Chapitre : Fête de Marie Mère de Dieu.         01.01.81

      Présentation des vœux – L’année des handicapés.

 

Mes frères,

 

Nous sommes entrés dans une année nouvelle. Si nous ne con­naissions pas le renouvellement de toute chose dans le Christ, nous serions attristés, peut-être même désespérés ou effrayés ? Les Anciens disaient : pantarei, tout s'écoule, tout nous échappe ! Et nous sommes entraînés malgré nous par un courant qui nous conduit inexorablement à notre fin : le chaos, le néant re­trouvé, le rien.

Saint Benoît, lui, rame à contre courant. Il nous dit qu'une de nos plus chères amies, la compagne inséparable de nos journées, c'est la mort. Nous ne devons pas la quitter des yeux, dit-il. Et je pense à l'expérience qu'il est dans le vrai. La mort n'est pas un fantôme effrayant. Non, elle est l'heu­re où nous sommes arrivés à l'accomplissement de notre être humain et spirituel. Il ne nous reste plus rien qu'à être accueilli dans la plaine vision de notre Dieu.

 

Mes Frères, nous devons donc aborder cette année nouvelle dans une perspective de Foi. Nous devons la situer dans le plan de Dieu, à sa place dans le plan de Dieu sur chacun d'entre nous et sur notre communauté. Cette année nouvelle est comme une pierre dans un édifice, l'édifice de notre vie. L'édifice aussi de cette histoire déjà presque huit fois centenaire de notre Abbaye, dans la construction de l'Eglise aussi et dans la construction du monde.

Et nous avons notre tâche à remplir. Et notre tâche, à nous moine, c'est notre sanctification, c'est notre divinisation. Le monde, je l'ai rappelé ces derniers jours encore, à besoin d'hom­mes tels que nous. Sinon, il se déséquilibre, il se disloque, il se désoriente. Nous devons donc collaborer avec Dieu et collaborer de fa­çon responsable, librement et joyeusement. Dieu n'a pas besoin d'esclaves.

Les esclaves en font le moins possible en rechignant ! Saint Benoît dit : Pas besoin de types pareils dans les monastè­res, que font-ils là ? Non, dans un monastère il y a des fils de Dieu qui travaillent avec leur Père, et qui savent ce qu'ils font, et qui savent que un jour ils contempleront dans toute sa beauté l'oeuvre qu'ils auront édifiée avec Dieu.

 

Mes frères, Les Nations Unies ont décidé que l’année 1981 serait l’année du handicapé. C’est une initiative très louable et je pense que nous devons entrer dans cette intention. Les handicapés sont nombreux aujourd’hui. Lorsque j’étais enfant, je me souviens avoir vu une fois ou l’autre un handicapé. Oui, c’était relativement rare. Souvent, ils mouraient tout de suite quand ils étaient petits ?

Et puis il n’y avait pas autant d’accidents qu’aujourd’hui. On recevait bien un coup de pied de cheval au menton ! On était marqué, on avait une cicatrice. C’était presque un honneur comme une blessure reçue à la guerre, voilà, un trophée ! Mais ça en restait là.

Aujourd'hui, il en va autrement. Nombreux sont les handica­pés physiques, les handicapés mentaux. Ils le sont de naissance, ils le sont par accident. Nous en connaissons tous. Il n'y a pas tellement longtemps, est-ce à la Noël ? il y avait ici à l'Eucha­ristie un groupe d'handicapés...

Il faut, mes frères, qu'aujourd'hui ces hommes, ces femmes, ces enfants, ces vieillards aussi soient parfaitement intégrés dans la vie sociale. Ils y ont leur place. Non pas comme des épouvantails qu'on évite de regarder, qu'on évite de fréquenter ? Non, ils ont droit à une éducation, à une instruction lorsqu'ils sont jeunes, comme les autres !

Il y a aujourd'hui des écoles spécialisées pour les accueillir. Il y a des méthodes qui ont été mises au point pour les éduquer. Ils ont droit au travail. L'homme, pour se valoriser, doit avoir conscience de faire quelque chose d'utile, de gagner sa vie, de ne pas vivre aux crochets, en dépendance des autres.

Il y a des ateliers protégés, des villages - comme on dit ­- Village n°1, n°2, n°3. Les palettes de notre brasserie sont con­fectionnées au Village n°3 qui n'est pas tellement loin d'ici.  Et ma foi, il faut dire que ce sont de bonnes et solides palettes. Et ce sont des handicapés qui les fabriquent.

 

Ils ont aussi droit à une vie familiale normale. Il faut que à l'intérieur de la famille on les accepte. Et que non seulement on les accepte, mais qu'on les aide à devenir - dans leurs limites naturellement - des hommes et des femmes heureux.

Ils ont droit aussi à une vie sociale, à des rapports sociaux avec tout le monde. Un petit exemple: la question de l'accès des handicapés aux locaux publics : Bureaux de Poste - Banques - Admi­nistration Communale. Pourquoi ces escaliers ? On ne construirait plus maintenant une Maison Communale dans le style de celle de RocheFort !

Non, maintenant tout est prévu pour que les handicapés sur leur petite voiture, avec leur canne, puissent accéder partout, même dans les trains, dans les gares, les aéroports. J'en ai vu par hasard, j'en ai vu un. Voilà mes frères les problèmes d'aujourd'hui ! Et cette année 81, elle aura comme objectif de nous sensibiliser à la présence des handicapés, à leurs besoins, à leurs droits.

 

Mais nous maintenant ? Comment pouvons-nous collaborer dans le cadre de notre vie communautaire ? Nous n'allons pas dire : mais voilà, nous allons édifier, ici sur notre propriété un petit village pour handicapés. On peut, et on le fait d'ailleurs, aider financièrement ! On n'y regarde pas. Lorsque j'exposerai un peu les résultats de l'an­née 80, vous verrez encore ce que nous avons réalisé dans le domai­ne de toutes ces oeuvres.

Mais je pense que nous autres, nous devons aller plus profond. Nous devons aller à la Source. C’est à dire à l'endroit où se met­tra en route l'énergie qui permettra à toute la société de travail­ler dans le sens voulu par l'Organisation des Nations Unies. Je veux dire qu'il doit y avoir une là une Source spirituelle qui doit animer tout le monde.

Et cette Source, cette batterie, cette centrale spirituelle, elle est dans les monastères et elle peut être ici en particulier dans notre communauté. Et nous collaborerons à notre place si nous pouvons pratiquer des vertus typiquement monastiques qui sont entre autre l'humilité, la charité et l'espérance.

 

Reconnaissons-le, mes frères, mais voyons-le lucidement : autant que nous sommes ici, nous sommes tous des handicapés par une partie de notre être. Voyons d'abord notre santé au physique, notre état de santé ? Je suis bien placé pour le savoir ! Non seulement par rapport à moi, mais ça fini toujours par arriver près de moi : un, c'est le cœur, l'autre c'est les poumons, un autre c'est la digestion, un troisième c'est la circulation, un autre c'est la tête, et puis c'est les jambes. Et voilà, c'est ainsi ! Il y a quelque chose en nous qui ne va pas. Il y a un point faible. Nous sommes des handicapés physi­ques. Et alors, à partir de là aussi des handicapés psychiques ! Soit que ça se greffe sur le physique ? Soit qu'il y ai en nous des failles plus ou moins profondes qui nous viennent de notre en­fance, qui nous viennent d'expériences malheureuses.

Mais enfin, nous avons tous nos défauts. Et parfois, c'est pénible ! C'est humiliant ! Car les autres s'en aperçoivent, et leurs réactions !!!??? Vous savez, ma foi, on n'est pas un petit ange tous les jours. Et leurs réactions à notre endroit nous révèlent soudainement ce que nous voudrions bien oublier ou cacher. Et voilà, tout le monde le sait et ça apparaît. Handicap psychique !

Et aussi, mes frères, handicap spirituel ! Saint Jean nous l'a rappelé il y a quelques jours : Celui qui se prétend être sans péché, et bien il raconte des mensonges. Nous sommes tous des pécheurs.      Nous commettons tous des fautes en secret, ou bien parfois aussi, ça apparaît en public. Et c'est très désagréable pour nous Sans compter que c'est désagréable aussi pour les autres.

 

Alors mes Frères, la première chose à faire, vous voyez, c'est de rester ainsi à notre rang. Toutes ces imperfections en nous, il est sagesse de les accepter sans maugréer, sans réclamer, sans rejeter la responsabilité sur Dieu, sur la société monastique, sur les autres. Non, accepter notre sort, nous accepter tels que nous sommes.

Et si nous nous acceptons ainsi sereinement tels que nous som­mes, tels que Dieu a permis que nous fussions, alors nous accep­terons aussi les autres tels qu'ils sont et nous pratiquerons une saine charité envers eux. Nous les accepterons dans leurs déficiences, dans leurs dé­faillances. Nous n'en serons pas étonnés ! Car nous retrouverons chez eux ce que nous avons si souvent expérimenté chez nous.

Il s'établira entre eux et nous une solidarité dans la faiblesse, une solidarité aussi dans le courage. Car, si j'accepte l'autre tel qu’il est, je lui permet à lui de s'accepter aussi, de prendre la vie comme elle se présente à lui et d'y avancer la tête haute.

 

Mes Frères, oui, nous ne devons pas être honteux de ce que, nous sommes. Le handicapé - voyez, je parle maintenant du handica­pé tel que maintenant nous l'entendons - le handicapé, il ne doit pas être honteux. Et lorsqu'il est accueilli, il est rassuré sur son sort. C'est ainsi aussi que nous devons nous accueillir les uns les autres pour que chacun se sente bien dans sa peau.

Nous ne devons donc pas, lorsque nous remarquons une chute, disons chez les autres, nous ne devons pas crier au scandale et ne pas succomber à l'impatience mais cultiver en nous une douce et patiente charité. Une charité comme l'Apôtre Paul nous le dit, comme on le répétait auparavant chaque jour à l'Office de Sexte : supportez-vous, portez-vous plutôt les uns les autres. Portez vos fardeaux et par­tagez-les.

Et ainsi vous accomplirez le commandement du Seigneur qui veut que nous nous aimions sincèrement comme lui nous a aimé, lui qui a pris sur lui toute notre charge. Il ne nous en a pas dé­barrassé, mais il la porte avec nous.

 

Eh bien mes frères, faisons de même entre nous ! Portons nos handicaps les uns les autres et ainsi nous serons encouragés. Car nous ne devons tout de même pas nous résigner, je dirais, à être dans le moins. Nous devons toujours aller au-delà, espérer. Voilà, cette espérance qui nous fait regarder plus haut et plus loin. Car Dieu peut opérer la métamorphose à partir de ce que nous sommes. Il façonne des saints en transfigurant nos handicaps ou même parfois en les éliminant.

Car il est d'expérience qu'un progrès spirituel arrive par­fois à rectifier un défaut psychique par exemple. Car ce défaut avait sa racine dans un vice qui lui était de nature spirituelle. Lorsque ce vice est éliminé, à ce moment, le handicap psychique s'atténue et disparaît.

 

Mes frères, donc aucune résignation, mais plutôt une lutte. Saint Benoît nous demande d'être des lutteurs. Et la lutte, pour nous, prend ce non d'espérance. Espérer tout de nous-mêmes, car c'est Dieu qui travaille en nous. Et espérer tout des autres, car Dieu travaille aussi dans les autres. Et la divinisation à laquelle il travaille, et à laquelle il nous demande de collaborer, elle va à travers ce que nous sommes faire briller ce que lui, Dieu, est. C'est à dire une Lumière, une Lumière qui est belle.

 

Mes Frères, nous devons pratiquer concrètement cette espéran­ce en nous plongeant sans réticence dans la volonté de Dieu. Cela marque que nous lui faisons confiance et que nous croyons qu'il ré­alisera avec nous un chef d'oeuvre.

Voyez, lorsque nous sommes malades, un accroc quelconque, le médecin vient. Il porte un diagnostic et il rédige une ordonnance. Et en toute confiance nous le croyons, et nous prenons ce qu'il nous a prescrit. Et nous espérons que cela ira mieux et que nous guérirons. Or, ce n'est qu'un homme !

Eh bien, Dieu nous prescrit chaque jour un remède. Et c'est sa volonté. Prenons ce remède et nous guérirons de ce qui en nous est curable. Voilà mes frères, essayons donc de collaborer, d'entrer dans les intentions des Nations Unies en pratiquant ainsi de notre mieux l'humilité, la charité et l'espérance.

 

Alors, je voudrais dans la perspective de ce que je viens de dire, vous présenter mes voeux pour cette année 1981 : Et je les verrai dans la pratique surtout d'un amour total. Car l'amour englobe, et l'humilité, et la charité et l'espérance. Mais un amour total, je veux dire, envers nous-mêmes et envers les autres.

Envers nous-mêmes : c'est entrer dans le projet de Dieu pour nous approcher de plus en plus de la vérité de notre être profond et aussi de notre être apparent. Que lorsque les autres nous regardent, qu'ils soient heureux en se disant que ce que Dieu fait en nous, eh bien, il le fera en eux aussi si comme nous il est fidèle. Donc nous aimer nous-mêmes, mes frères, mais sainement. Le véritable amour ne connaît pas l'égocentrisme, encore moins l'égo­ïsme. Il s'ouvre aux autres.

Et alors aimer les autres : les aimer, mais de façon concrète en les encourageant par notre douceur, par notre patience, qu'il n'y ait pas de gestes, ni de paroles, ni de regards déplacés. Non, mais être doux et patient, nous accepter les uns les autres, et ainsi vraiment nous aimer.

 

Et alors, mes frères, nous allons sentir en nous grandir, et s'installer, et régner en maîtresse la Paix, cette Paix qui est le plus grand des trésors. Le premier jour de l'année, c'est la journée de la Paix. Cela devrait être, mes frères, la fête par ex­cellence de toutes les communautés Bénédictines. Là, on devrait venir de l'extérieur pour savoir ce qu'est la véritable paix. Mais cette paix communautaire, elle n'existera que si nous portons la paix en notre coeur. Voilà mes frères, mes souhaits pour cette année. Et j'es­père tout au fond de moi-même que vous les formulerez aussi en ma faveur.

 

­­­­­­­­­­Homélie : Fête de Marie Mère de Dieu.        01.01.81*

      Présentation des vœux – Année des handicapés.

 

1. Introduction à la Célébration :

 

Mes Frères et mes amis,

 

En ouvrant cette Eucharistie solennelle célébrée en l'hon­neur de Marie Mère de Dieu, je veux d'abord vous exprimer et vous renouveler quelques voeux en rapport avec la journée, cette jour­née qui est la première d'une nouvelle année : Puissiez-vous voir la Lumière, être vêtu de force et goûter la Paix. Que la grâce de Dieu, l'Amour qui est son Nom, vous ac­compagne chaque jour de cette année.

            Je veux vous remercier pour votre fidélité et vous redire mon total dévouement. Un Abbé doit avoir des entrailles de mère. Il doit être pour ses frères, pour tous les hommes, révélation des profondeurs fémi­nines et maternelles de Dieu. C'est pourquoi il est fort !

Ensemble demandons au Seigneur de nous donner l'énergie né­cessaire pour poursuivre notre course vers lui, recto cursu, comme dit Saint Benoît, 73,4, sans dévier ni à gauche, ni à droite. Et demandons-lui pardon pour nos hésitations et nos erreurs.

 

2. Homélie :

 

Mes frères,

 

De nos jours, on s'interroge beaucoup sur la qualité du regard humain. L'âme se trahit dans les yeux. Le destin d'un homme se lit dans ses prunelles. Il est des regards chauds et des regards gla­cés, des regards qui tuent et des regards qui donnent vie. Dieu, semble-t-il, a été séduit par le regard de Marie. Ce regard exerçait sur Dieu la fascination d'un aimant. En lui il n'y avait que Lumière et Paix, oblation et attente, transparence.

 

Dieu se reconnaissait en lui, mes frères. Ne l'avait-il pas façonné à l'image du sien ? Que devait-il se passer lorsque le re­gard de Dieu et le regard de Marie se rencontraient ? Mais se quittaient-ils jamais ? Le regard de Dieu pénétrait en Marie. Il la créait, il la transfigurait, il la fécondait. Et Marie trouvait dans les yeux de Dieu son unique raison d'être.

Et le regard de Marie éveillait chez Dieu la tendresse, le désir et la joie. Un seul regard était plus précieux à Dieu que la création toute entière. Le Mystère de l'Incarnation s'est joué dans le regard de Marie. Et ce regard était, et il l'est encore aujourd'hui, la fine pointe de l'histoire des hommes. Marie est devenue la theotokos, la génitrice, la Mère de Dieu grâce à la pureté quasi divine de son regard.

Et pourrons-nous jamais concevoir, même lorsque nous le verrons, quel était le regard de Jésus, le­ Fils de Dieu et le Fils de Marie, Lui en qui se sont fondus et le regard de Dieu et le regard de Marie.

 

Aujourd'hui, mes frères, Marie n'a qu'une passion : aider, travailler à notre christification, à notre divinisation. Char­nellement elle est la Mère de Dieu, mystiquement  elle est la Mère de tous les enfants de Dieu. C'est là une évidence, une réalité qui doit nous infuser une confiance que je puis qualifier d'absolue.

Je vais en terminant vous livrer une recette, un secret. Ce n'est pas de la magie, c'est le summum de la Foi : nous laisser regarder par Marie, nous laisser enfanter par Marie, sentir la chaleur de ses yeux et nous baigner en elle, et puis, un jour, croiser son regard. Et dès cet instant, tout devient possible, car nous aurons reçu les arrhes de la vie éternelle et notre nom nouveau commen­cera à être inscrit.

 

                                                                                                    Amen.

 

Chapitre : Fête de l’Epiphanie.                    04.01.81

      Fête monastique.

 

Mes frères,

 

La Fête de l'Epiphanie ou de l'apparition du Seigneur, elle éclate, elle explose en deux directions diamétralement opposées. Elle abolit la temporalité. Elle est en quelque sorte à l'inté­rieur de notre durée un éclair d'éternité.            En effet, elle rend présent un événement du passé : l'appa­rition du Verbe de Dieu dans un corps voué à la mort. Et en même temps elle rend présent un événement qui appartient au futur : l'apparition du Verbe de Dieu dans un corps ressuscité, transfiguré, glorifié.

 

Il y a donc là une conjonction d'un seul événement, mais qui pour nous est scindé en deux. Cette Epiphanie, nous devons, nous, la vivre dans l'écoulement du temps. Mais pour Dieu, c'est une seule et même manifestation de ce qu'il est. Je veux dire ceci : c'est que l'histoire, celle que nous fai­sons, que nous construisons jour après jour, instant par instant, elle est une manifestation lente, progressive mais permanente de la Trinité dans un travail qui est tout à la fois création et di­vinisation.

Voyons un peu le Père ! Dieu le Père crée le monde. Mais il ne le crée pas immédiatement par lui-même. Il le crée par l'entre­mise de sa Parole, de son Verbe, de son Fils. Lui, la Source de la divinité, il demeure toujours caché. Mais, il travaille par son memra.

J'ai essayé d'expliquer un peu cela dans un homélie, je pense le dernier jour de l'an. Dans les entrailles de Dieu, il y a là une pensée, un projet, qui vient au jour par sa Parole.

Ce qu'il y a donc de plus intime en Dieu se manifeste à l'ex­térieur de lui. Et nous aurons ce travail de création qui est, dans le fond, un débordement d'amour. C'est à dire que Dieu est tellement Dieu, c'est à dire qu'il est tellement Amour, qu'il ne peut pas rester enfermé en lui, si je peux utiliser cette expression un peu égocentrique. Il doit éclater à l'extérieur, il doit se manifester à d'autres êtres qui seront semblable à lui. Il va donc projeter dans l'existence un univers qui sera ab­solument différent de lui, mais dans lequel il va tout de même se mirer, dans lequel il va se reconnaître. Il sera, d'une certaine façon, l'expression de ce qu'il est mais à un mode totalement différent.  

 

Et ce travail de création-divinisation va être la manifesta­tion, le déploiement des énergies divines. Et c'est donc à travers ce travail, ce déploiement d'énergies divines que nous allons, nous, pouvoir reconnaître Dieu. La création toute entière, l'histoire, est donc une symphonie. Elle est un chant, elle est une glorification de ce qu’est Dieu dans son être intime et Trinitaire toujours ! Cela doit arriver à un accomplissement, un achèvement, un plérome où alors Dieu sera tout en toute chose.

Cela veut dire que de quel côté que nous regarderons, même les choses les plus matérielles, nous y reconnaîtrons Dieu. Elles seront devenues une écriture, un mot, un discours qui nous dira qui est Dieu. Cette glorification de Dieu dans la matière ne peut s'accom­plir que si cette matière est assumée dans la divinité. Et ce sera le travail de ce Verbe qui, non contant de créer, va embrasser cet­te matière, il va entrer en elle, il va l'assumer en lui. Il va, comme on dit, s'incarner, prendre chair.

Et lorsque nous pensons au mot chair, nous devons voir la matière arriver à un sommet de complexification. Elle est à un point d'équilibre, mais un équilibre qui se cherche sans arrêt, qui n'est pas statique, qui continue à vivre, qui vit d'ailleurs, et qui est conscient. Et cette chair, elle a une apparence réelle de beauté. Quand on pense à chair, dans la terminologie qu'utilisaient le Christ et ses disciples, il faut toujours voir une apparition de beauté sinon la Transfiguration ne serait pas possible.

 

La Transfiguration, c'est la chair du Christ apparaissant, mais alors dans sa beauté parfaite, sa beauté de chair divinisée. Elle est belle au départ, mais extrêmement fragile, c'est à dire qu'elle peut être souillée, elle peut être ternie très facilement.

On dira souvent, nous le répétons au cours des Offices litur­giques, que toute chair est comme l'herbe : une belle fleur mais qui peut se faner très vite. Mais la chair du Christ dans sa Transfiguration, dans sa glo­rification, elle ne se fane plus. Et notre chair à nous, il vien­dra un moment où elle ne se fanera plus...

On peut dire aussi que cette assomption de la matière en la divinité par le mouvement inverse de la divinité qui entre dans la matière, est une ensomatose, ça veut dire qu'elle entre dans un corps. Et quand j'utilise, ici, le mot corps, c'est pour voir ici la force, la puissance.

 

Toutes les potentialités de cette matière arrivée à un point de perfection qu'est l'homme, elles sont assumées par le Verbe de Dieu qui va alors pouvoir les utiliser pour continuer à travailler à la transformation de cette matière et à une manifestation tou­jours plus éclatante de ce qu'est la Trinité, de ce qu'est Dieu.

Tout ce travail est donc une oeuvre d'amour. Car Dieu fait participer la matière, la chair, la conscience, l'homme donc, à sa propre vie à lui. Et ce travail d'amour s'opère grâce à une insufflation, une insufflation de la vie divine dans le monde. Ce sera donc l'Esprit qui est là, et qui travaille, et qui est toujours à l'oeuvre. Il n'est pas un instant et il n'est pas un endroit où l'Amour, l'Esprit, donc Dieu lui-même est en train de travailler.

Cette divinisation vers laquelle tend, vers laquelle est di­rigée la création entière, est une participation consciente et en­tière à la nature de Dieu. Et ça s'opèrera dans cette fleur encore une fois qu'est l'homme, l'homme qui est le cosmos donc parvenu à un point d'incandescence. Il y a là quelque chose qui brûle.

 

Lorsque nous avons dans le monde technique, aujourd'hui on le découvre, ce qui fait mouvoir les êtres vivants, mais aussi les êtres construits par l'homme, comme les véhicules automobiles, c'est toujours quelque chose de brûlant, c'est une combustion, une combustion qui peut être une explosion dans un moteur à explo­sion. Mais je veux dire, il y a là toujours dans l'avancement du cosmos vers sa pleine réalisation, il y a là un feu, quelque chose qui brûle. Et ce point d'incandescence, c'est l'homme. Il est donc extrêmement noble.

Et c'est cette incandescence du cosmos dans l'homme qui appel­le feu de l'Esprit. C'est à dire que dans la création, dans l'his­toire, tout se tient. Dieu ne fait pas des choses anormales. Non, tout est ordonné, tout est logique. Et les Pères de l'Eglise les premiers, mais encore les Cis­terciens, les premiers Cisterciens savaient, voyaient tout cela ! C'est ce que nous appellerons leur exégèse allégorique.

Et ça nous effraie un peu aujourd'hui. On se dit : mais comment vont-ils trouver des choses pareilles ? Mais c'est inscrit dans la nature des choses. Mais nous au­tres, nous ne le voyons plus ! Ou bien nous avons d'autres façons de percevoir aujourd'hui, et qui sont valables parce que c'est les nôtres aujourd'hui.

 

Mais n'oublions pas qu'il y a là toujours inscrit dans la na­ture quelque chose qui est, et qui attend la manifestation de Dieu. Ce sont ces petites Paroles, cette multitude de memra par lesquelles chaque chose est une concrétisation d'une pensée divine, d'un projet divin, d'un jaillissement d'amour, d'une étincelle d'amour. Il n'y a pas une chose dans la création qui ne soit porteuse d'une étincelle divine. Et c'est cela qui attend, qui appelle la parfaite réalisation, révélation de la divinité.

Regardez ! Saint Paul le disait déjà : La création toute en­tière appelle et gémit en attendant la révélation des enfants de Dieu. Ce n'est rien d'autre que cela ! Et nous le vivons encore aujourd'hui, et nous devons y être attentif. C'est pour cela qu'il ne faut rien gaspiller, qu'il ne faut rien détruire de ce que Dieu a créé. Nous pouvons, nous, le trans­former. Nous pouvons, par exemple, transformer de l'essence en énergie qui va faire avancer un véhicule. Mais nous n'avons pas le droit de détruire et de gaspiller parce que tout est porteur d'étincelles de divinité qui appellent et qui travaillent à la pleine réalisation de Dieu à travers sa création.

 

Maintenant, on peut dire sans se tromper que le moine, dans l'Eglise et dans le monde, est un être épiphanique. C'est à dire qu'il est un microcosme. Donc, c'est un monde en raccourci, c'est un monde miniaturisé, tout petit. On parle de puces électroniques. Voyez l'homme ! C'est une sorte de puce dans laquelle l'univers entier est condensé.

Et ce microcosme alors, il a pour mission de s'exposer au feu de l'Esprit, au feu de l'Amour. Si bien que lorsqu'il s'y expose, c'est l'univers entier qui est en lui, qui grâce à lui est immergé dans ce feu transformateur et transfigurateur, et divinisateur qu'est l'Amour - Amour qui est Dieu, ne l'oublions pas !

Et cet Amour qui est feu va brûler dans l'homme, dans ce petit univers qu'est l'homme. Et il va brûler tout ce qui est débi­lité, tout ce qui est provisoire, tout ce qui est palier, tout ce qui est escalier, tout ce qui est destiné à être transition, tout ce qui est paille, tout ce qui est papier, tout ce qui est bois.

Mais il va purifier et solidifier encore ce qui doit durer, ce qui est permanent, ce qui est puissance, ce qui est force, le métal, l'argent, l'or. Si bien qu'il n'y a plus donc dans cet homme, dans ce micro­cosme, rien qui ne soit éternel, rien qui ne soit divinisé.

Voilà à quoi vient s'exposer le moine dans sa solitude, dans son désert ! Et s'il parvient à réaliser le plan de Dieu sur lui, alors c'est l'univers tout entier qui, en lui, est déjà parvenu à son accomplissement. Il y a là comme une abolition du temps, encore une fois. Voyez cette Epiphanie qui est là présente à nouveau. Il n'y a plus de durée. La fin est déjà présente maintenant. On dira que c'est un être eschatologique.

Voyez ! Je vous le dis encore une fois : tout est logique et tout se tient dans le monde de Dieu, et dans le nôtre, et dans notre propre vie personnelle.

 

Le moine sera alors un ouvrier. C'est à dire qu'il devra col­laborer à ce que Dieu attend de lui, à ce que Dieu attend du mon­de. C'est cela l'operarius que Dieu cherche, l'ouvrier qu'il cherche pour travailler à son Opus Dei. Le véritable Opus Dei, le véritable travail de Dieu, c'est celui-là ! Et comment va-t-il y collaborer, y travailler ?

Mais il va y travailler dans la mesure où il se laisse agir, façonner, transfor­mer par Dieu, donc dans une passivité d'amour qui est sommet d'activité. Puis dans notre vie, il y a, si on veut regarder avec des yeux animaux, il y a beaucoup de choses négatives. Ce sera obéissance, ce sera renoncement, ce sera silence, ce sera séparation, beaucoup de choses qui ont une connotation négative.

Mais en réalité, toutes ces activités, toutes ces attitudes, toutes ces offrandes, elles sont activité parce que l'homme alors, le moine devient la main dont Dieu se sert pour faire quelque cho­se qui devra durer éternellement, et qui sera la manifestation, la révélation de ce qu'il est. Le moine est donc, dans la main de Dieu, l'outil sans lequel Dieu ne sait rien faire.  Dieu s'est lié à l'homme jusque là ! Et cet outil, plus il est souple dans la main de Dieu, plus il est actif. Il y a là encore un paradoxe de contradiction, mais qui nous permet de mieux comprendre ce que Dieu attend de nous.

 

Mes frères, l'Epiphanie est donc par excellence une Fête mo­nastique. Elle est, je le répète, la manifestation du Christ, Ver­be de Dieu incarné, mais manifestation actuelle, aujourd'hui. Et manifestation dans la création, dans la nature, qui n'est qu'un feu d'artifice de petites Paroles que Dieu prononce et qui se so­lidifient, qui se concrétisent, qui se réifient. Et ces Paroles forment toutes ensemble un discours qui nous dit qui est Dieu dans son être profond.

Et puis alors, il y a l'Epiphanie de Dieu dans un homme dont la vocation est d'être manifestation justement de ce que Dieu est. Sa mission, c'est de se laisser diviniser pour être Lumière, pour être Amour, pour être Feu. Et cela, pour le cosmos tout entier. Il n'est pas nécessaire qu'on vienne voir comme dans un jar­din zoologique des êtres qui ne sont pas comme les autres. Non, nous ne sommes pas des fakirs ? Rien du tout ! Non, c’est dans le secret ! Et plus c'est secret, et plus c'est vrai !

Et alors, cette vocation qui est la nôtre, qui est épiphani­que, théophanique, elle est sublime mes frères parce que par elle Dieu nous Fait prendre place sur un trône qui est un trône royal. C'est à dire un trône de direction au coeur de sa création, à cet endroit où du jaillissement de ses entrailles d'amour la création avance, se transforme et devient une épiphanie de ce que Dieu est.

Mes Frères, nous devons remercier Dieu pour la grâce qu'il nous fait, tous les jours  ainsi et surtout faire l'impossible pour en être digne.

 

Chapitre : Introduction à la retraite annuelle.  06.01.81

      Vérité, Amour, péché !

 

Mes frères,

 

Demain soir va s'ouvrir notre retraite annuelle. Le Prédica­teur, en l'occurrence l'Abbé Poelman, va nous redire l'éternelle vérité d'une unique Parole, celle de l'Evangile, la Bonne Nouvel­le du Royaume de Dieu révélée parmi nous dans la personne du Christ ressuscité d'entre les morts.

Le but de la retraite annuelle est de nous replacer en face de cette vérité qui est la vérité par excellence. Il n'y en a pas d’autres ! Essayer aussi de nous introduire plus avant à l'inté­rieur de cette vérité. Permettre à l'Esprit du Christ - si nous sommes suffisamment ouverts - de nous conduire jusqu'à la vérité toute entière. Mais qu'est-ce que la vérité ?

 

La vérité, mes frères, vous le savez comme moi, c'est un accord profond avec le projet de Dieu sur le monde et sur chacun d'entre nous. C'est vivre en accord avec la Parole de Dieu, être accordé à elle, devenir soi-même Parole, vivre en symbiose avec et dans le prolongement de la pensée née dans les entrailles de Dieu. C'est cela la vérité !

En soi, c'est très simple, cela paraît très facile ! Mais notre être est désaccordé, il chante faux. Et l'Esprit de Dieu doit nous donner une voix nouvelle qui permet d'être au ton juste avec le chant de Dieu qu'est sa Parole, ce chant qui a été lancé, disons dans le chaos, dans le néant et qui est devenu l'univers. Toutes ces petites Paroles de Dieu qui forment une symphonie, un choeur que nous devons pouvoir écou­ter de façon à y entrer et à y jouer notre rôle à notre place. C'est cela la vie contemplative ! C'est cela être contemplatif !

Je disais : une pensée née des entrailles de Dieu. J'en ai parlé il y a quelques jours. Mais c'est tellement beau ! Je pense que je puis y revenir encore en quelques mots maintenant.

Qu'est-ce que les entrailles de Dieu ? C'est ce qui en Dieu est remué, c'est ce qui se retourne. En terme de psychologie mo­derne, on dirait: c'est l'affectivité de Dieu. C'est ce qui en Dieu est irrationnel, non maîtrisé. C'est le point sensible de Dieu. C'est l'amour dans ce qu'il a de fou !

 

Vous allez me dire : Oui, mais en Dieu, peut-il y avoir de l'irrationnel ? Vous savez, nos théologiens de type cartésien vont vous répliquer cela. Oui, mais le Dieu de Descartes n'est pas Dieu. Le Dieu des philosophes et des théologiens ? Non, ce n'est pas celui-là, c'est leur Dieu à eux !

Mais le Dieu de Jésus Christ, c'est celui-là qui est le vrai ! Je pense que c'est notre ami Pascal qui avait déjà pressenti cette vérité. Il l'avait retrouvé, mettons, car elle était déjà présen­te dès les origines. Le terme entrailles pour désigner cet irrationnel, cette folie de Dieu, il revient fréquemment dans le Nouveau Testament, et encore plus dans l'Ancien. Mais dans nos traductions modernes on utilise des métaphores édulcorées. Pourquoi ? Parce que il n'y a pas de mot correspondant en français. Et entrailles, ça fait peut-être un peu trop cru, trop vif, trop brutal ? Je ne sais pas ? Mais on ne l'utilise plus.

 

Lorsque dans la Parabole de l'Enfant Prodigue, par exemple, ou bien du Bon Samaritain, on va dire .….. Si on le traduit lit­téralement, on devrait dire : Le Père en voyant son Fils a eu ses entrailles retournées ! Ou bien: Le Bon Samaritain en voyant cet homme le long de la route a eu ses entrailles retournées. Voilà comment il faudrait le traduire textuellement ! C'est aussi dans la langue hébraïque un terme féminin. Cela désigne les entrailles de la mère. C'est là qu'on naît et qu'on se développe. C'est très beau !

Eh bien, ça se trouve en Dieu ! Vous comprenez que Dieu ne sait pas maîtriser cela. Et la preuve qu'il ne sait pas le maîtri­ser - c'est donc une faiblesse en Dieu ! - c'est que ça l'a conduit jusqu'à la folie de la croix. Car il fallait être fou pour faire ça ! Je me demande bien lequel parmi nous serait disposé à le faire ?

 

Vous savez, dans une communauté, il y a des hommes qui nous sont plus sympathiques les uns que les autres. Cela va de soi ! Il y a des attirances naturelles, physiques, psychologiques, spi­rituelles ? On se sent plus proche de l'un que de l'autre. Il y en a dont on se sent très éloigné. Il y a enfin des cho­ses qu'on reçoit parfois, des petits manques d'égard, ou des plus grands ? Enfin toutes sortes de choses qui arrivent.

Mais voilà, est-ce que je pourrais me dire : Mais celui-là, ça ne va pas ; il m'en fait voir, je ne sais pas le sentir. Eh bien, pour celui-là, je m'en vais me laisser mettre à mort par lui ; et en mourant par lui, je vais encore offrir ma vie pour lui. Et ça, consciemment, volontairement, par amour pour lui.  Voyez, c'est ça les entrailles retournées d'amour ! Jusque là ! C'est l'amour dans ce qu'il a de fou.

Et faire la vérité, comme le dit Saint Paul, c'est vivre dans l'irrationnel divin. Et là aussi, Saint Paul emploie ce ter­me de folie. Il parle d'une folie de Dieu qui est infiniment plus sage que toute la sagesse des hommes. Et faire la vérité, c'est vivre selon cette folie divine. Voyez jusqu'où ça va !

 

Nous sommes, nous, beaucoup trop rai­sonnables dans ce que nous faisons. Nous calculons. Ah, on veut bien le faire, mais pas plus loin ! Vous savez, on sonne la fin du travail. Tirez votre plan, vous, mais moi, je m'en vais. C'est mon heure de Lectio Divina ou d'Oraison. Mais vous qui êtes en difficulté, tirez votre plan ! Je prends ce détail là, mais il y en a d'autres !

Essayons pendant notre retraite de faire de petits examens de conscience ainsi, de nous examiner dans le courant de la journée sur notre comportement et nos réactions. Voir si elles sont téléguidées par cette folie d'amour que sont les entrailles de Dieu ? Ou bien si nous sommes des hommes sages, raisonnables, froids, en règle jusqu'au dernier point avec la loi ?

Vous savez : est-ce que nous sommes des pharisiens, ou bien est-ce que nous sommes des samaritains ? Est-ce que nous sommes des pharisiens, ou bien est-ce que nous sommes des publicains ? Vous savez que Saint Benoît utilise aussi cette comparaison. Est-ce que nous avons des entrailles divines, ou bien est-ce que nous avons un bloc de marbre, ici...? Nous sommes dans le pays du marbre, il y a des carrières.

 

Maintenant, en opposition avec cette vérité, avec cet amour que nous devons pratiquer, il y a le péché. Et le péché, qu'est-ce que c'est ? Le péché, c'est une distorsion du projet de Dieu. C'est une tentative pour installer notre propre vérité à la place de celle de Dieu. C'est d'installer notre rationalité à la place de l'irrationnel de Dieu, notre sagesse personnelle à la place de folie de Dieu. Voilà le péché !

Ce n'est pas tant transgresser une règle ! Mais ça peut arriver ça ! Non, c'est plus profond, c'est une inten­tion. Elle n'est peut-être pas tout à fait consciente ? Mais ce sera l'occasion de la retraite de nous faire sentir cette épine du péché qui est plantée dans notre esprit. En terme de théologie on parlera du péché originel et de ses séquelles. Mais tout péché ainsi est un mensonge. Il renie les entrailles de Dieu et s'en moque. Voilà le péché !

Mais on va dire : Oui, mais je ne pense pas à tout ça, moi, quand je commets un péché ! Ce n'est pas nécessaire d'y penser, ça fait partie de l'essence du péché, de la nature du péché. Et si nous y pensions, eh bien nous serions peut-être sur nos gardes, et nous nous serions retenus...

 

Voilà donc mes frères, je pense, deux buts que nous pouvons fixer à notre retraite, comme à toute retraite : nous replacer en présence de la vérité et nous faire sentir cette propension au péché, c'est à dire au mensonge qui se trouve en nous. Et il faut qu'à l'issue de notre retraite, nous soyons devenus plus souples sous la motion de l'Esprit, plus disposés à nous laisser conduire jusqu'à la vérité toute entière, et aussi plus confiant, sachant et croyant que ce que Dieu a commencé en nous, il est capable de le conduire à son achèvement.

Le jour de la profession, lorsque le novice ou le jeune profès a dit : Oui mon Père, avec la grâce de Dieu et le secours de vos prières et de celles de tous mes frères. L'Abbé dit : Eh bien voi­là, ce que Dieu a commencé en vous, qu'il le conduise à son achè­vement. Est-ce que ça tombe dans une oreille attentive ? Est-ce que ça entre par une oreille et que ça sort aussitôt par l'autre ? Ou bien est-ce que à ce moment-là, le novice ou le jeune profès est distrait ? Je n'en sais rien ? Il est peut-être ému aussi ?

Mais ce sont des paroles graves, cela ! Et à l'occasion de la retraite, nous devons les laisser revivre en nous, reprendre vie. Que ce que Dieu a commencé en nous, il est capable de le conduire à sa perfection.

 

Alors mes frères, il faut qu'aussi nous puissions être vêtus, revêtus de la vérité qui est conformité parfaite au projet de Dieu sur nous. Et c'est cette intention que nous allons pendant les jours qui venir, prier les uns pour les autres afin que la retraite nous soit profitable et que nous en sortions meilleurs, plus grands, confiants et plus vrais.

 

Chapitre : Conclusions de la retraite annuelle.   14.01.81

 

Mes Frères,

 

Venons-en à notre retraite. Elle avait un mérite sur lequel je veux appuyer. Elle nous a fait redécouvrir que l'histoire, l'histoire des hommes, l'histoire de l'Eglise, notre histoire personnelle, l'his­toire de notre communauté avait un sens qui vient d'au-delà de nous, et qui est conduit vers un accomplissement dont nous sommes les bénéficiaires, mais aussi les coauteurs.

Ce sens trouve sont origine, non pas dans le cerveau de Dieu ? Ce serait trop froid ! Il y manquerait quelque chose. Non, il prend sa source dans le coeur de Dieu. J'irai même plus loin où plus bas, dans les entrailles de Dieu, dans la partie féminine et maternelle de Dieu. Ce plan est un plan d'amour, de tendresse. Quelque soit notre état, quelque soient nos péchés personnels, quelque soient nos péchés collectifs, ce plan demeure parce qu'il a surgit des entrailles de Dieu.

Et Dieu nous a tant aimés qu'il n'a pas voulu nous imposer le sens de notre vie, mais nous le proposer. Il veut que nous le fassions nôtre, que nous en soyons les auteurs avec lui. Nous ne sommes pas des marionnettes, ni des objets, mais des partenaires à part entière, qu'il respecte infiniment parce qu'il les aime et qu'il les a voulus tels.

 

Et ce sens, ce sens de notre histoire est entre nos mains. Nous pouvons essayer de le contrecarrer parce qu'il ne correspond pas, peut-être, à notre vision des choses. Alors, s'il en est ainsi, nous nous situons hors de ce sens, de ce projet. Nous sommes hors de la vérité. Nous ne sommes plus à notre aise. Nous devenons malades, déséquilibrés spirituellement, parfois même aussi psychiquement.

Et c'est la façon dont Dieu se sert pour nous remettre dans le droit chemin. Le malheur, la souffrance, l'échec dans notre vie, ce sont ces petits signes, ces petites touches dont Dieu se sert pour nous rappeler à la vérité de notre vocation d'homme, et pour nous de moine...

 

Ce projet de Dieu - comme l'Abbé Poelman nous l'a bien fait comprendre - est donné tout entier dès le début. Il se déploie, il se construit dans la durée. Le temps, ce n'est rien d'autre que la pensée de Dieu qui se définit et qui se réalise. Lorsque le plan de Dieu sera tout à fait terminé, il n'y aura plus de durée, il n'y aura plus de temps. Nous serons dans l'éternité. Nous serons devenus comme Dieu. Nous serons en posses­sion de notre être parfait qui sera un être de participation à la divinité.

Cette durée est donc extrêmement précieuse. Et nous ne devons pas essayer de l'anticiper, de sauter au dessus parce que à ce moment - encore une fois - nous perdons le sens et nous jouons notre vie. Je ne veux pas dire que nous la perdons, parce que - encore une fois - Dieu nous récupère toujours. Mais nous retardons l'éché­ance heureuse qui doit être la nôtre, qui est prévue pour nous.

Ce plan de Dieu doit être déchiffré par l'oeil du contempla­tif. Il doit être lu. Et comme ce dessein est né dans le coeur de Dieu, c'est le coeur de l'homme qui va en percevoir le tracé ! Ce n'est pas son intelligence ! Naturellement son intelligence doit travailler, c'est certain ! Mais ce n'est pas son cerveau, c'est son coeur qui percevra. Le Christ l'a bien dit : Ce sont les coeurs purs qui voient Dieu présent dans son être et dans son agir, dans ses énergies.

 

Mes frères, le contemplatif, c'est un homme qui a un coeur pur. Ne nous imaginons pas être des contemplatifs aussi longtemps qu'il y a encore des pensées malveillantes dans notre cœur. Nous ne le sommes pas. Nous sommes sur la route, mais nous ne sommes pas encore arrivés à la contemplation. Le signe de la contemplation chez quelqu'un, c'est lorsque son coeur est devenu pur. Pas encore à 100 %, ce n'est pas possible. Mais il a atteint un degré de pureté tel qu'il lui est permis de déchiffrer les signes du dessein divin.

Et ce dessein divin est consommé. Sa consommation: il faut le voir qui s'édifie au cours des temps. L4Abbé Poelman parlait de l'Evangile d'Abraham. C'est vrai ! Et il se référait chaque fois à l'Evangile de Jésus le Christ. Il montrait que ce que Dieu Trinité réalisait dans la person­ne du Christ était déjà en germe dans l'histoire d'Abraham. Tout est donné dès le début, tout est défini. Cela se consomme dans la Personne du Christ qui est Dieu, Dieu devenu homme, et puis mort, crucifié et ressuscité.

Lorsque un contemplatif en arrive au point où il a le bonheur de voir le Christ, à travers un brouillard toujours, mais enfin il sait très bien qu'il le voit. Il voit Dieu. Et c'est à tra­vers un homme qu'il le voit. Et j'irais encore même plus loin. Lorsque à l'Eucharistie, nous avons une hostie qui est là, lorsque nous la voyons, nous voyons Dieu.

 

On va dire : Oui, mais je ne vois que du pain ! C'est vrai, je ne vois que du pain, mes yeux ne voient que du pain ! Mais les yeux de mon corps spirituel, ils voient Dieu ! Il n'est pas plus difficile de voir Dieu dans un morceau de pain, ou dans un peu de vin, que de le voir dans un homme. Il y a moins de différence entre un morceau de pain et un homme, que entre un homme et Dieu.

Notre Foi doit aller jusque là. Elle doit être éclairée. Elle doit être vivante jusqu'à ce niveau. C'est la raison d'être de la Fête du Saint Sacrement, de ces expositions du Saint Sacrement, de la communion Eucharistique. Nous devons y penser. Et cette retraite, elle nous a fait redécouvrir, ou elle a ranimé en nous ce réalisme du dessein divin qui est orienté. Il sait où il va ! Et arrivé au point du Christ, à la personne de Jésus, il est arrivé à son point d’aboutissement, ça n'ira pas plus loin !

Ce sont les derniers temps, comme le disait le Christ lui-même, comme le dit si bien Saint Paul.  C'est Fini ! Ce qui arrive maintenant, c'est une extension à tous les hommes par une participation à la personne du Christ en vue d'une divinisation. Mais ça n'ira pas plus loin. Vous voyez ! Il y a eu comme un mouvement vers un certain endroit. Et arrivé à cet endroit, là, ça s'arrête, et puis ça s'étale. Nous sommes maintenant dans l’ère de l’étalement, du déploiement, de l'extension.

 

Il est indispensable, pour une vie monastique équilibrée, de dessiner ainsi de grandes fresques, des ensembles qui nous mon­trent notre place et notre rôle dans un mouvement qui est harmo­nie, qui est beauté, qui est richesse. C'est un peu mon défaut - si on peut appeler cela un défaut ­ou une qualité ?  Comme on veut ? - d'essayer toujours de situer notre vie personnelle et communautaire dans un ensemble, dans une communion, dans cette koinônia, cette societas comme dit le latin, cette communion comme dit le français, qui englobe tous les hommes à travers la personne du Christ et l'Eglise. Nous ne sommes pas seuls en cause, nous ne sommes pas seuls en jeu !

Et si nous jouons bien notre rôle à notre place dans ce ma­gnifique mouvement qui est une chorégraphie dont Dieu est le Maî­tre, à ce moment le spectacle est extraordinairement beau pour Dieu, pour ses Anges, pour ses Saints, pour le contemplatif éga­lement. Et nous n'introduisons pas de fausses notes ! Le contemplatif est un homme qui joue juste, ne l'oublions pas ! C'est tellement précieux et tellement important ! C'est notre rôle dans l'Eglise et dans l'humanité !

C'est pour ça qu'il faut toujours voir l'ensemble du spectacle, pas notre petit coin ! Non, il faut avoir un regard large, un coeur large, pas de coeur étriqué. C'est pour cela que nous devons aussi nous laisser conduire et nous laisser instruire avec humilité et sagesse. C'est sagesse que cela. Mais se laisser conduire humblement, se laisser conduire sa­gement, cela signifie avoir une Foi éveillée. Pour des adultes, ce n'est pas facile de recevoir. Mais si nous sommes adultes au plan humain, c'est une gloire pour nous d'être enfant au plan divin. C'est aux enfants que le Royaume de Dieu est promis, pas aux adultes !

Cette Foi qui nous fait recevoir l'instruction, l'enseigne­ment, elle est au coeur aussi de la Règle de Saint Benoît. Je l'ai déjà dit, et je le répète, car c'est à mon sens le point central de tout. Le mot, le mot le plus important de toute la Règle de Saint Benoît, c'est ce creditur, c'est de croire. CROIRE. C'est avoir ce regard du contemplatif qui découvre grâce à Dieu le sens de sa vie, le sens de la vie des frères.

            Sans cette écoute – écoute ! dit Saint Benoît - sans ce regard, notre vie monastique est dépourvue de logique interne. Et cette vie monastique qui alors devrait mettre au monde des saints, elle ne produit plus que des déchets d'humanité, et des monstres. L'enjeu est grave et terrible ! Si on ne vit pas de la Foi dans la vie monastique, on devient un monstre - quelque soit l'habit qu'on porte - on devient un dé­chet d'humanité.

Tout cela, mes frères, nous le comprenons mieux maintenant que nous avons entendu dans cette retraite que Dieu sait ce qu'il veut, et qu'il nous demande de collaborer. Il veut nous Faire passer d'un stade d'animalité à un stade de divinisation, lentement mais sûrement, grâce à cette Foi, à cette écoute, à ce regard qui est confiance, qui est humilité, qui est sagesse.

 

Encore une constatation, ou une déduction, ou une conclusion : Il est un sentiment qui doit être absent dans un monastère - mais totalement absent - c'est celui d'esseulement qui est si poignant dans le monde d'aujourd'hui, surtout dans les villes. Dans les villes, là où elles sont le mieux organisées, les gens se sentent affreusement seuls. Et c'est terrible cela ! C'est pour ça qu'il y a tant de dépressions nerveuses, de déséqui­libres, de névroses, de psychoses, de suicides aujourd'hui. Les gens sont de plus en plus seuls.

Or, dans une vie monastique, c'est quelque chose qui doit être absent, absolument absent. Pourquoi ? Mais parce que si on voit ce sens, si on s'en nourrit, mais alors on sait très bien qu'on est emporté dans un courant. On est chez Dieu, on est dans le monastère avec le Christ, avec la Vierge, avec les Anges, avec les Saints. On est entouré. On a une multitude, des multitudes sans nom­bre qui sont là avant nous, et elles nous portent, et elles nous conduisent, et elles nous instruisent, pour revenir encore à cela.  

Voyez ! Nous avons ici tout le sens de notre Lectio Divina. La Lectio Divina, ce n'est pas seulement être en contact avec Dieu personnellement ? Non, c'est s'abreuver à la signification de l’histoire et de notre vie personnelle. On n'est jamais seul, mes frères ! Pourquoi ? Mais parce que tout est dit avant. Et tout se joue au jour le jour. On le sait !

 

Mais c'est extraordinaire, cela ! Il y a une antinomie. Le mot moine signifie celui qui vit seul. MAIS NON ! Il vit seul, c'est une impression pour les gens du dehors. Mais pour le vérita­ble moine, c'est un homme qui n'est absolument jamais seul. Non pas parce qu'il vit la vie cénobitique, mais parce qu'il est dans l'univers de Dieu.

Toute cette prodigieuse histoire d'Abraham, il la revit. Il y a un Père de notre Ordre qui a écrit tout un Traité sur la Peregrinatio Abrahae, sur le pèlerinage, sur le voyage d'Abraham. Il avait bien compris, celui-là, que cette aventure d'Abraham était le prototype de l'aventure monastique.

 

Mes Frères, je pense que nous pouvons remercier Dieu pour la grâce de cette retraite. Et si nous pouvons retenir une chose, c'est celle-ci - du moins c'est celle que moi je retiens, et je vous la propose - : C'est que nous sommes investis d'une mission irremplaçable et magnifique dans l'Eglise et dans l'humanité. A cette mission nous devons continuer à réfléchir pour toujours plus de fidélité.

Y réfléchir ? Cela veut dire en parler en public comme je le fais maintenant. C'est mon devoir de parler, c'est votre devoir d'écouter ; y réfléchir personnellement dans l'oraison, se replacer de­vant Dieu, c'est à dire devant sa volonté et lui demander la force de collaborer avec lui de façon persévérante.

Cela me fait toujours plaisir lorsque j'arrive à l'église comme ça, dans ce qu'on appelle les intervalles, et de voir qu'il y a un ou l'autre qui est là, à genoux ou assis. Que dit-il ? Que fait-il ? Que pense-t-il ? Rien du tout peut-être ? Il est là, il est devant Dieu, il est dans la chaleur de Dieu, il est dans un rayon que Dieu dirige vers lui. Et il est dans le sens de l’histoire, de son histoire personnelle, de l'histoire des hommes.

Voila mes frères notre mission ! Nous y réfléchissons alors, lorsque nous prions ainsi devant Dieu. Nous y réfléchissons lors­que nous scrutons l'Ecriture, la Parole. Toute notre vie est une ! C'est nous qui sommes faibles et qui devons la fractionner. Mais notre regard contemplatif embrasse l'ensemble et nous permet ainsi de devenir toujours davantage nous-même, à notre place dans une toujours plus grande fidélité.

 

Chapitre : Fête de Saint Antoine.                17.01.81

      Anima sponsa Verbi !

 

Mes frères,

 

Saint Antoine est vénéré comme le Père de tous les moines : anachorètes, cénobites, orientaux, occidentaux. Il est un commen­cement. Il est un Patriarche à l'instar d'Abraham, Père d'une mul­titude de peuples, c'est à dire de familles monastiques. Saint Antoine est une source. Mais lorsque nous parlons de source, prenons bien garde ! Ce n'est pas un commencement absolu !

Une source est une émergence. Elle est l'apparition en sur­face de courants d'eau souterrains. Antoine n'était pas le premier des moines. Il est au terme d'une longue et patiente genèse. Des chercheurs contemporains explorent les galeries dans les­quelles circulent ces courants d'eau. Et si nous les suivons, ils nous permettent de goûter la pureté, la limpidité, la fraîcheur, la qualité des origines du monachisme.

Nous n'avons pas le temps, ce soir, de les accompagner bien loin. Mais si vous le voulez, nous allons faire quelques pas avec eux, dans une galerie, près de la sortie, là où nous avons encore la lueur du jour. Nous allons découvrir des choses très belles. Nous allons nous demander ce que signifie le mot moine, monacos, avant l'apparition de Saint Antoine ?

           

Eh bien, c'est très simple. Moine signifie un homme qui vit seul, c'est à dire sans femme ! Il est peut-être célibataire ? Il est peut-être marié ? Mais dans ce cas, il a abandonné sa femme, sa famille. Il vit dans sa maison, ou en dehors du village. Rappelez-vous que Saint Antoine - on nous l'a lu aujourd'hui à l'Office de Nuit - a d'abord vécu chez lui. Puis il s'est éta­bli en dehors du village, et de plus en plus loin jusqu'au der­nier désert le long de la mer Rouge. Mais ce qui est essentiel dans le concept tout premier, pri­mitif du moine, c'est qu'il vit sans femme. Cela peut nous paraître tout naturel aujourd'hui. Attention, ce n'est pas si naturel que ça ! J'en reparlerai dans quelques instants.

            Cet homme, qui vit donc seul, sans femme, se place habituel­lement sous la direction d'un autre qui a déjà de l'expérience. Cet autre lui enseignera les règles de la vie ascétique, les méthodes, les principes, les recettes. Il peut lui-même devenir un expert qui pourra en initier un autre. Antoine lui-même s'est mis à l'école d'un de ces experts en vie ascétique, d'un de ces moines qui vivait seul.

Mes frères, on constate donc qu’avant même l'éclosion du mo­nachisme institutionnalisé, il y avait là une intuition formida­ble quasiment dans le subconscient de ce qui allait devenir un jour la vie monastique telle que nous la connaissons. Et cette intuition a cheminé encore dans, je dirais, ce qui devenait de plus en plus la conscience de ce qu'est un moine. Elle passe à travers Saint Benoît.

Nous la voyons déjà un peu chez Saint Benoît dans sa vie. Puis, elle éclôt soudainement au Moyen Age. Et nous la retrouvons en pleine vigueur chez Saint­ Bernard. Et de quoi s’agit­-il alors ? Il s’agit du caractère sponsal de la vie monastique. Voilà cette intuition !

 

Déjà même avant Saint Antoine, ces hommes - mais ils ne pouvaient pas l'expliciter, c'était confus, c'était obscur en eux - mais déjà, c'étaient des hommes qui vivaient sans femme parce qu'ils sentaient que s'établissait entre Dieu et eux une relation de sponsalité. C'est à dire quelqu'un est dans ma vie, Et de ce quelqu'un, je suis amoureux. Et je lui promets fidélité. Nous nous promettons mutuellement fidélité dans un don réciproque. Il y aura donc un stade de fiançailles qui va s'épanouir dans un état de mariage.

Saint Bernard a très bien décrit l'évolution qui culmine dans le anima sponsa Verbi, l'âme qui devient l'épouse du Verbe de Dieu. Saint Bernard, et après lui bien d'autres, surtout chez les moniales Bénédictines et Cisterciennes. Nous les connaissons toutes. Une des plus remarquable dans notre Ordre fut Sainte Lutgarde. Elle l'exprime sous le symbole de l'échange des coeurs.

            Après, il y en eu d'autres : Thérèse d'Avila, Jean de la Croix, d'autres encore ! Je ne vais pas les citer tous. En est-il encore ainsi aujourd'hui, mes Frères ? Cela, c'est une question qu'on n'ose pas se poser au Chapitre Général ! Un peu quand même ! Les Américains ont osé le faire. J'avais commencé à en parler. Mais je n'ai pas fini, nous devrons avancer encore.

 

Mes frères, il y a là quelque chose d'extraordinaire. Et nous devons y être suprêmement attentif, surtout aujourd'hui où on avance le principe d'une présence féminine à l'intérieur de la clôture monastique !!! On voudrait même que ce soit inscrit dans les constitutions : la clôture ouverte aux femmes !!!

Les premiers cisterciens, eux, vous le savez, avaient une po­sition radicalement opposée. Eux, ils avaient décidé que les fem­mes n'entraient pas dans leur monastère. Et ils s'appuyaient sur l'exemple de Saint Benoît. Mais on a vu les résultats, on reconnaît l'arbre à ses fruits ! Et nous avons eu dans le premier Cîteaux une éclosion fantastique de vie mystique. Je le rappelais : ils ont vécu, eux, ce caractère sponsal de la vie monastique qui exclut - encore une fois - la présence féminine.

Aujourd'hui, on va dire : Oui, mais tout ça c'est d'une autre époque. Cela sonne faux aujourd'hui parce que nous sommes à l' époque du féminisme, l'égalité de l'homme et de la femme. Et pour qu'un Office liturgique soit complet, parfait, la femme doit être présente en chair et en os parmi les moines, sinon, l'Office, ce n'est pas l'Eglise entière qui est représentée. Cela va jusque là, vous voyez !!!

Oui, naturellement tout ça c'est beau, c'est vrai ! Mais à ce moment là, est-ce qu'on n'est pas à côté de la vie monastique dans sa pureté ? N'oublions pas que le moine, c'est un homme qui par amour, non pas par amour pour Dieu mais pour Dieu, à cause du lien sponsal et matrimonial qui va le lier à Dieu, vit sans femme. C'était cela le concept primitif, même avant Saint Antoine. On le découvre aujourd'hui. On le savait déjà, mais maintenant ça devient une certitude...ça est là...

Alors, on pourrait répondre à ceux qui aujourd'hui essayent d'avancer une position contraire, ce que nous a dit l'Abbé Poelman à propos de l'interprétation chrétienne de ce qu'il a appelé l'Evangile d'Abraham. Vous savez, il a parlé de cette réunion, de ce petit congrès ou il a été amené à prendre la parole. Et où il y avait un contra­dicteur à propos du sacrifice d'Isaac - vous vous souvenez? ­- qui le prenait presque méchamment à partie.

Il a dit : écoutez, je ne peux pas parler avec vous parce que vous parlez d'autres choses que moi. Et il nous a dit en conclusion, il ne l'avait pas dit en public, alors : Lorsqu'on ne sait pas voir l'Ancien Testament comme ça dans la Lumière de la Révélation Chrétienne de l'Evangile, eh bien, on est à côté du Christianisme ! Même si on est prêtre, on est à côté  !

 

Eh bien mes frères, on pourrait presque dire la même chose ici. Si on ne comprend plus le caractère sponsal de la vie monas­tique cistercienne, eh bien, on est à côté de Cîteaux.

Car je pense qu'il ne s’agissait pas chez ces cisterciens pri­mitifs de misogynie, ou de peur de la femme ? Ce n'étaient pas des hommes qui étaient habités par des complexes qu'ils essayaient de refouler ?

Non, ils savaient très bien pourquoi ils agissaient de cette façon, pourquoi ils prenaient ces décisions. Ils savaient qu'ils atteignaient ce qui peut être considéré comme le noyau, comme le nucleus de la vie monastique. N'oublions pas que c'est la toute, toute, toute première défi­nition du moine ! Et si on touche à ce noyau, on touche à la vie monastique dans

son essence, dans qu'elle a de spontané, dans ce quelle a de  ce pur. Et toucher  au noyau, c'est tôt ou tard provoquer des malfor­mations. Et des malformations de vie monastique, ça peut devenir sérieux !

 

Voilà, mes frères, une leçon que nous pouvons retenir de la Fête que nous avons modestement célébré aujourd'hui. Retenons ceci : C'est que le moine est un homme qui pour Dieu vit sans femme. Si nous retenons cela, nous aurons la clef qui nous permettra de résoudre bien des problèmes.

Nous sommes là, même avant la source, nous sommes dans les courants souterrains, mais presque à la sortie. Et lorsque cela sort, nous avons des Antoine, nous avons tout le Désert, nous avons Saint Benoît, nous aurons Cîteaux, et nous aurons ce que nous sommes encore maintenant.

Je sais bien que ce sont là des choses exigeantes. Mais si nous voulons que le moine soit vraiment un cistercien et non pas un bâtard, mais un vrai cistercien, il doit avoir comme objectif de devenir tôt ou tard une sponsa Verbi  comme les premiers de Cîteaux.

 

Et alors, il lui suffit pour y arriver, de pousser à fond la logique de son nom : donc de vivre seul, c'est à dire sans femme parce qu'il a une relation sponsale avec le Verbe de Dieu qui l'a appelé. Et qui n'arrête pas - si l'homme est fidèle - de le conduire à une totale transformation qui fait que de deux il n'y en ait plus qu'un. Il n'y a plus qu'un cœur, il n'y a plus qu'une âme, il n'y a plus qu'une volonté, qu'un jugement.

Et à ce moment, le moine devient vraiment ce qu'il doit être. Il répond à la définition de son nom et il n'a plus, alors, qu'à porter des fruits non seulement pour sa communauté, mais pour l' Eglise et même pour l'humanité toute entière.

 

Chapitre : Semaine de l’Unité.                    18.01.81

Comment participer ?

 

Mes frères,

 

Aujourd'hui, nous ouvrons la Semaine de Prières pour l'Unité des Chrétiens. Cela ne doit pas nous laisser indifférent ! Nous devons même y collaborer positivement. Nous verrons dans un ins­tant comment nous y prendre. Un des jours de cette Semaine, le Père Emmanuel Lanne de Chevetogne viendra nous entretenir de cette question.

Lorsqu'on pense Unité des Chrétiens, nous voyons quasi spon­tanément l'Orient Chrétien : l'Eglise Grecque, l'Eglise Russe. En fait, la cassure est beaucoup plus grande dans tous les sens. Et ça remonte très loin dans l'histoire.

 

La première grande brisure eu lieu au Concile d'Ephèse en 431, lorsque fut condamné le Patriarche de Constantinople Nesto­rius, qui affirmait qu'il y avait dans le Christ deux personnes : une personne divine, une personne humaine. Naturellement, il faut comprendre ! La théologie en était à ses balbutiements. Et comment exprimer en langage d'homme ces réalités divines de l'Incarnation de Dieu ? Cela paraissait trop beau ! Impossible, même !

            On ne pouvait pas le réaliser, ce fait que Dieu était devenu un homme et on essayait de trouver des explications. Mais enfin, à cause de cela toutes les Eglises qui étaient partisanes du Patriarche se sont détachées de l'Unité et ce fut tragique.  

Ces Eglises dites Nestorienne avaient des diocèses jusqu'en Chine, en Mongolie.  Voyez ! Tout ce qui est aujourd'hui l'Irak, la Perse, l'Afghanistan, le Turkestan, la Mongolie. Naturellement ce n'était pas chrétien. Mais il y avait tout de même des Eglises Chrétiennes. Il en subsiste encore des vesti­ges aujourd'hui.

 

Quelques années plus tard, une vingtaine d'années plus tard, au Concile de Calcédoine, c'était les Eglises d'Afrique qui se séparaient. Les Monophysites : l'Egypte, l'Afrique orientale na­turellement depuis l'Egypte jusqu'en Ethiopie. Et c'est encore ainsi aujourd'hui ! En 1054, c'était la rupture entre Constantinople et Rome. Et toutes les nouvelles Eglises de l'Orient se rattachaient à Constantinople. Et ce n'était pas fini !

L'année dernière on a commémoré modestement, mais malgré tout dans le deuil et l'espérance, le 450° anniversaire de la Confes­sion d'Augsbourg. Vous ne savez peut-être pas en quoi cela con­sistait ? Luther avait répandu ses thèses dans toute l'Allemagne. Il n'était pas encore déclaré ouvertement hérétique. Et Charles Quint a convoqué à Augsbourg un petit Concile local devant lequel Luther est venu s'expliquer, en présence de Charles Quint lui­-même. Charles Quint était âgé de 30 ans.

Et voilà, on a reconnu que en bien des points cette Confes­sion ne répondait pas à la Foi Catholique. Et ce fut le point de départ du Protestantisme. Je pense qu'aujourd'hui on aurait été plus ouvert. Les théologiens reconnaissent que cette Confession d'Augsbourg aurait pu être acceptée. Si elle l'avait été, il est possible que le drame du Protes­tantisme ne serait pas arrivé. Un drame non seulement religieux, mais politique aussi, toutes ces guerres de religion. Nos pays aussi ont été déchirés par ces guerres. C'est in­croyable ! Nous ne pouvons pas nous l'imaginer aujourd'hui ?

 

Et voilà, dans le Protestantisme, c'est un émiettement depuis lors ! Et ce n'était pas encore fini ! Un peu après, c'était l' Eglise d'Angleterre qui se détachait de Rome. Si bien que l'Eglise Catholique Romaine était rétrécie. Il n'en restait plus prati­quement que les pays qui étaient de langue dérivée du latin et quelques parties encore Germaniques.

Et ce mouvement de dislocation s'est poursuivi pendant plu­sieurs siècles. Je me souviens encore, au catéchisme de l'école primaire, on nous apprenait qu'il y avait trois types d'homme qu'il fallait fuir si on voulait sauver son âme : les hérétiques, les schismatiques et les excommuniés. Vous vous en souvenez peut-être aussi ?

Depuis quelques années, heureusement, un mouvement inverse se dessine. C'est un mouvement centripète qui est animé certai­nement par l'Esprit de Dieu, ça ne peut pas venir des hommes !

 

Et toutes ces Eglise sont attirées quasi contre leur propre gré vers un centre unique qui est la Personne du Christ Ressuscité. C'est ce qu'on appelle l'Oecuménisme. Nous ne devons pas nous faire des illusions. Ce mouvement est puissant, mais il est extrêmement lent ! Et la reconstitution de l'Unité Chrétienne prendra des millénaires. Nous voudrions toujours que ça se réalise de notre temps ! Nous sommes comme les prophètes. Et eux, ils ont attendu, oui, des centaines d'années avant de voir se dresser le Messie.

Eh bien, si ce n'est pas pour nous, ce sera pour nos suc­cesseurs lointains. Et cette reconstitution de l'Unité Chrétienne sera comme nouvelle création. L'Eglise ne présentera plus le visage d'aujourd'hui. Elle sera rajeunie, elle sera autre, elle sera plus vivante, mais elle devra encore passer par bien des nuits.

Les chrétiens, et nous-mêmes, nous n'avons pas le droit de rester étranger à ce travail, qui est un travail divin, l'Oeuvre de Dieu par excellence, une Opus Dei à laquelle il nous est de­mandé de travailler,         de collaborer. Car maintenant, Dieu ne veut plus rien faire sans nous, de­puis qu'il s'est incarné. C'est cette logique de l'Incarnation qui se poursuit à travers nous.

 

Et si nous ne coopérons pas avec ce travail de Dieu ? Eh bien il ne se ferait rien. Dieu est tellement respectueux des hommes, de nous, que si nous n'entrons pas de bon gré dans ses intentions, il attend. Ce n'est pas notre mentalité ! Nous autres, si ça ne marche pas comme nous l'entendons, nous fonçons et nous cassons. Dieu, non, il attend !

Si je ne suis pas bien disposé aujourd'hui, je le serai peut­-être demain ? Et il m'envoie sa grâce pour m'exciter un peu, pour me réveiller. Et comme il est amour, c'est toujours lui qui aura le dernier mot. Mais encore une fois, il faut que nous entrions dans cette façon de voir et d'agir de Dieu, que nous soyons patients et que dans la mesure de nos possibilités nous travaillions avec lui à cette oeuvre de reconstruction de son Eglise.

Le monachisme, et spécialement le monachisme Bénédictin, a un rôle spécifique à remplir. Il est inscrit dans la nature de la vie Bénédictine. Et c'est celui-ci : C'est d'accroître la puissance de tension vers le centre qui est le Christ. Vous allez comprendre !

 

La vie monastique, si elle se veut cohérente et vraie, elle est animée par une Foi consciente, vivante et dynamique dans le Christ présent et agissant dans la personne de l'Abbé. Tout le monastère - on ne le redira jamais assez - est cons­truit sur la personne de l'Abbé. La communauté monastique est cons­truite sur le modèle de l'Eglise où les chrétiens sont unis entre eux parce qu'ils sont tous unis au Vicaire du Christ sur la terre, au Successeur de Pierre.

Dans notre monastère, nous travaillerons donc à cette recons­truction de l'Unité Chrétienne si nous réalisons, ici, le plus parfaitement possible ce que Dieu entend réaliser au plan de l'Eglise entière : être unis autour de la personne du Représentant du Christ.

Les forces de péché qui sont en nous nous entraînent plutôt vers l'extérieur. Elles agissent de façon centrifuge. Nous devons les combattre, nous devons les annuler et nous ramasser, nous centrer tous sur le Christ. Mais encore une fois, c'est toujours l'Incarnation, c'est toujours très concret, autour de l'Abbé.

Et l'Eucharistie quotidienne est la source où se revivifie perpétuellement ce besoin et ce retour vers la communion et l' unité. La communauté est donc essentiellement œcuménique, mais à condition qu'elle soit réellement et effectivement centrée sur l'Abbé qui est le Christ présent parmi les frères.

 

Vous vous rendez compte quelle exigence terrible cela pose à l'Abbé ? Car il est tenu, en vertu de sa mission, de mourir en­tièrement à lui-même de façon à laisser transparaître le Christ. Et mourir à soi-même, ce n'est pas agréable ! Ce n'est plus avoir de jugement propre, ne plus avoir de volonté propre, mais laisser disparaître tout cela et laisser le champ libre au juge­ment du Christ, à la volonté du Christ, à sa vie.

Mais l'exigence est aussi très dure pour les frères, car ils doivent toujours être éveillés. Leur regard doit devenir de plus en plus clair et pur de manière à reconnaître la Personne du Christ dans cet autre frère qu'ils connaissent très bien et dont ils mesurent les faiblesses, les limites et les défauts.

Mes frères, voilà donc comment nous pouvons coopérer au travail de Dieu. Nous pouvons aider l'Esprit a reconstituer l'Unité de l'Eglise si à l'intérieur de notre communauté, autour de l'Abbé, travaille toujours une force centripète qui fait que nous sommes tous unis et que notre mini-Eglise est la réplique, l'ex­emplaire parfait de ce que sera un jour la grande Eglise de Dieu.

 

Pendant ces jours-ci, réfléchissons si vous voulez bien, à la sublimité de notre mission. Et sans crainte, prenons la mesure de nos responsabilités envers nos frères chrétiens et aussi, disons-le, envers les hommes ici de toutes confessions religieuses même envers les athées.

Car l'Eglise doit être pour tous une Lumière. Et un jour, au jour où Dieu le voudra, après la résurrection des morts, il n'y aura plus qu'un seul Corps, qu'une seule Eglise, où tous les hommes, même les plus étrangers à la Foi Chrétienne, se trouveront chez eux.

 

 

 

 

Chapitre : Artisans d’unité.                       25.01.81

Les pneumatophores.

­

Mes frères,

La Conférence du Père Lanne de Chevetogne nous a fait rencon­trer les difficultés humainement insurmontables du dialogue oecu­ménique. On ne gomme pas en quelques années des siècles d'affrontement, d'antagonisme, de préjugés, de ressentiments. Seul, une patiente, une inlassable charité pourra dénouer les complexes, panser les blessures, abattre les murailles, démanteler les forteresses.

 

Avant même de parvenir à un accord sur une formulation com­mune dogmatique, canonique, chacun, chacune des parties devra recouvrer une sorte de virginité d'enfant. Le Royaume de Dieu, le Royaume de l'Amour, de la Paix, de l'Unité n'est pas accessibles aux savants et aux sages. Mais uni­quement - le Seigneur nous l'a dit - aux tous petits, aux enfants.

L'unité visible de l'Eglise doit être l'épiphanie d'une unité essentielle, réelle, constante de ce Corps ecclésial qui est - mais en toute vérité – le Corps du Christ. Or, ce Corps du Christ ne peut pas être divisé, ne peut pas être morcelé. Il est UN. C'est pourquoi toute rupture de cette unité visible est à la fois une trahison et un scandale.

Une trahison, parce qu'elle donne une image fausse du Corps du Christ et qu'elle est un contre témoignage. Les hommes croiront - a dit le Christ lui-même - à cause de votre unité.

Elle est un scandale aussi parce qu'elle jette le trouble dans les esprits et qu'elle freine, qu'elle arrête complètement la diffusion de l'Evangile.

 

Mes frères, toute atteinte à l'unité de l'Eglise - et je ne pense pas maintenant à ce grand Corps qu'est l'Eglise du Christ, mais à chacune des petites Eglises locales - c'est quelque chose de terrible. Je pense que nous le verrons lorsque nous serons morts. Maintenant, cela ne nous apparaît pas clairement parce que nous sommes trop pervertis. Nous sommes nous-mêmes divisés à l'in­térieur de nous par le péché. Il faut que notre unité personnelle soit reconstituée pour que nous prenions conscience de ce qu'est l'Unité du Corps du Christ et que nous voyions le crime que cons­titue toute rupture de l'Unité dans une Communauté Chrétienne.

L'oecuménisme sera donc toujours au premier chef un travail d'ordre pneumatique,  c'est à dire une collaboration avec l'Esprit de Dieu qui anime, qui meut ce grand Corps qu'est l'Eglise. L'Esprit de Dieu, ne l'oublions jamais, c'est l'Amour, c'est la Lumière. Pour nous, tout ça paraît des abstractions ? Mais l'Amour est une Personne et c'est l'Amour qui cimente les mem­bres du Corps du Christ.

C'est donc en collaborant avec cet Amour que nous travaillons à renforcer, à maintenir cette Unité. Mais encore une fois je le répète, l'Unité en soi elle est là. Mais les hommes, par le péché, en surface ne font que la disloquer. C'est ça qui est tragique et qui est malheureux. Il faut donc collaborer avec cet Esprit. Il est donc néces­saire que à l'intérieur de l'Eglise existent des organes dont la fonction est de capter cet Esprit et de le laisser agir en toute liberté.

 

Et ces organes, ce sont les pneumatophores. Il s'en trouve partout dans le monde, dans toutes les Confessions Chrétiennes, dans tous les milieux sociaux, mais ils devraient surtout peu­pler les monastères.

Voyez Saint Benoît ! Il conduit le moine au pied d'une échel­le. Il lui fait gravir tous les échelons. Et au sommet, le moine ne reste pas là ? Non, il lui est donné des ailes, les ailes de l'Esprit et il s'envole. On verra alors ce que avec les ailes de l'Amour cet homme va pouvoir réaliser, dit Saint Benoît.

C'est cela le pneumatophore, celui qui a des ailes qui sont celles de l'Esprit. Ce n'est pas pour rien que l'Esprit de Dieu est représenté dans le Nouveau Testament sous la forme d'une colombe.

 

Mais voyons un peu d'un peu plus près ce que c'est qu'un pneumatophore. Il peut appartenir au sexe féminin tout autant qu'au sexe masculin. C'est indifférent. C'est un être humain, disons un homme - mais dans le sens générique du terme - un homme qui ne vit plus à la manière des hommes. Il voit, il entend, il pense, il juge, il agit divinement. Il est présence et action de Dieu sur la terre.

Lorsque cet homme est touché par le feu de l'Esprit, aussitôt son coeur se dilate aux dimensions de l'univers. Et quelque part dans le monde il se passe quelque chose d'indicible, parce que à ce moment précis la volonté de Dieu s'accomplit sur la terre comme elle s'accomplit au ciel. Et ce qui a de plus extraordinaire, c'est que cela se passe dans l'obscurité. C'est totalement inaperçu ! Et c'est dans la logique de ce qu'est Dieu, car Dieu est invisible, et il est im­pensable non seulement dans son être mais aussi dans son agir. Quand un pneumatophore se manifeste, il n'est jamais reconnu.

 

S'il était reconnu, on le prendrait pour un magicien ou un sorcier. Rappelez-vous le Christ ! Le satan lui disait : Mais voilà, jette-toi maintenant dans le vide, et puis commence à planer, et atterrit là sur la place, dans la cour du Temple. Et tout le mon­de t'acclamera comme un dieu. Il dit non. Le pneumatophore par excellence, celui sur le­quel est descendu l'Esprit pour y rester, celui qui est né de l' Esprit, il se refuse au spectaculaire.

Non, un pneumatophore n'est pas reconnu. En lui se reproduit à la perfection le mystère de l'Incarnation du Verbe. Mais dans l'invisible il se passe des choses que seul Dieu, les anges et les saints peuvent observer. Et aussi parfois, reconnaissons-le, sur terre, l'un ou l'autre dont le regard est pur, un regard pur qui voit Dieu, et qui verra donc l'Esprit agissant dans un homme. Mais c'est extrêmement rare !

 

Mes frères, les pneumatophores sont les principaux artisans de l'Unité de l'Eglise, parce que dans leur personne ils ramassent l'Eglise toute entière, de même que le Christ ramasse dans son être l'Eglise totale qui devient son Corps. A une petite échelle, toute petite mais tout aussi réelle, le pneumatophore dans sa personne reconstitue toute l'Eglise dans son unité. Et son action, alors, elle dépasse les limites de la durée.

Mes frères, n'ayons pas peur de regarder les choses telles qu'elles sont. Dieu attend de nous que nous poussions jusqu'à cette limite extrême notre fidélité à son appel. Pensons-y aujourd'hui où nous clôturons la prière de la Se­maine pour l'Unité des Chrétiens. Pensons-y aussi demain, nous allons célébrer la Fête de nos Saints Fondateurs...

Ces premiers Cisterciens - je l'ai rappelé un de ces jours ­avaient une conscience aigue du caractère sponsal de leur vocation monastique. Ils savaient qu'ils devaient devenir des sponsae Verbi, des épouses du Verbe, c'est à dire en d'autres termes des hommes habités par l'Esprit, des pneumatophores, et ils le sont devenus.

Mes frères, demain implorons-les ! Demandons-leur de secouer notre indolence, de nous rendre la Foi qui était la leur de ma­nière qu'ils puissent à leur tour nous reconnaître comme leurs véritables enfants.

 

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          27.01.81 

1. Présentation et Introduction.

 

Mes frères,

           

Nous allons ensemble commencer la lecture de la Lettre Circulaire Annuelle de notre Père Abbé Général. Comme il l'avait annoncé dans sa réponse aux voeux que nous lui avions adressés cette lettre traite de la Dévotion à la Vierge Marie. Elle n'a donc pas l'ampleur ni la gravité de la lettre qu'il nous avait adressée aux environs de Pâques de l’année dernière, où il s'efforçait d'analyser la situation de l'Ordre au moment où l' on préparait le Chapitre Général.

Je ne m'attarderai pas trop sur cette lettre-ci, car il y a de cela deux ans peut-être [1] j'ai longuement ici parlé de l'approche théologique et contemplative de la Vierge Marie dans notre vie en commentant les hymnes de l'Office de Beata. Voici ce que dit le Père Abbé Général. D'abord un tout petit mot d'introduction :

 

Chers frères et soeurs,

 

Cette lettre vous apporte mes meilleurs souhaits d'heureux Noël et de nouvelle année toute remplie des bénédictions du Seigneur...

 

Lorsqu'on parle des bénédictions du Seigneur, n'allons pas vite penser une augmentation, un accroissement de la vente de la bière ! Pas d'épidémies à la basse-cour ! Pas trop de rhumatismes chez ceux qui y sont sujets ! Enfin vous voyez ! Les bénédictions du Seigneur, c'est autre chose que cela. Il va en parler dans le corps de sa lettre en référence aux béné­dictions qu'a reçue la Vierge Marie.

 

...En des temps comme ceux-ci où une tension politique croissante et les désastres naturels Font perdre coeur à beaucoup, la Bonne Nouvelle apportée par le Christ Notre Seigneur demeure plus nécessaire que jamais. Et nous ne devons pas craindre, nous chrétiens, de la proclamer...

 

Au moment où le Père Abbé Général a rédigé cette lettre – je vois qu'il la date de la Fête de l'Immaculée Conception - la situation mondiale était assez tendue. Depuis lors il y a eu un peu de relâche. Rien par exemple que par le fait de la libération des otages Américains retenus en Iran depuis 444 jours. Mais cela ne veut pas dire que nous vivions maintenant dans un paradis.

En Pologne, un syndicat indépendant s'efforce depuis mois de tenir tête au pouvoir communiste. Il a déjà obtenu des avantages sérieux. Mais le parti, sans doute téléguidé par Moscou, s'efforce maintenant de reprendre la situation en main, de rétablir son autorité. La tension, la température monte en Pologne. On peut s'at­tendre à une échéance plus ou moins longue ou brève à une inter­vention militaire Soviétique en Pologne.

Que se passera-t-il alors ? Mais rien du tout ! Comme il ne s'est rien passé lorsque les Soviétiques sont intervenus en Tché­coslovaquie, ou en Hongrie. On versera quelques pleurs, ici. Mais voyez, malgré tout, ce n'est pas pour assainir le cli­mat. L'Irak et l'Iran sont en guerre. On n'en parle plus mainte­nant, mais ils sont encore toujours en guerre. Les dégâts sont évalués à environ 2.000 milliards de dollars déjà, ce qui fait 60.000 milliards de nos francs. Ce qui permettrait à la Belgique de vivre à son aise pendant 50 ans. Voilà ! Et ces dégâts, en quelques semaines, en quelques mois ! Et ce n'est pas fini !

La Libye en guerre avec le Tchad qu'elle a envahit, qu'elle veut annexer. Des hommes qui prennent de suite le maquis. Voilà, ça c'est la situation politique tendue. L'Afghanistan qui est toujours occupé par les Russes ? Et là aussi des guérillas. Mais ce qui pour l'instant est le plus inquiétant, c'est ce qui se passe en Europe Occidentale, chez nous : le terrorisme, les assassinats politiques. Pas en Belgique, mais en Italie !

 

Et plus près de nous alors, ce qui nous touche en plein, c'est la crise économique de plus en plus dure. Dans notre petite Belgique, mais ma foi on ne sait pas trop bien ce qu'on va faire ? Les Anglais, dont la tête de pont d'une Fabrique d'automobiles Anglaises est en Belgique, viennent de fermer l'usine = 3000 em­plois perdus ?

On veut fusionner les grandes entreprises sidérurgiques Lié­geoises et région de Charleroi. Très bien, mais 4000 emplois en moins ? On veut fusionner plus largement encore avec le Grand-duché et même la Hollande, rationaliser pour tenir tête aux grosses Entreprises Américaines et Japonaises.

            La crise qui commence à s'étendre à l'Allemagne. Le mark qui descend parce que la crise devient dure en Allemagne aussi. Voilà la situation ici, des chômeurs, alors des troubles, des manifestations. Vous voyez, le climat n'est pas à la joie ! Et alors le Père Abbé Général nous dit :

 

...Il est plus nécessaire que jamais de proclamer la Bonne Nouvelle apportée par le Christ notre Seigneur...

 

Et quelle est cette Bonne Nouvelle ? La Bonne Nouvelle, mes frères, nous la connaissons : c'est que le Royaume de Dieu est tout proche. Il est tellement proche, qu'il est arrivé. Il est présent dans la Personne du Christ ressuscité. Mais un Christ qui avant de ressusciter a du être crucifié !

Et la Bonne Nouvelle, c'est l'Amour, c'est le respect de l'autre, c'est la bienveillance, c'est la concorde, c'est l'oubli de soi. C'est tout ce qui va contre la mentalité d'aujourd'hui, où c'est le plus fort qui l'emporte, le plus rusé, le plus malhonnête ! C'est cela, vous voyez, le monde d'aujourd'hui ! Comment voulez-vous être chrétien dans un monde pareil ?

Je vais vous donner un petit exemple encore. Je connais quel­qu'un qui travaille dans une Entreprise de distribution de produits métallurgiques, de compresseurs exactement, pour l'industrie et pour le privé aussi. Voilà, lorsqu'il se présente quelque part pour vendre, la première chose qu'on lui demande : Mais c'est très bien, les con­ditions sont extraordinaires. Nous sommes tentés d'acheter chez vous. Mais en cas de pannes, avez-vous les pièces de rechange ? Oh dit-il, aucun problème, nous les avons, ces pièces de re­change et tout de suite nous sommes là. Nous les avons en magasin, tout, tout, tout. Or, il n'y a pas une seule pièce de rechange ? S’il arrive quelque chose, il faut les faire venir d'urgence d'Allemagne, ou des Etats-Unis, ou de plus loin encore. Mais c'est ça aujourd'hui ! C'est le mensonge institutionnalisé pour vendre ! Il n'y a plus de confiance mutuelle. C'est exac­tement le contraire du Royaume de Dieu.

Le Royaume de Dieu, c'est l'ouverture, c'est être transparent l'un à l'autre, c'est accepter l'autre, se présenter soi-même tel qu'on est, nouer des relations qui permettent à chacun de s'épanouir, d'être heureux, d'être en sécurité parce que on se sait aimé. Or dans le monde aujourd'hui, dans les relations d'affaires, ça n'existe plus ou bien c'est extrêmement rare ! Ce sera chez des naïfs. On le trouvera encore dans les petites entreprises Familiales.

 

Mais aujourd'hui, lorsqu'il y a une concertation sociale au niveau Belge par exemple, on ne prend même plus l'avis des petites et moyennes entreprises. Ce seront les toutes grosses affaires et les Syndicats ouvriers. Mais l'entre-deux qui représente à peu près 50% du travail en Belgique, on ne le consulte pas ! Et ça fait crier.

Le Bourgmestre de RocheFort qui est Sénateur, a posé la question au Premier Ministre : voilà, pour quelles raisons n'avez-vous pas consulté les petites et moyennes entreprises ? C'en est un, lui, un petit entre­preneur ! Et le Premier Ministre n'a jamais répondu, et pour cause. Il ne saurait pas donner la raison, il n'oserait pas la donner. C'est cela le climat d'aujourd'hui !

Et là-dedans, nous devons encore proclamer la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu. C'est un devoir ! Plus que jamais, dit le Père Abbé Général. Oh mes frères, voilà, j'ai à peine commencé à parler qu'il faut déjà partir ! Et bien retenons cela et demain nous verrons comment c'est possible de la proclamer.

 

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          28.01.81

      2. Proclamer la Bonne Nouvelle – Marie notre Mère.

 

Mes frères,

 

Revenons à la lettre du Père Abbé Général. Il nous demandait, il nous rappelait plutôt que notre devoir était, dans les circons­tances mondiales difficiles de l'époque, de proclamer sans crainte la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu. Le monde a besoin de cette proclamation. Mais ça ne signifie pas que nous devons quitter notre clôture et courir les rues à la ma­nière de Saint François d'Assise pour annoncer que le Christ est présent et que son Royaume doit s'étendre.

Non ! Nous devons proclamer cette Bonne Nouvelle du Royaume par notre vie personnelle d'abord, et puis par notre vie communau­taire. Vie personnelle en premier lieu, sinon notre témoignage com­munautaire serait entaché d'hypocrisie. Et proclamer comment ? Mais si nous laissons chacun pour notre part le Christ prendre possession de nous, que nous soyons des ap­paritions vivantes du Christ pour nos contemporains, et si notre communauté est - mais en vérité - une portion du Royaume de Dieu, si à Saint Remy le Christ est vraiment le Roi, le Maître, celui que l'on suit, celui auquel on sacrifie tout, celui que l'on aime - en un mot - celui qui devient pour chacun des frères le sponsus, l’époux.

Naturellement nous devons prendre garde, ici, de ne pas tomber dans le triomphalisme. C'est un peu la tentation de tous les re­ligieux et même des moines ? Cela devrait être la dernière pour nous, parce que nous avons choisi de vivre dans le désert. J'ai quelque chose qui me trotte en tête à ce sujet là...et j'aurais peut-être l'occasion d'en par­ler un de ces jours ? Au cours d'une homélie par exemple, toucher quelques petits aspects de cette question.

 

Et c'est extrêmement important aujourd'hui ! Aujourd'hui, où de plus en plus, c'est mon impression, je l'ai encore remarqué au Chapitre Général, où les moines ne sont plus à l'aise dans leur peau. Ils perdent leur identité ! Il leur semble qu'ils seront eux-mêmes s'ils peuvent, je ne dirais pas plastronner - c'est un trop grand mot - mais s'ils sont entourés d'une foule d'admirateurs. C'est très dangereux ces petits relents de triomphalisme sans lesquels on ne sait plus vivre !

Non ! Nous devons plutôt être de véritables chrétiens, laisser le Christ vivre en nous et donc ne pas avoir peur de l'échec. Mais ça ne veut pas dire que nous devons courir derrière l'échec ! Non, nous devons faire tout notre possible. Mais si nous som­mes des chrétiens, nous sommes les disciples d'un Christ qui avant de ressusciter, a été crucifié. Sa vie s'est terminée dans le vi­de, dans le néant, vous voyez, dans l'échec absolu. Et il était Dieu !

C'est encore un détail, je pense, que même dans les monas­tères on oublie aujourd'hui  que le Christ Jésus, c'est Dieu ! On verra trop facilement et uniquement l'homme avec ses qualités humaines. Et on en fera comme un drapeau pour des reven­dications d'ordre social ou politique. Et c'est contagieux, cela, parce que c'est très enthousias­mant.

 

Ce sera peut-être la tentation de ceux qui vont dans les Pays du Tiers-monde pour y fonder de nouvelles communautés : présenter le christianisme monastique sous cette face et laisser dans l'ombre le fait que le Christ Jésus, c'est Dieu. Dieu à notre portée. Le seul Dieu avec lequel nous puissions entrer en contact immédiat, direct. Dieu le Père, jamais nous ne le verrons ! Nous le connaîtrons toujours dans l'expression parfaite qu'il est en la Personne de Jésus le Christ.

Voilà, mes Frères, nous ne devons pas avoir peur par notre existence personnelle, notre existence communautaire, de procla­mer la présence en ce monde-ci d'un Christ crucifié. Car, si maintenant Jésus ressuscité règne sur tout l'univers, son Corps mystique, lui, doit continuer à passer par le tunnel, et la nuit, et la mort que Jésus a connue. Nous ne devons pas en avoir peur ! Il faut du courage, mes frères, mais un moine, c'est un homme courageux !

 

Et en pratique, cela reviendra pour nous à mettre en appli­cation les conseils que Saint Benoît nous donne dans le Chapitre des Instruments du bon Travail, comme on dit aujourd'hui. Nous devons y prêter attention. Nous devrions les relire de temps en temps. On nous les présente pour l'instant au réfectoire. Ne les écoutons pas d'une oreille distraite, mais très attentive. Car on va nous dire des choses et peut-être qu'on se dira : Mais ça ne me regarde pas ! Ne pas tuer, ne pas voler, ne pas com­mettre d'adultère, tout ça !

Si ça nous regarde ! Car si nous ne le faisons pas en réel, ­nous le faisons peut-être combien de fois en imagination ? Ou bien par un désir quand on n’est pas bien ? Il y a des moments de tentations où tout le monde y passe. Un des plus grand mystique que l'Eglise ait connu, Siméon le Nouveau Théologien, a dans des admirables poèmes décrit ses pro­pres tentations à lui. Et ce sont celles-là, vous voyez !

Alors mes frères, essayons en vivant ce que Saint Benoît nous demande, en pratiquants les conseils qu'il nous donne dans ce Chapitre 4°, essayons d'être vrai. C'est à dire d'être con­forme au nom que nous portons, au nom de chrétien et au nom de moine. Et ainsi notre vie, tout simplement, sans ostentation, pro­clamera la Bonne Nouvelle.

 

Et le Père Abbé Général continue. Il entre lentement dans le corps de son sujet :

 

...Cette année, j'ai décidé de prendre pour thème la dévotion à Marie notre Mère. Evidemment, je ne puis rien dire qui n'ait déjà été dit par d'au­tres. Mais il vaut la peine, me semble-t-il, d'écrire quand même quelque chose puisque nous avons toujours eu dans notre Ordre une dévotion spéciale à Marie et que jusqu'ici, je ne vous ai encore rien écrit sur elle. J'ai d'ailleurs un plaisir personnel à le fai­re, car c'est à elle que pour une large part j'attribue ma vocation.

 

Il prend pour thème de sa lettre la dévotion à Marie Notre Mère. Oui, Marie est la Mère de Jésus, nous le savons ! Elle est aussi la Mère du Corps mystique de Jésus, cela, nous ne le savons peut-être pas assez ? Cela veut dire ceci : qu'il nous est impos­sible de faire l'économie de Marie.

Il est préférable de savoir qu'elle est notre Mère, et d'y penser, de manière à ne pas commettre des erreurs qui pourraient entraver le développement normal de notre vie surnaturelle, et aussi afin de collaborer à notre enfantement à la vie chrétienne qui est humano-divine. Je vous le répète, il est impossible d'y échapper !

De même que nous avons une mère au plan de la chair, sans elle, nous n' existerions pas. Nous sommes un morceau de notre mère.  Nous nous sommes détachés d'elle comme le fruit se détache d'un arbre. De même au plan de la surnature, de notre vie divine, il nous est impossible d'exister sans être mis au monde mystiquement par Marie. Cela, c'est un fait. Il n'est pas nécessaire de le croire. C'est un fait devant lequel il faut s'incliner. C'est même plus important que la foi.

 

Naturellement je ne veux pas, ici, évacuer notre attitude de Foi vis à vis d'elle, ni vis à vis du mystère de notre engendre­ment divin. Mais je veux dire, en utilisant ce paradoxe, que nous le voulions ou non, que nous l'acceptions ou non, nous sommes tous enfants, surnaturellement, de Marie, çà vaut pour tous les hommes sans aucune exception ! Le Père Abbé Général appelle donc Marie, notre Mère. Et il est dans la vérité. Et il nous demande d'avoir une dévotion spéciale à Marie. Il dit : elle est traditionnelle dans notre Ordre.

Mais lorsqu'on parle de dévotion, attention ! Il ne s’agit pas de faire du sentiment. Ce n'est pas de la sentimentalité. Cela pourrait très bien arriver chez des hommes, surtout chez des moi­nes. Nous avons vu dernièrement que le tout premier sens du terme moine était : celui qui vit sans femme. Nous pourrions donc sentir dans notre être une sorte de frus­tration à cause du fait que nous sommes sans femme...et chercher une compensation dans un sentimentalisme à l'endroit d'une femme idéale qui sera en même temps notre mère et qui s'appelle Marie ! Attention au sentimentalisme ! Ce serait malsain.

Non, lorsqu'on parle de dévotion spéciale à Marie, il s’agit d'autre chose. Il s’agit d'une conviction virile qui est assise, fondée sur une réflexion théologique approfondie. Cela ne veut pas dire que nous devons chacun devenir des théo­logiens spécialisés en Mariologie. Ce n'est pas cela ! Mais qui que nous soyons, nous devons savoir pourquoi et com­ment Marie est notre Mère ? Comment elle nous met au monde ? Et comment dès lors établir des relations filiales et confiantes avec elle.

Nous devons donc - nous sommes dans un monastère, nous ne som­mes pas comme ça dans le monde - nous devons donc y réfléchir, nous devons nous informer, nous devons étudier la question pour notre compte personnel. Je vous ai parlé de tout cela en profondeur, je le rappelle il y a un an ou deux. Il y a une approche monastique contemplative et mystique de notre relation à Marie. Lorsque sa mémoire revient, le samedi par exemple, c'est l'oc­casion de revoir un peu notre attitude vis à vis de Marie, la rec­tifier éventuellement, 1'approfondir, essayer de voir un peu plus clair.

 

Mes frères, voilà ce que le Père Abbé Général se propose. C'est de rappeler notre dévotion spéciale à Marie et nous ouvrir quelques pistes qui nous permettrons de vivre cette dévotion de façon vraiment virile, monastique et contemplative.

 

Récollection du mois de février.                   28.01.81

Etre en vérité les enfants d'Abraham.

 

Mes Frères,

 

Janvier a été le mois de notre retraite annuelle. A cette occasion nous avons redécouvert qu'aujourd'hui encore nous étions concernés et entraînés au-delà de nous, par la promesse qui liait Dieu à un homme.

Abraham avait 80 ans - 2x40 - déjà un double sommet de sages­se et de perfection ! Abraham était parti seul à la suite de Dieu sans savoir où il allait ? Et Dieu se plaisait à accumuler les difficultés, les obstacles sous les pas d'Abraham. C'est qu'il avait découvert dans cet homme un fruit exquis. Il le faisait lentement, longuement mûrir sous le soleil de l'amour, de cet amour déroutant, stupéfiant qu'il est, lui, Dieu.

Et Dieu regardait ce fruit. Il en respirait le parfum. Et un jour, il en a dégusté la saveur. Et à ce moment là, la Foi d'Abraham était devenue une avec la Fidélité de Dieu. Par après, le bras de Dieu ne s'est pas raccourci. Dieu a tel­lement été ébloui par Abraham, qu'il a voulu devenir un de ses enfants selon la chair. Rappelez-vous la généalogie de Jésus Christ, Fils de David, Fils d'Abraham !

 

Et pour ce qui nous touche plus directement, nous : toute promesse de baptême, toute profession monastique sont reliées ontologiquement à travers le Christ à la Foi d'Abraham dont elles sont une réactivation. Et si un moine laisse jouer librement en lui la Foi d'Abraham, il devient à son tour le chef d'un philum aussi nombreux  que les étoiles du ciel et que la poussière du sol. Mais, il connaîtra l'épreuve, ou plus correctement dit, la joute amoureuse entre Dieu et lui.

 

Mes frères, nous avons rencontré un exemple lundi dernier lorsque nous avons célébré la Fête des Fondateurs de Cîteaux. On vient encore d'y faire allusion ! Dieu les a littéralement poussés à bout. Il a voulu tester jusqu'où irait leur Foi. Et ces hommes sont demeurés fidèles alors même que Dieu les conduisait aux portes du désespoir : ostium desperatiois comme dit le petit Exorde. Et nous connaissons la suite : l'efflorescence extraordinaire de Cîteaux, et nous-mêmes aujourd'hui, ici, en ce lieu.

 

Mes frères, cette année la Fête de Pâques tombe très tard. Février est un mois vide. Et il symbolise parfaitement le creux à travers lequel Dieu nous conduit. Un creux qui est nudité, froid, obscurité, durée, et qui exige de nous tant de patience, de renoncement. Et Dieu nous fait descendre dans ce creux afin que notre Foi acquière une pureté qui fasse d'elle le miroir de la Fidélité de Dieu.

 

Mes Frères, pour ce mois de février, nous allons si vous le voulez bien, retenir cette consigne : Nous serons fils de Dieu si nous sommes en toute vérité les enfants d'Abraham le croyant !

 

Homélie : 4° dimanche A du Temps ordinaire.   01.02.81       

      Les Béatitudes, la chartre fondamentale de notre vie.

          Sophonie 2,3 ; 3,12-13 * 1Co 1,26-31 * Mt 5,1-12

 

Mes frères,

 

Les Paroles de Béatitudes sorties de la bouche du Christ, et l'illustration que nous en a donné l'Apôtre Paul nous laisse pres­sentir, si nous voulons être attentifs et sincères, une hérésie qui serpente au fond de notre coeur. Cette hérésie est la première en date, la plus terrible, la plus pernicieuse. Il s'en est fallu d'un rien pour que l'Eglise en fut pervertie et peut-être blessée à mort ?

Si elle a été muselée, c'est en bonne partie à cause de la présence silencieuse, parfois turbulente, toujours scandaleuse de la gens monastique dont la vie s'opposait radicalement aux préten­tions des hérésiarques.        Et cette hérésie, c'est l'arianisme qui nie la divinité du Seigneur Jésus. Des ariens affichés, il ne s'en trouve peut-être plus aujourd'hui ? Mais ne sommes-nous pas peut-être encore plus ou moins in­fectés dans les replis de notre conduite ? Comment le savoir ? C'est très simple !

Il suffit de nous poser une question : Les Béatitudes proclamées par le Christ, sont-elles la charte fon­damentale de notre vie ? Comme le demande l'Apôtre Paul : est-ce un honneur pour nous d'être des fous, des faibles, des riens au jugement du monde ? Si nous pouvons répondre par l'affirmative, alors l'arianisme n'a pas de place en nous.

 

Seul en effet le Christ, à condition qu'il soit Dieu, a le droit de jeter bas d'un coup tout ce qui fait l'orgueil et la joie des hommes, à savoir : la puissance, la richesse, la gloire, le prestige, les plaisirs, et proposer sa personne à lui, Jésus. En unique objectif le partage de sa vie, de sa nature divine avec, je le répète, en contrepartie un dénuement absolu de tout ce qui éveille le halètement du désir chez les hommes, et qui mobilise la fleur de leurs énergies.

Mes frères, aujourd'hui le Christ nous soumet à une épreuve de vérité. Prenons chacune de ses paroles : Heureux les pauvres - ­Heureux les doux - Heureux ceux qui pleurent - Heureux les miséri­cordieux - Heureux les purs - Heureux ceux qui souffrent...

Chacune de ces Paroles, dressons-la en face de nous et voyons si notre vie en est le miroir fidèle,  et si au contraire nous ne sommes pas un bloc opaque, inerte, étranger ?

Et nous voyons au premier coup d'oeil si le Christ est vrai­ment pour nous le Dieu que nous suivons avec une totale confiance jusque dans l'humainement absurde, ou bien s'il est seulement un homme, rien qu'un homme, pas plus, auquel nous prêtons une oreille distraite ?

 

Mes frères, cette épreuve de vérité, n'ayons pas peur de la subir ! Les visionnaires de l'Ancienne Alliance pressentaient qui était Dieu. Le Prophète Sophonie vient de nous le redire : le Dieu qui se plait uniquement en compagnie des humbles, des pauvres, des laissés pour rien. L'Apôtre Paul n'a jamais fait que crier qui était le Christ ! Et le Christ lui-même se présente à nous dans l'abrupt de ses Paroles et de son être divin. Nos ancêtres dans la vie monastique ont cru. Ils n'étaient pas des ariens.

Mes frères, nous refuserons de l'être. Et nous le refuserons en conformant notre vie le plus parfaitement possible à ce que le Christ notre Dieu nous propose aujourd'hui. Et ainsi, partageant ce que lui-même a vécu, en le suivant s'il le faut jusqu'à la croix, nous sommes certains de pouvoir un jour partager sa vie à jamais.

 

                                                                                                                  Amen.

 

Fête de la Présentation du Seigneur.             02.02.81

1. Introduction avant la bénédiction des cierges :

 

Mes frères,

 

Il est possible que nous échappe quelque chose de la signification et des prolongements du rite auquel le Seigneur Jésus a voulu être soumis au quarantième jour de sa vie. Je rappelle que tout premier né de sexe masculin en Israël était consacré au Seigneur, voué à Dieu, propriété de Dieu. Ses parents devaient le présenter 40 jours après la naissance pour le racheter à Dieu. En échange, ils présentaient une bête de petit bétail ou deux colombes, qui devaient être égorgées.

 

Mais le Christ était le Verbe de Dieu, le Fils de Dieu. Il était Dieu lui-même. Alors pourquoi, pourquoi s'est-il soumis à cette formalité qui au fond ne le concernait pas ? D'abord, il a voulu que fut manifesté le fait de son Incarnation. Il a convoqué deux témoins, un homme ­et une femme, Siméon et Anne qui ont reconnu et attesté le fait que Dieu, Lumière du monde, était devenu un homme. Ils ont rendu ce témoignage au nom d'Israël leur peuple. Au nom aussi de toute l'humanité, car mystiquement en leur personne étaient présents et Adam et Eve.

 

Mais il faut aller plus loin encore. Le Christ, Verbe de Dieu si je puis me permettre cette expression, a pris un certain recul par rapport à sa divinité. Il s'est rendu libre d'avancer vers la mort, de descendre, de s'anéantir et d'explorer les abîmes ténébreux de la déréliction absolue creusés par l'anti-Dieu qu'est le péché. En un mot, le Christ a voulu ce jour-là être mystérieusement investi de sa mission rédemptrice et divinisatrice.

 

Et nous mes frères, par notre baptême et notre profession monastique, nous sommes aujourd'hui greffés sur le Christ. En nous avançant dans le cloître faiblement éclairé, nous diri­geant vers notre église illuminée, baignant dans la lumière, nous allons signifier que nous ne renions pas notre appartenance à l'être et à la vie du Christ.

Et nous allons dire par notre démarche, par notre geste, que nous sommes disposés à suivre le Christ, Dieu, dans la Lumière obscure de la Foi, partout où il nous conduit. En sachant que si maintenant nous avons part à ses souffrances, un jour nous aurons part à sa gloire.

2. Homélie à l’Eucharistie :

 

Mes frères,

 

S'il se trouvait des Israélites qui étaient en position de Force vis à vis de la loi et des coutumes de leur peuple, c'étaient bien Marie et Joseph. Ils savaient qui était l'enfant qu'ils portaient. Ils savaient qui ils étaient, eux. Et pourtant ils n'ont revendiqué aucun privilège. Ils se sont humblement, simplement pliés à tout ce qui leur était demandé.

Par leurs mains, Dieu lui-même se soumettait à sa propre loi. Il nous montrait par là que la Loi est sainte, qu'elle est pure, qu'elle est source de vie, que l'obéissance est la route qui con­duit directement, rapidement jusque dans les appartements intimes de cette maison dont Dieu est l'architecte et le bâtisseur.

Ils nous donnaient un exemple à suivre, mes frères, à chacun d'entre-nous, mais surtout à l'Abbé qui ne doit dire rien qu'il n'ait d'abord, lui le tout premier, mis en pratique. Si la recherche de Dieu est le mobile de la vie contempla­tive, il nous appartient d'être suprêmement attentifs aux signes quasi imperceptibles de sa présence.

