie Mère de Dieu.                   31.05.82

 

Mes frères,

 

Nous avons contemplé hier Babel, cette foule d'hommes af­fairés à construire une tour qui doit forcer l'entrée du Royau­me de Dieu. Babel, c'est la démesure, c'est la phantasmagorie. Voyez, c'est l'horreur qui disloque et qui détruit. Nous connaissons les Babel modernes de ces villes qui comptent jusqu'à 30, 35 millions d'habitants maintenant, qui s'étendent comme des cancers. Et là-dedans l'homme est...qu'est ce que c'est l'homme là-dedans ?

Et nous avons vu aussi un homme seul : Jésus, debout lui dans la demeure de Dieu, chez lui. Et là, criant son message de vie éternelle pour que le monde entier l'entende. Mais prenons bien garde à ceci : Jésus est seul. Il est la figure unique dont nous a parlé le frère Joseph, qui rassem­ble en lui tout l'existant.

Mais avant Jésus, il y a eu quelqu'un sans qui Jésus lui-même n'eut pas été. Une petite femme hum­ble, pauvre, effacée : c'était Marie. On dit si souvent : Marie, la mère de Jésus. On voit bien Jésus. Oui, mais la mère ? Sans elle, rien n'eut été de ce qui s'est fait...rien ! Il n'y aurait pas eu de Christ, il n'y aurait pas eu d'Esprit répandu, il n'y aurait pas eu d'adoption filiale, de divinisa­tion pour les hommes...rien !

 

Et nous voyons que le projet de Dieu tient souvent à un fil. Le projet de Dieu a tenu à Marie. Il tient à un fil : notre acquiescement ou notre refus, notre mauvaise volonté ou notre générosité lance ou bloque le projet de Dieu. Et les conséquen­ces de notre oui ou de notre non sont toujours incalculables. Nous devons en être pénétrés de cela.

Nous qui sommes consacrés à Dieu, ce que nous faisons, ce que nous refusons de faire quand ça nous est demandé - donc le péché qui est le refus ou la vertu qui est l'accord - a des ré­percussions qui échappent peut-être maintenant à notre savoir, mais qui un jour seront mises en pleine lumière. Et pensons toujours à Marie. Si Marie avait refusé, voilà, c'était fait dans l'autre sens. Mais elle a dit oui. Or, Dieu ne violente personne. Tout a été suspendu à ce oui de Marie. Et chez Dieu, vous voyez, tout est petit et tout est grand en même temps.

Tout est petit pour notre regard myope, notre regard de chair. Mais tout est grand à la mesure de l'infini qui est Dieu, à la mesure de l'Esprit. Voyez cette dialectique encore de la chair et de l'Esprit qui est si dure dans l'Apô­tre Paul.

 

Or cela, mes frères, en tant que chrétien et en tant que moine, nous le vivons tous les jours. Nous devrions être, voyez­-vous, des hommes éveillés. C'est ça le moine ! Ils savent tout cela. Ils sont toujours attentifs. Il ne leur est pas permis de passer à côté. Pour eux aussi tout est petit. Notre vie est faite d'une multitude de petits détails...Mais tout est grand ! Petit pour notre chair, mais grand parce que nous sommes des fils de Dieu et que c'est le Christ qui le fait en nous. Et je le répète, les conséquences sont incalculables dans un sens ou dans l'au­tre.

Et voilà, à un moment donné de l'histoire, tout a été sus­pendu à une parole de Marie. Saint Bernard dans un de ses ser­mons a bien mis en relief cette dramatique attente : toute la création qui est pendue aux lèvres de Marie et qui attend. Puis Marie prononce son oui. Saint Bernard est un dramaturge pour présenter cela. Et lui seul sans doute pouvait le faire. On le lit en français un jour à l'Office. Mais il faudrait lire cela en latin, c'est plus prenant.

Alors, comme chez Dieu chaque moment couvre l'étendue de la durée, le rien de Marie est encore présent aujourd'hui, et il joue encore aujourd'hui. C'est un des aspects très beau de la vie contemplative : avoir cette conscience aigue que le moment du passé est toujours actuel pour aujourd'hui. La liturgie, elle n'aurait pas de sens si ce n'était pas cela.

 

Vous avez eu cette fête de la Visitation aujourd'hui. Mais oui, c'est beau, cela fait un peu folklorique. Aujourd'hui, l'exégèse historique, elle pourra vous dépouiller de cela. Et finalement il ne restera plus rien. Mais non, il s'est passé quelque chose. Et ce quelque cho­se est encore là, vivant, aujourd'hui. en train de se faire mais mystérieusement, mystiquement en chacun d'entre nous.

Et on dirait que Saint Benoît le savait. Il a cette petite notation à l'endroit du cellérier, mais ça vaut pour chacun. Il dit : nihil ducat negligendum, 31.22. Qu'ils ne tiennent rien pour négligeable, rien. Dans un monastère, rien n'est négligeable. Et Saint Benoît savait tout cela et en vivait.

Rien n'est petit - pour inverser les choses - rien n'est insignifiant parce que tout est relié à ce rien de Marie. Et je rappelle encore ce mot de Saint Bernard qui dit que Dieu a vou­lu que nous ayons tout par Marie. Tout est relié à ce rien de Marie. Il n'y a que Dieu qui peut faire des choses pareilles ! Tout est suspendu à ce RIEN de Marie. Et TOUT nous vient grâce à ce RIEN.

 

Voilà, mes frères, nous avons Marie d'un côté, nous avons Jésus. Mais Marie, elle est aussi l'anti-Babel. Babel, c'est le gigantisme qui perd tout parce que il a tout volé. Et Marie, c'est l'humilité qui gagne tout parce que elle a tout reçu. Voyez encore les paradoxes que le Christ reprendra plus tard à son compte !

Voilà, mes frères, notre choix à nous est fait et rien ne nous séparera de l’amour qui s’est manifesté dans le Christ, qui s’est manifesté en Marie, qui se manifeste dans notre vie. Je vous assure qu’une vie d’homme, une vie chrétienne, une vie monastique, elle se construit sur l’humble amour, un amour qui reçoit tout, un amour qui restitue tout – vis-à-vis de Dieu naturellement – mais les frères les hommes les uns en face des autres, les uns à côté des autres.

 

 

 

Chapitre :                                           03.06.82

Approche féminine du mystère de Dieu.

 

Mes frères,

 

Nous avons parcouru le mois de Mai qui est traditionnel­lement consacré à la Vierge Marie. Nous avons rencontré l'As­cension et la Pentecôte auxquelles était également présente Marie. Je vous ai parlé hier du monastère de Laval et de son Abbesse. Et pour l'instant, la Conférence Régionale qui réunit une cinquantaine de moines et de moniales bat son plein.

 

Je voudrais attirer votre attention sur un petit fait qui, pour moi, est une évidence très riche. C'est que il existe une approche féminine du mystère de Dieu et de la vie chrétienne et monastique. Et quand je dis le mystère de Dieu, je vois Dieu dans son Etre absolument autre, inaccessible, et pourtant infiniment proche ; aussi Dieu dans sa relation à nous : il a voulu devenir homme, il nous incorpore à sa vie.

Et je contemple notre réaction en face de ce Dieu, notre réaction à ses avances d'amour et à son action sur nous. Eh bien, à qualité égale, il y a une différence, une réponse dif­férente suivant que nous sommes homme ou femme. Nous avons ainsi au coeur de notre vie monastique un ca­pital que nous devons soigner et que nous devons faire fructi­fier. C'est notre masculinité ou notre féminité.

Rappelez-vous ces allocutions du Pape qui, pendant des mois, a parlé de la masculinité et de la féminité, de leurs rapports, de leur position dans le monde. Nous devons donc ne pas regretter notre sexe. Cela arri­vera plus facilement chez la femme que chez l'homme.

 

Vous savez qu'il existe en Belgique - ou il existait - le Parti Féministe Unifié qui groupait sous ses étendards et ses slogans une multitude de femmes qui revendiquaient l'égalité absolue avec les hommes. Il faut dire que dans la législation, c'est arrivé. Lorsque vous voyez maintenant des demandes d'emplois, c'est toujours rédigé avec un petit (e) pour bien montrer que c'est ouvrier et ouvrière. Cela finira par poser des problèmes dans les monastères. Oui, parce que le jour où on enverra de l'A.I.B. une in­génieur électricienne pour inspecter les installations de haute tension et le reste, qu'allons-nous devenir ?

Eh bien, nous devons assumer, mes frères, notre sexe avec fierté, nous trouvant bien dans notre peau. Il est pour nous utile, très utile d'apprendre comment se comporte la femme en face du mystère de Dieu de manière à corriger les excès éven­tuels qui se trouvent en nous. Je vais en citer deux : chez les hommes, c'est la préten­tion et la sûreté de soi. Babel avec son gigantisme et sa fré­nésie n'était pas l'oeuvre des femmes mais des hommes.

Mais, si nous voulons maintenant voir comment se comporte la femme en face de Dieu, n'allons pas réfléchir maintenant à telle ou telle moniale ou religieuse que nous connaissons. C'est toujours dangereux ! Est-ce que ce sont justement des femmes bien dans leur peau ? Nous n'en savons rien.

 

Voyons plutôt le modèle idéal qu'est la Vierge Marie. C'est pour cela que je faisais allusion à elle au départ. Voyons aussi quelques saintes bien connues. Et schématiquement, nous verrons dans la Vierge Marie que en face de Dieu, il y a chez elle quelques grandes attitudes. Et la première est un respect teinté de, conjugué plutôt à une attente. C'est ça la féminité : savoir attendre. L'homme, lui, est brutal, ça doit être fait tout de suite. Respect et attente, c'est le mystère de l'annonciation.

Ensuite, vous aurez une confiance qui grandit en audace. Mais la confiance n'est pas placée en soi, elle repose sur la Parole du partenaire qu'est Dieu. Et cette confiance est telle, qu'elle ose tout. Vous aurez Marie à Cana. Et encore chez la femme, vous avez la force, la force qui culmine en passion. Je prends passion dans son sens très large : savoir subir. C'est très caractéristique de la femme.

Et là, nous avons Marie au calvaire. Tous les vaillants hommes s'étaient éclipsés. Elle restait là, seule, avec quelques femmes et aussi un homme : Jean. Disons qu'il y avait peut-être une grande part de féminité en lui. Pourtant, il était bien un homme. Et voilà, voyez cette force qui sait compatir, qui sait supporter. Et dans la vie spirituelle, donc dans les rapports avec Dieu, c'est très important de savoir porter et subir Dieu.

 

Nous pourrions encore contempler quelques saintes : Thérèse d'Avila, Thérèse de Lisieux plus proche de nous. J'en prends au hasard ainsi. Vous avez Sainte Lutgarde dans notre Ordre, Jeanne d'Arc, Catherine de Sienne. Cela vaudrait la peine de les analyser sous ce rapport-là. Chacun peut le faire pour son compte personnel.

C'est toujours intéressant de parcourir des biographies de ces saintes en ayant l'oeil ouvert sur cette spécificité de leur tempérament féminin face à Dieu. De façon à ce que nous, je le répète, nous puissions rectifier des tendances outrancières de notre tempéra­ment masculin.

La femme est naturellement contemplative tandis que nous, nous devons le devenir péniblement. La contemplation, c'est une passivité, une passivité aimante qui en elle-même est une répon­se active et généreuse à ce que Dieu donne, à ce que Dieu espère. La femme, elle sait recevoir. Tandis que l'homme, lui, il veut s'emparer.

 

Voilà, mes frères, ce que je voulais vous dire ce soir. Je pense que nous découvrons ainsi une nouvelle raison d'aimer Marie et de fréquenter les saintes. Et lorsque le hasard d'une rencon­tre met une moniale sur notre route, de ne pas prendre la fuite. Car nous avons, je le répète, beaucoup à apprendre.

 

Récollection du mois de juin.                      05.06.82

      Réflexions sur l’humilité.

 

Mes frères,

 

A l'occasion de cette récollection, je vais réverbérer sur vous quelques échos éveillés en moi par des réflexions en­tendues dernièrement au sujet de l'humilité. Vous verrez qu'elles se situent parfaitement dans le cadre liturgique de ces dernières semaines.

 

Le 12° degré d'humilité, celui qui fait tellement question aujourd'hui, il est proche, lorsqu'on passe de la contemplation rassurante du Dieu idée, du Dieu absolu à la perception boule­versante du Dieu vivant. Non plus le Dieu des philosophes, mais le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, le Dieu de Jésus-Christ qui est là, devant vous...et qui s'empare de votre personne.

Le 12° degré d'humilité marque ainsi une borne dans notre conversion. On passe sans retour de l'idolâtrie à l'adoration en esprit et en vérité. Donc, on n'est plus devant une idée, mais on est devant une communion de Personnes vivantes. Et je vous assure que, alors, il n'est plus question de rire.

Ce douzième degré d'humilité est aussi le lieu d'un juge­ment et d'une naissance. Un jugement porté sur notre être char­nel destiné à être englouti dans les flots de la repentance, de la contrition, des larmes spirituelles. C'est aussi le lieu d'une naissance, la naissance à la liberté d'un coeur capable de sentir Dieu et de devenir UN avec Lui.

 

Mes frères, nous le savons, l'Ascension du Christ ressus­cité et l'effusion de l'Esprit signent l'assomption de l'homme dans un univers qui lui est naturellement étranger. La Pentecôte est la clôture du Temps Pascal parce que elle est l'entrée dans l'Amour enfin possédé, dans la fête perpétuel­lement présente. Et le Temps après la Pentecôte, c'est celui de l'inenarrabilis dilectionis dulcedo dont nous parle Saint Benoît, Pr.115. L'ineffable douceur de l’amour. Cette douceur spirituelle qui est comme le parfum de l'amour dans un être, rend l'homme léger, aérien...un homme qui ne doute plus de rien.

Mes frères, le sommet de l'échelle mystique que nous dé­crit Saint Benoît, c'est la plate-forme de l'audace. C'est le contraire de ce que aujourd'hui, les hommes trop asservis aux

analyses psychologiques et psychanalytiques ne parviennent pas à comprendre : ce dégagement de la personne qui, enfin, parti­cipe à la vie divine et à tous les privilèges de ce Dieu UN et TRINE.

Certes, mes frères, vous allez me dire qu'il devrait en être ainsi. C'est vrai ! En fait nous ne parvenons pas à nous déprendre de nos sécurités charnelles - ça fait aussi partie de cette humilité - Nous devons toujours savoir et sentir, et expérimenter que nous sommes des pécheurs possibles et des pécheurs en acte...que nous devons nous retrancher derrière des murailles qui ne sont rien d'autre que nos appétits...cer­tains besoins qui sont toujours en nous et qu'il nous semble devoir satisfaire. L'homme n'est ni ange ni bête. Et s'il vou­lait faire l'ange, il ferait la bête.

 

Mes frères, cette partie de la bête qui est en nous, accep­tons-là ! Ce n'est pas elle qui nous empêchera de devenir des saints. Vous voyez, cette expérience de notre faiblesse jointe à la vision de l'étourdissante beauté de Dieu, à la palpation de l'être divin, cette expérience, elle engendre en nous tout ensemble un immense regret de ne pas être tout entier à Dieu et une reconnaissance éperdue pour toutes ses délicatesses à notre égard.

Mes frères, c'est cela l'humilité ! Et c'est l'humilité de la base au sommet. A la base on le perçoit vaguement et au sommet, on en vit. C'est une attitude, disons, face à Dieu, qui accomplit des prodiges. Car elle dénoue petit à petit tous les complexes dont nous sommes affligés. Si bien qu'elle est le contraire de toute crispation et de tout refoulement.

Voilà ce qui se présente : on se tient devant Dieu. On re­çoit tout de Lui. On lui restitue tout. Et cela donne à la pen­sée et à l'agir une souplesse, une légèreté que seul l'Esprit divin qui prend possession de quelqu'un peut rendre, peut faire apparaître aux regards de tous.

 

Mes frères, l'humilité est ainsi le fruit de la Pentecôte arrivé à maturité et elle est l'attitude chrétienne fondamenta­le. En dehors de la relation au Christ, donc du Christianisme, il est rare de rencontrer l'humilité. Ou alors, on pourrait dire que chaque homme est naturellement chrétien.

Chaque homme, certes, est travaillé par la grâce et Dieu n'est pas lié à des catégories comme nous le sommes. Mais en soi, le Christianisme, c'est à dire la relation au Christ, à le monopole de l'humilité. Et cette humilité est une connaissance de soi parfaite.

On se découvre un homme capable de toutes les vilenies...mais aussi un homme ouvert à tous les possibles : l'homo naturaliter peccator et simul, peccator et justus...L’homme en même temps pécheur et juste. Et non pas à la manière de Luther, mais à celle de Saint Benoît. Un homme transfiguré par la Lumière, mais tenu entre les doigts de Dieu au dessus d'un gouffre qui est celui de tous les péchés possibles.

 

Mes frères, il est étonnant de constater combien un jeune, un novice - et on peut rester novice très longtemps - jette fa­cilement un jugement sur le comportement d'un autre. Il ne sait pas qu'il est pécheur. Il l'est, mais il l'ignore...

Par contre, si vous avez un ancien qui a normalement évo­lué en Christ à l'intérieur de la vie monastique, vous ne l'en­tendrez jamais prononcer un jugement. Mais par contre, il est soumis à ce jugement dont je par­lais tantôt et il le porte sur lui. Il le dirige vers lui et il se tient devant Dieu sans arrêt dans l'attitude du pécheur qu'il a été mais qu'il est encore.

Car lorsqu'on se retrouve en face de la Lumière de Dieu, les moindres poussières apparaissent. Et vous savez alors que la vitre peut paraître très sale même si la Lumière peut la traverser. Mes frères, il arrive ainsi que dans l'humilité, et l'hier et le demain se confondent. La mort et la résurrection se con­joignent.

 

Nous sommes déjà entrés dans la fête de la Sainte Trinité. C'est la fête du nom ineffable de Dieu. Comme la lecture vient de nous le rappeler, nous sommes baptisés, plongés dans ce mystère d'amour et dans ses réalités très belles. Mes frères, n'allons pas faire de la fête de la Trinité un amoncellement d'abstractions théologiques.

Non mes frères, c'est l'être mystérieux de Dieu qui est là, devant nous. Mais voilà, une nouvelle question se pose. Mais je ne veux pas m'y étendre maintenant parce que cela durerait trop long­temps. Comment peut-on connaître, reconnaître que cette vie Trinitaire est en moi, qu'effectivement j'y ai été plongé et qu'elle m'a envahi, et qu'elle est devenue en moi une source de vie ? Comment va-t-on le reconnaître de l'extérieur ?

Mes frères, je vais le dire en un mot seulement. On le reconnaîtra à l'humilité, une humilité de laquelle jaillit l'amour. C'est cela la vie divine ! Et en dehors de là, mes frères, c'est attendre que cela arrive, ou bien c'est encore paganisme.

 

Dans le courant du mois de juin nous allons rencontrer une série de fêtes qui seront autant de jalons sur la route qui nous conduit vers l'amour. Il y a des fêtes du Christ, encore. Il y aura des fêtes de Saints, la fête du grand Précurseur, cette voix qui a crié afin que les hommes lèvent la tête et apprennent qu'il se passe quelque chose dans le monde.

Voilà, mes frères, nous pouvons réfléchir à tout cela pen­dant la journée de demain. Sachons que nous nous sommes livrés, abandonnés à l'amour qui est Dieu, cet amour qui est communion de trois Personnes, qui veut faire de notre monastère une com­munion de nombreuses personnes afin qu'on sache de quel parti nous sommes, que nous sommes des chrétiens, que nous ne sommes pas des païens.

Et alors, mes frères, la joie spirituelle habitera notre coeur et elle transparaîtra à travers toute notre personne. Réfléchissons-y, mes frères, et reconnaissons que nous ne som­mes pas encore parvenus au sommet de ce que nous pouvons. Comme Saint Benoît nous le dit : Si Dieu nous laisse vivre ici sur cette terre, c'est parce que il est patient et qu'il espère que demain nous ferons mieux qu'aujourd'hui.

 

Chapitre : Les vœux.                               07.06.82

      25. L’ordre logique des vœux.

 

­Mes frères,

 

Nous allons reprendre notre étude des voeux. Vous savez que nous progressons par saut de grenouilles. Elles ne sautent pas vite et parfois, elles s'arrêtent, immobiles, elles doivent respirer. Eh bien, c'est ce qui nous arrive : on est toujours inter­rompu.

Mais enfin l'essentiel n'est pas là. L'essentiel, voyez, ce n'est pas tant de discuter sur les voeux, mais c'est de les vivre. Et c'est en les vivant qu'on apprend à les connaître. Mais il est tout de même bon aussi, voilà, d'ouvrir la Règle de Saint Benoît et de se demander ce qu'il a voulu pour nous. C'est ce qu'on appellerait se ressourcer.

 

Nous avons déjà vu qu'il y avait trois voeux qui constitu­aient un seul engagement. Entre ces voeux, il ne faut pas éta­blir une hiérarchie, en privilégier un par rapport aux autres. Il y a pourtant entre eux un ordre logique, comme à l'in­térieur de la Sainte Trinité, nous avons un Dieu en trois Per­sonnes.

Le Père Roland dans son homélie de Dimanche nous a magnifiquement expliqué ce que notre petite intelligence pouvait saisir de cette obscurité, du mystère des mystères, ce Nom de Dieu, UN en trois Personnes. Mais vous avez tout de même com­pris que ces trois Personnes étaient rigoureusement égales.

            Mais pourtant, elles se situent dans un certain ordre : le Père, le Fils et le Saint Esprit. Il en est de même pour les voeux. Il y a le voeu de stabi­lité, conversion des moeurs, puis obéissance. On ne peut pas les inverser.

 

On vient dans un monastère pour y chercher Dieu, et on se trouve greffé sur un Corps, un Corps vivant, un Corps qui est le temple de l'Esprit. Saint Benoît l'appelle le corpus monasterii. C'est lui qui est le réceptacle de la vie divine. Voyez le danger qu'il y a à s'isoler, à se marginaliser, à s'imaginer pouvoir cueillir, recueillir la vie divine à côté de la communauté. C'est impossible!

C'est comme si une plante pouvait dire : Maintenant je n'ai plus besoin de la terre. Je vais m'élever et je vais flotter au dessus de la terre. Oui, elle va flotter...et puis voilà, elle va sécher...et puis ce sera fini : elle va tomber. Non, on est greffé sur le corpus monasterii et c'est de lui qu'on reçoit la vie. Non pas n'importe qu'elle vie, mais la vie éternelle. Donc, la propre vie de Dieu.

Dieu s'était écrié au début du Prologue de la Règle : Qui est celui qui désire la vie ? Pr,35. Et j’ai répondu : moi. Alors il dit : Eh bien, si c’est ainsi, vient et je vais te greffer sur ce Corps qui te donnera la vie. Et ton avidité à recevoir cette vie sera l’énergie qui te fera grandir en elle.

 

Saint Benoît le dit : Celui qui est possédé par le désir, par l'amour de cette vie éternelle, il est pulsé, il est pro­pulsé en avant par le désir de cette vie. C'est cela le voeux de conversion ! Donc, nous avions d'abord la greffe qui est la stabilité, puis la conversion maintenant. Et cette vie, je vais la recevoir du Corps, en me confor­mant à tous les mouvements de ce Corps.

Je ne vais pas me singu­lariser par rapport à lui. Non, j'épouse avec souplesse tout ce que le Corps va me proposer ou me demander. Saint Benoît le dit : Le vrai moine ne fait rien que ce qui lui est proposé par la Règle commune du monastère. Ce sera l'obéissance. Naturellement ce Corps a une tête et c'est cette tête qui va donner le mouvement à l'ensemble. Cette tête est l'Abbé.

En promettant obéissance à l'Abbé, le moine doit savoir qu'il pro­met aussi obéissance au Corps dont l'Abbé est la tête. Saint Benoît dira que l'obéissance qui est due à l'Abbé, elle est due aussi aux frères. C'est toujours cela ! Donc, c'est très logique. Nous avons la greffe, on reçoit la vie en se coulant dans les mouvements de ce Corps qui, lui, est temple de l'Esprit, réceptacle de la vie.

 

Voilà, mes frères, une vision de la vie cénobitique qui est très traditionnelle, et qui est belle, et qui est dynamisan­te car cela nous permet de relativiser bien des problèmes qui se posent à nous dans l'exercice de l'obéissance, dans le fait d'être toujours avec les mêmes hommes. Et ça nous permet d'as­sumer les phases de découragement ou d'acédie, ou de dégoût

qui pourraient nous envahir.

Donc, ces petites crises qui sont des crises de croissances de notre organisme spirituel, de notre corps surnaturalisé en voie de transfiguration, qui doit éjecter, éliminer quantité de toxines grâce à l'apport vitalisant de la grâce spirituelle qui habite la communauté. Car, ce vers quoi on tend, c'est toujours une croissance dans l'amour. Cet amour qui est l'intime de Dieu - car Dieu est Amour - et qui est aussi l'insigne du chrétien.

Car on reconnaîtra un chrétien, comme l'a dit le Christ, au fait qu'il est porteur de l'amour, qu'il est rayonnement d'amour. Et cet amour doit être porté à la perfection. C'est à dire que le moine doit devenir avec Dieu un seul esprit. Cela signi­fie que l'être du moine, que le moine est devenu amour dans tout son être, dans son pensé et dans son agir. Il est sur terre ce que Dieu est dans le ciel. Il est dans un corps ce que Dieu est dans son être divin qui est au-delà du corporel et du spirituel.

 

Mes frères, je vous l'ai déjà dit bien souvent, je ne vais pas encore recommencer, vous connaissez cela par coeur mainte­nant, mais je le répète encore ce soir avant d'aller nous pré­senter devant Dieu pour l'Office de Complies : c'est que le tout de la vie humaine, le tout de la vie chrétienne et de la vie monastique, c'est cet humble et sincère amour qui doit nous posséder, qui doit nous mouvoir, qui doit nous trans­former.

Cet amour que nous devons avoir les uns pour les autres, que nous devons avoir pour Dieu - naturellement -, mais qui doit dans la pratique se traduire jour après jour lorsque nos regards se croisent lorsque nous nous rencontrons, lorsque nous nous coudoyons.

Voilà, mes frères, c'est cette Vie qui est dans le Corps, c'est cette Vie que nous puisons, et c'est cette Vie qui nous transfigure et qui fait de nous des fils de Dieu, qui nous rend libre et qui nous rend parfaitement heureux dès cette vie.

 

Chapitre : Compassion et consolation.            11.06.82

      Existe-t-il encore aujourd’hui un Ordre de Cîteaux ?

 

Mes frères,

 

Je n'avais pas du tout l'intention de vous adresser la parole ce soir. Mais comme je m'aperçois que nous disposons encore de cinq minutes, je voudrais apporter un petit éclaircissement à propos de ce que le frère Joseph nous a dit hier. Car on est venu me questionner à ce sujet. Et je pense que l'un ou l'autre n'aura peut-être pas bien saisi le rapport qui pouvait exister entre l'existence de l'Ordre de Cîteaux d'une part, la compassion et la consolation d'autre part.

 

Vous savez, on a posé là-bas à la Conférence Régionale la question : Existe-t-il encore aujourd'hui un Ordre de Cîteaux ? Voyons dans la pratique ce qui se passe. Ne courons pas loin ! Nous avons Orval qui est un monastère ouvert non seulement aux retraitants - ils sont très nombreux chaque année - mais aussi aux touristes qui sont encore plus nombreux. Et vous avez là une communauté de la taille de la nôtre qui est là presque au service de tous ces étrangers qui s'amènent et qu'il faut recevoir, et qu'il faut édifier.

Un autre exemple : passons à Chimay. Le Père Théodore hier est passé à un très bons moment, celui des Vêpres. Il a vite fait le tour avec le frère Antoine. Il venait d'Orval avec son jeune ingé­nieur brasseur. A Chimay, on brasse trois fois par jour. Et chaque brassin est le double d'un d'ici. Une fois que c'est brassé et fermenté, c'est envoyé sur le zoning industriel avec des tankers. Et là, c'est mis en bouteille.

La grande fromagerie de Scourmont devient opérationnelle maintenant sur ce zoning. Voilà une communauté un peu plus nombreuse qu'ici, mais beaucoup, beaucoup de vieillards...

 

Et puis vous avez Rochefort que vous connaissez. Un tout petit bazar...deux, trois retraitants...et pas beaucoup de monde qui arrive. Une petite brasserie. Voilà ! Mais ou est donc l'Ordre de Cîteaux ? Est-ce qu'il est à Orval ? Est-ce qu'il est à Chimay ? Est-ce qu'il est à Rochefort ? Ou ailleurs encore ? Il y a-t-il donc encore un Ordre de Cîteaux quand il y a des façons de vivre la vie monas­tique aussi disparates ? Voilà la question qui se posait.

Et alors le frère Joseph dit ceci : Oui, il doit exister pour qu'il y ait toujours un Ordre de Cîteaux. un dénominateur commun spirituel qui doit être atteint à travers ces formes différentes de vie cistercienne. Et ce dénominateur commun, dit-il, c'est qu'il règne dans le coeur des frères et au niveau communautaire les deux grandes composantes de la vie chrétienne monastique, de la vie divine : la compassion et la consolation.

La compassion, cela veut dire ceci : que Dieu a tant aimé le monde qu'il a voulu devenir homme, prendre sur lui le malheur, la détresse, le désespoir des hommes, le prendre sur lui, l'en­gloutir dans sa personne, et de descendre dans le Vendredi Saint et le Samedi Saint, descendre là dans cette solitude absolue qui est le sort de l'homme d'aujourd'hui.

 

Donc cette compassion, si elle habite dans notre coeur, c'est à dire que si nous avons la lucidité spirituelle et la qualité de vie divine qui nous permette de prendre sur nous le malheur des hommes à notre tour et aussi les questions qui se posent à nos frères. J'emploie encore ici le malheur de nos frères, la solitude que chacun porte. Si nous avons le courage de la prendre, de l'assumer, de la vivre dans un amour humble et sincère, c'est ça la compassion.

Savoir porter et souffrir avec. Portez, disait l’Apôtre Paul, les charges, les fardeaux les uns des autres et ainsi vous accomplirez parfaitement la Loi du Christ. Alors, lorsque cela est atteint, on rejoint le frère, on rejoint l'homme dans sa solitude existentielle d'abord, mais aussi dans sa solitude de désespérance sans issue, dans tous les problèmes qui bouillonnent et qui bourgeonnent dans le coeur de chacun.

On le rejoint là dans cette solitude. On est seul avec lui. Cette solitude est, je dirais, habitée. C'est ça la consolation. C'est être avec un qui est seul. Une solitude à deux...et cette solitude éclate. Et la compassion, alors, est arrivée à son but. L'homme est sauvé. Voilà donc, c'est ce que le Christ a fait. Il est entré dans notre perdition pour la faire sauter et nous permettre d'en sortir avec Lui et grâce à Lui.

 

Eh bien, si dans un monastère, quelque soit maintenant la façade de ce monastère, que ce soit Orval, que ce soit Chimay, que ce soit Rochefort, si on y vit ces composantes essentielles de la vie monastique - car si on vient dans un monastère, c'est surtout pour cela - à ce moment-là, on est vraiment moine, on est vraiment cistercien.

Si, maintenant, dans des différents monastères on vit ces réalités, alors on constitue un Ordre. Et cet Ordre, sous une multitudes de visages différents existe et est florissant, je dirais dans ses profondeurs, quelque soit la végétation qu'on aperçoit à l'extérieur. C'est alors l’unité de vie dans la diversité. Tandis que auparavant on avait une plate uniformité.

Voilà, mes frères, on est venu me poser la question. J'ai répondu. J'ai dit ça et je me suis dit que puisque il me restait quelques minutes j'allais le dire en public. Parce que l'un ou l'autre pouvait aussi avoir des points d'interrogation et les tenir pour lui.

 

Maintenant, mes frères, nous essayerons d'entretenir en nous et dans notre communauté ces deux grandes qualités de com­passion et de consolation. Et dans cet esprit là, nous nous rendons auprès du Seigneur pour le supplier en faveur des hommes et en faveur de chacun d'entre nous.

 

Chapitre :                                           13.06.82

      Le mystère de notre foi vécu dans la liturgie.

 

Mes frères,

 

La fête du Saint Sacrement avec son exposition et sa pro­cession ne serait-elle pas le bourgeonnement de notre humble service liturgique ? Celui-ci est par excellence le Mysterium Fidei, notre foi, l'expression de notre foi dans ce qu'elle a d'essentiel. Je vais la présenter en quelques propositions très simples à par­tir d'une évidence : Dieu est amour.

            Ce Dieu qui est Amour nous a créés pour nous donner la joie de participer à sa nature, à sa vie, à son bonheur. Ce Dieu qui est Amour est physiquement présent au moindre de nos gestes. Non pas pour nous espionner, mais pour inspirer ces gestes, pour les façonner avec nous et pour nous en faire le cadeau.

Et ce Dieu qui est Amour fait un avec nous. Il a voulu prendre notre chair afin de pouvoir nous nourrir de sa chair à lui, de devenir nourriture substantielle, cette nourriture qui nous fortifie pour l'éternité.

 

Et ce mystère d'amour qui est la vie intime, la plus inti­me de notre Dieu, il est pour nous dominé, animé par la croix de ce Dieu devenu homme, la résurrection de notre Dieu, l'ef­fusion de l'Esprit et une irrésistible attraction qui meut tout vers lui. Tout, c'est à dire non seulement les hommes, mais aussi l'univers matériel. Tout est mû vers Lui et à un moment qui est connu de lui seul, l'univers sera pure transparence de ce que est Dieu. Et nous serons, nous, là aussi, devenus fils de Dieu parfaits, jouissant de cette béatitude qui est aussi dans la nature de Dieu. Voilà, mes frères, le mystère de notre foi !

Et ce mystère, nous le vivons déjà maintenant dans notre liturgie. Et cette liturgie, nous pouvons la comprendre dans un sens restreint et dans un sens large. Dans le sens restreint, elle est ce que nous appelons l'Opus Dei. Toute affaire cessante, nous sommes tout entier à Dieu. Exoccupatis manibus, dit Saint Benoît, 5,14, les mains inoccupées. Les mains de notre corps, mais aussi les mains de notre esprit. A ce moment-là, nous sommes totalement devant Dieu et à Lui. Et ça, c'est la liturgie dans son sens restreint.

Maintenant dans son sens large, la liturgie, c'est toute notre vie consacrée à Dieu. Nous ne nous appartenons plus, nous lui appartenons à lui. Et notre vie, elle est un chant pour Dieu, elle est une danse devant Dieu.

 

Voilà notre Office Liturgique dans le sens large. C'est notre labeur ascétique corporel et spirituel, c'est la donation que nous faisons, instant par instant, de notre être à nos frères dans une vie communautaire, notre travail chacun à notre place, les pensées que nous nourrissons en nous et qui nourris­sent aussi nos frères.

C'est notre oeil ouvert sur la Lumière de Dieu, notre vie contemplative. C'est notre être, je le répète, qui ne nous ap­partient plus, qui appartient à Dieu, qui appartient aux frères, qui appartient aux hommes. Voilà notre liturgie dans le sens large et si beau du terme.

Et cet ensemble s'ordonne autour d'un centre qui est l'Eu­charistie comme les rayons autour du soleil. Et cette Eucharis­tie est l'objet propre de la solennité d'aujourd'hui. Mais vous voyez qu'à partir de là, c'est toute notre vie qui est illuminée, qui est embrasée et qui est offerte.

 

L'Eucharistie, surtout l'Eucharistie concélébrée où nous communions à la mort et à la résurrection de notre Dieu fait homme, où nous sommes déjà présents à l'eschaton, à ce moment auquel je faisais allusion il y a quelques instants, où le Royaume de Dieu sera accompli et où nous régnerons chacun à notre place. Cette Eucharistie est le lieu où Dieu nous comprend, nous pardonne et nous encourage. Si vous avez prêté attention à la Lecture de l'Office de Nuit, et ça je n'en doute pas, c'est ce que Saint Thomas d'Aquin nous a si bien expliqué.

Et à notre niveau à nous, personnel, aujourd'hui, cette Eucharistie concélébrée - ayons devant les yeux le tableau de notre assemblée, là, surtout autour de l'autel, au moment où l'Esprit est appelé sur les saints dons et où Il les transforme en chair et en sang du Christ, et où Il nous unit - cette Eucharistie concélébrée, elle est pour nous le lieu de notre compassion, de notre réconciliation et de notre réconfort.

 

Voyez cette compassion de Dieu où, nous avec Lui, nous pre­nons sur nous le malheur du monde. Le malheur de nos frères, notre malheur personnel, nous l'assumons. Et ce malheur qui a sa source dans l'égoïsme des hommes, notre égoïsme à nous, le lieu, le point d'où partent tous les meurtres, les meurtres réels : voyez toutes ces guerres.

Maintenant encore : la guerre aux frontières de l'Argen­tine, la guerre encore maintenant au Liban. On ne dénombre pas encore le nombre des victimes, mais il doit être énorme. La guerre en Irak, les foyers de violence partout. Et tout cela, vous comprenez, ça a sa source, son point de dé­part dans le coeur des hommes, dans cet égoïsme forcené. Et nous en sommes complices.

Eh bien le Christ, lui, il a voulu prendre tout cela sur Lui, dire devant son Dieu son Père : Voilà, c'est moi qui suis le responsable de tout cela. Je me fais péché, leur péché, pour eux.

 

Eh bien, mes frères, cela est présent devant nous au moment de l'Eucharistie. C'est cela la compassion. Et nous entrons dans ce jeu Divin en prenant sur nous à notre tour, en permettant au Christ de prendre en nous, dans notre coeur, dans notre chair et dans notre esprit ce malheur des hommes.

Mais c'est aussi le lieu de la réconciliation parce que le Christ, à ce moment, d'une façon mystérieuse mais bien réelle, par son Esprit, il nous rassemble tous dans l'unité de son corps. Non seulement nous qui sommes réunis autour de l'autel, mais le monde entier. C'est cela la présence du dernier jour.

A ce moment-là - essayons chaque fois de le vivre - il n'y a plus rien contre personne et tout est partagé avec chacun. C'est cela l'unité dans l'amour et dans l'Esprit, mystérieusement présente et agissante à l'heure de l'Eucharistie.

 

C'est aussi le lieu du réconfort et de la consolation. Nous ne sommes plus seuls. Le Christ est entré dans notre soli­tude et nous entrons dans la solitude de notre frère. Nous le rencontrons et nous l'aidons à s'accepter tel qu'il est. Et lui nous aide à nous accepter tels que nous sommes.

Et ainsi, nous découvrons chacun notre véritable identité dans le Christ et dans l'Amour et nous en sommes heureux. Car nous savons que tout nous est commun, que nous partageons les richesses de tous parce que nous assumons les faiblesses de chacun.

Voilà, mes frères, le tableau qui se présente sous nos yeux à l'occasion de cette solennité d'aujourd'hui qui est vrai­ment la fête de la présence active de Dieu dans la Personne du Christ. Mais le Christ alors bien là devant nous, charnellement devant nous, mais dans sa chair transfigurée.

            C'est l'illustration, l'Eucharistie, de cette Parole fan­tastique à laquelle nous ne pensons pas assez où Il nous dit : Voilà. je suis avec vous, tous les jours, jusqu'à la fin du monde.

Mais qu'est-ce qui peut encore nous effrayer et nous abat­tre puisqu'il est avec nous, ainsi, tous les jours, à tout mo­ment, jusqu'à la fin du monde ?

Vous voyez, mes frères, ça nous rappelle que l'univers est le temple de Dieu, que notre communauté est le temple de Dieu, que notre coeur est le temple de Dieu. Voilà trois approches, trois modes de présence de Dieu par­mi nous...trois approches, trois modes de présence inséparables. Ils se renforcent et ils se complètent.

Mes frères, la vie contemplative, c'est découvrir tout ce­la et c'est le vivre. C'est quelque chose qui est, à mon avis, au-delà de tout ce qu'un homme peut espérer rencontrer ici sur la terre. Ce n'est pas de la spéculation cérébrale ? Non, c'est une vie ! Le savoir, d'abord le croire - c'est le mysterium fidei, le mystère de la foi - et puis le vivre et commencer à le sen­tir, en avoir conscience qu'on est temple de Dieu...puis que la communauté l'est aussi...et puis que l'univers l'est. C'est déjà cette Parole de Dieu qui se réalise : le Royaume de Dieu, il est déjà là, présent, parmi vous.

 

Mes frères. dans cette journée, nous nous sentirons unis. Nous nous sentirons plus forts. Nous nous sentirons plus déci­dés parce que nous aurons ressaisi que le Christ peut tout réaliser en nous et par nous...et que de notre côté tout nous est possible si sans hésitation nous nous confions à son amour.

 

Chapitre : L’homme vaut ce que vaut son cœur. 17.06.82

 

Mes frères,

 

Un adage ancien nous dit que l'homme vaut ce que vaut son coeur. Cela signifie que la valeur d'un homme ne ressortit pas du standing social, ni de la prestance physique, ni du prestige du savoir, mais uniquement de son coeur, c'est à dire de sa ca­pacité d'amour fraternel.

Celui-ci forme un bouquet dont je vais extraire quelques fleurs.

 

D'abord, une sensibilité délicate aux autres, à leurs pei­nes et à leurs joies. L'Apôtre nous recommande de pleurer avec ceux qui pleurent et de nous réjouir avec ceux qui se réjouis­sent. C'est cela la communion active, agissante. Le reste, ce sont des condoléances émues ou bien ce sont des félicitations platoniques. Voyez, le coeur n'y est pas. On le sent lorsque le coeur fait défaut. La véritable com­munion, elle vient du coeur, d'un coeur sensible aux autres.

Une autre fleur, c'est l'accueil des autres dans une confi­ance lucide. Ce n'est pas fermer les yeux sur les déficiences, sur les défauts, sur les vices des autres, mais c'est avoir assez d'amour que pour les accepter tels qu'ils sont et leur ouvrir son coeur pour une confiance sans limite.

Mes frères, c'est là quelque chose qui exige la présence d’une troisième fleur qui est l'oblation de soi aux autres et l'oblation de soi pour les autres. C'est prendre le risque de s'ouvrir à l'autre, à l'autre réel, non pas à l'autre imaginaire, mais à l'homme en chair et en os qui est là présent...et qu'on connaît...et dont on sait faire le tour. C'est ce que le Christ a fait pour nous.

En d'autres termes, le poids d'un homme, sa gloire, c'est uniquement l'amour. Sur la balance de la véritable histoire qui s'inscrit dans le Royaume de Dieu, l'amour seul déterminera le classement hiérarchique.

Voyez, il y a deux sociétés : Il y a celle que nous con­naissons ici sur terre. Elle est structurée : une société civi­le, une société ecclésiastique, une société religieuse. Chacun a une place fixée par le hasard, les convenances, peut-être une certaine aussi valeur par la naissance, par les bousculades.

Il y a une autre société. C'est celle du Royaume où il y a un autre classement. Et ce classement, il est fixé uniquement par l'amour. Il est des premiers, ici, qui seront les derniers là-bas, dit le Christ, et des derniers, ici, qui seront les pre­miers, là-bas...Mes frères, nous serons jugés au soir de notre vie sur l'amour, pas sur autre chose...

 

Le Christ est le Fils de Dieu. Il est aussi un homme. Et heureusement pour nous, son humanité nous intéresse tout au­tant si pas davantage que sa divinité. Nous nous sentons plus proche de lui parce qu'il est un homme. Il s'est fait proche de nous...quoique Dieu soit d'une proximité telle que nous ne nous ne pouvons même pas la conce­voir puisqu'il nous donne la vie, le mouvement et l'air. Mais ça ne fait rien. Nous sommes plus à notre aise avec un homme qu'avec Dieu.

Et tout ce que je viens de dire se retrouve dans le Christ à un degré suréminent, infini, sans mesure. Oui, je parle de cette sensibilité aux besoins des hommes : l'ouvertures, l'ac­cueil des autres, l'oblation de soi aux autres. Tout cela, chez le Christ, c'est à un degré au delà de toute mesure imagi­nable et concevable.

C'est pourquoi c'est le coeur qui fait d'abord et surtout la gloire du Christ. C'est une gloire qui est infinie. Ce cœur est tout à la fois et la source et la manifestation du plus grand amour, de cet amour au-delà duquel il n'est rien de plus grand.

 

 

 

Lorsque nous fêtons le Coeur Sacré du Christ, essayons d'écarter de notre imagination toutes ces images pieuses, toutes ces statues. Naturellement, il ne faut pas les jeter à la poubelle par ce que comme nous sommes des êtres de char, des imaginatifs, nous avons besoins d'un support matériel pour comprendre, mais enfin ne nous laissons pas prendre au piège. Ce n'est jamais qu'un symbole. Et pour le moment, essayons d'écarter tout cela.

Voyons le coeur du Christ comme la source de son amour, donc ce qu'il a en lui de plus secret, de plus personnel, de plus intime, là où surgit son être de Christ. C'est ça, son cœur ! Et c'est là que le Christ occupe le rang qui est le sien, c'est à dire au dessus de tout. Parce que là se trouve l'amour que jamais rien ou personne ne pourra surpasser.

Et la vie monastique consiste à être pris dans le rayonne­ment de cet amour. Naturellement le coeur du Christ - dans le sens où je viens de le définir - rayonne toujours sur nous, sans arrêt, à tout moment. Ce rayonnement est tout ensemble chaleur et lumière.

 

Mais nous, nous ne sommes pas attentifs à lui. Le Christ dans son amour ne nous perd pas de vue une seule fraction de seconde. Il est toujours attentif à nous. Il pense toujours à nous. Il nous entoure, il nous réchauffe, il nous éclaire à tout instant. Mais nous passons indifférents, inconscients.

La vie contemplative, la vie monastique, c'est d'être atten­tif à cet amour, d'avoir l'oreille ouverte aux vibrations de cette chaleur, d'avoir l'oeil attentif à cette lumière qui est toujours là. Si bien que on est séduit par la source qui est le coeur et on veut y établir sa demeure sans jamais en sortir.

Marie de Béthanie, comme je l'ai rappelé il y a quelques jours, occupe j'en suis sur la première place dans le coeur du Christ. C'est ce qui lui donne cette douce et ferme assurance. Mais le moine, lui, il désire, il espère occuper à côté de Marie de Béthanie une des premières place. Voyez quelle ambition ! Et nous ne devons pas en avoir peur. Ce n'est pas de l'orgueil, ce n'est pas de la superbe. C'est de l'humilité. Plus on est humble, plus on se jette dans l'amour et plus on devient audacieux.

 

Mes frères, nous devons ainsi donner notre coeur au Christ pour que lui nous donne le sien. Hier, nous avons fêté Sainte Lutgarde. Il est question de cet échange des coeurs. Cela ne veut rien dire d'autre. Elle s'est donnée entièrement au Christ, elle a donné tout son amour. Et bien, le Christ, lui, s'est donné entièrement à Lutgarde. C'est ce qu'il veut faire avec chacun d'entre nous.

C'est cela ! Devenir avec lui un seul esprit, c'est devenir avec lui un seul coeur. Notre coeur dans le sien, et le sien dans le nôtre. Si bien que nous aimons avec le coeur du Christ et dans le coeur du Christ c'est le nôtre qui bat et qui aime. Mes frères, ce n'est pas plus difficile que cela. Le mal­heur, c'est que nous sommes trop distraits. Nous passons à côté. Nous avons trop de soucis, d'autres soucis.

Nous avons par exemple pour demain l'affaire de la Tridaine. Oui, c'est important, c'est vital, c'est vrai ! Mais qu'est-ce que c'est à côté de mon coeur dans le coeur du Christ battant à au même rythme, et le coeur du Christ habitant le mien et le dilatant ? Vous voyez la différence ! L'affaire de Tridaine, aussi capitale qu'elle soit pour l'avenir de notre Abbaye, ne peut pas me distraire de l'essentiel qui est de devenir un seul coeur avec le coeur du Christ. Mais plus, plus je serai un avec ce coeur, plus je verrai clair pour dénouer ce noeud qui est là et que personne ne parvient à tran­cher.

 

Voilà, mes frères, ce que nous devons désirer et accepter, donc, ce que le Christ nous offre. Notre obéissance n'a pas d'autre sens que celui-là. Il nous demande à tout moment : Veux-tu devenir un seul coeur avec moi ? Si je dis oui, j'obéis. Si je dis : oui, MAIS je commen­cerai demain, aujourd'hui je veux encore profiter un petit peu de ma petite vie. Vous sentez ! Obéissance ou bien quel que chose qui ne va déjà pas...

Mes frères, Saint Benoît a raison lorsqu'il dit que pour aller au Christ il n'y a qu'une seule route, celle de l’obéissance. Et c'est celle-là. C'est ce sens magnifique et noble. Et ce sera le nôtre. Demain, nous y penserons toute la journée et nous remet­trons en place si nécessaire l'un ou l'autre petit dérèglement de notre vie.

 

Chapitre : Les vœux.                               22.06.82

      26. La stabilité.*

 

Mes frères,

Nous allons reprendre ensemble notre analyse des voeux mo­nastiques. J'espère que cette fois notre approche ne sera pas interrompue, qu'elle pourra se poursuivre de façon continue et ordonnée.

 

Je vous propose de redevenir pour la circonstance de petits enfants, car nous allons aborder le voeu de stabilité. Et nous devons le sentir jouer dans notre musculature. Car la stabilité, c'est l'état de quelqu'un qui se tient debout, fort, solide, ferme, assuré, certain, constant, en un mot stable.

Pensez à cette maison construite sur la pierre concave, si bien que toutes les tensions du bâtiment se portent vers l'in­térieur. L'orage éclate. la pluie tombe. les vents se déchaînent, les torrents déferlent, la maison ne bouge pas. Elle demeure stable parce qu'elle est fondée, construite sur cette pierre.

Voyez aussi l'image de cet arbre planté près d'un cours d'eau. Il plonge ses racines dans l'humilité. C'est l'été, l'été oriental, sans une goutte de pluie pendant des semaines, et des semaines, et des semaines. Mais ça ne fait rien, cet arbre va puiser l'eau là où elle se trouve. Son feuillage reste vert et son fruit arrive au temps marqué. Pourquoi ? Parce qu'il est là, enraciné. Voyez !

 

La stabilité, c'est donc, mes frères, essayons de nous l'imaginer à partir de ces représentations qui nous ont été offertes par le Christ Lui-même...voyons aussi cet homme debout. C'est quelque chose de grand et de fort, de beau, quelque chose capable d'affronter la durée, une durée qui ne l'use pas, mais qui accroît sa vigueur. C'est quelque chose qui est encré dans l'éternel et qui est promis à une existence d'éternité. Voilà, mes frères, une toute première approche de la stabi­lité.

Voyez ! C'est quelque chose de très concret. Comme je vous le recommandais, il faut redevenir le petit enfant qui laisse travailler son imagination. Il n'a pas encore appris à conceptu­aliser, à abstraire, à séparer l'essence de l'existence, à faire de la philosophie. Il se contente de vivre, de regarder, de réagir.

Le Christ n'a-t-il pas dit : C'est ainsi que vous devez de­venir si vous voulez entrer dans le Royaume de Dieu. Vous devez déposer vos complexes de grandes personnes. Nous devons aborder la stabilité comme les petits enfants que nous sommes en train de redevenir.

 

Car la stabilité, mes frères, nous devons la visualiser et la spatialiser. Cela veut dire que nous devons la sentir à partir de notre espace corporel. Elle se révèle dans et par mon corps. Il y a donc dans le voeu de stabilité un fondement anthropologique certain. La sta­bilité se définit par rapport à un espace. Et le tout premier espace de ma stabilité, c'est mon propre corps. Vous comprendrez mieux à mesure que nous avancerons dans notre recherche.

Mais déjà maintenant je vous dis qu'il s’agit de notre corps physique. Mais ce corps physique qui est animé par l'Esprit de Dieu et qui est destiné à être transfiguré le jour de notre résurrection. Vous sentez de suite que cet espace dans ces conditions va s'élargir. Ce ne sera plus mon corps de chair, mon corps mortel localisé dans un espace étroit. Non, c'est mon corps qui va se spiritualiser, et qui va s'élargir, qui va prendre d'autres dimensions.

A ce moment, lorsque mon corps aura atteint sa stature spirituelle parfaite. il aura aussi atteint sa stabilité défi­nitive. Donc, cette stabilité est aussi étroitement liée à notre avenir spirituel. N'allons donc pas nous imaginer la stabilité comme quelque chose que nous promettons aujourd'hui...voilà...et puis ça fait partie du rite monastique...parce qu'il faut bien. Non. la stabilité, c'est une partie constitutive de notre être. Mais le voeu nous en fait prendre conscience. Et cette stabilité, elle est éternelle. Lorsqu'elle aura acquis dans notre conscience cette valeur d'éternité, alors elle sera ache­vée.

 

C'est donc une vertu, donc un dynamisme, une énergie qui est en voie de croissance. Ce n'est donc pas un statut juridi­que mis là sur papier et qui me lie à un endroit déterminé. Non. nous devons la concevoir à partir de notre espace cor­porel, un espace corporel en voie de résurrection, donc destiné à embrasser ce que nous ne pouvons même pas imaginer aujourd'hui. Pour avoir l'image parfaite de la stabilité, il faut voir le Christ ressuscité des morts.

 

Voilà, mes frères, je vous jette ceci ce soir. Nous con­tinuerons dès que possible. Mais déjà maintenant, ma stabilité parfaite, c'est lorsque je serai debout à ma place dans le Royaume de Dieu pour l'éternité. Retenons cette image pour ce soir.

 

Chapitre : Saint Jean-Baptiste.                  23.06.82

      Saint Jean-Baptiste prototype de la vie monastique.

 

Mes frères,

 

Nous sommes déjà entrés dans la solennité de Jean le Baptiste. La tradition toute entière a contemplé en lui, à côté du Prophète Elie, le prototype de la vie monastique. Je viens de citer le nom d'Elie. C'était un homme d'une in­transigeance radicale, d'une jalousie brûlante et un homme au la­beur sans mesure. Il était un absolu qui broyait tout et contre lequel tout venait se briser. Et cela était signifié dans son nom : Elie, Yahu, le Seigneur est Dieu, le Seigneur est mon Dieu.

Elie criait par tout son être qu'il n'existait dans l'uni­vers qu'un seul Dieu, le sien. Elie se dressait seul devant les 450 prophètes du Baal, devant le peuple d'Israël tout entier. Il était seul pour crier que Dieu était l'unique. Et il était seul avec Dieu et comme Dieu. C'était sa vocation, c'était sa destinée inscrite dans sa chair et signifiée par son nom. Il était un roc et un feu. Et le moine doit être à son exemple un roc de foi et un feu d'amour.

Jean le Baptiste a été vu par la Tradition comme l'ombre d'Elie, une résurgence d'Elie. Il se confond avec lui et il s'en sépare. Déjà ses contemporains disaient : Mais c'est Elie qui est revenu. Et le Christ osait confier à ses disciples : Oui, vraiment c'est lui Elie. Et ils ont fait de lui ce qu'ils ont voulu.

 

Or, Jean le Baptiste est un cadeau fait à la terre. C’est aussi inscrit dans son nom. Jean, c'est un geste de Dieu qui se penche vers les hommes, ses créatures. Il se penche vers eux dans sa miséricorde parce que Dieu ne peut pas supporter que ses enfants soient malheureux. Il se penche vers eux pour les combler de grâces, de richesses, pour les rendre beaux comme lui-même est beau. Et il le fait parce qu'il est l'Amour.

Et l'Amour ne se détourne pas. Il ne rapetisse pas. Il ne souille pas. L'Amour est Lumière. Et cette Lumière, lorsqu'elle tombe sur un homme, même le plus corrompu, le plus avili, elle le transforme et elle le fait participer à cette lumière. Mes frères, lorsque nous regardons les autres, nous devons toujours nous rappeler que Dieu est penché sur eux et que sur eux, il laisse couler les flots de sa Lumière.

C'est une Lumière qui n'est pas inactive, qui n'est pas inopérante. Déjà la lumière du soleil, elle fait revivre la na­ture après la longue nuit hivernale. Mais alors cette Lumière qui est Dieu ! Si seulement nous pouvions y croire ! Et voilà que la venue et la présence de Jean le Baptiste a été pour tous la source d'une grande joie.

 

Et encore aujourd'hui, mes frères, est-ce un hasard, est-ce voulu, disons que c'est providentiel, mais Jean le Baptiste, il veille sur le solstice d'été comme Jésus le Christ veille sur le solstice d'hiver. Si bien que sur ces deux pivots, Jésus le Christ et Jean le Baptiste, tourne l'axe de notre terre. Vous voyez !

Disons que Jean le Baptiste est en haut. Il est celui qui annonce, il est celui qui désigne. Et Jésus le Christ est en bas. Il est celui qui porte, il est celui qui rafraîchit, qui va rendre une jeunesse nouvelle. Et sur ces deux prophètes - appelons-les prophètes tous les deux - toute la terre pivote.    C'est une vision que nous ne devons pas oublier car elle nous permet de mieux situer notre année liturgique.

Les païens célébraient au solstice d'hiver la fête du so­leil invaincu. Et les Juifs célébraient et célèbrent encore aujourd'hui le souvenir de la dédicace du Temple, la fête des lumières. Les païens manifestent leur joie aujourd'hui encore par ce qu'on appelle les feux de la Saint Jean. Vous avez peut-être connu cela ? Je dis les païens, parce que nous sommes toujours restés des païens dans le fond de nous-mêmes. Vous voyez, mes frères, a chaque extrémité l y a une étin­celle de joie. Il y a comme un feu d'artifice, comme un volcan d'espérance.

 

Jean le Baptiste vit dans le désert qui est le lieu du corps à corps avec les puissances sataniques, mais qui est aussi le lieu d'une pureté recouvrée en vue des fiançailles mystiques. Il y vit dans la frugalité et le dénuement, dur et grand à la façon d'Elie. Et des disciples s'agglutinent autour de lui. Il les accep­te, il les reçoit, il les accueille. Il les forme par son ensei­gnement et surtout par son exemple. Il devient leur Maître, leur Guide, leur Igoumène.

Voyez cette petite communauté qui vivait là dans le désert non loin du Jourdain. Nos ancêtres dans la vie monastique ont vu là l'exemple d'une vie monastique qui doit toujours aujourd'hui nous inspirer. Et Jean Baptiste anime cette communauté par sa flamme intérieure, une flamme qui rappelle celle qui consumait ­ le prophète Elie. Il les anime par son esprit. Car dès avant sa naissance, l'Esprit de Dieu avait pris possession de lui.

Et il les anime par son humilité. Car, pour être formateur, Père et Igoumène, il faut d'abord et surtout être humble. C'est à cette condition que l'Esprit peut habiter quelqu'un et peut librement s'exprimer par sa bouche et dans ces gestes.

 

Oui, c'est l'humilité qui rend Jean Baptiste si proche de nous, si Saint, si sympathique et attirant. Voyez-le! Jean Baptiste, en toute simplicité, sans problème parce que pour lui cela va de soi, il s'amenuise. il s'évanouit. il disparaît. Il laisse le Christ occuper toute la place en lui et autour de lui.

Car voici que ses disciples s'en vont et ils suivent ce nouveau Maître qui se présente à eux. Et d'ailleurs Jean les y invite. Il leur dit : Voilà, regardez celui-là, moi, je suis envoyé pour vous le montrer du doigt. Et longtemps encore, longtemps encore après la résurrection du Christ,il se trouvera encore de ses disciples. Le fameux Apôtre Apollos qui défendait si bien le Christ Jésus mais qui ne connaissait que le baptême de Jean.

Et ce Jean a été et sera pour jamais l'homme le plus grand que la terre ait porté et portera. Pourquoi? Mais parce que jamais ne se rencontrera un homme d'une humilité aussi profonde que celle de Jean.

 

Mes frères, le moine, comme Jean le Baptiste, doit se dé­posséder de tout. Non seulement de toute attache matérielle, mais aussi se déposséder de lui-même de façon à ce qu'il puisse devenir comme Jean Baptiste un précurseur et un prophète témoin de la présence et de l'action du Christ. C'est cela notre destin ! C'est cela qui est attendu de nous !

Cela ne nous empêche pas, naturellement, d'avoir toujours des besoins parce que nous sommes des hommes. Cela ne nous em­pêche pas d'avoir des défauts...heureusement ! Car, si nous avions tous les mêmes qualités, ce serait fameusement monotone et ce serait - osons le dire - un signe de dégénérescence. Vous savez que même biologiquement parlant, lorsqu'on trou­ve un être parfait en tout, physiquement parfait, c'est le signe qu'il est arrivé au sommet d'une tige et que à partir de ce mo­ment la race va diminuer, va dégénérer.

Non, il faut qu'il y ait des tensions à l'intérieur des hommes et à l'intérieur des communautés ; tensions complémentaires qui permettent à un organisme de se solidifier, et de grandir, et d'évoluer vers un mieux, le sommet de la plénitude, le moment où Dieu sera tout en tous. Alors, notre complémentarité apparaîtra dans toute sa ri­chesse. Nous aurons toujours nos défauts, c'est à dire qu'il nous manquera toujours quelque chose. Mais ce qui nous manquera, nous le trouverons en notre frère. Et ce sera notre richesse.

 

Vous voyez ! Notre dépouillement aura été poussé tellement loin que la richesse des autres sera nôtre et que pour nous-mêmes nous ne conserverons rien du tout. Tel était Jean le Baptiste, mes frères, tels nous devons être : ne plus vivre pour nous-mêmes mais pour le Christ qui nous a appelés à cette mission.

Et retenons. si vous le voulez, pour cette année, que nous devons surtout comme Jean le Baptiste, nous affirmer - j'emploie ce mot - par notre humilité. C'est cela la fine pointe qui nous permet de percer le voile qui nous sépare du Royaume de Dieu, qui nous ouvre à la lumière qui est derrière ce voile, et qui nous donne d'être pour nos frères d'abord, et pour tous les hommes, ceux sur lesquels ils peuvent s'appuyer pour à leur tour grandir et découvrir la vie véritable.

 

Chapitre : Les vœux.                               26.06.82

      27. La corporéité (stabilité**)

 

­Mes frères,

 

Nous devons saisir la stabilité à partir de notre corporéité. Je suis un corps debout dans un environnement matériel, culturel, spirituel qui me donne un visage et qui circonscrit mon origina­lité...mon visage de fils De Dieu qui est aussi mon visage d'hom­me et mon originalité.

Et celle-ci sera d'autant plus marqué que je me prêterais volontiers à la pression et aux pulsions exercées sur moi par cet environnement. Stabilitas in congregatione et stabilitas in loco, donc sta­bilité dans un groupement monastique bien déterminé et  stabili­té dans un lieu, eux-mêmes inclus dans des ensembles plus vastes.

Si bien que à partir du lieu où je suis planté, enfoncé et à travers ces espaces toujours plus larges - car le monde est UN et solidaire - je suis en communion avec tous les hommes et je reçois les influences qui me parviennent des espaces les plus éloignés.

 

Il y a donc dans la stabilité un aspect physique, charnel, même terrien, et au delà du terrestre un aspect cosmique qui est, lui, matériel ; et un aspect qui est humain qui est fait de soli­darité, qui sera à l'extrême dans sa perfection une communion avec tous les hommes.

Mes frères, notre stabilité dans un lieu et dans un groupe­ment humain ne nous coupe pas du reste. Au contraire, cette sta­bilité nous met en relation avec tous. Seulement, cette stabi­lité doit être bien vécue. Elle est en corrélation avec la so­ciabilité, c'est à dire avec la faculté de vivre en harmonie avec les autres. Cette sociabilité, elle sera vécue, elle aussi, à partir de mon corps.

Car, c'est par l'entremise, par la médiation de mon corps que j'entre en communication avec les autres. Et c'est mon corps qui est apparition et présence de ma personne. Cette sociabilité va exiger de moi bien des qualités : un oubli de mes propres intérêts, une souplesse pour que chacun dans le milieu qui est le nôtre puisse se sentir capable de vivre, pour que personne ne se sente ou n'ait l'impression d'être étouf­fé.

 

Je serai aussi perméable, perméable à beaucoup d'influences. Attention ! Je ne devrais pas être une éponge, vous savez, qui absorbe absolument tout, et qui de temps en temps lorsque on la presse quelque peu dégorge de ce qui est en elle. Non! Il s’agit d'une perméabilité qui est celle, pour user d'une comparaison, de la plante aux rayons du soleil ou bien aux gouttes de pluie. Une perméabilité à tout ce qui m'apporte un surcroît de charité.

La stabilité qui va exiger de moi perméabilité, souplesse et oubli de mes intérêts va donc faire de moi finalement un être vulnérable. La stabilité va exiger de moi une grande capacité de patience, donc de support ou de souffrance. Mais ce sera toujours une souffrance qui me détachera de ce qui ne doit pas être assi­milé à mon être vrai.

Cette stabilité, comprenons-le bien, elle va buriner sur ma personne des traits que l'on reconnaîtra partout où je me trou­verai. Donc, pour le dire tout à fait concrètement, partout où je me trouverai, on devra pouvoir dire : celui-là, il vient de Rochefort. Pourquoi ? Parce que il aura été façonné par tel groupement en tel lieu.

 

Mes frères, vous voyez que la stabilité monastique lorsqu'on veut l'analyser et pénétrer jusque dans son coeur, elle est tou­jours la révélation d'une vérité que trop souvent nous négligeons. C'est la présence, mais la présence absolument nécessaire, et la présence qui doit être rayonnante de mon corps.

La vie monastique, grâce entre autre à la stabilité ainsi comprise, elle est aux antipodes de toute approche néoplatoni­cienne de la vie monastique. Voyez cette approche qui a été la tentation aux tous premiers ages de la vie monastique et qui l'est encore aujourd'hui chez certain. C'est que dans le fond, mon corps est un fardeau...mon corps est un obstacle…mon corps, si c'était possible, je préférerais ne pas en avoir. Je vais donc essayer de faire fi de mon corps, de faire comme si je n'en avais pas et vivre alors dans des hau­teurs que j'imagine spirituelles pures.

Non, mes frères, cela, c'est illusion ! La réalité, c'est que je suis un corps et que ce corps est le lieu de la rencontre entre Dieu qui est aussi un corps - ne l'oublions pas - un corps charnel. Il a voulu s'incarner pour que nous puissions avoir des rapports de corporel à corporel, de charnel à charnel. Le charnel, le mien, qui est encore lourd, qui est encore sale et un autre charnel, le sien, qui est devenu léger, qui est transfiguré, spiritualisé, qui est parfaitement pur.

 

Et la beauté rayonnante et lumineuse de ce corps de Dieu ve­nant sur mon corps à moi, et mieux que cela, entrant dans mon corps à moi grâce à une communion, grâce à une manducation de cette chair de Dieu, eh bien, ce corps sons que je m'en aperçoi­ve va transformer le mien.

Mes frères, tout cela c'est inclus, c'est englobé dans notre promesse de stabilité. Retenons-le bien, mes frères, et ayons toujours un immense respect pour notre corps, un lumineux res­pect aussi pour tout ce qui permet à notre corps de vivre et de se développer, pour notre nourriture, pour ceux qui la préparent, pour notre vêtement, pour ceux qui l'entretiennent, pour les locaux dans lesquels nous vivons.

Il faut que ce soit, et notre nourriture, et notre vêtement, que ce soit comme des parties de nous-mêmes qui nous permettent d’être mieux, d'être plus et de nous rapprocher insensiblement mais sûrement de cet idéal qui est de devenir tous le temple de la divinité parce que en chacun d'entre nous, dans le corps de chacun d'entre nous c'est le Christ qui vivra et qui aura réalisé la prodigieuse métamorphose d’un simple fils d'homme en un fils de Dieu.

 

Mes frères, je le rappelle, tout cela vous le voyez à partir de cette promesse de stabilité dans un groupement d'hommes et dans un lieu.

 

Chapitre : Annonce de la Visite Régulière.       27.06.82

 

Mes frères,

 

Je vous annonce une grande et bonne nouvelle. Le Père Abbé d'Achel m'a fait savoir qu'il arrivait dimanche prochain pour faire la Visite Régulière. Et cela m'est confirmé par le Frère Bruno qui rentre avec lui.

La dernière Visite a eu lieu au mois de Février 80, 6 mois avant le Chapitre Général. L'essentiel de la Carte de Visite a été repris dans le rapport présenté au Chapitre Général. Si ça vous intéresse, vous pouvez toujours vous y référer pour vous rafraîchir la mémoire.

Cette Carte de Visite, je l'avais longuement commentée ici même pendant plusieurs dimanches. Il y avait aussi quelques petits points plus particuliers qui ont été mis en oeuvre au

cours des mois qui ont suivi.

 

La Visite Régulière est une grâce de choix pour la commu­nauté, pour l'Abbé. Nous devons la recevoir et la vivre comme telle. Je vois dans la Visite Régulière une mise en oeuvre de notre voeux de conversion des moeurs. Nous sommes en effet exposés à un péril : une certaine som­nolence spirituelle qui peut nous gagner à cause de la monotonie apparente de notre vie. Notre Observance Régulière aussi peut s'enliser dans une pieuse routine. Il est donc utile que Dieu lui-même pose sur nous son regard à travers les yeux d'un homme qui vient de l'extérieur. Nous ne devons pas craindre de nous exposer à ce regard qui désire nous encourager, nous ranimer et éventuellement nous cor­riger, nous redresser.

En toute objectivité ce regard va admirer ce qui doit l'être dans notre démarche spirituelle, et aussi déceler les points de freinage qui nous échappent peut-être. La Visite Régulière est souvent l'occasion de mettre en oeuvre de petites réformes qu'il est difficile d'introduire. Je pense à ce petit document que le Père Abbé Visiteur remet en annexe à la Carte de Visite et qu'il communique à l'Abbé seul. Il a déjà préparé les esprits et lorsque l'occasion se présente, lorsque l'occasion favorable se présente, l'Abbé peut dire : mais voilà, nous allons faire ceci ou cela.

Je vous dis, cette Visite Régulière est une grande grâce. Nous devons donc nous y préparer avec sérieux. Et il nous est demandé une large ouverture de coeur, une grande charité et une profonde humilité. C'est l'occasion de mettre en oeuvre la grande maxime de Saint Benoît : creditur. Il faut croire, croire que cet homme qui vient d'un autre monastère où on vit tout autrement qu'ici, dans la pratique je veux dire, que cet homme est une apparition, qu'il est un messa­ger, qu'il est un prophète envoyé de la part de Dieu. Et que il vient nous dire certaines choses.

 

Mes frères, c'est ainsi que nous devons accueillir cette Visite. Je vais attirer votre attention sur quelques attitudes que nous devons nourrir en ces moments là. D'abord placer le bien de la communauté avant notre bien personnel. Vous savez, lorsqu'on désire tel ou tel petit change­ment, c'est bien souvent parce que ça nous arrange. Mais ce n'est pas nécessairement ce que la communauté attend, et ce qui fera progresser la communauté.

Si nous devons attirer l'attention du Visiteur sur l'une ou l'autre erreur d'un frère, ayons d'abord soin de mettre en relief, en évidence les qualités de ce frère. Nous devons prendre garde aussi à ne pas dire des choses in­considérées qui peuvent semer les soupçons et jeter le trouble. Il faut tourner sa langue dans sa bouche sept fois, comme il est dit, avant de parler. Cela ne veut pas dire que nous devons attendre que le Père Visiteur nous tire les vers du nez.

 Non ! Disons les choses comme nous les voyons, comme nous les ressentons. Mais aussi aiguisons notre jugement, aiguisons-le sur la pierre de la foi pour que nous parlions en toute charité, en véritable objec­tivité et non pas de façon passionnelle.

 

Je me rappelle cette réunion du Conseil Provincial de Namur où les choses se disaient si simplement et si bonnement. Et c'étaient des hommes du monde. Vous allez me dire : ils ne sont peut-être pas comme ça chez eux ? C'est possible ! Or, ici, nous sommes chez nous. Mais nous ne sommes pas des gens du monde. Nous sommes en train de devenir des fils de Dieu. Nous devons donc parler en fils de Dieu. C'est l'Esprit qui doit être sur nos lèvres et non pas la chair. Et si c'est une chair - puisque nous sommes dans un corps, comme je l'ai dit hier - ce doit être une chair en voie de mé­tamorphose, une chair qui se spiritualise.

Mes frères, vous voyez, c'est vraiment l'occasion de mettre en oeuvre notre voeux de conversion des moeurs. Descendre dans notre coeur, y mettre de l'ordre, le nettoyer et puis alors dire au Visiteur ce qui nous semble devoir être dit : le bien, le moins bien de la communauté, de l'un ou l'autre frère peut-être, proposer éventuellement de petites réformes.

Et alors, le Visiteur sera heureux parce que nous lui facili­tons la besogne. L'Abbé ne le sera pas moins parce qu’il voit beaucoup de choses mais il ne trouve peut-être pas le moyen de rectifier. Et nous serons chacun, lorsque la Visite sera termi­née, eh bien nous aurons le coeur plus libre. Si nous sommes fidèles à ces principes de foi et de la charité, la Visite Régulière sera donc vraiment un bienfait pour lequel nous remercierons Dieu pendant des mois.

 

Il est plus que probable que cette visite sera ouverte lundi matin. Or, Ce sera justement le lendemain de notre récollection mensuelle. Il me semble que c'est providentiel. Nous aurons toute une journée de recueillement. Nous aurons le soir l'occasion de nous tenir en présence du Christ Eucharistique exposé à la vénération de chacun et de tous.

Ce jour-là, nous penserons plus spécialement au Père Abbé d'Achel, à la mission dont il doit s'acquitter au nom de l'Eglise, de l'Ordre et du Christ. Et nous prierons pour lui. Nous prierons les uns pour les autres dans la joie du désir spirituel. Il faut que après cette Visite Régulière nous nous sentions plus proches les uns des autres et habités par une inspiration nouvelle. Voyez, nous sommes, je le disais hier encore, le temple de l'Esprit chacun pour notre part et la communauté dans son ensem­ble.

Il faut que non seulement nous le sachions, mais que nous le sentions. Il est impossible d'être habité par Dieu sans le savoir. La Visite Régulière sera un coup d'éperon qui va nous éveil1er, nous rendre plus conscient de ce que nous sommes dans toute notre vérité. Nous sommes de pauvres diables, certes, puisque nous sommes des hommes. Nous sommes tellement lourds. Mais ça n'a pas d'im­portance. Nous devons être humbles.