 

Il est donc nécessaire que nous ayons un regard pur, un re­gard qui cherche dans la gratuité, le désintéressement, qui n'es­compte pas en sous-main récolter quelques avantages, un regard allu­mé à cette flamme qui brillait dans les yeux de Marie, de Joseph, qui s'était transmise à ceux de Siméon et Anne, ces deux braves personnes de Jérusalem qui avaient si longtemps attendu.

Et aujourd'hui, ils voyaient de leurs yeux la réalisation de leur espérance, eux qui symbolisent encore aujourd'hui la vie contem­plative et pénitente de tous ceux qui cherchent et attendent Dieu.

 

Mes frères, Dieu n'a pas changé depuis lors ! Rappelons-nous l'épisode de l'impôt du Temple. Jésus en est exempt, lui le Fils de Dieu. Il est chez lui dans le Temple. Le véritable Temple, c'est son corps. Mais il s'acquitte de cet impôt, comme il le fait remarquer à Pierre, pour n'effrayer ni ne scandaliser personne.

Plus tard encore, l'Apôtre Paul sera émerveillé de cette hu­milité du Verbe de Dieu. Il le dira dans ce si beau cantique : " Lui qui était de condition divine, il ne s'est pas prévalu de son rang, mais il s'est anéanti, prenant la condition d'esclave, se faisant obéissant jusqu'à la mort, et la mort sur une croix. "

 

Mes frères, maintenant encore Dieu se manifeste dans l'insi­gnifiant, l'inaperçu, l'inconnu, le méprisé. Nous ne méditerons jamais assez le mystère de sa naissance, de ses premières années. L'idéal,pour nous, est de vivre au diapason de ce mystère. Aime à être ignoré et compté pour rien, nous conseille l'auteur de l'Imitation.

Mes frères, le moine est d'autant plus vrai qu'il vit, qu'il est fidèle au désert de son incognito. Alors en effet, il est tout proche de son Dieu qui se manifeste, lui, dans le désert d'une apparente non-existence.

Au terme des solennités de Noël, retenons ceci : nous anéan­tir, partager l'anéantissement du Verbe incarné, afin d'être en toute vérité en ce monde les témoins de sa présence inaperçu mais toute puissante. Car ce qui est faible, ce qui n'est pas, chez Dieu est plus fort que tout l'univers.

                                                                                                              Amen.

 

Chapitre : Ce n’est pas le temps de s’endormir. 02.02.81

 

Mes frères,

           

Je voudrais ce soir revenir quelque peu sur la conférence que le Père Mourlon nous a donnée la semaine dernière. J'ai demandé à ce Père de nous adresser la parole à l'occa­sion de ses visites mensuelles à notre monastère. Je l'ai invité à nous parler de l'actualité religieuse, sociale, économique, poli­tique au hasard des circonstances.

Je tiens en effet à ce que nous soyons sensibilisés aux dif­ficultés que rencontrent dans le monde ceux qui partagent notre Foi et qui doivent lutter pour la préserver, pour la conserver, pour la répandre aussi. Car la mission Evangélique des chrétiens n'est pas terminée.

Ce Père est professeur d'Ecriture Sainte à Bruxelles. Il rési­de à Liège. Et il fait partie d'un groupe d'inspiration chrétienne qui se réunit régulièrement, et qui reçoit des conférenciers, conférenciers qui présentent des approches aux problèmes d'aujourd'hui. Il est donc bien placé pour se montrer l'écho de ce qu'il en­tend et de ce qui se passe dans le monde d'aujourd'hui.

 

Nous devons être sensibilisés, car nous avons une mission à remplir. Et cette mission est d'être dans notre désert des réser­voirs ou des batteries d'accumulateurs d'énergie spirituelle. Nous devons assurer le ravitaillement spirituel de ces hommes et de ces femmes qui sont là exposés. Nous le ferons si nous sommes fidèles à notre vocation. C'est à dire si nous captons la Lumière de Dieu et si nous la diffusons, cette Lumière de Dieu qui est vérité et qui est vie.

Lorsque je dis Lumière de Dieu, je ne pense pas à quelques profondeurs théologiques qu'on pourrait métaphoriquement appeler Lumière. Mais je pense à la véritable Lumière incréée qui est la Divinité, qui est la Personne, l'être de Dieu. Nous devons, dans notre vie contemplative, arriver à voir cette lumière, à nous en nourrir, à nous en abreuver, à devenir nous-mêmes foyer de lumière qui dans l'invisible atteint jusqu'aux extrémités du monde.

 

J'ai vu dernièrement dans le journal un article assez diffi­cile à lire. J'ai cru un moment le faire lire au réfectoire, mais c'était quand même trop difficile car c'était de la haute physique. On avait fait une expérience. C'est une Première où on a scin­dé un photon, c'est à dire un grain de lumière. On l'a scindé en deux, donc au lieu d'un photon, on en a eu deux. Et on les a séparés l'un de l'autre - c'est dans l'infiniment petit naturellement -.

On les a séparés l'un de l'autre, puis on a travaillé sur un des deux photons. Et on s'est aperçu que tout ce qu'on apportait de neuf à ce photon se reproduisait exactement dans l'autre qui était éloigné de lui. Il y a donc entre les deux une interaction, une sorte de sympathie qui fait que ce que l'un subit, l'autre le subit aussi ! Donc, si cela se passe dans le domaine de la physique, de la matière encore, qu'est-ce qui ne se passe pas dans le domaine du divin, du spirituel ?

Donc, lorsque nous devenons un peu plus Fils de Dieu, quelque part dans le monde, d'autres aussi subissent l'influx de ce qui se passe en nous. Mais l'inverse est vrai : lorsque nous nous corrompons au plan spirituel, d'autres ailleurs en souffrent. C'est pourquoi - ça, pour moi c'est une certitude - la respon­sabilité de tout ce qui se passe en bien ou en mal dans le monde repose sur quelques hommes que Dieu a appelé, des consacrés, des contemplatifs surtout ! Quand on sait cela, on hésiterait dix fois avant de répondre à l'appel de Dieu !

 

Maintenant revenons à notre conférencier de la semaine der­nière. Il nous a parlé d'abord de Luther. Je ne vais pas reprendre ce qu'il a dit. Il était l’écho, comme il a dit, très fidèle de ce Pasteur Protestant qui s'adressait à un auditoire mixte disons, Protestants Catholiques, dans le cadre de la Semaine de Prières pour l'Unité des Chrétiens.

Luther a été le détonateur qui a provoqué la déflagration. Mais la charge explosive était préparée depuis longtemps. Il se­rait vain aujourd'hui d'établir les responsabilités dans la catas­trophe de ce qu'on a appelé la Réforme. _e pense que nous devons, nous, maintenant en tirer une leçon, du moins celle que moi j'en retire et que je vous commu­nique tout simplement : 

C'est que Dieu n'arrête pas un train fou lancé dans le brouil­lard même si ce train est son Eglise. Les hommes forgent eux­-mêmes les outils de leur autodestruction et de leur punition. La vérité première que nous devons pratiquer dans les circonstances d'aujourd'hui, car ne nous faisons pas d'illusions, la situation n'est pas plus brillante aujourd'hui qu'elle n'était au XV° et XVI° Siècle.

 

Voilà, je vais vous donner encore un exemple. Je l'ai appris il y a un jour ou deux ? Je ne sais plus! Comment on célèbre aujourd'hui une Eucharistie avancée, celle de pointe ? Et c'est fré­quent, ce ne sont pas des exceptions ! Si ça se fait encore, si ça se fait dans une église, ça se fait au milieu de l'église. Pas question d'aller à l'autel. C'est dépassé, l'autel !

Mais là au milieu, on tourne des disques, on projette des dia­positives, on lit le Petit Prince de Saint-Exupéry. Epître, Evan­gile ? Mais enfin, ça c'est totalement dépassé ! Et l'Ancien Tes­tament,il ne faut pas en parler ! Saint-Exupéry oui ! Alors on chante, on discute, et puis on introduit là quelque part du pain et du vin. On consacre au cours d'une prière dite Eucharistique, improvisée...Et voilà ! C'est ça la Liturgie Eucha­ristique aujourd'hui.

Et les Vicaires Généraux et les Evêques ne savent rien faire. On leur rie au nez ! Vous voyez! Va-t-il surgir un Luther un de ces quatre matins ? Ce ne serait pas extraordinaire.

 

Eh bien, mes frères, la vertu d'aujourd'hui, une des premières à pratiquer, c'est la prudence, la diacrisis, le discernement. Savoir lire, déchiffrer les signes des temps pour être en garde. Mais pour déchiffrer les signes des temps, il faut mener une vie en consonance avec l'Esprit de Dieu. Il faut être attentif.  Il faut rester éveillé. Ce n'est pas le temps de s'endormir.

Notre époque a donc besoin, mais un besoin urgent, tout urgent de prophètes, d'hommes de l'Esprit, de pneumatophores qui par leurs paroles, ou bien par leur silence, soient les poètes, les façon­neurs, les créateurs, les artisans d'un avenir de vérité, de fer­meté et de beauté ; des hommes qui peuvent neutraliser, qui peuvent annuler les forces dispersantes et désagrégeantes du mal.

Mais ces prophètes doivent savoir qu'ils seront contredits, qu'ils seront combattus, qu'ils seront mis à mort. Oh ! pas de fa­çon sanglante, ça ne se fait plus aujourd'hui. Mais très gen­timent. Il y a des journaux, il y a une presse, aujourd'hui il y a une radio, il y a une TV.  On sait en un rien de temps vous liqui­der un homme. Et les masses, elles suivent beaucoup plus facilement ceux qui crient que ceux qui se taisent.  

 

Nous, dans notre monastère, nous devons être des porteurs de l'Esprit par notre silence. Dieu et le monde nous accule aujourd'hui à être des saints ! Et nous devons bien veiller à ne pas nous laisser ravir notre place. Car, comme le disait Mardochée à Esther : le salut de Dieu s'opérera toujours. S'il ne s'opère pas par toi, ce sera par autre, mais toi, tu y auras laissé ta vie. Quand on est en place, quand on reçoit un appel spécial de la part de Dieu, il importe de le prendre très au sérieux et d’y répondre généreusement, comme je le dis, sans nous laisser voler notre place.

Le Père nous a parlé de cette Dame plus ou moins contestataire qui avait suivi le Synode des Evêques sans y prendre part. A travers les questions qu'elle a posé ou qu'elle a soulevé au cours de la causerie qu'elle a présenté justement devant ce groupe de chrétiens dont fait partie le Père, elle a fait pressen­tir la gravité et le poids écrasant des problèmes que rencontrent aujourd'hui les responsables de l'Eglise.

Pour saisir ces problèmes dans leur complexité et dans leur extension, il faudrait avoir un esprit d'une vigueur plus que hu­maine. Il faudrait une information planétaire. Car les problèmes sont inculturés, comme on dit aujourd'hui. C'est à dire qu'ils sont reçus et qu'ils sont vécus dans des cul­tures différentes, des cultures qui ne se rencontrent pas. Or la vérité, elle est là pour tous. Et comment l'exprimer dans des formulations qui seraient acceptables, qui seraient com­préhensibles pour tous les milieux culturels : AFrique - Asie - ­Amérique du Sud - Europe Occidentale - Amérique du Nord ?

 

Mes frères, devant cette situation, dans le chef des responsa­bles et aussi dans le nôtre, disons-le, il faut surtout de l'humi­lité. L'humilité qui reconnaît notre petitesse, notre impuissance, notre incapacité ; humilité qui suscitera partout une attitude d'écoute, et lorsque le moment sera venu, le courage d'agir. Car si les Evêques, le Pape - je nous mets de côté pour l'ins­tant - sont véritablement humbles, alors mes frères, ce n'est pas eux qui agiront, ce sera l'Esprit de Dieu. Et l'Esprit de Dieu, il remplit l'univers. Il est présent partout. C'est lui qui porte tout de sa puissance. Et il saura ré­aliser ce que les hommes hésitent à entreprendre.

Tiens tantôt, j'allais prévenir Victor car je dois m'absenter demain. Et comme j'entrais là, sa radio marchait. Et pendant que je parlais j'ai entendu - je n'écoutais pas ! Mais enfin elle criait assez fort - J'ai entendu qu'à Paris on venait de nommer un nouvel Archevêque. C'est tout récent, aujourd'hui donc.

Or cet Archevêque est âgé de 54 ans. Il est d'origine Polo­naise, et c'est un Juif converti. Voilà quelque chose ! Voyez un peu, imaginez un peu ça ! Que va-t-il encore se passer ? Mais qu' est-ce que c'est pour un homme ? Mais voyez dans un seul homme tout ce qui se trouve ? La cul­ture Slave, un lointain parent du Pape Polonais et un Juif encore. Eh bien ça, ce sont les façons d'agir de l'Esprit de Dieu.

 

Mes frères, je vous ai dit tout cela parce que nous devons stimuler notre fidélité. Fidèle, nous le sommes ! Courageux, nous le sommes ! Nous n'avons pas peur de vivre, mais ça dure, vous voyez ! La durée est là ! Et la durée, c'est toujours de l'usure. Nous devons donc de temps en temps nous raffermir. Fidélité, ça veut dire ça : c'est du solide. Raffermir notre Fidélité pour que nous devenions, pour que nous soyons des porteurs de Dieu, des porteurs de lumière, des porteurs de l'Esprit, afin que l'Esprit, que le Corps du Christ retrouve une nouvelle santé...

Et que le monde, le monde des hommes, cette humanité qui se développe à un rythme de plus en plus rapide, cette humanité qui souffre de la faim, cette humanité qui d'autre part souffre de soli­tude, de faim spirituelle, que cette humanité puisse vivre et s'agréger à ce Corps du Christ pour qu'au jour où Dieu le voudra Dieu soit vraiment tout en tous.

 

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          03.02.81

3. Où en est notre dévotion à Marie ?

 

Mes frères,

 

Mettons-nous à nouveau à l'écoute de notre Père Abbé Général. Il entre dans le corps de son sujet :

 

...Dans l'un de ses ouvrages, le Père Garigou Lagrange suggère que la dévotion à Marie passe quelques fois par diverses phases. Dans une première étape, elle est souvent assez su­perficielle et peut-être sentimentale ? Par suite, elle n'est pas en mesure d'affronter les épreuves du temps et a tendance à dépérir ou même à disparaître.

Dans une troisième étape, elle émerge de nouveau fortifiée par la lecture, la réflexion et l'expérience. Peut-être dans la providence aimante de Dieu, cette lettre sera-t-elle l'occasion pour certains d'entre­ nous d'apercevoir que nous sommes depuis quelques temps dans la deuxième catégorie, c'est à dire que nous avons laissé notre dévotion se refroidir, et ces­ser plus ou moins d'avoir une portée pratique sur notre vie.

On a dit que dans l'ensemble de l'Ordre la dévotion à Marie avait sensiblement baissé ces dernières années. Il est difficile d'en juger et j'hésite à me prononcer là-dessus. En particulier parce que certains des argu­ments avancés ne me semblent pas convaincants. Quoi qu'il en soit, si de fait il y a eu diminution, cette lettre sera un rappel de notre longue tradition, et une invitation à faire quelque chose à ce sujet...

 

Mes frères, nous nous reconnaissons peut-être dans les propos du Père Abbé Général. Mais s'il en est ainsi, ça ne doit pas nous étonner et encore moins nous attrister ! Pour ma part, je pense que la dévotion à Marie, elle suit en gros l'évolution des sentiments qu'un homme nourrit à l'endroit de sa mère à différents moments de sa vie, de sa croissance humaine. On peut distinguer : l'enfance, l'adolescence, l'âge mûr.

L'enfant reçoit tout de sa mère. Il reçoit l'affection, il reçoit la chaleur, il reçoit la sécurité. Il lui est impossible de se développer normalement s'il est séparé de sa mère. Il éprou­ve à l'endroit de sa mère une affection débordante, une affection puissante. Mais vous le comprenez bien, très sentimentale, ça ne peut pas en rester à ce niveau.

L'enfant grandit, il devient un adolescent. A ce moment, il s'éloigne de sa mère. Il a besoin de marquer son indépendance. Il doit prendre des initiatives. Il devient fort. Et puis, il est attiré par d'autres formes de féminités. Si bien qu'il en arrive à regarder sa mère avec une extrême condes­cendance, Peut-être parfois un rien de mépris ? C’est un vieux meuble, dira-t-il ou pensera-t-il. Il n'y a aucune malice la dedans !

Il est même bon que les choses évoluent ainsi ! Car si un garçon ne peut se séparer de sa mère, il va pendant toute sa vie, toujours, partout, rechercher sa mère, soit dans son épouse ? ou alors il recherchera, il épousera une compagne beaucoup plus âgée que lui. Ou alors s'il ne se marie pas, s'il entre dans un monastère, le Supérieur, l'Abbé sera le substitut de sa mère encore une fois ! Et s'il n'est pas chouchouté, il passe par des crises.

Mais il continue à se développer. Le voici parvenu à l'âge mûr. A l'âge mûr, lorsqu'on a le bonheur de conserver sa mère, on revient à elle. On la voit avec un regard neuf. On en découvre la grandeur et la noblesse. Et on sent en son coeur un amour pour sa mère. Mais ce n'est plus sentimental. C'est un amour qui est fait de respect, d'admiration, de virilité, et un amour qui dure. Voilà mes frères, je pense que j'ai dessiné correctement l' évolution dans ses grandes lignes.

 

Et il n'en n'est pas autrement dans nos rapports avec notre Mère au plan surnaturel. Nous sommes aussi de tous petits enfants au début. Puis nous commençons à devenir de petits hommes. Enfin nous devenons des adultes. Peut-être alors même, dans la vie monastique, des Seniores. Non pas des vieux ou des vieillards ? C'est un mauvais mot. Mais des Anciens qui ont une grande, une lourde expérience.

Et on retrouve alors les phases dont parle le Père Abbé Géné­ral. D'abord sentimentalisme. Puis : C'est des affaires de bonnes sœurs ! On s’éloigne de la dévotion mariale. Et puis alors, elle était endormie, elle ressurgit. Mais c'est tout autre chose. Et le Père Abbé Général demande que cette dévotion Mariale ait une portée pratique sur notre vie quotidienne.

Cela ne signifie pas que nous devons accumuler les pratiques de dévotion. Attention à la Mariolâtrie ! Accumuler des chapelets, des rosaires, des litanies, toutes sortes de dévotions !  C'est bien peut-être ? Mais enfin, attention, attention ! Il ne faut pas établir de règles valables pour tout le monde. Mais influence pratique ne veut pas dire accumulation de dévotions. C'est tout autre chose ! Est-ce que notre rapport avec la Vierge Marie est un rapport vrai ? Le Père Abbé Général va revenir sur ces points dans le corps de sa lettre.

 

Mais ce que je veux dire maintenant: c'est qu'il faut établir avec Marie une collaboration aimante et confiante à notre enfante­ment. Nous sommes enfantés par elle à la vie divine. Si elle est la mère de la Tête qui est le Christ Jésus, elle est aussi la mère des membres de cette tête, c'est à dire de chacun d'entre nous. Il nous est impossible d'être divinisé, si nous ne sommes pas en­fantés à la divinisation par la Vierge Marie.

C'est pour ça qu'on nous dit qu'elle est la Mère de l'Eglise. Elle est la Mère de Dieu et la Mère de l'Eglise. C'est à dire, mais bien réellement, au niveau surnaturel elle est notre mère.

Une dévotion pratique dans notre vie quotidienne, c'est être attentif à ce fait. Ce n'est pas y penser tout le temps, ce n'est pas ça que je veux dire. Mais savoir que nous devons collaborer à des avances qui nous sont faites.

Il n'est aucune impulsion de l'Esprit, aucune grâce comme on dira plus vulgairement, qui ne nous parvienne sans passer par Marie. C'est impossible, tout passe par elle ! Elle est le canal, comme dit Saint Bernard, elle est la porte ou la fenêtre. Toutes sortes d'images pour nous dire que nous ne pouvons pas échapper à Marie. Et bien, puisque nous ne pouvons pas lui échapper, collabo­rons !

           

C'est un peu comme……Imaginons un petit enfant qui dans le sein de sa mère aurait déjà toute sa conscience. Mais que ferait-­il ? Il s'arrangerait pour ne rien perdre de ces quelques mois qu'il doit passer là, pour qu'au moment de sa naissance il soit en bonne santé, qu'il soit déjà fort. Enfin qu'il ait toutes les qualités pour lui permettre de devenir un homme complet.

Il en est, toute analogie sauve, de même pour notre vie surna­turelle, notre vie divine. Nous sommes comme ça dans le sein de Marie. Soyons donc attentifs à tout ce qui nous est demandé ! Car, lorsque nous refusons quelque chose à Dieu, nous le refusons d'abord à Marie.

Donc notre dévotion, ici, elle est bien au-delà de petites pratiques dévotionnelles. Elle est vraie !

 

Le Père Abbé Général fait remarquer en finale qu'il semble­rait que la dévotion à Marie ait sensiblement baissé dans l'Ordre ces dernières années. Mais, dit-il, ce qu'on en dit, les arguments ne semblent pas très convaincants. Ce qu'on avance peut-être comme arguments, c'est ceci : on a supprimé le petit Office de la Sainte Vierge. Il n'y a plus de mois de Marie avec un salut tous les jours au soir. Le mois du Rosaire est évanoui. On ne parle presque plus de Marie à l'Office.

Ici, cela va encore ! Nous avons encore à la fin de chaque Office une petite antienne. Mais dans la plus part des monastères aussi, ça c'est disparu. Malgré ça, on ne peut pas dire que la dévotion est baissée. Disons que dans la pratique, peut-être que l'expression externe, extérieure, publique de la dévotion ? Oui. Mais ce n'est pas là que se situe la vraie dévotion. Elle se situe dans le coeur. Elle est affaire de conviction et d'engage­ment personnel.

Et si chacun personnellement est dans un rapport de vérité avec Marie notre Mère, même si communautairement ça ne s'exprime pas comme ça s'exprimait auparavant, la dévotion communautaire aussi est profonde. Et je pense aussi qu'on peut juger l'arbre à ses fruits. Encore une fois, il n'est pas nécessaire de voir chaque frère cir­culer partout avec un chapelet à la main. Ce n'est pas ça que je veux dire.

 

Mais les fruits, ce sont les fruits de charité, ce sont les fruits d'unité dans une communauté, ce sont les fruits de paix, tous les vocables dont Marie est ornée - à juste titre - dans les litanies par exemple. Et si on les retrouve vivant dans une communauté, mais c'est bien la preuve que Marie en est la mère, qu'elle est la mère de chacun des membres de cette communauté et de la communauté comme telle.  

Donc mes Frères, ne crions pas au malheur. Le Père Abbé Gé­néral lui-même ne crie pas. Il dit cependant que sa lettre voudrait être un rappel de notre longue tradition, et une invitation à faire quelque chose à ce sujet, c'est à dire rester fidèle à cette tradition. Parce que, reconnaissons-le, nous sommes des hommes et les hommes sont toujours paresseux de nature. La preuve ! C'est peut-­être la paresse qui est le moteur le plus puissant pour faire avan­cer la science.

Oui, parce que plus la science progresse, moins j'ai à tra­vailler ! On le voit, nous avons maintenant la semaine de 39 heures, 38 heures, 36 heures déjà dans certains secteurs. Maintenant en Pologne on fait la grève, c'est pour obtenir la semaine de 5 jours. Ils ne l'ont pas encore. On ne travaillerait plus le samedi. Mais pourquoi ? Alors toujours de nouvelles machines, de nouveaux outils, de nouveaux instruments pour travailler moins, tout en travaillant mieux. Nous n'avons pas à le regretter, c'est l'évolution de l'humanité qui va dans cette direction. Mais enfin, malgré tout, l'homme préfère de se reposer plutôt que de se fatiguer.

 

Alors notre tradition qui est longue, dit le Père Abbé Géné­ral, est une invitation à faire quelque chose. Et notre tradition, nous la connaissons. Notre tradition, elle remonte au début de notre Ordre. Je ne vais pas rappeler tout ça, vous le savez tout aussi bien que moi si pas mieux que moi ?

On appelait, dans l'hymne de la Fête de Saint Bernard, on l'appelle Mariae cithara, il est la cithare de Marie. Un homme qui chan­tait Marie par ses paroles et aussi par sa vie. C'est cela notre longue tradition !

On devrait, lorsqu'on nous voit agir, pouvoir dire : tiens c'est le fils d'une telle. Cela fait tant plaisir à la mère. C'est cela notre longue tradition : que nous puissions être fils de Marie sans faire partie de toutes sortes de clubs et de congré­gations. C'est autre chose ! Ce n'est pas inscrit quelque part ! On l'est !

 

Mais voilà, mes frères, Marie est notre Souveraine, elle est Mère parce qu'elle est la theotokos, parce qu'elle est la Mère de Dieu. Et comme nous sommes en train de devenir des Fils de Dieu, elle est aussi notre Mère. Retenons cela ! Et encore une fois, ne soyons pas étonnés si à l'âge où nous sommes parvenus dans notre évolution spirituelle nous ne ressentons pas beaucoup de sentiments à cet endroit ! C'est normal, ne nous en effrayons pas, demeurons fidèles. Et comme le dit Saint Benoît : processu conversationis et fidei, Pr.49. En avançant dans notre vie de Foi, devenant de plus en plus fils de Dieu et frères du Christ, nous nous découvrirons fi­nalement enfant de Marie.

Et nous en serons heureux, elle aussi, et notre dévotion sera durablement assise dans la vérité.

 

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          05.02.81

4. La dévotion mariale doit être réelle ou vrai !

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous a dit déjà que habituellement la dévotion à Marie passait par diverses phases. Et il concluait : il faut que cette dévotion ait une portée pratique sur notre vie quotidienne. Il continue :

 

...Ce que j'ai à dire peut se grouper sous cinq titres. D'abord, notre dévotion à la Sainte Vierge doit être réelle ou vraie. Il n'est pas bon de la baser sur des suppositions ou sur des envolées de rhétorique, ou en­core sur des impressions sentimentales.

On a dit de Marie bien des choses intéressantes et vraisemblables mais qui ne sont pas réellement vérifia­bles. Nous n'avons pas besoin d'apporter à notre dévo­tion ces renforts douteux, puisque la vérité sur Marie telle que nous la trouvons dans les Evangiles et dans la théologie est bien plus profonde et solide. Nous ne devons pas non plus penser à elle d'une ma­nière qui la place au-delà de la condition de créature.

Il est vrai qu'elle a des prérogatives qui la mettent dans une catégorie spéciale. Mais nous ne devons pas les laisser obscurcir le fait qu'elle eut à ressentir le froid et la chaleur, la faim et la soif, la fatigue et l'envie de dormir, et d'autres multiples épreuves qui assaillent les êtres humains. Elle a eu comme n'importe qui à affronter les diffi­cultés normales de la vie. Et il n'y a avantage pour personne à les oublier ou à les passer sous silence.

En d'autres termes, la vrai dévotion exige que nous voyions Marie comme elle fut en réalité : une personne humaine qui s'est heurtée aux mêmes difficultés que nous. Mais une personne humaine préparée et ornée par Dieu de manière spéciale, et qui a pleinement répondu à sa vocation.

 

Le Père Abbé Général dit que la dévotion mariale doit être réelle ou vraie. Il emploie les deux qualificatifs synonymement quoi qu'il y ait entre eux une gradation : la vérité venant compléter, achever la réalité. La dévotion réelle est une dévotion qui répond à la res, à la chose concrète, à ce que Marie est concrètement tel que nous l'apercevrions si nous avions vécu avec elle dans son village, si nous avions été ses voisins.

C'est donc Marie concrète, réelle que nous devons appréhender. C'est elle qui est l'objet saint de notre dévotion. Mais cette dévotion doit aussi être vraie. C'est à dire qu'elle doit aller au-delà de la perception sensible. Nous devons entrer dans l'âme de Marie, dans son esprit, la saisir dans la globalité de ce qu'elle est. Et ici, devra intervenir la réflexion théologique, donc réelle ou vraie.

 

Et le Père Abbé Général nous met en garde contre trois écueils : le romanesque, le frelaté, et le mythologique. Le romanesque, cela veut dire imaginer une Marie sur idéalisée, construire à son propos un roman à partir d'un indice qui est vrai. Par exemple son Immaculée Conception, pas de péché ori­ginel, etc, etc. Monter là-dessus tout un roman, et toutes sortes d'histoires qui seraient arrivées. C'est une Marie qui n'est pas réelle. Elle n'existe pas, cet­te Marie-là !

Voilà par exemple, pas à propos d'elle, mais à propos de Christ et ça c'est un roman, je me souviens bien avoir lu cela. A propos de Marie je ne me souviens de rien ? Peut-être que vous, vous auriez vu quelque chose ? Pour le Christ, c'était ceci, mais on peut l'imaginer aussi par rapport à Marie. L'enfant Jésus quand il était petit pour jouer, pour s'amu­ser, il façonnait de petites colombes, ou de beaux petits oiseaux. Et puis alors il soufflait dessus, et puis ça s'envolait !

C'est très attendrissant, c'est du romanesque ! Et une Chris­tologie basée là-dessus, ça ne tiendrait pas trop longtemps ? Sauf peut-être dans mon esprit un peu fumeux ? Eh bien attention  Pour Marie ça pourrait être la même chose. Des suppositions, comme dit le Père Abbé Général, parce que alors, c'est l'escalade. A partir de là, on se lance dans des considérations rhétoriques, dans des envolées rhétoriques, lyriques à propos de Marie et on plonge dans l'océan de la sentimentalité.

 

Le résultat, c'est que notre dévotion, dans ce cas, elle por­te sur un fantôme et elle débouche sur le vide. Elle est donc fausse. Ce n'est rien du tout. Et si on veut analyser le phénomène, le culte que dans cette hypothèse je porte à Marie, en réalité je le porte à ma propre personne. C'est toujours ce complexe d'autolâtrie qui vient à la surface, et puis qui fait germer toute une végétation malsaine. C'est l'ensemble de mes frustrations, de tout ce que à quoi j'aspire et qui est hors de ma portée. Je l'idéalise, je l'imagine, je le projette sur cette femme idéale qui este Marie, mais dans le fond c'est ma propre personne.

C'est dangereux, c'est dangereux ! Si ça devait arriver à quelqu'un, on peut dire que sa vie spirituelle avorte, à moins qu'il ne reçoive un choc qui ne le remette dans la réalité et dans la vie. Et ce que je dis ici à propos de Marie, arrive tout aussi fa­cilement à propos du Christ.

 

Attention aussi, dit le Père Abbé Général, au frelaté ! C'est à dire à des renforts douteux. Il y a là peut-être un petit fon­dement de réalité mais là-dessus on a brodé encore une fois des histoires. C'est empoisonné, c'est frelaté, c'est une nourriture qui pro­voque des maladies. C'est infecté, et nous n'avons pas besoin de ça pour entretenir notre santé. Nous avons besoin, nous, d'une nourriture solide.

Et cette nourriture solide, nous la trouvons dans la sobriété des Récits Evangéliques. Nous n'avons rien à y ajouter. Et puis alors, dans la saine réflexion théologique. N'allons pas prendre de petits manuels de bas étage, mais chez les vrais théologiens qui ont connu Marie mystiquement parce qu'ils avaient une âme pure qui était en sympathie avec elle.

Ils ont à partir des récits Evangéliques pénétré dans l'âme de Marie. Ils ont vécus avec elle et ils peuvent alors en parler car leur âme à eux est devenue l'écho fidèle de l'âme de Marie.

 

Attention aussi, dit le Père Abbé Général, à la mythologie. C'est à dire imaginer Marie dans une condition qui la place au dessus de la créature. C'est cela la mythologie. Ce sont des sur­hommes ou des surfemmes ! Vous savez, vous avez Hercule, vous avez Jupiter, vous avez Mars, vous avez Venus, vous avez Mercure, vous avez Apollon, vous avez tout ce Panthéon mythologique. On peut très bien prendre Marie et la placer là aussi, au dessus encore. Donc, elle n'est plus une créature, elle est au-delà de la création.

Et ça, c'est aussi très, très dangereux ! Car, qu'arrive-t-il ? Elle est tellement au-delà de tout qu'elle devient inaccessible, inabordable. Et à la longue, dans une vie monastique, cela peut conduire quelqu'un au découragement ou bien à une sorte de dédain ou de mépris. Car, à vouloir faire de Marie une sorte de déesse, on finit par la dégrader et par l'avilir. Car dès qu'on entre dans le non ­vrai, qui est presque le mensonge, donc dans l'erreur qui peut friser le mensonge, il y a du diabolique qui s'introduit et cela se retourne toujours contre celui qui nourrit de tels sentiments.

Donc, mes Frères, le Père Abbé Général nous dit que nous n' avons pas besoin de tout cela, pas besoin de romanesque, pas de frelaté, pas de mythologique, mais une Marie réelle et vraie.

 

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          07.02.81

5. Marie en sa vérité.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général demande de vénérer la Vierge Marie en la saisissant dans sa vérité et dans sa réalité. Il nous fait re­marquer à juste titre que Marie était une femme, une créature exactement soumise aux mêmes conditions de vie que n'importe quelle femme de son temps. Elle ressentait les mêmes besoins que nous encore aujourd'hui : la faim, la soif, le froid, la chaleur, la fatigue, le sommeil. Elle avait besoin de nourriture, d'un abri, de chauffage. Elle devait se vêtir.  

Elle rencontrait les mêmes difficultés que nous: elle avait besoin de sécurité, de protection, de chaleur humaine. Elle devait, pour s'épanouir, rencontrer la joie, le bonheur comme n'importe qui. Nous ne devons pas l'imaginer impassible, au-delà de la condition humaine. Le Père Abbé Général nous deman­de de nous garder des écueils que sont le romanesque, le frelaté, le mythologique.

 

Non, Marie se heurtait aux mêmes difficultés que nous : les problèmes ménagers, les problèmes de santé. N'allons pas nous imaginer qu'elle n'avait jamais le rhume, qu'elle n'avait jamais la grippe, qu'elle n'avait jamais mal aux dents ? Elle avait aussi certainement des problèmes budgétaires : il est possible que les fins de mois étaient difficiles ? - ceci n'est pas un roman - son mari, Joseph, travaillait dans la charronnerie, dans la menuiserie.

Elle devait élever un enfant ! Et cet enfant était un vérita­ble petit d'homme. Il traversait des crises de croissances comme tous les enfants. Il a fait ses dents aussi. Enfin, aujourd'hui on vaccine, alors on ne vaccinait pas. Vous savez qu'on a posé la question à notre Frère Joseph : Jésus aurait-il pu mourir de la rougeole, je pense, à 7 ou 8 ans ? Voilà une grave question théologique !

Mais oui ! Mais à partir de là, c'est toute une option théo­logique qui se dessine. Et on rencontre ce que dit le Père Abbé Général : pas de mythologie quand on parle de Marie, et encore moins de Jésus !

 

Alors, elle n'était pas la seule de son village. Il y avait des problèmes de relation avec la parenté, avec les voisins, avec les clients. Et puis, elle s'est trouvée veuve. Il n'y avait pas de pension de survie à l'époque ! Voilà des problèmes, les problèmes de la vie. Et ça, c'est la Marie réelle et vraie comme le dit le Père Abbé Général. Je reprends à peu près ses mots, ici, je les glose un petit peu.

Il n'y avait donc rien qui la distinguait de n'importe quelle femme de son village. Son village ? Un petit trou, qu'on disait. Il n'y a rien de bon dans ce trou là. Quelle réputation n'avait pas Nazareth ? Et Marie était une femme de ce village de rien, où il n'y avait que des gens de rien, d'où il ne sortait rien de bon ! Vous savez, il y a des villages comme ça qui ont leur réputation.

Rien ne la distinguait, sauf une certaine façon de se tenir, une certaine façon de communiquer avec les autres. Il émanait d'elle une certaine Paix, une espèce de rayonnement qui devait produire soit une sympathie auprès de certaines personnes, mais aussi l'antipathie auprès d'autres. Voilà le sort de Marie !

 

Et si elle était telle dans son apparence extérieure, elle était cependant d'une singularité exceptionnelle qui venait de sa vocation unique d'être la Theotokos, d'être la Mère de Dieu. Et cela, il faut bien le savoir, personne ne le savait, per­sonne que Joseph. Et sa singularité était là ; ça veut dire qu'elle était unique. Elle avait été créée dans un état de pureté parfaite. Cela signifie qu'il ne se trouvait en elle aucune incli­nation au péché.

De son propre fond donc n'est jamais venu l'idée, ou l'envie, ou le désir de s'écarter de la volonté de Dieu, ce qui est le péché. Cela ne lui venait pas à l'esprit. Elle était tellement bien accordée à ce que Dieu voulait d'elle, qu'il ne pouvait pas surgir en elle l'envie de faire sa vie autrement que dans la volonté de Dieu. C'est cela que signifie l'Immaculée Conception. Elle était parfaitement exempte de toute inclination au péché.

Mais ça ne voulait pas dire que la tentation ne mordait pas sur elle. C'est autre chose ! La tentation venait de l'extérieur, tout à fait comme le Christ a été tenté. C'est le satan qui tentait le Christ, c'est le satan qui tentait Marie. Et elle a du être tentée comme aucune autre créature humaine l'a été, sauf le Christ !

 

Pourquoi ? Mais parce que - et ça c'est très psychologique - lorsqu'un tentateur, même un tentateur humain rencontre une personne qui ne veut pas céder à sa séduction, à sa tentation, il devient de plus en plus ardent et excité contre cet­te personne, à l'endroit de cette personne. Il n'aura aucun repos, aucun bien, aucune satisfaction aussi longtemps qu'il ne l'aura pas dans ses filets, qu'il n'en sera pas maître, qu'il ne l'aura pas fait tomber. Si jamais la personne cède, mais il n'y a plus d'intérêt, il n'y a plus de piquant, il n'y a plus de sel dans l'affaire. Non, il faut y aller et l'ardeur du tentateur ne fait que croître avec la résistance opposée par la victime.

Eh bien, il en a été ainsi avec Marie ! Et ça, il n'est pas nécessaire d'être grand psychologue pour le comprendre. Et on peut dire qu'après le Christ, c'est elle qui a subit les assauts les plus forts et les plus violents du mal, mais toujours à l'extérieur. Je veux dire ici ceci : qu'elle était d'une pureté parFaite. Il n'y avait dans son coeur aucune trace de malveillance, de mali­ce, de méchanceté. Il n'y avait que de la bonté, de l'amour, de la lumière. 11 n'y avait que cela !

 

Elle vivait dans un monde qui n'est certainement pas meilleur que le nôtre, où les gens vivaient dans les conflits ? Ce qui sortait le plus rapidement et le plus spontanément de leur coeur et de leur bouche, c'était la méchanceté plutôt que la bonté ? Voyez un peu ces bandes de commères ensemble ! Déjà aujourd'hui les commérages  même dans les salons très chics, qu'est-ce qui ne se passe pas ? Même dans des réunions de femmes vouées à l'apostolat ?

Vous savez, elles sont groupées autour d'un vicaire. Il y a des réunions pour organiser un apostolat de quartier, ou de je ne sais pas quoi ? Cela va bien un petit peu, mais alors une fois que le vi­caire est parti, on prend une tasse de café ensemble et puis alors ? C'est Madame une telle, elle aurait du faire ceci ; et celle-là, elle n'a pas fait ça ; et celle-là, c'est autre chose.      Vous voyez, c'est ça la nature humaine ! Eh bien, Marie, elle vivait là-dedans donc comme toute femme de n'importe quelle époque. Et ça devait la blesser, elle qui ne le soupçonnait même pas, ça ne venait pas en elle et elle baignait là-dedans ! Cela devait être une souffrance inimaginable, nous ne pouvons pas l'imaginer !

 

Car nous, lorsqu'à l'extérieur de nous nous rencontrons la malice, cette malice, elle éveille toujours un certain écho dans notre cœur parce que notre coeur perverti, malade est à l'unis­son de la malice de l'autre. Et ça arrive même que lorsque nous entendons dire du mal d'une autre personne, mais ça produit en nous un certain plaisir, une certaine satisfaction. Allez, reconnaissons-le, c'est bien ainsi !

Eh bien chez Marie, c'est exactement le contraire. Cela pro­duisait chaque fois une souffrance parce que le mal venait sur elle. Il l'enveloppait, il essayait d'entrer mais il n'y pouvait pas. Et ça, ça a été la vie de Marie tout le temps, tous les jours. Donc, son privilège d'être entièrement pure avait comme con­trepartie une souffrance perpétuelle que nous ne pouvons pas ima­giner ?

Lorsque nous progresserons dans la vertu, dans la pureté du coeur, lorsque nous deviendrons lumineux, lorsque nous serons de plus en plus des fils de Dieu en devenant des fils de Marie, alors nous partagerons les angoisses et les souffrances qu'a con­nues Marie. Jamais au même degré naturellement, mais un petit peu, et alors nous la comprendrons mieux.

 

Mais il y a aussi, chez Marie, comme contrepartie aussi, c'est que ayant été soumise à tous ces assauts du mal, elle comprend très bien - c'est ça qui est beau - elle comprend très bien qu'on puisse y succomber. Elle sera donc toujours suprêmement indulgente, elle compren­dra. Jamais elle ne condamnera, mais jamais !

On la représentera au pied de la croix. C'est une scène que nous voyons sur des tableaux, sur des calvaires comme on dit. Il y en avait un auparavant là au-dessus de la colline - la Croix, Marie d'un côté, Jean de l'autre - ça paraît très tranquille ! Encore une fois, nous ne pouvons pas nous représenter ce que c'est !

Nous avons entendu le récit de ces martyrs Japonais qui avaient été crucifiés. Mais quand on entend lire ce récit, mais ça paraît très serein. Mais ces hommes, sur la croix ils tenaient des discours très édifiants, ils prononçaient des sermons. Eh bien, ils n'étaient sans doute pas trop mal ?   Voyez ! Il y a là un enjolivement, un embellissement qui cache, qui camoufle la vérité. Non, ça devait être horrible !

           

Or, Marie était là, debout, et elle ne disait rien, elle ne se révoltait pas, elle entrait dans la volonté de Dieu jusqu'à là. Mais qu'est-ce qu'elle ne devait pas souffrir ? Parce que c'était le comble de la méchanceté humaine qui était là, présente, au moment où son fils, le fils de Dieu, était mis à mort ; où Dieu était jeté hors du monde et plongé dans les abîmes de la déréliction absolue, là où il n'y avait plus de Dieu, où il n'y avait plus rien que l'obscurité de l'anti-Dieu, du péché personnifié.  

Eh bien, Marie était là et elle ne se révoltait pas. C'est cela ! On peut dire qu'elle comprenait la malice des hommes. Et avant même que le Christ ait dit : Pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font, elle, elle avait déjà prononcé cette parole dans son coeur.

Voilà, mes frères, Marie dans sa vérité. Donc une femme toute ordinaire, toute simple qui ne se distinguait pas des autres. Mais d'une singularité exceptionnelle, car la malice n'avait aucune trace en elle. Et à cause de cela, ce qui l'entourait, le mauvais qui l'entourait la faisait terriblement souffrir. Mais ça la ren­dait très proche de nous.

 

Je n'ai pas fini, mais il est temps d'aller à l'église. Nous ne devons pas nous presser. Il est toujours bon comme ça de réflé­chir ou de méditer ensemble plutôt. Car ceci, c'est une sorte de méditation devant vous à celle que nous appelons notre Mère.

Je vous l'ai rappelé dernièrement encore, nous devons sans cesse revenir, réfléchir à ce qu'elle est, car nous ne pouvons pas y échapper. Elle est comme on dit en théologie la Médiatrice de toutes les grâces. Et notre divinisation, même si sa source est dans le Christ, et si elle est opérée en nous par l'Esprit, elle passe toujours par le canal de Marie.

 

 


Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          10.02.81

6. Ne pas être centré sur soi !

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que le Père Abbé Général demande que notre dé­votion à Marie soit réelle ou vraie. Nous devons nous tenir en garde contre le danger du frelaté, du mythologique et du roma­nesque. Nous devons voir Marie telle qu'elle est : une femme qui a partagé notre condition humaine dans sa totalité, sauf le péché. Elle a connu nos besoins, nos difficultés.  Rien ne lui a épargné. Malgré tout, elle était un être d'une singularité excep­tionnelle, car elle n'a jamais connu le péché.

Elle a senti sur elle la pression du péché car elle vivait dans la société des hommes. Elle en a terriblement souffert. Nous ne pouvons pas nous imaginer sa souffrance ? Mais elle était de côté là différente de nous ! Si bien que par une partie de son être, elle est à notre portée et par une autre, elle est très éloignée de nous. A la fois très proche donc et très éloignée.

 

Maintenant, dans les circonstances actuelles, car à mesu­re que nous sommes transformés en l'image du Christ - on l'a encore lu maintenant à l'Office des Vêpres : Nous tenant dans la Lumière de Dieu qui rayonne de la face du Christ, des yeux du Christ, cette Lumière incréée vient sur nous et elle nous transforme d'image en image jusqu'à ce que nous soy­ons conformés parfaitement à l'image du Christ Jésus qui lui­-même est l'image du Père. A ce moment nous sommes devenus les enfants achevés de Marie.

Alors, entre Marie et nous, il n'y a plus cet hiatus qui ex­iste aussi longtemps que nous sommes trop enfoncés dans le pé­ché. Lorsque nous ne le sommes plus du tout - disons qu'après la résurrection des morts il n'y aura plus un lointain chez Marie, elle sera entièrement proche de nous - nous serons tout à Fait comme elle.

 

Il Y a cependant un aspect sous lequel nous pouvons l'imi­ter de suite. Et c'est celui-ci : c'est de ne pas vivre centré sur nous-mêmes et d'assommer les autres de nos jérémiades, de nos récriminations, de nos plaintes au sujet de notre santé, de notre travail, de nos soucis.  Vous en avez peut-être quelques fois fait l'expérience ?

Cela se rencontre souvent chez les personnes du monde. Vous par­lez avec quelqu'un et puis voilà que - mais c'est presque cha­que fois, presque chaque fois ! - c'est pour entendre raconter tous les déboires de cette personne. Tout y passe: sa santé, sa famille, les enfants, les voi­sins, le travail, les affaires, tout, tout, tout ! Mais voilà ! Et qu'est-ce que vous êtes, là ? Eh bien, vous servez de dépo­toir et de poubelle à tout ça ! Et vous devez le prendre.

Eh bien, ça pourrait nous arriver à nous aussi dans le monas­tère. Disons que l'Abbé, c'est un peu son rôle d'être ainsi la poubelle des frères. Il ne faut pas s'en gêner, savez-vous, C'est une partie de son rôle. S'il se dérobe à cela, il faillit à son devoir. Mais enfin, essayons tout de même de ne pas être ainsi, du moins à ce point-là centré sur nous !

 

Saint Benoît le dit bien : lorsqu'il y a quelque chose qui ne va pas, une pensée perverse, ou bien un problème, il faut de suite le révéler, le dévoiler à l'Abbé ou au Père Spirituel pour en être guéri. L'Abbé agit donc ici comme médecin, ou bien l'Ancien Spiri­tuel ? Donc ils sont à leur place. Mais ce que je veux dire, c'est que vivre centré sur soi, et alors toujours récriminer dans l'oreille des confrères, dans l'oreille des autres, ça ne va pas. Marie n'a jamais fait ça, jamais !

Que faisait-elle ? Il nous est dit qu'elle tirait dans son coeur la leçon des événements. Elle les vivait, elle les réflé­chissait, elle essayait avec les moyens qui étaient les siens de déchiffrer la Parole, le message que Dieu lui envoyait à travers l'événement. Elle y entrait, elle se laissait pénétrer, travail­ler par cette Parole et transformer par elle jusqu'à coller à la Parole et être un avec elle.

Donc, elle entrait, elle, dans l'événement pour se nourrir de l’événement et en même temps le maîtriser. Elle pouvait le faire avec plus de facilité que nous car elle n'avait jamais rien refusé à Dieu.

 

Nous, noue nous considérons trop facilement comme des victi­mes, même si c'est Dieu qui agit. Et là, je pense que nous pouvons de suite imiter Marie. Ce n'est ­pas au-delà de nos forces, c'est même relativement facile. Il suffit d'être attentif, d'être vigilant, de ne pas se lais­ser emporter par le torrent des pensées qui peuvent naître à pro­pos de ce qui nous arrive.

Il faut donc, me semble-t-il, vivre de plus en plus dans la compagnie de Marie, c'est à dire dans son rayonnement. Je rappelais la phrase de l'Apôtre Paul : « La Lumière qui rayonne du visage du Christ arrive jusqu'à nous, elle nous baigne, elle nous réchauf­fe, elle nous transforme. Mais dans le concret, elle arrive à nous toujours à travers la lentille qu'est la personnalité de Marie.

Saint Paul n'en parle pas ! Pourquoi ? Parce que ce n'était pas sa préoccupation du moment. Il n'y a pas pensé. Ce ne lui est même pas venu à l'idée. Mais ça n'empêchait pas tout de même que ce fut ainsi. C'est par après que la réflexion théologique a creusé cette réalité. Et je dis en d'autres termes, plus simples peut-être, ce que l'Eglise affirme, ce que le dernier Concile a rappelé : que Marie est Médiatrice de toutes les grâces.

 

C'est un peu abstrait ! Une Formulation dogmatique abstraite ! Disons que la Lumière du Christ arrive jusqu'à nous à travers la lentille qui est Marie. Mais alors, elle se charge de toutes les qualités de la per­sonnalité de Marie, et nous en sommes colorés, et nous en som­mes embellis. Et ces qualités de la personnalité de Marie, ce sera l'humilité. Elle va nous faire prendre conscience que nous sommes des pécheurs appelés à devenir des saints.

Plus nous approcherons de cette sainteté, donc plus nous­-mêmes nous deviendrons Lumière du Christ, plus les moindre taches, les moindres grains de poussières vont apparaître. Il nous semblera donc que nous devenons de plus en plus pé­cheurs, quand nous devenons au contraire de plus en plus saint ! C'est cela l'humilité !

Alors, Marie va nous donner en plus une autre petite touche, une autre couleur, une autre coloration : ce sera la confiance. Car le véritable pécheur, celui dont je parle maintenant qui ap­proche de la sainteté, il a en Dieu une confiance qui ne cesse de grandir. C'est cette confiance qui lui permet d'opérer des miracles sur sa propre personne d'abord. Car il est tellement ouvert à cette lumière, que la lumière peut réaliser dans cet homme n'im­porte quoi, toujours dans la ligne de la divinisation.

 

Mais alors, ayant cette confiance pour lui, il l'a pour les autres. Et ainsi, il y a une réverbération de cette Lumière qui arrive à travers la lentille de Marie, une réverbération, de nou­veau à travers cette lentille, sur les autres. C'est alors dans sa réalité la plus belle la Communion des Saints qui fait que ce que un pâtit en bien, cela se répercute de suite sur les autres. Il y aura donc cette confiance qui va jusque là !

Mais aussi, il y a l'endurance, savoir durer, ne jamais se lasser, ne jamais être découragé. Car nous autres, nous serions heureux de devenir des saints, si ça pouvait se faire en un clin d'oeil. Non, Marie nous apprend non seulement par son exemple, mais encore une fois par la couleur qu'elle projette sur nous - quand la Lumière de Dieu passe à travers elle, avant de nous atteindre - ­cette qualité qui est de savoir tenir, cette patience, cette en­durance.

Et ainsi, notre obscurité devient lumière. Et notre vision du monde, elle se transforme. Elle se transforme dans cette vertu divine qui était aussi au coeur de Marie et qui d'ailleurs pos­sédait son corps tout entier, et qui est l'Amour. C'est-à-dire : ne plus voir les hommes, ne plus voir les évé­nements, ne plus voir les choses que comme Dieu les voit, c'est à dire avec un regard d'amour.

 

Et tout cela, le point de départ de tout cela, c'est quasi­ment rien du tout : c'est de ne pas être centré sur soi ! Donc, ne pas opérer de retour sur soi, mais d'être ouvert, de sa­voir interpréter dans son coeur les événements, savoir les rap­porter à leur source qui est Dieu, se laisser éclairer par eux, car il sont chargés d'une puissance incroyable, fantastique d'amour.  

Donc les accueillir à travers Marie, se laisser transformer, les réverbérer, et ainsi jeter sur toutes choses, sur tous les êtres, sur tous les hommes, sur tous les frères surtout dans un monastère, cette lumière de l'amour qui est rien que moins que la Personne de l'Esprit et la Personne de Dieu.

 

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          14.02.81

7. Une dévotion théologique !

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous a dit dans un premier point que no­tre dévotion à la Sainte Vierge devait être réelle ou vraie. Il poursuit :

 

...Ceci nous amène logiquement à mon second point. Notre dévotion à Marie doit être théologique. Comme je l'ai dit plus haut, nous n'avons pas be­soin de nous baser sur des considérations d'une au­thenticité douteuse. La théologie Mariale n'est pas encore parfaite, mais elle s'est suffisamment déve­loppée pour donner à notre attitude envers Marie un fondement solide.

Elle est la digne Mère de Dieu, Mère de Jésus notre Sauveur, étroitement associée à lui dans l'oeuvre de notre Rédemption. Elle est notre Mère aus­si puisque nous sommes membres du Corps Mystique du Christ. Elle est Immaculée, pure de tout péché et modèle de toutes les vertus, bien que sa vie ait été toute ordinaire dans ses aspects apparents.

Dans ces vérités et dans celles qui en découlent, nous avons quelque chose de solide et sûr qui nous remplit de respect et d'admiration tout en mainte­nant la prééminence du Christ dans le mystère de notre salut et de notre sanctification. Marie a reçu ces privilèges précisément pour la disposer à être la Mère du Christ et notre Mère aussi.

Il n'est pas nécessaire non plus d'avoir un di­plôme de théologie pour estimer à leur prix ces hautes vérités. Ce qu'il faut, c'est une Foi sim­plement et humainement ouverte à la Parole de Dieu.

 

Notre dévotion à Marie doit être théologique, dit le Père Abbé Général. Cela veut dire ceci : elle doit être inspirée et animée par Dieu. Elle doit avoir son origine en Dieu, et elle doit nous conduire plus loin à l'intérieur de la divinité. Je dis la divinité, parce que Dieu lui-même ne peut pas être exploré par nous ! Mais la nature divine à laquelle nous partici­pons peut très bien devenir l'objet d'une pénétration spirituelle de plus en plus grande.

Ce sera d'ailleurs notre immense bonheur lorsque nous verrons Dieu face à face, participant toujours davantage à sa nature, nous entrerons d'une certaine façon à l'intérieur de la divinité. Marie ne sera jamais un terme en soi. Elle ne se dressera pas comme un écran entre Dieu et nous. Non, elle s'efface.

La théologie Mariale est donc un portique qui nous introduit à une connaissance et à un amour toujours plus vrai de Dieu. Nous devrions essayer de retrouver la vigueur et la force percutante des mots. Théologique veut dire : qui partage la vie divine, qui est porté par Dieu. Comment notre dévotion Mariale sera-t-elle donc théologique ? Donc animée par Dieu ? Elle le sera de la chiquenaude initiale à son couronnement.

 

Voyons au départ ! Au départ, elle est entièrement dépendante de la Parole de Dieu qui la lance. C'est la Parole de Dieu seule qui nous dit qui est Marie : sa personnalité, sa mission, sa con­duite, la façon dont elle a été ouverture, accueil et réponse. Tout se trouve dans l'Ecriture, tout nous est dit par Dieu lui-même. Marie ne se présente pas par elle-même ? Non, elle est présentée par Dieu. Et c'est ce qui est pour nous une base inébran­lable lorsque nous voulons nous approcher d'elle.  

J'ai failli di­re : lorsque nous voulons réfléchir à elle. Mais alors, si j'emploie le terme réfléchir, c'est avec infi­niment de respect. Non pas que l'on objectiverait la personne de Marie, qu'on la traiterait comme un objet de réflexion, mais com­me on réfléchit, comme on revient sur une personne que l'on a ren­contré, que l'on aime, que l'on voudrait connaître d'avantage de façon à l'aimer toujours mieux.

Cette Parole de Dieu, elle sollicite donc, et notre Foi, et notre amour. Elle va, à mesure que nous avançons dans notre vie personnelle et spirituelle, cette Parole de Dieu va nous confier à l'Esprit de Dieu. Et cet Esprit de Dieu va nous éclairer, il va nous entraîner, il va nous introduire dans les secrets de la personnalité de Marie.

 

Il faut savoir que cet Esprit de Dieu repose sur Marie. Cet Esprit l'enveloppe, la pénètre. Elle est entièrement spirituelle. C'est donc l'Esprit,qui est le compagnon inséparable de Marie, qui va nous prendre comme par la main et nous conduire chez Marie, dans son intimité, dans sa maison, dans ses secrets. Il est donc comme un huissier, ou bien un concierge, celui qui nous guide et qui nous conduit là où personne ne peut entrer qui ne soit pas lui-même vêtu de la livrée de l'Esprit.

            Vous comprenez un peu maintenant ce qu'est une dévotion théo­logique. Ce n'est pas faire des spéculations intellectuelles. Non, c'est notre dévotion devenant de plus en plus participante de la nature divine qui, porté par le Père, purifié par l'Esprit, et alors guidé par l'Esprit, entre dans les endroits où Marie habite. Une intelligence humaine, mais purement humaine ici, pourrait très bien réfléchir sur Marie - je pense que le Père Abbé Général va en parler dans un point suivant - mais Marie resterait toujours étrangère. Il n'y aurait pas cette rencontre que seul peut organi­ser l'Esprit.

Maintenant, lorsque avant ça encore, on arrive au terme de l' évolution spirituelle, au jour où on peut dire en toute vérité à Dieu : Père, alors, on se découvre enfant de Dieu, le Père, avec Marie comme Mère. Les deux sont inséparables ! C'est alors que Marie à presque -aussi longtemps que nous sommes sur terre, ce n'est pas fini - mais disons qu'elle a quasiment achevé, terminé sa mission à l'endroit de cet enfant. Et notre dévotion est demeurée théologique depuis le début jusqu'à l'arrivée.

Et on découvre ceci : c'est que l'itinéraire spirituel qui a été suivi n'était rien d'autre qu'une découverte de Marie comme Mère. Mais une Mère qui est toujours in actu parturiendi, c'est à dire une Mère qui est toujours en train de me mettre au monde. J'ai été au départ à l'état d'embryon, puis me voici devenu un foetus et je m'organise, je grandis, je me forme, mais je suis toujours en Marie.

 

Il Y a une grande différence entre une mère naturelle, une mè­re charnelle et Marie qui est ma mère au plan de ma nature divine, au plan de ma divinisation. A un moment donné, chez ma mère, notre mère selon la chair, il y a une séparation de l'enfant par rapport à la mère. Et puis, l'enfant, à mesure qu'il grandit, prend de plus en plus de recul par rapport à la mère. Il suit son évolution personnelle. Et parfois même, il peut oublier sa mère, s'en désintéresser.

Chez Marie, ce n'est pas possible ! Le recul par rapport à Marie, c'est à dire un certain recul par rapport à Marie se présen­tera pour nous à la résurrection des morts, pas avant ! Aussi longtemps que le Christ n’est pas totalement formé en moi, que l'image du Christ n'est pas parfaitement réalisée en moi, je suis toujours en train d'être mis au monde par Marie. Oui, c'est ça que je yeux dire : que notre itinéraire spiri­tuel jusqu'au point le plus élevé, c'est une découverte que Marie est notre Mère.

Maintenant, après la résurrection des morts ? Vous allez dire que je vais très loin, que j'extrapole ? Non, je suis la courbe. Et nous, à ce moment-là, nous serons entièrement devenus en­fants de Dieu, autres Christ, répliques du Christ, frères du Christ. Et Marie sera en face de nous comme notre Mère, mais notre Mère ayant accompli sa tâche. L'enfant est venu au monde, il est en face de sa Mère, sa Mère peut l'admirer, et lui peut admirer sa Mère. MAIS, ce sera après.

 

Maintenant, il n'y aura pas un recul au point qu'il y aurait une perte de vue comme ça arrive parfois ici sur la terre entre une mère charnelle et son enfant ? Non, là il y aura toujours une contemplation mutuelle : Marie félicitant son enfant, et l'enfant remerciant et acclamant sa mère. Voilà maintenant notre dévotion théologique arrivée au-delà même de ce qu'il est possible de réaliser sur terre.

Mais vous voyez ! C'est très logique, c'est une magnifique courbe ! Malheureusement comme nous sommes des pécheurs, ce n'est pas une belle courbe. Mais elle va, vous savez, elle ondule ! Maintenant allons vite à l'église ! Et lorsque nous chanterons le Salve Regina, et que nous dirons : Mère de miséricorde, Mère qui nous aime, nous penserons, si vous le voulez bien, à ce que je viens de vous rappeler maintenant.

 

Partage du Chapitre Général : Moines ?          15.02.81

2. Qu'est-ce que la contemplation ? [2]

 

Mes frères,

 

Revenons-en ce matin à ce que disent nos Abbés Américains au sujet de notre style de vie et de la contemplation. Ils ont commencé par dire, si vous vous en souvenez, que le rôle d'un Ordre contemplatif était de former des contemplatifs, sinon il n'avait aucune raison d'exister.         

Ils se posent aussi la question : Qu'est-ce que la contem­plation ? Et ils répondent :

 

Il  ne faut pas penser à la contemplation comme une expérience isolée, mais plutôt comme une trans­formation ou même une mort psychique du moi avec ses exigences de pouvoir, de plaisir, de sécurité ; comme une libération des attachements que peuvent perpétuer dans nos vies les motivations inconscien­tes.

 

Oui ! Qu'est-ce que la contemplation ? C'est une réalité à la fois infiniment simple et extrêmement com­plexe. Il est très difficile de la cerner, car elle relève d'un univers qui n'est pas le nôtre. Elle naît de l'attouchement dé­licat de l'Esprit de Dieu sur un homme. Et nous ne disposons pas d'un vocabulaire qui nous permette d'en rendre compte de façon claire. Nous devons user d'un langage symbolique, emprunter des images à notre expérience humaine ordinaire, et essayer d'évoquer ce qui se produit lorsque Dieu rencon­tre un homme et l'imbibe de sa nature jusqu'à le transformer en­tièrement.

La contemplation est donc quelque chose de mystérieux. C'est pourquoi on l'appellera mystique. Prenons bien garde à la confu­sion des mots ! La contemplation chrétienne n'a rien à voir avec la contem­plation philosophique ou platonicienne qui est une réflexion, une appréhension de réalités naturelles ou de Dieu même, vu comme aus­si une réalité supérieure à l'univers, certainement créateur de l'univers, mais pas réellement distinct de lui. Dieu étant comme la conscience que l'univers a de lui-même dans sa totalité.

Non ! La contemplation chrétienne est d'un autre genre. C'est pourquoi on l'appelle mystique, mystérieuse.

 

Maintenant, faisons bien attention aux interviews à la T.V., dans la Presse, à la Radio ! Lorsque vous entendez quelqu'un par­ler d'abondance de ses expériences de vie contemplative, ou lors­que vous avez l'occasion de lire ce qu'il veut livrer de sa vie au public, dites-vous bien que à priori - ici je suis terrible - ce n'est pas un contemplatif. Il ne sait pas ce que c'est que la contemplation parce qu'il en parle trop bien !

Il n'est presque pas possible d'en parler correctement. Ou alors, il faut être un saint et recevoir en plus de la grâce de la contemplation une seconde grâce distincte de la première, qui n'est donnée que rarement à des hommes ou à des femmes qui doivent être comme des phares qui balisent la route de l’évolution de l' Eglise. Ce seront des Saints, ce seront des Docteurs comme on les ap­pellera. Ils doivent délivrer un enseignement. L'Esprit de Dieu se sert d'eux comme d'un haut-parleur pour dire certaines choses.

Vous avez dans notre Ordre les premiers Cisterciens qui ont été des poètes et qui savaient parler, et qui recevaient la grâce d'exprimer leur expérience sous des images puissamment évocatrices qui permettent alors au profane d'appréhender quelque peu ce qu'est ce monde extraordinaire de la contemplation.

 

Cette contemplation est une sagesse secrète qui peut éventu­ellement se transmettre entre initiés, par sympathie, par connatu­ralité. Un contemplatif comprendra Facilement ce qu'un autre contem­platif lui communique parce qu'ils sont sur la même longueur d'on­des. Mais malgré tout, ça doit se faire avec une immense humilité et discrétion. Car, comme les Cisterciens le disaient : il ne faut pas trahir les secrets du Roi.

La contemplation, comme le disent les Abbés Américains, n'est pas une expérience isolée, c'est à dire une sorte de dessert spi­rituel rare que l'on recevrait de temps en temps lorsqu'on aurait été bien sage ; ou bien, un éclair soudain dans le terne d'une vie et qui alors nous rendrait du courage pour continuer à avan­cer. Non, ce n'est pas une expérience isolée ! C'est autre chose !

Elle est une transformation, comme ils le disent bien, une transformation vécue à la fois et en même temps de façon négative comme une mort, et de façon positive comme une libération. Ceci, c'est l'écho au niveau psychique. Nous pouvons représenter notre vie comme une ellipse à deux foyers. Un de ces foyers est la soif de pouvoir. L'autre foyer est le besoin de plaisir. Et notre moi gravite inlassablement au­tour de ces deux foyers. La contemplation va arracher le moi à cet orbite. Elle va l'exorbiter, elle va l'arracher à lui-même, elle va le lancer dans le vide.

 

Le pouvoir et le plaisir ? Nous trouvons déjà cela chez les tous petits enfants. Un petit garçon qui a une grande soeur, et puis qui a encore une petite soeur, et puis qui a une mère, qui a un père qui tra­vaille qu'il voit de temps en temps, il aura aussi des grand-mères. Il est là, un peu seul au milieu de femmes.

Alors, vous l'entendrez dire - il a 3, 4 ans, il commence à savoir qu'il existe - c'est moi le maître ici, c'est moi le chef, c'est moi le maître. Il ne sera heureux que lorsqu'il est à côté des pantalons de son père. Alors, il exerce déjà un certain pouvoir, et il est heureux. Nous retrouverons cela tout au long de notre vie.

De même pour le plaisir ? Le plaisir, mais c'est une satis­faction que j'éprouve en moi, qui me donne une certaine impres­sion de réussite, de plénitude. Je la savoure. Et si je veux unir les deux, et le pouvoir, et le plaisir, alors je suis bien lancé sur mon orbite elliptique et je me sens en sécurité. En effet, le pouvoir me met à l'abri des attaques des autres, car j'ai prise sur eux et le plaisir me fait trou­ver ma plénitude en moi-même. Voilà, mes frères, comment se présente naturellement notre existence. Reconnaissons-le, c'est ainsi !

 

Mais la contemplation, elle, va perturber cette belle ordon­nance, elle va la secouer, elle va la faire s'écrouler, elle va plutôt la faire éclater. D'abord, il faut voir la vie monastique telle qu'elle est. Le pouvoir va être vraiment anéanti car je vais de plus en plus marcher au jugement et aux ordres d'un autre ou des autres. Il n'est plus question d'exercer le pouvoir, mais de le su­bir. Cela vaut pour chacun des moines et en tout premier lieu, cela vaut pour l'Abbé, car dans une communauté monastique, il est celui qui en principe dispose du pouvoir. Saint Benoît dit : in potestate abbatis, 54,3, au pouvoir de l'Abbé. Mais en fait, il doit servire omnibus, il est au service de tous.

Oui, lorsque la contemplation est là présente, elle donne un pouvoir, mais un pouvoir qui n'est pas de ce monde. Il est le pouvoir du Christ qui disait après sa résurrection : Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre. Mais avant cela, avant sa résurrection, il s'était mis au pied de ses disciples et il leur avait lavé les pieds. Et il avait dit : Regardez, je suis parmi vous comme celui qui sert, je suis votre esclave et je vais mourir d'une mort d'esclave pour bien vous montrer que c'est la vérité.

Il y a donc dans la personne de l'Abbé quelque chose de dou­ble : et le serviteur, celui qui n'a aucun pouvoir parce qu'il est au service de tous, et en même temps celui qui dispose de tout pouvoir parce qu'il est le Christ. Il est donc, pour bien faire, nécessaire que l'Abbé soit déjà avancé loin à l'intérieur de la contemplation, qu'il ait été ar­raché à cette soif naturelle du pouvoir, mais aussi de plaisir.

­  

Et le plaisir, lui, il est disloqué ! Car dans la vie monasti­que orientée à la contemplation, l'homme doit abnegare semetip­sum, 4,10, il doit se renier soi-même. Et alors, vous avez toute cette ascèse de mortification, qui n'est pas une brimade des instincts de plaisir qui se trouvent en l'homme ? Non, mais qui est une sorte d'éclatement par l'intérieur. Parce que l'homme ne vit plus pour lui, il ne vit plus sur son centre de jouissance personnelle, mais il va chercher son plaisir dans le bonheur de l'autre.

Voilà donc notre orbite qui n'existe plus ! Et l'homme se trouve lancé, projeté dans le vide. Il n'a plus de points de re­pères, il entre dans la contemplation. Mais en même temps, comme on le fait bien remarquer ici, il expérimente la libération. En effet, étant lancé dans le vide, il vit une sorte d'ape­santeur, de légèreté, de mobilité. Il n'a plus de poids, il n’a plus de dimension. Il est libre dans un univers qui est celui de Dieu, mais qui n'a pas de limites, et qui n'a pas de contraintes.

Et cette libération, elle vient de ce que l'homme n'est plus télécommandé à son insu par des besoins et des impulsions incons­cientes qui sont toujours recherche de pouvoir et recherche de plaisir pour une plus grande sécurité. Mais c'est terminé pour lui ! Il est donc parfaitement léger, parfaitement mobile, parfaitement libre. Il fait corps - c'est encore double - il fait corps avec l'univers, et en même temps il est distinct de lui. ..Comme le Christ qui était une créature, un homme, pièce de l'univers avec lequel il faisait corps ; mais en même temps il était Dieu, en dehors de cet univers et le créant.

           

Voilà l'état du contemplatif : corps avec l'univers, mais dis­tinct de lui. Il est un peu comme Adam avant la chute, mais davantage. Mais un Adam - je pense ici au nouvel Adam, le Christ encore - ­mais un Adam qui est dans l'univers et qui est mu par l'Esprit. Il ne trouve plus en lui sa raison de vivre. Il ne reflue plus, il ne se replie plus sur lui-même. Mais il est sous la mo­tion de Dieu, sous la motion de l'Esprit.

Mes frères, la contemplation n'est donc pas, comme ils le di­sent ici, une expérience isolée. Elle est un état. Si je puis me permettre une approche qui n'est pas une définition, elle est l'ex­périence, une expérience permanente de la propre divinisation en cours ou en voie d'achèvement. C'est cela la contemplation ! Elle retentit différemment suivant les personnes, leur consti­tution, leur tempérament, leur caractère, leur atavisme, enfin ce qu'ils sont. Il n'y a pas deux expériences identiques.

Mais ce retentissement ne doit pas nécessairement entraîner des phénomènes étranges, de nature bizarre, parfois plus ou moins hystériques ? Non, ce n'est rien, un contemplatif ne se distingue pas du tout de son voisin. Prenons la plus grande contemplative qui ait existé, la Vier­ge Marie. Il ne s'est rien passé pour elle. Elle a vécu comme tou­tes les autres femmes. Elle n'a pas été épargnée par les rigueurs de la vie. Mais elle était dans un état de contemplation auquel nous ne pourrons jamais même rêver.

           

Mes frères, la question qui se pose, et que se posaient ces groupes de discussion au Chapitre Général, était celle-ci : Notre style de vie nous ouvre-t-il à la grâce de la contemplation ? Car c'est une grâce, c'est un cadeau ! Notre style de vie, nous y ouvre-t-il ou bien est-il un empêchement ?

Une autre question : quelle est dans notre style de vie la valeur primordiale ? Celle qui conditionne l'accueil de cette grâce de la contemplation...la première condition...celle qu'ont posé d'abord les Pères de Cîteaux, et avant eux Saint Benoît, et avant Saint Benoît nos Ancêtres du désert ?

Voilà, mes frères, des questions qui sont ouvertes. Il est temps d'y réfléchir. Et peut-être un jour aurons-nous l'occasion d'apporter une réponse qui nous motivera, qui nous donnera de l'élan, un nouvel espoir, et qui - si Dieu le veut - nous conduira plus loin encore dans ces grâces, les plus belles de toutes, du par­tage de la vie divine qu'est la contemplation.

 

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          16.02.81

8. Une dévotion christocentrique et théocentrique !

 

Mes frères,

 

Notre dévotion à Marie sera théologique et donc vraie si elle est théocentrique et plus spécialement christocentrique. C'est à dire que Marie ne doit pas se dresser entre Dieu et nous comme un écran qui déroberait Dieu à nos regards. Au contrai­re, elle doit être une fenêtre, une porte, un canal, une lentille qui permet à la Lumière de Dieu d'arriver jusqu'à nous.

J'aime beaucoup cette image de la vitre ou de la lentille, car c'est une image très lumineuse. Or, Dieu est Lumière ! Et le contemplatif l'entend, et le perçoit d'abord comme Lumière. Et cette Lumière, elle doit nécessairement arriver à nous par Marie. Marie est donc l'humilité vivante. Elle s'efface pour permet­tre à cette Lumière de filtrer. Elle s'efface parfois tellement qu'elle en devient invisible, et pourtant elle est toujours pré­sente ! C'est pour vous dire à quel degré de cristalline pureté est arrivée cette créature qui est Marie.

Honorer Marie, c'est surtout ne jamais la prendre pour un ter­me en soi ! Non, l'honorer, ce sera toujours voir en elle ce qu'el­le est : le filtre qui permet à Dieu Lumière de nous atteindre. Mais en passant à travers ce filtre, la Lumière de Dieu a pris cer­taines colorations qui sont propres à la personnalité de Marie. Et ceci, ce que je vous ai dit, ce ne sont pas des paroles en l'air. C'est réellement comme ça ! Et il ne peut même pas en être autrement dans le plan de Dieu.

 

La joie de Marie, c'est que nous puissions devenir semblable à elle. C'est à dire que à notre tour, suivant nos capacités et à notre place, chacun d'entre nous puisse être un  speculum divinae majestatis bonitatis et caritatis, comme disaient les Pères de Cîteaux. Donc, un miroir très pur de la bonté, de la majesté et de la charité divine.

Il faut pour cela, qu'à l'instar de Marie nous ne cherchions jamais notre propre avantage, mais plutôt celui de nos frères, du Christ dans nos frères, donc, en dernière analyse de Dieu. Vous voyez cette dévotion christocentrique et théocentrique qui alors est pleinement théologique. C'est Dieu qui est le terme de notre dévotion, mais toujours à travers Marie.

Il faut aussi que nous ne tirions pas vanité des privilèges ou des grâces que Dieu nous accorde mais que toujours à l'instar de Marie, nous chantions les louanges de Celui qui travaille en nous. Les deux dernières citations - ce sont des citations - elles sont empruntées à Saint Benoît. Je les ai données immédiatement en langue Française.

           

Vous savez que Saint Benoît ne fait pas allusion une seule fois à Marie, comme si elle n'existait pas pour lui. A ma connaissance, on n'a jamais fait d'étude sur la présence de Marie dans la Règle de Saint Benoît ? Cela existe peut-être ? Mais je ne suis pas un Bénédictinologue. Je n'en n'ai jamais vu personnellement nulle part. Or, la Règle de Saint Benoît est constellée d'allusions impli­cite à la Vierge Marie.

Ce serait un bon travail à demander à un Novice, ou bien à un jeune profès, de repérer comme cela dans la Règle de Saint Benoît ces allusions infiniment discrètes mais tel­lement transparentes. Pour s'aventurer dans ce travail, il faudrait déjà avoir un petit sens théologique et un « filing » marial déjà assez délicat pour les sentir. C'est une question de sensibilité, d'intuition.

Le sommet, maintenant, de la gloire de Marie, il sera atteint lorsque Dieu sera tout en toute chose (vous voyez de nouveau ce théocentrisme) lorsque l'univers sera christifié. (le christocen­trisme). Alors, pour cet univers, il présentera une double image : L'image de Dieu dans sa Parole Omniprésente et l'image de Marie dans chaque chair transfigurée. Elle sera là,  n'est-ce pas ?

 

Mais pour l'instant, mes frères, comment faire pour avoir une dévotion théologique et donc vraie envers Marie ? A mon sens, ce n'est pas difficile ! Il nous suffit de mener notre vie très ordi­naire, mais en évitant le péché. Ce n'est pas ici affaire de spéculation même si un certain effort de réflexion est demandé. Car pour se tenir en garde contre l'égoïsme qui est la source du péché, il faut parfois réfléchir à ce que l'on fait.

Mais ce n'est pas question de se casser la tête et d'attraper des dérangements cérébraux à force de creuser ces choses. Non, il faut se laisser porter par la vie, mais une vie attentive, une vie éveillée, qui se tient en garde contre le péché. C'est donc affaire de vie, mais dans une ouverture simple et confiante à la Parole et à l'Esprit.

            Cette Parole qui nous vient par l'Esprit, que nous entendons proclamer chaque jour, si souvent, dans la liturgie ; cette Parole qui nous arrive par la bouche de l'Abbé qui tient dans le monastère la place de la Parole. Il est Parole d'abord par sa vie, par sa voix. Cette Parole qui nous vient par l'entremise de nos frères. Chacun des frères reliés à la Parole première qu'est la personne de l'Abbé, réfléchissant cette Parole autour de lui.     Cette Parole qui nous vient par les événements qui sont agré­ables ou qui sont contrariants.

 

Mais non, entrer dans cette Parole, puis aussi dans l'Esprit. Une ouverture à l'Esprit, cet Esprit qui n'est rien moins que la Lumière de Dieu, l'Amour, une réalité quasi sensible. On sait presque la toucher tellement elle est là. Et nous laisser travailler, transformer par elle, quoi qu'il nous en coûte ? J'en ai parlé hier, c'est tellement difficile! Mais ne pas avoir peur de se laisser exorbiter, arracher à cette orbite de notre moi assoiffé de pouvoir, assoiffé de plaisir, de sécurité autosuffisante. Non, se livrer à l'Esprit comme Marie a fait ! Que notre vie devienne donc un Fiat perpétuel.

Et Marie nous y encourage. Elle nous y encourage dans la dernière parole qui est rapportée d'elle dans les Evangiles, où elle nous indique où est le coeur d'une vrai dévotion à elle ­christocentrique et donc théocentrique - lorsqu'elle nous dit : Tout ce qu'il vous dira, faites-le ! 

Voilà, mes Frères, retenons ça pour ce soir. Demain nous conti­nuerons et nous aborderons le troisième point d'une vraie dévotion à Marie comme essaye de nous l'expliquer notre Père Abbé Général.

 

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          17.02.81

9. Une dévotion personnelle !

 

Mes frères,

 

Revenons-en une fois encore à la lettre du Père Abbé Général. Il poursuit :

 

...Nous en arrivons à la troisième marque de la vraie dévotion à Marie. Elle doit être personnelle...

 

Il s'étend assez longuement sur ce trait d'une vraie dévotion Mariale.

 

...Ce qui a été dit jusqu'ici peut sembler assez froid, technique et impersonnel. C'était théologique ! Il y a chez les théologiens une tendance à traiter de Marie com­me si elle était un objet, la synthèse d'une série de propositions dogmatiques.

Mais non, elle est une personne réelle, aimante, cha­leureuse. Nous devons la traiter comme une personne, plus exactement comme une mère. C'est l'un des traits frappants de nos Pères Cister­ciens. Bien qu'ils se soient souciés d'exactitude théolo­gique - Saint Bernard, par exemple, refusa d'accepter l’explication alors courante de l'Immaculée Conception, parce qu'elle n'était pas fondée sur une théologie soli­de - ils ne se sont pas pour autant laissés entraîner à faire de Marie une abstraction.       

La manière dont le Bienheureux Guerric d'Igny explique comment Marie forme spirituellement le Christ en chacun de nous en est un bon exemple. Et que peut-il y avoir de plus personnel que certains passages de Saint Aelred ?

Mais notre dévotion doit encore être personnelle en un autre sens. Elle doit être nôtre, quelque chose que nous avons développé en nous-mêmes sans oublier l'aide de la grâce divine, et pas seulement la copie servile de ce que d'autres font. Elle doit être une part de nous­-mêmes.

Cette attitude personnelle dépendra évidemment de no­tre caractère propre, de notre tempérament et de notre croissance spirituelle. A mesure que s'approfondira notre vie de Foi et d'amour, nous nous rapprocherons de Marie qui est au coeur de l'Eglise et de tous les mystères chrétiens. Nous apprécions mieux sa vie de Foi et d'amour menée à la perfection dans le traintrain des petits devoirs quotidiens.

Nos pratiques extérieures de dévotion pourront dimi­nuer même s’il doit toujours en rester quelques unes. Mais notre dévotion intérieure sera plus mûre et plus unifiée parce que davantage en contact avec la sainteté de Marie dans ses aspects les plus profonds. Nous serons moins préoccupés d'étendre nos connaissances sur la Sainte Vierge que de pénétrer plus profondément celles que nous possédons déjà.

C'est comme progresser dans la connaissance de toute personne humaine, ce n'est pas une affaire de raisons abstraites ou d'examens critiques, mais de communication à un niveau profond qui nous engage tout entier et nous mène à une sorte de communion.

La démarche n'est pas éloignée de celle par laquelle un fils ou une fille adulte se met à mieux apprécier les qualités de leur mère. Les années passent, leur pro­pre expérience de la vie leur donne une vue nouvelle de sa personnalité parce que ils ont acquis une base plus large de comparaison. Par exemple, ceux qui ont beaucoup souffert dans leur propre vie à soigner un parent malade pourront apprécier intimement ce que Marie a souffert au pied de la croix.

 

Le Père Abbé Général nous dit donc qu'une vrai dévotion Maria­le doit être personnelle. Et il entend personnel dans un double sens : un sens objectif et un sens subjectif.

Objectif ? C'est à dire que Marie doit être appréhendée et traitée comme une personne, et non pas comme la synthèse de propo­sitions dogmatiques, non pas comme un objet d'étude, mais comme une personne bien réelle et bien vivante.

Subjectif ? C'est à dire que notre dévotion doit être nôtre. Elle ne doit pas être la copie

servile de ce que les autres font. Elle doit grandir, se dévelop­per avec nous.

Cette dévotion doublement personnelle sera le fruit de rela­tions correctes avec Marie. Elles seront, ces relations correctes, basées sur le fait que Marie est ressuscitée et qu'elle est enle­vée, emportée corps et âme dans ce que nous appellerons le ciel, c'est à dire dans l'intimité de la Sainte Trinité. Là où nous espérons nous retrouver tous un jour, Marie y est déjà corps et âme. Elle est donc bien vivante.

Nous ne devons pas penser à elle comme on pense à une person­ne défunte, disparue qui a laissé un souvenir extraordinaire, que nous voulons prendre comme modèle, que nous invoquons avec confiance, mais qui malgré tout est comme on dirait : elle est dé­funte quoi, elle est disparue de la circulation.

 

Naturellement nous savons bien qu'un mort n'est pas anéanti, n'est pas annihilé, ne rentre pas dans le néant. Il existe tou­jours ! Mais pour nous, c'est extrêmement vague parce que nous ne savons pas trop bien ce qui se passe après la mort. La manière de subsister des défunts, nous ne la connaissons pas !

Mais pour ce qui est de Marie, ça nous le savons. Marie, elle est ressuscitée déjà dans son corps. Elle est donc vivante. Elle est à telle point vivante, qu'elle est source de vie. Et c'est elle qui mérite en toute vérité le nom d'EVE. Vous savez que la Tradition le lui a attribué.

On l'appellera Eve à un double titre. Elle est comme on dit, la nouvelle Eve parce que de même que la première Eve est la sou­che primordiale de tout le genre humain, de même Marie est la nou­velle Eve parce qu'elle se trouve à l'origine de la race des Fils de Dieu. Elle est notre Mère selon l'Esprit comme Eve est notre Mère selon la chair.

 

Elle est aussi Eve à un second titre qui est peut-être plus vrai encore. C'est que le nom de Eve s'applique à elle dans la perfection. Eve signifie étymologiquement - ça ne paraît pas en français naturellement  - mais cela signifie la vivante, et plus que la vivante : la vie. Voyez ! La première femme s'appelait vie. C'était trop beau pour être vrai ! Elle donnait la vie mais pour la mort.

Tandis que Marie, elle est vie dans toute la plénitude du terme. Vie, parce qu'elle est Theotokos, elle est la Mère de Dieu. Elle est la Mère de la Vie, elle est la Mère de celui qui a dit : Moi, je sui la Vie ! Marie ne peut pas distiller la moindre goutte de mort. Tout ce qu'elle donne, tout ce qu'elle dit, tout ce qu'elle fait est vie.

Tandis que la première Eve, si elle donnait la vie selon la chair, en même temps, avec cette vie, elle instillait un germe de mort qui nous atteint tous. Pour Marie, il n'en n'est pas ainsi. Donc, elle est vraiment la vivante, Eve. Et c'est ainsi que nous devons la voir, et c'est ainsi que nous devons traiter avec elle.

 

Il est temps de partir ! J'avais l'intention ce clôturer au­jourd'hui ce premier point abordé par le Père Abbé Général. Mais je n'en n'aurais pas le temps. Cela n'a pas d'importance, ce sera pour la prochaine fois.

 

Conférence : par le Professeur Reznikoff.       20.02.81

      La Philosophie et l’Art Contemplatif.

Présentation par Dom Hubert :

 

Mes frères, nous avons avec nous pour quelques jours Monsieur Reznikoff qui est Professeur à l'Université de Paris. Il nous a déjà adressé la parole voici trois ans. Nous l'avons reconnu tous. Mais je vais le laisser parler, il aura bien l'occasion de se pré­senter lui-même.

Je suis très heureux d'être là je crois après trois ans. Et moi aussi je vous ai tous reconnus du moins ceux qui étaient là parce qu'il y a eu des nouveaux. Et comme le temps est passé et qu'il y a eu des nouveaux, le Père Abbé a souhaité que je reprenne un petit peu le même thème. Et ce thème était : l'Art Sacré.

Et j'avais surtout parlé du chant sacré la dernière fois. Peut-être que cette fois-ci j'élargirai un peu le sujet et je parlerai de la Philosophie et de l'Art Contemplatif. On se sert de la Philosophie et de l'Art Sacré puisque l'Art Sacré est évidem­ment lié à une vision du monde et à une vision contemplative de monde.

Il est d'ailleurs assez étonnant que l'Art Sacré, l'Art Con­templatif qui est l'expression de la beauté - et une expression concrète, une expression belle - soit lié dans de nombreuses Tradi­tions, enfin dans toutes les grandes Traditions de Philosophie et d'Art Contemplatif, qu'elle soit liée à une métaphysique. Elle est liée à la métaphysique. Et d'ailleurs la métaphysique religieuse, qui est l'aspect le plus austère de la pensée religieu­se, est justement relié à l'Art Sacré. Et l'Art Sacré est lié à cette métaphysique.

 

Il en était ainsi dans l'Antiquité Grecque, par exemple. Vous savez qu'il y a une métaphysique et une philosophie Platonicienne ­Pythagoricienne. Et il y a l'Art Sacré qui est lié à cela. Il en est de même, donc cette vision est la même dans l'Hin­douisme, dans le Bouddhisme, et dans l'Antiquité Chrétienne aussi.

La contemplation essentielle de cette métaphysique, c'est que le monde, et presque tout au monde est éphémère. Et l'essentiel de la vie, vous le savez, c'est de distinguer ce qui est éphémère de ce qui ne l'est pas. Et la vision Pythagoricienne et Platonicienne Philosophique est celle-là. C'est justement discerner ce qui est éphémère de ce qui ne l'est pas.

Et on peut comprendre effectivement que tout passe sauf le Seigneur. Mais le comprendre intellectuellement est une chose et le vivre évidemment de plus en plus profondément en est une autre. Et c'est là que tous les moyens seront bons, en quelque sorte, pour arriver à s'en pénétrer le plus possible.

 

Eh bien, cette vision du monde non éphémère est liée aussi à la philosophie du un. Du un, c’est à dire de l'Unité, du Dieu un justement, de l'immuable. Tout passe, sauf le Seigneur. Et juste­ment, le Seigneur, lui, est ! Et c'est lié à une vision de la totalité, de la totalité une, à la fois multiple ­et une qui est une façon de voir justement ce qui ne passe pas, si on regarde tout le devenir du monde visible et invisible, ce devenir en entier. Il a été, il est, il est immuable. Donc, cette philosophie est liée à cette vision du monde un, de l'univers un.

Et cet univers un, il est à la fois cosmique, stellaire. Il est minéral, végétal, animal, humain au sens social. Et il est aus­si invisible et dans l'esprit. Et il s’agit évidemment de voir cette unité. Et c'est là, com­me on va le voir, que le chant, particulièrement dans l'Art Sacré, va avoir une fonction toute spéciale, parce que le chant va relier le monde aussi bien extérieur, visible, que le monde intérieur.

Eh bien, comment cela ? En ce que pour le monde stellaire, le monde cosmique, eh bien, il est lié évidemment au va et vient, aux mouvements des astres. Il y a ce cycle, ce mouvement, cette danse d'une certaine façon des astres. Et qui dit mouvement, dit évidem­ment rythme. Et qui dit rythme dit nombre.

 

            Là, vous voyez évidemment apparaître le nombre comme une ima­ge justement de ce qui n'est pas éphémère. Et c'est la philosophie Platonicienne qui suggérait le nombre, la vérité des nombres comme une image déjà de quelque chose qui ne dépend pas des sens exté­rieurs. Bon ! Ce qui est lié à la sensation, évidement passe. Tandis que ce qui est lié à intellect, et surtout la vérité des nombres, eh bien, c'est quelque chose qui ne passe pas avec les sens.

Et donc pour eux, c'était déjà un sujet de réflexion sur ce qui ne passe pas. Et évidemment, ce n'est pas ce qui ne passe pas parce que le nombre aussi est une création mentale. Et le non éphé­mère, enfin le Dieu, ce qui est divin est au-delà aussi de ce qui est mental. Mais ils avaient cette vision du nombre comme une préfigura­tion de quelque chose qui ne passe pas. Et donc toute une médita­tion sur le nombre, ce nombre donc qui aussi relie le mouvement. Qui dit mouvement dit rythme, je le répète, et dit nombre.

Et donc, le nombre va être inséparable de la danse et du chant. Et danse et chant sont liés. D'ailleurs il est certain que dans les tous premiers siècles il y avait, non pas de la danse, mais des pas liturgiques lors des Offices. Certaines antiennes étaient cer­tainement rythmées par quelques pas.

 

Et le nombre est donc lié à la vibration. Et le chant aussi est vibration. Le son est connu de toujours comme étant une vibra­tion, une vibration de l'air que nous percevons. Et la vibration la plus grave, la plus lente donnant le son grave, est le tremble­ment de terre, qui est d'une certaine façon le son le plus grave. Et donc, nombre, rythme, vibration sont liés. Le son est l'expression donc de la vibration, du mouvement. Et chaque objet vibre évidemment à sa façon. Chaque objet a sa résonance.

Et d'une certaine façon, chaque personne aussi a une façon aussi de vibrer et de résonner, disons physiquement et psychiquement. Et donc connaître la vibration d'une chose, la façon dont elle résonne, ou d'une personne, c'est évidemment connaître l'objet ou la personne. Et dans ce sens vous voyez que le son est tout à fait lié par la vibration aux objets extérieurs. Donc le son va relier le rythme stellaire, cosmique. Le son va être là dehors, je dirais entre la terre et le ciel, en ce sens que le paysage et la terre résonne.

 

La semaine dernière j’étais dans la Communauté de l'Arche qui a été fondée par Lanza del Vasco - je pense que le nom est connu à certains ? - qui était disciple de Gandhi. Donc c'est une Commu­nauté agraire essentiellement. Dans une des fondations et dans le Hérault, il y a beaucoup de collines.

Et alors, je leur apprenais justement le chant du paysage, si je puis dire, c'est à dire faire résonner les collines. Donc cet­te résonance qui est à la fois cosmique - celle-là on ne l'atteint pas par la voix évidemment - mais il y a ce mouvement des astres, les collines et les vallées qui résonnent, et chacun de nous.

Le chant nous prend physiquement par la vibration, quand un son nous fait vibrer, et pas seulement par les oreilles. Je me sou­viens, j'avais parlé de ça la dernière fois. C'est qu'on ne chante pas seulement avec sa gorge, ni n'entend seulement avec ses oreil­les ? Mais en fait par tout le corps parce que tout le corps est pris par la vibration. Alors ça, c'est pour le monde extérieur !

 

Maintenant, pour le monde intérieur ? Eh bien, il y a d'abord notre physique intérieur. Et pour ce qui est de la voix, c'est sûr que la voix ça se passe dans les tuyaux intérieurs. La voix va dans les entrailles. Et c'est pour cela que chanter c'est difficile, parce qu'il faut sortir ce chant de ses entrailles. Donc, on voit que le chant va nous prendre déjà dans l'inté­rieur physique. Mais aussi, il va nous prendre justement dans l'in­térieur spirituel, dans l'intérieur de la conscience.

C'est d'abord tout à fait clair de par la parole même. Le son est lié à la parole. La parole est sonore. Et la parole, le dis­cours, c'est la pensée. Donc vous voyez que le son va nous intro­duire dans ce monde de la pensée, de la pensée consciente. Mais en fait, le son nous introduit aussi - et c'est là un privilège du son, d'une certaine façon - dans le monde de la cons­cience profonde. Et ceci pour deux raisons. Alors je ne sais plus si j'avais parlé de ça la dernière fois ? Mais ces raisons sont très importantes.

 

La première, c'est que l'enfant, le tout petit enfant, l'em­bryon dans le ventre de sa mère, eh bien, il n'a pas de sens éveil­lés. A savoir : il est dans l'obscurité, donc il ne voit pas. Peut-être a-t-il des sensations lumineuses ? Mais pour ainsi dire pas ! Il ne touche pas. Il ne goûte pas vraiment. Et le seul sens qu'il ait avec le monde extérieur, c'est l'oreille. A savoir : il entend la voix de sa mère.

Evidemment pas comme nous l'entendons, nous, puisqu'il est dans un monde liquide. Mais il entend déjà la voix de la mère et son oreille est déjà marquée par une hérédité sonore et par un discours sonore avant même que de naître. Et vous voyez que quelque chose qui pourra refléter cette voix de la mère, d'une certaine façon nous mettre en contact avec un état, nous rappeler quelque chose qui s'est passé avant même que nous soyons nés. Donc c'est vraiment quelque chose qui n'est pas la conscience éveillée, c'est vraiment la conscience intérieure.

Maintenant, ce que je dis là, on peut le démontrer scientifi­quement. Mais il est intéressant que dans l'Antiquité ceci était tout à fait connu. Aussi bien dans l'Antiquité Grecque on savait que l'enfant dans le ventre de sa mère entend. Et il y avait des chants qui étaient pour l'enfant. Donc on chantait devant la mère. Mais ces chants n'étaient pas chantés pour la mère, ils étaient chantés pour l'enfant.

Et cette tradition existe encore en Inde. Je connais une fem­me qui sait chanter les chants pour les enfants dans le ventre de la mère. Et on m'a dit qu'en France, il n'y a pas si longtemps, en Sa­voie en particulier, je connais une femme dont la grand mère chantait ­les chants devant la mère qui attendait un enfant. Mais c'était précisé que ce n'était pas pour la mère, mais pour l'enfant. Alors vous voyez que le son justement peut nous faire plonger dans un monde très, très profond.

 

Et puis il y a une deuxième raison : c'est que le son, j'avais dit que le son est une vibration. Et ça, je crois en avoir parlé la dernière fois parce que c'est une chose tout à fait fondamentale et avec même des implications techniques. Le son est une vibration, mais en général, ce n'est pas une vibration unique. Un son, c'est tout un tremblement, et il y a beaucoup de vibrations autour. Exactement comme lorsque vous jetez un caillou dans un bassin. Eh bien, il y a des ronds qui se font, des ronds qui courent, des rides et des ronds qui courent sur l'eau. Il n'yen a pas qu'une seule, ça vient, ça revient, puis il y a des petits ronds qui se forment et toute une multiplicité de vi­brations qui se créent.

Eh bien, pour un son, il en est de même. A cette vibration fondamentale vont s'ajouter des vibrations de plus en plus rapides. Et ces vibrations s'appellent vibrations harmoniques. Et ces vibrations harmoniques qui sont dans un son, en fait tout le monde les entend mais ne les entend pas nécessairement consciemment à l'oreille éveillée, à l'oreille consciente.

Vous savez, quand il y a des cloches qui sonnent, il y a le son bas qui fait bang, bang, bang et puis un dong, dong, dong en montant. On entend des sons très hauts, un espèce de sifflement. Au fond, ce sont les harmoniques de plus en plus élevées. Eh bien, dans la cloche justement on les entend assez bien. Mais en fait, les harmoniques sont présentes dans tous les sons et on ne les entend pas tellement bien. Par exemple dans l'atelier de chant, s'il faut écouter quelques harmoniques, eh bien, on en entend une ou deux, ou si on est un peu habitué, 3, 4 ou 5. Mais en fait on en entend bien plus. On en entend 10, 20, ou même 30 ou plus.

            Seulement si je vous demandais: est-ce que vous entendez le 11° harmonique ? Eh bien en général, sauf si on a un entraînement particulier, on ne l'entend pas. Et pourtant on le perçoit parce que c'est dans la vibration. Et la vibration est reçue par le corps. Mais en fait justement, c'est perçu par l'oreille qui n'est pas consciente.

Et justement quand on découvre ces harmoniques, on sent que c'est une espèce de plan de conscience qui apparaît, et que ces harmoniques sont en fait perçues de façon même exprimable, cela est certain. Parce que les harmoniques caractéri­sent un timbre d'instrument. Et chacun, même s'il n'est pas musi­cien, peut distinguer un timbre de clarinette, ou de piano, ou de trompette. On sait tout de suite si c'est un piano ou une trom­pette, on ne se trompe pas.

 

Eh bien, qu'est-ce qui sur une même note fait la différence entre un piano et une trompette ? C'est justement la répartition et l'intensité des diverses harmoniques. Et si vous distinguez un piano d'une trompette ou d'une voix humaine, c’est justement que votre oreille perçoit les harmoniques, et les perçoit même dans leurs différences. Bien plus, sur une même note, vous pouvez reconnaître les voix de différentes personnes. Donc voyez ! C'est une voix humaine sur une même note, et pourtant vous savez que c'est un tel ou un tel qui chante, parce que justement il n'émet pas les mêmes harmoniques.

Bien sûr, si on vous disait : Est-ce que vous distinguez que c'est telle personne parce que le 17° harmonique est plus fort ? Non, évidemment pas ! Ou si on vous dit : Est-ce que vous distinguez que c'est une clarinette et pas un piano parce que la clarinette a les harmoniques de rang impair qui sont plus forts que les harmoniques de rang pair? Non ! Et pourtant vous savez bien que c'est une clarinette.

Donc vous voyez, pour la perception des harmoniques élevées, c'est dans la conscience, mais dans la conscience qui n'est pas analytique, ce n'est pas l'oreille analytique. Et on a en fait deux oreilles : on a une oreille analytique assez consciente, et on a une oreille profonde. Et justement, cette oreille profonde est liée avec le monde de la conscience profonde, et les harmoniques élevées sont liées avec cette conscience.

Et justement, si vous voulez, ce que l'on entend donc à l’état embryonnaire, la caractéristique de la voix de la mère, c'est jus­tement aussi caractérisé par les harmoniques élevées. Donc, vous voyez encore que ces harmoniques élevées, ça jouent sur la conscience profonde. Et d'une certaine façon, le Chant Sacré est évidemment lié à une certaine émission, à un certain jeu des harmoniques.

 

Alors voilà ! Vous voyez que du monde visible extérieur, du monde minéral, du monde des objets, du monde de l'homme extérieur, social, par la parole et le son on va plonger dans le monde de la conscience, et même de la conscience très profonde avant même que de naître. Voilà, le son relie cela ! Et cette vision du son reliant tout est universelle. On dit justement que l'univers est un son. Il y a un Psaume d'ailleurs qui le dit. J'ai oublié lequel. Le Seigneur a proféré le monde par la Parole et par le son, par le chant. Le chant du Seigneur, c'est en même temps le Verbe. Et évidemment pour le Christ, le chant, c'est le monde. Et dans la Tradition même métaphysique justement de l'Inde, et des UPANISHADS, qui est la même famille mais plus austère, mais on va dire justement que l'image, c'est le son qui relie aussi bien le monde extérieur que le monde intérieur.

Alors voilà ! Le son va servir évidemment comme moyen de lien dans ce monde qui est UN, et nous permettre de faire l'unité, et à la fois de plonger dans le monde de la conscience profonde, dans le monde de l'esprit. Et vous voyez que ce lien entre le monde extérieur - je dirais même le monde minéral et stellaire - et le monde intérieur, cette jonction est faite par la voix de l'homme. C'est le chant de l'hom­me qui relie le monde extérieur et le monde intérieur, puisque le monde intérieur, le monde de la conscience, le monde de l'esprit, c'est l'homme qui est l'intermédiaire. Et c'est la voix de l'homme, le chant de l'homme qui relie le visible et l'invisible.

 

Et la grande figure de cette vision, c'est Orphée. Orphée, dont vous vous souvenez, qui charmait les astres, les pierres juste­ment, les animaux, les gens. Mais aussi il descendait dans le monde de la conscience profonde, dans le monde des esprits, dans le monde des âmes. Et il en revenait, il en revient. Comme justement en fait le prêtre dans la fonction sacerdotale qui a comme fonction de s'adresser à l'Esprit. Donc de participer, de partager, de dialoguer avec le monde de l'Esprit et de faire par­tager ça aux hommes et à toute la création. Et Orphée, justement, c'est par son chant qu'il charme les pierres et même le monde dans les enfers. Il va, il revient par son chant et par sa lyre.

Alors, on pourrait évidemment relier cette vision Orphique, l'Orphisme, avec la liturgie chrétienne. Il y a une part très im­portante qui a été héritée de la Grèce. Et dans la Grèce, l'Orphisme est assez proche par beaucoup de côtés du Christianisme. Et dans les premiers temps chrétiens, justement, Orphée était une préfigure du Christ. Le Christ transcendentait toute cette vi­sion. On disait le Christ-Orphée. Et il y a des représentations où justement le Christ, c'est Orphée, le Christ qui aussi charme par son chant. Et le chant du Christ c'est évidemment la Parole. Le Christ est, vous voyez, cette analogie !

 

Eh bien, pour conclure, le propre du chant alors dans sa jus­tesse de résonance à la fois cosmique dans le ciel et dans le tem­ple - parce que le temple aussi c'est une représentation à la fois des voûtes célestes et des voûtes intérieures donc que nous avons en nous - donc ce chant dans sa juste résonance - et ça, ça suppose quelque chose de tout à fait rigoureux et de précis - va permettre de nous mettre en rapport comme on dit, de nous accorder, de nous harmoniser avec à la fois le monde stellaire et ainsi rentrer dans le mystère du monde intérieur.

Là, les voûtes intérieures étant évidemment ces lieux contem­platifs qui sont : les lieux du coeur évidemment lieux de prière ; la gorge, lieu de parole et de vie, de souffle ; ce lieu là qui est le lieu de la concentration [Front] ; et évidemment le lieu qui est ici [ au dessus sur l'arrière de la tête ], le lieu de l'auréole, cette région de la tête qui est justement un peu une coupole aussi, vous voyez, dans la résonance.

Et c'est justement cette région là qui est atteinte par les sons les plus aigus et éventuellement les harmoniques, ces sons qu'on n'entend pas directement, mais cette poussière de sons très élevés et d'harmoniques. Alors, voyez comment le son peu nous prendre globalement, et ce temple, ces voûtes-là qui sont en nous !

 

 

Conclusion par Dom Hubert :

 

Monsieur le Professeur, Vous nous avez fait comprendre que chacun de nous est un microcosme. Nous récapitulons l'univers dans sa totalité, le cosmos dans sa beauté.

Et lorsqu'un homme parvient à transcender sa nature pour ac­cueillir l'Esprit de Dieu en lui, toute sa vie devient un chant, un chant d'amour, un chant au Christ, un chant à Dieu, un chant à cet immense projet de Dieu qui veut faire de l'univers entier le temple de la révélation de son être.

 

Et notre Office choral, il est donc l'expression de notre es­pérance, mais aussi la traduction d'un état inchoatif certes, mais un état qui est déjà bien réel et qui ne demande qu'à progresser.

C'est la raison pour laquelle, l'Office que nous exécutons doit être exécuté dans la vérité et la beauté. Et _a demande de notre part un grand éveil de conscience et un effort. Car notre nature est blessée. Et dans l'état où elle est main­tenant, elle recherche plutôt, je ne dirais pas la facilité, mais le rien faire, la paresse.

C'est le reproche que nous pouvons nous adresser parce que là est le péché originel : il suffit de cueillir un fruit pour de suite être divinisé! Je choisis la voie la plus courte.

 

Et les progrès de la Science, puisque vous êtes aussi un scien­tifique, un mathématicien fondamental, les progrès de la Science vont toujours vers le plus facile. Je l'expliquais encore il n'y a pas longtemps en communauté.

Et notre effort ascétique, lui, n'a pas peur d'affronter le difficile et même l'impossible, et d'accueillir en nous cette Pa­role, cet Esprit, ce chant, ce Dieu qui veut nous transfigurer à son image.

Voilà, vous nous avez rappelez ça en d'autres termes, mais ça rejoint très bien notre recherche et notre mission. Et je vous en remercie au non de tous.  Et peut-être aurons nous encore une fois ou l'autre l'occasion de vous entendre ?

 

Conférence : Par le Professeur Reznikoff.       21.02.81

      L’Art Sacré doit éveiller à la prière.

 

Juste avant le dîner, j'ai été faire une promenade sur les collines au dessus qui sont toutes blanches. Et alors je vous en­voie la bénédiction de la statue de la Vierge qui est au dessus du monastère et dont le manteau a exactement la même couleur que la neige. Et voilà, en me promenant dans les bois, j'avais le manteau de la Vierge là devant moi. Alors je vous transmets ce salut.

Au sujet de la conférence de hier, il y a le frère Bernard qui m'a fait remarquer qu'en fait dans l'Evangile de Saint Luc, il y a un moment où ce que j'avais dit au sujet de l'enfant qui entend dans le ventre de la mère est contenu de façon presque explicite. Précisément, c'est le passage que nous connaissons très sou­vent. Mais à vrai dire je n'avais pas pensé à relier cela avec ce que j'avais dit. C'est la rencontre de Marie et d'Elisabeth.

Marie salue Elisabeth. Et dès qu'Elisabeth entendit la salu­tation de Marie, son enfant tressaillit en elle. Marie a chanté devant en quelque sorte Elisabeth, et l'enfant a tressailli. Et cela continue,  Elisabeth s'écria d'une voix forte : Tu es bénie entre toutes les femmes et le fruit de ton sein est béni. Et voici qu'en entendant la voix d'Elisabeth, l'enfant tressaillit d'allégresse. Et Marie de dire : Mon âme exalte le Seigneur.

 

Et donc ce que remarquait le frère Bernard, c'est que c'est Jean-Baptiste qui entend le premier dans le ventre d'Elisabeth le Tu es bénie entre toutes les femmes, et le Christ qui le pre­mier a entendu : Mon âme exalte le Seigneur.

Et effectivement, n'est-ce pas, ce sont deux femmes qui atten­dent un enfant. Et dans les deux cas on dit que l'enfant tressail­lit dans le sein maternel au son de la voix. Et dans un cas, c'est : Tu es bénie entre toutes les femmes. Et dans l'autre cas, c'est : Mon âme exalte le Seigneur.

 

Alors, je voudrais prolonger aujourd'hui un petit peu cette évocation de l'Art Sacré. J'avais surtout parlé du chant, hier. Peut-être, avant de retourner au chant, il est bon de revoir le pa­rallèle avec d'autres expressions de l'Art.

En fait, l'Art contemplatif, s'il fallait le définir, le re­définir, de même que je disais que le chant unifie les mondes visi­bles et invisibles en nous et par cette union nous fait rentrer dans le mystère de l'unité divine, on peut dire sur l'Art Sacré en général que c'est l'Art qui doit éveiller à la prière, aider à la contemplation plus grande et aider à rentrer dans le monde de l'Esprit. Et en ce sens-là, il est bon, je crois, de voir que l'Art sa­cré est fonctionnel.

Et de même que un outil vaut ou ne vaut pas le travail qu'il permet de faire, de bien faire, de même l'Art sa­cré ne vaut que s'il porte vraiment à la prière. Et c'est sa vrai raison. Si on a un outil pour travailler le bois ou le métal, et que ça ne marche pas bien, on va changer d'outil, affiner cet outil. Eh bien de même l'Art Sacré pour chacun de nous, que nous soyons dans le monde agité du dehors ou dans le monde par exemple monasti­que.

 

Chacun de nous en général arrive assez dissipé dans le temple. On pense à ce qu'on doit faire, à ce que l'on a fait, à ce que l'on n'a pas fait ! Bon, à ce que quelqu'un vous a dit, à ce qu'on lui a répondu ou ne lui a pas répondu ! Enfin, bon, ça peut aller de ce que m'a dit ma concierge ou de ce qu'a dit le Père Supérieur d'une Abbaye. On est très dissipé.

Alors le seul fait de rentrer dans le temple - ça, c'est l'ar­chitecture sacrée - déjà va opérer sur la personne qui rentre, et l'introduire dans un monde différent, l'aider à se concentrer, c'est à dire en fait à perdre la dissipation extérieure. Et ensuite l'icône, l'image sacrée aussi va aider, et le chant, surtout le chant qui encore plus va aider à se plonger dans la con­centration, dans la prière. Alors, comment est-ce que cela opère ?

Eh bien, se plonger dans la prière, c'est en fait éveiller en nous notre corps contemplatif, notre être de prière, notre corps de prière. Et de même que l'on marche avec ses pieds et qu'on écoute avec ses oreilles, il y a quelque chose en nous qui est sollicité dans la prière. On ne prie pas avec ses jambes, on ne prie pas non plus avec ses oreilles ? On prie avec quoi ? Et c'est là justement l'organe contempla­tif, si on peut dire, le corps contemplatif qui sert à cela. Alors, qu'est-ce que c'est que le corps contemplatif ?

En fait, chacun le sait implicitement, si vous voulez. Mais il est peut-être bon d'expliciter. Et cela se voit particulièrement dans l'Art sacré sur quoi cet Art sacré va agir. Le corps contemplatif est composé en nous de plusieurs lieux contemplatifs. C'est un corps avec ses lieux. Et comme on l'avait vu succinctement hier, il y a le lieu du coeur, le lieu du cœur qui d'ailleurs est un lieu multiple, un lieu complexe. Il y a le coeur d'émotion qui est lié au ventre. Et il y aura ce problème de passer du ventre au coeur, de se donner du courage, de se donner justement du coeur au ventre comme on dit.

Vous voyez ! Et ces expressions ne sont pas gratuites, ça signifie réellement quelque chose. Ce ventre qui souvent d'émotion est fai­ble, il va falloir passer un cran plus haut, c'est à dire au coeur. Donc, il y a ce coeur d'émotion qui est lié au ventre. Et puis ensuite il y a le coeur du courage, le coeur de l'amour. Et ça, on sait bien l'image du coeur de l'amour. Et puis il y a ce coeur encore plus profond, il y a ce cœur de l'amour qui est le don de soi, et le don total. Donc ça, c'est le coeur qui est vraiment le coeur en rapport avec le mystère di­vin, le coeur du don total. Eh bien, il y a ce lieu de prière ! On dit prier avec le coeur. C'est vraiment quelque chose qui se passe ici.

Et puis il y a la gorge - je l'avait signalé hier aussi - la gorge qui est le lieu de vie, le lieu du souffle et des sens de la parole. Eh bien, c'est une région que évidemment il suffit de ser­rer un petit peu pour voir que la vie tient beaucoup à la gorge. Et par exemple dans la Tradition de l'Islam, les noms divins sont tout à fait liés au souffle. Même le non d'ALLAH qui, quand il se répète, on souffle, même on reprend son souffle, même avec une insistance sur le côté souffle et donc pneumatique du nom divin.

 

Et puis dans la prière, il y a la concentration. Et la concen­tration, il y a ce lieu évidemment. Chacun sait que quand on réflé­chit, il y a les sourcils qui se rapprochent ici. Les gens sérieux ont les sourcils comme ça très graves.      Et puis il y a ce lieu contemplatif le plus haut dont j'avais parlé hier et qui est le sommet de la tête. Alors, ayant désigné ces lieux, tout de suite vous les voyez dans l'icône.

Dans l'icône chrétienne, le coeur est exprimé de façon extrê­mement importante. La Vierge tient un enfant sur le coeur, et sou­vent l'auréole du Christ est sur le coeur de la Vierge. Donc ce lieu est désigné. Ou, le Christ a ce geste de bénédiction qui à la fois bénit celui qui regarde, et qui indique aussi le cœur, ou le livre est sur le coeur. Et ce lieu est ainsi marqué,  c'est d'ailleurs par­ticulier à l'iconographie chrétienne, marquée d'une façon très ex­plicite. Le coeur est marqué et particulièrement montré.

Et ceci correspond d'ailleurs à l'enseignement et à la théologie à la vision chrétienne qui est celle de la charité, qui est celle du don total de soi, le commandement nouveau - qui n'est pas nou­veau - mais qui est justement, sur lequel on insiste, d'aimer comme je vous ai aimé. D'aimer, donc ce coeur d'amour et du don de soi.

 

La gorge aussi, dans l'icône, est particulièrement marquée. Vous l'avez sans doute vu ? Pour l'icône, évidemment la Tradition Occidentale est assez perdue. Mais il faut bien savoir qu'en Occident dans le premier millénaire, et surtout avant le 8° Siècle, il y avait beaucoup, beaucoup d'icônes. Les églises étaient décorées par des icônes équivalentes aux icônes Byzantines.

Alors, dans l'icône Byzantine, vous avez peut-être remarqué que la gorge, la gorge du Christ est toujours comme ça assez forte. Justement, c'est ce lieu qui est désigné. Et puis justement, ce lieu qui est là, c'est la raison pour laquelle les icônes ont en général un air assez sévère. Et quand on montre à quelqu'un qui ne connaît pas l'icône, et qui n'est pas habitué à l'Art de la prière, eh bien, il ne reçoit pas très fa­cilement les icônes Byzantines et il a l'impression que le Christ est sévère.

Et à ce point, que souvent je l'ai constaté au cours des cours ou d'une conférence sur les icônes, il est très bon de les montrer, de ne rien dire et de laisser les gens parler. Il y a toujours des gens qui sont renvoyés à eux-mêmes - parce que l’icône renvoie ce­lui qui regarde - et qui sont tellement renvoyés à eux-mêmes qu'ils vont ressortir en quelque sorte leurs préoccupations psychologiques.

Et constamment il y a des gens qui diront que le Christ est sévère, que ses sourcils sont des sourcils froncés de sévérité, et que son doigt - qui en fait béni - est le doigt qui punit. Vous voyez donc que regarder psychologiquement une icône, c'est absolu­ment pas du tout ce qu'il faut faire. Et alors, les sourcils qui sont marqués, c'est justement pour montrer ce lieu. Et dans certaines icônes particulièrement de la Vierge, il y a cette étoile que l'on retrouve et qui marque ce lieu.

 

Et puis alors il y a ce lieu là qui est toujours marqué par l'auréole. Et c'est intéressant de voir que même dans des icônes on ne sait pas vérifier le corps, vous voyez ! Le corps peut être celui du Christ ou celui de la Vierge où on retrouve ces plans. Mais même dans une icône où ce n'est ni le Christ, ni la Vierge, par exemple un sujet liturgique, par exemple le couronnement de la Vierge, ou la Dormition dans la Tradition Orthodoxe, ou la Nativité, eh bien, on retrouve tous ces plans.

Et l'icône justement si on la voit d'une façon abstraite, re­présente justement notre corps contemplatif. Et celui qui regarde l'icône a devant lui son corps de prière. Et devant son corps de prière, évidemment il y a un éveil qui se fait. Le corps de prière en quelque sorte se reconnaît lui-même dans l'icône et est éveillé.

 

Alors c'est très frappant, si on compare avec l'iconographie Bouddhique, pour reprendre une Tradition lointaine. Et c'est extra­ordinaire que là le Bouddhisme qui est une des religions les plus métaphysiques, connaît par ailleurs une liturgie, donc une incar­nation quotidienne très, très forte. Et le Bouddha qui se voulait essentiellement dans une réflexion métaphysique est en fait vénéré comme une incarnation divine.

Il y a une iconographie aussi. Il est représenté. C'est une des faces du divin. Et alors qu'en apparence ces Bouddhas n'ont rien à voir avec l'icône chrétienne, eh bien on retrouve tout à fait les mêmes plans qui y sont représentés. Ce serait une grande faute que de regarder les Bouddhas comme une illustration d'un visage. Et si on regarde comme ça, on est tout de suite égaré. Parce que les Bouddhas de la Tradition Hindoue, disons, ont des visages Hindous assez Indo-européens. On reconnaît ces visages. Mais ceux qui sont Coréens, ils ont l'air vraiment Coréens. Bon, et les Japonais ont le visage Japonais.

Evidemment, si on commence à regarder le visage Japonais, ou Coréens, ou Khmer du Bouddha, on fait tout à fait fausse route. Et ce n'est pas comme ça évidemment que les habitants Khmers ou Japo­nais respectivement le voyaient. Pour eux, c'était une œuvre tout à fait naturelle. Par contre si on le voit dans la prière, on retrouve tout à fait ces lieux, et alors le lieu du coeur qui dans le Bouddhisme justement est au contraire marqué par l'abandon total. Le Bouddha est recouvert d'un vêtement et le vêtement est justement ouvert sur le coeur.

 

Et le coeur, c'est le lieu de l'immensité totale. D'ailleurs souvent, il a les mains comme ça, ou même parfois les pieds qui sont mis comme ça, et justement qui soutiennent le lieu du coeur. Et ce lieu du coeur est marqué par une immensité, par le don total, l'abandon total. Donc c'est un lieu, vous savez, on dit le vide Bouddhique, et c'est justement l'abandon total.

Et vous voyez que dans la représentation iconographique, même l'expression particulière d'une religion se retrouve : comme le coeur est manifesté dans l'icône chrétienne et qu'au contraire, c'est l'abandon total, la chemise ouverte dans la représentation Bouddhique. Et puis alors ce lieu est marqué explicitement par un point rouge, par une étoile éventuellement. Et l'auréole, alors exactement de la même façon. Il y a une tradition de statues Bouddhiques où - ce qui n'existe d'ailleurs que très rarement dans la statuaire chrétienne - où sur les statues il y a une très grande auréole. Et quand l'auréole n'est pas de pierre, que comme ça elle n'est pas représentée, alors c'est la chevelure avec tous ses étages.

 

Et ce qui est étonnant, on peut juxtaposer par exemple une icône chrétienne avec par exemple l'Ascension et la Jérusalem cé­leste. Et avec toutes les coupoles de la Jérusalem céleste on retrouve tout à fait les multiples étages de cheveux. On dit : le lotus à 1000 pétales du Bouddha. Et on retrouve tout à fait le pied de ventre qui va monter au cœur, ce lieu là, puis cet au­tre lieu l'auréole. Et dans la Tradition Antique, par exemple dans les textes Platoniciens, ça se trouve dit explicitement - et l'expression est je crois très belle - que ces lieux sont les points de jonction de l'âme et du corps.

Et donc que l'âme est en rapport avec le corps, qu'il y a des points de jonctions entre l'âme et le corps. Et celui-ci (le som­met de la tête) est le premier point de jonction. Et en ce point, l'âme est encore immortelle. C'est le lieu de l'auréole, du divin. Et au fur et à mesure que l'âme va descendre, elle va devenir évi­demment peu à peu mortelle. Mais les points sont mentionnés explicitement !

Donc celui-ci, c'est le lieu de jonction de l'âme immortelle ; ces lieux-là, le cou, le coeur et ensuite on dit le ventre alors que la Tradition Hindoue distingue encore plusieurs points du ventre. Evidemment ce sont des cercles d'appui. De même que dans l'icône de la Nati­vité, la Vierge, le ventre de la Vierge est un appui d'où vont se lever tous ces points de prières. Alors, vous voyez comment l'icône va agir sur celui qui re­garde. Et déjà, comme je l'avais dit, le temple, le temple va agir aussi.

 

Et alors ce qui est extraordinaire dans l'architecture, dans l'espace, c'est que alors que l'icône est plane et que ces points ne sont désignés que d'une façon, dans l'espace, suivant l'endroit où on va projeter le regard, il y aura des perspectives différentes. Et alors en plus, il y a la contrainte de la pesanteur de la matière, de la pierre, la contrainte de l'architecture. Et là, c'est très intéressant de voir comment l'Art sacré arrivera en rat­trapant parfois un plan par un autre, une ligne là où on n'avait pas pu en faire une à cause d'une contrainte naturelle, on va sur un autre plan essayer de retrouver cette icône - en fait qui est celle de notre monde de prière - de la retrouver dans l'espace.

Et à ce point de vue-là, je crois qu'une des plus grandes ré­ussites de l'Art Sacré - donc de cet Art qui amène à la prière ­dans le volume et dans l'espace, c'est l'Art Cistercien Roman, com­me par exemple il est représenté dans l'Abbaye de Fontenay à côté de Dijon, ou bien dans les Abbayes romanes de Provence et en parti­culier celles de Sénanque et du Thoronet. C'est vraiment un achè­vement de l'Art sacré dans les volumes.

Pour le chant en fait alors, le chant qu'on avait vu il y a trois ans de cela je crois, on avait vu comment le chant joue d'après les syllabes en ces divers lieux. Que les A en particulier, ça on pourra le faire une fois ensemble, que le A fait partie de la caisse de résonance qui est là...le N se trouve ici...et ce qui est un M pour nous, c'est simplement quelque chose qui fait vibrer les régions frontales, cette région-là.

Et vous voyez comment les syllabes vont allant et venant, et la vibration sonore allant et venant en ces divers lieux pourra - ­justement en jouant sur ces points contemplatifs - peu à peu aider à s'y plonger, à se concentrer. Et le chant en plus, les touche presque matériellement, phy­siquement par la vibration. On a cette caisse de résonance qui est là, la poitrine, la gorge, et cette région là ( la tête) qui est évidemment très importante.

Alors le chant sacré, c'est ce qui justement va - une prière étant donnée - eh bien ce sera ce corps de prière qui va prendre une enveloppe sonore, un diagramme sonore. Et il est transmis sui­vant le juste poids contemplatif de chacun de ces lieux. Et quelqu'un qui le reçoit, alors, le reçoit d'une même façon dans le coeur, ici au dessus de la tête, et évidemment ça l'aide à se placer dans une prière plus grande à partir de laquelle le chant d'ailleurs n'a plus aucun rôle.

Et le chant sacré, comme tout Art sacré, et le chant en parti­culier est éphémère. Une fois qu'on a été placé dans la prière, le chant n'a plus aucune utilité et le chant s'arrête. C'est la

prière silencieuse !    

*******************************

Conclusion de Dom Hubert:

         

Monsieur le Professeur, vous avez encore bien voulu nous par­ler ce soir. Nous avons appris beaucoup. Il reste maintenant à mettre en pratique. Nous essayerons, humblement, difficilement peut­-être parce que nous sommes des hommes pécheurs.

Mais nous avons au coeur l'espérance. Et ici nous savons que nous sommes habités par l'Esprit, que le Christ prend possession de nous, Lui qui est le chant par excellence adressé à Dieu le cré­ateur et Père de tous par toute la création.

Et nous attendons l'heure où vraiment il sera tout en tout, où l'univers sera un chant. Et nous y aurons notre place. Et on en­tendra notre voix car toutes les voix seront portées à leur inten­sité de beauté. Il n'y aura pas de concurrence, car elles seront fondues dans l'amour.

Voilà ce que vous nous avez dit implicitement ce soir ! Encore une fois merci et à une autre occasion.

 

Chapitre : Suite à la conférence de hier.        25.02.81

1. La relation maître-disciple en vie monastique.

 

Mes Frères,

 

Je voudrais m'arrêter quelques minutes sur la Conférence que nous avons entendue hier. Elle avait donc comme sujet le problème de l'autorité dans l'éducation. C'est une question qui nous touche de très près, car la vie monastique, comme la vie chrétienne en général, ou toutes formes de religion dignes de ce nom, part et se développe grâce à une ini­tiation à la Tradition d'un savoir.

La vie monastique n'est pas pour cela une gnose, c'est à dire un système réservé à quelques rares élus, une sorte de franc-maçon­nerie religieuse ? Non, elle est un savoir qui est orienté vers une vie qui doit se saisir de nous pour nous transformer de fond en comble. Des hommes de chair que nous sommes, nous allons devenir des enfants de Dieu partageant en plein, en plénitude et consciem­ment la vie de la Trinité.

C'est possible à condition que s'établisse une dialectique entre un Maître et des disciples. Cette dialectique est essentiel­le et indispensable. C'est donc une forme d'éducation. Celui qui sait va communiquer son savoir à un autre qui vient lui poser les questions, les questions vitales.

 

Vous connaissez ce recueil des Verba Seniorum, c'est à dire des réponses que les Anciens donnaient à leurs disciples qui ve­naient les consulter. Le disciple recueillait la parole. Il la ruminait dans son coeur. Il la faisait sienne. Lorsque cette parole avait produit son effet, il retournait auprès du Maître. Il posait une autre question qui avait grandi sur la première. Et ainsi de suite jusqu' à ce que devenu lui-même un fils de Dieu achevé, il pouvait engen­drer d'autres hommes à cette vie divine.

Nous avons ça aussi chez Saint Benoît lorsqu'il dit, vous vous en souvenez : Parler et enseigner convient au Maître. Se taire et écouter convient au disciple. Voyez combien la contestation est contraire à l'esprit Béné­dictin et monastique. Il n'y a plus rien quand on commence à con­tester ! C'est fini ! C'est pour ça qu'un contestataire n’est pas à sa place dans un monastère. Vous voyez, il détruit ce rapport Maitre-disciple.

 

Mais attention ! Il y a donc là une autorité, celle du Maître. Cette autorité, ce n'est pas une autorité despotique, ni tyrannique ? C'est une autorité de science, de sagesse, de vertu, de sainteté. C'est l'autorité même de la Parole créatrice et divinisatrice de Dieu qui coule de la bouche d'un prophète, c'est à dire d'un homme dont la mission est justement d'être une fontaine de vie. Parce que la Vie le possédant, lui étant devenu un pneumatophore, la Parole du Christ se réalise : il y a en lui une fontaine qui coule en Vie éternelle. Et les disciples, alors, doivent venir s'abreuver.

Naturellement, tout ça c'est l'idéal ! Dans la pratique on trouvera des échelons ou des degrés depuis le saint jusqu'à celui qui doit de son mieux entrer - non pas dans un rôle comme on le donne dans un rôle de théâtre ? - mais lui-même s'ouvrir à cet Es­prit de façon à pouvoir se livrer lui-même aux autres et alors par le même geste donner la vie.

C'est donc un schéma qui en soi est très simple et très logi­que. C'est toujours celui de l'Incarnation ! Le Christ est venu pour nous révéler son Père et toute la Trinité. Il confie son mes­sage à un Collège Apostolique qui est le noyau de l'Eglise. Et puis alors à partir de là, par la Tradition, cela arrive jusqu'à nous. Et il est impossible de modifier ce dessein, ce projet de Dieu. Mais qu'arrive-t-il maintenant ?

 

Il arrive qu'aujourd'hui les jeunes sont de plus en plus inadaptés à ce schéma, à cette dialec­tique Maître-disciple. Et pas seulement les jeunes, mais aussi les moins jeunes.  Pourquoi ? Mais le Père Mourlon nous l'a expliqué. C'est que l'autorité du Maître, elle se disloque, elle s'écroule sous la pression d'une accélération constante de l'Histoire. Les progrès techniques par exemple pleuvent à une telle cadence qu'on ne sait plus les assi­miler tous. Le savoir du Maître se restreint donc. Et en plus il y a le choc de la planétarisation. Maintenant, sans quitter son fauteuil, on sait tout ce qui se passe dans le monde entier et on le voit en direct ou en différé. Mais on le voit toujours ! Alors, que peut faire un homme qui auparavant était le dépo­sitaire de la science ? C'était celui qui savait, et maintenant, c'est fini !

 

Nous voyons que l'humanisme, la Culture générale, elle fait place à un savoir spécialisé, donc nécessairement fragmentaire. Et l'étude comme le travail s'effectue, à cause de cela, de plus en plus en équipe, en séminaire comme on dit aujourd'hui. Et le Maître ?

Le Maître dans tout cela, il est réduit - comme le Père l'a expliqué - bien souvent à la fonction de coordinateur. Et il s'impose beaucoup plus par son prestige personnel que par sa compétence, par ses qualités d'organisateur, de dirigeant, d'ani­mateur, de facilitateur - comme on dit encore aujourd'hui même dans des Chapitres Généraux, de moniales du moins - plutôt que par sa science, par sa compétence.

La société toute entière est touchée par ce phénomène...même les aînés, ça ne regarde pas seulement les jeunes. Mais les jeunes sont beaucoup plus fragiles, beaucoup plus sensibles, car eux n'ont pas encore les réserves que les Anciens ont accumulées.

 

Les monastères dans tout cela ? Mais les monastères, eux, ne sont pas à l'abri. Dans beaucoup d'entre eux - je l'ai entendu dire là-bas aussi au Chapitre Général - se vit une crise d'autorité. Et cette crise d'autorité, elle est en réalité une crise d'identité. On se pose des questions : Qu'est-ce que la vie monasti­que ? Qu'est-ce qu'un moine ? Qu'est-ce qu'un Abbé ? On a perdu l'axe, on s'est désaxé, désorienté par rapport à ce schème de base qu'est la relation Maître-disciple, relation de laquelle coule cette Tradition, cette transmission de la vérité, de la sagesse et de la vie.

Il faut dire que le problème est très grave en certains endroits. Par exemple dans un monastère, où pendant que l'Abbé était au Chapitre Général, les jeunes de ce monastère - où ils sont assez nombreux - tenaient ce qu'ils appelaient entre eux le Chapitre Géné­ral des jeunes. Voilà, on va faire quelque chose et organiser la vie monastique nouvelle. Vous voyez ! C'est cela ! C'est très naïf, très enfantin. Mais ça fait beaucoup de tort et ça jette du trouble.

 

L'origine de tout cela, mes frères, l'origine proche, pas l'origine lointaine ? L'origine proche de cette crise c'est une méfiance à l'endroit de la Tradition, donc à l'endroit du passé qui est transmis et qui est mis à la disposition des hommes d'aujourd'hui. Car la Tradition, elle est sentie comme inhibante et castratrice. C'est à dire qu'elle étoufferait la vie plutôt que de lui permettre de s'élancer, de s'épanouir. Elle est vécue comme une atmosphère qui ne permet pas de respirer.

On dira : Mais s'il faut toujours regarder en arrière, il n'est pas possible d'avancer ? On oublie que la Tradition n'est pas derrière nous, mais qu'elle est devant nous. Dans le schème Sémite de la vie, la Tradition est devant, elle n'est pas derrière. Elle est devant mes yeux. Et c'est en me nourrissant de ce que j'entends, de ce que je vois que je deviens un homme et que je puis à mon tour avancer dans la vie.

Et alors que fait-on si la Tradition est vue comme étouffante ? Eh bien, on rompt avec elle, une rupture ! Et on commence quelque chose de neuf. On est dans la situation de cette colombe qui trou­verait qu'il serait bien plus simple de voler s'il n'y avait pas d'atmosphère, s'il n'y avait pas cette résistance. On oublie que la Tradition nous porte.

Dans l'Eglise, il y a un phénomène symptomatique qui révèle que le mal est bien là. C'est disons les drames qui se produisent maintenant dans la Liturgie. Car la Liturgie, elle est le canal de la Tradition. Or aujourd'hui, en beaucoup d'endroits - vous le savez aussi bien que moi - la Liturgie est massacrée. Sous prétexte de créativité, on ne s'en occupe plus,c'est à dire qu'on crée une liturgie à soi et qu'on ne tient plus compte des normes fixées par l'Eglise.

Il y a des Curés, il y a des Evêques qui ne savent plus à quel saint se vouer ? Car ils ne peuvent pas courir derrière tous leurs vicaires pour y mettre de l'ordre. Ce n'est pas possible ! D'ailleurs les vicaires disent tout carrément : je m'en fiche pas mal de l'Evêque. S'il ne veut plus que je le fasse à l'église, il y a un café en face et là on m'y attend. Voilà, c'est des réflexions qu'on entend ! C'est ça, vous voyez ! C'est terrible, c'est terrible !

 

      2. La nouvelle traduction des Psaumes ?

 

 

Et revenons à nos monastères en général. Il y a dans le domai­ne de la liturgie quelque chose qui est donc symptomatique d'un dédain de la Tradition, quelque chose dont on commence à se rendre compte aujourd'hui. On ne l'avait pas remarqué, et maintenant on s'en aperçoit. Il faut dire qu'au début, cela s'est fait en toute bonne Foi, sans le savoir, en voulant faire mieux, car on veut toujours faire mieux. Mais en ne savait pas qu'on glissait sur une pente qui allait conduire hors de la Tradition. Il s’agit de la Traduction dite Oecu­ménique du Psautier.

Cette traduction est pratiquement imposée par le Centre Natio­nal de Pastorale Liturgique en France à toute la Francophonie, à tout ce qui parle Français. Le Frère Luc nous a fait une petite al­lusion à ce phénomène, parce qu'ils en ont encore parlé à leur ré­union de Namur. Il y a un monopole de fait, on est obligé d'utili­ser cette traduction parce qu'il n'y en a pas d'autres, parce qu'il y en n'a plus d'autres. On n'a que celle-là à la disposition !

Or en fait, cette traduction, elle rompt avec deux millénaires de Tradition Chrétienne, avec tous les Pères de l'Eglise. Et elle rompt aussi, il faut le dire, avec la théologie catholique. Elle n'est pas hérétique, loin de là ! Mais rompant avec les Pères, rompant avec la Tradition, il n'y a plus en elle de base pour une théologie catholique. Pourquoi ?

 

Mais c'est parce qu'on s'est basé pour cette traduc­tion sur le texte, uniquement sur le texte Hébreux Massorétique. Et on a utilisé un Français désacralisé où le vocabulaire chrétien traditionnel ne se retrouve plus, ne se trouve plus. On a donc fait fi de la Lecture Chrétienne du Psautier qui était celle de l'Eglise et de la Vie Monastique depuis l'origine du Christianisme. Si bien que maintenant on ne s'y retrouve plus. C'est quelque chose qui devient étranger à la vie de l'Eglise. C'est extrêmement grave, cela !

Voilà, pour vous donner un exemple. Vous savez que Saint Ber­nard a rédigé quelques écrits, quelques sermons sur le Psaume 90 qui est le Psaume du Carême. Eh bien, si Saint Bernard devait avoir la traduction dont nous disposons aujourd'hui, il ne s'y retrouve­rait absolument pas. C'est tout autre chose. La touche chrétienne en est absente.

A la Conférence Régionale de Port-du-Salut, le Père Abbé d'Orval avait fait la remarque en public. Et il avait demandé s'il ne serait pas possible de corriger cette Traduction Œcuménique du Psautier ? De la corriger pour qu'elle soit dans un sens chré­tien, pour qu'elle puisse devenir vraiment une prière chrétienne et monastique.

Il citait un tout petit exemple, mais qui est frappant. C'est que il n'est plus jamais question du mot Christ. On a tout traduit par Messie. Mais on va dire : C'est la même chose ! Oui, mais qui, à part quelques Hébraïsants, saura que Messie est le mot Hébreux qui veut dire OINT, CHRIST ?

On a consulté l'Abbé de La Trappe, qui est le grand Maître à penser dans le domaine de la Liturgie. Et il a dit : Ce n'est pas possible ! Pourquoi ? Parce que le texte que nous disposons aujourd’hui est un texte déposé. On ne peut pas changer un mot, il est dé­posé. Vous voyez, là on est pris dans un piège. Alors il a dit aussi : Voilà, ce texte-là se diffuse partout. Si on ne l'emploie pas dans les monastères, eh bien, les gens qui vont venir, ils seront perdus, ils ne comprendront pas, ils se de­manderont ce que c'est. Et voilà ! C'est ainsi qu'on est embarqué dans des histoires dont il est difficile de sortir.

Et alors de plus en plus ce Psautier rencontre de l'opposition partout. Et dans les monastères, ça se diffuse, ça ne va plus. Naturellement on ne peut pas dire : maintenant on va le supprimer et mettre un autre. Non, il est là !

 

Mais comment en sortir? La question se pose dans les monas­tères. Il est possible d'en sortir, mais ça demanderait un travail presque gigantesque. On dit ceci : Eh bien, il n'y a qu'une solu­tion : il faut soi-même recommencer le travail, indépendamment du C.N.P.L., et alors avoir son texte. Mais alors, partir du texte Officiel de l'Eglise Latine d'aujourd'hui qui est la Neo-Vulgate, revue d'après la VERITAS HEBRAICA et à partir de là alors avoir un Psautier vraiment Chrétien et monastique.

Eh bien je me suis dit : ça vaudrait peut-être la peine d'es­sayer, de tester la chose. Et j'ai traduit en suivant ces principes les Psaumes de Complies d'après le schéma de Saint Benoît : le Ps.4 le Ps.9o et le Ps.133. Et j'ai soumis cette traduction à des personnes compétentes. Elles ont fait des remarques. La Traduction a été revue, retravail­lée, etc. On est arrivé à quelque chose. Et je me demande si AD EXPERIMENTUM on ne pourrait pas essayer, tester, voir si en prati­que ce serait quelque chose de meilleur chrétiennement et monasti­quement, que le texte que nous avons aujourd'hui ?

 

Voilà, je vais vous donner un petit exemple, parce que je pour­rais encore parler pendant une demi heure à ce sujet-là. Vous avez le Psaume 133 qui pour Saint Benoît et la Tradition Monastique en­tière est le Psaume, un des Psaumes types de Complies. Maintenant on le chante tout au début comme invitatoire. Eh bien c'est parce que on a décalé quelques mots : AU LONG DES NUITS. Dans la lecture chrétienne on dit : AU LONG DES NUITS LEVEZ VOS MAINS VERS LE SEIGNEUR. Tandis qu'il est dit dans l'autre tra­duction : QUI VOUS TENEZ DANS LE SANCTUAIRE AU LONG DES NUITS.

Et ça change absolument tout ! Ce Psaume 133 est un Psaume des Complies. Tandis que dans l'autre sens il est un Psaume que l'on peut vite chanter au matin en semaine pour que ce soit plus court. Vous voyez ! Ce sont des options monastiques de base qui sont re­mises en cause.

 

Alors mes frères, cela se complique encore parce que si on prend un texte de Psaume qui est une véritable lecture chrétienne du Psautier, ça veut dire qu'il faut avec cela une psalmodie adaptée, une psalmodie qui elle aussi est traditionnelle depuis l'origine. On ne peut donc pas inventer une psalmodie, ou des mélodies qui viennent d'aujourd'hui ! Ce n'est pas possible parce qu'elles ne sont pas adaptées à cet Esprit Monastique et Chrétien qui, lui, vient du début. Voyez, c'est un problème qui est très complexe !

Et je me demande si on ne pourrais tout de même pas essayer, ne fut-ce que pour Complies ? Je le soumets à votre appréciation. En tout cas, moi je n'hésite pas à le faire. On verra bien après le résultat. Un des ces jours, quand j'aurais un peu le temps, je vous présenterais un peu les traductions. Vous prendrez à coté de vous les Psaumes - vous les avez ici - d'une traduction parfaitement fidèle à la Lecture Chrétienne. Et vous aurez celle-ci à côté de vous. Et vous sentirez la différence. Et vous verrez que ce sont deux univers, deux univers différents.

 

Récollection du mois de mars.                     28.02.81

      Bilan de l’année jubilaire de Saint Benoît.

 

Mes frères,

 

Nous arrivons au terme de l'année consacrée à Saint Benoît. Lorsque nous l'avons ouverte voici un an à la même époque, nous nous étions assignés un programme à réaliser au cours des douze mois qui allaient suivre. Ce programme était simple mais ardu. Il devait exiger de nous réflexion et conversion, n'ayons pas peur d'utiliser ce mot.

Nous nous étions proposés un rafraîchissement spirituel par un regain de confiance en la beauté de notre idéal monastique. Et tout au fond de notre coeur, nous entretenions une ambition secrète, démesurée : goûter si possible, ne fut-ce que par l'in­tervalle de brèves fulgurances, la jeunesse éternelle de la divinité.

Nous y avons réfléchi, nous en avons parlé, et nous avons compris que c'était là une grâce, un cadeau, qui nous serait offert dans l'écrin précieux de la fidélité.            Oui la fidélité, qui est conjonction indissoluble de la Foi, de l'espérance et de l'amour. La Foi qui est flamme de lumière dans notre nuit. L'espérance qui est attente calme, patiente, pacifiante. L'amour qui est le don joyeux et sans retour. C'est cela la véritable fidélité !

 

Et le Christ, c'est à dire Dieu, avec nous s'est montré dans l'ineffable proximité de sa présence, et aussi dans l'étourdissante beauté de son visage, de ses yeux d'où coulent deux sources de Lu­mière. Le Christ, nous l'avons contemplé en lui-même, et nous l'avons honoré dans la personne de chacun de nos frères.

Reconnaissons-le, nous avons le droit de le dire : depuis un an il y a parmi nous, plus encore qu'auparavant, du respect, de l'accueil, de l'ouverture. Nous goûtons une paix plus profonde, une tranquillité qui apaise nos esprits et qui rend santé et vigueur jusque à notre chair. C'était déjà remarquable auparavant !

Mais au cours de ces douze mois, chacun peut en rendre témoignage, cette paix, ce res­pect, cette ouverture ce sont encore épanouies. Malgré les tenta­tions, malgré notre faiblesse, nous avons tenu.

 

Mes frères, nous devons en remercier Dieu. Car comme je le disais au départ, c'est là un cadeau combien rare et combien es­timable ? Et ce cadeau, nous l'avons reçu. Et aujourd'hui, à l'issue de cette année jubilaire, nous sommes davantage moine, davantage bénédictin, plus véritablement cistercien. Et cette grâce que nous avons reçue, nous devons la faire fructifier au cours des mois et des années qui viennent. Nous ne pouvons pas, nous ne pouvons plus nous arrêter. Nous sommes en route. Cette route nous conduit là où Dieu nous appelle. Et même si elle est longue encore, Dieu est tout de même si proche. Je le rappelais aussi, l'indicible proximité de sa présence. Nous savons qu'il est ici au milieu de nous, et que le regard de notre coeur purifié, par intervalle, peut le voir.

            Mes Frères, dans trois jours nous allons entrer dans le Carême. Nous en reparlerons. Mais demain au cours de notre récollection, préparons-nous à une clôture fervente, une clôture digne, une clôture reconnaissante, de l'Année de Saint Benoît. Une clôture qui sera ouverture sur de nouveaux progrès. Nous ne prendrons aucun repos que nous ne soyons devenus image vivante de notre Christ. De même que lui est l'image parfaite de son Père, nous deviendrons image parfaite de ce que lui est.

Nous le deviendrons parce que nous aurons vaincu la crainte de la mort. On vient de nous le dire encore. Le Christ déracine et la mort, et le mal. Il veut les déraciner en nous. Et à ce moment-là, nous ne serons plus que Lumière, nous ne serons plus que feu, nous ne serons plus que réceptacle de vie pour tous ceux qui nous approcheront.    Mes frères, nous ne nous arrêterons pas que nous n'ayons réalisé ce plan que Dieu a sur nous.

 

Et maintenant en conclusion, permettez-moi de rappeler comment les premiers Cisterciens voyaient Saint Benoît. Saint Benoît était pour eux : désert, fournaise et paradis. Désert ! omnino nihil, absolument rien, rien que Dieu dans son être qui est amour. Tout dans un monastère n'est que cadre indispen­sable, réduit au minimum, Parce que on est des hommes, il faut man­ger, il faut boire, il faut se vêtir, il faut se coucher, il faut s'abriter. Mais tout cela n'est que cadre. Dans le coeur il y a cet absolument rien, si ce n'est Dieu qui est amour.

Saint Benoît est aussi fournaise ! Propter emendationem vitiorum, Pr.36, comme il le dit. Un feu, un brasier qui brûle en nous tout ce qui est vicieux, tout ce qui est contraire à l'être divin qui est amour.

Et Saint Benoît, comme le voyaient les premiers cisterciens, est paradis ! L'âme devenue sponsa Christi est source intarissable de vie. Elle commence, comme le disait Saint Bernard, à enfanter pour le Verbe de Dieu ce que le Verbe de Dieu engendre en elle.

 

Mes frères, le moine n'est pas un être replié sur lui-même, un égoïste qui jouit d'un certain plaisir spirituel ? Non, il n'a pas peur d'affronter la mort pour la détruire et devenir dans une indissoluble union au Christ source, je le répète, de vie pour non seulement ses frères, mais pour tous les hommes.

Mes frères, cette noblesse et cet honneur, nous ne les céderons à personne....

 

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          02.03.81

      10. Danger de la représentation imagée.

 

Mes frères,

 

Il y a plus de dix jours que nous n'avons plus réfléchi en­semble à la lettre du Père Abbé Général. [3] Les événements se sont présentés ainsi et nous sommes entrés en eux de bon coeur. Ils sont porteurs de la volonté de Dieu sur nous. Et à quoi nous servirait d'échanger, d'étudier, si c'était pour nous rechercher nous-mêmes et nous écarter de cette volonté ? Nous péririons d'inanition.

Vous savez ce que le Christ a dit : Cherchez d'abord le Royau­me de Dieu et tout le reste vous sera donné par surcroît. Entrons dans cette volonté en toute simplicité et nous obtiendrons la scien­ce, l'amour et une certaine subtilité d'esprit qui nous permettra d'entrer dans les mystères de Dieu. Voilà, mes frères, notre vie contemplative !

C'était la vie de Marie. Elle ne se posait pas beaucoup de questions. L'essentiel pour elle, c'était de se nourrir de ce que Dieu lui demandait. Lorsque le Christ a dit : Ma nourriture à moi, c'est de faire la volonté de mon Père, il l'avait puisée, cette conviction, dans la contemplation de cette femme extraordinaire qu'était sa Mère.

 

Le Père Abbé Général nous dit que nous devons avoir à l'en­droit de Marie, pour Marie, une dévotion vraie, réelle, théologi­que, personnelle. C'est là que nous étions arrivés ! Personnelle ? C'est à dire que nous devons voir Marie pour ce qu'elle est : une femme vivante, ardente, généreuse, aimante, une femme active aussi. Non pas une chose, et c'est là le grand danger !

Le danger, c'est de traiter Marie comme un objet, de réflé­chir à son sujet, de discourir à son sujet, d'écrire peut-être à son sujet. Mais ce n'est pas d'elle qu'on parle, ce n'est pas à son sujet qu'on écrit. Non, c'est une certaine idée que nous avons de Marie.

 

Mes frères, c'est peut-être là un des plus grand danger qui nous guette. Et ici je voudrais attirer votre attention sur le péril des représentations imagées de Marie sous forme de sculpture, ou de peinture, ou de gravure, ou d'image. Prenons bien garde ! Cela ne veut pas dire maintenant que nous devons devenir des iconoclastes et tout briser, et tout jeter. Non, mais soyons tout de même prudents !

Objectiver Marie, la classifier, c'est la nécroser. Et nous nous trouvons alors devant rien du tout. Personne n'a jamais vu Marie. Naturellement on peut dire : oui, mais alors...etc, etc. C'est vrai! Mais ces enfants, ce sont toujours des jeunes ? Et ces enfants qui ont eu le privilège de con­templer quelques instants Marie, n'ont jamais pu la photographier, n'ont jamais pu la décrire, dire : voilà, c'était une Dame comme ceci et cela.

Attention alors lorsque l'artiste s'empare de ce que l'enfant tente d'évoquer avec des mots si pauvres. Que va-t-il arriver ? Mais à moins que cet artiste ne soit lui-même un saint, il va pro­jeter à l'extérieur ses phantasmes et nous allons être entraînés dans cette fantasmagorie.

 

Le danger de l'image, pour nous, c'est de succomber à la ten­tation de maîtriser Marie, d'en faire notre possession. Elle est devenue une chose qui est à notre service. Ce n'est plus de la dé­votion, c'est à dire que nous ne sommes plus donnés à Marie. Non, une certaine représentation que nous avons d'elle nous sert à nous et parfois à des choses bien basses. Attention à ces phantasmes !

C'est aussi, peut-être, si nous nous arrêtons à l'image, une certaine peur d'être arraché à nous-mêmes. L'image, c’est encore notre monde à nous. C'est une représentation. Elle est à notre ni­veau et nous ne devons pas alors sortir de nous-mêmes pour être entraînés dans un univers qui n'est pas le nôtre, et qui est tou­jours inquiétant parce que nous ne le connaissons pas. C'est l'univers de Dieu.

Et nous savons très bien que nous devons y laisser une grosse partie de nous-mêmes. Ce que nous con­sidérons comme le meilleur de nous-mêmes devra être sacrifié. C'est encore le  omnino nihil  de Saint Benoît, 33,3 et 43,19. Absolument rien. Donc attention !

 

Et la faiblesse de notre nature, elle nous oblige de parler de Marie à la troisième personne, comme je le fais maintenant. Nous devons dire : Elle. Dans l'état actuel, si infirme, si bancal, il ne nous est pas possible de faire autrement. Mais il ne doit pas en être ainsi dans notre coeur. L'erreur, la faute, c'est de continuer à parler dans notre coeur à la troisième personne. Et cela ne peut pas être car alors notre relation à Marie est totalement faussée, et d'ailleurs, il n'y en n'a pas. Lorsqu' il y a un Elle ou un Il, et que ce n'est pas un Tu, mais il n'y a rien en face.

La meilleure façon de tuer quelqu'un, de le détruire, c'est de parler de lui. Il arrivera un moment où cette faiblesse nous sera ôtée. C'est lorsque nous serons entièrement transformé par l'Esprit. Ce n'est pas possible ici bas. Mais lorsque plus tard l'Esprit nous possédera, ce n'est plus nous qui vivrons, mais c' est lui qui vivra en nous. Il n'y aura plus en nous rien qui ne soit amour, qui ne soit divin.

A ce moment-là, il ne nous sera plus possible de parler à la troisième personne, car nous nous verrons les uns les autres tels que nous sommes. Nous nous connaîtrons les uns les autres par l'in­térieur. Il ne sera plus possible même d'échanger entre nous au sujet d'un autre  car nous nous connaîtrons tous.

 

C'est cela la Communion des Saints arrivée à son sommet. Ce n'est pas une fusion de l'un dans l'autre. Mais c'est une commu­nion telle, que je retrouverai partout en chacun des autres une parfaite connaissance de ce que moi je suis moi-même et de ce que lui est. Voyez ! C'est ce partage de la même vie divine qui fait que nous restons personnellement unique, chacun pour nous. Mais, nous sommes présents dans chacun des autres, et chacun des autres est présent en nous. Et les échanges s'opèrent presque dans le silence. C'est ainsi que Dieu nous connaît ! C'est cela le sommet de la Communion des Saints !

Donc, mes Frères, nous devons nous ici, surtout dans les mo­nastères, essayer dans toute la mesure du possible de nous appro­cher de cet idéal, de cet état qui sera le nôtre un jour. Et vous comprenez la gravité de ce défaut qui est commun à tous les hommes, même dans les monastères, de parler, de médire, de dire du mal. Saint Benoît nous dit : Lorsque tu parles beaucoup, tu n'éviteras pas le péché ! 6, 14. C'est cela qu'il veut dire. C'est que à un moment donné, je vais parler de l'autre. Et dès l'instant où je parle de l'autre, je porte un jugement sur lui et ce jugement n'est jamais juste.

Il n'est pas nécessaire que je raconte des mauvaises histoires sur son compte ? Non, mais lorsque je parle de lui, je me trompe toujours. Il m'est impossible de posséder la vérité entière, par­faite, totale au sujet d'un autre. Et une vérité qui est partielle est toujours entachée d'erreur ; donc une certaine ombre de péché autour, le péché étant l'erreur par excellence.

 

Donc, mes frères, dans toute la mesure du possible, si nous voulons être de véritables dévots de Marie, de véritables enfants de Marie, exerçons-nous entre nous de ne jamais parler d'un autre, mais jamais ! C'est très difficile, je le sais bien. C'est pour cela que je dis que nous devons nous exercer, nous y exercer. Disons que c'est presque impossible de ne pas faire autrement. Mais ça ne fait rien. Nous devons le savoir.

Et lorsque nous nous en apercevons, nous devons nous ressaisir et nous dire : maintenant dégageons-nous, tirons-­nous de là ! Et puis laissons tomber. Le registre de l'amour, vous voyez, c'est toujours les rela­tions de personne à personne sur le mode du tu. Lorsque je puis dire tu à quelqu'un, et lorsque lui peut me répondre tu, à ce mo­ment-là, il y a quelque chose qui se crée entre nous.

Nous nous créons l'un l'autre. C'est la relation d'intersubjectivité qui nous permet d'être tout à fait ce que Dieu veut que nous soyons. Et cette relation doit d'abord être établie avec Dieu. Et puis, puisque nous sommes ici dans la lettre du Père Abbé Général, avec notre Mère Marie. Et la fois prochaine nous verrons qu'il est encore une autre façon d'avoir envers Marie une dévotion personnelle : c'est qu'elle soit vraiment nôtre. Non pas seulement vivre avec Marie comme avec une personne. Mais aussi savoir que cette dévotion, ce don de nous à Marie n'est pas en nous comme quelque chose d'étranger, mais que ça fait partie essentielle de notre personne.

 

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          03.03.81

11. Une dévotion personnelle qui est nôtre !

­

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous recommande une dévotion à Marie qui serait personnelle au sens qu'elle serait notre :

 

...Cette dévotion doit être nôtre, quelque chose que nous avons développé par nous-mêmes - sans oublier l'aide de la grâce divine - et pas seulement la copie servile de ce que d'autres font. Elle doit être une part de nous­-mêmes. Cette attitude personnelle dépendra évidemment de notre propre caractère, de notre tempérament, et de no­tre croissance spirituelle.

 

Il nous demande donc d'établir avec Marie des relations per­sonnelles, c'est à dire entretenir avec elle des rapports qui vont marquer de leur sceau notre personnalité spirituelle, notre être promis à la vie éternelle. Il n'est pas possible de fréquenter Marie sans être réchauffé par sa chaleur et éclairé par sa lumière. Elle est la Mère du Christ, elle est la Mère de la Lumière du monde, ne l'oublions jamais !

Elle va donc, cette dévotion, faire partie de notre identité, de notre signalement. Lorsque on nous regardera, on devra décou­vrir en notre comportement des attitudes qui sont les reproductions du caractère de Marie. Naturellement, il devra exister entre nous tous un certain air de famille, si nous avons tous une relation normale et person­nelle avec notre Mère. C'est comme dans une famille humaine : tous les enfants portent des traits de leur père et de leur mère, mais ces traits sont uniques dans chacun.

Il ne nous est pas permis, comme le Père Abbé Général nous le dit, de copier servilement ce que nous voyons chez les autres, ni même ce que nous verrions chez Marie. C'est quelque chose qui doit être naturel en nous. Le quasi naturaliter de Saint Benoît s'applique aussi à nos relations avec notre Mère Marie.

 

Je pense que c'est là quelque chose de très beau. Car chacun d'entre nous - et quand je dis chacun d'entre nous, ce n'est pas seulement notre petite communauté, mais je vois tous les hommes ­- vont former comme la chevelure de Marie. Voyez ! Lorsque le Christ dit : Pas un cheveu de votre tête ne tombe sans que votre Père le permette ou le sache, c'est que même nos cheveux font partie de ce que nous sommes.

Il y a des exemples remarquables de cela ! Si on veut repérer électromagnétiquement une personne, il suffit de prendre une mèche de ses cheveux, d'en saisir la longueur d'onde et, sans erreurs possibles, on sait détecter alors les caractères physiques et même moraux et psychiques de cette personne.

C'est vrai ! C'est une autre façon de parler de ce que sera un électrocardiogramme ou un électro-encéphalogramme. Cela veut dire que la moindre parcelle de notre être est marquée d'une sorte de particularisme, oui, qui la rend absolument irréductible à une autre.

 

Il en sera donc ainsi avec Marie. Mais alors, imaginez que nous sommes chacun comme un cheveu de Marie. Il y a là un magnétis­me Marial qui fait que chacun est distinct les uns des autres. Mais nous sommes tous rattachés à elle. Et la vie de Marie circule en nous. Mes frères, c'est là quelque chose qui est extrêmement beau parce que quand nous parlons du Corps Mystique du Christ, nous voyons uniquement le Christ. Et c'est vrai, il est la tête et nous sommes les membres.

Mais, si j'ose le dire, au dessus du Christ encore il y a sa Mère ! Et le Christ ne serait pas ce qu'il est dans sa nature hu­maine, s'il n'avait pas eu une telle mère. Et nous ne serions pas, nous, membres du Christ tel que ce Corps Mystique est, si Marie n'était pas telle qu'elle est. Donc, il y a en nous des traits de ressemblance avec Marie que nous devons cultiver pour que le cachet qui nous marque, pour que le sceau qui nous distingue mais qui malgré tout nous rattache à elle, devienne de plus en plus perceptible à tous les hommes, mais aussi à nous-mêmes.

Nous devons sentir qu'il y a en nous à la longue des réactions qui ne sont plus tout à fait de nous - tout en étant toujours par­faitement de nous - et qui viennent d'ailleurs, qui sont inspirées par notre Mère. C'est toujours ce processus de naissance et de croissance qui ne sera terminé que lorsque nous serons nous-mêmes ressuscités des morts. Parce que je pense bien que même après notre mort, si nous ne sommes pas parfaitement purifiés au moment de notre mort, cette purification ­devant s'opérer après, Marie intervient encore toujours.

Voyez donc ! C'est cela des relations d'ordre personnel, une dévotion personnelle qui va jusque là ! Et elle est tout à fait nôtre parce qu'elle nous constitue dans notre être d'hommes pro­mis à la vie éternelle. Quand on parle de vie éternelle, c'est toujours aussi vie Mariale.

Mais tout cela, le résultat de tout cela, c'est que nous serons de plus en plus configurés au Christ. Donc, une authentique dévo­tion personnelle à Marie sera toujours, toujours - je l'ai dit au début lorsque j'ai commencé ces entretiens - elle sera toujours Christocentrique, mais encore une fois, sans évacuer le moins de monde, Marie. Plus nous sommes des êtres Mariaux, plus nous sommes des êtres chrétiens.

 

Homélie de l’imposition des Cendres.            04.03.81*

 

Mes frères,

 

Nous inaugurons la grande et sainte quarantaine du Carême par la cérémonie de l'Imposition des Cendres. Il importe que notre geste extérieur soit l'écho fidèle de nos dispositions intérieures. Tout en effet est nu et découvert devant Dieu, ce Dieu qui a une oreille d'une finesse extrême et des yeux qui percent les épais­seurs les plus opaques. Il attend que le chant de notre coeur soit juste, et que soient beaux les mouvements de notre âme.

 

Mes frères, nous ne sommes rien, tout au plus un paquet, un petit paquet de matière animée. Nous sommes ce que nous mangeons, ce que nous buvons, ce que nous respirons : quelques kilos de pous­sières qui bientôt vont retourner à la poussière. Mais cet agglomérat de molécules animées est habité. Il est le temple de l'Esprit. Et le voici promis à un destin prodigieux : participer à la nature de Dieu, voir Dieu, partager l'intimité de la vie Trinitaire.

Oui, mes frères, Dieu lui-même a voulu devenir poussière afin que la poussière puisse devenir Dieu ! En nous et autour de nous naît et se développe un corps spirituel promis à la résurrection. Et le moine est un homme qui travaille avec l'aide de Dieu à l'engendrement et à la construction de ce corps nouveau. Son ascèse va consister à mettre tout en oeuvre, à libérer toutes les énergies, afin de les mettre au service de cette Opus Dei, de ce chef-d’œuvre que Dieu veut réaliser avec ce rien, ce souffle qu'est un homme.

Sans cesse donc, nous allons nous détourner de la vanité, de la finitude, du néant, pour nous orienter vers la Lumière, pour voir cette Lumière, pour nous alimenter à la volonté de Dieu ; et ainsi déjà entrer dans l'éternité qui nous est promise, et de quelque façon la déguster cette quaedam praelibatio vitae aeternae, ces prémices de la vie éternelle dont parlent nos premiers Pères.

 

C'est cela, mes frères, la conversio morum à laquelle nous nous sommes engagés au jour de notre profession monastique ! Et le carême, c'est la réanimation, la réactivation de cet ef­fort de conversion. Et cela, par une attention plus grande au re­noncement, au détachement, à une orientation plus correcte de notre vie et aussi une ouverture plus large au vouloir divin, une collaboration plus étroite, plus efficace au travail de Dieu en nous.

Et cela, mes frères, va se concrétiser dans la fameuse trilo­gie : la prière, le jeûne, le don de nos biens et de nos personnes sans ostentation, sans forfanterie, mais dans la simplicité d'un coeur qui fait confiance, qui s'ouvre et qui se donne.

Nous allons recevoir les Cendres et quelques instants plus tard communier au Corps et au Sang du Christ ressuscité. Et ainsi nous allons signifier que nous sommes des riens appelés à devenir des Dieux. Et c'est là, mes Frères, notre Force et notre joie pour au­jourd'hui et pour chaque jour de notre vie.

                                                                                                       Amen.

 

Chapitre : Notre Carême 1981.                   04.03.81

 

Mes Frères,

 

Nous abordons le carême dans les meilleures conditions physi­ques et spirituelles. La grippe nous a épargnés. Et nous le savons, il règne entre nous une paix, un accord, une charité qui est impré­gnée d'une chaleur humaine qui fait bon au cœur et qui nous aide à devenir meilleurs, qui nous donne confiance en notre Seigneur Jésus. Car si nous sentons affectivement l'amour qui nous unit, nous faisons plus facilement confiance au Christ.

Nous allons donc, dans ces dispositions - qui sont excellentes - ­nous préparer aux solennités Pascales. Nous y serons vite, quarante jours, c'est tellement vite passé ! Nous le ferons en dirigeant notre regard, le regard de notre coeur vers ce Dieu qui nous appelle. Il nous appelle à partager sa vie, à pâtir avec lui. Le Frères André va être le premier à l'ex­périmenter. Ce sera peut-être aussi, et même certainement notre tour ? Peut-être pas physiquement ?

Mais tous nous rencontrons des épreuves : des épreuves morales, des épreuves spirituelles. Elles nous purifient, elles nous dispo­sent à recevoir la grâce insigne de la résurrection qui déjà tra­vaille en nous. Nous allons donc tenir nos yeux Fixés sur ce Christ qui nous, aime, que nous aimons, qui nous a appelés, pour lequel nous vou­lons exister. Et nous allons faire cela en ayant soin de ne pas opérer de retour sur nous-mêmes. Je vais expliquer d'avantage ce que je veux dire. Je l'ai rappelé ce matin au cours de l'homélie.

 

C'est que le carême est une réactivation de notre voeu de con­version des moeurs. Nous nous détournons de nous-mêmes, nous renon­çons à nos appétits égoïstes et nous nous ouvrons aux autres, aux besoins des autres, nous les faisons passer avant nous. Lorsque nous sommes placés devant un choix : ou bien nous, ou bien le frère, nous choisissons le frère et nous nous renonçons. Et ainsi, nous laissons en nous le champ libre à l'action de l'Esprit divin qui va nous faire progresser sans cesse dans cette mort à nous-mêmes.

Permettre à l'autre de venir en moi ? Mais c'est permettre à Dieu de vivre en moi et de rayonner à partir de moi. Mais ce n'est pas facile parce que nous sommes blessés, nous sommes tordus, nous revenons toujours sur nous-mêmes. Eh bien, nous allons pendant ce carême réanimer notre labeur de conversion. Et pour cela, nous prendrons soin de ne pas nous abandonner à nos instincts primaires : le tout premier, l'instinct de conser­vation, et les autres ?

Saint Benoît nous dit, il dit textuellement en parlant du moi­ne : subtrahat corpori suo 49,7. Cela veut dire qu'il enlève, qu'il vole, qu'il dérobe à son corps la satisfaction de certains besoins. Ces besoins qui sont tellement impérieux, il ne faut pourtant pas leur donner emprise sur nous. Le corps est très bon. Le corps est créé, il est voulu par Dieu. Mais c'est notre coeur qui est perverti, et c'est notre coeur qui utilise notre corps pour satis­faire certaines choses.

 

Voilà ! Nous prendrons soin; pour combattre notre égoïsme, à ne pas céder à ces besoins qui sont excités par la malice de notre coeur. Mais pour procéder, je dirais, de façon efficace, nous fer­merons les fenêtres de notre corps pour étouffer l'instinct mau­vais de notre coeur. Aussi, chacun pour soi devant Dieu et devant sa conscience va décider de faire quelque chose, mais toujours en accord avec son confesseur, son directeur spirituel ou son Abbé. Sinon, mais ça va devenir une nouvelle façon, mais plus subtile, de se rechercher.  Deputabitur vanae gloriae, dit Saint Benoît. 49,9. Non, non, ce sera réfuté pour vaine gloire, ce ne sera rien du tout. Ce sera du vent, ce sera flatterie de la chair, rien !!!

 

Mes frères, nous pouvons faire certaines choses aussi au plan communautaire, c'est à dire la Communauté comme telle en passant par le réfectoire. Et cela ne nous mettra pas notre vie en danger, non ! Au con­traire, ça nous rendra peut-être une meilleure santé ? Car aujourd'hui, lorsqu'on veut guérir certaines maladies, on conseille une cure de jeûne. Mais alors, c'est un jeûne médical.

Il ne sera pas question de ça ici, mais une toute petite cho­se quand même pour montrer que nous sommes maîtres de nos instincts et que nous savons tout de même offrir quelque chose, comme le dit Saint Benoît, de bon coeur à notre Dieu. C'est ceci pendant la durée du carême, nous ne recevrons que la moitié du dessert habituel. Voyez, ce n'est pas mortel ! Au lieu de deux pommes, nous n'en recevrons qu'une. Au lieu d'un bol à ras bord de compote, ce sera la moitié.

Et puis aussi, mes frères, ce n'est pas fréquent, mais nous nous passerons de glace. Pour les grandes fêtes, vous savez, les tous grands jours, on reçoit deux desserts, on passe avec une gla­ce. Eh bien, nous laisserons tomber la glace pendant le carême. Et vous voyez, nous n'en mourrons pas. Mais nous donnerons tout de même un petit coup à notre besoin de manger et à notre gourmandise. On aime tout de même, de temps en temps certains jours, sentir le bon goût de la glace, oui. Enfin, voilà !

 

Mais dans un autre domaine alors plus élevé, plus profond, nous allons aussi nous sentir d'avantage responsable chacun person­nellement de l'atmosphère de silence qui règne dans notre monastère. Il faut dire que de ce côté là nous avons réalisé aussi de grands progrès. Mais il est toujours possible d’avancer, de perfec­tionner, d'améliorer, d'affiner la qualité de notre silence. Attention aux bavardages : la loquacitas, les sourrilitas, (49,7). J'en ai parlé il y a quelques jours encore.

Attention de ne pas discourir les uns au sujet des autres ! Non, ni en mal - jamais en mal, naturellement - mais pas même en bien. Laissons à Dieu le soin de nous regarder et de nous juger. Et aussi nous veillerons à ne pas parler - même de choses utiles - dans les endroits qui sont les endroits sacrés, appelons-­les ainsi. Ce sont les cloîtres qui nous conduisent à l'église, dans lesquels on fait les processions.

Attention aussi aux paroles échangées dans le réfectoire ! C'est aussi un endroit où l'on prie, c'est un endroit où la com­munauté partage la suite normale du repas Eucharistique. Alors faisons attention à ces deux endroits là ! Nous pouvons nous surveiller. Cela arrivera encore une fois ou l'autre que nous trébuchions et puis que nous nous retrouvions par terre. Faisons attention !

 

Et alors, nous n'oublierons pas que nous avons deux frères, le frère Paul-Michel et le frère Bernard qui se préparent à la Profession Solennelle pour la nuit de Pâques. Pour eux, cela de­vient quelque chose de concret, cette attente de la Paques du Sei­gneur. Comme les catéchumènes qui attendaient la nuit de Pâques pour être baptisés, eux ils vont attendre cette nuit pour être rebapti­sés, pour être plongés corps et âme et jusqu'à la mort dans le Christ. Ils vont se livrer à lui.

Donc pour eux, voilà, ils entrent déjà en retraite maintenant. Ce n'est pas la retraite canonique, certes, mais c'est déjà pour eux une retraite. Et alors nous les aiderons de notre prière, et de notre sympathie, et de notre amour.

 

Et ainsi, mes frères, avec eux nous regarderons approcher Pâques avec le désir, avec l'ardeur, la joie du désir spirituel. Nous attendrons le moment où avec le Christ nous ressusciterons. Car dans cette Pâques, et au-delà de cette Pâques, nous allons espérer que le travail de résurrection qui est à l'oeuvre en nous, soit accéléré. Non pas pour hâter l'heure de notre mort physique, mais l'heure où nous serons tout à fait christifiés, où nous pour­rons dire, sentir : Mais qu'est-ce qu'il se passe ? Mes réactions ne sont plus comme avant ? Mais ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi, je touche au bord de la résurrection.

Et nous l'espérerons, non seulement chacun pour soi personnel­lement, mais pour chacun des frères, et puis pour tous les hommes, pour tous ceux que Dieu nous a confiés et que nous portons dans notre coeur et aussi dans notre chair. Car notre corps spirituel dont j'ai aussi parlé à l'homélie de ce matin, est en train d'être façonné. Nous aidons l'Esprit à le créer en nous et autour de nous, et nous demandons qu'il s'éten­de à l'humanité entière. Et ainsi nous porterons et nous mérite­rons vraiment notre nom de chrétien et de moine.

 

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          07.03.81

12. Une dévotion personnelle virile et adulte !

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous a dit que notre dévotion Mariale devait être personnelle. C'est à dire qu'elle devait faire partie de notre identité chrétienne et monastique. Ce sera le cas si nous entretenons avec Marie des relations filiales d'amour et de grande, d'absolue confiance. Dans ce domaine de la confiance, je pense que nous ne pourrons jamais aller assez loin, car Marie n'est pas captatrice. Elle ne détourne pas à son profit l'amour que nous devons au Christ. Son ambition est qu'un jour, au dernier jour, le Christ soit tout en tous les hommes.

 Elle désire être, comme le dit Saint Bernard, un aqueduc, un canal, ou bien une porte, une fenêtre, une vitre, une lentille. Elle laisse passer la vie divine. La grâce qui doit nous soutenir dans notre lutte et notre marche, elle ne l'arrête pas. Non, elle lui donne comme une nouvelle impulsion. Et en cela, elle est ce qu'elle a toujours été; elle est humble.

 

Je pense que un Supérieur, un Abbé devrait être - on dirait plutôt ça d'une Abbesse, ce serait plus facile - une sorte de Marie. Il faut bien me comprendre. Quelqu'un qui n'essaye pas de capter ou de voler une affection ou un amour, ou un respect, qui est du à quelqu'un d'autre. Il est du au Christ qui vit dans la personne de l'Abbé.

            Mais ce n'est possible que si l'Abbé est entièrement mort à lui-même, donc s'il est humble. L'idéal, ce serait qu'il ait une humilité comparable à celle de Marie. Mais enfin, ce n'est pas pos­sible, car l'humilité de Marie est unique. Mais pour vous dire, mes frères, que lorsque il s’agit du domaine de la vie divine, des rapports avec la­ Trinité, nous ne devons jamais être des écrans ou des murs, mais des pistes sur lesquelles cette grâce peut rebondir pour aller plus loin avec une nouvelle force.

 

Marie est donc Mère ! C'est ça sa qualité. Elle est LA MERE par excellence. Et nous touchons là le mystère de l'infinie fécon­dité de la virginité. Il faut bien se rendre compte de cela. C'est une vierge qui sera un jour la mère de tous les hommes. Et c'est encourageant pour nous qui avons renoncé à fonder une famille charnelle. Si nous som­mes fidèles, un jour encore - je dis toujours ce mot JOUR parce que il est un peu synonyme de Lumière et il est peut-être beaucoup plus proche de nous que nous le pensons, pour chacun de nous -.

Un jour encore, nous verrons alors toute notre postérité, nous la connaîtrons. Et nous en serons stupéfaits, et émerveillés, et reconnaissants. Nous ne devons jamais nous considérer comme des êtres diminués parce que nous n'avons pas d'enfants selon la chair. Non, nous en avons d'un autre type, et je le répète, ils seront un jour notre couronne. Mais pour cela, nous devons rester fidèles.

 

Il y aurait beaucoup de choses à dire à ce sujet, car ce mys­tère de la virginité est en relation étroite avec celui de la clô­ture. J'en parlerai peut-être un jour ? Parce que, vous le savez peut-être, ou bien vous ne le savez pas, mais ce qui est de plus en plus contesté aujourd'hui dans les monastères, c'est justement la séparation du monde.

Il y a encore eu dernièrement un petit colloque ou une petite cession - je ne sais pas - qui réunissait des moines et des monia­les. Et je le tiens d'un auditeur qui était là présent, et bien ça n'a fait que de porter là-dessus : qu'aujourd'hui il ne faut plus de clôture, il ne faut plus de séparation du monde. Les moines doi­vent être dans le monde et le monde doit être chez les moines. Vous voyez !

Alors la réflexion a été faite - pas en public, mais tout bas -. ­Mais alors, ils n'avaient pas besoin d'entrer dans les monastères, ces gens-là. Il y a assez d'autres Ordres. Mais c'est pour vous dire qu'on perd de vue, je pense, ce mys­tère extraordinaire qu'est la valeur de la fécondité de la vie con­sacrée dans la virginité. Mais surtout, surtout celle qui est per­due dans le désert. Il faut que le grain meure pour qu'il donne du fruit en abondance. Ce fut le cas de Marie.

 

Et en formant le Christ en nous, Marie par le fait même impri­me son image en nous. Les deux sont inséparables. Le Christ et Marie devaient se ressembler comme deux gouttes d'eau, physiquement, spirituellement aussi. Et lorsque Marie forme, fait se développer le Christ en nous, elle y imprime son image. Ce sera là aussi très beau. 

Et s'installe alors entre Marie et nous une relation d'ordre ontologique qui est le sommet de l'interpersonnalité. Voyez ! Alors notre dévotion est personnelle. Il n'est pas possible d'aller plus loin. C'est jusque là que nous devons aller. Et nous devons y collaborer en pensant à Marie, en la priant. Car alors, nous devenons de plus en plus malléables sous ses doigts, dans ses mains, sous son agir. Nous devons grandir en elle, avec elle, par notre coeur et par notre intelligence aussi.

Il y a là un engagement de notre personne dans ce qu'elle a d'humain. Et là aussi c'est très beau ! C'est ainsi que nous pouvons dire que notre dévotion personnel­le, elle doit être virile et adulte. Cela ne nous infantilise pas. Non, au contraire nous devenons des hommes - si nous sommes des êtres voués à Marie - non seulement au plan surnaturel, mais aussi au plan humain.. .Nous devenons plus adulte...

 

Ne l'oublions pas, mes frères ! Vous savez que il a été un temps où on regardait un peu les gens ou les moines qui avaient une dévotion Mariale, un peu comme des sous-développés ; ils ne savaient pas mieux ! 

NON ! Ce n'est pas ça ! Naturellement, encore une fois, il faut qu'elle soit vraie, cette dévotion, et réelle. Ce ne doit pas être un refuge. Et comme je le dis, elle sera d'autant plus per­sonnelle qu'elle sera virile et adulte.

 

Homélie : 1° dimanche de carême, année A.   08.03.81*

      La tentation de Jésus.

Gn 2, 7-9;3,1-7 / Am 5,12-19 / Mt 4,1-11

 

Mes frères,

 

Le récit que nous venons d'entendre a brûler au fer rouge la conscience de l'Eglise qui a déchiffré en lui le mystère de sa destinée. Il n’est pas possible de l'explorer en quelques minutes. Notre contemplation n'aura pas assez de l'éternité pour l'admirer et pour s'en nourrir. Je vais me contenter d'en effleurer un tout petit détail.

L'analyse sémantique d'un mot du texte original nous permet de comprendre que Jésus a été conduit, emmené sur une hauteur. Voilà ce mot : Jésus est poussé par l'Esprit dans un désert de montagne.

 

Il existe donc une montagne qui est le repaire de satan, une montagne qui se dresse en marge de la communauté des autres monta­gnes que nous connaissons. Elles portent des noms prestigieux : l'Horeb, le Mont Sion, le Thabor, l'Hermon. L'Horeb, la montagne de la calcination : elle est brûlée par un feu qui ne consume pas, ce feu qui est Dieu lui-même. C'est

la montagne où Dieu se révèle dans le fracas des éléments déchaî­nés ou dans le murmure à peine perceptible d'une brise légère. C'est la montagne de Moïse et d'Elie, les deux plus farouches défenseurs de l'honneur de leur Dieu.

Plus modeste le Mont Sion qui est la montagne ombragée. Elle repose à l'ombre de l'Esprit. Sur elle, Dieu a établi sa demeure. Et c'est là qu'il se manifeste dans l'obscurité de sa présence. Il y a le Thabor qui signifie le nombril. C'est le nombril de la terre. Là, Dieu est apparu dans la fulgurance d'une chair trans­figurée. Là aussi se sont rencontrés avec lui Moïse et Elie.

 

Mais j'en reste là pour venir à notre montagne sur laquelle Jésus à été conduit. Une montagne qui s'élève dans toute la hau­teur de son vide, et qui de là, nargue les autres montagnes. Elle est marginale. Et voilà que le Fils de Dieu est chassé vers elle. Il la gravit non pas pour la détruire ­ou pour l'écraser, mais pour la puri­fier et pour la peupler.

Car dans les narines de cet homme qui est Jésus circule un souffle, ce souffle qui a été mis en lui au jour de la création, le propre souffle de Dieu. Ce souffle que un jour il va répandre sur le monde entier. Et ce souffle de Dieu, cet Esprit, c'est l'Amour. Et l'amour ne méprise rien de ce qu'il a fait.

Et alors commence une lutte sans merci entre le vainqueur primordial, le démon, et le vaincu primordial, l'homme, l'Adam ; entre les ténèbres qui étouffent le monde et la Lumière venue dans le monde ; entre la haine qui sème la mort et l'amour qui donne la vie.

Nous connaissons les péripéties de cette lutte jusqu'à la mort du nouvel Adam sur le bois d'une croix. Et puis l'inattendu : sa résurrection d'entre les morts. L'Amour était demeuré invaincu. Parmi les tourments les plus atroces, au sein des persécutions les plus subtiles, jamais une seule pensée de malveillance n'avait pu entrer dans le coeur de cet homme. L'Amour, l'Esprit avait ra­dicalement vaincu toutes les puissances du vide et du mal.

 

Mes frères, nous voyons mieux à présent pourquoi la place du moine est dans le désert. C'est le lieu du courage et de la Foi. Dans le désert, le Christ poursuit mystiquement dans la personne de quelque homme cette lutte qu'il a entrepris un jour contre les puissances de destruction, toutes les puissances du mal, toutes les puissances de mort. Il le fait dans la personne d'hommes fragiles, mais qu'il ha­bite et qu'il revêt de sa force à lui ; des hommes qui n'ont pas peur d'affronter la souffrance, la tentation, ni même la mort.

Et alors, c'est ici le lieu d'un affrontement entre la sensua­lité et le renoncement, entre l'extravagance et la discrétion, en­tre la démesure et l'humilité, et cela dans un déferlement et un enchantement de fantasmes. Ce n'est pas pour rien que Saint Benoît parle des culmina scientiae et virtutum, des sommets de science et de vertu. Ces sommets ne sont rien d'autre que les escarpements de notre être, ces escarpements que la grâce de Dieu a nettoyés, assainis et trans­figurés.

 

Mes frères, c'est de nouveau l'obéissance à la volonté de notre Dieu : une obéissance absolue, sans discussion, une obéis­sance toute de confiance qui va permettre au moine de traverser la mort et de parvenir dans la vie incorruptible, impérissable. Nous attendons avec la patiente ardeur du désir spirituel le jour de la Pâques, de la nôtre surtout, ce jour où nous verrons notre épreuve s'ouvrir, ce jour où enfin nous boirons à larges traits la vie qui coule des yeux lumineux du Christ ressuscité.

Mes Frères, la tentation, l'épreuve, la souffrance n'ont ja­mais qu'un temps. Ce qui nous attend, c'est la résurrection et la vie. Et à ce moment, les montagnes du vide, la montagne de ce vide satanique a été entièrement transformée. Elle est devenue la mon­tagne de la rencontre pour une extase qui ne finira jamais. Amen.

 

Chapitre : Projet des Nouvelles Constitutions.   08.03.81

1.   Introduction.

 

Mes frères,

 

Le Chapitre Général a remis entre les mains des Abbés et des Communautés le Projet des Nouvelles Constitutions (P.N.C.). Ce projet doit être étudié sérieusement de façon à ce que les remarques puissent permettre au Concilium Generale qui doit se tenir à la fin de cette année-ci, de prendre une décision au sujet de ce projet.

On a fait remarquer au Chapitre Général que le délai de six mois qui avait été prévu était un peu court, d'autant plus qu'on ne disposait pas d'instrument de travail. Le Chapitre Général a alors décidé de remettre une grille qui permettrait un cheminement dans la réflexion et dans l'étude. Cette grille est arrivée. Et maintenant, je pense que nous allons pouvoir entamer cette discus­sion.

Dans le courant de la semaine, vous recevrez chacun un exem­plaire de ce projet. C'est assez sec naturellement ! Ce sera un bon exercice pour le temps de carême, le parcourir, voir s'il y a des points qui vous paraissent susceptibles d'être améliorés ? Et puis nous en parlerons.

La lettre du Père Abbé Général touche à sa fin. Nous pourrons alors commencer à parcourir les textes du projet.

 

Il faut d'abord voir comment on en est arrivé là. Ce n'est rien d'autre que la mise à exécution qui avait été demandée par le Décret Perfectae Caritatis en 1965. Il a donc fallu une quinzaine d'années. Il faut dire que les Chapitres Généraux se réunissent maintenant tous les trois ans.

Ce Décret disait :

 

...L'organisation de la vie, de la prière, et de l'acti­vité doivent être convenablement adaptée aux conditions physiques et psychiques actuelles des religieux. Et aus­si dans la mesure où le requiert le caractère de chaque Institut, aux besoins de l'apostolat, aux exigences de la Culture, aux circonstances sociales et économiques, cela en tous lieux et particulièrement dans les pays de mission. D'après les mêmes critères, on soumettra aussi à l'examen le système de gouvernement des Instituts.

 

Il faut donc réviser convenablement les Constitutions, suppri­mant ce qui est désuet, et se conformant aux documents du Concile. Voyez quelle entreprise ! Il est paru en 1966 des règles pour l'application de ce Décret. On disait entre autre :

 

...Les Instituts Religieux pour faire diligemment mûrir les fruits du Concile doivent en premier lieu promouvoir la rénovation spirituelle. Et de là, s'attacher à réali­ser avec prudence mais aussi avec empressement une réno­vation adaptée de leur vie et de leur discipline par l'étude assidue, spécialement 5 et 6 de la Constitution Lumen Gentium et du Décret Perfectae Caritatis, ainsi que par l'application de la doctrine et des normes du Concile.

 

Vous savez qu'il y a des Instituts Religieux qui ont travaillé avec empressement à cette rénovation adaptée.  C'est plutôt avec précipitation qu'avec empressement ! Et il s'est produit des catas­trophes.

Les moines existent depuis près de 2000 ans. Ils sont des gens réfléchis. Leur vertu maîtresse est la discrétion. Ils ont donc agi avec une hâte, mais suffisamment lente pour ne pas trébucher et se blesser mortellement.

­            ...Les Lois Générales de chaque Institut, de quelque nom qu'on les appelle comportent d'ordinaire les éléments suivant...

 

Voici donc comment il faut concevoir le plan général des nou­velles Constitutions :

 

...D'abord les principes Evangéliques et théologiques de la vie religieuse et de son union avec l'Eglise en une formulation adéquate et précise par lesquels seront reconnus et sauvegardés l'esprit des Fondateurs, leur in­tention propre, ainsi que les saines Traditions. Toutes choses qui constituent le patrimoine de chaque Institut.

Ensuite, les normes juridiques requises pour définir clairement le caractère, la fin, les moyens de l'Institut. On évitera de trop les multiplier, mais elles seront tou­jours exprimées d'une façon adéquate.

L'union de ces deux éléments, spirituel et juridique, est indispensable pour assurer une base stable aux Codes Fondamentaux des Instituts, imprégner ceux-ci d'un esprit authentique et en Faire une Règle de Vie. On évitera donc de rédiger un texte soit uniquement juridique, soit purement exhortatif...

 

Ceci est essentiel ! Il faut donc qu'à travers les Constitu­tions on trouve toujours intimement lié le spirituel et le juridi­que. Il faut que le juridique soit imprégné de spirituel. Il faut donc qu'un simple religieux lisant les Constitutions y découvre l'esprit de sa vocation. C'est très difficile à réaliser ! Vous verrez que de ce côté il y a dans les Constitutions des réussites, et aussi des choses qu'il faudrait exprimer de façon meil­leure.

La Commission de Droit qui s'occupe spécialement de la mise au point de ces Constitutions, est maintenant composée de 7 membres : 2 choisis par le Chapitre Général des moines, 2 choisies par le Chapitre Général des moniales. Donc, deux moines, deux moniales ! Ces quatre vont coopter, donc choisir eux-mêmes, trois autres mem­bres, soit moine, soit moniale, mais il faut que dans ces trois membres, il y ait un Supérieur.

On pourrait proposer que dans ces trois membres il n'y ait pas nécessairement un spécialiste des questions juridiques, mais un pneumatophore. Ce serait la bête rare ou le merle blanc à décou­vrir dans l'Ordre. Donc un homme qui serait suffisamment déjà christifié et qui en même temps aurait un style, une possession parfaite de la langue latine que pour pouvoir exprimer le juridique en termes spirituels.

Voyez, c'est une entreprise qui est ardue ! Et on peut louer les capitulants et les membres de la Commission de Droit de ne pas avoir hâté le pas de façon inconsidérée.

 

...Du Code Fondamental des Institut on exclura ce qui est désuet, ce qui varie avec les usages de chaque époque, ou répond à des habitudes purement locales. Les règles qui dépendent de la situation actuelle, des conditions physiques ou psychiques des religieux ainsi que des cir­constances particulières sont à reporter dans des codes complémentaires. 

Les CONSTITUTIONS dont voici le projet pour la branche mascu­line, se composent donc de trois parties, ou plutôt disons. .......

                                                                            Fin de la cassette avec toutes les excuses de l'opérateur !

 

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          09.03.81

13. Une dévotion contemplative !

 

Mes frères,

 

Notre Père Abbé Général nous donne une quatrième note d'une authentique dévotion Mariale :

 

Une autre marque de cette dévotion - et nous touchons ici un trait plus spécifique de notre vie - est qu'elle doit être contemplative. Je veux dire par là que nous devons être plus sensible à des aspects de la vie de Notre Dame qui semblent en harmonie avec l'idéal contemplatif.

C'est vrai que nous ne connaissons pas les détails con­crets de la vie de Marie avec Jésus à Nazareth. Mais nous savons bien qu'elle a du être en contact étroit et aimant avec lui durant ces 30 années. Nous savons bien aussi qu'elle thésaurisait les divers détails le concernant, les méditant en son coeur. C'était une méditante de la Parole.

C'est ici que doit croître spécialement notre intimité avec Marie. Dans son orientation fondamentale notre vie cistercienne ressemble à ces 30 années de vie cachée ! Si nous voulons vivre davantage dans la proximité de Jésus, nous pouvons l'apprendre d'elle, dans un approfon­dissement incessant de la Foi, de l'espérance et de l'amour.

Ce que nous apprendrons restera notre secret. Mais nous aidera à la rejoindre dans sa vie très ordinaire, et dans son abandon complet à la volonté de Dieu. C'est lui qu'elle cherchait et non elle-même ! « Magnificat anima mea Dominum et exultavit spiritus meus in Deo salutaris meo. » En même temps elle était très humaine et disponible, capable de remarquer de petites choses comme le manque de vin à Cana.

De garder les yeux sur elle nous aidera à vivre notre vocation contemplative à un niveau plus profond, car elle est toujours orientée vers Jésus. Elle aime chèrement chacun de nous comme une Mère. Et son plus grand désir est que nous progressions dans l'in­timité de son Fils. De sorte que nous ne pouvons avoir aucune hésitation à lui demander à nous obtenir ce don.

 

Le Père Abbé Général estime donc que si notre dévotion est contemplative, elle touche un trait plus spécifique de notre vie. Notre dévotion doit donc être en harmonie avec notre idéal contem­platif. Mais en quoi consiste-t-il, notre idéal contemplatif ?

Dans sa lettre de l'année dernière [4] , vous vous en souvenez certainement, il constatait avec regret que l'esprit contemplatif de notre vie cistercienne était aujourd'hui quelque chose de né­gligé dans l'Ordre. Il se demandait si le but de notre vie, à chacun d'entre nous, était bien d'accéder à la prière continuelle. Cette prière étant entendue comme la respiration d'un moine parvenu à la charité parfaite, et donc entré déjà dans le Royaume de Dieu. Et il constatait avec regret que ce n'était pas là la préoccupation, la première, de tous les moines.

Et ça se comprend, car notre idéal monastique - qui est donc celui-là - est très exigeant ! Et nous sommes toujours exposés à la tentation de composer avec lui, de le rendre plus humain, de le mitiger, de l'abaisser pour qu'il soit d'avantage à notre portée pour que nous ayons l'occasion de nous rechercher quand même nous-mêmes quelque peu.

 

Le Père Abbé Général dit ici que Marie ne se cherchait jamais. Elle cherchait Dieu,  elle ne cherchait pas elle-même. On peut faire ça ? Oui, quelques temps, mais à longueur de vie ? Marie avait facile, allons-nous penser. Elle était sans péché dès sa naissance. Elle n'avait pas d'inclination au péché. Tandis que nous, nous sommes égoïstes dès l'instant où nous venons au monde.

Mes frères, ce n'est pas une raison pour en rabattre de notre idéal contemplatif. Nous devons partager, oui, partager la vie de Marie, partager la vie du Christ. C'est très austère ! Cela peut se résumer dans ces deux petits mots de Saint Benoît, ce : omnino nihil, absolument rien, 33,7 – 43,48 – 72,14.

Le Christ est venu au monde tout nu. C'est le sort de chacun. Et son premier berceau a été une mangeoire d'animaux. Et il est mort tout nu - ça ce n'est pas le sort de chacun - sur une croix, et ce n'est pas le sort de tout le monde non plus. Rien en arrivant ! Absolument rien en partant !  Mais c'est à en avoir le frisson.

 

Mais nous devons, nous, essayer de vivre cet absolument rien au plan spirituel. Et c'est cela notre ascèse. Oui, c'est à avoir peur et à avoir le vertige de gravir cette montagne du vide dont je vous ai parlé hier au cours de l'homélie. Car dans ce vide, nous allons rencontrer le tentateur qui va essayer de nous faire tomber. Mais nous ne sommes pas seuls dans cette lutte. Car si nous sommes faibles, si nous sommes frêles et fragiles, nous sommes habités par quelqu'un. Nous sommes habités par l'Esprit de Dieu. Et c'est l'Esprit de Dieu qui emplit toute chose et qui porte le monde, et qui le fait avancer dans son évo­lution.

Et l'Esprit de Dieu, c'est le souffle du Christ, c'est sa respiration. C'est en même temps ce qui va nous permettre de nous abandonner à la volonté de Dieu et de nous perdre, de nous fon­dre en elle de façon à ce que nous-mêmes nous ne soyons plus que volonté de Dieu. Voyez ! C'est cela l'idéal contemplatif pratique ! Vous savez que je vous en parle à tout moment, soit en termes clairs comme maintenant, soit en termes voilés. Mais je le fais, en tout ce que je dis, ça s'y trouve...

Et je dois dire que ça réclame d'un Abbé une certaine audace. Car aujourd'hui, en parler est surtout mal venu. Il a Fallu aussi du courage au Père Abbé Général pour le dire. Et je pense que c’est le devoir d'un Abbé de le rappeler sans arrêt. Car c'est pour cela que nous sommes venus ici. C'est à cet idéal que nous avons été appelés et invités. Et c'est pour le réaliser que nous recevons les grâces.

Pendant ce Carême, réfléchissons-y et essayons, encore une fois, avec l'aide de Dieu  qui ne nous manquera jamais, d'avancer sur cette route. Comme le Père Abbé Général le dit ici : Nous ne pouvons avoir aucune hésitation à lui demander, donc à Marie, à lui demander de nous obtenir ce don.

 

 


Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          10.03.81

14. La vie cachée de Marie.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous disait que nous pouvions découvrir l'orientation fondamentale de notre vie cistercienne contemplative dans la vie que Marie a menée durant 30 ans dans l'obscurité de Nazareth.

 

Orientation Fondamentale, cela signifie que la vie de Marie, à ce moment, peut être typique, exemplaire pour notre vie. Elle lui donne une signification et son dynamisme. Il est nécessaire que nous découvrions les motivations de la vie que nous avons choisie. Nous devons donc réfléchir à cette vie : nous devons en recher­cher les racines, les mettre à jour, ces racines, de façon à pou­voir nous alimenter sérieusement. Ne pas aller chercher notre nourriture là où nous ne pouvons pas la trouver. Il est des nourritures qui sont bonnes à certaines personnes, mais qui seraient empoison­nées pour nous.

Et le Père Abbé Général nous dit que justement en méditant, en réfléchissant à cette vie de Marie à cette époque, nous pouvons dégager l'orientation fondamentale de notre vie contemplative, qui a besoin aussi d'être énergisée, dynamisée. Ce n'est pas une vie flasque, de limace ? Non, c'est une vie qui est très dure, qui est très belle, mais qui est tout de même assez spéciale, car c'est une vie cachée.

 

Les années de Marie à Nazareth étaient des années cachées, com­me dit le Père Abbé Général. C'est son expression : 30 années cachées. Cachées ? Cela veut dire d'abord que Marie a vécu là-bas dans un désert d'incognito et de méconnaissance. On savait qui était Marie. Elle était dans sa parenté. On la fréquentait. Elle fréquen­tait d'autres personnes. Elle avait une vie sociale normale comme toutes les femmes de son village.

Or, ses voisines, ses amies, ses parentes ne la connaissaient pas. Ils ne voyaient d'elle que l'extérieur. Mais absolument per­sonne ne soupçonnait qu'elle était la  Theotokos, qu'elle était la Mère de Dieu. C'était naturellement quelque chose d'inouï. Elle seule le savait, et son mari Joseph. Pour le reste, c'était le black out, l'obscurité. Or, Marie a vécu dans cet incognito. Elle n'a pas voulu en sortir. Elle s'y est cachée. C'était un désert où elle était seule !

Voyez un peu pour nous aujourd'hui, quelle leçon ! Nous sommes tellement sollicités à dire qui nous sommes et ce que nous sommes ! C'est l'âge, ou c'est l'ère aujourd'hui des interviews de toutes les sortes. Non, il faut conserver son incognito.

 

Et entre nous, ici, nous vivons en communauté - certains depuis des dizaines et des dizaines d'années - nous connaissons nos défauts les uns des autres, nos qualités aussi. Mais le secret de notre être, là où nous sommes seuls entre notre conscience et Dieu, per­sonne ne peut y entrer, personne ne le connaît. Ce ne sont pas des choses à étaler. Nous devons conserver notre incognito. C'est, comme le disaient les Anciens, le secret du Roi. C'était en latin : secretum meum mihi. Mon secret est pour moi, mon secret est pour moi !C'est pourquoi aussi attention ! Marie vivait, était méconnue à cause de cela. Et elle a du certainement subir des avanies aux­quelles elle aurait pu échapper si elle avait voulu dire : Atten­tion, voilà qui je suis ! Mais non, elle a préféré tout endurer. Oh, ce n'était pas des méchancetés, certes ? Mais enfin, il y a des choses qu'elle aurait préférées ne pas entendre, ne pas voir. Mais non, voilà, elle n'a pas voulu se singulariser. Elle a été dans le désert de cet incogni­to et du fait d'être méconnue, non seulement inconnue, mais mé­connue. 

 

Eh bien mes frères, ça peut très bien nous arriver aussi. Attention ! Nous vivons, encore une fois je le répète, les uns sur les autres. Mais nous ne savons jamais à côté de qui nous vivons ? Nous n'en voyons jamais que la façade. Ce qu'il y a dans les chambres à l'intérieur, ça nous échappe. Alors, témoignons toujours le plus grand respect à notre frère.

Il est un Théophore, il est un porte-Dieu. Il est un Christophore, il est un porte-Christ. Et rien qu'à cause de ça nous devons l'es­timer, le respecter, l'aimer. Mais surtout, je dis, le respect, le respect qui est la délicatesse de l'amour. Voilà, mes frères, d'abord ce qu'étaient ces années cachées dans le désert de l'incognito pour Marie. Mais aussi, ce désert c'était pour elle le courage de la Foi.

Car Marie a reçu une illumination au début de sa vie de jeune fille. Elle a su qu'elle devenait la mère de Dieu. Puis elle a sen­ti ce Dieu grandir en elle. Elle a vu naître ce Dieu. Puis elle l'a vu se développer, là, un petit enfant. Elle l'a nourri, elle l'a élevé. Et puis c'était tout, c'était fini! Il ne s'est plus rien passé d'extraordinaire pour Marie. Ce gosse grandissait. Et il de­venait un jeune homme, et un homme, et il ne se passait rien !

 

Or, Marie devait vivre de la Foi exactement comme nous mainte­nant...peut-être encore davantage ? Car elle devait croire que ce jeune homme qu'elle avait mis au monde était Dieu. Or, il ne se passait rien ! Il ne se comportait pas comme un Dieu. Non, plus tard, lorsque le Christ sera entré dans sa vie pu­blique comme on dit, ça fera encore question puisque nous entendrons dire que sa famille voulait aller s'emparer de Jésus pour le ramener à la raison, car on disait : il devient fou.

Et Marie faisait partie du groupe ! Naturellement elle savait bien que son fils n'était pas un illuminé, ni un fou. Mais elle était entraînée par les autres. Voyez, elle était encore une fois méconnue jusque dans la personne de son fils. Et elle devait avoir le courage de sa Foi. Et dans cette Foi, elle était toute seule. Là aussi, elle était cachée !

Elle s'était donnée à Dieu une fois pour toute. Elle était la servante, elle était l'esclave. Elle ne s'était jamais reprise. Et elle suivait le plan de Dieu au jour le jour, sans vouloir l'anticiper, sans vouloir sauter au delà du temps pour savoir ce qui allait arriver après. Non, elle recevait ce que Dieu lui donnait. Elle ne demandait pas de compte à Dieu. C'était cela le courage de la Foi ! Et c'était un désert pour elle !

 

Allez, regardons notre expérience à nous ! Vivre ainsi de cet­te Foi, ça peut être très sec, très dur. On ne sait pas trouver ni à manger, ni à boire, ni à respirer, c'est le désert de la Foi ! Cela a été le désert de Marie ! Et là, elle était cachée. Et ça a duré très, très, très longtemps ! Elle a du aussi dans cette expérience de ces années cachées, elle a du transcender la mort. Cela veut dire qu'elle vivait à tout moment dans l'appréhension de ce qui devait un jour arriver. Car Marie était une Israélite. Mais une Israélite comme il n'y en avait pas d'autres, comme il n'y en a jamais eu d'autres.

Non seulement elle connaissait par coeur les Ecritures, mais elle en pénétrait le sens prophétique. Elle savait les lire comme per­sonne d'autre ne les lisait puisque l'Esprit de Dieu reposait sur elle et la pénétrait.  Elle connaissait donc le sort qui allait atteindre son Fils. Et elle vivait dans cette appréhension. Elle devait donc transcender cette attente de la mort, non pas pour elle, mais pour celui qu'elle aimait plus qu'elle-même, pour celui qui était sa raison d'être. Elle ne pouvait la transcender que - encore une fois - dans une FOI, et en la vivant, cette mort, à tout moment. On comprend mieux alors ce que Saint Benoît nous recommande : d'avoir la mort présente sous les yeux à tout instant, 4,47.

Ce n'est pas pour en avoir peur, mais c'est pour la transcender. C'est pour déjà en espérance être là où le coeur vit et bat. Le coeur est animé par l'amour de Dieu, il est animé par Dieu, il est habité par Dieu, il est déjà là, la mort est transcendée. Mais en attendant, il faut vivre les affres de la mort. Or, Marie a vécu tout cela dans ses années cachées.

 

Voilà, mes frères, ces perspectives que je vous ouvre quelque peu, elles nous confèrent une force qui est dans le détachement, qui est dans la pauvreté et qui est dans l'amour. Le détachement alors, parce que plus rien ne peut m'attein­dre si je ne suis attaché à rien. La pauvreté ? A ce moment je jouis de la liberté parfaite, car je ne possède plus rien. Mais ne possédant plus rien, je suis le maître de tout puisque je sens la vie divine qui palpite en moi et qui demande à exploser à travers tout l'univers.

Et puis l'amour ? Cet amour qui me rend frère universel ! Je me découvre parent de tous les hommes. Je ne peux plus avoir la moindre pensée malveillante pour aucun homme, même le plus dé­chu, même le plus répugnant moralement. Voyez ! Alors je me retrouve dans ce Christ qui, lui, a donné sa vie pour tous les hommes sans exception.

Et ce sont là, mes frères, le détachement, la pauvreté et l'amour, les composantes essen­tielles d'une âme mariale et contemplative. Et c'est ainsi que dans cette vie, dans ces années cachées de Marie, nous pouvons lire et déchiffrer avec joie l'orientation fondamentale de notre vie cis­tercienne. 

 

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          12.03.81

15. Les années cachées et obscures de Marie.

­

Mes frères,

 

En réfléchissant à la marque contemplative que doit porter notre dévotion mariale, je me suis aperçu qu'il était possible d'aller plus loin que notre Père Abbé Général. .Je veux dire que nous pouvons aborder un aspect de la vie de Marie dont il n'est jamais question et qui pourtant souligne avec plus de netteté encore l'orientation fondamentale de notre vie contemplative. Il s’agit des années cachées de la vie de Marie entre la Pente­côte et sa mort.

Nous n'en savons rien ! Quelles furent les occupations de Marie ? Quel laps de temps s'est-il écoulé ? Où a-t-elle vécu ? C'est l'obscurité la plus totale. Il y a bien une tradition sui­vant laquelle elle serait morte à Ephèse. Mais c'est une tradition incontrôlable.

Tout ce que nous savons, c'est que au moment de mourir, Jésus a confié sa mère au disciple qu'il aimait. Et puis c'est tout ! Dieu a voulu ce silence, nous devons le respecter. Mais il peut être pour nous fécond en leçons d'une importance capitale.

 

Essayons un peu de pénétrer dans ce mystère, car c'en est un ! L'apparition publique de Jésus a brusquement jeté Marie en pleine lumière. Puis après le supplice de Jésus, son décès, sa résurrec­tion, nous voyons peu à peu, et assez vite, Marie rentré dans l'om­bre d'où elle était sortie. Toute l'attention est polarisée sur la personne de Jésus qui est le Seigneur. De Marie, il n'est plus jamais question. Elle est écartée, elle est oubliée.

Dans l'hagiographie récente nous pouvons trouver un cas ana­logue. C'est celui de Bernadette. Après les apparitions, elle entre au couvent. Et là elle y passe des années, inconnue, méconnue même. Et on la tient dans l'ignorance de l'évolution des événements à Lourdes même. Elle ne sait plus rien. Ce n'est qu'après sa mort qu'on s'aperçoit que cette fille était une sainte.

 

Or, pour Marie, on savait pourtant qui était Jésus maintenant. On savait qu'il était le fils de Dieu. On savait qu'il était Dieu venu parmi nous sous une forme humaine, et que sa chair d'homme, il l'avait empruntée à une femme qui était cette Marie qui avait donc un destin prodigieux, unique. Et malgré cela, il n'est jamais question de Marie. Il y a une toute, toute petite allusion chez Saint Paul lorsqu'il dit : Lorsque les temps furent venus, Dieu envoya son Fils, né d'une femme, né sujet de la Loi.  Et c'est tout !

Il est né d'une femme, une femme, voilà,  et c'est tout ! C'est un peu déconcertant ! Il a fallu attendre quatre siècles pour que au Concile d'Ephèse on se souvienne de Marie et qu'on la proclame Theotokos, Mère de Dieu. Et encore, ce n'était pas tellement pour elle, c'était pour affirmer la réalité de l'Incar­nation du Verbe de Dieu.

Mais après, tout de même, elle est de nouveau entrée dans la vie publique de l'Eglise. Et voilà aujourd'hui nous savons ce qu'il en est. Mais son Assomption qui est pourtant un événement aussi extra­ordinaire que l'ascension de son Fils, s'est passée dans le plus profond des secrets...Une affaire privée entre son Fils et elle.

 

Eh bien, mes frères, voilà donc ces années, ces années cachées et obscures de Marie après la Pentecôte, jusqu'à sa mort. Et Marie pourtant ? Marie, nous pouvons sans tomber dans le roman, ni le sentiment, ni l'imaginaire, nous pouvons dire que Marie vivait avec une certitude enracinée en elle, une certitude qui portait sur le passé et qui se dirigeait vers l'avenir. Marie repassait dans son coeur-mémoire tous les événements qu'elle avait vécus depuis l'annonce merveilleuse de l'ange jusqu'à la mort et la résurrection de son Fils.

 L'Ecriture nous le dit, elle le faisait dans les années cachées avant la révélation publique de Jésus. Elle a continué certainement après, avec une intensité nou­velle et sous un éclairage nouveau car maintenant, elle compre­nait, elle savait beaucoup mieux. Elle voyait même que ces événements prenaient une dimension divine. Ils s'élargissaient aux limites du monde. Et elle voyait les hommes un par un, par leur nom - elle les connaissait par leur nom chacun - elle les voyait entrer en elle et devenir ses enfants.

Son rôle maternel prenait une nouvelle dimension. Elle commen­çait à ce moment là à devenir mère une seconde fois. Elle enfantait ce qui devenait, ce qui allait devenir le Corps Mystique du Christ. C'est à ce moment-là qu'elle a fait son apprentissage de mère mys­tique qu'elle est devenue et qu'elle est. En plus, ça, c'était pour le passé qui commençait à s'étendre dans le présent.

 

Maintenant le futur : Elle avait reçu l'Esprit Saint. Elle en était transformée, mais d'une façon impossible à imaginer, à concevoir pour nous. Car l'Esprit était venu dans une femme qui n'avait jamais, jamais connu le péché. Qu'est-ce que ça pouvait donc réaliser en elle ? Nous ne pouvons pas le concevoir ! Mais il est certain que son oeil, son esprit et son coeur absolument pur et déjà divinisé lui rendaient présent les derniers temps du monde. La dernière heure était déjà là, présente pour elle, cette heure où Dieu serait tout en toute chose.

C'est ainsi que son action - car c'en était déjà une - dépas­sait et l'espace et le temps. Elle a donc fait pendant ces années cachées, elle a fait l'apprentissage de ce qu'elle devait être pour toujours, c'est à dire la Mère de tous les hommes. Elle récapitulait dans sa personne l'humanité, l'humanité en train de naître dans la souffrance, dans l'angoisse, dans la lutte. Mais une humanité déjà nimbée de la gloire de la Trinité dans laquelle cette humanité entrait.

Elle était donc pour l'humanité une sorte de prototype, mais plus qu'un prototype, une tête et un corps ; c'est à dire que le Corps Mystique du Christ était déjà comme entièrement construit en sa personne à elle seule. Et étant là, les hommes un à un sortaient d'elle et prenaient leur place dans ce Corps. Et tout cela s'est inauguré dans ces années cachées mais in­finiment fécondes de Marie, peu avant sa mort.

           

On peut donc dire que la mission terrestre de Marie a atteint son sommet au cours de cette obscurité, dans cette obscurité.        Et cela correspond exactement à notre mission à nous. Le moine est un contemplatif et un pneumatique.

Il est un contemplatif : c'est à dire qu'il voit et qu'il sait. Il voit les événements de l'histoire. Il les vit et il les subit comme tous les hommes. Mais à l'intérieur de ces événements il voit la moelle et la sève surnaturelle, spirituelle et divine qui y est à l'action, et qui construit l'éternité, qui construit l'humanité nouvelle, qui édifie le Royaume de Dieu. Il le voit comme Marie le voyait.

Mais comme il est aussi un pneumatique, tout cela il le réper­cute en sa personne, il le vit, il se laisse posséder par l'Esprit de Dieu. Et il devient dans son obscurité, dans sa cachette, dans son désert, il devient présence vivifiante et transfigurante de l'Esprit, du Fils et du Père, donc de la Trinité toute entière, là dans le monde, ce monde qui est toujours en voie de création, d'évolution, et de transformation.

 

Mes frères, vous voyez que l'orientation fondamentale de notre vie contemplative est fortement soulignée par ces années cachées de Marie entre la Pentecôte et l'Assomption. C'est exactement ce que nous vivons dans notre désert à nous. Et nous comprenons encore mieux que la toute première démarche qui constitue le moine, c'est d'entrer dans le désert, c'est l'anacho­rèse, c'est cette démarche qui le fait s'enfoncer dans l'obscurité.

Voyez Marie dans cette phase de seconde obscurité ! Elle était morte sociologiquement avant d'être morte biologiquement. Il y avait une sorte de mort civile pour elle. Elle n'existait plus tout en étant là. Mais c'est alors, je le répète, que sa mission terrestre atteignait son sommet, et son sommet qui plongeait jusqu'aux derniers jours de la création ­et qui allait chercher ses racines dans le plan de Dieu, dès avant la création du monde.

Eh bien, mes frères, le moine s'insère, lui, à cet endroit. Et si notre dévotion Mariale a une telle dimension contemplative, voyez quelle richesse cela représente pour nous, pour notre vie personnelle, mais aussi pour la vie de l'Eglise et pour la vie de l'humanité. Si nous parvenons - avec l'aide de Dieu, toujours - à demeurer fidèle, sans crainte, et en nous disant que dans notre obscurité, dans notre désert, nous réalisons une oeuvre que jamais absolument personne d'autre que Marie n'a jamais été capable de réaliser.

 


Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          14.03.81

16. Anima sponsa Verbi !

 

Mes frères,

 

Je vous ai dit avant-hier soir que le sommet de la mission terrestre de Marie avait été atteint au cours des années cachées entre la Pentecôte et la Dormition. C'est à ce moment-là qu'elle a appris son nouveau métier de Mère. Elle a commencé à enfanter le Corps Mystique de son Fils. Et je voudrais ajouter ceci en rapport avec notre vie contem­plative à nous, notre vie cistercienne surtout, car c'est typique­ment Bernardin.

Lorsque Dieu conduit quelqu'un vers les sommets de la contem­plation et de l'union à son Fils, il arrive ceci. L'anima, l'âme devenue sponsa Verbi, épouse du Verbe, commence à enfan­ter de Dieu et pour Dieu dans le secret et le silence. Personne ne le remarque. Et c'est la raison pour laquelle Dieu la dissimule, la cache jalousement dans l'obscurité de sa lumière.

 

Il se passe quelque chose d'analogue à ce que les fils d'Israël ont vécu à deux reprises lorsque le Seigneur les a fait sortir hors d'Egypte : Au moment où les Egyptiens étaient plongés dans les ténèbres les plus opaques, seul les fils d'Israël étaient dans la lumière. Mais c'était une lumière qui les rendait invisibles aux yeux des autres hommes. Ainsi en va-t-il de la lumière dans laquelle est cachée la sponsa Verbi.

Ou encore, lorsque ils cheminaient entre l'Egypte et la Mer Rouge, et au moment où ils traversaient la Mer Rouge, la nuée qui les séparait des Egyptiens était lumineuse de leur côté, et elle était obscure du côté de l'Egypte. Et il en est encore ainsi ! Il en était ainsi pour Marie. Il en est ainsi pour l'âme contemplative. Et vous voyez la raison pour laquelle Dieu appelle ces âmes dans un désert où elles doivent être vraiment cachées.

Et c'est à cette condition, lorsqu'elles demeurent fidèles, que Dieu peut travailler en elles et les conduire jusqu'à devenir à leur tour mère et à enfanter de Dieu, du Verbe pour le Verbe. Et elles sont, à ce niveau, dans cet état, elles sont en parfaite sympathie avec la Vierge Marie. Car elles revivent chacune pour leur compte ce que vivait Marie dans l'intervalle entre la Pentecôte et sa mort. La dévotion Mariale est donc bien nécessaire. C'est ce que le Père Abbé Général nous dit pour terminer.

 

...Pour finir, la dévotion Mariale est nécessaire. Ce n'est pas un élément facultatif mais une partie intégrante de la vie chrétienne, de la vie en Eglise. Le deuxième Concile du Vatican a mis cela en évidence clairement quand il a préféré lui consacrer un chapitre de la Constitution sur l'Eglise "Lumen Gentium", plutôt que de produire un document séparé.

La nécessité de cette dévotion découle de considéra­tions théologiques, de ce que le Christ est né de Marie et nous a incorporé dans son Corps Mystique, il suit automatiquement qu'elle n'est pas seulement la Mère du Christ, mais la nôtre aussi. Naturellement, c'est une maternité spirituelle et non pas physique.

Il y a une étroite analogie entre nos relations à notre mère humaine et à la Sainte Vierge. Mais comme toutes les analogies, elle pèche sur un point. Dans l'ordre humain, après un certain laps de temps, nous pouvons avancer sans notre mère. Elle peut mourir tandis que nous continuons à vivre. Si elle ne meurt pas, nous devenons indépendant d'elle.

Ce n'est pas le cas dans l'ordre de la grâce : nous pou­vons être des adultes, mais spirituellement nous dépendons toujours de notre mère. Pour exprimer cela autrement: spirituellement nous n'atteignons notre pleine croissance, notre taille d'adulte qu'au moment de la mort.

Quand je dis que dévotion à Marie est nécessaire, non facultative, cela s'applique évidemment à cette attitude essentielle d'honneur et d'amour que la Foi nous demande d'avoir envers elle, et non aux dévotions particulières et extra liturgiques. Comme nous ne sommes pas de purs esprits, nous avons besoin de quelques dévotions pour exprimer notre dévotion intérieure.