 

Celui qui est tombé le premier, ce n'est pas le pauvre Adam qui devait traîné déjà le poids de sa faiblesse. Non, c'est l'ange qui est tombé le premier, lui qui est par nature d'une sub­tilité, d'une légèreté dont nous n'avons aucune idée. Mais nous qui sommes debout, l'Esprit nous habite, le Christ nous travaille et nous devenons participant à cette nature de Dieu. Voyez, c'est cela la merveille : que ce qui est opaque puisse devenir Divin. Dieu seul pouvait imaginer une beauté aussi prenante.

La Visite Régulière va nous aider à nous abandonner à ce tra­vail de Dieu en nous. Et ainsi cette Visite Régulière qui est un passage, le passage d'un messager du Christ, le passage d'une grâce, le passage de l'Esprit, mais aussi un passage pour nous, une Pâque, un passage vers un mieux vivre, un mieux être. Après cette Pâque, nous serons engagés dans une vie plus surnaturelle, plus riche, plus féconde.

Voilà, mes frères, je vous invite à réfléchir à tout cela pendant cette semaine, particulièrement dimanche prochain, de façon à ce que le Visiteur nous trouve entièrement ouverts et collaborant, que Dieu et le Christ soient heureux de nous ren­contrer et surtout de nous combler de grâces nouvelles.

 

Récollection du mois de juillet.                    03.07.82

      La simplicité.

 

Mes frères,

Je prends appui sur les magnifiques paroles de Saint Irénée pour rappeler que notre vie chrétienne en général, mais plus particulièrement notre vie monastique contemplative est essen­tiellement entrée consciente dans la communion avec les Person­nes Divines qui, elles, sont à elles trois : unité parfaite. Notre vie, notre existence personnelle et communautaire devrait donc être marquée au coin de la plus grande simplicité. Je la vois se présentant à nous comme une étoffe unie, égale, sans rides, sans poids, transparente, lumineuse.

S'il en était ainsi, mes frères - et c'est à espérer qu'il en sera ainsi un jour - nos journées couleraient comme un fleuve large, profond, puissant, constamment alimenté par la Source qui est le Père ; éclairé, illuminé par la Lumière qui est le Verbe ; et animé par le Souffle d'Amour qui est l'Esprit.

 

Il me semble pouvoir dire à l'occasion de cette récollec­tion - car dans des jours comme celui-ci, nous opérons un retour sur nous-mêmes et nous portons sur le détail secret de notre vie un regard de jugement - il me semble pouvoir dire qu'il manque quelque chose au tonus contemplatif de notre quotidienneté : notre foi est languissante, notre espérance et notre amour aussi, alors que nous devrions être constamment en éveil.

Si nous étions entièrement immergé en Dieu, si nous étions entourés de toute part par cette surabondance d'Etre qui est la Sainte Trinité, si nous nagions dans la Lumière et dans l'Amour, si nous en faisions notre respiration et notre nourriture, alors chaque chose se mettrait à sa vraie place, chaque événement pren­drait sa véritable coloration et nous goûterions les joies, les grandes joies de la simplicité qui est elle-même le portail de la Paix.

            Vous vous rappelez cette Paix, ce qui est le bien suprême de la vie Bénédictine. La Paix, grâce à laquelle nous sommes véritablement enracinés en Dieu, ayant trouvé en Dieu notre lieu. Et grâce à cette stabilité, pouvant porter sur Lui un regard qui nous permet d'être de plus en plus assimilés à son Etre, au partage de sa Vie.

 

Mes frères, le vouloir de Dieu sur chacun de nous et sur notre communauté en tant que telle est de nous détacher de tout ce qui est transitoire et éphémère, illusoire, et de nous unir à Lui-même. Donc à cette société, à cette communion de Trois Personnes qui existent l'une par l'autre et qui, je le répète, forment entre elles une unité substantielle parfaite : être unis à cette Trinité Sainte pour goûter la vie incorrupti­ble et impérissable.

Mes frères, je vous ai déjà dit que Dieu était un rêveur. Et chacun de nous est un rêve de Dieu. Et, comme Dieu est un grand poète et un naïf, il nous fait confiance pour que nous entrions dans son rêve, dans son projet et que nous nous lais­sions façonner par lui, que nous devenions avec lui un seul être.

 

Mes frères, s'il en est ainsi, nous faisons une expérience extrêmement encourageante. Car, comme j'y ai fait allusion il y a un instant, chaque chose trouve sa place et chaque événement s'encadre à l'intérieur d'un plan. Tout est ordonné, tout est harmonisé ; et notre être lui-même trouve son équilibre et s'achemine vers la Paix.

Si bien, mes frères, que nous recevons de Dieu à ce moment le cadeau merveilleux de ce qu'on appelle le discernement spi­rituel. Grâce à lui nous nous épargnons une quantité d'efforts vains et inutiles et notre agir atteint une véritable et durable efficacité presque sans effort. Car ce discernement spirituel nous confère comme une maîtrise du monde.

Voilà, mes frères, ce à quoi nous pouvons nous attarder par la pensée et la prière demain à l'occasion de notre récollection et aussi dans le courant de cette semaine qui va être si impor­tante pour nous.

 

Le temps passe. Les jours, les mois, les années avancent. Nous voici déjà entrés dans le second semestre de 82. Et les jours commencent à décroîtrent. Cela signifie que pour chacun de nous approche inéluctablement le terme de notre existence terrestre. Saint Benoît nous demande d'avoir ce motif sans cesse présent sous les yeux, sans morbidité, mais avec une extrême lucidité, la lucidité que donne l'amour confiant, la lucidité de celui qui ne cherche pas la gloire qui vient des hommes, la lucidité de celui dont l'unique souci est d'entrer - je le redis - dans ce rêve de Dieu qui est si beau, et qui nous construit.

Voilà, mes frères, efforçons-nous de donner à Dieu cette joie, le bonheur, le contentement de nous conduire là où il désire que nous nous rendions, là où il nous attend. Lui donner, oui, la joie de parfaire, d'achever ce qu'il a commencé en cha­cun d'entre nous le jour où il nous a appelés dans ce désert.

 

Chapitre : Les vœux.                               05.07.82

      28. Le libre choix (stabilité***).

 

Mes frères,

 

Professer la stabilité, c'est s'engager à vivre dans une communauté monastique donnée, fixée en un lieu et vivre là jusqu'à la fin de ses jours. C'est accepter un certain conditionnement librement choisi et pourtant imposé dès que le choix a été décidé. C'est libre ! Saint Benoît nous le dit. Voilà, dit-il, si tu peux entreprendre cette chose grandiose, viens ! Si tu ne le peux pas, retire-toi en toute liberté ! Liber discede, 58,23.

Et il a un tout petit mot qui montre bien qu'il s’agit, ici, d'abord de s'intégrer dans une communauté locale. Il dit : Si promiserit de stabilitate sua perseverantiam. 58,79. Si, dit-il, il promet de persévérer, de stabilitate sua. On le tra­duit ici : dans sa résolution. C'est vrai ! Il est entré, il a une certaine idée de la vie monastique dans laquelle il lui semble être appelé.

Il promet : oui, je suis capable de tenir jusqu'au terme de ma vie. Mais Saint Benoît emploie le mot de stabilitate. Il aurait pu employer un autre. Il s’agit de rester debout au même endroit, à l'endroit où Dieu m'a appelé. Plus loin, Saint Benoît dira : si adhuc stat, 58,28. S'il est encore debout, s'il tient bon, s'il n'a pas été ébranlé après les épreuves qu'il a du subir au cours de son noviciat.

 

Voyez, il y a là, je dirais, un mouvement de liberté totale. Je réponds librement à l'appel de Dieu. Mais une fois que j'ai répondu, il y a une attitude qui m'est imposée : c'est d'être debout, sur place. C'est cela la stabilité telle que Saint Benoît l'entend. C'est très intéressant de lire entre les lignes, de voir, de visualiser, de corporaliser l'option que Saint Benoît propose à son candidat. Cela prend un relief qui nous atteint dans notre chair. Ce n'est pas une spéculation. Ce n'est pas une réflexion qui se passe au niveau du cerveau. Non, ça devient charnel. C'est le grand mystère de l'Incarnation qui joue à l'inté­rieur de nous. Mais ça, je l'expliquerai par après, plus loin. Je l'approfondirai par après.

Alors. je vais être d'une certaine façon façonné par le cadre que j'ai choisi. Pourquoi ? Parce que je vais y vivre dans la dépendance et la contrainte, n'ayons pas peur de le dire. Dès l'instant où j'ai répondu : D'accord, je reste bien de­bout, ce lieu-ci est le mien, à ce moment-là, je dépends des personnes qui vivent dans ce lieu et de tout l'environnement.

Ils vont donc agir sur moi sans que je le sache. Ils vont être comme autant de doigts dont Dieu va se servir pour me fa­briquer, pour me transformer. De l'homme que je suis, il va faire un surhomme, c'est à dire un fils de Dieu. Je vais donc dépendre de ces doigts tellement délicats de Dieu que souvent je ne m'apercevrai pas qu'ils travaillent sur moi. Mais parfois je m'en rendrai compte.            Alors, j'aurais l'impression d'être soumis à la contrainte.

 

Cela se présentera lorsque le vouloir de Dieu ira contre le mien. Car il n'y a rien à faire, je porte une certaine image de moi qui n'est pas nécessairement mon véritable moi, une fausse image. Dieu sera assez habile et assez sage que pour effacer cette image de façon à faire apparaître celle qui est en dessous et qui est la vrai. Mais comme je tiens à la première, je devrais subir parfois avec une certaine souffrance ce travail de Dieu. Mais la plupart du temps, je ne m'en apercevrai pas.

Regardez ! Nous sommes faits de ce que nous mangeons. Or, notre époque hyper civilisation au sommet de la deuxième vague, les maladies modernes sont beaucoup ce qu'on appelle des mala­dies de civilisation : les stress dans la vie nerveuse ; les maladies cardio-vasculaires parce qu'on mange trop bien, parce qu'on mange trop. Enfin, je ne vais pas commencer un cours de diététique : trop gras, trop sucre, trop alcoolisé...enfin toutes sortes de choses. Et voilà, nous sommes sujet alors à des malaises.

Et les médecins sont là, et les pharmaciens sont là, et les fabriques de produits pharmaceutiques, et les Universités sont là pour nous remettre d'aplomb. Nous sommes devenus ce que nous avons mangé. Et c'est la même chose dans ce milieu qui est devenu le mien. Je mange et je respire ce que les autres frères me don­nent, ce que mettent à ma disposition les bâtiments, les jardins, tout l'environnement. Et je deviens tout à fait autre que si j'avais vécu à un autre endroit.

 

La stabilité forme l'homme - je l'ai dit la dernière fois, je pense aussi - ça met un cachet, ça personnalise, mais surtout ça personnalise spirituellement. Car derrière, c'est Dieu qui est au travail, c'est l'Esprit de Dieu qui est en train de façon­ner patiemment mais avec un amour que nous ne pouvons même pas imaginer, une image de ce que Dieu est.

Voilà, mes frères, nous allons aller à l'église. J'aurais en­core beaucoup de choses à dire. Mais vous savez, quand on commen­ce à parler, on sait très bien ce qu'on va dire, mais en cours de discours il se présente tellement de choses nouvelles qui sont inspirées, qui viennent d'ailleurs, qu'on les dit. Si bien que le programme ne peut jamais être achevé. Et c'est encore mieux ainsi ne pensez-vous pas ?

 

 


Chapitre : Les vœux.                               06.07.82

      29. Me laisser façonner – Les gyrovagues (stabilité****)

 

Mes frères,

 

Eh bien voilà, je m'en vais reprendre notre entretien sur la stabilité à l'endroit où je l'avais abandonné hier. Je rappelle que si je m'engage devant Dieu et pour Dieu à vivre jusqu'à mon dernier souffle au sein d'une communauté enracinée dans un lieu bien limité, je consens par le fait même à me laisser façonner par les hommes qui composent cette communauté, par le lieu dont je vais respirer l'air, le lieu qui va me fournir les produits naturels et spirituels qui me permettront de grandir physiquement, intellectuellement et surnaturellement, à me laisser façonner en fait par la main de Dieu.

Et je vais sentir les doigts divins me travailler à travers une foule de circonstances liées à l'endroit et aux personnes avec lesquelles j'ai librement choisi de vivre et de courir la grande aventure de la recherche de Dieu. ]e renonce donc à être par moi-même, à me créer moi-même, une certaine forme d'autarcie. Je consens par contre à être pour les autres, à me recevoir des autres. Vous pensez bien, d'ailleurs l'expérience est là, que c’est une ligne dure et difficile. Saint Benoît va même plus loin : je devrais consentir à être comme les autres.

Il nous dira ceci par exemple : le 8° degré d'humilité deman­de qu'un moine ne fasse rien qui ne soit conseillé, cohortantur, 7,149, qui ne soit presque exhorté, comme si j'entendais un ser­mon qui m'encourage, qui essaye de me faire avancer. Donc, qui ne soit conseillé par la règle commune du monastère et les exemples des anciens.

 

Voyez ! Je ne vais donc rien faire que ce qui me sera pré­senté par la façon d'agir commune de la communauté en tenant surtout les yeux ouverts sur les anciens qui eux sont sensés avoir réussis la gageure de la stabilité. Et c'est eux qui me diront là où je puis arriver et comment j'y arrive. C'est eux qui sont les exemplaires, les images parfaites de la règle commu­ne du monastère.

Voyez, je vais donc accepter de devenir comme eux. C'est cela communis, c'est une forme de renoncement qui est, je le répète, très dure car j'ai ma façon à moi de me sentir et de m'ima­giner. Je laisse cela de côté et je me vois dans le miroir des autres. Je m'efforce de devenir comme eux. Voyez ici la responsabilité qui pèse sur chacun d'entre nous. Saint Benoît parle de l'exemple donné par les anciens.

Quand de­vient-on ancien ? Quand on a dépassé l'âge de 90 ans ? Quand on est au moins depuis 50 ans dans le monastère ? Je n'en sais rien !             Pour un nouveau qui se présente, je pense que tous ceux qu'il voit dans la communauté, pour lui ce sont des anciens. Parmi eux il y en a qui sont arrivés - je me place dans l'idéal - au sommet et d'autres sont encore sur l'échelle. Mais ce sont tous des an­ciens et nous aurons tous à répondre de l'image que nous révé­lons aux nouveaux venus.

 

Voilà, mes frères ce qui est attaché à cette expérience de la stabilité. Et vous vous rendez compte qu'elle exige une foi peu commune, aussi. Il faut vraiment que je vois dans la com­munauté, dans le lieu, Dieu en personne qui m'a appelé ici parce que c'est ici qu'il veut faire de moi un autre lui-même, une révélation de ce qu'il est. Cette Foi, peut-on, doit-on l'exiger de tout le monde dans le monastère ? Eh bien, ici, je pense que oui. Je pense qu'il le faut dans un monastère cénobitique. Il y en a qui s'y refusent. Saint Benoît les connaît. Il y en a de deux sortes : il y a les sarabaïtes et il y a les gyrovagues.

 

Les gyrovagues ? Ce sont des hommes qui tournent en rond, dirait-on. Ils tournent en rond, ils vagabondent. Je pense que la race des vagabonds est en voie d'extinction, car auparavant, devant la porte, ici, il y en avait toujours quelques uns, qui étaient célèbres d'ailleurs. Ils faisaient partie de la porterie ici. On les voyait : ils passaient un jour ou deux nuits, puis ils allaient plus loin. Et après un certain temps, ils revenaient. C'étaient cela... tourner en rond...

Et c'étaient des braves hommes d'ailleurs. On n'en entend plus parler, on ne les voit plus. Sont-ils morts ? Un des der­niers était, je sais, dans une sorte d'asile pour vagabonds à Bruxelles. Lumumba, le dernier, il a laissé son cyclomoteur ici, un rouge. Il a disparu à la forge, je pense...une relique. C'est une petite digression que je me permets. Pensons à eux aussi. Ils faisaient partie aussi du cadre, de l'environne­ment de Rochefort.

Enfin, il y a un autre genre, ce sont les gyrovagues monas­tiques. Toute leur vie ils circulent et se font hospitaliser partout. Saint Benoît le dit : Semper vagi et numquam stabiles,  1,29. Ils sont toujours en train de vaguer comme ça et jamais stable. Et ça, pour Saint Benoît, c'est vraiment un péché mortel. Mortel en ce sens que ce défaut leur donne la mort. Pourquoi ? Parce que, dit-il alors, ils sont vraiment les esclaves des propriis voluntatibus, 1,30, de leurs idées propres et de leur volonté propre.

 

Vous avez, ici, l'opposé à la communis Regula. Le moine fidèle à la stabilité, il accepte de vivre selon la Règle Commune du monastère. Les autres, non. Ceux qui ne sont pas stables, mais ils sont servientes, 1,31. Toutes, je dirais, leurs apti­tudes de travail, toutes, se mettent au service, servientes, de leurs propres idées. Voyez: le proprium d'un côté, le communis de l'autre.

Et puis alors, ça suit de suite : les gulae illecebris, 1,31, les plaisirs de la gueule, dirait-on, s'il fallait traduire littéralement. C'est les gulae, cela est devenu gueule. Les plaisirs de la bouche, dit-on proprement dans une traduction qui se respecte. Mais si on veut traduire littéralement, ce sont les désordres de la gueule.

 

Chapitre : Les vœux.                               08.07.82

      30. Les sarabaïtes (stabilité*****)

 

Mes Frères,

 

Les gyrovagues, c'est bien clair pour Saint Benoît, ce sont des gens qui ne connaissent pas la stabilité. Numquam stabiles, dit-il, 1,30, jamais ils ne restent en place. Alors, c'est absolument inutile ! Pierre qui roule n'amasse pas mousse, dit-on. Je me souviens que c'est une des toutes premières rédactions que j'ai faite lorsque j'étais à l'école primaire. Voyez comme ça reste imprimé. Mais Saint Benoît connaît un autre genre de moine qui, appa­remment ne serait pas pécheur du côté de la stabilité. Ce sont les sarabaïtes. Or en fait, ce sont des hommes qui professent une stabilité qui n'est pas vraie. Ce sont des faux stables. Ils restent tou­jours au même endroit, c'est certain. Mais attention ! Ils sont, dit Saint Benoît, non pas dans la bergerie du Seigneur mais dans la leur propre. 1,20.

Si bien que même s'ils restent au même endroit, ils ne s'y tiennent pas debout. Ce sont des gens qui vivent assis ou cou­chés. Or, 1a stabilité, c'est une attitude de combat. On est debout. On est ferme. On est solide. On est attentif. On est ouvert. Eux, ce sont des constipés et des endormis. Saint Benoît le dit autrement que moi, naturellement, parce que c'est un honnête homme. Saint Benoît, il dira ceci. Ils sont, dit-il en latin, in plumbi natura moliti, 1,18. Ils restent mous comme le plomb.

Vous voyez ! Ce sont des molasses. Ils ne savent pas rester debout. Voilà, ils se laissent aller. C'est une fausse stabi­lité. Faisons bien attention à cela, mes frères ! Cela ne veut pas dire maintenant que nous ne devons pas nous asseoir, ni nous coucher si nous sommes fatigués. Il s’agit ici d’une attitude spirituelle.

 

Mais la stabilité, c'est aussi une posture physique. On est dans un endroit, dans une communauté. Mais c'est aussi et davan­tage une attitude spirituelle. Saint Benoît le disait dans le huitième degré d'humilité, 7.148 : là, on se conforme à la Règle commune du monastère. C'est cela, vous voyez, on se laisse façonner par les hommes avec lesquels on vit. Pas les sarabaïtes !

Eux, ce n'est pas la communis Regula, mais c'est la propria Regula. Nulla Regula approbate, dit-il en 1,16. Ils ne sont mis à l'épreuve par aucune pratique de Règle. Non ! Approbati, il faut l'entendre dans le sens étymologique du mot: ils sont mis à l'épreuve comme l'or dans la fournaise. Non, eux, les gyrovagues, c'est leur propre règle.

Vous voyez, c'est une attitude spirituelle. Je peux très bien vivre ici à Saint Remy. Et je suis exemplaire, c'est à dire parce que je ne vais pas dehors. MAIS si intérieurement je mène une vie marginale, si je me marginalise, donc si je me construit un petit univers sarabaïte à moi tout seul, je ne suis plus sta­ble.

 

Voyez, la stabilité, c'est s'exposer tout nu dans un tel lieu parmi tels frères à ce qui va m'arriver. Il y a là une attitude de FOI qui doit toujours être entretenue. Parfois, nous aurons la tentation d'échapper à la pression exercée par les frères sur nous. Ce n'est pas toujours facile le coude à coude. Mais non, nous ne devons pas céder parce que la foi nous remet chaque fois sur nos pieds. Elle nous rappelle que c'est ce lieu, disons ce bâtiment dans lequel j'ai choisi de vivre, que c'est une fournaise.

C'est une fournaise qui va me faire souffrir parfois parce que je vais brûler. Mais c'est pour enlever toutes les scories qui empêchent mon or de briller et d'être pur comme Dieu l'attend. Donc voilà, mes frères un petit mot pour aujourd'hui. Et nous irons maintenant à l'église en portant dans notre coeur toutes les intentions que je vous ai recommandées.

 

 

 


Chapitre : Les vœux.                               10.07.82

      31. La vertu de stabilité.

 

Mes frères,

 

Revenons-en à notre vertu de stabilité. Je dis bien vertu. La stabilité est d'abord un état. C'est la position d'un homme debout en un certain endroit, au milieu d'un groupe d'hommes. Il est ferme. Il est solide. Il est d'attaque. Et il vit et il grandit. Cela, c'est la posture, la position qu'on appelle sta­bilité. Mais c'est aussi une vertu. Car pour tenir dans cette posi­tion, il faut être fort.

Voyons les choses concrètement. Nous sommes dans un environ­nement, un cadre, que nous avons choisi certes, mais enfin, une fois que nous sommes à l'intérieur de ce cadre, nous le subis­sons, de même les compagnons parmi lesquels nous vivons. Or, cela ne s'accorde pas toujours avec ce que nous désire­rions. Les bâtiments ne sont pas suffisamment beaux, le mobilier n'est pas adéquat à notre goût, les personnes ne sont pas exac­tement de notre niveau.

Si c'est le cas, nous ne regardons pas au-delà du mur, nous ne disons pas : ailleurs c'est le paradis, ici c'est tout au moins un purgatoire. Voyez, pour rester comme le dit Saint Benoît : tacita cons­cientia, 7,95, avec disons l'intérieur en silence, pour ne pas permettre aux pensées de germer puis de bouillonner en nous, il faut être fort. Et dans ce sens la stabilité est aussi une véri­table vertu.

 

Car écoutez ! Regardons bien ce qui se passe dans le monde. Vous comprendrez encore mieux. Vous avez des parents qui ont des enfants. Ces enfants sont petits. Ils grandissent et ils ont un certain âge. Quand ils deviennent plus grands, ils ouvrent les yeux. Et les décors dans lequel ils vivent, eh bien ma foi, ils préféreraient autre chose.

Alors les parents pour en sortir, ils leur concèdent une pe­tite chambre, ou un coin de grenier, ou une cave même et ils l’arrangent à leur goût. Vous voyez, c’est ça. Et une fois qu'ils sont mariés et installés, alors on va voir quelque chose ! Car ils se gardent bien surtout de copier ce qu'ils ont vu chez les parents. C'est outre chose. Vous voyez, c'est cela.

Eh bien nous, dans notre monastère, nous sommes atteints du même prurit de changement. Or le monastère est en soi un échan­tillon de la première vague, pas même de la seconde, mais de la première. C'est à dire qu'ici, les générations vivent toutes ensembles. Regardez, depuis le frère Jules, 91 ans, jusqu'au frère Philippe, 20 ans ! Alors, voyez tout l'intermédiaire ! Mais ce qui est adorable pour une personne de 80, 90 ans, mais à quoi est-ce que ça ressemble pour un jeune de 20 ou 30 ans ? Voyez, c'est ça que je veux dire.

 

Et la stabilité, c'est cette vertu qui nous permet de rester tous dans le cadre tel qu'il est. Cela ne veut pas dire que c'est inamovible, que ça ne doit pas évoluer ? Non, ça change. Mais ça change avec discrétion. Cela change lentement de fa­çon à ce que les anciens ne soient pas perturbés et perdus. Et aussi de façon à ce que les jeunes soient émoustillés par l'es­poir que l'une ou l'autre de leurs phantasmes pourra se concré­tiser dans la matière.

Mes frères, Saint Benoît a eu une si belle expression pour définir cette vertu de stabilité, du moins l'âme de cette ver­tu lorsqu'il dit que le moine - il s’agit d'un moine qui arrive de l'extérieur, un étranger, mais enfin, ça vaut même pour celui qui y vit - il doit simpliciter contentus est quod invenerit, 61,7. Et bien, qu'il soit tout simplement content de ce qu'il y trouve. Et content, cela veut dire que il en a son con­tent, il en est satisfait, il ne demande rien d'autre.

Pourtant, pourtant il n'est pas bête, il a l'oeil ouvert. Il remarque bien des choses et il lui arrive parfois confidentiel­lement d'en parler à l'Abbé. Cor Saint Benoît dit : S'il venait à reprendre ou à montrer quelque chose, et qu’il le fait avec l'humilité de la charité, mais alors l'Abbé examinera l'avertis­sement avec prudence. Car c'est peut-être pour cela même que le Seigneur l'a conduit ici, 61,9.

 

Donc, lorsqu'un jeune ou un moins jeune fait une remarque et dit : tiens tout de même, regardez un peu, il y a ceci, il y a ce­la. Est-ce que vous ne pensez pas que cela pourrait être autre­ment et mieux ? L’Abbé ne doit pas dire : Bon, c'est encore toujours un vieux, c'est encore toujours un jeune ! ça a toujours été comme ça, eh bien c'est bon. Voilà, il est ici, qu'il tire son plan.

Non ! Il doit prêter attention et se dire : c'est peut-être un oracle qui arrive par la bouche de ce frère ? Cela ne doit donc pas tomber dans l'oreille d'un sourd, mais cela doit entrer dans une oreille large ouverte, entrer dans le coeur...ça doit mûrir dans la raison et alors au jour venu on peut le réaliser dans la mesure du possible.

Voilà, mes frères, encore un aspect très pratique de la belle vertu de stabilité. Je pense que ce ne sera pas mal pour entrer de bon coeur et de grand coeur dans la Fête de notre Père Saint Benoît.

 

Chapitre : Fête de Saint Benoît.                  11.07.82

      Plaire à Dieu seul.

 

Mes frères,

 

Nos Pères de Cîteaux étaient habités par une grande et noble ambition : retrouver la pureté de l'idéal qu'ils estimaient dévalué. Ils avaient promis de vivre selon la Règle de Saint Benoît et ils se posaient une question : Comment Saint Benoît lui-même avait-il vécu ?

La Règle ne pouvait être un arsenal juridique, un cadre étroit qu'il suffisait de reconstituer plus ou moins fidèlement. A l'intérieur de la structure présentée par la Règle était dis­ciplinée une vie, une vie qui débordait de toute part cette structure. Ce ne pouvait être que la vie même de Saint Benoît. ['est pourquoi ils ont lu la Règle à la lumière de la vie de Saint Benoît. Et à mon avis, tout essais de retour aux sources doit emprunter le même chemin.

Et c'est la raison pour laquelle j'estime que le Petit Exorde qui relate les débuts de Cîteaux devrait figurer parmi les textes de base de notre Nouvelle Constitution. Sinon, il manquera toujours un chaînon essentiel et la porte sera toujours et toujours ouverte à toutes les interprétations possibles, alors que pour Cîteaux, il n'y en a qu'une.

 

Or, dès le départ, nous l'avons entendu encore au cours de la Lecture de l'Office de Nuit, Saint Benoît a ce que j'appel­lerai une idée fixe. ….?.... Deo placere desiderant, dit son biographe. Il est motivé par une passion, un désir, un eros j'oserais presque dire : plaire à Dieu seul. C'est à dire procurer de la joie, de l'agrément, du plaisir uniquement à Dieu à l'exclusion de tout autre personne. Et par le fait même trouver son véritable bonheur en Dieu et donner ce bonheur aux autres.

Il y a donc là un mouvement essentiel de la vie monastique : un retrait pour un retour, un renoncement pour une surabondance, un débordement qui permet de distribuer. Donc pour Saint Benoît, en toute logique, il faut refuser de se plaire à soi-même et il ne faut pas chercher à plaire aux hommes.

 

Ne pas plaire à soi-même ! Il dira par exemple : desideria sua non delectetur implere, 7,83.Ce qui se traduit : ne pas chercher sa délectation dans l'assouvissement de ses désirs. Il s’agit naturellement des désirs charnels dans le sens très large du terme, tout ce qui en nous peut devenir moteur, motif de notre action, ces désirs charnels.

Donc, ce sont les désirs qui flattent les sens ou bien qui entretiennent notre vanité. Pas seulement ce qui est viandeux, si je puis dire, ce qui regarde les instincts les plus primai­res de l'homme, mais aussi ce qui lui paraît beaucoup plus re­levé, ce qui nous met en valeur à nos propres yeux.

Tous les domaines aussi de la recherche intellectuelle. Cela ne veut pas dire naturellement qu'il faille y tourner le dos. Loin de là ! Mais ne pas chercher dans ces activités intellec­tuelles, et même spirituelles, notre satisfaction. Ne pas cher­cher à nous plaire à nous-mêmes.

 

Voyez dans la vie de Saint Benoît, nous l'avons encore en­tendu cette nuit. Il a, dit son biographe, avancé un pied et il l'a aussitôt retiré. Il s'est alors dit : il est préférable d'être sapienter indoctus, d'être sagement ignorant. Attention ! Je ne fais pas ici le procès des gens intelli­gents et je n'essaye pas de porter sur le pinacle ceux qui font de leur ignorance une vertu. Loin de là !

Mais c'est toujours ceci : dans ce que nous recevons, dans ce que nous acquérons, ne pas y placer notre repos, ne pas en tirer vanité, ne pas chercher à nous plaire à nous-mêmes car nous réservons notre passion pour Dieu seul.

 

Ne pas non plus chercher à plaire aux hommes ! Vous savez que c'est tellement séduisant. Saint Benoît a un tout petit mot. Il a de ces expressions qui sont vraiment la marque du Romain cultivé de son temps. Cor si Saint Benoît a renoncé aux sciences humaines, il est probable et quasi certain qu'il les possédait quand même.

Il y a des dons du Saint Esprit qui, lorsqu'ils prennent possession d'un homme lui confèrent aussi des dons purement na­turels comme celui de pouvoir dire des choses très belles en deux ou trois mots. Pensons aux Apôtres, pensons aux Evangélis­tes. Saint Benoît destiné à devenir le Père d'une foule innombra­ble de frères devait donc aussi posséder ce don de l'élocution ou de la rédaction concise et précise.

Il dit : pro Dei amore. Il faut vivre, il faut penser, il faut agir, non pas pour plaire aux hommes mais pour l'amour de Dieu. Toujours plaire à Dieu seul. Et ce que Saint Grégoire nous dit dans une phrase très belle, mais Saint Benoît le dit à sa façon dans sa Règle.

Mais là, ce que les Pères de Cîteaux avaient très bien pressenti dans leur instinct très sûr, nous retrouvons l'inspiration qui portait Saint Benoît vers Dieu : ne pas plaire aux hommes. ne pas chercher à attirer leurs regards, ne pas essayer de se concilier leurs bonnes grâces, ne pas aimer se faire applaudir d'eux.

Mais vous comprenez bien que ne pas plaire à soi-même, ne pas chercher à plaire aux hommes de façon à plaire à Dieu seul exige une vie fondée sur une foi pure et lumineuse. Et voilà à nouveau l'axe central de la Règle de Saint Benoît, le creditur, il faut croire.

Si bien, mes frères, qu'au coeur de la Règle se trouve ca­chée une option contemplative. Il en est d'autres naturellement, mais celle-là y est. Et c'est celle-là qui a retenu l'attention des Fondateurs de Cîteaux. Ils en ont fait leur trésor, ils l'ont soigneusement cultivée et nous connaissons les arbres et les fruits.

 

Il y a des noms très célèbres : Bernard...Enfin je ne cite que celui-là car la liste est trop longue. Il y en a eu dans toutes les régions de l'Europe, dans ce qui est devenu aujourd'hui la France, l'Angleterre, l'Allemagne...jusqu'en nos régions, ici...des noms célèbres et beaucoup d'inconnus. Et qu'ont-ils donc fait ces Fondateurs de Cîteaux ?

Ils ont choisi deux choses. D'abord un dépouillement extrême dans les bâtiments, dans la nourriture, dans le vêtement, dans le travail, dans la liturgie. Pourquoi ? Parce qu'ils ne voulaient pas se plaire à eux-mêmes. Et ils ont choisi le désert, endroit d'autant meilleur pour eux qu'il était inaccessible aux hommes. Et lorsque cet endroit fut tout de même découvert, ils en ont écarté les influences mondaines. Voyez : ne pas chercher à plaire aux hommes.

 Vous voyez comme ils ont calqué leur vie pratique sur deux exigences de la Règle de Saint Benoît qui exprimaient toutes deux cette passion qui brûlait dans l'âme du Patriarche : cher­cher, désirer plaire à Dieu seul.

 

Mes frères, vous savez que le retour à cette logique Béné­dictine et Cistercienne, elle est possible au plan personnel. Au niveau communautaire, c'est beaucoup plus malaisé. Et voilà, je vous laisse sur cette question. Nous sommes pen­dant la Visite Régulière. C'est l'occasion de nous demander si nous aussi, chacun pour notre part et tous ensemble en communau­té nous ne cherchons à plaire qu'à Dieu seul ?

Ou bien, si nous cherchons à plaire à d'autres, à nous-mêmes, à des personnes à côté ? Il y a-t-il dans notre vie des à côtés ou bien il y a-t-il Dieu seul ? Voila ! La Visite Régulière, c'est l'occasion d'un examen de conscience, d'une retraite, d'une révision de vie. Voilà mes frères, je vous laisse là-dessus.

Réfléchissez, priez et si vous le jugez nécessaire, ouvrez votre coeur au Père Visiteur, dites-lui ce que vous en pensez ! Et espérons-le avec la grâce de Dieu et la force de l'Esprit, il en sortira quelque chose de très positif pour chacun de nous et pour nous tous.

 

Homélie : Fête de Saint Benoît.                 11.07.82*

      Radicalité et absolu !

 

Mes frères,

Ce matin nous avons vu que Saint Benoît, dès l'origine de la vie monastique, a été habité par une passion qui n'a fait que grandir au fil des ans : Ne plaire qu'à Dieu seul. Dès que des disciples se sont rassemblés autour de lui, attirés par la chaleur et le rayonnement de sa vie intérieure, il s'est trouvé dans l'obligation d'infuser sa flamme à leur âme. Il a du la couler dans des mots humains. Et il a suivi quasi naturaliter, comme naturellement le mouvement imprimé par Dieu à tout ce qui est divin.

Il a donné à son feu une forme, un visage, un nom. Et il a dit : Les moines ne doivent avoir rien de plus précieux et de plus cher  que le Christ. Et ailleurs : ils ne placeront absolument rien avant le Christ.

En passant ainsi du Dieu auquel il voulait uniquement plai­re à la Personne du Christ, il révélait que l'Incarnation de Dieu était tout à la fois et le coeur, et l'enveloppe de sa vie entière, et que son ambition dernière était de devenir un seul esprit avec le Christ et ainsi d'entrer dans la Vie Eter­nelle.

 

Mes frères, Saint Benoît vivait donc à sa façon, d'une fa­çon nouvelle le nous avons tout quitté pour te suivre de l’Apôtre Pierre. Il faut placer la pointe de cette affirmation sur le mot tout, comme chez Suint Benoît pour le seul et sur le rien.

La vie monastique tout comme la vie apostolique porte en elle-même une exigence de radicalité et d'absolu qui se comprend lorsqu'on sait qu'un des plateaux­ de la balance porte Dieu lui-même.

Mais à un étage plus modeste, plus universellement accessible, retenti aussi un appel au détachement et à la pureté, un appel auquel nous devons prêter attention, un appel qui ne devrait pas être perdu par nous les habitants d'une Europe trop riche.

 

Cet appel, le voici : l'essentiel n'est pas dans l'accumu­lation des biens, dans les records de production, donc une consommation effrénée, dans un confort raffiné. L'essentiel vibre dans la dégustation paisible de la vie véritable qui est amour, une vie en imitation de la vie même de Dieu.

En ce sens, mes frères, Saint Benoît est vraiment le Patron actuel d'une Europe qui pourrait, si elle comprenait enfin sa véritable vocation, devenir pour le monde entier un foyer de lumière.

Cette Sagesse Bénédictine qui est sagesse apostolique, sa­gesse chrétienne, sagesse divine, l'auteur du Livre des Prover­bes nous en a parlé. L'Apôtre Paul dans l'Epître aux Ephésiens nous l'a décrite. Puissions-nous nous en inspirer ! Puisse cette Sagesse devenir le moteur de toute notre ac­tivité.

 

                                                                                             Amen.

 

Chapitre : Les vœux.                               15.07.82

      32. La stabilité est une attitude spirituelle.

 

Mes frères,

 

Nous avons à réfléchir, toujours, sur la stabilité. Elle est avant tout une attitude spirituelle, celle du moine qui se tient debout devant Dieu, qui ne se lasse pas de le regarder, de boire la Lumière qui rayonne du visage de Dieu, et qui attend l'heureux instant où il sera emporté là où déjà il habite par l'intention, par le désir de tout son coeur. Il n'y a donc pas chez un tel homme d'indécision, d'incons­tance, de fluctuation. Non, il est inébranlable dans son propos. Il y est enraciné. Il n'en dévie pas.

Et juste avant d'entrer au Chapitre se présentait à mon esprit celui qu'on pourrait très bien fêter comme étant le patron des moines qui vivent leur stabilité. Cela m'est venu car c'est demain la fête de Notre Dame du Mont Carmel. Et je me di­sais que ce Patron pourrait très bien être le Prophète Elie. Car son mot d'ordre était : Vive le Seigneur devant la face duquel je me tiens. Littéralement : devant lequel je me tiens debout.

Et vous savez qu'Elie n'a jamais bronché dans son propos. Il pouvait avoir contre lui les 450 prophètes de Baal, avec toute la foule des Israélites, le roi et sa cour, la reine qui savait très bien ce qu'elle voulait et qui était une femme à laquelle il ne fallait pas trop résister.

Eh bien non, Elie ne bouge pas. Il est devant Dieu. Il le voit. Il le sert. Voilà, il est vivant, dit-il, ce Dieu devant lequel je me tiens debout. Donc dans l'attitude de celui qui non seulement admire son Dieu, mais attend de lui des instruc­tions. Il est celui qui veille.

 

Il est arrivé à Elie - il était un homme comme vous et moi – ­de s'endormir, de s'assoupir dans le désert du Négeb, en dessous d'un arbuste, d'un genêt dit-on. Un gros genêt naturellement, il avait un peu d'ombre. Il était fatigué. On dirait aujourd'hui qu'il faisait une crise de dépression. Il était las. Et vous savez que lorsqu'on fait de la dépression, le pre­mier refuge, c'est le sommeil, là on est bien. On est hors de toutes ses misères. Il s'endort donc sous le genêt.

Mais attention ! Aussitôt son ange gardien est là. Il le frappe : debout, dit-il, mange et bois. C'est une première médi­cation, première thérapie, mais ce n'est pas suffisant. De nouveau il se laisse aller. Et une seconde fois ……. Et alors il reçoit par la vigueur de cette intervention de son ange, il peut marcher jusqu'à l'Horeb. Et là, de nouveau il est debout devant cette grotte. Et là, il va voir passer Dieu.

Vous voyez, c'est ça la stabilité ! Cela n'empêche pas d'avoir des moments de fatigue, même je dirais de doutes. On est homme. On est toujours enveloppe de chair lorsque ça arrive. On com­prendra mieux ses frères lorsque ce sera arrivé. Mais ça n'empê­che que on se redresse et qu'on est toujours là.

 

C'est donc, la stabilité, un produit des vertus théologales vivantes : la Foi qui tient les yeux de l'âme ouverts sur la réalité de Dieu, sur sa présence. La Foi qui a les oreilles aussi ouvertes à la Voix qui va donner une nourriture par le canal de l'ouïe, mais aussi qui va demander au moine certaines choses. N'oublions pas que le premier mot de la Règle de Saint Benoît, c'est écoute. Nous devons toujours avoir les oreilles propres. Nous aurons l'occasion d'écouter samedi lorsque le Visiteur nous adressera quelques remarques, quelques conseils avant de, oui, à son tour reprendre la route.

L'espérance ? L'espérance, c'est peut-être elle qui est le muscle qui tient le moine bien à sa place. Parce que l'espérance est une dégustation anticipée mais bien réelle et déjà goûtée de ce que plus tard nous posséderons en parfaite clarté. Elle est une, oui, une possession comme dit Saint Paul, en énigme comme dans un miroir. Mais on sait déjà qu'on le tient en main, dans les mains du corps spirituel, et on le déguste. On ne se contente pas de le regarder, mais on peut déjà en jouir. C'est toute cette sapientia, cette sapor, cette sagesse qui est une savoureuse dégustation de la Personne de Dieu Trinitaire.

Mais une fois que j'ai cela, il n'est plus question pour moi de divaguer. Non, je l'ai déjà. Il me suffit d’attendre. Et je serais fort dans mon attente grâce à cette espérance. Qu'est-ce que j'attends ? Mais j'attends que ce qui m'est donné maintenant à titre d’acompte, d'un tout petit acompte, qui sera en moi et pour moi dans toute sa plénitude, bientôt, demain.

 

Comme je le disais à un frère tantôt : mais qu'est-ce que c'est la distance qui nous sépare de l'an 2000 ? Il n'y a même plus 20 ans ! Mais qu'est-ce que c'est que 20 ans dans la vie d'un homme ? Qu'est-ce que c'est que 20 ans dans la vie du frère Jules, du frère Charles, du Père Ambroise, de Dom Félicien ? Qu'est-ce que c'est quand on a ….. c'est tellement vite ! Et c'est ça, voyez, l'espérance.

Et alors l'amour ! L'amour, qu'est ce que je vous ai dit je pense dimanche, l'autre dimanche, non ce dimanche-ci. Voyez comme le temps passe vite. On perd la notion du temps quand on vit d'espérance. Ne rien préférer à l'amour de Dieu, c'est cela ! Ne rien préférer à Dieu. Il désirait, Saint Benoît, plaire à Dieu seul. On a donné sa préférence à Dieu et on ne la retire pas.

C'est cela l'amour ! Et l'amour demeure droit, et l'amour demeure fidèle. Si bien que la stabilité, elle est parallèle à la fidélité créatrice qui jamais ne revient en arrière, qui jamais ne re­garde sur le côté.

 

Voilà, mes frères, vous allez penser que c'est bien exigent, tout cela. Et c'est vrai, c'est exigent. Mais lorsque Dieu appel­le quelqu'un à la vie monastique, il lui donne la possibilité de répondre à de telles exigences. Sinon, Il ne l'appellerait pas ! Donc, la stabilité, c'est un cadeau que l'on reçoit, un ca­deau enrobé dans ces trois vertus théologales.

Et nous avons toujours devant nous, si nous le voulons, l'image et la présence bien réelle aussi, et vivante de notre Père Elie. Car n'oublions pas qu'il est revenu avec Moïse pour présenter ses hommages au Christ notre Dieu, pour l'aider lui le Christ à demeurer stable.

Car, comme il était un homme, dans sa nature d'homme il avait besoin tout comme nous d'être conforté. Donc mes frères, nous sommes en bonne compagnie et il n'y a pas de danger que nous nous écroulions.

 

Chapitre : Les vœux.                               16.07.82

      33. Stabilité et Incarnation.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu hier que la stabilité était avant tout une attitude spirituelle. Cette attitude spirituelle doit, si elle est authentique, suivre comme naturellement, quasi naturaliter, le mouvement imprimé par Dieu à tout ce qui est d'origine divine. C'est à dire une descente, un descensus pour une ascension.

C'est donc ce mouvement de descente dans la matière et dans la chair pour une ascension dans le domaine de Dieu, c'est à dire à l'intérieur de la divinité. J'y reviendrai plus tard, mais je le dis déjà maintenant : la stabilité est étroitement liée au fait de l'incarnation du Verbe de Dieu. Il n'est rien d'authentique dans le Christianisme qui ne soit lié à la matière et à la chair. Cela échappe peut-être à l'auteur de ce livre sur la Troisième Vague.

Nous avons eu ce processus d'évolution d'un état de noma­disme à une vie agraire en petit groupe dans un espace restreint. Puis nous avons la recherche, l'observation du monde, l'observa­tion de la matière qui donne naissance à ce phénomène de l'in­dustrialisation avec l'éclatement sur des espaces beaucoup plus larges. Enfin, ce qu'on appelle maintenant l'exploration du monde et l'exploitation, la culture de la matière pt du cosmos.

 

Eh bien, mes frères, ça, c'est typiquement quelque chose qui est lié à l'essence du Christianisme. Ce n'est pas une sagesse, le christianisme, sagesse philosophique qui se perd dans des réflexions d'ordre métaphysique, même d'ordre sapientiel sur le monde, mais sans y toucher. La matière n'est pas quelque chose de mauvais qu'il faut éviter, dont il faut s'écarter. Non, la matière est bonne, la matière est pure. Pourquoi ? Mais parce que elle est le berceau dans lequel descend Dieu.

Dieu prend la matière pour se donner une apparence visible et ainsi pouvoir être vu, touché par les hommes et même mangé et consommé par eux. Il est donc nécessaire que cette matière soit de mieux en mieux connue, qu'elle soit même disons exploitée, mais dans le bon  sens du terme, mi se en valeur pour que toutes ses potentia­lités viennent au jour, qu'elle soit au service de l'homme qui est un fils de Dieu, et que à travers cette matière l'homme di­vinisé puisse lui-même se réaliser.

Il y a donc dans ce phénomène quelque chose d'irrépressible parce que c'est le Verbe de Dieu qui travaille à l'intérieur pour se manifester. Naturellement ce sont des considérations parallèles à ce qu'il dit. Mais je pense qu'elles viennent les compléter, les parfaire. Nous avons cela aussi alors dans la stabilité qui est le fait de se tenir spirituellement devant Dieu, de le contempler, de se nourrir de la vision et de la volonté de Dieu. C'est bien tout cela ! Mais cela pourrait être platonicien, éthéré et faux si ça ne se fixait dans une attitude corporelle.

 

Alors, cela devient vrai ! Je resterai à ma place, debout, en un lieu qui pour moi est un terrain sacré, divin, là où s'établit, où se construit le Royaume de Dieu. Et je reste là physiquement, toujours prêt, toujours éveillé. C'est cela le mouvement de la spiritualité pure dans un corps qui, lui, grâce à cette posture physico spirituelle devant Dieu, va devenir tout à fait transparent, spirituel et transfiguré, se préparant déjà à la résurrection qui sera un jour son triomphe et sa récompense.

C'est là une loi de l'économie divine qui est garante de vérité, comme je le disais il y a un instant. Là où cette loi n'est pas présente, dites-vous bien qu'il y a hérésie, qu'il y a erreur, qu'il n'y a pas de christianisme. Le Christianisme est une religion de la nature et de la chair car le Verbe de Dieu a voulu devenir matière et chair.

Les Cisterciens avaient une magnifique expression. Ils di­saient : Firmare stabilitatem in loco. Ce qui peut se traduire : donner corps à leur projet dans un lieu privilégié. Firmare stabilitatem : c'est firmare, c'est rendre ferme. C'est rendre solide. C'est donner corps à leur projet d'être toujours là devant Dieu, disponible, ouvert, aimant, contem­plant...lui donner corps, MAIS en un endroit. Voyez, en quatre mots ils ont réussi à couler, à couler cette loi d'économie divine qui était l'essence même de leur vie. Dans ces quatre mots se trouve synthétisé - implicitement naturellement, il faut savoir le lire, il faut avoir des yeux pour le voir et un coeur pour le sentir - l'option contemplative de leur projet.

 

La terre, la terre sur laquelle ils se fixent, elle devient leur nourrice. Non seulement parce qu'ils vont la cultiver, parce qu'ils y puiseront leur nourriture, mais aussi parce que sous leurs pieds sera à l'oeuvre l'Esprit et le Verbe, et à travers ces deux Personnes Divines, le Père lui-même, donc toute la Trinité.

Cette terre sur laquelle ils font quelque chose de nouveau - c'est un nouveau monastère, ce sont des nouveaux hommes, ce sont de nouveaux soldats, on n'avait jamais vu cela auparavant - ­cette terre-là devient nourricière parce que c'est une terre sur laquelle et grâce à laquelle va s'incarner une intention divine : faire de ces hommes une race d'hommes nouveaux.

On n'attirera jamais assez l'attention sur ce mot NOUVEAU sous la plume et dans la tête, et dans le corps de ces fonda­teurs de Cîteaux. Vous comprenez que là, à cet endroit-là, leur être spirituel va prendre forme. Je vous assure que nous voilà à près de 1000 ans de distance. Nous avons perdu cette sensibilité et je pense que nous devons la retrouver.

 

La rédaction des Nouvelles Constitutions pourrait être l'oc­casion unique et providentielle de retrouver cette sensibilité première des Fondateurs. C'est pour cela qu'il faudrait que le vocabulaire soit bien choisi. Mais pour qu'il soit bien choisi, il faudrait bien le connaître.

Mais voilà, mes frères, tout cela c'est peut-être du rêve. Mais n'oublions pas que Dieu est un grand rêveur et que tôt ou tard, ses rêves finissent par prendre corps.

 

Chapitre : Les vœux.                               19.07.82

      34. Epouser le rêve de Dieu.

 

Mes frères,

 

Les cisterciens avaient cette belle expression : Firmare stabilitatem in loco. Affermir, rendre vigoureuse la stabilité l'implantation dans un lieu. Je pourrais demander à notre frère Jacques-Emmanuel de nous rappeler ce que c'est qu'un lieu géométrique. Pour moi c'est déjà tellement loin, mais pour lui c'est tout proche. L'endroit à partir duquel - comme ça en gros - tout s'explique, tout vient là, tout part de là.

C'est cela le lieu dans lequel nous sommes. Tout y conver­ge. C'est à dire pour chacun d'entre nous, toutes les grâces, tous les cadeaux que Dieu nous destine arrivent de tous les côtés à l'endroit où nous sommes établis. Et à partir de là, tout se disperse dans le monde pour por­ter au loin cette bonne Nouvelle d'un salut qui est présent et qui se réalise, et qui rend des hommes heureux, d'un bonheur qui est déjà la prédégustation de ce qui nous est réservé plus tard lorsque notre stabilité sera alors définitivement fixée là où Dieu nous a préparé une place.

Rappelons-nous cette Parole formidable du Christ : Je m'en vais vous préparer une place. Notre stabilité, ici, elle est jusqu'à la mort. Mais il y a un après la mort. Et là, nous avons aussi une stabilité qui se prépare dans celle-ci aujourd'hui. C'est au lieu, à la place que le Christ a préparé pour chacun d'entre nous.

 

Lorsque on commence à réfléchir à ce petit mot stabilité, à ce que nous vivons, nous découvrons des horizons proprement sans limite car ils nous transportent la ou déjà en espérance nous vivons. La stabilité, elle sera fortement liée à la vertu d'espé­rance. Nous avons déjà - ici en notre lieu nous l’avons en énigme, comme dit l'Apôtre Paul, comme dans un miroir - mais bien réellement ce que nous posséderons demain en parfaite clarté et lucidité, et vision. Alors, mes frères, on comprend mieux que Saint Benoît trou­ve tout naturel que le moine soit content de ce qu'il trouve là où il est.

            Oui, ce n'est pas une indiscrétion, non certainement pas parce que je ne cite personne. Mais aujourd'hui même, aujourd'hui même c'est pas vieux, il y a un frère qui m'a dit : ô si vous saviez combien je suis content de ce que Dieu m'a appelé ici. C'est un frère tout simple. Ce n'est pas un grand philoso­phe. Non, il dit ce qu'il pense, ce qu'il expérimente, ce qu'il vit. Il connaît bien l'un ou l'autre monastère, c'est certain, comme chacun d'entre nous. Eh bien, dit-il, j'embrasserais bien les murs tellement je suis comblé.

Eh bien, vous voyez, c'est ça le : être content de ce que l'on trouve. Il y a là une plénitude qui entre dans l'être et qui le rend ouvert à tout l'imprévu que Dieu réserve. Je dirais aussi que pour un tel frère, c'est un peu aussi Saint Nicolas tous les jours. Car nous portons en nous des dé­sirs comme ça qui sont plus ou moins confus. Mais voilà, Dieu sait ce qui nous convient et il nous donne sur place tout ce qui est meilleur pour nous.

 

Nous avons un rêve. Nous rêvons de beaucoup de choses pour nous, un rêve sur notre personne. Nous nous voyons, nous nous construisons en rêve. A côté de ça il y a Dieu, Dieu qui rêve aussi de nous et pour nous. Et Dieu, lui, il nous crée. Et nous sommes un rêve de Dieu qui est en train de prendre corps. Ce rêve de Dieu sur nous ne correspond pas la plupart du temps, ou pas toujours, à notre rêve à nous.

La stabilité, vous voyez, c'est épouser le rêve de Dieu sur nous. Il nous a mis ici, parce que ici il nous donne tout ce qui permet à son rêve à lui de se construire. Or, ce rêve de Dieu sur nous,  c'est notre véritable moi, c'est celui qui est vrai maintenant, c'est celui qui sera vrai pour l'éternité. C'est le meilleur pour nous ! Nous ne savons pas, nous, ce qui nous convient. Dieu, lui, il le sait et il le prépare, et il nous le donne.

Mes frères, notre vie monastique, si elle est vue sous son angle contemplatif - je l’ai déjà dit tant de fois - elle est un poème. Il faut voir Dieu comme un poète. Il faut le voir comme un rêveur. Et nous sommes le produit de son poème et de son rêve. Il nous donne donc tout ce qui nous convient.

 

Et ici, je voudrais attirer votre attention encore sur ce que nous avons entendu aujourd'hui à la lecture du réfectoire tout à la fin, le chapitre 40 je pense de la Règle de Saint Benoît. Il dit pour terminer ce Chapitre : Surtout, surtout qu'on évite à tout prix dans le monastère la mal du murmure. 40.25.

Eh bien, le murmure, c'est exactement le contraire de l'esprit qu'est la stabilité. Le murmure : je ne suis pas content de ce que Dieu me donne. Et alors je grogne. Je grogne à l'in­térieur et puis, si ça dure, ça va grogner à l'extérieur. Je vais parler à un, à l'autre. Et puis voilà je murmure...

C'est une plaie, parce que à mon avis le murmure est un ver qui entre dans le fruit de la vie monastique qui est l'esprit de stabilité. C'est un petit ver qui fait pourrir tout. A l'extérieur, c'est encore très beau, mais en dedans, c'est mangé, il n'y a plus rien. Le murmure, c'est encore une fois de ne pas être content de ce que Dieu donne à l'endroit où on est.

Et vous savez, pour des moines murmurateurs de ce genre, à l'extérieur, c'est toujours monts et merveilles, paradis partout, sauf à l'endroit où on est. Alors les murmurateurs, ce seront les réformateurs. Qu'on les mette à la direction des affaires, alors ce sera vite transformé en un paradis terrestre. Vous voyez ! Tout cela ce sont des rêves, des rêves qui sont projetés et qui servent d'alibis à toutes sortes de com­portements aberrants comme des mirages. Lorsqu'on s'en appro­che, mais ça n'est rien, ça s'évanouit et se meurt.

Mes frères, retenons cela, si vous le voulez, que la sta­bilité, elle est donc un acte éperdu de confiance en l'amour paternel de Dieu sur chacun d'entre nous et sur la communauté. On peut dire: Oui, mais notre communauté - on peut dire ça de toute - mais notre communauté, elle n'est pas parfaite. Il y a ceci, il y a cela, et ça, et ça. Je ne parle pas des hommes, car on sait bien que nous ne sommes pas parfaits. Mais tant de choses, ça pourrait être mieux.

C'est vrai, ça pourrait être mieux en soi. Mais pour nous ça doit être ainsi parce que voilà : c'est grâce. C'est dans ce lieu, encore une fois, tel qu'il est, que Dieu nous donne à chacun ce qui nous est indispensable pour que nous puissions devenir dans la réalité charnelle et spirituelle de notre être le rêve qu'il est en train de chosifier, de réifier.

 

Voilà, mes frères, à mon avis la stabilité aussi en tant que vertu monastique, elle atteint au sein de la Trinité, elle atteindra la Personne du Père. La stabilité, elle est la source de tout. Si vous avez un moine stable, un moine qui vous tient des réflexions comme j'ai entendu aujourd'hui et que je vous ai rapportées, quel qu'il soit, ce n'est pas nécessaire que ce soit un génie, non... Mais vous pouvez être certain que l'arbre est en train de croître et que, comme le Visiteur l'a dit dans la Carte de Vi­site, finalement ce sera un fruit bien doré et bien mûr que Dieu viendra cueillir pour l'engranger dans ses greniers, là où ce sera la stabilité définitive.

 

Chapitre : Les vœux.                               22.07.82

      35. La fine pointe de la stabilité.

 

Mes frères,

 

La fête de Sainte Marie Madeleine a ouvert mon esprit sur un nouvel aspect de notre voeu de stabilité. Vous vous deman­dez peut-être lequel ? Nous allons, si vous le voulez, le découvrir ensemble. Mais d'abord je dois vous présenter cette femme extraordinaire qu'est Marie Madeleine. Nous allons nous en tenir aux deux extré­mités repérables avec certitude. Elle avait été habitée par 7 démons. Puis, à un moment précis de sa vie saisie par un amour fou, elle a été la premiè­re à reconnaître le Christ ressuscité. Que s'est-il passé dans l'intervalle ?

Pour nous, aujourd'hui, contempler le Christ ressuscité, c'est le sommet de la vie spirituelle. Cela suppose un coeur purifié de toute malice, un coeur vide de tout démon. Or, Marie avait été possédée, elle, par 7 démons. Les pre­miers moines, Saint Benoît aussi, usaient déjà d'une autre ter­minologie. Ils ne parlaient plus tant des démons. Ils parlaient d'esprits, de passions, des pensées.

Aujourd'hui, l'endoscope de notre psychisme nous fait dé­couvrir des phénomènes qui sont apparemment purement naturels et qu'on appellera plutôt : pulsions, obsessions. Mais en fait, il s’agit toujours de la même chose. Démon, passion, pensée, esprit, obsession, pulsion, c’est tous les dérèglements de la vie personnelle qui foisonnent autour de ce noeud qu'est l'égocentrisme.

 

Or, Marie Madeleine était victime de cette situation. Si nous la regardons dans la totalité de sa vie, mais surtout au début de sa vie - enfin pas quand elle était toute petite mais quand elle était une femme qu'on regardait et qu'on jugeait comme ayant en elle 7 démons - à ce moment, Marie Madeleine était une personnalité violemment antithétique, une femme toute ensemble merveilleuse et démoniaque.

Tout au fond dans le secret, la où elle-même n'avait pas accès, où seul pénétrait le regard de Dieu, elle était une merveille que Dieu seul admirait...Dieu seul...

Maintenant à l'extérieur, pour le public, elle était le contraire d'elle-même, un démon. En fait, ce n'est pas elle qui était un démon. Elle était prisonnière de 7 démons. Et un beau jour une nouvelle Madeleine est apparue, la vraie, celle qui était dissimulée. Que s'est-il donc passé dans l'entre deux ?

 

Les Evangiles ne sont pas un récit romanesque qui me per­mettrait d'analyser l'évolution psychologique d'une grande ve­dette. Mais nous pouvons savoir ce qui est arrivé. C'est très simple car en fait ça se produit encore aujourd'hui...peut-­être pour chacun de nous si nous voulons bien prêter attention. Le Christ l'a regardée et elle s'est laissée regarder par le Christ. Et ça a suffit pour la métamorphoser. 

Et voilà où je voulais en venir, à ceci : le lieu secret de notre stabilité, c'est le regard du Christ sur nous. Si je reste ici dans ce monastère, c'est parce que ici et pas ailleurs je sais et je sens que le regard du Christ est posé sur moi. Alors je reste fidèlement, obstinément dans la chaleur et la lumière de ce regard qui opère tout en moi à condition que je ne me dérobe pas à lui. Nous avons donc ici, à mon avis - et je pense que je suis dans la vérité - nous avons l'avancée la plus lointaine à l'intérieur de notre voeu de stabilité.

Il est impossible d'être transfiguré, de connaître la petite résurrection : donc d'être libéré de ses démons intérieurs, de devenir un homme nouveau si on ne reste pas dans la lumière et la chaleur de ce regard humano-divin posé sur nous. Et il ne se pose pas sur nous n'importe où, mais en un en­droit ; comme si le faisceau de ce regard était unidirection­nel, qu'il était ponctuel, et que - pour moi naturellement - et que ce soit à ce seul endroit qu'il croise le mien...

 

Pourquoi ce doit-il être vrai ? Mais parce que le Christ est un homme et qu'il n'est pas une abstraction. Il a des yeux. Il a des yeux devant, il ne les a pas derrière. Et il me regar­de à un endroit où il me demande d'être. Et dans ce regard, je veux rester. Et restant dans ce re­gard, le miracle s'accomplit...

Mes frères, comme Marie Madeleine, je suis déjeté en tous sens par le démon. Mais ma vérité éternelle, mon être d'éternité est en moi et il est dégagé par la fraîcheur et la beauté de ce regard du Christ. Cela ne se fait pas autrement.

Il est même inimaginable que ça se fasse autrement, parce que vous comprenez, ce regard est un regard divin, est un regard spirituel, est un regard de l'amour. Et c'est ce regard qui crée l'univers. Et c'est ce regard qui libère un homme et qui le christifie...

 

Et maintenant je vais encore aller plus loin. C'est que ce regard, il doit se poser sur moi à travers les yeux de mes frères. C'est peut-être osé, cela, audacieux ? Et pourtant, c'est vrai !   Le Christ, je le répète, n'est pas une abstraction. Il est bien vivant. Il est ici, là devant moi, parmi nous. Mais il se manifeste à moi à travers le frère que je rencontre. Il est impossible d'échapper à cette évidence.

Les yeux de mon frère sont donc les fenêtres à travers les­quelles le regard divinisateur et transfigurateur du Christ m'atteint et me transforme. Ces regards, pour qu'ils soient efficaces, doivent voir en moi sous la croûte, sous la croûte épaisse plaquée sur mon être par les démons. Ils doivent voir la merveille qui est mon être d'éternité. Ils doivent agir sur moi comme le regard du Christ a agi sur Madeleine, un regard qui me donnera vie et vigueur.

Voilà, mes frères, ma stabilité vraie et définitive. Elle est dans les yeux de mes frères. Mais voyez, voyez quelle res­ponsabilité pèse sur moi, pèse sur chacun d'entre nous ! La fidélité du frère dépend du regard que je pose sur lui. Si c'est un regard pur, un regard lumineux, un regard d'amour, ce frère peut en toute sécurité habiter dans mes yeux. Il peut y chercher refuge, réconfort, vie. Mais si c'est un regard sarcastique, un regard cynique, un regard de condamnation, à ce moment-là j'expose le frère à prendre la fuite, je le soustraits au regard du Christ et je le tue.

 

Voilà, mes frères, ce que je voulais vous dire aujourd'hui. C'est une grande vérité. Essayons d'y être attentif. Rappelons­ nous ce qui s'est passé avec Marie Madeleine...ça se passe avec chacun d'entre nous.

Mais n'oublions jamais que le regard du Christ se pose sur chacun d'entre nous à travers le regard du frère – directement aussi, c'est certain - mais il faut pour que ce soit ainsi que je vois déjà le Christ ressuscité devant moi. Il faut déjà que je sois arrivé à un degré de vie contemplative très, très élevé.

Mais dans l'entre deux, c'est dans mes yeux, c'est dans la qualité de mes yeux que doit se reposer le frère qui doit fixer sa stabilité et trouver la vie.

 

Homélie : Vigile de l’Assomption de la Vierge.   14.08.82

      L’ardente attente de Marie.

 

Mes frères,

 

La célébration de cette Vigile Eucharistique apparaîtrait dans sa lumineuse beauté et dans son infinie richesse si elle se déroulait en son temps idéal, c'est à dire au cours des ténèbres de la nuit.

Elle est en effet une veillée nocturne, un parallèle de la grande veillée Pascale, une veillée au cours de laquelle nous attendons un événement bouleversant, un événement qui doit faire culbuter notre vie, qui doit la renverser et la lancer dans une direction nouvelle, une direction au-delà de ce que notre coeur peut imaginer ou concevoir.

Pensons donc à cette première veillée, la veillée idéale, le modèle de toutes celles qui doivent suivre, celle où le Christ est ressuscité d'entre les morts. Marie veillait...

 

Et notre vigile de ce jour symbolise cette attente ardente de Marie, mais attente paisible, confiante, attente sans fiè­vre car Marie savait et Marie voyait. Elle attendait dans le calme, dans la sérénité le surgissement de son heure à elle.

Tous les événements qui avaient formés sa vie, elle les portait dans son coeur, elle les repassait, elle les ruminait, elle s'en nourrissait. Elle devenait elle-même parole révéla­trice du Dieu qui est amour. Et Marie attendait. La vie du moine est une attente calquée sur le modèle de l'attente qui nourrissait la vie de Marie.

Oh, ce n'est pas non plus une attente qui doit nous faire tourner le dos à nos tâches terrestres, mais bien plutôt une attente qui les élève à leur véritable niveau qui est de construire avec patience, pièce par pièce, le Royaume au coeur du­quel le Christ ressuscité pourra apparaître et à côté de lui, celle qui lui a donné la vie ; et tout autour d'eux, les hommes, les hommes réunis dans une communion qui sera reconnaissance, admiration et louange.

 

Mes frères, Saint Benoît nous recommande d'avoir à chaque instant la mort suspendue sous nos yeux. Cela n'a rien de si­nistre, cela n'a rien d'effrayant ! Non, cela veut dire que l'heure de notre endormissement, c'est à dire en fait l'instant de notre éveil à la vie véritable, cette heure, nous devons la vivre déjà maintenant. Nous devons l'anticiper en laissant la lumière pénétrer en nous, en lui permettant de se répandre jusqu'aux extrémités de notre corps afin que notre chair elle-même devienne semence de notre corps spirituel qui demain sera notre vêtement et notre gloire.

Le moine est véritablement un fils de Marie s'il est un éveillé, s'il est un attentif. Et pourtant son attention, sa vigilance sont comme un sommeil. Tout est paisible. Mais un sommeil peuplé de rêves, mais des rêves qui sont réalités, qui sont plus beaux que le réel, qui sont le réel dans toute sa beauté, des rêves qui sont des élans vers le point ultime où tout à coup le voile va se déchirer, et où dans la pleine clarté apparaîtra celui que confusément déjà, dans l'obscurité de la foi - mais d'une foi vive - nous con­templons...celui qui a séduit notre coeur.

Si cette beauté - c'est la vision de cette beauté - n'était déjà pas présente dans notre coeur dès le premier instant, mais jamais nous ne serions venus ici. Et c'est cette beauté qui nous lie à ce lieu car nous savons que le monastère n'est pas un tombeau mais qu'il est le lieu de l'apparition, il est le lieu de la véritable vie.

 

Mes frères, très concrètement sachons le, nous le savons d'ailleurs, nous en faisons l'expérience à tout moment, si nous voulons, le Christ, nous le rencontrons ; notre attente se voit comblée chaque fois que notre regard croise celui d'un de nos frères. Car le Christ qui vit dans cet homme, c'est lui qui nous lance un message, un signal, à travers ses yeux. Notre attente le capte et notre coeur s'en réjouit.

Voilà, mes frères, le lieu de notre communion. Nous allons dans un instant partager le Corps et le Sang du Christ, ce Corps et ce Sang glorifiés aujourd'hui, et qui sont constitués des cellules du corps même de Marie. Et cela va venir en nous, et cela va former le nôtre. Et ainsi notre attente sera aiguisée. Elle sera plus puissante. Car nous savons, et nous saurons davantage encore que bientôt le prodige, la merveille se réalisera ; le mox de Saint Benoît, bientôt, qui pour lui et pour nous est déjà un déjà.

 

                                                                                                              Amen.

 

Homélie : Fête de l’Assomption de la Vierge.    15.08.82

      Marie savait et comprenait Jésus.

­

Mes frères,

 

L'âme de notre attente, ce qui lui donne sa force, son endurance, son dynamisme, c'est une Parole que le Christ notre Dieu a adressée à ses disciples au moment où il partageait avec eux pour la dernière fois le repas de la Pâque.

Il leur disait, ou plutôt il disait à son Père : Je veux que là où je suis, eux aussi soient avec moi et qu’ils voient ma gloire, cette gloire qui était mienne déjà avant la création du monde.

Mais où était-il, Lui ? Il était à ce moment-là même dans le sein de son Père et il était au milieu de ses disciples. Il était au seuil de sa passion et déjà il entrevoyait la gloire de sa résurrection.

 

Mes frères, à côté des disciples, au milieu d'eux, il y avait Marie la Mère de Jésus. Elle entendait ses paroles. Elle les recueillait. Elle les enfouissait dans son coeur car elle savait que c'est à elle d'abord que elles revenaient. C'est pour elle en premier lieu que le Christ, son Fils, au moment de la séparation demandait au Père cette grâce qu'elle soit, elle, avec Lui là où il était. Elle avait compris.

Et les disciples, pour eux, c'était une énigme. Mais Marie pénétrait le sens profond et caché de ces Paroles. Elle serait avec le Christ partout où Il était. Elle serait présente à sa souffrance. Elle entrerait avec lui dans la mort et elle parta­gerait avec lui le bonheur de la résurrection. Tout cela, elle le savait et elle était seule à le savoir.

A nous, mes frères, de la suivre et de l'imiter. Nous de­vons devenir ce qu'elle est, c'est à dire recevoir le cadeau splendide d'un coeur pur, d'un coeur redevenu vierge, le coeur d'un petit enfant, un de ces enfants auxquels est promis le Royaume. Lorsque notre coeur sera semblable à celui de notre Mère, alors nous comprendrons nous aussi le sens de ces Paroles.

 

Mais pour l'instant notre coeur est encore bien souillé. Aussi ne crions pas de suite à l'impossible. Le diamant le plus beau n'est au point de départ qu'un vulgaire caillou. Et c'est l'art du joaillier, du diamantaire, d'en faire surgir une pierre qui captera la lumière et qui la restituera. Et notre coeur deviendra, lui aussi, un diamant brillant aux feux de l'Esprit à condition que nous permettions à Dieu notre Père de travailler, de le façonner.

C'est cela le sens de notre présence ici, de notre obéissance, de notre écoute : devenir chacun à notre place un diamant qui sera inséré dans une construction, cette nouvelle Jérusalem au sommet de laquel­le brillera le diamant par excellence qu'est notre Mère Marie. Elle est déjà là, elle, dans sa chair et nous serons un jour à côté d'elle dans la nôtre.

La fidélité de Marie a été comblée au-delà de toute mesure. Et la nôtre le sera également à condition, une fois encore, que nous soyons fidèles, que nous fassions confiance ; que nous nous laissions conduire et façonner. Le Christ n'a pas d'autre désir : nous élever là où il est, là où déjà il a élevé sa Mère.

 

Si le Christ a voulu devenir homme, c'est pour que nous puissions devenir Dieu. Ne plaçons pas notre ambition en dessous de ce niveau, là est notre place. Je vais, dit-il, vous préparer une place, et puis je reviendrai et je vous prendrez avec moi. Et là où je suis, vous serez aussi.

Voilà exaucée la demande qu'il adressait à son Père. Et vous comprenez que la toute première qui a reçu ce cadeau, ce fut sa Mère. Mes frères, son Magnificat, ce chant composé de quelques santons empruntés à ce que Marie connaissait de l'histoire d'Israël - or elle connaissait tout, elle l'israélite par excel­lence - ce chant, elle l'a répété chaque jour de sa vie. Elle le chante encore aujourd'hui, soyons-en certains. Et elle at­tend que nous le chantions avec elle. Chaque jour à l'Office des Vêpres nous le reprenons. Mais essayons d'entrer dans l'essence de ce cantique, de le faire nôtre comme si nous en étions nous-mêmes les auteurs pour la toute première fois.

L'Assomption de Marie, c'est nous-mêmes tels que nous se­rons demain, tels que nous sommes déjà aujourd'hui en espéran­ce. Et notre attente, c'est l'attente de cette possession anticipée.

 

Mes frères, il y a dans notre vie chrétienne et surtout dans notre vie monastique une certitude, c'est que le demain est déjà présent. Et cette certitude, nous allons la revivre dans cette Eucharistie, surtout au moment où tous nous allons communier au Corps et au Sang du Christ ressuscité. Comme je l'ai rappelé hier, ce Corps qui est constitué de la chair et du sang de Marie, elle aussi dans sa chair glori­fiée, là, où nous sommes attendus.

Nous allons vivre dans cette Eucharistie le présent du jour eschatologique. Marie est avec nous et nous sommes avec elle dès maintenant et pour jamais.

 

Chapitre : Les vœux.                                                    28.08.82

      36. La stabilité, partage conscient de la vie Divine.

 

Mes frères,

 

Nous allons reprendre la suite de nos entretiens sur la stabilité. Je ne vais pas résumer tout ce que j'ai dit, ça ne nous permettrait pas d'avancer. Je vais tout bonnement accro­cher le fourgon de mes paroles au convoi qui est en voie de formation.

 

Je rappelle simplement que la stabilité, avant d'être im­plantation en un lieu, est d'abord une attitude spirituelle. Comment l'exprimer sous une forme nouvelle ? Je vais m'y em­ployer. Dieu me voit dans son coeur déjà parvenu à ma stature d'homme parfait, adulte dans le Christ. Cette vision qu'il a de moi, ce regard qu'il pose sur moi me crée dans mon être de vé­rité, dans mon être éternel. Je suis enveloppé, je suis soute­nu, fortifié, construit par cette vision que Dieu a de moi. Mais je le précise, il me voit déjà parfait, achevé, terminé.