Mais elles peuvent varier d'un endroit à l'autre et d'une personne à l'autre. Elles sont bonnes et désirables pour autant que elles nous aident à exprimer et vivre la dévotion essentielle d'une manière toujours plus profonde.

 

Voilà, mes frères, ça suffit pour aujourd'hui. Lundi, sauf grippe, j'ajouterais quelques petits mots personnels.

 

Chapitre : Bilan de l’année de Saint Benoît.     15.03.81

 

Mes frères,

 

Samedi le 21 mars, les monastères Bénédictins et Cisterciens partout dans le monde vont célébrer la clôture de l'Année consacrée à Saint Benoît. L'année dernière, nous avions préparé l'ouverture de cette An­née Jubilaire par une retraite originale.

Nous l'avions préparée entre nous. Nous avions en toute honnêteté et simplicité partagé nos préoccupations et nos espoirs. Et cette retraite, nous l'avons tous reconnu, fut un succès. Et à cette occasion nous avions pris la résolution de faire de cette année de Saint Benoît une année d'intériorité, de rafraîchissement spirituel.

 

C'est le moment de dresser un Bilan. Pouvons nous porter à notre actif des réalisations concrètes ? Certes, nous n'avons pas été à la une dans les journaux et les revues, mais dans notre communauté, en chacun d'entre nous, cette année a-t-elle porté des fruits ? Des fruits solides ? Des fruits pleins de saveur aussi ? Des fruits appelés à demeurer ? Sincèrement, sans vouloir enjoliver, j'ose répondre par l'affirmative. Je vais donner deux exemples. Il y en a d'autres, mais je vais aujourd'hui me borner à ces deux-là.

Nous avons, communautairement et personnellement, centré davantage notre vie sur le foyer de la Règle Bénédictine, sur ce qui constitue le pôle, le centre. Et je l'ai dit quelques fois, et je le rappelle, c'est un mot, un tout petit mot : creditur. L'Abbé est cru tenir dans le monastère la place du Christ. Mais si le Christ doit vivre parmi vous dans la personne de l'Abbé, donc en moi, cela entraîne des conséquences remarquables, mes frères, remarquables en ce sens qu'elles doivent retenir notre attention. Moi-même, en avançant dans cette année de Saint Benoît, je me suis senti de plus en plus concerné, et même pénétré et bouleversé dans le tréfonds de mon être et de mon coeur.

Car en effet, si je dois être pour vous le Christ présent, il est nécessaire que je n'existe plus. Je dois entièrement, totale­ment mourir à moi-même, à ce qui m'est le plus cher, à mes goûts, à mes vues, à mes volontés pour adopter tout ce qui vient du Christ. Et même plus que les adopter, pour devenir moi-même pour vous, pour chacun d'entre vous, volonté du Christ, option du Christ, Parole du Christ.

 

Cela signifie que je dois m'effacer, je dois disparaître jusqu'à devenir limpidité, transparence, être quasiment invisible pour que vous ne voyez plus en moi que la personne et la volonté du Christ. Et ainsi, mes frères, il est possible que le Christ puisse par moi opérer pour vous des choses admirables, des miracula, des mirabilia, des miracles et des merveilles.

N'allez pas penser que pour l'instant je suis en train de cul­tiver ma personnalité ! Non, au contraire, elle disparaît car c'est la Personne du Christ qui vient en avant. Et vous devez bien savoir et bien comprendre que pour moi cela signifie une véritable mort à recommencer tous les jours. Et je dois m'y tenir sans vouloir en sortir. C'est cela, mes frères, que nous devons voir pour ce qui me concerne dans ce tout petit mot creditur, il est cru tel.

Mais vous, alors, vous avez répondu à cette vision de Foi. Vous y avez répondu avec générosité. Et maintenant, constatons-le, une même vie circule entre vous et moi et entre nous tous. Et cette vie, c'est celle du Christ, c'est celle de l'Esprit, c'est celle de Dieu. Et ça, mes frères, c'est quelque chose d'ob­jectif, nous le savons.

 

Et un des premiers effets de ce partage de la même vie, c'est que nous avons de plus en plus appris à contempler le visage du Christ sur la face de nos frères. Et c'est ainsi qu'a grandi dans notre communauté, entre nous, le respect, la charité. Nous avons encore gagné en tranquillité et en paix.

Et nous avons ainsi pu goûter davantage le bonheur qu'il y a à appartenir à Dieu, à devenir un membre de ce Corps qui est le Christ, de partager sa vie. Cela ne nous a pas épargné les diffi­cultés, ni les souffrances personnelles, ni les problèmes au plan de la communauté ? C'est fatal ! Il est nécessaire qu'à l'intérieur de nous et à l'intérieur du groupe que nous formons, il y ait des tensions car les ten­sions sont synonymes de vigueur, de vie et de croissance.

Nos assemblées aussi connaissent plus de profondeur et de beauté. Nos assemblées d'abord à l'église, au réfectoire, même ici en ce Chapitre. Pour ce qui regarde nos assemblées liturgiques, des étrangers qui fréquentent de temps en temps notre monastère m'en ont fait la remarque à moi. Peut-être à l'un d'entre vous aussi ? Voilà mes frères, cela peut être porté à l'actif de notre bi­lan.

 

Autre chose encore ! Nous sommes des cisterciens et nous avons essayé de retrouver l'esprit de nos Fondateurs, de nous ressourcer sur eux. Or, leur intention était, je le rappelle encore, de vivre dans leur désert une spiritualité vraiment du désert, mais dans le cadre de la Règle de Saint Benoît.

Cela signifie pour eux et pour nous - et nous nous y sommes exercés pendant cette année - le monastère est une portion du Roy­aume de Dieu ; portion, territoire régit par des lois divines, par la Loi divine et sublime de l'Esprit qui est Amour. Notre communauté pendant cette année, elle s'est nourrie avec un meilleur, un plus grand appétit de cette volonté du Dieu amour. Et de ce fait, nous n'avons eu nul besoin de chercher à l'extérieur des joies factices. Nous nous plaisons mieux sur notre territoire, dans notre clausura qui est cette petite cellule du Royaume où l'on vit selon les lois que nous a rappelés le Christ, auxquelles nous avons décidé de nous soumettre pour notre bonheur.

Et ces lois se résument toutes dans le grand précepte de la Charité : Amour pour Dieu - Amour pour les frères. Vivant plus intensément de cet amour, notre vie est devenue d'avantage féconde. Nous savons qu'elle s'élargit, qu'elle se di­late, qu'elle transcende et les espaces et les temps.

 

Et de cette façon, nous pouvons déjà goûter un peu, prédéguster comme disent les Anciens, ce qui sera notre mission dans l'éternité, ce qui est celle de Marie - je l'ai encore rappelé hier soir - qui est d'enfanter des hommes pour le Royaume de Dieu. Nous avons renoncé à fonder une famille charnelle, mais nous fondons une famille d'ordre spirituel. Et cette famille, un jour Dieu nous la présentera.

Mais déjà maintenant dans notre coeur, nous savons qu'il se passe quelque chose. Et l'un ou l'autre d'entre nous peut-être l'expérimente déjà, cet enfantement du Verbe, et pour le Verbe, et pour l'éternité ? Et tout cela, mes frères, dans la gratuité, le désintéresse­ment, sans aucun souci d'établir ou de dresser des statistiques.

Voilà, mes frères, un nouveau poste que nous pouvons inscrire à l'actif de notre Bilan. Mais cette expérience spirituelle doit se maintenir et s'amplifier. Et nous avons une belle occasion en cette année 1981. En effet, on ne va pas fêter, célébrer car il n'yen a pas tel­lement qui y pense, du moins ici dans nos régions occidentales. Mais le coeur de l'Eglise s'en souvient : l'année 1981 est le 1600° anniversaire du deuxième Concile Oecuménique tenu à Constantinople en 381. Et en ce Concile fut proclamé la divinité du Saint Esprit.

 

Vous voyez comment notre Année Jubilaire de Saint Benoît peut s'articuler sur cette année que nous pouvons consacrer à l'Esprit Saint qui est Dieu. Comment pratiquement opérer cette articulation ? Ce n'est pas difficile ! Chaque Fois que nous posons un acte d'amour - amour qui est la Personne du Saint Esprit, qui est donc Dieu dans son être UN et TRINE, car une Personne Divine n'existe qu'en relation avec deux autres - à ce moment-là, quand nous posons un acte d'amour, amour de Dieu, amour fraternel, nous entrons en contact immédiat avec l'Esprit Saint, avec Dieu.

Et aussitôt germent davantage en nous les ferments de la ré­surrection. Et une étincelle de lumière part de nous pour éclairer le monde et pour toucher ceux-là que Dieu nous a mystérieusement confiés.

 

Mes frères, au cours de cette année 1981, en connexion avec la clôture de l'Année de Saint Benoît, rappelons-nous cette parole qui est justement de la bouche de Saint Benoît : Spiritus Sancto dignabitur demonstrare, 7,70. On va voir ce que Dieu va réaliser par l'entremise de l'Esprit Saint dans cet homme, ce moine qui s'est entièrement abandonné au souffle de l'Esprit.

Mes Frères, ce sera, si vous le voulez bien, la manière de prolonger les fruits de cette année bénédictine, de leur donner une saveur nouvelle : Plus de délicatesse dans notre amour fraternel, une ré­ponse plus généreuse, plus prompte aux inspirations de la grâce, un abandon plus entier, plus confiant à la volonté de Dieu. Une vision de Foi plus claire, découvrir le Christ dans la personne de l'Abbé, le lire sur le visage de mes frères.

Et pour chacun d'entre nous une progression, une crois­sance, une ascension sur cette échelle, cette échelle de l'humilité qui doit nous conduire au sommet de la science de la connaissance et des vertus.

 

Voilà, mes frères, cette semaine pensons, ayons devant les yeux déjà le samedi 21 mars. Réfléchissons-y ! Méditons ce que Dieu a réalisé pour nous au cours de l'Année Jubilaire qui s'achève. Et dans l'action de grâce avançons avec confiance vers les nouvel­les, les nouvelles performances qu'il nous demande, qu'il attend de nous, et qu'il veut réaliser en nous.

 

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          15.03.81

17. La dévotion mariale est nécessaire.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous a dit que la dévotion à Marie était nécessaire, parce que, dit-il : Elle est une partie in­tégrante de la vie chrétienne. Partie intégrante, cela veut dire que sans elle notre organisme de chrétien ne serait pas complet. C'est comme si il me manquait des bras et des jambes ? Je serais un homme in­valide, un handicapé comme on dit aujourd'hui. Si nous n'avons donc pas de dévotion mariale, notre vie chrétienne est handicapée !

           

Mais, on peut encore aller plus loin et entendre intégrante dans un sens beaucoup plus profond. Cela signifie alors que la dévotion mariale est un des éléments - si pas le premier élément - qui constitue mon être chrétien en un ensemble bien structuré, homogène, harmonieux, équilibré et vivant. Je vais utiliser deux comparaisons pour me faire compren­dre. D'abord celle d'un édifice, puis celle du corps humain.

Voyons un édifice ! La dévotion mariale serait dans l' édifice ce qui en a été, ce qui en est encore le plan. Sans un plan dressé par un architecte, vous n'aurez pas une maison habitable, vous n'aurez rien. Elle est en plus du plan, ce qui assure la solidité de l'édifice : le ciment, pour ce qui est des pierres et les pou­tres pour ce qui est des murs et des toitures.

Voilà donc la dévotion mariale ! Sans elle, je n'aurais plus qu'un tas de cailloux ou de bois, ou de ciment, ou de tuiles. Voyez, je n'aurais plus rien ! C'est la dévotion ma­riale qui va organiser ma construction chrétienne et spiritu­elle.

 

S'il s’agit du corps maintenant, d'un corps humain, on peut dire que la dévotion à Marie est ce qui permet à ce corps tout bonnement de vivre. Elle sera donc ce que l'âme est à mon corps. Si je n'ai pas de dévotion mariale, tout mon organisme spirituel va se désagréger, il va se liquéfier, il va se dissoudre, il ne res­tera plus rien. Mais pourquoi ?

C'est très facile à comprendre. Le père Abbé Général le rappelle : Cela découle de considérations d' ordre théologique. Marie est la Mère de Jésus le Christ, qui lui est lui­-même la tête d'un Corps dont je suis un membre. C'est Marie qui a tout donné au Christ, tout. C'est à dire que sans Marie, le Christ ne serait pas. Sans Marie, au plan de la grâce, je ne serais pas non plus. C'est elle qui me donne ma consistance, c'est elle qui assure mon homogénéité spirituelle.

Voyez ! Elle est pour moi, elle est, oui, elle est en moi le projet que Dieu a sur moi parce que je suis en elle comme dans un sein maternel. Et c'est elle qui me forme. Le Père Abbé Général use alors de cette analogie dont j'ai parlé assez. Je n'y reviens plus. Mais je cite, je rappelle simplement cette parole :

 

...Il y a une étroite analogie entre nos relations à notre mère humaine et à la Sainte Vierge, mais com­me toutes les analogies elle pèche sur un point. Dans l'ordre humain, après un certain laps de temps, nous pouvons avancer sans notre mère. Elle peut mourir tandis que nous continuons à vivre. Si elle ne meurt pas, nous devenons indépendant d'elle.

Ce n'est pas le cas dans l'ordre de la grâce. Nous pouvons être des adultes, mais spirituellement nous dépendons toujours de notre mère. Donc, toujours nous dépendons de Marie !

 

Il dit ceci:

 

...Spirituellement nous n'atteignons notre pleine croissance, notre taille d'adulte qu'au moment de la mort.

 

Ici, j'irais même encore plus loin que lui, ça dépend un peu dans quel état nous mourons ? Si au moment de notre mort, nous sommes parfaitement chris­tifiés, divinisés, nous sortons alors du sein de Marie et nous pouvons alors être immergés immédiatement au sein de la Trinité. Il y a passage de l'un à l'autre. Marie nous donne à notre uni­vers nouveau entièrement constitué dans notre être de fils de Dieu.

Mais, si au moment de notre mort, pour toutes sortes de raisons - dont je suis en bonne part responsable - je ne suis pas encore tout à fait un fils de Dieu, s'il y a encore en moi de l'égoïsme ? S'il y a encore du péché ? Il faut donc que cette naissance se poursuive après ma mort. C'est ce qu'on ap­pelle en langage de théologie, le purgatoire.

Mais à ce moment-là, l'action de Marie n'est pas encore terminée. Et même là, elle contribue, elle achève de nous for­mer. Donc, elle se trouve partout dans notre vie depuis le mo­ment de notre conception jusqu'au moment de notre entrée au sein de la Trinité.

 

Alors, nous pouvons vivre séparé d'elle, indépendamment d'elle. Et nous ne devons plus entretenir avec elle que des relations dont parle le Père Abbé Général : d'honneur et d'amour, qui alors sont arrivées à leur plein épanouissement, mais qui doivent déjà commencer maintenant. Je vais laisser ça pour une autre fois, en conclusion de toute la lettre.

 

 

 

 

 

 

Clôture de l’année de Saint Benoît.              21.03.81*

1. Introduction à l'Eucharistie.

 

Mes frères,

           

L'année consacrée au 1500° Anniversaire de la naissance de notre Père Saint Benoît est terminée. Cette année, nous l'avons vécue dans la ferveur, la re­connaissance et une décision fermement arrêtée de rester fi­dèle à l'appel de Dieu et à notre idéal de vie monastique

contemplative.

Nous savons que la grâce de Dieu, cette grâce d'une for­ce infinie sera toujours présente à nos côtés et que le secours de notre Père Saint Benoît ne nous fera jamais défaut. Au moment d'entrer dans cette Eucharistie, regrettons les erreurs qui échappent trop souvent encore à notre faiblesse.

 

2. Homélie.

 

Mes frères,

 

La clôture de l'année jubilaire de Saint Benoît ne signi­fie nullement que nous allons mettre un terme à notre quête des moyens les plus aptes à nous faire rencontrer le visage de Celui qui nous a appelés. Nous venons de l'entendre, mes frères, il nous appelle à partager sa gloire. Je veux, a-t-il dit d'un ton impératif en s'adressant a son Père, je veux que là où je suis, ils soient eux aussi avec moi. Et qu'il contemplent ta gloire que tu m'as donnée parce que tu m'as aimé dès avant la création du monde.

 

Mes frères, Saint Benoît lui-même, la Tradition Cistercien­ne dans son ensemble, nos Ancêtres les plus lointain dans la vie monastique, tous unanimement nous crient que cette vision, elle nous est présentée pour cette vie. Dans le mystère, comme dans un miroir certes, mais néanmoins vision bien réelle et bien concrète.

Tellement vraie, que le moine qui a été plongé dans ce bain de lumière incréée en immerge parfois, de temps en temps bouleversé, transformé jusqu'à la racine de son être. Et cet homme mille fois heureux sait que la mort est déjà pour lui un événement de son passé. Vous êtes morts, a dit Saint Paul, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu. Voilà mes frères, ce que nous sommes appelés à vivre dès cette vie.

Et Saint Benoît désire nous préparer à l'accueil de ce ca­deau splendide, incomparable. Il nous demande pour cela de nous dépouiller de tout : nos avoirs matériels, nos jugements, notre volonté, TOUT. Nous ne nous réservons RIEN. Omnino nihil, dit Saint Benoît, absolument rien, 33,3.

 

Nous abandonnons la citadelle, la forteresse de notre égoïsme, et nous nous livrons aux autres comme esclave. Multorum servire moribus, 2,31. Etre l'esclave des caractè­res, et des lubies, et des fantaisies, et des défauts, et des vices, et des qualités, et des aspirations, et des vertus, et des enthousiasmes de tous, de tous nos frères. Mais aussi des hommes que Dieu place providentiellement sur notre route.

Il nous appelle, Saint Benoît, à ne plus vivre en nous-­mêmes mais en Dieu et dans les autres, à ne plus vivre de nous-mêmes mais de Dieu et des autres, à ne plus vivre pour nous-mêmes mais pour Dieu et pour les autres. Le coeur, le centre de notre vie est déplacé hors de nous. Il se trouve en Dieu, chez les autres. Et c'est d'eux que nous recevons notre puissance de vie et nos inspirations d'action.

 

Mes frères, ainsi pour Saint Benoît, le moine se réduit à un coeur pur, un diamant habité par les feux de l'Esprit. Ce moine ne fait plus qu'un avec l'insondable amour qu'est la Trinité Sainte et avec ses frères dans leur misère, et dans leur gloire déjà présente en eux. C'est la logique terrible mais divinement belle qui est logée dans les Paroles du Christ, orchestrées par celles de Saint Paul. Nous l'avons entendu, il n'est question que d'unité, de vision, de gloire, de paix.

Et si nous demeurons logique, si nous demeurons fidèle à cette marche, à cette découverte, alors le monde quelque part va se décrisper, il va céder et il croira. Le Christ vient encore de nous en livrer la consigne.

 

Mes frères, pour terminer, permettez-moi de revenir à ce petit mot que je vois comme l'axe autour duquel pivote toute la Règle de Saint Benoît. Je vous l'ai déjà dit si souvent, mais je veux le rappeler en ce dernier jour de l'année jubi­laire. Le petit mot creditur, croire. Croire avec candeur, croire avec simplicité, croire avec enthousiasme à la manière d'Abraham. Et puis aller de l'avant sans regarder en arrière jusqu'au lieu de la rencon­tre et de l'inamissible joie.

 

                                                                                                     Amen.

 

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          21.03.81

18. Une attitude d'honneur et d'amour. Conclusions.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous dit que l'essentiel de la dévo­tion mariale réside dans une attitude d'honneur et d'amour envers Marie. Honneur ? C'est à dire que nous devons honorer Marie. Amour ? Cela va de soi, nous devons l'aimer.

Nous devons l'honorer parce qu'elle est la Mère de Dieu. Elle est la Theotokos. C'est à partir de cette mission que toute sa beauté intérieure - et extérieure certainement aussi - ­coule comme des ruisselets à partir d'une source. Et ici, je dois vous mettre en garde contre un danger. C'est celui de l'accoutumance.

 

Dans la Salutation Angélique, nous disons : Sainte Marie Mère de Dieu. Au moment de chaque Angélus, par exemple, aussi nous le répétons. A force de répéter Mère de Dieu, nous ne sa­vons plus ce que ça représente. Nous ne réalisons plus l'inouï, l'extraordinaire du fait qu'une femme puisse être - mais en toute réalité - la Mère de Dieu. On comprend que les premiers théologiens ont vacillé de­vant un fait, un mystère d'une telle ampleur et que certains ont trébuché et sont tombés. Au moins ils avaient, eux, le mé­rite d'avoir essayé de scruter ce mystère, avec beaucoup de respect toujours. Mais ils étaient tellement éblouis ou plon­gés dans l'obscurité que, ma foi, ils se sont trompés lorsqu'il a fallu l'exprimer en mots humains.

Cette accoutumance, voyez-vous, elle nous fait perdre le sens de l'émerveillement, de l'admiration devant ce que Dieu réalise. Et c'est souvent le péché des adultes, des adultes que nous sommes. Il n'y a plus rien qui peut nous ébranler, rien qui puisse nous toucher. Nous sommes blindés. Nous avons, comme dit l'Ecriture, un coeur de graisse. On comprend mieux que pour entrer dans ce Royaume du divin il faille redevenir enfant, un qui s'étonne de tout, qui est en admiration devant tout, qui croit tout.

Voilà, mes frères, cette attitude d'honneur envers Marie, ce que cela suppose chez nous ! Et ce n'est pas si simple !

 

Et nous devons aimer Marie parce qu'elle est non seulement la Mère de Dieu, mais notre Mère à nous. Et ici, il y a un autre péril : c'est celui de l'oubli. Nous risquons d'oublier que Marie est notre Mère. Nous pouvons la voir comme la femme idéale, comme une jeune fille toute pure. Nous pouvons l'admirer comme la Reine du ciel et de la terre, aussi même l'appeler notre Mère et OUBLIER qu'elle est toujours en état d'enfantement. Elle nous enfante mainte­nant, comme le Père Abbé Général le rappelait.

Spirituellement, nous dépendons toujours de Marie, même si nous sommes des adultes. Dans l'ordre de la grâce, on n'est jamais séparé de Marie. Nous le serons, c'est à dire que nous serons venus, oui, vraiment au monde lorsque nous aurons notre stature adulte d'homme parfait en Christ. Certains d’entre nous avant la mort ? Pour d'autres ce sera après la mort ? Je ne vais pas revenir là dessus.

Attention à cet oubli ! Parce que ça peut alors nous faire perdre beaucoup de temps dans notre croissance spirituelle. C'est comme si un petit enfant dans le sein de sa mère oubliait qu'il s'y trouve, et qu'il voudrait dire : eh bien maintenant je vais faire les choses tout seul ! Non, ça n'ira pas ! Eh bien nous, nous nous comportons ainsi, comme des, voilà, je ne sais pas ? On dirait presque comme des anor­maux ! Prenons bien garde, donc, à l'accoutumance et à l'oubli.

 

Et cette attitude essentielle d'honneur et d'amour envers Marie doit s'exprimer, comme le dit le père Abbé Général, au travers de quelques dévotions - au pluriel ici - . Des dévotions extra liturgiques qui dépendent du tempérament, du génie, de la personnalité de chacun. L'éventail est plus ou moins large, plus ou moins étendu ? Chez certains, c'est réduit au minimum. Chez d'autres, c'est beaucoup plus fourni. Nous n'avons pas à nous occuper de ce que fait notre voisin. Mais nous devons l'exprimer, cette dévotion essentielle, par des gestes, ou des prières, ou des pensées, enfin ce qui en nous peut adéquatement exprimer ce que nous sommes vis à vis de Marie et ce que Marie est vis à vis de nous.

 

La Règle de Saint Benoît, elle, ne parle pas explicitement de Marie. Mais je vous ai déjà dit qu'elle en était toute im­prégnée, imbibée comme une éponge qui est plongée dans la mer et qui est imbibée d'eau, et qui vit de cette eau. L'éponge tirée hors de son milieu naturel aquatique et salé, elle est morte. De même la Règle de Saint Benoît sans ce courant Marial qui circule partout en elle, elle serait un squelette, pas même un cadavre ?

            Je vais vous donner un petit exemple, il en fourmille dans cette Règle. Le premier mot de la Règle, c'est : ausculta, écoute. Et le dernier mot de la Règle, c'est : pervenies, tu parviendras  sur les sommets des vertus.

 

Ausculta ? Eh bien, c'est Marie toute entière. Elle est l'écoutante par excellence. Elle est la plus parfaite des fil­les d'Israël. Or, la note caractéristique du véritable Israé­lite, c'était d’écouter. La profession de foi que Jésus connaissait, nous la re­trouvons dans l'Evangile. Il est heureux lorsqu'un Scribe peut la réciter. C'est Ecoute...ça commence par Ecoute.

Or, Marie était l'écoutante. Et lorsque Saint Benoît fait commencer sa Règle par le mot Ecoute, il la branche toute en­tière sur l'attitude première de Marie. Elle avait une oreille tellement fine qu'elle ne perdait rien de ce que l'Esprit lui soufflait dans le creux de l'oreille. Il est dit tant de fois dans les Psaumes : Incline ton oreille, tends l’oreille. La vie contemplative, elle commence par le tuyau de l'oreille et non par les yeux. Ne l'oublions jamais !

Marie était l'écoutante, elle était l'obéissante. Car obéir, étymologiquement, cela veut dire écouter avec une attention soutenue.

 

Et alors, si je prends le mot pervenies, tu vas parvenir à ces sommets. Rappelez-vous ce qu'elle dit dans son chant d'action de grâces : Il a réalisé, il a fait en moi des choses grandes, il m'a fait parvenir sur les sommets. Marie n'est pas une cérébrale ! Lorsqu'elle dit cela, elle a des images qui charrient devant ses yeux. Elle voit le Mont Sinaï sur lequel est monté son Ancêtre Moïse ; et là, il rencon­trait Dieu.

Je devais traduire dernièrement encore un Psaume, et je voyais que le sommet, le sommet de tous les sommets, je dirais ainsi, c'est Jérusalem, la ville de Jérusalem. A son époque, mystiquement alors, pas réellement, mais mystiquement et allé­goriquement Jérusalem était située sur la plus haute de toutes les montagnes du monde et elle dominait le monde entier.

Vous voyez! Donc il faut toujours avoir ces images devant les yeux : tu vas arriver sur ces sommets. Or, Marie, elle y vivait !

 

Maintenant, si j'exprime cela de façon plus théologique toujours en me référant à la Règle de Saint Benoît, elle nous apprend, cette Règle, la sequela Christi. Suivre le Christ en entrant toujours avec plus d'amour, plus de confiance, dans la volonté de notre Dieu. Marie laissait entrer cette volonté de Dieu par ses oreilles et elle s'en nourrissait. Notre nourriture terrestre, mais nous l'ingurgitons après l'avoir mastiquée dans notre bouche.

La nourriture spirituelle, elle pénètre en nous à travers notre écoute, la fidélité de notre écoute. Et ainsi nous pouvons suivre le Christ qui va nous condui­re alors là où il est arrivé, à cette transfiguration en lui qui devient un rayonnement de son être. Alors, voyons ici Marie qui va réaliser cela en nous. Car cette sequela et cette transformation de notre être ne peuvent s'opérer qu'à travers le prisme de Marie.

En effet, je reviens à cette attitude essentielle dont parlait le père Abbé Général : elle est notre mère, et nous ne pouvons pas y échapper. Nous ne pouvons suivre le Christ, et nous ne pouvons être transformé en lui que si nous marchons dans la main de Marie ; ou bien ou bien si nous avons l'humi­lité et la sagesse de vivre dans son sein et de n'en pas sortir. Cela, c'est la logique ! J'ai fait allusion un petit peu à cette logique ce matin au cours de l'homélie, mais impossi­ble de tout dire à la fois ! Mais ça rejoint ce que je vous explique maintenant.

 

C'est ainsi que le père Abbé Général a le droit de conclure sa lettre sur cette phrase :

 

...Que Marie notre avocate intercède pour nous devant le trône de Dieu, afin que nous puissions suivre son Fils avec une fidélité toujours plus profonde et parvenir finalement à cette vision de gloire pour laquelle nous sommes tous faits.

 

C'est donc bien cela suivre le Christ pour être transfigu­ré en lui. Or, seule Marie peut aider à parvenir à cette pleine stature de notre humanité spirituelle. Car on ne le redira ja­mais assez: elle est notre Mère. C'est elle qui nous forme, personne d'autre ! Et il dépend de nous d'être sages ou bien d'être fous.

D'être sage selon Dieu ? Ce qui est peut-être une folie aux regards des hommes ? Et il y a une folie aux regards de Dieu qui peut paraître très sage aux hommes. Mais il nous est demandé à nous d'être sage selon Dieu. Et ainsi, dès cette vie et pour l'éternité, elle nous fera parvenir au sommet de notre appel, de notre appel à la vie, et de notre appel à la vie Divine. Et cela, c'est l'idéal Bénédic­tin et l'idéal Cistercien.

N'oublions pas que les premiers Cisterciens appelaient Marie leur Dame, leur Domina. Donc, c'était leur Maîtresse, leur Seigneure avec un e, si ça existe au féminin ? Elle était aussi leur Reine, leur Regina. Elle les conduisait. Mais elle n'était pas moins, et surtout elle était leur Mère. Et c'est parce qu'elle était leur Mère qu'elle pouvait être leur Maîtresse de vie et leur Reine...

 

Et maintenant, mes frères, voilà, l'Année consacrée à Saint Benoît peut être déclarée close comme on déclare clos un Chapi­tre Général. Et si vous le voulez bien, nous la clôturerons sur deux sentences.

La première empruntée à la Règle de Saint Benoît: Ne rien préférer à l’Amour du Christ qui nous conduira tous ensemble – paraiter – à la vie éternelle, c'est à dire au parta­ge de sa vie à lui.

Et une seconde sentence empruntée à Saint Bernard. Elle est très connue, mais on n'en parle jamais plus ! Auparavant, à l'Office de Nuit du Samedi, ça revenait. Maintenant ce sont d'autres Lectures. Peut-être qu'une fois l'entendrons-nous dire encore. C'est celle-ci : Omnia nos habere voluit per Mariam, Dieu a voulu que nous recevions, que nous obtenions tout par Marie. Tout, absolument tout ! Il n'y a aucune exception dans le domai­ne de la grâce, dans le domaine de la vie éternelle, le seul qui nous intéresse. TOUT, même les plus hauts sommets de la vie divinisée.

 

Voilà, mes frères, confions-nous à elle à l'issue, à la fin de cette année de Saint Benoît. Et nous savons que notre vie est en bonne main et que avec l'aide de Marie, notre Mère, de Saint Benoît notre guide, nous parviendrons là où nous som­mes tous attendus.

 

Récollection du mois d’avril.                      04.04.81

 

Mes frères,

 

Le 21 Mars nous avons clôturé l'Année Jubilaire de Saint Benoît. Au cours des 12 mois qui ont précédé cette date, nous avons trouvé un regain de confiance en la personne de notre Fondateur et dans la valeur de son exemple et de ses enseigne­ments.

Car Saint Benoît ne veut pas être compris en dehors de ce que nous rapporte de lui son biographe. La Règle n'est que la mise à notre disposition de son expérience personnelle qui ne fut pas tellement extraordinaire. Elle a été présentée sous forme quelque peu légendaire par Saint Grégoire. Mais si nous voyons à l'intérieur de ce qu'il nous dit, nous percevons l'âme tellement pure, l'âme de lutteur qu'était celle de Saint Benoît.

Dès que nous en aurons fini avec l'étude du Projet de Cons­titutions, nous commencerons à nouveau de scruter quelques points de sa doctrine. Je vous avoue que j'ai hâte d'y être. Je sens le besoin de mâcher les paroles de Saint Benoît, de les mastiquer, les triturer, en goûter la saveur, en extrai­re la liqueur qui pourra me donner vie. Cette recherche, nous le ferons sous la conduite de l' Esprit Saint qui est source de toute lumière, de toute joie, de force, de vitalité.

 

Vous savez que le Pape vient de rappeler à toute la chré­tienté que cette année 1981 nous rappelait le premier Concile de Constantinople au cours duquel fut solennellement proclamé la divinité de l'Esprit Saint,et le Concile d'Ephèse qui a défini la maternité divine de Marie. Marie, cette femme rendue féconde par l'action de ce même Esprit.

Au jour de notre confirmation, nous avons été marqué au sceau de l'Esprit Saint. Au cours de cette année, nous allons si vous le voulez bien, faire revivre en nous, revitaliser les virtualités de ce sacrement. Et nous mettrons tout en oeuvre afin qu'il porte ses fruits. Les fruits de l'Esprit, nous les connaissons.

Il en est d'autres dont on parle un peu moins. Ce serait pour nous : la modestie, l'humilité, la patience, la bonté, l'ouverture, l'accueil, la bienveillance, toutes ces vertus monastiques et bénédictines. Celles qui font notre contentement, qui nous plénifient, qui rendent notre vie commune agréable et fortifiante pour chacun.

 

Saint Benoît nous dit que notre vie monastique, elle est un perpétuel carême. C'est bien en rapport avec ce qu'il nous dit de la vie de l'Esprit en nous. C'est la période des labours, des semailles, des travaux, des peines, des fatigues ; mais aussi le temps de l'espérance, les yeux limpides du coeur qui se purifie et qui déjà au loin voient blanchir la moisson.

Mes frères, voilà ce que nous essayerons de vivre au cours de cette année ! Ne l'oublions pas !

 

Et dans quelques jours nous aborderons la semaine sainte. Il me semble que dans ce court intervalle qui nous sépare d'elle découvrir un signe, un symbole, un oracle prophétique. Il nous dit que l'heure, notre heure à nous approche, l'heure de notre transitus, de notre Pâque, de notre passage de ce monde-ci à notre Père. Saint Benoît a encore un petit mot que j'affectionne beaucoup, une monosyllabe : Mox ! Bientôt ! Bientôt arrivera cet instant !

 

Vous savez que nous devons l'attendre, nous devons le dé­sirer. Non pas parce que la vie en ce bas monde nous effraye­rait ? Loin de là ! Mais à mesure que nous avançons dans la Foi et dans l'Amour, nous nous sentons de plus en plus fortement attirés. Et le moment viendra où nous ne saurons plus supporter cette séduction. Et tout naturellement nous partirons, notre corps s'endormira et nous serons arrivés là où nous sommes attendus, où nous sommes appelés.

A ce moment-là, mes frères, nous n'emporterons rien avec nous, absolument rien. Omnino nihil, dit Saint Benoît encore. Et lorsque nous paraîtrons devant notre Père, nous serons jugés sur l'amour et sur rien d'autre. Notre poids, notre valeur, ce sera notre amour.

 

Avec cette journée de récollection, nos frères Paul-Michel et Bernard commencent leur retraite préparatoire. Nous respec­terons leur solitude et leur recueillement, et nous les escor­terons de notre prière. Ce sera l'occasion pour nous de réfléchir à l'orientation que nous avons donné à notre vie. Peut-être à rectifier l'une ou l'autre chose ?

Et ainsi, mes frères, le mois d'Avril sera le mois de cette joie dont nous parle encore Saint Benoît. La joie du désir allumé en nous par l'Esprit de Dieu. Cet Esprit auquel nous sommes ouverts, et qui nous emplit, qui veut entrer jusqu'à la racine de notre personne et aussi jusqu'aux dernières cellules de notre corps qu'il veut rendre spirituel, et lui faire déjà goûter les prémices de la résurrection de demain.

Mes frères, nous savons que nous pouvons tout en celui qui nous rend fort et qui nous invite à partager sa vie.

 

 

Dimanche des Rameaux.                            12.04.81

Chapitre : Ouverture de la Semaine Sainte.

 

Mes frères,

 

            Nous entrons dans la Semaine Sainte. Au cours des jours qui vont suivre nous allons sentir monter la tension dramatique jusqu'à un sommet qui sera atteint au cours de la Veillée Pascale.

            Nous devons nous efforcer de vivre au diapason de ces événements qui ne sont pas seulement les événements du passé mais qui sont éternels. Dès que le Fils de Dieu a posé un acte, cet acte touche l'Histoire à tous ses moments et il atteint tout homme.

            Nous le ferons, mes frères, si nous vivons ces journées avec une Foi plus vivante et dans un recueillement plus profond.

 

            Vous comprenez que ce n'est pas là du folklore, ni du théâtre que nous allons présenter à l'admiration de quelques participants venus de l'extérieur, ou bien pour nous amuser entre nous ?

            Non, c'est notre propre existence qui est marquée au sceau de ce que nous allons rejouer. Je dis rejouer parce que la liturgie est une sorte de jeu, mais un jeu sacré, une chorégraphie, une danse dans laquelle chacun a sa place et son rôle à jouer.

 

            Il est donc important en ces journées, plus encore que en d'autres moments de l'année, que comme le dit Saint Benoît, mens nostra concordet voci nostrae, 19,7. Cela veut dire que notre coeur, que nos pensées, nos préoccupations soient l'expression parfaite de ce que nous réellement vivons et pensons. Il faut que nos gestes et nos attitudes soient un langage, qu'ils trahissent des dispositions de notre intérieur, de notre vie profonde, de notre vie éternelle.

            Alors vous verrez, vous sentirez en vous quelque chose qui bouge et un printemps qui est là, quelque chose qui sera plus beau demain encore qu'aujourd'hui. C'est la Vie Eternelle qui prend possession de notre être et qui veut nous transfigurer pour nous faire devenir des enfants de Dieu à part entière.

 

            Dans la Nuit de Pâques, deux de nos frères, les frères Paul-Michel et Bernard vont émettre leurs vœux solennels. C'est une heureuse coïncidence. Elle n'a pas été cherchée ni voulue. Leurs vœux temporaires expirants à la fin du mois de Mars, il convenait que nous choisissions cette Nuit de Pâques pour leur permettre de réaliser ce désir qui les habitait depuis si longtemps déjà.

 

            La Profession Solennelle, il faut bien voir ce que c'est. C'est une plongée dans la Pâque du Seigneur. Voici donc des hommes comme les autres qui ont entendu un appel. Ils y ont répondu. Cet appel a été mis à l'épreuve pendant des années et des années pour voir si ce n'était plutôt une illusion.

            Il est apparu que c'était vraiment quelque chose qui venait du Seigneur. Et voici le moment où ils vont entrer dans la mort du Christ afin de pouvoir le plus vite possible ressusciter avec lui. Quand je dis le plus vite possible, ça ne veut pas dire qu'ils doivent attendre la mort biologique ; non, mais que la résurrection qui est déjà agissante en eux puisse porter des fruits qui montrent sa présence.

 

            Regardez Saint Benoît ! Pour Saint Benoît, le moine est un homme mort. Il n'a plus de jugement propre. Il n'a plus de volonté propre. Il ne possède absolument plus rien. Il a du s'en débarrasser. Il a du rédiger un testament. Il est mort. On a partagé ses dépouilles. Et puis, il ne dispose même plus de son corps. 

            Il y a là quelque chose qui est apparenté à ce dépouillement du Christ. On a partagé toutes ses dépouilles. Il était tout nu sur la croix. C'était fini et il mourait. Mais il était Dieu et quelques jours plus tard il devait ressusciter dans un corps nouveau  transfiguré, son corps spirituel, son corps éternel. Voilà le cheminement de la vie monastique. C'est ainsi que Saint Benoît la présente !

 

            Cette vie monastique, spécialement au moment où un homme se jette en elle, porte à son paroxysme d'intensité les effets du baptême. Car le baptême n'est rien d'autre que cela. Tout le temps du carême, auparavant surtout, mais encore maintenant, est un temps de préparation des catéchumènes pour le baptême.

            Et nous-mêmes, c'est à dire nous qui sommes déjà baptisés, au cours de cette Nuit, nous renouvelions les engagements de notre baptême. On bénit de l'eau, on est aspergé d'eau, on se remet à l'intérieur de ce tombeau qu'est la cuve baptismale et, on en ressort un peu différent.

            L'idéal serait d'être transfiguré en une fois. Mais nous sommes tellement corrompus que ça ne peut s'opérer d'un coup, sinon il se casserait quelque chose. On ne redresse pas ce qui est courbé d'un seul coup. Il faut patiemment, patiemment le redresser. C'est ainsi qu'agit la grâce !

 

            Il faudrait pouvoir faire une théologie et une typologie du baptême. Mais ce n'est pas possible maintenant, ni en ce lieu. C'est peut-être l'occasion pour l'un ou l'autre d'y réfléchir en ces jours-ci. Mais enfin, cette année il y a rencontre providentielle de trois éléments. Il y a le rite d'abord, le rite de la profession solennelle intégré dans le rite du renouvellement des vœux du baptême. Il y a les personnes : nous en avons deux. Et puis il y a la fameuse Nuit Pascale.

            Et lorsque nous serons à cette Nuit, pensons aussi à la première Pâque, cette Nuit où les enfants d'Israël ont quitté l'Egypte et ont traversé la mer. Cette année-ci, les Juifs vont fêter Pâques le même jour que nous, la même Nuit plutôt que nous. Les Orthodoxes, eux, vont la fêter huit jours plus tard pour des questions de calendrier. Voilà encore un des grands obstacles à la réunion des Eglises .

 

            J'aurais l'occasion de vous adresser fréquemment la parole au cours de cette semaine : des homélies, des chapitres, des exhortations.  Eh bien cette année-ci, je m'en vais essayer de mettre en relief au cours de tous ces entretiens le caractère Pascal de la vie monastique. Ce sera pour nos deux jeunes profès, ce sera l'occasion de poursuivre et d'achever leur retraite. Et ce sera pour nous l'occasion de raviver notre idéal, de lui rendre une vigueur nouvelle. Et nous achèverons la Semaine Pascale en communion avec nos deux frères. 

 

            Je pense que c'est. une grâce pour eux, et pour nous. C'est très rare que ça se présente. Il ne faut pas le chercher et se dire : « Tiens, chaque année maintenant nous allons nous arranger pour avoir une profession solennelle la Nuit de Pâques ». Non, loin de là, ce ne serait pas sérieux alors. Mais puisque c'est comme ça, saisissons cette grâce et essayons d'en extraire tout le suc spirituel possible.

 

            Maintenant, le Samedi Saint, c'est un jeûne d'Eglise dans le prolongement et à égalité avec le Vendredi Saint. L'année dernière, une bonne partie de la communauté était affligée par la grippe. Nous n'avons donc rien fait ! Mais cette année-ci, il semble que nous soyons tous en excellente condition ?

            Nous allons donc cette année-ci introduire un petit jeûne mitigé, pas un grand jeûne comme le Vendredi Saint : paucorum est ista virtus, dit Saint Benoît 49,2. Déjà de son temps, c'était quelque chose de difficile. Et aujourd'hui ? Dégénérés comme nous sommes, vous comprenez ! Mais tout de même faisons quelque chose mitigé. Une raison de plus pour abandonner la dénomination stricte observance.

 

            Alors, je propose  ceci, vous verrez, ce n'est pas terrible, nous n'en mourrons pas, au contraire !  Au déjeuner : du pain et du beurre uniquement. Ni fromage, ni confiture, ni reste. C'est tout de même un bon déjeuner, savez-vous ? Avant, à longueur d'année à l'époque héroïque, à longueur d'année on n'avait que du pain sec. 

            Au dîner : potage ou laitage, des pommes de terre, des légumes, peut-être un petit fruit ? Et puis c'est tout. Ni viande, ni poisson, ni diététique, ni rien. On n'en mourra pas. Ce sera tout de même un bon dîner.

 

            Et au soir pour le souper, quelque chose de très léger  pour soulager aussi notre cuisinier. Car tout de même il aura un gros travail parce qu'il y a beaucoup de monde à l’hôtellerie, et il doit être dispos aussi pour la Nuit Pascale. Pour la communauté il n'aura donc rien à faire. On donnera du pain et du fromage, un petit morceau de fromage pour tout le monde.

            Je pense, mes frères, qu'ainsi nous pourrons dire que nous avons bien établi la transition entre le Vendredi Saint et le jour de Pâques. Cela ne veut pas dire que le jour de Pâques nous devons avoir une indigestion ? Non. Nous n'en sommes pas encore là.

 

            Voilà mes frères, essayons donc au cours de cette semaine de faire grandir en nous la vérité. Que nous soyons plus en conformité à ce que Dieu désire faire de nous, plus proche de notre être vrai. Nous sommes comme nous sommes, naturellement, avec nos défauts et avec nos faiblesses. Mais derrière cette façade Dieu réalise quelque chose. Il fait des pauvres hommes que nous sommes des fils de Dieu, il nous fait participer à sa vie.             Soyons donc vrais, vrais dans nos profondeurs, vrais dans nos cœurs, vrais dans nos attitudes ! Et aussi ce sera l'occasion cette semaine d'un accroissement de vie divine, de plus de bonheur, de plus de paix pour nous ; et à partir de nous ça pourra rayonner sur ceux que nous rencontrons et même au-delà sur ceux que nous ne connaissons pas mais qui mystiquement sont reliés à nos personnes et à notre communauté.

 

 

Monition avant la bénédiction des rameaux.

 

Mes frères,

 

            Nous ouvrons la grande et sainte semaine de Pâques par le rite de la bénédiction des rameaux. Nous préfigurons la joie qui nous attend au terme de notre vie terrestre lorsque nous entrerons dans le cortège des saints qui suivent l'Agneau partout où il va.             Pour l'instant, nous connaissons la lutte et l'épreuve, les chutes et les blessures. Mais notre confiance demeure entière car nous savons que le Christ a pris sur lui toutes nos faiblesses et qu'il marche devant nous pour nous ouvrir le chemin. Les buis que nous allons bénir lui appartiennent. Ils sont pour lui car nous ne vivons plus pour nous-mêmes, mais pour lui qui est mort et qui est ressuscité pour nous.

 

Homélie après la bénédiction des rameaux.

 

Mes frères,

 

            La scène, dont nous venons d'entendre la description,[5] présente tout à la fois un côté de grandeur et un côté grotesque. Celui qui s'avance dans un appareil messianique dépouillé, un âne et quelques branches, c'est Jésus le Prophète de Galilée. Mais dans la foule, qui le connaît ? Il est le Verbe de Dieu, ça suffit.

            C'est Dieu en personne qui entre dans sa ville sainte, qui gravit la colline de Sion, qui prend possession de sa demeure. Non plus dissimulé dans une nuée devant laquelle on recule, mais dans une chair d'homme, une chair belle, un homme affable, un homme généreux qui ne demande qu'à se donner, qu'à partager sa propre vie.

 

            Et voici le côté grotesque : ces foules délirantes d'enthousiasme sont les foules d'une heure. Elles vont dans quelques instants s'évanouir. Chacun va retourner à ses peurs, à ses petites affaires, à ses destinées. 

            Nous assistons à l'Eucharistie tous les dimanches. Quand nous sortons, où allons-nous ? Est-ce que nous sommes métamorphosés ? Mes frères, côté burlesque de nos situations. C'est cette situation de Dieu qui finalement se retrouve seul.

            Oui, qui pourra jamais concevoir cet esseulement de Dieu ?          

 

            Et Jésus est lucide. Il sait très bien pourquoi il monte à Jérusalem. C'est pour y être méprisé, bafoué, torturé, assassiné. Il l'a dit et répété tant de fois à ses disciples qui se refusent à entendre et à comprendre.

            Et Jésus sait très bien qui il est. Non seulement incarnation de Dieu dans son être d'amour et sa puissance créatrice et salvatrice, mais aussi récapitulation de l'humanité ; également l'homme d'aujourd'hui glacé dans son malheur au milieu des fêtes qu'il organise pour s'enivrer. 

            Oui, mes frères, ce Christ Verbe de Dieu, il est solidaire de chacun d'entre nous qui sommes habités par nos rêves de pseudo-exaltation, de pseudo-réussite, mais qui sont rongés par la teigne d'une solitude dont le fond est la mort.

            Nous voulons partager le sort du Christ notre Roi et celui de tous nos frères les hommes. Nous désirons épouser les misères, les faiblesses, les appels, les cris, les pleurs, les désespérances, aussi les espoirs de tous les hommes.

            Et en même temps laisser travailler en nous la puissance de la résurrection qui va nous transformer et à partir de nous se diffuser à travers le monde afin que au jour voulu par Dieu, nous soyons tous rassemblés dans cette demeure qu'il nous a préparée dès avant la création du monde.

 

            Voilà mes frères la vocation du chrétien lorsqu'il se veut vraiment chrétien, et surtout la vocation du moine. C'est le sens de la procession que nous allons conduire à travers nos cloîtres, une sequela Christi, une marche à la suite du Christ à travers ses multiples passions jusqu'à la pleine vision de sa gloire dans son Royaume.

 

            Levons-nous, mes Frères, et avançons comme les foules de Jésus, heureux d'acclamer le Messie !

Homélie après la lecture de la Passion.

 

Mes frères,

 

            Au jour de notre profession solennelle nous nous sommes engagés à suivre le Christ jusqu'à la mort, jusque dans la mort, jusque dans une mort semblable à la sienne. Comme chrétien, notre baptême nous a plongé dans la mort du Christ.       

 

            L'Année Jubilaire de Saint Benoît nous a rappelé que le moine est un chrétien qui pousse jusqu'à l'extrême la logique de cette mort mystique. Il le fait car Dieu lui a ouvert l'oreille. Il a fait de lui un écoutant. Il lui a donné un coeur sensible aux moindres, aux plus délicates inspirations de la grâce. Un coeur qui accueille, qui recueille, qui fait sien et qui jamais ne dit non.

 

            Mes frères, la crucifixion du Fils de Dieu n'est pas un événement qui appartient exclusivement au passé. Elle est un drame aux dimensions cosmiques, un drame contemporain de toutes les époques, de tous les hommes.

            L’œil lumineux de la Foi contemple les tourments du Christ criant sa douleur par les pores de ses membres épars à tous les vents de l'histoire sur toutes les routes du monde. Mais il voit aussi la semence de résurrection qui germe au secret de toutes les nuits. Cet œil est un cœur !

            Nous avons vu que ce coeur qui est un œil était aussi une oreille. Ne serait-ce pas le coeur du Christ qui bat dans la poitrine du moine. Le coeur du Christ abîme de détresse et de faiblesse, mais aussi en même temps comblé d'amour et de puissance.

 

            Suivre le Christ, c'est lui permettre de revivre en nous simultanément sa passion et sa résurrection, chaque renaissance en lui ouvrant de nouvelles capacités de compassion. Etre le monde condensé à l'extrême, le monde dans sa chute, son crime, son malheur, mais en même temps le monde récapitulé dans le Christ pour son salut. Voilà mes frères, le moine aujourd'hui dans sa valeur d'éternité.

            Le Christ est vivant. Il a été mort, il est ressuscité d'entre les morts. Nous le savons, nous le croyons. Il en est peut-être ici parmi nous qui le voit présent ici dans notre assemblée ? Et adressant à chacun de nous cette question :

            « Cet homme qui décide de me suivre jusque dans ma mort, cet homme qui veut reprendre en lui le sort de l'humanité entière, cet homme qui veut poursuivre ma mission et au-delà de toutes les morts mystiques accéder au Royaume de ma résurrection, cet homme, seras-ce toi ? »

                                                                                                              Amen.

 

 

Chapitre du Lundi Saint.                           13.04.81

Marie de Béthanie première Sponsa Verbi.

 

Mes frères,

 

            L'Onction de Béthanie est un des épisodes les plus mystérieux, les plus beaux et les plus riches de toute la littérature Evangélique. Chaque année s'ouvrent devant nos yeux et s'offrent à nos pas des espaces nouveaux. Nous ne devons pas craindre de les explorer.

            Rappelons-nous ce que Dieu demandait, ordonnait presque à Abraham. Il lui disait: « Voilà, tu entres dans le pays que je t'ai demandé de conquérir par la foi. Parcours-le maintenant du nord au sud, d'une mer à l'autre. Je te le donne, il est à toi. »

 

            Cet espace que nous ouvre ce récit extraordinaire de l'Onction de Béthanie, nous devons à notre tour les scruter. D'année en année, nous-mêmes nous évoluons. Nous progressons dans la connaissance de Dieu, dans la préhension de la saisie de son plan sur l'humanité, sur nous, sur notre communauté, mais plus particulièrement sur nos propres personnes. Car c'est là le point de rencontre.

            Eh bien, nous devons nous laisser emporter. Nous devons même demander que l'Esprit vienne reposer sur nous, qu'il clarifie nos regards, qu'il purifie notre coeur et qu'il nous donne l'audace de croire. Tout ce qui a été rapporté de la vie de Jésus et qui est toujours naturellement le personnage central de l'Evangile, tout ce qu'on nous a rapporté de lui est pour notre instruction. C'est pour que sa vie à lui puisse davantage s'enraciner en nous, grandir, porter des fleurs et puis des fruits...

 

            Ce que je vais vous raconter maintenant, n'allez pas vous imaginer que c'est du roman, quelque chose que j'aurais forgé là dans mon imagination ! Non, il s’agit de bien autre chose . Le Christ était un homme. Il était naturellement le Verbe de Dieu, le Fils de Dieu, Dieu. Mais aussi un homme, mais un véritable homme qui a donc senti, qui a donc expérimenté les besoins inhérents à la nature humaine : des besoins de communion, de partage, de fidélité, surtout à la veille des heures terribles qui l'attendaient.

 

            Nous avons, nous, parfois le pressentiment que quelque chose se passe autour de nous. Nous voyons des regards, nous saisissons des attitudes, nous entendons des réflexions. Tout cela se construit, ça s'imbrique et ça revêt un sens ; mais nous ne savons pas trop bien pourquoi ? Cela peut être en bien, cela peut être en mal ? Pourtant, nous, nous sommes des hommes frustres, grossiers, mal équarris.

            Et Jésus, lui, qui avait une sensibilité parfaite, il sentait donc, il comprenait tout ce qui allait lui arriver, d'autant plus qu'il pouvait lire sa propre histoire dans l'Ecriture qui n'était autre que lui-même.

 

            C'était la Parole de Dieu mise à la portée des hommes. Ce qui était donc dit de lui, sa propre nature, sa propre vie, son aventure spirituelle et humaine, elle était là comme une photographie dans cette Ecriture. Donc, Jésus savait très bien tout ce qui allait lui arriver.             Il devait donc à ce moment-là, puisque il était homme, sentir certaines choses, certains appels en lui, surtout appels qui devaient lui permettre d'affronter cela. Ce n'était pas un héros à la mode antique, quelqu'un de déshumanisé et d'inabordable !

 

            Eh bien, l'Ecriture Sainte nous rapporte une seule parole de Marie de Béthanie, une seule et unique. Et c'est une parole qui ne brille pas par son originalité car elle est l’échos, la répétition de la parole, d'une des paroles de sa sœur Marthe. C'est celle-ci : Si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort !  

            Marthe, après avoir dit cela, elle se répand en un flux d'interprétations théologiques, de protestations de Foi. C'est très bien ! Elle est volubile, elle est presque bavarde. C'est dans son tempérament agité. Marie, elle, rapporte cette parole qu'elle a peut-être entendue de sa sœur ?

            On peut, je pense, dire que Marthe était l’aînée et Marie la cadette. Je n'en sais rien, c'est possible ! En tout cas elles ont certainement parlé entre elles et elles se sont dites : Si Jésus avait été là, notre frère ne serait pas mort ! Marie ne va pas plus loin.

 

            Mais alors, Marie use d'un langage qui est le sien. Jésus n'a pas bronché aussi longtemps qu'il avait à faire à Marthe. Mais le voici maintenant face à Marie qui lui dit ça. Mais alors Marie commence à parler autrement, un langage qui est infaillible. Jésus ne pourra pas y résister. Elle commence à pleurer...

            Et les larmes de Marie ouvrent en Jésus la source des larmes, en Jésus et dans les autres assistants. Et voici que Jésus se met à pleurer aussi. Et il demande : « Où l'avez-vous mis ? »

            Il y a entre Marie et Jésus une connivence secrète qui les fait réagir tous les deux semblablement et simultanément ; une connivence secrète, car Marie et Jésus ont établi entre eux une relation qui est extrêmement rare. A l'époque, c'était quasiment impensable.

 

            Et voilà ce que j'ose avancer maintenant. C'est mon opinion personnelle. Mais je dirais presque que je mets ma tête à trancher que c'était bien ainsi. Il y a quelque chose aussi, un instinct peut-être, une intuition qui me permet d'affirmer : les choses sont comme ça !  Eh bien, c'est que je vois en Marie la toute première Sponsa Verbi, la toute première Epouse du Verbe de Dieu dans le sens où Saint Bernard parle de l'âme Sponsa Verbi.             Marie ne faisait qu'un coeur, une âme et surtout un esprit avec le Christ. Elle pouvait tout oser, tout espérer. Elle pouvait tout souffrir parce qu'elle ne faisait qu'un avec Jésus. Mais ce n'était pas à sens unique ! C'était réciproque.

            Si bien que Jésus pouvait, il savait qu'il pouvait s'appuyer entièrement sur Marie. Lui aussi, son esprit ne faisait qu'un avec celui de Marie. A tel point, et c'est peut-être audacieux ce que je vais dire,  mais je pense qu'il faut savoir oser aller jusque là, ça c'est l'intuition de la Foi et de l'Amour, à tel point donc que lorsque Jésus disait sur la croix: « Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? », à ce moment-là il n'était pas seul car son esprit et celui de Marie était un.

 

            Vous comprenez un peu mieux maintenant une des raisons pour laquelle les Pères et les Auteurs Spirituels unanimes ont toujours vu en Marie la figure de la vie contemplative dont le terme est justement d'être une Sponsa Christi. Ce n'est pas seulement parce qu'elle se tenait gentiment aux pieds de Jésus à écouter la Parole ? Non. c'est parce que leur union mystique était consommée. Mais allons encore plus loin...

            Marie n'était pas présente au tombeau du Christ, pas plus que la Vierge Marie la mère de Jésus. Ni l'une, ni l'autre ! On voit beaucoup de femmes, mais ni la mère de Jésus, ni Marie de Béthanie. Ce n'était pas nécessaire que Marie soit présente au tombeau, parce que comme elle était la Sponsa Verbi, elle était déjà présente à la résurrection de Jésus.

Elle savait que Jésus, je ne dirais pas allait ressusciter, j'irais presque à dire qu'elle avait précédé par sa Foi, par son Amour, par sa confiance, elle avait précédé, anticipé la résurrection de Jésus. Elle était présente lorsque Jésus criait vers son père : « Pourquoi m'as-tu abandonné ? » Mais elle était déjà présente aussi lorsque dans le tombeau Jésus attendait l'instant de sa résurrection.

 

            Ah oui, j'oublie encore ceci. Le retour à la vie de son frère Lazare a été un davar, un message, une parole que Jésus a adressé à Marie. Naturellement Jésus prie devant le tombeau. Il dit à son Père : « Voilà, je te prie pour que ceux qui sont là croient que tu m'as envoyé ». Disons ça, le geste de la résurrection de Lazare, c'est une parole prophétique adressée aux Juifs présents qui ainsi croiront que Jésus est vraiment l'envoyé de Dieu.

            Mais il y avait aussi une Parole secrète qui était adressée à une seule personne qui était Marie. Et cette Parole était le fait même de la résurrection du frère de Marie. Jésus, comme ça lui montrait, lui faisait comprendre que lui, qui ressuscitait le frère de Marie, allait par la puissance de son Esprit, de cet Esprit qui les unissait en un, allait lui-même revenir à la vie après sa résurrection.

 

            Marie, à ce moment-là avait déjà reçu la réponse et c'est une des significations de cette onction. Elle baigne les pieds de Jésus avec une huile, un parfum d'un prix inabordable presque, un salaire d'une année de travail. Pourquoi ? Un petit flacon de parfum. Elle les essuie de ses cheveux.

            Elle donne à ce moment-là à Jésus la marque d'un amour qui est plus que humain, qui est ici déjà donc de nature divine parce que c'est l'Esprit qui la pousse à poser ce geste, et qui habite et le geste, et la personne de Marie, Esprit qui repose sur Jésus. Elle dit déjà alors que Jésus va mourir, que Jésus sera enseveli, mais aussi que Jésus va ressusciter et qu'il l'est déjà dans son espérance, et dans sa foi et dans son amour à elle. Je reviendrai là-dessus dans quelques instants.

 

            Voyons maintenant pour mieux saisir l'originalité de Marie de Béthanie, voyons une autre Marie. C'est Marie-Madeleine, Marie de Magdala dont Jésus a chassé sept démons. C'est une femme passionnée, aussi passionnée que Marie de Béthanie. Mais elle n'est pas une Sponsa Verbi. Elle pleure aussi, elle n'a aucun repos, elle est malheureuse.  Ce qui la différencie : elle est au tombeau, elle est présente, elle s'y attache à ce tombeau, mais il lui manque une chose, une seule chose, c'est qu'elle ne croit pas !

            Pour elle, tout est fini ! Tout est terminé, Jésus est au tombeau : l'aventure est finie. C'est terrible ! Lorsqu'elle aperçoit Jésus, elle pense que c'est le jardinier. Elle lui dit : « Voilà, si c'est toi qui l'as pris, dis-moi où tu l'as mis et j'irai l'enlever ». Elle ne voit plus, elle ne cherche plus qu'un cadavre.

            Elle est exactement au même niveau que les Apôtres. Les Apôtres, eux, ne croient pas non plus. Il faut pour qu'ils croient qu'ils aient vu. Rappelez-vous le disciple que Jésus aimait, il arrive au tombeau et il dit bien lui-même : « Il vit et il crut ! »

            Rappelons-nous un autre apôtre qui était beaucoup plus brutal, plus carré. Celui-là il dit : « Moi, je ne croirai pas ! Il faut que je vois, il faut. que je touche sinon je ne croirai pas ! » Et ça ce sont les Apôtres, ça, c'est Marie-Madeleine !        

 

            Mais ce n'est pas ça Marie de Béthanie. Elle n'est pas au tombeau. Il n'est pas nécessaire qu'elle y soit. Marie est au-dessus de toutes ces contingences. Etant une Sponsa Verbi, elle se trouve dans une situation paradoxale comme si elle avait précédé Jésus dans sa résurrection.

            Elle a vécu à l'avance ce que l'Apôtre Paul répétera à satiété. Elle était morte avec Jésus pour ressusciter avec lui. Mais ici, par son onction, elle meurt avec Jésus mais avant lui et, elle ressuscite par sa Foi avant que Jésus ne ressuscite lui-même ! 

            Voyez, c'est tout ça le mystère de cette imbrication de deux personnes qui s'aiment et qui ne forment plus en Dieu qu'un seul Esprit !

 

            L'onction de Marie agit donc sur Jésus à la façon d'un sacramental. Je n'ose pas dire un sacrement. - ce n'en est pas un - mais un sacramental. C'est le geste du plus grand amour, c'est à dire qui est de donner sa vie pour ceux qu'on aime. A ce moment-là, Marie donne sa vie, et Jésus le sait très bien.

            Et ça s'est passé, ça, six jours avant Pâques ! Et je me demande, - je ne suis pas un Père de l'Eglise, mais ne l'étant pas je puis me permettre certaines audaces - je me demande si Jésus n'a pas eu dans l'onction de Marie l'idée de son lavement des pieds au cours du repas de la Pâque ?

            Il a expérimenté sur sa propre personne l'effet que produisait cette onction de ses pieds par un parfum essuyé par les cheveux de Marie. Naturellement, Jésus devait adapter ce geste à sa situation à lui.

 

            Par le geste de Marie, il avait reçu l'assurance que dans son tourment il ne serait pas seul. Il a donc reçu le courage d'affronter sa passion et la mort. Que va-t-il faire ? Il lave les pieds de ses disciples, avec de l'eau ici. Il les essuie avec un linge :mais un linge dont il s'est revêtu, un linge qui fait partie de lui.

            Nous autres, lorsque nous lavons les pieds, le Jeudi Saint, c'est un bel essuie-mains de circonstance qu'on tient en main. Mais ce n'est pas comme ça pour Jésus. Jésus, il était ceinturé de ce linge. Il faisait partie de lui comme les cheveux faisaient partie de Marie. Il reproduit donc le geste.

            Et par ce geste, il infuse son Amour, sa force à ses disciples pour que ses disciples deviennent capable eux. à leur tour d'affronter le scandale de la Passion ; et, affrontant le scandale de la passion, de mourir eux-mêmes à la façon de Jésus pour les autres. Voyez, de nouveau le geste du plus grand amour !

 

            Voilà mes frères, j'espère que je ne vous ai pas trop scandalisés par ces affirmations, je n'ose pas dire par ces élucubrations assez personnelles. Mais je pense qu'elles sont vraies, et elles nous ouvrent des perspectives fantastiques sur notre vie contemplative.

            Car nous y retrouvons ce à quoi nous sommes appelés, à quoi nous sommes invités. Le terme final : être comme Marie de Béthanie : Sponsa Verbi, elle qui fut la toute première. Il y en a eu des légions après elle. C'est notre tour, maintenant de le devenir. Mais alors, lorsque nous le sommes devenus, voilà, donner le geste du plus grand amour à Dieu et à ses frères.            

 

            Nous réfléchirons encore à cela peut-être demain ? Je ne sais pas ? Un épisode suivant, nous devons explorer ce domaine qui est infini. Nous devons l'explorer avec patience, avec amour, avec humilité aussi et dans l'ouverture. 

            Ouverture à cet Esprit qui unissait Jésus et Marie, qui veut nous unir nous aussi au plus intime, jusqu'à ces épousailles mystiques avec le Christ. Et alors en nous de façon à ce que notre corps spirituel se forme pour que nous puissions déjà goûter comme Marie avant la mort, les prémices de la résurrection.

 

 

Chapitre du Mardi Saint.                          14.04.81

Marie de Béthanie.[6]

 

Mes frères.

 

            Après avoir oint les pieds de Jésus de parfums, d’huiles embaumées, Marie disparaît, il n'est plus jamais question d'elle. Et ça se comprend,  son geste l'a ensevelie avec le Christ, dans le Christ. Ce parfum, cette huile a comme pénétré à l'intérieur de corps du Christ. Et avec cette huile, c'était l'âme, l'esprit de Marie qui s'unissait à l'être du Christ. Sa vie était donc cachée avec le Christ en Dieu. Si bien que maintenant son être de Sponsa Verbi, d'épouse du Christ, pouvait s'épanouir sans limites.

 

            Marie, comme quelqu'un me l'a fait remarquer ce matin, a du beaucoup souffrir pour arriver à cette union intime avec le Christ ? Il n'en est pas fait allusion dans les Evangiles. Laissons de côté le décès de son frère, il a du se passer d'autres choses, une souffrance qui a été bien acceptée. 

            Car la souffrance, lorsque elle nous est envoyée par Dieu, elle est toujours libératrice et purificatrice de notre être, à condition qu'elle soit assumée et qu'elle soit vécue dans les intentions de la Providence. Ce qui ne veut pas dire que le mal disparaît ?             Non, la douleur est toujours là. d'une intensité qui peut briser quelqu'un. Mais il se produit une décantation qui fait que l'homme entre en sympathie avec une pureté qui est celle de son Créateur.

 

            Pourquoi alors toujours cette souffrance si nous devons être purifiés ? Mais c'est parce que nous sommes vraiment infectés de toutes sortes de choses qui font partie de nous. Et les enlever, c'est nous arracher notre peau, la peau de notre âme, la peau de notre esprit. C'est extrêmement pénible !

            Nous ne le ferions jamais de notre gré. Il faut que ça vienne de l'extérieur. Dieu agit directement ou bien il se sert d'autres hommes ou de circonstances, de n'importe quoi. Mais toute souffrance quel qu’elle soit a toujours chez Dieu une intention qui est de nous rendre plus libre et plus pur.

 

            Mais alors, Marie étant, ne formant plus qu'un seul esprit avec le Christ a vécu par après le drame de la passion qui l'a profondément marquée. Elle n'était pas un bloc de pierre ? Non, elle était un être aussi extrêmement sensible.

            Eh bien, sous la poussée d'une souffrance presque humainement insupportable et aussi d'un amour incompressible, il s'est produit en elle comme un éclatement, comme une explosion qui fait que son corps spirituel a commencé à se dilater à la mesure de la charité du Christ. Rappelez-vous cette expression de Saint Paul !

 

            Elle a commencé à vivre et à expérimenter la mission Christique. C'est à dire que le Christ récapitulait toute l'humanité, et même au-delà de l'humanité l'univers entier dont il était le Logos Créateur, ne l'oublions pas !

            Et Marie devenue un seul esprit avec le Christ trouvait en elle, condensé, l'univers ; l'univers des hommes, mais aussi l'univers matériel, même là où les hommes ne peuvent pas encore aller, où ils n'iront peut-être jamais aussi longtemps qu'ils sont enfermés dans la cellule de leur corps ?

 

            D'une certaine façon on peut dire que la fin du monde était arrivée en elle. Elle se trouvait comme le Christ, comme la Vierge Marie aussi d'ailleurs, elle se trouvait comme transportée au moment où Dieu serait tout en tout.

            Le Christ étant devenu tout pour elle, le Christ et elle formant un seul esprit ; elle était elle, Dieu étant tout en elle. Et à ce moment, elle récapitulait le monde entier où Dieu était tout en tous.

            L'univers matériel que nous connaissons est l'image, ou le signe pour nous - si nous savons le déchiffrer ce signe - de l'univers spirituel. Il nous dit ce que l'univers spirituel est.  Or, vous savez que notre univers est en expansion continue. Cela veut dire qu'il gonfle comme un ballon qui gonfle et se dilate.

            Eh bien, dans une situation spirituelle comme celle que connaissait Marie - et que nous autres naturellement pouvons déjà commencer à connaître maintenant si nous sommes fidèles et si nous laissons le Christ travailler librement en nous - son coeur à elle se dilatait de plus en plus.

 

            Vous vous rappelez que Saint Benoît parle de cette dilatation du coeur. Son coeur et son corps spirituel se dilatent et embrassent de plus en plus d'espaces et de temps. Et Marie devenue UN avec le Christ - qui est le Créateur, ne l'oublions pas. - se trouve présente partout où agit ce Logos Créateur.

            Et l'on peut dire d'elle ce que le Livre des Proverbes dit de la Sagesse : La Sagesse qui est présente à toutes les œuvres de Dieu, et qui s'amuse, qui prend son plaisir à jouer partout où ce Logos travaille et en particulier dans le monde des hommes.

 

            Ce qui ne veut pas dire qu'une vie spirituelle de ce niveau soit un jeu ? Mais ce que je veux dire ici, c'est qu'elle est un maximum de liberté, de liberté et disons de satisfaction. Car à ce moment l'homme trouve et jouit de sa propre vocation, de son propre état. Cela aurait été l'état Adamique si la faute n'était pas survenue .

            Lorsqu'une âme devient Sponsa Verbi, elle retrouve cet état, mais à un degré supérieur. Car il y a ici une divinisation qui la conforme vraiment à l'état du Christ, à l'état Dieu et Homme. 

 

            Dans l'entourage masculin, maintenant, de Jésus en ces derniers jours, il est question souvent de trois hommes. Il y a le disciple que Jésus aimait, il y a Judas Iscariote et il y a Simon-Pierre.  Ce sont - osons le dire - trois êtres d'élites tous les trois. Jésus les a triés parmi ses disciples. Il en a fait ses Apôtres, ses privilégiés. Il les a initiés aux secrets de son Royaume.

            Ces hommes sont donc des savants, appelons-les ainsi ! Ce sont d'une certaine façon les premiers théologiens. Eux, ils savent parce que Jésus leur a expliqué. Jésus a été leur Rabbi, il a été leur professeur. Ce sont des assistants du Professeur, ceux qui peuvent le remplacer. Et c'est vrai, car il les envoie déjà pour donner des cours ailleurs. Il les envoie en mission. C'est pour cela qu'il les appelle des envoyés, des apôtres.

 

            Or, quelle est la réaction de ces hommes ? Vous verrez la différence avec Marie de Béthanie. Ils réagissent à leur manière et cette réaction est différente suivant le tempérament de chacun.

            Pour un, c'est l'ambition. Il dira - pourtant c'est celui que Jésus aimait ! Peut-être à cause de cela, il devait le sentir ! - il dira : « Mais voilà, je suis dans sa manche, donc je serais assis à sa droite dans son Royaume. Je serai son premier assistant. »

            Un autre, lui, il rêvait aux affaires, aux profits qu'il allait en retirer. Iscariote signifie en français. le businessman. C'est celui qui vend, c'est le vendeur. Oui, il cherche son profit. Il vend n'importe quelle marchandise. Il aurait vendu de la théologie, il aurait vendu de la vie spirituelle. Il a cru faire une bonne affaire en vendant le Maître de la vie spirituelle. Il vend le Christ. L'affaire, le profit !

            Et puis alors le troisième ? Le troisième, sa réaction c'est la témérité et l'agressivité. C'est celui qui sait mieux que les autres. Si Jésus l'a choisi, qu'il lui a dit : « Maintenant tu seras Pierre, toi qui t’appelais Simon ». C'est sans doute parce que c'était le premier de la classe. C'est lui qui savait le mieux, qui répétait le mieux. C'est lui qui était le plus aventureux dans les choses, le plus audacieux.  Voilà ces trois hommes !

 

            Et alors Jésus, oui, il les conna1t. Il savait ce qui vivait dans ces hommes. Il les laisse faire. Au fond ils ne sont pas méchants, pas même Judas, mais ils ont un défaut, c'est qu'ils sont remplis d'eux-mêmes. Et. étant remplis d'eux-mêmes ils restaient enfermés, enserrés, emprisonnés dans leur petitesse et leurs étroitesses. Il leur était impossible de s'épanouir.

            Dans le fond, ces hommes n'aiment pas. Ils aiment Jésus parce que ça leur rapporte quelque chose, mais ils n'ont pas le sens de la gratuité. Marie de Béthanie a le sens de la gratuité. Eux ne l'ont pas. D'ailleurs c'est Judas qui a rouspété lorsqu'elle a posé ce geste insolite, ce geste fou. Mais il est probable que Judas a dit tout haut ce que les autres per1saient tout bas !  

 

            C'est comme ça encore dans les monastères, vous savez ! Il y en a toujours un qui viendra dire à l'Abbé : et ceci, et cela. L'Abbé doit faire attention parce que voilà : c'est un qui est peut-être plus spontané ? Je ne sais pas ? Il a une qualité. Les autres ne diront rien. Ils en parleront entre eux peut-être ? Et la pauvre Abbé va continuer sa route sans se douter, oui ! Donc Judas avait au moins cette qualité de dire tout haut ce qu'on pensait !

 

            Eh bien Jésus, lui, il les laisse et il les attend à leur heure à eux, à l'heure de leur destin. Jean, lui, il devra boire un jour à la coupe. Nous ne savons pas comment il a bu à cette coupe ? Cela ne nous regarde pas. Jésus le lui a annoncé, donc il a bu à cette coupe et à ce moment-là il a commencé à comprendre.

            Et c'est lui qui a pu dire  après : « Dieu est amour ». C'est lui qui a pu nous rapporter tant de choses qui nous jettent dans l'admiration, sans lesquelles nous ne connaîtrions pas Dieu comme nous le connaissons maintenant.

 

            Pierre, lui, eh bien il a été attendu aussi. Il a été conduit par Dieu là où il n'aurait jamais voulu aller. Vous savez qu'il disait : « Oh ! moi je te suivrais dans la mort ». Oui, c'était très beau, mais le jour où il a du y aller, il ne voulait plus y aller. Là, Jésus l'attendait !

            Et quand à Judas, lui, eh bien Jésus l'attendait au plus profond de la nuit. Il est terrible ce mot - on l'a entendu aujourd'hui - Judas part et l'Evangile nous dit : « Il faisait nuit ! » Et Jésus l'attend dans cette nuit, Jésus ne l'abandonne pas. Il n'abandonne personne. Aussi loin qu'est allé Judas, Jésus était encore plus loin que lui qui l'attendait !

 

            Mes frères, vous voyez un petit peu la différence entre le geste de Marie et le comportement de ces trois hommes qui étaient là présents quand Marie posait ce geste. Voyez la différence !

            Marie, parce qu'elle est Sponsa Verbi, elle évite tous ces détours. Tous ces calculs, elle ne les connaît pas. Pourquoi ? Parce qu'elle aime, elle est possédée par l'Esprit. Et elle ne veut rien connaître, elle ne veut savoir qu'une chose : elle ne veut connaître que Jésus mort et ressuscité. Toute sa science se résume à cela.

            Il y en a un autre par après, l'Apôtre Paul, qui dira la même chose : « Je ne veux rien savoir que Jésus, et Jésus crucifié, mais Jésus ressuscité aussi ! »

 

            Nous sommes là, dans ce que les Anciens ont appelé, surtout les contemplatifs, les moines, la docte ignorance, un non-savoir qui est sublimité de science. Ce sont les culmina doctrinae dont parle Saint Benoît, 73,9. Ces cimes, ces sommets de sciences, de savoir, de doctrine, de contemplation où on ne connaît plus rien qu'une personne, une personne à laquelle on est unit, avec laquelle on forme un seul esprit, la Personne du Verbe Incarné.

            Et celui qui vit cela. il le sait et il n'a plus besoin de connaître autre chose ! Vous voyez, toutes les études de philosophie et de théologie, et d'exégèse, de tout ce qu'on peut imaginer, elles doivent nous aider à arriver là.

            Mais celui qui y est - et il y en a qui y vont directement - celui-là,  mais le reste, il ne le néglige pas, il ne crache pas dessus ; non, mais il est comme la fusée que les Américains viennent encore de lancer.

 

            Les Américains viennent de lancer une fusée pour construire un laboratoire spatial, une navette comme ils disent. Elle va toujours aller et revenir de la terre, charger, retourner construire, travailler dans le cosmos. Et cette navette, dès qu'elle a quitté sa base, lorsque les fusées ont rempli leur fonction pour la lancer, la mettre sur son orbite, elle largue tous ces instruments et puis elle commence à tournoyer autour de la terre.

            C'est cela notre science humaine ! Un moment donné, eh bien nous la larguons parce que nous possédons une autre science qui nous est donnée par le Christ. C'est l'éminente connaissance du Christ Jésus, comme dit Saint Paul. Et celle-là, elle n'est pas acquise dans les livres, mais uniquement si on se laisse purifier, si on se laisse libérer par l'Esprit de Dieu jusqu'à devenir un avec le Christ.

 

            Voilà mes frères une petite leçon que nous pouvons encore retenir la veille du Triduum Pascal. Demain, si nous arrivons jusque là car tout est possible, nous réfléchirons encore et nous essayerons - je ne sais pas encore ce que je vais dire, je me laisserai inspirer d'ici là - nous réfléchirons encore pour voir, essayer de scruter ce que l'Esprit a encore à dire à la petite Eglise que nous formons.

 

Chapitre du Mercredi Saint.                      15.04.81

Judas Iscariote.

 

Mes frères,

 

            Nous savons que le Christ Jésus est le Verbe de Dieu. Il est la connaissance que Dieu a de lui-même. Cette connaissance que Dieu a de lui-même est mise dans la Personne du Christ à notre portée sur un mode adapté à notre nature d'homme.

 

            Et lorsque nous pénétrons à l'intérieur de la personnalité du Christ jusqu'à devenir avec lui un seul esprit, nous commençons nous-mêmes à connaître Dieu par l'intérieur de la nature divine. C'est tout autre chose qu'une connaissance spéculative qui nous laisse inchangés.

            Il s'est produit en nous une transmutation, un changement radical qui ne nous fait plus vivre, réagir à la façon d'un homme abandonné à ses forces naturelles, mais nous fait comprendre et nous fait aimer à la façon même de Dieu.

            Nous avons l'impression alors d'entrer dans des zones de plus en plus obscures car nos organes naturels ne sont pas adaptés à ce que Dieu nous donne. Nous sommes aveuglés par un excès de lumière. Nos yeux devront s'adapter à cette lumière.

 

            Et à la longue. comme dans un voile, ils verront apparaître le visage du Christ, la nature du Christ. Et ils commenceront à percevoir des paradoxes, des paradoxes qui au plan humain sont apparemment inconciliables, des contraires.

            Et ces contraires vont apparaître dans l'agir de cet homme qui est devenu - comme était Marie de Béthanie - Sponsa Verbi. Ce n'est plus l'homme psychique qui vit, c'est le Christ qui vit dans cet homme et les paradoxes divins apparaissent. Et ainsi la nature à la fois simple en elle, et polymorphe pour nous, de Dieu est là.

            Cela peut nous mettre dans des situations difficiles, personnellement si nous sommes parvenus à cet état, ou bien si nous devons vivre avec une personne dans laquelle bat vraiment le coeur et la puissance du Christ.

 

            Cette transmutation qui s'est opérée en nous est très lente. Nous sommes pour l'instant dans une phase intermédiaire de croissance. Lorsque cette métamorphose est achevée, nous avons atteint notre taille parfaite, adulte en Christ. Ce sera la sainteté, si vous voulez.

            Mais entre le moment où nous abandonnons l'ère de notre carnalitas, de notre état d'homme purement charnel, avant d'arriver à la sainteté, nous avons une longue phase de croissance. Nous dépouillons notre enveloppe charnelle, c'est à dire l’égoïsme qui introduit le dérèglement dans nos passions et dans notre conduite.

            Et nous revêtons l'homme nouveau, le corps spirituel qui, comme je l'expliquais hier, va se dilater insensiblement à la mesure de la charité du Christ et atteindre, non seulement toute l'humanité, mais au-delà de l'humanité tout l'univers entier.

            Car partout où le Logos, où le Verbe de Dieu est action, là aussi est en action avec lui, et à côté de lui, et même en lui celui qui ne fait plus qu'un seul esprit avec ce Verbe de Dieu.

            Notre ascèse monastique, elle a comme but unique d'aider d cette métamorphose, à cette transformation, à cette croissance en nous ouvrant aux énergies germinatives de l'Esprit qui sont à l'action à l'intérieur de notre coeur et même à l’intérieur de notre corps ; car les semences de la résurrection sont déposées en nous dès maintenant.

            Cette ascèse présente un aspect négatif car elle est renoncement. Nous renonçons à notre jugement propre, notre volonté propre, nos avoirs propres et c'est plutôt négatif. Mais c'est apparemment négatif. Cela nous met dans une attitude d'ouverture, d'accueil et nous recevons la vie.

            Cette vie se transmet à nos organes, elle peut même rayonner dehors. Et c'est vie parce que en réalité notre jugement s'unit au jugement de Dieu, notre volonté à celle de Dieu. Notre avoir s'unit à la richesse immense de Dieu et nous devenons libre, entièrement libre en Dieu.

 

            Mes frères, je voudrais ce soir vous donner un exemple de cette attitude paradoxale à laquelle Dieu nous invite. Et vous comprendrez qu'elle n'est possible dans sa perfection que si réellement ce n'est plus nous qui vivons, mais le Christ qui vit en nous.

            Au cours de ces trois derniers jours nous avons rencontré un personnage des plus inquiétant. Il s’agit de Judas Iscariote. Il est presque le personnage central. Il y avait Marie de Béthanie, il y a les autres Apôtres, le disciple que Jésus aimait, il y il même Pierre. Mais à chaque scène intervient toujours ce fameux Judas.

 

            Or, qui était Judas ? C'est un disciple de la toute première heure. Il a suivit Jésus depuis le baptême. C'est la condition pour être Apôtre. Et il l'a été par le Christ lui-même qui, ne l'oublions pas, est Dieu. Il a été trié, il a été choisi. Il est un des préférés du Christ. Il est un de ses amis. Il est un de ses confidents.

            Or, ce Judas s'est peu à peu écarté affectivement du Christ. Il a perdu sa Foi dans Je Christ. Il ne croyait plus. Le coeur n'y était plus. Il n'a pas quitté le groupe des disciples et des Apôtres. Il est resté. Il a continué à suivre Jésus. Pourquoi ? Mais pourquoi ?

 

            Non pas parce qu'il espérait maintenant une réussite temporelle pour lui ? C'était fini, il n'y croyait plus. Il était intelligent, il avait compris ! Mais c'était peut-être cette séduction surnaturelle exercée par Jésus sur tous les hommes. Il devait transparaître de Jésus quelque chose qui faisait que dès qu'on était entré une fois dans l'intimité de Jésus, on ne pouvait plus s'en séparer.

            Rappelez-vous les gendarmes, les policiers envoyés l'arrêter et qui reviennent en disant : « Non, ce n'était pas possible, jamais personne n'a parlé comme cet homme ! » Or Judas était là. Et Jésus qui était assez perspicace, et qui était Dieu - ne l'oublions pas - savait très bien ce qui se passait chez Judas. Et il le voyait !

 

            Lorsqu'on est Abbé et qu'on vit dans un monastère, on sait très bien lorsqu'un frère s'écarte de l'Abbé. Personne peut-être ne le remarquera, peut-être même que le frère lui-même ne s'en aperçoit pas encore ? Mais l'Abbé, s'il est habité par ce sens, ce tact, cet instinct spirituel qui vient de Dieu, il sent que le frère s'écarte de lui ;c'est à dire que le frère s'écarte en fait du Christ et de Dieu.

            Donc, pour Jésus c'était quelque chose de tout à fait normal. Alors, que faisait Jésus, lui ? Eh bien il essaye de retenir Judas non pas auprès de lui, mais de le retenir sur la pente sur laquelle Judas est en train de glisser. Il le retient sur la pente du crime. Il sait très bien jusqu'où va aller cette défection, cette désaffection de Judas. Et il va par exemple le nommer économe et caissier du groupe.

 

            N'allez pas maintenant vous imaginer que lorsque quelqu'un est choisi comme caissier ou cellérier c'est pour essayer de le sauver du crime dans lequel il est en train de sombrer ? Non, non, non ! Mais enfin, c'était le cas ici pour Judas. Il lui a donné là une marque de confiance.             Car vous savez, pour Saint Benoît, le cellérier doit être comme un père pour ses frères. Il est presque le second de l'Abbé, avant le Prieur !

            Et le caissier, lui, mais voilà c'est celui qui justement a tout en main, celui qui doit avoir les capacités, celui auquel l'Abbé fait une confiance totale. Voyez ! Or, Dieu donne ça à Judas pour lui montrer la confiance qu'il a en lui. Il a du faire ça au début, Jésus, pas à la fin, non, pas à la fin, tout au début.

 

            Et puis alors d'autres marques. Vous le savez, je ne vais pas les rappeler. J'en cite l'une ou l'autre : lorsqu'il fait des allusions directes ou indirectes à Judas, il lui adresse des reproches, il lui fait des remarques. Parfois même Judas est seul à pouvoir les comprendre. Mais enfin, Jésus fait tout son possible jusqu'à vouloir l'effrayer lorsqu'il lui dit : « Mais il eut mieux valu qu'un tel? homme ne soit jamais né ! » Il y avait de quoi faire attraper peur à quelqu'un !

            Et puis alors pour finir, à la toute dernière minute, il lui donne la marque suprême de l'estime et de l'amour. Il lui donne la bouchée. Or, dans le repas Pascal des Juifs, la bouchée, ce n'était pas une bouchée, c'était la Bouchée avec un grand B. C’est celle qu'on donne à l'hôte, au convive avec lequel on veut nouer une relation tout à fait spéciale. Comme on dirait aujourd'hui, on lève un toast en l'honneur de quelqu'un.

 

            Mais pour le malheur et du Christ et de Judas, entre la main du Christ et de Judas, la bouchée est prise par satan qui entre en elle. Et en avalant la bouchée, Judas avale aussi Satan. Or satan, il est meurtrier dès l'origine. Et c'est à ce moment-là que Jésus voit que c'est fini. Il n'y a plus rien à faire.

            Et il lui dit : « Voilà, maintenant, ce que tu rumines depuis si longtemps, ce que tu as à faire, ce que t'inspire celui qui vient d'entrer en toi, eh bien fais-le ! Il en ira de toi et de moi comme ça doit aller. »

 

            Mes frères, le paradoxe, il est ici : c'est dans le respect du Christ, donc de Dieu, pour la liberté de l’homme ici en l'espèce de Judas. Le Christ aurait très bien pu expulser Judas du groupe. Il aurait pu le renvoyer. Il aurait pu  dire : « Mais c'est fini, tu as perdu ta vocation. Eh bien, il est préférable que tu partes. » Et ainsi Jésus écartait de lui la menace. Mais non, Jésus respecte la liberté de Judas. Il le laisse marcher sur sa route. Il en va toujours ainsi avec Dieu, toujours !

 

            Et c'est ce qui peut parfois nous révolter. Les gens du monde, parfois nous les entendons nous adresser ces remarques. Il y en a qui à cause de cela perde la Foi ? Ou bien ne pratique plus ? Pourquoi ? Mais si Dieu existe, comment peut-il permettre des choses pareilles ? E bien, ça c'est le paradoxe ! Dieu permet des choses pareilles, pourquoi ? Parce qu'il respecte sa créature qu'il a voulu libre.                        

            Et lorsqu'il est dit au début de la  scène : Jésus qui avait toujours aimé les siens, les aima eis telos ! C’est à dire qu'il les aima à l'extrême, qu'il les aima jusqu'au bout. Dans ce jusqu'au bout, dans cet extrême, il y a aussi Judas qui est présent. Et cet extrême d'amour, ce plus grand amour qui est de donner sa vie pour ceux qu'on aime, c'est dans le respect qu'a Dieu pour sa créature. Et ici, le respect vraiment fou de Jésus pour Judas. Il préfère mourir suite à la trahison de Judas que d'empêcher Judas d'être libre ; ça vous voyez, c'est Dieu, et c'est cela un des paradoxes !

 

            Et lorsque nous voyons, nous, nous-mêmes maintenant comment nous réagissons ? Mais nous réagissons comme des hommes sensés, comme des intelligents, comme des hommes raisonnables. Nous ne sommes pas encore habités par la folie qui habite Dieu.

            Eh bien, nous autres, oui, nous respectons. Mais ce respect dans le fond nous devons toujours l'apprendre parce que nous fluctuons, nous balançons toujours entre le je m'en foutisme et le viol.

 

            Vous savez les réflexions : Ah, il veut faire comme ça, et bien c'est son affaire ! Qu'il fasse comme il veut, je n'ai rien à foutre avec ce qu'il veut, ni avec lui ! Voilà, il est assez grand, et bien qu'il aille.. ! Tout cela trahit notre dépit, notre impuissance, notre hargne, notre rancœur et surtout notre défaut de respect pour l'autre.

            Ou bien alors nous dirons : « Nous allons maintenant le prendre en main  et vouloir faire son bonheur, son bonheur même contre lui, à son insu, ou bien contre sa volonté. Ce sera l'attitude de tous les dictateurs qui veulent rendre heureux leurs amis, leur peuple et tout, mais à leur façon ! On ne les respecte pas de nouveau !

 

            Le juste respect, il est entre les deux. Mais où exactement ? Ce n'est humainement et pratiquement pas possible d'y arriver. Il n'y a qu'une seule solution : ce respect véritable de l'autre, il est en nous lorsque ce n'est plus moi qui vit mais que c'est le Christ qui vit en moi. A ce moment, je vais instinctivement sans même le remarquer, presque sans le savoir, quasi naturaliter comme dit Saint Benoît, comme naturellement je m'en vais prendre vis d vis de l'autre l'attitude juste qui convient.

            Je respecterai sa liberté sans tomber dans la faiblesse ni sans jouer au dictateur. Je serai comme Dieu. Je vais alors peut-être poser des actes qui paraîtront fous aux autres, à la raison humaine, mais qui seront Sagesse suprême de Dieu.

 

            Mes frères, cette attitude de respect absolu que nous trouvons chez Dieu, elle est chez Dieu même source d'une indicible souffrance ; ça, nous devons bien le savoir. Ce n'est pas de gaieté de coeur que Dieu va laisser s'en aller quelqu'un à la ruine humaine, à la ruine psychologique, à la ruine morale, à la ruine spirituelle. 

            Non. Il y a chez Dieu aussi quelque chose de paradoxal, mais un paradoxe à l'infini, ici : c'est la cohabitation en Dieu de cette infinie souffrance et aussi d'un bonheur qui est aussi à la mesure de Dieu. Les deux cohabitent, les deux font partie de l'être même de Dieu.

 

            Le fait que Dieu souffre toujours de cette façon là, infinie, à cause de nous, cela apparaît clairement mais dans la Personne du Christ encore une fois. S'il a voulu que son Verbe souffrit de cette façon-là, c'était pour nous montrer qu'il y a en Dieu toujours cet abîme de souffrance ; pas seulement une fois pendant quelques instants ou quelques années en la Personne du Christ, au moment où Dieu était incarné.

            Mais ça y est toujours ! C'est infini, c'est éternel chez lui jusqu'au moment où ce sera terminé, achevé, lorsque tous les hommes seront arrivés à la plénitude de leur croissance spirituelle en Christ, lorsque Dieu sera tout en tout, lorsque comme on dit le Christ aura mis son Royaume à son Père.

            Alors toute souffrance aura disparue. Il n'y aura plus rien. Il n'y en aura plus chez les hommes, il n'y en aura plus chez Dieu. Il n'y aura plus que la paix et le bonheur dans leur perfection.

 

            Mes frères, voilà voyez ces choses paradoxales que nous voyons en Dieu. Et pour en revenir à nous maintenant, je pense que nous devons nous efforcer de laisser revivre en nous ces instincts surnaturels qui ont été déposés au moment de notre baptême et même de notre naissance. Parce que dès avant que nous ne soyons conçus dans le sein de notre mère, nous sommes déjà aimés par Dieu ; laisser travailler tout ça !

            Donc, le mieux possible, nous unir de plus en plus de jugement, de volonté, en tout, à ce que Dieu nous demande de façon à ce que notre métamorphose, notre transfiguration ne traîne et que le plus rapidement possible le Christ, dans son Esprit, puisse triompher en nous et ainsi nous permettre d'avoir entre nous et avec les personnes du monde - qui nous soient proches ou lointaines - des rapports vrais de respect absolu.

 

            Et alors, nous entrons dans une paix qui est immense comme l'océan. Car, connaissant Dieu par l'intérieur de 1ui-même, connaissant Dieu donc comme il se connaît, découvrant les plans et les projets de Dieu mais déjà dans l'infini de leur réalisation terminée, achevée, à ce moment nous pouvons ouvrir et pour nous-mêmes et pour les autres, à Dieu, un crédit absolu parce que nous savons que le respect de Dieu, que le respect que Dieu a pour sa créature est la marque du plus grand amour.

            Et que cet amour grâce au labeur du Christ lorsque personnellement il était sur terre, à son labeur qui s'achève maintenant dans les hommes qui se consacrent et qui se donnent à lui pour cette mission, pour qu'il puisse achever encore ce qui manque à son travail et que cet Opus Dei nous conduit tous vers une plénitude de vie divine qui fera notre bonheur à tous sans aucune exception pour l'éternité.

 

Homélie du Jeudi Saint.                           16.04.81

La sequela Christi.

 

Mes frères.

 

            La sequela Christi nous arrachant à la société des hommes pour nous chasser dans le désert nous consacre pour une lutte dont les dernières angoisses sont encore à découvrir.

            Cette lutte prend la forme d'un combat visant à nous libérer de la magie envoûtante des idoles et à nous ouvrir à la lumière incréée, divinisante, seule capable de nous combler ; mais lumière impalpable, insaisissable, combien austère, pure et belle.

            Saint Benoît voit dans ce combat comme une conversion. En fait, il est l'actualisation extrême des engagements de notre baptême : ne plus nous appartenir, être à Dieu, mourir avec le Christ afin de ressusciter avec lui.

 

            Le geste du Christ lavant les pieds de ses disciples est un langage aux significations multiples. Je m'arrêterai à l'une d'entre elles qui est davantage en consonance avec le propos de ce jour. Le lavement des pieds arme les disciples pour cette lutte, pour la lutte qui est la condition du passage de la mort à la vie, de l'esclavage à la liberté. Par le lavement des pieds il fait de ses disciples des agneaux pour le 14 Nisân de leur destinée. Il se les unit dans une indissoluble communauté de destin. Il leur infuse l'amour qui le possède, lui, et qui le rend invincible. A présent, le Christ doit aller jusqu'au bout, et eux le suivront partout où il ira.

 

            Mes frères, il en est un parmi vous qui tient la place du Christ. Pour les yeux purs de la Foi, il est apparition vivante du Christ. Dans quelques instants, il va à son tour vous laver les pieds.

            Il vous les lave déjà mystiquement chaque jour quand il vous donne en nourriture ses loisirs, sa santé, son coeur, son esprit, quand il disparaît en vous pour vous revêtir de sa force, vous attirer où il est, vous entraîner où il va, vers la terre promise de l'amour, de la liberté, de la paix, vers le Royaume où Dieu est tout en tout.         

 

            Aujourd'hui, mes frères, se révèle à nos regards émerveillés le mystère de la sequela Christi dans son âpreté et sa beauté. Le mémorial Eucharistique va nous immerger en elle. Nous sommes au coeur du plus grand amour et l'éternité est devant nous.

 

                                                                                                            Amen.

 

 

Vendredi Saint.                                    17.04.81

Homélie à la Passion du Seigneur.

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît demande à son disciple d'avoir la mort chaque jour devant les yeux. Il use d'une expression : suspectam habere, 4,47, quasiment intraduisible. Elle dessine un tableau vivant. Les yeux du moine sont dirigés vers le haut. Ils admirent, ils contemplent, ils attendent !

            La mort n'est pas le spectre terrifiant qui hante les cauchemars du subconscient. Non, elle est un cadeau, une grâce. Elle est un écrin qui enserre un joyau d'une valeur inestimable.

            Pour le moine, il n'est qu'une seule mort, celle qui le configure au Christ. C'est d'ailleurs le sens ultime de toute mort humaine ; encore faut-il l'assumer comme tel !

 

            Mais en faisant de la mort son amie, sa compagne, il n'entre pas dans un univers fétide et morbide. Il laisse retentir en lui l'échos des sentiments qui animaient le Christ Jésus, son Roi. Il laisse s'imprimer dans son coeur les stigmates de la passion. Il se vide de lui-même afin de permettre au Christ d'achever ce qui manque à son œuvre.

            Vous voyez, mes frères, la recommandation de Saint Benoît, d'avoir toujours la mort présente devant les yeux, nous conduit au coeur du mystère de ce jour. La sequela Christi ne sera donc jamais inséparable de la croix à porter, mais la croix dans toute son amplitude. Le moine est un homme lucide.

            Ne nous faisons donc pas d'illusions. Dans le domaine de l'agir mystérieux et sublime de Dieu, nous serons toujours des novices. Il est normal qu'en présence de la souffrance la chair recule. Nous ne serons jamais plus fort que notre Maître qui a crié, qui a pleuré afin si possible que la coupe de douleur s'éloigna de lui. Mais n'ayons crainte, dans notre faiblesse, c'est encore lui qui continue de vivre, de triompher.

 

            Au vrai, mes frères. cette vocation est celle de tout baptisé. Le moine, pour sa part, s'y consacre totalement. Il a décidé de ne plus s’appartenir. Il s'ouvre afin que le Christ pénètre en lui, s'empare de lui et puisse renouveler, revivre tout son mystère de mort mais aussi de triomphale résurrection.

            En vénérant la croix nous allons nous engager avec une Foi et une ferveur nouvelle. Et nous ferons plus que jamais nôtre la demande, le conseil de Saint Benoît : Participer aux souffrances du Christ afin d’avoir un jour part à sa gloire, nous et tous ceux qu'il nous a mystérieusement confié.

 

Monition à l’Office de Complies.

 

Mes frères,

 

            Le Triduum Sacrum n'est pas et ne peut pas être un lieu de jouissances esthétiques dans l'éveil d'émotions sous le choc de récits, d'attendrissement ou de scènes d'horreur. S'il en était autrement, nous serions encore rivés à la chaîne des passions charnelles. Non. laissons délibérément tout cela de côté.

 

            En ce Vendredi-Saint, en ce Samedi-Saint, nous allons nous trouver au coeur de la condition humaine d'aujourd'hui et de toujours. Le Christ, et le Christ seul, donne la vérité sur l'homme, la vérité entière.

            Il a fallu que Dieu s'incarna, qu'il souffrit, qu'il disparut dans la mort, qu'il descendit au plus profond de l'impuissance et du rien pour qu'apparut dans tout son éclat l'exacte valeur de l'homme et sa prodigieuse destinée. A ce point-là, Dieu a aimé le monde !

 

            Mes frères, aussi bas que descende un homme dans le crime et dans l'abjection, aussi loin qu'il s'enfuit dans la haine et dans le refus, il trouvera toujours le Christ plus bas que lui, au-delà de lui, le Christ qui l'attend, qui l'accueille, qui lui offre en partage une vie nouvelle, sa vie à Lui qui dépasse toute compréhension.

 

            A partir de cette situation de fait, nous comprenons mieux que le chrétien doit être au sein de l'humanité celui qui ne porte aucun jugement sur un autre homme. Il est celui qui sauve et jamais ne condamne. Celui qui élève et jamais n'avilit.

            Le portrait du chrétien véritable a été dessiné d'une façon admirable par l'Apôtre Paul dans ses Ecrits. Personne autant ni mieux que lui n'a parlé de la mort, de la mort du chrétien dans le Christ qui reçoit alors une vie nouvelle.

            Ce chrétien qui meurt pour ressusciter, il meurt au péché, il meurt à la source de tout péché qu'est l’égoïsme. Il meurt à tout ce qui brime, étouffe, parodie. détruit l'amour et la vie. Il ne lui est pas possible d’avoir une pensée malveillante contre un autre, quel que soit cet autre.

            Aussi bas, encore une fois, que descend cet autre, le véritable chrétien est encore plus bas avant lui. Mais aussi haut qu'un homme soit élevé, le Chrétien véritable est élevé avec lui. Il est solidaire de tous.

 

            Mes frères, le monastère est un désert où des hommes apprennent ainsi à mourir et à ressusciter. Il sera donc un lieu où comme le Christ on souffre, et on souffre beaucoup. Saint Benoît nous parle des dura, d’aspera, d’impossibilia, de choses dures, de choses difficiles, de situations impossibles.

            Ce désert sera un lieu où l'on parcourt les avenues de l'enfer. Pensez au quatrième degré d'humilité : je ne suis plus un homme, je suis à peine un ver. On me traite comme du bétail de boucherie. On place sur mon dos des fardeaux intolérables...

 

            Mais ce désert sera aussi le lieu où est caché le paradis autrefois perdu. On y goûte, dit Saint Benoît, une inenarrabili cordis dulcedo, une douceur de cœur ineffable. Et voici le côté humain, le côté de tendresse que Dieu qui est amour peut faire sentir jusqu'à l'intérieur d'une chair d'homme.

            Mes Frères, ce désert où l'on meurt, où l'on ressuscite, où la condition de l'homme est vécue dans sa plénitude, ce pourrait être le monastère, là où sera donc actualisé ce Triduum Pascal. A condition naturellement qu'on s'y refuse à y mener une vie monastique au rabais.

 

            Voyons un instant un de ces hommes qui dans une fidélité de chaque instant prend au sérieux l'appel de Dieu et s'efforce d'y répondre. Il place ses pas dans les traces de ceux du Christ. Il le suit sur l'échelle de l'humilité.

            Et voilà que s'opère chez lui un phénomène de substitution, de transfert semblable à celui qu'a connu le Christ. Cet homme est fait péché pour les autres. Au fond de sa conscience, il finit par se considérer comme le dernier des hommes, à peine digne d'exister. Il obéit à tous, il se fait l'esclave de tous, il distribue sa vie à tous !

            Mais cette vie qu'il distribue n'est déjà plus la sienne. C'est celle du Christ qui vit en lui ; et cette vie divine se répand partout à profusion.

 

            Voilà mes frères un sujet de réflexion pour notre journée de demain, ce Samedi Saint au cours duquel il n'y avait plus de Dieu, il était mort ; ne restait plus que l'amour qui établissait le lien entre ce Jésus devenu cadavre et son père.

            Nous-mêmes, mes frères. ne pouvons-nous pas être aussi ce lien qui va relier le cadavre du vieil homme à ce Père qui attend l'instant de pouvoir le ressusciter ? Cela, nous devons le vivre non seulement pour nous-mêmes, mais pour nos frères, pour tous les autres.

 

Et demain en attendant la grande Veillée Pascale, nous allons au fond de notre coeur chanter déjà notre reconnaissance et raviver, rajeunir, rafraîchir une indéfectible fidélité, fidélité à Dieu, fidélité à nos frères, fidélité aussi à tous les hommes.

 

Veillée Pascale.                                     18.04.81

Exhortation aux frères Paul-Michel et Bernard.

 

Frères Paul-Michel et Bernard,

 

            La Règle selon laquelle vous allez promettre à Dieu une fidélité jusqu'à la mort, jusque dans la mort, cette Règle se clôture sur une promesse : pervenies, tu parviendras ! Mais où parviendrez-vous ? Et par quels chemins ? Saint Benoît nous le dit : vous parviendrez sur les culmina doctrinae et virtutum, sur les cimes de la contemplation et des vertus.

 

            Vous devez donc gravir la rude montagne de l'humilité sur les sommets de laquelle Dieu a choisi d'établir sa demeure dans une nuée de lumière et de feu. Et là, il vous sera donné de contempler l'invisible. Votre coeur rassasié n'aura plus qu'un seul désir : que tous les hommes puissent avec vous entrer dans ce temple et s'y abreuver longuement aux eaux de la Vie Eternelle.    

 

            Sur ces hauteurs, vous sentirez bruire et bouillonner en vous une énergie nouvelle : le dynamisme de l'Esprit qui vous donnera d'agir   …?… , comme les fils de Dieu à part entière que vous serez devenus. Ce n'est plus vous qui vivrez, mais le Christ ressuscité qui vivra en vous. Et vous-mêmes vous expérimenterez déjà la force de votre propre résurrection.  

            Dieu désire accomplir ce prodige à partir des pauvres que vous êtes. Il ne vous demande qu'une seule chose : que vous soyez des écoutants à l'exemple de cette femme pétrie de la même chair que vous qu'il a choisi pour en faire sa mère.

 

            Le désert monastique est le lieu du silence. Là, l’oreille de votre coeur va s'affiner au point qu'elle saisira les plus délicates vibrations de l'imperceptible. C'est aussi le lieu de la course rapide, légère vers ce Dieu qui vous a appelés. Recto cursu dit Saint Benoît, 73,4. Mais attention ! C'est le lieu également des rencontres insolites. Votre ennemi Amaleq est posté sur les escarpements et à l'improviste il s'abattra sur vous.

            Mais n'ayez crainte ! Vous aurez en main les armes glorieuses et très fortes de l'obéissance qui vous permettront de l'écarter et de le vaincre.

 

            Dans ce désert où vous avez choisi de fixer à demeure votre stabilité, vous ne serez pas seuls. Vous serez intégrés à une caravane de frères déjà rompus aux luttes contre les vices de la chair et les pensées. Ils vous entourent de leur affection. Ils vous aideront de leur exemple. Avec eux vous aurez en partage une Tradition multiséculaire, près de deux millénaires déjà. Il ne vous manquera jamais rien.

            Vous ne serez pas étonnés de leurs faiblesses. N'oubliez pas que votre Dieu est un Dieu jaloux et qu'il lui arrive de cacher ses gemmes les plus précieuses sous les gangues les plus grossières. Et puis vous aurez vite fait de reconnaître que vous êtes vous-mêmes des pécheurs.

            Avec ces frères, vous travaillerez à l’œuvre de Dieu. Vous peinerez pour gagner votre nourriture de pauvre. Vous rechercherez les vouloirs divins en scrutant les Saintes Ecritures. Vous vous dépouillerez de tout, vous vous viderez de vous-mêmes afin que le Christ puisse triompher en vous...Et vous passerez sur la rive de la vie impérissable.

 

            Mes frères, vous l'avez compris, être moine c'est inscrire le dans détail du quotidien le mystère de Pâques dans son réalisme.      

 

            Frère Paul-Michel et Frère Bernard, êtes-vous prêts à suivre le Christ dans sa mort et sa résurrection ? Etes-vous disposés à renoncer à vous-mêmes ?  Etes-vous disposez à croire en l'amour dont Dieu vous entoure ?

 

 

Dimanche de Pâques.                               19.04.81

Chapitre : La joie du Christ.

 

Mes frères,

 

            C'est l'habitude le jour de Pâques d'échanger des souhaits. C'est une coutume très louable lorsque ces souhaits expriment le désir ardent de notre coeur. Et ces souhaits sont efficaces lorsqu'ils coïncident avec le vouloir de Dieu sur nous. Je pense que les vœux que nous formulons les uns pour les autres répondent à cette qualité d'être vrai, de coïncider avec cette vérité essentielle qu'est le projet de Dieu sur chacun de nous.

 

            Je m'en vais vous présenter les miens. Ils seront très simples. Nous sommes encore dans la résonance de l'année Jubilaire de Saint Benoît. Et au terme du temps Pascal, répondant à l'invitation du Pape, nous allons solennellement célébrer l'Esprit Saint.

            Alors il me semble que tenant ici parmi vous la place du Christ, le souhait le meilleur que je puisse formuler pour vous est que vous puissiez goûter cette joie qui emplissait le coeur du Christ, mais alors qui a débordé de lui après sa résurrection d'entre les morts.

 

            Il faudrait donc que vous puissiez déjà dès maintenant commencer à expérimenter en quoi consiste cette résurrection d'entre les morts, que vous puissiez palper de vos sens spirituels votre corps nouveau, celui qui sera le vôtre pour l'éternité et qui sera constitué d'une multitude de molécules spirituels qui nous auront été cédés les uns par les autres tout au cours de notre vie. Je veux dire ici ces touches de charité, d'amour qui chaque fois façonnent, confectionnent notre corps nouveau.      

 

            Cette joie, c'est un peu ce que Saint Benoît espère pour ses disciples. Il le dit parfois explicitement, mais le plus souvent cela flotte à travers toute sa Règle et surtout il travers sa vie. Car sa Règle n'a été que l'écho fidèle de ce que lui-même a vécu.

            Cette joie, elle est unique en son genre. Et le monde ne peut absolument pas la donner car il ne la connaît pas. Le monde, lui, il est voué à la corruption, à la dégradation, à l'entropie.       

 

            Si un jour il sera transformé, métamorphosé. transfiguré lui aussi, c'est grâce à ces fils de Dieu qui vont projeter sur le monde leur lumière ; et par l'intérieur ils vont le faire briller. Si bien que le monde ne sera plus que transparence de la beauté divine. Mais le monde en soi, en soi n'étant que matière, est voué,  je le répète à l'entropie.

 

            Cette joie, c'est une joie divine. Le Christ disait : « Ma joie ! ». La sienne ! Et cette joie, il la possédait dès avant sa passion, il la possédait pendant sa passion et il la possédait encore après ! C'est une joie qui ne dépend pas de ce qui se passe à l'extérieur, ni des souffrances que nous pouvons endurer. Cette joie est toujours là même si elle paraît parfois submergée dans des tempêtes. Mais non, elle est là ! C'est comme une tonalité de fond que notre coeur peut toujours goûter.

 

            Et cette joie, si c'est une joie divine, elle est aussi une joie humaine parce que le Christ est un homme tout comme nous. Elle est humaine parce que comme je viens d'y faire allusion, elle retentit dans notre coeur. Saint Benoît le dit : C'est une douceur ineffable d'amour.

 

            C'est quelque chose qui est tout à fait différent d'une exaltation que nous pourrions ressentir, qui est sentimentale, ou qui est nerveuse, ou qui est émotionnelle ou passionnelle Non, c'est le coeur qui est empli d'une richesse comme un vase qui déborde et qui va couler à l'extérieur ; mais un vase précieux, un vase de myrrhe. C'est quelque chose qui ne saurait pas être rempli au-delà.

 

            Saint Benoît nous dit que c'est le gaudio spiritus sancti, 49,6. Il y a des cas de possession diabolique ? Eh bien le moine achevé, c'est un homme qui est possédé par l'Esprit Saint. Il est pneumatophore.

            Et alors voyez un peu ! Il ne peut plus être que heureux et joyeux. Ce n'est pas une .joie exubérante, non ! Mais elle est tellement calme, tellement profonde qu'elle ne fait presque pas de rides. Mais on sent que cet homme est heureux et que cet homme au fond de lui est joyeux.

 

            Cette joie. elle naît de l'expérience d'une vie nouvelle, non plus de cette vie qui est sujette à tellement. d'accidents ? Non, mais c'est la vie qui est en dessous, la vie qui n'est pas superficielle. C'est la vie essentielle parce que c'est la vie éternelle, la vie impérissable. A cette vie nous naissons, mais petit à petit. Il me semble que nous passons par des naissances successives.

            D'abord nous venons au monde. Puis nous sortons de l'enfance. Puis nous sortons de l'adolescence. Puis nous sortons de l'âge adulte. Et finalement nous sortirons aussi de l'âge mûr, c'est à dire de la vieillesse. Et alors ce sera notre naissance définitive parce que nous entrerons dans notre état parfait de fils de Dieu achevé.

            Mais il y a dans tout cela une poussée. La poussée de cette vie qui attend de se manifester et qui s'adapte aux différentes conditions de notre existence charnelle. Et au terme c'est la résurrection de la chair, mais une chair spiritualisée, une chair divinisée. Et c'est notre dernière naissance, c'est vers cela que nous tendons !

 

            Eh bien, la joie que nous promet Dieu, c'est la joie de cette vie qui grandit. Donc cette joie n'est pas quelque chose de donné en une fois dès le début ? Non, elle gonfle, elle s'amplifie, elle croît à mesure que cette vie se développe en nous. Et lorsque nous serons arrivés au terme, lorsque nous serons arrivés dans la résurrection de la chair, à ce moment-là notre joie sera parfaite.

 

            Cette joie, elle se respire. Elle se respire comme un parfum qui serait lumière. Lorsqu'on encense l'autel aux grands jours de célébration, lorsque nous sommes encensés nous-mêmes, c'est afin que cette joie qui se trouve là comme condensée dans cet autel, reposant sur lui comme l'Esprit repose sur notre assemblée.

            Eh bien, que cette joie, elle se répande comme le parfum de cet encens. C'est là un symbole ! Et ce parfum pénètre en nous et il nous fait être bonne odeur du Christ. Et cette bonne odeur du Christ, c'est sa joie. Un chrétien triste. c'est un non-sens. C'est une contradiction dans les termes. Un chrétien triste, mais ce n'est pas un chrétien du tout. Ce sont deux choses incompatibles ,

 

            Et grâce à ce parfum qui se répand, notre esprit, notre corps se transforme. D'ailleurs soit dit en passant : c'est très efficace pour la santé. c'est le meilleur remède.  On est toujours dans les meilleures dispositions et l’environnement change. On le voit autrement. Il n'est plus quelque chose auquel on est tellement habitué qu'on ne le remarque plus. Non, il devient le reflet, ou l'échos, ou il répercute ; comme un instrument de musique, il répercute notre propre joie.

            Pensez ici à ce cantique, à ce chant de Saint François d'Assise. Vous voyez, c'est cela ! Absolument tout pour lui devenait jaillissement de joie. Et pourquoi ? Mais c'est parce que cette joie nous fait vivre au diapason de la création qui est en train de se faire, ou d'être faite plutôt, car Dieu est toujours en état de créer. Il crée sans arrêt.

            Alors on le voit sortir de la main de Dieu, mais avec lenteur. Le temps de Dieu s'étale beaucoup plus lentement que le nôtre. Le nôtre est limité. Combien ? Quelques dizaines d’années et c'est fini. Mais ça ne fait rien, cette joie nous fait vivre au rythme du développement de sa création.

 

            Et cette création, alors, elle devient pour nous quelque chose de beau. Elle est toute entière harmonie, elle est musique, elle est danse, elle est quelque chose enfin dans laquelle nous nous sentons entraînés. Nous ne sommes plus simplement spectateurs, mais nous devenons acteurs dans le sens étymologique du mot. C'est à dire que nous en devenons nous-mêmes les créateurs.

            Car Dieu ne veut pas que sa création s'achève sans sa créature intelligente qui est la fleur de sa création, et sa conscience. La création, maintenant, est devenue consciente d'elle-même et c'est grâce à nous qu'elle va pouvoir continuer à évoluer, à être créée parce que il y a toujours là en dessous cette main de Dieu qui est son Esprit.

 

            Vous voyez, mes frères, toute cette joie que nous pouvons goûter si nous appelons en nous la grâce de la résurrection, si nous acceptons de nous ouvrir tout entier à cet Esprit qui est amour, à cet Esprit qui est vent. Il y a une toute petite phrase du Christ dans l'Evangile selon Saint Jean qui est extraordinaire. On ne la creusera jamais assez. Mais elle est vraiment, vraiment je dirais la carte d'identité du contemplatif.

            C'est lorsqu'il dit : « Celui qui est né de Dieu, on ne sait pas d’où il vient, on ne sait pas où il va ! ». Il est comme le vent, il est comme le souffle. Il est possédé par l'Esprit.

 

            Or, ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que le contemplatif lui-même ne sait même pas, lui, d'où il vient et où il va ? Il a largué ses amarres. Il est délesté. Il n'est plus encombré...

            Son passé, ses ancêtres, sa famille, enfin tout ça, oui, ça existe, ça est là ! Il en est le fruit pour aujourd’hui, mais il n'est plus conditionné par eux. Il a été mis sur son orbite et alors il peut partir et, il ne sait plus d'où il est venu.

            La seule chose qu'il sait, c'est qu'il vient de Dieu. Il est une étincelle de l'amour de Dieu. Il est projeté dans la vie et il s'en va là où Dieu le conduit. Et alors cet homme, il a comme carburant l'Esprit Saint qui est amour et qui est joie.         

 

            Eh bien voilà, mes frères, ce que je vous souhaite pour cette année, et Je pense en particulier à nos deux nouveaux grands profès. Si nous ne possédons pas encore cette joie, eh bien nous devons l'attendre et l'espérer, et nous devons la demander. Nous devons nous y ouvrir et nous y préparer.

            Voilà, c'est mon souhait. Et je vous demande une petite chose : c’est que au fond de votre coeur, vous souhaitiez la même chose à moi !

 

Homélie du jour de Pâques.

 

Mes frères,

 

            La fête de Pâques éveille en nous un sentiment de soulagement, mais en même temps elle attise notre nostalgie. Elle nous met en possession de ce que nous attendions, mais dans le mystère alors que nous aspirons à voir comme nous sommes vus. Ainsi le moine demeure un nomade en quête de là voix qui l'appelle par son nom, un errant toujours à la recherche des yeux dont il porte l'ébauche au secret de son coeur.

 

            Nous sommes morts avec le Christ et notre vie est cachée avec lui en Dieu. Voilà la signification de notre désert et de notre errance. Nous ne sommes plus de ce monde ou plutôt, nous sommes dans le monde prémices d'une création nouvelle, ferments de transfiguration et de renouvellement total.

            Se fondant sur son expérience personnelle, l'Apôtre Paul nous dit combien de fois que le Christ est ressuscité d'entre les morts. Le but de notre vie n'est plus ici, mais il est là où lui est parti nous préparer une place. Voilà la source de l'élan qui entretient notre quête, voici le stimulant qui nous encourage à tout abandonner afin de courir rapide, léger, vers le but qui nous est proposé.

 

            Mes frères, ceci n'est pas phraséologie de circonstance. Si nous laissons la puissance de la résurrection travailler en nous, notre égoïsme disparaît. Notre premier soucis n'est plus notre promotion ou notre réussite personnelle, mais le bien-être de notre frère. Nous nous découvrons, nous nous voulons solidaire de ses besoins, de ses misères, de son péché. Nous le prenons sur nous, nous les engloutissons en nous et nous lui transfusons la vie. Ce n'est pas notre vie, c'est celle du Christ qui bat en nous. Et cette vie est espace d'amour, de liberté, de Paix, inépuisable trésor que nous partageons sans compter.

 

            Mes frères, nous désirons entraîner tous les hommes avec nous sur la route du Royaume du Christ. Nous voulons former une immense caravane : l'humanité toute entière dont les chrétiens seront le coeur et les yeux. Le coeur, pour être le moteur qui aime ; les yeux qui contemplent le visage resplendissant du Christ ressuscité et transfiguré, ce Christ qui nous appelle et qui nous attend pour nous combler.

 

            Mes frères, il faut que quand le Christ notre vie apparaîtra, nous paraissions nous aussi avec lui dans la gloire, nous et tous les hommes sans aucune exception.

 

                                                                                                            Amen.

 

Clôture de la semaine Pascale.                    26.04.81

Chapitre : Mourir et ressusciter !

 

Mes frères,

 

            Au cours de la Semaine Pascale qui s'achève aujourd'hui quelques pensées ont germé en moi. Elles n'ont rien de transcendant. Mais enfin, puisqu'elles ont été semées par l'Esprit je pense que je puis vous les communiquer tout en espérant qu'elles pourront apporter quelque chose à l'un ou l'autre.

 

            La prédication et les Ecrits de l'Apôtre Paul sont centrés sur la Personne de Jésus Christ ressuscité d'entre les morts. Paul ne parle que de cela, rien que de cela, toujours ! Ce n'est pas un théoricien, un spéculatif. Il ne parle pas de la résurrection des morts, il ne disserte pas sur une abstraction. Non, C'est toujours la Personne de Jésus Christ, vivant et ressuscité, ce Jésus qui avait été mort et que Paul a eu la grâce de rencontrer et de voir.

            Cet événement l'a tellement impressionné, bouleversé, transformé, que il ne peut plus parler, penser, vivre que pour ce Jésus ressuscité. Il a compris que c'était là le but même de toute vie d'homme, de la sienne d'abord. Il ne fait donc jamais que de nous traduire, que de nous exprimer son expérience personnelle. Et il voudrait que nous-mêmes, nous puissions vivre ce que lui a vécu et vit encore.           

 

            Nous pourrions nous demander : mais pourquoi le Christ ressuscité s'est-il manifesté précisément à Paul ? Naturellement il y a certainement chez Dieu des motifs que nous ne connaissons pas. Paul lui-même dit : « J'ai été marqué dès avant ma naissance pour cet événement. »

            Il y avait donc chez Paul quelque chose qui l'attirait vers le Christ sans qu'il le sache. Je veux dire que au moment où Paul était le plus acharné à persécuter les disciples de Jésus, il aimait déjà ce Jésus sans le savoir, il était séduit par lui.

 

            Et nous avons là un phénomène que nous pouvons rencontrer, que les psychanalystes mettent en évidence : c'est que plus on est porté contre une chose ou contre une personne, plus on est attiré par elle. On est acharné contre, parce qu'on se défend contre. Donc le Paul était déjà conquis au Christ avant que le Christ ne lui apparaisse et cela au moment où il était le plus acharné à le persécuter. C'est ça, voyez, qu'il a été marqué avant sa naissance !            

 

            Paul utilise dans ses Ecrits surtout, des locutions dont l'étrangeté ne nous frappe plus. Est-ce accoutumance ? Est-ce distraction ? Est-ce négligence de notre part ? C'est peut-être tout simplement accoutumance. On l'entend dire tant de fois que cela glisse sur nous, ça ricoche et ça va plus loin.

            Il utilise tout le temps le même petit mot avec. On souffre avec le Christ. On est enseveli avec le Christ. On est ressuscité avec le Christ. On est assis dans le ciel avec le Christ. On vit avec le Christ. Toujours ce petit avec !

            Le terme latin ou grec est beaucoup plus expressif parce qu'il fait corps avec le verbe, et il veut signifier beaucoup plus que notre petit mot avec qui en français et dans nos langues, ici, est très usé aussi.

 

            Les théologiens naturellement ont exploité ces expressions Pauliniennes. Ils ont élaboré tout un système. Nous le connaissons. Le Christ est une personnalité corporative. Il y a un grand Corps mystique. Le Christ est la tête et nous sommes les membres. Donc, nous vivons en lui ; tout ce que le Christ a subit, mais nous le subissons maintenant.

            Oui, tout cela est très vrai, très vrai, et ça satisfait notre esprit, notre intellect ; ça satisfait notre coeur aussi. Mais dans la pratique, qu'est-ce que ça veut bien dire ? Comment peut-il se faire que tout en étant vivant maintenant, nous soyons déjà morts ?       C'est la question que se posait Saint Augustin, nous l'avons entendu aujourd'hui à l'Office de Nuit. Il y répond à sa manière. Au fond nous devons nous demander : toutes ces expressions Pauliniennes, est-ce fiction poétique ou bien est-ce réalité ? Et si c'est réalité, comment cela peut-il se faire aujourd'hui pour nous ? Nous allons essayer d'explorer ce terrain, ce n'est pas si facile. Mais enfin nous allons essayer.  

 

            Si nous sommes morts et ressuscités avec le Christ et dans le Christ, nous dit Saint Paul, nous devons vivre d'une vie nouvelle. Ce serait donc cela ! Mais attention ! Quand on parle de vie nouvelle, ce n'est pas une vie meilleure. Nous ne faisons pas de la morale, de l'éthique.

            Non, lorsque Paul parle d'une vie nouvelle, n'oublions pas qu'il est un Juif. C'est un Israélite, un Hébreux. Et même s'il s'exprime en Grec, il a pour lui toute une façon de voir le monde et les choses qui est étrangère au monde Hellénique. Lorsqu'il parle de nouveau, pour lui il aura donc toujours le terme de sa langue Araméenne qui veut dire autre chose que ce que nous dit notre mot à nous : nouveau.      

 

            C'est toute une petite scène, c'est un tableau encore toujours. D'ailleurs dans une minute, nous allons voir un des exemples de cette scène. Nouveau, pour un Sémite, c'est toujours quelque chose qui est casse. Le mot Hébreux est un bruit. C'est un son qui est le bruit de quelque chose qui casse. C'est exactement en Hébreux le même, par hasard enfin, qu'en Français : cassé. Nous aurons  qadash. C'est ça nouveau ! Vous entendez de suite que c'est une branche qu'on casse.

            Le mot nouveau est quasi identique à ce que nous autres nous appelons : saint. C'est presque le même mot. Donc la sainteté, c'est quelque chose qui a été cassé et puis quelque chose qui va devenir autre. C'est donc une brisure qui va être un commencement.

 

            Maintenant, voyons l'image que va utiliser Paul dans l’Epître aux Romains en parlant des païens qui sont devenus chrétiens. Etant devenus chrétiens, ils sont donc morts dans le Christ et ils sont ressuscités avec lui. Eh bien, dit-il, vous êtes une branche qu'on a cassée sur un olivier sauvage, cassée ! On a pris cette branche et on l'a greffée sur un olivier de bonne race. C'est cela la nouveauté pour Paul : il y a eu une séparation et il y a eu une greffe.

            Naturellement, ici, faisons bien attention ! Paul n'était pas un horticulteur, ni un arboriculteur. Nous savons très bien que dans la vie pratique ce n'est pas ainsi qu'on procède pour une greffe. C'est le plan noble qui est greffé sur la souche vulgaire. Pour             Paul, c'est l'inverse. C'est le plan vulgaire qui est greffé sur la souche noble. Ce n'est pas toi, dit-il, vulgaire païen qui porte la racine, mais c'est la race noble et saine d'Israël qui te porte, toi qui n'est rien.  Voilà donc la  nouveauté. Que se passe-t-il alors ?

 

            Vous avez donc ce petit rameau qui a été cassé, qui est greffé. Il est bien lié à la souche devenue mère. Alors voici que la sève noble, nouvelle, commence à circuler dans le rameau qui a été implanté sur elle. Apparemment extérieurement rien ne change. En nous rien ne change. Nous sommes toujours tels. La couleur de notre peau ne change pas, ni la couleur de nos yeux, ni la couleur de notre tempérament, ni de notre constitution, rien ! Nous sommes toujours les mêmes. 

            Mais à l'intérieur insensiblement il y a un nettoyage qui s'opère. Mais c'est très lent parce que la nouvelle sève circule et elle chasse l'ancienne et elle ne sait pas le faire en une fois. Ce n'est pas un torrent qui entre ? Non, c'est très lentement. Et petit à petit à la longue, à la longue il n'y aura plus que la sève nouvelle.

 

            Enfin, voyons un petit peu ! On sait très bien ça en brasserie par exemple. Lorsqu'il faut nettoyer des tuyauteries, on y fait passer des détergents. Mais ces détergents doivent circuler pendant une demi heure peut-être pour enlever toute la crasse qui s'y trouve. Ces détergents sont très propres au début et finalement après une demi heure ils sont très sales. Mais le tuyau est devenu propre.

            Ou bien, si je prends un récipient qui contient un liquide de couleur noire par exemple. Je veux modifier sa couleur. J'introduis un liquide de couleur blanche lentement, presque goutte à goutte, je l'instille. Mais il faudra tout un temps pour qu'il n'y ait plus dans mon récipient qu'un liquide de couleur nouvelle. 

 

            Maintenant pour nous ? Vous voyez ce que dans notre vie monastique cela signifie. La vie monastique, c'est nous dirons la vie chrétienne à l'état pur. Il va donc se produire aussi une cassure. Cette cassure c'est l'anachorèse. Le moine quitte le monde, il se sépare du monde, il entre dans un désert. Pour lui il doit y avoir une rupture totale.

            C'est ce qui arrive le jour de la profession solennelle. On n'a plus de volonté propre, on n'a plus de jugement propre, on n'a plus de corps propre. On n’existe plus de ce qui était antérieurement. On est greffé sur un nouvel organisme qui est le Corps du Christ. Et on y est greffé comment ?

            Mais on y est greffé et lié par l'obéissance. Et cette obéissance, c'est le canal qui va permettre, ou les petites fibres qui vont permettre à la sève nouvelle d'entrer dans ce jeune, dans ce nouveau plan, dans ce nouveau greffon qu'est le nouveau profès.

 

            Et ainsi, s'il est fidèle à cette obéissance, il va être nettoyé, il va être purifié et après un certain temps, après x années, ce n'est plus lui qui vivra, ce sera la sève nouvelle, ce sera la Christ qui vivra en lui. Et lui verra les choses tout autrement qu'auparavant. Il aura d'autres yeux. Il aura un autre jugement. Il aura d'autres oreilles. Car ce n'est plus lui qui vit. Il est alors ressuscité dans le Christ.

            Et si Dieu le veut. Et je pense qu'il le veut chaque fois dans des situations pareilles ; c'est aussi une conséquence d'ordre physique. Et si Dieu le veut alors vivant de la vie du Christ, il voit le Christ comme Saint Paul l'a vu. Car Saint Paul l'a vu une fois dans cet éblouissement de Damas. Mais il l'a toujours vu par après mais de façon beaucoup plus calme, beaucoup plus simple, mais toujours dans une lumière.

            Voilà mes frères ce que nous devons pensé de cette mort-résurrection. C'est donc le passage d'un état de nature à un état surnaturel, d'un état humain à un état divino-humain. C'est donc une Pâque !

            Et cette vie du Christ, elle est Esprit. Elle va donc sur ce greffon, elle va commencer après un certain temps à produire des fruits, des fruits qui seront des fruits de l'Esprit. Ce sera douceur, humilité, patience, paix, bienveillance, joie, longanimité, tout ce qui est le dérivé de l'amour, tout ce qui est dérivé de l'Esprit.

 

            Mes frères, si nous voulons savoir si nous sommes passés à cette vie nouvelle - je l'ai déjà dit tant de fois, mais je le répète - voyons ce qui monte dans notre coeur toute la journée. Est-ce que ce sont des pensées de la sorte que je viens de dire ? Ou bien est-ce qu'il y a encore de la rancœur ? Est-ce qu'il y a des regards qui ne sont pas des regards d'amour sur nos frères ? Voilà, est-ce que nous ne sommes pas contents de notre état ?      Voyez ! Tout cela ce sont encore des fruits de l'homme ancien. Nous ne sommes pas encore transformés. La vie nouvelle, elle est déjà en nous en partie, mais elle n'a pas encore envahi tout notre être.

            Cela pourrait très bien arriver, cela, mes frères, lorsque nous ne sommes pas réellement détachés de notre passé, c'est à dire du monde. Si la cassure n'a pas été nette, alors la greffe n'est pas réussie. C'est comme si la greffe tirait encore sa vitalité de deux côtés à la fois.

 

            Et rappelez-vous alors ce que nous dit le Christ : « Vous ne pouvez pas servir deux maîtres. Vous ne pouvez pas servir Dieu et le monde. C’est impossible ! Ou bien vous allez aimer un et haïr l’autre ? » Il n'est pas possible avec Dieu de soutirer sur deux mamelles en même temps. Non, nous dans notre vie monastique, nous avons choisi cette rupture.

            Et rappelons-nous de ce que nous dit Paul  encore, en parlant de cette vie nouvelle. Il nous dit : « Voilà, vous devez maintenant sentir en vous ce qui se trouvait dans le Christ Jésus ». Il parle accendite in vobis, c'est aïsthesis, c'est cette sensibilité nouvelle qui nous fait réagir comme le Christ. « Il était Dieu, dit-il, mais il n'a pas revendiqué sa qualité de Dieu. Non, il s’est abaissé et il a pris la condition de serviteur. »

 

            Ici, mes frères, pour moi j'en suis sûr, ce n'est pas une coïncidence, le fruit d'un hasard. Paul rappelle exactement ici la scène du lavement des pieds où le Christ dit : « Voilà, vous m'appelez Maître et Seigneur et vous le faites bien parce que je le suis. Mais j’ai été parmi vous comme celui qui vous lave les pieds, j’ai été parmi vous comme le serviteur. J’ai pris la forme de serviteur. »

            Saint Paul dit ici en mots la parabole gestuelle que le Christ a donnée à ses disciples, et à toute l'Eglise, et à tout le monde. Il est probable qu'on aura raconté la scène à l'Apôtre Paul. Car certainement il aura voulu s'informer sur ce que voulait Jésus, sur ce qu'était Jésus, sur ce qu'il avait fait. Et ici, il le répète. C'est cela cette vie nouvelle. Elle n'est pas un nivellement par le bas, mais elle est une ouverture dans l'amour.

 

            Mes frères, dans le fond, cette vie nouvelle, c'est l'expérience de la résurrection. La résurrection d'entre les morts, ce n'est pas quelque chose qui va arriver dans un lointain impossible à imaginer. Non, la résurrection d'entre les morts, elle est en route maintenant. Si nous ne ressuscitons pas d'entre les morts maintenant, nous ne ressusciterons jamais. Dès l'instant où nous sommes greffés sur le Christ, elle est mise en route. Il suffit à nous de la laisser agir et d'y collaborer, de ne pas dresser d'obstacles sur elle.

            C'est donc cette nouvelle vie de Dieu en nous. Nous devenons des fils de Dieu, nous devenons des Dieu. Et cela produira chez nous un réflexe qui sera celui de l'humilité. Dès l'instant où j'ai conscience de ne plus être tout à fait un homme mais de déjà devenir un Dieu, si je ne suis pas dans l'illusion j'aurais le réflexe de servir les autres, de devenir leur serviteur, de donner ma vie pour eux.

            Exactement ce qui s'est passé pour Paul, et ce qui s'est passé pour le Christ avant Paul. Et en plus, cette vie de Dieu qui est en moi, je devrais la céder aux autres, je devrais la partager. Et ce sera alors l'ouverture dans la charité.

 

            Mes frères, le sentir en nous ce qu'a senti le Christ, ça va jusque là ! Et c'est cela qui signifie mourir et ressusciter. Ce n'est pas une fiction poétique. C'est quelque chose de réel, c'est quelque chose qui se passe.

            Et nous devrions, nous, être attentifs à cela. Si nous pouvions être attentifs, je pense que ça passerait beaucoup plus facilement et beaucoup plus rapidement. Mais hélas, nous sommes trop distraits.

 

            Voilà, pour ceux qui ont un peu le sens de la mécanique et qui conduisent une voiture, ou même qui sont passagers dans une voiture : s'il y a la moindre petite chose qui se passe du côté du moteur, du côté de la direction, du côté des roulements, des freins, de n'importe quoi, il y a un petit bruit qui arrive qui n'est pas normal. De suite il est perçu, tout de suite !

            Or, ce que nous savons faire pour de la mécanique, est-ce que nous ne savons pas le faire pour notre propre vie divine : être attentifs aux petits dérangements pour aussitôt corriger et rectifier. C'est cela le côté pratique de cette vie nouvelle qui est en nous. C'est cela qui signifie mourir et ressusciter !

 

            Mes frères, le monastère, c'est justement une école où on apprend cela. On apprend à se conduire. On apprend, dit Saint Benoît, à servir le Seigneur, scola Dominici servitii Pr, 1O6.   

            Mais il est possible de traduire ça autrement. Sans exclure la première traduction, il y en a une autre qui vient la compléter et qui est aussi belle, si pas plus belle encore ? C'est : apprendre à servir comme le Seigneur a servi ! C'est apprendre à devenir un fils de Dieu, c'est apprendre à ressusciter, c'est apprendre à mourir d'abord, mais pour une vie pleine. Car notre vie n'est pleine que lorsque nous pouvons la donner.

 

            Et alors, mes frères, cette expérience de la résurrection, nous la faisons dans la formation de notre corps spirituel. La mort d'un juste, la mort donc d'un moine arrivé à la perfection, c'est une métamorphose. C'est la chenille qui laisse sa peau, son enveloppe, pour laisser s'échapper le papillon. Ce n'est que cela !

            Ce n'est pas que notre âme serait enfermée dans une prison qu'est notre corps ? Non, c'est notre corps spirituel qui est là et qui étant arrivé à sa perfection laisse tomber l'enveloppe charnelle pour apparaître alors dans le monde de Dieu.

 

Récollection du mois de mai.                       02.05.81

      Le moine est un être pascal.

 

Mes frères,

 

La célébration de la Semaine Sainte et la profession solennelle de nos deux frères nous ont clairement et ouver­tement rappelé que le moine est un être pascal, un homme du passage, si nous reprenons la signification généralement reçue du mot Pâque.

Que voyons-nous ? Il passe sans arrêt de la cupidité au détachement, de l'égoïsme à l'amour, de l'asservissement à la liberté, de la mort à la vie. Dieu lui accorde la grâce insigne de goûter dès à présent les prémices de la résurrection dans un corps nouveau qui s'édifie en temple de l'Esprit Saint. Et dans la chambre la plus secrète de cette demeure que Dieu se construit bouillonne une source qui est de lumière.

Saint Jean de la Croix vient de nous l'expliquer en quelques mots. N'allons pas nous imaginer que ce qu'il nous dit a rapport à la vie du ciel ? Non ! Il nous décrit l'état d'un chrétien parvenu à sa perfection ici sur la terre dans une chair tout à fait spiritualisée.

 

Que voyons-nous mes frères ? A mesure que le moine devient une sponsa Verbi, épouse du Verbe, il émane de lui un rayon­nement d'une énergie fantastique. En un instant ce rayonnement atteint des personnes situées à des distances énormes. Et ça n'a rien d'étonnant, car cet homme est habité par la Trinité. La vie divine est maîtresse en lui. Et c'est cette vie corporellement présente sur cette terre qui agit avec une souveraineté et une aisance qui lui sont propres.

Mes frères, c'est ce rayonnement, c'est cette lumière qui fait passer les hommes et l'univers d'un état naturel de corruption à l'état surnaturel de la gloire. Et Dieu réalise cette merveille grâce à quelques hommes qui lui permettent de travailler librement en eux. C'est cela l'Opus Dei, l'Oeuvre de Dieu par excellence. Et vraiment Dieu doit être fou pour oser, pour tenter de telles choses avec ce petit paquet de boue qu'est un homme. Mais enfin, Dieu, Il est qui Il est et nous ne pouvons pas le comprendre. Le mieux que nous avons à faire, c'est d'entrer dans son jeu et de l'aider à gagner.

 

Mes frères, si le moine est un être pascal, il est aussi un être paradoxal. Car il est fixé en un lieu, il y est stabi­lisé, il s'y est enraciné, il ne le quitte pas. Et pourtant il est un voyageur et un nomade. Il ne fait que passé. Dans le sens de la verticale et de l'horizontale il passe de la terre au ciel et sa charité embrasse tout l'univers. Il ne laisse rien en dehors de cette étreinte.

Un moine installé et profiteur, c'est une contradiction dans les termes. Saint Benoît le sait, lui qui traque sans pitié ce qu'il appelle le vitium, le vice du proprium, de l'appropriation, de l'avoir pour soi, d'en faire à sa tête. Il appelle ça, non pas un défaut - chacun a ses défauts, ses imperfections - mais un vice, 33. Un vice nequissimum, dit-il, 33,14, détestable.

 Pourquoi ?  Mais parce que ce vice stéri­lise dans l'oeuf le mystère de Pâques. Pour un tel homme il n'y a pas de possibilité de passer de la mort à la vie. Cet homme est installé dans la mort parce qu'il est dans l'oeuf, il est dans la coque, dans la gangue de son égoïsme.

 

Mes frères, il faut aussi que nous passions de cet égoïs­me à l'amour, c'est à dire à la vie. Il faut permettre à Dieu d'amollir cette croûte, de la rendre friable pour que sa grâce puisse y pénétrer et de l'intérieur la faire sauter, et nous libérer. Car le péché, c'est cela ! C'est d'être asservi à ce vitium, à ce vice du proprium, c'est à dire d'en faire à sa tête.

Non, mes frères, Saint Benoît demande à son disciple de refuser toute forme de sécurité sauf celle de la foi. Je sais à qui j'ai donné ma confiance, disait l'Apôtre Paul. Ce peut être la devise du disciple de Saint Benoît. Il fait le plongeon dans l'amour, dans cet amour qui est Dieu, et il se laisse emporter. Il passe, il va plus loin.

Mes frères, le moine est un être pascal parce qu'il croit à la puissance métamorphosante et transfigurante de l'amour. Il y croit de tout son être. Il y croit dans son coeur, dans son esprit, dans sa chair aussi. Le mois de mai va couvrir la plus grande partie de ce Temps Pascal. Ce sera l'occasion pour nous de réfléchir à cette vérité qui constitue notre état monastique : y réfléchir, nous en imprégner, la vivre.

 

Et nous arriverons ainsi à notre prochaine récollection qui tombera cette année-ci le jour de la Pentecôte. Et cette solennité de la Pentecôte, nous la célébrerons cette année-ci avec un éclat particulier, à la demande du Pape. Car nous allons avec nos frères de l'Eglise d'Orient célébrer - vous le savez - le 16° centenaire du Concile de Constantinople qui a proclamé la Divinité du Saint Esprit, c'est à dire la Divinité de l'Amour. Car le Saint Esprit est la Personne à laquelle à l'intérieur de la Trinité est appro­priée l'Amour.

Mes frères, tout au cours de ce mois, dans les semaines qui vont suivre, jour après jour, nous allons essayer de ne laisser échapper aucune occasion d'irradier l'Amour que nous portons. Car je le répète, Dieu fait de nous des temples de son Esprit, des habitacles de son Amour. Et c'est alors que nous réalisons notre vocation Pascale de chrétien et de moine.

Alors nous serons vraiment ici sur la terre des témoins du Christ ressuscité, des témoins de la Vie, témoins de Dieu et présence lumineuse et peut-être fulgurante du monde de demain.

 

Chapitre : La Fête des Mères.                    10.05.81

      Comment être mère ?

 

Mes frères,

 

En ce deuxième dimanche du mois de mai, on célèbre dans notre monde de culture occidentale une fête bien douce à notre cœur : la fête des Mères. Nous voyons se lever des visages frais, jeunes ; d'au­tres vieillis, ridés ; des visages de femmes, des visages de mères. Elles sont encore vivantes ? Elles sont passées à l'autre vie peut-être ?

Ce sont des visages de lumière, des visages qui ont connu la souffrance, des yeux qui ont pleu­rés. Oh ces pleurs de mères ! Partout on va les féliciter, on va leur adresser une prière, on va les remercier. Il y aura dans des coeurs ……, des regrets, mais il y aura pour tous une nostalgie.

Connaître sa mère ? Nous ne la connaîtrons jamais as­sez ! Ce n'est que dans l'autre vie, près d'elle, que nous pourrons vraiment partager tout ce qu'elle aura voulu nous donner malgré ses lacunes, malgré ses insuffisances, malgré peut-être aussi ses erreurs.

Car, mes frères, dans ce concert, il y a aujourd'hui une note grinçante et discordante : les psychologues des profondeurs jettent le soupçon sur la mère. Au terme de leurs explorations qui sont scien­tifiques et sérieuses, ils découvrent que la mère est la source d'un grand nombre de malheurs qui affligent les hu­mains, des malheurs qui collent à eux et qui jamais ne les lâchent.

Ils voient que une femme, dès qu'elle accède à la maternité, elle se­ pervertit. Et voici comment ils analysent le phénomène :

 

La mère porte pendant des mois en elle un petit être, son enfant, qu'elle façonne de sa propre chair. Qu'elle fa­çonne aussi de tout ce qui se passe en elle. Elle lui infu­se ses tourments, elle lui infuse ses craintes, ses joies aussi, ses peurs. Et ce petit être fait tellement corps avec elle, qu'une fois mis au monde, elle ne peut jamais plus s'en détacher ! Elle le nourrit, elle le protège, elle le guide, elle le conduit, elle veut le garder.

C'est son bien, son trésor, sa propriété. Il se crée entre elle et son enfant des liens de plus en plus serrés, des chaînes que l'enfant ne pourra sans doute jamais briser. Elle veut le bien de cet enfant. Elle veut en faire une fleur dont elle pourrait être fière. Mais il faut que cet enfant soit construit comme ELLE l'entend, comme ELLE l'imagine, comme ELLE le projette dans ses phantasmes, aussi dans ses frustrations. Tout ce qui lui a manqué à elle, elle veut que cet enfant le possède, elle veut le lui donner. Or, elle ne le possède pas elle-même...

Et voilà que au lieu de conduire cet enfant dans la destinée que la vie veut pour lui, que le Créateur a prévu pour lui, voici que à cause de tous ces liens, elle le para­lyse, elle l'étouffe, elle l'empêche de vivre. Le cordon ombilical par lequel elle le nourrit n'est jamais tranché.

 

Et cet enfant, elle le bourre de complexes. Toujours jusqu'à la fin de sa vie il aura la nostalgie, une autre nostalgie, la nostalgie du sein maternel. Il voudra toujours y retourner. Il est rempli d'insécurités, de peurs, d'angoisses et il veut retrouver cet endroit où il était protégé. Il rece­vait tout. Il ne lui était même pas nécessaire de respirer. Il lui suffisait de vivre. Et tout cela, c'était sa mère.

Il est donc écartelé entre une pulsion qui est en lui et qui veut le pousser jusqu'au sommet de sa destinée per­sonnelle et ce lien, ce cordon qui le relie à son origine et qui le tire en arrière. Chez certains, ça dégénère en révolte : révolte contre la mère, révolte contre les parents, révolte contre la so­ciété, révolte contre l'ordre établi, contre Dieu, contre tout. C'est un des drames, des grands drames de la jeunesse d'aujourd'hui.

 

Voilà, j'ai eu dernièrement, d'autres peut-être ici aussi un tout petit exemple. Un jeune ménage est en train de préparer sa maison, un futur jeune ménage. Et voilà belle ­maman future, la maman de la fille qui est là presque tous les jours pour dire : voilà, il faudrait mettre tel meuble à telle place, il faut mettre tels rideaux aux fenêtres. Et ça va même tellement loin que lorsqu'un meuble ne lui plait pas, elle le prend, elle le porte au grenier et elle en apporte un à son goût. Voyez ! C'est cela !

Alors voyez le drame! C'est pour détruire un ménage avant même qu'il ne soit édifié. C'est cela la mère. Or ici, c'est un cas extrême et on le voit dans les détails. Mais attention, les psychologues trouvent que c'est ainsi partout. Et nous autres, nous sommes tellement complices. Parce que du côté de notre sécurité foncière cela nous arran­ge et nous voulons toujours retrouver cette paix, cette cha­leur qui était la nôtre lorsque nous étions bien blottis dans le sein de notre mère.

Voilà mes frères, nous sommes donc tous plus ou moins blessés à des degrés divers. Et nous comprenons que les mythes primitifs, la Genèse aussi, voient l'origine de tous les maux de l'humanité dans une femme, une femme qui de­vient mère. Et à peine ses enfants sont-ils là que nous avons le crime, le meurtre et la mort qui s'installent.

La mère souffre d'une maladie. Elle en souffre avec une intensité aigue. Et cette maladie est celle que nous connaissons bien, la maladie du proprium. Saint Benoît en parle. Il estime que c'est pour un moine la maladie la plus grave, celle qui est le plus enra­cinée en nous. Et il demande à l'Abbé de faire tout son pos­sible pour l'amputer, pour la déraciner, qu'il n'en reste plus rien, qu'elle ne puisse plus repousser.

 

Mais pourquoi ? Mais parce que ce proprium, c'est un ins­tinct qui fait que nous nous accrochons à quelque chose qui est nôtre, qui nous empêche à nous-mêmes de vivre et qui étouffe la vie chez les autres. C'est cela qui se passe chez la mère. Notez qu'ici c'est un phénomène qu'il est presque impossible d'empêcher chez la femme. Mais pourtant, pourtant il y a eu une exception, c'est Marie la Mère très pure de Dieu.

Et il est remarquable de remarquer que ces psycholo­gues, du moins ceux qui sont au courant de la chose, attirent l'attention sur le fait de Marie même en dehors de tout contexte religieux. Marie étant la Mère de Dieu, elle ne s'appartenait pas. Elle était la doule tou Kyriou à tel point, que ne s'ap­partenant plus à elle-même, plus rien ne lui appartenait. Elle n'était plus infectée par la peste mortifère du proprium.

Pour elle, c'était inexistant. Elle ne connaissait pas l'égoïsme. Il n'y avait aucun retour sur elle-même. Elle était pure donation d'elle-même. Elle était donc créatrice de liberté chez les autres. Dieu pouvait donc en toute sécu­rité lui confier son Fils. Elle a donc aidé cet enfant qui était le sien. Elle l'a aidé à réaliser son destin qui était de concrétiser un nom, le nom que Dieu lui avait donné et qui était Jésus, c'est à dire celui qui devait sauver les autres. Il était le Sauveur des hommes.

 

Il fallait donc que ce Jésus soit aussi désapproprié que l'était sa Mère. Elle va donc l'éduquer. C'est à dire, toutes ces potentialités qui se trouvent dans le nom, elle va les faire venir au jour. Elle va les faire croître, sur­gir, s'épanouir et porter fleurs et fruits. Et jamais elle ne s'interpose entre son Fils et le destin de ce Fils. Non ! Elle le laisse aller. Elle est transmission. Elle est remplie de Dieu et ce Dieu, elle le donne. Mais Dieu lui-même n'est que don de sa personne.

            Voilà donc, mes frères, ce qu'a pu réaliser Marie. C'était possible parce qu'elle n'était pas blessée par ce péché originel qu'est l'égoïsme. Nous autres, nous le som­mes. Elle pouvait être telle parce qu'elle était parfaite ressemblance de Dieu. Dieu a créé l'homme semblable à ce qu'il est lui. Marie était la parfaite ressemblance de Dieu, Dieu qui, comme je le disais il y a un instant, n'est que pur don.

Même à l'intérieur de la Trinité, les Personnes n'ex­istent et ne sont divines que parce qu'elles sont relation. Elles n'existent pas par elles-mêmes. Elles existent à l'in­térieur d'une relation parce qu'elles se donnent l'une à l'au­tre. Dieu sera le même vis à vis de sa créature. Il lui donne tout et la fait devenir, mais avec un respect qui est à sa mesure à Lui, c'est à dire infini. Nous trouvons par­fois que c'est folie parce que Dieu laisse faire comme s'il n'existait pas. Oui il laisse faire parce qu'il respecte. mais en même temps, à travers ce laisser-faire, il continue à créer son enfant.

Et c'est ce mystère - pour nous incompréhensi­ble - sur lequel les théologiens se sont disputés pendant des siècles et des siècles. Cette relation entre la grâce et la liberté, entre la grâce et le libre arbitre, entre la volonté de l'homme et le vouloir de Dieu. Dieu créant cette liberté qui est pourtant liberté, mais une liberté créée.

 

Mes frères, Marie était la Mère, le modèle de la Mère, la Mère idéale vers laquelle toutes les mères doivent ten­dre. Elles y tendent, savez-vous, mais sans le savoir ! Mais je dirais, leur nature blessée l'emporte. Ce n'est qu'au terme, lorsque nous serons tous réunis auprès de Dieu que la mère sera véritablement devenue mère. Mais en attendant elle doit passer par bien des nuits, et faire passer aussi ses enfants...Mais il n'en était pas ainsi de Marie parce qu'elle était vraiment l'image parfaite de ce qu'est Dieu.

Il y a aussi, mes frères, quelque chose d'autre. C'est que dans le monastère, personne ne doit tant être mère que l'Abbé ! En effet, son rôle est de donner la vie divine à cha­cun de ses frères, d'éveiller cette vie, la cultiver, mais dans la ligne de la vocation de chacun. Il n'a pas le droit de donner sa vie à lui, mais de transmettre une vie qui vient de plus loin que lui, qui passe à travers lui, qui l'emplit, qui déborde de lui en chacun. Mais ne jamais imposer sa route à lui, mais permettre à chaque plante dans le paradisus qu'est le cloître, à cha­que plante d'être unique sans interférence de ce que lui est comme plante.

C'est donc un homme qui sera dans le monastère le plus seul de tous. Car il doit faire cela sans rien attendre en retour. Il doit habiter dans la gratuité et avoir son regard uniquement tourné vers Dieu, capter Dieu, et le recevant, pouvoir le transmettre Lui, ce Dieu, qui est la Vie Eternelle.

 

Mes frères, nous devons chacun d'entre nous être mère les uns pour les autres. C'est disons le privilège de l' Abbé, mais ça devrait être aussi par surabondance à partir de l'Abbé, la mission de chacun d'entre nous : nous éveiller mutuellement à la vie, nous porter les uns les autres, nous engendrer mutuellement ; mais dans un respect, dans un res­pect que j'ose presque qualifier d'infini parce que sa limi­te, son idéal est celui que Dieu nous porte.

Ne jamais porter le moindre jugement sur un autre, ça c'est terrible ! Parce que à ce moment-là, j'étouffe l'autre, je l'empêche de devenir ce que Dieu veut qu'il soit, ce que Dieu désire faire avec lui. Etre mère, voyez, c'est être mère comme Marie est Mère, c'est être Mère comme Dieu est Mère, pouvoir donner la vie, donner sa propre vie, dans un amour qui est pur don.

 

Mes frères, voilà quelques réflexions en ce jour de la Fête des Mères qui est aussi le jour consacré aux vocations. Nous l'avons entendu hier, le Pape nous l'a rappelé. Oui, lorsqu'on parle de vocations, c'est toujours dans la même direction. Vous voyez, c'est la même ligne de pensée, c'est la même ligne de vision : Dieu appelle quelqu'un. Il veut faire de cet homme, de cette fille, il veut faire une plante qui sera parfum de ce que lui est, parfum pour les autres hommes. Mais cette fleur, elle est unique, il n'yen a pas deux qui soient semblables. Et alors nous, nous devons essayer de cultiver cette fleur, non pas vouloir qu'elle nous ressemble, mais qu'elle ressemble au projet que Dieu a sur elle.

C'est cela être mère ! Les mères, nos mères à nous, nos mères selon la chair ont fait leur possible. Il faut dire que les psychologues des profondeurs étudient toujours les cas extrêmes. Ce sont des ratés, où là vraiment les phénomè­nes sont dans leur degré le plus frappant, les détails sont vraiment bien marqué. Pour nous, il n'en a pas été ainsi. Oui, nous sommes traumatisés, c'est certain, parce que notre mère n'était pas parfaite. Elle n'était pas la Vierge Marie, elle n'était pas Dieu. Mais ça ne fait rien ! Elle nous a tout de même permis d'être ce que nous sommes aujourd'hui.

Eh bien nous devons, nous, nous efforcer de tenir les yeux fixés sur Dieu, les yeux fixés sur Marie. Et j'ose le dire aussi, mes frères, excusez-moi, les yeux fixés sur l'Abbé. Pour être comme cela les uns pour les autres : des mères. Et alors Dieu pourra en toute confiance nous envoyer de ces plantes qu'il se destine. Et nous aurons fait notre devoir.

Réfléchissons-y en cette journée consacrée aux vocations, cette journée qui est aussi la Fête des Mères.

 

Chapitre : Fête de Saint Pacôme.                 17.05.81

      Servir la race des hommes afin de les réconcilier avec Dieu.

 

Mes frères,

 

Vendredi nous avons fait mémoire de notre Père Saint Pacôme qui est considéré, à juste titre, comme l'initiateur à la vie cénobitique. C'est lui qui le premier a réuni des hommes dans des maisons, comme il disait. Et ces hommes, tous ensemble, sous la direction de leur higoumène s'efforçaient de plaire à Dieu seul, de le chercher afin de le rencontrer et d'entrer dès cette vie dans le Royau­me.

C'était une organisation, une structure plus rigide que celle dont nous avons l'expérience aujourd'hui et tout à fait différente de la vie que menaient les anachorètes de Basse-­Egypte. Là, on rencontrait des Pères spirituels qui groupaient autour d'eux, un, deux, trois, quelques rares disciples. Ils vivaient sans Règle définie. Ils étaient les porteurs de la Tradition qu'ils transmettaient à leurs disciples par leur exemple, leur conduite, leurs paroles, leur enseignement.

Ce qu'on attendait d'eux, c'était surtout une Parole de vie qui allait permettre de lutter contre les démons, contre les pensées, purifier son coeur, recevoir l'Esprit Saint, devenir Lumière. Mais tout cela à partir d'un homme. De temps en temps ces groupes se réunissaient pour la Célébration Liturgique ou pour un repas festif. Mais cela se bornait à des rencontres qui n'étaient pas régulièrement orga­nisées. Pour Saint Pacôme, il en était tout autrement.

 

La façon dont je vous présente les choses est classique. On la retrouve partout. Elle est devenue un cliché qu'on se transmet de l'un à l'autre et qui au fond nous dispense de réfléchir et d'aller au fond des choses. Car il existe un apport spécifique Pacômien qui est spi­rituel. Il est passé chez Saint Benoît et il est devenu essen­tiel à la vie monastique contemplative. Saint Pacôme en a eu l'intuition à deux reprises, ou même la révélation.

D'abord tout au début de sa conversion lorsqu'il vivait la vie monastique anachorétique traditionnelle auprès de son Père Palamun. Une seconde fois, bien plus tard, lorsqu'il quitte son Père spirituel pour aller vers son destin à lui. Un ange cette fois lui apparu - raconte sa vie - et lui dit : Pacôme, la vo­lonté de Dieu est que tu serves la race des hommes afin de les réconcilier complètement avec Dieu. C'est à partir de là que Pacôme s'est lancé dans son en­treprise. Et c'est à ce moment qu'il est devenu le Fondateur et l'organisateur de la vie cénobitique. Dans cette parole de l'ange, nous avons donc l'origine, le fondement, la source et l'inspiration d'une vie cénobitique authentique : Servir les hommes et les réconcilier  complètement avec Dieu.

 

L'année dernière, il y a bien une bonne année de cela[7],  je vous avais longuement parlé du Servitium Sanctum, du Service de Dieu. Le moine ne s'appartient plus. Il appartient à Dieu. Il en est le serviteur. Mieux encore, il en est l'esclave. Dieu peut tout lui demander. Le moine n'a plus de volonté propre, il est volonté de Dieu. Il n'a plus de jugement pro­pre, il voit les choses comme Dieu les voit. Son corps ne lui appartient plus, ce corps doit devenir le temple de l'Esprit. Ce moine n'existe plus que pour Dieu.

Et alors Dieu s'empare de lui et il va se servir de lui comme d'un instrument de choix pour travailler à son oeuvre, la fameuse Opus Dei, cette oeuvre de Dieu qui est d'achever, de poursuivre à son terme la création du monde, la transfor­mation du monde, la divinisation du cosmos. Et Dieu commence d'abord à achever cette oeuvre dans son moine qui devient un autre Christ, qui devient présence de Dieu sur la terre.

Voilà, c'était cela le service de Dieu ! Le moine n'appar­tient plus à lui-même, il appartient à Dieu. Pour Saint Pacôme il y a autre chose. On n'y pense pratiquement pas. Je n'en ai jamais entendu parler. Je n'ai jamais trouvé cela quelque part. Et c'est ceci : c'est que pour Saint Pacôme, il ne s’agit pas de servir Dieu, il s’agit de servir la race des hommes, il s’agit de servir les hommes. Voilà l'apport original de Pacôme !

 

Et c'est une préoccu­pation éminemment d'aujourd'hui où l'homme est au centre de toutes les préoccupations : servir les hommes ! Rappelez-vous la Charte des Droits de l'Homme : on ne parle que de la promo­tion de l'homme, la culture de l'homme, la libération de l'hom­me. Nous avons connu una Année de l'Enfant. Nous avons main­tenant une Année de l'Handicapé. Voyez, toujours l'homme !

Nous voyons cela, nous chrétiens, un peu dans une per­spective dévalorisante par rapport au christianisme comme si on oubliait Dieu, comme si on se détournait de Dieu pour s'occuper des hommes. Et on oublie que Dieu a été le premier à devenir homme, pour ramasser les hommes et pour les réconcilier avec son Père. Il est descendu tellement loin dans la condition des hommes qu'il a voulu mourir, descendre au plus bas de l’anéantissement. Il a été homme !

Eh bien le souci de Pacôme, c'est de réaliser la même chose pour lui et avec ceux qui épouseront son projet. Il est ainsi le fidèle disciple de l'Apôtre Paul qui a voulu se faire tout à tous afin de les gagner tous, de les récapituler tous en Christ et de les présenter à Dieu comme une hostie, comme une offrande, comme un cadeau parfait. Voyez, Pacôme est, j'ose presque le dire, le moine le plus chrétien que l'Eglise ait donné. Il y a chez lui un dé­centrement complet.

 

Chez les pères du désert, les ermites, les anachorètes, nous voyons encore des traces de recherche de soi. Naturelle­ment, lorsqu'ils sont arrivés au sommet de leur appel, ils sont transfigurés, eux aussi ne s'appartiennent plus. Mais pendant longtemps, ils vont encore se chercher. Tandis que Pacôme, lui, c'est dès l'origine qu'il doit être mort à lui-même. Sa vocation c'est de servir les autres. Il ne s'appartient plus au départ. C'est cela la vie cénobi­tique, on l'oublie un peu trop ! On ne doit pas entrer dans un monastère cénobitique pour y faire carrière. Non, dès l'instant ou on accepte ce qui s'y trouve on meurt.

 

Naturellement Servir les hommes, il faut bien comprendre ce que ça veut dire pour éviter tout malentendu et toute dé­viation possible. Car notre nature va toujours retomber sur ses pieds comme les chats et, elle parvient toujours à récu­pérer d'une main ce qu'elle a lâché de l'autre. Servir les hommes sera peut-être entendu comme aujourd'hui on l'entend dans les monastères, je l'ai déjà signalé. On l'entend très fort, soit comme ouverture au monde, soit insertion dans le monde. Et imperceptiblement sans le savoir, on glisse vers une sécularisation de la vie monastique ce qui en est la négation même. On la détruit en voulant la par­faire.

Car ne l'oublions pas, le mouvement premier de la vie monastique, c'est toujours l'anachorèse, c'est toujours la fuga mundi. Et pour Saint Pacôme, c'était la même chose. Les anachorètes partaient, s'enfonçaient dans les déserts de Basse-Egypte. Pacôme, lui, est monté, s'est installé dans les déserts des montagnes de la Thébaïde, de la Haute-Egypte, ce qui revient au même. Le monastère cénobitique est lui aus­si dans un désert.

Pour corriger cette erreur possible, ce glissement vers une sécularisation, il faut aller jusqu'au bout de ce qu'il est demandé à Pacôme : Servir les hommes pour les réconcilier complètement avec Dieu, non pas à moitié, mais complètement.

Et ici, je retrouve ce que je vous ai dit il y a un ins­tant. C'est accomplir ce que le Christ avait voulu réaliser, ce qu'il avait transmis à l'Apôtre Paul, ce qu'il a remis à son Eglise, c'est à dire se livrer pour le salut des autres.

 

Mes frères, c'est l'exigence la plus dure et la plus ter­rible qui puisse se formuler. Car ce qui était demandé à Pacôme, ce qui était demandé à ses disciples, ce qui est de­mandé à nous, c'est le plus grand amour. C'est de, à la limi­te, donner sa vie pour les autres, la donner en détail, la donner toute entière.

On rencontre souvent dans les monastères cénobitiques des hommes qui ne sont jamais contents. Ils sont toujours à regarder ce que font les autres pour critiquer, pour juger, pour condamner comme si eux étaient capables de faire mieux et d'être les seuls à faire mieux.

Ils prennent la place de Dieu. C’est à dire d'un mauvais dieu, d'une idole, d'un satan parce que Dieu, lui, ne condamne pas. Dieu n'est pas venu pour condamner, mais Dieu est venu pour favoriser la réconciliation.

Réconcilions-nous d'abord avec Dieu et nous verrons que tous les hommes sont en route vers cette réconciliation en clopinant, en boitant, en tombant, certains en courant. Mais Dieu les attire. Et la vie cénobitique, ce sont des hommes qui tous ensem­ble sous la direction de leur Abbé, s'efforcent de se réconcilier entre eux, de façon à ce que nous puissions facilement, plus facilement nous réconcilier avec Dieu.

 

Ce devoir de service des autres, c'est au premier chef, vous le comprenez, le devoir de l'Abbé. Et alors dans son rayonnement et à son exemple le devoir de tous les frères. Ce n'est pas inné, cela ! Nous devons l'apprendre. Et c'est pourquoi le coenobium sera une école, une école où on apprend à servir à la manière du Seigneur, comme nous le dit Saint Benoît. Et voici ce programme, il est rassemblé par Saint Benoît dans les Instruments des bonnes Oeuvres. (Chp.4).

            On pourrait les reprendre tous, mais je vais en citer quelques-uns seulement. Il dit :

 

- D’abord en premier lieu, il faut aimer le Seigneur Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa force. Ensuite aimer le prochain comme soi-même, 4,1.

 

Donc servir le prochain, c'est simple, dit-il :

 

- Ne pas se mettre en colère. Ne pas se réserver un temps pour la vengeance. Ne pas nourrir de fausseté dans son cœur. Ne pas donner de fausse paix, 4,25-28.

 

Regardez, quand nous nous donnons la paix à l'Eucharistie, avant de recevoir le Corps et le Sang du Christ, que nous la transmettons de l'un à l'autre, il faut que ce soit vrai dans notre cœur. Pas de fausse paix.

 

- Ne jamais perdre la charité, 4,29.

 

Que jamais il ne sorte de notre bouche une parole qui blesse un autre, ça peut être nos frères ? L'autre peut être non seulement le frère, mais aussi l'homme du dehors.

 

- Ne pas jurer de peur de se parjurer. Dire la vérité de cœur comme de bouche. Ne pas rendre le mal pour le mal. Ne faire injure à personne, mais supporter patiemment celle qu’on nous fait. Ne pas maudire, 4,30-35.

 

Et tout le reste ! On pourrait les passer toutes en revue. Mais ils sont admirablement condensés et résumés dans ce qui est pour moi la synthèse de la spiritualité Pacômienne. Et Saint Benoît l'a vraiment distillé comme une abeille distille son miel dans un rayon. C'est le Chapitre 72° de la Règle. Ce qu'on appelle le Bon Zèle que doivent avoir les moines on pourrait l'intituler autrement : Comment il faut servir les hommes. Ecoutez un peu ce qu'il dit :

 

- Il faut pratiquer cela avec une ardente charité. Ferventissimo amore.

 

Un amour qui brûle. Non seulement il réchauffe, mais dès qu'on le touche, on est comme brûlé, marqué par lui de façon indélébile.

 

- S’honorer mutuellement de leurs prévenances – Ils supporteront très patiemment les infirmités d’autrui, tant celles du corps que celles de l’esprit – Ils s’obéiront à l’envi les uns les autres.

 

Ils feront entre eux des concours d'obéissance à l'envi.

Et voici, mes frères, le sommet ! C'est ici que je voulais en venir. C'est la sentence, c'est la traduction en terme Bénédictins de la sentence Pacômienne : Servir les hommes pour les réconcilier complètement avec Dieu.

Et c'est ceci : Nul ne recherchera ce qui ce qu'il juge utile pour soi, mais bien plutôt ce qui l'est pour autrui.

 

Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que nous devons toujours chercher l'avantage, le contentement, le profit des autres et jamais le nôtre. Lorsque nous avons le choix, nous devons tout sacrifier, re­noncer pour que l'autre soit avantagé, pour que l'autre soit plus content, pour que l'autre progresse, avance humainement, et spirituellement, et divinement.

Cela, mes frères, cela signifie que nous ne devons plus vivre pour nous autres, pour nous-mêmes. Nous devons vivre pour le frère. Notre raison d'être, notre raison d'exister, c'est le bonheur de l'autre. Cette façon de voir, cette façon de vivre, c'est la mort de l'égocentrisme. Le motif de mon action, même de ma pensée, ce n'est plus moi. Il ne se trouve plus en moi, mais il se trouve chez l'autre. C'est l'autre qui m'inspire. Ce n'est plus moi qui vit, c'est l'autre qui va vivre en moi.

 

Mes frères, c'est cela donner sa vie et mourir pour les autres. Mais à ce moment-là, je sers les autres, je suis leur esclave, mais je leur transfuse la vie. Et cette vie, c'est une vie qui vient de au-delà de moi, c'est une vie divine. Je reproduis en moi ce que le Christ a fait. C'est lui qui l'achève en moi. Et l'autre, les autres, je les réconcilie avec Dieu. Non pas un peu, mais complètement parce qu'il leur est impossible de résister à l'amour qui s'offre à eux de façon aussi gratui­te, aussi spontanée, aussi belle.

Et alors, mes frères, notre contemplation, notre vie con­templative, elle devient sans illusion. Pourquoi ? Parce que je vois le Christ en chacun. Ce n'est plus pour moi une affai­re de spéculation et une affaire de théologie. Non, lorsque je me donne ainsi à l'autre, c'est parce que dans l'autre je vois briller une Lumière qui est celle du Christ ressuscité. Et c'est cette Lumière qui m'attire, et c'est cette Lu­mière qui me captive, me séduit. Si je donne ma vie à l'autre, je reçois aussi de l'autre cette Lumière. Ce n'est jamais à sens unique. Il y a un échange merveilleux. Et dans cet échan­ge nous devenons UN.

 

Mes frères, voilà ce qui est spécifiquement Pacômien dans notre vie cénobitique. Je le répète, Saint Benoît en a hérité. Les premiers cisterciens ont repris ce legs, ce trésor. Ils nous l'ont cédé à nous. Nous devons comme Saint Pacôme, comme Saint Benoît, comme nos Pères, nous devons devenir un avec le Christ en lavant jour après jour les pieds de nos frères, ainsi en leur infu­sant la force et la vie.

Et ainsi, mes frères, notre monastère deviendra comme le voulait l'ange qui apparaissait à Pacôme, un lieu où est déjà présent le Royaume de Dieu.

 

 


Chapitre : La Communauté de Taizé.             24.05.81

      Le fait de Taizé.

 

Mes frères,

 

Jeudi dernier nous avons eu la grâce de recevoir des informations de première main au sujet de la Communauté de Taizé. Ce fut un exposé objectif, lucide, chaleureux, sym­pathique. Et à mesure que j'entendais parler, des réflexions surgissaient en moi. Je voudrais vous en faire part aujourd'hui. Elles pourraient faire l'objet d'un débat intéressant, passionnant. Mais le temps nous fait défaut. Certains d'entre nous dès 8 h. sont déjà appelés au tra­vail. Et ils doivent être disponibles pour la Célébration Eucharistique.[8] Nous ne devons pas les mettre en difficulté.

 

Une chose est certaine : c'est que le phénomène de Taizé marque d'une façon indélébile l'Eglise de la seconde moitié du 20 Siècle. C'est un fait devant lequel il faut s'incliner. Et ce fait n'est pas l'oeuvre d'un homme. On y voit le doigt de Dieu, ce doigt qui nous écrit une parole, un message que nous devons essayer de lire et de traduire. Car il ne suffit pas de parcourir des yeux, il faut aussi comprendre ce qu'il dit.

Rappelons-nous le serviteur de la reine d'Ethiopie qui retournait chez lui et qui lisait le Prophète Isaïe. Et le Diacre Philippe lui demande : Comprends-tu au moins ce que tu lis ? Oui, disait-il, je ne sais pas trop ? Je n’ai personne pour m’expliquer. Le moine est un déchiffreur. C'est un traducteur. Il est celui qui doit pouvoir lire les signes des temps - entre autre celui de Taizé - et l'exprimer. C'est cela l'oeil contemplatif. Il voit des choses que les autres hommes ne voient pas. Il voit la vérité qui elle sera éternelle. Il voit ce qui doit durer.

Il y a plusieurs signes perceptibles dans le fait de Taizé. Je vais en retenir un seul, plus spécial, qui nous regarde, qui nous touche particulièrement. C'est celui-ci : Taizé nous rappelle que le chrétien est l'homme de la tolérance, du respect, de l'accueil, de l'écoute. Et cela, vis à vis de tous les êtres humains quels qu'ils soient. Le chrétien doit être dans le monde une révélation de ce que son Père est. Le chrétien est une race, une race d'origine divine. Cela doit se percevoir dans sa vie, dans sa conduite, dans ses relations avec les autres hommes.

 

Or, Dieu ne fait pas acception de personne. Dieu est amour. Il ne demande pas la carte d'identité de ceux qui s'approchent de lui, même de ceux qui s'éloignent de lui ! Non, Dieu est amour. Et chez Dieu, tous les hommes sans aucune exception sont aimés, respectés, reconnus pour ce qu'ils sont, et tous sont sauvés. Ils sont tous appelés à par­tager sa vie, la vie divine, même s'ils l'ignorent, même s'ils le refusent.

Pour Dieu, je ne dirais pas que ça n'a pas d'importance. Car, ça en a une très grande puisqu'il a voulu se faire hom­me pour récupérer tous les hommes. Mais Dieu regarde chacun avec un infini respect. Dieu permet à chacun de courir sa chance, de courir son aventure. Dieu ne dresse pas de barrières, il ne dresse pas des obstacles devant les hommes ! Non, il les accueille tels qu'ils sont, et tels qu'il les veut, même lorsque l'homme se révolte. Taizé nous fait toucher le mystère de ce Dieu qui est libre de faire ce qu'il veut et qui réussit toujours dans son dessein.

Naturellement il ne faut pas voir que au terme il y aura toujours une heureuse issue, une heureuse finale ? Non, ce n'est pas ça ! C'est quelque chose d'extrêmement sérieux. C'est un drame que chacun d'entre nous doit ressentir, que peut-être il vit dans sa propre chair, dans son propre cœur ? Un chrétien qui condamne, un chrétien qui juge, un chrétien qui repousse, qui sépare, mais ce n'est pas un chrétien. C'est une apparence de chrétien. C'est un loup sous une peau de brebis. C'est un faux jeton. Ce n'est pas vrai !        Un chrétien ne juge pas, ne condamne pas. Un chrétien est tout écoute.

           

Voilà mes frères, un des signes que Dieu nous rappelle à travers Taizé. Et nous voyons ainsi que Taizé......

C'est cela qui est extraordinaire, à mon sens. Cela m'a très fort frappé lorsque j'entendais le Père nous donner quelques détails sur la naissance de Taizé, sur sa croissance, sur son développement, sur son esprit, sur le point d'arrivée aujourd'hui, sur un demain qui est ouverture à quoi ? Ils n'en savent pas ?  à l'Esprit ?       

           ….C'est que Taizé remet en évidence l'intuition fondamentale de Saint Pacôme, cette mission qu'il avait reçue de l'ange - je vous en ai parlé dimanche dernier - et qui était de servir la race des hommes afin de les réconcilier complètement avec Dieu. C'est là le message monastique, cénobitique, primitif, essentiel. Il est vécu, il doit être vécu dans le silence des monastères.

Mais maintenant, le voici providentiellement clamé par Taizé au monde entier. Et on voit le résultat : les gens affluent, les gens sont séduits, les gens reconnaissent quel­que chose qui est en eux. Ce cri de Taizé éveille des échos qui mettent les gens, surtout les jeunes, en branle. Et cet écho, ce choc, se transmet extrêmement loin dans toute l'Eglise.

 

Or mes frères, ne l'oublions jamais, c'est que le point d'impact, le point d'ébranlement, il se situe chez Saint Pacôme, il se trouve dans le monachisme primitif, il se trou­ve dans la vie cénobitique lorsqu'elle est bien comprise, lorsqu'elle est vécue dans sa vérité. Taizé peut donc nous aider à recouvrer et à rafraîchir notre identité qui est irréductible. C'est à dire qu'elle ne peut pas être réduite, qu'elle ne peut pas être ramenée à quelque chose d'autre.

Mais voilà ! Les monastères ont été sensibles à cet appel lancé par Taizé. Mais de facto maintenant, nombre de monastères ont littéralement perdu la tête. Ils ont vu le succès de Taizé, et ils n'ont retenu que le spectaculaire, le superficiel. Ils n'ont pas pu déchiffrer le signe que Dieu leur adressait et ils ne sont pas allés dans le fond.

 

Et qu'est-ce qu'on a vu ? Beaucoup, surtout en Europe continentale, se sont crus obligés - tout en s'en défendant naturellement - de s'inspirer du modèle de Taizé pour réorganiser leur vie. Et on les a vus, sous des formes diverses, se lancer dans l'ouverture au monde.

Ce fut l'époque, ou c'est l'époque où on a construit des hôtelleries, des nouvelles hôtelleries. L'époque où on a aménagé des terrains de camping, où on a relâché les lois de la clôture, où on a introduit la mixité dans les monastères, dans les hôtelleries de monastère.

C'est le jour ou les années où le mot accueil est devenu comme un mot d'ordre partout. C'est le moment aussi où les problèmes, des problèmes graves ont surgit dans certaines communautés qui se sont trouvées divisées.

Or mes frères, Taizé, ce ne sont pas des moines. Il ne faut jamais l'oublier. Leur projet est tout à fait différent. Le Père nous l'a encore bien rappelé quoi qu'il n'ait pas attiré l'attention sur ce détail. Ce n'était d'ailleurs pas son intention, mais je l'ai très bien senti. Le projet de Taizé est tout simple. Ce sont des Calvi­nistes, des Protestants qui veulent retrouver la vie reli­gieuse qui a été proscrite du Protestantisme pendant des siècles. C'est une aventure nouvelle pour l'Eglise Réformée.

Mais cette aventure n'est pas une aventure monastique. Même si ces frères vivent en commun, même s'ils ont une Règle, leur projet est tout différent, tout autre. D'ailleurs ce projet étant inspiré par Dieu, ayant même reçu l'aval, la bénédiction du représentant de Dieu, du Christ sur terre à l'époque, ce projet évolue selon les ins­pirations que Dieu infuse aux dirigeants, à la Communauté. Et il est arrivé à ce stade d'aujourd'hui.

Ce projet est magnifique. Il est unique. Il est provi­dentiel. Disons même qu'il est charismatique. MAIS, il n'est pas du tout monastique. Il y a eu là un danger, je dirais pour ceux de l'exté­rieur. Et certains y sont tombés. Imiter Taizé, ce serait renoncer à notre mission spéci­fique. Et d'un abandon, alors on passe à un autre et on ne sait pas où on va.

 

Mes frères, comme je le disais il y a un instant, Taizé doit nous encourager, nous aider à rafraîchir, à rajeunir notre identité personnelle. Et la fidélité de Taizé à sa mission doit fortifier la fidélité, notre fidélité à notre mission à nous. Or, le monastère cistercien, on ne le rappellera jamais assez - on devrait le dire et le clamer, mais ce sont des paroles qui sont difficiles à entendre aujourd'hui ! - le monastère cistercien dès l'origine, est un désert où brûle

un feu qui est l'amour.

C'est une cellule du Royaume où des frères se servent les uns les autres afin de se conquérir pour Dieu. C'est un paradis - c'est le mot qu'utilisaient les pre­miers cisterciens - un jardin, un paradis où des coeurs purs contemplent la Lumière du Christ ressuscité. C'est une montagne au sommet de laquelle il leur est permis de participer à leur manière - mystique, mais réelle et vivante - à la Transfiguration de ce Christ Seigneur. Voilà la mission, l'identité du moine cistercien !

Et, si le Frère Roger Schulz était ici présent, et s'il m'entendait, je suis certain qu'il serait d'accord. Il nous dirait que Taizé attend de nous que nous demeurions fidèle à cette mission que je viens encore de définir en quelques mots. Afin que eux reçoivent grâce à notre exemple, la force d'être fidèles à leur mission à eux.

 

Chapitre : Fête de l’Ascension.                   28.05.81

      Je vais vous préparer un lieu.

 

Mes frères,

 

L'Ascension est un mystère qui nous invite là où nos sens et notre raison n'ont aucun droit d'accès naturel. Le Christ ressuscité inaugure pour l'humanité un état, une condition nouvelle, autre. Voici une chair d'homme en tout identique à la nôtre - mais transfigurée, divinisée totalement - ­qui est introduite au sein de la Trinité, cette Trinité qui est elle-même son propre temple. Et nous avons l'espoir maintenant que notre chair à nous sera, à son tour et à son heure, introduite dans le même sanc­tuaire.

Je me permets une question : Est-ce que notre vie monastique parvenue à son sommet, ne se­rait pas début de l'expérience d'une face de l'Ascension ? Car, l'Ascension du Christ esquisse, trace, dessine un double mouvement. Le Christ nous dit : Je pars vous préparer un lieu. Puis je reviens et je vous emporte avec moi afin que vous soyez là où moi je suis. Le Christ part, puis il revient, et il nous emporte là où il est. La vie monastique pourrait être l'expérience de ce second mouvement : le Christ qui nous emporte là où il est.

Notons que le Christ ne dit pas je vais vous préparer une place, mais je vais vous préparer un lieu. La traduction habi­tuelle, c'est une place parce que préparer un lieu, en français, ça ne sonne pas bien. Mais l'original topos signifie un lieu, qui est tout autre chose qu'une place. J'occupe, ici, ma place sur ce siège. Vous occupez chacun votre place. Nous sommes tous plus ou moins immobiles mais dans un même lieu. Un lieu est beaucoup plus qu'une place.

 

Un lieu, c'est un espace dans lequel on va, on vient, d'où l'on peut sortir, où l'on entre. Le Christ nous a dit aussi : Ecoutez, moi je suis la porte. Celui qui entre par moi, il trouvera des pâturages. Il pourra sortir et entrer. Un lieu, c'est un espace de liberté, de vie, de plénitude, de rassasiement. C'est ce lieu que le Christ est parti nous préparer.

            Et le Christ nous comble, car il dit : Je veux que vous soyez là où moi je suis ! Mais où est-il, lui ? Il est dans le sein de son Père. Il est dans l'endroit le plus secret de la divinité. Il est pros ton theon, il est vers le Père. Et ici, il utilise encore le même mot que l'Evangé­liste utilise lorsqu'il parle du Verbe de Dieu.

Nous allons, nous, être emportés vers le Christ par le même mouvement qui emporte le Christ vers son Père. Ce ne sont pas deux réalités différentes. C'est la même ! Le Christ dit ailleurs : Je veux, dit-il à son Père, que là où je suis, eux aussi soient avec moi afin qu’ils contemplent ma gloire, celle que tu m’as donnée dès avant que le monde fut créé.

 

Mais voir la gloire du Christ n'est pas possible si nous mêmes nous ne sommes pas immergés dans cette gloire. Et ins­tinctivement, nous pensons au ciel, là où nous jouirons de la béatitude qui est le partage des amis du Christ. Mais ne pouvons-nous tenter un coup d'audace, audace qui est la folie du moine qui espère devenir sponsa Verbi, l'épouse du Christ. Et cette audace, cette folie, la voici :

 

...Croire, affirmer que la promesse du Christ peut se réaliser aujourd'hui, si nous faisons confiance à la Parole que le Christ nous adresse...

 

Le mystère de l'Ascension nous introduit dans le mystère de notre vie contemplative qui consiste à être emporté là où le Christ est. Et en ce lieu, avoir le bonheur de contempler sa lumière, sa beauté, sa gloire, et être nourri de sa vie pour l'éternité. Quaedam praelibatio vitae aeternae, disaient les tous premiers moines, recevoir comme un acompte une prélibation de la vie éternelle. Et la vie éternelle, c'est la propre vie de Dieu. Et c'est la vie qui est celle du Christ après sa résurrection, là où il est maintenant auprès de son Père. Voilà, mes frères, la gageure !

Est-ce que nous pouvons tenter ce coup de folie ? Mais comment cela pourrait-il s'opérer ? Et que pourrait ressentir, expérimenter un homme qui jouirait d'une telle faveur ? Il suffit d'ajouter Foi aux Paroles du Christ ! Il suffit de se laisser emporter par lui ! Et la vie mystique n'est rien d'autre.

Se laisser emporter par lui, c'est s'abandonner à lui, se faire léger dans ses mains, ne pas se faire traîner. Non, léger, il n'a aucun mal ! C'est s'abandonner à lui, lui abandonner notre jugement, lui abandonner notre volonté, lui abandonner notre corps, lui abandonner tous nos biens, tout notre être et nous laisser emporter par lui. Saint Benoît ne nous demande rien d'autre. Et le reste n'a aucune importance dès l'instant où emporté par le Christ nous pouvons être là où il est.

 

Et que se passe-t-il alors ? Oh, apparemment rien n'est changé! Le moine est toujours soumis aux mêmes servitudes : il a faim, il a soif, il travaille, il est fatigué, il doit se reposer, il a froid, il a chaud, il est malade, il est ten­té. Apparemment rien n'est changé, mais il expérimente en lui une métamorphose de son coeur. Son coeur imperceptiblement se dilate. Il se dilate et il de­vient comme une succursale de ce ciel où est le Christ.

Et ce coeur reçoit des yeux et des oreilles, des yeux nouveaux, des oreilles nouvelles. Et il lui est donné, grâce à ces yeux, de voir - dans la pénombre, certes, mais bien réellement - de voir la personne du Christ ressuscité et de boire largement la lumière qui rayonne de ce Christ. Et puis d'entendre des paroles qu'il n'est pas permis à un homme de répéter.

Mes frères, on pourrait peut-être penser que tout cela c'est de la poésie et que dans la réalité les choses ne se passent pas ainsi ? Mais interrogeons les Saints, ils nous en parlent, Saint Benoît déjà. Demandons à Dieu de nous purifier notre coeur pour que nous ayons un rien de ces yeux nouveaux pour voir et comprendre ce qu'il nous dit. Ne nous dit-il pas qu'il nous invite à pouvoir contempler le Christ dans son Royaume ? Mais encore une fois nous pensons, nous, dans notre faiblesse, je dirais presque dans notre lâche­té, qu'il s’agit du ciel.

 

Non ! Le Royaume de Dieu, le Christ nous le dit : Mais il est parmi vous déjà maintenant ! Est-ce que nous le croyons ou non ? Et si nous le croyons, mais voir le Christ dans son Royaume, c'est voir le Christ de suite. C'est cela la vie con­templative !

Et pensons à Saint Bernard, ça nous a encore été rappelé au cours de l'homélie de dimanche dernier où Saint Bernard nous décrit avec tant de délicatesses ces visites de l'Epoux.

Et bien d'autres Saints encore, nous pouvons les inter­roger tous. Et ils nous posent la question, une question en­courageante. Ils nous demandent : Mais si ça a été pour moi, pourquoi ne serait-ce pas pour toi aussi ? C'est à cela que tu est appelé...

Alors mes frères, dans ces perspectives, vous comprenez que toutes les petites choses qui nous arrivent au jour le jour, mais ça n'a pas d'importance, ou une importance toute relative. Ce sont des moyens, des stimuli pour nous détacher de nous-mêmes, pour nous détacher de ce qui est passager, de ce qui est transitoire, pour nous rendre plus souples, plus légers, plus ouverts à cette Force du Christ qui veut nous emporter là où il est.

 

Mes frères, en ce jour d'aujourd'hui, cet aujourd'hui éternel qui est celui de l'Ascension du Seigneur, demandons­-lui de nous faire comprendre l'extraordinaire grandeur de notre vocation. Et de nous donner la grâce d'y répondre sans réticence afin qu'il ait l'occasion d'accomplir en nous les mer­veilles qu'il a prévues pour nous dans son amour.

Il les réalisera par l'entremise de Celui qu'il a laissé afin qu'il soit sans cesse auprès de nous dans notre faiblesse. Il s’agit de l'Esprit Saint. Le Christ nous dit : Je ne vous laisse pas orphelin. Je vous envoie un compagnon qui sera avec vous. L'Esprit Saint est naturellement distinct de la Personne du Christ. Mais il est comme son ambassadeur. Il est comme le pont entre le Christ et nous. Et c'est le Christ qui par l'intermédiaire de son Esprit nous rend léger et nous emporte.

C'est l'Esprit qui est comme la main du Christ. Nous l'appelons, nous, le doigt de Dieu. On peut l'appeler aussi la main du Christ. J'aurai l'occasion, si vous le voulez bien, dans les jours qui nous séparent de la Pentecôte de revenir un peu sur ce Mystère de la Personne et de l'action du Saint Esprit.

Nous nous retrouverons dans ce lieu, et ensemble, nous goûterons avec une avidité nouvelle la beauté, et la force de l'appel que le Christ nous adresse.

 

Chapitre : Le fait de la Pentecôte.               30.05.81

      1. Ne pas banaliser les choses.

 

Mes frères,

 

Le jour de la Pentecôte l'Eglise, tant Orientale que Occidentale, va célébrer avec éclat le 16° Centenaire du Concile de Constantinople qui a proclamé la divinité du Saint Esprit. De grandes manifestations sont prévues à Rome. Elles ne seront malheureusement pas présidées par le Pape. Nous aussi, nous prendrons une part active à l'événement. Au plan de la célébration liturgique d'abord, au sujet de la­quelle notre Frère Gilbert nous donnera un aperçu succinct mais complet mardi prochain.

Mais surtout, nous allons ensemble - et puis par après personnellement - réfléchir quelque peu sur l'événement comme tel et à ce qu'il peut signifier pour nous au plan de notre vie personnelle. Nous allons essayer de trouver un aliment fortifiant pour notre conversion, pour notre passage d'une vie animale faite d'instincts égoïstes à une vie spirituelle qui est ouverture aux autres - et à Dieu d'abord ! -, qui est oubli de soi pour le bien de l'autre.

 

Le Concile de Constantinople tenu en 381 a été, comme nous l'a rappelé le Père Emmanuel Lanne au début de ce mois de Mai, l'oeuvre des grands Cappadociens comme on dit, ces grands Saints qui étaient Saint Basile, Saint Grégoire de Nazianze, et Saint Grégoire de Nysse. Ce sont les trois plus grands Docteurs de l'Eglise Orientale. Saint Basile était mort en 379, deux ans avant l'ouverture du Concile. Mais il en est l'âme parce que Basile a été et reste le théologien de l'Esprit. C'est lui qui a in­troduit cette façon de présenter les choses que son ami Gré­goire de Nazianze a définie comme l'Economie.

L’Economie ! N'allons pas la confondre avec l'épargne ? Non, l'Economie signifie étymologiquement : La loi qui régit la maison. L'Eglise est la Maison de Dieu. Dans cette Maison qui est aussi le Corps du Christ et qui est le sanctuaire de la divi­nité, dans cette maison, il faut que tous les habitants, tous les enfants soient à leur aise. Ils ne doivent pas être complexés par des définitions dogmatiques trop rigides, trop précises, qui veulent tout dire quand il est impossible d'enfermer le mystère de Dieu dans une formule, même dogmatique.

 Saint Basile voulait donc que l'on présenta les dogmes de façon à ce que chacun puisse s'y retrouver - en préservant naturellement l'orthodoxie de la vérité - et qu'on ne soit pas heurté par des affirmations trop abruptes. Par exemple, pour ménager ceux qui étaient effrayés par la perspective que l'Esprit Saint pouvait être une Personne Divine, des religieux, des laïcs qui étaient un peu inquiets lorsqu'on employait le mot Dieu ; ils étaient trop saisis par la grandeur, par la majesté, par la transcendance de Dieu alors que l'Esprit Saint est celui qui travaille, qui est le plus proche de nous.

Mais Saint Basile disait : au lieu de dire l'Esprit Saint est Dieu, on dira : avec le Père et le Fils, il est glorifié et adoré. Ce qui revient au même. C'est une attitude de vie dans laquelle les hommes vont entrer et dans laquelle ils vont exprimer leur conviction que l'Esprit Saint est Dieu. Mais on n'emploie pas le mot ! Vous voyez, c'est ça l'Economie !

Et Saint Benoît a repris la même politique. Ce n'est pas pour rien qu'il appelait Saint Basile : notre Père. Saint Benoît dit : Dans la maison de Dieu, personne ne doit être troublé ni contristé, jamais, 32,40. Il faut présenter les choses de façon tellement sainte, de façon tellement naturelle que chacun dans la communauté puisse y entrer. C'est cela l'Economie !

 

Saint Basile est donc, et est resté, le Docteur de la charité, de l'amour fraternel, du il est agréable de vivre ensemble, grâce à cette Economie, grâce à l'Esprit Saint qui porte les hommes, qui les habite, et qui les fait se tourner les uns vers les autres, et tous ensemble, alors, vers Dieu ; cet Esprit Saint qui forme, qui façonne les membres de ce grand Corps qu'est le Christ total. Voilà Saint Basile !

Et puis, il y avait son ami Grégoire de Nazianze. Grégoire, c'est le poète, c'est le chantre de la Lumière in­créée, de cette Lumière divinisante que Saint Benoît appelle la lumière déifique. Cette Lumière, c'est le scalpel, c'est le bistouri dont Dieu se sert pour enlever de nous les vices, tout ce qui est contraire à son Esprit. Cette Lumière, c'est Dieu agissant mais de façon tellement délicate et belle que celui qui a le privilège d'apercevoir cette Lumière ne peut rien faire d' autre que s'abandonner à son action, à ce travail, à cet Opus Dei. Voilà, c'est cela Grégoire de Nazianze !

Et il y avait le frère de Saint Basile : Grégoire de Nysse qui, lui, est brûlé au feu du désir spirituel. Il est l'homme de l'epektasis, c'est à dire cette tension vers Dieu qui fait que nous nous dépassons sans cesse et que nous sommes emportés par cette vigueur, cette force spirituelle qui est dans ce désir, le désir de voir Dieu, de devenir avec Lui un seul esprit. Et Saint Benoît nous en parle encore. Il parle de la joie du désir spirituel. Ce désir spirituel est nourriture. Un homme peut être au bord de la mort physique, ce n'est rien ! Il est débordant de vitalité parce que il sait que l'instant est venu où il va pouvoir enfin voir Dieu face à face et com­munier avec lui pour l'éternité. Voyez, c'est cela Grégoire de Nysse !

 

Et ce sont ces trois hommes qui ont été les trois piliers de ce Concile. Et n'oublions pas qu'il y avait encore un autre, mais dans les coulisses celui-là. C'était le secrétaire de Grégoire de Nazianze qui était Patriarche de Constantinople en 381, l'année aussi où il a démissionné de sa charge parce que c'était trop lourd pour lui. C'était un peu une sorte de Jean-­Paul I. Mais Jean-Paul I, lui, a succombé tandis que Grégoire, lui, a dit : Non, je me retire.

Le secrétaire de Grégoire était Evagre le Pontique qui, quelques années après, allait descendre en Egypte pour y embras­ser la vie monastique dans le désert des cellules sous la direction de Macaire l'Egyptien. Et Evagre est le tout premier qui a analysé l'itinéraire spirituel et qui en a déblayé les chemins  de plaine et les routes de crête. Tout ce qui conduit l'homme vers la divinisation, il l'a analysé. Déjà avant Cassien, il a synthétisé l'enseignement des géants du désert.

Or, Evagre a participé - je dirais comme scribe sans doute - comme secrétaire à ce Concile de Constantinople. Et le fruit de ce Concile, il l'a transporté en Egypte où il a ren­contré, là, des pneumatophores, des hommes spirituels. Il voyait vivre dans ces Pères du désert, il voyait vivre l'enseignement qu'il avait reçu au cours de sa formation auprès de ses Maîtres, Basile et les deux Grégoire, et puis ce qui avait été proclamé au Concile.

 

Voyez un peu, mes frères, quelle époque extraordinaire ! Or nous autres, nous sommes les héritiers des travaux de ces hommes, de leurs luttes, de leur sainteté. Aujourd'hui, pour nous, la divinité de l'Esprit ne fait plus de problème. C'est devenu de la banalité. Nous y sommes accoutumés et nous cou­rons le risque de banaliser les choses. Il est donc utile qu'un anniversaire comme celui de diman­che prochain vienne un peu nous secouer. Car nous faisons au­jourd'hui de la Théologie, mais, est-ce que nous sommes des théologiens ?

Un théologien, pour Evagre qui a connu, lui, des théologiens - il a connu les Cappadociens, il a connu Macaire, il a connu les compagnons de Macaire - un théologien, c'est un hom­me qui a le droit de parler de Dieu parce qu'il voit Dieu. Sinon, il faut se taire car on parle de ce qu'on ne connaît pas. On répète des on-dit et on peut les déformer. Tandis que celui qui fait avec le Christ et avec Dieu un seul esprit, celui-là est un théologien. Et que les autres se taisent ! Ils étaient terribles !

 

Mes frères, voyez, nous autres, nous faisons de la théolo­gie, mais est-ce que nous sommes des théologiens ? Le Théologien, c'est donc un homme qui est immergé dans l'univers de Dieu. La respiration de cet homme, c'est l'amour. Et étant un pneumatophore, il sait parler de l'Esprit Saint et il parle dans l'Esprit. C'est un prophète. Il est possédé par l'Esprit de Dieu. C'est plus lui qui vit, c'est le Christ qui vit en lui ! Et le Christ était poussé ça et là par l'Esprit ; et ainsi le théologien.

Mes frères, nous allons donc au cours des jours qui vien­nent, jusqu'à dimanche, essayer de poser les yeux de notre coeur sur ce mystère de l'Esprit. Et nous allons essayer aussi bien simplement, humblement, péniblement peut-être parce que nous ne sommes pas habitués, nous allons essayer de nous ouvrir au commerce avec cette Personne énigmatique qu'est l'Esprit ­Saint.

 

Homélie : Octave de l’Ascension.                  31.05.81

7° dimanche après Pâques. Année A.

Lectures : Act 1, 12-14  *  1P 4, 13-16  *  Jn 17, 1-11     

 

Mes frères,

 

La vie chrétienne est ouverture sur l'avenir. Le chrétien est un homme qui vit dans des espaces toujours plus larges de liberté. Il n'est pas confiné dans un univers étroit, resserré comme dans une cage ou une prison ? Il n'est pas non plus angoissé par le terme inéluctable vers lequel glisse son existence, à savoir: la mort. Il sait qu'il fait partie d'un Corps dont le Chef a brisé les parois de la mort, dont le Chef a reçu toute autorité sur la terre et dans le ciel. Aussi est-il fier du nom qu'il porte, de son nom de chrétien, fier de la mission attachée à ce nom. Et pourtant la souffrance ne lui est pas épargnée. Lui aussi connaît la douleur, les gémissements, les pleurs, les cris par­fois ?

Mais il est chrétien et à ce titre il achève en son corps ce qui manque à la passion de son Chef le Christ. Il est soutenu dans sa lutte par la conscience d'un travail à accomplir et d'une vocation à laquelle il doit répondre. Ce travail, cette vocation, c'est d'être parmi les hommes révéla­tion de Dieu qui est amour.

Dieu attend ainsi d'être glorifié sur terre par ceux qui portent le nom de son Fils. A ceci on reconnaîtra que vous êtes mes disciples, a dit le Christ, si vous avez de l'amour les uns pour les autres.

 

Mes frères, pour vivre cette consigne à la perfection il faut être un contemplatif, c'est à dire il faut admirer sur le visage de chaque homme le reflet du visage du Christ et, il faut soi-même être habité par le Christ. Cette vision et cette inhabitation sont une grâce et un dû attaché au nom de chrétien. Chaque chrétien a le pouvoir de devenir, d'être un contemplatif. Hélas, combien s'en soucient ? Combien le savent tout bonnement ?

Et pourtant, par cette vision, par cette inhabitation, il nous est donné de vivre divinement et de vaincre les puissances dissolvantes du mal. Ainsi, mes frères, si nous pouvons aimer, mais aimer vrai­ment comme je viens de dire, nous décrochons de ce qui est bassement terrestre et nous commençons à vivre en enfants du Royaume.

Et peut alors se réaliser pour nous ce que le Christ vient de nous dire. Vous avez sans doute remarqué comme moi qu'il parlait de son Ascension. Et alors qu'il en parlait avec ses disciples, alors qu'il s'adressait à son Père, il en par­lait comme d'une chose en voie d'accomplissement.

 

Eh bien, il doit en être de même du véritable chrétien. Ouvert sur l'avenir, ouvert sur l'amour, il vit déjà son ascension en Dieu. C'est la raison pour laquelle quoi qu'il lui arrive, il est toujours comblé de joie et il goûte une paix que rien ne peut troubler.

Mes frères, dans quelques minutes nous allons manger la chair du Christ et boire son sang. Puissions-nous, grâce à cet­te nourriture spirituelle, grâce à cet aliment divin, être porté plus loin, plus haut dans notre montée vers Dieu.

Et ainsi, tout au long de cette journée, tout au long de cette semaine, et si nous sommes généreux, tout au long de notre vie, nous serons des gloires vivantes pour Dieu notre Père. Et à l'heure qui sera la sienne et qui sera aussi la nôtre, il nous récompensera en nous prenant avec lui dans sa gloire.

 

                                                                                                             Amen.

                                                                                                                                                           

 

 

 

 

 

 

Chapitre : Le fait de la Pentecôte.               31.05.81

      2. L’Esprit est celui qui donne vie.

 

Mes frères,

 

Ce matin, je vais me laisser emporter sur les ailes de l'Esprit sans trop savoir où il va me déposer. Je vous invite à me suivre sans crainte. Pourtant, nous allons être transpor­tés très haut et très loin dans l'espace et dans le temps, là où l'Esprit est présent, l'Esprit qui est Dieu. Et  nous savons qu'il n'est pas né avec le Nouveau Testa­ment. Il est de toute éternité. Il est une Personne Divine. Mais il est, dans la Trinité, la Personne la plus mystérieuse car nous ne pouvons pas lui donner un visage.

Nous savons qui est le Père. Nous pouvons même nous le représenter imaginairement. Nous savons qui est le Fils. Il est probable que nous possédons sa photographie, de ce fils qui a voulu devenir un homme. Je pense ici au suaire de Turin. Mais l'Esprit ? L'Esprit, c'est le mystère. L'Esprit est la Personne qui en Dieu est - si je puis me permettre cette expression - la plus divine car la plus cachée. Et pourtant, c'est elle qui est la plus proche de nous.

Peut-être ne pouvons -nous l'apercevoir parce qu'elle est trop proche de nous. Elle est en nous. C'est elle qui nous constitue dans notre être de fils de Dieu. Et comme nous ne pouvons nous la représenter, nous sommes exposés à un péril. Et C'est celui de la dépersonnaliser, d'en faire un fluide, une force, quelque chose qui sort de Dieu. C'est du divin, mais c'est impersonnel.

 

Or, en fait, l'Esprit Saint est une Personne avec tout ce qui caractérise la Personne. Et elle est à l'oeuvre depuis l'origine du monde. Elle a donc du laisser des traces dans la conscience de l'humanité, mais surtout dans la conscience de ce peuple que, au temps fixé dans son dessein, dans son projet, Dieu a façonné pour qu'il soit son peuple à lui, pour qu'il soit sur la terre un témoin : témoin de sa présence, témoin de son action, témoin de son amour.

Or, dans la relation que ce peuple nous a laissée de ses rapports avec son Dieu, nous voyons tout au début, que la pre­mière révélation de l'Esprit est liée à l'apparition de la vie : la vie du cosmos et la vie de la perle de l'univers qu'est l'homme. Naturellement, la Parole de Dieu est aussi une réalité mystérieuse. Nous sommes situés en elle comme dans son centre à elle. Elle est, en profondeur et en épaisseur, infinie. Aussi loin que nous creusons, aussi loin que nous forions, nous n'en avons jamais découvert le terme.

Cela veut dire que à mesure que nous avançons en elle, nous découvrons des sens nouveaux à cette Parole. Ils sont tous vrais. Ils ne s'excluent pas. Et le sens de la globalité se trouve inclus dans chacun des sens particuliers, mais notre intelligence est trop petite et parfois nous sommes un peu perdus. Nous aurions, nous, facilement envie d'exclure les sens. Non, ils sont tous l'un dans l'autre et ils s'expriment l'un à travers l'autre.

 

Nous voyons ainsi au début de cette Parole qui nous est adressée que Dieu nous dit : L'Esprit d’Elohim était sur la surface des eaux. C'est très difficile à traduire. Voyez, on peut là y découvrir une multitude de traductions et de sens. Ce que nous traduisons habituellement par Esprit, c'est le souffle qui sort des narines.

Nous voyons donc le tohu-bohu, le magma originel, l'abîme dans l'obscurité. Et au-dessus de lui, le dépassant à l'infini, il y a Dieu, mais Dieu qui vit. Et Dieu respire. Et le souffle qui sort des narines de Dieu couvre cet abîme. Il le couvre, il le caresse avec ten­dresse, avec amour. Le mot que je traduis ici par souffle signifie tout aussi bien le vent. Mais pas un vent calme. C'est un vent d'ouragan, un ouragan qui secoue tout, qui brise tout.

C'est ce vent, cet ouragan que les Apôtres et Marie rassemblés dans la chambre haute de leur maison, dix jours après l'Ascension de leur Seigneur, ont entendu. Un vent, un ouragan violent qui est venu brusquement du ciel. Il a secoué toute la maison. Il ne l'a pas fait s'écrou­1er ? Non, il l'a ébranlée. Il a ébranlé tous les occupants et ils ont vu dans cet ouragan apparaître des langues de feu. C'est cela Dieu, ce vent, cet ouragan ! Or le voilà qu'il cou­vre la surface des eaux, il caresse le visage des eaux.

 

Et nous percevons le paradoxe qui se trouve dans cette antithèse : un ouragan qui caresse, qui couvre. Il ne déclenche pas une tempête, non, il calme. C'était en dessous le bruit sourd des profondeurs de l'inconnu. Dieu ne les agite pas ? Non, il les calme et il va commencer à faire surgir la vie. Et dans cette caresse commence à sortir une Parole. Et Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut. C'est là une scène qu'il faudrait pouvoir faire vivre dans une chorégraphie. Je l'imagine très bien.

Et lorsqu'on parle du choeur des anges, du choeur des étoiles qui au premier jour de la création acclament Dieu, c'est cela ! Tout l'ensemble du créé, du créé spirituel et du créé matériel bouge à ce moment là et commence à danser dans ce souffle qui est l'amour de Dieu. Ce souffle, cet Esprit, nous le voyons beaucoup plus tard se reposer sur une jeune fille. Il vient sur elle. Cette jeune fille a été prévenue.

On lui a dit : L’Esprit de Dieu descendra sur toi, il va te prendre sous son ombre. Lorsqu'on traduit par prendre sous son ombre, cela revient à dire la même chose que ce qui était au début de la création. Il va te caresser, il va te pénétrer, et il va te féconder comme à l'origine il avait fécondé le magma des eaux.

 

Mes frères, vous voyez que dès le départ et jusqu'au ter­me il y a dans la Personne de l'Esprit, dans la représentation qu'on nous en donne, il y a la Vie. Mais cela va encore plus loin et cela nous touche d'encore beaucoup plus près. Car il nous est dit aussi que Dieu façonne. De la boue, de la glaise, il façonne une poupée. Et cette pou­pée qui a forme de ce qui deviendra un homme, il l'anime en lui soufflant dans les narines - encore une fois - une haleine, son haleine qui est sa VIE à lui.

L'Esprit sera donc ce qui en Dieu lui donne vie ! C'est pourquoi nous ne pouvons pas donner un visage à l'Esprit. C'est parce qu'il est la vie. Il est Dieu en tant que vie, Dieu en tant que vivant. Si nous pouvons anthropologiquement toujours, et analo­giquement nous représenter le Père, si le Verbe, la Parole a pu prendre chair : c' s  par ce  que l'une t l'autre sont vie, c'est parce que l'un et l'autre bougent, parce que l'un et l'autre ont des sentiments, parce qu'ils ont une conscience, parce qu'ils agissent, parce qu'ils sont en mouvement, parce qu'ils VIVENT.

Mes frères, l'Esprit de Dieu a été soufflé dans nos nari­nes et c'est lui qui nous donne vie. On va dire : Oui, mais tout ça c'est de l'allégorie ! Nous savons très bien que l'homme, le processus de la vie, de la respiration dans l'homme, c'est quelque chose de tout à fait naturel. D'accord ! Mais est-ce que ce naturel ne serait pas por­teur d'une semence, d'un germe, de quelque chose qui nous échappe, qui échappe à nos prises, à nos analyses, à nos microscopes? Quelque chose qui serait l'image de ce qu'est Dieu ? L'homme a été créé image, ressemblance, révélation de Dieu. Et révélation de Dieu dira toujours vie. Là où il y a la mort, il n'y a plus rien !

           

Mes frères, au moment où le Christ va mourir, que fait-il ?  Il dit à son Père : Père, je te confie mon esprit, c'est à dire mon souffle, ma respiration, mon haleine. Ce qui fait ce que je suis dans mon être de Fils de Dieu, je le prends et je le dépose dans tes mains. C’est un dépôt que je te confie, je sais qu’à l’heure que tu as décidée, tu me le restitueras.

Mes frères, voyons le Christ qui prend son haleine et qui la dépose dans les mains de son Père. Le Père, qui par après va de nouveau envoyer son esprit sur ce cadavre de Jésus. Il va de nouveau insuffler une haleine dans les narines de Jésus qui va se dresser, qui va vivre de la vie nouvelle, cette vie nouvelle qu'il veut partager avec nous. Il y a donc dans cette haleine de Dieu deux choses : il y a la vie naturelle et il y a sa vie à lui. Il y al e partage de la matérialité que lui a voulu prendre pour être infini­ment proche de nous. Il y a le partage de sa divinité qu'il veut nous donner. Voilà ce qu'il y a dans son souffle, voilà ce qu'il y a dans l'Esprit !

 

Nous allons, mes frères, retenir ceci : c'est l'équation toute première entre Esprit Saint et Vie. Lorsqu'au Concile de Constantinople on a voulu définir le trait essentiel de la Personne de l'Esprit, on a dit : vivificantem, vivificans, zoô poïôn, Il est celui qui donne Vie. C'est sa caractéris­tique première !

Alors, mes frères, ouvrons maintenant les yeux et laissons-­nous déposer par l'Esprit dans la création. Regardons autour de nous et essayons de comprendre et de retenir. Il faut que cette découverte, ou cette redécouverte nous transforme, nous donne des yeux nouveaux. Tout ce qui est mouvement dans l'univers, et surtout tout ce qui est vie, et en particulier ce qui est vie humaine, est un rappel, est un signe de la présence et de l'action de Dieu Esprit, de cette Personne que nous appelons l'Esprit Saint.

N'oublions pas que étymologiquement Esprit Saint signifie Souffle Saint, Haleine Sainte, Respiration Sainte, Vent Saint. C'est Esprit Saint, il se rappelle à notre attention dans tout ce qui remue et dans tout ce qui vit et dans tous les hommes que nous rencontrons.

 

Mes frères, lorsque nous nous croisons dans les cloîtres, lorsque nous nous regardons, lorsque nous nous saluons, rappe­lons-nous à ce moment-là que nous avons devant nous un appel, une révélation de l'Esprit de Dieu, de la Personne de l'Esprit. Et j'ose pouvoir dire que le visage de tout homme, c'est en vérité un des visages de l'Esprit.

Naturellement l'homme d'abord est un visage, une révéla­tion du Christ. C'est vrai ! Mais le Christ était lui-même porté par l'Esprit. Il était révélation de l'Esprit. Celui qui le voyait, voyait le Père et voyait l'Esprit. Mes frères, voyez un peu où notre amour fraternel doit prendre sa source, et ce qui peut l'entretenir !

Retenons cela, si vous le voulez bien, pour aujourd'hui et pour le restant de notre vie : chacun de nos frères, chacun des hommes est un rappel de la présence et de l'action bienfaisante, béatifiante et divinisante de cette Personne mysté­rieuse mais réelle qu'est l'Esprit Saint.

 

 

Chapitre : Le fait de la Pentecôte.               01.06.81

      3. Il nous faut renaître à la vie.

 

Mes frères,

 

Hier nous avons relevé l'équation : Esprit Saint – Vie. Si nous y regardons de plus près, nous remarquons que cette équation est une identité : l'Esprit est la VIE. Chez nous, la vie est une qualité. Elle n'est pas stable. Elle varie suivant les âges, suivant les circonstances. Pen­sons à l'enfance, pensons à la vie embryonnaire, à la maladie. La vie peut nous faire défaut, nous devenons un cadavre. Chez Dieu, il n'en est pas ainsi. Dieu est la vie. Vie est le nom de Dieu. Le tétragramme que traditionnellement on arti­cule YAHVE peut indifféremment signifier: Il est, Il vit, Il fait vivre. VIE est le nom propre de Dieu.

Or, Dieu a voulu susciter des vivants qui seraient des rappels, des signes, des images, des symboles de ce qu'il est, lui, la vie. Et il le fait par l'entreprise de l'Esprit. Nous avons vu cet Esprit d'Elohim, c'est à dire l'Esprit qui possède la multiplicité infinie des énergies divines. Et cet Esprit, il caresse tendrement le visage des eaux pour les fé­conder et éveiller toutes les formes de vie.

Mais Dieu ne se contente pas de cela. Il veut couronner son oeuvre en faisant participer à sa propre vie la créature qui est la fleur des vivants, l'homme, qui peut devenir parti­cipant de la nature divine et posséder la vie éternelle. Et cela, c'est la mission propre de l'Esprit Saint !

 

La Vie Eternelle ? Nous ne devons pas nous la représenter comme une vie sans fin en opposition avec la vie mortelle. La Vie éternelle, c'est tout autre chose. Ce n'est pas une vie naturelle indéfiniment prolongée. La vie éternelle, c'est la vie de Dieu, rien d'autre ! C'est une vie différente de la nôtre, une vie autre, une vie nouvelle qui est possédée en plénitude.

Et cette vie, elle est semée à l'intérieur de la vie natu­relle comme dans un terreau qui doit la porter, qui doit lui permettre de germer, de croître, de s'épanouir. Et qui finale­ment, cette vie naturelle, est absorbée dans la vie éternelle. C'est ce que nous autres nous appellerons la mort. La vie naturelle cesse et à sa place surgit la vie éternelle. 