Pour lui, je suis seul dans le monde. C'est à dire que dans l'univers tel qu'il se présente, il n'existe que deux êtres vivants raisonnables : Dieu et moi. Je suis unique et je suis seul. Il n'y a que nous deux. Donc tout son vouloir, tout son amour, toute son imagination, tout ce qu'il est, est cen­tré sur moi qui suis seul devant lui. Et c'est tellement in­tense que l'attention de Dieu sur moi ne se détend jamais.

Et ce qu'il fait pour moi, il le fait aussi pour chacun des hommes. C'est ainsi que tous et chacun nous sommes litté­ralement constitués dans notre être le plus profond et le plus vrai par cet amour que Dieu a pour nous.

 

Ce qui paraît assez paradoxal, c'est que en réalité dans cette relation amoureuse qui me crée, je sais pertinemment bien que au monde il n'y a que Dieu et moi et que je suis seul existant avec Dieu. Chacun peut dire la même chose. Seul Dieu peut réaliser ce tour de force. Nous, ce n'est pas possible, notre être étant trop limité, notre amour n'étant pas suffi­samment puissant, nous devons toujours fragmenter ce que nous faisons. Nous devons le disperser. Dieu pas...

Il y a entre Lui et nous une différence capitale essentiel­le. Mais je pense qu'elle est très importante. Car dès le mo­ment où j'ai conscience d'être pour Dieu seul au monde et que tout son être est centré sur moi, à ce moment-là j'entre dans cette stabilité que je vais symboliser en m'enracinant dans un lieu.

En effet, je vais me sentir obligé de répondre à cet absolu d'amour. Ce n'est pas une obligation morale. C'est une obliga­tion métaphysique et même physique. Je ne puis pas faire au­trement car c'est cet amour qui me fait être corporellement et surnaturellement. Donc, mes pensées et mon coeur seront tou­jours fixées en Dieu.

 

Il y a donc une stabilité du coeur, une stabilité des pensées qui m'empêchent de chercher ailleurs ce que Dieu seul peut me donner, c'est-à-dire : la Vie. Cette stabilité de mon coeur assoiffé d'amour et de mes pensées subjuguées par cet amour que je sens reposer sans cesse sur moi et me soutenant, me font vivre une expérience qui est extraordinaire. C'est que je trouve la plénitude à l'intérieur de l'instant. C'est à dire que je goûte l'achèvement de toutes mes aspira­tions, de tous mes désirs, de toutes mes passions. Cet apaise­ment, je le goûte dans l'instant même.

Voyez maintenant tous ces instants les uns après autres, chacun habité par une plénitude que je déguste qui est ma nourriture. C'est un avant-goût de la vie éternelle. Car l'éternité, ce n'est rien d'autre que cela ! Voyons maintenant tous ces temps condensés en UN. C'est l'éternité, c'est la vie éternelle, c'est le partage conscient et permanent de la Vie Divine. Voilà, mes frères, une approche nouvelle encore de la sta­bilité dans ce qu'elle a d'essentiel.

Voyez, c'est tout autre chose que de vivre entre quatre murs. Les quatre murs sont le symbole et le signe de l'ins­tant dans lequel je goûte la plénitude parce que c'est dans cet instant que le regard amoureux de Dieu est posé sur moi seul. Et ce regard me crée dans ma vérité éternelle qui est à la fois corporelle et spirituelle, qui est physique, maté­rielle, et qui est surnaturelle et divine.

 

Nous comprenons encore mieux maintenant ce que dit Saint Benoît : Le moine content de ce qu’il trouve. Pourquoi est-il content de ce qu'il trouve ? Mais parce que au coeur de chaque instant qu'il vit, il goûte la plénitude, il est satisfait, il est content, il est rempli, il est empli.

            Il est empli de quoi ? Mais il est empli de la plénitude de Dieu. Saint Paul le dit : Pour que vous soyez emplis, vous, de cette plénitude qui est la vie Divine transmise à nous par le canal du Christ, par ce Dieu devenu homme.

Le moine est donc content. Tout ce qui est donc, je dirais, extérieur à cet instant dans lequel il vit en plénitude, mais c'est un décors. Un décors indispensable, mais il pourrait être autrement. Il est tel, mais il pourrait être autrement.

 

Dans le fond, il n'a pas une importance essentielle. C'est accidentel, c'est accessoire, ça change, ça se modifie. Et le premier décors, mais c'est mon être à moi. Il change de jour en jour. Il se dégrade, il se détériore avec les ans. Mais Saint Paul le dit aussi. Oui, si notre enveloppe extérieure se laisse aller, l'entropie, mais mon être inté­rieur, lui, il grandit, il se développe, il rajeunit de jour en jour.

Et ce qui est vrai de mon corps, est vrai aussi des bâti­ments, du mobilier, de tout. Tout cela, c'est indispensable. Je ne peux pas vivre sans cet environnement. C'est dans cet environnement que je rencontre la réalité de ma stabilité. Mais je suis content de ce qu'il y a. Et si c'était autrement, je serais encore tout aussi content. Pourquoi ? Parce que la source de ma plénitude, elle est dans l'ins­tant où Dieu me comble.

Voilà, mes frères, il est temps d'aller à l'église. On sait toujours bien quand on commence à parler, mais on ne sait jamais où cela nous conduit. Je m'étais dit : j'en ai tout au plus pour dix petites minutes et je ne suis pas encore ar­rivé à la moitié de ce que je voulais dire. Ce sera donc pour une autre occasion.

 

Chapitre :                                           29.08.82

      Saint Bernard, amant éperdu de la beauté.

 

Mes frères,

Dimanche dernier, j'avais promis de parler aujourd'hui de Saint Bernard. Je vais m'exécuter avec les petits moyens que Dieu a mis à ma disposition. Parler de Saint Bernard n'est pas facile, car c'est un gé­nie que ce Saint Bernard.

Il en agace beaucoup aujourd'hui car en pratique on ne connaît de lui que son action profonde et dé­cisive sur l'histoire de son temps, et on perd de vue qu'il était d'abord et foncièrement un moine cistercien authentique. Toutes ses activités extérieures ont été adventices. Il le savait. Il en souffrait.

Mais c'était à ses yeux la volonté de son Seigneur et il ne s'y dérobait pas. Il se proclamait la chimère de son siècle. Mais pour connaître le véritable Bernard, il faut pénétrer le nucleus, le noyau où était emmagasinée toute son énergie spirituelle.

 

Ce noyau, nous ne devons pas le désintégrer pour l'analy­ser. Je pense ici à ces grandes installations partout dans le monde qui s'efforcent de pénétrer à l'intérieur de l'atome. Il y a dans ces grains infimes de matière des énergies fantas­tiques. Elles seront sans doute à la disposition des hommes de la troisième vague. Ce sera pour ceux qui viennent après nous.

Pour ce qui est de Saint Bernard, du noyau central de son être, nous essayerons d'en capter un rayon. Et ce rayon sera suffisant pour nous faire comprendre qui il était. Eh bien, Bernard, comme tout contemplatif authentique, en fidèle disciple de ses maîtres de Cîteaux, était un amant éperdu de la beauté.

Je pense qu'il n'est pas possible d'aller plus avant en son âme. Comme tous les cisterciens de son époque, il avait renoncé à tout, sauf à l'amour du beau. C'était chez eux quelque chose de naturel. Il ne pouvait pas en être autrement car Dieu est Beau. L'Etre de Dieu, c'est la beauté - je vous l'ai déjà dit si souvent et je ne me lasserai jamais de le répéter-.

 

Et ce Dieu qui est beau, il a pris une étincelle de sa beauté et il l'a déposée dans notre coeur. Et cette étincelle, elle essaye de retourner au foyer dont elle a été extraite. Elle n'en est pas séparée, mais il y a en elle un besoin de plénitude comme si cette étincelle voulait être le brasier tout entier.

C'est ce qui explique la séduction irrésistible, la fasci­nation suave et enivrante qu'exerce Dieu sur le coeur de l' homme. Et ça vaut pour tous les hommes sans aucune exception. Seulement certains reçoivent de Dieu le privilège, non seulement de le savoir spéculativement, mais de l'expérimenter.

C'est ce qui donne le branle à une vocation qui, dans l' absolu de son désir ne veut plus appartenir qu'a ce foyer étincelant et lumineux qu'est la beauté et qui est Dieu. Cela explique l'élan, la marche, la course vers la sainteté. Saint Augustin disait que Dieu nous avait fait pour lui et que nous ne trouverions notre repos que lorsque nous repo­serions en lui.

 

Je pense qu'on peut aller plus loin : il nous a fait parcelle de ce qu'il est, parcelle de sa beauté. Cela n'est pas une approche néoplatonicienne ? Non, il s’a­git d'autre chose. C'est nous-mêmes qui sommes transfigurés. C'est nous-mêmes qui devenons fils de Dieu. Et nous le sommes déjà. Il n'est pas nécessaire pour cela de faire des expé­riences mystiques extraordinaires. Non ! Nous le sommes tout entier par le fait même que le Verbe de Dieu est devenu homme et qu'il nous a fait participer à sa vie.

C'est ce que l'Apôtre Paul essaye de faire entrer dans le cerveau obtus de ses disciples. Et nous sommes nous aussi de ses disciples, et nous ne parvenons pas à le comprendre. C'est vrai que c'est un mystère tellement puissant, tellement grandiose. Mais sachons-le, tout nous est donné dès le départ. Il suf­fit de le laisser vivre et de le laisser jaillir. C'est foison­nant. Nous ne devons pas y mettre des freins, ni dresser des obstacles. Il suffit de se laisser emporter. J'y ai fait une petite allusion hier. Si bien que chaque instant de notre vie contient en lui-même toute la plénitude.

Les sermons de Saint Bernard sur le Cantique, qui sont vraiment le sommet de toute son oeuvre spirituelle, ne sont rien d'autre qu'une hymne à la beauté, cette beauté qui se révèle dans le Verbe-Epoux et qui se reflète, qui se réverbère sur l'âme-épouse. Le Christ est beau et il rend belle son épouse par la lumière qu'il projette sur elle et par son action en elle. ­Le Christ est lumière. Le Verbe de Dieu est lumière, et Dieu est lumière.

 

Vous savez que le jeu de lumière rend toute chose belle. Or la lumière du jour que nous voyons peut prendre toutes sor­tes de teintes. Voyez cette lumière qui est décomposée dans un prisme et qui est recomposée ! Voyez la lumière du soleil dans un jet d'eau, vous voyez l'arc en ciel.

Toute cette beauté qui est dans cette lumière purement na­turelle, eh bien, elle est une petite évocation de la lumière qui est Dieu en lui-même, dans son Verbe, dans son Christ. Et toute cette lumière, il la projette sur l'âme qui non seulement s'ouvre à elle, mais qui l'accueille.

Il faut dire que cette lumière se projette sur tout, cette lumière qui est Dieu, qui est le Verbe, qui est le Créateur, qui est le Sauveur, mais en particulier sur ceux qui l'accueil­lent et qui la laissent jouer en eux comme dans une goutte d'eau ou bien dans un diamant. Cette lumière est dans le centre. Elle en prend possession et l'être entier devient lumière. C'est cela, vous voyez, tout le thème des sermons de Bernard sur le Cantique des Cantiques. Ce n'est que cela ! Et Bernard exprimait sa propre expérience et sa propre vie.

 

Et nous devons, nous, essayer de vibrer de la même façon. Il n'est pas nécessaire d'avoir le talent d'un Bernard. Mais nous devons porter en nous cette aptitude à saisir la lumière, à être saisi par elle, et à jouer avec elle. Et c'est exprimer de façon poétique ce qu'on dira plus sim­plement : obéir. Cette obéissance, l'obéissance monastique, c'est un jeu sublime de la lumière qu'est le Verbe et de la petite étincelle qu'est le moine.

Et le Christ est beau aussi, parce qu'il est la vérité, image parfaite de la substance divine et Parole qui nous dit, qui nous explique qui est Dieu. La Beauté, c'est la splendeur du vrai. Alors voyez le Christ qui est devant nous révélation de Dieu, mais c'est le Christ, pas seulement le Christ glorifié, le Christ ressuscité, mais c'est aussi le Christ souffrant. Monseigneur Hamer a fait allusion à cela lorsqu'il nous a présenté deux approches de la résurrection.

Bernard, lui, était fervent disciple de la seconde appro­che de la résurrection. C'est à dire que déjà dans la souffran­ce du Christ, dans sa passion, dans son humiliation, la lumière de la résurrection était déjà présente. La résurrection n'a pas éliminé la passion du Christ, non ; mais elle l'a élevé à son étage définitif. Le Christ est lu­mière. Lorsqu'il est au plus profond du shéol, le Christ est lumière. Et il l'est toujours.

 

Et le moine, il est beau lorsque il est énonciation correcte du Nom Divin et lorsque il ne fait plus qu'un avec le projet de Dieu sur lui. En d'autres termes, lorsque il est devenu Parole, lorsque il est devenu Christ, lorsque il est devenu Lumière. Eh bien, Saint Bernard, il développe tout cela à sa façon sinueuse, cyclique, à l'intérieur de ses commentaires sur le Cantique des Cantiques. Il était en cela l’héritier d’une très longue tradition.

J'ai rapporté de Clairefontaine le commentaire de Saint Grégoire de Nysse sur le Cantique des Cantiques. Il a été tra­duit par le Père Adelin en collaboration avec Mère Gertrude, l'ancienne Abbesse de Clairefontaine. Elle m'a même remis le texte original en grec. Je n'ai pas encore eu le temps de re­garder tout ça, mais je me promets dès que j'aurais un peu de loisirs de lire ce commentaire de Grégoire de Nysse.

Saint Bernard n'est pas son disciple. Il est possible que Bernard n’a pas connu Grégoire de Nysse dans l'original. C'est quasi certain. Mais enfin, il y a des parentés spirituelles et surnaturelles qui sont là présentes. Et nous devons, nous, si nous sommes de vrais disciples de Bernard, nous devons ne pas avoir peur d'entrer aussi dans ce cercle de famille qui s'étend bien au-delà du cercle cister­cien.

 

Voyez mes frères, beauté, vérité, simplicité, unité...Tout cela ce sont des facettes du divin. Et on en a voulu faire les caractéristiques de l'Ordre de Cîteaux. Ce seront des facettes du divin en nous et autour de nous. En nous, elles s'appelleront : écoute, réponse harmonieuse, respiration de paix, espace de liberté. Voilà la façon dont ces facettes de Dieu se reflètent en nous à notre niveau d' homme.

Et autour de nous, elles seront relations interpersonnelles fondées, construites sur une charité sincère. Elles seront aussi au-delà de notre petit groupe d'hommes appelés par Dieu et marchant sur la même route, elles seront dans l'environne­ment qui est le nôtre, elles seront dépouillement pour retrou­ver la chaleur du réel. Nous vivons dans un monde qui n'est plus naturel. C'est le monde du contre-plaqué, du plastic. Nous ne savons plus sentir et goûter la chaleur de la vie du bois, de la pierre, du métal. Nous préférons quelque chose qui est froid, et qui est mort, et qui est mortel.

Eh bien, mes frères, la beauté que cherchait Bernard, la beauté qu'il respirait, ,nous devons nous aussi la créer. Non seulement en nous, non seulement à l'intérieur de notre commu­nion fraternelle, mais partout où nous vivons, autour de nous, dans nos murs, dans nos planchers, dans nos plafonds, partout...dans notre mobilier.

 

Je vais terminer sur un mot de Saint Bernard. Il se trouve dans le Sermon 45° du Cantique des Cantiques. Il fallait Ber­nard pour le trouver. Et là, je pense que nous sommes au noyau de son noyau, vraiment à l'endroit où s'inscrit le nom de Ber­nard et où devrait s'inscrire le nôtre. C'est une petite locution latine qui est pratiquement in­traduisible telle quelle en français. Je vais la donner en latin, puis je vais en deux mots la gloser en français. Pulchritudo illius dilectio eius.

L'illius, c'est le Verbe, l'époux et l'eius, c'est l'âme-épouse. Et cela veut dire ceci : que la pulchritudo, la beauté du Verbe éveille dans l'âme-épouse la dilectio, l'amour. Cette beauté qui s'impose soulève le moine et elle l'attire de façon à ce que le moine plonge dans cette beauté, qu'il y nage, qu'il s'en nourrisse et qu'il devienne lui-même beauté.

Eh bien, mes frères, vous avez là tout Bernard. Et vous avez la vague de fond qui a soulevé Cîteaux. Et lorsque les Fondateurs ont quitté Molesmes, chez eux ce n'était pas encore

bien clair, c'était confus. Mais c'est ça qui les mettait en route. Et c'est arrivé à la pleine conscience chez un homme comme Bernard, et chez d'autres cisterciens encore, mais sur­tout chez lui.

Eh bien, je voudrais vous laisser là-dessus pour clôturer ce mois d'Août. Essayons d'en vivre, ne l'oublions pas. Encore une fois, je le répète, beauté, et puis être amoureux de cette beauté et désirer ne faire plus qu'un avec elle.

 

Chapitre : Les vœux.                               30.08.82

      37. Comment le Christ vivait-il sa stabilité ?

 

Mes frères,

 

Le Christ est vraiment le Rabbi par excellence. Et jour après jour il dépose dans mon coeur des paroles dont probable­ment vous avez besoin. Car ce que je vais vous dire maintenant, je n'y pensais absolument pas hier. Il m'a proposé de m'enlever là où il se trouve maintenant, et du haut de ce balcon, de regarder comment nous vivons, com­ment nous devons vivre notre stabilité. Ce ne peut être qu'à l'imitation de la sienne.

Mais comment, lui, vivait-il sa stabilité ? Il en avait une ? Quel était le lieu de sa stabilité ? C'est tout simple. Il me l'a fait comprendre. Le lieu de sa stabilité était le temple de son corps. Et il l'a dit : Détruisez ce temple, et en trois jours je le reconstruis. Il disait cela, précise l'Evangéliste, du temple de son corps. Mais c'est seulement après la résurrection que ses disciples ont compris le sens de ses paroles.

Voilà le lieu où est fixée sa stabilité, dans le temple de son corps. Et là, dans ce temple, il voit son Père. Il le con­temple. Il l'admire. Il le boit de ses yeux. Il se reçoit de son Père. Il devient, il est lui-même, grâce aux yeux de son Père qui sont fixés sur lui. Et lui, dans ce temple qui est son corps, il rencontre le regard de son Père. C'est tout simple !

 

Dans ce temple, aussi, il écoute son Père qui lui adresse la parole. Il est la Parole de son Père. Et il l'écoute fidè­lement. Il lui répond, à cette parole. En d'autres termes, il se blottit dans cette Parole et il fait UN avec elle. N'oublions pas qu'il s’agit, ici, du Christ en tant qu'hom­me. Et plus simplement parlant, il obéit.

L'obéissance, je le rappelle, c'est Écoute attentive pour faire, pour donner con­sistance à ce qu'on a entendu. Et il le dit : Ma nourriture, c'est de faire ce que mon Père me demande. Je suis venu, et c'est ma raison d'être. C'est d’écouter pour faire. Voyez de suite déjà le portrait du moine qui se dessine.

Et dans le temple de son corps, aussi, il parle à son Père. Il lui parle, et que lui dit-il ? Il lui exprime sa joie d'exister, sa joie d'être ce qu'il est. Il lui dit son amour, sa reconnaissance, son admiration. Je te rends grâce, dit-il, parce que tu as révélé ces choses mystérieuses, ô non pas aux grands maîtres de la pensée, mais aux tous petits qui n'on pas de prétention, mais qui ont un coeur ouvert.

 

Et il aime son Père. Et il ose lui parler pour lui deman­der, pour exposer ses besoins et ceux de ses amis. Pensons à cette magnifique prière qu'on appelle sacerdotale, à laquelle nous pouvons toujours nous référer pour savoir ce qui nous convient. Eh bien, voilà le Christ !

Maintenant, il est déjà temps d'aller à l'église. Retenons cela pour aujourd'hui. La fois prochaine nous avancerons un pas plus loin et nous comprendrons mieux qui est le Christ, quelle était sa vie ici quand il était sur terre, et quelle doit être la nôtre dans sa foulée. Il veut revivre en nous ce qu'il a vécu lorsque il était ici parmi les hommes.

Le moine conquit, consent...Il permet au Christ de revivre son mystère en lui, de trouver, de retrouver sa stabilité dans ce nouveau corps qui devient le sien, qui est celui de son fidèle. Voyez à quelle hauteur il nous appelle !

 

Chapitre : Les vœux.                               03.09.82

      38. Le caractère utopique du Christ.

 

Mes frères,

 

Nous savons maintenant que le lieu de la stabilité de notre Christ est le temple de son Corps. Là il voit son Père, il l'écoute, il lui répond. A présent nous allons pénétrer dans un mystère très épais. Nous n'aurons jamais la prétention de le fouiller et de le comprendre. Ce n'est pas possible. Tout au plus nous sera-t-il permis si Dieu nous juge assez fort, d'y participer un certain moment de notre vie monastique.

Laissons de côté notre cerveau, ouvrons notre coeur, laissons travailler en nous notre foi. Au moment de son existence où le Christ perd pour ainsi dire toute consistance, c'est à dire au jour du Samedi Saint, le temple qui est le lieu de la stabilité du Christ est dé­truit. Il l'avait dit. Il l'avait lancé à la figure de ses adversaires. Détruisez ce temple, avait-il dit, essayez, et dans trois jours, moi, je le rebâtirai.

Mais voici, l'heure est arrivée où le temple est détruit. Le Christ a donc perdu le lieu de sa stabilité. Il est désta­bilié. Il est devenu un homme sans lieu. Il est outopos. Il est utopie. Dieu est mort. Dieu n'existe plus. Dieu est réduit à l'état de néant. Il est pure utopie.

 

Mes frères, c'est une grâce singulière de la part de Dieu lorsque un homme, un moine peut expérimenter le caractère uto­pique du Christ. Donc, participer de l'extérieur, naturellement, mais malgré tout par l'intérieur aussi de la Personne du Christ, dans cette utopie que le Christ est devenu le jour du Samedi Saint.

Le moine alors goûte, déguste ce qui a du se passer - mais alors à un degré infini - dans ce qui Subsistait de la Person­ne du Christ, donc dans le MOI du Christ qui, lui, était toujours bien vivant, mais qui n'avait plus de lieu, qui n'avait plus je dirais presque de consistance. C'est une expérience, je vous dis, que le moine peut faire à sa petite hauteur spirituelle, et physique, et corporelle aussi.

Mais pour le Christ, à ce moment, il était devenu le con­traire de ce qu'il était. Et c'est cela que je dirais, ce ca­ractère d'utopie qu'il ressentait très, très fort lui-même du fait qu'il n'avait plus de lieu et qu'il était déstabilié.

 

Naturellement, ici encore une fois, il ne faut pas laisser marcher son cerveau parce qu'on n'en sortirait pas. Il faut le percevoir avec son coeur. Et le comprendra naturellement bien mieux celui qui a fait l'expérience lui-même et qui sait ce que ça signifie d'être descendu dans son Samedi Saint personnel, d'être devenu vraiment, même à ce niveau le plus bas qu'on puisse imaginer, le frère du Christ.

Car le Christ, s'il est la tête de ce Corps Mystique, de toute l'humanité, il doit obligatoirement, nécessairement re­vivre cette expérience du Samedi Saint dans le coeur, dans la personne de quelques hommes qu'il choisit, qu'il se choisit. Cela doit toujours être réalisé en un endroit quelconque du monde.

Eh bien, à ce moment-là, le Fils devenu le contraire de ce qu'il est, il entre dans la souffrance suprême. Je pense qu'à ce degré, Dieu seul peut supporter une chose pareille. Car il est en même temps aux deux extrémités : d'un côté il est toujours Dieu, et de l'autre côté il est néant...et il a une infinité de vie, et il a une infinité de rien...L'homme ne saurait pas faire cela. C'est parce que Dieu est Dieu qu'il peut se permettre une chose pareille. Mais à ce mo­ment-là, il a ramassé en sa personne le défaut de lieu de tous les hommes sans exception.

 

Voyez ! C'est cela l'enfer ! L'enfer, c'est de ne plus avoir de lieu, ne plus avoir de stabilité. Je me demande si vous comprenez ? Je ne saurais pas l'expliquer autrement que cela. Mais je pense que nous faisons tous plus ou moins mal­gré tout cette expérience lorsqu'on est engagé sérieusement dans la vie monastique.

Et on peut découvrir cette expérience par la réaction qu'elle suscite en nous. Lorsqu'elle commence, lorsqu'elle est toute, toute à son début, qu'arrive-t-il ? On cherche à y échap­per. Donc, on va chercher des compensations. On va chercher des lieux où se réfugier : ça peut être un excès de travail, ça peut être un hobby quelconque, ça peut être aussi des tas de relations qu'on noue. C'est une façon de se trouver à soi-même un lieu.

            Mais par contre, celui qui n'a pas peur d'affronter ce vide, alors il descend avec le Christ marche par marche dans cet abîme. Et lui-même, alors, en arrive à devenir un être utopique. Il se voit comme utopie, comme n'ayant plus soi-même de raison d'être. Il est comme mort, vraiment mort.

 

Et sa persévérance à l'intérieur de la vie monastique dont parle Saint Benoît, et qui fait partie de cette stabilité, elle lui apparaît comme une sorte de suicide, un suicide au cours duquel on continue à vivre, à être bien vivant, mais un suicide quand même. Et alors, c'est une façon humaine d'expérimenter ce fait qui s'est présenté pour le Christ le Samedi Saint, d'être tout à la fois lui-même et de ne plus être lui-même...d'être Dieu et d'être néant...

Le Christ à été préparé à cela, je dirais, depuis le début, à cette expérience qui est le sommet de tout de, je dirais, de sa vie d'homme. De sa vie d'homme, oui...Et en même temps le sommet et en même temps l'abîme de sa vie d'homme...

Car il vient au monde. Dès sa naissance, eh bien, il n'a pas de lieu. Il est bien dit clairement : il n'y avait pas de place pour eux dans une chambre à l'hôtellerie. On affichait complet. Alors, où ont-ils trouvé refuge ? A l'écurie, où on met­tait les ânes, les mulets et les chevaux. Il était là en cette compagnie. Il n'y avait pas de lieu pour lui en tant qu'homme. Il était réduit à l'état de bétail.

 

Lorsque Saint Benoît nous fait dire en se rapportant aux psaumes : Et ego ut iumentum factus sum apud te, je suis auprès de toi comme une tête de bétail, et je suis toujours avec toi. Le Christ a vécu cela, Lui.

Je me rappelle ici pour vous donner une petite chose, enfin c'est une petite histoire de rien du tout. Pendant la guerre, lorsque je partais avec ceux de ma catégorie vers des endroits où on devait se regrouper pour être incorporé dans les forces armées, quelque part en Flandre, j'ai dormi dans un bazar comme ça, une sorte d'étable, par terre.

Et au matin - on était jeune, on dormait comme des paquets, fatigués - je me suis éveillé et je me suis aperçu, chose bi­zarre, j'étais étendu entre une poule et un chien. Ce n'était pas une mangeoire, mais enfin, j'étais réduit à l'état d'un animal parmi d'autres.

 

Eh bien, cela a été la situation du Christ. Il était un animal parmi d'autres. Il a fait à ce moment-là déjà, dès le moment de sa naissance, cet apprentissage qu'au terme alors de sa vie, lorsqu'il serait tombé dans l'abîme, dans ce trou du shéol, de l'enfer, il serait un être sans lieu.

Voilà, je vais en rester là pour aujourd'hui, parce qu'il est temps d'aller à l'église.

 

Récollection du mois de septembre.               04.09.82

      L’échelle de l’humilité.

 

Mes frères,

 

Après les paroles hautement poétiques de notre Père Saint Bernard, il peut paraître téméraire d'ouvrir la bouche pour n'en laisser échapper que des propos qui vous paraîtront sans doute bien ternes.

Mais que voulez-vous, il est de mon devoir de vous dire ce que l'Esprit a déposé dans mon coeur pour ce soir où nous ouvrons notre récollection. Je lui demande d'enrober de sa douceur et de sa force ce que je vais vous dire. Afin que vous puissiez, par après, lentement, patiemment le mastiquer afin d'en extraire la substantifique et fortifiante moelle.

Il m'a été donné, vous le savez, de faire une expérience peu banale, celle d'une Visite Régulière subie, et quelques jours plus tard d'une Visite Régulière faite. Ce fut l'occasion d'une fermentation d'idées, pensées, de sentiments en moi. Et je vais en toute simplicité les partager avec vous.

 

Il me semble qu'une Visite Régulière bien conduite est une mise en oeuvre de notre voeu de conversion des moeurs. Nous n'avons pas le droit de nous coucher, ni de nous asseoir, ni même de nous arrêter. Nous devons à tout moment rester debout, faire face et puis marcher.

Le moine est un homme toujours en mouvement.

Certains ont pris la chose à la lettre. Toutes les époques ont connu les moines itinérants. Et Saint Benoît nous met en garde contre une espèce dégénérée de ceux-ci : les gyrovagues, qui circulent de monastère en monastère, passant quelques jours, se faisant héberger, nourrir, vêtir...et puis repartant...devenant les esclaves de leurs besoins purement naturels. La dégénérescence !

Pour Saint Benoît, le moine pratique ce qu'on appelle la sequela Christi, il marche à la suite du Christ. La vie du moi­ne est aussi un voyage, une halakah en continuité avec celle de nos pères dans la foi.

 

Abraham, Isaac, Jacob qui marchaient à la suite d'une voix qu'ils avaient entendue. Ils la suivaient dans l'espoir que cette voix allait les conduire dans cette terre où coulait à profusion le lait et le miel, cette terre qui leur avait été promise. Et ils portaient dans leur coeur déjà la vision de ce lieu paradisiaque vers lequel la voix les guidait. Plus tard, ce fut tout un peuple qui s'engagea à la suite de cette voix, et un peuple qui eu le courage d'entrer dans cette terre et d'en faire la conquête.

La vie monastique n'est rien d'autre. Elle nous fait tra­verser des régions inconnues aux autres hommes. Elle nous les fait parcourir d'une course légère, directe, recto cursu, comme nous le précise Saint Benoît, 73,14. Le moine est donc à la fois stabilis in loco, il est sta­ble en un lieu et il parcourt des régions spirituelles nom­breuses. Il est un être paradoxal. Et ce paradoxe se résout dans l'image et dans la réalité de cette fameuse échelle de l'humilité dont les pieds sont enfoncés dans le sol et dont le sommet pénètre dans les cieux.

Cette implantation dans l'humus nous dit que tout, pour nous, doit être une incarnation. Le Christianisme, je le ré­pète une nouvelle fois, est la religion par excellence de la chair, mais la chair appelée à être transfigurée, ressuscitée, glorifiée. Mais malgré tout aussi la chair telle que nous la connaissons aujourd'hui, notre corps soumis à tous ses besoins matériels, physiologiques. Et aussi toute notre matière sur laquelle nous sommes debout.

 

Mais le sommet de notre échelle pénètre à l'intérieur des cieux. Cela signifie que le but ultime de notre destinée, c'est d'être divinisé dans notre coeur, dans notre chair et à travers nous, la divinisation du cosmos entier qui devient le temple de Dieu, Dieu tout en toutes choses. Et sur cette échelle montent et descendent des anges.

Et le moine est entraîné dans ce mouvement. Il lui est impossible de s'arrêter, de s'asseoir, de se coucher. Il est un veilleur toujours en éveil, toujours attentif. Voyez ce qui se passe maintenant sur nos autoroutes. Pas question de s'endormir ne fut-ce qu'une seconde au volant. Eh bien sur cette échelle, c'est notre situation de chaque instant.

La Visite Régulière, si elle est une expression pratique de notre voeu de conversion des moeurs, elle est un contrôle, une réparation, une remise à neuf de cette échelle, une vérification de son utilisation. Car, cette échelle, comme tout instrument, peut se détériorer. Nous pouvons aussi ne plus savoir comment nous y prendre avec elle, en perdre le bon usage.

 

C'est l'échelle de l'humilité, ne l'oublions pas ! Cette humilité qui nous permet de vivre dans l'hésychia, la tranquillité, le repos, la paix, mais en même temps d'être en constant cheminement intérieur. Et l'aliment de ce mouvement qui est en même temps repos suprême, c'est la volonté de notre Dieu, volonté mangée, assi­milée, devenant notre substance.

La Visite Régulière, elle est comme un décrassage, em­ployons un terme moderne, une toilette, un entretien pour un fonctionnement meilleur, pour un rendement plus élevé, pour des progrès plus substantiels. Mais si on parle de décrassage et de toilette, cela veut dire concrètement pour nous : bien des renoncements à ce qui fait la satisfaction de notre être égoïste.

Et voici que se dresse sous nos yeux, tout au long de cette échelle, comme si chaque montant de cette échelle étaient cons­titués par elle, nous voyons se dresser cette Croix que nous allons rencontrer le 14 Septembre, qui est une date très importante dans la vie monastique.

 

Oui, mes frères, si nous devons nous décrasser, ce ne sera pas sans mal car notre égoïsme est tenace. Et il nous semble que lorsqu'il doit abandonner quelque chose, c'est tout notre être qui meurt avec lui. Cela fait mal. Et pourtant cette souffrance et cette mort sont le prélude obligé d'un vide en nous, un vide qui va être rempli, mais rempli non pas de n'importe quoi, mais de la plénitude qui est la vie divine.

Mes frères, nous sommes sans cesse placés devant un choix : d'un côté, une vie qui est au-delà de ce que nous pouvons goûter. Et de l'autre côté, les bêtes petites satisfactions de notre égoïsme. Nous avons d'un côté l'amour, nous avons de l'autre côté le non-amour. Nous avons les autres et nous avons notre petit nous-même.

Et voilà, la Visite Régulière permet de remettre ces cho­ses en ordre, de retrouver la véritable échelle de valeur qui est cette échelle de l'humilité, de reprendre conscience de notre destinée qui est, non pas ici-bas, mais qui est le Royau­me de Dieu, une destinée qui nous fait comprendre que la fi­gure de ce monde passe. Tandis que celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement. Nous avons, comme nous le dit Saint Benoît, d'un côté la vie, de l'autre côté la mort. Et à chaque instant, nous devons rechoisir.

 

Mes frères, cette pérégrination, ce voyage prendra fin le jour où nous verrons notre Seigneur Christ ressuscité, lorsque nous le verrons les yeux dans les yeux. Ce sera bientôt, nous dit Saint Benoît. Nous espérons que ce sera demain, demain n'étant pas l'après vie, demain étant l'heure où tout égoïsme sera mort en nous, où il n'y aura plus que charité, amour, qu'il n'y aura plus que battement de coeur divinisé.

Et la Visite Régulière, mes frères, ce sera le mot de la fin, elle est le moyen dont Dieu se sert pour que ce bientôt devienne un déjà, et que nous puissions déguster déjà, en pe­tite quantité peut-être mais déjà bien réellement, la joie ineffable qui nous attend, qui nous est promise à nous, mais aussi à tous les hommes nos frères. Car, pour un seul qui parvient à rencontrer Dieu, à voir le Christ, c'est toute l'humanité qui s'en trouve meilleure, c'est un surcroît de vie qui se répand partout.

Mes frères, nous vivons dans la solitude mais, ne l'oubli­ons pas, nous devons avoir un coeur dilaté dans lequel tout le monde, tous nos frères les hommes vivent. Et notre devoir nous est bien rappelé par cette Visite : c'est que nous sommes responsables, non seulement de nous-mêmes, mais de tous les hommes.

 

Voilà, mes frères, essayons de tenir ça sous les yeux pen­dant la journée de demain et nous irons ainsi allègrement à la rencontre de la grande Fête du 14 Septembre où devant la Croix Glorieuse de notre Christ, nous comprendrons mieux notre vo­cation de chrétien et de moine.

 

Chapitre : Les vœux.                               06.09.82

          39. Qui perd sa vie la sauvera !

 

Mes frères,

 

Revenons-en à notre réflexion sur la Personne du Christ de façon à mieux comprendre l'importance et la nature de notre stabilité monastique. Le Christ a son lieu de stabilité dans le temple de son corps. Mais voilà que à l'instant où il meurt, ce temple dis­paraît en tant que temple et le Christ se trouve déstabilié. Il n'a plus de lieu. Il est devenu un être sans lieu, vraiment pure utopie. C'est cela le drame du Samedi Saint !

Je peux l'exprimer encore, ce drame, d'une autre façon. Je pourrais dire que le Christ a découvert un autre lieu. Et ce lieu serait le contraire de ce qu'il est. Voyez ! De son vivant il était dans le temple de son corps. Le voici plongé dans le contraire de ce qu'il est. Pour lui, à ce moment-là, il faut bien le savoir, c'était quelque chose de définitif parce que dans cet endroit où son lieu était de­venu le contraire de ce que essentiellement il était, il n'y avait plus de temps, il n'y avait plus rien.

Il n'y avait plus que le péché à l'état objectif, séparé de son sujet qui est l'homme. Donc exactement le contraire de Dieu, l'anti-Dieu. Ce qui, si c'était possible, pourrait effacer Dieu, annuler Dieu. Or, c'était devenu le nouveau lieu de la stabilité du Christ. Et ça a duré longtemps. On va dire: Oui, mais ça n'a duré que trois jours ! C'est vrai, c'est vrai !

 

Mais rappelons-nous ce que nous avons entendu lire au réfectoire. C'est que la notion du temps est relative. Il ne faut pas voir ça de façon chronométrique, d'après une horloge. Non ! Le temps du Christ, à ce moment, c'était son temps tou­jours d'éternité. C'est à dire que ce moment s'est étendu à tout notre temps à nous. Et ça a dû être une souffrance ab­solument épouvantable, que nous ne pouvons même pas concevoir.

Nous autres, nous nous imaginons : Oui, voilà le Christ est mort sur la croix. C'est fini, il a fini de souffrir comme On dit de quelqu'un qui meurt dans de grandes souffrances. Parfois pour certains malades on dit : ouf, il a fini de souffrir.

Mais non, ce n'est pas comme ça pour le Christ ! Elle changeait, sa souffrance. Il en avait une nouvelle. C'était la plus terrible qui l'attendait à ce moment-là. Voilà pour nous montrer un peu l'état dans lequel il se trouvait et par où il a dû passer.

 

Je disais qu'il y avait été préparé prophétiquement par certains événements de sa vie. Dès l'instant de sa naissance déjà il n'avait pas de place pour lui, pas de chambre pour lui à l'hôtellerie où ils étaient descendus. Mais quelques semaines ou quelques mois plus tard, on n'en sait rien, mais certainement à un moment où il n'avait pas encore conscience même de son existence - il n'avait donc pas atteint l'âge de deux ans. C'est un repère - voilà donc qu'en pleine nuit il doit partir.

On l'emporte au loin, au pays d'Egypte, dans ce pays qui était comme l'indique son nom en langue hébraïque, le pays de la double angoisse. Il était emporté là. Or, qu'avait-il fait ? Eh bien, il était coupable d'un crime, et d'un crime qui était sans rémission. Il était coupable du crime d'exister. Il existait. Il était là. Cela suf­fisait. Il n'avait pas le droit d'exister. Il n'avait pas le droit de vivre. Il fallait donc le tuer et on a pris les grands moyens. In extremis il a pu s'échapper.

Voyez, ici encore une fois, le paradoxe ! Il dira un jour : Je suis le chemin, la vérité et la Vie. Je suis, dira-t-il, la Résurrection et la Vie. Tout au début, lorsque Jean pré­sente sa Bonne Nouvelle, il dit : Il y avait le Verbe, en lui était la Vie. Et la Vie était la Lumière des hommes. Voilà donc cette Vie qui est venue parmi les hommes, et elle n'a pas le droit de vivre. Cela c'est quelque chose de terrible !

 

La Vie était là. Il fallait la détruire. Elle n'avait pas le droit de se fixer quelque part. Elle avait justement le droit de se réfugier au pays de la double angoisse, de la double obscurité et presque de la double mort.

Voyez! Il n'avait pas encore conscience d'exister humai­nement - à deux ans on ne le sait pas encore, ou ça commence â effleurer péniblement - que déjà, Lui la Vie, il n'avait pas le droit de vivre. Il faut retenir tout ça parce que ce sont des crises par lesquelles nous-mêmes devront passer si nous voulons arriver à la véritable vie.

Je veux dire que si la vie monastique doit être une pro­jection dans l'aujourd'hui de Dieu de cet aujourd'hui éternel qu'a été la vie du Verbe de Dieu dans une chair d'homme, nous devons rencontrer nous-mêmes des situations analogues. Si nous devenons la vie - donc vie divine en nous - il viendra un moment tôt ou tard où nous n'aurons plus le droit de vivre. Cela ne veut pas dire que ici, nos confrères ou l'Abbé, ou on autre, vont essayer de nous enlever la vie. Non, mais il y aura en nous un déchirement tel que nous serons placés devant un choix.

 C'est celui-ci que le Christ a résumé en une petite phrase. Nous la comprendrons peut-être mieux maintenant : Celui qui veut garder sa vie la perdra ; et celui qui a le courage de perdre sa vie, celui-là la sauvera. Nous serons placés devant ce dilemme. Ce sera vie pour vie. Pour acquérir et conserver cette vie divine qui est la vie du Christ en nous, nous devons en perdre une autre.

 

Ce ne sera pas mourir biologiquement mais ce sera mourir à quantité de choses auxquelles nous tenons tellement: cette vie qui est si belle, et si séduisante, et si exaltante, et qui fleurit sur la partie charnelle de notre être.

La chair, c'est tout, c'est l'homme avec son intelligence, avec ces besoins de …….            je e vais pas encore dans le péché. Non, je reste dans les choses permises, dans les choses désirables. Tout ce que l'homme a besoin pour s'épanouir en tant qu'homme, eh bien, il faudra un jour mourir à tout cela.

Ce sont ce que certains auteurs spirituels appellent les nuits : la nuit des sens, la nuit de l'esprit...Enfin, toutes ces obscurités qui sont de véritables morts. Eh bien, c'est une participation au drame de la vie de ce petit enfant qui n'avait pas le droit de vivre.

 

Mais, mes frères, si nous sommes sérieux dans notre vie monastique, et si nous avons suffisamment de foi, de lucidité spirituelle pour le remarquer, il n'est rien dans notre vie qui ne soit zitkarôn, qui ne soit mémoire ou reproduction de l'un ou l'autre événement de la vie du Christ sur la terre. Nous sommes les membres de son corps. Etant les membres de son corps, nous vivons chacun à notre place et chacun d'une façon ou d'une autre plus ou moins intense ce que lui a vécu.

C'est pourquoi la méditation de l'Ecriture et surtout des faits et gestes, même les plus insignifiants, comme les plus prenants, surprenants du Christ sont tellement importants pour nous. Restons-en là pour ce soir. Nous prendrons rendez-vous pour demain.

 

Chapitre : Les vœux.                               08.09.82

      40. La fugue de Jésus.

 

Mes frères,

 

Puisque la vie monastique est une sequela Christi, il est normal que nous expérimentions dans notre vie concrète les états mystérieux que rencontre le Christ au cours de son existence terrestre. N'oublions pas qu'il est le Verbe de Dieu. Il a voulu prendre notre chair, partager notre condition et ainsi nous permettre à nous qui sommes destinés à devenir des fils de Dieu à part entière, de comprendre et de partager ce que lui a voulu vivre afin de nous élever à cet état de sublimité divine.

Entre autre, le Christ a fait l'expérience de ce que nous appelons la stabilité. Nous avons vu que le lieu de sa stabi­lité, pour lui, était le temple de son corps, le lieu essen­tiel, premier. Pour nous, le lieu de notre stabilité sera le coeur de notre Dieu, les yeux de notre Christ, la Lumière qui rayonne du visage de ce Christ ressuscité et glorifié. C'est cela la vie contemplative !

Voir cette Lumière, voir cette beauté transcendante et nous y installer pour y vi­vre. Cela ne veut pas dire que nous ne nous occupons plus du reste...Loin de là ! A ce moment, nous sommes au centre créa­teur et régulateur de tout, absolument tout dans le cosmos. Notre enceinte monastique, la stabilité dans un lieu ma­tériel est le symbole de cette stabilité première, essentiel­le en Dieu.

Le Christ a été à un moment donné, dès l'instant de sa mort, déstabilié. Il n'avait plus de lieu ou, si on veut,     son lieu était devenu le contraire de ce qu'il était, ce qui était une souffrance atroce. Il a été préparé à cette expé­rience tout au cours de sa vie, dès sa naissance. Nous avons vu cela.

 

Maintenant nous arrivons à un épisode qui est très diffi­cile à cerner dans sa totalité. Je vais m'arrêter sur un petit aspect, celui qui nous intéresse pour l'instant. C'est cette fugue qu'il a faite lorsqu'il avait 12 ans. Et voilà, ses parents l'ont retrouvé dans le temple. Jésus avait 12 ans. Il était devenu un bar mitszva. Cela signifie en langage d'aujourd'hui qu'il avait fait sa profession de foi.

Il était dès ce moment soumis à toutes les prescriptions de la Loi Mosaïque. Non seulement la Loi codifiée dans les Saintes Ecritures, mais aussi toutes les coutumes traditionnelles qui sont venues se greffer sur cette loi. Cela a été pour Jésus un événement au retentissement im­mense, beaucoup plus que pour un autre garçon de son âge. Pourquoi ? Mais parce qu'il était, ne l'oublions pas, le Fils de Dieu par nature.

Il était venu sur la terre pour faire la volonté de son Père. C'était sa raison d'être. C'était sa nourriture. Il le dira : Moi, ma nourriture, c'est de faire la volonté de mon Père. Comme nous sommes faits de ce que nous mangeons, comme il se nourrissait de la volonté de son Père, il devenait volonté de Dieu vivante, humanisée, incarnée. C'était son être.

 

Donc pour lui, devenir celui qui était un fils du comman­dement, un fils de la volonté de Dieu, c'était - même malgré ses douze ans, c'était encore un enfant ! - c'était se fixer définitivement dans son destin. Comme si Jésus avait pu tourner le dos à son Père ? Il était libre, sinon il n'eut pas été un homme. Il eut été un automate, une machine, un ordinateur. Non, il a dû choisir.

Il aurait pu choisir contre la vo­lonté de son Père. Mais non, dès l'instant où il devient un bar mitszva, il a choisi définitivement de toujours faire la volonté de son Père. Il fait corps avec elle. Elle devient sa nourriture. Lui-même devient volonté de Dieu incarnée. Et le voilà, il va avec ses parents à ce pèlerinage. C'est la fête de la Pâque. Il y a là aussi tout un symbolisme mais enfin je ne m'y arrête pas.

Et ses parents retournent et lui reste à Jérusalem. Et ses parents, après trois jours de recherches angoissées le retrouvent où ? Ils le retrouvent dans le temple. Ce temple de pierre qui est la maison de son Père. C'est sur cette maison que le nom du Seigneur est invoqué. Le Seigneur a pris possession de cette maison. Là, il est vraiment chez lui. C'est l'en­droit sur la terre où Dieu est vraiment chez lui. Je laisse de côté le temple idéal qui est le corps du Christ. N'oublions pas que le Christ est dans le temple de son corps !

 

Mais je vois cette maison de pierre. Pour le Christ Jésus, c'est vraiment la maison de son Père. Il le dira plus tard lorsqu'il reviendra à Jérusalem, lorsqu'il mettra à la porte les trafiquants qui y avaient élu domicile, qui y avaient dressé leurs comptoirs. Il dira : Attention, ne faites pas de la maison de mon Père un lieu de trafic ! Il sait qu'il est chez son Père, et donc chez lui. Il a à l'adresse de sa Mère une réponse qui est celle-ci : Vous ne saviez donc pas qu'il me faut être dans les choses de mon Père.

Dans les choses de mon Père ! C'est très, très vague ! Les choses de mon Père, c'est naturellement la grande affai­re de la Rédemption du monde, du Salut d'Israël, du grand Israël, de l'Israël total. Les choses de son Père, mais ma foi, c'est tout le Plan Créateur du cosmos, du monde et ce Plan de Divinisation...enfin tout, tout ce que Dieu porte en lui. C'est ça les choses de son Père.

Mais aussi bien concrètement, bien concrètement c'est le lieu où son Père a fixé sa demeure. Donc, il me faut être ici chez lui, chez mon Père. Il y a ici un tout petit mot. C'est : il faut. Il faut, c'est pour le Christ une nécessité. Il est obligé. Il ne peut pas faire autrement. C'est un commandement qu'il a reçu de son Père. Il en a bien conscience. Il est non seulement dans son droit, mais il est dans son devoir strict. Il me faut être ici, et vous ne le saviez donc pas ?

 

Et puis voici, mes frères, le drame et le signe qui va préluder à cette déstabiliation, à ce moment où le Christ n'aura plus de lieu. Voilà que se dresse devant lui un vou­loir qui est le contraire de ce que son Père lui demande. C'est le vouloir de sa Mère et de son père adoptif. Que devait faire le Christ ?

Voici donc qu'il se trouve à nouveau dans une position impossible. Il doit être chez son Père et il n'a pas le droit d'y être. Pourtant c'était son droit strict et son devoir. Mais non, c'est fini ! Vous voyez ! Il est mis hors de ce qu'il doit être et de ce qu'il doit faire. Et ce qui suit après ici dans le texte Evangélique rend un son lugubre et tragique qui montre que le Christ a vécu un drame à ce moment-là. Il était tout jeune. Il avait 12 ans. Il a dû en être traumatisé, c'est certain ! Cela a dû être inscrit dans son psychisme.

Il y avait là une prémonition de ce qui allait lui arriver plus tard. C'était un dabar, une Parole que son Père lui adressait déjà. Et voici ce qui est dit. C'est trois mots seulement : Et - ça commence par ET - Et il descendit avec eux, et il se rendit à Nazareth, et il leur était soumis. Et c'est tout ! Voilà, c'est fini ! Jésus n'a plus le droit d'être chez son Père. Il descend avec eux. Il était monté à Jérusalem. On le dit bien : Il était monté à Jérusalem.

 

Rappelez-vous ce qui est dit dans le Psaume 47 Je pense, où on parle de cette Maison de Dieu construite sur cette mon­tagne, cette montagne de Dieu qui est cette...On le traduit maintenant : le Pôle du Monde. On pourrait le traduire : l'ombilic du monde, l'endroit où le cordon ombilical se greffe sur le monde à partir du ciel et où la vie circule venant de Dieu. Cela c'est la colline du temple, la Jérusalem, sur une hauteur, la plus haute de toutes.

On peut le traduire aussi ainsi. C'est plus textuel encore, mais en français, il est très difficile de trouver le mot correspondant : cette monta­gne qui se trouve en lisière du Septentrion. Le Septentrion, c'est l'endroit où tout est caché, c'est l'endroit où jamais, au grand jamais, ne va le soleil. C'est l'obscurité parfaite, une sorte de trou noir. Tout ce qui entre là-dedans n'en sort plus. Même la lumière est sucée par ce trou et elle n'en sort plus jamais, elle en demeure captive. Et c'est de ce trou noir que viennent toutes, toutes les calamités. Donc ce Nord, ce Septentrion.

Et en bordure de cela, com­me une forteresse, comme un bouclier, comme une victoire, il y a cette montagne de Sion là où Dieu demeure, et où Dieu domine tout, même le Septentrion. Et voilà que Jésus, le fils de Dieu, était monté là-bas.

Il devait y être. Il était chez son Père. Il était chez lui. Eh bien, il n'a pas le droit d'y rester. Il doit l'abandon­ner. Et alors il est dit presque dans un ton très, très piteux : Et il descendit, il descendit à Nazareth, et il leur était soumis...Et c'est tout!

 

Et la preuve que c'est quelque chose de très mystérieux qui a dû bouleverser le Christ, c'est que sa Mère l'a vu. Sa Mère l'a remarqué. Sa Mère l'a senti, il se passait quel­que chose. Mais elle ne pouvait pas le comprendre. C'était trop tôt pour elle. Alors il est bien dit par après : Et sa Mère, elle gardait toutes ces choses dans son coeur. Elle les mettait de côté, et dans son cœur-mémoire, elle les repassait, elle les faisait revivre.

Parce que les années suivantes, 13 ans, 14 ans, 15 ans, 16 ans. Et ça avançait : 20, 25 ans, Jésus remontait à Jéru­salem chaque fois à l'occasion de la fête de la Pâque, avec ses parents, et après le décès de Joseph avec sa Mère seule. Et chaque fois il devait revivre le drame. Et chaque fois il devait redescendre et retourner. Où ? Mais dans ce petit trou de Nazareth !

Il faut bien savoir ce que c'était : un lieu inconnu, absolument inconnu. On n'en parle nulle part dans la Bible. Inconnu...infâme même...Il ne pouvait rien venir de bon de Nazareth ! Et quoi, vivre là ! Apprendre un petit métier ! Ce n'était plus être au pied de ces grands Maîtres d' Israël qui pouvait élucider la volonté de Dieu et la commen­ter. Etre à leurs pieds, se nourrir de leurs paroles, leur poser des questions, devenir soi-même un Maître en Israël. Non ! Apprendre un petit métier et travailler pour des petites gens, des gens obtus sans horizon. Et vivre dans une masure.

           

Voilà, c'est ça, vous voyez, à côté de la maison de son Père. La fleur du monde, c'était Nazareth. Et le Christ a fait à ce moment-là encore une expérience déjà de déstabiliation. Il n'avait pas le droit d'être là où normalement il aurait dû être, chez son Père.

La fois prochaine, demain sans doute, nous verrons un peu comment cela retentit dans notre vie monastique.

 

Chapitre : Les vœux.                               09.09.82

      41. Demeurer stable dans la Lumière divinisante.

 

Mes frères,

 

Le lieu de notre véritable et essentielle stabilité mo­nastique, je le rappelle, c'est le coeur de notre Dieu, c'est la Lumière qui rayonne de sa Personne, disons de son visage, et ce sont les yeux si beaux de notre Christ. Car toute la Lumière de la divinité, cette lumière divinisante dans laquelle nous baignons, elle est comme ramassée, concentrée dans les yeux du Christ. Lorsque je parle de lumière, je n'emploie pas une expres­sion métaphorique. C'est une réalité d'ordre physique quoique surnaturelle, divine. Ce n'est donc pas une image, une figure de style, mais c'est une réalité.

 

Lorsque nous sommes dans ce lieu privilégié de notre sta­bilité, à ce moment-là, nous sommes unis à tous les hommes nos frères par une charité qui leur donne vie. Si donc nous voulons agir en bien sur une personne même très éloignée, même une personne défunte, il nous suffit d'être là. A ce moment, étant dans cette Lumière, nous som­mes partout où cette lumière rayonne.

C'est donc là notre véritable contemplation, contempla­tion la plus raffinée, la plus exquise, la plus efficace. Et il semblerait que Dieu veuille nous en arracher. C'est la même chose qu'avec Jésus le Christ. Rappelons-nous : il doit se trouver chez son Père et il n'en a pas le droit. C'est ce que nous avons vu hier.

Un moine qui a particulièrement connu ce drame dans sa vie, c'est Saint Bernard. Rappelons-nous ses sermons sur le Cantique des Cantiques. Pour qui a du coeur, donc pour qui sait comprendre et saisir entre les mots, les commentaires de Saint Bernard sur le Cantique des Cantiques sont une sorte d'autobiographie de Bernard. Il n'a rien dit d'autre là que ce qu'il vivait, que ce qu'il endurait, que ce qu'il espérait.

 

Saint Bernard n'était pas un cérébral. Il était un loin­tain descendant spirituel de Saint Augustin qui, lui aussi, se racontait. Il ne disait rien, Bernard, qu'il ne l'ait vécu lui-même. Il se racontait devant ses frères. Et il pouvait le faire car il vivait en parfaite communion avec eux. Et voilà notre Bernard qui était vraiment bien lorsque comme Marie de Béthanie il pouvait se tenir aux pieds de Jésus dans cette lumière divinisante et boire les paroles que le Christ lui adressait. Et rien d'autre !

Or, que devait faire Bernard ? Il s'en plaint. Il crie sa peine. Il en était empêché bien souvent par les soucis de l'administration temporelle. N'oublions pas que son monastère comptait des centaines de moines, qu'il devait à jet continu en envoyer au loin pour fonder de nouvelles colonies monasti­ques.

Et puis, on exploitait Bernard pour toutes sortes de cho­ses extérieures. Il devait se mettre en route. Et à cette époque là il n'y avait pas d'avion, il n'y avait même pas de voiture ni de vélo. Il y avait à peine des chevaux ou bien on avait ses jambes et ses pieds. C'était cela Bernard ! Il a vécu ce drame.

 

Et bien nous, si nous entrons de tout notre coeur dans notre vie monastique contemplative, nous allons rencontrer les mêmes souffrances, les mêmes questions et nous devrons y apporter les mêmes réponses. Prenons dans notre petit univers de Rochefort, prenons y quelques exemples.

Aussi longtemps que nous sommes dans cette chair soumise à la loi du péché. Je ne parle pas de la chair libérée, de la chair trans­figurée, mais de cette chair dont Saint Paul disait : Qui donc me libèrera de ce corps de mort, de ce corps qui m'en­traîne à la mort ? Ce que je voudrais faire je ne le fais pas et ce que je réprouve, voilà que je le fais. Qui donc va me libérer ?

            Aussi longtemps que nous sommes donc soumis à cette chair, grevée par le péché, ou bien que disons par ce corps qui est appesanti par des be­soins inéluctables, aussi longtemps donc que cette situation perdure, nous sommes jetés hors de notre repos et nous sommes plongés dans des occupations périlleuses. Car, elles peuvent très bien carrément annuler notre état contemplatif, ou bien elles peuvent jeter un voile devant nos yeux, nous aveugler, nous empêcher de voir. Et même nous assoupir et nous endormir.

 

Et pourtant toutes ces occupations étrangères à la vie contemplative comme telle, elles nous sont demandées par Dieu lui-même en vertu de l'obéissance. Elles font partie constitutive de notre état monastique. Il y a bien l'Opus Dei, donc cette prière qui nous atta­che directement à Dieu. Il y a la Lectio Divina dans laquelle nous écoutons tout ce que Dieu dit à notre coeur. Il y a le travail manuel...Oui, nous restons des hommes. Mais dans la pratique, dans la pratique nous pouvons être par devoir tellement absorbé par cette nécessité du tra­vail pour vivre que ça risque fort de nous arracher au reste.

Voilà, je vais prendre des exemples : Il faut fabriquer de la bière et il faut la vendre. Cela veut dire qu'il faut entrer en contact avec une multitude de personnes pour des choses qui ne sont pas toujours agréables. Il y a des clients qui ne paient pas. Voilà, il faut envoyer des rappels, il faut les secouer. Ou il y a des fournisseurs qui sont retors. Il faut être sur ses gardes, on ne peut pas travailler en toute confiance. On est livré exactement comme n'importe quel brasseur quelque part dans le monde. C'est ça ! Il faut être simples comme des colombes et rusés comme des serpents.

Ou bien il faut se mettre en chasse derrière des vaches qui s'en vont sur la route qui ne convient pas. Et voilà, il faut courir, essayer de les rattraper. Et puis il faut les ramener en espérant qu'il n'arrivera pas une voiture ou des voitures qui vont encore les exciter davantage. Elles provo­queront peut-être un accident. Voilà, vous direz que c'est des petits soucis. Non, ce ne sont pas des petits soucis, ça crée de la nervosité. Nous ne sommes pas des anges. Nous avons un système nerveux. Voilà, nous sommes un paquet de chair. Et comme cette chair est tou­jours blessée par le péché, toutes sortes de pensées surgis­sent en nous qui nous écartent et qui nous entraînent là où nous ne voudrions jamais aller.

 

Il faut manipuler de l'argent et il faut aligner des comptes. On ne peut pas se tromper. Il faut se tenir au cou­rant d'une multitude de choses. Disons que ce n'est plus le travail manuel tout simple tout gentil qu'on connaissait à l'époque de la première vague chez Saint Benoît et encore même à Clairvaux et à Cîteaux. Non, nous sommes aujourd'hui embarqués dans des histoires qui vraiment nous ennuient.

On voudrait bien que ça se modère un peu. Ici, grâce à Dieu, c'est malgré tout très, très, très modéré, très modéré. J'ai encore appris pas plus tard que hier : una abbaye où on brasse trois fois par jour. On va, on espère bien qu'on arrivera à brasser quatre fois et cinq fois par jour. Les chaînes une dans l'autres, et cela ira encore plus vite. On va arranger les choses et voilà, ça va se succéder. Alors, ça devient hallucinant !

Eh bien, heureusement que nous n'en sommes pas là. Ici, c'est encore très gentil. Mais malgré tout il y a toujours ce paradoxe dans lequel nous sommes enfoncés : être appelés par Dieu à être toujours, mais toujours, avec lui...et à un moment - par devoir encore une fois - dans la volonté de Dieu par l'obéissance, en être empêchés. Alors nous connaissons cette condition du Christ qui était retenu à Nazareth et empêché d'être chez son Père. Et il a connu cela pendant une trentaine d'années, presque jusqu'à la fin de ses jours.

 

Donc, je vous dis, mes frères, que ça nous promet bien du plaisir ! Mais attention ! Comme c'est la condition du Christ, vraiment ça fait partie aussi de notre croissance, de notre croissance divine, de la croissance et de la pléni­tude de la vie du Christ en nous. ]e veux dire ceci : c'est que nous devons être logiques. Si le Christ doit REELLEMENT revivre en nous son mystère, si nous nous offrons à cela, mais nous devons passer par ces paradoxes. Autrement, ce serait du théâtre. Nous serions, nous, sur une scène. Et puis nous revêtirions des oripeaux et puis nous jouerions. Et pour le reste, bien ma foi, ça ne nous regarde pas, ça reste extérieur à nous. Non ! Il veut revivre en nous son mystère. Nous devons en être bien conscient.

Maintenant, Saint Paul a quelque chose, ici, qui est très bien. Les Anciens Cisterciens, Saint Bernard aussi, le rap­pellent souvent. Aussi longtemps que nous sommes dans ce corps, nous sommes étrangers au Christ. Nous pérégrinons loin du Seigneur. C'est ce que dit Saint Paul. Il dit exactement, mais c'est presque pas à traduire en français : En sachant que lorsque notre citoyenneté, lorsque nous sommes citoyen, lorsque ce qui nous donne d'être, oui, nous ne sommes pas chez nous, nous sommes en citoyen dans notre corps, alors, nous sommes hors de la citoyenneté du Seigneur.

C'est tout à fait le paradoxe dont je parle. Et Saint Paul reprend après : Nous préférons être hors de la citoyen­neté de notre corps, pour être dans la citoyenneté avec le Seigneur. Voyez ! C'est tout à fait ça ! C'est ce corps qui nous alourdit, qui pèse sur nous, qui nous encombre tout le sys­tème. Je pense à cette lutte contre les pensées, toutes les passions, tout ce qui est en nous et qui nous empêche d'être tout à fait au Seigneur. Aussi longtemps que nous sommes livrés à cela, et bien, nous sommes étrangers au Seigneur.

 

Alors que ça devrait être l'inverse, et nous l'espérons : être tout à fait au Seigneur, étranger à toutes ces choses qui nous alourdissent et qui nous empêchent de prendre notre envol. Alors il le dit. Mais ce que nous désirons, c'est, mais non pas de quitter ce corps, c'est pas nécessaire. Mais c'est de recevoir comme un vêtement. Et c'est notre corps spirituel, c'est notre corps de lumière. Voilà ce que Saint Paul espérait et ce que Saint Paul a certainement reçu. Car lorsqu'on est en rapport avec Dieu, on obtient toujours ce qu'on espère.

Et alors, mes frères, et c'est cela que nous devons rete­nir, c'est que nous devons demeurer stable dans la lumière divinisante qui est omniprésente. Et là est notre véritable stabilité. Le véritable lieu de stabilité du Christ, c'était le temple de son corps. Lorsqu'il était à Nazareth, eh bien, naturellement il n'était pas chez son Père, ce n'était pas possible. Mais il était tout de même à l'intérieur du temple de son corps.

Et nous, il ne nous est pas possible d'être toujours avec le Seigneur. C'est notre condition de maintenant. Mais nous pouvons toujours être dans le lieu de notre stabilité qui est cette lumière divinisante, et dans toute la mesure du possible d'y être attentif. Voilà, mes frères, encore un petit pas dans la beauté de notre vie monastique.

 

Chapitre : Les vœux.                               10.09.82

      42. Souffrance et paix du Christ.

 

Mes frères,

 

Le Christ a été toute sa vie un homme torturé dans son intérieur, mais aussi habité par une Paix souveraine. C'était l'homme des contrastes violents, des paradoxes insolubles, mais aussi des fusions harmonieuses et exaltantes. Je veux dire que toute sa vie il a tracé une ligne qui était en même temps a la fois une descente et une chute, et une montée, une ascension. Je veux dire qu'on se trouve en face de lui toujours en présence d'un mystère.

Le drame de la Rédemption, de la mort, de sa chute dans un lieu qui n'en était plus, et puis de sa résurrection, il est présent à tout ce qu'il vit. Pas avec une telle intensité, mais de façon inchoative, comme un signe, comme un symbole, comme un dabar, comme une Parole...ça a été présent à toute sa vie.

Et lorsqu'on dit que sa Mère retenait toutes ces choses dans son coeur et qu'elle y réfléchissait, elle le pressen­tait. Elle qui avait une âme d'une pureté unique, elle sen­tait tout cela sans pouvoir se l'exprimer.

 

Le Christ le vivait dans le tourment, la torture, mais aussi dans la paix. N'oublions pas qu'il était un homme exac­tement comme nous. Le Christ ne connaissait pas l'avenir, pas plus que vous et moi. Il pouvait bien pressentir le fil des événements. Il pouvait extrapoler un peu parce que tout de même, encore une fois, il avait une intelligence qui était d'une autre qualité que la nôtre. Mais il n'était pas un devin, une sorte de mage qui pouvait dans une boule de cris­tal lire tout l'avenir.

Mais il était le premier de tous les Israélites. Il con­naissait, il pénétrait par l'intérieur le sens des Ecritures et il y lisait son destin, il le découvrait. Il pouvait donc dire : Le Fils de l’homme va être livré. Et on va le mettre à mort. Et ceux qui vont le mettre à mort, ce seront les chefs du peuple, ce seront les prêtres, le clergé dirait-on aujourd'hui, ce seront les laïcs, c'est tout le monde. Ils vont se servir de la main des païens, mais Lui ressuscitera trois jours après. C'était écrit en toutes lettres dans les Ecri­tures.

Plus tard, il expliquera ces Ecritures à ses disciples. Il leur ouvrira les yeux à eux aussi. Mais lui, c'est dans ce sens-là qu'il pouvait déchiffrer ce qui allait lui arriver. Mais ce n'est pas dans le sens de la divination. C'est pourquoi il a été toujours d'une grande paix, car c'était la volonté de son Père, mais malgré tout, pris dans l'étau, dans le filet et dans les angoisses des événements qui se resserraient sans cesse sur lui. Et à certains moments c'était beaucoup plus aigu.

 

Et Saint Benoît aussi, Saint Benoît qui est tout de même doté, doué d'une intuition d'un Fondateur, oui, d'un Patri­arche, d'un Père, d'un Chef de lignée, lorsqu'il parle de l'humilité, il nous dit quelque chose à laquelle on ne s'arrête peut-être pas assez mais qui reflète parfaitement ce destin tragique du Christ.

Il voit une échelle sur laquelle montent et descendent des anges - j'en ai parlé je ne sais plus quand ? C'est le jour de la récollection - les pieds bien enfoncés dans le sol, et puis le sommet est dans le ciel. Alors il dit : Cela nous apprend que par l’élèvement on descend et que par l’humilité, donc par la descente, on s’élève.

Eh bien, vous avez ce destin du Christ qui trace une li­gne constante qui est une chute, une descente. Et qui en même temps du fait de cette descente est une montée, une élévation, une ascension, et une glorification. J'oserais presque dire que Saint Benoît était inspiré. Il n'y a pas pensé probablement ? Je n'en sais rien. Ce n'est pas moi qui vais glisser là dans les paroles de Saint Benoît des choses qui ne s'y trouvent pas, qui seraient dans ma tête et que j'y introduirais.

 

Non, je pense que c'est réellement ainsi. La grande : aven­ture de l'humilité n'est autre que la reproduction fidèle de ce que le Christ a vécu toute sa vie progressivement. Et puis finalement un grand coup, une descente jusqu'au plus bas. Et dans la descente même, c'est la glorification parfaite.

Le 14 Septembre on va fêter la croix glorieuse du Christ. Eh bien, c'est ça ! C'est condensé dans cette fête. Cette croix qui est l'anéantissement, la mort de Dieu et en même temps c'est déjà sa glorification suprême et la nôtre avec.

Voilà, mes frères, ceci devait servir d'introduction à ce que je devais vous dire. Mais nous allons nous rendre à l'église. C'est toujours la même chose. On sait bien quand on commence. Je me disais : j'en ai pour deux mots et finale­ment j'en ai eu pour dix minutes.

 

Chapitre : Les vœux.                               14.09.82

      43. Le destin de Dieu.

 

Mes frères,

 

Nous célébrons aujourd'hui la fête de la Croix qui dans le plan de Dieu a été l'instrument de salut pour l'univers entier et le lieu où s'est révélé l'amour de Dieu dans ce qu'il a de plus étrange et de plus captivant pour nous. Etrange et captivant, mais aussi inquiétant !

Devant la croix, nous sommes en contact quasi tangible avec la façon dont Dieu conduit le monde lorsqu'il s’agit de lui, Dieu. Cela ne veut pas dire qu'il prend plaisir à nous abreuver de croix ? Non, il s’agit de Sa croix à lui. Et nous voyons en elle se manifester le destin qui attend Dieu lorsqu'il veut entrer dans le monde des hommes.

Et nous verrons également se dégager le destin du moine qui veut en toute sincérité et vérité être un membre actif et vivant de ce Christ.

 

Jésus avait besoin pour supporter l'épreuve de se sentir à l'abri dans le temple de son corps. Naturellement il a dû après, j'y ai déjà fait allusion, subir l'épreuve décisive et terrible de perdre ce lieu de stabilité.

Le moine, lui, devra s'encrer dans le lieu de sa stabili­té essentielle qui, nous l'avons vu, est cette Lumière qui rayonne de la face du Christ ressuscité, qui donne vie au cosmos entier, mais surtout à celui qui en toute confiance ouvre ses yeux et sa bouche pour boire et pour absorber cette Lumière. Là est notre lieu véritable et décisif de repos.

Quel est donc le destin de Dieu lorsqu'il veut rendre visite à sa création. N'oublions pas que le Christ est Dieu. C'est Lui qui a créé le monde. C'est lui qui le maintient dans l'existence, qui le fait évoluer. Rien ne se passe dans le monde qui n'ait son origine dernière dans la Personne du Verbe de Dieu qui n'est autre que le Christ. Ne l'oublions pas !

 

Voici donc ce Dieu Créateur qui vient dans sa création, qui devient une des parties de cette création. Qu'arrive-t-­il alors ? Eh bien, le destin de Dieu, c'est d'être expulsé hors de la société des hommes. Il y était à peine arrivé que c'était déjà ainsi. Nous l'avons vu, je le rappelle. Il n'y avait pas de place pour eux. Il n'y avait pas de chambre pour eux. Il a été relégué au rang des animaux. Puis un peu plus tard, on a cherché à le faire disparaî­tre définitivement. On a voulu le tuer. Enfin, ça, c'était encore des jeux d'enfant, du petit enfant qu'il était. Lorsqu'il est devenu grand, lorsqu'il a atteint la bonne trentaine d'années, alors ça a pris un tour vraiment dramati­que.

C'est alors la dure, la dure découverte qu'il a faite dans son propre village à Nazareth. Cela a dû être pour lui quelque chose d'imprévisible, mais aussi, je dirais, quelque chose de psychologiquement mortel. Car dans ce village qui était tout petit, il y a vécu pendant une trentaine d'années. Il connaissait tout le monde. Il était connu de tous. Il faisait partie charnelle de cette communauté humaine. Et voilà maintenant qu'il se présente devant eux et il s'aperçoit qu'il n'est pas aimé par ces hommes.

Et ça, mes frères, c'est une des découvertes les plus dures qu'on puis­se faire. C'est vivre dans une communauté pendant des années, donner le meilleur de soi à cette communauté et un jour, s'apercevoir que personne de cette communauté ne vous aime, c'est à dire ne vous accepte tel que vous êtes. On veut bien profiter de vos services. On vous payera ce qu'il faut. On vous en vaudra même une certaine reconnais­sance. Mais pour ce qui est de vous aimer : RIEN...

 

Et ça, c'est la découverte que Jésus a faite à Nazareth: ne pas être accepté tel qu'il était.

Aussi longtemps que c'est un petit artisan - il travail­lait bien, pas méchant, pas meilleur qu'un autre ni plus mauvais - et bien, ça allait. Mais le jour où il a ouvert les arcanes de sa véritable identité, de son moi le plus profond, cela a été la fermeture de tous et le rejet. Le texte ici dans l'Evangile est vraiment très beau.

Lc 4, 20-30 : Il ferme le livre. Il le rend au servant, au serviteur, disons au serviteur d'église, au serviteur de la synagogue il remet le livre, le livre roulé donc, il le roule et il lui remet. Et alors il s'assied. Donc il s'est mis debout pour faire la lecture. Puis il prend place. Il s'assied. Il est dans la posture du didascale, du Rabbi, de celui qui va parler, du Maître, de l'enseigneur. Et les yeux de tous dans la synagogue sont intensément braqués, fixés sur fui. Qu'est-ce qui va se passer ?

Quand on voit ça, la façon de le dire ici, mais les yeux ne sont pas ouverts. Les yeux sont tendus comme des arcs prêts à lancer, à décocher la flèche qui va blesser et qui va tuer. Ce n'est pas un regard d'accueil. C'est un regard de curiosité, de méfiance.            Et il commença à leur parler. Vous connaissez..... Et tous lui rendaient témoignage. Oui, c'était vrai. Et tous étaient dans l'étonnement. C'est ça, dans l'admiration plu­tôt que dans l'étonnement. Tous étaient dans l'admiration au sujet des paroles de grâce qui sortaient de sa bouche.