Le Christ l'a bien dit : Prenez ce grain de froment. Il est dans la terre, il pourrit, il disparaît, il meurt mais de lui surgit une vie nouvelle.

 

Mes frères, la Vie éternelle, elle est le résultat d'une nouvelle naissance. Le Christ est catégorique à ce sujet. Il dit : Si vous ne naissez pas à nouveau, vous ne verrez pas le Royaume de Dieu. Vous n'y entrerez pas ! Et le Royaume de Dieu, c'est le domaine de Dieu, c'est l'endroit où Dieu vit. Or, Dieu, il est à lui-même et pour lui-­même son propre domaine et son propre temple. Le Royaume de Dieu, c'est Dieu, c'est la nature de Dieu, c'est la vie de Dieu.

Et entrer dans le Royaume de Dieu, c'est participer à la vie divine et se trouver en Dieu comme chez soi à titre d'ami, à titre d'hôte, à titre de fils parce qu'il est impossible d'être dans la nature de Dieu sans participer à cette nature. C'est cela la vie éternelle ! Et vous comprenez que c'est tout autre chose que la vie que nous connaissons maintenant, cette vie naturelle, animale.

Saint Paul va parler d'une vie animale, psychique. Et à côté, en face, il mettra la vie spirituelle, la vie divine, la vie éternelle. Ce sont deux entités différentes quoique la seconde, c'est à dire la vie éternelle, soit d'abord semée à l'intérieur de la vie naturelle. Voyez ! Nous sommes maintenant vraiment dans le mystère et c'est le mystère de l'Esprit Saint !

Dans cette vie divine, éternelle, qui sera, qui est déjà maintenant mais en partie seulement, notre partage, nous au­rons le droit de disposer des prérogatives divines qui sont compatibles avec l'état de créature. Mais je ne vais pas en parler maintenant. Ce n'est pas mon propos, et puis le temps presse et je dois voir autre chose.

Cette naissance nouvelle, comment va-t-elle s'opérer ? Elle va s'opérer à nouveau par une conjonction mystérieuse entre l'eau et l'Esprit. Le Christ dit à Nicodème : Il faut renaître de l’eau et de l’Esprit. L'eau à laquelle le Christ fait allusion est l'eau de notre Baptême. C'est une eau qui est le signe, le symbole de la pré­sence et de l'action de l'Esprit. Le Christ le dira plus tard : Mes paroles sont Esprit et elles sont vie. Elles sont portées jusqu’à vous par mon souffle, par mon Esprit. Lorsqu’elles vous atteignent, elles éveillent en vous la vie.

 

Voyons maintenant la parole du ministre du Christ, de ce­lui qui le représente et qui va prononcer une formule, qui n'est pas une formule magique, qui sont des paroles chrétiennes, des paroles spirituelles, des paroles chargées d'Esprit et de vie, des paroles sacramentelles, et qui vont produire, lorsqu'elles atteignent la personne, elles vont produire un effet spi­rituel, divin. Nous sommes dans les sacrements.

Et les sacrements sont oeuvres de l'Esprit, tous, y compris l'Eucharistie. Au moment le plus solennel du grand acte consécratoire qu'est la prière Eucharistique, il y a une épiclèse. On invoque sur les oblats la présence de l'Esprit. Et c'est l'Esprit qui, alors, opère le changement du pain et du vin en le corps et le sang du Christ.

Il est là aussi éveilleur de vie, mais ici de vie divine par excellence puisque nous avons là sous les espèces sacramen­telles, mais en toute réalité, le Christ présent qui va venir en nous. Tout cela, mes frères, c'est la mission et l'œuvre de l'Esprit !

 

Mais nous pourrions nous demander, nous reposer toujours la question de Nicodème : Mais comment cela en pratique se fait-il ? De notre première naissance, de notre naissance à la vie naturelle, nous n'avons aucun souvenir. Pourtant, c'est l'acte le plus important, et au dire des spécialistes le plus trauma­tisant, le plus terrible qu'un homme puisse endurer : sa naissance. Nous n'en avons aucun souvenir à l'état de veille.

Mais il est probable, pour ne pas dire certain, que nous nous en sou­venions, que nous la revivions, cette naissance, dans nos états oniriques, dans nos rêves. Et chez certaines personnes à travers des besoins, des pulsations qui sont frustrantes et qui rappel­lent un accident. Tout cela, mes frères, c'est un domaine très obscur, celui de notre première naissance.

Mais pour ce qui est maintenant de notre naissance à la vie éternelle, là, nous sommes tout de même plus éveillés et nous pouvons en avoir une certaine expérience, surtout dans la vie contemplative. Or, nous expérimentons cette nouvelle naissance comme un passage. D'où l'importance capitale du mystère de Pâques dans une vie monastique contemplative. Mais je ne vais pas m'attar­der là dessus, ça me conduirait trop loin ! Voyons en quoi peut consister ce passage ?

 

Ce passage est ceci : c'est un renversement, un retournement des éner­gies vitales qui au lieu d'être polarisées sur un seul point, d'être nouées sur elles-mêmes en se polarisant sur 1'Ego, sur le Moi, au lieu de cela elles se détendent et elles rayonnent vers l'extérieur. C'est donc un renversement total du sens de direction de nos énergies vitales. Si nous voulons savoir à quel point nous sommes arrivés dans notre nouvelle naissance, voyons là où nous en sommes dans le sens de nos énergies vitales.

Est-ce que notre premier mouvement est toujours de penser à nous ? Ou bien est-ce que notre premier mouvement est-il de penser aux autres ? Est-ce que je suis centré sur moi au point que on ne peut même pas m'approcher ? Si on me fait une petite remarque, c'est un drame, pourquoi ? Parce que voilà, on a osé s'approcher de ce faisceaux d'énergies qui sont nouées sur moi. Ou bien est-ce l'inverse ?

Est-ce que ce noeud est relâché ? Est-ce qu'il est disparu ? Est-ce que c'est devenu un centre de projection d'énergies vers l'extérieur qui alors vont susciter la vie chez les autres ? Est-ce que je suis possédé par l'Esprit ? Ou bien est-ce que je suis encore toujours en train de sucer - non plus mon pouce comme l'embryon dans le sein de sa mère - mais sucer mes cupidités ? Alors, je ne suis pas encore venu au monde, je suis très loin !

 

Vous voyez, mes frères, voilà le baromètre. Et c'est cela le passage, et c'est cela la nouvelle naissance ! Et c'est pénible, il faut le reconnaître. Lorsque nous aurons réalisé cette Pâque, alors nous com­mencerons à vivre comme Dieu. En effet, à l'intérieur de la Trinité - nous y sommes déjà entrés. Mystérieusement, mysti­quement, nous y sommes entrés puisque nous participons à la nature divine - maintenant nous participons consciemment à la nature divine, à notre mesure de créature toujours, et de notre état ici qui est encore obscur. Nous sommes, comme on le dit théologiquement, dans la Foi, dans les vertus théologales.

Mais voici ce qui se passe chez Dieu ! A l'intérieur de la Trinité, les trois Personnes divines ne vivent pas pour elles-mêmes, chacune n'est pas centrée sur elle-même. Non, chacune des Personnes, elle se reçoit des deux autres ; et chacune des Personnes, elle se donne aux au­tres. Aucune ne vit pour elle-même.    Et c'est ce fait de ne pas vivre pour elles-mêmes qui les constitue comme Personne.

Donc, plus un homme se donne aux autres, plus sa personna­lité est forte ; plus un homme est noué sur lui-même, plus sa personnalité est faible. Retenons bien cela ! Il y a donc un passage de l'égoïsme à la charité, une nais­sance d'un état qui est non-divin à un état qui est divin. Voilà mes frères ! Et maintenant, si nous voulons bien retenir que cette nais­sance est opérée en nous par l'Esprit. Car c'est lui qui est suscitateur, qui est éveilleur de cette vie.

 

En effet, voici comment l'expérience encore une fois peut nous présenter notre situation. Nous sommes dans la vie contem­plative. Donc on peut en parler sans risque de se faire passer pour ce qu'on n'est pas. Il y a d'abord la Trinité, Dieu le Père, le Père qui est source du divin. Il est le Père, la source. Il est à jamais inaccessible. Jamais, au grand jamais, aucune créature ne con­templera le Père. C'est impossible !

Si une créature pouvait le contempler, ce ne serait plus une créature, ce serait Dieu par essence. Il n'y a que le Fils, le Verbe qui peut contempler le père, et l'Esprit naturellement, c'est une Personne Divine. Rappelons-nous ici une petite demande qui n'avait l'air de rien, qu'adressait l'Apôtre Philippe au Christ : Montre-nous le Père et cela nous suffit. Il ne pouvait pas mieux dire, ça suffisait, alors on était devenu Dieu.

C'était pire que la tentation au jardin d'Eden : Si vous mangez de cela vous serez comme Dieu. Lorsqu'il dit que ça lui suffit de voir le Père, eh bien, à ce moment-là, il serait Dieu par essence. Donc, Dieu le Père, nous ne le verrons jamais !

 

Puis nous avons le Verbe de Dieu. Le Verbe de Dieu, pour nous, il est devenu homme. C'est le Christ. Le Christ, il est le miroir, la révélation parfaite de ce qu'est Dieu le Père. Lorsque nous voyons le Christ, nous voyons le Père. Or, le contemplatif qui est déjà assez avancé dans sa nou­velle naissance, il voit vaguement dans l'obscurité, confusé­ment, mais il voit bien réellement. Et il le voit, il le re­connaît, il voit le Fils, il voit le Christ.

Mais ce Christ est devant lui. Il y a un espace entre le Christ et lui. C'est ce que nous rappelle le mystère de l'As­cension où le Christ est éloigné. Il n'est pas infiniment loin. Il est assez proche, on peut même s'approcher. Il peut même vraiment presque nous prendre la main. Mais il y a une distance.

Et puis il y a l'Esprit. Or, l'Esprit, et c'est cela qui est merveilleusement beau, l'Esprit, lui, il nous touche. L'Esprit, il est en nous. L'Esprit, il habite en nous. Et l'Esprit travaille en nous. Et il travaille, il fait presque corps avec nous. C'est lui qui va opérer en nous notre naissance. Il est notre accoucheur. Il travaille, il suscite cette Vie Eternelle. Il nous divinise.

           

Mes frères, retenons cela ! Nous verrons dans les jours qui suivent un peu quelques aspects, comment la Parole de Dieu nous présente en images, mais images puissamment évocatrices, cette action de l'Esprit.

 

Homélie : Eucharistie vespérale de Pentecôte. 06.06.81*

 

Mes frères,

 

Les textes denses, lourds que nous venons d'entendre nous emportent loin au-delà des contingences de ce bas monde. Ils nous arrachent à la vanité pour nous introduire dans le réel, le réel éternel. A leur façon allusive, symbolique, ils nous disent qu'une cité existe que nos yeux de chair ne peuvent voir : la Jérusalem Nouvelle.

Jérusalem dont le nom signifie pacis visio, vision de paix.

Jérusalem nouvelle, l'antithèse absolue de nos modernes Babel dominées par la cupidité, la rivalité et la cruauté.

            Jérusalem, qui étale ses beautés dans un amour qui la rend belle, qui la rend lumineuse, rayonnante...

 

Mes frères, en elle vivent déjà mystiquement et en espé­rance les hommes spirituels. Ces hommes, possédés par l'Esprit, portent imprimé sur les tables de leur coeur la loi divine de l'amour, cette loi qui est comme le visa d'entrée de cette cité. Chacun de ces hommes reflète cet amour selon ses capacités, ses talents personnels. Leur ensemble forme un parterre d'une splendeur et d'une richesse sans pareille. La Lumière de Dieu, les feux de l'Esprit vivent et courent en eux comme des flammes aux couleurs variées.

Ces hommes spirituels ont le pouvoir de donner la vie. Ils sont devenus épouse du Verbe et pneumatophores. Ils disposent de la puissance de Dieu qui, elle, peut rafraîchir, donner une jeunesse nouvelle aux ossements les plus desséchés. Ils sont les fontaines et les canaux par lesquels l'Esprit se répand à travers le monde pour le transformer et le divini­ser. Tout ce qu'ils demandent s'accomplit car c'est l'Esprit qui crée en eux. Et l'Esprit sait ce que Dieu veut. Et Dieu entend les gémissements inexprimables de l'Esprit.

 

Mes frères, voilà les merveilles qui nous sont promises ! En avons-nous soif ? Ou bien ne nous intéresse-t-elles pas ? Le Christ, notre Sauveur, notre Arbitre, notre Roi et notre Frère désire nous en gorger. Il suffit d'ouvrir notre coeur dans une confiance totale. Et aussitôt les fleuves d'eau vivan­te jaillissent et nous purifient, et nous métamorphosent. Les fleuves de l'Esprit qui sont lumière, vie, amour.

Mes frères, notre désert monastique deviendra-t-il un jour un jardin de l'Esprit, un paradisus comme l'appelaient nos Ancêtres cisterciens ? Deviendra-t-il une pierre précieuse de la Jérusalem Nouvelle ? Oui, il le deviendra si nous y consentons. Et pour marquer notre accord et notre Foi, nous allons recevoir m'aspersion d'une eau, une eau vivante, car sur elle aura été invoqué l'Esprit qui est donneur de vie.

 

                                                                                                                      Amen.

 

Chapitre : Le fait de la Pentecôte.               07.06.81

      4. L’expérience de l’Esprit.

 

Mes frères,

 

Le jour est enfin levé où l'Eglise mystiquement toujours indivise célèbre le 16° Centenaire du Concile de Constantino­ple. A Rome, 300 Patriarches et Evêques seront réunis, avec une délégation de l'Eglise Orientale. A cette occasion - je ne sais pas si cela se fera - le Pape devait promulguer le Nouveau Code de Droit Canonique.

 

Il est aussi un détail de ce Concile de Constantinople dont on ne parle pas. Il a défini ce qu'on appelle la Pintar­chie, c'est à dire les cinq Patriarcats sur lesquels l'Eglise est assise comme sur 5 piliers : le premier, Rome - le second, Constantinople - puis Alexandrie, Antioche et Jérusalem.

Il est bon, mes frères, de nous souvenir de cela ! Car on parle tellement aujourd'hui de la constitution de nouvelles Provinces Ecclésiastiques dans les Pays neufs : l'Amérique, l'Asie et l'Afrique. N'oublions jamais que le nid dans lequel est venue au monde l'Eglise, c'est ce bassin Méditerranéen.

C'est très beau, mais ça crée pour nous des obligations. Car nous sommes responsables les premiers de la diffusion du message Evangélique. Et c'est toujours vers nous, vers ces Patriarcats que le monde entier doit regarder pour découvrir le témoignage premier de ce fait bouleversant qu'a été l'Incarnation de Dieu, sa mort, sa résurrection, et puis l'effu­sion de l'Esprit Divin, non seulement sur la terre, mais aussi à travers l'univers, tout le cosmos.

 

C'est un peu ainsi que l'Apôtre Paul voyait les choses. Sa prédication peut être présentée sous la forme d'une ellipse à deux foyers : la résurrection du Christ et l'effusion de l'Esprit Saint. L'Apôtre Paul n'est pas un théoricien. Ce n'est pas un cérébral, un spéculatif en chambre. Il est un Apôtre, c'est à dire un témoin. Il ne peut parler que de ce qu'il a expérimenté. L'Eglise est fondée sur une expérience.

Nous ne nous rendons pas compte aujourd'hui de ce que ça représentait pour les Juifs de l'époque l'incarnation de Dieu, sa mort, sa résurrection ; puis l'Esprit Saint, une Personne qui se répandait partout. Ou bien c'était le rêve, l'illusion et il fallait combat­tre ; c'était nuisible. Ou bien l'espérance d'Israël était réalisée au-delà de tout le concevable.

L'Apôtre Paul, lui, est passé de la première catégorie à la seconde. Il y a eu un bouleversement dans sa vie parce qu'il a fait une expérience. Et il ne peut plus parler que de cela : la résurrection du Christ et l'effusion de l'Esprit. Nous l'avons encore entendu au cours de la Lecture de l'Office de nuit.

 

Mais cet Esprit, comment en fait-on l'expérience ? Nous pourrons y revenir plus tard. L'un d'entre-nous peut-être aura l'occasion un de ces jours d'en parler, ce qu'on appelle les dons de l'Esprit Saint. Mais c'est tout de même quelque chose de très mystérieux que cette Personne. Je dis quelque chose, parce que nous avons instinctivement la pente facile de voir dans l'Esprit une force anonyme, un fluide, divin toujours mais une Per­sonne qui n'a pas de visage. Pourtant l'Histoire nous rapporte l'histoire Evangélique qu'elle s'est manifestée corporalis specie, dit le latin, sous une forme corporelle.

C'est au moment où Jésus est baptisé dans le Jourdain. Le voici donc descendu dans l'eau. Il est baptisé par Jean. Il sort du Jourdain et tout à coup, et Jésus et Jean voient le ciel qui s'ouvre et l'Esprit descendre et reposer sur Jésus comme une colombe. Il n'est pas dit que c'était une colombe, mais qu'il avait l'aspect d'une colombe. Et pourquoi ? Pourquoi ce symbolisme de la colombe ?

Nous devons retourner dans l'Ancien Testament surtout. Pour Jésus, pour Jean, c'était éloquent. La colombe est d'abord l'image de la perfection. Le Cantique des cantiques qui est le chant nuptial de Dieu et d'Israël, était le chant que toute l'assemblée entonnait le jour de Pâques. C'est le jour de Pâques où était chanté le Cantique des cantiques. Or, l'épouse du Cantique des cantiques, qui est la plus belle, qui est l'unique, qui est la préférée, qui est sans pareille, cette épouse incomparable, elle est ma colombe, est-il dit.

           

Ce n'est pas là un mot qu'on pourrait encore dire aujourd'hui ! On voit bien un garçon dire à une fille, ou bien un mari à sa femme : tu est ma colombe ! Oui, ça peut-être ? Oui, il y a là quelque chose qui est inscrit dans le sym­bolisme universel. Mais c'est pour dire : Tu es ma parfaite. Je n’imagine pas une femme plus belle, meilleure, plus parfaite que toi. Tu es mon unique, ma colombe. Voici donc l'Esprit qui est le symbole de la perfection insurpassable.

Elle est aussi, la colombe, le symbole de la pureté, du caractère immaculé. Pureté, dans le sens de ce qu'il n'y a pas de souillure, qu'il n'y a pas de crasse, qu'il n'y a pas de saleté. Il n'y pas de méchanceté dans la colombe, elle est le signe de la paix ! Rappelons nous l'arche de Noé. Le déluge est terminé et Noé libère une colombe qui va, qui vient, qui revient. Et un jour, elle revient portant dans son bec un rameau d'olivier.

Aujourd'hui encore, nous le savons, la colombe et son ra­meau d'olivier dans le bec sont encore le symbole de la paix. Non seulement pour les chrétiens, pour les croyants dirait-on, mais pour tout le monde. On sait ce que ça veut dire. Or, voilà cet Esprit qui descendait et qui reposait sur le Christ, le Christ, l'immaculé, le Christ, qui non seulement est la paix, mais qui la donne. Il dira un jour : Je vous donne ma paix. Et cette paix-là, mes frères, il est toujours prêt à nous la donner.

 

La colombe est aussi le symbole de la simplicité, de la candeur, de l'innocence. Elle passe à travers tout sans se douter de rien. Soyez, disait le Christ, simples comme des colombes, prudents aussi comme des serpents ! Mais d’abord simples comme des colombes. Il n'y a pas de duplicité dans le Christ. Il n'est pas comme vient de nous le rappeler l'Apôtre Paul : oui et non. Il a été tout entier oui. Et plus tard, au moment de la der­nière révélation, l'Apôtre dira que son nom est Amen. C'est à dire le oui sans l'ombre de doute dans ce oui.

Il dira aussi, le Christ : Si vous ne redevenez pas comme de petits enfants, de petites colombes - on dira aussi au pe­tit enfant : tu es ma colombe - alors inutile, vous n'entrerez pas dans le Royaume de Dieu. Vous resterez devant la porte, même si vous avez été un religieux ou n'importe quoi. Si vous n'êtes pas redevenu comme un petit enfant, vous attendrez jusqu'à ce que vous soyez convertis, et ça pourra durer longtemps. C'est cela le purgatoire !

 

Mes frères, pourquoi alors ce symbolisme de la colombe ? Mais c'est parce que l'Esprit de Dieu est l'Esprit Saint. L'Esprit Saint est encore une traduction Latine, Grecque, puis dans nos langues modernes. Mais pour le Christ, pour Jean, pour les Apôtres dans leur langue Hébraïque ou Araméenne, ce n'était pas l'Esprit Saint, c'était l'Esprit de Sainteté. Il y a une petite nuance. L'Esprit de Sainteté, c'est d'abord l'Esprit qui est Saint en lui-même. Cela signifie qu'il est absolument séparé et dis­tinct de tout le profane. Il est seul ! C'est cela la sainteté !

Pour nous, la sainteté, c'est l'héroïcité des vertus. Mais ce n'était pas comme ça pour Jésus, ce n'était pas comme ça pour les Apôtres. La sainteté, c'était la séparation. Et ce n'est pas une séparation hypocrite, hautaine, or­gueilleuse ? Non, c'est une séparation de nature. Il est d'un autre genre, il est d'un autre monde, d'un autre univers que le nôtre. Il est Dieu. C'est pour cela qu'il est l'Esprit de sainteté en lui-même.

Et cette sainteté, il la confère. Il la confère aux hommes en leur donnant la nature divine. Dès qu'il entre chez quel­qu'un, ce quelqu'un commence à être divinisé. Et lorsque il a imprégné tout l'être de cette personne, cette personne est entièrement divinisée car elle participe à la nature de Dieu dans l'Esprit Saint. Et à ce moment-là, elle est introduite chez Dieu. Elle est en Dieu. Et elle est libre. Elle devient libre parce qu'elle est tout à fait sous la motion de l'Esprit, de l'Esprit qui étymologiquement signifie un vent.

 

Voilà, mes frères, ce que signifie l'Esprit de Sainteté, et cela sous l'image de cette colombe qui est très légère. La colombe est un oiseau - et ils sont rares - qui sait des­cendre à la verticale sans plonger. Or cela, c'est une prouesse ! Et c'est la prouesse de l'Esprit qui descend, et qui repose sur quelqu'un, et qui le pé­nètre, et qui le transforme, qui le transfigure et en fait un Dieu par participation.

L'Esprit Saint s'est encore manifesté, mais plus sous une forme corporelle, le jour de la Pentecôte. Ici, c'était plutôt à l'ouïe et à la vue. C'était un vent violent dans lequel on pouvait reconnaître des langues de feu. Des langues de feu ? Pour comprendre, il faut encore se reporter à l'Ancien Testament et au Cantique des cantiques qui est - ne l'oublions jamais - le chant nuptial. Or, l' Esprit Saint est le lien nuptial entre Dieu et la créature. C'est celui qui marie Dieu et la créature.

Or, l'amour, est-il dit, est une flamme du Seigneur, shalhébéd Yah. Une flamme, c'est à dire quelque chose qui est terrible parce qu'on ne sait pas lui résister. C'est plus qu'une image, ici, c'est une réalité. On dira, oui, qu'on est dévoré, qu'on est brûlé par la flamme de l'amour, etc. C'est vrai ! Mais ici, cette flamme du Seigneur marque une puissance irrésistible.

 

Lorsque l'Esprit Divin prend possession de quelqu'un, il le brûle pour le purifier. Il le fait passer dans un enfer, pour ne pas dire dans un purgatoire, parce que cette flamme brûle tellement qu'elle provoque chez l'homme une souffrance à laquelle sa santé ne peut résister. Il peut la transcender mais parce que c'est cet Esprit qui fortifie sa chair et qui lui permet de tenir. C'est cela la flamme !

Or, cette flamme est un ouragan parce qu'elle détruit et qu'elle construit. Rappelons-nous ce que Dieu proposait au Prophète Jérémie. Je te mets là, dit-il, pour détruire, pour arracher, pour démolir, mais aussi pour planter et pour construire. Jérémie était à ce moment-là - et il l'a été durant toute sa vie - l'allégorie vivante, la prophétie vivante du travail auquel l'Esprit Saint se livre dans les hommes. Et alors à travers les hommes dans l'Eglise et dans l'humanité.

Feu et ouragan sont donc une protection lorsqu'on est baptisé en eux. Car à ce moment-là, l'homme est tellement li­béré que il est dégagé de tout ce qui peut l'atteindre, de tout ce qui peut l'attaquer de l'extérieur. Il est en Dieu. Rappelez-vous un peu toutes les invectives que lance l' Apôtre Paul ! Il peut le faire parce que il est dans ce lieu qui est l'ouragan embrasé de l'Esprit. Et là, comme il le dit, l'homme spirituel n'est jugé par personne et il juge de tout.

 

Voilà, mes frères, la Personne avec laquelle nous pouvons entretenir les rapports les plus intimes et les plus confiants. Cette Personne, oui, elle peut nous donner tout ce qui nous satisfait, tout ce qui nous comble, nous épanoui parce qu'elle nous installe dans la vérité toute entière de notre être. Elle fait se réaliser le projet que Dieu a pour nous. Et à ce moment-là, plus rien ne peu nous manquer. Elle nous donne spirituellement, surnaturellement et aussi humainement et psychologiquement un équilibre parfait. Elle nous conduit au sommet de notre destinée humaine totale, natu­relle et surnaturelle.

Mes frères, on va peut-être penser : Tout ça, ce sont des mots ! C'est vrai, ce sont des mots. Ce sont des mots aussi longtemps que on ne l'a pas expérimenté. Mais dès l'instant où on en fait l'expérience, ce ne sont plus des mots. A ce moment-là ça devient une réalité. Et c'est cela le secret de notre vie contemplative. A mon avis, un homme qui avant de mourir ne fait pas cette expérience de la paix profonde et de cet équilibre que donne l'Esprit Saint, et bien, il a raté sa vocation !

Je pense pouvoir rendre à nos Anciens, ici, le témoignage que même s'ils ne sont pas des théologiens de très haut vol, ils expérimentent ce phénomène - appelons-le ainsi - parce qu'il suffit d'être à leur côté pour sentir cette force et cette paix qui rayonnent d'eux. Voyez, c'est cela une vie monastique réussie ! Oh, il n'est pas - encore une fois - nécessaire d'être placé sur les autels, non, il n'est pas question de cela ! Mais c'est d'être devenu un réceptacle de l'Esprit, humblement, dans la modestie et la discrétion. Et alors pouvoir, cet Esprit, le rayonner sans rien faire, par le fait même qu'on existe.

 

Homélie : Fête de la Pentecôte.                 07.06.81*

      Eucharistie du jour.

­

Mes frères,

 

Les Conciles Oecuméniques sont des paliers, des étages dans la croissance de l'Eglise vers la pleine stature de l'âge adulte dans le Christ. Par eux, l'Eglise prend conscience des réalités qui la forment, qui lui donnent consistance et force, qui rajeunis­sent son éternelle beauté. Ainsi en fut-il au Concile de Constantinople en 381. L'Esprit Saint est à l'oeuvre depuis l'origine du monde. Mais aux jours de ce Concile, l'Eglise a pris conscience de ce que réellement était cet Esprit : une Personne divine, la plus mystérieuse, la plus proche, celle qui donne la Vie.

Comme je l'ai rappelé ce matin, résurrection et don de l' Esprit sont les deux versants d'un même événement. Personne ne peut dire : Christ est Seigneur ! si ce n'est dans l' Esprit Saint. Et personne ne peut recevoir l'Esprit Saint si il n'a été au préalable plongé dans la mort et la résurrection du Christ...

 

Mes frères, au soir du premier jour après la résurrection du Christ, Jésus s'est trouvé soudainement présent parmi ses disciples. Il était là, et eux le contemplaient muets d'admiration. Il leur a donné sa paix. Il a répandu sur eux son souf­fle. Il a commencé à les transfigurer.

Mes frères, ce même Jésus ressuscité, glorifié, est en cet instant même présent ici dans notre assemblée. Les yeux de notre coeur peuvent le regarder, l'admirer, le voir nous don­nant sa paix royalement, divinement ; le voir répandant encore sur nous son Esprit.

Oui, mes frères, tout notre labeur ascétique n'a qu'un seul but : cueillir ce fruit le plus précieux de tous qui est l'acquisition de l'Esprit Saint. L'Esprit Saint! Nous ouvrir à lui, nous désencombrer, faire place nette en nous, lui laisser les mains libres afin qu'il puisse réaliser en nous ce qu'il désire, à savoir : la purification de notre coeur, la divinisation de notre être, notre entrée dans le Royaume de Dieu par une participation consciente à la vie de la Sainte Trinité.

 

Mes frères, tout cela est signifié par la définition Con­ciliaire : L’Esprit est Seigneur et il est donneur de vie. Le jour de la Pentecôte, ce même Esprit s'est manifesté sous l'aspect d'un vent violent et d'un feu ! Oui, il est un ouragan qui fait s'écrouler les forteresses de notre égoïsme. Il est une flamme qui allume l'incendie de la charité créatrice de communion.

Nous livrer à ce souffle embrasé, c'est nous lancer dans la grande aventure de la sainteté. C'est à dire, naître à une existence nouvelle qui doit croître, qui doit germer, qui doit s'épanouir et nous permettre de nous réaliser pleinement au plan surnaturel, mais aussi au plan de la pure nature.

Pensons à ces anciens anachorètes qui rentraient dans le désert et qui, là-bas retrouvaient la familiarité avec les animaux les plus sauvages comme aux premiers temps de l'homme dans le paradis d'Eden. Et rappelons-nous encore que nos premiers Pères de Cîteaux voyaient dans leur monastère un paradis claustral où il était possible de vivre dans l'harmonie, dans la paix, dans cette paix que le Christ présent au milieu d'eux diffusait de son Etre par son Esprit sur chacun des moines.

 

Mes frères, voici le signe auquel on reconnaîtra qu'un frère est devenu un possédé de l'Esprit : à ce qu'il ne vit plus pour lui. Il est devenu comme l'Esprit Saint. Il est pour les autres. Et c'est cela le ciel, le ciel anticipé : vivre tous les uns pour les autres et former ainsi, tous ensemble, un grand Corps, un Corps qui est membre de ce Grand Corps total qui est le Christ achevé.

Mes frères, il faut que la célébration jubilaire de ce jour laisse dans nos coeurs une marque indélébile qui serait comme une remise à neuf du sceau de notre confirmation. Et je me réfère à cette parole de notre père Saint Benoît : Rechercher d’abord, et en tout, et toujours ce qui est utile aux autres en s’oubliant soi-même. On devient, alors, dans le rayonnement de l'Esprit Saint, donneur de vie, de la vie éter­nelle qui est amour, qui est l'Esprit et qui est Dieu.

 

                                                                                                               Amen.

 

Chapitre : Fête de la Sainte Trinité.             14.06.81

      La componction.

 

Mes frères,

           

La fête de la Sainte Trinité devrait produire chez nous un double effet : d'abord attiser l'ardeur de notre désir spirituel, le désir de rencontrer Dieu, de le voir, de partager sa vie, d'entrer dans son mystère, de goûter son bonheur. Et un second effet, d'éveiller en nous des sentiments de componction. Je vais m'expliquer. N'est-ce pas une chose stupéfiante que nous soyons ap­pelés à devenir Dieu ? C'est un cadeau que la Trinité nous fait : entrer dans la koïnônia, dans la communion, dans la société des Personnes Divines, les connaître.

Mais partager leur vie réellement, cela veut dire être de façon consciente engendré du Père, et de façon toute aussi consciente répandre l'Esprit. Donc, goûter un bonheur qui est infiniment au-delà de tout ce que notre nature humaine peut jamais escompter, et en même temps avoir à sa disposition une puissance qui nous fait maître de la création toute entière.

Naturellement, cela ne peut jamais être réalisé parfai­tement que dans l'autre vie lorsque étant mort à tout le terrestre, nous ressuscitons en Dieu et nous sommes vraiment alors des fils de Dieu achevés, accomplis, parfaits. Mais enfin, déjà sur cette terre il est possible de goûter les prémices de cette destinée qui est la nôtre.

 

Mais pour cela, une condition est posée : il faut que notre coeur soit pur, il faut que la source de notre être ne soit plus polluée. Et c'est ce qui amorce mon second point, c'est à dire la componction. Car nous sommes exposés à un piège dans le­quel nous tombons, ô bien volontiers. C'est que nos efforts de réflexion, de méditation, d'étude, de lecture, ces essais de pénétration dans le mystère de Dieu peuvent très bien être, en fait, une évasion hors de notre tout premier devoir qui est de collaborer avec Dieu à la purification de notre coeur.

Tout ce que nous taisons au cours de nos lectures, même de nos oraisons, de nos recherches - puisqu'il s’agit de chercher Dieu - peut très bien être une évasion, une dro­gue qui entretient une ivresse trompeuse. J'ai été frappé hier, samedi, d'une phrase de Saint An­toine de Padoue qui dit : La bouche pleine de paroles, mais on est vide d'actions. C'est tout à fait cela. Au lieu d'être la bouche, c'est l'esprit plein de toutes choses très belles, théologique­ment parfaites, mais on est vide d'actions.

Et je voudrais illustrer ceci par un apophtegme qui est emprunté à l'Abbé Poemen, un des hommes les plus célèbres du désert. On lui attribue, dans la série alphabétique, 206 apophtegmes. C'est lui qui est le mieux fourni. Il méritait son nom, Le Berger. Voici une petite histoire :

           

Un frère du voisinage d'Abba Poemen partit un jour pour l'étranger et rencontra un anachorète.

 

Nous sommes un peu dans ce milieu grâce à la lecture du réfectoire. Nous connaissons maintenant un peu, en gros, ces différents endroits où habitaient ces anachorètes.

 

Cet anachorète était très charitable et beaucoup venaient le trouver. Le frère lui raconta ce qui concernait Abba Poemen, et entendant parler de sa vertu il désira le voir. Le frère étant retourné en Egypte, l'anachorète quelque temps après se leva et vint de l'étranger en Egypte chez ce frère qui lui avait' autrefois rendu visite. Il lui avait dit en effet où il habitait...

 

De l'étranger ? Qu'est-ce que c'est ? Est-ce de la Haute­ Egypte ? Ou bien est-ce de la Palestine ? Enfin, c'est de loin ! Et à ce temps-là on voyageait en bateau ou à pied. Donc cet homme se dérange.

 

En le voyant, ce frère fut rempli d'étonnement et se ré­jouit beaucoup. L'anachorète lui dit : « Fais-moi la charité de me conduire chez Abba Poemen » Et il l'emmena chez le vieillard et le présenta en disant : « C'est un grand homme qui a beaucoup de charité el qui jouit d'une grande estime dans sa région. Je lui ai parlé de toi, et désirant te voir il est venu » Aussitôt Abba Poemen le reçut-il avec joie.

Ils se saluèrent l'un l'autre et s'assirent. L'étranger commença à parler de l'Ecriture, des choses spirituelles et célestes. Mais Abba Poemen détourna son visage et ne répon­dit rien. Voyant qu'il ne parlait pas avec lui, l'autre s'en alla tout chagrine et dit au frère qui l'avait conduit : « C'est en vain que j'ai fait tout ce grand voyage, car je suis venu chez le vieillard et voici qu’il ne veut pas parler avec moi. »

Le frère entra donc chez Abba Poemen et lui dit : « Abba, ce grand homme est venu à cause de toi, lui qui a une si grande réputation dans son pays. Pourquoi ne lui as-tu pas parlé ? » Le vieillard dit : « Lui, il est en haut et parle des choses célestes. Et moi, je suis en bas et parle des choses terrestres. S'il m'avait parlé des passions de l'âme, je lui aurais répondu. Mais il me parle des choses spirituelles. Moi, je n'y connais rien. »

Le frère sortit donc lui dire : « Le vieillard ne parle pas volontiers de l'Ecriture. Mais si on l'entretient des passions de l'âme, il répond. » Rempli de componction (nous y voici !) le visiteur retourna chez le vieillard et lui dit : « Que faire, Abba, car les passions de l'âme me dominent ? » Se tournant vers lui, le vieillard lui répondit joyeu­sement : Cette fois-ci, tu viens comme il le faut ! Et main­tenant ouvre la bouche au sujet de ces choses et je la rem­plirai de biens. » Grandement édifié, l'autre lui dit : « Vraiment, telle est la véritable voie ! » Et il retourna chez lui dans son propre pays en rendant grâce à Dieu de ce que il avait mérité de rencontrer un tel saint.

 

Vous voyez, mes frères ! Vous saisissez peut-être un peu mieux ce que j'ai voulu dire ? Nous sommes des grands hommes. Nous parlons volontiers de grandes choses spirituelles et célestes, mais nous nous préoccupons très peu d'assainir, de nettoyer notre coeur, de maîtriser les passions qui nous dominent.

Alors, s'il en est ainsi, nous nous droguons, nous nous évadons dans des hauteurs qui nous donnent bonne conscience car nous croyons déjà que c'est arrivé. Mais pour ce qui regarde ce qui mord notre intérieur, c'est l'occasion pour nous d'en détourner le regard et de ne pas nous en occuper comme il le faudrait.

Voyez ici le réalisme de cette première génération de moines ! D'ailleurs, le tout premier Traité qui a systéma­tisé l'expérience des Pères du désert, il porte un nom qui est révélateur. Il se présente sous la forme d’une centurie, c'est à dire de cent tous petits chapitres qui traitent justement des passions de l'âme.

 

Il s'appelle le Prakticos, le Traité Pratique, un écrit qui va exposer la pratique de la monastique fondamentale c'est à dire la lutte contre les pensées, contre les pas­sions. Comment s'y prendre pour les maîtriser, pour colla­borer avec l'Esprit Saint dans ce travail qui nous permettra d'arriver au point où notre coeur sera pur, où il ne sera plus agité par des sentiments pervers, mauvais, méchants, mais où il ne sortira plus de lui que la lumière de l'Esprit.

Donc, c'est à dire en pratique comment faire pour lutter contre la gourmandise, contre la luxure, contre l'avarice, contre la colère, etc, jusqu'à la vaine gloire et l'orgueil ; pour remettre de l'ordre en nous-mêmes pour que ces énergies qui sont en nous - car le fait de manger, le fait de possé­der. le fait d'être bien dans sa peau, ce n'est pas un mal ? Non, mais il y a un désordre que le péché a introduit en nous - mais remettre de l'ordre dans tout cela pour que cette puissance, ce dynamisme soit au service de Dieu et que nous puissions, grâce à eux, devenir des fils de Dieu et des hommes achevés.

 

Voilà, mes frères, ce que le vieillard, l'anachorète venu rencontré Poemen disait : « Vraiment, telle est la véritable voie ! C'est à dire telle est la route dans laquelle il n'y a aucune espèce d'illusion. Et c'est la recta via, c'est le rectus cursus qui nous conduit directement à Dieu. Et cette via, cette route, si nous voulons bien y re­garder, nous y retrouvons la route de Saint Benoît qui est la via obedientiae.

C'est la route de l'obéissance, c'est à dire de l'écoute attentive de ce que nous dira un autre qui a de l'expérience et qui a le droit de parler. Donc, l'obéissance poussée jusqu'à sa dernière perfec­tion qui est de dévoiler à un homme, un spirituel, tous les mouvements de son coeur de façon à pouvoir les connaître, et à pouvoir les maîtriser, et à savoir comment s'y prendre pour que ne surgissent plus en nous que de bonnes, salutai­res et saines pensées.

 

Ce qui ne veut pas dire, mes frères, que nous devons laisser maintenant de côté l'étude de la théologie, ou bien la lecture, la recherche personnelle, la Lectio Divina ? Mais non ! La Lectio Divina est une partie essentielle de la vie monastique, peut-être la plus importante en fin de compte ? Mais attention ! A condition qu'elle reste à sa place et qu'elle soit bien faite. Elle doit en nous entretenir, nourrir le désir spirituel. C'est à dire le désir d'être sous la mouvance de l'Esprit de Dieu. Elle doit nous mettre en contact immédiat avec cette Parole qui est Dieu, et qui nous transforme presque sans que nous le sachions à condition que nous collaborions, naturellement ! Et aussi, elle stimule notre effort ascétique.

           

Voilà, mes frères, je pense ce que nous pourrions rete­nir cette année à l'occasion de cette fête de la TrinitÉ. Car le regret de ne pas être suffisamment attentif à notre premier devoir qui est de travailler avec Dieu à la pu­rification de notre coeur, donc avoir alors cette componc­tion qui nous remettra enfin sur la route directe, sur la route excellente qui nous conduit à Dieu, et alors faire ce qui nous est demandé, je pense que ce serait très bien cette année...

Ce serait là le culte authentique de la Sainte trinité car ce serait véritablement entrer dans ses intentions qui est de faire de nous des fils, c'est-à-dire des hommes qui participent pleinement et consciemment à la Vie Trinitaire, des hommes qui sont divinisés et qui s'offrent en toute simplicité à collaborer avec l'Esprit de Dieu qui veut réa­liser cela en nous, en travaillant avec lui à la purifica­tion de notre coeur.

 

Chapitre : Suite à la causerie du Père Mourlon. 13.06.81

      Première partie :

 

Mes frères,

 

Le Père Mourlon, vous vous en souvenez, a ouvert une tranchée dans le tell des 35 dernières années et il a dé­couvert 3 couches, ou strates de culture qu'il nous a per­mis d'examiner et d'analyser avec lui. Je m'en vais brièvement reprendre ce qu'il a dit et je vais surtout m’arrêter à observer les sédiments laissés dans les communautés monastiques. Ils sont très intéressants. Je ne pense pas que j'aurais fini aujourd'hui, parce que il y a eu cet imprévu de la leçon de chant et puis alors cette lettre d'Achel. Mais enfin, je vais commencer.

 

La première strate, qui est la plus épaisse, la plus solide, la plus ancienne aussi, celle qui se trouve tout en bas du tell, de la colline, nous montre une culture qui est fondée sur des valeurs considérées depuis toujours, depuis que le monde existe, comme traditionnelles : la famille, la patrie, le travail, l'honneur, l'honnêteté. Ces valeurs sont incarnées dans des modèles qui sont pro­posés à l'imitation de tous. Ce sont des héros, des héros nationaux la plupart, des grands hommes. Ce sont des exem­ples qu'il faut imiter pour devenir un élément, une pierre de cette société.

Cette culture est donc extrêmement solide. Elle se ca­ractérise par son immutabilité. On y entre par la naissance, on y grandit et on y meurt. Et d'un bout à l'autre de la vie on est en elle. On y est protégé, on y est en sécurité. Cela pouvait être symbolisé avant la guerre de 14, au plan économique par l'or, la pièce d'or qui avait la même valeur dans tout le monde qui échangeait commercialement. Avant la guerre de 14, on payait au magasin quand c'était un peu important, avec une pièce d'or. C'était aussi cou­rant qu'aujourd'hui une pièce en nickel. Cela montrait quelque chose qui allait durer toujours.

 

Maintenant, dans les monastères ? Eh bien les monastères étaient, eux, les forteresses de la stabilité, les forteres­ses de la pérennité, de la permanence, de l'immutabilité. On y vivait autour d'une Règle qui était quelque peu explicitée par des Us et des coutumes intangibles. Et au-dessus veille un Chapitre Général, le custos legis, le gardien de cette loi, qui doit veiller au maintien et à l'uniformité des observances. C'est son premier devoir ! Et rien ne bouge, rien ne doit bouger.

Je me souviens lorsque j'étais novice ou jeune profès, ce n'était pas de la contestation alors, mais c'était un besoin qui naissait dans la tête d'un jeune qui n'était plus tout à fait de cette génération. Et il demandait : « Mais pourquoi, pourquoi fait-on ceci ou cela ? » Un besoin de raison. Et la réponse tombait, définitive, sans réplique : « On a toujours fait ainsi ». Il est possible qu'il y en ait ici qui aient reçu cette réponse aussi, parmi les plus anciens : On a toujours fait ainsi ! Voyez, c'était cela, ce mot toujours.

Mais les monastères, avec ça, étaient donc parfaitement adaptés à la société, à la Culture, et ils étaient surpeu­plés. Les noviciats n'étaient jamais à cours de recrues. Si vous vous en rappelez, lorsque le Père Corneille a prêché la retraite ici au début de 1978, il a dit que lors­que lui était jeune, était novice, il y avait plus de 100 moines à Scourmont. Et ils étaient combien ? Entre 25 et 30 au noviciat. Ce n'est pas tellement loin de nous ! C'est au cours des années 30 et 40. Voilà, ça c'était le premier strate.

 

Regardez mes frères, il faut déjà partir ! Je n'ose pas m'aventurer dans la seconde qui est déjà plus mouvementée car cette belle assurance commence à s'ébranler. Car après la guerre, surtout après les années 50, entre les années 50 et 60 nous voyons se dessiner un bouleversement culturel dont le Père nous a parlé. Mais je devrais vous en dire en­core quelques mots avant d'analyser ce qu'il s'est passé dans les monastères.

 

Chapitre : Suite à la causerie du Père Mourlon. 15.06.81

      Deuxième partie :

 

Mes frères,

 

Autant la première strate était celle de l'immobilité, de l'immutabilité, autant la seconde devient celle du mou­vement. Les hommes, surtout après la guerre, se sentent pris du besoin de faire bouger quelque chose. C'est le moment des grandes découvertes qui soulèvent l'enthousiasme des hommes car ils voient que à leur disposition se trouvent des forces, des énergies dont ils ne soupçonnaient même pas l'existence quelques années auparavant.

C'est l'énergie nucléaire symbolisée par ce monument de l'Exposition de 58, l'Atomium. C'est le champs, et quasi il­limité, des ordinateurs. Les premiers étaient monstrueux. Les plus récents tiennent dans une poche. C'est autre chose que ce qu'on donne en réclame dans les magasins, ces calculatrices. Non, ce sont de véritables petits ordinateurs. Ils coûtent encore assez cher, mais leur prix va baisser, et il est possible que d'ici 5, 6 ans on les donne aussi en prime lorsqu'on a acheté autant de kilos de savon.

C'est le moment aussi où on regarde en haut et où on explore le cosmos. Rappelez-vous au cours de l'Exposition de 58 encore, le premier bib bib du spoutnik. On débarque sur la lune. L'homme devient vraiment le roi de la création. Il est finalisé. Toute l'humanité est soulevée, elle va vers un but. C'est le moment où les grandes idées remuent et agitent les hommes. Voyez, le monde est là, il faut l'ex­plorer, il faut l'utiliser. C'est aussi le moment des grands systèmes de pensée.

 

Et alors dans les monastères ? Car c'est surtout ça l'important ! Dans les monastères aussi, ça commence à bouger. On re­garde vers l'extérieur. Les moines s'élancent vers le monde. C'est l'heure des grands projets monastiques. On veut tra­vailler au développement, à la protection, à la promotion du milieu social régional.

Je vous rappelle quelques grands projets qui ont réussi ou qui ont été des échecs : les Coopératives Agricoles de Chimay et d'Orval. Celle de Chimay existe encore, plus puis­sante que jamais. Celle d'Orval, ça a été un échec. Aussi le projet de village communautaire de Maredsous.

Rappelez-vous le titre d'un livre qui a fait sensation à l'époque : Moine aujourd'hui. Livre de l'Abbé de Maredsous Dom Olivier du Roy, aussi un échec naturellement. Mais ça montre qu'il y avait dans les monastères une sorte de besoin de travailler aussi à cette évolution et à ce progrès de l'humanité.

C'est le moment également où on abandonne le vieux préju­gé anti-intellectuel qui existait déjà, vous l'avez entendu, chez les Pères du désert. Vous aviez les anthropomorphistes et les Longsfrères, les anti-intellectuels et les intellec­tuels de l'époque. C'est fini ! Auparavant, dans la première strate monastique, toute la spiritualité était condensée dans le Directoire Spirituel qui faisait la Loi partout. Il y avait bien quelques petites éruptions, un ou l'autre ouvrage, mais c'était si petit : de Dom le Bail, ou de Dom Chautard, ou de Dom Malet, ou de Dom Lehodey. Mais c'était si peu !

 

Mais tout cela, c'est fini. Maintenant, on veut former une élite intellectuelle. On envoie les frères dans les universités, surtout l'université Romaine. On construit un grand Studium d'étude, et là, on va former des frères qui seront les moteurs spirituels et intellectuels qui vont faire progresser aussi l'Ordre dans ce domaine.

C'est aussi le moment où on reprend, où on pousse plus loin encore l'idée des fondations dans les Pays qu'on appe­lait encore de Mission. Pensez au projet de Chimay, au pro­jet d'Achel, d'autres encore. Au Chapitre Général, j'ai appris beaucoup de choses ainsi, en Afrique, en Asie.

Eh bien voilà, mes frères, où on en était lorsque dans le monde il se produit une nouvelle révolution, symboliquement vous savez, symboliquement. Elle est marquée par les événe­ments de Mai 68 à Paris. Mais c'est une date symbolique, car c'est déjà un peu antérieur, et maintenant c'est en pleine efflorescence.

 

On se demande : Mais enfin tout ça c'est très beau con­quérir le cosmos, ce travail au progrès de l'homme, tout ça c'est bien, MAIS avec tout ça on n'a plus le temps de vivre. Et vivre, qu'est-ce que c'est ? Mais c'est profiter du moment présent, plus de lois, plus de contraintes, plus d'administration, plus de systèmes : on vit. Donc, c'est la spontanéité, on prend les choses comme elles viennent au jour le jour.

On voit surgir des petites communautés de hippies. Vous en avez connu ? Il en est venu ici parfois aussi. Ils circu­laient, visitaient l'Abbaye, passaient deux, trois jours. C'était l'heure de la grande spontanéité, et ça nous parais­sait, nous, assez incohérent ! Et pourtant, chez ces jeune, c'était toujours très logi­que, et ça l'est encore aujourd'hui. A présent, les hippies se sont assagis. Ils se sont civi­lisés. Ils ne courent plus dépenaillés en grands cheveux et tout ? Non, ce sont de braves garçons. Mais malgré tout on ne veut pas du système actuel. On veut vivre.

On verra s'installer ce qu'on appelle des communautés de cohabitation juvénile : jeunes garçons, jeunes filles, on vit tous ensemble un dans l'autre comme si on était marié. On verra bien ! Et puis alors on se sépare, on va ailleurs. Pas besoin d'argent, pas tellement, si ça ne va pas le por­tefeuille de papa est toujours là. Donc on profite du confort dans la mesure ou on ne s'y engage pas soi-même. C'est un peu, me semble-t-il, un luxe d'enfant riche. Tout le monde ne peut pas se permettre de vivre ainsi. Il faut avoir des arrières si les choses vont trop loin. Voilà donc un peu en gros.

 

C'est très caricatural natu­rellement. Vous comprenez qu'il faudrait être un sociologue très fort pour pousser l'analyse très loin, et mon but n'est pas là. C'est d'en venir maintenant aux réactions à l'inté­rieur des communautés monastiques. Et ça, c'est pour aujourd'hui. Qu'est-ce qu'on voit maintenant ? Eh bien, on voit exacte­ment le processus contraire de ce qu'on voyait dans la se­conde strate. Au lieu d'aller vers le monde, on laisse venir le monde dans les monastères. C'est l'heure de l'accueil ­- le grand mot d'aujourd'hui - de l'ouverture.

On veut bien que les jeunes, surtout, viennent dans les monastères. On se laisse questionner et remettre en question par eux. On essaye, on espère que la vie monastique traditionnelle va recevoir une fécondation, un élan nouveau grâce à ces jeunes. Ce ne sont pas des jeunes qui entrent dans la vie monas­tique, mais on s'ouvre à eux. Ce qui explique le formidable succès de Taizé. Car enfin, pour réunir 10.000 jeunes gens en une fois, ensemble à Taizé, il faut tout de même pouvoir le faire ! Et ce sont tous jeunes gens, la plupart de ce genre de la troisième strate. Et alors, comme je l'ai expliqué il y a déjà quelque temps, naturellement la grande tentation des monastères a été d'être des petits Taizé.

 

Et c'est aussi l'heure des petits groupes charismatiques. Il y a toujours dans les communautés des frères qui désirent tenter l'expérience : partir deux ou trois, fonder une petite communauté urbaine ou bien campagnarde où on vit, voilà, soit disant une vie monastique très pure, très primitive. On est entre soi. on n'est pas nombreux. C'est un peu ce qui se réalise, mais en dehors de la vie monastique, ici dans la petite communauté du Charnay d'où on est venu présenter quelques diapositives, en hiver, je pense.

Donc, on n'a pas d'électricité. On se chauffe au bois qu'on fait soi-même. On a un petit jardin. On a son four à pain, on fait son pain. C'est très écologiste. On vit très simplement. Eh bien, il y a dans les monastères des frères qui ima­ginent la vie monastique...et alors on essaye. Et bien sou­vent l'Abbé doit dire, il ne peut pas faire autre chose que de dire Amen !

 

Maintenant, est-ce que je puis me permettre de donner mon avis. Comment faire ? Comment faire ? Car j'ai bien re­marqué au Chapitre Général et je l'ai dit ici, je l'ai déjà dit. C'est que aujourd'hui, c'est cette ouverture au monde. Plus de barrière, plus de clôture. Là, le monde dans le monastère et le monastère dans le monde. Et on s'imprègne l'un de l'autre, on se féconde l'un l'autre. Et grâce à cela la vie monastique trouve - espère-t-on - une sève nou­velle. C'est un peu l'ouverture comme ça à l'improviste, genre Taizé, mais vécue dans le monastère.

Eh bien à mon sens, pour moi aujourd'hui, ce qu'il faut faire, c'est revenir à l'essentiel de la vie monastique et être là sans forfanterie avec humilité. L'essentiel de la vie monastique, c'est l'essentiel de ce que désire le monde aujourd'hui. Il le désire toujours, mais aujourd'hui peut-être plus que jamais. Et cet essentiel, c'est l'AMOUR.

Le monde d'aujourd'hui, il crève - le mot n’est pas trop fort - parce que il n'y a plus d'amour. Les jeunes gens aujourd'hui sont désemparés parce que ils ne connaissent plus le véritable amour.

 

On me disait hier, j'ai vu deux jeunes Belges, tout jeunes, ils n'ont pas trente ans. Ils sont déjà mariés et ont des enfants. Ils vivent aux Etats-Unis. Ils ont une maison à la campagne en bordure de la ville. Et pour rentrer chez eux, chez eux, il y a trois portes blindées. Il faut fran­chir trois portes une derrière l'autre pour entrer et sor­tir, avec serrures, protections et tout. Tout ça, parce que il n'y a plus aucune sécurité. Il y a des endroits où on ne peut pas aller en ville parce que on n'en sortirait pas vivant. Tout le monde est armé. Tout le monde a ses armes à feu.

Et un frère me disait : Oui, mais ça, ça existait déjà un peu auparavant, où dans certaines villes, même Françaises au sud de la France, il y a des quartiers entiers qui sont vraiment l'empire de certains. Des quartiers, où celui qui a le malheur d'y entrer, il en sort tout nu. Il est jeté dehors, on lui a tout pris. Ou bien il faut y entrer tout nu soi-même, une petite chemise et un petit pantalon et c'est tout. Et encore, on n'est pas certain d'en sortir. Mais c'est la même chose ! Et ça, c'est parce que les hommes n'ont plus rien. Ils ne sont plus aimés. Ils ne sa­vent plus ce que c'est que d'aimer.

Or, le monastère comme il a été conçu dès l'origine, et où nos Pères de Cîteaux l'ont voulu, ce doit être, il de­vrait être, il devrait revenir à ça, et être une scola caritatis, une école où on apprend à aimer. Et s'il devient cela, il sera vite un paradisus claustralis, un jardin dans lequel Dieu vit et dans lequel on vit avec Dieu. Et on vit en frères entre soi mais soutenu par l'amour.

 

Et alors, mes frères, les trois strates, dans cette perspective les trois strates se retrouvent. La dernière d'abord, parce qu'on doit former dans le monastère des pneumatophores, des hommes qui sont portés par l'Esprit. Et c'est vraiment ce que les jeunes désirent aujourd'hui. Et c'est repris dans cette expression du Christ qui est si belle. Et j'y reviendrai un jour ou l'autre. On ne sait pas d’où il vient et on ne sait pas où il va ! C'est l'im­prévisible absolu, c'est la spontanéité pure, c'est la li­berté totale. Et c'est ça que les jeunes d'aujourd'hui veulent redécouvrir.

Or cela, le monastère devrait être grâce au haut niveau d'amour des hommes qui l'habitent, il devrait être l'endroit où l'on trouve réalisé, mais dans la perfection et sans les aberrations qu'on connaît aujourd'hui, cette aspiration de la jeunesse et de l'homme comme tel, d'être enfin libre et d'enfin vivre. On est porté par l'Esprit.

 

La première strate s'y trouve également, car l'esprit est l'amour. Et tout dans le monastère est fondé sur cette loi d'agapè et de la charité. Mais c'est une loi éternelle, ce n'est plus une loi de l'immobilisme ? Non, c'est la loi de la vie, c'est quelque chose qui féconde l'homme et qui lui permet enfin, mais enfin de respirer. Et ainsi on retrouve aussi la seconde strate où on vit pour les autres. On n'est plus enfermé en soi, mais on vit pour les autres. C'est une sortie de soi. On est des êtres dénoués c'est à dire des hommes qui sont sortis de leurs complexes. Ils sont bien dans leur peau, ces pneumatophores, ils ne sont plus noués sur eux-mêmes, disons dans tout ce qui se passe en eux. Non, ils sont libres, ils sont ouverts, lumineux. Ils sont porteurs de paix et d'espérance.

Voyez, ce que les hommes attendent dans cette explora­tion du monde, le moine est invité à le réaliser personnel­lement dans l'endroit où il vit avec ses frères. Si bien que pour revenir à ce que je disais, à mon avis aujourd'hui il faudrait revenir à l'essentiel de cette vie monastique et être là, sans se faire remarquer, sans s'im­poser mais tout simplement. Ainsi, mes frères, le monastère vivrait maintenant - c'est peut-être un peu rêveur ceci, mais enfin je le dis quand même - le moment du dépouillement.

Revenir à cet essentiel, c'est se dépouiller de beaucoup d'accessoires. Revenir au grand moment du dépouillement. Et le grand moment du dépouillement, c'est d'abord comme dit Saint Benoît, être content de ce qu’on trouve, 7,132 – 61,5-7. Et être content de ce qu’on trouve, c'est déjà l'entrée dans cette liberté de l'Esprit.

 

Et alors, on pourrait être et prouver que le moine c'est au fond l'homme de toujours, de toutes les strates. Il est bien partout, parce que il est chez Dieu. Il est éternel comme Dieu. Il participe à la vie Trinitaire. Et pour lui il est toujours, non plus celui qui doit aller chercher ses points de référence dans le monde, mais celui vers lequel le monde doit regarder pour découvrir la route qui doit le conduire vers la vérité et le progrès vrai.

 

Chapitre : Fête de Sainte Lutgarde.             16.06.81

      Une sainte pour notre temps.

 

Mes frères,

 

J'avais l'intention ce soir de reprendre notre lecture du Projet des Constitutions. Mais je me suis dit que Sainte Lutgarde avait peut-être un message à nous adresser, et je l'ai questionnée. Je vais vous restituer tout bonnement ce qu'elle a bien voulu me dire.

           

Elle me rappelait que parmi les traits légendaires qui ornent son visage, il en est de deux sortes. Certains font partie du florilège de l'hagiographie classique répandue partout à son époque : elle guérit les malades, elle chasse les démons, elle réconforte les affligés. Il en est d'autres par contre qui lui sont propres.

Je les rappelle: l'échange des coeurs - le fait qu'elle est incapable, ou bien qu'elle n'a pas voulu connaître le dia­lecte roman qu'on parlait dans son monastère situé dans le Brabant Wallon - et puis son double jeûne de 7 ans au pain et à la bière. Tout cela, donc ces trois grands traits qui lui sont propres, a été retenu par l'histoire.

Et en y réfléchissant bien, comme elle me l'a fait comprendre, ils expliquent pourquoi elle a été une moniale cistercienne qui peut être proposée à notre imitation. C'est la raison pour laquelle son nom a été retenu et qu'il a été inscrit, comme on dit, au catalogue des Saints. Si vous le voulez, nous allons reprendre chacun de ces traits biographiques.

 

D'abord l'échange des cœurs ! Qu'est-ce que ça peut vouloir dire ? Nous ne devons pas y voir l'expression d'une spiritualité fade, à l'eau de rose, c'est tout autre chose ! Au contrai­re, ça marque chez Lutgarde une virilité et une force qui confondent les mâles guerriers que nous pensons être. L'échange des coeurs, cela nous dit que Lutgarde en fidèle disciple de Saint Bernard était devenue une Sponsa Verbi, une épouse du Verbe. C'est ça le terme de la vie contemplative cistercienne ! Et tout devrait nous y conduire.

Que c'est-il donc passé ? Lutgarde a donné son coeur au Christ. C'est à dire que toute l'intensité de son désir, toute la somme de ses énergies était tendue vers la Personne du Christ Jésus. Elle était désencombrée de tout le reste, ou elle s'était détachée, dépouillée de tout. Si bien, que le Christ pouvait en toute liberté travail­ler le coeur de Lutgarde, ce coeur qu'elle lui avait cédé. Le travailler, le nettoyer, le purifier, l'orner ; faire de ce coeur un coeur semblable au sien à tel point qu'on pouvait dire que le Christ avait donné à Lutgarde son propre coeur, un coeur christifié, un coeur divinisé, un coeur dans lequel l'Esprit de Dieu vit.

L'Esprit de Dieu est devenu dans ce coeur une source qui jaillit continuellement pour la Vie Eternelle. Mais alors ce coeur se dilate. Il se dilate à la mesure du coeur du Christ et il embrasse les confins du monde. Il n'a plus qu'un seul souci : c'est que l'amour qui possède ce coeur triomphe partout. C'est pour cela qu'on fait de Sainte Lut­garde une protagoniste de ce qui allait beaucoup plus tard devenir le culte du Sacré-Coeur. Voilà donc un des traits qui est typiquement cistercien.

 

Mais qu'arrive-t-il alors ? Lutgarde a donc ce coeur qu'elle a reçu du Christ : Cor Lutgardis cor Christis ! Le cœur de Lutgarde, c'est le Coeur du Christ. Alors que fait-elle ? Lutgarde peut poser un acte qui nous paraît peut-être un peu drôle aujourd'hui : deux fois un jeûne de 7 ans au pain et à la bière. Pourquoi ? Parce que il y avait quelque part, très loin, mais très, très loin de son monastère, à l'époque c'était le bout du monde, quelque part du côté de Carcassonne, de Toulouse, dans le sud de la France, une hérésie, l'hérésie des Cathares ou des Albigeois.

Le Pape Innocent III avait lancé une croisade contre les Albigeois. Et certains Abbés cisterciens s'y sont distingués. Il y a eu …… ce n'est pas tout à la gloire de Cîteaux, cette croisade. Peut-être qu'un jour l'historien analyste attitré de notre communauté pourra nous donner à ce sujet une cause­rie. Ce n'est pas hors de ses possibilités ! Mais toujours est-il que Lutgarde est au courant des malheurs qui frappent l'Eglise et qui frappent l'humanité dans ces régions. Elle les prend sur elle. Il y a là une somme de péchés, il y a de la haine. Il y a enfin là beau­coup, des deux côtés, beaucoup de malice, beaucoup de péché.

Eh bien, elle les prend sur elle pour en libérer ces hom­mes et les sauver. Et sa façon a elle de les prendre, c'est ce jeûne qu'elle s'impose. Pourquoi ? Elle ne peut pas faire autrement parce que son coeur s'est dilaté jusque là. Mais pour en arriver, maintenant, à ce sommet de vie spirituelle où elle ne vit plus pour elle-même mais où elle vit pour les autres, pour les pécheurs, elle a du parcourir une route. Et cette route, c'est la route monastique du début, c'est la route par excellence des Fondateurs de Cîteaux, c'est la route du désert. Elle s'enfonce dans un désert.

 

Voyez ! Elle quitte un monastère Bénédictin pour entrer dans un monastère Cistercien beaucoup plus retiré, beaucoup plus fermé. Et à l'intérieur de ce monastère, elle s'enfonce dans un autre désert plus profond encore : elle ne comprend pas la langue qu'on y parle et elle ne la parle pas. Et de pro­pos délibéré, elle ne la parlera pas. Donc, la voilà dans un désert encore au-delà.

Et Dieu, alors, la voyant, voyant ses dispositions, il la conduit, lui, Alors prenant l'affaire en main, il la conduit plus loin encore jusqu'à dans la solitude absolue. Pendant des années elle est frappée de cécité. Elle ne voit plus ! Aveugle, ne comprenant pas la langue, ne la parlant pas, dans un monastère retiré, voilà Lutgarde dans la solitude absolue. Mais il a fallu, vous voyez, qu'elle passe par ces différentes étapes pour que Dieu la purifie tout à fait et qu'elle devienne l'Epouse du Christ. Elle n'existe plus.

Elle ne vit plus que pour le Christ Jésus qui, à ce moment-là - déjà avant naturellement - mais à ce moment-là c'est tout à fait consacré, c'est terminé, ils ne font plus qu'un, elle est devenue un seul Esprit avec le Christ et il y a cet échange des coeurs qui est tout à fait achevé. Le coeur de Lutgarde qui bat dans sa poitrine, c'est le coeur du Christ ! Mais elle a du passer à travers ce désert, voyez !

 

Eh bien, mes frères, l'unique souci de Lutgarde tout au cours ainsi de sa vie a été de collaborer avec le Christ à la purification de son coeur. Lutgarde n'a pas beaucoup parlé, elle n'a pas fait mar­cher sa langue, mais Lutgarde a travaillé, Lutgarde a agi. Et j'en reviens à ce que j'ai dit. Je l'ai dit dimanche à propos de la Fête de la Trinité et de ce petit récit sur l'Abbé Poemen qui, lui, dit : Moi, je ne suis pas un homme qui parle des choses célestes, je suis un homme de la terre. Moi je sais parler des passions de l’âme, mais je ne veux pas parler des choses qui me dépassent.

Et alors aussi ce mot de Saint Antoine de Padoue, de la veille : Maintenant on a la bouche pleine de paroles, mais on n’agit plus. Mais Lutgarde, elle, elle est dans ce désert. Elle ne sait même pas parler la langue. Elle est devenue aveugle. Elle ne discute pas. Elle agit. Elle aide le Christ à tra­vailler dans son coeur et à le purifier.

Et c'est ça le but de la vie monastique ! C'est ça le terme de notre labeur ascétique ! Tout le reste, c'est du divertissement, c'est de l'évasion, c'est de l'autopromo­tion ! Non, le mystère de la croix est là. Et si on veut réus­sir, je dirais, arriver au terme d'une vie monastique achevée, il ne faut pas essayer de tourner autour de la croix, ni essayer de sauter au-dessus, ni de passer en des­sous. Il faut monter dessus avec le Christ.

 

Et on y monte par ce labeur ascétique, par cette route de l'obéissance, de l'oubli de soi, d'abandon de son juge­ment, de sa volonté propre, vous voyez ! Tout ça que Lut­garde a du faire et qui est symbolisé dans son hagiographie par cette démarche qui l'a conduite dans le silence. Mais ça, volontairement.

Il est possible aussi que chez Lutgarde - c'était tout de même une femme - qu'elle a voulu se défendre un peu con­tre elle-même et qu'elle s'est enfermée dans cette solitude. Qu'elle a choisi, je dirais, une solitude dans tel lieu, tel­le circonstance pour se protéger contre sa propre faiblesse ? Enfin, ça, nous n'en savons rien !

 

Eh bien voilà, mes frères, je pense que Lutgarde pour­rait être ainsi, vous le voyez, une sainte pour nous aujourd'hui, aujourd'hui où on rediscute à propos de la véritable vocation cistercienne, où on la remet en cause, où on intro­duit toutes sortes d'éléments. Il y a une adaptation, certes, pour les temps d'aujourd'hui. Mais il faut que cette adaptation s'opère toujours dans la ligne de cette tradition dont nous possédons des jalons.

Et Lutgarde, sur cette route, est un jalon et un phare. Et c'est dans cette ligne droite que nous devons aujourd'hui essayer de vivre notre propre idéal en sachant qu'il est le même aujourd'hui que dès l'origine : essayer de devenir avec la grâce de Dieu une Sponsa Verbi. Nous livrer au Christ pour que avec les moyens qui sont les siens il puisse purifier notre coeur pour que il n'y ai plus en lui que de la lumière.

 

Eh bien voilà, mes frères, c'est ainsi que nous pouvons aussi travailler humblement dans le silence de notre monas­tère, dans le silence de notre désert, dans le silence de notre langue et de notre coeur, de façon à devenir de véri­tables frères de Sainte Lutgarde. Et cela, pas seulement, disons pour notre sainteté per­sonnelle, mais aussi et surtout pour le salut du monde.

Car, si il n'y a plus aujourd'hui des Albigeois, ni des Ca­thares contre lesquels on fulmine et contre lesquels on lan­ce des troupes pour essayer de les convertir ou de les vain­cre, il y a bien d'autres sortes de malheurs. Je faisais allusion hier encore au terrorisme, à la violence, rien que cela...

Alors, mes frères, ce salut du monde, si nous avons un coeur large, dilaté, pur, lumineux, à la mesure de celui de Sainte Lutgarde - parce que c'est un coeur de Christ - alors, tout cela nous l'assumons et notre travail, ici, n'est pas vain parce que nous sommes vraiment pour le Christ les ins­truments qu'il attend pour pouvoir travailler encore, lui, au salut de tous les hommes.

 

Chapitre : Fête-Dieu.                              21.06.81

          Vivre le mystère du Corps et du Sang du Christ.

Il manque les premières phrases de ce Chapitre.

 

………c'est un chrétien subjugué par le Christ. Il est devenu fou d'amour. Il ne vit que pour le Christ. Il ne fait, il ne respire que pour le Christ. Il abandonne tout pour le Christ. Le Christ peut tout lui demander. Il ne veut d'ailleurs que ce que le Christ lui demande. Et se réalise pour lui cette Parole du Cantique des cantiques : Il est pour le Christ et le Christ est pour lui...

Mes frères, si nous voyons la vie monastique sous cet angle qui est le plus beau de tous, alors nous projetons un éclairage nouveau sur le mystère du Corps et du Sang du Christ vécu dans une communauté monastique. Et c'est beau à en avoir le vertige ! Je vais tenter de vous l'expliquer.

 

En partageant son dernier repas pascal avec ses disciples, le Christ a voulu que cette Pâque ultime devienne un mémo­rial supra temporel. La réalité de cette Pâque avec tout ce qui la porte depuis l'origine du monde, et tout ce qu'elle porte jusqu'à la conclusion de l'histoire, la réalité de cette Pâque est divinement présente et agissante dans le mystère Eucharistique. Que se passe-t-il donc ?

Essayons de nous reporter dans notre église au moment de l'Eucharistie. Nous sommes tous réunis, et le Christ est là parmi nous. Il est là dans sa beauté, dans sa puissance, dans son amour plus qu'infini. Il est là comme il est aujourd'hui, mais aussi comme il a toujours été. Il est là dans son ensei­gnement. Il est là dans la mort, la passion qu'il a subie. Il est là dans son obéissance. Il est là dans sa résurrec­tion et dans sa gloire. C'est lui ! Il est un homme et il est Dieu, et il est là parmi nous !

Il veut partager notre repas pascal. Et il le fait à sa manière. C'est à dire que il devient notre nourriture. Il y a là du pain et du vin. Ce pain et ce vin deviennent le Corps et le Sang de ce Christ qui, ne l'oublions pas, est toujours là parmi nous. Et voilà, ce pain, nous le mangeons, ce sang, nous le buvons. Nous nous nourrissons de la personne du Christ qui, encore une fois est toujours là. Nous nous intégrons à lui et lui s'intègre à notre sub­stance, si bien que nous devenons avec lui un seul esprit et un seul corps.

Et voici, mes frères, réalisé le vieux rêve de l'amour. Ce rêve insensé de l'amour : être deux en une seule chair. C'est à dire la fusion opérée de deux êtres qui s'aiment. Et au creuset de cette fusion, chacun devenant, arri­vant, parvenant au sommet de sa personnalité. Ce que les amours humaines ne parviennent pas à atteindre, l'amour du Christ dans l'Eucharistie parvient à le réaliser.

 

Et lorsque cette union peut s'étendre au-delà de l'Eucharistie à tous les moments de la vie, c'est notre voca­tion qui est arrivée à sa perfection. Le contemplatif est devenu un avec le Christ. Il est devenu présence du Christ. Il est devenu témoignage de l'amour de Dieu pour les hommes. Voilà, mes frères, ce que déjà nous pouvons voir dans ce mystère eucharistique lorsque nous projetons sur lui ce nouvel éclairage typiquement monastique.

Mais nous pouvons encore aller plus loin encore. Le pain et le vin devenu chair et sang du Christ nous montre l'état de la création matérielle lorsque le projet de Dieu sera entièrement achevé. Les hommes ressuscités seront divinisés. Le cosmos sera devenu pure Parole de Dieu sur lui-­même. Le monde dans sa totalité, le monde vivant et inanimé baignera dans l'Esprit qui est Amour. Et tout cela découlera de la Personne de cet homme Jésus - qui est en même temps le Verbe de Dieu - et ça décou­lera de lui.

Or, cette merveille finale, ce projet de Dieu parfaitement ­terminé, nous le voyons déjà préfiguré, nous le voyons déjà mais réalisé dans le mystère Eucharistique, dans ce pain qui est devenu chair de Dieu, dans ce vin qui est devenu Sang de Dieu.

 

Mes frères, chaque fois que nous célébrons l'Eucharis­tie, j'ai ce spectacle devant les yeux. Et le Christ qui est là, au moment de la communion, il s'intègre à moi jusqu'à faire un seul être avec le mien. Et à ce moment-là, c'est la création entière qui est arrivée à son point d'aboutissement. C'est la raison laquelle on dira que le moine est un être eschatologi­que. Il est déjà arrivé là où toute l'humanité s'avance. Alors vous comprenez que dans ces conditions, les pe­tites ambitions personnelles, comme ça paraît ridicule !

Mes frères_ en participant à l'Eucharistie, nous don­nons notre accord au Christ de le suivre dans ce dessein qu'il veut achever, qu'il veut porter à la perfection. Nous donnons notre accord de le suivre partout où il nous conduit. Et c'est sa route à lui. 0, nous savons très bien que cette route pour nous va aussi passer par la mort. Nous ne savons pas laquelle ? Mais ça n'a pas d'importance, nous donnons notre accord. Dans l'Eucharistie, nous donnons notre accord de suivre.

Et lui, alors, il nous donne la force. Il nous donne la force de lui obéir, de le suivre sans calcul, gratuite­ment. Et il nous donne aussi la force de mourir à nous-mêmes afin de vivre pour lui et pour les autres.

Mes frères, nous comprenons un peu mieux que le moine devient responsable de la totalité du monde. Mais cette res­ponsabilité, nous ne la refusons pas. Au contraire, nous l'assumons parce que nous sommes possédés par l'Amour du Christ. Et nous ne voulons connaître, comme l'Apôtre Paul, que Jésus Christ et Jésus Christ crucifié. Mais au-delà de Jésus cru­cifié, Jésus ressuscité et glorifié.

Mes frères, tantôt, ou dans le courant de cette journée nous allons ratifier cet accord que nous donnons au Christ en passant quelques instants devant le Saint Sacrement, com­me on dit, qui sera là exposé à nos regards. Et le soir, après le souper, avant le salut, en faisant notre procession Eucharistique traditionnelle, soit dehors si le temps le permet, soit dans les cloîtres. Et nous terminerons notre journée par cette bénédiction que le Christ nous donnera et qui sera le gage que ce qu'il a commencé en nous, il veut le conduire à sa perfection.

 

Chapitre : Les cœurs de Jésus et de Marie.    21.06.81

      Approche monastique.

 

Mes frères,

 

A l'occasion de la solennité de hier, de la mémoire d'aujourd'hui, je me suis posé une question : qu'est-ce qui pouvait bien avoir conduit l'Esprit Saint à éveiller dans l' Eglise un intérêt aussi puissant, et parfois un engouement aussi passionné pour les coeurs de Jésus et de Marie ? Beaucoup de réponses se présentaient, mais je n'étais pas entièrement satisfait. Le recul que nous donne notre re­traite du monde nous place dans un angle de vision qui doit nous permettre de voir des choses qui échappent au commun des mortels.

Attention ! Je ne veux pas dire que les monastères sont peuplés de super théologiens et que je serais un de ces phé­nomènes ? N'ayons pas cette prétention. Il doit pourtant y avoir une approche monastique de la chose. Et je voudrais vous exposer brièvement ce qu'il me semble avoir perçu. La vérité divine, en effet, est un océan immense. J'en prélève une goutte qui étanche ma soif, mais qui en même temps l'avive. Et cette goutte, je vous la donne pour qu'elle s'ajoute aux vôtres afin que vous deveniez plus riches et plus fervents.

 

La solennité du Coeur de Jésus, telle que je la perçois, est la fête de l'homme et la fête du cosmos. La fête de l'homme, dans ce qu'il a de meilleur, de plus fragile, de plus intime : son coeur. Et la fête du cosmos dans son destin le plus audacieux, dans ses espérances les plus folles : devenir un jour comme l'étoffe, comme la matérialisation du divin.

L'adage populaire dit que l'homme vaut ce que vaut son cœur : la sensibilité, la délicatesse, la pureté, la noblesse des sentiments, des pensées qui règlent son agir. Et c'est bien vrai ! L'expérience montre que la mesure du bonheur d'un homme est à la mesure de la limpidité de son coeur.

Eh bien, Dieu a voulu avoir un coeur d'homme pour ex­périmenter ce que c'était que d'avoir un coeur, pour en me­surer la puissance, la force quasi infinie. Mais aussi pour en sonder la faiblesse quasi abyssale. Il a voulu aussi avoir un coeur afin de nous montrer ce qu'il voulait pour nous, c'est à dire que nous ayons un coeur de Dieu. Il veut écrire son propre nom sur notre coeur.

 

Il l'annonçait déjà par le Prophète Isaïe lorsqu'il prédisait qu'un jour viendrait, un jour très éloigné encore, le dernier jour, le jour de l'accomplissement final. En ce jour là, disait-il, je l’écrirais sur leur cœur. Et l’homme n’aura plus besoin d’enseigner son frère car tous seront devenus des « enseignés » par Dieu. C’est difficile à traduire ! Des théodidactes directement inspirés par Dieu.

Ils auront un coeur qui sera devenu un coeur divinisé, un coeur qui est le réceptacle de ce qu'est Dieu, qui est l'expression de ce qu'est Dieu. Et ces hommes, alors, vivront souplement, mais aussi souplement que la brise, ils vivront de Dieu. Et ce ne peut être, cela, que le travail de l'Esprit Saint. Saint Paul nous parle si souvent, il parle sans arrêt de ce coeur nouveau que l'Esprit va façonner dans la poitri­ne de chaque homme.

Et le premier spécimen de ce coeur transformé, métamor­phosé, c'est le coeur de Marie que l'on dit très pure ou im­maculée. Marie qui est notre mère et qui infuse dans notre coeur à nous les germes du sien.

 

Mes frères, oui, la fête du coeur de Jésus est la fête de l'homme dans sa carnalité sauvée et transfigurée. C'est cela ! Mais c'est aussi la fête du cosmos. Teilhard de Chardin disait que le coeur de Jésus était le coeur du monde. C'est à dire le coeur du Christ ressuscité et glorifié est le mo­teur et la fin de l'évolution de toute chose. Pourquoi ? Mais parce que c'est dans ce coeur que vit la loi universelle qui dirige la constitution, la construc­tion du monde, cette loi universelle qui est l'Amour.

Et c'est ainsi qu’à partir du coeur de Jésus, en passant par le coeur de tous les hommes, le cosmos se hâte vers le jour où Dieu sera tout en toute chose, où le monde sera com­me un cristal qui rayonnera la nature de Dieu. Mais il faut pour cela que le coeur de chaque homme soit devenu un coeur de Dieu en liaison directe avec le coeur du Christ, ce coeur du Christ qui rayonne cette loi d'amour. Ab­solument partout, l'homme et le cosmos immergé dans l'Esprit Saint. Voyez, c'est cela ! Cette année est l'année consacrée à l'Esprit Saint, ne l'oublions jamais !

 

Et cette fête du coeur de Jésus, si elle est fête de l'homme dans sa carnalité restaurée. si elle est la fête du cosmos qui court vers sa destinée de gloire, elle est aussi la fête de l'Esprit. Car tout l'Esprit se trouve dans ce coeur de chair de l'homme Dieu. Et à partir de là, il prie et il se répand partout.

Rappelez-vous qu'après sa résurrection Jésus a soufflé, il a répandu son souffle. Le souffle qui venait de ses en­trailles, de son coeur, il l'a répandu sur ses disciples et sur le monde en disant : Recevez mon Esprit, recevez mon Amour ! 

Mais c'est aussi, mes frères, la fête - ne l'oublions pas - c'est la fête du moine car l'objectif premier de la vie monastique c'est la puritas cordis, c'est la pureté du coeur. C'est que nous ayons, nous, parmi les hommes, les tous premiers, un coeur qui soit nettoyé, un coeur pur, un coeur immaculé, un coeur qui transpire l'amour. Je l'ai déjà dit tant de fois, nous n'avons pas d'autres raisons d'être, ici, dans ce monastère, que cela.

 

Et tous nos efforts doivent tendre à coopérer avec l'Esprit Saint à la réalisation de ce prodige de faire de no­tre coeur, et puis à partir de notre coeur de tout notre être, des foyers qui rayonnent l'Esprit Saint. Car notre participation à la vie divine, elle va jusque là ! Nos paroles peuvent devenir Paroles de Dieu. Et notre respiration qui vient de notre coeur, notre respiration spirituelle, peut être spiration de l'Esprit.

Mes frères, c'est grâce à des hommes de cette qualité que le monde va plus vite vers son terme. Et ce terme doit se hâter. Il ne faut pas qu'il traîne, il ne faut pas le retarder. Il y a tant de choses qui le freinent dans sa course ? Mais nous, nous pouvons être ceux qui neutralisent les forces, oui, les forces d'arrêt, de freinage, les force d'anti, les forces contre, et qui parviennent à les vaincre, à les surpas­ser et parfois même à les transformer. Car il ne faut déses­pérer de rien ni de personne.

Voilà, mes frères, c'est à cela que nous invite la jour­née d'hier, celle d'aujourd'hui : à travailler avec Dieu, à travailler avec l'Esprit Saint dans la confiance, et j'ose le dire aussi, dans l'enthousiasme.

 

Chapitre : Jean-baptiste, Pierre et Paul.        28.06.81

          Trois témoins du Christ.

 

Mes frères,

 

Demain, nous allons célébrer la solennité des saints Apôtres Pierre et Paul. Mercredi, nous avons célébré celle de Saint Jean-Baptiste. Trois géants de sainteté, trois hom­mes aussi qui ont connu la faiblesse, l'erreur, l'échec. Les avez-vous déjà rencontrés ? La question n'est pas saugrenue. Ils sont des habitués de notre cloître si notre monastère est vraiment une émergence sur cette terre du Royaume de Dieu.

Pour ma part, j'ai déjà eu avec eux quelques entretiens. Ils m'ont dit des choses qui me regardent personnellement en raison de la place particulière que j'occupe parmi vous. Mais je pense que je puis vous en confier l'une ou l'au­tre puisque les frères participent peu ou prou à la person­nalité spirituelle de leur Abbé.

 

Pierre et Paul m'ont donné à entendre qu'il fallait de tout pour construire le Corps du Christ, donc pour construi­re un monastère. Ni l'un ni l'autre n'étaient humainement préparés à la mission que le Christ allait poser sur leurs épaules. Pierre, s'il n'avait pas un jour croisé le Christ, il eut été sans doute comme son père un marchand de poisson ? Et Paul, un tout autre homme, un intellectuel celui-là ! Il avait fait des études supérieures. Que serait-il devenu ? Oh, sans doute un quelconque avocat ou juge dans une quelcon­que cour rabbinique de la diaspora. Mais voilà, le Christ s'est trouvé sur leur route.

Et rétrospectivement, jetant un regard sur la trajectoi­re de sa vie, Paul pouvait dire : Mais j'ai été choisi dès le sein de ma mère. Et il en était certainement ainsi égale­ment pour Pierre ? Pierre, c'était, comme on disait alors, un ham hé ares, un de ces maudits qui ne connaissent pas la Loi. Et voilà, c'est cet ignare que le Christ a choisi pour être le roc sur lequel devrait pour l'éternité être fondée son Eglise. Dieu choisit des riens pour confondre les sages, constatera plus tard Saint Paul. Pensait-il à Pierre à ce moment-là ? Peut-être à Pierre et à d'autres semblable à Pierre ?

Quant à Paul, lui, c'était un dialecticien rompu aux joutes verbales les plus subtiles. Il l'est resté. Dieu ne détruit pas l'instrument qu'il choisi. Mais il lui infuse une sagesse nouvelle, cette folie de la croix que Paul al­lait proclamer partout. Je ne veux connaître, disait-il, parmi vous que Jésus, et Jésus crucifié. Je ne veux me glorifier que dans la croix du Seigneur Jésus.

 

Voilà, mes frères, Dieu prend n'importe qui, non pas pour faire n'importe quoi. Non, pour travailler à l'édifi­cation de son Eglise, il prend des ignorants, il prend des savants. Voyez notre communauté ! Personne ne doit se trouver abaissé, ni humilié, ni mé­prisé, même à ses propres yeux. Non, chacun est un prodige dans le Royaume de Dieu, qui que nous soyons. Et comme le dit Saint Benoît, c'est souvent au dernier de la communauté que Dieu révèle le clair de ses volontés et de sa vérité.

Mais Pierre et Paul m'ont aussi fait comprendre qu'ils avaient un trait commun, plusieurs d'ailleurs. Mais cette fois-ci, pour aujourd'hui il y en a un que je voudrais vous rappeler, c'est qu'ils ont été des témoins. Et c'est cela l'essentiel. Ils ont dit, ils ont crié ce qu'ils avaient vu, ce qu' ils avaient entendu, ce qu'ils avaient touché. Cela et rien d'autres !

Ils ne se sont pas référés à ce que on leur avait raconté ? Non, ils ont dit : Voilà comment les choses sont parce que c’est ainsi que nous les avons vécues, que nous les vivons encore. Et témoins, non pas d'une théorie quelconque, mais d'une Personne qu'ils avaient fréquentée, qu'ils fréquentaient encore. Car une fois qu'on a vu le Christ, on le voit tou­jours.

 

Et ils m'ont dit que c'était aussi dans une communauté le rôle principal de l'Abbé. Il doit être d'abord un témoin. Il ne peut rien dire qu'il ne l'ait puisé dans son expérien­ce personnelle. Il peut user d'une parole qu'il emprunte peut-être au vocabulaire d'autres qui l'ont précédé, où qui vivent à côté de lui ? Mais ces mots doivent toujours transmettre une expérience : ce qu'il voit, ce qu'il vit, ce qu'il entend. Et ce qui est vrai de l'Abbé, est aussi vrai pour chacun d’entre nous, pour chacun d'entre vous.

Vous devez être les témoins de ce que vous vivez, de ce que vous expérimentez. Et ce ne peut être que l'amour qui habite en vous. Mais l'amour qui prend des formes paradoxales parfois, et des formes tellement personnelles, et particu­lières, et uniques. Et tous ces amours qui portent témoignage forment un coeur splendide, un coeur qu'il est bon de regarder et qu'il bon d'écouter pour se nourrir et pour soi-même devenir davantage témoin sans peur.

Jean-Baptiste, lui, m'a rappelé qu'il avait, entre autre, été un oeil, un doigt, une voix. Un oeil qui sent autant qu'il voit. Dans l'obscurité du sein maternel, dans l'obscurité de la chair et du monde, Jean voit le Verbe de Dieu. Il voit le Christ. Il voit même l'Esprit Saint. Il découvre l'entièreté du plan de Dieu. Il voit le monde qui est soulagé du fardeau qui l'écrase, le monde qui est délivré par l'Agneau, cet Agneau de Dieu qui prend sur lui toute la masse de la misère des hommes. Et il voit ce monde immergé dans l'Amour, baignant dans l'Esprit.  

Jean-Baptiste était un oeil. Il était aussi un doigt. Un doigt qui indique le terme et la direction, celui qui est la voie, la vérité, la vie. Un doigt qui ne se retourne pas sur lui-même, mais qui désigne, qui est tendu vers l'autre. Jean-Baptiste est le maître de l'éthérocentrisme. Il est le contraire absolu de l'égocentrisme. Il est aussi une voix. Par sa présence, par sa manière de vivre, par sa parole, il invite à regarder et à aller au­-delà.

Mes frères, il doit en être ainsi pour l'Abbé. Il ne vit pas pour lui, mais pour le Christ et pour ses frères. S'il attire à lui comme le faisait Jean, c'est pour conduire au Christ. Il sait qu'il doit diminuer, lui, afin que le Christ croisse en lui et dans les autres.

Et ce qui est demandé à l'Abbé, il l'est aussi demandé à chacun d'entre vous. Vous devez, non pas capter l'atten­tion, mais vous devez la diriger vers le Christ. Vous devez chacun être un oeil qui voit le but, un doigt qui le montre aux autres, une voix qui indique le chemin à prendre. Et tout cela, par votre conduite.

 

Mes frères, si nous pouvons ainsi être attentif au mes­sage que par ma bouche vous adressent Pierre, Paul et Jean-­Baptiste, si tous ensemble nous pouvons être fidèle à ce qui nous est demandé, nous ferons de notre communauté une portion choisie du Royaume de Dieu. Nous vivrons dans la compagnie de ces saints. Nous serons leurs émules presque, car ce qu'ils désirent, c'est nous inciter à les imiter et si c'était pos­sible à les rejoindre et à les dépasser.

Et nous ferons cela, non pas pour nous-mêmes, seuls, mais afin d'être des témoins et que notre monastère soit pour le monde, pour l'Eglise, un foyer d'amour, un foyer de vie. Et que tous les hommes, grâce à nous, dès maintenant, mais surtout plus tard lorsque le Royaume sera manifesté aux yeux de tous, que tous les hommes puissent goûter la joie d'être aimé et d'aimer pour la gloire de Dieu et pour leur propre bonheur.

 

Récollection du mois de juillet.                    04.07.81

      Nature de la vie contemplative.

 

Mes frères,

 

Nous voici déjà engagés dans le second semestre de l'année 1981. Avant d'aller plus loin, nous allons prendre quelques instants de repos à l'occasion de cette récollection et nous allons jeter un regard sur les six mois écoulés. Où en sommes-nous ? Comment avons-nous utilisé ce laps de temps ? Quels travaux avons-nous achevés ? Quels fruits avons­-nous récoltés ?

Si nous suivons la trajectoire de ces semaines, nous remar­quons deux moments forts, deux plages d'incandescence. La pre­mière est la clôture de l'Année Jubilaire de Saint Benoît, le 21 mars. Et la seconde est la célébration du 16° Centenaire du premier Concile de Constantinople au jour de la Pentecôte.

 

Mes frères, l'année de Saint Benoît nous a placés ou repla­cés sur l'orbite de la foi. Nous avons reconnu que la vie monas­tique n'avait aucun sens, aucune consistance en dehors de la foi, d'une foi ardente en la réalité et en la vitalité du Roy­aume de Dieu présent et agissant parmi nous et en nous. Vivre dans la foi, c'est être passé sur l'autre rive, du côté de Dieu. Et de ce lieu privilégié voir, contempler l'en­droit des choses, des personnes, des événements, les admirer dans leur vérité, leur beauté, leur éternité. Il n'y a plus, alors, de petites et de grandes choses car toutes sont vues pour ce qu'elles sont : des manifestations éclatantes de l'être de Dieu. Elles sont toutes coloriées de divin.

Par contre, les yeux de la chair ne nous laissent percevoir que l'envers des choses : leur caractère fugace, leur vanité, ce qui en elles est contraire, en négatif. Et pourtant, l'envers des choses exerce sur nous une séduc­tion quasi irrésistible. Et alors, que faut-il penser de la puissance que ressent agissant en lui, celui qui dans la foi voit l'endroit des choses ?

 

Thérèse de Lisieux dont on nous a cité quelques paroles, était une toute petite fille. Et pourtant, elle avait reçu de Dieu la grâce de voir l'endroit. Elle avait détourné quasi naturellement son regard de l'envers. Et du même coup sa vie se trouvait transportée au centre l'action créatrice et divinisatrice de Dieu. Et à partir de là, elle pouvait devenir féconde, elle qui avait vouée au Christ sa virginité.

Elle pouvait engendrer dans l'invisible, des âmes, comme elle disait dans son langage à elle. Nous dirions aujourd'hui qu'elle pouvait engendrer des hommes à la vie de Dieu. Elle agissait du côté de l'endroit, tandis que naturellement l'hom­me psychique, animal, charnel, agit du côté de l'envers.

 

Il y a là, mes frères, une attitude qui définit parfaitement, comme le disait le Théologien Balthazar, la nature de la vie contemplative. Et l'année de Saint Benoît nous l'a rappelé en nous disant que la place qui est la nôtre, c'est dans ce domai­ne de la foi. Il essaye, Saint Benoît, de nous arracher à l'illusion des sens pour nous donner des yeux nouveaux, un coeur nouveau qui nous permet de voir et de goûter le divin et l'éternel, et aus­si de l'exprimer pour les autres.

Mais Saint Benoît n'est pas dupe. Il sait très bien que ce ne peut être que l'oeuvre, dans le moine, de la Personne divine de l'Esprit. Et ici nous rencontrons cet anniversaire que nous avons célébré au jour de la Pentecôte. Et Saint Benoît le sait. Il dira ce que Dieu dans son moine va pouvoir manifester Spiritu Sancto, 7,187, grâce à l'Esprit Saint.

 

Et Saint Benoît s'ingénie à établir les conditions optimales pour une collaboration féconde entre l'Esprit Saint et le moine. S'il y a, dit-il, dans ce que je vous demande des choses qui sont un peu difficiles, n'allez pas tout de suite prendre la fuite. Non, elles sont là propter emendationem vintiorum, pour la correction de vos vices. Pr,110.

C'est à dire pour vous placer dans la droite ligne de l'agir de l'Esprit, de façon à ce que dans le souffle qui va s'emparer de vous, vous puissiez être transportés au-delà de vous­-mêmes et acquérir une efficacité. Et pour reprendre le terme de Balthazar, une fécondité qui est de vous, qui est en vous, mais dont la source profonde n'est autre que cette source jaillissant en vie éternelle, qu' est l'Esprit Saint.

 

Et cet Esprit, mes frères, nous pouvons le voir comme la main de Dieu le Père. Mais une main qui nous pénètre, qui nous travaille par l'intérieur de nous-mêmes. Et Dieu - je dis Dieu parce que l'Esprit Saint est Dieu, ce­la va de soi parce que en lui agit toute la Trinité Sainte - ­Dieu donc, par son Esprit, s'attaque directement à la citadelle qui est notre coeur, la citadelle de notre être.

Et, lorsqu'il a réussi à s'emparer de notre coeur, à le net­toyer, à le purifier, alors il a gagné la partie. C'est notre être entier qui est transformé, transfiguré. Il peut devenir à son tour pour les autres, source de vie éternelle.

 

Mes frères, il faudra revenir là-dessus dans le détail con­cret. Mais nous avons bien le temps car l'année consacrée à l' Esprit Saint n'est pas encore terminée. Dans une semaine exactement nous allons retrouver encore Saint Benoît. Ce sera pour nous l'occasion d'un examen de cons­cience renouvelé, d'une reprise en main de notre vie.

Notre vie, oui, n'est-elle pas par nature une conversion con­tinuelle, un incessant appel au secours? Cette vie monastique contemplative à laquelle nous avons été appelés et que nous avons librement choisie, nous allons la poursuivre, mes frères, dans l'humilité, dans la vigilance, dans la reconnaissance aussi, et dans une confiance indéfectible.

 

Chapitre : Les RIEN de Saint Benoît.            12.07.81

      Radical et intransigeant !

 

Mes frères,

 

Hier, j'ai été à nouveau frappé par un trait de la per­sonnalité de Saint Benoît qui est trop souvent estompé sous le voile d'une conception minimalisante de la discrétion. Une fois encore, j'ai été impressionné par le caractère radical et intransigeant de l'option monastique de Saint Be­noît.

 

Vous avez sans doute remarqué comme moi la splendide an­tienne que nous avons chantée aux Laudes et aux Vêpres. A l'intérieur de cette antienne se dessinait un parallè­le et un enchaînement logique entre précisément l'absolu de Saint Benoît et le résultat extraordinaire de sa vie. Le cou­rage du dépouillement total qui fait de Saint Benoît un homme de Dieu et qui donne à sa vie une fécondité inépuisable. Il devient le Père d'une multitude innombrable de frères.

Dès le début, on a assimilé la vie monastique au martyre. On y a vu un substitut du martyre, et à juste titre, car elle est comme le martyre une mort. Elle s'efforce de prendre à son compte et de pousser jus­qu'à sa limite extrême le paradoxe Evangélique de la mort : mort au monde, mort à sa famille, mort à soi-même. Et à tra­vers le tunnel, la nuit de cette mort, entrer dans la vérita­ble vie.      C'est une grâce de comprendre cela, et c'est une autre grâce de le vivre !

L'absolu de Saint benoît se trouve synthétisé et exprimé avec force, avec puissance, dans le petit mot qui revient si souvent dans sa Règle et qui est le mot nihil, rien. On a placé en exergue le nada, le rien de Saint Jean de la Croix, avec raison d'ailleurs ! Mais qui se préoccupe de celui de Saint Benoît qui est tout aussi exigeant ?

 

Hier, à l'occasion de la fête de Saint Benoît, j'ai un peu passé en revue dans sa Règle les endroits où il parle de ce rien. Ils sont nombreux, trop nombreux ! J'en ai épinglé quelques-uns :

Le plus connu c'est le : rien préférer à l'amour du Christ, ça revient à deux reprises. Et la seconde fois, à la fin de sa Règle, Saint Benoît dit : omnino nihil praeponant, 72,14. Absolument rien ne doit être placé avant l'amour du Christ. Cet amour du Christ a une priorité absolue. Absolument tout doit lui être sacrifié.

C'est un amour qui mobilise toutes les énergies de l'être. Il est de nature sponsale. C'est à dire que cet amour est aussi prenant que l'amour d'une épouse pour son époux. Il ne laisse plus aucune place dans l'être, si ce n'est à lui. C'est un absolu qui ne se discute pas. Il est là !

 

Il faut prendre le nihil de Saint Benoît à la lettre. Ce n'est pas un rien relatif ? Non, c'est un rien absolu. C'est quelque chose d'assez, il faut le dire, c'est quelque chose d'effrayant car ça nous fait passer par la mort. Mais alors, nous retrouvons les exigences du Christ : Celui qui veut m'aimer, il doit prendre en aversion, dit-il, son père, sa mère, ses frères, ses soeurs et jusqu'à sa propre vie. Naturellement je reviendrai là-dessus à la fin. Il faut le comprendre comme le Christ l'a compris. Mais j'y re­viendrai tantôt.

Saint Benoît dit ailleurs au début de sa Règle, cette fois-ci, qu'il ne faut rien avoir de plus cher que le Christ : Nihil carius, 5,3, rien de plus cher. Ici, vous voyez, cet amour laisse percer une note de sen­timentalité, d'affectivité. On aime le Christ, non pas céré­bralement, mais avec son coeur. C'est un véritable amour hu­main qui va jusqu'à mobiliser les puissances sexuelles. Il ne faut pas avoir peur de le regarder en face.

Pourquoi? Mais parce que le Christ n'est pas seulement un homme, mais il est Dieu. Et en Dieu, la féminité est aussi présente que la masculinité. Et lorsque quelqu'un aime le Christ avec son coeur, il l'aime avec autant de puissance qu'il aimerait une femme. Nous avons là le fondement, la base de notre voeu de chas­teté ! Et c'est quelque chose qui devient tout naturel.

 

Ici, dans ce carius, rien de plus cher que le Christ, les puissances d'éros, érotiques en nous sont prises en charge comme les puissance de charité, d'agapè. C'est l'équilibre qui s'introduit dans notre être. Et cela explique le fait assez déconcertant que l'obéissance devienne naturelle chez un hom­me qui vit cet amour de cette façon. Là où ce rien s'est introduit dans son affectivité, l'obéissance devient spontanée. Elle n'est pas mise en cause. Elle coule de lui comme à la mesure, à l'accompagnement de son amour.

Voyez, c'est comme une mélodie, cet amour, une harmonie qui entraîne tout le mouvement, toute la danse de l'être. C'est extrêmement beau ! C'est ainsi que nous devons par exemple concevoir un ange. Un ange est légèreté. Il est mouve­ment, il est souplesse, il est grâce. Parce que en lui cet amour de préférence pour son créateur qui est le Christ-Dieu devenu le Christ-homme, devient la source d'un don de soi qui rend l'ange parfaitement un et parfaitement léger.

           

Or, il en est de même dans l'homme pour le quel le Christ n'est rien de plus cher. On comprend alors que Saint benoît dise ailleurs que le moine ne doive avoir absolument rien en propre. Encore une fois ici le rien appuyé par le omnino : absolument rien ! C'est à dire aucunes choses, mais aussi aucunes pensées ne lui est propre, aucuns sentiments...Il ne s'appartient plus. Il a été exproprié! Ce n'est plus lui qui vit, c'est le Christ qui vit en lui. C'est l'amour du Christ qui le meut. C'est l'amour du Christ qui le fait respirer.

Cet omnino nihil devient ainsi la logique de cet amour. Le moine et le Christ ne font plus qu'un. Et c'est le Christ qui a pris toute la place. Le moine pense au Christ tout le temps. Vous savez que lorsque un garçon aime une fille, il y pense à tous moments de la journée. Il ne reste pas une minu­te sans y penser. Il peut faire n'importe quoi, c'est toujours présent. Tout son être est pris par cet amour.

Il en est de même pour le moine qui aime le Christ. Alors Saint Benoît dira, lorsqu'il faut aller là où le Christ nous appelle, c'est à dire à l'Opus Dei, eh bien, il faut aussi, là, tout laisser tomber. Rien ne doit être préfé­ré, dit-il, rien ne doit être placé avant l'Oeuvre de Dieu. Mais nous devons entendre Œuvre de Dieu comme je vous l'ai expliqué autrefois, non seulement comme l'Office Divin que nous avons maintenant, mais aussi la grande Oeuvre de Dieu qui est la création, et le salut, et la sanctification de l'univers entier en commençant par notre propre personne.

 

Et dans cet Opus Dei, il y a quelque chose qui s'intro­duit : c'est l'opposition entre rien et tout. Nous ne l'avons pas encore rencontré jusqu'à présent. Saint Benoît dit : il faut laisser tomber tout ce qu'on a en main. Il y a là une vacuitas manuum, un vide des mains qui est, au moment de l'Opus Dei, le signe et la révélation de la vacuitas mentis. C'est à dire que au moment où je me rends à l'Oeuvre de Dieu, je laisse tomber non seulement tout ce que j'ai en main en ce moment, mais aussi tout ce que j'ai dans la tête. Je suis désencombré, je laisse consciemment toute la place à ce que je vais faire, c'est à dire à ce travail qui est celui du Christ en moi et dans le monde.

Au moment de la profession, au moment où le frère se don­ne à Dieu, Saint Benoît dit qu'il ne doit rien se réserver de tout - encore une fois cette opposition entre rien et tout ­mais il doit abandonner tout et ne rien garder pour lui-même, mais aucune chose. Et il n'aura même plus à sa disposition son propre corps, ni sa volonté ! Là, vous avez cette apparition de la mort. Car lorsque j'abandonne mon corps, je suis mort.

On a entreposé, voici quelques jours, dans le garage de la brasserie, des crânes, des tibias, des vertèbres, des man­dibules, toutes sortes d'ossements qui venaient là-bas du ci­metière de Saint Remy. Voilà, vous voyez, c'est ça le corps qui a été abandonné ! Ces pauvres ossements ne disposent plus d'eux-mêmes. On les a manipulés. On les a reconduits là-bas. Et ainsi est le moine au moment où il se donne à Dieu. 

Ce n'est pas macabre, savez-vous ? Non, parce que c'est la réa­lisation ou la rénovation de notre baptême. C'est symbolique­ment exprimé par le geste qu'on enlève au frère ses habits séculiers. Il est tout nu. Et on lui en donne d'autres. On le dépouille. Dépouiller ? En français, ça ne paraît guère, ça se re­trouvera dans le wallon qui a conservé mieux la relation : dispiauler, ce qui signifie enlever la peau. On lui enlève vraiment sa peau. Et on lui donne une nouvelle peau. Il a maintenant une peau de Christ. Il a sa peau nouvel­le, la peau dans laquelle un jour il va ressusciter. Il reçoit les prémices de son corps spirituel, mais il a pour cela abandonner son corps charnel.

C'est cela la profession ! Et on comprend que Saint Be­noît dise qu'il ne faut absolument plus rien se réserver à ce moment, on ne s'appartient plus. C'est une exigence terrible, mes frères, c'est l'exigen­ce de la fidélité. C'est le baptême, c'est la résurrection. On ne met pas du vin nouveau dans de vieilles outres. On ne met pas une pièce neuve à un ancien habit. C'est cela l'acte que nous avons posé.

 

Saint Benoît dit encore ailleurs que rien ne doit se faire sans l'ordre de l'Abbé. Encore une fois rien ! Pourquoi ? Mais parce que l'Abbé est au regard de la Foi le Christ lui-même. C'est à travers ma relation à l'Abbé que je vais prouver la vérité de mon amour pour le Christ. Et Saint Benoît dira : il faut aimer Son Abbé d'une cha­rité humble et sincère. 72,13. Sincère ? Et si ça n'est pas, alors pas de problème, ma relation avec le Christ n'est pas vraie. Je suis un faussaire.

Vous voyez le radical, l'absolu et l'intransigeance de la position de Saint Benoît. L'éducation monastique a lieu dès le noviciat et elle se poursuit sans arrêt. Parce que on appellera ça, aujourd'hui, la formation permanente, parce que on a peur des mots. Disons plutôt : c'est la mise en oeuvre de notre voeu de conversion. C'est l'éducation à la vie monastique, c'est l'apprentissage du dépouillement et rien d'autre. C'est tou­jours à cela que nous en revenons. C'est cela notre conversion ! C'est se détourner de la vanité pour nous tourner vers la vérité et le réel.

Or la va­nité, c'est ce que je possède, c'est ce que je pense, c'est ce que je suis. C'est ça la vanité, la vapeur, le brouillard. Et ça s'évapore, ce rien. Et la vérité ? La vérité, c'est la vie divine, c'est la vie éternelle, c'est la personne du Christ qui est le chemin, la vérité, la vie. Voyez la conversion, c'est le passage de cette vanité à cette vérité mais toujours à travers le canal de ce qui va m'apparaître à moi comme une mort. Car étant vanité, je suis attaché à la vanité et la vérité est tellement consistante qu'elle me fait peur. L'effort de conversion sera de ne pas avoir peur.

 

Maintenant, mes frères, je viens à ce que je faisais al­lusion au début. Attention ici à l'illuminisme, au fanatisme, au sectarisme dans cet absolu et cette intransigeance, et cette rigueur bénédictine. C'est un danger réel! Aussi, pour y échapper, nous de­vons pratiquer la vertu de discrétion mais sans l'édulcorer, sans la minimaliser cette vertu. Et discrétion et équilibre, cela je le trouverai dans ma relation avec un Ancien Spirituel qui, lui, est devenu maître en cette science de la conversion et de l'absolu.