 

Là, nous avons une petite note typiquement hébraïque, et biblique, et vétérotestamentaire, où on voit les paroles qui sont là derrière. Dieu a quelque chose derrière la tête et qui s'avance...et puis qui sortent les unes après les autres. Le mot dit sortir une après l'autre. Et toutes les paroles qui sortent, ce sont des Paroles de Dieu, ce sont des Paroles divines, ce sont des Paroles qui créent, ce sont des Paroles qui sauvent mais aussi des Paro­les qui jugent. Car c'est la façon de recevoir la Parole qui classe un homme et qui le juge.

Et ils disaient : Celui-là, n'est-ce pas le fils de Joseph ? Voilà, voilà leur réaction : n'est-ce pas le fils de Joseph ? Ils soupçonnent qu'il y a derrière quelque chose. Mais quoi ? C'est le fils de Joseph ! Et puis je passe le reste naturellement car ça nous conduirait trop loin. Et à nouveau, qu'est-ce qui arrive ? Ils furent, dit-il, tous autant qu'ils étaient là...Tous, il n'y a pas une exception, tous remplis de fureur. C'est à dire de bouillonnement. Donc, pendant que Jésus parle il y a quelque chose qui commence à s'enfler en eux. C'est le tumos qui bouillonne...ça bout, ça bout, c'est comme une chaudière qui va éclater. Tous ils en sont remplis dans la synagogue en entendant des choses pareilles.

Et se dressant...Ils se dressent comme un seul homme. C'est le même mot qui est employé pour désigner la résurrec­tion du Christ, l'anastasis. Voilà donc un mot ambivalent comme il y en a beaucoup dans la Bible. Il a un sens positif et il a un sens négatif. Le Christ s'est relevé, il s'est redressé, il s'est levé pour le salut de tous. Ceux-ci se lèvent pour la perte de Dieu, pour la perte du Christ. Ils commettent le crime contre l'Esprit qui est irrémissible : ils se dressent...

 

Et ils le jetèrent hors de la ville...Ils le jettent. C'est vraiment le jeté dehors comme on jette une ordure. N'oublions pas qu'il est chez lui. Il est dans sa propre mai­son, dans sa famille. Dans ceux qui l'écoutent il y a des parents, il y a des amis, il y a tout. Et ce n'est pas encore suffisant d'expulser Dieu. N'ou­bliez pas que c'est Dieu qu'on expulse, qu'on jette dehors comme une ordure. Et ce n'est pas suffisant encore. Et ils le conduisent jusqu'au sommet de la montagne sur laquelle leur ville est construite. Pourquoi ? Afin de le précipiter...Voilà, non seulement on met Dieu à la porte, mais il faut tuer Dieu !

Cet Evangéliste est un artiste. Il y a alors une toute petite phrase, un rien du tout, un rien du tout mais qui est terrible. Vous savez, lorsque j'ai parlé de l'aventure de Jésus dans le temple, où il a été pris entre deux obéissances oppo­sées et où il a été amené à choisir la plus immédiate, la plus concrète, celle qui se présentait à lui dans la personne de ses parents, il y avait cette toute petite phrase : et il descendit, et il partit, et il leur était soumis. Voilà, on voit ce qui a dû se passer dans l'âme de Jésus à l'âge de 12 ans!

Et ici, c'est encore quelque chose de tellement beau ! Voilà ce que dit l'Evangéliste : Et lui, c'est à dire Jésus, lui, mais quand on voit le texte, c'est beau ! Ils disent : de façon à le précipiter, lui...et le même mot : lui, passant au milieu d'eux allait son chemin... Eh bien ça, mes frères, n'oublions pas qu'il s’agit du Verbe de Dieu, qu'il s’agit de Dieu même. Et vous avez ici ce qui se passe. Ces hommes de Nazareth ne l'ont pas voulu, ils n'ont pas voulu de lui. Ils l'ont expulsé. Non seulement ils n'en veulent pas, mais ils veulent se débarrasser de lui. C'est fini, qu'on le tue, qu'on ne le voie plus ! Alors Dieu, lui, qui habite dans le temple de son corps, passant au milieu d'eux, il va son chemin. Et il les laisse là...Ils restent là entre eux. Ils vont périr et pourrir sur place. Dieu s'en va...

 

Il dira la même chose aux Juifs, aux Judéens plus tard. Là où je suis, là où je vais - le même mot - là où je vais... mon chemin...vous, vous ne pouvez pas venir...Alors, voilà la même chose ici. Dieu continue sa route. Dieu continue sa route. Je ne veux pas de lui. Je le rejette. Dieu me respecte. Il accepte. Mais lui continue son chemin et moi je reste là. Et c'est ma perte. Et c'est ma perdition. Et lui, il va en trouver d'autres.

Donc voilà, mes frères, nous voyons ici déjà très loin projeté le drame de la croix. J'y reviendrais encore dans les jours qui suivent. Ils ne veulent pas de Dieu. Le sort de Dieu c'est d'être expulsé hors de la société des hommes. Et si c'est possible, anéantir Dieu...qu'on n'en ait plus...Nous sommes dans un monastère, dans une communauté. Cha­cun d'entre nous est un petit temple de Dieu. Chacun a le droit d'être accepté tel qu'il est, et aimé tel qu'il est. Et si, ne fut-ce que dans mon coeur, dans ma pensée, je rejette aussi un frère, à ce moment-là ce frère, lui, tel qu'il soit, il va faire son chemin, Dieu est avec lui. Et moi, je resterai là. Je me condamne moi-même jusque l'in­térieur de ma pensée.

Donc voilà, mes frères, nous voyons encore ici cette lutte contre les pensées qui est tellement capitale dans une vie monastique. Alors naturellement à partir des pensées, il y le reste. Mais il est temps d'aller à l'église. Et nous remercie­rons Dieu de nous donner ses lumières. Et nous lui demande­rons la grâce, surtout la grâce d'être fidèle à notre voca­tion et à son amour.

 

Chapitre : Les vœux.                               15.09.82

      44. Accepter la place que Dieu me donne.

 

Mes frères,

 

Nous sommes en train d'explorer les zones souterraines de notre voeux de stabilité. Les galeries que nous avons ou­vertes nous ont amené jusqu'à la personne du Christ Jésus qui est notre Dieu. Et nous avançons ainsi de surprise en surprise. Nous som­mes avec Lui à Nazareth en ce jour de Sabbat où il a déclen­ché la fureur de ses concitoyens qui ont tenté de le lyncher et qui l'ont mis carrément à la porte de ce village où lui-­même avait vécu pendant plus de 30 années, et où il avait donné le meilleur de lui-même.

Vous voyez ! Vous remarquez encore ici que les hommes sont bourrés d'illogique et de contradiction. Ils ont un besoin vital, un besoin fou de Dieu, et ils le manifestent encore aujourd'hui. Même lorsqu'ils disent ne pas y croire, ne pas en vouloir, ils le cherchent car ils ne peuvent pas faire autrement. Ils ont besoin de lui. Ils vont mettre des substituts à la place. Mais toujours derrière cette idole, c'est Dieu qu'ils recherchent.

C'était le cas aussi de ces hommes de Nazareth. C'étaient des gens très pieux. Aujourd'hui on dirait : c'étaient des fervents pratiquants. Ils étaient à la synagogue, tous, le jour du Sabbat. On dirait aujourd'hui : ils étaient à l'égli­se, ils étaient venus à la messe. Donc, c'étaient des gens qui cherchaient Dieu à leur façon. Mais c'était un certain Dieu. C'était leur Dieu. Et lorsque le Dieu véritable, le vrai Dieu se présente devant eux - et c'est alors là que se trouve le défaut de logique - à ce moment-là ils n'en veulent plus, ils n'en veulent pas et ils le mettent à la porte. A la porte, ici à Nazareth de la syna­gogue, à la porte de leur village.

 

Pour nous, ce serait à la porte de notre coeur, même à la porte de notre raison, à la porte de notre volonté. S'il n'en était pas ainsi - je parle ici pour nous, pour l'homme en général mais ça vaut dans les monastère aussi - ­s'il n'en était pas ainsi, l'obéissance ne présenterait ab­solument aucun problème pour nous, aucun. Mais hélas, nous ne valons pas mieux que les hommes de Nazareth, même si ça ne prend pas des formes aussi terribles comme ce jour de Sabbat. Mais pourquoi ? Pourquoi ?

Eh bien, il y a une réponse qui est première et qui est dernière et qui synthétise tout l'entre deux. Et cette répon­se, là voici : C'est que si Dieu est là, toute la place n'est pas pour moi. Or, je revendique pour moi seul toute l'entièreté de la place. Il ne peut pas y avoir à côté de moi un concurrent, fut-il Dieu. Mon lieu à moi, c'est le monde où je suis seul, et tout l'univers doit graviter autour de moi. Il n'est pas permis qu'il y ait un Dieu qui veuille, lui, occuper un lieu que je juge devoir m'appartenir.

C'est donc le péché originel arrivé à son sommet d'enflu­re. Le péché originel : je serai comme Dieu et je n'ai pas besoin de lui. Et ceci, lorsque ça s'est développé, que ça a fermenté, que ça a proliféré : je suis Dieu et il n'est pas nécessaire qu'il y en ait un autre à côté de moi.

Et ça, c'est la racine du péché et c'est le péché par excellence. On appellera ça en terme technique : orgueil. Mais cela peut être maladif aussi.

 

Et ça se remarquera par exemple : maladif chez des personnes, même dans les monastères, qui ne sont jamais d'accord. Vous pouvez faire ce que vous voulez, vous pouvez dire ce que vous voulez, c'est impossi­ble, c'est jamais d'accord. C'est plus que l'esprit de contradiction. C'est parce que la seule chose qui compte, c'est la façon dont eux voient les problèmes et voient les situa­tions...seul...je suis seul...

Et nous en portons de la graine en chacun de nous. S'il n'en était pas ainsi, je vous le dis, l'obéissance, la vie communautaire, la paix, mais ça nous serait naturel. Il en sera ainsi lorsque nous serons dans l'autre monde, lorsque nous serons chez Dieu. Mais ici, nous devons lutter pour conquérir. Nous devons toujours aller contre cet instinct qui est en nous, qui tout à la fois réclame Dieu et n'en veut pas.

Or, notre voeu de stabilité, il consiste en ceci : c'est accepter le lieu, la place que Dieu a prévue pour moi. C'est la position inverse. L'univers appartient à Dieu qui en est l'organisateur, qui en est le Créateur, qui en est le régent. Et dans cet univers, Dieu me concède une place. Il m'assigne un lieu. Il me loue, il me donne en location un endroit. C'est le lieu dans lequel je vais enfoncer mes racines pour y puiser la vie, une vie qui va me permettre d'être un serviteur fidèle et qui va me donner l'espoir dans ma fidélité­ de devenir un jour un fils de Dieu.

 

Et à ce moment-là, devenu fils de Dieu, étant installé toujours dans le même lieu, mais installé à la droite de Dieu qui est la droite du Fils, ce que mon instinct de pé­cheur ambitionnait - c'est à dire d'être Dieu et d'occuper toute la place pour moi seul - voici que Dieu me donne par cadeau ce dont je voulais m'emparer par ruse. Etant avec Dieu, à côté de Lui, je participe avec Lui au gouvernement du monde. Rappelez-vous toutes ces grandes fresques, toutes ces grandes images, ces grands tableaux de l'Apôtre Paul où il dit par exemple : Savez-vous que nous jugerons les anges... C'est cela !

Eh bien, mes frères, notre stabilité monastique, nous devons la voir jusque là. Je suis ici. Je ne suis pas chez moi. Je suis ici chez Dieu. Il me permet, il m'accorde un endroit chez Lui. Vous voyez que la stabilité, elle est étroitement liée à l'humilité. On a les deux. Là où il y a stabilité vraie chez un moine, vous avez aussi dans son coeur une humilité véritable. Et là où l'humilité grandit, la stabilité s'af­fermit.

Nous aurons aussi ce que Saint Benoît appelle le conten­tus, je suis content de ce que Dieu me donne en mon lieu. Voilà mes frères, restons sur cette petite perspective qui est très belle et qui nous fait avoir un appétit plus grand pour les grâces que Dieu nous accorde là où il nous a plantés...

 

 

 

 


Chapitre : Les vœux.                               18.09.82

      45. De Nazareth à la croix.

 

Mes frères,

 

A Nazareth, déjà, on avait tenté de mettre à mort le Prince de la paix. On ne voulait pas de lui. Et quelques années plus tard, trois ans environ, il a été à nouveau l'objet d'une ironie atroce, atroce vraiment. Nous passons dessus sans le remarquer. Mais je vais aujourd'hui attirer votre attention.

 

Il est dit dans le récit Evangélique selon Saint Jean. Ils ont donc crucifié Jésus et avec lui deux autres, un d'un côté et l'autre de l'autre, et Jésus au milieu. Regardez ce petit mot au milieu ! Vous voyez la scène !

Or, c'est exactement le même mot qui est utilisé dans le récit de la femme adultère. Les scribes, les pharisiens amè­nent une femme prise en flagrant délit d'adultère. Et Jésus est en train d'enseigner. Et devant toute la foule, on l'amène devant Jésus et on la met au milieu. Et ils l'accusent. Et Jésus est de l'autre côté. Et puis vous savez comment ça se termine. Jésus lui dit : Mais voilà, moi non plus je ne te condamne pas, mais ne pèche plus !

Ici, Jésus est au milieu, au milieu de deux brigands. Il est - ce n'est plus lui maintenant qui va juger - il est jugé par deux brigands. Un va le condamner et l'autre va le disculper. Si bien que le Christ est un être en état de jugement. Nous autres, nous le voyons comme étant le juge suprême. Il l'est d'ailleurs, attention, il l'est. Mais à un certain moment de son existence terrestre, il a été celui qui devait être jugé et pas seulement par les autorités religieuses de son temps, ni par les autorités ci­viles, mais même par deux brigands. Voyez quel état de déchéance ! Et ça a été jusqu'au bout.

 

Et le récit continue : Pilate écrivit une pancarte el il la plaça au dessus de fa croix. El il était écrit : Jésus de Nazareth le Roi des Juifs. Et voilà donc, notre Jésus est sur la croix. Et le voici identifié - Jésus de Nazareth - au lieu d'où il a été éjecté. Est-ce que vous voyez le paradoxe ? On ne veut pas de lui à Nazareth. On l'a excommunié de la synagogue. On l'a banni du village. On a essayé de le tuer. Il n'est plus de Nazareth, c'est fini !

Or au moment où il est sur la croix, Pilate, et avec lui dans la personne de Pilate les Juifs qui l'ont livré à Pilate, derrière les Juifs, l'humanité qui porte tout entière la responsabilité de la mort du Christ, tous reprennent le Christ et le renvoie à Nazareth. On ne veut plus de lui. Si bien que il est quoi ? Il n'est plus de nul­le part ! Le voici à nouveau dans un non-lieu. Vous sentez que la croix est dans la continuité, est dans le prolongement parfait de Nazareth. C'est la conclusion logique de l'épisode de Nazareth.

Là-bas, on a tenté de le précipiter dans le vide. Ici, il est relancé dans le vide. On ne veut plus de lui à Jérusalem, on le renvoie à Nazareth. Et à Nazareth il n'a plus rien. Voyez jusqu'où va la déréliction ! Au moment de la mort, quand il mourra, alors il sera vraiment un homme sans aucun lieu. Il n'aura plus le temple de son corps. Il n'aura plus même le temple encore plus in­time qui est son Père. Il n'aura plus rien comme lieu de ré­sidence que le péché à l'état pur...

 

Or tout cela est déjà mis en branle à Nazareth. Le geste de le précipiter dans le vide est symbolique. C'est comme si à Nazareth, mystiquement alors, vraiment il est tombé dans le vide. Et ce vide, ce vide était un vide sans fond. Et il s'est retrouvé dans le vide sur la croix. C'est Jésus de Na­zareth qui est sur la croix. La croix était là pour le recueillir. Voilà, mes frères, Jésus lancé dans un non-lieu, tombant dans le vide infernal par l'escalier de cette croix.

            Voyez, il y a dans les récits Evangéliques toujours de petites notations qui nous échappent parce que nous lisons trop vite, ou bien parce que nous ne faisons pas les rappro­chements, parce que nous sommes distraits, ou bien parce que Dieu ne nous ouvre pas l'esprit à ce moment-là. Je suis passé dessus peut-être 100 fois sans le remarquer.            Et c'est parce que je suis amené à parler de cette déstabi­liation du Christ que je le remarque.

Mais on peut dire que chaque Parole de Dieu dans l'Ecri­ture, elle est porteuse d'une infinité de mystères. C'est pourquoi nous ne devons jamais finir de la méditer, de nous en nourrir. Car en elle, non seulement nous voyons la façon d'agir de Dieu, nous voyons la réaction de Dieu, mais nous voyons aussi notre portrait qui se dessine. Et n'oublions pas que, ici, c'est nous qui avons joué à la balle avec le Christ. Derrière les hommes de Nazareth, c'étaient les hommes de tous les temps, c'étaient nous au­jourd'hui. Et derrière Pilate, c'était encore nous...Si bien que le Christ n'est nulle part chez lui...

 

Et ça nous arrive,pour nous concrètement, lorsque dans notre coeur nous bannissons un frère, ça, c'est fatal ! C'est pourquoi nous serons jugés pas tant sur nos actes, mais sur nos pensées, sur ce qui se passe en nous, dans notre coeur. Et vous voyez, vous comprenez mieux que le but final de la vie monastique, c'est la pureté du coeur. Un coeur où là ça n'arrive plus, un coeur où tous les hommes non seulement sont tous frères, mais où tous les hommes ont leur place, leur lieu. Un coeur dilaté aux dimensions de l'humanité, de toute l'humanité, du premier homme au dernier, un coeur où vraiment le Christ a trouvé un nouveau lieu de stabilité dans la personne des frères, dans la personne des hommes.

 

Homélie : 25° dimanche – année B.               19.09.82

      Les paradoxes du Royaume. [9]

Sg 2, 12.17-20  *  Jc 3, 16-4, 3  *  Mc 9, 30-37

 

……………………….il est vivant aujourd'hui. Et alors, ne serait-il pas possible de le suivre ? Ce que faisaient les apôtres, n'est-ce pas réalisable aujourd'hui pour nous ? N'est-ce pas la folle ambition de la vie monastique ? Mais ne serait-ce pas aussi se condamner à bien souvent ne rien comprendre ? Pour suivre le Christ Jésus, il faut tout déposer. Il faut opérer un retournement complet. Judas n'y a pas réussi, et nous savons ce qui lui en a coûté...

Le Royaume de Dieu, mes frères, ce n'est pas notre monde actuel en mieux, en parfait, en plus que parfait. Non, ce n'est rien de ce monde. C'est autre chose. C'est une nouveau­té absolue. Ce que l'oeil de l'homme n'a pas vu, ce que son oreille n'a jamais entendu, ce qui jamais n'est monté à son coeur, voilà le Royaume de Dieu !

N'allons pas chercher nos points de référence dans ce que nous voyons maintenant partout autour de nous. Ne subli­mons pas ça à un nouveau transcendant. Non, le Royaume de   Dieu est autre, il est nouveau.

            En voici un exemple, nous l'entendons de la bouche du Christ : Celui qui veut être le premier, qu'il soit le dernier de tous et le serviteur de tous. C'est une règle qu'il est impossible d'enfreindre. Voici donc notre échelle de valeur renversée. Le Christ lui-même est venu non pas pour être servi, mais pour servir et pour donner sa vie en faveur de la multitude des hommes... et la donner sur une croix en y étant clouer par ses mains et ses pieds.

 

Mes frères, cela n'est pas du folklore religieux. Et le moine s'engage à vivre ainsi la tête en bas. Au lieu de domi­ner, de commander, de régenter, il va obéir. Il va devenir le serviteur de Dieu, de ses frères, de tous les hommes. Il va entrer dans la totalité de la vie en apprenant à mourir. Cela exige une lucidité implacable !

Dans la lettre de l'Apôtre Saint Jacques, nous devons nous voir comme dans un miroir. On dirait que cette lettre a été écrite hier pour nous, qu'elle nous a été remise ce matin et que nous en prenons connaissance. Tous ces instincts qui foisonnent sur l'égoïsme, ne les sentons-nous pas bouillonner en nous ? Toutes ces convoitises qui nous mènent au désordre et à des actions malfaisantes ?

Serions-nous meilleurs que les Apôtres, eux qui s'aban­donnaient à ces instincts lorsque sur la route ils discu­taient entre eux, ils se disputaient pour savoir lequel parmi eux était le plus grand ?

 

Mes frères, de ces Apôtres encore si bassement humains, le Christ a fait des témoins, des martyrs et des saints. Ce qu'il a réalisé pour eux, il veut, il désire le réussir en nous. Et il nous en donne le gage aujourd'hui encore. Dans l'Eucharistie, il va s'unir à nous dans son état d'immolation et de glorification, devenir chair de notre chair, sang de notre sang, pour nous permettre de vivre de sa vie et de devenir en tout semblable à ce qu'il a été, à comprendre, à entrer dans les paradoxes de son Royaume et à les faire nôtres sans restriction.

Mes frères, nous serons un jour aussi les premiers parce que avec le Christ et en, lui nous aurons vécu au pied de tous les hommes.

 

                                                                                                     Amen.

 

Chapitre : Mais qu’est-ce qu’une Dédicace ?     20.09.82

 

Mes frères,

 

La Dédicace d'une église, surtout d'une église Cathédra­le nous remet les pieds sur le terrain solide de la foi. En effet, voyons un peu ce que signifie une dédicace, une con­sécration d'église. Dans un espace soustrait à l'usage profane - je parle ici d'une église Cathédrale - se dresse le siège, la cathè­dre d'un successeur des Apôtres.

Cet episkope, donc celui qui est mandaté par Dieu pour veiller sur une portion du troupeau - c'est ce que signifie le mot episkope ou évêque - Monseigneur Hamer nous a rappelé qu'il était investi d'un triple rôle : enseignement, gouver­nement, sanctification.

Voici donc un homme sur lequel est bâtie l'Eglise de Dieu. Cette Jérusalem nouvelle a 12 assises. Sur chacune d'elles est inscrit le nom d'un des 12 Apôtres de l'Agneau. Cela vient de nous être rappelé au cours de la lecture des Vêpres. Et non seulement les 12 Apôtres, mais en référence à eux les noms de leurs successeurs.

Cet homme qui siège dans cette cathédrale possède aussi les clefs du Royaume de Dieu. Il ferme les portes et il les ouvre, c'est à sa discrétion. Un jour, il trônera à côté du Christ pour juger l'univers. Donc, dans le territoire qui lui est échu, tout doit transiter par lui. C'est à dire que tout pouvoir dérive de lui et que toute grâce arrive par lui.

Le Christ a tout remis entre les mains de ses Apôtres ­ - il ne leur a rien soustrait - mais absolument tout. Il est impossible qu'une grâce nous arrive en dehors d'un successeur des Apôtres. Il est impossible qu'un pouvoir ne soit légué, si ce n'est par un successeur des Apôtres. Un Abbé doit recevoir une bénédiction de l'Evêque. Ainsi il est habilité par l'Eglise à s'acquitter de sa mission. Et cette bénédiction garantit aussi l'efficacité de son travail.

 

Je pense, mes frères, que nous n'avons pas suffisamment conscience de la place qu'occupe un évêque dans son diocèse. Mais vous allez me dire : Mais les évêques n'en ont pas cons­cience non plus. Peut-être? Je n'en sais rien. Je ne suis pas dans la peau d'un évêque, je suis dans celle d'un petit Abbé d'un tout petit monastère.

Si un évêque est tellement patient, s'il sait attendre, si quelque fois on l'accuse de faiblesse, c'est peut-être parce qu'il a une conscience très prenante sur lui d'être à l'endroit où Dieu l'a mis, le représentant de cette Per­sonne infiniment miséricordieuse qu'est le Christ. Lui qui a dit qu'il ne fallait pas achever de briser le roseau qui cédait, et qu'il ne fallait pas souffler un bon coup pour éteindre la toute petite flammèche qui était encore là.

Mes frères, voyez, ces réflexions sur la Dédicace d'une cathédrale, sur la place qu'occupe un évêque dans son diocè­se m'ont entraîné loin. Elles m'ont rappelé que toute la vie monastique était construite sur le creditur de Saint Benoît, ce qu'il faut croire, sur cette foi. Mais nous devons aller au-delà de l'Abbé, au-delà du mo­nastère. Nous devons remonter à l'évêque, et de l'évêque atteindre le Pape, celui qui préside à la charité. Et tout au sommet nous avons le Christ. Et plus haut que le Christ encore, grâce â Lui, nous avons la Trinité, nous avons l'es­sence même de la divinité.

 

Si bien que le monastère ne peut être un corps étranger dans un diocèse. Il ne peut pas lui être marginal non plus car le monastère a une fonction essentielle à remplir, une fonction de prière, une fonction de témoignage. Prière : c'est à dire maintenir un contact permanent avec Dieu. Et un témoignage : c'est être là pour rappeler la primauté absolue de Dieu dans la vie des hommes.

Voyez ! Cela paraît tellement loin de nos préoccupations aujourd'hui. Je ne parle pas des monastères, mais des gens du monde. On ne pense pas à Dieu. On n'y pense plus ou on y pense de moins en moins...ça disparaît ! Il suffit d'être en contact avec des gens du monde, ce qui les intéresse, c'est toutes sortes de futilités impossi­bles dans lesquelles ils sont perdus, qui deviennent la rai­son d'être de leur existence...et dont finalement ils sont dégoûtés parce que ça les désespère.

Et un évêque, lui, il doit conduire un tel troupeau. Et tous ces hommes, toutes ces enfants, ils sont aimés par Dieu. Le Christ est mort pour eux. Et Dieu veut faire d'eux, de chacun en particulier, et de l'ensemble, il veut faire des pierres vivantes de cette nouvelle Jérusalem qui sera si belle.

Mais il n'y réussira, mes frères, que si nous sommes là à leur place et pour eux tenir le contact toujours avec cet univers-là où Dieu règne en souverain, et témoigner par toute notre vie que Dieu est vraiment notre Roi, et que Dieu est là. Vous savez, on a parlé autrefois des moines témoins de la transcendance de Dieu. C'est tellement abstrait ce mot transcendance. Non, c'est infiniment plus simple. Nous de­vons être là comme les témoins de quelqu'un qui est bien réel, qui est bien vivant.

Je vous assure que ce n'est pas facile aujourd'hui pour les gens du monde. C'est déjà difficile pour nous. Mais il se passe des choses tellement horrible que les gens se disent : Si Dieu existait, ça n'arriverait pas ! Comment Dieu peut-il permettre des choses pareilles ? Si le Christ était vraiment le frère des hommes, s'il est leur Rédempteur, comment peut-il souffrir de voir des affaires pareilles ?

Voilà, ce qui est arrivé encore là-bas à Beyrouth au Liban : les milices chrétiennes sont entrées dans les camps de réfugiés et ont commencé à massacrer des femmes, des enfants, même des tous petits de rien du tout, des vieillards...plus de mille...Alors voyez ça, là-bas les foyers de haine qui de nou­veau s'allument. Et les Juifs permettent...Ils ne sont pas intervenus. Ils ont laissé faire. Or ça, c'est arrivé il y a deux jours...

 

Eh bien voyez le monastère dans le monde d'aujourd'hui ! Dans ce petit territoire qu'est notre diocèse, des moines qui malgré tout cela croient quand même en l'amour de Dieu et en dessous à la bonté des hommes. Ils ne peuvent pas admettre que ceux qui posent des actes pareils soient tellement mauvais. Non, il y a quel­que chose en eux qui les pousse à ces atrocités. Mais tout dans le fond, ce sont aussi des frères, Ce sont des baptisés - ce sont des chrétiens qui ont fait ça ! - ce sont des sau­vés, le Christ est mort pour eux.     Et bien, tout cela, c'est notre place dans ce diocèse.

J'aurais encore bien des choses à dire. Mais ce sera pour une autre occasion. Je pense que c'est assez pour au­jourd'hui. Mais retenons cela. Voyons tout au sommet cette église cathédrale. Là un évêque qui est un homme, et un homme seul, infiniment seul. Voyez par exemple ces évêques dans ces diocèses là-bas au Liban ! Maintenant...seul...Que voulez-vous qu'ils disent, qu'ils fassent, sinon pleurer et prier, et crier, et implo­rer...

Mais alors là, il faut en dessous, à côté d'eux, autour d'eux, il faut des moines, des monastères vraiment contem­platif où on a le contact direct, immédiat, permanent avec Dieu, où on est en présence du Christ sur la terre, présence de miséricorde, de pardon, de confiance. Voilà mes frères, quel est notre rôle aujourd'hui dans notre diocèse. Ne l'oublions pas !

 

Chapitre : Les vœux.                               27.09.82

      46. La stabilité spirituelle.

 

Mes Frères,

 

Nous devons être persuadés, convaincus de ce que nous avons absolument besoin d'un lieu spirituel de stabilité. Le lieu matériel est là pour incarner notre lieu spirituel, pour le protéger, pour le garantir, pour le fortifier. Mais si nous n'avons pas cet endroit où fixer spirituel­lement notre stabilité, le lieu matériel deviendrait une pri­son. Nous chercherions à nous en évader par tous les moyens. Pas nécessairement courir dehors, mais laisser fonctionner notre imagination, rêvasser. Pour la lutte contre les pensées, il est indispensable d'avoir un endroit où être fixé, où être stabilié, une sorte de forteresse spirituelle dans laquelle nous vivons.

 

Nous allons le voir encore à propos de ce drame vécu par Jésus à Nazareth. Rappelons-nous que c'était un jour de Sabbat. Et ses compatriotes ne pouvant supporter sa parole, ni sa pré­sence, le jettent hors de la synagogue et veulent lui enlever la vie. Jésus est en quelque sorte déjà condamné à mort. Il est symboliquement projeté dans un ravin au fond duquel aura cessé de vivre. Nous savons qu'il n'a pas touché le fond du ravin. Il a été recueilli sur un arbre qui était la croix. Et c'est à partir de là qu'il descendra encore plus bas dans le sans fond et le sans lieu de l'enfer.

            Mais il y a une personne à laquelle on ne pense pas. On n'en parle pas. C'est sa Mère. Elle était, beaucoup plus encore que Jésus, de Nazareth. Avant même la naissance de Jésus, elle y habitait. C'est là que l'archange est venu lui annoncer la Bonne Nouvelle de l'Incarnation du Verbe en elle. Elle fait corps avec la terre de Nazareth, avec ceux qui vivent sur cette terre, avec les hommes, avec les femmes, tout ce petit peuple. Ils ne sont pas nombreux, mais ils sont tous plus ou moins parents comme dans nos petits villages Ardennais au début du siècle.

Qu'a-t-il donc dû se passer en Marie lorsqu'elle a assisté au lynchage de son Fils ? Ne laissons pas courir notre imagination. On pourrait là­-dessus monter tout un roman, tout un théâtre. Mais voyons sim­plement que Marie s'est trouvée plongée en une fois dans un abîme de détresse et d'angoisse. Car elle ne pouvait compren­dre qu'il y ait tant de méchanceté dans le coeur des hommes. N'oublions pas qu'elle avait un coeur parfaitement pur. Par expérience personnelle, elle ne savait pas ce que c'était que la méchanceté. Jamais elle n'a prononcé une parole qui pouvait blesser quelqu'un, jamais ça ne lui est monté à la pensée.

 

Or, voilà qu'elle assiste à cette échauffourée dans la­quelle son Fils va peut-être perdre la vie. Elle a dû être broyée à ce moment-là par l'inconscience aussi de ces hommes qui sont ses parents. Rappelons qu'elle fait corps avec cette terre, avec ces maisons, avec ces gens. Elle a dû, ici, commencer sa passion à elle et se rappe­ler en une fois toutes les prophéties, toutes les images qui, dans la Parole de Dieu qu'elle entendait lire chaque Sabbat et qu'elle ruminait dans son coeur, tout cela a dû lui remonter à l'esprit. Elle a dû voir en un instant tout ce que son Fils et elle allaient endurer.

Je pense qu'il faut encore aller plus loin, ici, et que Marie ne s'est pas désolidarisée de ces gens de Nazareth. Ce n'était pas possible. Elle a dû avoir une sorte de conscience que elle aussi travaillait, collaborait à la mort de son fils. Elle s'est faite anticipativement ce que Jésus serait plus tard - il l'était déjà alors, naturellement, mais ça apparaî­trait pleinement plus tard - elle s'est faite péché avec les pécheurs. Elle n'a, dans son coeur infiniment pur, elle n'a pas porté un jugement de condamnation. Elle n'a pas maudit, mais elle a compati avec ces gens-là. C'était son sang, c'était sa race. Elle se trouvait solidaire d'eux.

 

Cela a dû être chez elle quelque chose d'affreusement dé­chirant, ce qui a dû se passer plus tard avec son fils : être à la fois parfaitement pure et en même temps, au même instant comme assimilée au péché. Elle se trouvait alors, elle-même, dans une espèce de non-lieu, dans une sorte d'enfer où elle était tout à fait elle­-même en cessant d'être elle-même. Elle était elle-même la rédemptrice du genre humain à côté de son fils, et en même temps celle qui devait être sauvée. Elle était la mère de tous ces hommes déjà spirituels, de tous ces hommes qui étaient des pécheurs. Elle ne pouvait pas se séparer d'eux. Et pourtant, elle était parfaitement pure.

            Maintenant, qu'a-t-il dû se passer ce jour de Sabbat et les jours suivants ? Jésus était expulsé. Il était parti. Il n'a sans doute ja­mais plus remis les pieds à Nazareth. C'était fini ! Et elle, alors ? Eh bien, elle a dû être à son tour regardée comme la mère de ce Jésus dont on ne voulait plus. Et la conséquence a dû être très, très logique : c'est qu'on ne voulait plus d'elle non plus. Elle a dû être liée jusque là, et partir à son tour. D'ailleurs après, on la voit toujours à la suite de Jésus jus­qu'au dernier moment où elle sera encore présente, là, à l'ins­tant où il meurt.

 

Marie n'avait donc plus de lieu, pas plus que Jésus. Et pourtant, il lui en fallait un. Il lui fallait son lieu spiri­tuel à elle sinon elle était perdue, psychologiquement perdue, et aussi - j'ose le dire - spirituellement perdue. Elle avait perdu sa raison d'être. Et ce lieu spirituel de Marie ne pouvait être que la Parole de Dieu. Rappelons-nous que cet abri dans lequel elle vivait, cette terre dans laquelle elle plongeait ses racines et d'où elle suçait la vie, c'était la Parole de son Dieu.

Elle avait dit un jour : Qu'il me soit fait selon ta Parole. Et dès cet instant, elle avait définitivement fixé son lieu de stabilité dans cette Parole. Elle ne pouvait plus reculer, c'était sa demeure. Et ça a coïncidé avec le moment où le Verbe de Dieu s'in­carnait en elle. Il y a là un admirabile commercium, un échange admirable, merveilleux. Le Verbe de Dieu trouvait son lieu en elle. Il prenait d'elle la substance qui allait former son lieu de stabilité, le temple de son corps. Et elle, au même moment, elle fixait sa stabilité à l'intérieur de cette même Parole de Dieu. Il n'est pas possible d'imaginer une compénétration plus parfaite. Les deux lieux coïncidaient.

Plus tard, Marie a eu besoin de retrouver aussi un lieu matériel de stabilité, sinon, cela pouvait devenir très éthéré, très, très vague. Cela devait s'incarner de nouveau puisque dans l'économie de Dieu tout passe par l'incarnation, tout est incarné. Et ce lieu de stabilité matériel de la Vierge, elle le retrouve au moment où son Fils meurt, où il lui dit : Femme, voilà ton fils. Et il dit au disciple qu'il aimait : Toi, voici ta mère. Et à partir de cet instant, le disciple la prit chez lui. Voici donc Marie qui a retrouvé un lieu matériel de stabi­lité. Il l'a prise chez lui et il l'a gardée chez lui.

 

Vous voyez, mes frères, c'est encore ici une parole de Dieu qui lui dit où elle doit être. Elle ne le choisit pas elle-même. Non, au dernier moment la Parole de Dieu crée en Marie quelque chose. Cette Parole a pris chair de Marie. Et au moment où cette Parole va retourner à Celui qui l'a envoyée, il veille à ce que il se crée un nouveau lieu de stabilité pour sa mère chez le disciple que Jésus aimait.

Nous avons Parole au début, Parole à la fin. Marie était entièrement dans la Parole, et c'est la Parole qui au dernier moment lui dit encore : Voilà la maison qui sera la tienne maintenant. Voyez, mes frères, il y a là des analogies très belles avec ce que nous vivons dans notre expérience monastique.

Je vous invite à y réfléchir, à l'approfondir chacun pour votre compte personnel dans votre oraison, votre contemplation. Et vous découvrirez des choses très belles, des choses merveilleuses. Et lorsque vous chanterez le Magnificat aux Vêpres, vous sentirez qu'il y a une sympathie entre vous et l'expérience si belle, si riche, mais aussi si dure de Marie.

 

Chapitre :                                           29.09.82

Que pouvons-nous connaître des anges ?

 

Mes frères,

 

Vous savez que les savants rêvent d'un esquif spatial qui serait propulsé à l'aide de grains de lumière de photon. Et ce vaisseau atteindrait la vitesse de la lumière, c'est à dire 300.000 Km par seconde. On pense que si l'homme parvient à ce moment-là à franchir le mur de la lumière comme on franchit le mur du son, c'est à dire atteindre une vitesse au-delà de la lumière, il va débou­cher dans un autre univers.

Ecoutez ! Ce qui est le rêve d'aujourd'hui peut être la réalité de demain. Nous n'en savons rien. Mais alors, est-ce que maintenant quand nous réfléchissons à cela, nous voyons ce qui hante la conscience de ces cher­cheurs, de ces savants ? Est-ce que l'existence du monde angé­lique nous paraît encore quelque chose d'aberrant ?

Eh bien, je ne le pense pas. Et pouvons nous connaître quelque chose des anges ? A mon sens, extrêmement peu, car ils habitent un univers différent du nôtre, un univers matériel encore, et au-delà il y a encore l'univers de Dieu qui est la surnature. Mais que pouvons-nous connaître des anges?

 

A mon sens, ceci : les anges sont des êtres lumineux en relation étroite avec Dieu. Comme Saint Grégoire nous l'a ex­pliqué au cours de l'Office de Nuit, les anges nous sont accessibles lorsqu'ils sont investis d'une mission à notre ser­vice. Leur être est identique à leur mission. Et comme c'est une mission qui leur est toujours confiée par Dieu, ils vont chaque fois comme dans un éclair nous révéler une portion, une partie de qui est Dieu. C'est pourquoi le nom de Dieu va pa­raître dans leur dénomination.

Nous avons MICHEL qui signifie : qui est comme Dieu ? De suite dans cette interrogation, dans cette question, nous per­cevons que Dieu est la transcendance infinie, l'altérité ab­solue. Personne n'est comme Dieu. Il est unique en son être. Mais il a consenti à nous faire cadeau de sa nature pour que nous puissions le connaître, l'aimer, participer à sa vie, à son bonheur. Mais dans ce geste de condescendance à notre endroit, il demeure encore absolument autre. Qui est comme Lui ? Personne !

Nous avons un autre nom, GABRIEL. Il nous révèle que Dieu est incommensurable force, capable d'accomplir des oeuvres qui nous stupéfient, qui humainement parlant, raisonnablement par­lant sont impossibles. Je pense à l’Incarnation de Dieu, Dieu qui devient homme. Donc, dans cet homme qui est là, je vois non seulement Dieu, mais cet homme est Dieu. Et pourtant il ne se distingue en rien de nous. Voyez aussi la merveille de l'Eucharistie. C'est du pain, c'est du vin, mais pourtant ce n'est plus du pain, ce n'est plus du vin. C'est le Corps et le sang du Christ. Ce sont des mystères ! Gabriel, c'est la révélation du Dieu qui est opérateur de mystères.

 

Nous avons le nom RAPHAEL. Raphaël, c'est Dieu dans sa bonté. Dieu est un être bon. Il ne veut la perte de rien ni de personne. Vous savez qu'il y a un adage de physique qui dit que dans la matière, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Oui ! Eh bien Dieu, c'est un peu ça. Dieu est tellement bon qu'il ne veut pas que la moindre des créatures se perde. Il rétablit tout, il récupère tout, Dieu, dans sa bonté...

Mais Raphaël peut signifier encore lorsqu'on se reporte à l'étymologie Hébraïque - c'est le cas d'une racine qui a des sens opposés - que Dieu est aussi abîme de faiblesse, abîme de faiblesse conjoint à un vertige de puissance. Nous avons là dans ce nom la révélation de ce qui va faire l'admiration de l'Apôtre Paul : c'est la faiblesse de Dieu qui est plus puissant que toute la puissance des hommes ; c'est la folie de Dieu qui est plus sage que toute la sagesse des hommes.

Vous avez, dans ce mot Raphaël, conjoint les contradic­tions qui forment Dieu tel qu'il apparaît à nous, tel qu'il se révèle à nous. Nous avons, dans le mot Raphaël, le mystè­re du Samedi Saint où Dieu est englouti dans le contraire de ce qu'il est. Et à ce moment-là, il nous apparaît au sommet de sa puissance, car il rédime l'univers entier. Voilà Raphaël !

 

Il y a aussi un autre nom ; OURIEL. Ouriel, là, c'est Dieu qui est lumière. Et c'est la grande, grande nouvelle dont nous parle l'Apôtre : Dieu est Lumière ! Voici, dit-il, la nouvelle que nous avons entendue. Il a entendu de ses oreilles qu'un jour le Christ disait : Moi, je suis la Lumière du monde. Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres mais il aura la Lumière de la Vie. Ce que nous avons entendu, dit l’Apôtre, de sa bouche, de Lui, nous vous l’annonçons : c’est que Dieu est Lumière. Il n’y a en lui aucune trace de ténèbre.

Dieu est vérité, Dieu est amour, Dieu est vie. Et celui qui adhère à Dieu, qui devient avec Dieu un seul esprit, il devient lui-même lumière, vérité et vie, quelque soit la réac­tion des hommes qui peuvent percevoir la Lumière de Dieu com­me ténèbre pour eux, et la rejeter. La Lumière était brillante dans le monde, dit le même Apôtre au début de son Evangile, mais les hommes ne l'ont pas acceptés, n'en ont pas voulu parce que leurs oeuvres étaient mauvaises. Et celui qui a des oeuvres mauvaises, il se cache dans les ténèbres et il jette les ténèbres sur tout. Il lui est impossible de supporter la Lumière. Mais Dieu, il n'est que Lumière.

Eh bien, mes frères, les moines dès l'origine, ils ont vu leur vie comme évangélique, le bios angelikos, la vie angé­lique. Mais il faut bien comprendre ce qu'ils entendaient par là. C'est à dire que leur vie devait être dans le monde appari­tion du divin. C'est là quelque chose qui dépasse les forces de l'homme, et pourtant, cela nous est proposé. C'est un idéal qui ne sera jamais pleinement atteint, mais duquel nous devons approcher sans arrêt. C'est la raison pour laquelle le monastère est vu comme un endroit où l'on passe des ténèbres à la lumière.

 

Car il y a en nous toujours un double visage. Il y a une face de lumière et il y a une face de ténèbre. C'est là notre condition d'homme faible, pécheur. Rappelez-vous ce que Saint Paul disait : le bien que je veux, je ne le fais pas, impossible ; tandis que le mal que je hais, c'est cela que je fais. Pauvre malheureux ! Qui donc me délivrera de cette servitude, disait-il, moi, je ne saurais pas en sortir. C'est la grâce  de Dieu qui me rédime et qui me transforme. Autrement pour moi c'est sans issue...

Mes frères, nous devons accepter cette situation mais sans en prendre notre parti. Et c'est cela l’humilité. C’est se savoir avec sa face de ténèbre, mais ne pas en être satisfait. Et nous devons en nous laisser grandir la Lumière et pour cela nous laisser façonner par Dieu. Il veut faire de nous une coupe de cristal mais jamais assez pure pour lui. Il n'en a jamais fini. Et je pense que cela durera toute l'éternité. Car comment notre pauvre petite nature d'homme pourrait­-elle être assez pure un jour pour refléter parfaitement la lumière qu'est Dieu. Il faudra donc pour toute l'éternité nous laisser sans cesse purifier et façonner par Dieu. Nous n'en aurons jamais fini et lui non plus. Mais ça fera notre bonheur et ça fera la gloire de Dieu.

Maintenant, nous devons tout de même dans le monastère savoir que nous progressons vers la lumière. C'est à dire que notre face de ténèbre diminue, notre face de lumière grandit. Elle s'étend. A quoi le reconnaît-on ? Nous le reconnaîtrons,  dit l'Apôtre, ici, à l'agape, à la charité, à l'amour qui est en nous. C'est l'indice indiscuta­ble. Il n'yen a pas d'autres que celui-là. Car l'amour est lumière et la lumière est amour. Voilà ce qu'il dit : Celui qui dit être dans la lumière et qui a de l’aversion pour son frère, il est encore dans les ténèbres.

 

Donc voilà, mes frères, retenons à l'occasion de la fête de ce jour que nous devons nous laisser travailler par Dieu, devenir ce que Saint Benoît espère pour nous : des hommes au coeur pur. C'est à dire des hommes dans lesquels il n'y a plus de pensées d'aversion pour personne, pas même pour ceux qui nous en veulent, pour ceux qui disent du mal de nous, qui nous jettent des mensonges ou du mal au visage. Mais ce n’est jamais tout à fait mensonge, il y a toujours une part de vérité car nous avons en nous toujours de la ténèbre.

Des hommes au cœur pur duquel ne sort jamais rien d’autre que des réflexes d’amour et de bonté sans supériorité aucune, en se mettant en dessous des pieds du dernier des hommes. Voilà, mes frères le cœur pur.

Et à ce moment-là nous pouvons dire que la lumière grandit en nous et que notre face, un jour, à l’heure où Dieu le voudra, elle reflétera vraiment la Lumière qui est Dieu et qui est le Christ. Et la vie angélique vers laquelle nous progressons lentement mais sûrement, elle sera devenue notre partage, dès maintenant et pour toujours.

 

Récollection du mois d’octobre.                    02.10.82

      Ce fil qui nous retient.

 

Mes frères,

 

Nous ouvrons ce soir notre récollection mensuelle. Vous savez comme moi que les mots ont une vie, une histoire. Ils naissent, ils se développent, ils se répandent. Puis, ils s'affadissent et certains même en arrivent à entièrement dis­paraître. Il serait utile, me semble-t-il, d'introduire ce petit mot par une réflexion au sujet du mot récollection. Nous de­vons en retrouver le piment, la saveur de façon à mieux la vivre.

 

Récollection, c'est opérer un retour à soi : redire ad cor, comme disaient les Anciens. C'est cesser de divaguer, de se disperser ; c’est redevenir attentif, sobre, vigilant. Voyez que si nous voulions être entièrement logique, nous devrions lier la récollection à la pratique du jeûne. Car c'est le jeûne qui en coupant, en retranchant de menus fils nous permet d'être moins à nous-mêmes et plus à Dieu.

Récollection, c'est aussi habiter seul avec soi-même. C'est à l'intérieur du coeur, là où on est rentré, là dans le secret d'une solitude, d'un tête à tête avec Dieu, retrouver notre identité véritable. Et avec patience et amour, déchif­frer notre nom nouveau. Ce nom qui est nous dès maintenant, si nous le voulons, et pour l'éternité. Habiter avec soi-même.

Récollection, c'est aussi d'accepter d'être soi. S'accep­ter tel qu'on est, se réconcilier avec soi-même et à partir de là se réconcilier avec les autres. Opérer ainsi un regrou­pement de toutes les énergies si facilement perdues en nous dans notre communion avec nos frères, et au delà de nos frè­res avec tous les hommes.

 

Mes frères, récollection, c'est donc un vaste programme pour une remise à neuf, pour un effort renouvelé de conver­sion. La vie monastique est en soi extrêmement simple. Il suf­fit de croire en l'amour et de se laisser façonner par lui. Croire qu'on est aimé et que une personne, cette personne qui nous aime, qui est Dieu, qui est son Verbe devenu homme, qui est l'Esprit, cette Personne Divine, ces Personnes Divines nous aiment et nous travaillent afin de nous façonner à leur image et de nous conduire au comble du bonheur dans une par­ticipation à leur vie à elles.

Mais voilà, mes frères, et soi, cette chose si simple est extrêmement difficile car nous devons à tout moment vaincre en nous une sourde et tenace méfiance. Renoncer à ses idées, à ses sentiments, à ses instincts, à ses vouloirs, mais ne serait-ce pas nous dévaluer ? Bloquer notre épanouissement ? Nous perdre ? Sans cesse ces questions plus ou moins consciemment sur­gissent en nous. Si bien que nous sommes pris dans un filet d'hésitations, de reculades, de refus. Nous n'osons pas prendre le risque de couper ce petit fil, celui auquel Saint Jean de la Croix faisait allusion. Nous avons peur d'abandonner une sécurité humaine pour nous jeter dans le feu de cet amour où nous avons peur d'être brûlés.

Mes frères, oui, il faut une fameuse dose de foi pour croire que la réalité ce n'est pas ce que nous sentons, mais ce que Dieu nous propose.

 

Au cours du mois d'Octobre, nous allons voir se dresser devant nous deux figures grandioses et belles dont nous allons clôturer l'année jubilaire : Saint François d'Assise et Sainte Thérèse d'Avila. Deux grands saints s'il en fut, mais aussi deux grands et authentiques convertis. Ils sont revenus tous deux d'une vie de frivolité et d'in­souciance. Ils étaient aussi blindés de sécurités humaines. Mais ils ont entendu la voix qui les appelait et ils ont eu le courage de briser leur cuirasse, leur carapace et de s'of­frir tout nu à cet amour qui était Dieu. Et nous savons ce qu'il leur est advenu. Ils sont devenus des amants de la croix ou plus précisément de celui qui sur la croix avait donné sa vie pour eux.

 

Et mes frères, je pense que, ici, nous avons en main une des clefs qui nous permet de décrypter l'énigme de notre vie et de nous ouvrir les portes de l'amour et de la liberté. Un autre est mort pour moi, est mort à ma place. J'étais condamné sans rémission. Je ne pouvais pas échapper. C'était impossible ! Et voici qu'un autre s'est offert en otage pour moi. J'ai été libéré et lui est mort à ma place.

Vous vous souvenez certainement de cette affaire terrible et pourtant bien vraie, de cet homme qui dans le camp de con­centration d'Auschwitz était condamné à mourir de faim. Et un de ses compagnons d'infortune s'est offert de mourir à sa place. C'est le Père Maximilien Kolbe. Eh bien, le rescapé est encore en vie aujourd'hui.

Et de­puis cet instant où il a vu un autre qui s'offrait à mourir pour lui, à sa place, à partir de cet instant plus rien n'a été semblable pour lui. Tout a changé. Il s'est inscrit en lui une communion avec celui qui est mort. Il sait, cet homme, ce que c'est que l'amour car il a été aimé jusque là...

 

Or, mes frères, cette expérience exemplaire, c'est la nôtre. Car nous pouvons reprendre à notre compte le cri de Saint Paul : Oui, ce Jésus, ce Christ qui n'est rien moins que Dieu en personne, il a donné sa vie pour moi.

Mes frères, je me demande devant une telle évidence com­ment nous pouvons encore rester indifférent ? Comment nous hésitons encore à croire en l'amour dont nous sommes l'objet ? Comprenez-le! Si nous nous laissons pénétrer par cette vérité évidente, notre vie monastique, elle devient toute simple. Il suffit de nous laisser emporter par cet amour qui nous conduit là où secrètement nous voulons aller.

Mais voilà, ce ne sont pas nos chemins à nous, ce sont ceux de l'amour. Et nous nous l'enseignerons les uns aux autres si les uns pour les autres nous exposons notre vie chaque jour, à chaque moment, dans les détails bien concrets de notre vie commune. C'est là le bienfait de la vie cénobitique. C'est d'être toujours à l'école où nous apprenons l'art sublime d'aimer. Mais nos professeurs, c'est nous entre nous.

 

Voilà, mes frères, ce que nous pouvons retenir pour notre mois d'octobre où, je le répète, nous allons rencontrer ces grandes figures amoureuses du Christ, amoureuses de Dieu. Lundi déjà, François d'assise ; deux jours plus tard, Saint Bruno ; quelques jours après, Sainte Thérèse d'Avila. Je prends des repères ainsi. Nous saurons que le mois d'Octobre est traditionnellement consacré à Marie qui a vécu dans le détail tout le mystère de l'amour. Et c'est notre tour maintenant...

Mes frères, nous nous efforcerons d'être les uns pour les autres révélation de cet amour qui, je le redis, s'est donné pour nous, qui n'a pas craint de mourir à notre place. Oui, c'est à grand prix que nous avons été aimés.

Chapitre : Fête de Saint François d’Assise. [10]    05.10.82

      L’amour fou de Dieu.

 

Mes frères,

 

Je pense ne pouvoir faire mieux que de contempler Saint François dans ce qui en lui est le plus attirant et le plus étrange. François était un authentique fol en Christ. C'est une race qui a ses titres, ses lettres de nobles­se et qui est loin d'être éteinte. Il s'en trouve encore cer­tainement aujourd'hui de par le monde. Saint François était dans une lignée qui remonte très, très loin. Je vais rappeler quelques noms au hasard sans sou­ci            de chronologie.           

 

Nous avons Elie, Elysée - vous vous souvenez de ces gos­ses qui couraient derrière lui en criant : au fou, au fou - ­Jérémie, Amos, Osée et leur chef de file Moïse. Les prophètes en général étaient de ces fous. D'ailleurs le mot en langue hébraïque que nous traduisons par prophète est suffisamment évocateur. On pourrait le ren­dre par : le dégobilleur. Il y a en lui un feu qui le brûle et qu'il ne peut contenir. Il en éclaterait. Alors il le vomit...

Un autre terme pour rendre le mot prophète en hébreux signifie l'exalté, l'enragé, le fou, celui qu'il faut lier, celui qu'il faut ligoter. Voyez alors de suite tout cet ar­rière plan insupportable. Il faut se débarrasser d'un prophète comme on se débarrasse d'un fou. Nous en connaissons un plus près de nous, celui dont on a commencé à lire les aventures au cours de l'Office des Laudes : l'Apôtre Paul. Combien de fois n'a-t-on pas voulu le tuer ?

Dans notre famille monastique, disons-le bien simplement, Saint Bernard était aussi un fol en Christ. C'est pour ça qu'aujourd'hui il s'en trouve encore pour le contester. Il lui manquait certainement quelque chose, dira-t-on de Saint Bernard. Ce n'est pas un homme raisonnable qui entre dans des cadres bien définis, bien structurés et dont personne ne sort. Non, il n'y avait pas de cadre pour Bernard.

 

Et naturellement il y a le plus prestigieux de tous, chef de file pour l'éternité, qui est le Christ lui-même. On l'a traité de tous les noms : c'était un glouton, c'était un ivro­gne, c'était un séducteur, c'était un imposteur. Il était pos­sédé d'un démon. Et finalement il était un fou qu'il fallait enfermer. Vous voyez, tout cela !

Vous savez que pendant son procès on l'a revêtu du vête­ment des fous. Hérode le renvoyait à Pilate. Alors, pourquoi ? Est-ce que Dieu lui-même serait-il fou ? Eh bien, je dis catégoriquement : oui. Il s'il n'était pas fou, il ne serait pas Dieu, parce qu'il ne serait pas amour. Au cours des Lectures des Petites Heures aujourd'hui, lectures qui ont été certainement choisies à cause de la fête de ce fol qu'était François d'Assise, il nous a été parlé presque chaque fois de la folie de Dieu.

L'amôria, ça c'est vraiment l'insensé, le fou, la folie de la prédication, la folie de la croix. Et carrément, dit l'Apôtre Paul, le morum tueo, le fou, ce qui est fou en Dieu. Mes frères, ça ne doit pas du tout nous étonner parce que Dieu est amour. Et l'amour obéit à des normes qui sont les siennes et qui ne sont pas celles de la froide raison.

François était un fol en Christ parce que ce n'est plus lui qui vivait, c'était le Christ qui vivait en lui. Si bien que François voyait, entendait, agissait comme Dieu, non plus à la manière des hommes. Et cela suscitait la stupeur chez ceux qui le voyaient, qui l'entendaient. Cela suscitait la moquerie, le scandale. Mais chez d'autres par contre cela éveillait l'admiration, l'étonnement, et puis des questions. On se sentait interpellé, remis en face d'une vérité qu'on n'avait jamais remarquée ou qu'on avait laissé se perdre.

François était irruption dans le monde de cette production divine qu'est le Royaume. Ce fameux Royaume que le Christ était venu prêcher, il était là, présent dans cet homme. Alors vous comprenez que certains l'accueillaient de grand coeur, mais que d'autres le repoussaient avec acharne­ment.

Les Règles du Royaume de Dieu faisaient irruption dans le monde des hommes. Et du même coup, la création était renouve­lée, elle était rajeunie. Elle rentrait dans l'ordre, dans l'harmonie. Il n'y avait plus cet antagonisme entre la nature et l'homme, entre les animaux et les hommes, ni même entre la mort et les hommes ?

 

Pour François, la mort était une grande soeur pour laquel­le il fallait bénir Dieu...une soeur à laquelle il pouvait se confier et qui allait le conduire là où il espérait aller...cette soeur qui allait lui faire rencontrer face à face son Seigneur. Voyez ! Tout était redevenu ce que la création était au début. C'était une sorte d'apocatastase, un renouvellement, le paradis primordial qui revenait sur terre. C'était tout cela, voyez, la folie de François ! Mais en même temps, l'Eglise était réparée.

Rappelons-nous que la première intuition qu'avait entendue François était : Tu vas réparer mon église. Et concrètement il avait réparé une église là, qui était délabrée. Puis il avait compris que le geste qu'il posait était sym­bolique. C'était une autre Eglise qu'il fallait à partir de là restaurer. Et c'était fait ! L'Eglise était réparée, puri­fiée, rajeunie.

Mais François avait dû passer, et il passerait jusqu'à la fin de ses jours par le tunnel obligé de la croix, c'est à dire d'une souffrance qu'il n'avait pas méritée, une souffrance qui lui tombait dessus de la part des hommes, de la part des éléments aussi. Car les éléments, du moins en partie, ne voulaient pas non plus être réconciliés avec Dieu. Et cette croix, ces misères à cause du péché des hommes, à cause de notre péché qui a tout disloqué, qui a tout déséquilibré. Et le pauvre François était comme le Christ écrasé par tout cet antagonisme que le péché construit face à tout ce qui n'est pas lui.

 

Vous savez qu'il a reçu ce qu'on appelle les stigmates. Et ainsi, il a été mystiquement et réellement cloué à une croix. Mais il ne s'en effrayait pas, ça faisait partie de sa mission, et ça faisait partie de sa folie : aimer, aimer ses frères, aimer les autres jusqu'à la mort et la mort sur une croix. Ce n'était plus lui, c'était le Christ qui était de nouveau, là, présent.

Mes frères, François est, me semble-t-il, et doit rester pour nous une lumière. Car nous aussi, dans notre petit mo­nastère nous devons être les témoins de l'amour. Mais un amour qui perd la raison, un amour qui franchit les frontiè­res de la folie, un amour qui ne compte pas, un amour qui comme celui de Saint Paul supporte tout, attend tout, espère tout, croit tout, se laisse manipuler par tous, un amour qui est destiné à demeurer éternellement quand tout le reste passera.

Et révélation de cet amour, cela veut dire apparition du Royaume de Dieu parmi les hommes. Chacun d'entre nous, ici, devrait être tel. Il faudrait pour notre part que nous ayons chacun un petit grain de folie adapté à notre tempérament, mais qui nous ferait cesser de calculer, de mesurer, qui nous ferait nous abandonner à ce grand amour qu'est Dieu en personne.

 

Mes frères, nous pouvons retenir cela ! C'est le message que François nous transmet. Nous avons eu, nous, le bonheur de vivre cette année jubilaire dans nos coeur. Nous la clôturons aujourd'hui. Ceux qui sont morts et qui ont vécu avant nous n'ont pas eu cette chance. C'est une grâce que nous recevons. Nous de­vrons en rendre compte.

Mais il faut que lorsque nous paraîtrons devant Dieu, François nous reconnaisse comme l'un des siens par, je le répète, ce petit peu de folie ou cette grande folie qui doit habiter notre coeur et qui nous fait tout subir jusqu'à la mort s'il le faut, mais sans jamais porter atteinte à l'amour.

Voilà, mes frères, le message que nous pouvons recueillir et nous nous rendrons à l'église en le méditant et en deman­dant à Dieu la grâce de pouvoir le vivre en plénitude.

 

Chapitre : La patience. [11]                          11.10.82

      1. La patience obtient tout.

 

Mes frères,

 

Au début de l'année, pendant plusieurs dimanches j'avais repris et commenté la fameuse sentence de Sainte Thérèse que je vous rappelle maintenant : Que rien ne te trouble, que rien ne t'épouvante, tout passe, Dieu seul demeure. La patien­ce obtient tout. A qui possède Dieu rien ne manque. Dieu seul suffit. [12]

 

La patience obtient tout. Pourquoi ? La patience, telle que l'entend Sainte Thérèse n'est pas une patience naturelle. Elle est un don reçu de Dieu. Elle naît de la participation à la nature divine. Il y a un sommet de patience, il y a un début de patience : nous sommes en route. Lorsque nous serons devenus avec le Christ un seul esprit, nous serons patients comme Lui, en pleine possession de notre être réalisé.

Mais voyons ce qu'est la patience pour nous qui cheminons vers le terme. Elle est insertion dans la durée créatrice. Je ne vois pas la durée comme facteur de dégradation, d'entropie, mais comme lieu de construction, comme surgissement de perpé­tuelle nouveauté. Un homme comme Marcel Jousse, enfant, était inséré dans cette durée créatrice. Il vivait au rythme de la nature qui l'entourait. Il regardait, il écoutait, il intussusceptionnait comme il disait, et il la rejouait.

Il entrait dans ce grand jeu divin qu'est le surgissement du créé. Dieu est un artiste qui travaille à tout moment, à chaque seconde. Le contemplatif qu'était ce petit enfant regardait le jeu divin et il jouait avec Dieu. C'est cela le début de la pa­tience : insertion attentive, joyeuse et curieuse, mais saine­ment curieuse dans l'agir de Dieu.

 

Elle est donc assomption du présent tel que Dieu l'offre, de ce cadeau que Dieu met à notre disposition, que nous pou­vons accepter, que nous pouvons refuser. La patience, elle l'accepte, elle le fait sien. Elle est donc union au projet, au dessein de Dieu. Elle sera donc entrée de mon être dans sa vérité totale.

Voyez ! Dieu est amour. Et dans son amour, il m'a voulu, moi. Je parle à la première personne, mais il suffit de me suivre et d'entrer vous-mêmes dans votre personne. Il m'a voulu et je suis unique, absolument unique, et pour lui et pour les autres. Une pièce indispensable dans son grand, im­mense, infini dessein d'amour.

Lorsque j'épouse ce projet de Dieu sur moi, à ce moment, je deviens moi-même. Je découvre mon identité. Mon véritable moi, mon moi éternel naît, se développe, grandit, s'épanouit.

 

Voyez ! Ce projet divin est comme un moule en creux dans lequel je dois me couler comme un liquide qui en emplit abso­lument toutes les parties sans laisser aucun vide. Il est des hommes qui ne sont pas patients. Ils ne savent pas supporter que la main de Dieu les touche. Vous savez que Dieu a des mains. Il en a deux. Il a une infinité de mains. Il a les événements. Il a les proches. Il a les frères dans un monastère. Il a l'Abbé dans un monastère. Enfin, il a une quantité de mains.

L'homme patient se laisse toucher, se laisse travailler. L'homme impatient ne supporte pas que Dieu le touche. Noli me tangere, telle est sa devise. Ne me touche pas. Alors, cet homme impatient, lorsque Dieu le touche, il est sur ce moule. Il ne s'y coule pas. Mais il se blesse à toutes les aspérités de ce moule, ça ne lui convient pas. Il n'est pas liquide comme un homme patient.

Alors qu'arrive-t-il ? C'est un perpétuel insatisfait et mécontent. Il n'est jamais satisfait, ni de ce qu'il est ­- et c'est certain puisqu'il est à côté de son être vrai - ni de ce qu'il fait. Et qu'est-ce que vous voulez qu'il fasse de bon, de solide, de consistant lorsque ses réalisations petites de sa petite nature d'homme, bien petite puisqu'elle est à côté de ce que Dieu désire : ça se déglingue au fur et à mesure. Jamais content de ce qu'il trouve, le contraire de ce que Saint Benoît demande : être content de ce qu'il trouve.

 

Alors, qu'arrive-t-il ? Mais il arrive que un tel homme, mais il demeure incomplet. Et étant incomplet, il reste infan­tile. Il ne sait pas grandir. Et infantile spirituel, mais aussi infantile psychologique car c'est fatal, lorsqu'on ne s'épanouit pas spirituellement, divinement, on ne sait pas non plus s'épanouir humainement. Et je vous assure que dans le monde il y en a beaucoup, beau­coup, beaucoup, même des grands chefs dans les administrations ou les entreprises qui sont de purs gosses. Pourquoi ? Mais voilà.....

Mais dans un monastère, ça ne devrait pas arriver. Dans le monde ça se comprend encore, mais dans un monastère ? On vient dans un monastère pour être adulte et jamais pour avorter dans un état d'infantilisme. On vient pour être un adulte en Christ et pas pour être même un avorton au plan humain.

Vous voyez ! Cette patience qui nous fait entrer dans le moule prévu par Dieu pour nous dans son amour, elle confère à notre personnalité sa stabilité, son équilibre et aussi sa stature humaine, spirituelle et divine adulte. Et je le dis, il ne peut en être autrement puisque l'hom­me patient colle littéralement au projet de Dieu sur lui. Or Dieu n'a pas dans son cœur des pensées de destruction, ni de démolition, mais bien de croissance et de réussite.

La patience, elle fait participer à l'être de Dieu dans son agir et dans son repos. L'agir de Dieu étant surabondance et débordement de repos. Cela peut paraître contradictoire pour nous : agir et re­pos. Pour nous, le repos, c'est ne plus rien faire. On se re­pose. A la rigueur même on se tourne les pouces. Pour Dieu, il n'en est pas ainsi. Le repos de Dieu est sommet d'action, est sommet d'agir. Si bien que Dieu ne se fatigue pas. Et son agir est repos parfait parce que Dieu est patient.

Ce qui fait que l'homme s'agite, que l'homme se fatigue, c'est parce qu'il ne parvient pas à assumer les choses telles qu'elles sont. Il perd patience. Mes frères, remarquez déjà, remarquez cette petite chose pour faire comprendre ce paradoxe qui se trouve en Dieu. Observez ! Il est des hommes qui semblent ne rien faire. Ils ne sont pas agités. On dirait qu'ils ne font rien et ils abattent des besognes, des tas de besognes, apparemment sans fatigue, sans problème. Et ils donnent l'impression de ne rien faire.

Par contre, vous en aurez qui courent tout le temps. Ils sont tout le temps agités. Et il n'y a jamais rien qui sort ou bien c'est au prix d'un effort démesuré par rapport au résultat obtenu. Eh bien Dieu, lui, c'est le sommet de la productivité dans le repos parce qu'il est perfection infinie de patience. Cela veut dire : maîtrise parfaite de lui, maîtrise de l'événement.

 

Attention! Patience, ce n'est pas passivité, ce n'est pas résignation, ce n'est pas fatalisme. Je le répète, c'est assomption du présent et c'est insertion volontaire réfléchie et voulue dans cette durée qui est génératrice de perpétuelle nouveauté. Donc, qui va toujours tenir l'attention en éveil. Un homme patient n'est jamais un homme lassé. C'est un homme toujours intéressé. Il n'est jamais blasé. Donc, ce n'est pas du fatalisme, au contraire, c'est attention soute­nue.

Et le moine, je le rappelle, est un neptique, un attentif, un éveillé, un ­vigilant, toujours à l'affût de la nou­veauté que Dieu lui offre. Et ce moine, alors, sera un homme patient. Et c'est tout cela qu'avait dans la pensée Thérèse d'Avila lorsqu'elle disait : La patience obtient tout.

Voilà, mes frères, ce sera assez pour ce soir. Je pense que ça nous donnera l'occasion d'un repos fructueux, répara­teur dans l'attente de la nouveauté que Dieu nous réserve pour demain.

 

Chapitre : La patience.                            12.10.82

      2. Temps de l’homme – temps de Dieu.

 

Mes frères,

 

Voyons maintenant la patience parvenue à son point d'achè­vement ou y parvenant. A ce moment, elle est le couronnement d'une vie réussie, une vie pleine. Elle est pleine parce qu'elle occupe dans sa totalité le moule préparé par Dieu et dans lequel elle s'est laissée couler. Voyez, ce moule est tout à fait rempli. La vie est pleine. Elle devient vaste comme un océan et elle est riche de trésors sans nombre.

Elle ressemble aussi - une autre image - à un fleuve, à un fleuve majestueux, puissant, d'une force invincible qui porte l'homme toujours plus loin à l'intérieur du continent Trinitaire.

Je me souviens d'une chose que me racontait mon frère à l'époque où il était capitaine de vaisseau. Mais c'est en sens inverse, ici, au lieu d'être à l'intérieur du continent, on quitte le continent et on va sur l'océan. Lorsqu'il descendait le long de la côte de l'Amérique du Sud et qu'il arrivait à l'embouchure de l'Amazone, 50 Km à l'intérieur de l'océan, il dérivait encore par la force du courant de l'Amazone. Et l'eau était encore douce. Et les poissons d'eau douce y vivaient encore.

Mais c'est ça, voyez, quelque chose de puissant qui tra­verse tout. C'est cela la patience! Un homme patient vaut mieux qu'un homme fort. Pourquoi ? Mais parce que la patience est le sommet de la force. Et on comprend Thérèse qui disait : La patience obtient tout, même Dieu...Tout, même Dieu...Rien ne lui échappe. Et elle ajoutait de suite : A celui qui possède Dieu, rien ne manque...Vous voyez l'équation ? La patience obtient tout, même Dieu. Lorsque j'ai Dieu, absolument rien ne me manque.

 

Or, la façon théandrique, donc divino-humaine qui est notre condition à nous maintenant sur cette terre de posséder Dieu, c'est la vertu d'espérance. L'espérance, c'est une participation à la possession que Dieu a de lui-même. C'est à dire, on participe à l'être de Dieu dans sa source qui est le Père. Et étant uni à la source de la divinité, participant donc à cette prérogative divine grâce à laquelle Dieu se possède lui, à ce moment je possède tout et rien ne peut me manquer.

Et c'est cela la vertu d'espérance. Ce n'est pas un quel­conque petit espoir, dire il y aura toujours un happy end, cela va toujours bien finir, cela s'arrangera toujours, j'es­père ceci et cela...Non, l'espérance théologale qui est par­ticipation à la vie de Dieu, c'est autre chose.

Et on comprend que un homme dans lequel cette vertu d'es­pérance vit en plénitude, où elle bat, où elle fait partie de son être spirituel et même de son être charnel - parce que nous ne sommes pas un composé hybride, mais nous formons une unité. Tout ce qui est spirituel retentit dans le charnel et l'inverse ­-.

 

Mais voyez! La chair est purifiée, l'homme est spiritua­lisé. Cette vertu d'espérance bat dans tout son être, dans son sang, dans son coeur, dans son imagination, dans tout. Alors que voulez-vous qu'il arrive encore à un tel homme ? Je ne dis pas qu'il est au dessus de tout. J'en parlerai après de cela. C'est autre chose. Non, ce n'est pas un dieu au dessus de son olympe. C'est autre chose. Il est devenu comme le Christ. Mais je n'anticipe pas.

Mais ce que je peux déjà dire ici, c'est que être patient - je redescends de ces hauteurs à notre niveau actuel qui est une marche vers ce sommet, qui est une ascension vers ce sommet - être patient, c'est quitter le temps des hommes pour le temps de Dieu afin de s'y établir et d'y vivre, et d'y agir.

Le temps de l'homme, c'est le temps dont parle l'Ecclé­siaste. C'est l'alternance. Rien n'est stable. Il y a un temps pour naître et un temps pour mourir. Il y a un temps pour planter et il y a un temps pour arracher. Il y a un temps pour se battre, il y a un temps pour faire la paix. Il y a un temps pour démolir et il y a un temps pour cons­truire. Il y a un temps pour rire et il y a un temps pour pleurer etc. Vous connaissez toute sa séquence.

 

Alors il termine en rappelant que il n'y a rien de défi­nitif sous le soleil. Tout change, tout revient, tout se re­produit. Et tout est vanité, tout est vapeur, tout est fumée. Le temps de l'homme est marqué d'un signe négatif. Il est dé­liquescence. Il est dégradation. Il est entropie. Il glisse vers le moins. Et ça, c'est le temps des hommes !

Il est aussi affecté de tristesse, de mélancolie, d'ennui, de neurasthénie suivant les tempéraments. Le temps de l'homme, c'est l'épreuve de l'acédie pour le moine, le dégoût de vivre. On en a assez et on voudrait partir.

Le temps de Dieu, c'est le temps dont parle le Christ. Il est création. Il est rédemption. Il est résurrection. Il est assomption dans un univers nouveau. Le temps de Dieu est mar­qué du signe +. Il fait que l'homme ose regarder. Il ose ad­mirer. Il ose applaudir et remercier. Le temps de Dieu est aussi Eucharistie. Et quand j'emploie ce mot, c'est à dessein. Il nous fait entrer dans cette aven­ture merveilleuse qu'est l'Incarnation, mais jusqu'au bout alors, que nous donnions bien volontiers notre vie pour les autres.

 

On vient, dimanche, de canoniser le père Franciscain Maximilien Kolbe qui a donné sa vie en échange, en rançon pour un autre dans ce camp de concentration. Cela, c'est une vie eucharistique. Nous autres, nous ne devrons jamais aller jusque là naturellement. Du moins espérons-le, ­on ne sait jamais ? Lui n'y avait jamais compté non plus.