Il pourra donc guider mes pas. Il pourra me conseiller et il me mettra en garde contre les illusions. Car vient se glisser dans notre travail celui qui a tout intérêt à ce que il ne réussisse pas. Appelons-le le démon. Que ne me fera-t-il pas passer en tête ? Je vais donc révéler mon coeur, je vais l'ouvrir à mon Père Spirituel qui, lui, me guidera avec sécurité sur les rou­tes du dépouillement total.

Voilà, mes frères, si nous sommes fidèles à cette direc­tion monastique qui est celle de Saint Benoît, nous entrerons déjà maintenant dans les prémices de la résurrection et de la vie éternelle. Et notre vie possédera une fécondité à laquelle elle a droit, une fécondité à noter portée, une fécondité dans l'in­visible. Mais viendra le jour où nos yeux seront ouverts et où nous verrons notre postérité. Et à ce moment-là, mes frères, nous ne regretterons rien de ce que nous avons abandonné ici sur terre pour l'amour de notre Christ.

 

Homélie : 15° dimanche ordinaire. A.           12.07.81*

          La parabole du semeur : Parole de Dieu.

      Mt. 13, 1-23

 

Mes frères,

 

Pendant que j'écoutais le Christ nous exposer le sens de sa Parabole, une interrogation se levait en moi : qui est cet homme dont il parle ? Ne serait-ce pas moi ? Mon coeur est-il une terre bonne, riche, généreuse, fé­conde, bien défrichée, avide de produire ? Ou bien est-il en­core un chantier avec des coins durs comme du béton d'autorou­te, des endroits encombrés de cailloux, des bas-côtés hérissés de broussailles ?

Il est sans doute un peu de tout cela à la fois. Et si j'ai été appelé dans le monastère, c'est pour que le glaive, le feu et l'eau de l'Esprit de sainteté défoncent mon coeur, l'amollissent, le rendent ouvert, accueillant, disponible à la Parole de vie. Car la Parole de Dieu nous est dispensée à toute heure du jour et même de la nuit. Et cette Parole de Dieu est le plus grand des trésors qui se puisse concevoir ou imaginer.

Elle est en effet messagère du vouloir divin qui est amour. Et elle est porteuse de vie divine, d'une vie qui doit s'emparer de mon coeur, qui doit me transfigurer et faire de moi un fils de Dieu jouissant de toutes les prérogatives de son Père.

 

Et cette Parole de Dieu est souverainement efficace, mê­me au coeur de son échec, même lorsqu'elle tombe sur le béton de mon indifférence, dans les pierres de mon égoïsme ou dans les ronces de mes convoitises. Elle est toujours triomphante car elle est habitée par la folie de la croix, la folie explosive de la croix, cette croix qui est tout ensemble échec suprême et victoire abso­lue.

D'ailleurs, tout au fond de notre subconscient veille une complicité secrète avec la Parole : l'Esprit de sainteté qui crie en nous comme il gémit dans toute la création. Et cet Esprit, de l'intérieur, fait craquer lentement les parois du refus et du néant. Et lorsque nous pénétrons dans le mystère Eucharistique, nous établissons une liaison entre la Parole et l'Esprit. Et notre coeur fait un bon en avant vers cette pureté qu'il espè­re acquérir.

Mes frères, puissions-nous obtenir des yeux qui voient, des oreilles qui entendent. Puissions-nous devenir des hommes éprouvés, des coeurs sur lesquels tombera un rayon de la joie de Dieu, dans la réalisation de son dessein de salut, de joie et de paix.

 

                                                                                                            Amen.

 

Chapitre : Le problème du Psautier.              13.07.81

      1. Un Psautier appelé œcuménique.

 

Mes frères,

 

Nous allons ouvrir une petite parenthèse dans l'étude du Projet des Constitutions. Je voudrais vous parler d'un problème qui commence à inquiéter la partie francophone de l'Ordre monastique, Bénédictin aussi bien que Cistercien. Ce problème a trait à l'exécution en langue française de l'Office Divin. Et il touche plus particulièrement le Psautier qui est utilisé presque partout, Psautier appelé oecuménique. [9]

Il ne faut pas oublier que la langue officielle de l'Office Divin pour l'Eglise latine demeure le latin. Rome a concédé l'usage des langues vernaculaires, mais en demandant expressément que dans toute la mesure du possible on préserve le trésor incomparable du grégorien. Un peu partout on cherche un équilibre entre langue ver­naculaire et Grégorien.

Vous savez ce qu'on fait ici. Et quand on voit l'évolution dans les différents monastères, il ne faut pas croire que la langue vernaculaire gagne du terrain, si je puis m'exprimer de cette façon. C'est plutôt l'inverse, de plus en plus on revient à ce trésor qu'est le grégorien ; ça ne veut pas dire que d'ici quelques années tout sera de nouveau en latin ? Loin de là, loin de là !

 

Mais on s'aperçoit que certaines parties dans la litur­gie, surtout dans la liturgie Eucharistique sont tellement ri­ches que on doit, pour mieux s'en laisser pénétrer, revenir aux textes qui portent des siècles de tradition liturgique et qui nous sont parvenus dans la langue latine. Un peu partout - et quand je dis partout, ce n'est pas seulement ici dans l'Ordre monastique - un peu partout grandit un malaise à propos du Psautier.

Il faut dire qu'au début les intentions étaient très belles. On a voulu établir un texte reçu par les diverses Con­fessions Chrétiennes, Catholiques, Orthodoxes, Protestantes. Et cela, dans un esprit Oecuménique. C'était en effet très beau de voir tous les chrétiens, quelque soit leur Confession, prier les Psaumes sur un même texte. On s'est donc attelé à la tâche avec enthousiasme.

Il y avait déjà des jalons posés grâce entre autre au Psautier dit de la Bible de Jérusalem ou de Gélineau, qui était un pre­mier pas. On est allé plus loin. Il y a eux des travaux. On a consulté de grands experts. On a mis au point un texte qui a été expérimenté dans une trentaine de communautés, qui a été chanté. Puis on a recueilli les remarques et on a de nouveau travaillé. Il faut dire que c'est un travail qui a été fait avec beaucoup de sérieux.

Or, voici que maintenant la déception gagne. Mais pour­quoi ? Pourquoi ? Je vais résumer le tout en un mot. On s'aperçoit que ce Psautier dans le fond n'est pas une Psautier Chrétien. La remarque en avait été faite, je m'en souviens très bien, à la Conférence Régionale de Port-du-Salut par l'Abbé d'Orval, Dom Etienne. Il avait demandé, il avait proposé que les moines cisterciens au moins, et si possible aussi bénédic­tins, puissent dans la partie francophone se mettrent tous d'accord sur un texte nouveau du Psautier.

On serait parti du Psautier Oecuménique. Mais il aurait été retouché et revu pour lui rendre sa note chrétienne. Il avait cité un exemple que j'ai retenu. Il disait : Voilà, dans le texte du Psautier actuel, on n'emploie plus ja­mais le mot Christ. On l'a remplacé par Messie. Vous voyez, Messie c'est l'équivalent Hébreux du Grec Christ. Enfin, tou­tes sortes de petites choses ainsi. On avait demandé l'avis de l'Abbé de la Trappe qui est le grand Maître de l'Ordre en question Liturgique, et qui était de passage à Port-du-Salut. Et il avait répondu : Ce qu' on propose n'est pas possible ! Pourquoi ?

Parce que, à-t-il dit, tout d'abord le texte du Psautier Oecuménique est déposé officiellement, on ne peut donc pas y toucher. On ne peut pas donc y toucher, on ne peut pas y chan­ger un mot. Donc, bloqué de ce côté là. En outre, ce nouveau texte est adopté dans la liturgie officielle de l'Eglise pour la célébration de l'Eucharistie, par exemple, tous les textes qui maintenant sont publiés pren­nent comme base le Psautier Oecuménique.

 

Si bien que les gens de l'extérieur, les hôtes qui sont accueillis dans les monastères en nombre de plus en plus grand, eux, dans le monde, ils sont habitués aux textes du Psautier Oecuménique. S'ils arrivent dans les monastères, ils entendent d'autres Psaumes et alors ils sont perdus. On doit toujours s'aligner sur l'Eglise.

Or ce problème est réel, car dernièrement nous avons reçu un coup de téléphone de Soleilmont. Un problème là-bas et justement celui-là ! Ces braves soeurs sont divisées sur le texte du Psautier. Elles utilisent encore toujours le texte de Gélineau. Or là-bas, on reçoit beaucoup, beaucoup de monde. Je ne suis jamais allé à l'église de Soleilmont. Mais enfin, d'après ce qu'on m'a dit, tout le monde est ensemble dans une salle et tout le monde chante, tout le monde a le même Office.

            Mais ces braves personnes qui viennent du dehors ont dans leur poche le Psautier Oecuménique. Elles l'apportent, mais voilà qu'on chante d'autres psaumes, ces personnes ne savent plus suivre. Les hôtes réclament. Alors les soeurs disent : il faut le faire, il faut s'aligner. Mais d'autres soeurs disent : Non, ce Psautier-là, il ne faut pas le prendre, c'est trop difficile à chanter, c'est impossible à chanter, on n'y arrivera jamais !

 

Voyez ça ! L'Abbé de la Trappe l'avait dit : Voilà le problème qui va se poser dans nos monastères. Et donc ça se pose là-bas. Elles vont certainement trouver une solution. Elles feront comme tout le monde, elles devront bien y passer. Pour les consoler, nous leur avons envoyé un des Psau­tier d'ici en disant : Voilà, voyez, il est tout de même pos­sible de faire quelque chose. Qu'en ont-elles fait ? Je n'en sais rien ? Depuis lors, c'est le grand silence.

Et il disait encore : Oui, en soi on peut toujours prendre un autre texte que le texte oecuménique. Et si vous voulez un texte chrétien, eh bien, prenez le Psautier Chrétien. Il existe. Oui, il existe, il est ici au noviciat. C'est une communauté de soeurs, je ne sais pas où, qui a composé ça il y a quelques années. Il est chanté dans cer­taines communautés religieuses. Celui-là est vraiment chrétien. Il est traduit textuellement sur la Septante. Tandis que le Psautier Oecuménique a comme base de traduction le texte Hébreux, ce qui est naturellement requis. Mais maintenant, pourquoi n'est-il pas chrétien ? Il est jugé n'être pas chrétien parce qu'il se situe en dehors de la grande Tradition ecclésiale et il apparaît étranger à l'Evangile et aux Auteurs Apostoliques.

Vous savez que le Christ, par exemple, se sert dans ses discussions avec les pharisiens du texte des Psaumes. Mais ce texte qu'utilise le Christ, on ne le retrouve plus dans le texte du Psautier Oecuménique. Naturellement, quand on le sait, on y voit des traces. Mais on ne s'y retrouve pas. Il est utilisé dans un autre sens que le Christ l'a utilisé, ou bien que Saint Paul l'a utilisé. Alors, ça crée des difficultés. C'est tout autre chose ! C'est en dehors de la Tradition Apostolique Ecclésiale.

 

Mais alors on vous répondra : Oui, mais ce n'est pas le Christ qui a prononcé ces paroles-là. Elles ont été mises par les Apôtres, par l'écrivain dans la bouche du Christ. D'ailleurs c'est la Tradition de l'Eglise primitive qui a été placée dans la bouche du Christ. Mais ce n'est pas un ipsisimum Verbum Christi, comme on dit, un mot dont on est absolument sur qu'il a été prononcé par le Christ. Alors, quand on commence à entrer là-dedans, on n'en sort jamais plus ! Enfin, de toute façon, il y a là un problème.

Et on est arrivé en dehors donc de cette Tradition Evangélique, Apostolique et Ecclésiale en raison des options des traducteurs, de ce qu'ils ont choisi. Et aussi en raison du vocabulaire qu'ils ont utilisé et qui est un vocabulaire non chrétien. Il faut dire que le texte, on le sent, est beaucoup plus vigoureux, beaucoup plus mordant que le texte de Gélineau qui était plus doux. Il n'était pas si âpre. Il n'était pas si agressif. Il n'était pas si masculin, si viril. Il était plus féminin, je dirais. Et ça c'est vrai, il est plus percutant.

Mais on uti­lise des mots qui sont des mots d'aujourd'hui, qui sont des mots modernes. Alors, on aboutit à un texte qui est désacralisé. Or, sur un texte qui utilise des mots profanes et qui est désacralisé, dans un tel texte on ne sent pas jouer, on ne sent pas vibrer la grande symbolique chrétienne et patris­tique. On ne le sent pas jouer. C'est comme si on se trouvait devant un commencement absolu. C'est coupé de ce qui était avant. On ne voit pas les ponts ni les repères.

 

Et alors, si on fait encore un pas plus loin, il est difficile d'adapter à un tel texte désacralisé des mélodies porteuses de sacré, c'est à dire des mélodies qui répondent aux attentes profondes et anthropologiques de l'homme, des mélodies qui répondent aux besoins de l'homme avide de per­cevoir le divin dans une beauté qui surgit de l'homme qui est créé beau à l'image de Dieu.

Ce texte-là se chantera très bien sur des mélodies com­me je les ai entendues au Chapitre Général chez les Américains, des Négros, des mélodies de Jazz. C'est très rythmé ! Il faut une guitare. Et puis, quand vous avez la gui­tare, vous sentez le mouvement qui vient en vous. Et on peut très bien imaginer que tout le monde commence à danser cela sur un rythme de Jazz. Voyez, c'est du moderne ! Mais ce n'est pas un chant qu'on peut dire sacré, qui vient des profondeurs de l'humanité et qui arrive jusqu'à nous, et qui porte des vagues du religieux, du divin, du mystique. Non !

Voilà le problème tel que on le ressent un peu partout. Il y a un malaise. Et ce malaise, on essaye de le conjurer comme on peut. Il est certain que ce texte-là - pas tout de suite, après un certain temps - il devra céder sa place à un autre. Mais quand ? Et ça, nous n'en savons rien, ça peut durer des années et des années encore.

 

Mais il y a tout de même quelque chose, un événement qui s'est produit. Le 25 Avril 1979 en la fête de Saint Marc, le Pape Jean-Paul II a promulgué la Constitution Apostolique Scriptuarum Thesaurus, donc, Trésor des Ecritures, qui déclare typique et qui promulgue la Neo-Vulgate.

Je ne vais pas commencer à vous expliquer ce que c'est que la Vulgate et la Neo-vulgate, ça se fera de soi-même dans les jours qui suivent. Mais je veux simplement dire ceci, c'est que le Pape di t :

 

Par cette lettre nous déclarons typique et nous pro­mulgons l'édition de la Neo-vulgate de la Bible surtout pour l'usage liturgique, mais aussi pour être appliqué à d'autres usages comme nous l'avons dit.

 

Et voici ces autres usages:

 

Cette nouvelle édition de la Vulgate (c'est donc latin) pourra aussi servir de référence pour les traductions en langues modernes destinées à un usage liturgique et pastoral.

 

Donc, les traductions à venir, elles seront faites sur ce texte de la Neo-vulgate. Or, la Neo-vulgate est une correction de la Vulgate antérieure. Cette nouvelle Vulgate a été faite sur l'original Hébreux, mais en tenant compte de toute la Tradition Patristique, de la Tradition Liturgique et de la Tradition Apostolique.

 

Alors mes frères, il y a quelque chose qui va se pas­ser dans les années à venir. Et ça commence déjà à bouger dans un endroit ou l'autre. Nous avons ici, j'ai en tête, c'est déjà en route un peu un projet. Je vais vous en parler demain soir si Dieu nous conduit jusque là. Mais dès demain à midi, nous allons lire au réfectoire :

D'abord une allocution prononcée par le Pape le 26 Avril 1979 à la Commission Biblique Pontificale. C'est l'insertion culturelle de la Révélation, Révélation qui s'insère dans une culture. Et puis alors la Constitution Apostolique en question. Et enfin, un commentaire de cette Constitution par feu Mon­seigneur Descamps qui était Secrétaire de la Commission Bi­blique Pontificale.

Je vous demande d'être bien attentif, car ce sont des choses très importantes. Et je demande au lecteur de bien vouloir lire à haute et intelligible voix, bien en face du micro, sans aller trop vite pour que chacun puisse bien suivre, comprendre et laisser pénétrer en soi ce nouvel enseignement que nous donne notre Pape Jean-Paul II.

 

Chapitre : Le problème du Psautier.              14.07.81

      2. Le Professeur Reznikoff.

 

Mes frères,

           

Je vais reprendre mon exposé à l'endroit où je l'avais abandonné hier. En mars avril 1978, nous avons reçu pour la première fois la visite de Monsieur Reznikoff qui est professeur de chant sacré à l'Université de Paris. Je me souviens qu'à l'époque il nous avait donné, ici même, une définition qui à mon sens est magnifique du chant sacré. Il disait : C’est l’énonciation juste du Nom Divin.

Le Nom Ineffable ne peut être prononcé correctement que dans le chant sacré. Il y a là toute une théologie de l'Incarnation, de la Résurrection, de la Transfiguration, de la Divinisation. Mais je ne vais pas m'attarder sur ce sujet car j'en aurais bien jusqu'à la fin de ce Chapitre.

 

Ce Professeur Reznikoff est un Français de Paris, d'ori­gine Russe, de confession Orthodoxe. Ce n'est pas un rêveur, car il est aussi dans la même Université Professeur de Mathé­matique supérieure. Mais pour l'instant, il laisse plutôt cette matière de côté pour se consacrer davantage à l'Art et au Chant Sacré. Quel est l'objet de ses travaux et de ses recherches ?

Avec ses élèves il scrute l'origine et le développement du chant sacré comme tel. Ils explorent les grandes Traditions religieuses de l'humanité : Extrême-Orient, Japon, Chine, Inde, l'Afrique, plus près de nous l'Islam, Byzance, le monde Grec, le monde Paléoslave. Et alors, ce qui nous touche de plus près, la Latinité, le chant Grégorien particulièrement dans les Gaules. Il y a donc là une mine inépuisable de découvertes.

Et il semble bien que il y ait entre toutes ces expres­sions du sacré à travers le chant, un fond commun à toutes ces Traditions. Et ce fond est vraiment enraciné dans la nature de l'homme, de l'homme saisi en présence du divin. Lorsque l'homme se trouve en présence de Dieu, quelque soi sa race, sa culture, les périodes auxquelles il vit, il s'exprime de la même façon, dans les mêmes formes. Il y a donc là quelque chose qui fait partie de notre nature.

 

Naturellement, ces recherches sont liées, si on voulait les pousser plus loin, à l'anthropologie, à la biologie, à l'étude des cultures, des formes. Je pense que il le fait, car il n'est pas seul, il est en équipe. Et la question qui se pose à lui et à ses collaborateurs est celle-ci : Est-il possible aujourd'hui de couler la langue Française dans les formes primordiales originelles du Chant Sacré ? Et il répond par l'affirmative. Voilà donc en gros le plan de son travail, de ses découvertes et de ses recherches qui continuent.

Lorsqu'il est passé, voici donc maintenant trois ans, il avait fait quelques remarques à propos de l'exécution de notre Office. Ces remarques étaient pertinentes. Nous les avons re­çues avec humilité et reconnaissance. On en a tenu compte. Il faut dire que depuis lors nous avons réalisé de grands progrès. A tel point que maintenant, à notre mesure à nous, avec les moyens dont nous disposons, nous sommes tout de même dans l'exécution du chant sacré arrivés à un certain niveau. J'oserais presque dire, de perfection, si je ne crai­gnais d'être prétentieux. Mais enfin, c'est bien. Nous pouvons nous accorder un satisfecit.

Mais ça ne veut pas dire que nous devons en rester là, ni nous laisser aller, ça demande un effort d'attention per­manent. Il est toujours resté en contact avec l'Abbaye, mais il n'a pas eu l'occasion de revenir sauf au début de cette année-ci. Et alors, dans,la ligne de ce que je vous ai dit hier, j'ai repris à mon compte une suggestion qui m'avait été faite il y a trois ans par le Père Eugène. Il avait proposé que le Professeur Reznikoff compose à notre intention un Office, l' Office d'une Fête. A ce moment-là déjà nous avions en chantier au début, les livres d'Office que nous utilisons maintenant. Mais le Père Eugène pensait qu'il eut été très bien et utile si le Professeur avait pu présenter à la communauté un Office entier d'une fête quelconque. Je l'avais proposé. Mais il s'était plus ou moins récu­sé. Et maintenant je comprends qu'à ce moment-là cette demande était un peu prématurée. Il ne disposait pas alors des instru­ments qui sont les siens aujourd'hui.

           

J'ai donc renouvelé ma proposition. Et cette fois-ci, il a donné son accord. C'est que, entre temps, il a eu l'occasion de travail­ler avec des communautés contemplatives, entre autre dans no­tre Ordre un monastère d'hommes, Orval. Il a aussi été con­tacté dernièrement par un monastère féminin, Laval. Le chantre d'Orval a écrit, il y a de cela 6 semaines, deux mois peut-être, pour demander s'il ne pouvait pas venir ici afin de contacter le Professeur et de voir ce qu'il serait possible de faire pour Orval.

Monsieur Reznikoff, quant à lui, trouve que ce serait utile de pouvoir travailler pour plusieurs monastères en même temps. Il disait, il me le disait à moi, si on pouvait le fai­re pour Orval aussi pour ne pas disperser les efforts, pour ne pas se fatiguer et faire une chose pour Rochefort et faire une autre chose pour Orval. Et sans que on en ait parlé à Orval, voilà que le chan­tre veut venir ici. Nous avons répondu que c'était un peu tôt, qu'il n'y avait encore rien de définitif de fait, mais que pen­dant les vacances on aurait bien l'occasion de le recontacter.

Il viendra passer quelques jours ici avec nous pour rencon­trer le Professeur et voir ce qui serait possible. Alors, j'ai proposé de mettre au point l'Office de l'Assomption, depuis les Vigiles jusqu'aux Complies, tout. Mais vous vous rendez bien compte que c'est un gros travail. D'abord il faut mettre au point le texte français des invitatoires, des antiennes. Ce texte, maintenant, a été élaboré. Il est à la disposition des communautés. Il vient de Rome. C'est la Liturgie monastique des Heures. Il a été publié en 1977. Il est ici à l'Abbaye.

 

Donc, il faut traduire du Latin en Français tous ces textes d'antiennes. En plus, il y a les Psaumes qu'il faut traduire en un Français Biblique, Patristique, et Liturgique à partir de la Neo-vulgate qui, comme le dit le Pape, nous l'avons entendu ce midi, peut servir de base pour une traduc­tion en langue vernaculaire des textes destinés à la Liturgie et à la Pastorale. On peut donc maintenant, sans aucun scrupule, et même dans une obéissance parfaite aux conseils du Pape, traduire et utiliser les Psaumes en langue vernaculaire à partir du texte de la Neo-vulgate. Mais ça, c'est uniquement pour l'élaboration des textes.

Viennent alors les mélodies. Il faut mettre des mélodies, et sur les invitatoires, et sur les antiennes, et sur les répons, et sur les Psaumes. Mais, des mélodies qui soient en accord avec les prin­cipes dont j'ai parlé il y a un instant, les principes du chant sacré. Cela ne peut pas être fait en quelques jours, ni même en quelques semaines, ni même en quelques mois. C'est en route, mais je me demande bien quand nous en verrons la fin ?

Alors, il m'est venu une seconde idée. Je me suis dit que plutôt que de commencer par le début, on pourrait bien com­mencer par la fin, c'est à dire préparer l'Office de Complies. Et c'est cet Office de Complies qui est le même pour tous les jours de l'année qui pourrait déjà être utilisé. Ainsi, nous pourrions déjà entrer spirituellement dans cet esprit du chant sacré et d'un vocabulaire sacré. Alors voilà, on s'est donc attaqué, attelé à l'Office de Complies. Et ça a été aussi un fameux travail, ça a duré des mois. Et maintenant c'est terminé.

 

J'y ai pris part. Et ma part a consisté à mettre au point les textes des Psaumes. Je suis parti, comme le Pape le demande, de la Neo-vulgate, c'est à dire le texte de la Vul­gate rectifié là où c'était nécessaire pour le mettre en con­cordance avec le texte Hébreux. J'ai contrôlé et je me suis aperçu que vraiment il était conforme au texte Hébreux, tout en étant parfaitement scripturaire, patristique et liturgique. Ce qui est presque un tour de force.   Ce texte que j'avais mis au point, je l'ai soumis à la critique d'experts, des experts ici à l'intérieur de la commu­nauté, experts en langue latine, experts aussi en langue fran­çaise : des acribistes de la langue françaises, difficiles ! des poètes ! Voir si c'est juste, un mot ? Voir si ça coule ? Si c'est bien balancé, si c'est chantant, si c'est chantable ?

Et puis alors, non contant de cela, je l'ai soumis à des personnes extérieures à la communauté pour voir si c'était conforme. Il y a eu des remarques. Il y a eu des retravaux, des remises au point. Si bien qu'on est arrivé à un texte qui, je pense bien, n'est tout de même pas mal. Vous en avez eu un échantillon déjà, car le frère Jean nous a chanté le Psaume 90, je pense bien que c'est dimanche, comme Psaume graduel, une partie, quelques strophes.

Et par un hasard, l'Abbé chez lequel habitait autrefois le frère Joseph, un Bruxellois, il était ici. Il est venu me dire bonjour quelques minutes avant l'Office de Tierce, lundi avant de partir. Et il m'a dit : Oh, qu'est-ce qu'il se passe chez vous ? C'est formidable, on chante l'Office de Complies comme ça se chantait autrefois en latin. Je n'ai pas pris attention. Mais il ne l'avait pas en­tendu à Complies. Il l'avait entendu à la messe parce qu'il était là. Donc voyez, il y a là quelque chose ! Un étranger à la communauté retrouve sans qu'il soit prévenu - il ne sait rien du tout - il retrouve un esprit qui était avant, qui était l'esprit de la Tradition ecclésiale, liturgique. Il le sentait.

 

Donc voilà, ça c'était fait. Il y a eu aussi des mélo­dies sur ces Psaumes, sur les cantiques, enfin sur tout. Ces mélodies ont été testées. Elles ont été revues. Elles ont été affinées à en devenir malade. Et je pense que là aussi c'est au point. Il faut savoir que ici c'est une création, c'est de l'art sacré, c'est du chant sacré. On ne peut pas dire : Voilà, j'ai une portée, j'ai un texte, j'ai des notes. Non, c'est quelque chose qui doit naître, c'est une gestation, c'est un enfantement. C'est pour cela que cela a pris tellement de temps. Et nous allons pouvoir essayer cet Office de Complies.

Je dois encore ajouter cette toute petite note, il est bon de le savoir : c'est que ce Professeur vient donc de Paris. Il lui arrive de faire le voyage en chemin de fer, aller et retour le même jour. Et ce n'est pas à la porte. Eh bien, pour tout cela il ne veut pas un franc ! Je lui ai dit : Mais enfin, c'est du travail, vos déplacements, le train, ça coûte ? Non, dit-il, ça ne se paye pas, non. Voilà, ici, nous sommes dans le sacré, c'est une recherche  de Dieu et ça ne se monnaye pas, je ne veux absolument rien du tout.

Si j'avais insisté, je sens bien que je lui aurais fait de la peine et que j'aurais presque profané quelque chose en lui. Donc voilà à quel niveau se situe cette recherche.

 

Chapitre : Le moine est un être eucharistique.  19.07.81

 

Mes frères,

 

Le Congrès Eucharistique International de Lourdes attend notre modeste mais combien utile et fructueuse collaboration, contribution, à ses travaux. Elle peut prendre une double forme. D'abord notre prière dans le secret de notre coeur, partout où nous sommes, à toute heure de la journée, mais plus particulièrement lorsque nous nous rendons à l'oratoire et que nous nous exposons à la lu­mière et à la chaleur du Christ présent dans la réserve Eucharistique. Et aussi notre réflexion d'allure plus théologique en vue d'un nouvel effort, d'un nouvel élan de conversion. Cela sup­pose chez nous une Foi vivante en la valeur de notre vie con­templative cachée, et un niveau adulte de maturité spirituelle.

 

L'Eucharistie est essentiellement un mémorial dans le sens hébraïque du terme. C'est à dire que l'événement Christ est rendu concrètement présent. Ce n'est donc pas un comme si, une sorte de jeu symboli­que qui évoquerait un événement lointain du passé ; un peu com­me la chevalerie du Fourquet évoque les fastes de la Corpora­tion des Brasseurs au Moyen Age.

C'est autre chose! C'est la réalité du Christ dans toute son amplitude. Et ce n'est pas nous qui sommes reportés dans le passé, qui faisons un saut en arrière ? Non, c'est cette réalité qui nous accompagne et qui donne un sens, un sens vrai à l'actualité. Et l'événement Christ, c'est l'Incarnation du Verbe in­carné, sa mort, sa résurrection, sa glorification et son ac­tion divinisatrice de tous les instants.

            On n'insistera jamais assez sur le fait physique et mystique de la manducation du Corps et du Sang de ce Verbe Incar­né. Au moment de ce qu'on appelle la communion qui vient cou­ronné et clore la célébration Eucharistique, notre être est assumé en Dieu. Ce qui est comme l'équivalence et les prémices de notre résurrection. Et à ce moment-là, la petite Eglise miniature que nous formons est comme l'image du cosmos après la fin du monde.

 

Mais il importe de matérialiser cette vision, cette réa­lité, car c'en est une. Il faut la matérialiser - cela nous appartient, c'est notre devoir - dans le détail de notre vie privée et communautaire : notre vie privée, notre assomption en Dieu et notre vie communautaire qui est l'image du monde après la résurrection générale.

Et tout cela se fait grâce à la présence - mais toujours physiquement réelle - du Christ ressuscité et glorifié au mi­lieu de nous et en chacun d'entre nous. Et nous formons tous ensemble un seul Corps. Mais nous devons matérialiser cela, après, à chaque minute.

Nous devons, pour atteindre ce but, avoir toujours devant les yeux l'objectif que Dieu s'est fixé, son Opus, son Oeuvre, qui est la divinisation : notre divinisation personnelle, cel­le de nos frères quelque soit leur niveau, quelque soient leurs défauts et leurs vices encore présents et manifestes. C'est la divinisation de chacun ! Et ça, c'est l'objectif de Dieu. C'est ça l'Opus Dei !

 

Et puis à travers nous, celle de tous les hommes et du monde entier. C'est cela, vous voyez, qui est présent antici­pativement et eschatologiquement, mais bien réellement présent au moment de la célébration Eucharistique lorsque nous parti­cipons tous au Corps et au Sang du Christ. Cet objectif que Dieu s'est fixé présente pour nous dans notre vie personnelle deux faces inséparables : une face de mort et une face de vie. Mort à notre égoïsme, à notre con­voitise terrestre et culture de l'amour par l'accueil de la volonté divine.

Notre vie, à ce moment-là, par ces deux faces qui sont inséparables - donc mort à l'égoïsme, accueil de l'amour -­ elle devient orchestration et amplification du mystère eucharistique qui est justement mort au péché et résurrection et vie. Le Christ devenu péché ! c'est à dire devenu la somme de tout l'ignoble, de tout le monstrueux, de tout le répugnant qu'il y a en nous. Il l'est devenu dans sa conscience. Il en est mort. Et alors après, cette résurrection qui fait que, lui, ayant souffert cela par amour, l'Esprit de Dieu vient se saisir de lui et le transforme, lui rend la vie. Pas la même vie, mais la vie éternelle, la vie qui sera la nôtre, la vie de Dieu qui éclate en lui.

C'est cela, vous voyez, que notre vie devient si nous pouvons laisser vibrer et battre, et s'épanouir en nous ce mystère eucharistique. Si bien que il ne reste plus que ce mystère, c'est à dire ce mystère à l'oeuvre, ce mystère qui travaille, ce mystère qui s'achève. Il ne reste plus que lui maintenant et ce sera ainsi pour l'éternité.

On est en train pour l'instant de lire aux Vêpres le Livre de l'Apocalypse. Prenons bien attention ! Nous l'a­vons déjà entendu, nous l'entendrons encore. Nous voyons dans le temple qu'est le Royaume de Dieu, cet univers nouveau, nous voyons un agneau, l'Agneau, qui est là comme immolé, comme sa­crifié, comme mort mais pourtant bien vivant. Et autour de lui nous voyons la multitude des élus, c'est à dire en fait la multitude de tous les hommes qui ont traver­sé la mer de cristal et de feu, tous ces hommes qui sont vêtus de vêtements blancs, vêtements blancs qui sont le signe du martyre et de la mort qu'ils ont du subir.

 

On peut donc dire que le moine est un être eucharistique dans le sens le plus large, le plus beau et le plus divin du terme, car il vit du Christ, il chante le Christ et il devient le Christ. C'est le mystère eucharistique qui se réalise, qui se con­crétise en lui. Et au terme de sa vie, au moment où l'Esprit Saint devra montrer, manifester des choses qui ne sont pas visibles aux regards de la chair, à ce moment-là, il sera devenu comme le Christ un être nouveau, un être lumineux et le mys­tère eucharistique se sera achevé en lui. Mais, il y est déjà maintenant.

Cela veut dire que chaque fois qu'un moine soumet sa vo­lonté à celle de Dieu, qu'il meurt à son égoïsme, donc à ces tendances que nous avons parlé hier - ces tendances à l'autonomie, ces tendances à la possession, ces tendances à l'ap­pétit de survivance qui est inscrit dans le sexuel - lorsqu'il renonce à tout cela, qu'il vit une certaine mort, pourquoi = par amour, pour permettre à l'Esprit et à Dieu d'entrer en lui, à ce moment-là, il est pleinement eucharistique.

Mes frères, nous prouverons que nous croyons en ce mystè­re, que nous en vivons, si nous prenons une part active à l'action liturgique eucharistique. C'est à ce moment-là que notre foi va se manifester. C'est à dire, si pendant l'Eucharistie à l'église nous avons une attitude respectueuse, digne, une attitude décidée aussi. C'est à la façon dont un homme se tient debout, ou se tient assis qu'on peut juger de ce qu'il a à l'intérieur de lui. Et si alors, aussi, notre voix se met au diapason de notre tenue, une voix mâle, une voix ferme, ­mais aussi une voix contenue parce que nous sommes devant Dieu et nous sommes saisis par la grandeur de son mystère.

 

Mes frères, c'est à l'Eucharistie quotidienne, à la façon dont nous y participons, que nous prouvons si nous avons la foi au mystère Eucharistique, ou bien si nous ne l'avons pas ? Si nous sommes des chrétiens ou des païens, c'est à dire des hommes qui voient dans ce rite une sorte de magie ? Ou bien, si nous entrons dans un être vivant qui est l'Esprit, là, qui nous enveloppe tous, et le Christ présent qui veut nous assimiler à son être et à sa vie.

Mes frères, nous devons donc nous surveiller. Car, lors­que nous sommes présents à l'Eucharistie, ce n'est pas seule­ment pour nous. C'est aussi en ambassadeur des autres hommes qui, eux, ou bien ignorent totalement l'Eucharistie, ou bien ne s'en préoccupent pas, ou bien n'en ont pas le temps ? Toutes sortes de motifs que Dieu connaît, car Dieu voit ce qui se passe au fond des coeurs.

Mais enfin, nous sommes là pour eux. Et un jour nous de­vrons leur rendre compte de notre fonction d'ambassadeur, de notre lieutenance.

 

Mes frères, voilà quelques petites réflexions qui peuvent nous aider à mieux comprendre le mystère Eucharistique, à en­trer en lui, et ainsi à apporter notre petite contribution au travail des congressistes de Lourdes. Et nous en retirerons un fruit certain, c'est à dire une plus grande foi, et une plus grande conviction dans l'expres­sion de notre foi.

 

Chapitre : Marie de Magdala.                     26.07.81

 

Mes frères,

 

Ce matin, nous allons passer quelques instants en com­pagnie de Sainte Marie Madeleine dont nous avons fait mémoi­re mercredi dernier. Pourquoi ? Mais parce que Marie de Magdala est une femme qui a long­temps hanté les rêves des premiers cisterciens. Ils interprétaient en elle les étapes de leur itinéraire spirituel, depuis la conversion, depuis le moment où leur vie avait changé de cap du tout au tout jusqu'à leur plongée dans la contemplation. Au point que leur vie était dévorée par l'amour en passant par l'étroite mort d'une pénitence, d' une ascèse, d'une discipline longue et qui jamais ne prend fin.

 

Car les premiers cisterciens et les gens de leur époque n'établissaient pas tellement de différence entre toutes les Marie de l'Ecriture, et toutes ces femmes pécheresses, et tou­tes ces femmes à onction. Pour eux, Madeleine avait terminé ses jours quelque part dans une grotte de Provence, non loin de la Méditerranée. Et ils voyaient en elle la première des moniales solitaires.

C'était très beau, très poétique ! Mais, même si histo­riquement c'était un peu tordu, au fond c'était très vrai. De Marie Madeleine, nous ne savons pas grand chose de précis. Les Ecritures ne parlent d'elle qu'à propos des récits de la Passion et de la Résurrection. Mais l'Evangéliste Marc jette par une toute petite nota­tion une lueur sur son passé. Il dit : Marie Madeleine dont le Christ avait expulsé sept démons.

Nous sommes, nous, des gens de notre époque. Nous ne som­mes plus au Moyen Age. Nous connaissons la psychologie des profondeurs. Nous sommes rompus à la psychanalyse. Et pour nous, les sept  démons, eh bien, ça voulait dire tout au plus que Marie était une femme qu'il était préférable de ne pas fréquenter de trop près. Mais pour les Anciens, ces sept  démons étaient des per­sonnages bien réels et bien concrets, portant chacun un nom, et chacun investi d'une mission et ne poursuivant tous qu'un seul but : rendre les hommes déments et les conduire à leur perte.

 

Ces démons étaient, pour eux, des êtres méchants, cruels, impitoyables, faux. Ils étaient, pour tout reprendre en un mot : des menteurs, c'est à dire vivants hors de la réalité et hors de l'amour, noués, crispés sur eux-mêmes. Ils étaient exactement le contraire du Christ et de Dieu qui sont la vérité, la solidité, la consistance, l'amen comme dit l'Ecriture. Eux, c'est l'illusion, la vanité, l'inconsis­tant, la vapeur. Ils sont hors de l'amour, ils sont la mort vivante.

Entre eux, ils s'ignorent et ils se haïssent. Ils se li­vrent sans cesse la guerre les uns contre les autres. Lorsqu' il leur arrive de s'accorder provisoirement, c'est toujours pour faire le mal, c'est toujours pour tuer. Et que font-ils, alors, dans notre monde à nous ? Eh bien, ils allument dans les hommes les passions de la chair qui conduisent à la mort. Et ils les allument, et ils les en­tretiennent. Ils provoquent des incendies.

Quand je dis passion de la chair, c'est tout ce qui exalte l'homme, ce qui paraît l'exalter, mais qui en fait le gonfle et le fait crever, le fait éclater, ou bien le racornisse et le fait sécher. Mais chaque fois, l'issue, c'est la mort !

 

Or, Marie Madeleine était une femme qui était possédée par ces sept  démons. Et les noms de ces démons, nous les con­naissons par les passions qu'ils éveillent en nous. Les Anciens moines étaient experts dans ces explorations de ce monde diabo­lique qu'ils retrouvaient en eux. C'était le démon de la gourmandise. C'était le démon de la luxure, celui de la cupidité ou de l'amour de l'argent, celui de la colère, celui de la fainéantise, de la paresse, du vivre sur le compte des autres. C'était le démon de la vai­ne gloire. Et pour couronner le tout, celui de l'orgueil.

Eh bien, Marie Madeleine était possédée de tout cela en même temps ! Voyez donc ce qu'elle était : les démons avaient réussi à la rendre semblable à eux. Que c'est-il passé entre elle et le Christ ? Par quelle faille, par quelle blessure le Christ a-t-il réussi à entrer en elle ? Il a du se passer ceci : un jour, un instant leur regard se sont croisés. Les yeux du Christ ont rencontré les yeux de cette femme, et ils l'ont pénétrée jusqu'au secret de son coeur, là où cette femme vivait encore, car elle était une créature de Dieu.

Et les yeux de Madeleine ont rencontré les yeux du Christ. Et ils ont vu en une fraction de seconde qu'elle était aimée telle qu'elle était, sans que le moindre reproche lui soit adressée. Et elle a entendu ce regard ! Vous voyez, un regard qui parle ! Et elle a entendu ce regard prononcer tout au fond d'elle-même, son nom, Marie. Eh bien plus tard, rappelez-vous, elle entendra aussi un homme qu'elle prenait pour un étranger lui dire : Marie. Et cela suffisait !  

 

Il s'est passé chez cette femme démoniaque un événement qui est l'équivalent de la résurrection d'entre les morts. C'est pour ça qu'il fallait que ce fut elle qui la première rencontra le Christ ressuscité d'entre les morts. Elle était devenue sa parente. Et du même coup, toutes les énergies de Madeleine qui de­vaient être fantastiques au service du mal, elles ont été li­bérées au service de l'amour.

Et maintenant, nous admirons sa passion, sa fougue, son intrépidité, son audace, sa fidélité. La véhémence de cet amour qui a pris possession d'elle l'a transformée, l'a métamorphosée en une gerbe de lumière et de feu. Et c'est cela, voyez-vous, qui a fasciné les premiers cisterciens !

Je pense que de notre petite rencontre avec Marie Made­leine, nous pouvons tirer une triple conclusion : D'abord nous découvrir aussi une parenté avec elle. Elle était possédée par sept démons. Nous n'en sommes pas encore là ! Mais ne sommes-nous pas si facilement les jouets du démon à tout instant dans notre vie personnelle, et dans notre vie communautaire ?

 

Mes frères, reconnaissons-le et soyons attentifs ! Et cette attention à ce qui se passe en nous, et qui est éveillée par des agents extérieurs à nous, c'est le premier degré de l'humilité. Et c'est le gage d'un très bel avenir pour nous si, justement, nous demeurons attentifs. Cette rencontre de Marie Madeleine nous permet aussi de jeter le regard dans le coeur du Christ et dans l'intime de Dieu qui ne réagit pas comme nous.

Dieu est amour et force. Il est patience et tendresse. Il est attiré par ce qui est le plus faible, par ce qui est méprisé, par ce qui nous paraît répugnant chez les autres. Le plus grand ami de Dieu, c'est à dire celui vers lequel Dieu se tourne avec le plus d'amour, avec le plus de soins, c'est le plus grand des pécheurs. Les saints, les justes, mais ils sont toujours avec Dieu, et Dieu est toujours avec eux. Mais Dieu, lui, part. Il sort de lui-même pour être avec celui dont personne ne s'occupe, de celui qui ne s'occupe même plus de lui-même, de celui qui est possédé par les démons.

Qu'a-t-il fait ? C'est pour cela qu'il est venu. Il a tout quitté. Même si dans l'univers il n'y avait qu'un seul homme de ce genre, eh bien, Dieu serait tout entier pour lui. Dieu se serait fait homme pour lui tout seul. Il se serait laissé mettre à mort pour cet homme tout seul afin de lui prouver que jamais l'amour n'était vaincu par la méchanceté, et pour dé­crisper cet homme et lui rendre la santé.

 

Mes frères, voilà ce que nous fait découvrir la vie de Madeleine. Et nous pouvons encore faire un pas plus loin en pensant à nous-mêmes. C'est que nous devons bien prendre garde à ne jamais juger personne. Nous ne savons jamais ce que l'au­tre sera demain. Il est peut-être aujourd'hui le plus grand des pécheurs, mais que sera-t-il demain ? Ne jamais juger personne, ne jamais désespérer de person­nes, et surtout pas de nous-mêmes !

Voilà, mes frères, je pense que cette petite conversation avec Marie Madeleine et notre Christ nous aura ce matin rappro­ché les uns des autres en nous apprenant à rejeter tout ce qui en nous n'est pas l'amour.

 

 

 

Récollection du mois d’août.                       01.08.81

          Le péril du mercantilisme.

 

Mes frères,

 

Nous avons clôturé notre dernier mois de recherche, de réflexion, de combat, en faisant coup sur coup mémoire de quelques saints, des hommes, des femmes, mystérieusement trans­figurés de leur vivant. Cette rencontre m'inspire d'attirer votre attention sur un péril qui nous guette à tout moment. Si nous y succombons, nos efforts, notre vie, sont irrémédiablement frappés de sté­rilité. Les saints, eux, y ont échappé ! Non pas qu'ils en au­raient été préservés, mais ils ont réussi à le vaincre, à l'exterminer.

Pour donner un nom à ce péril, j'emprunterais un mot au vocabulaire des petits trafiquants. Ce nom, c'est le mercanti­lisme. Et en quoi consiste ce mercantilisme de type religieux ? En ceci : nous prévaloir de notre état de consacré, de nos relations privilégiées avec Dieu, de notre vertu, pour préten­dre à des avantages d'ordre matériel, à une réussite de nature temporelle, charnelle dans le sens le plus large du terme, mondaine ; devenir de petits rois dans un petit royaume de ce bas monde.

Par exemple, à avoir droit à une forte santé, à des af­faires florissantes, à des relations choisies, à une large renommée, à des avantages sociaux, politiques, économiques, fiscaux. Vous savez que on vient si facilement dans les mo­nastères parce que on s'imagine que là se trouve des hommes qui ont un bras long, qui peuvent obtenir des faveurs. Oui, les gens du monde se méprennent.

 

Mes frères, ce péril du mercantilisme, vous le comprenez, c'est non pas de goûter la sobriam ebrietatem Spiritus, la sobre ébriété de l’Esprit Divin, mais de boire le vin capiteux d'une gloriole de second rang. Toutes les glorioles sont de second rang ! Une seule compte, une seule gloire s'impose à nous: celle du Transfiguré.

Mes frères, vous comprenez que ces sentiments mercantiles sont à l'opposé de l'amour, cet amour qui est gratuité totale, désintéressement absolu, oubli complet de soi, l'amour qui est réplique parfaite de ce qui se passe en Dieu, là où chaque Personne est pure relation aux deux autres. Une vie monastique réussie dans le sens divin du mot, dans le sens vrai du terme, elle suppose toujours un certain disparaître, un certain être mort pour que la véritable vie puisse s'affirmer en nous.

Le mercantilisme n'est autre que l'exacerbation du vitium proprietatis, du vice de la propriété, ce nequissimum vitium, ce vice détestable dont nous parle Saint Benoît. A la limite, il fait de l'homme un démon. Tandis qu'à l'inverse, l'amour fait de l'homme un Dieu. Saint Benoît a déclaré une guerre implacable contre ce vice du mercantilisme, contre cette tendance inscrite en nous depuis le péché originel de détourner et de capter le divin à notre profit.

 

Il serait intéressant d'analyser dans l'éclairage de cette lutte, la vertu d'humilité. Nous verrions qu'elle nous enra­cine à notre place devant Dieu et devant les hommes. Et qu'elle nous donne accès à un Royaume, au seul véritable Royaume, un Royaume qui n'est pas de ce monde, un Royaume dont rien ici dans ce monde ne peut donner l'idée. Pourquoi ? Mais parce que tout ce qui est dans le monde est placé sous la coupe d'un maître, du mauvais, de celui qui s'entend à exciter dans les hommes la convoitise des yeux, la convoitise de la chair encore ici dans le sens large du terme, la volonté de puissance, tout ce qui entretient en nos coeurs l'esprit mercantile.

 

Mes frères, dans le courant du mois d'Août nous allons rencontrer ce qui nous est promis. Nous verrons notre Père Saint Bernard devenu Sponsa Verbi, n'ayant plus qu'un seul souci : la gloire, l'honneur, la joie de son Dieu devenu homme pour que lui, Bernard, puisse devenir Dieu. Nous rencontrerons Marie notre mère, élevée au rang de Reine de l'univers à venir, et aussi de l'univers présent en voie de transformation grâce au ferment divin déposé en lui par Dieu devenu homme, devenu homme grâce à Marie.

Et tout au début du mois, comme un phare, nous serons placés devant le Christ transfiguré. Cette transfiguration qui est l'image de notre état de demain, de notre état d'aujourd'hui si nous avons le courage de mourir à nous-mêmes et d'extirper de notre coeur jusqu'aux racines de l'esprit mer­cantile.

Mes frères, nous ne devons pas céder d'un pouce dans la lutte pour la pureté de notre vie. Et rappelons-nous que dans l'Esprit Saint tout est possible à celui qui croit, qui espère et qui aime.

 

Chapitre : Présentation du postulant.             04.08.81

 

Mes frères,

 

Demain dans le courant de l'après-midi va nous arriver le Père Jacques Voisin qui va s'initier en notre monastère à la vie monastique contemplative pure. Ce Père, je vous en ai déjà parlé, est âgé de 43 ans. Il est Professeur de Mathématique et de Physique Fondamentale dans plusieurs Universités : à Louvain, à Montréal au Canada, à Bujumbura au Burundi.

La Mathématique et la Physique Fondamentale sont des sciences qui sont classées parmi  les plus difficiles qui soient. Elles se situent dans le prolongement de l'intuition d'Einstein. Elles sont encore un domaine de recherche pour aujourd'hui et pour longtemps encore. Ce père est donc un savant. Je puis même dire un grand savant et un vrai savant. Il en a la simplicité, la modestie, l'humilité. Il ne fait jamais état de ses connaissances, ni de ses publications, ni de ses éditeurs. Non ! Il apparaît comme l'homme le plus naturel.

Il a aussi un grand coeur, le souci des hommes, le souci de ses étudiants, le souci de ses assistants, de ses collabo­rateurs. Il leur fait beaucoup de bien, je l'ai remarqué à dif­férentes reprises. Je puis dire que son rayonnement spirituel ne cède pas à son rayonnement scientifique. Et voilà que cet homme qui est promis à un avenir humain brillant, à un apostolat fécond, voici qu'il abandonne tout pour venir ici. Mais pourquoi y faire ?

 

Depuis plusieurs années déjà il ressent en lui un at­trait pour la vie contemplative pure. J'insiste sur ce mot pure parce qu'elle inclut le désert, la solitude, le silence, l’oubli, l'incognito. Cet attrait a été soumis pendant très longtemps au ju­gement de son directeur spirituel, de ses supérieurs et, depuis un an ou deux, de moi-même. Il a reçu de son Père Provincial et du Général des Jésuites l'autorisation qui s'avérait main­tenant, je pense, nécessaire de tester, de mettre à l'épreuve ce désir, ce besoin, cet attrait dans un monastère, dans la vie monastique comme telle.

Mais alors, pourquoi Rochefort ? Ce n'est pas le fruit d'un hasard. C'est parce que Saint Remy est encore dans le monde des Abbayes ce qu'on peut appeler un désert. Ce n'est pas une Abbaye qui attire les touristes, ni les retraitants. On ne voit pas beaucoup de monde, une abbaye inconnue même dans l'Ordre. Il y règne une atmosphère de solitude, de silence. Et la communauté aussi, elle donne une impression vraie - ce n'est pas quelque chose de composé ­une impression de sérénité, de paix, de contentement. Si bien que pour mener une vie contemplative authenti­que, je pense que l'endroit n'est pas mal choisi.

Lorsque ce Père abandonne - ce n'est pas abandonner, ce n'est pas un abandon - mais lorsqu'il laisse derrière lui sa famille - ça c'est normal - mais aussi tous ses étudiants, ses collègues, il ne le fait pas égoïstement. Il est porté par le plus grand amour. Non pas qu'il faudrait donner systématiquement la pré­férence à Dieu ? Non, mais aimer davantage, aimer mieux ceux que l'on quitte. On les prend avec soi et de l'endroit où l'on se trouve, chez Dieu, il est possible de leur envoyer les for­ces, les grâces dont ils ont besoin pour continuer, eux, leur route là où Dieu les a placés, et là où Dieu les attend, et là où Dieu leur confie une mission. Mais malgré tout, mes frères, vous le comprenez, c'est là une conversion, un changement de vie qui demande une belle dose de courage.          

 

Et je vous dis tout ceci, voilà, en toute confiance pour que vous n'ayez pas besoin d'entreprendre votre petite enquête personnelle auprès du Père en question. Je sais qu'il y en a parfois un ou l'autre qui est exposé à cette tentation. Non, mes frères, nous devons respecter son intimité, respecter son silence, respecter sa recherche, respecter son sérieux. Et ainsi nous nous prouverons à nous-mêmes et nous prouverons aux autres que nous sommes des hommes intelligents, pas des gamins, que nous sommes des adultes, que nous avons de la maturité, de l'équilibre et du jugement.

Je rappelle, c'est une occasion, que le Noviciat où il va séjourner comme tout bon postulant, que le Noviciat n'est pas un lieu de passage pour couper au court. Non, le Noviciat est un endroit, comme le dit Saint Benoît, où les novices sont éduqués à la vie qu'ils devront mener plus tard. J'ai donc demandé au frère Gilbert de fermer les accès du Noviciat aux différents étages. Comme ça, on n'aura pas la tentation de passer par là pour aller au plus court.

 

Chapitre : La transfiguration.                     05.08.81

      Approche monastique de la Transfiguration.

 

Mes frères,

 

Parler de la Transfiguration, c'est aborder des choses sublimes. Fatalement les mots demeurent en deçà du réel. Il me semble même qu'ils vont ternir une certaine beauté qui nous séduit, qui nous habite et qui nous attire. Et je vous avoue que je préférerais me taire. Mais il est de mon devoir de vous adresser la parole et je ne puis m'y soustraire.

 

L'approche monastique de la Transfiguration n'est pas celle de dilettantes avides de menus plaisirs artistiques vite évaporés. Elle est celle d'hommes qui se sentent, qui se savent vitalement concernés par l'événement. Des générations de moines ont vu dans la Transfiguration le sommet vers lequel s'élève leur vie, ces culmina doctrinae et virtutum, ces sommets de contemplation et de puissance dont parle Saint Benoît, 73,26.

Cette hauteur que nous sommes invités à gravir, je la vois comme une plate-forme au-dessus de laquelle il n'y a plus rien que le sinus Patris, le sein du Père et la vision béati­fique. Je dis plate-forme, parce que le moine qui fait l'expé­rience de la Transfiguration n'y est pas seul. Il est en com­pagnie du Christ et d'un collège de saints.

Maintenant attention ! N'allons pas rêver d'expériences paranormales. Ce serait ridicule et ça nous ferait tomber tôt ou tard dans de dangereuses illusions. Non, la Transfiguration, c'est le surnaturel pur, infi­niment au-delà de toutes sensations et de toutes intellections. Nous sommes chez Dieu, dans le domaine de Dieu, et rien ne peut nous en donner l'idée. Il ne nous est même pas possible d'exprimer cette expérience avec des mots humains.

 

Donc, tout ce qu'on peut en dire, tout ce qu'on peut en comprendre reste toujours en dessous de ce qui est vécu. Donc, l'homme qui vit la Transfiguration le sait très bien. Il le sait très bien, il le sent mais il ne saurait pas l'expli­quer, le vocabulaire n'existe pas. Il peut user d'images et d'allégories pour essayer de traduire ou de faire comprendre, d'évoquer. Mais la réalité, elle n'est pas de ce monde-ci, quoiqu'elle puisse être expé­rimentée dans ce monde-ci. C'est une descente du ciel sur la terre, ou c'est une assomption de la terre dans le ciel. Mais disons que c'est un événement d'ordre eschatologique : il rend présent la fin des temps et même l'au-delà de la fin des temps.

Ceci dit, lorsqu'on parle de la Transfiguration, pour un moine, ce n'est pas une expression symbolique. C'est une réalité concrète, expérimentale inscrite dans un coeur de chair. Elle consiste en une métamorphose radicale de l'être. Radicale, cela veut dire que l'homme est transformé à la ra­cine même de ce qu'il est, de ce qu'il est comme homme et de ce qu'il est comme personne unique, voulue, aimée par Dieu, investie par Dieu d'une mission. Une mission qui va être, qui est son moi vrai, qui est sa personnalité achevée. Nous sommes pour Dieu identiques à la mission qu'il nous confie. Et cette mission qu'il nous con­fie est notre vérité. Il est notre moi vrai. Je me souviens que je vous ai expliqué cela il y a un an ou deux lorsque nous avons parlé de la vérité, de cette gra­dation vérité, amour, beauté, paix, dans la Règle de Saint Benoît. [10]

Cette métamorphose du moine le rend capable d'amour vrai, c'est à dire d'une identité de son être avec le vouloir de Dieu. Donc, je reprends en d'autres termes ce que je viens de dire. Il est identique à sa mission. Il aime vraiment. Il est devenu amour vrai. Et en plus, elle le rend capable d'une vision spirituelle du Christ et du monde de Dieu. Donc dans un …?... c'est, si vous voulez, pour utiliser une autre approche, ce sont les béatitudes dans leur paradoxe mystérieux qui sont accomplies dans un coeur d'homme. Et à commencer par la plus précieuse de toutes qui est : Heureux les coeurs purs car il leur sera donné de voir Dieu.

 

La Transfiguration est donc tout simplement la Puritas Cordis réalisée, la Puritas Cordis, la pureté du coeur ar­rivée. Cette Puritas Cordis à laquelle nous invite Saint Benoît, vers laquelle il nous conduit, elle est achevée, elle est par­ faite. Le coeur est devenu une eau cristalline, limpide, lumi­neuse, vivante et féconde: une eau qui donne vie. Et autour de ce coeur devenu eau lumineuse s'est bâti le corps spirituel, un corps qui est le temple de l'Esprit. C'est le corps qui sera celui du moine après la résurrection des morts. Il est déjà là, présent. Et le coeur pur, c'est le coeur de ce corps.

Et ce coeur pur, par les yeux spirituels de ce corps, peut voir le Christ et le monde de Dieu. Et ce coeur pur bat au rythme de l'amour, au rythme de la volonté de Dieu. Si bien que tout le ciel est présent dans ce coeur, et ce coeur est présent à tout le ciel. Voilà donc le coeur pur ! Voilà la Transfiguration ! Ce n'est donc rien d'extraordinaire. Et c'est là que Saint Benoît veut nous conduire.

 

Naturellement, cette Puritas cordis cette métamorphose va transparaître au dehors. Elle transparaîtra d'abord dans les yeux qui sont les fenêtres du coeur. Le regard qui contemple le Christ voit aussi les hommes dans leur éternité. Cela signifie que il ne s'arrête pas aux apparences qui sont celles d'aujourd'hui. Il voit déjà l'homme tel qu'il sera lorsqu'il aura été pleinement rédimé par le Christ. Et il sait très bien qu'il est partie agissante à cette rédemption. Il sait que sa responsabilité est engagée vis à vis de cet homme.

C'est pour cela qu'il le regarde comme il regarde le Christ et comme le Christ le regarde. ce sont des yeux qui vont au-delà du sensible, au delà de l'intelligible pour atteindre l'éternel et le divin, pour atteindre cette flamme qui est celle de l'Esprit qui agit dans l'homme et qui tôt ou tard finira aussi par le transformer. Car nous sommes tous appelés à cette pureté. Chez certain ça va plus vite ! Chez d'autres, ça va moins vite ! Mais c'est comme dans la Parabole des ouvriers de la 11° heure : celui qui a été transfiguré au dernier moment ne sera pas moins lumineux que celui qui l'aura été dès le début et qui aura peut-être du le payer très cher, cette rapidité avec laquelle Dieu aura agit en lui.

Prenons le cas d'une sainte que nous connaissons tous : Thérèse de Lisieux. Elle était arrivée à cet état en très peu de temps. Elle est morte très jeune. Et voilà, prenons le Curé d'Ars qui est mort très âgé. Oui, le Curé d'Ars a été purifié dans son coeur, mais pas tout de suite. Il a du beaucoup souffrir, être purifié plus long­temps que Thérèse.

 

Vous voyez, mes frères, nous devons savoir que pour nous, le travail que nous accomplissons est toujours solidaire de celui qui s'accomplit chez les autres. C'est cela que je veux dire. Le regard pur est un regard qui voit dans l'éternité, là où le temps n'existe plus et où tout ce qui doit arriver un jour est déjà présent. Et ce regard, qui est un regard de lumière, porte un ju­gement sur les hommes. Un jugement qui n'est pas de condamna­tion, mais qui est de résurrection et de vie. C'est le même regard que celui du Christ.   D'ailleurs, le Christ vit dans cet homme. Et le regard du Christ donnait vie, ce n'était pas un regard qui tuait.

Mes frères, la Transfiguration qui s'opère dans un moine va donc transparaître d'abord dans ses yeux, mais aussi dans son maintien. Son maintien sera doux, il sera humble, il ne sera pas fracassant. Non, il sera pacifiant. Il sera aussi tonifiant, encourageant. Un maintien qui ne décourage personne, qui n'écrase personne, au contraire. C'est un coeur, ce coeur pur, qui ne s'appartient plus. Il est donné en nourriture aux autres.

           

Vous comprenez, mes frères, que ce que je viens de vous dire ressemble très fort au portrait de l'Abbé idéal. C'est ainsi que Saint Grégoire nous présente notre Patri­arche Saint Benoît. Et ce serait pour une communauté de frères une bénédiction sans prix si Dieu lui faisait cadeau d'un Abbé d'une telle qualité, d'un Abbé Transfiguré. Pour tout résumer en quelques mots, la Transfiguration, c'est donc la luminosité discrète d'un moine christifié devenu Sponsa Verbi, Epouse du Verbe. ­Il est admis à voir le Christ auquel il est uni jusqu'à devenir avec lui un seul esprit. Et en même temps, il est rayonnement du Christ jusqu'aux confins du monde, car il n'y a plus d'espaces pour lui.

Il y aurait beaucoup d'autres choses encore à dire à pro­pos de la Transfiguration. La Koïnônia, la Communion avec les saints, la montagne, la nuée, le sommeil et l'exodos, comme dit Saint Luc, la sortie du Christ, c'est à dire la réaction des hommes en présence d'un tel homme, d'un être transfiguré et christifié. Et cette réaction pour le Christ nous la connaissons, car ….   enfin, je ne vais pas m'embarquer là-dedans parce qu'il est déjà presque temps d'aller à l'église. Ce sera peut-­être pour une autre fois ?

Mais ne l'oublions pas, Transfiguration est toujours in­timement lié à la Croix, et à la passion, et à la Mort. La Transfiguration, c'est la Résurrection avant d'être mort, mais ça n'épargne pas le passage par la mort. Nous allons peut-être penser et nous dire que nous sommes bien loin de cette Transfiguration. C'est peut-être vrai ? Mais ça ne doit pas nous décourager. Nous ne devons pas lais­ser tomber les bras. Pourquoi ? Mais parce que chez Dieu tout est relatif. Ses unités de mesure ne sont pas les nôtres.

 

Et n'oublions pas ceci, et c'est là-dessus que je termi­ne : c'est que tout est possible pour Dieu, absolument tout, à condition que nous lui ouvrions bien larges les portes de notre Foi.

 

Chapitre : La grâce de la Transfiguration.       09.08.81

      Que devons-nous faire pour l’obtenir ?

 

Mes frères,

 

Que devons-nous faire pour nous préparer à recevoir de Dieu la grâce inestimable de la Transfiguration ? Voilà bien une question pratique. Le vrai moine n'est pas un théoricien en chambre. Il pose la question essentielle qu'il a cueillie sur les lèvres de ses ancêtres : Que faut-il faire ? Eux-mêmes, ils l'avaient entendue de la bouche des tous premiers chrétiens qui, le jour de la Pentecôte, demandaient à l'Apôtre Pierre : Que devons-nous faire ? Et Pierre leur répondait : Convertissez-vous ! C'est la réponse que nous devons entendre, que nous entendons aujourd'hui : Convertissez-vous !

Mais que faire dans cette conversion ? D'abord, nous devons être convaincu que Dieu désire nous faire la grâce de la Transfiguration, qu'il désire nous la donner, que c'est la raison pour laquelle il nous a amené ici ; aucune autre raison que celle-là. Et puis, nous devons nous mettre en route, nous conver­tir, suivre la route que nous ont tracé nos prédécesseurs. Nous sommes les dépositaires d'une Tradition incroyablement riche. Nous y trouvons tout ce qui nous est nécessaire, abso­lument tout. Nous y trouvons la réponse à tous nos problèmes, à tous nos soucis.

Et nos problèmes, et nos soucis ne peuvent être jamais que problèmes qui émergent de notre fond, de notre fond de pécheur, mais de notre fond qui attend d'être nettoyé, d'être purifié. Et cette Tradition dans laquelle nous devons nous plonger, elle nous offre les remèdes. Elle met à notre disposition les réponses. Mais ce doit être de notre part, toujours, un accueil, une ouverture, un don de nous-mêmes. En d'autres termes : une réponse de foi agissante et persévérante. Persévérante, parce que les grands biens qui nous sont promis dans cette Transfiguration ne s'achètent pas au rabais. Il faut tout leur sacrifier. Rappelons-nous les Paraboles de Jésus : c'est TOUT.

 

La Transfiguration, c'est l'entrée dans le Royaume de Dieu et la porte en est, je l'ai rappelé la veille de la fête, la puritas cordis, la pureté du cœur, un coeur de Dieu qui bat dans une poitrine d'homme. Ce coeur n'est plus qu'amour qui se diffuse dans les pen­sées, les jugements, les paroles, les actions. Et toute notre journée, elle est organisée afin de nous préparer, afin de nous placer dans les dispositions les meilleures pour que l'Esprit Saint puisse travailler en nous, qu'il puisse nous transformer.

Et dans la pratique, cela signifie que Dieu va nous tra­vailler à travers ce que nous appelons nos Observances. Les Observances ont eu jusqu'à ces derniers temps mauvaise presse. Et ce n'était pas sans raison car on les avait érigées en absolu. Le moine parfait était celui qui jusque dans la der­nière des minuties gardait les Observances.

Et les Supérieurs devaient veiller à maintenir l'Observan­ce dans leur monastère. Et le Chapitre Général devait veiller à l'uniformité des Observances. Il y a eu des querelles épiques dans les siècles derniers entre les Observances. Maintenant, on ne veut même plus s'appeler Cisterciens de la Stricte observance ! Oui, elles ont eu mauvaise presse.

 

Mais enfin aujourd'hui ? Aujourd'hui, elles retrouvent leur véritable place. Elles sont des outils dans les doigts de Dieu. Dieu, grâce à elles, travaille à son Opus, à son Oeuvre qui est notre Transfiguration, disons-le. C'est à travers elle, à travers ces outils, que Dieu va pouvoir nous travailler, qu'il va pouvoir nous façonner, nous dégrossir et nous affiner. Et chacune des Observances doit être prise dans sa globalité et dans son détail. Car se sont les plus petits instruments qui permettent de donner au Chef ­d'oeuvre sa dernière, sa toute dernière finition.

Mais pour que ces outils soient vraiment efficaces dans la main de Dieu, ils doivent être dynamisés et lubrifiés par l'huile de la prière, une prière omniprésente, constante, une prière tenace, opiniâtre. Rappelons-nous encore ce que le Christ nous a dit à pro­pos de la prière. Elle doit devenir importune auprès de Dieu. Il faut que Dieu pour que nous lui fichions la paix, nous ac­corde ce que nous lui demandons. Et ce que nous lui demandons, c'est de pouvoir être sou­ple, le plus souple possible, le plus docile possible sous le travail de son outil.

Si cette prière est absente ? Alors, Dieu ne sait plus rien faire ! Ce doit être un bain de prière comme on a un bain d'huile dans un engrenage. Vous vous souvenez de l'accident - ou bien vous ne le savez peut-être pas, certains du moins - qui est arrivé à la brasserie. Il y a déjà deux ou trois mois de cela. On avait dans un bain dans lequel doivent passer les chaînes transpor­teuses de bouteilles, on avait versé un produit qui ne conve­nait pas. Eh bien, ça a été en deux, trois minutes, toute la chaîne était hors d'usage, et les bouteilles n'étaient plus transportées.

 

C'est la même chose, vous voyez, la prière, c'est ça ! Lorsque la prière n'est plus là, toutes ces observances se grippent, et elles ne travaillent plus, et tout se bloque. Dieu ne sait plus rien faire. La prière est donc intention de foi, d'espérance et d'amour. Elle est exercice des vertus théologales, de la vie di­vine en nous. Ce n'est pas nous seul qui prions, mais c'est l'Esprit Saint en nous qui crie toujours vers notre Père, pour que notre Père nous écoute et que notre Père nous transforme. Elle est attention à la présence et à l'action de Dieu. Elle est ouverture à l'Esprit.

Voilà, c'est dans cette atmosphère, c'est dans ce bain que doivent travailler nos Observances. Et les Observances, elles nous saisissent dans notre être tout entier, dans notre chair, dans notre coeur, dans notre esprit. Elles ne laissent rien de côté. Par elles, et à travers elles, l'Esprit nous façonne en une nouvelle image du Christ. Notre coeur commence à se vider de tout égoïsme. Il s'em­plit d'amour. C'est l'Esprit qui en devient le Maître.

Et ainsi nous devenons, ici sur terre, d'autres Christ. Et Dieu peut, à travers nous, travailler encore à son Opus qui sera transparence de sa gloire dans le cosmos créé et présence, sa présence réelle dans les hommes.

 

Les Observances, nous les connaissons parce que nous les vivons tant bien que mal, plutôt bien que mal en général. Mais mal aussi, parfois, parce que nous ne voyons plus trop bien à quoi elles peuvent servir ? Ou bien parce que nous sommes tentés, parce que nous sommes faibles. C'est la lutte de tous les jours. Le moine est un soldat. Il est en guerre. Ces Observances, la première de toutes, c'est la clôture qui nous sépare du monde, qui aménage un désert dans lequel nous luttons contre le mauvais, dans lequel nous nous ouvrons à l'action transfigurante de l'Esprit. Mais la clôture qui est aussi silence. Pas seulement le silence de la parole, mais aussi le silence des gestes.

Mes frères, il y a tout un art, par exemple, du silence, qui est art du désert et art de la clôture, et art d'atten­tion à Dieu, c'est la façon de fermer une porte. A la façon de fermer une porte, on peut très bien voir ce qui se passe à l'intérieur d'un homme, s'il est attentif ou non ? Une autre Observance, les veilles. Les veilles, ça veut dire les veilles nocturnes qui sont le signe que le moine est un veilleur, un attentif, un vigilant. Il n'est pas un endormi. Et cette vigilance, c'est l'attention à Dieu, c'est l'attention à son agir, c'est l'attention à son vouloir.

Il y aura les jeûnes. Les jeûnes et avec eux toute la discipline ascétique : la discipline des yeux, la discipline des oreilles, la discipline des mains, la discipline des pen­sées, la discipline des paroles, la discipline du coeur, la discipline des sentiments, la maîtrise de soi. Tout le grand travail de la lutte contre les 7 ou 8 démons, c'est cela qui est signifié par nos jeûnes. Il y aura les Offices, l'Office Divin. Que ce soit l'Of­fice choral, que ce soit l'Office des Pater et des Avé, ça n'a pas d'importance. Et avec eux, dans leur prolongement, l'oraison, l'oraison en commun, l'oraison en privé.

 

Il y aura la Lectio Divina, autre observance, dans laquel­le nous nous formons notre coeur, mais aussi notre tête. Car le moine doit toujours savoir ce qu'il fait. Ce n'est pas un infantile qui fait ce qu'on lui dit sans comprendre. Non, il veut toujours savoir pourquoi. Il y aura le travail, le travail qui est solidarité, com­munion entre soi : le travail manuel, le travail rentable, le travail qui fait gagner de l'argent, le travail qui fait que on peut continuer à vivre ensemble. Car il faut préparer la nourriture, il faut entretenir les locaux, tout cela qui crée dans la communauté la communion, la solidarité et aussi communion avec le reste du monde qui doit peiner pour survivre. Il y a tant de personnes maintenant qui n'ont rien à l'avance pour se nourrir...

Il y a, mes frères, comme Observance aussi, le code de la politesse dans la maison de Dieu. Nous ne sommes pas ici à la foire, nous sommes chez Dieu, dans sa maison. Et chez Dieu, on doit pouvoir se tenir. Il y a une façon de s'asseoir, il y a une façon de marcher, une façon de saluer. Il y a les rapports de courtoisie. Il y a les rapports d'amour entre soi, tout ce code de savoir vivre surnaturel.

Voilà, mes frères, en résumé, en tout gros, nos principa­les Observances. Dans l'étude du Projet de Constitution, c'est là que nous allons entrer : le chapitre des Observances. Plus tard, lorsque nous aurons terminé avec ces Constitu­tions, je reviendrai et j'essayerai de reprendre une après l'autre ces Observances. D'abord voir les voeux et puis alors la pratique des voeux dans les Observances. Et toujours, cela, dans ce que Dieu nous demande, dans ce que Dieu désire pour nous : nous transformer et façonner en nous l'image la plus parfaite possible de son Verbe, et surtout de son Verbe Incarné.

Voilà, mes frères, nous devons aimer nos Observances. Nous devons les aimer parce qu'elles sont lourdes de près de deux millénaires d'expériences. Et nous devons les aimer parce que c'est par elles, et c'est à travers elles que Dieu réalise, opère en nous la merveille de notre Transfiguration.

 

Homélie de l’Eucharistie Vespérale.               14.08.81

      Heureuse la mère qui t’a porté dans ses entrailles !

      1 Co 15, 54-57 * Lc 11, 27-28.

 

Excusez-moi, mes frères, si je saisis au vol la répartie de Jésus à l'adresse de cette brave femme qui de la foule, avec enthousiasme, complimente Marie d'avoir eu un tel fils. Et si je vois, dans cette réponse du Christ, une des clefs qui permet de déchiffrer l'énigme de notre vie contemplative.

Oui, nous le savons, notre vie fait question. Entrer dans le désert, se priver des plaisirs de la vie, des satisfactions les plus légitimes, renoncer à tout ! N'est-ce pas quelque part un peu folie suicidaire ? On comprend que le monde parfois hausse les épaules et se tapote la tempe. Heureux celui qui entend la Parole de Dieu et qui la garde !

 

Voilà l'explication : le moine est charmé par un chant qui le captive au plus profond de son coeur. Ce chant est por­té sur les ondes de l'Esprit. Et il lui dit des choses qu'il n'est pas possible à un homme de répéter. Ce chant est une Parole, la Parole de Dieu. Une Parole que Dieu imprime dans la chair du coeur comme sur un cristal qui doit le restituer en gestes, en actions de lumière, de beauté, d'amour, de paix, de force. Cette Parole, elle est vie. Elle est la Vie Eternelle. Celui qui la reçoit et qui l'accueille a déjà vaincu les puis­sances de la mort, la mort elle-même, à jamais, comme vient de nous le rappeler l'Apôtre Paul.

 

Cette expérience, mes frères, nous la faisons si nous sommes fidèles à l'ombre de celle qui l'a faite avec une per­fection inégalable. C'est à elle que en tout premier lieu pensait son Fils lorsqu'il proclamait heureux celui qui entend le chant de cette Parole, qui l'accueille et qui la garde. Et Marie elle-même, tout au début, elle n'avait pas craint au moment où cette Parole s'incarnait en elle, elle n'avait pas craint de dire que toutes les générations jusqu'à la fin des temps la chanteraient bienheureuse.

Mes frères, le bonheur de Marie, nous pouvons à peine l'imaginer, son bonheur, lorsqu'elle entendait, lorsqu'elle écoutait ce chant. Un exemple que la liturgie nous rappelle aujourd'hui : lorsqu'elle mâchait, lorsqu'elle ruminait cette Parole dans son coeur, elle savait, elle se reconnaissait dans cette arche mystérieuse transportée au son des musiques, aux cris de joie de tout un peuple jusque dans la demeure préparée pour elle. Et son bonheur était à son comble, lorsqu'elle voyait l'humanité entière, nous-mêmes qui sommes ici présent en ce moment, introduits avec elle dans le sanctuaire de la Trinité.

           

Mes frères, efforçons-nous de réaliser consciemment ce que Marie a mérité pour nous : nous laisser bercer puis emporter hors de nous-mêmes au chant de cette Parole, hors de nous-mêmes dans les espaces infinis de l'amour et de la liberté, jusqu'au lieu de la rencontre avec elle notre mère, avec Jésus notre Rédempteur, dans la Lumière de la gloire pour les siècles sans fin.

 

                                                                                                                           Amen.

 

Chapitre : Fête de l’Assomption de Marie.       15.08.81

      Marie a dû mériter la grâce de son Assomption.

 

Mes frères,

 

Nous savons que la maternité divine est le fondement ontologique et théologique de l'Assomption de Marie. Nous ne devons pourtant pas nous imaginer que le fait d'être la mère de Dieu aurait conféré à Marie une sorte de passe-droit, comme si il lui avait ouvert le bénéfice d'un régime d'exception, et cela, automatiquement. Il a fallu que Marie mérite la grâce de son Assomption à l'intérieur de sa maternité divine. Je vais en quelques mots vous donner mon impression à ce sujet.

 

L'Assomption de Marie a dû être la consécration obligée d'un état qui lui était habituel. Tout au cours de son exis­tence terrestre, Marie vivait déjà entièrement à l'intérieur du Royaume des cieux. Et cela, par sa foi, mais une foi forte, une foi éprou­vée, limpide, paisible aussi. Marie est définie comme celle qui croit. Sa foi s'identifiait à son être.

Lorsque sa parente la voit arriver vers elle, et qu'elle sent son enfant tressaillir à l'approche de Marie, elle s'ex­clame : Mais heureuse es-tu, toi qui a cru ! On pourrait presque dire que le nom de Marie signifie celle qui a toujours cru. C'est ainsi qu'elle est devenue et est restée la plus extraordinaire des contemplatives et notre modèle pour toujours.

Cette foi de Marie, elle s'est dilatée à l'intérieur même de sa perfection. Elle était parfaite, mais elle se di­latait. Si bien que Marie était la plus réaliste des créatures. Elle voyait les choses dans leur coeur. Tandis que nous, nous glissons - la plupart du temps, pour ne pas dire toujours ­- à la surface des apparences.

 

Marie voyait les choses surgir des mains de Dieu à l'instant même où il les créait. Elle les voyait façonnées­ par les doigts de l'Esprit. Et à ces choses, elle adhérait de toutes ses forces. C'est là l'origine de ce qu'on appelle sa compas­sion. Cette compassion qui s'étendait des situations les plus tragiques - pensons au moment où elle se trouvait debout au pied de la croix de son Fils - jusqu'aux situations les plus banales lorsqu'elle remarque au cours d'une noce qu'on va être privé de vin.

Marie faisait corps avec tout ce que Dieu créait, avec tout ce que Dieu disposait. Jamais elle ne contredisait, ja­mais elle ne se révoltait, jamais elle ne s'aigrissait.  Non, tout ce que Dieu offrait à elle-même, aux autres, elle l'acceptait parce qu'elle voyait le coeur des choses. Elle voyait au-delà des choses, elle voyait l'amour de Dieu qui, à travers ces choses, réalisait des prodiges. Elle les voyait déjà.

Nous, à moins d'avoir le regard dioratique, nous les voyons trop dans leur instantanéité, dans leur ponctualité plutôt, et cela, trop à la superficie. C'était cela la foi de Marie !

 

Si bien que Marie aimait passionnément le monde. Nous savons que Dieu a tant aimé le monde, qu'il lui a donné son fils unique. Mais ce fils était aussi le fils unique de Marie. Et après cet amour de Dieu pour le monde, il n'y en a pas eu de plus grand que celui de Marie. Naturellement, Marie savait que si le Royaume de Dieu n'est pas de ce monde, qu'il ne tire pas son origine de ce monde, elle savait aussi que le Royaume de Dieu est à l'in­térieur du monde et qu'il ne se distingue du monde que par la dimension surnaturelle, divine déjà, qu'il confère au monde. 

Le monde est destiné à être le temple de la divinité, la ré­vélation de la gloire de Dieu. Et il l'est déjà. Il l'était déjà pour le regard de Marie. C'est ainsi que toute l'oeuvre de la Rédemption était ouverte à Marie. Et elle y entrait de tout son être pour y col­laborer. Et pas seulement au moment de la passion de son fils ? Non, dès le premier instant où elle a eu conscience de ce qui se passait autour d'elle. C'est pour cela qu'elle est corédemp­trice.

 

Mes frères, à l'heure de son endormissement dans la mort, Marie était à elle seule le monde parvenu à son point d'achèvement et de perfection. Vous comprenez ce que je veux dire ? Tout le cosmos, non seulement le cosmos raisonnable, mais aussi le cosmos maté­riel brut était ramassé en elle. Elle en était et la fleur, et la somme. Mais un cosmos arrivé à son point de luminosité parfaite. A ce moment, en elle, il n'y avait plus rien d'autre qu'un chant à la louange du Créateur et du Rédempteur.

Si bien que, lorsque peu après, avant que la corruption n'ait pu commencer son oeuvre dans la chair de Marie, dans la personne de Marie, c'est le monde dans sa matérialité et sa carnalité qui était transporté au sein de la Trinité. Et c'est pourquoi Marie est doublement notre mère. Elle est notre mère au plan de la grâce parce qu'elle est la mère de la tête du grand corps que tous nous formons. Mais aussi, elle est la mère au plan de notre chair, de notre corps qui est appelé à être lui aussi un jour introduit au coeur de la Trinité.

 

Mes frères, dans l'Assomption de Marie, c'est notre vic­toire finale que nous célébrons. Elle est le premier fruit de la résurrection du Christ. Et elle est notre espérance, l'espérance de notre propre résurrection. Le Père Emmanuel Lanne nous a rappelé, l'autre jour au soir, que l'Eucharistie surtout au moment où commence la grande prière consécratoire jusqu'à l'instant où tous nous communions au Corps et au Sang du Christ, que l'Eucharistie est présence réelle du monde achevé. C'est l'humanité rachetée et déjà glorifiée, et divinisée qui à cet instant-là est déjà réellement présente. Il y a donc là une anticipation de l'esckaton. Non pas une représentation allégorique, simplement symbolique, mais bien réelle.

Eh bien, au centre de cet événement Eucharistique, il y a la personne de la Vierge Marie dans son corps, dans son âme déjà parfaitement glorifiée. Et autour d'elle, il y a tous les élus. Dans quel état sont-ils, eux, ces élus ? Ils sont dotés d'un corps spirituel, c'est certain ! Mais chez Marie, il y a autre chose dont nous sommes certains. Il y a déjà là quelque chose de charnel, de charnel qui est arrivé à son état de per­fection - encore - ultime. Il n'y a pas d'autres mots que ceux-là.

 

Mes frères, nous devons donc aujourd'hui fêter Marie. Nous devons la féliciter dans notre coeur, par nos lèvres à l'Office. Nous devons la remercier car, comme je l'ai dit au début, ce n'est pas automatiquement qu'elle a été assumée dans les cieux. Non, elle l'a mérité, heure après heure, tout à fait comme nous. Elle a été comme nous sollicitée par le mal, tout comme son Fils l'a été. Mais sa foi a été la plus forte.

Pourquoi ? Mais parce que son humilité a été comme elle devait être, c'est à dire humilité qui se savait recevant ab­solument tout - même son salut - de celui auquel elle avait donné en partage sa propre chair.

Mes frères, voilà ce que je voulais vous dire. Je vous souhaite à tous une excellente fête dans la joie de votre coeur, et, je le répète, dans une confiance inébranlable en la beauté de notre vocation monastique contemplative, et en l'amour que Dieu nous porte et qu'il nous a manifesté en nous donnant une telle mère.

 

Chapitre : Comprendre l’action de Dieu.          16.08.81

      Transfiguration, Assomption et action de l’Esprit.

 

­Mes frères,

 

Je voudrais, ce matin, dégager brièvement le lien qui unit la Transfiguration de notre Sauveur, l'Assomption de la Vierge Marie et l'action du Saint Esprit. J'aimerais le faire dans une perspective pratique. Car il n'est rien de la vie du Christ, ni de la vie de Marie qui ne soit cause exemplaire de notre démarche spirituelle.

Mais reconnaissons d'abord qu'il nous est très difficile de comprendre l'action de Dieu. Nous ne pouvons la saisir d'une certaine manière que lorsque nous sommes nous-mêmes saisis par elle. C'est le fruit de l'expérience qu'on appelle mystique. Il ne faut pas penser à des choses extraordinaires ? Non, c'est la vie de foi qui est menée de façon consciente.

Cette action de Dieu qui nous saisit nous apparaît comme présence aimante et fécondante de l'Esprit Saint. Cette présence est respect absolu de notre liberté et en même temps elle est prodigieuse utilisation de tout pour le triomphe du Royaume de Dieu. Tout collabore au bien de ceux que Dieu aime, dit Saint Paul. C'est à dire de ceux dans les­quels et pour lesquels agit l'Esprit.

 

La vie, que j'appelais tantôt mystique, est justement l'art d'être attentif, mais toujours attentif à cette action déroutante de l'Esprit. Car il n'est rien en nous, ni nos défauts, ni même nos vices, ni nos péchés qui soient un obstacle infranchissable pour Dieu. Il parvient à utiliser tout ce qui se trouve en nous pour que, à travers cela, son Royaume, sa propre vie s'installe en nous. C'est l'application à nos vies personnelles du mystère de la croix où le Christ a été fait péché pour nous. Et, dans l'anéantissement qu'il a dû subir du fait de la méchanceté des hommes, et du fait aussi - naturellement ici c'est tout à fait paradoxal ce que je vais dire - de sa propre malice, qui n'était pas la sienne, mais qui était la nôtre qu'il avait assumée, grâce à cela, voici que le Royaume de Dieu parvient à s'installer sur la terre.

Peu après, il revient à la vie, il ressuscite. C'est l'Esprit qui le ressuscite. Et à ce moment tout est fini. Il ne reste plus qu'à l'étaler à travers la durée. Et c'est nous, maintenant, qui sommes les instruments et les sujets de cette transformation qui va du péché et de la mort à la résurrection et à la vie. Cette action mystérieuse de l'Esprit sous la croûte de nos angoisses et de nos détresses parvient à maintenir en nous une confiance paisible, puissante et contagieuse. Car l'homme qui est ainsi possédé par l'Esprit parvient à être un poids, un poids d'équilibre pour les autres qui sont encore déroutés par les événements qui les atteignent.

C'est ce qu'il nous a été rappelé au cours d'une lecture de Saint Jean Chrysostome, que cet homme devient alors sel pour les autres, et une lumière. Mais cela, c'est parce que lui-même est possédé par cette confiance qui jamais ne le quitte et qui, je le rappelle, est contagieuse.

 

Or, l'existence de Marie et de Jésus était ainsi immédia­tement sous la motion de l'Esprit Saint. Jésus était le Fils de Dieu. Marie était la Mère de Dieu. Or, ni l'un ni l'autre ne faisait rien par eux-mêmes.

Marie était l'esclave du Seigneur. Elle était sa chose. Il pouvait tout lui demander. Jésus, de son côté, se nourris­sait de la volonté de son Père. Or, on est fait de ce qu'on mange. Et comme il mangeait la volonté de Dieu, il était lui-­même volonté de Dieu. Il devenait Dieu, il l'était d'ailleurs. Mais à travers lui on pouvait voir le Père. Et tout cela, c'était à l'ombre de l'Esprit qui les cou­vrait, et qui les protégeait. L'Esprit avait pris Marie sous son ombre. Et l'Esprit était descendu sur Jésus pour y demeu­rer.

Eh bien, mes frères, nous, nous sommes destinés à devenir fils adoptifs de Dieu et à être transportés au coeur de la Trinité. Ce sera en nous l'oeuvre de l'Esprit, comme ce fut l'oeuvre de l'Esprit pour Jésus et pour Marie. Cette oeuvre était préfigurée à notre intention dans la Transfiguration du Christ et dans l'Assomption de Marie.

 

La Transfiguration de Jésus, elle était, elle a été la manifestation momentanée d'un état qui lui était habituel. Il était le Fils de Dieu par nature, mais né de la chair sous l'action du Saint Esprit. Marie, quant à elle, a été élevée au ciel. Ce qui a été le couronnement d'une vie, comme je l'ai rappelé hier, entiè­rement dominée et possédée par l'amour, c'est à dire par l'Esprit Saint. Et pour Marie, sa transfiguration et son trans­fert dans la Trinité ont coïncidé, ça c'est fait au même moment.

Notre route à nous, elle est donc toute tracée à la suite du Christ Transfiguré et de Marie élevée aux cieux. Et c'est extrêmement simple ! Tout ce qui regarde le monde de Dieu est très simple et très facile. C'est nous qui sommes des êtres compliqués. Il suffit de nous abandonner au souffle de l'Esprit. Ce n'est pas plus difficile que cela ! C'est à dire de nous cou­ler dans sa volonté. Car sa volonté est irrésistible, sa vo­lonté renverse tous les obstacles.

 

Combien de fois dans les Psaumes, chez les Prophètes, ne compare-t-on pas l'Esprit de Dieu, la force de Dieu à un souffle, à un ouragan qui brise les plus grands ­vaisseaux de l'époque, qui disperse tout.

Or, mes frères, cet Esprit, il est là, ici, il est par­tout, il est en nous. Nous sommes marqués de son sceau. Il suffit de nous laisser porter par lui, donc d'être entière­ment écoute, réponse et souplesse. En d'autres termes, il nous suffit d'être de parfaits obéissants. Vous allez dire : Oui, mais ça, c'est facile à dire quand on est Abbé, car l'Abbé n'a à obéir à personne ? Tandis que nous, voilà, nous devons obéir à l'Abbé tout d'abord, et puis à toutes sortes de choses.

 

Oui ! Attention ! Un Abbé, c'est celui qui dans la commu­nauté obéit le plus. Il doit obéir à tous. Il doit être l'es­clave du caractère de chacun. Il doit encaisser tout ce que les autres lui disent et lui font subir. Il doit tellement s'effa­cer qu'il devient comme invisible. Il doit être pour les autres comme une incarnation, si je puis dire, de cet Esprit qui est extrêmement ténu tout en étant d'une puissance extraordinaire. Il doit entrer dans les frères.

Mais pour entrer dans les frères, il doit lui-même disparaître. Il doit épouser les moindres détails de leur caractère, de leur tempérament, de leurs défauts, de leurs vices, de leurs résistances, de leurs complexes. Et disparaissant en eux, il doit avec une prudence, une sagesse extrême - qui ne vient pas de lui, qui est la sagesse de Dieu en lui - il doit les guider. Il doit les conduire chacun sur leur sentier. Et le sentier de l'un n'est pas celui de l'autre. Il doit être patient. Il doit avoir toutes les qualités du parfait obéissant.

Eh bien, mes frères, à partir de là, il faudrait que cha­cun soit ainsi pour ses frères ce que j'ai dit tantôt à propos de l'Esprit : respect absolu, mais pouvoir utiliser tout pour que le Royaume de Dieu avance, progresse en chacun.

 

C'est ainsi, mes frères, grâce à cette action de l'Esprit que notre être de chair se métamorphose en être spirituel. Ce qui n'est pas mépris du corps, mais transfiguration du corps. Un corps qui a retrouvé son équilibre et un corps qui laisse transparaître, qui laisse transparaître une lumière - la lumière de la paix, la lumière de l'Esprit, c'est celle-là ! - et comme je le disait il y a un instant, une confiance qui est conta­gieuse.

Et puis en même temps, car pour nous les deux se font en même temps, l'action de cet Esprit nous transporte dans l'Uni­vers de Dieu. C'est à dire que nous commençons à voir les choses non plus comme les hommes, mais comme les fils de Dieu que nous devenons. Nous sommes guidés dans notre conduite par la Foi, par l'Espérance, la Charité. La Foi qui prend possession de notre intellect, de nos facultés de réflexion, de raisonnement. L'Espérance qui prend possession de notre mémoire et la Chari­té qui prend possession de notre volonté, de notre coeur.

Et ainsi tout notre être est enlevé, élevé là où est Dieu et nous commençons à nous comporter autrement. Nous entrons dans le Royaume de Dieu. Nous voyons les choses non plus de leur côté envers, mais de leur côté endroit, comme je l'ai expliqué il y a 8, 10, 15 jours.

 

Mes frères, la ligne de notre vie chrétienne et de notre vie monastique est donc toute tracée. Et l'Art spirituel con­sistera à faire que cette ligne soit la plus droite possible. Je vais donc résumer tout ce que je viens de dire : le but ul­time de notre vie chrétienne et monastique,  c'est d'être trans­figuré dans tout notre être. Et puis d'être assumé dans l'Uni­vers de Dieu. Et cela s'opère tout simplement sous la motion de l'Esprit Saint qui est amour.

Voilà, mes frères, notre programme est tout tracé. Ensemble, ici dans cette petite communauté bien unie, nous essayons de le réaliser. Ce n'est pas facile ! D'autant plus que les résultats ne peuvent être comptabilisés, ne peuvent être inscrits. Et notre conscience nous laissera le plus souvent appa­raître, et chez les autres d'abord, et aussi chez nous-mêmes ce qui est encore à faire, le côté négatif, le côté obscur. Et la lumière reste dissimulée à nos regards.

Mais ça ne fait rien, mes frères, nous continuons à avan­cer et nous sommes certains que portés par l'Esprit nous ar­riverons tous ensemble à l'heure voulue par Dieu dans son Royaume, où nous serons pour l'éternité en compagnie de notre Chef, de notre Tête le Christ Ressuscité et de notre Mère Marie.

 

Chapitre : Fête de Saint Bernard.                23.08.81

      Saint Bernard, homme controversé !

 

Mes frères,

 

Cette semaine nous avons célébré la Solennité de Saint Bernard. Je pense que ce grand Saint mérite tout de même qu'on en dise quelques mots. C'est une personnalité très controversée que celle de Saint Bernard, même au sein de notre Ordre. Certains ne veu­lent voir en lui qu'un ambitieux et un intrigant. D'autres l'adulent et en font le pivot de leur vie. Entre les deux, il y a la masse des indifférents, de ceux qui sont sporadi­quement intéressés.

 

Saint Bernard est une personnalité difficile à approcher. On n'en parle presque jamais. Il est malaisé d'explorer son âme. Saint Bernard est un grand farouche qui ne se livre pas facilement. Pourtant, il a beaucoup parlé, il a beaucoup écrit, il s'est beaucoup exposé aux regards de ses contemporains. Et pourtant, rares sont ceux qui l'ont connu !

Saint Bernard agit à la façon d'un miroir psychanalytique. Nos réactions en face de lui révèlent nos sentiments cachés et dévoilent les secrets de notre coeur. Il y a deux Saint Bernard : le Bernard public entraîné dans les remous religieux, politiques, militaires de son époque, et le Bernard intime, insaisissable, inconnu, inconnu des étrangers, c'est à dire de ceux qui ne sont pas de sa descendance spirituelle même s'ils portent son habit, de ceux qui ne vibrent pas comme lui et avec lui sous la touche déli­cate de l'Esprit.

Nous ne devons pas séparer les deux Bernard. Nous ne de­vons pas non plus nous prévaloir du premier pour nous permet­tre toutes sortes de choses. Saint Bernard a eu une destinée paradoxale - il en a souf­fert. Il s'est dit lui-même la chimère, le monstre de son siècle - une destinée unique en son genre. Et pour nous, il nous appartient de remonter à la source de ce destin pour nous abreuver à cette même source et réa­liser notre propre destinée.

 

Saint Bernard était un Prophète. Oui, on peut le dire. Et il en a gémi. Le fondement ultime de Saint Bernard, nous ne le connaîtrons pas. C'est un secret entre Dieu et lui. Il s'identifie au nom que l'Esprit Saint a imprimé en Bernard, mais nous n'en percevons que des éclairs. Et depuis quelques temps, un de ces éclairs m'éblouit avec une intensité plus forte. Et voilà que par hasard - je ne l'ai pas cherché - j'en ai découvert une lueur fulgurante lorsque j'ai ouvert le mémoire du Frère Joseph. Ce sont deux petites citations placées en exergue de son mémoire. Je vais vous les citer.

La première est de l'Apôtre Jean, une Parole prononcée par le Christ : Quand j'aurais été élevé de terre, j'attirerai  tout à moi. Et la seconde elle est de Pascal, une pensée de Pascal : Jésus-Christ est l’objet de tout. Il est le centre où tout tend. Qui le connaît, connaît la raison de toute chose. Le monde ne subsiste que par Jésus-Christ et pour Jésus-Christ. C'est signé Pascal. On aurait pu dire : signé Bernard ! Pascal était-il un disciple de Saint Bernard ? Ce ne serait pas étonnant, lui qui était en relation avec les moniales de Port-Royal.

 

Bernard était un amant fou de Jésus-Christ, de Jésus-­Christ, c'est à dire du Verbe de Dieu devenu homme parmi les hommes, un Verbum abbreviatum, une Parole de Dieu devenue toute petite à notre portée. Nous avons pu voir, entendre, toucher Jésus-Christ. Et ce Verbe de Dieu, ce Dieu devenu homme, le voilà cru­cifié et mort, puis ressuscité et glorifié pour tous, pour tous les hommes et pour Bernard, le premier des pécheurs.

Bernard se reçoit du Christ. Il rapporte tout au Christ. Il se laisse conformer au Christ. C'est cette passion amoureuse de Bernard pour le Christ qui unifie les deux faces de sa personnalité : le Bernard public et le Bernard mystique.

Certains disent que Bernard a gauchi l'intention première des Fondateurs de Cîteaux, et le lui reprochent. Ceux qui di­sent ça ne savent pas de quoi ils parlent ! Bernard n'a rien faussé. Mais Bernard a élevé l'intuition. La recherche des premiers Cisterciens, il l'a élevée à son faîte.

 

Les Fondateurs de Cîteaux ont voulu - je le répète encore une fois - ils ont voulu vivre une spiritualité du désert dans le cadre de la Règle de Saint Benoît. Or Bernard a montré - il a  été providentiellement suscité par Dieu pour cela - il a mon­tré que le désert est le lieu où se cache l'époux, le lieu où se livrent les luttes de la conquête.

Le désert est le thalamus, la chambre nuptiale où l'âme devient une avec son aimé, où le moine devient sponsa Verbi, et où devenu Epoux du Verbe il commence à enfanter du Verbe et pour le Verbe une innombrable descendance spirituelle.

Voilà ce que Saint Bernard a vécu ! Voilà ce qu'il a fait apparaître par sa vie d'abord, et puis par son enseignement. Mais cela, c'était ce que les premiers cisterciens venaient chercher dans ce désert, même s'ils ne l'ont pas expliqué. Ce la ne pouvait pas être autrement. Il ne faut pas séparer Bernard de ses Pères. Les Pères de Cîteaux, les tous premiers se sont continués et se sont épanouis dans leur enfant Bernard.

 

Et cette croissance dans la recherche de notre Dieu, dans la rencontre de notre Christ, dans l'union à l'Esprit, elle ne doit pas se cesser. Elle doit se poursuivre. Elle se poursuit encore aujourd'hui à condition que nous demeurions fidèles à l'esprit des tous premiers et que nous n'escamotions pas ce que Bernard a d'étrange, de paradoxal.

Mes frères, l'essentiel, ce n'est pas de publier des étu­des au sujet de Saint Bernard. L'essentiel, c'est de le con­naître et de partager son expérience, d'être de sa descendance pour que au jour où nous quitterons notre condition terrestre il puisse nous reconnaître comme un des siens. Bernard est donc l'étoile vers laquelle diriger notre regard pour connaître, pour reconnaître la pureté et la vé­rité de notre démarche monastique, c'est-à-dire : boire à la même source que lui, à la suréminente connaissance du Christ Jésus notre Seigneur.

Mais connaissance pas purement théologique, spéculative, mais connaissance par connaturalité, en laissant le Christ naître en nous, vivre en nous, souffrir en nous, ressusciter en nous pour que nous ne fassions avec lui qu'un seul esprit. De cette connaissance du Christ, j'en parlerai encore quelque peu au cours de l'homélie. C'est pourquoi, maintenant, je vous donne rendez-vous à l'heure de notre Eucharistie.

 

Homélie du 21° dimanche ordinaire. A.          23.08.81

      Connaître Jésus-Christ.

      Is 22, 19-23 * Rm 11, 33-36 * Mt 16, 13-20

 

Mes frères,

 

Connaître Jésus Christ par l'intérieur de lui-même, en participant à sa vie, en devenant avec lui un seul Esprit, voilà l'accomplissement parfait de toute destinée humaine. Cette connaissance vrai du Christ Jésus est la vie éter­nelle. A cette connaissance il nous pousse lorsqu'il demande à chacun d'entre nous : Pour vous, qui suis-je ?

Nous venons d'entendre la réponse de l'Apôtre Pierre : Tu es le Messie, le Fils du Dieu Vivant. Cette réponse ren­ferme toute la Christologie et même toute la théologie. Elle contient l'investigation patiente de nos Pères dans la foi. Elle nourrit la contemplation d'une foule innombrable de saints. Elle met en branle l'enthousiasme, la louange des choeurs célestes.

Mais le Christ attend de nous une réponse personnelle : Qui suis-je pour toi ? Oui, qui est le Christ pour moi ? Est-il mon Dieu ? Pour moi, est-il mon Dieu devenu chair, crucifié, mort, res­suscité, glorifié pour tous les hommes et pour moi aussi ? Est-il TOUT pour moi ? Est-il celui pour lequel j'ai tout perdu, celui-là en lequel je me perds afin d'être trouvé vi­vant non plus de ma vie à moi, mais de sa vie à lui ?

 

Mais revenons à la réponse de l'Apôtre Simon Pierre. Cette réponse doit nous pénétrer. Elle doit travailler en nous parce que elle révèle une conversion, un retournement complet de vie. Elle confirme un engagement de tout l'être au service d'un amour qui se veut absolu. Et elle dévoile l'amorce d'une métamorphose sous l'action délicate et combien respectueuse de l'Esprit Saint.

Aussi, cette réponse, elle a d'un coup soulevé la joie de Jésus qui n'a pu se contenir et qui a proclamé bienheureux cet homme qui était parvenu à échapper aux étroitesses de la chair pour s'ouvrir à l'action tonifiante du Père, du Père de l'univers, du Père de Jésus Christ, ce Père qui par son Esprit l'introduisait à l'intérieur de la Vie Trinitaire.

Et voilà que Pierre se voit de suite confier des pouvoirs exorbitants et une charge écrasante. Il va devoir porter sans broncher le poids d'un édifice qui va se construire, un édifice qui deviendra le temple de Dieu, le Corps Mystique de celui dont la tête est là présente devant lui, le poids de l'Eglise entière qui, au terme, enfermera toute l'humanité. Ce n'est possible, uniquement parce que le rocher unique Jésus lui-même, habitera cet homme pauvre mais ouvert, cet homme qui va devenir la pierre.

 

Mes frères, la destinée de ce simple pêcheur de Galilée, elle ouvre des horizons merveilleux sur notre destinée à chacun d'entre nous. Dès l'instant où nous entrons dans la connaissance vrai de Jésus, nous recevons à notre tour un nom nouveau, notre nom d'éternité. Et ce nom est toujours attaché à une mission qui nous renvoie à nos frères. Si bien que nous sommes iden­tiques à notre mission.

Et cette mission est extatique et nous fait sortir de nous à mesure qu'elle nous fait entrer dans la plénitude de Dieu. Nous ne vivons plus pour nous, nous vivons pour les autres. Et c'est cela notre nom nouveau, mais un nom personnel. Ce nom, nous sommes seuls à le connaître avec celui qui l'im­prime en nous. Et la multitude, la multiplicité de ces noms écrit un Grand Nom, le nom de Jésus le Christ, le Fils du Dieu Vivant.

Mes frères, le mystère de la véritable connaissance de Jésus le Christ, de notre nom nouveau, de notre mission, nous le vivons dans l'Eucharistie. Ce nom, cette mission, cette connaissance doivent nous soulever, nous rendre plus léger, nous donner une âme qui va transparaître à travers les pores de notre chair et qui va au loin dans l'invisible rayonner cette vie nouvelle.

 

Tout cela, mes frères, l'Eucharistie nous l'apporte. Aller dans la paix du Christ, c'est être revêtu d'une force divine pour la vie éternelle en faveur de tous les hommes. Oui, la Sagesse de Dieu est vraiment insondable. Ce que nous avons à faire, c'est de nous ouvrir à elle et en elle de découvrir notre véritable identité, et enfin pouvoir vivre en plénitude. Que cette Sagesse sois bénie à jamais !

 

                                                                                                             Amen.

 

Chapitre : Comprendre notre vie cénobitique.    30.08.81

Devoir du moine aujourd’hui et demain

 

Mes frères,

 

Ces derniers temps nous avons reçu de la part du Père Daniel de Chevetogne l'avantage de pouvoir contempler des photographies remarquables du monastère de la laure de Saint Sabas, accroché au flanc du ravin de Cédron dans le désert de Judas à une dizaine de Km de Jérusalem. Et une semaine auparavant, il nous a montrés des diapo­sitives d'une église abandonnée, sur une île dans un petit lac de Turquie orientale à proximité de la frontière soviéti­que. C'était les vestiges d'une chrétienté autrefois floris­sante, le siège du Catholicos Arménien. Aujourd'hui il est quasi en ruine et dans quelques années ça va s'écrouler sans doute ?

 

Mes frères, tout cela a éveillé en moi au moment même et surtout par après, un flot de réflexions sur notre posi­tion et sur notre avenir - je pense ici au monde chrétien en général - et au devoir qui s'impose à nous, moines, dans le présent et dans l'avenir. Car voyez-vous, nous pouvons comprendre notre vie cénobitique dans un sens étroit ou dans un sens large.

Le sens étroit ? Mais voici : nous vivons en communauté dans les cloîtres du monastère, ici. Et nous cherchons Dieu ensemble. Maintenant la vie cénobitique dans le sens large : nous nous sentons en communion, en convivance avec tous nos frères les hommes. Notre fraternité ne se limite pas à notre commu­nauté, mais elle s'élargit à l'humanité entière. Les frontiè­res de notre monastère coïncident avec les limites du monde. Et rien de ce qui se passe quelque part dans le monde, de ce qui s'est passé dans le présent, de ce qui se prépare pour l'avenir, ne nous laisse indifférents. Cela retentit en nous.

 

Mes frères, cette fraternité avec tous les hommes, nous devons la sentir avec plus d'intensité maintenant encore, car l'humanité prend davantage conscience de son unité. Voilà, Dieu ne se lasse pas de nous lancer des appels. Nous devons attentivement les entendre, les capter, les dé­chiffrer, apporter une réponse. J'y suis, moi pour ma part, très attentif. Je vais vous en donner un, avant de venir au sujet de notre petite causerie.

Pour l'instant, nous vivons une crise économique très dure. Elle a son origine dans le temps au moment où la guerre a de nouveau éclaté entre Israël et l'Egypte, et où les pays Arabes ont décrété l'embargo sur le pétrole. On peu historiquement la fixer à ce moment-là. Et puis alors la flambée des prix, le déséquilibre des monnaies.

D'un côté, les pays extrêmement riches arrivés au bord de la saturation et d'autres pays de plus en plus pauvres et exploités. Et alors une crise, un marasme dont on ne parvient pas à sortir. Nous sentons alors que nous sommes solidaires de ce qui se passe à l'extrémité du monde.

 

Au moment de la première guerre, celle de 14-18, on ne savait pas ce qui se passait au loin. A la seconde guerre, on a commencé à le sentir. Lorsque les Japonais lançaient leurs premiers avions suicides sur la flotte Américaine dans le Pa­cifique, nous l'avons très fort senti ici. Nous avons eu peur. Auparavant, ce n'était pas ainsi.