Mais enfin, dans notre petit monastère où nous vivons en semble, nous pouvons tous les jours donner notre vie les uns pour les autres. Et nous le donnons : notre fatigue, nos soucis dans l'emploi que nous exerçons. Renoncer à nos idées, renoncer à nos penchants, entrer dans un vouloir qui n'est pas le nôtre mais qui est celui de Dieu.

Tout cela, c'est eucharistie. Et cela culmine pour nous, disons, dans l'Eucharistie, le sacrifice Eucharistique de tous les jours. Cela c'est le temps du Christ, ça c'est le temps de Dieu qui est un avant goût de la vie éternelle. Car si dans le temps de l'homme tout se dégrade et s'en va, dans le temps de Dieu rien ne se perd. Tout est récupéré, absolument tout, même nos erreurs, même nos fautes, même nos péchés...rien n'est perdu.

 

Le temps de l'homme, vous voyez, c'est de la délitescence. Elle passe, la figure de ce monde. Il est le temps de la chair. Et je prends la chair dans son sens large, très large, tout ce qui peut être d'ordre cosmique. Et je prends cosmique dans son sens étymologique, c'est à dire ce qui peut orner.

Le cosmicos, c'est l'homme qui se maquille, c'est l'homme qui revêt des atours pour être beau. Ce sont des atours cor­porels, des atours matériels, des atours intellectuels... n'importe lesquels... C'est l'homme qui aime de se présenter et de paraître. Or cela, vous voyez, c'est la chair. Et c'est con­damné à la déliquescence.

Je suis sorti nu du sein de ma mère et je retournerai nu dans le sein de la mère universelle. Je n'ai rien apporté en entrant dans le monde, je n'emporte rien avec moi. Et ça, c'est la conclusion. Mais le cosmicos, lui, il ne raisonne pas comme ça. Il pense qu'il va emporter avec lui tous les ornements dont il s'est paré. Mais non ! Voyez, ça c'est le temps de la chair, c'est le temps de l'homme !

 

Le temps de Dieu, lui c'est autre chose. Le temps de Dieu, c'est l'incorruptibilité. Il n'est pas sépa­rable, ce temps, de la nature même de Dieu. C'est l'être in­térieur qui grandit, qui se développe, qui devient fort. C'est la divinité qui prend possession d'un homme et qui transparaît dans le comportement de cet homme. Le temps de Dieu, c'est le temps de l'Esprit. Voyez cet antagonisme entre l'Esprit et la chair dont nous parle Saint Paul.

Or, mes frères, la patience, elle nous fait quitter le temps de l'homme pour nous faire entrer dans le temps de Dieu. Elle nous donne la force d'abandonner la chair pour nous li­vrer au souffle puissant et créateur de l'Esprit. Et si nous nous laissons aller, si nous nous abandonnons à cette patience - car dans le mot de patience il y a toujours cet élément de subir quelque chose - alors, alors mais nous entrerons toujours plus loin, je disais comme un fleuve puis­sant, dans le continent Trinitaire. Et possédant Dieu, deve­nant Dieu nous-mêmes par cadeau, le possédant toujours plus, à ce moment rien ne manque...

            Voilà, mes frères, lorsque nous sommes exposés au décou­ragement ou bien à l'agressivité, disons à l'énervement, qui sont tous les contraire de la patience, essayons de nous rap­peler que la patience est ce porche. Il est étroit, mais en­fin, de l'autre côté c'est le domaine de Dieu.

 

Vous savez que dans certaines églises, en Orient surtout, les entrées étaient très, très petites, très petites, très étroites et très basses pour empêcher que les chefs Musulmans y puissent entrer à cheval.

Car, lorsque le chef, le sultan était entré à cheval dans une église, alors il en avait pris possession et il la consa­crait alors au culte, le sien, de l'islam. Vous aviez de tou­tes petites portes pour entrer, mais de l'autre côté de ces portes, c'était la splendeur du temple.

Mais c'est la même chose la patience. C'est tout petit, c'est très étroit, mais de l'autre côté c'est l'univers de Dieu. Et rappelons-nous ce que nous dit Saint Benoît : patientiam amplectatur, 7,96, cette patience, il faut l'em­brasser, littéralement l'embrasser, et la tenir, et ne pas la lâcher.

 

Voilà, mes frères, essayons ensemble de faire ce que Saint Benoît nous demande, car au-delà, ce sont tous les trésors.

 

Chapitre : La patience.                            13.10.82

          3. Récompense de la donation de soi.

 

Mes frères,

 

La patience Thérésienne, elle est le couronnement....plutôt je vais dire ceci : la couronne de la patience, elle est posée sur la tête du moine ou de la moniale au terme d'une transmigration, d'un exode hors de soi, d'un voyage de nature extatique. Elle est la récompense d'un renoncement - c'est cela qui est transmigration, exode, voyage hors - un renoncement à tout ce qui fait le bonheur illusoire des hommes.

J'entends ces biens matériels, intellectuels, mêmes spirituels dont l'homme se pare pour paraître à ses propres yeux, et aux yeux des autres être quelqu'un. Il goûte à cela un bonheur, une satisfaction, mais qui est éphémère. Car la chair - c'est cela la chair - la chair est conduite vers la corruption du tombeau.

Je voyais, je lisais au début du commentaire de Saint Grégoire de Nys sur le Cantique des cantiques, que on présen­tait aux enfants pour les amuser, pour les contenter, des co­lifichets qu'ils se passent au cou, des colliers, des petites couronnes tressées de fleurs qu'on leur pose sur la tête. Il appelle cela le cosmos, c'est à dire la parure qu'on donne aux enfants. Mais vous comprenez, ce sont des ornements enfantins qui sont vite fanés, et puis qui sont vite brisés.

Mais les enfants spirituels, c'est à dire ceux qui par la vertu de l'ascèse sont redevenus des enfants auxquels le Royaume est promis, ce sont justement des hommes, des adultes ceux-là qui ont renoncé à tous ces gadgets de quelque nature que ce soit pour recevoir de Dieu autre chose, pour recevoir la couronne d'incorruptibilité. Ils ont renoncé à l'autonomie, à l'autogérance, à l'autarcie pour vivre selon ce que Dieu leur demande et ce­ que Dieu leur propose. Mes frères, la patience est ainsi la récompense de la do­nation de soi dans l'accueil simple, nu et pur de son vouloir.

Lorsque nous prononçons nos voeux solennels, nous nous engageons à cela. Seulement, nous ne savons pas ce que nous faisons. Il y a le passage à opérer entre une intention qui est droite, qui est sincère, et une pratique. Il faut inscri­re cette intention dans le concret quotidien de notre vie. Or, nous sommes affectés d'un coeur impur. Et ce cœur va constamment essayer de récupérer ce qu'il a donné.

Ce sera donc un travail, une marche. Et c'est cela que j'appelais une transmigration, un exode, un voyage. Il faut en toute rigueur de terme sortir de soi. Il faut s'avancer en ayant l'oreille ouverte à ce que Dieu demande. Et il faut marcher sur ses propres goûts, sur ses propres façons de voir jusqu'à ce que le coeur devienne net.

 

Il y a donc dans cette démarche déjà la patience qui est à l'oeuvre. Ce n'est pas encore la patience qui sera couronne et qui étant couronne sera source d'une paix infinie. Mais c'est déjà de la patience, et c'est cette patience qui va tout obtenir. Et nous sommes invités à l'exercer à tout mo­ment.

Vous savez, la patience, c'est ceci entre autre. Je suis occupé à un travail qui me prend entièrement et qui est urgent. Et voilà qu'un frère s'amène avec ses problèmes qui sont pe­tits ou qui sont grands. Pour le frère, ce sont toujours des grands problèmes. A voir ceux qui sont en soi, c'est différent. Par rapport à ce qui se passe dans le monde, qu'est-ce que cela représente ? Nous n'en savons rien ! Mais peut-être que au regard du Royaume de Dieu, ce sont vraiment des problèmes très importants parce qu'ils mettent en jeu une option de ce frère.

Et voilà, il faut abandonner le travail important aussi qu'on faisait aussi, tout est relatif, pour être à l'écoute tout entier de ce frère. Si à ce moment-là on ressent en soi, dans son coeur, une sorte d'énervement, on ne possède pas encore la vertu de pa­tience dans sa perfection. On n'est pas encore entièrement sorti de soi. Le coeur n'est pas encore pur. On se recherche encore. On n'appartient pas entièrement à Dieu.

 

Mais si dans la plus grande paix on sait perdre son temps sans rien manifester, à ce moment-là, on a reçu la couronne de la patience. Mais vous comprenez, c'est là déjà le fruit de la sainteté. Et nous en sommes encore loin, moi entre autre.

Mais ça ne fait rien ! Il ne faut pas avoir peur de tenir les yeux sur ce que Dieu nous promet, sur ce que Sainte Thé­rèse nous rappelle et nous dire que ce qui est impossible aujourd'hui sera à notre portée demain car c'est un cadeau que Dieu nous prépare. Et ce cadeau préparé nous sera donné. Il suffit que en toute simplicité nous ouvrions les mains pour le recevoir, ou que nous offrions notre tête pour que Dieu y dépose cette couronne.

Voilà, mes frères, cette perfection de la patience va donc s'accomplir dans la possession de Dieu, je le disais hier, qu'elle-même sera réalisée lorsque nous serons nous-mêmes entièrement possédés par Dieu, lorsque ce n'est plus moi qui vivrai, lorsque c'est le Christ par son Esprit qui vivra en moi. A ce moment, plus rien ne peut me troubler, plus rien ni personne ne peut me déranger parce que rien ne me manquera. Possédant Dieu, je posséderais tout.

 

Chapitre : La patience.                            15.10.82

      4. Savoir supporter Dieu.                            

 

Mes frères,

 

Vous savez que Thérèse d'Avila a vécu dans un monastère appelé "de l'Incarnation" et ses compagnes ne soupçonnaient guère que cette brave moniale qui ne se privait de rien - une moniale mondaine - allait devenir une des plus grandes Saintes de l'Eglise. Il a fallu que la main de Dieu s'abattit sur elle pour la dépouiller. En français, dépouiller a perdu son sens originel. En wallon on dira, ça s'exprime beaucoup mieux, c'est encore très cru, très vivant : po l'dispiauler, c'est à dire pour lui enlever sa peau et lui en donner une nouvelle.

            Et Dieu a dû patienter pendant 20 ans. Il a dû supporter Thérèse telle qu'elle était pendant 20 ans. Et nous comprenons un peu mieux, je pense, à partir de cette expérience de Thérèse, la vérité de ce qu'elle nous dit : La patience obtient tout. D'abord la patience de Dieu qui ne se lasse jamais et qui peut obtenir tout de sa créature.

Mais la patience de Thérèse, maintenant, elle a obtenu tout, même Dieu, puisqu'elle a rendu à Dieu ce que Dieu lui avait d'abord accordé : la patience. Elle a supporté Dieu comme Dieu avait supporté Thérèse. Il y a à la fin, c'est le dernier verset du Ps 26, dans la Vulgate, un verset que nous avons si fréquemment chanté et qui est si beau dans le latin. C'est ceci : donc, que ton coeur soit ferme...etc...et sustinhe Dominum, supporter le Seigneur, savoir supporter Dieu. Thérèse en a su quelque chose.

 

Un jour que le Seigneur lui en avait encore fait voir, elle a eu, non pas un mouvement d'impatience, mais tout de même une sorte de reproche : Mais enfin, pourquoi, pourquoi encore ceci maintenant ? Et le Seigneur de lui répondre : Mais voilà, tu dois savoir que c'est ainsi que je traite mes amis. C'est à cause de ça que vous en avez si peu lui a-t-elle répondu du tac au tac. Et Dieu n'a plus rien trouvé à dire...Mais vous voyez, il fallait supporter Dieu.

La patience, ce n'est pas une vertu olympienne qui du haut de son indifférence surplombe les choses et les gens. Non ! Ce serait une forme d'orgueil, de suffisance, une patience qui serait bien éphémère car on ne peut pas résister indéfiniment à ce genre de sport. Non, la patience, c'est autre chose. Pour voir ce qu'est la patience, il faut retourner au mot qui l'exprime dans la langue grecque. C'est l'hypomonè, ça veut dire que c'est de pouvoir rester en dessous, rester en dessous des événements, des personnes aussi.

Rester non pour être écrasé, dominé par les événements ou les per­sonnes, mais pour les porter. C'est le sustinhe du latin, les supporter, les porter. Et les portant, et se trouvant en des­sous ; et en les portant, les diriger. La patience qui supporte tout, qui porte tout, qui dirige tout, elle dirige à l'insu des personnes et naturellement à l'insu des événements, mais pas à l'insu de Dieu qui est dans la personne patiente et qui, par elle, crée l'événement et l'oriente. C'est à dire le place, le tourne vers l'orient, c'est à dire vers le lieu d'où jaillit la Lumière et la vie.

Il est dit du Christ au début de l'Epître aux Hébreux : Portans omnia Verbo virtutis suae. C'est presque intraduisi­ble en français. Et dans le grec, c'est la même chose. Il porte tout par la Parole de ses énergies, de sa puissance. L'homme patient, le moine patient, le frère patient, la soeur patiente, elle porte ainsi tout, omnia, absolument tout par la parole dans le sens biblique du terme - c'est autre que le mot - par la Parole qu'est la Vie. Elle le porte... C'est quelque chose dont on ne peut pas mesurer la force, que cette patience...

Et la patience, elle est une vertu chrétienne. Il ne faut pas comparer avec la patience stoïque qui souffre - comme le loup d'Alfred de Vigny - qui souffre et qui meurt sans parler. Non, ce n'est pas ça ! La patience, elle peut souffrir. La patience, elle peut pleurer, elle peut crier. Le Christ sur la croix était le modèle absolu de la patience. Cela ne l'a pas empêché de pleurer et de crier. La patience chrétien­ne, c'est autre chose : c'est la force de Dieu qui habite un homme.

Et cette patience, elle est le privilège de celui qui est vraiment un chrétien. Elle est déjà chez le chrétien dès l'origine, même chez les petits enfants, chez le chrétien qui est encore petit, qui est encore un bambin. Et puis le chré­tien aussi qui devient un adolescent, le chrétien qui devient un adulte spirituel toujours. Naturellement, c'est ça que j'ai en vue. C'est la vertu chrétienne. Ce n'est plus l'homme qui vit, mais c'est le Christ qui vit en lui et qui revit sa patience. Et c'est la raison pour laquelle la patience obtient tout jusqu'à Dieu lui-même.

 

Voilà, mes frères, le message que Thérèse d'Avila nous laisse en ce jubilé qui se clôture aujourd'hui. Mais j'aurais encore d'autres choses à vous dire. Je n'ai pas terminé. Ce sera pour demain.

 

Chapitre : La patience.                            16.10.82

          5. Dieu seul suffit.

 

Mes frères,

 

Il vaut mieux pratiquer la vertu de patience que d'en parler. Mais on ne peut en parler que si on en pratique. Or, me voici, moi, dans ma position obligé de vous entrete­nir de cette vertu qui est si belle. Ce n'est pas prétention de ma part, mais c'est pour exciter votre pitié à mon endroit et susciter le désir en vous de prier pour que je devienne pour vous tous un modèle de patience parfaite, comme ça de­vrait être. Car dans le monastère, s'il est quelqu'un qui doit être patient, c'est bien celui qui doit être la place du Christ. Voyez quel devoir se présente. Mais enfin, je sais que je puis compter sur votre appui.

 

Attention quand même lorsqu'on parle de patience, cette patience que à la suite de Dieu, et de Sainte Thérèse, et de notre Père Saint Benoît nous devons embrasser. Cela ne signifie nullement que nous devions nous exercer mutuellement à la patience en nous mettant les uns les autres à l'épreuve, en nous énervant, en nous faisant souffrir. Se dire : tiens, c'est l'occasion, alors, d'exercer la patience et de grandir en elle.

Non, ce n'est pas ça. La plus grande patience, la plus grande patience c'est une charité active dans l'oubli de soi et dans un effacement souriant. Voilà la véritable pa­tience. Elle ne se fait pas remarquer. C'est ne plus vivre pour soi, mais vivre pour les autres. C'est ne plus s'appartenir, mais appartenir à Dieu et aux autres. Mais, est-ce possible ? Oui, c'est possible si on com­prend et si on expérimente que Dieu seul suffit. Voilà le dernier mot de Sainte Thérèse. Mais qu'est-ce que cela veut dire ?

C'est n'avoir au coeur qu'un seul et unique besoin qui dissipe et qui englobe tous les autres : le besoin de Dieu. Donc, ne rien vouloir hors de Dieu ou à côté de Dieu et ne chercher que Dieu en toute chose. Je pense que nous pouvons faire un fameux examen de cons­cience.

 

Est-ce que je puis dire devant, en présence de Dieu, en présence des hommes : je n'ai besoin absolument rien que de Dieu ? Est-ce que je n'ai pas des petits besoins à côté, de toutes sortes, de tous les calibres ? Est-ce que­ je suis détaché à ce point, que Dieu seul remplit ma vie ? En Dieu, si lui seul me suffit, je trouve la plénitude de ce que je suis. Je ne la cherche plus dans des choses. Je ne la cherche plus dans des relations humaines. Non ! C'est ma relation à Dieu qui me donne la plénitude de mon identité.

En Dieu aussi, s'il me suffit, je déguste une boisson qui m'enivre et qui m'emporte au-delà de mes désirs les plus audacieux, les plus fous. C'est la sobre ivresse dont parle l'hymne de Laudes du dimanche, la sobre ivresse de l'Esprit. Et si Dieu me suffit, je possède tout à la façon dont Dieu lui-même le possède. Si bien qu'il n'est plus possible d'y ajouter quelque chose. Je vous ai parlé de cela dans la relation entre la patience et la vertu d'espérance qui est une participation à la possession que Dieu a de lui-même.

Tout ça, naturellement, c'est la patience parfaite qui fait que Dieu seul me suffit. Et c'est justement parce que Dieu seul me suffit que ma patience peut être inaltérable. On n'y arrive pas en une fois. On y arrive lorsque on a gra­vi l'échelle de l'humilité, ou qu'on est arrivé au bout du chemin de la perfection comme dit Sainte Thérèse. Mais enfin, c'est déjà très bien et beaucoup d'être en route.

 

La vie monastique, c'est cela : c'est une marche en cara­vane, en groupe. Et on s'entre aide. Et on se porte les uns les autres. Celui qui est plus faible, mais il donne la main à celui qui est plus fort. On ne se fait pas traîner, mais on est soutenu. Et ainsi ensemble, progressant vers Dieu, on se communi­que l'un l'autre cette vertu de patience. Mais non pas comme je le disais au départ, en s'y exerçant méchamment. Non !

Mais je vois les choses ainsi de façon idéale : vous avez cette tête qui représente le Christ et qui est habitée par la patience. Et à partir de cet homme, cette patience rayonne, et elle se diffuse dans tout le corpus monasterii. Et ça, c'est absolument vrai !

Si dans un monastère l'Abbé n'est pas patient, mais vous allez sentir l'énervement qui va se répandre partout. Et puis alors l'agressivité, les affrontements, les incompréhensions, les malentendus, tout ce qu'on veut. Tandis que si l'Abbé possède la vertu de patience, le calme et la paix se répandent.

 

Mais alors, pourquoi Dieu peut-il suffire à ce point ? Mais parce que Dieu est l'Amour. Tout simplement à cause de cela : c'est parce que Dieu est Amour. Et, devenant un seul être par participation, par cadeau, par grâce, avec ce Dieu qui est amour, à ce moment-là tout m'est soumis. C'est l'Amour qui a créé le monde. Il est à la source de la création du monde. Même si le monde est créé par la Parole de Dieu, c'est avant même la Parole l'Amour qui repose sur le monde qu'il faut organiser, qu'il faut ordonner.

C'est l'Amour qui le pénètre. Et l'Amour le pénétrant, c'est alors que la Parole peut faire surgir la vie et donner forme à l'informe, et donner consistance au néant. C'en est de même lorsque l'Amour possède quelqu'un. Alors ce quelqu'un exerce sur l'univers entier une domination abso­lue. On comprend alors que tout lui suffise. Il n'a plus besoin de rien car il est le maître de tout.

Je n'ai pas le temps de rappeler ces magnifiques canti­ques de l'Apôtre Paul : Tout est à vous. Et il va jusqu'au bout : mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu. C'est cela, vous voyez ! Et il le disait à qui ? Mais il le disait à ses nouveaux convertis. Il essayait de faire passer en eux sa propre expérience. Saint Jean de la Croix dit la même chose. Il l'a glosé, il l'a répété : tout était à lui.

 

Et il ne faut pas s'étonner, alors, que des miracles se produisent. Ce sont des miracles dans l'invisible, naturel­lement. Ce n'est pas relaté dans les annales de la sainteté. Mais ce sont de véritables miracles. Car si Dieu me suffit, si je suis possédé par Dieu, et le possédant, si j'exerce une domination sur le monde, c'est à dire sur les hommes aussi bien que sur les choses où qu'ils se trouvent et qui qu'ils soient, si je suis donc en Dieu et vivant avec lui, je peux opérer des oeuvres qui ne serait pas possible autrement. Et cela à distance, sans que personne ne le remarque, pas même celui ou celle qui en est l'objet. C'est en terme plus simple l'efficacité de la prière, ou de l'intercession, ou de la mortification, ou de la pénitence, comme on veut...

Il était dit de Sainte Lutgarde, par exemple, qu'elle avait jeûné deux fois sept ans. Oui, mais pourquoi ? N'oublions pas qu'avant cela il y avait eu cet échange des coeurs. Le coeur de Lutgarde était devenu le coeur du Christ. Et le Christ avait pris en sa personne le coeur de Lutgarde. Elle était arrivée à ce niveau. Mais son jeûne à elle, dans son monastère, ce petit monas­tère qui était inconnu, il exerçait une influence décisive sur les événements de l'Eglise.

 Et voilà, mes frères, bien comprendre que c'est possible parce que tout vient de l'amour et tout retourne à l'amour. C'est comme cela partout, absolument partout dans le monde.

 

Si bien que la désespérance désenchantée de l'Ecclésiaste, dont j'ai parlé ici au début, dans cette alternance perpétuel­le : tout passe, tout change et puis tout revient...et puis alors c'est triste, c'est de la vapeur, c'est du néant... Vanité des vanités...Vapeur des vapeurs...Brouillard des brouillards...Voilà ce qu'il disait ! Eh bien, tout cela est dissout dans le flux et le reflux de l'amour, parce que alors tout est beauté, tout à un sens, et je le disais hier, tout est orienté vers la lumière. Et tout reçoit consistance et vie de cette lumière qui est Dieu, cette lumière qui est le Christ, cette lumière qui est l'Esprit, qui est la Trinité.

Et c'est ainsi que Thérèse d'Avila était devenue une flam­me de lumière. Et mes frères, elle nous invite et elle nous encourage à l'accompagner jusque là. Et ce que Dieu a réalisé en elle, qui était une convertie, ne l'oublions pas. Elle a passé 20 ans dans son monastère comme une moniale tout à fait quelconque. Et voilà qu'un jour ça a été fini. Comment ? C'est le secret entre elle et Dieu, c'est le secret entre Dieu et chacun d'entre nous.

C'est pourquoi, mes frères, si Dieu a patienté pendant 20 ans avec Thérèse, il faut bien comprendre que c'est le devoir d'un Abbé de patienter indéfiniment avec un frère. C'est cette patience de Dieu qui a façonné Thérèse dans le secret. Et c'est la patience de l'Abbé qui dans le secret aussi façonne le progrès du frère. Voilà, mes frères, nous pouvons retenir cela. Je pense que maintenant nous pouvons nous rendre le témoignage d'avoir clôturé dans la beauté l'année jubilaire de Sainte Thérèse.

 

Chapitre : Petit examen de conscience.          21.10.82

      Suite aux plans du scriptorium.

 

Mes frères,

           

Cela m'a donné l'occasion de faire un petit examen de conscience. Je vais le répéter tout haut devant vous et vous pourrez en tirer profit. C'est que en ce genre de chose comme en bien d'autres, nous devons nous tenir en garde contre des motivations d'ordre psychanalytique, comme on dit aujourd'hui. Dans un instant je vais vous expliquer de quoi il s’agit.

Nous devons plutôt nous inspirer par des raisons fondées sur la Foi et animées par l'Esprit de Dieu. Il y a toujours en nous - nous ne pouvons pas l'éviter, ça durera jusqu'à notre dernier souffle - un antagonisme entre l'Esprit et la chair. L'Esprit, l'Esprit de Dieu, il est nouveauté, il est croissance. Il est continuité vers plus de personnalité, plus d'intimité, plus de conscience et plus de liberté.

Voilà, l'Esprit de Dieu, lorsqu'il s'empare de quelqu'un, ce n'est jamais pour le diminuer, ni pour le faire régresser, mais c'est pour lui permettre d'arriver à sa taille d'adulte. Maintenant, l'Esprit non seulement travaille en nous, mais il habite notre intellect, il habite notre volonté. Il nous éclaire. Il nous illumine. Il nous fait voir les choses comme lui les voit. C'est ça que je voulais dire: nous devons dans nos décisions nous laisser animer ­par cet Esprit et non pas par la chair...

 

Nous voici, maintenant, dans ces motivations d'ordre psychanalytiques. La chair, elle a des réactions contraires suivant les personnes, parfois chez la même personne à dif­férents moments de sa vie. La chair, ce sera - je commence par là - la peur du chan­gement. Elle sera repli sur soi, sclérose et finalement mort. Reconnaissons-le, mes frères, c'est la misère de la vieillesse. Il ne faut surtout pas que ça change, pour un vieillard. Mais à partir de quel moment devient-on un vieux ?

Eh bien, voyons pour nous la frontière lorsque j'ai peur que ça change. A ce moment-là, attention ! J'ai passé la frontière. Je peux toujours m'évader et revenir en arrière en me laissant porter par l'Esprit. Mais prenons garde ! Personne n'échappe à ce phénomène. Je n'en suis pas plus indemne qu'un autre. Mais nous devons nous en protéger, je le répète, en nous plaçant sous la conduite de l'Esprit qui est en nous, qui s'empare de nous.

Imaginons ce qui serait arrivé si les Supérieurs de l'époque, si la communauté de l'époque s'était laissée para­lyser par cette peur du changement. Où en serions-nous aujourd'hui ? Et bien, pour prendre des exemples au hasard, la cuisine, elle serait encore au charbon. On aurait encore les toilettes historiques, vous vous en souvenez pour ceux qui les ont connues ? Oui, oui, oui, c'était tout à fait ça ! Oui, on en serait encore là. On serait encore au courant continu avec nos 7 petits chevaux. Mais je m'arrête parce que je pourrais continuer la série. Non, un moment donné il faut évoluer, il faut changer.

Mais il y a aussi une autre réaction de la chair qui ne vaut pas mieux. C'est la révolution, c'est le grand chambar­dement, c'est jeter tout sens dessus dessous, c'est sauter dans l'inconnu. Et cela, c'est l'illusion de la jeunesse ! C'est pourquoi dans la même vie, on peut très bien passer de l'un à l'autre. C'est très intéressant à observer lorsqu'on vit dans une communauté pendant un certain temps et que en toute bonhomie, avec humour, on regarde et qu'on retient : tiens celui-là, il y a 30 ans, hou lala, il réagissait ainsi...Maintenant, est­-ce le même homme ? Mais oui, c'est le même homme. Mais il est devenu vieux, il n'est plus jeune. Il commence à avoir peur.

Voilà, nous devons nous prémunir contre ce genre d'illu­sion et avoir en nous le sens, voilà, de la vérité de la tra­dition authentique. Comme le disait le Concile : la rénova­tion adaptée. Voyez l'importance de la formation des jeunes à une vie monastique traditionnelle - je ne dis pas traditionaliste mais traditionnelle - fondée sur des valeurs sûres. Des jeu­nes, alors, qui n'auront pas peur d'avancer dans la vie mais qui iront chercher leur sève dans un terreau qui en a porté bien d'autres qu'eux auparavant, et qui aujourd'hui avec les produits de notre société d'aujourd'hui va faire des moi­nes qui seront capables s'ils demeurent fidèles de devenir des saints.

            Ce ne seront donc pas des hurluberlus qui s'imaginent que tout doit être bouleversé pour que ce soit bien. Non !

 

            Mes frères, dans les circonstances que nous rencontrons aujourd'hui, qui sont des aménagements - il n'y a pas seule­ment le scriptorium, il y en a encore d'autres - nous devons faire confiance à la vie, mais à la vie portée par l'Esprit encore une fois. N'oublions pas cette grande, grande vérité : ici, nous ne sommes pas chez nous. Nous sommes, ici, chez Dieu. Nous en sommes les locataires et les gérants de sa maison. Nous n'avons pas le droit de faire n'importe quoi. Nous devons faire - mais nous devons le faire alors - ce qu'il inspire, ce qui vient de lui. Et ça ne tombe pas du ciel comme un coup de tonnerre. Non, c'est quelque chose qui met très longtemps à germer, des mois, parfois des années. Et puis ça est là...

Voilà, mes frères, dans cette perspective qui est très large, nous pouvons avancer en toute sécurité, et toujours demeurer à l'écoute, à l'écoute de chacun. Et il est remarquable de constater combien les remarques que j'ai reçues de la plupart, comme elles concordent. Il y a donc là un signe, un signal qui nous indique la route sur laquelle nous devons nous engager.

 

Et ce soir, j'ai ouvert la Bible comme je le fais tous les jours au soir. Et je tombe sur ceci. Je me dis : je vais le prendre et je vais vous le communiquer. C'est dans l'Evangile de Jean au Chapitre 8. Le Christ dit ceci, une phrase seulement. Je n'ai vu que ça. C'était assez, j'avais compris. Celui qui m'a envoyé (il s'adresse aux Juifs) Celui-là est vrai. Et moi, ce que j'ai entendu de Lui, cela je le dis au monde.

Deux choses, d'abord c'est que Celui qui l'a envoyé, donc le Créateur de tout, son Père, Celui-là il est vrai. Donc il sait ce qu'il veut. Il est le seul à être vrai. Et tout le reste est vrai à condition que cela s'emboîte bien à sa place dans cette vérité qui est Celui qui a envoyé le Christ, qui est Dieu. Tout le reste, ce n'est pas vrai. Le reste, c'est apparence de vrai. Seul Dieu est vrai.

Et alors, le Christ, lui, il écoute cela et il le répète. Il le dit au ... c'est traduit ici : au cosmos, au monde. Or, voici une petite traduction. Elle est de mon crû. Elle est une glose. Elle est correcte. On pourrait tout aussi bien traduire: pour qu’il y ait de l'ornement. Le cosmos a deux sens en grec. Le tout premier sens, c'est l'ornement, c'est la beauté, c'est la parure. Et le second sens c'est cette beauté extraordinaire que Dieu a lancée dans l'existence et qui est le monde, l'universalité du monde.

 

Ce que le Christ dit ici : Mon Père, il est vrai, et ce que j'ai entendu de Lui je le répète pour qu'il y ait dans l'univers plus de beauté. La beauté, c'est la splendeur du vrai, c'est la splendeur du vrai ! Retenez bien, je vous ai déjà donné cette définition. Eh bien le Christ, lui, il est venu pour qu'il y ait partout plus de beauté. Et il y aura plus de beauté s'il y a plus de vérité.

Et je termine, un mot encore seulement. Je pourrais encore parler pendant longtemps. Mais enfin, il est temps de s'ar­rêter. On parle souvent pour ce qui est des questions d'aménage­ment, d'architecture, de l'Art Cistercien. C'est très vague ! S'il fallait vraiment le définir, je pense que ce serait difficile. Il s'adapte à toutes les époques.

Mais il y a tout de même quelque chose qui, si ça veut être cistercien, ça doit se retrouver au 12° Siècle comme au 19° Siècle, et au 20°, et plus tard au 21° et au 22° : c'est la vérité, c'est l'authenticité, c'est la simplicité. C'est être branché sur la Tradition Monastique, c'est le dépouillement. Ce sera alors la vérité parce que ce sera le reflet de l'unité et de la simplicité qu'est Dieu, ça saisira l'homme qui sera porté tout entier par cette simplicité, cette vérité qui sera expression de la beauté en soi et de la beau­té qui est Dieu.

 

Voilà, mes frères, ce que on devrait pouvoir réaliser ! Voyez comme c'est très élevé! Mais enfin, nous devons quand même nous y essayer. Et avec la collaboration de tous, je pense que nous arriverons à un résultat qui sera malgré tout un petit grain de beauté.

 

Chapitre : Suite à une lettre du Père Denis.    23.10.82  

 

Mes frères,

           

Je pense que de cette lettre qui est remarquable, nous pouvons retenir deux choses : d'abord la nécessité absolue de la conversion du coeur. Sans cette conversion, ou l'effort vers cette conversion, il n'y a pas de vie monastique POSSIBLE.

On peut être dans un monastère pendant des dizaines d'an­nées, si on n'a pas chaque jour consciemment ou inconsciemment travaillé à la conversion de son coeur, si on n'a pas tendu vers l'idéal premier que nous propose Saint Benoît, c'est à dire la pureté du coeur, on a RATE sa VIE. On est dans l'uni­vers un être RATE. Il faut bien se le dire. On ne sait pas y échapper. Cela, c'est une leçon !

Il a fallu que le Père Denis traverse cette terrible épreuve qui pour lui à durer des années pour qu'il en prenne conscience. C'est pour cela que nous devons mettre à profit la leçon qu'il nous donne aujourd'hui pour ne pas, nous, devoir à notre tour passer par les tourments qui ont été les siens, pour que nous nous réveillons.

 

Si on ne poursuit pas en effet cet objectif primordial de la pureté du coeur, c'est à dire un coeur - je le répète - ­dans lequel il n'y a plus de méchanceté. Donc un coeur où il n'y a plus que de la bonté, de l'amour, de la bienveillance quelque soient les hommes qui se trouvent devant nous, si donc on ne poursuit pas cet idéal jour après jour, cet idéal qui fait l'objet de notre voeu de conversion - nous nous sommes engagés à cela ! - si nous ne le faisons pas, nous sommes des PARJURES, ne l'oublions pas ! Et nous en rendrons compte.

Il faut bien savoir que c'est à cela que nous nous sommes engagés, par voeux, devant Dieu, devant l'Eglise, devant les hommes. Alors, si ça ne se fait pas, eh bien ça tourne à vide. Cela tourne à vide, et il ne se passe rien...au contraire!  Au contraire, qu'arrive-t-il alors ? Notre coeur n'étant pas unifié, notre coeur étant habité, toujours tyrannisé par l' égoïsme et la lâcheté, à ce moment-là il est divisé et il introduit la division dans le groupe.

S'il y a plusieurs coeurs ainsi, à ce moment-là, c'est la débandade, c'est la désagrégation. Le Corpus monasterii porte en lui des virus cancérigènes qui le détruisent. Et il n'y a plus rien. C'est un édifice, et cet édifice alors se fissure et il s'écroule. C'est pour cela que il dit dans sa lettre que le seul obstacle insurmontable dans une vie monastique, c'est les divisions en communauté.

 

Mes frères, Saint Benoît nous dit bien à dix reprises dans sa Règle que la communauté monastique ou le Corps doit se construire autour d'un centre unique. Combien de fois ne le dit-il pas ? Et ce centre unique, c'est toujours cette unicité de l'objectif premier qui est de travailler à la pureté de son coeur.

Naturellement ce n'est possible que si tous sont saisis par l'amour de cette Personne Divino-humaine qu'est le Christ, que si à l'intérieur du monastère on accepte que quelque soit ses défauts, l'Abbé choisit par la communauté et bénit par l'Eglise est le représentant autorisé du Christ; si on recon­naît dans la Règle de Saint Benoît le code de conduite qu'on s'est engagé à suivre pour arriver à cette pureté du cœur et à l'union à Dieu.

            Mes frères, c'est tout cela que Saint Benoît nous répète au moins à dix reprises !

 

Voilà, je pense, que nous pouvons remercier Dieu qui nous a permis d'accorder ici dans notre modeste monastère qui heu­reusement - ça je dois le dire - est composé d'hommes qui vraiment cherchent Dieu, d'hommes qui forment ensemble une communauté unie et pacifiée. Cela ne veut pas dire sans tension. Je le répète, il faut, il est nécessaire qu'il y ait des tensions. C'est ce qui fait grandir l'organisme. C'est les tensions dans la musculature, dans le système nerveux, dans le système osseux de l'organis­me qui font qu'il se fortifie et qu'il grandit. MAIS, il reste UN Corps.

Le Père Denis l'a expérimenté ici. C'est ce qui l'a con­duit à la guérison. Arrivé là-bas, il s'en est rendu compte. Aujourd'hui, il nous en remercie. Avec lui nous devons re­mercier Dieu et continuer à prier pour lui...et espérer que nous-mêmes nous demeurions toujours digne de la confiance que Dieu nous a fait en nous l'envoyant ici pour de longs mois.

 

Chapitre : L’aveugle de Jéricho                   27.10.82

      1. Evangile du dimanche précédent : Mc 10, 46-52.

 

Mes frères,

 

Je ne résiste pas au plaisir de revenir à l'Evangile de dimanche dernier. Notre Père Roland nous a entretenu de la Propagation de la Foi, car le dimanche y était consacré. Mais la lecture Evangélique est déterminante, ou plutôt a été déterminante dans l'évolution de la vie monastique. Je vous rappelle de quoi il s’agissait :

Jésus quitte Jéricho. Le long de la route un mendiant aveugle l'entend passer et se met à crier : Jésus, fils de David, prends pitié de moi ! On lui demande de se taire. Mais plus on lui adresse des objurgations l'invitant au silence, plus fort il crie. Jésus s'arrête, le fait venir près de lui, lui demande : Qu'est-ce que je puis faire pour toi ? Mais que je voie, dit-il. Jésus lui répond : eh bien, ta foi t'a sauvé. Va-t-en ! Et aussitôt il voit. Et, conclu l'Evangéliste, il l'accompa­gnait sur le chemin.

            Vous allez dire: Mais qu'est-ce que cela a à faire avec la vie monastique, ça ? Mais vous allez le découvrir. C'est un des fondements de la vie monastique traditionnelle. Mais auparavant, remarquez que dans ce récit, tous les détails sont importants et ils sont éblouissants de mystères profonds et sublimes, des mystères qui nous font atteindre le ciel et qui aussi portent la terre et tout ce que la terre contient.

 

Faisons attention au nom, d'abord. Lorsque un Evangéliste cite des noms, noms de villes, noms de lieux - des toponymes - des noms de personnes, il y a toujours ­une raison d'ordre mystique, d'ordre divin. Les pères de l'Eglise l'avaient remarqués et se sont at­tachés à rechercher la raison, le mystère dissimulé derrière ces noms. On dirait vraiment que tel prodige devait être réa­lisé par le Christ à tel moment, à tel endroit, pour telle personne.

Vous savez qu'aujourd'hui on attache beaucoup d'importan­ce à l'astrologie, à la conjonction des planètes, de la lune, du soleil, de certaines constellations. Si vous êtes né à tel moment de l'année, vous portez une fatalité jusqu'à la fin de vos jours parce que, voilà, vous êtes né à ce moment-là. Une année sera faste ou néfaste suivant les conjonctions des planètes et des constellations. Et il y a des astrolo­gues comme ça qui, pour toute une année à l'avance, vous pré­disent des événements qui sont toujours d'ordre catastro­phique.

Mais je pense qu'il ne faut pas trop vite en rire. Il y a certainement des influences qui s'exercent, d'ordre électro­magnétique. Nous baignons dans un océan de rayonnements dont nous n'avons pas conscience, mais qui travaillent sur notre système, comme on dit, notre système nerveux. Notre Frère Jacques-Emmanuel pourra peut-être un jour lorsqu'il sera en forme nous parler de ces choses là, nous expliquer comment est conçu l'univers aujourd'hui. Cela nous permettrait alors de mieux saisir ces conjonctions mystérieu­ses aussi dans notre propre vie, mais alors dans le domaine surnaturel. Et nous les voyons agir dans les récits Evangé­liques.

 

C'est à Jéricho que cette chose-là se passe au bénéfice d'un mendiant qui s'appelle Bar Timée. Pourquoi Jéricho ? Pourquoi pas ailleurs ? Pourquoi ce Bar Timée habitait-il précisément Jéricho ? Etait-il aveugle ? Voyez un peu où on peut partir en réfléchissant là-dessus ! Mais je ne m'y arrête pas. Je veux simplement le citer parce qu'il y a plutôt cette affaire de vie monastique qui est plus importante pour nous.

Mais enfin, quand même, il y a une petite notation ou l'autre qui peut être intéressante. Jéricho, comme ça se prononce maintenant, c'est une ville très ancienne comme vous le savez, très ancienne, longtemps avant l'arrivée des Hébreux. Et ça signifie la ville à la bonne odeur, la ville qui dégage une bonne odeur. Vous savez que les roses, les rosiers de Jéricho étaient connus. On l'appelle aussi la ville des palmiers. C'est une oasis dans le désert de Juda. C'est aussi à Jéricho que Jésus a rencontré Zachée.

Il fallait que ce fut à Jéricho que ça se passe, ou plutôt à l'extérieur de Jéricho, car Jésus ­venait de quitter la ville. Et là, au bord de la route, il y a un mendiant aveu­gle qui s'appelle Bar Timée. Bar, vous savez, cela signifie fils. Et Timée ? Timée, cela voudrait dire l'homme impur, le fils de l'impur. Il est impur parce qu'il est bouché. Pas un boucher, vous savez, qui vend de la viande. Mais il est bouché, c'est à dire qu'il est obstrué, il est fermé.

 

Il est peut-être fermé parce qu'il n'entend pas, parce qu'il est muet, parce qu'il est aveugle? Il est possédé par un démon qui le rend aveugle. Un démon peut rendre un homme muet ou il peut le rendre sourd. Vous savez que l'on trouve un épisode dans l'Evangile. Le Christ dit : Démon sourd et muet, va-t-en !

Et c'est pour cela que l'homme est impur. Mais il est déjà fils d'un impur. Il y a donc là une tradition, une fa­talité familiale qui est attachée à sa personne. Il est dans une lignée d'hommes impurs. On l'appelle le fils de l'impur. Et c'est pourquoi il est hors de la ville. Il ne peut pas être dans une ville dont le nom signifie : la bonne odeur. Il empesterait tout. Il est excommunié, il est dehors.

            Et voilà que c'est là que Jésus le rencontre. Voyez tous les mystères qui sont cachés derrière ces noms !

 

Tiens, il me vient à l'instant une réminiscence à propos de Jésus qui signifie Sauveur et qui est originaire de Bethléem. Pourquoi devait-il être originaire de Bethléem plutôt que d'ailleurs ? Oui, c'est parce que c'est le fils de David. On le dit ici: Jésus, fils de David, sous entendu fils de David avec toute l'ascendance de David, Bethléem. Vous voyez, tout ce clan des Bethlémites. Mais pourquoi donc Jésus est-il d'une descendance Bethlémite ? Pourquoi ce Bethléem ?

Eh bien, Bethléem, une ville très, très ancienne aussi, très, très, très longtemps avant l'arrivée des Israélites, cela signifie, vous le savez tous, la maison du pain. Pour nous, cela ne va pas plus loin que cela ! Mais en fait, c'est l'endroit où se trouvait un temple où on adressait un culte au dieu qui s'appelait pain. Pour­quoi ? Parce que c'est un dieu qui fournissait une abondan­te moisson. On venait lui rendre un culte. Je dirais : on venait aux rogations là-bas, pour que tout se passe bien et qu'on ne meure pas de faim...Voilà, qu'on ait de quoi passer toute l'année et tout l'hiver et qu'on en ait encore lorsque la nouvelle récolte se présenterait. Le Dieu du pain.

Alors vous voyez ce Jésus, ce Jésus de Bethléem qui un jour dira : C'est moi qui suit le pain. Ce dieu pain qu'on a vénéré dans ce pays, ce dieu pain qui est vénéré en mon lieu d'origine, eh bien c'est moi ! Vous voyez! Il devait naître à Bethléem. Ce n'était pas possible qu'il naquît ailleurs. Voyez ! Ce sont tous des détails...

 

Vous allez dire que c'est tiré par les cheveux, tout ça ? Peut-être bien ? Mais ce sont des coïncidences, ce sont des dispositions que pour moi j'appellerai providentielles. Ce n'est pas arrivé par hasard. Il fallait que Jésus naquît à Bethléem de la des­cendance de David. Et lorsque le mendiant crie, ici, Fils de David ! qu'il dit : Jésus Fils de David, prends pitié de moi ! derrière ce David il y a Bethléem, il y a le pain, il y a la vie, il y a la pureté, il y a le salut. Jésus apporte le salut. C'est son nom : Celui qui apporte le salut.

Voilà ce que signifie Jésus parce qu'il est le pain de la vie, de la vie éternelle. Et c'est ce pain que nous demandons dans notre Pater. Donne-nous aujourd'hui le pain du monde à venir. Ce pain nous donnera de vivre éternellement dans le Royaume. Ce pain qui est Toi, Dieu, venu à nous dans cet homme Jésus qui se fait pain pour nous nourrir et nous emporter là où il est... et que nous devenions nous aussi pain les uns pour les autres.

Vous voyez, mes frères, en quelques mots déjà, même avant d'avoir abordé le fond de l'affaire ici, de ces témoignages que nous découvrons de notre vie monastique, mais nous en avons déjà même avant de commencé. Alors, vous vous imaginez ce que ce sera lorsque nous serons un peu plus loin...

Mais regardez ! Voyez comme ça va dans la vie. Je pensais terminer tout, tout, tout, tout aujourd'hui, et je n'ai pas encore commencé.

 

Homélie du dimanche. [13]                            31.10.82

      Dt 6, 2-6 * He 7, 23-28 * Mc 12, 28b-34

 

………tous les trésors de la sagesse et de la beauté.           

 

Ainsi, mes frères, nous avons la ménorah, ce chandelier dans lequel plus tard les Pères vont voir les 7 flammes de l'Esprit Divin que le Christ va faire reposer sur son Eglise et sur les hommes. Mais le Christ, en conclusion ramasse cette vision en un mot qui définit sa personne à lui et sa mission, et le plan de Dieu lorsqu'il se lance dans la grande aventure de la cré­ation. Et ce mot, le voici : présence du Royaume de Dieu, proximité de ce Royaume.

Mes frères, aujourd'hui encore, sachons-le bien, le Christ attend des hommes d'une qualité spirituelle égale à celle de ce scribe qui était devenu son ami, des hommes honnêtes, sincères, purs, qui acceptent la grande loi de l'amour et qui la mettent en pratique, des hommes qui soient pour leurs contemporains apparition vivante, concrète de ce Royaume de Dieu. Voilà ce qui est attendu de nous qui nous glorifions du titre de chrétien !

C'est possible, mes frères, à condition que nous consentions à nous laisser saisir par le Christ et sauver par lui d'une façon définitive comme nous l'a recom­mandé l'Epître aux Hébreux. Et ce salut consiste à abandonner en nous toute la place à l'Esprit de Dieu, à ces 7 flammes qui brillent au sommet du chandelier, et qui éclairent, et qui vivifient le monde. Abandonner en nous la place et nous laisser transférer dans cet univers nouveau dont toute malice et tout péché sont à jamais bannis.

 

Mes frères, cet univers, nous le portons dans notre coeur, ne l'oublions jamais, ce coeur qui peut devenir pur si nous en ouvrons les portes au vouloir amoureux de notre Dieu. Le scribe ne contestait pas. Il interrogeait humblement et il acceptait avec joie la réponse qui lui était donnée. Cette belle sagesse, elle est aussi à notre portée. Puissions­-nous nous ouvrir à elle pour qu'elle s'inscrive en notre coeur et qu'elle inspire toute notre conduite.

Nous deviendrons alors ce que le Christ attend de nous : lumière, flamme de lumière pour notre Dieu, pour nos frères les hommes. Et ainsi, attrait irrésistible vers ce Royaume que le Christ est venu lancer sur la terre, ce Royaume qui est un feu qui doit nous purifier tous, nous rendre proche les uns des autres pour qu'il n'y ait plus entre nous la moindre discorde mais que nous ne formions plus qu'un dans le Christ avec notre Dieu, pour jamais...

 

                                                                                                       Amen.

 

Chapitre : Revenir à l’essentiel.                   01.11.82

 

Mes frères,

 

Comme vous l'entendez j'ai une voix qui est en train de s'évanouir. Je ne serai donc pas trop long ce matin. Et au diapason de ce qui m'arrive, mes frères, je vous rappelle que au moment où nous célébrons la fête de la Toussaint, nous franchissons le seuil de la longue nuit hivernale. L'obscurité s'étend en triomphatrice et avec elle le froid, une certaine paralysie, une sorte d'angoisse. Et l'éclairage artificiel n'y changera rien. La nature est maîtres­se et une espèce de léthargie va s'installer partout.

Ce sera le moment où tous les travailleurs de l'extérieur vont jouir du chômage technique ou intempéries. Dans les campagnes auparavant, c'était les soirées au cours desquelles on se reposait, on fabriquait des paniers, des banses, on réparait les outils, on racontait les vieilles histoires et on attendait...

            Je ne suis pas en train de faire l'éloge du bon vieux temps, mais la vie monastique, c'est quelque chose d'analogue. Cette obscurité qui nous empêche de travailler comme nous aimerions le faire parce que notre organisme à envie toujours de se remuer aussi longtemps qu'il reste jeune, du moins jeune de coeur. Mais nous allons avoir une période qui est propice au recueillement et au retour à l'essentiel de notre vie.

 

Cette nuit sera ponctuée malgré tout de trois grands jaillissements de lumière. Il y a celui-ci d'abord, d'aujourd'hui, au moment où nous y entrons. Puis il y aura Noël qui va mettre en notre coeur l'espé­rance du triomphe absolu de la lumière. La Lumière qui est Dieu est devenue homme. Elle entre dans notre nuit afin de nous dire que cette nuit ne sera pas perpétuelle, qu'il vien­dra un moment où nous jouirons de la lumière éternelle. Ce sera la fête de demain.

Et puis, à l'aube des lueurs nouvelles il y a la fête de la Présentation du Seigneur, ou de la Purification comme on disait auparavant. En français ça ne paraît pas, cet aspect lumineux. Mais en flamand ou en allemand, c'est la lichtmis. C'était la messe de la lumière. Et d'ailleurs, nous allons tous porter des cierges ce jour-là. Voyez, nous avons ainsi dessiné l'évolution de notre vie. Et nous devons ainsi profiter de ces moments providentiels pour revenir à l'essentiel.

Notre appel à la vie monastique est une invitation à la recherche de Dieu. Nous laisser attirer par lui avec une in­tensité de plus en plus forte. Vous savez que à mesure que l'on s'approche de son point de chute, la vitesse s'accélère. Et c'est au carré, vous voyez, une progression géométrique, ça va de plus en plus vite. Heureusement, notre point de chute n'est pas une surface solide sur laquelle nous sommes réduits en bouillie. Non, notre point de chute, c'est Dieu Lui-même qui est amour.

 

Et ce serait regrettable que avec la progression dans nos années de vie nous ne serions pas attirés avec toujours plus de force par le fait d'aimer : aimer à la façon dont Dieu aime, c'est à dire être absorbé par lui. J'imagine qu'un vieillard, un senex dans le sens bénédic­tin ou patristique du terme, c'est quelqu'un qui n'a plus en son coeur que des réflexes d'amour. Il ne peut plus faire autrement. Il est attiré par cet amour avec une puissance ir­résistible. Et voilà, il est devenu amour. C'est ça une vie monastique réussie. Et c'est l'heure de la rencontre de Dieu : vivre de sa vie.

Et nous voici arrivés à la célébration de la fête de ce jour. N'allons pas nous imaginer que les Saints qui peuplent l'Univers de Dieu, lorsqu'ils étaient sur la terre, étaient tous des héros. Oh non, c'était de pauvres types comme la plupart des hommes - mais cet un aspect sur lequel je revien­drai demain, je ne vais donc pas l'aborder aujourd'hui - et voilà, l'amour a été plus fort que toutes leurs résistances. Il y a une force de gravitation qui s'exerce à partir d'une masse. Et cette masse, voyez, c'est Dieu. Et nous au­tres, nous sommes autour plus ou moins éloignés mais nous ne savons pas y échapper.

C'est comme les astres, ils ne savent pas échapper à la force de gravitation qui les anime. Où se trouve-t-elle ? Ma foi, on est toujours en train de le chercher. Mais elle existe quand même. Et même s'ils s'éloignent par une force ici qui les écarte les uns des autres, en réalité ils sont toujours tenus les uns aux autres. En ensemble ils forment une sorte de danse, de choeur que le regard de Dieu certai­nement, au moins le sien, peut admirer. Et probablement aussi le regard de ceux qui sont arrivés là de l'autre côté où est Dieu, et qui ont ce spectacle fantastique à admirer.

 

Mes frères, pour arriver jusque là, naturellement, il faut passer par bien des dépouillements. Des dépouillements qui nous rendent plus légers mais qui malgré tout sont vécus, enregistrés dans notre sensibilité, dans notre coeur, comme des morts. Pourquoi? Mais parce que, parce que nous vivons dans la nuit. Et nous prenons nos ténèbres pour la Lumière. Oui, nous sommes comme des chauves-souris. Si elles sont dans la lumière, les chauves-souris, elles se cachent, elles ne voient plus, elles sont aveuglées.

Mais certaines, lorsqu'elles sont dans la plus totale obscurité, qu'elles n'ont même jamais vu la lumière - elles ne savent pas qu'elle existe - elles se meuvent là dedans comme si…. voilà, elles sont chez elles. Pour ceux qui explorent les grottes, ils savent qu'il existe de ces types de chauves-souris qui sont à l'aise dans l'obscurité.

Eh bien, c'est notre sort à nous. Nous nous imaginons que nos ténèbres, c'est ça la lumière. Mais la Lumière, c'est bien autre chose. Je rappelle ici la dialectique entre ténèbre et lumière qui est celle de Saint Paul et de Saint Jean.

 

Mes frères, la fête de ce jour, elle nous révèle qu'il existe un autre univers que le nôtre. Et c'est là que se trouve la vraie Lumière. C'est l'univers de Dieu. La foi qui, pour nous qui sommes ténèbres, nous paraît obscure, en réalité elle est lumière aveuglante et elle nous permet déjà de jouir de cet univers de lumière. Mais pour nous, c'est ça le paradoxe : ça nous paraît obscur alors qu'en réalité c'est lumière. Et ce qui est té­nèbre, ça nous paraît lumière. Voyez quelle transmutation doit s'opérer en nous !

Eh bien, aujourd'hui nous croyons ces réalités. Nous vivons, nous, en espérance de cette beauté qui est lumière. Notre devoir au terme de cette recherche, de cette route, c'est la sainteté. N'allons pas placer notre idéal plus bas que cela, sinon ce serait tout de même bien malheureux. C'est la sainteté ! Et nous devons nous exercer à cette sainteté, déjà - ­même si nous sommes encore très, très, très maladroit - en fréquentant spirituellement les saints. Ils nous sont plus proches que nous sommes proches les uns des autres.

Et si nous vivons mystiquement en leur compagnie, nous allons prendre leurs habitudes et nous allons réagir et agir comme eux. Maladroitement toujours, certes, comme des enfants, comme des petits gosses que nous sommes. Mais ça ne fait rien, il y aura des traits de sainteté qui apparaîtront en nous. Et ainsi, mes frères, qu'arrivera-t-il ? De plus en plus nous nous aiderons les uns les autres et nous nous aimerons. Et nous pourrons vaincre la nuit. Et nous la vaincrons grâce à la Lumière qui déjà nous habitera. Une lumière de bonté, une lumière d'humour - on peut utiliser ce mot aussi; ne jamais rien prendre au tragique ­- la lumière de l'amour qui est Dieu, qui prend possession de notre être et qui, déjà, nous fait participer à sa vie et à son bonheur.

Voilà, mes frères, quelques petites touches à propos de la fête d'aujourd'hui. Essayons d'être réalistes, de les faire nôtre. Et ainsi dans l'obscurité qui va s'épaissir maintenant de jour en jour, que nous soyons de petites flam­mes de lumière les uns pour les autres en attendant de nous retrouver un jour, tous, dans la grande Lumière avec tous les Saints auprès de notre Dieu.

 

Homélie de la Toussaint.                          01.11.82*

      La vie véritable, incorruptible.

 

Mes frères,

 

De quoi est-il question dans la solennité de ce jour ? Il est question de la vie véritable, la vie incorruptible, la vie impérissable, la vie dans la Lumière, dans la Paix, dans la plénitude, la Vie de Dieu à notre disposition, à notre portée, gratuitement.

Certains y ont cru. Certains y croient encore. Ils sont rares sans doute, mais ils existent. Cette vie qui n'est pas pour demain, pour un demain lointain, utopique, elle est pour aujourd'hui, elle est pour tout de suite si seulement nous consentons à la recevoir.

Ce n'est pas un ersatz de vie, ce n'est pas une vie aux exigences d'une chair insatiable. Ce n'est pas une vie con­damnée à se dissoudre dans une inévitable corruption ? Non, c'est une vie qui vient d'ailleurs, un ailleurs qui est plus réel que la matière que nous touchons, que nous tra­vaillons, un ailleurs qui soutient notre univers et qui lui donne consistance. Cet ailleurs est notre véritable patrie.

 

Mes frères, comme je le rappelais ce matin, nous prenons malheureusement nos ténèbres pour la véritable Lumière. Mais le jour viendra, tout proche si nous le voulons, où nos yeux se dessilleront et où enfin ils pourront voir cette Lumière et ainsi nous transfigurer. Cette vie qui nous est promise, elle est une Personne, une Personne attentive, prévenante, aimante, la Personne de l'Esprit Saint omniprésent, omnipotent, cet Esprit qui est l'Amour.

Ah, mes frères, si nous pouvions seulement réaliser que l'Amour est une Personne ! A ce moment-là toutes nos diffi­cultés personnelles et sociales disparaîtraient. mais hélas, encore une fois, nous vivons dans la nuit et nous nous cram­ponnons à nos ténèbres. Si je m'abandonne à cette vie qui est une Personne, si je m'abandonne à elle sans réticence, à sa présence et à son action qui sont tellement plénifiantes que absolument en moi plus aucune place n'existera sauf pour elle et pour sa lumiè­re, à ce moment-là, avec elle, j'aurais reçu tous les biens.

Mes frères, en d'autres termes, nous sommes enfants de Dieu. Mais ce que nous serons n'apparaît pas encore pleine­ment. Et pourtant cela déjà va transparaître au dehors, même si le monde ne comprend pas. Puisque nous sommes appelés à une telle Vie, à une telle gloire, ne perdons plus, ne perdons pas notre temps à des bêtises.

 

Des enfants de Dieu, mes frères, ce sont des hommes pauvres - nous venons de l'entendre - doux, pacifiques, miséricordieux, affamés de justice, purs, sans aucune trace de malice...des hommes rayonnants, mais aussi - il faut l' accepter - des hommes méconnus, des hommes ridiculisés, mé­prisés et calomniés. Mais qu'importe, puisqu'ils vivent dans le Royaume de Dieu et que leurs yeux contemplent la Lumière qu'est Dieu.

La vision que nous a décrit l'auteur de l'Apocalypse, cette vision qui était la sienne, nous devons bien compren­dre qu'elle est éternelle. C'est à dire qu'elle est d'aujourd'hui comme elle était de son temps. Maintenant encore le trône est dressé devant nous, l'Agneau est présent, ici, parmi nous. Mais voilà, encore une fois, Lui, il est dans la Lumière tandis que nous, nous sommes dans les ténèbres. Mais s'il en est ici qui ont le coeur qui commence à s'éveiller à la Lu­mière, je suis certain que cet Agneau, ils le voient. Et le voyant, ils deviennent purs comme lui est pur.

Mes frères, nous ne mesurons pas l'immensité de notre bonheur, notre bonheur de vivre, notre bonheur d'être chré­tien, notre bonheur d'être ici réunis dans la compagnie de tous les Saints afin de participer à la gloire et à la Lu­mière de l'Agneau. Dans quelques instants, il va nous incorporer à sa Per­sonne en se donnant à nous comme nourriture. A ce moment-là, mes frères, nous recevrons une nouvelle fois les germes de la vie incorruptible. Cette vie, je le rappelle, elle est à notre disposition. Elle est pour nous. Et si nous consentons à nous livrer à elle sans arrière pensée, en toute confiance, elle fera très vite et pour jamais des hommes nouveaux.

 

                                                                                                       Amen.

 

Homélie du jour des morts.                        02.11.82

      Solidarité avec les défunts.

 

Mes frères,

 

La célébration de ce jour est dans le prolongement de

la solennité de hier. Entre les deux il n'y a aucun hiatus, aucun fossé. De part et d'autre c'est la victoire de la vie : Hier, dans l'éblouissement de la lumière, aujourd'hui, dans le frémissement de l'aurore. Aujourd'hui, c'est la joie secrète d'une espérance con­tenue ; hier, c'était l'action de grâce dans la possession inamissible d'un bonheur qui jamais n'aura de fin.

 

Mes frères, c'est la magnifique vision de la communion des Saints, immense, des Saints quelque soit l'endroit où ils se trouvent. Mais comment cela est-il possible ? Les Juifs s'interrogeaient : Comment peut-il nous donner sa chair à manger ? Et aujourd'hui, nous pouvons nous demander : Mais après la mort, que reste-t-il, sinon le rien.

Mes frères, en tuant la haine dans sa chair, le Christ a vaincu la mort. Notre foi, notre espérance sont fondées sur cette réalité que nous ne finirons jamais assez de médi­ter et creuser. Lorsque le trouble nous saisit, lorsque nous nous imagi­nons ne jamais revoir ceux qui apparemment nous ont quittés, revenons toujours à cette évidence : quelqu'un est mort afin que nous puissions connaître la vie. Les vagues monstrueuses de la haine se sont brisées contre le roc de cet amour qui pas un seul instant n'a fléchi.

Et la séquence terrible : haine-pêché-mort a été disloquée, ruinée. Le gage de notre résurrection et de notre vie éternelle, c'est l'amour. Quelqu'un, celui que nous croyons être le Fils de Dieu devenu homme, suspendu à une croix sur laquelle il meurt dans des souffrances horribles, ce Dieu devenu hom­me nous dit à chacun de nous : Sois rassuré, tu ne mourras plus. Tu connaîtras l'étroit passage de ce qui est le délabrement et la mort physique. Mais tu ne mourras pas parce que tu es aimé.

 

Mes frères, pensons bien à cela ! Rendons-nous compte de l'importance de ce geste ! Car nous en sommes arrivés au point de nous dire que si nous-même nous cessons d'aimer un frère, d'aimer un homme, à ce moment-là nous le condamnons à la mort éternelle. Mais heureusement, heureusement, tous sans aucune excep­tion nous sommes enrobés dans cet amour qui a vaincu toute mort, même la nôtre, celle que nous sommes capables de don­ner en n'aimant pas.

Qu'est-ce que le purgatoire, mes frères ? C'est un lieu où on désapprend la haine, l'aversion, le mépris...un lieu où on apprend à aimer jusqu'à ce que le coeur soit devenu entièrement pur. Et en ce sens le monastère, s'il est, comme le voulaient nos Pères, une schola caritatis, une école où on apprend la science sublime de l'amour, le monastère est aussi un purga­toire. Et c'est heureux ! Ce que le monde attend, et surtout le monde des défunts, c'est que de ce purgatoire qu'est le monastère sortent des hommes purgés de toute malice, des hommes dans le coeur des­quels aura triomphé l'amour.

C'est là, mes frères, que se situe et se nourrit notre véritable solidarité avec les défunts. Nous leur ferons ce cadeau, nous leur donnerons cette joie. Nous le leur devons, à eux. Nous le devons à nous-mêmes aussi. Nous le devons sur­tout en premier lieu au Christ source de tout amour et de toute vie. Nous le devons aussi à travers le Christ à tous les hommes nos frères, ces hommes dont le visage est encore trop souvent baigné de larmes.

 

                                                                                                    Amen.

 

Exhortation à Complies.                           02.11.82*

      La double xenithea. 

 

Mes frères,

 

Nous avons passé cette journée avec en surplomb le souvenir de nos défunts et la pensée de la mort. Ce n'avait rien de sinistre, ni d'effrayant. Au contraire, ça nous don­nait une sensation d'allégement parce que nous entrions dans une partie de notre vérité. Les défunts nous rappelaient que nous ne sommes pas ici sur terre dans notre véritable demeure. Nous n'avons pas ici une habitation permanente. Non, nous devrons un jour tout abandonner, tout quitter, partir nus comme nous sommes en­trés nus. Saint Benoît demande que cette impression entre jusque à l'intérieur de notre chair, de notre chair spirituelle, qu'elle devienne habituelle, quotidienne.

            Mes frères, ce n'est autre que la grande vertu monasti­que de la xenithea, le fait d'être changé. Voyons les choses comme elles sont. Nous sommes des hom­mes ruinés, déchus de leur état premier. Vous savez, aujourd'hui, ce n'est pas rare des faillites, des hommes qui apparemment roulaient sur l'or et qui en quel­ques semaines se trouvent réduits à aller solliciter l'aide de l'Assistance Publique. C'est un peu notre situation.

Nous étions candides, in­nocents, purs. La création nous était transparente et nous étions transparents à elle. Mais le péché s'est glissé en nous et il a tout brouillé. C'est un brouillage, c'est un brouillard qui s'est emparé de nous, qui nous enveloppe, et nous ne sommes plus chez nous tout en étant sur la terre qui a été créée pour nous.

 

Voyez, mes frères, c'est un état qui n'a rien d'agréable ! Et pourtant, non seulement nous devons l'accepter, mais nous devons l'utiliser. Or, il y a un danger qui nous guette justement : c'est de nous saouler, de nous droguer. C'est ce que la tradition monastique appelle le divertissement : se tourner de toutes sortes de côtés pour ne pas voir, pour ne pas vivre dans la conscience de ce que nous sommes. Et ce divertissement peut être mortel ! Ce serait quasiment se comporter en touriste et en vacancier.

            Mes frères, nous devons donc accepter lucidement, généreusement une double xenithea. Nous sommes étrangers au carré. Etranger sur la terre d'abord qui nous échappe, qui nous a été retirée et étranger aussi chez Dieu. Nous ne sommes plus nulle part chez nous. Voyez ici, mes frères, encore toutes les zones que nous pouvons explorer à propos de notre voeu de stabilité : où se trouve notre lieu ?

Les défunts qui, eux, ont vécu cela plus ou moins cons­ciemment la plupart, certains même dans l'inconscience tota­le, eux maintenant comprennent et ils nous avertissent en un jour comme celui-ci. Nous devons laisser croître en nous le sentiment du fait que nous sommes étrangers. Le laisser grandir jusqu'à l'into­lérable, jusqu'à ce que la vie divine ait pris possession de tout notre être et qu'elle nous ait transformés.

           

A ce moment-là, mes frères, nous sommes très près, très proche de la fin de notre exil. Rappelons-nous que chaque soir à la clôture de notre Office de Complies nous chantons dans notre Salve Regina que nous sommes des exilés dans une vallée de larmes. Oh, n'allons pas faire du romantisme ! Voyons les choses froidement, lucidement encore une fois. Le moine est un hom­me qui n'a pas peur de regarder.

            Mais lorsque la vie divine a pris possession de notre être, à ce moment-là, notre exil touche à sa fin. Pourquoi ? Mais parce que le fait d'être étranger a été transféré. Nous sommes devenus étrangers à nous-mêmes. Nous ne vivons plus pour nous : nous vivons pour Dieu et nous vivons pour les autres. Nous retrouvons notre condition première qui était d'être sur la terre : gloire pour notre Dieu, gloire pour la création et gloire pour tous ceux qui nous rencontreraient.

Il n'était pas marqué sur notre être un signe fatal di­sant : Celui-là est un meurtrier, mais il faut l'épargner, parce que celui qui aura versé le sang de Caen sera puni 77 fois. Mes frères, voilà me semble-t-il, une des grandes le­çons que nous adressent aujourd'hui nos défunts ! Car, n'allons pas nous imaginer qu'ils sont rentrés dans le néant. Non, ils sont dans le Royaume, où comme je le disais ce matin, dans ce lieu où on apprend à aimer en dé­sapprenant à haïr.

Et ce lieu est tout proche. Il est quasi perceptible. Il est presque palpable. L'homme qui est devenu étranger à lui­-même et qui abandonne son exil, il a déjà pour ainsi dire un pied dedans. Et il vit comme tout naturellement dans la compagnie des saints achevés et des saints en devenir.

Mes frères, les défunts nous invitent ainsi instamment à nous laisser réconcilier avec Dieu, c'est à dire en ac­cueillant de bon gré notre mort, notre mort mystique pour aujourd'hui, notre mort physique pour demain lorsque Dieu le voudra. Mourir à notre proprium, à nos jugements propres, à notre façon de voir les choses. Oh, nous ne sommes pas infaillibles, nous ne sommes pas Dieu ! Ce n'est pas notre façon de voir qui est la meilleure.

Non, l'abandonner, mourir à elle, mourir à notre vouloir propre. Que pouvons nous faire? Et mourir aussi à notre agir personnel pour embrasser le dessein de Dieu, nous couler en lui, devenir un avec lui. Voilà, mes frères, la route de notre libération. C'est ma route qui va nous délivrer de notre esclavage, nous faire passer de la terre d'exil à la terre de la promesse, là où nous vivrons avec Dieu, avec les saints, avec les anges, avant notre mort physique. Mes frères, c'est ça qui est le plus remarquable dans une vie monastique bien conduite ! 

 

Voilà ce que je voulais vous dire ce soir, mes frères, Acceptons notre xenithea, et vivons-là avec foi ! Elle devien­dra le ressort de notre avancement spirituel et elle comblera de joie ceux qui nous regardent. C'est à dire Dieu, nos compagnons les saints, et même les hommes que nous allons rencontrer car il transparaîtra de nous quelque chose qui ne se voit pas ailleurs, des hommes qui, maladroitement peut-être parce qu'ils ont encore leur poids de chair, mais qui déjà dans la vérité assument leur condition et deviennent ce que Dieu désire qu'ils soient. Ils entrent dans la condition de fils. Ils commencent à se trouver chez eux là où ils sont sur la terre. Ils sont chez eux là où Dieu les appelle.

Mes frères, ce fut, mais en quelques minutes, l'expérien­ce de ce bandit pendu à la croix à côté de Jésus. On vient de nous en parler. Cet homme, il était à la dernière extrémité. Il a réalisé cela. Et il a compris intuitivement, déjà par une grâce de foi, foi que son compagnon de supplice, c'était celui-là même qui allait pouvoir l'emporter de cet exil, là où il espérait aller, même à travers toutes ses erreurs.

Voilà, mes frères, nous emporterons cet enseignement pour cette année et nous ferons à Dieu et à nos défunts le plaisir d'y répondre de tout notre coeur.

 

Chapitre : Saint Hubert.                          03.11.82

      1. Sa conversion.    

 

Mes frères,

 

A propos de Saint Hubert, nous ne connaissons pas grand chose à son sujet. Mais l'imagination populaire a retenu la légende de sa conversion. Vous savez, c'est un chasseur. Et dans une clairière, il aperçoit un cerf qui, entre ses bois, porte un crucifix lumineux. Hubert en est bouleversé et le voilà converti. C'est ce qu'on sait de lui, du moins ce qu'on retient. Mais cette année-ci, providentiellement, il y a deux choses qui ont frappé mon attention. Je vais vous les com­muniquer, ainsi tout bonnement car il n'est jamais bon de tenir pour soi ce que Dieu inspire.

A l'origine, chez Hubert, il a dû se passer quelque chose d'assez puissant que pour le propulser jusqu'à la sainteté. Lorsque la légende a mis en relief ce fait extra­ordinaire qui a entraîné la conversion, elle n'a pas tort. Au contraire, même si les détails ne doivent pas être rete­nus. Que s'est-il passé ? Ce ne peut être que ceci : l'ou­verture soudaine de l'univers divin. Cela s'est produit brusquement. Cela ne veut pas dire que ce n'était pas en préparation.

Soudainement, Hubert le vivant, le bon vivant s'est trouvé en présence d'une Lumière qui n'était autre que le ciel comme on dirait, ou le Royaume de Dieu, ou l'univers de Dieu. Il s'est trouvé en présence de Dieu qui se révé­lait à lui. Cela a entraîné chez Hubert ce qu'on appelle la conversion, c'est à dire une transformation.

 

Cette lumière spirituelle a provoqué une réorientation de sa vie. Cela veut dire que il marchait dans une direc­tion qui pour lui était la bonne, et voilà qu'il a dû chan­ger de cap, se fixer sur une nouvelle étoile, cette étoile qui était celle de la volonté divine. Cette réorientation qui était le fruit d'une lumière l'a accompagné jusqu'à la fin de ses jours. Il faut me com­prendre. La révélation que cet homme a reçu à ce moment-là, révélation qui est vue comme une lumière spirituelle, elle s'est trouvée pour lui présente comme un idéal toujours présent, mais aussi à parfaire.

Donc, elle est en même temps dans son passé, mais aussi dans son futur. C'est une expérience que le génie sémitique comprendra très bien, pour lequel le passé se trouve en face, c'est à dire que le passé est nourrissant, le passé est dy­namisant. C'est un événement qui s'empare de l'homme et qui lui demeure présent. Il y a donc déjà en cela une préliba­tion de l'éternité.

Allez! Pour avoir un point de comparaison, voyez l'expérience de l'Apôtre Paul. Il revient toujours au fait du Christ qu'il a rencontré comme lumière au moment où il se rendait à Damas. Si vous pouvez avoir un peu ce sens psychologique pour pénétrer à l'intérieur de cet homme qu'était l'Apôtre Paul, vous retrouverez ça partout. Lorsqu'il en parle, dans toutes ses lettres lorsque ça vient vraiment de lui, en dessous de tout, c'est de ça qu'il est question, de cette expérience.

 

Eh bien, Hubert a fait la même. Et c'est ce qui l'a obligé d'aller jusque la sainteté. Or, mes frères, c'est ça qui est intéressant, c'est que nous autres, nous autres, nous avons dû faire une expérience analogue, même si c'est avec une moindre intensité. Sinon, nous ne serions pas ici et nous n'y resterions pas. Il y a donc au début d'une vie monastique une sorte de saisissement, d'étonnement qui est, comme les Anciens l'ap­pelaient, une stupor mentis, une stupéfaction de l'esprit, une fulgurance qui s'impose comme une certitude. Et elle permet la démarche initiale et les démarches subséquentes.

Car la vie monastique qui vient après, elle est comme un rafraîchissement, une reviviscence, un déploiement de cette perception originelle...Et cela, à travers toute nuit, à travers toutes les épreuves...cela demeure. Et un des traits essentiels de la vie monastique, c'est de rester fidèle à cet événement originel malgré toutes les déceptions qui peuvent se lever, soit à propos des autres, soit à propos de nous-même. Tout cela, c'est accidentel, c'est accessoire. L'essen­tiel c'est cette perception qui est personnelle et qui est toujours vivante au fond de notre coeur, et qui nous permet d'aller à travers tout.

Et lorsqu'on en arrive, ne disons pas à la fin, mais après un temps assez long de vie monastique, cela devient un état. Et c'est cette joie dont le Christ parle lorsqu'il dit : Je vous donne ma joie et personne ni rien ne pourra vous l'enlever.

 

J'ai reçu aujourd'hui, par hasard, un témoignage de ce que je voulais vous dire. Il me vient de très loin. J'ai reçu une lettre de la Mère Abbesse de Laval avec laquelle je dois traiter une affaire qui va m'obliger de me rendre là-bas la semaine prochaine. Je partirai sans doute mardi. Or, là-dedans, elle me dit comme ça un petit billet que elle vient de recevoir d'une novice :

Ma Révérende Mère, vous devez le savoir, j'éprouve le besoin de vous le dire. Je suis vraiment inexplicablement pleinement heureuse et d'une joie inaltérable. C'est trop beau. Je pense qu'il n'est pas possible qu'il y ait plus. Grosse bise. Et ça, ce sont les filles ! Or cette novice est âgée de 27 ans. Elle est ingénieur en physique et électronique de l'Ecole Polytechnique. C'est donc une fille qui sait ce que c'est que la matière.

Eh bien, vous voyez, c'est ça ! C'est cette certitude qui met dans le coeur un germe de joie qui doit rester jusqu'à la fin. Mais pas toujours avec cette intensité ci, mais avec, je ne sais pas, quelque chose qui est en dessous comme....Maintenant à notre Office de Complies, on chante à la fin du verset du Cantique de Siméon - je ne sais pas qui fait ça si bien ? - une seconde voix sur une ou deux syllabes très basses. Et bien voyez, c'est ça, ça demeure. Cela nous rappelle cette joie, elle est là en contrebasse partout, à travers tout. Et personne ne peut nous l'enlever.

 

Et tout cela m'est venu, vous voyez mes frères, en pensant à cette croix lumineuse qui est apparue à Saint Hubert et qui symboliquement signifie cet émerveillement, cette stupor mentis devant la révélation de l'univers de Dieu qui apparaît soudai­nement quand on n'y pense pas, et qui est là. A ce moment-là, il n'y a plus qu'une seule chose à faire. On est séduit par lui, on part à sa recherche jusqu'au moment où on y entre.        

            Voilà, mes frères, j'avais encore autre chose à propos de Saint Hubert. Mais il est temps de nous rendre à l'église et de le remercier pour les grâces qu'il nous accorde. La suite sera pour demain.

 

Chapitre : Saint Hubert.                          04.11.82

      2. Européen avant la lettre.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu hier que l'irruption soudaine de l'univers de Dieu dans la vie de Hubert a provoqué sa conversion et l'a poussé sur la route jusqu'au sommet de la montagne où Dieu réside, jusqu'à l'heure où Hubert était devenu un saint. Nous faisons une expérience semblable au début de notre vie monastique, à un degré moindre certainement, mais enfin, elle est de même nature et notre vie de chaque jour doit être le rafraîchissement et le déploiement de cette expérience ori­ginelle. Nous en faisons d'ailleurs l'objet d'un voeu, celui de conversion des moeurs. Voilà ce que je vous ai dit hier !

Il est un second aspect de la vie de Saint Hubert qui a retenu mon attention cette année. C'est que Saint Hubert a été un européen avant la lettre. Naturellement, il ne faut pas projeter notre problémati­que d'aujourd'hui sur la situation qui était la sienne. L'Euro­pe n'existait pas. On ne sait pas trop bien comment la vie était organisée alors. Mais enfin, ces hommes avaient conscience d'appartenir à un univers qui était le leur. Ils avaient une sorte de cons­cience commune qu'on essaye bien difficilement de retrouver aujourd'hui.

Hubert était originaire d'Aquitaine. Vous voyez où ça se trouve : dans le S.O. de la France, juste au dessus de l'Espa­gne. Et à l'époque ou il n'y avait pas de voitures, ni d'autoroutes, ni rien du tout - on n'avait que ses jambes ou les jambes d'un cheval pour avancer - on le retrouve Evêque à Maëstricht. Comment a-t-il appris le flamand ? Voilà une grave ques­tion pour aujourd'hui. Imaginez quel mémoire formidable de fin d'étude en Philologie Germanique pour résoudre ce problème.

Enfin, le voici à Maëstricht. Et peu après on le retrouve à Liège, Evêque encore toujours. Les Maestrichtiens lui en veulent d'ailleurs d'avoir volé le corps de Saint Lambert et d’avoir transféré le Siège de l'Evêché. Mais enfin, c'était inscrit quelque part, cela devait aller ainsi. Et finalement on le retrouve sur son lit de mort près de Bruxelles, à Tervuren. Voyez un peu quelle pérégrina­tion pour cet homme !

 

Eh bien je pense, du moins c'est ce qui m'a frappé, ce que moi je pense retenir pour moi-même - mais je vous le com­munique et vous ferez certainement la même chose - c'est que nous devons, nous, élargir notre cœur aux dimensions de la charité du Christ. L'esprit de clocher, la mesquinerie régionaliste même entre monastères, mais il n'y a rien de plus ridicule et rien de moins chrétien. Vous savez: je suis d'ici, donc le voisin ne vaut rien !

Non, mes frères, le coeur qui est possédé par la charité, il est étranger partout et il est partout chez lui. Il ne se fixe pas en un lieu. Sa patrie, c'est le monde, ce n'est pas un petit coin. Naturellement il faut vivre dans un petit espace, c'est certain ! Dans ce petit espace, il faut exercer la charité avec toute la ferveur qui est en nous. Mais à partir de là, cette charité se diffuse et elle rayonne partout.

Et si à la suite de circonstances indépendantes de notre volonté nous sommes transférés ailleurs, eh bien, ça ne change pas. Nous portons Dieu avec nous. Nous sommes présence de Dieu sur la terre et partout où nous allons, nous sommes bien. Et les gens qui nous rencontrent se sentent meilleurs.

 

Cela vaut pour ceux d'entre nous qui ont l'occasion par­fois pour toutes sortes de raisons, ne fut-ce que pour aller chez un médecin, dans une clinique, chez un dentiste, ou je ne sais quoi ? Enfin pour toutes sortes de motifs qu'on quitte le monastère et qu'on va ailleurs : il faut être bien là où on est.

Et cela arrivera lorsque nous sommes possédés par cette charité qui habitait le coeur de Saint Hubert. Il embrasse toutes choses et tout le monde dans un égal amour. Hubert s'est converti quelque part dans sa région, là-bas. Et puis, il s'est amené ici. Il a réussi parfaitement ici. Pourquoi ? Parce que ce n'était plus lui qui agissait, c'était l'amour qui travaillait en lui, c'était l'Esprit Saint qui le guidait et qui inspirait ses paroles et sa conduite.

Voilà, mes frères, ce que j'ai retenu. Nous devons nous donner à tous, être tout à tous comme Paul est Juif avec les Juifs, Grec avec les Grecs. Reprenant la terminologie d'aujourd'hui, Hubert était Français avec les Français, il était Flamand avec les Flamands, il était Wallon avec les Liégeois et il est devenu Bruxellois avec les Bruxellois. Vous voyez, c'est ça que je veux dire. Il n'était pas, il n'était pas enfermé dans une petite histoire. Il était large. Il avait un grand coeur. C'était un saint.

 

Voilà, mes frères, où nous sommes appelés dans notre mo­nastère. Et il est très bien que dans un monastère, il y ait un mélange ainsi de personnes qui viennent d'horizons différents au plan de la terre, au plan de la culture, des études, de l'âge. Vous voyez, c'est cela qui nous oblige à pratiquer, ici, dans cette maison qui est la maison de Dieu, ce que Hubert a fait sur un espace qui malgré tout est tout de même assez étendu.

Nous pourrions, mes frères, encore retenir cette petite leçon qu'il nous donne. Je pense que nous pratiquons déjà cet idéal. Nous faisons de notre mieux. Mais nous ne devons pas nous arrêter. Nous devons progresser de façon à ce que un jour nous puissions le retrouver et qu'il puisse nous féliciter, nous dire : Très bien serviteur bon et fidèle, on vous a dit cela un soir au Chapitre et ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Eh bien, venez maintenant partager ma félicité.

 

Récollection du mois de novembre.                06.11.82

      Croire que nous sommes aimés.

 

Mes frères,

 

Lors de notre dernière récollection, nous nous étions fixés comme objectif pour le mois d'Octobre : oser croire qu'on est aimé. Pour moi, c'est là quelque chose de tellement important qu'il me semble pouvoir terminer cette année liturgique sur cette pensée, sur cette foi en l'amour dont nous sommes l'objet. C'est tellement important !

Mais qu'en faisons-nous ? Qu'en avons-nous fait au cours du mois d'Octobre ? Est-ce que ça a occupé notre pensée ? Est-­ce que ça a occupé notre souci ? Ou bien l'avons-nous déjà oublié? Est-ce que nous sommes portés par cette conviction, par cette foi, par cette expérience ? Ou bien, nous laissons-nous aller comme des ruisselets dans toutes sortes de soucis plus ou moins égoïstes en ou­bliant qu'il y a quelqu'un qui nous aime et qui nous porte ?

J'ai toujours à l'oreille ce cri merveilleux et terrible à la fois de l'Apôtre Paul : Il m'a aimé et il s'est livré pour moi ! La découverte de cet amour débouche sur la conversion et elle est auréolée d'une lumière qui ne doit jamais connaître de déclin, mais au contraire grandir, toujours grandir.

 

Nous en avons parlé à l'occasion de la fête de Saint Hubert qui, lui, dans un éblouissement de lumière a reconnu que Dieu était là et que Dieu l'avait en amour. Nous avons été sollicités et encouragés par des exemples prestigieux au cours de ce mois d'Octobre : Saint François d'Assise, Sainte Thérèse d'Avila, pour ne prendre que les deux principaux. Tout dernièrement encore, Abraham, notre Père dans la Foi, celui qui pas un instant n'a hésité, ni n'a été ébranlé dans cette conviction qu'il était aimé.

Mes frères, comment nous pouvons-nous encore hésiter de­vant tant d'exemples, hésiter à nous plonger dans cet océan qu'est l'amour ? Rien n'est plus doux et rien n'est plus stimulant que de se savoir aimé, accepté, estimé tel qu'on est. C'est à dire tel que Dieu nous a voulu, mais aussi tels que nous sommes devenus à cause de nos défaillances, à cause de nos péchés, à cause de nos lâchetés. Nous sommes aimés tels que nous sommes aujourd'hui en cet instant. Mais cet amour, si nous en prenons conscience, nous per­mettra d'achever en nous ce que Dieu a voulu dès le commence­ment. Dieu ne se décourage jamais. Dieu est lui-même l'espé­rance et la confiance qu'il sait placer dans l'autre, qu'il sait placer en moi.

Mes frères, comment réagissons-nous ? Et bien, recon­naissons-le, notre péché est tel, que nous préférerions ne pas être aimé. Non pas une fausse humilité disant : Oh oui, mais je n'en suis pas digne. Un pareil à moi, ce n'est pas possible. Non, tout ça ce n'est pas sérieux ! Mais parce que ne pas être aimé, ça nous permet de nous vautrer encore, et avec délice, dans nos habitudes paresseuses. Dès que nous savons que nous sommes aimés, c'en est fini, nous n'avons plus de tranquillité...

 

Or, c'est à cela que Dieu désire nous conduire ! Croire que ainsi on est aimé par ce Dieu qui est Amour. Et croire qu'on baigne dans une mer d'amour qui est une lumière. Mais non pas une lumière métaphorique, pas un amour platonique mais un amour physique venant d'une personne bien vivante même si cette Personne est l'Esprit Saint et l'Amour. Mais c'est une personne! Et l'amour dont nous sommes l'objet est réellement physique.

Mais expérimenter cela, mes frères, c'est courir vers la sainteté, c'est à dire jusque vers l'heure où on est soi-même entièrement transformé en amour. Si nous regardons la sponsa Verbi, donc cette âme qui a cru en cet amour, qui a eu cette audace, et qui a été vraiment saisie par cette foi, lorsque nous la regardons, nous voyons qu'elle est pure jouissance de cet amour. Je ne parle pas ici de plaisir malsain. Non, c'est une joie spirituelle qui la fait s'épanouir de beauté en beauté.

Le dernier mois de l'année liturgique doit être pour nous un symbole que nous allons, certes, vers notre dernière heure, mais que cette dernière heure sera, si nous l'acceptons, la cime d'une croissance vers une totalité, une totalité qui est symbolisée par le chiffre 12 de ce 12° mois qui marque une perfection, un achèvement, quelque chose qui est arrivé à ma­turité. Et cet achèvement, c'est une rencontre et une union.

 

Je vais me permettre, ici, une réminiscence Biblique que je vais adapter à mon propos. Je vais d'abord la donner en latin pour ceux qui se rappelle cette magnifique phrase : Et eront duo in luce una. Ils seront deux en une seule chair. Voilà, mes frères, le sommet ! Et c'est à cela que nous sommes appelés. Et c'est là que nous arriverons si nous avons cette audace de croire que nous sommes aimés.

La Toussaint de l'Ordre va être dans cette vision une apothéose des hommes qui ont vécu la même vie que nous, les mêmes observances que nous et qui ont connu cette expérience et ce bonheur, et qui ont donné à Dieu cette joie d'être avec Lui une seule lumière. Voilà, mes frères, ce qui devrait être notre occupation quotidienne : être toujours attentif à l'amour dont nous som­mes l'objet et écarter de notre esprit et de notre coeur tout ce qui est susceptible de nous en distraire.

Et ainsi, notre idéal jamais ne sera dévalué. Et nous pourrons être certains que nous arriverons là où Dieu nous attend. Il nous y attend et en même temps il nous accompagne sur la route. Il est Celui qui se trouve devant nous, qui nous attire en nous séduisant. Il est aussi Celui qui est à notre côté pour être notre compagnon de route. Il est aussi Celui qui est derrière nous pour nous faire avancer.

 

Comme je le disais, nous sommes immergés dans une vérita­ble mer, un océan d'amour. Et si nous parvenons à y croire, à être occupé par cette foi sans arrêt, il n'y a aucun problème, nous passerons a travers tout. Et nous donnerons a nos frères d abord - parce que nous sommes en coude à coude avec eux - nous donnerons aussi aux hommes que Dieu mettra sur notre route, aussi au loin dans l'invisible, nous donnerons le témoignage d'une présence, d'une présence de lumière, d'une présence d'amour, d'une présence divine. Et c'est notre vocation qui sera pleinement réalisée dès cette vie.

 

Chapitre : La Toussaint de l’Ordre.              13.11.82

      La vie monastique : cœur du monde.

 

Mes frères,

 

C'est donc aujourd'hui la fête de la Toussaint de l' Ordre. Et il m'est venu à l'idée de vous dire quelques mots au sujet de la vie monastique qui n'est pas excentrique par rapport au monde. Elle n'est pas à côté du monde, elle n'est pas en dehors du monde, elle n'est pas étrangère au monde. Bien au contraire, elle est à l'intérieur du cœur du monde. Elle en est, de ce coeur, un élément indispensable. Elle lui donne sa vibration, son frémissement, son rythme. Sans elle, ce coeur - on peut le dire - cesserait de battre.

 

Vous allez penser que c'est prétentieux de situer la vie monastique à une telle hauteur. Eh bien, je ne le pense pas. Et c'est la raison pour laquelle on trouvera toujours des monastères. Et à l'intérieur de ces monastères, des hommes que Dieu travaille dans l'intention d'en faire précisément ces éléments de dimensions infinitésimales par rapport au cosmos, mais sans lesquels le cosmos raterait son existence.

L'anachorèse - donc le retrait du monde, la fuite du monde - elle est en fait un enfouissement dans la chair du monde. C'est pourquoi la vie monastique doit être cachée, secrè­te, invisible. Elle n'a pas à paraître sur les écrans de télé­vision. Rappelons-nous nos Pères, pour lesquels l'endroit où ils disparaissaient dans la forêt de Cîteaux était d'autant plus favorable à leur projet qu'il était inaccessible aux hommes.

En la suscitant, la vie monastique, Dieu ne fait que d'obéir à la grande loi de l'Incarnation qu'il s'est fixée, qu'il s'est imposée à lui-même lorsqu'il a voulu dès l'origine faire quelque chose qui serait absolument différent de Lui, c'est à dire le monde. N'oublions pas, ou rappelons-nous toujours que Dieu est Amour. Et Dieu ne va donc jamais séparer. Bien au contraire, Dieu cherche toujours à unir. Il est Trinitaire. Il est union de trois Personnes en un seul Dieu.

 

Et puisque il est Amour, il va unir dans une communion spacieuse, aérée, au sein de laquelle chacun va recevoir des autres sa véritable identité. Cela veut dire que l'ensemble des hommes va reproduire in fine, à la fin, au dernier jour, ce qui se passe à l'in­térieur de la Trinité où chaque Personne se reçoit des deux autres. Lorsqu'un homme est dans la vérité de son être, c'est parce que sans aucune crainte, sans aucune réticence, il ac­cepte de se recevoir de ses frères.

Lorsque je ferme un des canaux qui me relie aux autres, à ce moment-là, j’introduis en moi une plaie. Voyez ! C'est comme lorsque s'il arrivait, s'il se pro­duisait une thrombose. A cet endroit-là, l'organisme n'est plus alimenté. Il va se durcir. Il va se produire toutes sortes de perturbations qui vont se transmettre partout, pas seulement à l'endroit blessé, mais ailleurs. La même chose lorsque je romps la communion avec un frère, n'importe lequel.

Pas seulement les frères avec lesquels on vit, attention ! Mais aussi avec ceux qu'on ne connaît pas. Voilà, il y a Monsieur Brejnev qui vient de mourir. Si dans mon coeur je me dis : enfin, c'est pas trop tôt. Il ne l'a pas volé. J'espère que maintenant il est en train de bien rôtir quelque part ! A ce moment-là, je romps la communion avec lui ou bien je ressers le canal qui me relie à lui. Je l'étrangle. C'est fini, il se passe quelque chose en moi. Je me blesse moi-même.      Voilà, c'est ça la communion que Dieu veut créer, et qui est spacieuse et aérée, dans laquelle je me trouve.

 

Et alors, du feu de sa communion Trinitaire, il suscite le monde. Le monde...voyez Dieu, le monde qui est différent, autre que lui, mais auquel il va s'unir, il désire s'unir...Et il en devient la coeur. Il en devient la Lumière. Il en devient la Vie. C'est le long, patient travail de la créa­tion. Création, évolution, jusqu'au moment où Dieu fait un nouveau pas. Il devient lui-même physiquement homme, chair, matière. Voici donc que ce n'est plus ici uniquement un projet qui est en route. Non ! Le projet se concrétise et Dieu de­vient le coeur du monde.

On peut représenter ça, voyez-vous, le projet de Dieu, sous la forme d'un cône posé sur sa base. Et ce cône s'élève jusqu'à une pointe qui est là. Et cette pointe, c'est le mo­ment où Dieu devient homme. Mais à partir de là, voyez un second cône posé sur celui-là : deux cônes posés pointe sur pointe, mais qui alors, ce second cône, va s'élever en s'écartant vers sa base qui est en l'air. Vous avez donc ceci, et au centre, c'est le Christ.

Donc, l'intuition de Theillard de Chardin, à mon sens, était très juste et très orthodoxe. Pour lui, le Christ est le coeur, le foyer vers lequel tout converge. Il est le som­met vers lequel tout monte. Et il est aussi le point à partir duquel tout se déploie dans l'harmonie et la beauté.

 

Eh bien maintenant, qu'est la vie monastique là-dedans ? La vie monastique, dans l'intention de Dieu, elle vise a sus­citer des saints, c'est à dire des sponsae Verbi, des épouses du Verbe qui s'unissent parfaitement au Christ Homme-Dieu. Donc des coeurs qui vont énergétiser et rythmiser le monde.

Donc voyez, je le dis autrement maintenant de façon plus concrète, moins imagée. Vous avez le Verbe de Dieu devenu homme. Il est maintenant bien certainement au coeur du monde. A partir de lui, le monde s'élargit, le monde se dilate, le monde se transforme, le monde se divinise.

Mais il faut pour que cela continue et que cela se pro­duise, que cela se réalise dans la durée, qu'il y ait des hommes qui soient choisis pour devenir d'autres Christ, telle­ment unis au Christ qu'ils soient avec Lui un seul esprit. Et c'est par eux et grâce à eux que l'oeuvre de Dieu se poursuit. Voyez, c'est la grande loi de l'incarnation à la­quelle Dieu ne veut pas se dérober parce qu'il se l'est choisi. Et la vie monastique, elle a justement pour but de faire apparaître des hommes de ce genre.

 

Vous voyez! C'est la raison par laquelle elle est, comme je le disais au début, littéralement et vraiment au coeur du cosmos. Et sans elle, le cosmos avorterait – voilà, c’est le mot - la création devrait avorter. Mais Dieu ne le permettra pas. Donc il y en aura toujours. La vie monastique répond donc à une aspiration viscérale, à un besoin foncier du monde. Il y a comme une complicité entre Dieu et le monde. Dieu veut de tels hommes et le monde offre, s'offre à donner de tels hommes.

C'est le mystère de ce qu'on appelle la vocation : dire que Dieu appelle et que le monde devenu conscient dans l'homme, dans tel homme, répond. On peut donc dire - une expression peut être assez ori­ginale - que la vie monastique ou plus précisément le moine est le demain du monde. C'est à dire le monde tel qu'il sera demain, le demain eschatologique, le demain du dernier jour, le demain de la création réussie.

Donc, si Dieu réussit sa création dans un homme, il la réussit déjà dans l'univers entier parce que à partir de cet homme, il se dégage une puissance, il se dégage une énergie qui assure la continuité du projet de Dieu jusqu'à son terme. C'est d'instant en instant, et d'année en année, et de siècle en siècle, et toujours ainsi jusqu'au dernier moment.

 

Le monde - pour le dire encore d'une nouvelle manière ­- le monde est en capacité de Dieu. Le monde doit s'emplir de Dieu. Donc, une capacité, c'est toujours un vide. Et plus c'est vide, plus ça appelle, plus ça a besoin d'être rempli. On dit - vous connaissez - l'appel du vide. Le vide n'est pas, ne peut pas toujours durer. Il demande à être rempli. Le monde demande à être empli par Dieu jusqu'au jour, encore, où Dieu sera tout en tous.

Or, c'est une des découvertes de la vie monastique : c'est que l'homme est capax Dei, il est en capacité de Dieu. Donc, plus l'homme se vide de lui-même, plus il se dilate en tout son être. A partir de son coeur, plus il s'emplit de Dieu. Il va donc - encore une fois - se produire dans un homme ce que Dieu veut réaliser pour l'univers entier.

Voilà donc trois façons de présenter la vie monastique qui se ressemblent et qui, toutes, convergent vers ce que je disais : que le projet de Dieu ne peut se réaliser que s'il se réalise maintenant dans des hommes. Et c'est la raison pour laquelle Dieu et l'univers en­tier ont l'oeil fixé sur nous pour voir si nous allons répon­dre ou non à leur attente. Vous voyez, il y a comme un sus­pens, un suspens dans l'attente d'un fiat.

 

Et vous comprenez mieux maintenant pourquoi Marie, la Vierge Marie, est pour jamais le modèle du moine, elle qui a aussi eu un moment où Dieu a attendu, où le monde a attendu. Saint Bernard a un très beau sermon là-dessus, magnifi­que. On le lit d'ailleurs je ne sais plus à quel moment au cours de l'Office de nuit. Tout le monde attend la réponse de Marie. Et Marie dit Fiat, d'accord. Mais c'est ainsi pour chacun de nous...

Donc voilà, mes frères, nous avons aujourd'hui fêté des saints qui, eux, n'ont pas hésité à dire oui. Et ils attendent, et ils nous aident à donner la même réponse. Elle n'est pas si aisée. Il faut du courage, il faut de la foi. Mais puisque nous sommes appelés à donner cette répon­se, Dieu nous donnera bien le nécessaire pour que nous puis­sions ne pas la refuser. Et puis, nous sommes entourés d'une telle multitude de témoins - on en a encore parlé au cours de l'Epître aux Hébreux ce matin - qu'il suffit que nous ou­vrions la bouche pour que Dieu l'emplisse...

Voilà, ce sera mon souhait de bonne fête pour aujourd'hui.

 

 

 

 


Chapitre : L’aveugle de Jéricho.                23.11.82

      2. Il faut crier vers Dieu. [14]

 

Mes frères,

 

Vous vous en rappelez certainement, à la fin du mois dernier, je vous avais dit avoir été frappé par une péricope Evangélique. C'était le jour où notre Père Ro­land était hebdomadier.

C'était l'histoire de cet aveugle, assis, mendiant aux portes de Jéricho. Jésus en sort accompagné de ses disciples et d'une foule. Le mendiant s'appelait Bartimée, le fils de Timée. Et voilà, entendant que c'était Jésus le Nazaréen, il commence à crier, à dire : Jésus, Fils de David, aie pitié de moi ! Il Y en a beaucoup qui lui demande de se taire. Mais lui, alors, il se met à crier de plus belle : Fils de David, aie pitié de moi !

Alors, Jésus s'arrête et il dit : Appelez-le, faites le venir ! Alors on dit à l'aveugle : Allez, prends courage, lève-toi, il l'appelle. Alors lui, rejetant son manteau, il se met sur ses pieds - il était assis - et il va vers Jésus. Et celui-ci lui demande: Que veux-tu que je fasse pour toi ? Et l'aveugle lui dit : Rabouni, que je puisse voir ! Et Jésus lui dit : Allez, va, ta foi t'a sauvé ! Et aussitôt, à l'instant même, il voyait. Et il accompagnait Jésus sur la route.

 

Voilà! Lorsque je l'ai entendue proclamer, cette périco­pe, de suite j'ai remarqué qu'elle présentait dans un cadre très vivant l'essentiel de ce qui allait devenir la vie monas­tique. Je vous ai dit qu'il faudrait s'arrêter à beaucoup de détails, entre autre à tous ces noms propres que l'Evangé­liste rappelle. Des détails topographiques aussi. Rien n'est laissé au hasard. C'est la Parole de Dieu !

Et comme nous l'entendons lire au réfectoire, les Galli­léens, les Judéens aussi, enfin les Israélites de l'époque, ils s'exprimaient tout autrement que nous. Ils ne présentaient pas de belles dissertations intellectuelles, cérébrales, algébrosées. Non, ils dépeignaient une scène et ils la jouaient. Et à travers cette scène, ils évoquaient chez leurs auditeurs spectateurs des sentiments semblables à ceux qui se passaient en eux. Et ainsi un message de vie se transmettait et les unissait dans une communion.

Le travail intellectuel, comme on dit, il divise les hommes. Il est très difficile de communiquer. Par contre le travail manuel ou le jeu, le jeu qui était celui de ces Sémites à l'époque du Christ, il unit. Voyez comme une chorégraphie, comme un choeur de danse: on se sent un tout en restant soi. Et on est d'autant plus soi que tous ensemble on devient un. Il y a donc quelque chose dans cette péricope. Mais il n'est pas possible naturellement de tout voir. Et je me proposais de m'arrêter seulement à quelques détails.

 

D'abord, c'est ce que nous avons ici. Nous avons ici le premier témoin de ce qui allait devenir la prière de Jésus. Vous connaissez cette prière dans son état actuel : Jésus Fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur ! Les Orientaux surtout répètent sans fin, sans trêve cette invocation. Vous connaissez les récits du Pèlerin Russe. C'est lié à une certaine façon de respirer. Pour nous, ça paraît assez artificiel. Peut-être parce que nous ne som­mes pas suffisamment naturel ? Mais en soi, c'est très possi­ble et très faisable. Et ça vous met dans une ambiance qui est vraiment de la prière.

C'est à dire que tout ce qui est étranger à cette Per­sonne qui se trouve devant vous, c'est à dire le Christ Jésus et vous-mêmes, s'en va, disparaît, s'évanouit. On n'a donc plus de distractions, même de distractions involontaires. On est emporté là où on désire aller. Ce n'est pas une technique de prière, c'est la vérita­ble prière !

Et bien, nous avons ici le tout premier témoin. Comment ? Qu'est-ce que cette prière de Jésus ? Mais nous voyons ce que c'est ! Elle est un cri. Cet aveugle, il criait. Il se met à crier. C'est véritablement crier. En latin on dit clamare. L’Hébreu, et l'Araméen et même le Grec ont cette assonance du cri. Nous l'avons aussi en français. C'est la même chose ! Vous savez, c'est quelque chose de rauque, c'est quel­que chose de perçant, c'est quelque chose qu'on ne peut pas ne pas entendre. Lorsqu'on appelle quelqu'un, on crie pour que ça arrive loin et qu'il l'entende. Cela traverse même les murailles.

           

Donc ici, cela va traverser les oreilles du Christ et cela va traverser son coeur. Il faut donc que notre prière soit un cri. C'est le cri du coeur, c'est le cri de la foi. C'est un cri qui veut for­cer une porte, un cri qui veut traverser. C'est un cri qui est un appel. Et c'est un appel qu'il est impossible de faire taire.

Lorsqu'on dit à l'aveugle : Allez, tais-toi ! Lui, il se met à crier encore plus fort. Donc l'obstacle qui est dressé devant cette prière, au lieu de l'arrêter, il l'amplifie. L'obstacle ? Cela veut dire le fait qu'on crie pour rien. On n'est pas exaucé...les déceptions...la durée...Non, on n'est pas lassé. Plus nous devons attendre, plus ça semble ne pas répondre, plus on crie et plus fort on appelle. C'est cela la véritable prière !

 

Il y a d'autres exemples dans les récits Evangéliques qui ont été mis là pour nous le dire. Il y a cette étrangère, une païenne qui crie derrière Jésus : Allez, prends pitié de moi aussi, viens à mon aide ! Et les disciples disent : Mais fais-là taire ! Qu'elle se taise ! Et puis Jésus dit : Allez va, ça ne me regarde pas, je n'ai rien à faire avec les païens. Moi, je suis venu pour les enfants d'Israël. Et elle continue...

Alors Jésus dit : Voilà, je ne vais tout de même pas prendre le pain des enfants pour le jeter aux chiens. Regardez un peu quelle insulte ! Et la femme ne se décourage pas. Si bien que pour finir Jésus dit : Ecoute ! il n'y a rien à faire, tu m'as vaincu. Tu es plus forte que moi. Eh bien, qu'il en soit fait comme tu l'entends...

Eh bien, c'est ça, vous voyez ! Est-ce que notre prière a cette qualité ? Nous l'avons encore entendu dire peut-être hier ou avant-hier dans cette Epître de Saint Jacques. Saint Jacques disait : Vous priez et vous n’êtes pas exaucés. Pourquoi ? Mais parce que vous demandez des choses qui ne conviennent pas d’abord. Et ensuite, si vous demandez bien des choses qui conviennent, vous le demandez mal. Vous ne savez pas vous y prendre pour prier.

 

Or pour prier, il faut être importun ! Le Christ le dit aussi d'ailleurs : Voilà, la prière c'est comme celui-là, un ami qui arrive en pleine nuit, à l'improviste. Je n'ai rien à lui offrir. Et bien, je vais chez mon voisin. Et je vais frapper : allez, donne-moi quelque chose, donne-moi ne fut-ce qu'un pain pour que j'en sorte. Et il dit : Non, c'est trop tard. Je suis couché avec mes enfants. Il n'y a plus de lumière. Pas d'électricité en ce temps là ! Et l'autre continue, continue. Et pour avoir la paix, il se lève et lui donne tout ce dont il a besoin. Voyez, mes frères, c'est cela la prière ! Eh bien, est-ce que notre prière est telle ?

Je pense que si elle était telle, il y aurait plus de sainteté en nous parce que la chose que nous devons demander, celle qui justement que Dieu attend pour nous donner, c'est la sainteté. Et pourquoi attend-il donc ? Pour voir si c'est vraiment la sainteté que nous désirons, ou bien quelque chose qui nous mettrait en valeur, en évidence à l'occasion de la sainteté qu'il nous donnerait. Il faut donc que notre intention soit pure. Et pour qu'elle se purifie, il fait semblant de ne pas entendre. Et il attend...et il attend...

Mais nous, si nous continuons à insister pour obtenir cette grâce, la seule qui compte dans la vie pour aujourd'hui et pour demain, si nous continuons, tout ce qui peut être adventice, tout ce qui peut être impur, ça sèche et ça tombe de nous. Et au moment où notre intention est vraiment droite, alors Dieu peut sans crainte, il peut nous le donner. Il sait bien que nous ne gaspillerons pas le cadeau qu'il nous fait. Nous ne l'utiliserons pas à des fins perverses, égoïstes, de gloriole ou autre chose. Donc, il nous fera entrer dans cette humilité.

 

Voilà, mes frères, une petite leçon que nous donne cet aveugle. L'obstacle n'étouffe donc pas la prière, mais il l’amplifie et elle ne connaît pas le découragement. Pourquoi ? Parce que elle est le cri de la foi. L'aveugle, ici, n'avait jamais vu Jésus de Nazareth. Naturellement il était aveugle. Il ne pouvait pas le voir. Il ne l'avait jamais rencontré. Il habitait Jéricho. Et on le conduisait encore dehors, pas à l'intérieur de la ville. Voyez son état ! Mais il avait entendu parler de ce Jésus de Nazareth. Tout le monde en parlait. Et voilà, d'un coup sa foi s'éveil­le et impossible de la décourager.

Mes frères, une des vertus monastiques les plus belles, et une des plus nécessaire, c'est le courage. Nous devons avoir du courage, le courage de notre foi. Cela veut dire que la durée, au lieu d'émousser notre foi, elle ne fait que l'amplifier. C'est quelque chose qui est contraire à ce qui se passe dans la nature où la durée est facteur d'entropie, de dégradation, de dégénérescence. Tout fane, tout passe, tout meurt, mais pas la foi. La durée doit faire grandir le courage de notre foi.

Et si jamais il y a du découragement, alors notre foi, ce n'est pas de la véritable foi. La foi, c'est une partici­pation à la connaissance que Dieu a de lui-même. Or cette connaissance que Dieu a de lui-même, et qu'il nous donne, qu'il dépose en nous, dans notre intellect sur­tout - ça ne veut pas dire ici que nous devons être des érudits, ni de grands théologiens - mais il la dépose dans notre faculté de choix, de jugement, de décision, dans notre coeur aussi parce que notre véritable intelligence, elle est dans notre coeur, elle n'est pas dans notre cerveau.

 

Eh bien cette foi, si c'est la véritable foi, elle ne recule jamais. Il n'y a jamais de régression de notre foi. Si il y a des obscurités à l'intérieur de notre foi, si par­fois on a l'impression de passer par un tunnel et de ne plus croire à rien du tout, et d'envoyer tout promener, non, ce n'est pas la foi qui est partie, c'est une enveloppe qui entourait la foi. Et cette enveloppe tombe. Et au moment où elle tombe, on dirait que la foi tombe avec elle. Non, c'est une chrysalide qui sèche, qui laisse sortir un véritable, un nouveau papillon, le papillon de notre foi.

Vous voyez, mes frères, tout cela se trouve implicite­ment dans cet appel de l'aveugle. Mais il y a encore quantité de choses à dire qui sont très intéressantes. Sur quoi doit porter aussi une partie de notre foi ? C'est sur la connais­sance de nous-mêmes. Il ne nous est pas possible de crier si nous n'avons pas conscience d'être dans l'état de cet homme. Mais je vois qu'il est temps de nous rendre à l'église. Ce sera pour demain.

Nous en avons déjà assez dit aujourd'hui. J'ai pensé tout haut devant vous en pensant à moi surtout. J'implore le se­cours de vos prières pour qu'à l'exemple de l'Apôtre Pierre ma foi demeure toujours bien ferme, qu'elle ne faiblisse pas et que à travers les épreuves, elle grandisse de manière à devenir invincible et perforante de tous les obstacles. Et prions aussi les uns pour les autres afin que le plan de Dieu se réalise parfaitement sur chacun d'entre nous.

 

Chapitre : L’aveugle de Jéricho.                  24.11.82

      3. Nous sommes aveugles.

­

Mes frères,

           

Revenons-en à notre péricope Evangélique que je trou­ve si belle et si instructive pour nous. Nous avons donc vu que notre prière, notre prière de Jésus, notre prière à Jésus devait se modeler sur l'appel lancinant de cet aveugle mendiant. Mais ce sera possible uniquement si nous avons une conscience aigue, térébrante de notre misère, de notre indigence, de notre état réel. Alors, on peut crier au secours.

Car, que sommes-nous ? Il est bon de le savoir. Eh bien, nous sommes des aveugles. Les yeux de notre coeur sont faits pour voir la lumière de Dieu. Ils sont faits pour voir Dieu. Ils sont faits pour voir le Dieu incarné qui est le Christ. Il s'est incarné pour ça. Or, nous ne le voyons pas. Pourquoi ? Mais parce que nous avons des yeux, leur disposition est de percevoir ce monde de Dieu. Mais voilà, ils ne sa­vent pas fonctionner. Nous sommes aveugles. Ils sont bou­chés.

Ils sont obstrués par de la saleté : la saleté, la boue de nos passions, de nos pensées, de nos vices. Enfin, toutes sortes de choses qui sont là devant...Et nous ne voyons pas. Et le plus tragique de tout, c'est que nous nous ima­ginons voir. Nous pouvons très bien nous passer de l'uni­vers de Dieu pour lequel nous sommes faits. Du moins, nous nous l'imaginons. Nous avons assez. Il ne nous manque rien. Nous voyons tout.

 

Mais malheureux que nous sommes ! Nous sommes dans un monastère de contemplatifs. Et là vraiment, vraiment nous devons voir la réalité des choses. C'est à dire que le monde surnaturel est naturellement autre que le monde naturel. Mais il ne lui est pas étranger ? Il n'est pas à côté. Il est dedans. Et nous nous arrêtons animalement, psychiquement comme dit Saint Paul, nous nous arrêtons à l'extérieur des choses. Nous ne voyons pas plus loin que le bout de notre nez. C'est à dire que nous voyons avec nos yeux de chair et les yeux de notre coeur restent bouchés.

Eh bien, avoir conscience de cet état, à ce moment-là il n'y a rien à faire, on est pris par le besoin d'appeler au secours, mais un appel au secours qui traverse les cieux, qui traverse tout, qui traverse l'univers et qui atteint Dieu. Mais pour appeler au secours, il faut encore, en ayant conscience de sa misère, avoir envie d'en sortir. Car on peut très bien se complaire dans ce qu'on est. Comment dans un monastère cela va-t-il se passer par exemple?

Et bien, on va arranger sa petite vie, on va arranger voilà son petit coin. On va trouver ses petites occupations...c'est à dire qu'on va mettre son coeur dans des choses transitoires, et des choses terrestres, maté­rielles, des choses périssables. On va y mettre son coeur et, ma fois, ce coeur qui est encore un coeur tourné vers la chair, mais ce coeur, il va trouver sa petite satisfac­tion là-dedans et il ne pensera même plus qu'il est aveugle.

 

Regardez ! Cet aveugle qui mendie, lui, il est là. Le monde autour de lui est parfait. Et cet homme est là-dedans et il ne s'en rend pas compte. Il lui est même impossible de se mouvoir. Oui, il peut marcher un peu et c'est tout, faire quelques mètres, mais enfin il n'a aucune sécurité. Si quelqu'un ne le prend pas pour le guider, il ne courra pas loin.

Eh bien nous, nous sommes encore pire que cet aveugle parce que nous, nous restons assis. Si notre coeur s'atta­che aux choses terrestres, nous restons là assis, et puis nous ne nous doutons même plus qu'il y a autre chose à la­quelle nous sommes appelés et qui alors peut nous combler. Cet aveugle-ci, il avait conscience de son état. Il le savait. Eh bien, il faudrait que nous autres nous le sachions. Mais comment le savoir ?

Lui, il le sait parce qu'il vit dans une société d'hommes voyants. Et il sait très bien qu'il y en a qui circule tout autour de lui. On le lui dit. Il y a donc toute une vie à laquelle il est étranger. Il est là assis et il mendie. Mais ce qu'il mendie tout au fond de lui, dans son geste de mendier quelques piécettes d'argent ou n'importe quoi, ce qu'il mendie, c'est le salut ; ce qu'il mendie, c'est ce que les autres possèdent: pouvoir vivre normale­ment comme les autres.

 

Eh bien, dans un monastère, il faudrait qu'il y ait autour de nous une corporation de voyants, c'est à des hommes qui, eux, voient déjà l'univers de Dieu, des contemplatifs finis qui voient l'univers de Dieu. Et alors les autres, nous qui avons encore un regard enténébré, que considérant cela nous soyons encouragés à vivre ce que eux vivent. Alors, nous aurions envie d'en sortir. Et alors, nous ne sommes pas encore au bout de nos peines.

C'est que nous devons encore avoir soin de ne pas laisser passer l'occasion. Car, voyez ici cet aveugle ! Le train passait, et il ne passait qu'une fois. S'il ne sautait pas dedans, c'était fini ! Il restait sur le quai jusqu'à la fin de sa vie. En d'autres termes, le Christ passait et il ne passait qu'une seule fois dans la vie de cet aveugle. L'aveugle pouvait dire : oui, mais je le verrai demain ou tantôt !

Non, c'est au moment où le Christ passait qu'il devait sai­sir l'occasion. Et alors ne la rate pas. Lui, on lui dit que c'est Jésus et aussitôt il commence à crier. C'était la chance de sa vie, elle ne passait qu'une seule fois. Eh bien nous autres, il peut arriver que ça ne passe qu'une seule fois non plus et que il faut la saisir parce que ça ne se représentera plus. Or nous avons, je dirais, toute une série de maladies oculaires relevant de l'ophtalmologie spirituelle. Et pour chacune il y a un remède. Et pour chacune, il y a une occa­sion. Dieu dans son amour nous présente l'occasion de nous guérir sur ce point-là, sur ce détail là.

 

C'est ce qui en terme monastique s'appellera : le Christ nous demande quelque chose : est-ce que nous allons le faire oui ou non ? C'est ici le grand drame et la gran­de tragédie de l'obéissance et de la désobéissance. Est-ce que je le fais ou est-ce que je ne le fais pas ? Chaque fois que je n'obéis pas, eh bien, je laisse passer une occasion. Et cette occasion, elle ne reviendra plus...ça ne se présente qu'une fois. Je vais donc toujours rester là avec un petit point, un petit rien en moi qui restera une blessure...ça restera une infirmité...ça n'aura pas été guéri parce 'que j'aurais laissé passer l'occasion.

On comprend que Saint Benoît dise que la toute pre­mière qualité du moine qui désire courir vers Dieu, c'est l'obéissance. Et il n'yen a pas d'autre que celle-là. Mais tout se tient là dedans. Je ne serai obéissant, encore une fois, que si j'ai conscience de ma misère. Plus j'ai confiance en moi, je dirais en ma richesse person­nelle, plus je suis ébloui par ma propre valeur, moins je verrai à ce moment là la nécessité de me plier à toutes sortes de petites choses que Dieu me demande par la bouche de l'Abbé, ou d'un confrère, ou d'un emploi qui m'est con­fié, ou des circonstances.

Mais si j'ai toujours comme une épine, des épines en moi qui me rappellent que je suis mal, que je suis malade et qu'il y a quelque chose qui me manque, mais chaque fois que le remède me sera présenté par Dieu, mais je sauterai dessus. Donc je vais obéir. Il faut donc que je sois humble pour pouvoir obéir. C'est à dire que je sache que je suis infirme, que je suis malade. Les gens bien-portants n'ont pas besoin du médecin. Et ces gens-là n'ont pas besoin de l'obéissance. Ce n’est pas pour eux, c'est pour les autres !

 

Or, ce sont ceux-là les plus graves malades ! Mais ils ne le savent pas. Tu dis : il ne me manque rien, je suis comblé. Mais malheureux, dit Dieu par la voix de son pro­phète, tu ne te rends même pas compte que tu es pauvre, que tu es aveugle, que tu es nu, que tu n'as rien ! Voyez, il y a un aveuglement qui va jusque là !

Si bien que l'obéissance, elle n'est pas seulement une écoute en soi - une écoute, donc être bien attentif à ce que Dieu nous demande - mais elle est aussi un appel. Elle est les deux en même temps. Plus j'obéis, plus mon cri, plus ma prière est vibrante, et puissante, et perçante.

Voilà, mes frères, une petite découverte encore ce soir.

 

Fête de la communauté, de nos collaborateurs.  26.11.82

      Homélie : La Parole, source de jeunesse éternelle.

 

Mes frères,

 

Les toutes dernières paroles qui ont frappé nos oreilles sont absolument stupéfiantes. ­Je les entends tinter longuement en moi. Elles sont, elles resteront comme un fond musical qui va porter et escorter mes actions de ce jour, et toute ma vie. Et je voudrais qu'il en soit ainsi pour chacun d'entre vous.

Je les rappelle. Le Christ nous a dit : Le ciel et la terre passeront, mes paroles à moi ne passeront pas ! Mais qui est-il donc cet homme qui ose dire des choses pareilles ? Il prend à son compte l'Oracle Prophétique selon lequel la Parole de Dieu demeure pour l'éternité. Pour qui se prend-il ?

Il se pose pour Dieu lui-même. Il se présente comme le commencement et le terme de tout ce qui existe. Et nous savons, mes frères, que cet homme, Jésus de Nazareth, disait la vérité. Il est d'ailleurs la Vérité et la Vie. Il est Dieu. Est-ce que nous nous rendons compte de ce que cette affirmation veut dire ?

 

Sa Parole, ses Paroles ne passeront jamais ! Quelle va donc être notre réaction à nous, car nous le savons, tout glisse vers son vieillissement et vers sa fin. Le vivant, l'inanimé, l'univers entier, et nous les tous premiers un jour peut être tout proche c'en sera fini de nous. Et Lui, il sera toujours là, vivant. Et ses Paroles n'auront pas passé, elles ne passeront pas.

 

Mais alors, en lui, dans sa Parole, ne trouverions nous pas la source d'une jeunesse éternelle, d'une vie perpétuel­lement jaillissante. Le Ciel Nouveau, la Terre Nouvelle, la Jérusalem Nouvelle dont nous parlait le voyant de l'Apoca­lypse, ne serait-elle pas en lui ? Lui n'en serait-il pas le fondement, le créateur et la couronne ?

Oui, mes frères, il est tout cela en lui. Et nous-mêmes si nous le voulons, nous le serons avec lui. Mais comment ? C'est tout simple ! En nous laissant greffer sur lui, en recevant de lui sa Vie à Lui et son être à lui. Il nous offre tout cela encore, dans cet instant, dans cette Eucharistie que nous sommes en train de partager. Il va nous absorber en lui en se donnant à nous. Il va nous emporter là où il est, au sein de la Trinité qui est amour. Et il nous invite à y installer, là, auprès de lui notre demeure.

Nous deviendrons donc éternel, nous ne verrons jamais la mort même si nous devons traverser l'étroit goulot de la mort biologique. Mais la seconde mort, nous ne la con­naîtrons jamais à condition que nous établissions en lui notre demeure. En lui, c'est à dire dans l'amour

qu'il rayonne, dont il est l'apparition vivante dans notre monde qui est trop écrasé par l'égoïsme.

 

Nous aimer, mes frères, c'est à dire nous aider, nous soutenir les uns les autres en nous oubliant. Former tous un noyau dont l'âme sera l'amour. Et puis, rayonner cet amour autour de nous, sur nos proches, dans notre communauté, dans nos familles, sur tous ceux que nous rencontrerons.

Et ainsi, mes frères, non seulement nous possèderons déjà les prémices de la vie incorruptible, de la vie impé­rissable, mais nous aurons l'assurance que nous-mêmes, nos actions, nos paroles, à l'instar de celles du Christ, ne passeront pas même si l'univers entier doit un jour s'anéan­tir devant la face de Dieu pour renaître de nouveau. Et nous en serons les régents.

O mes frères, ce ne sont pas les vues utopiques d'hom­mes qui sont frustrés, qui sont privés. Non, c'est la réali­té ! Et nous savons dans notre vie contemplative que c'est quelque chose que nous palpons déjà dans le réel. Celui qui aime, celui qui est aimé, celui qui est vivant dans le Christ sait très bien qu'il ne mourra pas.

           

Voilà, mes frères, notre programme pour aujourd'hui. Nous allons en reprendre une nouvelle conscience. Mais ce sera aussi notre programme pour demain, pour tous les jours qui vont suivre. Et ainsi, vivant de la Vie Divine, devenant de véritables enfants de Dieu, nous ne pas­serons pas. Et cette vie éternelle, nous la manifesterons aux au­tres, nous en serons les témoins, et jamais rien de ce que nous ferons, de ce que nous sommes, ne passera.

 

 

                                                                                                                 Amen.

 

 


Homélie : 1° dimanche de l’Avent.                28.11.82

      Le cadeau du Seigneur.

­

Mes frères,

 

La nouvelle Année Liturgique s'ouvre sur une promesse de bonheur. Cette promesse, nous l'avons recueillie des lèvres du Prophète Jérémie. Ou plutôt, elle nous a été transmise par son interprète. Si nous avions pu l'entendre de la bouche du Prophète lui-même, dans la splendide langue Hébraïque, nous aurions vu s'animer sous nos yeux l'image d'un garrot qu'on desserre, d'un carcan qu'on brise : enfin on peut respirer, enfin on a de l'espace, on peut aller, venir. On est libre, on est heureux. Chacun à sa place, à son lieu, dans sa vérité, dans son identité, chacun à le droit d'être pleinement soi-même dans         l'harmonie, la justice, la droiture, la paix. Voilà, mes frères, tout ce qui nous est proposé !

Mais est-il possible que cette merveille devienne notre part ? L'Apôtre Saint Paul nous répond par l'affirmative. Il nous dit que c'est un cadeau que le Seigneur tient pour nous en réserve. Et il nous suffit de l'accepter. Et ce cadeau, mes frères, il se condense en un seul mot aimer. Saint Paul insiste : nous aimer les uns les autres d'un amour toujours plus intense, toujours plus débordant, à l'image de cet amour qui est Dieu lui-même.

 

Mes frères, il ne nous est pas permis d'aimer moins que cet amour. Hélas ! Nous ne sommes pas encore à cette hauteur. Mais comme je viens de le dire, c'est un cadeau et ouvrons les mains, ouvrons les portes de notre coeur pour que le Seigneur puisse de sa main le déposer. Et ici, j'ouvre une parenthèse.

Dans toute communauté chrétienne digne de ce nom, dans une communauté monastique surtout, la source d'un tel amour, elle doit se trouver en Celui qui tient parmi ses frères la place du Christ. Cet homme doit être beaucoup plus qu'un exemple. Dans son coeur doit couler un flot, le flot toujours nouveau, in­tarissable d'un amour vivant et agissant, d'un amour qui atteint chacun, qui le touche, qui le purifie, qui le trans­figure.

Je ferme cette parenthèse et je reprends le fil de mes idées. Si nous nous laissons mourir et transformer par l'amour, nous serons vite, comme nous le dit encore l'Apôtre, nous serons vite établis dans une sainteté irréprochable devant Dieu. Et je n'ose pas ajouter : devant les hommes, car eux en jugeront peut-être tout autrement ? Mais c'est sans im­portance en soi même si c'est pour nous source d'une grande souffrance.

 

Rappelons-nous que le Christ, le Saint de Dieu, a été condamné à mort comme malfaiteur. Mais seul ce qui compte pour nous, c'est le jugement de Dieu, c'est le regard qu'il posera sur nous le jour où il reviendra, où il apparaîtra parmi tous ses saints. Le vrai chrétien ne redoute pas le surgissement de ce jour. Au contraire, il l'attend, il le souhaite de tout son être. Et ici, nous touchons deux notes capitales de la vie monastique : rester éveillé et prier sans trêve. Nous venons de l'entendre, le Christ nous l'a conseil­lés et ses conseils sont pour nous des consignes : vigilance et prière continuelle jusqu'à ne plus faire qu'un avec le Christ et son jour.

Mes frères, dans le projet de Dieu, tout se tient et tout se synthétise dans l'amour. Dans cet amour, tout nous est offert : le bonheur sans limite et la plénitude. Je vous assure que ce ne sont pas ici des mots, ce n'est pas de la rhétorique. Celui qui aime, il sait très bien qu'il est libre. Il sait très bien que rien ne peut être ajouté à son bonheur. Il sait qu'il possède déjà en lui la vie impérissable et qu'il voit déjà poindre au loin et de plus en plus proche le jour du Seigneur qui apparaît dans sa lumière.

Rappelons-nous ce que le Cardinal Newman nous a dit. Oui, le Christ s'approche de nous. Et nous devons nous ap­procher de lui jusqu'à l'instant de la rencontre. C'est le mouvement de la vie chrétienne et surtout de la vie con­templative.

Mes frères, à nous de le croire ! Et à nous de recevoir ce présent dans la confiance et la reconnaissance. Et je vais clôturer sur un mot qui concrétise notre ligne de con­duite : cela signifiera entrer instant par instant dans la volonté de Dieu et nous perdre en elle.

 

                                                                                                      Amen.

 

Chapitre : L’aveugle de Jéricho.                  01.12.82

      4. Que veux-tu que je fasse pour toi ?

 

Mes frères,

 

Nous avons laissé notre mendiant Bartimée assis au bord de la route à la sortie de Jéricho et lançant vers Jésus son appel au secours. Il nous a appris en quoi devait consister notre prière. Elle doit être un cri qui perce les oreilles de Dieu oblige Dieu à s'arrêter et à se tourner vers nous. Mais, que devons-nous demander ?

Et là, Saint Paul nous dit que nous ne savons pas prier convenablement parce que nous risquons de demander des choses qui ne nous convien­nent pas. Mais, dit-il, il y a en nous quelqu'un qui prie avec des gémissements inénarrables, c'est à dire des gémissements qui ne peuvent pas s'exprimer dans un vocabulaire d'homme parce que ce sont les gémissements de l'Esprit. Or, il sait, lui, ce qui nous convient. Sa prière est donc toujours exaucée.

C'est lui qui prie en nous. Et c'est lui qui établit un contact immédiat entre notre personne faible, notre personne mendiante et le Dieu qui n'attend que cela pour nous enrichir, pour nous emplir, pour combler notre capacité. Et alors cette capacité, c'est ce qui est merveilleux avec Dieu et nous, c'est que Dieu la fait s'élargir. Si bien que il peut toujours donner.

 

Or ce qu'il donne, et le meilleur, c'est lui-même. Il se donne lui-même. Il emplit notre être qui s'élargit alors infiniment à la mesure de la divinité. C'est ça la vie éter­nelle ! Nous ne saurons jamais arriver à une fin, à un terme dans cette dilatatio de notre coeur. Si bien que nous aurons toujours à recevoir de Dieu.

Et dans ce qu'il nous donne de lui, coule un nouveau désir. Lorsque ce désir est assouvi, il donne naissance à un désir plus ardent encore. C'est la fameuse epectase de Saint Gré­goire de Nysse qui est très, très juste. Et il est probable que vous en faites vous-mêmes l'expérience, à votre niveau naturellement.

Maintenant, voici notre aveugle ! Le Christ s'arrête. Et j'en arrive à mon deuxième point qui est aussi essentiel dans une vie monastique. Le premier étant donc cette prière inlassable qui s'est en Orient synthétisée dans la Prière de Jésus.

 

Et voilà! Le Christ s'arrête et il pose une question. Il demande : Que veux-tu que je fasse pour toi ? Ici vous remarquez que Dieu qui est dans la personne du Christ - le Christ, c'est Dieu, ne l'oublions jamais ! - C'est un homme, un homme parfait exactement comme nous, mais il est aussi entièrement Dieu. ­Voici donc Dieu qui est pris au piège. Il s'est arrêté. Il fait venir l'aveugle auprès de lui. Et maintenant il lui pose une question. Or, que demande-t-il ? Que veux-tu que je fasse pour toi ? Voici donc Dieu qui se présente devant ce quémandeur comme son serviteur.

Vous irez dans une foire commerciale par exemple. On vend toutes sortes de choses, toutes sortes de nouveaux ap­pareils fantastiques pour la cuisine par exemple au Salon Horecom. Si vous vous arrêtez devant quelque chose, aussitôt vous verrez arriver un monsieur très gentil, très disert qui dira: que puis-je faire pour votre service puisque voilà, ça vous intéresse ? Il se met à votre service. Eh bien le Christ ici, c'est exactement la même démarche vis à vis de ce mendiant. Voilà que veux-tu que je fasse pour toi ? Voilà, je suis à ton service, demande ! Eh bien là, c'est quelque chose vraiment qui nous dé­passe. C'est à dire que c'est quelque chose qui renverse toutes les idées, toutes les images que nous pouvons nous faire de Dieu.

Nous nous imaginons souvent, nous, voilà... C'est vrai, nous sommes venus ici pour faire la volonté de Dieu. C'est certain ! Nous entrons dans son projet, nous nous y adaptons le mieux possible. Avec un peu d'entraînement ça deviendra parfait. Nous ne ferons plus qu'un avec lui. Notre volonté est fondue dans celle de Dieu. Saint Benoît le dit bien : Nous devons marcher à la volonté d'un autre, c'est à dire à la volonté de Dieu.

 

Mais ce n'est pas tout. Il y a une contrepartie. Si nous faisons ainsi, l'inverse se produit : Dieu commence à marcher selon notre volonté à nous. Et nous en voyons, ici, un des premiers témoignages dans le Nouveau Testament. C'est à dire que Dieu soumet sa volonté à la ferveur de notre foi.

Si nous faisons tellement confiance à Dieu que nous nous donnons à lui presque en fermant les yeux - ce qu'on appelle une confiance aveugle - nous lui confions notre vie, nous lui remettons tout nous-même, tout notre être, donc nous entrons dans son vouloir. Nous nous fondons en lui, nous nous perdons en lui, nous ne faisons plus qu'un avec son vouloir - par un effet de retour Dieu, lui, perd sa vo­lonté dans la nôtre.

Il y a un dicton, un dabar d'un Rabbi je ne sais plus lequel, j'ai oublié, qui dit ceci : Fais la volonté de Dieu comme tu ferais la tienne pour que Dieu fasse ta volonté à toi comme il ferait la sienne. C'est exactement ça qu'il veut dire ! Ce Rabbi est-il antérieur au Christ ? Ou postérieur ? Je n'en sais rien du tout, mais ce qu'il dit c'est la même chose que ce qui se passe ici. Nous voyons le Christ qui, humblement, se met au service de cet aveugle et à l'avance soumet son vouloir à celui de ce mendiant.

 

Vous voyez jusqu'où conduit la prière lorsqu'elle est bien faite ! Savoir prier d'une façon confiante mais aussi insistante sans jamais se laisser rebuter par aucune diffi­culté, ni par aucun refus apparent, ni par aucune déception. Mais, comme on dirait, casser les oreilles de Dieu jusqu'à ce qu'il en ait son compte et qu'il consente par s'arrêter et par écouter. A ce moment-là, notre confiance a été poussée a son sommet de perfection, notre foi a été reconnue conforme à ce que Dieu attend d'elle.

Mais alors, Dieu, par un juste retour des choses - qui chez lui est justice, même si pour nous ça paraît étrange. Mais enfin, c'est ça Dieu. C'est la faiblesse de Dieu qui est plus puissante que notre force. C'est un des aspects de la folie de Dieu qui est Sagesse suprême - Dieu à ce moment-là se met à notre service, sans qu'il sache ce que nous allons demander. Simplement il nous prend en pitié car, voilà, nous avons quelque chose à lui demander.

Et le Christ attend. Et que demande l'aveugle? Eh bien l'aveugle, lui, il va demander quelque chose qui est aussi très, très, très beau. Et pour bien le comprendre, il faut re­garder le texte original. Car une fois que c'est traduit ne fut-ce qu'en latin, ça perd, je ne dis pas toute sa valeur, mais ça perd son élan, ça tombe court. Et en français, na­turellement c'est encore pire ! On traduirait : Il dit Rabbouni d'abord. Rabbouni, en grec c'est anablepso, Donc Rabbouni, 0 mon maître le Rabbi. Le Rabbi, c'est celui qui enseigne. C'est celui qui possède la connaissance du chemin qui conduit à la vie. C'est celui qui possède en son coeur - pas dans son cerveau, mais en son coeur-mémoire - dans son coeur méditant et dans son coeur aimant, il possède tous les trésors qui peuvent enrichir quelqu'un et lui donner la vie éternelle. C'est ça qu'il faut voir derrière ce mot : Rabbouni, mon Maître.

 

Ici, vous voyez cette joute qui existe entre Dieu et l'homme. L'homme crie, crie au secours. Dieu se laisse pren­dre. Dieu dit : Voilà, je suis maintenant à ton service. Demande ! Alors vous avez la réponse. Le mendiant rejette la balle de l'autre côté. Il lui dit : Rabbouni, mon Maître, c'est toi qui possède tout, le meilleur que je peux désirer. C'est toi qui est le Maître de la vie. Je la vois chez toi. C'est plus qu'un échange de compliments, ici. Dans le fond, c'est très, très oriental ce discours, ou très sémite, enfin des gens de ces régions. C'est très courtois aussi même sous des apparences et même des réalités de beaucoup de bruit, de beaucoup de cris.

Et le mendiant lui dit : Que je voie ! Rabbouni, que je voie ! Eh bien, il y a une petite nuance qui échappe dans le français. Il faudrait traduire exactement comme ceci : Que je puisse regarder en haut ! Il y a là une toute petite particule qui marque la di­rection du regard vers le haut qui a été omise et en latin, et en français naturellement, parce que en français il n'y a pas de mot pour rendre cela.

Mais voilà, il est temps de se rendre à l'église. Vous voyez ! Nous avançons à tout petit pas, à pas de tortue. Mais je pense que la tortue, elle dévore beaucoup de bonnes herbes sur son passage. Et ces herbes sont des herbes de vie qui vont nous permettre de fortifier notre santé, car elles sont pleines de vitamines spirituelles et divines.

 

Chapitre : L’aveugle de Jéricho.                  06.12.82

      5. Regarder vers le haut !

 

Mes frères,

 

Une des raisons - pas la seule - des difficultés et des échecs dans la vie monastique, c'est qu'on lui assigne comme objectif la poursuite d'un idéal de perfection moral. Elle sera donc une sagesse de vie, une philosophie qui permet à l'homme d'arriver à un état de perfection qui le satisfait lui, qui le comble et qui le pose en face des au­tres. C'est très enthousiasmant, c'est emballant, exaltant, mais ça ne peut pas durer toujours car l'homme pour vivre a besoin de rencontrer, il a besoin de nouer des relations interpersonnelles dans lesquelles circule un échange d'amour.

            Ce sera avec une personne privilégiée, puis au delà d'elle et à travers elle avec d'autres.

Or la vie monastique, elle est essentiellement - nous ne devons jamais l'oublier. Je pense que nous le perdons de vue. Et je le dis, c'est la cause de beaucoup de difficultés - ­elle est l'établissement, la construction d'une relation de ce genre mais avec la Personne exceptionnelle qu'est Dieu, ce Dieu qui en lui-même est déjà une communion de trois Personnes.

Et cette communion nous est offerte dans et à travers un homme qui est le Christ Jésus, rien moins que Dieu mis à notre portée; et cette réalité, nous la voyons ici à l'oeuvre dans cette affaire de notre mendiant aveugle. Il est donc là, et le Christ lui demande : Mais que veux-tu que je fasse pour toi qui crie si fort et qui appelle au secours ? Eh bien, dit l'aveugle, Rabbouni, fais en sorte que je puisse voir ! Mais littéralement: que je puisse regarder vers le haut, que je puisse élever mon regard en haut.

 

Rabbouni, je le rappelle, c'est le terme de déférence affectueuse envers celui qui possède les paroles de vie, celui auquel tout pouvoir a été donné au ciel et sur la terre. Il peut donc accorder au mendiant ce que le mendiant lui demande. Le mendiant ne demande pas de l'argent. Il ne demande pas une situation de choix dans le Royaume de Dieu. Il n'est pas comme les fils de Zébédée : allez, moi à ta droite, et moi à ta gauche...et les premiers dans ton Royaume. Non, cela ne l'intéresse pas tout ça. Ce qu'il veut, c'est regarder en haut. Pourquoi?

            Mais parce que toute véritable vision, elle est vision des réalités qui se trouvent en haut. On m'a fait remarquer que en référence aux lectures du réfectoire sur la " Mémoire vivante" de Marcel Jousse, pour ce qui regardait le Nouveau Testament, c'est le texte Grec qui était inspiré. C'est bien vrai ! Mais alors nous devons avoir soin de scruter ce texte Grec, d'en saisir toutes les nuances, et de percevoir, de voir jouer dans le mot comme je le fais maintenant, de voir jouer toute une scène vivante.

Nous avons dans ce regarder vers le haut qui n'est pas traduit comme ça dans aucune Bible de langue française - ­vous pouvez regarder - nous avons cette magnifique réalité biblique que nous trouvons si souvent, ne fut-ce que dans les psaumes : Je lève les yeux vers le haut, vers les monta­gnes... Je lève les yeux vers les montagnes d'où me viendra le secours... Vers Toi Seigneur j'élève mon âme...

 

Cela veut dire que mon souffle, celui qui sort de ma bouche, je l'élève vers toi ; et en même temps mes yeux. C'est toujours cette posture de l'homme debout : ici, le mendiant s'est mis debout... et il regarde vers le haut la bouche ouverte... il admire, il respire, il reçoit la vie...

Et il n'a plus qu'un désir alors : partir aussi vers le haut.

Regardez ! A la fin de l'Evangile, après la résurrec­tion, nous voyons que pendant que Jésus parle à ses disciples, ils voient le Christ qui s'élève vers le haut et une nuée le dérobe à leurs regards. On raconte ça au début du Livre des Actes.

Alors arrivent des messagers de Dieu qui disent : Mais enfin, hommes de Galilée, qu'avez-vous à regarder comme ça vers le haut ? Celui que vous avez vu partir, eh bien il reviendra de la même manière, de la même façon. Eh bien, c'est cela ! Cela, c'est l'attitude, ça devrait être l'attitude nor­male du chrétien en général - mais enfin, pour lui c'est dif­ficile ! On ne peut pas tout exiger - mais certainement du moine contemplatif. C'est celui qui a le regard fixé vers le haut.

 

Mais il faut dire que nous sommes souvent affligés d'un torticolis. Si bien qu'il nous est difficile de faire ce mouvement et de regarder vers le haut. Puis on dira, si on regarde en haut, on ne voit plus où on met ses pieds, puis on va trébucher, etc... C'est bien pire quand on est aveugle ! Quand on est aveugle, alors on ne sait pas où on va, on tré­buche et on tombe dans un trou.

Regardez ! La véritable vision est celle des réalistes d'en haut. Nous le voyons parfaitement illustré dans ce qui est arrivé à l'Apôtre Paul sur la route de Damas. Il a été ébloui, vraiment ébloui par ce Christ qui lui est apparu. C'est une lumière qui venait d'en haut. Et Paul instinctivement a regardé cette lumière. Cette Lumière, c'était le Christ. Et il en a été aveuglé... Mais cette vision qui a duré - je ne sais pas combien de temps ? Pas très longtemps ? - mais cette vision l'a ra­dicalement transfiguré, transformé. Ce n'était pas le même homme après qu'avant.

Il dira, après : Ecoutez, dira-t-il plus tard, si vous êtes ressuscités avec le Christ, si vraiment vous êtes avec Lui, recherchez les choses d'en haut, pas celles d'en bas. Que votre regard soit fixé vers le haut, pas vers la terre. Et Saint Benoît dira la même chose. Il faut, dit-il, que nous marchions sur les routes du Seigneur pour que nous puissions le voir, lui qui nous a appelés à son Royaume. Voyez! C'est toujours le même geste, c'est toujours la même attitude : regarder vers le haut. C'est cela le contemplatif !

 

Maintenant, il ne faut pas commencer à marcher tous com­me ça. Ce n'est pas ça que je veux dire. C'est le regard du coeur. Là, nous savons que se forme notre corps spirituel qui est doté d'organes aussi. Entre autres, il y a les yeux. Et ces yeux là doivent être sans cesse dirigés vers le Christ Seigneur, vers ce Rabbouni qui donne la vie parce que il est vraiment la lumière du monde, le vie des hommes. Et il est la plénitude de ce que les hommes peuvent dé­sirer, car c'est en lui, et en lui seul que nous rencontrons Dieu, que nous nous unissons à Lui, que nous devenons nous-­mêmes Dieu par participation.

Vous voyez, mes frères, dans ce tout petit mot ! Je di­sais bien que cet épisode de l'aveugle mendiant guéri par le Christ était le compendium, le résumé d'une vie contempla­tive. D'abord cet appel incessant et puis quoi ? Qu'est-ce qu'on demande ? On demande de pouvoir voir le Christ. C'est cela ! Voir le Christ qui va me guérir vraiment. Il va me transformer. Et je recevrai en lui le sommet de toute félicité, de tout bonheur présent et à venir.

Nous allons voir la fois prochaine qu'il en a bien été ainsi également pour notre aveugle.

 

Chapitre : Fête de l’Immaculée Conception.      07.12.82

      Sponsa Verbi avant d’être Mater Dei.               

 

Mes frères,

           

Nous sommes déjà entrés dans la fête, cette belle solennité de l'Immaculée Conception de la Vierge Marie. Dimanche, au cours de son homélie, mon Père Roland a déjà avec sa chaleur habituelle célébré les vertus et les privilè­ges de Marie dans son Immaculée Conception. Il est remonté très loin, jusque même avant la création du monde. Et c'est juste !

Et ce soir, je vais me contenter de quelques petits coups d'arrosoir, pas d'encensoir mais d'arrosoir, pour que la se­mence déposée dans notre coeur par l'éloquence de notre Père Roland puisse, avec la grâce de Dieu, germer et porter des fruits qui demeurent.

 

Immaculée Conception ? Oui, cela signifie en pratique que Marie était dès son origine ce que nous serons à notre fin, c'est à dire au moment où nous entrerons dans le Royau­me de Dieu. Marie, elle se recevait de Dieu, elle retournait à Lui dans une courbe qui ne présentait aucune brisure, aucun heurt, aucun retard et cela, dès le moment où elle a été lancée dans l'existence. Le cristal de son coeur n'a jamais porté la moindre tache, la moindre ride, la moindre buée. Elle appartenait à Dieu. Elle était possédée par Dieu. Si bien que sa virginité d'esprit, de coeur et de corps était son statut, elle était son état. Il n'était pas possible qu'il en fut autrement.

Elle était donc Sponsa Verbi avant d'être Mater Dei. Elle était épouse du Verbe de Dieu avant de devenir la Mère de Dieu. C'est là un mystère qui a été repris par Dante dans l'Hymne que nous chantons tous les samedis consacrés à la Vierge Marie, à l'Office de Laudes. Et c'est très vrai, et c'est très juste ! Voilà donc ce qu'était Marie ! Mais cela signifiait aussi, cela entraînait chez elle - et nous ne devons jamais l'oublier - une capacité quasi infinie de souffrance.

Nous pouvons dire : Oui, mais elle avait bien de la chan­ce, elle ! Et quand nous disons cela, nous autres, nous avons de la malchance. Non pas parce que nous sommes des pécheurs parce que ça nous nous en accommodons très facile­ment, mais parce que nous nous imaginons que Marie n'ayant jamais connu le péché devait ignorer la souffrance. Car nous lions toujours, nous, dans notre instinct, souffrance à péché. Et c'est une erreur.

 

Plus un être est pur, plus il souffre, plus il est capable de souffrir et plus en fait il souffre. Non pas à cause de lui, mais parce qu'il voit autour de lui des choses, non pas qui lui répugnent ni qui l'effraient mais il voit le péché. Et le péché, il ne peut pas en suppor­ter la vue. Pourquoi ? Parce que le péché est le contraire de ce qu'est Dieu. Or la personne qui est unie à Dieu, qui ne fait plus qu'un avec Dieu, elle ne peut supporter le contraire de Dieu. Or ce contraire est là ! Et ce contraire étant là, ça devient un tourment intolérable pour cette personne. Je vais y revenir dans une seconde.

Mais je voudrais encore dire ceci : C'est que nous ne devons pas non plus nous imaginer que Dieu lui-même ne souffre pas. La passion du Christ nous prouve le contraire. Il y a en Dieu une souffrance. C'est à dire que Dieu souffre en tant que Dieu, c'est à dire d'une souffrance qui est absolument autre que la nôtre. Nous ne pouvons pas concevoir ce qu'elle est parce que c'est une souffrance divine. Mais elle est bien réelle. Elle est intimement liée à l'amour. Elle ne fait qu'un avec cet amour. Ne l'oubliez jamais! Plus une personne est habitée par l'amour, plus cette personne est capable de souffrir, et plus elle souffre.

C'est une souffrance de ce genre qui fait un avec l'amour qui a poussé Dieu à s'incarner et qui a entraîné Marie à accepter l'Incarnation. C'est le même amour, c'est la même souffrance, c'est le même geste, c'est le même mouvement qui porte l'amour vers celui qui en est dépourvu. Pourquoi ? Parce que celui qui est dépourvu d'amour est quasi inexistant. Un être est, vit, existe et vaut uniquement par sa capacité d'amour. Or, celui qui est l'amour ne peut supporter une chose pareille. Il doit entrer dans cette misère, dans ce malheur, dans cet abîme, dans cet enfer pour l'anéantir et pour que l'amour chasse tout ce qui n'est pas lui.

 

Je présente en d'autres mots ce mystère du Samedi Saint qui a poussé Dieu jusqu'à descendre jusqu'au dernier plan­cher de l'enfer. C'était cela ! Mais qu'est-ce qu'il n'a pas souffert ? Vous voyez! Amour, souffrance, besoin d'aider les au­tres, de les rédimer, c'est une seule et même chose. Or, tout cela, tout cela se trouvait en Marie du fait de sa conception immaculée.

Et nous-mêmes, lorsque nous approchons de notre fin, de notre finis dans le sens philosophique du terme, notre telos c'est à dire le plein achèvement de notre être spirituel, et physique aussi, même corporel, charnel, lorsque nous appro­chons de ce terme, nous commençons à comprendre ce que c'est qu'un tel amour et une telle souffrance parce que il nous est accordé la grâce d'y participer. Si vous voulez voir la qualité spirituelle de quelqu'un, voyez sa capacité de souffrir et de compatir. Une souffrance de compassion, c'est à dire une souffrance qui porte vers les autres et qui accueille les autres pour les décharger de leur malheur, pour les rendre libres et pour leur apprendre aussi à aimer.

            C'est le Christ, c’est Dieu seul qui peut réaliser cela dans un homme !

 

Eh bien, cela a été la qualité de Marie dès le début. Naturellement, lorsqu'elle était toute petite, elle ne se rendait pas compte de cela. Elle a vécu son évolution humaine exactement comme nous. Mais ça a grandi avec elle. Et lorsque elle était petite, elle avait déjà son amour et sa souffrance selon sa capacité de toute petite, et puis d'enfant, et d'adolescente, etc, jusqu'au bout. Et lorsqu'on la représente, lorsqu'on la voit plutôt car on ne la représente pas, au pied de la croix, debout, à ce moment-là, elle arrive à un klimax, à un sommet.

Eh bien, de quoi pouvons-nous être certains encore ? C'est que Marie qui est par le vouloir de Dieu notre Mère, elle veut faire de nous, de chacun d'entre nous, ce qu'elle est. Sinon, elle ne serait pas notre mère, elle serait une marâtre. Ce ne serait pas notre Mère. Or, qu'est-elle ? Elle est le reflet parfait de ce qu'est Dieu dans sa Trinité. Elle veut donc que nous devenions à sa suite et comme elle, des lumières nées de la Lumière qui est Dieu.

Le sommet de la vie spirituelle ici-bas - je ne sais pas si je vous l'ai déjà dit ? Peut-être bien ? Mais enfin, je peux bien le répéter si je ne l'ai pas dit - il peut se ra­masser dans une formule empruntée au Livre de la Genèse, mais légèrement adaptée : erunt duo in luce una. Ils seront deux dans une seule Lumière. Voilà ce qu'était Marie ! C'est pour ça qu'elle était Sponsa Verbi avant d'être Mater Dei. Mais c'est la même chose pour nous : être deux dans une seule lumière. Voyez, au lieu d'être dans une seule chair !

 

Je pense que si notre vie monastique n'est pas vue dans cette optique sponsale, elle va aboutir à former des vieux garçons qui... Attention à leur cœur ! Leur coeur ne sera pas un coeur liquide, ce sera un coeur sec. Nous ne pouvons trouver notre réalité d'homme, notre réalité aussi d'enfant de Dieu que dans une relation de nature sponsale avec le Verbe de Dieu qui est la Lumière du monde, jusqu'au point que notre être entier soit fondu dans le sien et que Lui et nous, nous ne soyons plus qu'une seule lumière.

C'est cela le sommet ! Pas possible d'aller plus haut ! Et c'est à cela que Marie veut nous conduire parce qu'elle l'était. Et elle souffre, Marie. Elle souffre les douleurs d'un enfantement. Elle est - pour employer un terme technique ­- elle est enceinte de nous. Et voilà, c'est une gêne, c'est une souffrance pour elle. Et ça dure pour elle jusqu'au mo­ment où nous sortons - encore une fois - à la lumière. Si bien qu'elle, elle est comblée de joie chaque fois qu'elle remarque que son image se forme en nous.

Le magnificat que nous chantons tous les jours...elle a chanté son Magnificat, vous le savez, au moment où elle a d'un coup encore pris conscience davantage qu'elle portait en elle le Verbe de Dieu, qu'il devenait chair en elle... Eh bien, son Magnificat, nous ne devons pas le chanter de façon rétrospective. Elle le chante encore maintenant. Pourquoi? Parce qu'elle porte en elle des fils de Dieu. Elle les porte et elle est en train de les enfanter. Et un jour, elle les mettra au monde. Et un jour, nous serons sa couronne lorsque parvenu à notre terme, à notre perfection, à notre achèvement, nous serons ce qu'elle était dès le début : des flammes de lu­mière.

Et nous serons vraiment des enfants de Dieu si nous som­mes ses enfants à elle qui est la Mère de Dieu. Il n'y a pas moyen d'en sortir. C'est la route obligée. Saint Bernard l'a bien dit : Omnia nos habere voluit per Mariam. Il a voulu que nous recevions tout par Marie.

Omnia, c'est un pluriel neutre qui englobe tout ce que nous sommes. Cela ne veut pas dire recevoir comme une petite grâce par Marie, parce que ça doit venir par elle ? Non, c'est tout notre être, tout l'achèvement de notre être spirituel et humain !

Voilà, mes frères, les quelques petits coups d'arrosoir. Maintenant, laissons la grâce de Dieu travailler en nous.

Et que demain soit, et pour Marie et pour chacun d'entre nous, un jour de joie. Mais surtout pour Marie qui est notre Mère et que nous comblerons si elle peut en nous regardant se reconnaître en nous.

 

Chapitre : L’aveugle de Jéricho.                  11.12.82

          6. Voir la demeure de Dieu.

 

Mes frères,

 

Revenons-en - il nous reste quelques minutes - à notre mendiant aveugle. Il a demandé au Christ une chose qu'un aveugle doit comprendre beaucoup mieux que nous qui sommes des soi-disant voyants : Ah si je pouvais voir ! Et lorsqu'on se reporte à l'expression utilisée par l'Evangéliste Marc, il dit exactement : Ah, si je pouvais porter vers le haut un regard qui voit ! C'est cela ! S'il fallait traduire littéralement et cor­rectement, ce serait cela ! Mais voir quoi ? Voir quoi pour un Juif ?

Si nous connaissons les Psaumes, si nous entrons dans la peau des sémites spirituels que nous devons être, si nous chantons avec un sens pneumatique vrai ces Psaumes et ces Cantiques où il est toujours question de Sion, où il est question de la demeure de Dieu, où il est question d'Israël le véritable et le seul enfant de Dieu, où il est question de Jérusalem, alors nous comprenons que pour un Juif sincère, ce qu'il fal­lait pouvoir admirer, contempler en levant les yeux, c'est la demeure de Dieu.

C'est la seule chose qui en vaille la peine ! La demeure de Dieu qui est le ciel pour eux. Et les cieux des cieux, là au dessus de ces coupoles, de toutes ces coupoles une sur l'autre, là tout au dessus, au dessus du 7° ciel, il y a Dieu qui trône. Et le regard de la foi de ces hommes perçait tout et arrivait pour voir cette demeure de Dieu.

 

Rappelez-vous les 70 Anciens qui avaient été admis à suivre Moïse sur le Sinaï, ils avaient vu le trône de Dieu quelques instants, une mer de saphirs sur lesquels reposaient les pieds de Dieu. Dieu, ils ne l'avaient pas vu, mais ils            avaient vu son trône.

Et voyez ! C'est toujours ce désir qui les habite ! Et alors, voir la demeure de Dieu sur terre, ce fameux temple qui pour eux était la merveille des merveilles. C'était le pôle du monde ! Et ça, dans Jérusalem, la ville des villes ! Vision de paix, de double paix, la paix au carré, dans cette ville !

Alors voyez cet homme, cet aveugle qui habite à Jéricho, c'est en contrebas - donc c'est la déclivité un peu avant d'arriver à la mer morte - alors pour lui, pouvoir, pouvoir enfin réaliser ce rêve qui lui était refusé à lui parce qu'il était aveugle. Et il demande cela. Mais une demande pareille, il n'y a rien à faire, c'est exaucé tout de suite...ce sera exaucé...

 

Mais pour nous, mes frères ? Pour nous, nous voyons en­core tout autre chose chez cet aveugle. Il aura reçu la grâce des grâces, c'est à dire de voir, de contempler la véritable demeure de Dieu parmi les hommes qui est le Christ. Quand ses yeux se sont ouverts, c'est le Christ qu'il a vu, qui était là devant lui. Et qu'est-ce qu'il a vu dans le Christ ? Il a vu son visage. Et dans le visage du Christ, il a vu ses yeux. Cet homme a fait en quelques instants tout ce que nous autres nous mettons à parcourir, cette démarche qui nous con­duit à lever les yeux de manière à rencontrer le regard du Christ. C'est ça la vie contemplative !

Nous autres, voir, cela doit signifier voir l'invi­sible...rien moins ! Voir l'invisible en lui-même et voir l'invisible dans les autres hommes. L'invisible en lui-même, c'est la Lumière de Dieu qui coule des yeux du Christ. Et l'invisible dans les autres, c'est voir le Christ en chacun de nos frères, donc voir Dieu en chacun des hommes qu'on rencontre. Et ça, c'est la grâce, le cadeau que nous devons deman­der. Lorsque nous supplions, que nous disons : prends pitié de moi, fils de David, c'est implicitement cette grâce que nous voulons demander, comme le demandait l'aveugle.

Mais naturellement, nous devons pour cela...comment cela se fera-t-il ? Mais il faut que s'ouvrent les yeux de notre coeur, que cesse notre cécité spirituelle. Donc, en demandant de voir - l'aveugle ici demandait de voir - lorsque nous demandons de voir, nous demandons en fait et pratiquement que Dieu nous purifie le coeur, car c'est le coeur pur qui voit Dieu. Nous demandons les deux choses en même temps : que notre coeur puisse devenir limpide et que les yeux de notre coeur puissent s'illuminer, devenir clairs et brillants et pouvoir dans leur cristallin refléter la lumière de Dieu et ainsi commencer à voir l'invisible.

 

Voilà, mes frères, la prière monastique par excellence, je le répète. La fois prochaine, quand nous parlerons encore de cette péricope, j'essayerai de conclure. Et vous verrez que c'est bien là une démarche qui était celle de l'aveugle, mais à son niveau naturellement, et que elle s'est conclue de la meilleure façon pour lui.

 

Chapitre : Les Quatre Temps de décembre.     12.12.82

1.   Qu’est-ce que les Quatre Temps ?

­

Mes frères,

 

Cette semaine nous commençons notre retraite annuelle, laquelle, comme je vous l'ai annoncé, sera répartie sur les Quatre Temps de l'Année Liturgique. Ce matin, je vais rappeler succinctement en quoi consiste les Quatre Temps de l'Année Liturgique.

Les Quatre Temps sont trois jours de jeûne, de prière et d'aumônes répartis sur les quatre saisons de l'année. Ce sont des journées de purification, purification corporelle et spirituelle, qui épousent le cycle du soleil et le cycle des tra­vaux agricoles. Elles ont un rôle médicinal. Elles nous aident à recou­vrer la santé de notre corps et de notre âme. Le jeûne, par exemple, favorise l'élimination des toxines qui se sont accu­mulées dans notre organisme. Tandis que la prière et l'aumône vont nous réinsérer dans le large circuit de l'amour.

Ces journées nous rappellent aussi notre dépendance à l'endroit du cosmos et de son tyran qui est le satan. Sans sombrer dans les exagérations de l'astrologie, nous devons tout de même constater que nous dépendons très fort, tout com­me les plantes et les animaux, de la course du soleil et aussi des phases de la lune. Et tout particulièrement, me semble-t-il, lorsqu'il y a un changement de saison marqué par une sorte de halte, au moins un renversement dans ce que nous appelons la position du soleil par rapport à la terre.

Je pense aux équinoxes lorsque les nuits sont égales aux jours, ou au solstice lors­que le soleil arrive à son zénith et semble s'arrêter pour commencer soit à remonter, soit à redescendre. C'est surtout les personnes âgées et les petits enfants qui y sont très sensibles. A ce moment-là par exemple, la mor­talité des personnes âgées est beaucoup plus élevée qu'à d'au­tres moments.

 

Et vous voyez que ces Quatre Temps nous rappelle notre dépendance. Mais aussi dépendance non seulement des conditions de la course du soleil, mais aussi notre dépendance spirituel­le à l'endroit de Celui-là qui est le Maître du monde. Nous sommes soumis à ces tentations ! Et je rappelle cette lutte contre les pensées qui est au coeur de la vie monastique. Et celui qui est devenu expert dans cette lutte a accédé au niveau d'un Père Spirituel. Ayant rétabli l'ordre dans son coeur, il est capable de laisser passer la vie dans le coeur des autres. Et nous devons nous rappeler au moment de ces Quatre Temps que nous nous sommes engagés à lutter avec le Christ de façon à devenir avec lui les artisans de la libération de l'univers - l'univers des coeurs, l'univers matériel aussi ­jusqu'à ce que Dieu soit tout en toute chose, qu'il soit tout en nous, qu'il soit tout dans le cosmos.

Naturellement, cet universel empire de Dieu sur le monde - qui est réel maintenant déjà, il ne faut pas l'oublier mal­gré tout - mais il apparaîtra, cet empire lorsque au dernier jour le Christ remettra la Royauté universelle à son Père et qu'il se soumettra, lui, auquel Dieu aura tout soumis. Dans notre vie monastique, nous essayons d'établir ce Royaume de Dieu en nous. Nous essayons de le constituer ici dans notre communauté, en ce lieu qui est la Maison de Dieu. Et c'est une anticipation de ce qui arrivera à la fin du monde. Et en faisant cela, nous hâtons cette fin du monde.

Eh bien, mes frères, les Quatre Temps sont donc aussi une remise en ordre. La première place est rendue à Dieu dans notre vie personnelle, communautaire, sociale. Et nous retrou­vons, nous replaçons devant nos yeux la primauté de l'amour dans le détail de notre existence. Il est très facile de spéculer sur l'amour. C'est toute une autre affaire de vivre l'amour depuis le moment où nous nous levons jusqu'à celui où nous nous couchons, et même pen­dant notre sommeil, d'être devenus nous-mêmes des foyers vi­vants d'amour.

 

Maintenant, un peu d'historique au sujet des Quatre Temps. Ils sont la reprise du grand jeûne du carême. Saint Benoît le dit déjà. Pour le moine, l’idéal serait que sa vie toute entière soit un carême.49,2. Mais il le constate immédiatement : paucorum est  ista virtus, 49,4. Cette force est l’apanage de bien peu. Et c'est vrai ! Nous ne saurions pas tenir, faire un carême tous les jours, tous les jours, tous les jours. Et bien les Quatre Temps, c'est une tentative à notre toute petite mesure d'établir le carême à travers toute vie. C'est une reprise quelques fois pendant l'année de ce grand carême.

Ces Quatre Temps ont été institués par le Pape Sirice vers la fin du 4° Siècle. Mais comment en est-ce arrivé là ? Au début n'existait que ce jeûne des quarante jours, le maximum et sacratissimum jejunium, comme l'appelaient les Anciens, le jeûne grand, le plus grand et le plus sacré immé­diatement avant Pâques. Puis venait le Temps Pascal au cours duquel on ne jeûne pas. A la Pentecôte, on arrive au terme du Temps Pascal. Et le lendemain de la Pentecôte, la vie chrétienne reprend son cours normal ponctué de pénitence et de jeûne.

Mais remarquons ceci : c'est au lendemain de la Pentecôte et on a vu là une coïncidence. Et on s'est dit que les Apôtres qui sont les piliers de l'Eglise, qui constituent la toute première Eglise, ont commencé ce jeûne justement le lendemain de la Pentecôte. Et on s'est dit que l'objet de leur toute première prédication après avoir­ reçu l'Esprit Saint, c'était la pratique du jeûne. Saint Léon, déjà, fait remonter les Quatre Temps aux Apôtres. Il y voit une institution d'origine apostolique. 

             Naturellement, vous allez dire : Nous autres, avec notre esprit rationaliste et cartésien, tout ça, c'est pas sérieux ! Oui, peut-être ? Mais il y a tout de même un autre sé­rieux ou un sérieux d'un autre ordre. C'est que le Christ a tout de même parlé lui aussi qu'il y avait certains démons qui ne pouvaient se chasser que par le jeûne et la prière. Il a bien dit en observant ce que les fidèles déposaient dans les troncs à l'entrée du Temple que cette petite femme, cette veuve avait, avec ses deux petits sous, déposé dans le tronc plus que tous les autres, parce qu'elle y avait jeté sa propre vie.

 

Il y a là tout de même quelque chose que les Apôtres n'ont pas oublié. Et s'ils n'ont pas dit explicitement le len­demain de la Pentecôte : Ecoutez, nous organisons les Quatre Temps, ils ont tout de même certainement rappelé, et fréquem­ment, cet enseignement essentiel du Christ qui devient comme la nervure, le système nerveux de la vie chrétienne : le jeûne, la prière et l'aumône...aumône matérielle, aumône financière, mais aussi aumône spirituelle.

Voilà donc notre jeûne qui commence à prendre place. Et nous avons ainsi immédiatement après la Pentecôte, la première semaine après la Pentecôte, lorsque ça commence à s'organiser, nous avons déjà trois jours de jeûne. Donc, on va de nouveau entrer dans le jeûne. Ce seront les Quatre Temps - je les appelle déjà ainsi ­- les Quatre Temps d'été. Cela s'appelai la feriae messis, c'est à dire 3 féries, donc 3 Jours spéciaux à l'époque de la moisson - messis. Rappelons-nous que nous sommes dans les pays chauds. Nous ne sommes pas ici dans nos régions presque boréa­les.

Vient ensuite la feriae vindemialis, en automne. C'est à dire les jours, les trois jours qui sont là au moment des ven­danges. Ce sera pour nous vers le mois de Septembre. Et enfin, il y avait les trois autres jours à l'entrée de l'hiver, les feriae sementales qui sont les jours à l'épo­que où l'on fait les semailles. Je parle ici des semailles d'hiver. Ces trois derniers jours naturellement ont bien évolué. Ils sont devenus des jours de préparation à la fête de Noël, pour nous.

 

Nous avons donc primitivement le grand jeûne du Carême et puis trois autres Temps dans l'année : à l'été, à l'automne et en hiver. Mais par après, à l'intérieur même du Carême, plus préci­sément dans la première semaine du Carême, on a aussi intro­duit trois jours. Donc au moment du printemps. C'était donc à l'intérieur du grand Carême des jours de carême au carré, plus fort encore. Et ils aboutissent sur le dimanche de la Transfiguration. Voyez comme c'est bien choisi!

Pourquoi ? Parce que ce dimanche de la Transfiguration nous présente les trois grands Maîtres du jeûne : Jésus, Moïse et Elie qui chacun ont jeûné quarante jours ; également la Transfiguration qui nous montre l'état de l'homme parve­nu au faîte de son évolution spirituelle. Le jeûne l'a rendu transparent, le jeûne l'a rendu lu­mineux. Egalement, la prière a fait que cet homme est deve­nu un seul esprit avec Dieu. Et l'aumône l'a dépouillé de tout ce qu'il était. Il est transfiguré. Et c'est cela l'en­trée du Carême !

Mais voyez quel enseignement nous y trouvons ! Déjà nous avons devant nous le Temps de Pâques, nous avons la résurrection, nous avons l'apothéose du Christ, la nôtre, nous avons l'Esprit qui prend possession de nous. Voilà les trois grands jours à l'intérieur du grand carême !

 

Voyez, mes frères, que ces Quatre Temps sont vraiment une période privilégiée pour une retraite, c'est à dire pour une remise en ordre, pour une reprise en main de notre vie, de notre vie personnelle, aussi de la façon dont nous vivons en communion avec nos proches, avec nos frères, et au-delà de nos frères, avec le monde qui maintenant connaît tellement de misère mais qui est aussi travaillé par tant d'espérance et tant de recherche.

Reprise en main de notre vie et aussi réorientation de notre vie vers l'essentiel, l'essentiel qui est de nous dé­tourner de nous-mêmes, du monde et de ses vanités pour nous recentrer vers notre Dieu, vers Celui qui nous a créés, qui nous a appelés, qui désire nous faire partager sa vie et son bonheur.

Il y a donc, mes frères, dans ce temps privilégié qu'est notre retraite, précisément à ce moment-ci, il y a pour nous la possibilité d'un renouveau profond. Mais nous de­vons toujours nous renouveler. Nous ne pouvons jamais nous arrêter. De cette marche, nous avons fait l'objet d'un voeu qui est la conversion perpétuelle de notre vie. Nous n'en aurons jamais fini.

 

Je viens de lire après l'Office de Nuit quelques ver­sets du Cantique des cantiques et le commentaire qui en était donné : Je suis noire, dit la bien-aimée du Cantique, mais je suis belle, filles de Jérusalem. Elle est noire par ce qu'elle est devenue basanée. Elle dit : C'est le soleil qui m'a brûlée, il m'a rendue presque noire comme de la poix. J'ai perdu la douceur de mon teint. Mais malgré tout je suis restée belle. Non pas parce que maintenant je suis brunie, mais parce que en dessous de cet­te croûte dure qu'est devenue ma peau, il y a la fraîcheur d'une jeunesse nouvelle. Si vous ne redevenez pas comme de petits enfants, vous n'entrerez pas dans le Royaume de Dieu.

Voilà, mes frères, maintenant en cette saison, c'étaient les Quatre Temps d'hiver consacrés aux semailles. Nous al­lons recevoir en nous la Parole de Dieu. Nous recevrons sa grâce qui va semer les germes d'une jeunesse nouvelle, une jeunesse qui est appelée à devenir éternelle et qui nous fait participer à l'éternelle jeunesse de notre Christ.

 

 

 


Chapitre : Quatre Temps de décembre.          13.12.82

          2. La Liturgie des Quatre Temps.

 

Mes frères,

 

Quelques mots tout d'abord sur la Liturgie des Quatre Temps. D'abord dans l'Eglise primitive, on jeûnait le lundi, et le mercredi, et le vendredi...jamais le mardi ni le jeu­di car c'étaient les jours de jeûne des Juifs. L'Eglise de Rome a ajouté le samedi, puis le lundi est tombé. Restait donc le mercredi, le vendredi et le samedi, ce que nous con­naissons maintenant.

Mais c'était bien autre chose qu'aujourd'hui ! Quand on parlait de jeûne, cela signifiait qu'on restait à jeun sans manger ni boire jusqu'au soir, comme les Musulmans font en­core maintenant pendant le grand jeûne du Ramadan. Et le soir, on célébrait l'Eucharistie. Et après l'Eucharistie, on rompait le jeûne.

Le samedi, on jeûnait toute la journée et le soir, il n'y avait pas d'Eucharistie. Vous allez dire : Mais alors, quand mangeait-on ? Sans doute après le coucher du soleil car on commençait alors une grande Vigile nocturne. Il y avait de nombreuses lectures, six, plus l'Epître et l'Evan­gile. Et entre chacune des lectures, on procédait aux ordi­nations. On conférait les Ordres Mineurs et les Ordres Ma­jeurs - nous les anciens, nous avons encore connu cette...

Je pense, oui, qu'on était ordonné aux Quatre Temps - Et aux petites heures du matin, alors, on célébrait le sacri­fice Eucharistique.

 

Nous avions donc pour le samedi des Quatre Temps une réplique parfaite du Samedi Saint, et chaque fois une revi­viscence de la grande nuit Pascale au cours de laquelle le Christ est ressuscité, et que nous revivons nous une fois par an. Mais auparavant, on la revivait comme ça quatre fois par an. Voyez, on avait donc les Quatre Temps comme mini grand jeûne du carême, se clôturant aussi par une Vigile rappelant la Vigile Pascale.

Au plan du symbolisme, c'était très beau et très clair. On mourait pendant ces Quatre Temps. On se privait de nour­riture comme un mort. Puis la dernière nuit, on revenait à la vie. Et entre-temps, on avait consacré ceux qui par après devaient aux fidèles conférer la Vie, être les ministres de la Vie.

Naturellement nous ne sommes pas de taille à reprendre et à soutenir aujourd'hui un régime pareil ! Avant le Conci­le, il fallait encore observer le jeûne eucharistique pour ceux qui devaient communier. Le prêtre qui célébrait l'Eucharistie à 11 Heures devait rester à jeun pratiquement jusqu'à midi. Et lorsque ici en communauté la messe conven­tuelle en été était tous les jours à 11 Heures, mais le prêtre pendant une semaine restait à jeun jusqu'au repas de midi. C'était déjà dur alors !

 

Et puis après, on s'est encore affaibli. Je ne dis pas qu'on s'est relâché...ce n'est pas ça que je veux dire. Mais je pense que notre résistance physique et psychologi­que est fortement entamée par le rythme de vie qui est le nôtre aujourd'hui. Et voilà! Nous sommes les pauvres malheureux de 1982 et suivants, dégénérés physiques, et le reste... Alors, qu'allons-nous faire ? Ce sont tout de même des jours de jeûne. Eh bien, nous allons faire comme pendant le carême, c'est à dire que le jeûne sera laissé à la générosi­té de chacun. Mais attention! Cela doit s'opérer avec discernement, avec discrétion.

Donc il est recommandé, surtout aux jeunes, donc aux novices et aux jeunes, à tout le monde mais surtout aux plus jeunes, il est recommandé de proposer à son Confes­seur ou à son Guide spirituel ce qu'on a l'intention de fai­re comme pratique de jeûne pendant ces trois jours là de façon, comme le dit Saint Benoît, qu'il ne s'y mêle pas de la volonté propre, ni de la gloriole, ni le désir de réaliser des prouesses ascétiques extraordinaires...

Non, mais que ça entre dans la volonté de Dieu et que cela se fasse avec la bénédiction de Dieu donnée par le Con­fesseur ou le Guide spirituel. Et qu'ainsi ça porte vraiment des fruits qui vont demeurer. Pas des fruits amers qui em­poisonnent, mais des fruits pleins de sucre et de vitamines qui vont nous fortifier spirituellement. Donc ça pour ce qui regarde le jeûne !

 

Nous aurons aussi des causeries. Il y en aura une le matin immédiatement après l'Office de Laudes, donc à 7 Heu­res, et une le soir avant l'Office de Complies mais d'une durée un peu plus longue. On pourrait commencer à 18,40 H. pour terminer vers 19,10 H. Donc une demi heure le matin et une demi heure le soir.

Maintenant l'Eucharistie ! L'Eucharistie, le mercredi et le vendredi, elle serait célébrée le soir. Et là nous trouverions la Tradition primitive à la seule différence que nous ne serions pas à jeun. Donc le soir, pour que ce soit terminé avant 18 H. nous pourrions commencer à 17,15 H. en intégrant les Vêpres. Voyez ! Cela prendra une petite heure et nous aurons largement fini avant 18 H. Nous pourrons encore faire une petite action de grâce et nous rendre au réfectoire.

Nous prendrons la messe de la férie chaque fois. Les messes spéciales des Quatre Temps existent encore mais nous n'allons tout de même pas nous accabler d'un fardeau de 6 Leçons etc. Non, soyons sages et soyons modestes, et recon­naissons notre faiblesse. C'est le premier pas sur la route de la sagesse. Mais le samedi, on ne peut pas célébrer une messe de férie le soir, car là, on doit prendre celle du dimanche. C'est comme ça que dans le monde il y a des personnes qui s'acquittent de leur devoir dominical le samedi soir.

 

Le samedi, nous célébrerons donc l'Eucharistie à 9 H. du matin, précédée de Tierce. Donc à 9 H. Tierce plus l'Eucharistie. Ce sera terminé pour 10 H. Comme le samedi on ne travaille pas, je pense qu'il n'y aura pas de grandes difficultés ? A la cuisine ? Alors au réfectoire on prendra comme lecture pour ces premiers Quatre Temps des sermons de Saint Léon qui est le Docteur du jeûne et qui a notamment parlé assez bien de la période des Quatre Temps. Et je laisserai à notre Patrolo­gue, le frère Gilbert, de découvrir des sermons adéquats. Et comme nous avons un lecteur convaincu et convaincant, notre Père Roland, je pense que le coup d'envoi sera un coup de Maître.

Mais il y a donc ces causeries ! Le mercredi, j'ouvri­rai le feu. Je parlerai le matin, je parlerai le soir. Vous allez dire que vous m'entendez déjà beaucoup. Mais enfin, ajouter un petit rien à ce beaucoup et ça ne se re­marquera pas, car nous ouvrirons par la lecture de la Carte de Visite. En effet, vous vous souvenez qu'on doit pour bien fai­re lire la Carte de Visite à chaque Quatre Temps. C'est une chose qui s'est perdue, ça, parce que on n'a plus célé­bré les Quatre Temps. Alors, on a laissé tomber la Lecture de la Carte de Visite. Nous allons la relire. Nous allons faire notre examen de conscience et voir s'il n'y a pas en­core quelque chose à dire à ce sujet.

Alors le soir, je vous donnerais une petite causerie. J'ai justement reçu quelque chose d'assez intéressant, un message du Pape, mais très, très, très bien, adressé à un Abbé Cistercien. Et je vous en donnerais lecture avec un petit commentaire. Surtout que c'est une bonne leçon, sur­tout pour les Abbés. Mais attention ! Parce que si l'Abbé reçoit, non pas des coups de verges, ça ne va pas si loin que ça, mais tout de même un avertissement sérieux, mais gentiment dit, alors de l'Abbé ça rebondit sur les frères. Et vous en tirerez aussi une leçon salutaire.

 

Maintenant le jeudi, nous aurons une parenthèse - cela ne veut pas dire que nous ne ferons rien ce jour-là ­- . Pour le soir, je verrai un peu ? C'est encore un peu tôt... Ce sera de toute façon un petit chapitre ordinaire. Maintenant le vendredi, le samedi et le dimanche matin Nous clôturerons le dimanche après l'Office de Laudes. Nous aurons un orateur étranger. Donc soyez consolés, vous ne m'entendrez pas sans cesse.

Et cet orateur étranger sera pour cette fois-ci le Père Jean-Marie Henneau. C'est un  Jésuite qui est bien connu de l'Abbaye et qui connaît bien l'Abbaye. Pourquoi ? Parce que il a été tout un temps Maître des Novices à Wépion. Il venait ici avec ses novices pour passer un jour avec ses novices et même deux ou trois jours de retraite ou de récollection. Après cela il a été Provincial pendant quelques années. Et maintenant il est Professeur à l'lET à Bruxelles. Et c'est lui qui est le directeur d'étude de no­tre Frère Jean.

C'est un très bon religieux. Vraiment, il est connu pour cela dans le monde Jésuite. Il est professeur de Mario­logie et Théologien. Nous verrons bien ce qu'il nous racon­tera. Ce ne sera que des choses très intéressantes et sur­tout solides. Car, s'il est bon de s'élever dans les hauteurs spiri­tuelles les plus sublimes, il faut toujours avoir le contre­poids de la solidité théologique. Sinon ça devient du vapo­reux, ça devient du sentimental et on se contente de très peu. Lorsqu'on veut le saisir, On n'a plus rien du tout...

 

Nous aurons cela certainement avec lui, quelque chose de ferme, quelque chose qui nous donne du poids et qui nous garde toujours sur la droite route sans nous permettre de nous égarer dans des fantasmagories qui peuvent flatter notre sentiment mais qui ne nous conduisent à rien du tout, qu'à l'illusion et à la désillusion par après. C'est ce qu'on rencontrait dans ce prodigieux mystique qu'était Saint Jean de la Croix.

Nous avons là un homme qui a gravi les plus hauts som­mets de la vie spirituelle. Il était entièrement divinisé. Il voyait constamment la Lumière de Dieu. Il rencontrait le visage du Christ. Et pourtant, c'était un théologien, un théologien qui avait toujours ses pieds bien solidement enfoncés sur le sol. Et c'est une des raisons pour lesquelles Dieu, à mon avis, Dieu pouvait se permettre de lui accorder de telles faveurs. Il n'accorde pas ses privilèges à des personnes qui font fi du savoir.

Attention ! Je ne veux pas dire qu'il faut être un docteur en théologie pour devenir un saint. Ce n'est pas ça que je veux dire. Mais avoir l'humilité, l'humilité de se référer toujours à la doctrine de l'Eglise. C'était ça chez lui ! Qu'est-ce que l'Eglise dit ? Qu'est-ce que l'Eglise enseigne ? Qu'est-ce que l'Eglise permet ? Ce qui était en dehors de l'Eglise, mais ce n'était pas la vérité. Donc, si ce n'était pas la vérité, il fallait le laisser tomber. C'était inutile et c'était nuisible !

 

Il a été un des...et surtout le principal guide spiri­tuel de Sainte Thérèse d'Avila. Et il lui en a fait bien voir. Il y a une chose que j'ai retenue. Par exemple : Cela n'a l'air de rien du tout. C'est un peu humoristique même. Thérèse d'Avila était une femme. Et elle était portée aussi à la dévotion sentimentale et par­fois à attacher trop d'importance à certains détails de le vie, de la vie liturgique, de la vie Eucharistique entre autre ici. Vous savez, elle aimait les grandes hosties pour communier, la plus grande...elle était toute contente d'avoir la plus grande ! Et c'est remarquable ICI. C'est moi qui distribue les hosties au matin. Et il faut voir : il y en a qui sont ici présents, ils doivent avoir une grande hostie. Si elle est plus petite, il y en a qui vont adroitement avec leur doigt, ils ont repéré un petit coin, celle-là est plus grande, ils iront la chercher en dessous.

Eh bien, Thérèse d'Avila qui était une sainte, elle avait ce petit défaut. Et Saint Jean de la Croix l'avait repéré, comme moi je l'ai repéré ici aussi. Et alors qu'est ­ce qu'il a fait une fois qu'il distribuait la communion ? Eh bien, il a brisé une hostie en deux et il lui en a donné une demi...Alors Thérèse d'Avila toute... Imaginez un peu, elle n'en avait qu'une demi...mortifiée, non pas humiliée mais pei­née. Alors elle a entendu ceci, le Christ lui disait : Ne te chagrine pas, je suis entièrement présent dans une demi autant que dans une entière. Et ça a suffit pour la corriger pour le restant de sa vie.

Mais voilà mes frères ! Nous terminerons là-dessus. Et comme ça demain en fêtant Saint Jean de la Croix nous pen­serons que Dieu parfois permet de petites choses ainsi pour rappeler à l'ordre et nous détacher d'un tout petit rien du tout qui est encore trop lourd et qui nous empêche de voler librement. Nous penserons à Saint Jean de la Croix et à Sainte Thérèse et nous ne nous étonnerons plus de ce qui nous arrive.

 

Chapitre : Quatre Temps de décembre.          14.12.82

      3. La sainte quarantaine.

 

Mes frères,

 

Puisque les Quatre Temps sont une reprise du grand Carême, nous pouvons relire les conseils que Saint Benoît nous donne afin de vivre pour un mieux la Sainte Quaran­taine. Il nous dit que nous devons pendant ces jours vivre en toute pureté. Textuellement, nous devons vitam nostram custodire, 49,6. Nous devons garder notre vie en toute pu­reté. C'est typiquement monastique, garder sa vie. C'est veiller sur ses actions, avoir l'oeil ouvert sur son com­portement. C'est ne pas le laisser s'échapper. Garder sa vie comme on garde un enfant dans un organisme de Baby sitting.

C'est cela ! Notre vie, elle doit être surveillée, elle doit être tenue à l'oeil, elle doit être éduquée. C'est tout cela qui se trouve dans cette expression si bel­le : garder sa vie. Et il faut la garder en toute pureté ! En toute pureté, ce sera d'abord la discipline des pensées. Car c'est à par­tir de là que tout le mal commence en nous. Les pensées mon­tent de notre coeur jusque ce que ici à notre époque nous appellerons notre imagination, notre mémoire que nous locali­sons dans notre tête.

Les Anciens, les Sémites localisaient plutôt dans le coeur. Et je pense qu'ils ont raison. C'est là au centre de notre être que se trouve notre champ d'équilibre. Et la pu­reté dont parlent les moines et Saint Benoît, c'est toujours la pureté du coeur. Donc il ne sort du coeur que des pensées bonnes. Ce qui est déplacé, ce qui est mauvais ou méchant n'a pas accès dans le coeur, ça reste à l'extérieur. C'est là aussi garder sa vie. On est sur une tour de garde comme une sentinelle. On voit ce qui arrive. Certains peuvent entrer. D'autres doivent rester dehors et sont repoussés. Ce sont les pensées qu'on accepte et celles que l'on rejette. Voyez, ce n'est pas une tension nerveuse que ça deman­de, mais quelle attention !

 

Et, dit Saint Benoît, pendant ces jours de carême, c'est l'occasion de diluere, 49,8. Ils traduisent effacer. Ce se­rait plutôt dissoudre, faire fondre les négligences des au­tres moments.

Vous savez, les négligences, c'est le contraire de la garde du coeur, ou de la garde de la vie. On a été négligent, on a été endormi, on a été distrait. On s'est laissé surpren­dre. Le mal est entré en nous et il a fait du dégât. Il en est ressorti et il a fait du dégât chez les autres.

Et voilà ! Ce sont les négligences, il faut réparer cela. Il faut le nettoyer, il faut le dissoudre. Et pour cela utiliser des détergents convenables. Vous savez que les détergents n'arrachent pas. Ils font se fondre les crasses. C'est le bienfait de la savonnée que nous nous administrons tous les jours. Voilà donc ce que Saint Benoît nous demande. Et ça se fera, dit-il, dignement, donc de façon correcte et de façon qui convient à des moines, si nous mettons un frein, tempe­rare, 49,9, si nous mettons un frein à tous nos vices.

Tantôt, c'était la lutte pour la pureté du coeur dans le domaine des pensées. Maintenant, ce sont les vices. Et vice est un mot assez dur. C'est autre chose que la négligence. Nous sommes des êtres vicieux parce que nous sommes viciés. Nous sommes tarés. Il n'y a rien à faire, nous ve­nons comme ça, et c'est en théologie le péché originel. Nous sommes mal partis avant de commencer. Et nous nous laissons tomber parfois bien volontiers dans des vices. Nous les appellerons : nos péchés mignons...Enfin, toutes sortes de choses que voilà, nous faisons, nous pen­sons et nous sentons en nous que c'est plus fort que nous.

Saint Benoît dit : Pas tout à fait d'accord. Il faut mettre un frein à tout ça, il faut mettre un frein. Ne soyons pas trop indulgent envers nous ! Soyons in­dulgents vis à vis des autres. Mais pour ce qui nous regar­de, nous, soyons un peu plus dur, un peu plus sévère. Mettons donc temperamus ab omnibus vitiis, 49,8, et puis alors : operam damus, 49,11. Cela veut dire qu'il faut en mettre un bon coup. Il ne faut pas avoir peur d'en mettre un bon coup. C'est une opera, c'est un mot féminin, donc c'est un labeur qui va demander de la peine et un ef­fort.

 

Pourquoi dit-il ? Pour l'oraison, l'oraison avec pleurs. Ce ne sont pas des larmes de crocodiles, ici ? Non, ce sont les pleurs du coeur comme il le dit plus loin : la componc­tion du coeur. On est piqué à l'intérieur. Et pendant qu'on prie, qu'on est là devant Dieu, exposé à la Lumière de Dieu, il y a : nos vices ressortent...enfin tout ce qui en nous...nos négligences...tout vient à la sur­face et il n'y a rien qui échappe à cet impitoyable regard de Dieu. Et ça nous met mal à l'aise.

Et nous versons un pleur. Non pas de compassion, mais de regret intérieur sur nous-mêmes et sur notre conduite. C'est ça que Saint Benoît veut dire : l'oraison avec pleurs. Et alors pour ça, dit-il, il faut ajouter un petit quelque chose à ce que nous faisons habituellement: des oraisons, des prières particulières. Donc ce sont des prières qui ne sont pas communautaires. C'est autre chose que l'Office Divin. C'est par exemple aller une fois de plus faire un petit tour à l'église, ou si on n'en a pas l'occasion, sur place là où on se trouve. On peut faire oraison à tout moment et en tout lieu.

Donc ajouter à cela ! Et puis alors le reste naturel­lement. C'est tout ce qui regarde l'abstinence corporelle. J'en ai parlé hier. Il y a une chose encore dont je n'ai rien dit, mais que Saint Benoît rappelle. C'est subtrahere corpori, 49,17. C'est soustraire, c'est enlever à son corps du bavardage et de la bouffonnerie. Vous savez, la vie Trappiste, elle est parfois bien morne et bien terne. Et ça met un peu de vivacité si on raconte une bonne blague, ­la scurrilitas, 49,18 ? ou bien si on en entend raconter.

Et puis la loquacitas,  sinon notre langue se paralyse­rait si nous n'avions pas l'occasion de la faire marcher. C'est cela ! Alors, dit Saint Benoît, non, non, non, ça ce sont des affaires qui regardent encore la chair, le corps. Il faut enlever ça au corps. Il faut l'enlever de la bouche parce qu'il n'en a pas besoin. C'est inutile !

Mais voilà, mes frères ! Et tout cela doit se faire dans la joie dit Saint Benoît. Regardez un peu comme c'est encourageant. C'est presque à avoir envie de faire ça tout le temps ! C'est comme Saint Benoît le dit : Voilà, ça devrait être comme ça à tout moment. Mais ce n'est tout de même pas facile, ajoute-t-il. Et du moins, faisons ça durant le carême et pen­dant les Quatre Temps qui sont consacrés à notre retraite.

 

Et je voudrais ici prendre un petit exemple, tout petit, mais que je trouve si gentil dans ce qui est arrivé à notre aveugle, toujours. Mais ici ça ne vient pas de lui, ça vient plutôt du Christ. Admirons la délicatesse du Christ, son respect, son approche de l'homme et son humilité. Il ne dis pas à l'aveu­gle : ça va, je te guéris. Ou bien : ne t'en fait pas, moi je te guéris. Non, il dit : va, ta foi t'a guéri.

Vous voyez la nuance ! L'aveugle se guérit lui-même. Le Christ lui donne le bénéfice. Tout le bénéfice, il le lui donne, il ne garde rien pour lui. Il aurait pu en tirer gloire. Aujourd'hui il pourrait recevoir un prix Nobel de médecine. Mais non ! Il lui remet généreusement, humblement, avec beaucoup de délicatesse, il le remet à son malade. Ta foi t'a guéri. C'est pas moi, c'est ta foi...

Et que s'est-il passé ? Eh bien, l'aveugle, il s'est branché sur le Christ par cette FOI. Et aussitôt un courant est passé du Christ à l'aveugle qui s'est trouvé guéri. C'est le geste que posaient certaines personnes. On touchait, il suffisait de toucher le vêtement du Christ parce que une énergie sortait de lui qui les guérissait tous.

 

Vous vous souvenez, il y avait une personne, une femme qui était malade, elle avait des pertes de sang. Et voilà, elle touchait le Christ. Et le Christ dit : on m'a touché ? Et les apôtres disaient : c'est tout le monde, tout le monde, qui te touche ! Mais non, disait le Christ, j'ai senti une énergie qui sortait de moi, comme si on lui avait volé quelque chose. Non, la foi, lorsque nous touchons le Christ, elle opère notre guérison. Je vous le dis : quand on est branché par la foi sur lui, le courant passe qui nous transforme.

Voilà, mes frères, ce que nous pouvons encore faire pendant ces jours de retraite. Bien savoir que notre salut, c'est dans la réussite parfaite de notre vie monastique, puisque nous sommes dans un monastère. Notre vie chrétienne et notre vie humaine, elles sont entre nos mains. Elles dé­pendent de nous. Il ne faut pas rejeter la faute sur les autres si ça ne va pas comme nous l'entendons, surtout pas sur le Christ.

Il suffit d'appeler au secours humblement, de prier comme Saint Benoît le dit avec les larmes du coeur, dans le regret amis aussi avec une immense confiance. Puis il faut aller vers le Christ. Il faut y aller, c'est-à-dire obéir, obéir aux intermédiaires. On a dit à l'aveugle : vas-y, il t'appelle. L'aveugle aussitôt, il était assis, il a rejeté son manteau pour avoir plus facile. Il se lève et il va vers le Christ. Il ne le voit pas pourtant. Mais il entend un remue ménage et il va de ce côté là. Mais il a obéi à des intermédiaires qui le lui ont dit. Le Christ ne l'a pas appelé directement. Il a dit à ceux qui l'entouraient : Faites-le venir ! On le lui a dit et il a obéit.

 

C'est la place d'un Abbé dans le monastère. C'est la place d'un chef d'emploi, d'un Maître des Novices, de tous ceux...Nous le sommes tous les uns pour les autres. Donc savoir suivre l'injonction, le conseil que nous donne un autre pour aller vers le Christ. A ce moment-là, il suffit de lui demander l'essentiel, d'attendre l'essen­tiel qui est d'être sauvé.

Et pour l'aveugle, c'était bien précisément de pouvoir posséder un regard qui lui permettrait de lever les yeux vers le ciel, de voir le Christ, de voir la demeure de Dieu et de tout recevoir à travers ce regard, le salut complet de sa personne. C'est ça l'essentiel !

Alors voilà, c'est arrivé ! C'est arrivé ! Et c'est ce que j'espère bien, et pour vous et pour moi, que ça nous arrivera au cours de cette retraite que nous ouvrirons demain matin.

 

Chapitre : La lettre à Sept-Fons. 1.             15.12.82

 

Mes frères,

 

Vers la mi-octobre, l'Abbaye de Sept-Fons a célébré le 850° anniversaire de sa fondation. A cette occasion le Pape Jean-Paul II a envoyé au Père Abbé et à la Communauté une lettre que j'ai reçue il n'y a pas longtemps, une quinzaine de jours peut-être ? Pourquoi ? Parce que à travers cette lettre, le Pape s'adressait en fait à l'Ordre entier et le Père Abbé de Sept-Fons l'a donc envoyé à tous les monastères de l'Ordre. Je vais donc vous en donner lecture, puis je ferai quelques mots de commentaires.

Mais remarquons d'abord que cette lettre vient du Pape qui est le représentant le plus autorisé du Christ sur notre terre. Nous devons donc recevoir son message avec respect, avec gratitude, avec ferveur. Il nous donne des consignes précises que nous recevrons bien volontiers, que nous ferons nôtres et que nous nous efforcerons de mettre en oeuvre.

Je sais qu'aujourd'hui, dans certains milieux - pas mo­nastiques, savez-vous - il est de bon ton d'envoyer le Pape aux vieilles ordures. Un polonais ! Sexagénaire ! connaît rien à nos problèmes ! Qu'est-ce qu'il fait là ? On ne le sait pas ! Voyez les raisonnement qu'on entend dans certains milieux ecclésiastiques...

 

Mais nous savons pour nous que notre Ordre a depuis, depuis son origine une grande dévotio dans le sens étymolo­gique du terme pour le Pape de Rome, c'est à dire un dévouement. Il lui est très uni. Les Papes le savent et ils apprécient très fort. Ils ne le disent pas souvent, mais lorsqu'ils le disent, nous le sentons. Ils s'appuient très fort sur l'Ordre de Cîteaux, sur ses mérites comme ils disent, sur sa prière, sur sa contemplation, sur son esprit de pénitence. Donc, nous serons dignes de l'honneur qu'il nous fait en nous adressant cette lettre.

           

Je vais vous en donner la lecture :

 

 

 

 

 

Au Révérend Père Abbé Dom Patrick

et aux moines de l'Abbaye Notre-Dame de Sept-Fons,

 

Le 17 octobre prochain, vous allez solennellement célébrer le 850ème anniversaire de la fondation de votre Abbaye cistercienne de la stricte Observance. Cet événement me procure la joie profonde de m'unir à votre fervente action de grâce, de vous témoigner l'estime toute particulière de l'Eglise pour votre vocation monastique et de vous adresser mes plus vifs encouragements à persévérer sur la voie exigeante où vous vous êtes engagés librement à la suite de Saint Benoît et de Saint Bernard, maîtres incompara­bles et toujours actuels de vie spirituelle et de perfection évangélique.

Par votre vie, en effet, vous exprimez le mystère pascal du Christ en ce sens que votre communauté priant et s'immolant "par Lui, avec Lui et en Lui" pour la gloire du Père et le salut du monde, contribue singulièrement à manifes­ter le visage saint et rayonnant de l'Eglise, Corps mystique de Jésus-Christ.

 

Si ces fêtes jubilaires constituent une lumineuse et réconfortante étape sur la route suivie par les moines de Sept-Fons depuis presque un mil­lénaire, elles sont également un appel pressant à approfondir votre vocation pour la mieux vivre, selon les exhortations du Concile Vatican II. Répondant aux invitations de l'Eglise, vous vous êtes efforcés de réaliser cette réno­vation spirituelle dont vous éprouviez la nécessité en purifiant votre vie religieuse d'éléments étrangers ou désuets, insensiblement introduits au fil des ans. Dans la décennie qui a suivi le Concile, cette tâche délicate a été, ici ou là, marquée par des tâtonnements, explicables en partie par une période antérieure d'observance peut-être insuffisamment vivifiée par une spiritualité sachant aller au-delà de la lettre.

 

Grâce à Dieu, cette étape est maintenant dépassée et les moines - qu'ils soient plus anciens ou plus jeunes -, situant mieux les véritables valeurs monastiques, s'efforcent de les vivre avec amour.

 

Dans cette optique - et le Pape Paul VI le soulignait vigoureusement dans son message du 14 octobre 1968 au Chapitre général de l'Ordre cistercien - il est fondamental que vous demeuriez constamment et intimement unis à Dieu en pratiquant la simplicité et les exigences de la Règle bénédictine, en veil­lant soigneusement à la dignité de la sainte liturgie, en imitant réellement la pauvreté du Christ par le travail manuel destiné à subvenir à vos besoins et à ceux des nécessiteux qui frappent à votre porte.

 

C'est également dans cette ligne que je souhaite moi-même, et avec ar­deur, vous voir réaliser toujours mieux ce que l'Eglise et le monde attendent de nous. Soyez des chercheurs de Dieu, des amants de Dieu véritablement préféré à tout ! A l’exemple de votre Père, trouvez votre bonheur dans la sépa­ration du monde ! Ne faisant qu'un coeur et qu'une âme avec vos frères, goûtez la joie de vivre dans un cadre familial d'obéissance et de charité géné­rateur de sérénité, afin de pouvoir redire chaque jour avec le psalmiste : "Voyez ! Qu'il est bon, qu'il est doux d'habiter en frères tous ensemble !" (Ps. 133)

Comme je le rappelais le 20 septembre 1980 au Mont-Cassin dans l'homélie adressée aux Abbés et Prieurs dont les monastères suivent la règle de Saint Benoît, une des richesses particulièrement appréciable de votre vie monastique consiste dans le fait que Saint Benoît a voulu fonder son monastère sur le mo­dèle d'une communauté familiale. Cette famille est vraiment le lieu où le Père Abbé pourvoit aux besoins de ses moines, les enseigne, les respecte dans leur dignité personnelle, les fait participer à ses décisions, et les entoure constam­ment d'une affection à la fois ferme et empreinte de tendresse. Soyez donc foncièrement attachés à votre vie conventuelle ! Demeurez le plus possible au milieu de vos  frères, sans céder aux invitations multiples à sortir du monastère pour des motifs qui ne sont pas strictement nécessaires.

 

Que chacune de vos Abbayes soit réellement la "Maison de Dieu", consti­tuant des centres de prière où les chrétiens de tous âges soient heureux de rencontrer le Seigneur dans le calme et le silence ! Dans une civilisation où la parole envahit tout, soyez des gardiens du silence si nécessaire à la vie intérieure, "âme de tout apostolat", selon l'expression si juste de Dom Chautard, Abbé de Sept-Fons au début de ce siècle !

           

Je demande à Marie, Mère du Christ et de l'Eglise, et modèle des âmes consacrées, à qui saint Bernard voua une si tendre et si forte affection - affirmant que la volonté de Dieu est que toutes les grâces nous arrivent par elle -, de vous aider à actualiser chaque jour davantage le "fiat" de votre oblation monastique.

            A ces encouragements et à ces prières, je suis heureux de joindre, à l'intention des moines de Sept-Fons et de leur Père Abbé, mais également pour les filiales de cette Abbaye, mon affectueuse Bénédiction Apostolique.

 

Du Vatican, le 12 octobre 1982

                                                                                              Jean-Paul II

 

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Voilà mes frères ! D'abord une chose : il nous rappelle une évidence. C'est que la présence monastique qui remonte à une haute antiquité (Sept-Fons 850 ans - Rochefort 750 ans, ce qui n'est pas trop mal! - Citeaux bientôt 900 ans ­En Orient, des monastères depuis 1500,1600 ans) c'est le symbole d'une pérennité, de la pérennité d'une présence de moines et de moniales dans l'Eglise et dans le monde.

Ils y sont entrés, ils n'en sortiront plus. Je suis persuadé que aussi longtemps que ce monde durera il y aura toujours des moines et des moniales. On ne sait pas sous quelle forme? Dans dix millions d'années, si le monde est encore là, nous ne savons pas ce que ce sera concrètement. Mais il y en aura. Pourquoi ? Mais parce que une communauté monastique est une petite Eglise, mais dans laquelle le mystère du Christ et de la grande Eglise se trouvent tout entier réalisés.

Une communauté monastique est une Pâque vivante. Ce sont des hommes qui passent de la mort du péché à la vie totale de la vision béatifique, de la transfiguration, de la résurrection. Tout cela sur le plan mystique naturellement. Mais sur cette terre, l'Eglise, ce n'est que cela. C'est une immense nef qui est en route, ou une caravane à laquelle s'agrège toujours de nouveaux passants, et qui passe de l'es­clavage vers la terre de la liberté. Donc ce grand mystère de la Pâque qui a culminé dans la mort et surtout dans la résurrection du Christ qui alors par le fait même de son mystère personnel fait passer toute l'humanité de cette mort à la vie éternelle.

 

Or, mes frères, une communauté monastique en tant que communauté, que petite Eglise, elle vit dans son ensemble, dans sa globalité, elle vit ce mystère. Elle est donc un signe, un signe invisible je dirais aux yeux de la plupart des hommes qui ne s'en doutent pas, mais parfaitement visible pour Dieu et pour ses saints.

Mais il n'est même pas nécessaire que les hommes en aient conscience car ça se fait tout seul, je dirais, ce transfert, ce passage. C'est que la communauté monastique vivant ce mystère, elle oriente l'univers entier, l'huma­nité entière vers son destin final. Elle est comme un projectile que nous connaissons main­tenant - maintenant c'est devenu enfantin - Il semble même qu'il y ait des jouets qui soient comme ça. Il y a une pe­tite tête chercheuse qui va toujours vers son objectif.

C'est ça la communauté monastique ! Grâce à des hommes qui sont en route vers la sainteté, l'humanité, l'Eglise ne dévie pas de sa destinée, est toujours bien orientée. Et une communauté va donc refléter sur son visage la gloire de la Trinité, Dieu étant tout en toute chose dans la lumière. C'est donc déjà - je l'ai dit il y a quelques instants - le mystère de la transfiguration du cosmos qui s'opère. Une communauté  monastique, c'est comme le Pape va le dire, une véritable maison de Dieu, c'est un Temple de Dieu, c'est quelque chose de définitif qui se fait là. Il nous le dit ici :

 

JE VOUS ENCOURAGE À PERSÉVÉRER SUR LA VOIE EXIGEANTE OÙ VOUS VOUS ÊTES ENGAGÉS LIBREMENT À LA SUITE DE SAINT BENOÎT ET DE SAINT BERNARD, MAÎTRES INCOMPARABLES ET TOUJOURS ACTUELS DE VIE SPIRITUELLE ET DE PERFECTION ÉVANGÉLIQUE. PAR VOTRE VIE, EN EFFET, VOUS EXPRIMEZ LE MYSTÈRE PASCAL DU CHRIST.

 

Vous voyez, c'est cela, donc par notre vie personnelle, mais je dirais encore plus par notre vie communautaire. Car, lorsque les Israélites, les hébreux sont sortis d'Egypte, ils sont sortis en groupe. C'est une communauté, une Eglise déjà, toute entière qui est sortie. Lorsque le Christ est ressuscité, c'est son Corps mystique qui est ressuscité avec lui. Alors, dit-il :

 

...EN CE SENS QUE VOTRE COMMUNAUTÉ PRIANT ET S'IMMOLANT « PAR LUI, AVEC LUI ET EN LUI » POUR LA GLOIRE DU PÈRE ET LE SALUT DU MONDE, CONTRIBUE SINGU­LIÈREMENT À MANIFESTER LE VISAGE SAINT ET RAYONNANT DE L'EGLISE, CORPS MYSTIQUE DE JÉSUS-CHRIST.

 

Vous voyez, c'est cela ! Donc, c'est pour ça qu'il y aura toujours des moines. Retenons d'abord cela, et reprenons conscience à l'occasion de cette retraite de notre responsa­bilité. Un jour, nous rendrons compte - nous le savons, mais il est bon de le rappeler - nous rendrons compte à Dieu de tous nos agissements au cours de notre vie, mais surtout de notre vie de consacré...mais pas seulement à Dieu, mais aussi aux autres hommes.

Si ce n'était qu'à Dieu tout seul, on peut encore s'ar­ranger avec lui parce qu'il est l'amour. Vous savez, il re­garderait encore à travers ses doigts...Mais il s’agit de rendre compte aux autres hommes. Et ça, c'est plus grave ! Et être jugé par ses pairs, ce n'est pas toujours, ce n'est pas très, très agréable. Donc, mes frères, soyons sur nos gardes !

Alors, il nous dit autre chose encore, le Pape. Et il me semble que le centre, le foyer de sa lettre se situe dans une insistance toute particulière sur la solitude et le si­lence. Il y revient à plusieurs reprises, une solitude auréo­lée de silence.

 

...A L'EXEMPLE DE VOTRE PÈRE, TROUVEZ VOTRE BONHEUR DANS LA SÉPARATION DU MONDE !

 

Trouvez votre bonheur là-dedans ! Donc ne le subissez pas. Trouvez-y votre bonheur. Pourquoi ? Mais parce que l'authenticité, la vérité de votre amour de Dieu, elle sera jugée sur votre fidélité à cette séparation du monde.

 

...SOYEZ DES CHERCHEURS DE DIEU. DES AMANTS DE DIEU VÉRITABLEMENT PRÉFÉRÉ À TOUT !

 

Si vous êtes des amants de Dieu au point de le préférer à tout, vous n'aurez plus aucun besoin d'aller roder dans le monde. Vous avez tout votre bonheur dans cette communion avec ce Dieu chez lequel vous habitez. Voilà, c'est ça qu'il dit ! Et cela, mes frères, je pense que c'est clair et net ! La solitude, ne l'oublions pas, notre solitude à nous, elle n'est pas un vide glacial et mortel. Non, elle est une cohabitation avec Dieu, avec Dieu qui est déjà en lui-même société de trois personnes. Elle est donc une communion, et une communion qui n'est pas subie...Une communion n'est jamais subie.

Une communion est tou­jours enrichissante. Une communion est une compénétration, une compénétration des âmes et des coeurs les uns dans les autres. Je l'ai déjà expliqué autrefois. Je me reçois des autres dans mon être entier et je me restitue à eux. Ce n'est pas à sens unique, car eux ont la même chose. Et ainsi notre être véritable, notre corps spi­rituel s'édifie de l'apport de tous les frères. C'est cela la communion ! Et elle sera signifiée pour nous, pas tellement par le fait de vivre les uns à côté des autres, mais par la pauvre­té. Nous avons tout en commun. Personne dans le monastère ne dit : c'est à moi. Pourquoi ?

Mais parce que si je me reçois des autres, tout le ma­tériel qui m'entoure appartient aussi aux autres. Et au som­met de tout, tout appartient à Dieu. Dieu devient tout en toute chose. Alors, la communion est parfaite. Cela se réalise effectivement, mais de façon brûlante, ardente, incandescente au moment de la communion Eucharis­tique. Alors le Christ Dieu est en chacun de nous. Et nous sommes grâce à Lui, en Lui, les uns dans les autres car nous sommes les membres de son Corps. Il est la tête.

 

Mes frères, ce sont là des mystères qu'il est très dif­ficile d'exprimer correctement en concept parce que alors on les enferme dans des boites, et la boite est toujours trop étroite. Mais nous devons par notre contemplation nous lais­ser saisir par le mystère et transporter, et transformer par lui. Voilà donc ce que le Pape nous dit.

Et la famille monastique, ce sera donc la réplique de l'univers céleste, rien de moins que cela! Ce qui se passe dans ce que nous appelons le ciel, c'est à dire là où une multitude infinie - on ne saurait pas les dénombrer ­- d'hommes, d'êtres humains sont déjà entièrement donnés à Dieu. Cette réalité qui est la plus belle qu'on puisse con­cevoir, elle est déjà en gestation dans la communauté monas­tique.

C'est pour ça, comme le rappelle ici le Pape, le monas­tère est une véritable MAISON DE DIEU. Et dans cette maison de Dieu, on y goûte ce qui n'est pas possible de trouver dans le monde. On a ce que les anciens disaient : la dégus­tation anticipée de la vie éternelle. C'est très beau, mes frères, quand on avance en âge, de prendre conscience qu'on possède la vie impérissable et incorruptible. Chez des jeunes, non, je pense que ce n'est pas encore possible parce que même s'ils ont un très haut degré de vertu, il y a encore trop de cellules qui travaillent en eux, qui sont neuves.

 

Tandis que lorsque l'être charnel extérieur commence à se décrépir, à se détruire, à se désagréger, alors, savoir et sentir, et avoir conscience que on ne mourra jamais même si on doit passer par le petit accident pas tellement extra­ordinaire - 0 non  - de ce qu'on appelle la mort physique. Alors ça, vous voyez, c'est la dégustation de la vie éternelle. Et c'est une des plus belles récompenses du moine lorsqu'il avance vers les culmina doctrinae virtutum, 73,25,

de Saint Benoît, vers les sommets.

Le Pape nous dit encore que le moine doit être :

 

SOYEZ LES GARDIENS DU SILENCE...DANS UNE CIVI­LISATION OÙ LA PAROLE ENVAHIT TOUT !

 

J'y ai fait allusion ce matin. C'est la parole, c'est le bruit, c'est l'agitation. Le silence n'existe plus. Dans certaines maisons, c'est à peine si on éteint la radio pour dormir...Mais le premier geste instinctif lorsqu'au matin on s'éveille - le transistor est sur la table de nuit - c'est

de le remettre en route. Et ça ne s'arrête plus jusqu'à ce qu'on l'éteigne pour s'endormir.

Voilà, mes frères, une civilisation où la parole, le bruit, l'agitation envahit tout. Et bien, nous devons être, nous, les gardiens du silence. Le moine est un homme de silence s'il ne se disperse pas. Se disperser, c'est vagabonder...c'est vagabonder en imagina­tion...c'est vagabonder dans ses occupations...c'est vagabon­der dans ses lectures...Et je dirais, le paroxysme de la ma­ladie, c'est vagabonder au dehors. Mais alors, c'est grave !

Non, le moine ne se disperse pas. Il vit au dedans de lui. Comme le disait si bien Saint Grégoire à propos de Saint Benoît : Habitat secum, il habite avec lui. Cela ne veut pas dire qu'il se renferme en lui-même comme dans une coquille. Ce n'est pas un homme narcissique. Non, il vit au dedans de lui je dirais pour deux raisons. Parce qu'il est habité par la Trinité, les yeux de son coeur commence à découvrir la présence de Dieu qui travaille l'hom­me par l'intérieur.

 

Il est donc suprêmement attentif, non pas à toutes sor­tes d'états spirituels, de consolations, de désolations qu'il vivrait - non, ça c'est affaire de novice ! Je dirais presque que c'est affaire de postulant, de prénovice ! Petite maladie infantile, de petit gosse encore ­ - Non, c'est pas ça, c'est autre chose. L'attention de l'oreille, de l'oreille qui écoute comme dit Saint Benoît, l'oreille qui écoute ce que Dieu va dire à l'intérieur. Car la volonté de Dieu, elle entre par l'oreille à l'intérieur du coeur. Et c'est là que j'habite.

Cette Parole de Dieu, je la recueille. Elle est dans mon coeur. Je la médite comme faisait la Vierge Marie. Je la lais­se me travailler. Et alors il arrive une chose que la femme, la moniale comprendra infiniment mieux que l'homme. L'homme va le sentir disons sur un mode mineur, très mineur dans la partie féminine de son être. C'est la naissance en lui de l'être nouveau qui est conformé à l'image du Christ.

C'est de pouvoir sentir : ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi ! Comme si le Christ était mon propre enfant qui prend corps dans mon sein à moi. Vous voyez! A ce moment-là, c'est vraiment vivre au dedans de soi, être attentif à la présence de Dieu qui prend corps en moi, qui fera que au terme de mon évolution spiritu­elle, vraiment ce n'est plus moi qui vivrai, c'est le Christ qui aura entièrement pris possession de moi et qui vivra en moi.

 

Voilà, mes frères, c'est malheureux de déjà devoir s'arrêter parce qu'il faut se rendre à l'Office. Mais je n'ai pas encore fini. Nous avons encore demain jeudi. Ce n'est pas la retraite demain. Mais enfin, il faut tout de même faire un pont entre le mercredi et le vendredi. Et ce que je vous dirai demain soir, ce sera ce pont, ce sera la suite et la fin (?) de la Lettre du Pape. Vous voyez qu'elle est très intéressante, très instruc­tive.

 

Chapitre : Lettre à Sept-Fons. 2.                16.12.82

 

Mes frères,

 

Revenons à la lettre de sa Sainteté Jean-Paul II à la communauté de Sept-Fons. Je disais que le Pape nous deman­dais, et il insiste à deux reprises, pour que nous veillions attentivement sur notre solitude.

 

...À L'EXEMPLE DE VOTRE PÈRE, TROUVEZ VOTRE BONHEUR DANS LA SÉPARATION DU MONDE !

...DEMEUREZ LE PLUS POSSIBLE AU MILIEU DE VOS FRÈRES, SANS CÉDER AUX INVITATIONS MULTIPLES À SORTIR DU MONASTÈRE POUR DES MOTIFS QUI NE SONT PAS STRICTE­MENT NÉCESSAIRES.

 

Pouvons-nous nous dire...Naturellement ce n'est pas pour aller faire une course à Rochefort. Il y a le dentiste, il y a le médecin, et ça ce sont les affaires courantes. Mais on dit : je dois sortir, je dois aller assez loin. Je dois aller à Bruxelles, je dois aller à Namur, je dois aller à Liège. Mais est-ce que en conscience, devant Dieu qui un jour m'en demandera compte, est-ce que c'est stricte­ment nécessaire que j'y aille ? Vous voyez, c'est ça que veut dire le Pape. Notre clôture et notre solitude, c'est quelque chose d'extrêmement important !

Aujourd'hui, il se dessine un mouvement inverse. C'est sans doute pour cela que le Pape insiste tellement. Je vous ai dit que le foyer de cette lettre était : solitude et si­lence. Une solitude habitée par un silence adorant et aimant. La joie d'être aimé de Dieu et de pouvoir répondre à cet amour. C'est ça la vie contemplative !

Or il y a un mouvement qui au lieu d'être séparation du monde est plutôt autre chose encore qu'une ouverture sage au monde - c'est nécessaire, c'est depuis l'origine du monachisme - Mais ici, un mouvement vers le monde. Je ne pense pas tellement ici à notre Ordre. Cela peut exister dans la tête de l'un ou l'autre, mais pas pour des communautés. Mais on voit cela ! On parle de plus en plus de mona­chisme urbain, que c'est en ville, que c'est au coeur du monde qu'il faut s'installer. Voyez !

 

Ce n'est pas en tout cas dans la Tradition Monastique telle que le Pape, ici, l'entend dans notre Ordre. Laissons ça à d'autres et essayons de sauvegarder notre identité. Fuir, dit le Pape, tout ce qui peut troubler votre calme et votre silence.

...DANS UNE CIVILISATION OÙ LA PAROLE ENVAHIT TOUT, SOYEZ LES GARDIENS DU SILENCE !

 

La parole ! Les bruits de toutes sortes ! L'agitation ! L'énervement ! Mais cette solitude amoureuse dans un silence contemplatif, elle n'est pas une rupture avec le monde comme si on rejetait le monde, comme si on le méprisait, comme si on le jugeait dangereux, comme si on y voyait un immense pré-enfer. C'est à dire que tous ceux qui ne sont pas dans les monastères, ils sont voués à la géhenne.

Non ! Ce n'est pas cela! Ce n'est pas une rupture avec le monde, mais c'est un retrait, c'est un éloignement du mon­de, une anachorèse afin d'être présent au monde d'une manière plus vraie, plus intense, plus efficace. Car par la recherche ardente et fervente de Dieu, le moine dirige le monde vers la réalisation de son destin qui est précisément de devenir l'habitacle de Dieu, le Temple de Dieu. Dieu sera tout en toute chose.

Dans son désert, le moine vraiment oriente le monde com­me un opérateur dirige à distance une fusée balistique. A l'aide d'ondes qu'il envoie vers cette fusée il la dirige vers son objectif. Le moine fait quelque chose d'analogue. Naturellement c'est une comparaison un peu très, très matérielle. Mais enfin pour aujourd'hui nous sommes habitués à ce genre de chose et

nous comprenons.      

 

Mais ici, en plus, par une prière, par une contemplation vraie - pas cérébrale, mais venant du coeur - le moine fé­conde aussi surnaturellement le monde. Les semences divines déposées peuvent germer et peuvent produire du fruit. J'ai fais allusion à cela hier matin. La semence est déposée dans notre coeur, dans le coeur de chaque homme, mais est déposée aussi partout dans l'uni­vers. Les Rogations, ce sont les journées consacrées aux semences, dans l'optique liturgique primitive. Dans un sermon de Saint Léon, est-ce aujourd'hui ou hier je ne sais plus, nous en avons entendu parler. Il y a fait une allusion nette.

Eh bien, la prière du moine, sa contemplation est ce soleil qui fait germer les semences divines qui sont partout dans le monde. Et c'est grâce à ces âmes contemplatives que le monde pourra arriver au terme. Et c'est une raison pour laquelle il y aura toujours des moines et des moniales voués à la vie contemplative. C'est indispensable dans le plan de Dieu. Et c'est pourquoi le Pape dit que :

 

...Il EST FONDAMENTAL QUE VOUS DEMEURIEZ CONS­TAMMENT ET INTIMEMENT UNIS À DIEU.

 

Il est fondamental ! Donc c'est un fondement ! C'est fondamental pour vous, c'est fondamental pour le monde ! Donc être unis à Dieu constamment, intimement. C'est une allusion ici à la prière perpétuelle que les premier moines se donnaient comme objectif et à laquelle le Père Abbé Général a fait allusion dans sa lettre de Pâques 1980 je pense, où il disait que c'était quelque chose qui se perdait dans notre Ordre. Il disait : Faites bien attention ! Faites bien atten­tion, il faut remettre cela en valeur ! L'union à Dieu, ce n'est pas facultatif pour nous, c'est notre vocation.

 

Le Pape parle encore ici du responsable de cela :

 

…UNE DES RICHESSES PARTICULIÈREMENT APPRÉCIA­BLE DE VOTRE VIE MONASTIQUE CONSISTE DANS LE FAIT QUE SAINT BENOÎT A VOULU FONDER SON MONASTÈRE SUR LE MODÈ­LE D'UNE COMMUNAUTÉ FAMILIALE.

 

C'est à dire que c'est une communauté qui a un Père, et tous les membres de cette communauté sont frères. Naturelle­ment, notre véritable Père, c'est notre Père des cieux. Et nous sommes frères parce que nous sommes tous membres du Christ qui est, lui, le fils de Dieu par nature. Nous, grâce à notre insertion en lui, nous devenons Fils de Dieu par grâce.

Donc, c'est pour cela qu'une communauté monastique est construite sur le modèle d'une communauté familiale. C'est dans ce sens-là que ça veut dire. Cela ne veut pas dire qu'on est copain-copain. C'est autre chose, c'est infiniment plus beau que cela !

 

...CETTE FAMILLE EST VRAIMENT LE LIEU OÙ LE PÈRE ABBÉ POURVOIT AUX BESOINS DE SES MOINES....

 

Il a donc, ici, dirigé son intention vers l'Abbé qui est le responsable de la marche de son monastère.

 

...IL POURVOIT AUX BESOINS DE SES MOINES...

 

A tous les besoins : aux besoins spirituels en premier lieu, aux besoins intellectuels, aux besoins matériels, aux besoins de santé, à tous les besoins. Mais il s’agit naturellement ici des véritables besoins. Nous pouvons avoir de faux besoins. Il s’agit de besoins qui permettent à l'homme, au frère, au moine de s'épanouir dans la ligne de sa vocation. Il va le dire d'ailleurs.

 

...IL POURVOIT AUX BESOINS DE SES MOINES, LES ENSEIGNE...

 

Car ça, comme dit Saint Benoît, s'il est Abbé, c'est parce que praeesse duplici doctrina, 2,30. Il est en tête grâce à son enseignement qui est double : par sa vie d'abord et puis par ses paroles qui sont une explicitation de son enseignement existentiel. Sinon, s'il y a une rupture entre les deux, s'il y a un hiatus entre les deux, ça ne va pas. L'enseignement oral n'a de valeur que s'il explicite un enseignement de vie.

 

…IL LES ENSEIGNE, LES RESPECTE DANS LEUR DIGNITÉ PERSONNELLE...

 

Et c'est cela ! Il ne les fait pas entrer tous dans moule uniforme. Non ! Chacun a le droit de s'épanouir dans la ligne de ce qu'il est. Il y en a, voyez, qui ont des besoins. Il y en a qui ont des besoins de recherches, qui sont plus intellectuels... Il y en a qui sont plus manuels... Ou bien certains ont be­soin de plus d'activités... d'autres ont besoin de plus de prière...

Tout cela, l'Abbé doit le percevoir, le sentir, le sa­voir. Et il doit permettre à chacun de devenir un fils de Dieu dans la ligne de ce qu'il est, sans le forcer, sans le tordre, sans vouloir le faire aller dans un sens ou dans l'autre. Il doit donc respecter leur dignité personnelle, les accepter tels qu'ils sont de façon a ce que eux-mêmes s'ac­ceptent tels qu'ils sont, avec leurs défauts, avec leurs lacunes, avec leurs limites, mais aussi avec leurs riches­ses et leurs possibilités.

Donc, c'est cela qu'il veut dire ! On dirait vraiment que le Pape a été Abbé. Mais enfin, ne l'oublions pas, il est le représentant du Christ. Et le Christ lui insuffle certainement par des canaux connu de lui seul ce qu'il doit dire aux Abbés pour leur rappeler les urgences de leur mis­sion.

 

…IL LES RESPECTE DANS LEUR DIGNITÉ PERSON­NELLE, LES FAIT PARTICIPER À SES DÉCISIONS...

 

Il n'a donc pas un pouvoir arbitraire, et tyrannique, et despotique. Non, il les consulte. La plupart du temps, ce sera en privé. Car, allez consulter toute une communauté sur un problème technique de brasserie, ou d'électricité, ou même d'organisation de vacherie, ou n'importe quoi ?

Il n'y a rien de plus catastrophique dans une communau­té que lorsque vous avez des gens qui n'y connaissent rien qui se mêlent de donner leur avis qui naturellement pour eux est définitif. Non, à chacun son métier et les vaches seront bien gardées.

Mais l'Abbé doit tout de même avoir assez d'humilité et de bon sens avant de prendre une décision de bien s'in­former auprès de personnes compétentes.

 

...ET LES ENTOURE CONSTAMMENT D'UNE AFFECTION À LA FOIS FERME ET EMPREINTE DE TENDRESSE...

 

Cela, c'est très, très, très beau ! Il ne suffit pas d'être intelligent, d'être généreux, d'être un bon organisa­teur, ni même d'être un homme de prière. Non, il faut quelque chose dans un Abbé, dans une Abbesse aussi, il faut du coeur. Il faut de l'affectus. Vraiment les frères doivent sentir qu'ils sont aimés. Ils doivent le sentir. Amour plein de tendresse, mais ferme. Cela ne doit pas devenir de la sensiblerie. Non, non, non. Il ne faut pas avoir trop facilement la larme à l'oeil. Ce n'est pas nécessaire. Mais on doit sentir qu'on est aimé.

Eh bien, mes frères, lorsqu'on voit ceci, je dois vous dire : Eh bien c'est surhumain ! C'est vraiment surhumain ! Pourquoi ? Parce que pour faire tout ce que le Pape demande ici et qui est vraiment le portrait de ce qu'on peut appeler un véritable Abbé, il faut ne plus avoir de proprium, il faut être mort à soi tout à fait pour laisser dans soi-même, dans son coeur toute la place aux autres. Alors il n'yen a plus pour soi ! Toute la place à Dieu aussi...

Il faut donc toujours avoir une grande pitié pour les Abbés. Pitié dans ce sens que ce ne sont pas des saints. Ils ont aussi leurs besoins, ils ont aussi leurs limites et on leur demande des choses surhumaines. Avoir pitié et bien prier pour eux !

Maintenant il nous reste deux ou trois minutes. Mais je ne pense pas que j'aurai fini. Vous voyez, c'est sans fin. Nous laisserons ça, une petite queue, pour la semaine pro­chaine après notre retraite.

 

 


Chapitre : Lette à Sept-Fons. 3 et fin.         21.12.82

 

Mes frères,

 

Ce soir je vais terminer la présentation de la lettre adressée par le Pape Jean-Paul II à la communauté de Sept­-Fons et en fait à l'Ordre entier. Je rappelle que le Pape nous demande de conserver un grand amour pour notre solitude, pour notre clôture, pour notre silence. Ce doit être un véritable amour, une sorte d'affection. Notre séparation du monde ne doit pas être subie. Nous devons la rechercher. Elle fait partie de notre état.

Nous sommes entrés dans un domaine qui n'est pas le nôtre. C'est le propre domaine de Dieu. Nous sommes ici dans ce qu'on pourrait appeler une sorte d'antichambre du Royaume céleste. Je veux dire que nous nous exerçons dès cette vie à ce qui sera notre état un jour pour l'éternité. C'est donc une éternité commencée, une dégustation anti­cipée de la vie éternelle. Et ça ne peut se faire qu'à l'in­térieur de notre solitude. Ce n'est pas un mépris du monde, c'est un retrait du monde.

Car le monde est dominé par un tyran qui lui fait faire ce que bon lui semble. Nous ne le savons que trop aujourd'hui : des ferments de guerre travaillent le coeur des hommes partout. Enfin il est préférable de ne pas en parler. Nous ne le savons que trop...

 

Et le Pape nous dit encore que nous devons avoir soin de GOUTER LA JOIE. Car le monastère est par excellence le lieu de la joie spirituelle. C'est à dire cette joie que une fois encore le monde ne peut pas donner car elle lui est étrangère. C'est la propre joie qui faisait frémir le coeur du Christ même au plus fort de ses tourments.

Le monde offre aussi des joies. Mais ce sont des joies artificielles, lorsque on en entend parler, ou qu'on les voit dans les publicités des journaux, parfois dans les lettres qu'on reçoit. Si on doit aller en ville, à ces moments-ci par exemple, temps avant Noël, quand il fait sombre assez tôt, c'est partout des éclairages, des représentations, des lampes, des points lumineux, des néons, enfin tout ce qu'on veut pour créer une atmosphère de joie.

Et alors naturellement dans les grands magasins, où là c'est par excellence le domaine de la joie factice, dans ces milieux de surabondance - où en réalité comme je vous l'ai déjà dit les hommes sont dressés comme des rats, condition­nés comme des rats de façon à pouvoir les vider. Cela, c'est la joie artificielle qui laisse derrière elle un goût de malheur !

 

Il y a aussi des joies saines dans le monde. C'est cer­tain ! Il y a les joies de la famille. Il y a les joies de l'amitié. Mais celles-là, elles participent déjà d'une certaine façon à la propre joie du Christ. Moi, je pensais à ces joies factices que nous avons connues, car nous n'avons pas toujours été dans le monastère.

Eh bien, le Pape nous dit : GOÛTEZ LA JOIE DE VIVRE dans le Monastère. Mais pour cela, le monastère doit présen­ter UN CADRE FAMILIAL D'OBEISSANCE ET DE CHARITE, CADRE GENERATEUR DE SERENITE.

Il faut donc que le monastère soit organisé de façon à ce que la charité puisse y fleurir. Et la charité, l'amour, mais un amour d'affection. Ce n'est pas une fausse charité, une charité – dirait-on - de devoir. J'ai fait ce que je devais, ce qui m'était demandé...J'aime mes frères, mais voilà, dans le fond de mon coeur je préférerais les voir à cent lieues. Mais puisqu'on me demande la charité, je la pratique...

La charité est autre chose qu'une vertu. La charité est la vie même de Dieu. C'est quelque chose de quasi natu­rel pour un chrétien. C'est sa marque. Le Christ l'a dit. On reconnaîtra que vous êtes mes disciples si vous vous aimez les uns les autres. Si vous ne vous aimez pas, vous n'êtes pas mes disciples, pas d'affaires...Vous êtes les disciples de qui alors ? Mais des disciples de celui qui n'aime pas.

Et celui qui n'aime pas, vous le savez, c'est le diabolos, c'est celui qui disperse et qui casse tout. Or, cette charité, et ça nous devons bien le savoir, cet amour vrai qui est participation à l'essence même de la vie divine, ce n'est pas inné en nous. C'est un cadeau qu'on reçoit mais que nous devons entretenir, que nous de­vons faire croître, s'épanouir en nous. Et ça ne peut se faire qu'à travers l'obéissance.

Et là, je profite de l'occasion pour rappeler encore : l'obéissance, elle n'est jamais avilissante. C'est la vertu ennoblissante par excellence car elle nous met en contact immédiat, sans intermédiaire, avec Dieu en personne. J'entre dans le vouloir divin, j'entre dans son projet. A ce moment-là, tout Dieu m'enveloppe. Dieu me pénètre et Dieu me transfigure. Et je participe à sa noblesse à Lui. Il n'y a rien de plus noble que d'obéir !

 

Ne jamais obéir à des hommes ! ça, il ne faut pas le faire...ça, c'est l'obéissance militaire. Je le fais parce que le caporal, ou l'adjudant, ou le colonel est derrière moi. Pour le reste, au revoir, à l'occasion je me défile...

            NON, c'est autre chose, c'est l'obéissance du cœur ! C'est entrer avec tout son être dans ce que Dieu demande pour que son plan soit le plus beau possible, se réalise dans toute sa pureté, dans toute son attirance. A ce moment-là, mes frères, cette obéissance, elle entretient en moi cet amour qui est générateur de joie.

Et je pense que le meilleur commentaire que nous en trouvions, c'est dans l'avant-dernier chapitre de la Règle de Saint Benoît qui nous décrit le cadre du monastère idéal. Ce n'est pas le cadre matériel, ni économique, mais le cadre surnaturel. Comment vit une cellule du Royaume de Dieu ? Comment on vit dans la Maison de Dieu ?

 

Je le rappelle. Il nous dit qu'il y a un ZELE, 72,4. Un zèle ? Il faut le prendre dans le sens étymologique du terme, c'est à dire quelque chose qui bout. C'est presque une onomatopée : on entend le bruit. C'est quelque chose qui bout, on l'a en soi, et ça bout. Et comme ça bout, il y a des échappées de vapeur. On est sous pression, mais pas une pression nerveuse. Ce n'est pas une pression malsaine, maladive ? Non, c'est la vitalité de Dieu qui est amour qui est en nous et qui nous fait vi­brer comme une chaudière. C'est ça le zèle !

Le bon zèle, dit-il, c'est celui qui sépare des vices et qui conduit à Dieu et à la Vie Eternelle, 72,4. Alors, dit-il, ce zèle là, il faut que les moines l'exercent ferventissimo amore, 72,6, avec un amour... Là aussi c'est la ferveur, c'est quelque chose qui brûle mais au maximum. On représente toujours l'amour comme une flamme et on prendra pour l'évoquer la couleur rouge. Mais c'est cela ! L'amour épanoui quelqu'un...l'amour amène un teint, un beau teint sur le visage de quelqu'un. Tandis que la haine terni le visage.

Eh bien, il faut exercer le zèle avec un amour de cette sorte. C'est-à-dire ? Et maintenant il détaille en quoi con­siste cet amour qui doit régner à l'intérieur d'un monastère. C'est l'amore, ce n'est pas le caritas. Il y a une nuance. On emploiera le même mot pour les relations interpersonnelles à l'intérieur d'un mariage par exemple. C'est cela ! Il faut que l'affectus y soit...ça doit venir du coeur.

Il faut, dit Saint Benoît, se prévenir d'honneur les uns les autres. 72,7. Donc, ne pas se marcher sur les pieds. Et surtout croire, mais bien sincèrement, que les autres nous sont supérieurs, qu'ils valent mieux que nous, et le leur faire sentir. Voyez l'humilité qui est là en dessous ! Mais une vrai humilité, encore...

Et alors, dit-il, il faut supporter avec une patience extrême, patientissime, 72,9, les infirmités des corps et des esprits. Allons ! On a chacun ses défauts. Il y en a qui ont des tics : infirmité des corps. Il y en a qui ont des tics psychologiques : infirmités psychologiques. Voilà, on est ainsi et on mourra ainsi. Il est probable qu'au ciel on l'aura encore ? Nous ressusciterons avec nos défauts et avec nos infirmités. Mais attention ! Elles seront à ce moment-là nos décorations. Car c'est grâce à elles que nous aurons gravi les degrés de l'échelle de l'humilité, et que nous aurons exercé la patience des autres.

Alors, dit Saint Benoît, il faut s'obéir à l'envi les uns les autres. 72,9. Ce doit être un concours, un concours d'obéissance les uns aux autres. Vous savez, il y en a qui disent : j'ai pas le temps, au revoir ! Et puis ils s'en vont...Et on est là...J'avais besoin d'un service et je suis tout seul... Non, jamais répondre cela. Mais si vraiment on n'a pas le temps, vous savez, c'est ce que Saint Benoît dit, quand c'est demandé mal à propos, si on ne sais pas rendre le ser­vice, au moins qu'on donne une bonne parole, 31,30) et pas un geste d'impatience qui peut être saisi comme une insulte.

 

Alors, que personne ne suive ce qui lui semble utile à lui, mais plutôt ce qui est utile aux autres. Voyez un peu ! Toujours l'oubli de soi : ce qui peut être utile aux autres et pas à moi... Il faut, dit Saint Benoît, se rendre chastement les de­voirs de la charité fraternelle. Caste caritatem fraternitatis, 72,11. Et ça, c'est un très beau mot. Il faut le faire chastement. Cela veut dire : il faut le faire avec une luminosité qui montre la pureté, la limpidité de l'amour véritable. C'est cela le caste, de façon chaste ! Donc, non pas copain-copain, vous voyez, ce n'est pas ça !

Lorsque l'on rend service, lorsque l'on obéit à l'autre, on rend service à un frère dans le Christ, on obéit au Christ lui-même qui demande un service par la bouche de ce frère. Et alors, dit-il, il faut craindre Dieu, amore, de façon amoureuse, 72,12. Ici, il n'y a pas d'opposition entre la crainte et l'amour. C'est la crainte de Dieu qui est vraiment servie dans l'amour. C'est un peu comme une praline : à l'in­térieur c'est du nougat, à l'extérieur c'est du chocolat. Le nougat, c'est la crainte parce que c'est tout de même assez dur. Et le chocolat, c'est l'amour. Et ça fait une seule friandise. Et c'est ainsi que nous devons être avec Dieu.

Et alors, l'Abbé, il faut l'aimer d'une charité sincère et humble. C'est diligere ici. Il faut vraiment avoir un faible pour lui. C'est la dilectio. C'est à dire que parmi tous je le choisi, et j'ai un faible pour lui. Et cela avec un amour sincère et humble. Et finalement il ne faut rien préférer, mais absolument rien, omnino nihil, 72,14, au Christ qui tous ensemble nous conduira à la vie éternelle.

 

Voyez ! C'est cela ne rien préférer au Christ ! C'est le Christ qu'on voit partout. C'est le Christ qu'on rencon­tre à tous les coins des cloîtres. C'est l'halène du Christ qu'on respire dans le monastère...Alors vous comprenez qu'on y goûte la joie et qu'il n'est pas nécessaire, qu'on n'a pas envie d'aller se promener dehors. On n'a pas envie de parloter ni de bavarder. Non, on est tout à cette joie intime. Et grâce à cette joie, on peut passer à travers toutes les épreuves, toutes les difficultés. Cela n'a plus d'impor­tance. Ce sont des moyens que Dieu utilise pour approfondir en nous nos capacités de joie.

Voilà, mes frères, c'est ainsi que se termine la lettre du Pape. Vous voyez qu'elle est très encourageante. La vie monastique en soi, elle est vaste comme Dieu lui-même. Elle est participation à la vie de Dieu, à sa paix, à son bonheur et à sa joie. Nous entrons dans le Temps de Noël. Nous nous rappelle­rons que si le Christ s'est fait homme, c'est précisément pour nous faire participer à tout ce qu'il est et à tout ce qu'il a...

 

Chapitre : L’aveugle de Jéricho.                  23.12.82

      7. La sequela Christi.

 

Mes frères,

 

Je vais en terminer aujourd'hui avec notre Lectio Divina de cet épisode bien connu de ce mendiant aveugle que le Christ guérit aux portes de Jéricho. J'ai dit que cette aventure de cet homme dessine parfai­tement notre vie monastique. Et j'avais découvert trois mou­vements. Je vais les reprendre schématiquement dans un ins­tant. Je m'arrête au troisième.

Il est dit pour terminer. Il recouvre la vue, ses re­gards se portent vers le haut. C'est à dire que la première personne qu'il voit, les premiers yeux que ses yeux à lui rencontrent, ce sont ceux de ce Christ Jésus qu'il a appelé au secours et qui l'a guéri. Et qu'arrive-t-il alors ? Cela se conclut très simplement, mais c'est très beau : ­Et il l'accompagnait sur le chemin, sur la route. C'est le troisième mouvement ! C'est le mouvement de conclusion ! C'est pour nous ce qui est devenu la sequela Christi, la marche à la suite du Christ.

Qu'est-il arrivé ? Mais l'aveugle pour la première fois a vu le Christ et il n'a plus réussi à en détacher son re­gard. Non pas que le Christ soit un mage qui fascine ? Non ! Mais je vous dit, son regard, son regard de guéri, son regard de voyant, de nouveau voyant s'est posé sur le visage du Christ. Et dans ce visage il a vu les yeux, parce que instinc­tivement, ce sont les yeux que nous cherchons.

 

Et voilà, cet homme a été comme enchaîné. Il est passé brusquement de la foi - le Christ a dit : c'est ta foi qui t'a sauvé - il est passé de la foi à l'amour. Et sa vie est devenue le Christ. C'est pourquoi il ne peut plus s'en déta­cher. Se détacher du Christ, ce serait mourir. Ce serait retomber dans une cécité plus grave encore que la première.

Et le Christ, lui ? Mais nous le savons, le Christ sort de Jéricho, et de Jéricho il monte à Jérusalem. Et il sait très bien qu'il va vers sa passion et vers sa mort. Et l'aveugle le suit sur cette route. Il va le suivre jusqu'à la mort, jusque dans la mort et même au delà de la mort. Nous avons donc ici un disciple parfait.

Par après, naturellement,on ne parlera plus explicite­ment de cet aveugle. Pourtant, il y a tout de même un indice qui nous montre qu'il est demeuré parmi le groupe des disci­ples. C'est que on a retenu son nom. D'autres aveugles ont été guéris. Mais voilà, on a ou­blié leurs noms. Mais lui, on l'a retenu. C'est donc quelqu'un qui a frappé la communauté et qui a exercé une influence sur elle.

 

Donc, son cas - pour l'appeler ainsi, ce serait pres­que son cas médical - est devenu exemplaire pour la commu­nauté chrétienne première. Et il l’est pour nous, pour nous encore aujourd'hui. Car la sequela Christi, la marche à la suite du Christ, elle ne cessera jamais. Voyez ! Il est bien dit : et il l'accompagnait sur le chemin. C'est tout ! On ne dit pas qu'il l'a accompagné pour faire un petit bout de marche avec lui. Non, il l'accompa­gnait sur le chemin.

Et alors, portons-nous à l'autre bout et voyons ce qui se passe après. Nous découvrons dans l'Apocalypse ceci : Il y a des hommes - des hommes ? Il y en a exactement 144.000, 12.000 des douze tribus d'Israël - qui ont été ra­chetés de la terre. Et ceux-là, ils suivent l'Agneau partout où il va.

Donc l'Agneau, c'est à dire le Christ ressuscité, n'est pas toujours assis sur un trône dans le ciel parce que ce serait de l'immobilité de statue. Non, le Christ est vivant. Le Christ est partout. Il a dit : Je serai avec vous jusqu'à la fin du monde, et même au delà de la fin du monde. Et nous voici au delà de la fin du monde. Cette sequela Christi continue. On suit le Christ partout où il va.

 

Mais où va-t-il, dira-t-on à ce moment là ? Nous n'en savons rien. A ce moment-là nous le verrons à condition d'être dans les 144.000 parce que ceux-là le suivent. L'aveugle, lui, y était. Il le suivait sur la route. Ceux-là,dit l'Apôtre, ils ont été rachetés parmi les hommes comme prémices pour Dieu et pour l'Agneau. Et bien, nous autres, nous ne devons pas viser plus bas. Et nous som­mes certains que si nous visons bien haut que nous y attein­drons.

           

Et maintenant, je résume l'ensemble. Nous avons donc vu

le tracé d'une vie monastique idéale:

            1. D'abord un appel au secours dans la conscience de sa misère, mais aussi dans une confiance absolue.

            2. Ensuite la vision du Christ avec la disparition de la cécité spirituelle.

            3. Et finalement l'union sponsale pour l'éternité. On            suit le Christ partout où il va.

 

Donc, il y a un appel au secours. Il y a purification avec vision du Christ, union sponsale au Christ. On devient deux dans une seule Lumière. Et voilà ! C'est ça le mouvement, la courbe très souple et très belle de la vie monastique qui commence ici, et qui dure, et qui ne s'achèvera jamais, car elle dure toute l'éternité.

Il y a donc une triple relation au Christ Jésus : le Christ Jésus comme Sauveur - le Christ Jésus comme Lumière ­et le Christ Jésus comme époux. Voilà les trois ! Lorsqu'on a dit ces trois choses, on a tout le Christ, on a tout l'homme Jésus - On a tout le Verbe de Dieu, on a toute sa des­tinée humaine, sa destinée de chrétien, sa destinée de moine.

Il nous suffit donc de croître ainsi dans la confiance et dans l'amour : un amour qui comble l'homme, qui le plé­nifie à jamais car cet amour, c'est Dieu lui-même. Voyez ! Tout vient de lui et tout retourne à lui. Et dans ce retour à lui nous sommes entraînés.

Voilà, mes frères, tout ce qu'on a pu extraire de cette toute petite histoire de cet aveugle mendiant guéri par Jésus à la sortie de Jéricho. Vous avez là un petit échantillon de ce que peut être une Lectio Divina...

 

 


Chapitre : Prise d’habit de frère Philippe.       24.12.82

 

Philippe, mon frère,

 

Voici enfin levé en cette veille de Noël le jour auquel vous espériez avec un telle ardeur. Et je dois vous dire que pour nous, c'est aussi une heureuse journée. Vous allez recevoir un habit qui trahira aux yeux de tous le désir qui fait frémir votre coeur et qui le consume devenir un amant passionné du Christ Jésus notre Seigneur, notre Dieu.

Ne rien, absolument rien lui préférer, ni ici-bas, ni dans le monde à venir, ni pour l'éternité. Et ambitionner d'être à la fin de votre route un seul esprit avec lui.

Mais je vous préviens: sur votre chemin vous rencontre­rez des ennemis. Et les plus dangereux sont déjà présents en vous : ces passions, ces vices, ces pensées qui surgissent des cavernes obscures de votre coeur. Ce sont des ennemis féroces ! Ils ne connaissent aucune pitié et ils feront tout pour vous empêcher de réaliser votre idéal.

 

Mais soyez rassuré ! Vous avez à votre disposition ­- Saint Benoît vient de vous le redire - un armement d'une puissance invincible : les armes fortes et nobles de l'obéis­sance. Elles sont nobles parce que le Christ lui-même n'a pas voulu en connaître d'autres. Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort. Et c'est pourquoi il a vaincu. Et son Père lui a donné le Nom qui est au dessus de tout nom et l'a souverainement exalté. Voilà ce que vous devez faire vous-même à sa suite ! Et ces armes, elles sont fortes parce qu'elles sont di­vines et qu'elles anéantissent la source même du mal : l'égoïsme.

Et d'ailleurs, dans cette communauté qui vous accueille, vous ne serez pas seul. Vous vivrez en coude à coude frater­nel avec des compagnons qui, comme vous, luttent, travaillent, espèrent. Avec eux vous porterez le poids de la chaleur et du froid. Avec eux, vous chanterez vos joies et vos peines. Vous les aimerez tous et chacun d'une charité humble et sincère et vous ne vous étonnerez pas de leurs défaits, car vous allez faire l'expérience de votre propre faiblesse.

Et c'est une découverte salutaire, car avec la grâce du Christ Jésus, dans cette découverte même, vous gravirez lentement les échelons de cet escalier mystérieux qui vous conduit vers Dieu en vous faisant descendre dans l'humilité. Et au sommet de cette échelle, vous goûterez enfin, ayant chassé toute crainte, la charité parfaite. Et votre coeur dilaté connaîtra un bonheur dont pour l'instant encore, ce que vous sentez n'est qu'une approche tellement faible : le bonheur qui se trouve dans le coeur de Dieu, la joie et la paix que seul le Christ peut vous donner.

 

Et votre vie deviendra féconde. Elle s'étendra mysté­rieusement mais certainement dans l'invisible au monde en­tier en commençant par ceux que vous avez quitté, par ceux que vous avez rencontré, par ceux que vous aimez. Mais vous serez à ce moment-là sur la terre un autre Christ. Et votre vocation d'homme, et votre vocation de chrétien et de moine sera achevée.

Voilà, mon frère, le programme qui vous est présenté aujourd'hui. Est-ce que vous êtes disposé à y souscrire ? Etes-vous disposé à mettre tout en oeuvre pour le réaliser ? Voulez-vous aujourd'hui vous éveiller à cette grande espé­rance?

           

Temps de Noël : 1. Messe de minuit.            25.12.82

      A. Introduction à la célébration :

 

Frères et Soeurs dans le Christ,

 

Cette Eucharistie nocturne nous réunit afin de célébrer dans la foi l'abaissement prodigieux de notre Dieu. Nous savons que notre véritable destinée est la divini­sation de tout notre être jusque dans ses racines charnelles. Car si Dieu s'est fait homme, c'est afin que l'homme puisse devenir Dieu. Les espoirs les plus fous nous sont ouverts.

Le Plan de Dieu est irréversible. Il nous suffit d'y entrer avec con­fiance, loyalement, sincèrement, sans le mettre en doute. Les pécheurs que nous sommes trouvent, grâce à l'infinie miséricorde de notre Dieu, un accès à ce projet.

Mes frères, reconnaissons notre faiblesse, mais appuyons ­nous de toutes nos forces sur la miséricorde de notre Dieu manifestée en Jésus, le Christ, notre Sauveur.

 

      B. Homélie : Le cœur de Marie.

 

Frères et soeurs dans le Christ,

 

Il nous est dit que Marie la Mère de Jésus conservait dans son coeur les événements merveilleux ou tragiques qui traversaient sa vie. Elle les ruminait afin d'en extraire le suc providentiel, afin d'en décrypter le sens et de se laisser porter par eux plus loin à l'intérieur de son destin. A partir de là, il nous est possible de conjecturer ce qui se passait en elle au moment où de ses doigts infiniment purs elle touchait avec respect, avec douceur, avec amour la chair de son enfant, sa chair à elle devenue la chair de son Dieu.

Lorsque ses yeux limpides contemplaient avec étonnement, avec émotion le petit visage sur lequel elle voyait se re­fléter l'éclat insoutenable de la gloire de Celui dont on n'osait prononcer le Nom, de son coeur montait un chant venu du plus profond des âges, un chant qui pendant des généra­tions sans nombre avait porté l'espérance des hommes et des femmes de son peuple. Elle entendait et elle chantait silencieusement :

Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière. Sur ceux qui habitaient le pays de l’ombre, une lumière a resplendi. Tu as prodigué l’allégresse, tu as fait grandir la joie. Oui, un enfant nous est né, un Fils nous a été donné. Et elle sentait son coeur bondir et danser au rythme du nom porteur d’une paix sans limite. On proclame son Nom : Merveilleux-conseillé, Dieu fort, Père à jamais, Prince de la Paix, la Paix sera sans fin. Et voilà ce que fait l'amour invincible du Seigneur de l'univers !

 

Et alors, mes frères, l'extraordinaire s'est produit comme naturellement - le quasi naturaliter de notre Père Saint Benoît -. Il ne pouvait pas en être autrement. Le chant de Marie a mis en branle le ciel et la terre. Et cet ébranlement dure encore aujourd'hui et n'aura jamais de fin. En pleine nuit, une lumière soudaine enveloppe quelques hommes qui sont là, veillant, pensons un instant au monas­tère.

Puis c'est la Bonne Nouvelle qui fait s'empourprer de joie les joues. Un enfant vous est né, ici, dans la ville de David, la vôtre. C'est le Seigneur, c'est le Christ, c'est le Messie, celui que vous attendez. C'est votre Sauveur. Et brusquement une multitude angélique qui sème partout dans le monde la lumière et la paix...

Mes frères, c'est la réplique parfaite du chant de Marie, son décalque parfait. C'est un midrach joué, grand comme l'univers. Et Marie est devenue choregos, maître de choeur pour l'éternité.

 

Portons notre regard à l'autre extrémité du temps, car Marie voyait déjà ce qui devait arriver : 24 vieillards, 144.000 qui ont blanchi leur robe dans le sang de l'Agneau car ils sont vierges. Et la foule indénom­brable des rachetés, des sauvés qui, devant le trône de Dieu et de l'Agneau, jouant des instruments les plus rares, chan­tent leur joie, leur bonheur, leur délivrance et loue à jamais, et Dieu leur Père et l'Agneau.

Dans l'entre-deux maintenant, il y a nous, il y a nous présentement. Il y a l'Eglise, la grande Eglise qui s'agrège l'humanité entière et dont la fonction est Eucharistique : chanter pour jamais la gloire du Dieu Créateur, du Dieu Sau­veur, du Dieu qui n'est pas jaloux mais qui introduit les hommes dans sa propre vie et qui désire les combler.

Mes frères, cette nuit, cette Eucharistie, nos voix, nos vies s'insèrent en leur temps, à leur place dans l'im­mense choeur cosmique. Et tout vient du coeur de Marie. Et tout, finalement, y refluera.

 

Nous veillerons chacun en notre lieu - nous dans le dé­sert de notre solitude, nos hôtes d'un instant sur les chan­tiers du monde - nous veillerons et nous aimerons afin que toujours plus haut monte la flamme de l'espérance allumée en nos coeurs aujourd'hui et pour l'éternité. Nous aimerons afin qu'à partir de nous rayonne sur le monde la paix qui sera devenue notre partage, cette paix dont les hommes ont tellement faim. Cette Paix qui est un Nom, qui est un des Noms de ce Prince qui nous a été donné, qui veut faire de nous ses frères.

Ce Prince qui, à partir de nous, veut répandre dans l'univers entier la Lumière qu'Il est. Lumière qui nous enveloppe nous aussi présentement et que notre regard purifié peut contempler : venant de Lui, re­tournant à Lui, mais tamisée par le coeur très pur de notre Mère Marie, la Mère de Jésus.

                                                                                                       Amen.

 

Temps de Noël : 2. Messe du jour.             25.12.82*

      A. Introduction à la célébration :

 

Mes frères,

 

Cette nuit nous avons célébré la naissance de Dieu dans notre chair. Et aujourd'hui, nous évoquons notre vocation à notre divinisation. Nous ne devons pas reculer devant la sublimité de notre destinée. Nos péchés sont là, certes, cette faiblesse qui nous entraîne toujours vers le bas alors que nous sommes appelés à aller vers le haut. Mais ça ne doit pas nous décourager, car l'amour de Dieu est infiniment plus fort que les forces dissolvantes du péché.

 

      B. Homélie : Naître de Dieu.

 

C'est bien vrai, mes frères, qu'elles sont belles les paroles du messager qui bondissant par dessus montagnes et collines nous apporte la Bonne Nouvelle. L'oeil ne l'avait pas vu, l'oreille ne l'avait pas entendu, ce n'était pas monté au coeur de l'homme. Dieu la tenait cachée au secret de son amour.

Il nous l'annonce et elle dépasse nos rêves les plus fous. Il nous est donné le pouvoir de devenir enfant de Dieu. Nous pouvons devenir Dieu ! Mais enfant de Dieu, qu'est-ce que cela peut bien signifier ? Comment le dire ?

Les mots sonnent creux. On a toujours l'impression qu'ils tombent dans le vide. Expertus potes credere. Il faut en faire l'expérience pour le savoir. Et alors, on ne trouve plus rien à dire et les quelques mots qu'on laisse tomber ne font que balbutier quelque chose d'informe. Comment est-il possible de traduire dans le vocabulaire humain les choses qui sont de l'univers de Dieu ? Et pour­tant le messager nous a dit quelque chose.

 

Il parle de vie et de lumière. Et pour lui, c'est une seule et même réalité. Ce ne peut être que la vie incorrup­tible plus puissante que l'univers entier. La lumière ne peut être que le resplendissement de l'amour. Et il va plus loin encore... Il nous dit que nous pourrions voir Dieu, le voir de nos yeux, plus littéralement encore, mais on n'ose presque pas le dire : voir Dieu les yeux dans les yeux. Mes frères, qu'est-ce que ça peut représenter : voir les yeux de Dieu ?

Mais c'est justement cela la Vie Eternelle. C'est cela la Lumière qui fait de nous une gerbe de lumière. Et cela nous est promis, déjà dans cette vie, ne l'oublions jamais ! Mais qui ose le croire ? Ose le croire, celui qui entend dans son coeur cette Parole ineffable qui l'invite à ce destin. Naître de Dieu, mes frères, voilà le chemin qui nous est proposé. Naître de Dieu aussi simplement, aussi mer­veilleusement que Dieu naît d'une femme.

Il n'est pas question de renier notre condition charnel­le, pas question de nous évader hors de la matière ? Non, le Verbe s'est fait chair, le Verbe de Dieu s'est fait matière. Et nous devons devenir Dieu dans notre être de chair et de matière. Nous sommes ici au coeur du Plan Divin : Incarnation de Dieu, résurrection de l'homme, extase de Dieu qui sort de lui-même pour devenir chair et puis enstase de Dieu qui re­tourne en Lui...mais pas seul. Il entraîne notre chair avec lui.

 

Et nous pouvons comprendre maintenant que le Christ, notre Dieu incarné, est vraiment le chemin, la vérité, la vie. Et si nous voulons aller à Dieu, nous devons non seulement passer par lui, mais devenir un de ses membres, une cellule de son corps. Il nous suffit - c'est tellement facile - il nous suffit de croire en lui, de nous attacher à lui, de mourir en lui, de ressusciter en lui.

En terme monastique, cela signifie : obéir, avoir l'oreille ouverte à ce qu'il nous demande. Et puis nous y en­gager corps et âme sans jamais regarder en arrière. Et nous laisser sucer par lui jusqu'à ce que nous devenions en lui lumière et vie.

 

Mes frères, l'Eucharistie, ce n'est rien d'autre que cet­te aventure spirituelle, mais condensée à l'extrême. Nous recevons en nous Dieu, et il s'empare de notre être, et il nous emporte avec lui là où il est. Il me semble que une seule Eucharistie devrait suffire pour nous transfigurer totalement. Mais il y a le défaut en nous : c'est la déficience de notre foi.

 

La foi, ce n'est pas la crédulité, attention ! Ce n'est pas une sorte de naïveté infantile. Non, la foi, c'est un sommet d'intelligence, de maîtrise de soi, de lucidité. Or, c'est cela qui nous fait défaut car nous sommes des êtres enténébrés.

Mes frères, aujourd'hui, en cette fête de Noël, nous de­vons reprendre en main notre vocation d'homme, de chrétien et de moine. La reprendre en  main pour nous laisser façonner par elle. Car notre vocation est identique à la Parole que Dieu nous adresse, la Parole qui nous crée, la Parole qui nous transforme. Et ainsi, nous confiant en cet amour de Dieu, nous de­ viendrons UN avec lui.

Remercions-le de nous avoir créé pour un tel destin. Et encore une fois, ne le remettons jamais en doute. J'y ai fait allusion cette nuit : nous devons en tou­te loyauté, en toute sincérité, nous donner à ce que Dieu attend de nous et ainsi devenir UN avec lui dans cet Amour qu'il est.

                                                                                                          Amen.

 

Temps de Noël : 3. La Sainte Famille.           26.12.82

A.   Introduction à la célébration.

 

Mes frères,

 

Dans l'Epître aux Ephésiens dont nous entendions la lecture, il est question de pardon mutuel, d'amour, de grâce de paix : cette paix dont nous avons tellement besoin pour nous épanouir, cette paix vers laquelle le monde entier aspire, cette paix qui nous constitue tous en un seul corps à l'exemple de la Sainte Famille de Nazareth.

Le Pape nous a rappelé que le monastère était lui aussi construit sur le modèle d'une communauté familiale dans la­quelle règne la paix. Paix ! N'est-ce pas la devise de l'Ordre Bénédictin ? Regrettons nos défaillances qui ternissent encore par­fois la beauté de cet idéal.

 

      B. Homélie : La communauté familiale.

 

Mes frères,

 

Le récit que nous venons d'entendre nous prouve que Jésus n'était pas un gosse surprotégé, couvé, étouffé entre un père dominateur et une mère captatrice. Comme les petits de la campagne, il grandissait librement, en toute indépen­dance, allant de l'un à l'autre dans la grande famille que formait le village.

Voyez ! Ses parents n'avaient même pas remarqué qu'il était resté à Jérusalem. Ils ne le cherchaient pas. Ils ne se faisaient aucun problème à son sujet et pourtant ils ne le voyaient pas. Ils pensaient, comme c'était d'habitude, qu'il était chez des parents, chez des connaissances.

 

Mes frères, pourquoi ce petit drame familial précisément dans la douzième année de Jésus ? Parce que il était devenu un bar mitszva, il avait réussi l'épreuve rituelle qui fai­sait de lui un Israélite à part entière et qui lui imposait le joug de la Loi sans que rien lui en soit retranché. Or, Jésus entendait dès ce moment devenir de façon res­ponsable un exemple.

Plus tard, bien plus tard, il pourra jeter au visage de ses adversaires : Lequel parmi vous pourrait me prendre en défaut sur un seul point ? Qui me con­vaincra de pécher ?

C'est que Jésus devait de par sa mission nous indiquer la route directe qui nous conduit à notre Père qui est dans les cieux. Et cette route, il la connaissait. Il lui suffisait de regarder ses parents. Et pourtant jamais, ni Marie, ni Jo­seph n'avaient soupçonné avec quelle intensité et quel sé­rieux Jésus entrait dans la volonté de son Père.

Cette volonté était devenue sa nourriture, sa demeure, sa raison d'être. Nous savons qu'il a exhalé son dernier souffle en disant : Tout est accompli ! Il n'avait rien laissé de côté du projet que son Père avait imaginé, avait façonné pour lui. Quand je dis imaginer, je l'entends dans le sens pictu­ral et sculptural du terme : ce modèle que le Père avait proposé à son Fils pour que la création soit un jour mais parfaitement achevée, Dieu devenant tout en toute chose.

 

Lorsque sa Mère remarqua la réponse que Jésus lui adressait, là dans le temple, dans la maison de Dieu, devant cette imposante assemblée des Docteurs en Israël, à ce moment elle compris qu'il y avait là pour elle, pour elle aussi et pour elle d'abord, un exemple, une révélation, une invitation à suivre. Et elle garda, elle conserva fi­dèlement l'événement dans son coeur mémoire.

Et plus tard, bien plus tard encore, toujours au même moment, le plus terrible de leur vie à chacun, au pied de la croix, elle a da s'en souvenir. Elle a porté jour après jour le tragique de ces trois journées. Et elle savait, elle pressentait que l'heure viendrait, son heure à elle et l'heure de son enfant, où ça s'accomplirait parfaitement, où il devrait être totalement dans la volonté de son Père.

 

Mes frères, Jésus ne vivait pourtant pas de façon auto­nome. Il nous est dit qu'il était soumis à ses parents. Pourquoi ? Mais parce que c'est par le canal de Marie et de Joseph que lui parvenait instant par instant la volonté de son Père. C'est en regardant vivre Joseph et Marie qu'il apprenait à manger, à assimiler cette volonté. Et sous le regard de son Père, sous le regard de ses parents il grandissait en sagesse, en taille et en grâce.

Il écoutait ses parents, il écoutait parler Joseph. Il écou­tait mélodier Marie et il entrait dans l'expérience déjà bimillénaire de son peuple. Il se fortifiait. Il travaillait. Il entrait dans les besoins et les peines de tous les hommes. Il devenait un beau garçon plein de grâces physiques, de grâces morales, de grâces spirituelles. Il prenait toujours mieux conscience de sa mission. Il devenait VRAI et découvrait sa véritable identité.

 

Mes frères, Il y a dans la scène de ce jour un élément très beau, beau parce que vrai : nous sentons - même sans raisonner - que Dieu fait des choses surprenantes mais qui ont chacune valeur d'éternité. Dans notre vie contemplative, nous devrions avoir l'oeil ouvert à ces menus détails de notre vie personnelle, de la vie de nos frères et même de la vie du monde, et déchiffrer le roman que Dieu écrit. Mais je prends roman dans son sens aussi étymologique : le poème, un poème en prose, un poème en rythme parfois, et au travers duquel nous découvrons ce que Dieu attend de nous, de chacun d'entre nous, de notre communauté, de l'ensemble des hommes.

Et c'est toujours la même chose. C'est l'Amour ! C'est le don de soi ! C'est la communion fraternelle ! C'est la réplique de ce qu'il vit dans son être propre dans cette Trinité de Personnes où chacune est parfaitement elle dans sa relation aux autres.

Mes frères, ceci nous rappelle à notre état et à notre devoir : entrer librement, joyeusement dans la volonté de noter Père pour le salut du monde et pour notre propre transfiguration.

                                                                                             Amen.

 

Temps de Noël : 4. Fête de Saint Jean.        27.12.82

      Homélie : L’homme spirituel.

 

Mes frères,

 

Les paroles de l'Apôtre Jean, nous devons les prendre à la lettre mais dans un sens spirituel. Ses propos sont clairs. Ils ne laissent place à aucune méprise. Il est question d'entendre, de voir, de contempler, de toucher de ses mains. Immédiatement nous pensons au Seigneur Jésus dont Jean a partagé l'intimité pendants des années. Et c'est exact ! Mais nous devons aller plus loin, là où Jean désire nous conduire.

Remarquons qu'il ne parle pas explicitement de Jésus. Il nous parle du Verbe de Vie, de la Vie qui lui est apparue, qui nous est apparue. A quatre reprises il utilise les mots de voir et de contempler. Il se pose en témoin de ce qu'il a vu, de ce qu'il voit, et il nous invite à partager son expérience. Si nous y consentons, nous entrons en communion avec lui et par lui avec le Père, avec son Fils Jésus Christ - le voici maintenant - et nous goûtons la plénitude de la joie. Qu'est-ce que cela veut dire ?

Sous notre enveloppe charnelle, nous possédons un organisme spirituel d'audition, de vision, de palpation ; un organisme adapté au monde divin qui nous permet d'entrer en contact avec lui. L'homme nouveau, l'homme en voie de résurrection, l'homme doté d'un corps spirituel, c'est une réalité ! Et cet homme, c'est chacun d'entre nous.

 

Mais attention! Il est nécessaire pour que cet homme puisse entendre, voir, sentir, goûter, palper le divin, il est nécessaire qu'il atteigne sa taille adulte. Oui, notre corps spirituel doit être pleinement formé. C'est à dire capable d'agir, de travailler en étant conscient de lui-même, et cela à partir d'un coeur devenu d'une limpidi­té de cristal, un coeur qui produit des oeuvre de vérité, de justice, de charité.

Voilà donc ce corps spirituel arrivé à sa taille parfaite. Et ses organes peuvent travailler librement. C'est à dire bien réellement voir le divin, le toucher de ses doigts, le sentir de ses narines, respirer le parfum du divin, le déguster. Mais attention ! Ce sont des organes purement spirituels ! Ce sont les organes qui seront nôtres dans, je dirais, dans toute leur perfection après notre résurrection d'entre les morts.

Mes frères, la Lettre de Saint Jean est adressée à tous. Mais en élucide le sens complet uniquement ceux qui à l'imi­tation de Jean sont devenus adultes dans le Christ. Et cette étape de croissance achevée, à son niveau compatible avec notre condition actuelle, est bien résumée en une formule, la toute dernière que nous venons d'entendre : Il voit et il croit. C'est l'expertus potes credere auquel j'ai fait allusion hier. Celui qui en fait l'expérience, il sait de quoi il s’agit.

 

Mes frères, Dieu nous appelle à la vie monastique pour nous élever à cette altitude. Et la pureté du coeur que nous propose Saint Benoît avec la Tradition monastique toute entière, elle développe et elle affine ces organes spirituels d'audition, de vision, de dégustation, de sensation et de palpation du divin. Et à ce moment, on possède déjà la Vie Eternelle, la Vie Divine par une connaturalité avec elle.

 

Voilà, mes frères, l'idéal de notre vie contemplative. Efforçons-nous de le poursuivre avec ardeur chaque jour que la bonté du Seigneur nous donne.

                                                                                                                              Amen.

 

Temps de Noël : 5. Les Saints Innocents.       28.12.82

      Homélie : Autonomie ou liberté ?

 

Mes frères,

 

Si nous vivons dans la Lumière avec notre Dieu qui est Lumière, nous découvrons dans le récit Evangélique de ce jour des mystères aux facettes contrastées, tantôt hallucinantes, tantôt encourageantes.

Cette année, je vais vous en présenter une. Vous la classerez dans la catégorie qu'il vous plaira. Mais pour moi, j'y vois, s'imposant avec force un des aspects essentiels de notre vie monastique.

 

Nous avons d'un côté Hérode, de l'autre côté : l'enfant, sa mère et Joseph. Hérode est au faîte de sa puissance, de sa richesse, de sa gloire. Il exerce sur le pays une domination absolue. Il ne connaît d'autres lois que son propre vouloir. Il est au­tonome. Autonome, mais pas libre car il est esclave de ses pas­sions, des ses ambitions, de ses instincts de cruauté. Et nous le savons, il est profondément malheureux.

L'enfant Jésus, sa mère et Joseph sont des gagne-petit, des besogneux, des anonymes. Ils sont exposés à toutes les brimades, à tous les mauvais coups. Ils ne connaissent d'autres lois que la volonté de leur Dieu. Ils sont hétéronomes. Hétéronomes, mais parfaitement libres. S'unissant à la volonté de Dieu, ils ne connaissent pas le péché et ils ne sont pas soumis à tous les impératifs terribles de ce péché.

Ils vivent dans la plénitude de la paix, du bonheur et de la joie. Rien ne peut les atteindre. Hérode peut frapper, ils échappent à ses coups. Et plus tard, quand l'Hérode satanique semblera les at­teindre, lorsque il clouera sur le bois l'enfant, cet Hérode, l'Hérode éternel s'affaissera une fois encore écrasé devant le tombeau vide.

Mes Frères, il y a là pour nous un dabar mystérieux, une parole belle, riche, une parole qui nous encourage. Ecoutons­-là !

Plus je suis autonome, vivant selon mon vouloir propre, mes idées, mes caprices, moins je suis libre et plus je m'en­fonce dans l'illusion et dans le malheur.

Moins je suis autonome, vivant selon le jugement et la volonté de mon Dieu, plus je suis libre d'une liberté, de la liberté illimitée, victorieuse, souveraine de Dieu.

Mes frères, il y a incompatibilité absolue entre l'au­tonomie et la liberté. A moi de choisir ? Je serai soit Héro­de, soit l'enfant. Et mon sort sera ainsi par moi-même scellé à jamais.

                                                                                    Amen.

 

Temps de Noël : 6. Homélie.                      29.12.82

      Avoir la mort devant les yeux !

 

Mes frères,

 

Lorsque Saint Benoît parle de sa Règle, il dit qu'elle est une toute petite Règle pour débutant. Ce n'est pas là autodénigrement ou fausse humilité, mais Saint Benoît savait par expérience que l'univers divin dans lequel il introduisait son disciple était un endroit où l'on se découvre comme perpétuel débutant.

Le Royaume de Dieu, en effet, est jaillissement continu de nouveauté. L'Apôtre Jean nous l'a laissé entendre. Et une nouveauté qui éveille surprise, admiration, émerveillement, reconnaissance. Et nouveauté à laquelle il faut continuelle­ment s'adapter.

Celui qui a le bonheur de le savoir et de le vivre, celui-là est déjà parvenu à un certain sommet. Il entre dans le douzième degré d'humilité, là où tout est à la fois le plus bas et le plus haut.

 

Et parmi les conseils précieux que nous donne Saint Benoît, il en est un que je vous rappelle. Le moine, dit-il, doit avoir chaque jour fa mort devant les yeux... Les débutants que nous sommes entendent cette recomman­dation dans un sens grossier, à peine dégrossi. Mais les débutants nouveaux que nous devenons l'entendent dans un sens spiritualisé, celui-là même qui affleurait sous le chant de Siméon.

L'Esprit Saint qui reposait sur Siméon liait la mort et la vision du Christ. Tu ne verras pas, Lui avait-il dit, le Messie du Seigneur, tu ne le verras pas sinon au moment où la mort sera proche de toi. Et Siméon montait vers le Temple du Seigneur. Il y était porté par l'Esprit que lui-même portait. Il entre. Il voit un enfant. Et la Lumière qui était dans son coeur reconnaît la Lumière du monde. Cet enfant, il le prend dans ses bras et il dit :

Maintenant Seigneur, Maître, tu peux laisser ton serviteur s’en aller en paix selon ta parole. Car voici, mes yeux ont vu le soleil que tu as préparé à la face de tous les peuples, Lumière qui se révèle aux nations et gloire de ton peuple Israël.

 

Mes frères, Siméon était entré dans la maison de Dieu. Il y avait établi sa demeure. Son lieu de stabilité était la Lumière de l'Amour. Et cette Lumière qu'il était devenu en vivant dans la Lumière, reconnaît la source de toute lumière dans cet enfant encore inconscient. Il reconnaît immédiatement son Dieu et son Sauveur. Il prend ce petit paquet de chair dans ses bras. Et ses mains en touchant le corps deviennent spirituelles, et elles touchent la chair de son Dieu.

Et voici Siméon transporté au-delà de tous les espaces et de tous les temps. Il est établi prophète pour le cosmos. Ce n'est pas seulement Israël qu'il embrasse de son regard, mais tous les peuples, toutes les nations, tous les hommes qui à jamais naîtrons sur la terre et s'organiseront. En contemplant la Vie, en possédant la Vie, Siméon avait déjà franchi le seuil, le fossé de la mort.

 

Mes frères, le moine qui des sens transfigurés de son corps spirituel contemple le Christ et touche la Lumière, ce moine sait que la mort est déjà pour lui comme un événe­ment du passé. Cette mort, il l'a constamment devant les yeux dans l'acte même par lequel il regarde, il admire le Christ son Seigneur. Ce devait être là l'expérience de Saint Benoît !

Et ce sera la nôtre si nous sommes des Siméon, c'est à dire des écoutants. Je rappelle que le nom Siméon signifie : celui qui écoute. Et Saint Benoît, c'est symptomatique, com­mence sa Règle par ce premier mot : Ecoute ! Et il la clôt sur le dernier mot : tu parviendras. Ecoute les conseils que je te donne et toi aussi à ton tour tu parviendras dans cette Lumiè­re. La mort sera déjà pour toi vaincue.

Mes frères, écouter, c'est déjà commencer à mourir. Et voir la Lumière, c'est déjà sombrer dans la Vie pour jamais.

                                                                                                      Amen.

 

Temps de Noël : 7. Homélie.                      30.12.82

      La parenté spirituelle.

 

Mes frères,

 

Anne ne s'éloignant pas du Temple, servant Dieu jour et nuit dans le jeûne et la prière, ne dirait-on pas une moniale. En plus, elle était prophète et elle attendait...Et les sept fois douze années de sa vie, n'est-ce pas le signe d'une per­fection spirituelle achevée ? Rien d'étonnant donc si les yeux de son corps purifié ont de suite reconnu la Lumière de Dieu dans les bras de Marie la Vierge.

Dieu qui est bon et qui nous aime, nous ménage ainsi des rencontres dans lesquelles nous nous re­connaissons. La parenté spirituelle n'est pas un vain mot. Elle est une réalité qui informe nos vies, qui façonne les traits de notre physionomie.

Le monastère, pour Saint Benoît, est une Domus Dei, une maison que Dieu s'est construite pour y fixer sa demeure. Pour Saint Bernard, il est un paradisus claustralis, un jardin où Dieu aime se reposer et deviser avec des amis choisis. Dieu est le Roi de ce palais. Il est le Prince de ce jardin. Et ses familiers le servent avec un amour s'expri­mant par le renoncement à tout ce qui n'est pas lui, et par la louange incessante de ce qu'Il est.

 

Voilà, mes frères, la vie contemplative dans sa beauté, sa luminosité, sa paix ! Sous l'épisode, en apparence insignifiant, d'Anne la prophétesse, l'expectante, la toujours jeune, cherchant et trouvant son bien-aimé, ne cessant pas de chanter sa présence, je vois jouer, scintiller les reflets irisés du Cantique des Cantiques.

Mes frères, il faut s'arrêter, car c'est trop beau. Laissons-nous plutôt nous aussi saisir par l'Esprit et con­duire au rendez-vous de la lumière. C'est la grâce de Noël, éternelle comme la gloire de notre Christ.

                                                                                                      Amen.

 

Temps de Noël : 8. Homélie.                      31.12.82

      Dans un commencement était le Verbe…

 

Mes frères,

 

Autrefois le Prologue de l'Evangile selon Saint Jean était récité à la fin de chaque messe. Aujourd'hui, l'Eglise le proclame au dernier jour de l'année. Et il sonne à nos oreilles comme un joyeux chant d'espérance. Au commencement était le Verbe. Ou plus exactement : dans un commencement était le Verbe, le commencement intem­porel qui contient tous les commencements.

Dans cette annonce se révèle un mystère consolant qui fait toucher la providence miséricordieuse et amoureuse de notre Dieu. Le Verbe créateur et rédempteur habite tous les commen­cements. Il leur est présent. Il les éveille. Il les conduit à leur achèvement. Il est déjà à l'intérieur de ce commen­cement, son achèvement.

 

Laissons-nous quelques instants réjouir et transporter par la magie du polysémantisme des racines originelles en­fuies, cachées sous la traduction française: commencement.

Je vois se dérouler, non pas un commencement début de quelque chose de plat, d'horizontal...non, mais je contem­ple quelque chose qui s'achève, qui grandit, un pic dont le sommet perce l'inaccessible et pénètre à l'intérieur de l'univers de Dieu. Tout commencement s'origine dans le Verbe de Dieu. Et en lui, il est déjà achèvement plénier, réussite parfaite. Car chez Dieu, tout est déjà achevé au moment même où cela com­mence. Nous ne pouvons concevoir cette chose, nous qui som­mes insérés dans une durée où tout se développe graduelle­ment.

Et pourtant le Verbe de Dieu a voulu, lui, entrer dans notre durée. Il a voulu s'y incruster mais pour lui donner un sens nouveau. Parce que la durée adaptée à notre état matériel, elle est déjà entièrement transfigurée par l'amour. Et nous devons savoir que dès l'instant où Dieu commence quelque chose, pour nous aussi c'est déjà de quelque façon achevé, parfait. Ce l'est en espérance.

L'espérance est cette vertu qui nous fait déjà posséder l'achèvement dès le début. C'est ce qui dynamise notre action et qui nous permet de la porter jusqu'au bout. Mes frères, c'est là, la participation à la vie divine. C'est en cela que nous sommes renés, que nous sommes devenus enfants de Dieu. Nous participons à l'état qui était celui du Verbe Incarné.

 

Mes frères, tout donc est évocation de ce dynamisme qui structure un ensemble. Tout est vie dans le Verbe. Tout s'organise, tout se développe, tout grandit. En lui est l'énergie qui crée, qui rédime, qui divinise. Je pense que dans notre vie contemplative nous devons pouvoir assez rapidement entrer dans cette vie qui est autre que la nôtre et qui pourtant lui est semblable. Car, toute vie quel qu'elle soit, vient de Dieu et de ce Verbe de Dieu.

Et cette vie qui devient la nôtre, elle produit des effets vraiment remarquables. Entre autre que jamais elle n'est rongée par ce qu'on appelle le découragement. Je veux dire que comme à chaque instant de la durée on possède déjà le fruit de sa maturité - en espérance naturellement - il n'est pas possible de sentir l'impatience. Nous entendons toujours à l'intérieur de notre coeur une voix qui nous dit : Je te l'ai promis, je te le donne...

Mes frères, chez Dieu tout est à la fois en même temps et commencement et fin. C'est pourquoi il est dit que le Verbe de Dieu est l'Alpha et l'Oméga, le premier et le der­nier, le commencement et la fin. Et tout cela, vous voyez, toute cette beauté, elle est incluse dans ce mot commencement, mais dès l'instant où nous nous laissons prendre par la richesse de la racine, cette racine verbale qui est tout à fait évacuée dans nos traduc­tions françaises si pauvres, tellement pauvres.

 

Mes frères, nous devons avoir la lucidité et le courage ­car il en faut - de retourner à ces origines. Car en elles se trouve toute la dynamique de la création, de la rédemp­tion, et de la divinisation. Que le regard de notre foi se transporte donc toujours au terme, au moment où le Christ sera vainqueur, où nous serons tous UN en lui et où Dieu lui-même sera tout en chacun d'entre nous.

Mes frères, vivons l'Eucharistie de ce jour, la dernière de l'année, sur cette vision. Elle est vérité, elle est beauté, elle est victoire.

                                                                                                         Amen.

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Table des matières de 1982 :

 

Chapitre : Présentation des vœux.                01.01.82. 1

Homélie : Fête de Marie Mère de Dieu.        01.01.82*. 4

Marie, sourire de Dieu. 4

Récollection du mois de janvier.                   02.01.82. 4

Devenir sourire de Dieu. 4

Chapitre : Les vœux.                               04.01.82. 6

13. Se tenir devant Dieu. 6

Chapitre : Les vœux.                               05.01.82. 8

14. La lucidité. 8

Chapitre : Les vœux.                               07.01.82. 10

15. Sans prétention ! 10

Chapitre : Les vœux.                               12.01.82. 12

16. Le vinculum. 12

Chapitre : Fête de Saint Antoine.                17.01.82. 14

Perméabilité, flexibilité et virilité de Saint Antoine. 14

Chapitre : Semaine de l’Unité.                    18.01.82. 18

1. Les effets de l’athéisme. 18

Chapitre : Semaine de l’Unité.                    19.01.82. 20

2. Hérétique ? Schismatique ?. 20

Chapitre : Semaine de l’Unité.                    21.01.82. 23

3. UN par l’amour. 23

Chapitre : Semaine de l’Unité.                    23.01.82. 25

4. L’unité fondamentale. 25

Chapitre : Semaine de l’Unité.                    25.01.82. 27

5. Nos Saints Fondateurs. 27

Chapitre : Les vœux.                               30.01.82. 30

17. Recherche de l’unité. 30

Chapitre : Le projet de Dieu.                     31.01.82. 32

Chapitre : Les vœux.                               01.02.82. 35

18. La triple promesse. 35

Fête de la Présentation du Seigneur Jésus.      02.02.82. 38

1. Exhortation à la bénédiction des cierges : 38

2. Homélie à la célébration : 39

3. Chapitre : Dieu est Amour. 40

Récollection du mois de février.                   06.02.82. 42

Construire notre foi. 42

Homélie : 5° dimanche ordinaire – B.             07.02.82. 43

Le souci des autres. 43

Chapitre : Réflexions sur l’obéissance.          08.02.82. 44

1. L’obéissance, reconstruction de la vérité. 44

Chapitre : Réflexions sur l’obéissance.           09.02.82. 46

2. Nous sommes limités. 46

Chapitre : Conclusions de deux conférences. 48

Chapitre : Réflexions sur l’obéissance.           13.02.82. 51

3. Etre mère ! 51

Chapitre : Réflexions sur l’obéissance.           15.02.82. 53

4. Pour l’obéissant, tout est possible. 53

Départ du Père Jacques pour Orval.              16.02.82. 56

Allocutions au réfectoire : 56

Dom Hubert : 56

Dom Barthélemy (fort ému) 57

Dom Hubert : 58

Chapitre : Réflexions sur l’obéissance.          16.02.82*. 59

5. Seule la volonté de Dieu dure. 59

Chapitre : La patience obtient tout.              21.02.82. 61

Homélie : mercredi des Cendres.                24.02.82*. 63

Laissez-vous réconcilier avec Dieu. 63

Chapitre : Carême 1982.                          24.02.82. 64

1. Se réconcilier avec Dieu. 64

Chapitre : La manipulation de la vie.             27.02.82. 67

La manipulation de la vie vue par le moine. 67

Récollection du mois de mars.                     06.03.82. 70

Cheminer vers le centre de tout. 70

Chapitre : Carême 1982                           08.03.82. 72

2. Dieu veut se réconcilier. 72

Chapitre : Carême 1982.                          11.03.82. 73

3. Il a été fait péché et obéissant. 73

Chapitre : Réfléchir sur le sens de notre vie.   14.03.82. 76

Cette réflexion est-elle possible ?. 76

Chapitre : Carême 1982.                          13.03.82. 79

4. Un oui permanent au Christ. 79

Chapitre : Carême 1982.                          15.03.82. 80

5. Sommes-nous suffisamment détachés de nous-mêmes ?. 80

Chapitre : Fête de Saint Joseph.                 18.03.82. 82

Sa vie est un échec apparent. 82

Chapitre : Carême 1982.                          20.03.82. 85

6. Les intérêts de Dieu sont-ils prioritaires ?. 85

Chapitre : Le Transitus de Saint Benoît.         21.03.82. 86

Chapitre : Carême 1982.                          22.03.82. 89

7. Rentrer dans le rang. 89

Chapitre : Carême 1982.                          23.03.82. 90

8. Le monastère, Maison de Dieu. 90

Chapitre : Fête de l’Annonciation.                24.03.82. 92

L’Annonciation, préfiguration de la vie monastique. 92

Chapitre : Carême 1982.                          27.03.82. 95

9. J’ai une place unique dans le projet de Dieu. 95

Chapitre : Carême 1982.                                               29.03.82. 97

10. La norme de Dieu est créatrice. 97

Chapitre :                                           28.03.82. 99

Tout homme détermine le sort du monde. 99

Chapitre : Carême 1982.                          30.03.82. 103

11. Recycler notre obéissance. 103

Chapitre : Carême 1982.                          31.03.82. 104

12. Ces bruits qui nous habitent. 104

Chapitre : Carême 1982.                          01.04.82. 106

13. La lutte contre les pensées. 106

Chapitre : Carême 1982.                          02.04.82. 108

14. Recettes pour naviguer. 108

Récollection du mois d’avril.                       03.04.82. 110

Greffé sur le Christ. 110

Dimanche des Rameaux                             04.04.82. 111

Chapitre : Etablir l’harmonie. 111

Monition avant la bénédiction des rameaux. 114

Homélie de la bénédiction des rameaux. 114

Homélie à l’Eucharistie. 115

Chapitre du Lundi Saint.                           05.04.82. 116

Le geste de Marie de Béthanie. 116

Chapitre du Mardi Saint.                          06.04.82. 118

Judas, antithèse de Marie de Béthanie. 118

Chapitre du Mercredi Saint.                       07.04.82. 121

Notre relation avec Dieu. 121

Homélie du Jeudi Saint.                           08.04.82. 124

La Kenose du Christ. 124

Homélie du Vendredi Saint.                        09.04.82. 125

Voici l’homme ! 125

Homélie de la Vigile Pascale.                      10.04.82. 126

Le Christ est ressuscité. 126

Prise d’habit du frère Jacques-Emmanuel.      11.04.82*. 127

Introduction : 127

Allocution de Dom Hubert : 128

Homélie de Pâques.                              11.04.82**. 129

L’expérience de la résurrection. 129

Chapitre : Devenir un être Pascal.                18.04.82. 130

Chapitre : Les vœux.                               20.04.82. 133

19. Les groupements ternaires de Saint Benoît. 133

Chapitre : L’homme qui vient de la terre.        25.04.82. 135

Chapitre : Les vœux.                               29.04.82. 139

20. Pourquoi ce chiffre 3 ?. 139

Récollection du mois de mai.                       01.05.82. 141

Pâques nous a-t-il désorbités ?. 141

Chapitre : Le diaconat.                            03.05.82. 143

Chapitre : Les vœux.                               04.05.82. 144

21. Au rythme de la Trinité. 144

Chapitre : Les vœux.                               06.05.82. 146

22. Le chiffre de la bête. 146

Chapitre : Les vœux.                               08.05.82. 148

23. Qu’est-ce que 666 ?. 148

Chapitre : Fête des mères.                        09.05.82. 149

Dieu, modèle de maternité vraie. 149

Chapitre : Les vœux.                               11.05.82. 151

24. Le mystère d’iniquité. 151

Vœux solennels du frère Joseph.                 16.05.82. 153

1. Introduction à l’Eucharistie : 153

2. Homélie : 153

Chapitre : Commentaires sur les vœux de hier.  18.05.82. 154

Chapitre : Fête de l’Ascension.                   20.05.82. 156

Devenir un homme nouveau par la profession monastique. 156

Homélie de la Fête de l’Ascension.              20.05.82*. 159

Pour nous ! 159

Chapitre : Pourquoi des vœux temporaires ?     22.05.82. 160

Chapitre : Premiers vœux du frère Jean.        24.05.82. 162

Homélie : Messe vespérale de la Pentecôte.     29.05.82. 163

Que faut-il boire ?. 163

Chapitre : Vigile de la Pentecôte.               29.05.82*. 164

Danger de la religiosité. 164

Chapitre : Fête de la Pentecôte.                  30.05.82. 166

Babel ou Jérusalem nouvelle ?. 166

Chapitre : Marie Mère de Dieu.                   31.05.82. 169

Chapitre :                                           03.06.82. 171

Approche féminine du mystère de Dieu. 171

Récollection du mois de juin.                      05.06.82. 172

Réflexions sur l’humilité. 172

Chapitre : Les vœux.                               07.06.82. 175

25. L’ordre logique des vœux. 175

Chapitre : Compassion et consolation.            11.06.82. 177

Existe-t-il encore aujourd’hui un Ordre de Cîteaux ?. 177

Chapitre :                                           13.06.82. 179

Le mystère de notre foi vécu dans la liturgie. 179

Chapitre : L’homme vaut ce que vaut son cœur. 17.06.82. 181

Chapitre : Les vœux.                               22.06.82. 184

26. La stabilité.*. 184

Chapitre : Saint Jean-Baptiste.                  23.06.82. 185

Saint Jean-Baptiste prototype de la vie monastique. 185

Chapitre : Les vœux.                               26.06.82. 188

27. La corporéité (stabilité**) 188

Chapitre : Annonce de la Visite Régulière.       27.06.82. 189

Récollection du mois de juillet.                    03.07.82. 192

La simplicité. 192

Chapitre : Les vœux.                               05.07.82. 193

28. Le libre choix (stabilité***). 193

Chapitre : Les vœux.                               06.07.82. 196

29. Me laisser façonner – Les gyrovagues (stabilité****) 196

Chapitre : Les vœux.                               08.07.82. 197

30. Les sarabaïtes (stabilité*****) 197

Chapitre : Les vœux.                               10.07.82. 199

31. La vertu de stabilité. 199

Chapitre : Fête de Saint Benoît.                  11.07.82. 200

Plaire à Dieu seul. 200

Homélie : Fête de Saint Benoît.                 11.07.82*. 202

Radicalité et absolu ! 202

Chapitre : Les vœux.                               15.07.82. 203

32. La stabilité est une attitude spirituelle. 203

Chapitre : Les vœux.                               16.07.82. 205

33. Stabilité et Incarnation. 205

Chapitre : Les vœux.                               19.07.82. 207

34. Epouser le rêve de Dieu. 207

Chapitre : Les vœux.                               22.07.82. 209

35. La fine pointe de la stabilité. 209

Homélie : Vigile de l’Assomption de la Vierge.   14.08.82. 211

L’ardente attente de Marie. 211

Homélie : Fête de l’Assomption de la Vierge.    15.08.82. 213

Marie savait et comprenait Jésus. 213

Chapitre : Les vœux.                                                    28.08.82. 214

36. La stabilité, partage conscient de la vie Divine. 214

Chapitre :                                           29.08.82. 216

Saint Bernard, amant éperdu de la beauté. 216

Chapitre : Les vœux.                               30.08.82. 219

37. Comment le Christ vivait-il sa stabilité ?. 219

Chapitre : Les vœux.                               03.09.82. 220

38. Le caractère utopique du Christ. 220

Récollection du mois de septembre.               04.09.82. 222

L’échelle de l’humilité. 222

Chapitre : Les vœux.                               06.09.82. 225

39. Qui perd sa vie la sauvera ! 225

Chapitre : Les vœux.                               08.09.82. 227

40. La fugue de Jésus. 227

Chapitre : Les vœux.                               09.09.82. 230

41. Demeurer stable dans la Lumière divinisante. 230

Chapitre : Les vœux.                               10.09.82. 233

42. Souffrance et paix du Christ. 233

Chapitre : Les vœux.                               14.09.82. 235

43. Le destin de Dieu. 235

Chapitre : Les vœux.                               15.09.82. 237

44. Accepter la place que Dieu me donne. 237

Chapitre : Les vœux.                               18.09.82. 240

45. De Nazareth à la croix. 240

Homélie : 25° dimanche – année B.               19.09.82. 241

Les paradoxes du Royaume. 241

Sg 2, 12.17-20  *  Jc 3, 16-4, 3  *  Mc 9, 30-37. 241

Chapitre : Mais qu’est-ce qu’une Dédicace ?     20.09.82. 242

Chapitre : Les vœux.                               27.09.82. 244

46. La stabilité spirituelle. 244

Chapitre :                                           29.09.82. 247

Que pouvons-nous connaître des anges ?. 247

Récollection du mois d’octobre.                    02.10.82. 249

Ce fil qui nous retient. 249

Chapitre : Fête de Saint François d’Assise.     05.10.82. 251

L’amour fou de Dieu. 251

Chapitre : La patience.                           11.10.82. 254

1. La patience obtient tout. 254

Chapitre : La patience.                            12.10.82. 256

2. Temps de l’homme – temps de Dieu. 256

Chapitre : La patience.                            13.10.82. 259

3. Récompense de la donation de soi. 259

Chapitre : La patience.                            15.10.82. 260

4. Savoir supporter Dieu. 260

Chapitre : La patience.                            16.10.82. 262

5. Dieu seul suffit. 262

Chapitre : Petit examen de conscience.          21.10.82. 264

Suite aux plans du scriptorium. 264

Chapitre : Suite à une lettre du Père Denis.    23.10.82. 267

Chapitre : L’aveugle de Jéricho                   27.10.82. 268

1. Evangile du dimanche précédent : Mc 10, 46-52. 268

Homélie du dimanche.                             31.10.82. 271

Dt 6, 2-6 * He 7, 23-28 * Mc 12, 28b-34. 271

Chapitre : Revenir à l’essentiel.                   01.11.82. 271

Homélie de la Toussaint.                          01.11.82*. 274

La vie véritable, incorruptible. 274

Homélie du jour des morts.                        02.11.82. 275

Solidarité avec les défunts. 275

Exhortation à Complies.                           02.11.82*. 276

La double xenithea. 276

Chapitre : Saint Hubert.                          03.11.82. 278

1. Sa conversion. 278

Chapitre : Saint Hubert.                          04.11.82. 280

2. Européen avant la lettre. 280

Récollection du mois de novembre.                06.11.82. 282

Croire que nous sommes aimés. 282

Chapitre : La Toussaint de l’Ordre.              13.11.82. 284

La vie monastique : cœur du monde. 284

Chapitre : L’aveugle de Jéricho.                23.11.82. 287

2. Il faut crier vers Dieu. 287

Chapitre : L’aveugle de Jéricho.                  24.11.82. 290

3. Nous sommes aveugles. 290

Fête de la communauté, de nos collaborateurs.  26.11.82. 292

Homélie : La Parole, source de jeunesse éternelle. 292

Homélie : 1° dimanche de l’Avent.                28.11.82. 294

Le cadeau du Seigneur. 294

Chapitre : L’aveugle de Jéricho.                  01.12.82. 295

4. Que veux-tu que je fasse pour toi ?. 295

Chapitre : L’aveugle de Jéricho.                  06.12.82. 297

5. Regarder vers le haut ! 297

Chapitre : Fête de l’Immaculée Conception.      07.12.82. 300

Sponsa Verbi avant d’être Mater Dei. 300

Chapitre : L’aveugle de Jéricho.                  11.12.82. 302

6. Voir la demeure de Dieu. 302

Chapitre : Les Quatre Temps de décembre.     12.12.82. 304

1.     Qu’est-ce que les Quatre Temps ?. 304

Chapitre : Quatre Temps de décembre.          13.12.82. 308

2. La Liturgie des Quatre Temps. 308

Chapitre : Quatre Temps de décembre.          14.12.82. 311

3. La sainte quarantaine. 311

Chapitre : La lettre à Sept-Fons. 1.             15.12.82. 314

Chapitre : Lettre à Sept-Fons. 2.                16.12.82. 320

Chapitre : Lette à Sept-Fons. 3 et fin.         21.12.82. 324

Chapitre : L’aveugle de Jéricho.                  23.12.82. 327

7. La sequela Christi. 327

Chapitre : Prise d’habit de frère Philippe.       24.12.82. 329

Temps de Noël : 1. Messe de minuit.            25.12.82. 330

A. Introduction à la célébration : 330

B. Homélie : Le cœur de Marie. 330

Temps de Noël : 2. Messe du jour.             25.12.82*. 331

A. Introduction à la célébration : 331

B. Homélie : Naître de Dieu. 332

Temps de Noël : 3. La Sainte Famille.           26.12.82. 333

A.    Introduction à la célébration. 333

B. Homélie : La communauté familiale. 333

Temps de Noël : 4. Fête de Saint Jean.        27.12.82. 335

Homélie : L’homme spirituel. 335

Temps de Noël : 5. Les Saints Innocents.       28.12.82. 336

Homélie : Autonomie ou liberté ?. 336

Temps de Noël : 6. Homélie.                      29.12.82. 337

Avoir la mort devant les yeux ! 337

Temps de Noël : 7. Homélie.                      30.12.82. 338

La parenté spirituelle. 338

Temps de Noël : 8. Homélie.                      31.12.82. 339

Dans un commencement était le Verbe….. 339

Table des matières de 1982 : 340

 



[1] Voir Les vœux, 12 au 20.12.81

[2] Année 1978 : La Paix.

[3] Ancien Chapitre des frères convers.

[4] Suite au départ de Père Jacques comme Supérieur d’Orval.

[5] Conférence de Dom Lanne de Chevetogne et causerie de notre frère Julien.

[6] Voir Carême 1. le 24.02.82

[7] 7 Chapitres du 17.04.78 au 09.05.78

[8] Voir Vœux 18 le 01.02.82

[9] Il manque le tout début.

[10] Clôture de l’année jubilaire de Saint François d’Assise.

[11] Clôture de l’année Thérésienne.

[12] Janvier et février 1982

[13] Il manque le début.

[14] Voir le (1) le 27.10.82