Maintenant cette solidarité économique devient tellement puissante que nous sommes conditionnés, ici en Belgique, par ce qui se passe dans un petit pays d'Afrique, d'Amérique du Sud. Nous dépendons, nous sommes très dépendants les uns des autres. Or, il en est exactement comme ça au plan surnaturel. Voilà un langage que Dieu nous adresse, une Parole qu'il nous lance et que nous devons comprendre.

Nous sommes responsables les uns des autres au plan spirituel, au plan surnaturel. Nous formons un seul corps dans le Christ. Lui est la tête et nous sommes les membres. Et rien de ce qui se passe au loin chez un autre membre ne doit nous laisser indifférent. Cela nous touche, cela nous modifie dans notre structure surnatu­relle.

 

Eh bien, maintenant, je reviens à nos diapositives : l'Arménie. Au cours de la première guerre mondiale, vers les années 1917, l'Empire Ottoman a pratiqué contre les Arméniens de son ressort un véritable génocide. On en a massacré plu­sieurs millions. On ne peut trouver de comparaison que dans le génocide perpétré par les Nazis contre les Juifs. Il n'en est rien resté : hommes, femmes, enfants, tout a été massacré.

A ce moment là, les moyens de communication, de télécommu­nication n'étaient pas au point comme aujourd'hui. Et puis, l'Arménie c'était très loin. Le monde Occidental n'a presque pas réagi. D'ailleurs c'était la guerre. Aujourd'hui ce pays, vous l'avez vu, c'est le vide, c'est le silence, c'est la mort. Il n'y a plus rien. C'était à la fois raciste et religieux comme tout les génocides.

 

Mes frères, ces Arméniens étaient des chrétiens très an­ciens, beaucoup plus anciens que nous qui sommes des convertis de fraîche date par rapport à eux. Et voilà, maintenant c'est fini. C'est là-bas une image du Samedi Saint, de cette journée où il n'y avait plus rien, où Dieu était sombré dans l'anéantissement de l'impuissance totale, de la négation absolue. Il n'y avait plus rien, c'était fini !

Ce Samedi Saint se revit là-bas en Arménie Turque. Mais au lieu de durer 24 heures, il s'étend sur des années et des années. Mais cette terre comme la terre du Golgotha, elle est imbibée d'un sang, du sang de ­ces millions de victimes innocentes et de martyrs. Et cette ­terre, elle est fécondée par un Esprit qui garde en elle de la semence qui au jour voulu par Dieu germera.

En ce sol d'Arménie a été enfoui un trésor, le trésor de l'amour, de l'amour poussé jusqu’au bout. Un amour qui n’a pas d’autres points de repères que l’amour du Christ pour les hommes ses frères. Et de ce petit coin de sol se répand ce sang. Et ce sang spirituel maintenant - car il est devenu spirituel : il est divinisé - il se répand dans la terre entière et il va la faire fructifier pour qu'au jour voulu par Dieu tous les hommes res­suscitent et se retrouvent dans l'amour, et les meurtriers et les victimes, tous.

 

Mes frères, ainsi la passion du Christ et sa résurrection sont présentes pour nous aujourd'hui. Nous devons très fort le sentir. Passion et résurrection pour le salut de tous les hommes sans aucune exception. Maintenant, il se pratique des génocides d'un autre genre, beaucoup plus cruels car beaucoup plus hypocrites. Mais j'y reviendrais dans un instant.

Gardons devant les yeux le tableau de cette église sur cette île, cette église abandonnée et de ce pays devenu l' image du Samedi Saint et venons-en à la Laure de Saint Sabas. C'est un des rares monastères primitifs qui subsiste encore dans ces régions. Régions, qui à cette époque, au 4°, 5°, 6° Siècle en comportaient des dizaines, si pas des centai­nes. Voyez le Proche-Orient, donc la Syrie, la Palestine, le Sinaï. Puis le Moyen-Orient : l'Irak, les frontières de la Perse, le Sud de la Turquie actuelle. Tout cela : chrétien, mais une chrétienté florissante, le berceau du Christianisme.

            Et aujourd'hui, tout cela est balayé. Il ne reste presque plus rien, que quelques rares monastères par la grâce de Dieu. Et cette Laure de Saint Sabas, voyons là comme un grain de sel, mais un sel d'une puissance divine, le sel qui donne la saveur à la terre et qui la préserve de la corruption. Et élargissons notre vision ! Ce grain de sel est un grain d'un monastère qui, lui, est invisible. Il y a de par le monde une multitude de grains de sel. C'est le monastère invisible des vrais chercheurs de Dieu qui vivent partout, pas nécessairement à l'intérieur des monastères.

 

Et Dieu connaît ces hommes! Rappelez-vous ce qu'il répon­dait au Prophète Elie qui disait : Hé oui, je suis resté seul, je suis seul, que faire seul ? Et Dieu lui dit : Tais-toi, je connais, moi, 7000 hommes de mon peuple qui n'ont jamais fléchi les genoux devant Baal. C'était cela aussi les grains de sel dans le peuple d'Israël. Les vrais chercheurs de Dieu sont ainsi ces grains de sel à travers le monde. Ils forment entre eux un monastère invisi­ble et ils tiennent le cap du monde fixé vers le terme, c'est à dire le Royaume de Dieu eschatologique, le dernier jour où le vaisseau entier qui contient des animaux purs et impurs ­- donc tout le monde - grâce à ces quelques grains arrivera au terme. C'est cela le plan de Dieu ! Il est très, très, très déroutant. Mais nous ­devons avoir des yeux pour l'admirer, pour le contempler, et une bouche alors pour glorifier Dieu.

L'Arménie et Saint Sabas sont pour moi des signes pro­phétiques de ce qui peut très bien nous arriver à nous. Peut-être un raz de marée apocalyptique dans quelques années ou dans plusieurs siècles ? Nous n'en savons rien, mais ce n'est pas inimaginable. Vous savez qu'un général Belge qui a fait beaucoup parler de lui, a présenté une étude très sérieuse affirmant que les troupes Soviétiques, si elles le voulaient, en 48 heures sont aux frontières de l'Espagne. Pas de problèmes ! Et derrière elles, le flot de millions et de millions...Et que resterait-­il ici ? Et ça peut nous arriver à tout instant...

Aujourd'hui, on possède des bombes de toutes les sortes, des bombes à neutrons - les plus propres de toutes - les bom­bes qui tuent les gens mais qui préservent tout, tout le ma­tériel reste là. Oui, peut-être ? C'est ce qui est arrivé en Arménie, c'est ce qui est arrivé en Palestine. Mais ça, c'est apocalyptique. Mais ce que nous vivons déjà maintenant, ce sont des prodromes d'une paganisation, un retour du paganisme. Et cela est présent sous nos yeux : une paganisation généralisée. Je vais vous en donner deux exemples.

 

La chute du respect de la vie humaine. On ne respecte plus la vie humaine aujourd'hui, de moins en moins : les meur­tres, les attentats, l'avortement légalisé. Dans quelques temps, ce sera peut-être l'euthanasie organisée ? L'élimina­tion des handicapés ? Oui ! Et alors ce à quoi je faisais allusion tantôt, l'exploi­tation systématisée, organisée des hommes.

Dernièrement encore, il n'y a pas longtemps, il y a quel­ques jours, on me parlait du Capitalisme. C'est quelque chose d'atroce : la fortune du monde aux mains de quelques hommes qui amassent des fortunes inimaginables, mais au prix de mil­lions et de millions d'hommes, de femmes et d'enfants qui en meurent. La mortalité infantile au Brésil, elle est maintenant de 90 pour 1000. Au Pérou, elle est de 102 pour 1000. Cela veut dire que plus de 10% des enfants qui viennent au monde meurent. Ils ne sont pas nourris, ils ne sont pas logés, ils ne sont pas éduqués. Ils vivent en bandes immenses parfois, comme de petits animaux. Les parents sont morts.

Il y a dans les mines d'étain de véritables camps de con­centration. C'est à dire que les maisons, que tout, sont à l'intérieur des mines. Les enfants naissent là, ils poussent là, ils meurent là. Les parents vivent là. Et tout vit là ! Mais grâce à cela, nous pouvons vivre ici, nous, à notre aise. Mais alors au-delà, il y a les fortunes fantastiques qui s'amoncellent.

 

C'est cela, vous voyez, il n'y a pas de respect de la vie humaine. C'est le culte du veau d'or, le culte de Moloch, le culte de l'argent, l'argent qui donne le pouvoir de fait. Il est paru dans la Libre Belgique, il y a de cela deux ou trois mois, peut-être qu'un ou l'autre a eu l'occasion de le lire, un article très audacieux. La Libre Belgique est pour­tant le journal conservateur par excellence. C'était la Nomenklatura Belge par Monsieur Jacques Wanti.

Cet article expliquait très bien que toute la fortune de la Belgique était au pouvoir de 400 personnes. 400 personnes qui dirigent tout le pays, qui font les lois par l'entremise naturellement de leurs servants qui sont les ministres, etc. Ils font les lois à leur avantage, c'est à dire qu'ils sont toujours au dessus des lois, toujours. C'était peut-être un peu caricatural, mais j'ai posé quel­ques questions ici ou là, et il semble bien qu'il en soit ainsi. Voyez, c'est ça le culte du pouvoir qui est donné par l'argent.

Il y a aussi le culte de la jouissance. Et cela, la jouissance, ce n'est pas seulement pour les hommes très riches mais c'est aussi pour tout le monde. C'était déjà ainsi à la fin de l'Empire Romain : Qu'on nous donne des pains et des jeux ! Et tout le monde était contant. Maintenant, c'est la jouissance de la nourriture, tou­jours plus délicate. Allez un peu dans les magasins ! Il paraît que c'est incroyable ! Ceux qui vont faire les courses le voit. Toujours, toujours plus de choix. Et alors un confort de plus en plus raffiné.

Il y aura aussi - ne parlons même pas du laxisme des moeurs - la pornographie. Cette semaine-ci, il y a quelques jours encore, on m'a dit : pour les postes de TV par câble (télédistribution) vous pouvez être abonnés à certains pro­grammes. Et sur votre appareil vous disposez d'une clef spé­ciale pour laquelle vous devez payer une redevance à la Société de Télédistribution. Grâce à ce décodeur, vous pouvez, si vous le désirez choisir les programmes pornographiques qui sont à votre goût. Voilà ! C'est ça aujourd'hui le culte de la jouissance le plus dégradant.

Voyez, c'est ça que je veux dire le néopa­ganisme. C'est à cela que nous sommes entraînés aujourd'hui. Et nous le voyons, et nous le vivons. Pas ici dans notre monastère naturellement, mais ça se vit dans la société d'au­jourd'hui. Et alors dans cet univers, les vrais chrétiens, c'est à dire ceux qui appartiennent encore mais vraiment au Christ, ils sont isolés, isolés dans une masse d'athées pratiques. Et ils sont là tout seul. Vous comprenez ce que je veux dire. C'est qu'il n'est pas nécessaire d'avoir un raz de marée apocalyptique pour anéantir une chrétienté : cela se fait par l'intérieur.

 

Maintenant, les monastères contemplatifs dans les années qui vont venir, dans l'avenir, auront à jouer un rôle indispen­sable et irremplaçable. Le monastère contemplatif sera présence brûlante de Dieu dans son monde à lui, ce monde qu'il a tant aimé au point de lui donner, de lui sacrifier son fils unique. Le monastère contemplatif sera présence brûlante, inaperçue peut-être, ou bien provocante, ou bien scandaleuse. C'est indifférent mais il sera là !

Il ne sera pas un refuge car il sera à la pointe du com­bat.

Et de ce monastère sera exclu toute médiocrité. Ce ne sera plus possible. Les médiocres seront détruits, ne sauront pas tenir. Il n'y aura plus dans les monastères que des témoins, donc des martyrs. Et ce monastère sera organe de survie et de salut pour tous les hommes. Car ce monastère sera le poumon qui ira aspi­rer l'atmosphère du monde divin. Et il sera la tête qui entre déjà dans le Royaume de Dieu.

 

Mes frères, ces quelques traits essentiels du monastère de demain, de sa vocation cosmique, ils s'imposent déjà avec force dès maintenant. Car comme je vous le disais, nous en­trons dans cette période. C'est pourquoi nous devons nous y préparer aujourd'hui. Nous avons ici dans notre monastère des jeunes. L'un ou l' autre désire encore y venir partager notre vie. Ces jeunes, ce sont les moines de l'an 2000, de l'an 2010, 2020. Que devront-ils vivre ?

Nous devons, nous les anciens, les préparer à ce rôle qui sera le leur, le rôle d'être des témoins à la pointe d'un combat dans un monde qui sera redevenu tout à fait païen. Nous devons les y préparer par une vie dans la vérité, dans la pureté, dans la beauté et dans un amour toujours plus vivant.

Voilà, mes frères, le petit message que j'ai perçu à l' occasion de la présentation des diapositives sur l'Arménie et sur la Laure de Saint Sabas. Je vous l'ai communiqué, faites-le vôtres ! Car je puis vous dire que cette Parole de Dieu est vrai et qu'elle recevra tôt ou tard son accomplis­sement.

Récollection du mois de septembre.               05.09.81

     Croyons-nous vraiment à la beauté de notre vie monastique ?

           

Ce soir, mes frères, nous allons nous poser une question : Où en est notre fidélité ? Croyons nous vraiment à la beauté de notre vie monastique contemplative ? En avant de nous, dans un lointain qui est peut-être tout proche, nous voyons notre assomption dans l'univers de Dieu par la transfiguration de notre esprit et de notre chair. Nous entendons notre Père Saint Bernard nous crier que ce qui était possible pour lui l'est aussi pour nous. Nous l'entendons nous inviter à le rejoindre sans lésiner dans la chambre nuptiale du Verbe-Epoux.

Tout cela, mes frères, est-ce douce rêverie qui nous dispense de remuer ? Ou belle musique qui nous charme et nous endort ? Ne serait-ce pas plutôt vibration en nous d'une voix qui clame aux oreilles de notre coeur, d'un appel pressant qui veut bander, polariser nos énergies ? Demain, nous pourrions reprendre le Prologue de notre Règle et nous interroger sérieusement sur les qualités de notre écoute.

            Etre fidèle, c'est accepter de vivre une suite de para­doxes insoutenables : On est paquet de chair et il faut devenir un seul esprit avec le Christ ! On est circonscrit par un espace étroit, limité, et il faut contenir en soi l'infini ! On est opacité, et il faut rayonner la lumière de Dieu ! On est péché, et il faut se comporter en fils de Dieu !

 

Mes frères, tous ces contraires se réconcilient, s'unis­sent et se fondent dans l'amour. Et alors ils peuvent donner taille et consistance à notre être d'homme.       Je viens de citer l'amour qui est le lien de toute perfection. Et cela fait surgir de nouvelles questions :

 

- Sommes-nous comme Saint Bernard, à son exemple, des amants fous du Christ Jésus le Seigneur ?

- Sommes-nous dévorés par la soif brûlante de voir son visage et d'admirer ses yeux, et d'entendre sa voix, et de le suivre partout ?

                        - L'aimons-nous assez pour réduire en pièces de nos propres mains la forteresse de notre égoïsme ?

- Sommes-nous suspendus à sa Personne au point de vivre hors de nous-mêmes sans plus avoir ni volonté, ni jugement, ni agir propre ?

 

Dans le frère que je rencontre, c'est lui, le Christ, qui vient à moi pour tester la valeur de mon amour. Vais-je lui abandonner en moi toute la place en cédant cette place à mon frère ? Impossible, jugera-t-on ! A cela je répondrai : Tout est possible à celui qui aime, à celui qui est possédé par l'Esprit. Mais sur cette route se dresse la croix. Dans quelques jours nous la fêterons.

 

- Notre célébration festive sera-t-elle sincère ?

- La croix est-elle notre gloire, notre fierté ?

- Est-elle dressée en nous par la puissance de l'Esprit ?

- Nous met-elle à part ?

- Nous sépare-t-elle du monde, de nous-mêmes pour nous livrer aux autres, aux frères ?

 

La croix est le portail de la vie, inséparable de la ré­surrection et de la transfiguration. Elle est le sommet des paradoxes : Dieu mourant sur elle afin de détruire toute espèce de mort. Sommes-nous disposés à le suivre jusque là ?

Mes frères, j'en reviens à la question que je posais au début de cette petite allocution :

 

- Croyons-nous vraiment à la beauté, à l'incomparable beauté de notre     vie contemplative ?

 

Permettez-moi de répondre au nom de chacun d'entre vous, et en mon non personnel : Oui, j'y crois. Et je suis prêt à y mettre le prix sans calculer.

 

Chapitre : La maternité de Marie.                07.09.81

      1. Dieu est habité par un grain de folie.

 

Mes frères,

 

Venons-en à notre fête de demain. Voici environ deux milles ans, dans un village obscur et plu­tôt malfamé d'un coin perdu de Palestine, vient au monde une petite fille. Et ses parents lui donne un nom qui est très commun à l'époque: celui de Myriam qui se traduit textuel­lement : une goutte prélevée dans l'immensité de la mer.

Et cette goutte qui est la petite Myriam, elle enferme tout l'infini, toute la saveur de l'infini, de la beauté, du parfum, toute la richesse de la grâce et de l'amour. Bien plus tard un envoyé de Dieu la saluera : Paix à toi emplie de grâce.

Cette gouttelette, qui est la petite fille qui est là, elle est tellement emplie de cette grâce qui vient de Dieu, que son nom peut tout aussi bien signifier : parfum de la divinité, ou océan de parfum, ou mer de beauté.

 

Naturellement, absolument personne n'est au courant. Et pour la première fois dans l'histoire des hommes on a un nom qui exprime à la perfection l'essence d'une personne. Un nom qui correspond à la vérité, à l'identité d'une personne.             Les parents, en imposant ce nom à leur fillette, ont posé un geste prophétique. Ils ne le savaient pas.

Mais il y en avait un qui le savait : c'était Dieu qui dans le secret fai­sait progresser son plan, son projet. Et non seulement il le faisait progresser, mais il lui faisait faire un bond. Il franchissait un abîme. A partir de Marie, la création prenait une tournure nouvelle. Marie était autre que ce qui était avant.

Voyons ! Replaçons-nous dans le cadre ! Nous avons ce coin de Nazareth, des parents tout à fait quelconques, une petite fille qui est là. Dieu fait ça dans le secret. Et nous voyons là que la façon d'agir de Dieu est contraire à notre façon à nous de vivre les événements. Nous, nous cherchons, consciemment ou non, a être connus. Nous cherchons à être mis en avant. Nous aimons l'orchestra­tion, la diffusion. Quel honneur pour un homme d'être présenté sur le petit écran ; lorsqu'il trouve son nom au bas d'un article dans une revue ; lorsque à la vitrine d'un libraire il voit son livre, il le caresse du regard.

Enfin je prends encore ici des cas d'exception. Mais voyons dans notre vie : lorsque nous pouvons recevoir un pe­tit compliment, lorsqu'on dit : ah, le Père un tel, oh mais je le connais très bien. On est connu ! Et ça, c'est nous. Maintenant, il y a Dieu.

Et Dieu, lui, il agit dans la non publicité, dans l'ob­scurité, dans l'inconnu, dans l'inexistant. C'est sa façon à lui. Vous avez là l'opposition virulente entre l'Esprit et la chair. C'est une opposition radicale. Il n'y a aucune pos­sibilité de conciliation entre les deux. Et nous les touchons ici. Voyez comment Dieu agit !

 

Observons maintenant le mouvement qui anime le véritable moine. Il se retire dans le désert. Rappelons-nous nos Pères de Cîteaux : plus leur forêt était inaccessible et impénétrable aux hommes, et plus elle rencontrait leur agrément. Le moine entre dans le désert. Et, à l'intérieur de ce désert, il travaille à sa néantisation à ses propres yeux et aux yeux des autres. Il gravit lentement, péniblement peut-­être mais il le fait, les degrés de l'humilité qui l'intro­duisent dans les réflexes de Dieu.

Un des tests pour reconnaître un véritable moine, c'est de voir s'il aime d'être connu. Dans l'affirmative, attention ! Dans la négative, il y a quelque chose chez lui qui le met déjà tout près de Dieu. Parce que Dieu, lui, vit, il agit, il crée toujours dans l'inconnu, dans l'obscurité. Et le moine, comme je le disais, doit acquérir ces ré­flexes divins qui font que lorsqu'il n'existe plus, c'est alors qu'il commence véritablement à vivre modo divino, d'une manière divine.

Regardez encore ! Marie vient au monde. A ce moment-là Rome est au sommet de son prestige. Et dans d'autres coins du monde des empires se construisent ou se défont. Mais tout cela n'est rien, mais absolument rien au regard de cette toute petite fille. Et encore une fois, personne, mais absolument personne n'est au courant sauf Dieu. Maintenant, rétrospectivement nous comprenons, nous voyons, nous admirons ; mais à ce moment-là !

 

Aujourd'hui dans le monde nous ne savons pas du tout ce qui peut se passer dans un coin inconnu du monde. Nous ne sa­vons peut-être même pas ce qui se passe dans notre propre mo­nastère, chez l'un ou l'autre frère. Et plus tard, plus tard on dira : voilà encore la façon d'agir de Dieu. Dieu n'a pas besoin de publicité.

Or, cette petite fille, c'était la première qui échappait à la domination des princes de ce monde, la seule, la première qui était hors de l'empire de la chair. Elle était la première cellule de la création nouvelle. Avec elle, la divinisation de l'humanité allait entrer dans une phase qui était cette fois irréversible. A partir de ce moment-là, l'univers entier changeait de cap. Il s'orientait vers le Royaume de Dieu. Et il s'orientait maintenant d'une manière qui était irréductiblement nouvelle.

Naturellement il faut voir ! Nous autres, nous connais­sons la suite. Mais il y avait là un point, un point de non retour, un point de changement dans l'évolution du monde, dans le projet de Dieu. Je le disais tantôt, c'était plus qu'un changement de cap, c'était un saut. Or, personne ne le savait, absolument personne je le ré­pète ne le savait, sauf Dieu. Vous voyez, mes frères, comment nous devons être prudents lorsque nous sommes devant cet être souverain qui est Dieu. Il faudra que j'en parle encore...

 

Voilà, par exemple ceci : C'est que tout appel authenti­que à la vie monastique est une reviviscence de la grâce répandue sur le monde par la nativité de Marie. Parce que Dieu ne se lasse jamais, jamais mais jamais, de reproduire cette merveille que fut cette petite fille au moment où elle nais­sait. Puis alors après cette petite fille qui grandit, qui grandit. Et puis la suite, nous la connaissons.

Voyez maintenant dans notre vie ! C'est ceci : c'est que Dieu est un peu fou. S'il n'y avait pas cette folie en Dieu, il ne serait pas Dieu. Or Dieu, il ne cesse pas, encore main­tenant, de rêver à cette petite Myriam. Il y rêve sans cesse. Et ce rêve qui l'habite, il le dépose dans le coeur de certains hommes, de certaines femmes qu'il choisit ainsi dans son projet parce qu'il est amour. Et l'amour n'a pas de compte à rendre. Et il attend, lui Dieu, que son rêve déposé dans ce coeur y prenne forme et y prenne vie. C'est cela, mes frères, toute la vie monastique.

Et cela doit nous permettre de comprendre pourquoi la vie monastique contemplative, elle est toujours poésie, chant et danse. Parce que elle est limpide, elle est belle et elle est pure à l'image de Marie. C'est parce qu'elle doit rendre vi­vant aux regards de Dieu et pour la joie de ses yeux son rêve qui est d'avoir toujours là cette petite Myriam, cette petite gouttelette de parfum, cette petite goutte prélevée dans l' immensité de son amour à lui, dans cette mer qu'il est et dans laquelle il veut immergé l'univers entier.

 

Mes frères, la vocation monastique, c'est cela ! Je le répète : elle est poésie, elle est chant, elle est danse. Comprenons aussi que notre vie liturgique, elle n'est rien d'autre que cela. Notre vie liturgique, elle doit être chantée, elle doit être dansée. Il y a un mouvement dans notre liturgie. Ce mou­vement est indispensable car alors elle est poésie et elle permet au rêve de Dieu déposé en nous - ce rêve que cette petite fille va prendre corps - pour que à notre tour nous puissions réjouir le coeur de Dieu, mais cela dans le se­cret, dans l'obscurité, dans cette lumière qui est la sienne et que personne ne peut percevoir, sauf lui et ceux dont il a déjà suffisamment purifié le coeur.

Voilà, mes frères, ce que je pensais vous dire ce soir. Demain soir j'irai encore un peu plus loin. Et je pense que nous comprendrons un peu mieux l'extraordinaire beauté de notre vie, et que nous l'assumerons, et que nous la vivrons avec une ferveur renouvelée.

 

Chapitre : La maternité de Marie.                08.09.81

      2. Etre mordu par la folie de Dieu.

 

Mes frères,

 

Revenons-en à notre fête d'aujourd'hui. Dieu est habité par un grain de folie, disais-je hier, un gros grain. Il rêve sans cesse, aujourd'hui encore, de cette petite fille, Myriam, Marie. Et ce rêve, il le dépose dans le coeur du moine et il attend qu'il prenne forme. Mais Dieu pense, rêve de cette petite fille depuis tou­jours, depuis qu'il est Dieu. Et un jour, un jour de son éternité, ce jour qui fut le premier de tous les jours, il n'a plus réussi à se tenir et il a voulu créer le monde, l'univers qui serait le berceau, le jouet, la couronne de cette petite fille ; l'univers qui serait la projection de ce qu'elle est avec sa grâce et sa beauté.

Dieu rêvant à l'origine de cette fillette qui allait de­venir une jeune fille, une femme, il rêvait déjà à sa mère. Car Dieu a voulu goûter le bonheur d'avoir une mère. Et cette mère, il la voyait déjà Reine de ce cosmos, de l'univers dans sa totalité et de l'univers dans chacune de ses parties. Marie qui serait la Mère de Dieu et la Reine du monde. Voilà !

Il fallait que pour projeter cela dans l'être, Dieu fut réellement habité par la folie car c'était une aventure. Nous la vivons maintenant. Nous en connaissons les aléas. Nous sa­vons par où Dieu a du passer, par quoi il doit encore passer maintenant. Mais non, il poursuit son rêve. Car Dieu n'est pas un grand monsieur sérieux comme un maïeur ou un ministre dans l'exercice de ses fonctions. Non, Dieu est primesautier, Dieu est gentiment moqueur. Dieu est

un grand enfant. Dieu reste un enfant. Il est l'enfance éter­nelle.

Et en rêvant, en rêvant de Marie, de cette petite fille, il rêvait à lui. Il voulait que les autres, que d'autres, d'autres qui seraient à côté de lui, qui seraient semblable à lui tout en étant absolument différents de lui, que d'autres sachent qui il était quand ils contempleraient cette Marie. Et Dieu goûtait déjà la joie d'être un enfant des hommes.

 

Car la folie de Dieu allait jusque là. Il n'était pas satisfait d'être dans son être de Dieu. Il lui fallait goûter le bonheur d'être une créature, le bonheur d'être aimé non plus comme Dieu à l'intérieur de sa Trinité, mais d'être aimé, de projeter son amour à l'extérieur de lui, mais lui le rece­vrait. Etre aimé comme Dieu, et être aimé comme créature. Voyez l'amour alors dans son immensité, l'amour qui alors resplendit vraiment pour ce qu'il est, c'est à dire Dieu. Et en disant cela, mes frères, je n'exagère pas.

 

Redescendons un instant sur terre. Nous avons les deux pieds bien par terre. Dans Marie, en rêvant de cette fille, Dieu voyait déjà son image en train de prendre forme humaine. De la chair de cette petite fille devenue une femme, il allait extraire l'image corporelle de son être. Le Christ est la figure, est l'image de la substance divine. Et cette image est tirée du corps de Marie. Je n'exa­gère donc pas en disant que Dieu lorsqu'il voyait Marie, se voyait déjà lui-même dans une chair d'homme. Il se voyait déjà petit enfant goûtant la joie de la découverte du monde. Et ce petit enfant continuant à créer le monde...

Vous voyez, nous sommes ici dans l'univers de Dieu. Et cet univers de Dieu nous déborde de toute part. Nous le re­gardons d'un côté, eh bien, nous ne l'appréhendons pas de l'autre. Il ne nous est pas possible de faire la synthèse de l'ensemble car nous sommes dans l'univers de Dieu et il est autre que le nôtre. Et pourtant nous nous y reconnaissons car nous sommes, nous, des exemplaires de la multitude d'images qu'il voulait voir surgir à partir de Marie. Nous sommes tous les frères de l'image corporelle de lui-même qu'est le Christ. Et nous sommes tous sortis du sein virginal de Marie.

 

Mes frères, l'univers se présente donc à nous comme une photo animée et vivante de la petite Myriam, et en elle de Dieu. Et le monastère, c'est le lieu où Dieu se regarde lui-­même, où il se reconnaît dans cette photo. Le monastère, c'est un lieu que Dieu orne, que Dieu embellit parce que ce monastère, c'est comme un miroir dans le­quel il peut se regarder. C'est un microcosme. C'est l'univers entier, mais réduit.

Non pas réduit à sa plus simple expression - l'expression ne serait pas bien choisie - mais réduit à une échelle qui est la nôtre, et à une échelle qui est celle de cet enfant qu'est demeuré le Christ. Car lorsqu'il dit : Le Royaume, mon Royaume à moi, vous n'y entrerez que si vous devenez des enfants. C'est une façon de dire : Vous n'y entrerez que si vous devenez semblable à moi. Moi qui suis devant vous la figure, l'image de cette jeu­nesse, de cette enfance éternelle, de cette spontanéité, can­deur, pureté, limpidité éternelle qui est Dieu.

C'est pourquoi le monastère est une enceinte, un claustrum dans lequel vivent des hommes, des enfants qui sont purs, qui sont limpides, qui aiment, qui donnent, qui ne calculent pas. Des hommes qui sont à l'image de cette petite fille dont Dieu rêvait dès avant la création du monde et pour laquelle il a lancé le monde dans l'existence.

 

Mes frères, ne vous ai-je pas dit au début que Dieu était habité par un grain de folie. Vous allez peut-être penser maintenant en m'entendant, que moi je suis aussi habité par quelque chose qui ressemble à de la folie, à dire tout cela ? Oui, c'est vrai, je le concède, et j'en suis fier ! C'est une folie qui est plus sage que toute sagesse mondaine.

Regardez un peu un homme qui était un peu plus jeune que Marie...pas tellement ! Un peu plus jeune que le Christ peut-être ? Plus jeune que Marie, oui. Allez, une vingtaine, trente ans plus jeune...Pensez à l'Apôtre Paul.

Et l'Apôtre Paul, qu'est-ce qu'il a fait ? Il a admiré, il a chanté cette folie divine par sa vie, mais aussi par ses paroles et par ses écrits. Il faudrait une fois - mais ça n'a jamais été fait et ça ferait l'objet d'un très beau mémoire ­- étudier la folie de Dieu dans les Epîtres et les discours de l'Apôtre Paul.

 

Eh bien, mes frères, je voudrais que vous aussi vous soyez mordus par cette folie et trouvés image de Dieu et de son incomparable rêve qui fut cette petite fille Myriam qui devint Marie la Mère de Dieu, la Reine de l'univers et notre Reine à nous.

 

Chapitre : La conversion monastique.             13.09.81

      Nouveaux points de repères, de Urs Von Balthazar.

 

Mes frères,

 

Il existe deux manières de vivre, d'approcher les événe­ments, de réagir en leur présence, d'être dans sa peau comme on dit aujourd'hui : une manière charnelle, une manière spi­rituelle. La manière charnelle, elle nous donne accès à toute es­pèce de réussite mondaine. Elle est une autoroute large, spa­cieuse, rapide, roulante. Et la foule s'y précipite.

Il est une manière de vivre qui est spirituelle. Et celle-­là, elle ne vise à rien qui charme les convoitises. Elle est un sentier étroit, resserré, inaperçu, désert. Ce sont deux sagesses, deux options antagonistes, diver­gentes. Elles se livrent une lutte implacable pour la supré­matie. La vie monastique, elle, est la conversion de la pre­mière à la seconde, une conversion toujours à reprendre, tou­jours à poursuivre. Et cette conversion, c'est la volonté tenace, têtue de rejoindre Dieu dans sa folie, le rejoindre au sommet de sa folie.

Rappelez-vous ! Dieu rêve de la petite Myriam. Il rêve de chacun d'entre nous. C'est beau, c'est gentil, c'est atten­drissant ! Mais comprenons-nous ce que coûte à Dieu la réalisation de ce rêve ? Et quand nous l'aurons compris, consenti­rons-nous encore à vivre ce rêve avec lui ?

Je vais vous donner lecture de quelques lignes extraites d'un ouvrage du Théologien Suisse Urs Von Balthazar. Cet ou­vrage a pour titre : Nouveaux points de repères. Il va nous aider à prendre la mesure du risque que Dieu a couru lorsqu'il a lancé dans l'existence des êtres libres capables de lui ré­sister en face. Voici ce qu'il dit

 

...On s'acharne aujourd'hui beaucoup, même des théo­logiens catholiques, contre la doctrine naguère clas­sique de Saint Anselme sur la substitution. Jésus a subi sa passion pour nous, à notre place. Critiquer cela sous-entend une interprétation pu­rement symbolique de la croix où on n'aurait plus besoin de la divinité de Jésus.

Si le Père manifeste suffisamment son amour en envoyant et en livrant le fils, on n'a plus besoin d'être racheté. Et on dépouille alors la révélation néotestamentaire de l'image irremplaçable quelle donne de Dieu qui y apparaît comme amour Trinitaire, don de soi par pur altruisme.

 

Maintenant, voici où je veux en venir :

 

En ne voyant dans le destin de Jésus que le signe de la bienveillance de Dieu pour les hommes, on s'interdit de mesurer tout ce que Dieu a risqué quand il a créé des êtres libres et capables de le contredire en pleine face.

 

Et voici le rêve de Dieu :

 

Devait-il les damner ? Il était alors perdant au jeu cosmique qu'il avait engagé. Devait-il simple­ment leur faire grâce ? Il n'aurait pas pris alors leur liberté au sérieux et l'aurait arbitrairement court-circuitée.

Comment pouvait-il donc prendre ce risque ? A une seule condition : que depuis l'origine le Fils éternel se porte garant des pécheurs par une solida­rité absolue avec eux jusqu'à l'abandon par Dieu. C'est à ce seul prix que Dieu a pu déclarer très bon ce monde atroce et lui donner d'être.

En disant cela, nous voyons à travers le coeur transpercé du crucifié le coeur même du Père. Et nous reconnaissons l'insondable esprit d'amour qui les unit. Nous reconnaissons le Dieu Trinitaire qui dans l'éternité de la vie divine a l'habitude de tout abandonner jusqu'à la dernière goutte.

 

Voilà mes frères le rêve de Dieu ! Vous le reconnaissez et vous mesurez maintenant le risque qu'il a assumé. Car ce risque, c'était au terme sa propre mort sur une croix. Donc, la présence du Verbe de Dieu dans la nature et dans l’histoire, elle n'est pas générale et statique. Mais elle mouvement vers l'incarnation et la croix qui achève l'oeu­vre de Dieu.

Pensons que nous célébrons, nous, plusieurs fois par jour l’oeuvre de Dieu. Et nous avons à son sommet l'Eucharistie. Cela signifie que nous disons Amen, que nous sommes d'accord avec ce plan de Dieu et que nous consentons à y coopérer. C’est à dire à laisser vivre en nous ce rêve de Dieu jusqu'à, pour nous aussi, l'aboutissement qui est la mort sur une croix.

Et ça, c'est la logique de la vie monastique.

 

Nous comprenons mieux aussi cette toute petite phrase de rien du tout, ces quelques mots du Livre de l'Apocalypse : L’agneau égorgé depuis la fondation du monde. Cela signifie que lorsque Dieu a donné la chiquenaude initiale qui a lancé le monde dans l'existence, il prévoyait déjà que le risque était là pour lui, qu'il serait un jour égorgé par ceux qu'il avait créé, et à leur place.

Il y a donc eu à l'intérieur de la Trinité, de cette société, de cette Communion de Personnes, comme un conciliabule. Et l'une d'entre elles s'est portée garante des êtres libres qui allaient être créés en se faisant solidaire d'eux jusqu'à l’ultime perdition, jusqu'à l'abandon par Dieu si ils se dres­saient contre Dieu. C'est à cette condition-là que Dieu a lancé sa création ! Si vous avez l'occasion et le courage de lire le Mémoire du frère Joseph - je le mettrai à votre disposition demain sans doute - vous verrez que c'est une symphonie sur ce thème, sur ce rêve de Dieu.

Laisser vivre en nous ce rêve déposé dans notre coeur par Dieu nous conduit donc fatalement à la croix. Le repos de la contemplation, comme on dit, est réponse à une mission qui coïncide avec celle du Verbe Incarné. Cela signifie que la transfiguration de notre être et de l'univers en nous ne diffère pas de notre glorification en croix. Les deux se tiennent comme les rayons d'une même lu­mière qui est l'Amour.

           

Analysons un moment le déploiement du geste monastique pour mieux entrer dans cette réalité mystérieuse. Il y a d'abord la toute première démarche qui est l'ana­chorèse, l'entrée dans un désert qui nous engloutit. C'est la mort au monde et la mort à tout ce que le monde offre comme possible : la mort à cette sagesse mondaine, à cette sagesse charnelle dont j'ai parlé. Mais cela signifie pour nous : renoncement, dépouillement, arrachement.

A l'intérieur maintenant de ce désert, il faut affronter une autre mort, la mort à soi : mourir à ses désirs, à ses attraits, à ses goûts, à ses jugements, à ses volontés. Mais ce n'est pas encore le terme. Au coeur de cette mort à soi, il y a une mort qui est la dernière des morts. C'est la mort au rêve que l'on a de sa propre personne.

Et cette mort, elle est entrée, elle est plongée dans une nuit obscure, ténébreuse, interminable. Il ne reste rien, pas même Dieu, rien ! Et à ce moment-là, le moine arrive au sommet de la réali­sation du rêve de Dieu sur lui. Ce n'est plus lui qui vit. Il est mort, il ne vit plus. C'est un autre qui vit en lui. Et il est devenu identique au rêve fou de Dieu. le Christ vit en lui et en lui toute l'humanité récapitulée.

 

Mes frères, l'acceptation plénière de notre vocation et de notre identité appelle un esseulement qui correspond à no­tre nom de moine. Le moine transfiguré en Christ est transporté dans la solitude terrible de la croix. Rappelez-vous cette petite Parole du Christ à ses dis­ciples : Vous me laisserez seul ! Et les Evangélistes notent un peu plus tard : Tous l’abandonnèrent ! Et à la dernière minute, aux derniers instants, il est même abandonné par son Père.

C'est cela la solidarité absolue avec les pécheurs que nous sommes. Car le salaire du péché, c'est d'être abandonné par Dieu. Et le Christ, à notre place, a été enfoui dans une solitude infernale, mais plus bas que toute solitude imaginable, là où il était absolument seul. Et il a pu, grâce à cet amour qui l'unissait toujours au Père, grâce à cet amour absolu, il a pu être par Dieu son Père ressuscité d'entre les morts.

Et dans cette sortie de la solitude, de la solitude ter­rible qui est l'abandon par Dieu, il nous a emportés tous avec lui. Et le moine doit vivre cette aventure, entrer dans cette solitude. Et puis là, être ressuscité par Dieu qui est amour. Et dans cette résurrection emporter avec lui d'autres hommes.

 

Mes frères, notre vocation est ainsi notre gloire. Nous devons essayer de sentir cette vérité. C'est mieux que de la comprendre. C'est la sentir dans notre coeur, dans notre âme, dans ce qui fait que nous sommes nous, et pas un autre. Sen­tir que notre vocation est quelque chose de glorieux.

Dans la croix, dans l'esseulement, dans la mort, nous goûtons déjà les prémices de la résurrection. Transfiguration, mort sur la croix, résurrection sont vécus en même temps. Je le répète : c'est une même réalité. Ce sont des rayons iden­tiques qui jaillissent de cette lumière qui est Dieu, de cette lumière qui est l'amour.

Cette lumière, mes frères, c'est celle que nous allons essayer de rencontrer demain dans la Fête de la Croix Glorieuse, de l'Exaltation de la Croix comme on disait autrefois. Et cette lumière qui nimbe notre vie, ne l'oublions ja­mais, c'est l'Esprit Saint, c'est Dieu lui-même, c'est l'amour à jamais invaincu.

 

Chapitre : Je VEUX a dit le Christ.              14.09.81

 

Mes frères,

 

Au cours du dernier repas Pascal qu'il partageait avec ses disciples, Jésus adresse à son Père une prière à la fin de laquelle il laissa s'échapper des mots, une Parole, qui s'est abattue sur moi, hier, et qui a éveillé en moi des résonances interminables.

Le moine n'est-il pas un instrument de musique accordé parfaitement à ce gong immense qu'est l'univers ? Cet univers qui ne cesse de chanter la puissance et la gloire de son Créa­teur. Chaque Parole de Dieu qui nous touche doit nous mettre en consonance avec tout ce qui se passe dans la création. Voici cette Parole du Christ :

 

Père, ceux que tu m'as donné, je veux que là où je suis, moi, (c'est emphatique) eux aussi soient avec moi, afin qu'ils voient cette gloire qui est mienne, que tu m'as donnée parce que tu m'as aimé avant la fondation du monde.

 

Je veux ! Ce n'est pas une prière proprement dite. Ce n'est pas une supplique. C'est un ordre, clair, net, impé­rieux : Je veux...

Et aussitôt ça me rappelle un autre « Je veux » qui a éclaté dans une salle de festin à l'occasion d'un banquet anniver­saire d'un roi débauché, faiblard, cruel. Il a éclaté sur les lèvres d'une gamine perverse. Je veux, dit-elle, que tu m'apportes, ici, tout de suite, sur un plat, la tête de Jean Baptiste. Et l'imbécile cède à cette supplique.

Ici, ce n'est pas une réunion de fêtards. C'est une as­semblée sainte qui célèbre le Mémorial de la Pâque. Là se trouvent le véritable Moïse et le nouvel Israël. Et ensemble ils revivent la fantastique sortie d'Egypte. Ils chantent leur Dieu pour sa fidélité et son amour. Et ils vivent déjà par anticipation leur passage dans le Royaume de Dieu qui est tout proche. Il est là !

 

Et il y a un homme parmi eux, ce nouveau Moïse, qui ose dire, et qui peut dire à Dieu : Je veux ! Il ne s'adresse pas à un roi fantoche. Il s'adresse au Roi de l'univers. Et il lui dit : Je veux ! Et celui qui dit : Je veux, c'est Celui par qui tout a été fait et sans lequel rien de ce qui est n'a été fait : Dixit et facta sunt - Il a dit et ce fut tait. Et lorsqu'il dit je veux, cela se fait.

Or, il dit je veux. Et que veut-il ? Il dit : que là où je suis, eux aussi soient avec moi. Mais où est-il ? Il est, mais il est là à cette table avec les autres, cette table à laquelle il se passe quelque chose. Tous le sentent, tous le savent : l'heure est arrivée. Cette heure qui a été prévue, elle est là. Une heure qui n'arrivera plus ; mais, elle est là.

Où est-il encore ? Mais il est dans l'immensité du monde, Lui qui porte l'univers par la puissance de sa Parole. Il est aussi in sinu Patris dans le sein de son Père d'où il est sorti sans le quitter et vers lequel il retourne sans aban­donner les siens.

 

Mais il est encore ailleurs, un ailleurs où il est déjà en esprit et en vérité. Il est déjà sur la croix, suspendu, souffrant, agonisant, mourant, seul. Mais non pas seul ! Car en lui, formant les membres d'un Corps dont il est déjà la tête, ses disciples qui sont là at­tablés avec lui, l'ensemble des hommes, et nous-mêmes qui som­mes réunis pour l'instant en cette salle et qui sommes là aussi en lui.

Je veux, dit-il, que là où je suis eux aussi soient avec moi. C'est à dire, comprenez-le, sur cette croix, mais en lui...Pourquoi ? Afin, dit-il, qu'ils voient, qu'ils con­templent la gloire qui est mienne. Elle est mienne, parce qu'elle est tienne, parce que tu me l'as donnée. Il n'existe qu'uns seule gloire : ton être à toi. Or cette gloire, elle est indivisiblement tienne et mienne. Et bien, cette gloire que tu m'as donnée, ils la contempleront.

Et ils la contempleront parce qu'ils seront là où je suis, c'est à dire sur cette croix. Ils ne la contempleront pas ailleurs. C'est là, seulement là qu'ils pourront la contempler. Et cette gloire tu me l'as donnée, dit-il, parce que tu m'as aimé dès avant la fondation du monde. Ici il faudrait traduire - mais il faut créer une sorte de néologisme - tu m'as aimé avant la katabole du cosmos.

 

Il faut voir ici se dessiner une scène, une chorégraphie unique. Elle ne s'est présentée qu'une fois. Des hauteurs et des profondeurs de son être, Dieu lance dans le vide le cosmos, C'est à dire, le rayonnement de sa beauté, la splendeur de sa gloire, il la lance dans le cosmos, il la lance dans le vide. C'est un geste beau, c'est un geste élégant. Il faut voir. Il ne faut pas le conceptualiser. Il faut le contempler. Or, tu m'as aimé avant de poser ce geste. Et tu l'as posé parce que tu m'as aimé. Et cet amour s'est éveillé pour moi Christ Jésus.

Déjà alors j'étais là parce que je me suis porté garant auprès de toi de la réussite de ton projet, de la réussite de ton rêve. De cette folie qui couvait en toi, je me suis porté garant en me déclarant déjà à l'avance soli­daire de la créature ; de ta créature qui, peut-être, possiblement, probablement, allait se révolter contre toi ; soli­daire de son refus, de son péché, de sa damnation. J'ai été, à ce moment-là, égorgé à leur place.

Si bien que, maintenant là où je suis déjà en esprit et en toute vérité, sur cette croix, je suis au sommet de cette gloire qui est nôtre parce que je suis au sommet de l'amour. Et je veux maintenant que ceux-là, ils voient et ils vi­vent ma gloire dans le partage de ma mission et de mon sort en ne faisant qu'un avec moi jusqu'à cette croix.

 

La vie monastique, mes frères, c'est un rassemblement de disciples qui répondent Amen à cette prière et qui s'envelop­pent de la croix comme d'une tunique de lumière et de gloire. Nous comprenons peut-être maintenant un peu mieux le geste que nous posons, nous, un geste qui a du être beau et élégant aussi, une katabole, un saut dans le vide: je promets obéissance jusqu'à la mort.

Mes frères, 40 jours après la Transfiguration et comme sa perfection, nous avons célébré aujourd'hui la Croix Glori­euse. Les deux sont unis. Il n'y a pas une sans l'autre. L'une est dans l'autre. Comme je le disais hier, ce sont deux rayons jaillissant d'une même source de lumière.

Voilà, mes frères, quelle est notre vie, quelle est notre vocation. Puissions-nous en être digne. Je veux, a dit le Christ, que là où je suis, moi, eux aussi soient avec moi, afin qu'ils contemplent fa gloire qui est mienne, que tu m'as donnée parce que tu m'as aimé avant la fondation du cosmos...

 

Chapitre : Anniversaire de la Dédicace de       20.09.81

            de notre église gothique.

 

Mes frères,

 

Après demain nous allons commémorer le jour où notre église a été consacrée. Cette année, la solennité de la Dédicace va, me semble­-t-il, revêtir une tonalité singulière. Nous avons beaucoup parlé de notre église ces derniers temps et nous avons décidé de lui donner un visage rajeuni. Ce sera un témoignage de fidélité et un gage d'espérance. Notre intention n'est pas d'orner l'intérieur de notre église d'une parure artificielle mais de lui injecter un sang neuf vecteur de fécondité pour l'avenir.

Et ces travaux seront un tremplin pour un renouveau spi­rituel et profond. Notre conversion en effet, notre ouverture à la Lumière, notre métamorphose n’est jamais achevée. Les prémices de la vie éternelle que nous recevons sont tellement riches, tellement belles que nous ne sommes jamais suffisam­ment propres, purs, larges. Notre église consacrée est dans l'enceinte de notre mo­nastère une percée vers l'invisible. En elle repose les pieds d'une échelle mystérieuse, une échelle de lumière dont le som­met pénètre jusqu'à l'intérieur des cieux. Et sur cette échelle montent et descendent les anges de Dieu.

Cette vision dans l'Esprit doit nous remplir de crainte et de respect. Saint Benoît en est pénétré, nous le savons. L'endroit de notre église est tellement sacré que rien de pro­fane ne peut y entrer, que rien d'étranger ne peut y être fait. Saint Benoît est formel à ce sujet. Mais il faut aller plus loin encore !

 

Lorsque nous fran­chissons le portail de notre église, notre coeur, notre mémoire, notre imagination, notre intellect doivent être vidés, expurgés de tout souci, de toute pensée qui ne soit pas ardente du désir de Dieu. Et a fortiori de toute pensée perverse dirigée contre Dieu ou contre le prochain.

Et notre église, dans la prière, dans la louange, dans la supplication, dans l'oubli de soi, dans l'amour, se construit, se solidifie, grandit en un Corps, un Corps ecclésial, le corpus monasterii, une communauté, la nôtre, une communauté unie et forte. Et lorsque cette communauté est réunie là dans cet en­droit sacré, le Christ est présent au milieu d'elle. Et c'est le Christ en personne qui en assure la présidence. Et en ces minutes son souffle respire en nos narines et ses Paroles se trouvent sur nos lèvres. L'Esprit Saint est alors notre âme et notre vie. Et il nous met en harmonie avec les beautés du Royaume et les se­crets de la Trinité.

C'est pourquoi sur nos assemblées aussi montent et des­cendent les anges. Ils nous entraînent dans un mouvement ascensionnel. Et nous redescendons chargé d'un parfum, parfum qui se répand partout et qui est la bonne odeur du Christ. Il est donc nécessaire que nous soyons légers pour être emportés vers le haut, immatériellement légers. Rien ne doit nous alourdir. Nous devons nous délester de tout. Je rappelle ici le omnino nihil, l'absolument rien de Saint Benoît.

 

Mais vous aller peut-être penser : Tout cela c'est très beau ! Mais je ne vois rien changer en moi et je ne vois rien changer chez les autres ? Mes frères, c'est une illusion ! Si nous sommes légers, si nous sommes dépouillés de tout, si nous n'avons pas du plomb dans les pieds, un plomb qui nous rive bêtement au sol, si nous sommes vraiment emportés vers le haut, il se passe en nous une transformation insensible, imperceptible, mais vrai et réelle.

Dieu la dissimule à nos propres yeux pour que nous ne puissions pas dire un jour : c'est par la force de mon bras que je suis parvenu à cette vigueur. Nous sommes semblables à des arbres, à ces palmiers, ou ici dans nos régions à ces tilleuls, à ces marronniers, ou à ces peupliers, ou à ces hêtres, ou ces chênes qui insensible­ment sans que personne ne le remarque, s'élargissent et gran­dissent. Et il faut des années pour que nous puissions admi­rer leur majesté et leur puissance.

Il en est ainsi de nous, mes frères, si, je le répète, nous sommes légers et si nous nous laissons emporter. Voyez aussi le geste magnifique de l'offrande, de l' oblation de l'encens que nous célébrons aux Vêpres des solen­nités. vous avez cet encens qui est déposé, qui est là sur l'autel. Et il s'élève tout léger. Il signifie cette mon­tée des anges, de nous entraîner par eux vers l'endroit où Dieu habite. Et puis cet encens redescend, il se répand par­tout. C'est nous qui revenons, autres, changés.

 

Mes frères, emportés ainsi au delà de nous-mêmes par l'Esprit, commençons aujourd'hui puisque nous fêtons la Dédi­cace de l'église Cathédrale, commençons aujourd'hui, demain et après-demain à ruminer la splendide hymne que nous avons déjà chantée aux Vêpres : Urs Jérusalem beata...O heureuse ville de Jérusalem, toi qu'on appelle vision de paix, qui est édifiée dans les cieux avec des pierres vivantes et qui te présente au Seigneur comme son épouse couronnée d'anges comme une fiancée l'est de son escorte le jour où elle s'avance vers son époux pour le mariage.

Mes frères, pensons aussi à celle qui pendant des mois a porté Dieu en elle corporellement, celle qui a été en toute rigueur de terme : maison de Dieu. Je veux dire Marie, cette femme à laquelle Dieu ne cesse de rêver. Et son rêve, il le projette sur notre communauté. Il veut en faire une arche immaculée en laquelle reposer et à partir de laquelle rayonner sur le monde. Dieu désire imprimer sur le visage de notre communauté les traits de Marie, sa mère et notre mère. Et c'est la raison pour laquelle tout ce que nous chan­tons avec ferveur et enthousiasme de Marie doit pouvoir être dit également de notre communauté.

Mes frères, la Dédicace de notre église, elle est la consécration, elle nous rappelle la consécration de notre communauté et de chacun d'entre nous à un devoir et à une mission : devenir les temples de l'Esprit. Dieu est amour. Il est sublimité d'amour. Et c'est là sa folie. En ces jours-ci, avec lui, rêvons de ce qu'il a fait pour nous et de ce qu'il désire faire de nous.

 

Chapitre : Notre insertion dans l’Eglise locale ? 26.09.81

 

Mes frères,

 

Il y a encore une petite question de la Conférence Ré­gionale que notre frère Jacques n'a pas abordée. Et il est probable qu'on va organiser un tour de table à ce sujet et qu'il sera placé sur la sellette. Et c'est celle-ci : l'insertion de notre monastère dans l'Eglise Locale?

Vous savez, il y a des monastères qui ont une activité extérieure. On me citait le cas, encore aujourd'hui, d'un monastère moins nombreux que le nôtre où il y a chaque diman­che 8 prêtres qui vont célébrer des messes dans la région. Le Mont-des-Cats, par exemple, a une église paroissiale à quelques mètres du monastère. Scourmont est aussi paroisse pour les quelques maisons, les quelques fermes des environs. Oui voilà, donc c'est ça des formes d'insertion dans l'Eglise locale.

 

Mais pour Rochefort ? Peut-on dire que notre insertion c'est la production d'une bière qui est reconnue comme la meilleure du pays...et ça sans se vanter...parce que les tests de dégustation officiels le prouvent ? Non! Je pense qu'il pourrait dire ceci qui est la vérité. C'est que notre place, c'est une présence. Notre insertion, notre mode d'insertion est une présence silencieuse, cachée, invisible, pacifiante. Notre monastère essaye de vivre sa vo­cation cistercienne à l'état pur.

C'est à dire, dans un désert, être une oreille qui écoute ce que l'Esprit dit aux Eglises...Etre un oeil qui voit la lumière de Dieu et qui en même temps scrute les mystères de la vie intra Trinitaire, également les mystères de la vie du Christ Transfiguré, et de l'endroit où il est maintenant. C'est à dire dans son Père, en communion avec Lui ; dans l'Esprit qui continue à rayonner sa vie dans le monde qu'il crée, qu'il transforme, qu'il conduit à son achèvement.

Etre aussi un coeur qui vibre sous les touches délicates de l'Amour. Etre une bouche, une bouche qui remercie Dieu pour tout ce qu'il a fait, pour les beautés de la création, pour le travail des hommes qui collaborent avec lui à l'achè­vement du monde ; une bouche qui rend grâce à Dieu pour le fait que nous les hommes, qui sommes la création, la matière parvenue à son sommet de conscience d'elle-même, mais nous allons participer, nous avons l'honneur et la joie de parti­ciper à sa vie, à sa gloire, à son bonheur intime. Et aussi une place qui est celle du Christ qui achève en nous ce qui manque à sa passion.

 

Voilà! Nous en avons encore un cas. Voilà, nous avons notre frère André, nous avons le frère Bonaventure, la se­maine prochaine nous avons le frère Paul qui entre aussi en clinique. Tout cela, - et je ne parle pas encore des épreuves de tous les jours, intérieures, spirituelles, qui peuvent être très lourdes - mais tout cela participe à la Rédemption du monde.

Etre ici dans notre désert une cellule du Royaume de Dieu où on vit sous d'autres lois que dans le monde. Ce ne sont pas les lois de la compétition, de la concurrence ? Non, ce sont les lois de la charité, ce sont les lois de l'oubli de soi, de la rencontre fraternelle, de la construction en com­mun d'un édifice qui est le Corps du Christ.

Voilà mes frères, je pense, notre place dans l'Eglise locale. Et ce n'est pas dans un souci de témoignage ? Non ! Cela se fait dans la discrétion, même si personne ne le savait. Et ceux qui le savent, alors, sont heureux de nous le dire, de nous en remercier, car c'est une position qui est irrempla­çable aujourd'hui et qui est indispensable. Nous sommes aussi le poumon qui permet de respirer un air surnaturel sans lequel le monde serait asphyxié et notre Eglise aussi.

 

Voilà, mes frères, je pense que notre délégué peut dire cela à la réunion des Abbés si on l'interroge à ce sujet.

 

Le délégué : A condition que vous priiez pour moi pour trouver les mots parce que il faut encore être compris. Nous, nous som­mes tout à fait sur votre longueur d'onde, c'est juste...et les Abbés ont le droit d'être sur la leur. Mais pour parler comme ça devant eux. il faudra trouver les mots.

 

Eh bien, à ce moment-là, je serai votre djinn, si vous avez compris...Voilà !

 

Chapitre : Le Corpus Monasterii.                  27.09.81

 

Mes frères,

 

La rencontre des Pères Abbés de Westmalle et d'Orval, les entretiens que j'ai eu avec le frère Joseph au sujet de son mémoire, les films qui nous ont été projetés sur le travail du marbre et de la pierre, la proximité de la Conférence Ré­gionale ont ravivé, ont rallumé en moi avec une intensité suraiguë la conscience de ce que Saint Benoît appelle le corpus monasterii,

Le Corps que constitue le monastère.

Nous formons tous ensemble une petite Eglise, une minia­ture de cette réalité mystérieuse qu'est le Corps du Christ. Ce qui existe, ce qui vit et ce qui agit en premier lieu, c'est le Corps, c'est la Communauté. C'est en elle que se trouve la vie. Elle est la réalité première porteuse de la vie divine. C'est elle qui au premier chef est la demeure de Dieu et le temple de l'Esprit.

 

L'Abbé ne peut jamais prétendre être au-dessus ou à côté de la Communauté. Bien au contraire, il est fondu en elle, disparu en elle, mais partout présent comme l'âme à l'inté­rieur du Corps. Il est la conscience que la Communauté prend de son iden­tité et de sa destinée. Il s'identifie à elle, à cette Com­munauté. Il est solidaire d'elle en tout mais surtout de ses faiblesses. Il est le catalyseur des tensions, des conflits, des oppositions. Il les dissout et il les fait assimiler au Corps si bien qu'elles deviennent facteur de croissance et de progrès.

Si bien qu'une Communauté sans tensions serait une Com­munauté morte. Ce sont les tensions et les conflits, et les recherches à l'intérieur du Corps qui le font avancer et qui le font grandir. L'Abbé répond de la Communauté devant Dieu et devant les hommes. Il est en elle le facteur transformant qu'est l'amour.

 

Mes frères, c'est là quelque chose, comme je vous l'ai rappelé au début, dont ces derniers jours j'ai pris à nouveau conscience. Et je vous le dis en toute simplicité. Je me rends compte que étant l'âme de la Communauté, l'Abbé façonne cette Communauté. Il la façonne par sa vie et par sa parole, mais par sa vie surtout. D'où pour lui l'obligation d'être à tout instant apparition et manifestation du Christ Verbe Créateur et Sau­veur.

L'Abbé ne peut jamais prononcer une parole de condamna­tion. Il ne peut jamais laisser prendre racine en lui une pensée de jugement à l'endroit d'un frère. Toujours, le mal qu'il voit - et il y en a ! Il y en a dans l'Abbé, il y en a dans chacun - le mal, il doit le prendre en lui, le digérer, l'éliminer.

Mais ce qui avait provoqué ce mal, il doit lui donner un sens positif. Il doit le découvrir, il doit le faire venir au jour pour que le frère qui est atteint de ce mal puisse être libéré et qu'il puisse, à partir de cette libération, s'ouvrir et s'épanouir davantage en Dieu. Le Christ doit donc vivre dans l'Abbé et à partir de l'Abbé vivre dans la Communauté.

 

Si bien que l'Abbé se trouve être le lieu d'une paradoxale interaction. C'est lui qui forme la communauté, mais lui-même est formé par cette communauté. Si bien que sa vertu première doit être une humilité sans fond. Il doit à tout instant restituer à la communauté ce qu'il reçoit d'elle. Or, ce qu'il reçoit d'elle, c'est le meil­leur de lui-même. Je reviens à ce que je disais en commençant: Il est fondu dans la communauté. Hors de la communauté, il n'existe pas. Mais la communauté sans lui serait un cadavre.

Si bien que c'est là, mes frères, un mystère à donner le vertige. A la place qui est la sienne, l'Abbé, dans le projet divin, il est à la manière du Christ, mais sur un mode analogique, une figure unique et universelle. Il est unique en sa personne. Il est universel car il est l'âme de la communauté.

 

Maintenant quittons l'Abbé et voyons dans la communauté la position de chacun des frères. Chacun des frères est une cellule vivante du Corps, une pierre vivante de l'édifice qu'est la communauté, il vit. Mais la vie de l'ensemble et la vie de l'Abbé palpite en lui. Plus un frère est intégré à la communauté, plus il vit en symbiose avec elle, plus il se reçoit d'elle, plus sa per­sonnalité devient puissante et unique, et plus sa parole est originale.

Je veux dire que le frère devient au plan humain et au plan surnaturel vraiment ce qu'il doit être. Il atteint sa taille d'adulte humain et d'adulte en Christ dans la mesure exacte où il est intégré à la communauté. Ce qui veut dire que un frère qui se marginaliserait, il est condamné à devenir un avorton. Il ne vit plus, il subsiste. Il subsiste biologi­quement. C'est terrible cela !

Et lorsque je dis que sa parole devient originale, j'en­tends parole dans le sens biblique du terme, c'est à dire son discours, mais aussi son agir et son travail. Tout ce qu'il fait est le meilleur de lui-même. Mais ce meilleur de lui­-même, il le reçoit tout entier de la communauté.

 

Mes frères, c'est là quelque chose d'extraordinairement beau car c'est l'imitation de ce qui se passe à l'intérieur de la Sainte Trinité où chaque Personne est pure relation au sein d'une unité subsistante. Nous aurons donc ça aussi dans la communauté. Chaque frère est relation au sein de l'unité que constitue le Corps. Et il sera d'autant plus personne, sa personnalité sera d'autant plus forte qu'il sera relation aux autres, se recevant des autres et se restituant aux autres.

C'est le but, c'est la fleur ou le fruit ultime du dépouillement que nous vivons dans la vie ­monastique. Tout ce que nous perdons de notre égoïsme, tout ce que nous laissons aller est un enrichissement. Car nous faisons une place en nous, nous creusons une capacité qui aussitôt est remplie, est comblée par la vie divine et humaine qui anime ce Corps qu'est la Communauté, ce Corps qu'est le Monastère.

Mes frères, ce sont là des ouvertures sur des perspecti­ves qui sont un avant-goût de la Résurrection. Au ciel, - pour employer cette locution vulgaire - donc après la résurrection, il n'en sera pas autrement. Notre Corps spirituel sera cons­titué de l'apport constant de ce que nous recevrons de tous les hommes ressuscités. Or, ce mystère là, il nous est déjà donné de le vivre à l'intérieur de ce Corps qu'est notre Monastère.

 

Mes frères, notre frères Jacques va emporter cette vision avec lui. Elle le gardera, elle l'inspirera dans les paroles qu'il devra délivrer en notre nom. Elle le gardera et nous serons tous avec lui là-bas. Car pour reprendre une très belle expression du Théologien Balthazar :

Le tout est présent dans le fragment. Le fragment reçoit de l’ensemble tout ce qu’il est et il le lui restitue.

 

Et notre frère André qui, lui, va partir demain, il em­portera aussi avec lui non seulement dans son coeur, mais dans son être toute la communauté. Ce sera pour lui un encou­ragement. Ce sera une force. Et nous-mêmes ici, tout en restant ici, nous serons pré­sents avec lui dans ce lieu de souffrance qu'est la clinique. Nous vivrons en union, en communion avec lui. Et la force de notre communauté va l'habiter.

Voilà mes frères, je le répète, des beautés qui m'ont à nouveau ébranlé ces derniers jours. Je vous les communique afin que vous aussi vous les portiez en vous, que vous les sentiez vibrer en vous et qu'elles deviennent en vous un fac­teur de vitalité et de confiance en votre avenir et en le nôtre. Car, notre avenir à chacun d'entre nous, c'est l'avenir de notre communauté...

 

Chapitre : Les vœux.                               29.09.81

      1. Invitation à l’aventure.[11]

 

Mes frères,

 

Lorsque nous avons étudié le projet des Nouvelles Cons­titutions, je m'étais proposé de revenir sur un sujet d'une importance capitale, à savoir les voeux. Au moment de notre profession, nous nous lions à Dieu par une triple promesse : la stabilité, la conversion des moeurs et l'obéissance. Saint Benoît ne parle pas des voeux de chasteté et de pauvreté. Cela allait de soi pour lui, pour toute la tradition de son époque. Ils sont pour nous inclus dans la promesse que nous faisons de travailler sans cesse à la conversion de notre coeur.

Nous nous donnons à Dieu. Nous lui appartenons à lui seul. Il s'établit entre Dieu et nous une relation de fidé­lité, de sponsalité qui nous conduit à ce que les Spirituels postérieurs ont appelé un mariage, un mariage surnaturel, spirituel, mystique. Vous savez que Saint Bernard qui a vécu cet état de mariage mystique en a admirablement­ parlé. Il n'est pas le seul d'ailleurs.

Quant à la pauvreté, pour aller chez Dieu il faut être léger. On entre dans l'immatériel. Et notre chair qui est déjà lourde par elle-même doit être délestée de tout ce qui peut encore l'alourdir, de tout ce qui peut être extérieur à elle. Nous devrions, pour bien faire, aller à Dieu entièrement nu. C'est d'ailleurs la nuditas, la nudité. C'est un terme très courant dans la spiritualité monastique primitive. Mais ce n'est pas possible parce qu'il fait trop froid déjà...Il faut se vêtir. Et puis, il faut des moyens de production - le Pape nous le rappelle - des outils.

Mais nous ne devons pas y mettre notre coeur.

Et dans le monastère, rien ne nous appartient en propre. Nous devons pouvoir le céder tout de suite à un frère. Nous pouvons pas­ser d'une charge à une autre sans problème. C'est cela la pauvreté. Ce n'est pas seulement avoir de l'argent ou des affaires auxquelles nous nous attacherions ? Non, le détachement, cette pauvreté atteint les profondeurs de notre personnalité. Nous devenons pur, léger. Mais tout cela, c'est un paysage, c'est un pays que nous connaissons. Mais l'avons-nous vraiment exploré ?

           

Cette région que nous avons le privilège d'habiter, cette région des voeux, elle est pourtant riche de paysages gran­dioses auxquels nous sommes habitués. Il s'est créé une accoutumance, si bien que nous ne les remarquons plus. Nous sommes comme ces touristes qui aujourd'hui courent le plus loin possible, en Espagne, en Afrique du Nord, en Grèce, en Turquie, maintenant en Amérique du Sud.

On cherche l'exotique, on s'extasie devant tout ce qu'on voit. Et ce qu'on a à sa portée, on ne sait même plus que ça existe. Il faut qu'arrivent des touristes des pays étrangers chez nous pour nous dire : Mais enfin, regardez un peu ! Oui, c'est vrai, c'est vrai ! C'est seulement alors que nous remarquons que ça est là.

 

Eh bien, dans notre vie nous nous comportons un peu de cette façon-là. Nous allons facilement regarder au-dessus du mur de notre clôture. Non pas avec l'envie de vagabonder ? Ce n'est pas cela. Mais je parle de la clôture des structures qui sont les nôtres, de cette haie, voyez cette haie dont parlaient aussi les Anciens et que sont nos voeux, ces promesses que nous avons faites à Dieu, ces bâtiments dans lesquels nous vivons, dans ces palais qui sont les nôtres, qui sont aussi, qui sont d'abord demeure de Dieu.

Eh bien voilà, à un moment donné, non, il y a autre chose peut-être qui serait encore plus beau ? Alors, mes frères, il y a pourtant une infinité de détails auxquels nous pourrions nous arrêter pour en admirer la cise­lure, le fini. Et voilà, je vous invite à ce voyage. Nous allons nous mettre en route. Nous ne savons pas trop bien où nous irons. C'est la meilleure forme de voyage pour aujourd'hui. 

Vous savez, ça se fait. On s'en va, on n'a rien. On a simplement une tente, un sac de couchage et puis on part. Et on s'arrête là où c'est le plus beau. Et on regarde, et on s'en nourrit, et on se fortifie. Et voilà, si on est comblé, on revient, sinon, on va encore un peu plus loin. C'est l'aventure ! Et je vous invite à cette aventure.

 

Et nous aurons un guide. Et ce guide, ce sera l'Esprit. C'est le meilleur. Nous l'écouterons. Il nous donnera les explications. Et puis avec lui nous regarderons et nous goûterons la beauté de notre vie cistercienne contemplative. Et nous remercierons Dieu de nous y avoir invité. Ecouter, regarder, goûter, remercier, voilà les démarches essentielles de la vie contemplative.

Ecouter ? C'est la première chose que Saint Benoît nous demande : écoule mon fils ! C'est la première chose que Dieu demande à son peuple, au Nouvel Israël aussi bien qu'à l'Ancien : écoute Israël ! Combien de fois le Christ ne dit-il pas : Ecoutez ce que je vais vous dire !

Mais pour écouter, il faut se nettoyer les oreilles. Et se nettoyer les oreilles, c'est être présent. On n'écoute pas pour s'endormir. On écoute pour agir. On écoute pour se mettre en route. On écoute pour construire. Ecouter, c'est être présent, intensément présent. Toutes les attentions, toutes les énergies, toutes les antennes sont dressées, elles sont tendues pour capter et pour enregistrer, et pour reproduire. Voilà écouter ! Il faut donc que l'ins­trument soit au point.

 

Mes frères, il n'est pas facile d'écouter parce qu'il n'est pas facile d'être présent. Nous avons un interlocuteur, un frère qui nous parle. Il a à peine dit deux phrases que nous avons déjà la réponse tou­te prête sur les lèvres. Et puis nous sommes impatients de la lui donner cette réponse. Nous n'écoutons plus. Nous ne sommes plus présents à ce qu'il dit, à ce qu'il continue à nous dire. Nous ne sommes plus présents à lui.

Et voilà, il a à peine énoncé sa dernière syllabe que, pfut, notre réponse toute prête jaillit. Et elle tombe lamen­tablement à côté. Nous n'avons pas écouté jusqu'au bout. Nous avons amputé ce qu’il nous disait, nous n'avons pas été présent. N'étant pas pré­sent, nous frappons à côté.

Mes frères, écouter, c'est être intensément présent. C'est pourquoi le moine est un attentif. C'est un veilleur. Il ne mange pas trop pour ne pas s'alourdir et ne pas s'endormir. Il a toujours l'estomac, pas vide, mais il n'a pas l'estomac chargé. Une des raisons du jeûne, d'ailleurs, elle est là : c'est de pouvoir être attentif, être présent.

 

Et puis, regarder ? Mais pour regarder, il faut des yeux purs. Il faut des yeux qui ne sont pas malades, des yeux qui savent rester ouverts dans la lumière. Vous savez, vous avez des yeux qui sont fatigués. Il leur faut des verres colorés. Maintenant la technique vous donne des verres qui s'adaptent à la lumière. Et puis voilà : ils deviennent sombre ou ils deviennent clair. Toutes sor­tes de techniques aujourd'hui pour ne pas fatiguer nos pauvres yeux.

Eh bien, nous devons avoir, nous, des yeux qui n'ont pas besoin de tout ça, des yeux qui savent rester grands ouverts à la Lumière de Dieu. Donc un coeur qui sait capter cette Lumière et puis qui sait la rendre, mais multipliée comme à travers une lentille...

 

Et puis alors, goûter, goûter les beautés ? Mais pour goûter, il faut un palais propre, un palais qui n'est pas con­taminé, qui n'est pas empoisonné par des goûts étrangers, par le goût des nourritures charnelles. Car, nous devons goûter Dieu.

Et ces nourritures charnelles, ô mais c'est tout ce qui peut flatter l'homme. C'est l'intellectuel, un certain spiri­tuel aussi bien que le bassement charnel de ces petits plai­sirs que peut nous donner notre corps. Non, le palais doit être propre. Alors on peut déguster la beauté, la saveur d'une vie divine.

Et alors le sommet de tout : pouvoir dire à Dieu qu'on est heureux avec lui, pouvoir le remercier que notre vie soit une Eucharistie, une Eucharistie qui est à l'unisson de cette Eucharistie du Verbe, le Verbe de Dieu qui chante sans arrêt la gloire de son Père, qui est le reflet de sa substance, qui est le resplendissement de sa gloire. Eucharistie qui est dans le rayonnement de ce sacrifice eucharistique que nous cé­lébrons chaque jour et qui nous unit en un corps et un esprit.

 

Voilà, mes frères, l'Esprit de Dieu va nous guider dans ce voyage. Mais nous devons nous y préparer : nettoyer nos oreilles, soigner nos yeux, nettoyer nos dents et notre palais. Et alors, ouvrir aussi notre coeur à la reconnaissance pour tout ce que Dieu à fait pour nous et tout ce qu'il nous prépare.

 

Récollection du mois d’octobre.                    03.10.81

      Le respect dû à Dieu.

 

Mes frères,

 

Le lieu où nous sommes réunis en ce moment est un endroit sacré. Une onction sainte l'a soustrait à l'usage profane. Nous le savons. Dorénavant nous ne pouvons faire ici n'importe quoi, nous ne pouvons nous y tenir n'importe comment. La Dédicace de notre église, que nous avons solennisée voici quelques jours, nous l'a rappelé. Dieu attend de nous des gestes, des attitudes de respect. Considérons, nous dit Saint Benoît, de quelle manière nous devons nous tenir en présence de fa divinité et de des anges. 20,9.

Notre vigilance doit s'étendre à ces détails. Avouons qu' elle est fréquemment' prise en défaut. Mais à l' occasion de cette récollection, réfléchissons et essayons de nous ressai­sir.

 

Il y a d'abord le respect dû à Dieu. Ce respect est comme l'exsudation du premier degré d'humilité : savoir qui est Dieu et que nous devons avec lui nous comporter d'une certaine ma­nière. Pourquoi ? Mais parce que Dieu est présent à toute notre vie secrète et publique. Le respect est donc une réponse : regarder à nous parce que nous sommes regardés par Dieu. Nous ne sommes jamais seuls.

Le progrès dans la vie contemplative est une entrée tou­jours plus profonde, plus confiante dans l'intimité de notre Dieu. Cela crée en nous une certaine familiarité mais qui doit constamment être pénétrée d'une déférence infinie. Il est une façon de se tenir debout ou assis, une façon de marcher, de regarder, d'écouter qui marque le respect. Nous devons donc toujours veiller sur nous car nous ne sommes ja­mais seuls.

Et ce respect que nous devons devant ce Dieu Un et Trine, il nous faut l'étendre à tout notre environnement. Les bâti­ments, les choses, les objets, les outils, tout cela est la propriété de Dieu. Toutes ces choses portent un cachet divin. Saint Benoît insiste : nous devons les traiter, nous devons les approcher comme on approche les vases sacrés de l'autel. 31,21.

 

Ce respect, mes frères, il doit s'exprimer surtout lors­que nous somme dans ce lieu, lorsque nous sommes à l'intérieur de notre église, lorsque nous sommes réunis pour écouter la Parole de Dieu, pour chanter les louanges de Dieu, pour offrir ensembles l'Eucharistie, pour entrer dans ce mystère d'amour qui nous enveloppe et qui vise à faire de nous de nouvelles créatures, des enfants de Dieu participants à la vie de leur Créateur.

Mes frères, oui, surtout à l'église, mais aussi partout ailleurs. Car ici, nous ne sommes pas chez nous, nous sommes chez Dieu. Nous sommes, ici, des hôtes, nous sommes des serviteurs. Nous ne sommes pas les maîtres. Vous le voyez, ce respect qui est le reflet sur nous de cette première disposition que Saint Benoît appelle l'humilité. Mais ce respect dû à Dieu doit aussi déborder sur nos frères. Le frère quel qu'il soit est toujours apparition et présence du Christ ressuscité. Et le respect que je lui dois sera d'abord accueil et politesse, ces fleurs de l'amour.

Il se traduira par des gestes, des attitudes qui sont comme le trop-plein des pensées, pensées enracinées elles­-mêmes dans la foi. Des pensées qui sont bienveillance, qui sont bonté, qui sont paix ; des pensées qui font rayonner sur le frère une lumière qui le réchauffe, qui lui donne envie de vivre et d'aimer, de devenir meilleur. Mes frères, voilà un des fruits du respect !

 

Et des frères, ce respect doit déborder sur tous les hommes quels qu'ils soient, tous ceux que nous rencontrons, tous ceux qui nous sont proches, tous ceux qui nous sont éloignés. Car en chacun d'eux vit déjà le Christ ressuscité. Là aussi nous devons veiller sur nous-mêmes. Souiller un frère, c'est profaner un Temple de Dieu. Et vous savez que les profanateurs n'ont aucune part dans le Royaume de Dieu.

Et enfin, nous devons nous respecter nous-mêmes, car nous sommes les enfants de notre Père qui est dans les cieux. Nous ne nous appartenons plus. Nous sommes au Christ et le Christ est à Dieu. Et le respect que nous devons à nous-mêmes sera d'abord propreté : propreté physique, morale, spirituelle. Ce n'est plus nous qui vivons, c'est le Christ qui vit en nous. Et déjà, mes frères, nous ressuscitons en lui.

Vous le voyez, si nous nous respectons nous-mêmes, si nous respectons nos frères, si nous respectons tous les hommes, si nous respectons Dieu, si nous respectons sa maison, alors notre monastère sera en toute vérité une cellule du Royaume de Dieu. En ce jour de récollection, essayons de nous péné­trer de cette vérité de manière à ne jamais l'oublier.

 

Rappelez-vous aussi ce petit mot de Saint Benoît, je le rappelais encore dernièrement un jour au soir : oblivionem omnino fugiat, 7,31, que le moine fuie absolument toute forme d'oubli. Et la première chose qu'il ne doit jamais oublier, mes frères, je le rappelle, c'est ce Dieu qui est présent à toute notre vie, ce Dieu avec lequel nous vivons, ce Dieu auquel nous nous sommes donnés, ce Dieu qui nous transfigure, ce Dieu dans lequel déjà nous ressuscitons, et à la vie duquel il nous sera donné de participer pour toute l'éternité, cette vie qu'il nous donne en partage déjà maintenant. Le Christ ressuscité est ici, présent au milieu de nous. Il est présent dans son être personnel.

Mes frères, nous allons poursuivre notre Office de Com­plies. Soyons pénétrés de cette présence et soyons certains que à la fin de cette semaine, à la fin de ce mois, en ce début du mois d'Octobre qui va nous acheminer vers la Fête de tous les Saints, nous serons autres, quelque chose aura changé en nous.

 

Chapitre : Saint François, un fol en Christ.     04.10.81

      8° Centenaire de la naissance de Saint François.

 

L'an dernier, mes frères, on a célébré non sans un grain de triomphalisme, me semble-t-il, le 150 Centenaire de la naissance de notre Père Saint Benoît, Patriarche des moines de l'Europe et Père de l'Occident. Cette année-ci, on commémore avec bien plus de modestie, quasiment dans le secret, le 8° Centenaire de la naissance de Saint François surnommé le petit pauvre d'Assise.

Saint François est l'un des Saints les plus populaires de l'Eglise d'Occident. Nombre de familles Religieuses ou d'associations Religieuses tant féminines que laïques se sont placées sous son patronage. Et il a exercé sur son époque une influence décisive. L'Europe qui jusqu'alors était Bénédictine s'est un beau matin réveillée Franciscaine. Mais qui était-il ce François d'Assise ? Et que peut-il nous apporter à nous, aujourd'hui, dans notre désert monasti­que ? Je vais essayer de répondre à ces questions.

 

Tout d'abord, nous ne devons pas nous laisser induire en erreur par des présentations caricaturales de Saint François. Je pense ici à ces groupes de hippies et de naturalistes de tout poil qui se réclament plus ou moins ouvertement de son patronage. Saint François n'a pas été un contestataire, encore moins un révolutionnaire, même s'il a violemment secoué la société de son temps. Non, il était infiniment mieux. Saint François était un fol en Christ. Et c'est là qu'il est pour nous, aujourd'hui encore, dans notre monastère, une leçon, un modèle, une interpellation.

Faites attention maintenant à mes paroles et essayez de les accrocher à ce que j'ai dit hier soir à propos du respect que nous devons à Dieu, à nos frères, à nous-mêmes ; respect qui naît d'une rencontre ; respect qui est une réponse qui jaillit de deux regards qui se croisent et qui ne se quittent plus : celui du Christ ressuscité et celui du moine. Ecoutez donc!

Si une vie monastique contemplative ne s'élargit pas en cette sublime sagesse qu'est la folie en Christ, elle finit par s'infléchir vers la terre et elle ne peut s'élancer légère et pure dans les hauteurs immaculées de la Lumière. La folie en Christ est apesanteur car elle est possession par l'Esprit. Et elle a deux composantes essentielles : le dé­tachement absolu et la liberté parfaite. Elle n'est pas désin­carnation, mais spiritualisation de la chair. Elle est prémices de la résurrection et prélibation de la vie éternelle.

 

Elle est inséparable de la croix, la croix qui lui donne sa vigueur et qui sans cesse renouvelle sa jeunesse. Il n'est pas étonnant, ce n'est pas arrivé par hasard, si Saint Fran­çois d'Assise a été marqué des stigmates de la passion. La croix, pour un fol en Christ, est le signe de sa vic­toire, de son triomphe, mais aussi la porte d'une humilité sans fond. Sure la croix s'opère pour lui le mystère de la substitution. Il y a un transfert du monde dans cet homme et comme une vidange de cet homme dans le monde.

Nous allons en admirer les effets chez Saint François d'Assise. Sous les traits légendaires de sa vie, essayons de voir le feu de la vérité. Je vais recueillir une seule flamme, la plus belle peut-être ? Il y en a bien d'autres. François était le maître de ce ballet divin qu'est la création. La danse et le coeur des mondes naissaient de son souffle et sortaient de ses doigts. Devenu un seul esprit, un même esprit avec le Christ, François créait, sauvait, conduisait le monde vers la plénitude de sa destinée, vers cette heure où Dieu serait tout en toutes choses. Il était nihil habens et omnia possedens. Vidé de lui-­même, littéralement exproprié, il était partout chez lui. Toutes les créatures vivaient en lui, et chantaient en lui, et se réconciliaient en lui.

 

Mes frères, il n'en va pas autrement chez le moine qui arrive au sommet, à l'achèvement, à la complétude e sa voca­tion. Les Apophtegmes des Pères du désert regorgent d'exem­ples. Je vais vous en citer un seul. Il s’agit d'Abba Bessarion, un nom étrange. Ce que je vais lire peut parfaitement se dire de saint François. C'est parce que je dis Bessarion que vous le savez. Si j'avais dit François, vous n'auriez pas vu la différence.

            Les disciples d'Abba Bessarion racontent que sa vie avait été semblable à celle d'un oiseau du ciel, ou d'un poisson, ou d'un animal vivant sur terre, passant tout le temps de sa vie sans trouble ni in­quiétude. Il possédait l'ataraxia et anamnéria, c'est à dire que plus rien ne pouvait le troubler, plus rien ne pouvait l'inquiéter. Il n'avait plus aucun souci de rien. Le souci d'une habitation ne le troublait pas, et le désir d'un lieu quelconque ne sembla jamais dominer son âme, pas plus que l'abondance des délices ou la possession des domiciles, ou la lecture des livres. Mais il semblait parfaitement libre de toutes les passions du corps, se nourrissant de l'espoir des biens à venir. Affermi par la force de sa foi, il vivait patiemment comme un prisonnier qu'on mène partout.

 

Rappelez-vous ce que Saint Paul dit : Il était aligatus Spiritus, il était lié par l'Esprit Saint, il était prisonnier de l'Esprit, et l'Esprit le menait partout.

 

Il vivait patiemment comme un prisonnier qu'on mène partout subissant toujours le froid et la nudité, brûlé par le soleil. Il vivait toujours à l'air libre.

 

Il était en possession de cette liberté parfaite à laquelle je faisais allusion il y a un instant. Rappelez­-vous les chants de l'Apôtre Paul à propos de la liberté du vrai chrétien, cette liberté dans le Christ, la propre li­berté de l'Esprit. Cet Esprit, on ne sait d'où il vient. On ne sait pas où il va. Mais on l'entend.

 

Il vivait toujours à l'air libre, se déchirait dans les précipices des déserts comme un vagabond. Et sou­vent il trouva bon d'être porté comme sur la mer dans des régions éloignées et inhabitées. S'il lui arrivait de venir dans des lieux plus agréables où des frères vivaient en commun une vie semblable, assis dehors à la porte, il pleurait et comme un naufragé rejeté à terre, se lamentait.

 

Voilà, mes frères ! Vous allez peut-être dire : Mais ce n'est pas nous ça ! Eh bien si, c'est pour nous. Nous devons vivre cette aventure spirituellement. Il n'en allait pas autrement de Saint Benoît, si nous avons assez de perspicacité pou  lire sa vie. Et je pense bien que cette folie en Christ est la clef qui nous permet de com­prendre et de déchiffrer l'âme de notre Père Saint Bernard. Ceux qui le contestent tellement toujours et aujourd'hui peut-être encore davantage, mais ils prouvent par là que cette folie en Christ leur est étrangère.

Mes frères, à la fin du 12° siècle cette folie se perdait. Le monde commençait déjà à devenir trop raisonnable. Eh bien, Saint François l'a ramassée et l'a brandie flamboyante au coeur de l'Eglise. Car cette folie, elle fait partie inté­grante du message chrétien. Elle est l'Evangile.

 

Dans la lumière de cette folie en Christ essayons d'écou­ter les Epîtres de Saint Paul lorsqu'elles nous sont présentées. Voyons-les dans la lumière de la vie de l'Apôtre Paul. On nous a rappelé hier sa conversion soudaine au moment où il allait entrer à Damas. Il a été ébloui par une lumière, cette lumière qui n'était autre que la Personne du Christ ressuscité. Il a vu le Christ. Et cette lumière est entrée en lui. Elle l'a rendu fou pour le restant de ses jours. Il en est devenu aveugle. Il a fallu que ses yeux au bout de quelques jours, trois jours, trois jours mystiques où il est entré aussi dans les profondeurs de la terre, au bout de trois jours il ressuscite en Christ et il commence à voir autre chose et autrement. Il a le regard du Christ, il a le regard d'un homme deve­nu un esprit avec le Christ. Il a le regard d'un fol en Christ et alors plus rien ne pourra l'arrêter.

Eh bien, mes frères, spirituellement cette aventure est à notre portée, elle nous est offerte. En cette année que nous avons consacrée à l'Esprit Saint et qui touche, qui approche de sa fin, prenons conscience à nouveau que l'Esprit Saint veut nous conduire au port de cette bienheureuse folie en Christ. Et je voudrais terminer sur une question. Je vous la propose comme sujet de réflexion au cours de cette récollection : En cette folie divine se trouve le salut du monde. Est-ce que nous sommes disposés à prendre le risque de sombrer en elle ?

 

Homélie : 27° dimanche ordinaire, A.           04.10.81*

Les vignerons homicides, aujourd’hui !

          Mt 21, 33-43

 

Mes frères,

 

Quand nous entendons la Parabole des vignerons homicides nous faisons un saut en arrière dans le temps. Nous la rappor­tons exclusivement aux contemporains de Jésus, à ces Juifs qui s'écriaient : Ah si nous avions vécu a l’époque de nos pères, jamais nous n'aurions mis à mort les prophètes. Et nous ne pensons guère à nous ! Nous sommes spectateurs d'un affrontement qui se joue à l'extérieur de nous, qui nous est étranger. Et nous continuons notre route la conscience en paix.

 

Aujourd'hui, si vous le voulez, arrêtons-nous quelques instants. Ouvrons l'oreille de notre coeur à la Parole de Dieu et demandons-nous si nous avons les mains pures en cette affaire ? L'univers et ses richesses appartiennent à Dieu qui ne cesse de les créer, de les embellir. Il veut en faire le temple de sa gloire, la révélation de son nom mystérieux. Il nous en a confié la gestion afin que nous, les chrétiens, nous prépa­rions la place pour son Royaume, ce Royaume qu'il veut fonder dans cet univers.

Le monde matériel dans sa fleur qui est l'homme est appelé à devenir participant à sa vie à lui, Dieu. Connaître Dieu comme il se connaît, l'aimer de l'amour dont il s'aime, devenir avec lui un seul esprit pour l'éternité : voilà le projet de Dieu !

 

D'un intendant, on attend qu'il apporte les fruits espé­rés tous au plus beaux, au plus succulents. Des fruits dont la saveur délectera le palais de Dieu et celui des hommes. Fruits de vérité dans la conformité de notre agir au vouloir divin, fruits d'amour dans le don sans réserve de notre personne à nos frères quels qu'ils soient, fruits de justice dans une ouverture aux besoins matériels, moraux, spi­rituels de tous, fruits de paix dans un partage qui enrichit et qui plénifie. Voici les fruits que Dieu attend des vignerons, des chré­tiens, de nous à qui il a confié le plan de son choix, nous l'Israël de Dieu, nous qui sommes le rêve de son coeur.

Hélas, mes frères, nous savons ce qu'il en est dans la réalité et comment, de quelle façon les chrétiens répondent à ce rêve de Dieu. Mon intention n'est pas de semer la culpabilisation dans les coeurs, mais de réveiller notre conscience, de la sensibiliser à l'appel que Dieu nous lance aujourd'hui.

La cupidité, l'égoïsme est un monstre capable de tous les crimes. Dans le frère écarté, dans l'homme méprisé, rejeté, c'est le Christ qui est à nouveau assassiné. On reconnaîtra que nous sommes chrétiens, que nous sommes disciples du Christ, si nous avons de l'amour les uns pour les autres. Et l'amour consiste à donner notre vie les uns pour les autres et à recevoir la vie les uns des autres.

Mes frères, si ces dispositions habitent notre coeur, notre Eucharistie sera vraie et son rayonnement atteindra jusqu'aux limites extrêmes de l'espace et du temps.

 

                                                                                                            Amen.

 

Veillée pour le frère Bernardin.                   06.10.81

 

Mes frères,

 

Frère Bernardin nous a quitté comme il a vécu, en silence, sans bruit, sans causer d'embarras. Sa spiritualité était sim­ple et robuste à l'image de sa personne : faire la volonté de Dieu exprimée par la bouche de son Abbé - travailler, faire son travail avec coeur, avec soin. Le faire parce que c'est la volonté de Dieu et que Dieu at­tend que la besogne qu'il nous confie soit achevée, qu'elle soit digne de lui, qu'elle réjouisse ses yeux et son coeur. Et le frère Bernardin ne regardait pas à sa peine lors­qu'il s’agissait de travailler pour le plaisir de Dieu. Et il fécondait tout par la prière.

           

Mes frères, il avait ramassé sa vie spirituelle dans l'essentiel de la vocation monastique. Et cet essentiel, il l'a conservé fidèlement jusqu'à son dernier jour malgré le poids

du grand âge, malgré le fardeau de lourds et douloureux han­dicaps. Frère Bernardin n'était pas un geignard. Il minimisait ses malaises et reprenait la route avec un courage toujours jeune.

Il n'était pas de ces vieillards qui idéalisent le temps de leur jeunesse et qui dans le présent ne voient que décaden­ce et ruine. Non, il était foncièrement optimiste et il savait faire confiance à ses supérieurs, à ses frères, aux jeunes qu'il aimait et qui le lui rendaient bien. Il était un ancien vers lequel on pouvait lever le regard pour trouver un exemple, pour puiser encouragement dans les moments difficiles. Il était de la même trempe que nos autres anciens que je veux encore une fois féliciter et remercier.

 

Frère Bernardin a dû lutter contre lui-même. Il avait un caractère entier, naturellement dur. Et le rude labeur de la culture et de l'étable n'était pas fait pour adoucir, pour amollir ce tempérament. Mais la grâce du ciel a travaillé avec le frère Bernardin. Si bien que le meilleur a pris le dessus en lui. Et cette grâce a fait de lui un homme affable, bienveillant, serviable, souriant, celui que nous avons connu dans les dernières années.

Mais je le répète, mes frères, ce fut le fruit d'un dur combat. Car on n'arrive pas à un tel degré de détachement et d'abandon sans beaucoup souffrir et sans beaucoup combattre. Frère Bernardin est un témoignage de la victoire remportée par l'amour dans un frère qui a eu, qui s'est livré sans réserve à cet amour. Le Christ l'a vraiment pris au mot et il a voulu, il a osé le conformer à sa passion. Nous savons combien les trois, quatre dernières années de frère Bernardin ont été terribles pour lui, ce qu'il a souffert dans ses membres, ce qu'il a souffert dans son âme.

Mais il est demeuré inébranlablement fidèle. Il n'a ja­mais repris sa parole. Et je dois dire que pendant toute la période où j'ai assumé cette mission d'Abbé, je n'ai pas en­tendu de sa bouche une seule parole de plainte. Je le vois encore dans cette clinique où il était immobi­lisé, où il était torturé par le mal. Toujours accueillant, accueillant à moi-même, accueillant à ceux qui venaient le saluer, accueillant au personnel de la clinique. Et toujours facile pour notre frère Martin qui pendant plus de 6 semaines l'a soigné si bien que le frère Bernardin ne pouvait presque plus se priver de ce dévouement.

 

Mes frères, je suis persuadé que le Christ, déjà dès maintenant, commence à introduire notre frère Bernardin dans sa lumière et dans sa gloire. Notre communauté doit beaucoup à frère Bernardin. Il a été parmi nous une source de paix et il demeure pour nous un modèle. Au nom de nous tous, en mon nom personnel je le re­mercie et je lui promets que nous lui restons unis dans la prière.

Une prière pour lui, afin que Dieu lui ouvre pleinement ses joies, ces joies débordantes de la vision dans la lumière. Et puis aussi pour nous, afin que le règne de Dieu s'établisse en nos coeurs comme il s'est établi dans le coeur de notre frère.

 

Homélie : Funérailles de Frère Bernardin.        07.10.81

 

La mort, pour le moine, n'est plus un spectre qui terro­rise et paralyse. La mort a été vaincue, domptée, apprivoisée. Elle est devenue compagne de chaque instant, portail d'espé­rance pour le coeur réconcilié. Pour moi vivre c'est le Christ, et mourir m'est un avantage.

Aujourd'hui, il n'est plus d'autres morts que celle du Christ. En elle, toutes les morts sont récapitulées et trans­figurées. Cette certitude est notre force et notre joie. Elle nous donne une liberté que rien ne peut entraver. Elle nous permet de tout affronter.

Ce convivium avec la mort prend dans le contexte monas­tique le nom de vigilance. Le moine est un veilleur. Il écoute, il regarde, il attend, il prie. Le Christ est si proche. Un simple voile ténu, à peine une brume imperceptible le sépare de moi. Et déjà j’entrevois sa silhouette et j’entends sa voix enchanteresse murmurer à l’oreille de mon cœur : Viens !

 

Alors, mes frères, pourquoi ne pas faire de suite l'ap­prentissage de la mort ? N'est-ce pas la grande tâche monas­tique : mourir à sa volonté, à son jugement, à ses désirs, à ses convoitises, à ses projets pour entrer dès maintenant dans le monde nouveau que le Seigneur a préparé pour ceux qui savent lui ouvrir un crédit absolu.

Frère Bernardin était un de ces pécheurs, des pé­cheurs qui bien souvent s'affalent frappés, blessés, mais jamais terrassés. Car la force du Christ les relève et les guérit. Cette force qui déploie l'éventail de ses énergies dans la faiblesse.

Mes frères, nous en avons un exemple. Notre frère Ber­nardin à lutté, il a persévéré avec ténacité, avec fidélité pendant 68 ans. Et Dieu, finalement, lui a rendu la candeur de ces petits auxquels sont promises les joies du Royaume.

 

La toute dernière lecture qu'a faite notre frère Bernar­din est une méditation sur l'universelle Royauté du Christ. Il a tenu jusqu'au terme de sa vie le ton que Dieu lui a donné au moment où il l'a invité à Saint Remy pour militer sous les étendards du Christ le vrai Roi. Et nous savons, mes frères, combien il est difficile de tenir le ton.

A présent, Dieu commence à lui remettre la récompense promise au serviteur fidèle. Ce que l'oeil n'a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qu’il aime.

 

Mes frères, l'Eucharistie est présence du Royaume de Dieu accompli au delà de l'eschaton, au delà du dernier jour. Nous sommes déjà, déjà avec le frère Bernardin tous ensemble en compagnie de Marie notre Mère, des Anges, des Saints, dans la lumière de la résurrection. C'est cela l'Eucharistie. Que cette vision de foi demeure notre consolation et notre espérance aujourd'hui et à jamais.

 

                                                                                                Amen.

 

Chapitre : Le message de la mort d’un frère.   07.10.81

Le message de la mort de frère Bernardin.

 

Mes frères,

 

Frère Bernardin nous a quitté. Bien d'autres avant lui ont été dévorés par la mort, des frères qui ont façonné la physionomie de la communauté. Frère Bernardin est le 90° depuis la reconstruction de notre Abbaye en 1887. Il est mort, d'autres sont morts avant lui. Et la vie continue comme si rien ne s'était passé. Serait-ce de l'in­souciance ou de l'inconscience ? La mort d'un frère n'est-elle pas un événement qui devrait nous ébranler jusque dans nos fondements ?

 

Le décès de frère Bernardin nous laisse un message qui nous atteint à la racine de ce que nous sommes. La mort de frère Bernardin nous révèle la vérité de notre être. Je vais user d'une sorte de parabole : Imaginons une pri­son dans laquelle sont enfermés des condamnés à mort. La pri­son est bien aménagée, elle est spacieuse. Ils vivent tous ensemble. Ils savent qu'ils sont condamnés. De temps à autre, à l'improviste, sans prévenir, un geôlier se présente et em­porte un des prisonniers.

Les autres savent qu'ils ne le reverront plus, cet homme est parti vers la mort. C'est un moment de saisissement : qui sera le suivant ? Il y en aura un. Personne ne connaît ni le jour, ni l'heure, ni la victime. Sera-ce moi ? Sera-ce un au­tre ? Comment faire pour échapper à la question, pour fuir cette angoisse ? Il n'y a qu'un moyen : il faut se droguer, il faut s'étourdir, il faut se divertir, il faut oublier.

Mes frères, nous avons chanté cette nuit encore : hic mundus carcer est, le monde, voilà ce qui est notre prison. L'ascèse monastique prend immédiatement le contre-pied de cette attitude d'étourdissement et d'oubli. Saint Benoît, dans le droit fil de la tradition monastique séculaire nous dit que le moine doit avoir la mort suspendue devant les yeux, quotidie, tous les jours, chaque jour et chaque instant du jour. Et il prescrit au moine de fuir l'oubli, omnino, absolu­ment. L'oubli qui est une faute capitale chez le moine.

 

Mes frères, nous devons sortir de l'illusion. Et le pre­mier choc que doit produire en nous la mort d'un frère. c'est de nous rappeler que nous sommes des prisonniers. Nous sommes livrés sans défense à un tyran impitoyable. Comme disaient les Anciens, il n'a pas de miséricorde, aucune trace de pitié en lui. Et c'est le péché, le péché aux multi­ples visages. Et ce péché nous livre, nous vend comme esclave à la chair qui nous impose alors les besognes les plus viles.

Nous les connaissons : la gourmandise, la luxure, la cupidité, le besoin de parader, de se faire remarquer, la vanité, l'orgueil, la griserie dans toutes sortes de travaux, le besoin d'être ap­plaudi. Et alors, la place pour moi tout seul. Car la prison nous tient. Cette chair et ce péché, c'est notre égoïsme. Et un égoïsme qui est lui aussi sans pitié. Toute la place pour moi ! Et s'il y en a d'autres, ils doivent me servir d'esca­lier ou d'échelle pour que j'arrive au sommet.

Mes frères, lorsque on a ainsi bien soigneusement tra­vaillé pour le péché, pour la chair, pour son égoïsme, alors on reçoit un salaire royal. O, il nous est donné là sans aucune retenue de sécurité sociale ou fiscale. Et c'est la mort. Et le cirque continue pour les autres. Voilà, mes frères, comment les choses se passent dans le mode, voilà le lot des hommes ! Or, nous sommes des hommes.

 

Et le moine, qu'est-ce que c'est ? Eh bien, c'est un homme lucide. Il n'a pas peur de regarder la réalité dans les yeux. Il voit l'état dans lequel il a été réduit. Il sait qu'il est un prisonnier. Il sait qu'il est réduit en esclavage. Il sait qu'il est enfermé dans son égoïsme. Il sait que la mort est là qui le guette. Eh bien, il regarde tout cela et il décide de lutter et de changer les choses. D'abord, il ne craint pas la mort. Et dès l'instant où un esclave ne craint plus la mort, dès cet instant-là, il fait un premier pas vers la liberté.

Il ne craint pas la mort, le moine, il lui fait front et il décide de la combattre. Comment va-t-il faire ? Il va briser les chaînes de son esclavage. Et pour cela, il va revêtir le Christ. Lui seul, lui ne saurait pas. Il revêt le Christ. Pensez un peu à ce qui se passe au moment où nous célébrons l'Eucharistie : nous revêtons le Christ. Le moine revêt le Christ. Il disparaît en lui et avec le Christ il pénètre dans la gorge de la mort jusque dans le ventre de la mort. Et là, il en triomphe. Comment ?

Mais parce que le but de l'Incarnation c'est de détruire la mort et d'assurer le triomphe de la vie divine qui est la vie éternelle. Le moine disparu dans le Christ pénètre dans les entrailles de la mort. Et là, à l'intérieur de la mort, il la fait exploser, il la fait sauter, il la détruit. La mort est trompée. La mort, en avalant le Christ, a avalé la vie. Elle ne le savait pas. Et la vie, à l'intérieur de la mort, l'anéantit. Et le moine, lui, fait la même chose. Mais pour cela, il sait qu'il doit entrer dans la mort et il n'hésite pas.

 

La vie monastique, ce sera donc de mourir. Le moine meurt au monde en entrant dans le désert. C'est le monde aliéné, c'est le monde vendu, c'est le monde qui est le lieu des guerres et des meurtres. Je vais y revenir dans une minute. Et il meurt à ce monde. Il n'existe plus pour le monde. Il entre dans le désert, le désert où il n'y a personne. C'est un endroit inhabité. C'est un espace inviolé. C'est le lieu de la virginité.

Dans ce lieu où il a choisi de s'installer, il n'a aucune envie d'en sortir car il a déjà franchi une première porte de la mort, et il en franchit une seconde, il meurt à la chair, la chair avec toutes ses convoitises, des convoitises qui ne sont pas seulement biologiques, physiques, mais aussi qui sont affectives, qui sont intellectuelles. C'est tout ce qui est dans la ligne des images de Saint Paul : la chair, ce qui est apparence, ce qui est clinquant. Il meurt à la chair. Et il y meurt en entrant dans l'obéis­sance, l'obéissance qui va lui donner une nouvelle contenance. Il ne voit plus comme avant, il n'entend plus comme avant, il ne goûte plus comme avant, il devient autre, une métamorphose s'opère en lui.

Il n'est plus esclave de la chair. Il devient l'esclave d'un autre. Il devient l'esclave de l'Esprit. Vous êtes escla­ves, nous dit Saint Paul, de celui que vous servez. Si vous servez la chair, alors vous êtes son esclave. Vous voyez cette prison ! Mais non, maintenant le moine est dans le désert. Et là, il est porté par l'Esprit. Il devient serviteur de l'Esprit et il va franchir une troisième porte de la mort. C'est la dernière : il meurt au péché.

 

Il meurt au péché par la nuditas, par la nudité, par le dépouillement - il n'a plus rien, il n'est plus rien - au pé­ché qui est double : il est homicide et il est suicidaire.

Il est homicide. Le péché, ce sont les affrontements impitoyables encore une fois, voyez, sans miséricorde. Ce sont les tueries, les hommes qui s'entre-déchirent et s'entre­ dévorent. Il y a les guerres entre les nations et les conflits armés. Il y a aujourd'hui, mes frères, les guerres économiques qui sont terribles. Il y a les guerres sociales. Il y a la lutte des classes. Il y a les conflits communautaires dans les petits pays qui vivent trop bien. Il y a les déchirements à l'intérieur des familles. Il y a les affrontements à l'inté­rieur des communautés monastiques.

Il y a à l'intérieur de nous-mêmes cette division qu'in­troduit le péché et qui plonge l'homme dans toutes sortes de malaises, et de psychoses, et de névroses. Le péché, alors, devient suicidaire. Ce ne sont plus seulement les hommes qui s'entre-tuent, mais c'est l'homme lui-même, la personne qui se détruit. Le péché détruit celui qui s'en fait l'esclave.

 

Et en face, il y a la nudité où il n'y a plus rien. Il n'y a plus de péché. L'homme est livré à l'Esprit. Ce n'est plus lui qui vit, c'est l'Esprit qui vit en lui. Et cet homme échappe au péché. Il est devenu insaisissable. Il est invisi­ble, il est transparent. Il n'y a plus aucune prise sur lui. A ce moment la mort est vaincue, la mort est domptée, elle est asservie. De maîtresse elle est devenue servante. Mais il faudra qu'une autre fois je parle encore plus en détail de cela. Pour l'instant, je vais achever ce que j'ai commencé.

La vie monastique est donc une lutte de tous les instants contre les puissances de mort. Elle sera cette guerre si elle est une sequela Christi, une marche à la suite du Christ. Mais attention, ici ! C'est quelque chose de bien concret. Cela veut dire pour Saint Benoît un attachement sincère, con­fiant et aimant à l'Abbé qui est parmi les frères le Christ. Sincera caritate diligant, dit Saint Benoît, 72,13. Les frè­res doivent l'aimer d'une charité sincère, pas hypocrite, pas une charité d'esclave mais un amour de frère pour un frère, un frère qui, lui, a visité l'empire de la mort et qui en est sorti.

L'Abbé doit avoir franchi ces trois portes de la mort et il doit en être revenu pour pouvoir expliquer, raconter ce qu'il a expérimenté. Il faut donc que les frères le suivent. C'est cela la sequela Christi. Le Christ qui est entré dans la mort et puis qui en est ressuscité, tel doit être le mou­vement spirituel de l'Abbé. Et il doit être aussi un pneuma­tophore. Naturellement, cela c'est l'idéal. Il est pratiquement impossible à réaliser dans sa perfection. Mais enfin, il faut déjà qu'il soit en train d'être réalisé.

Et la vie monastique sequela Christi, marche à la suite du Christ, c'est donc une Pâque. Il y a le passage de cette prison qui est l'Egypte au désert qui est l'espace de la respiration, de la dilatatio cordis, où le coeur goûte enfin la tranquillité. Il n'y a plus cette angoisse de se dire : sera-ce moi demain ? Où après ?, Où quand ? Ou sera-ce mon voisin ? La vie monastique est ainsi le passage d'un trinôme à un autre trinôme, passage du trinôme péché-esclavage-mort au tri­nôme amour-liberté et vie.

Mes frères, le moine est donc un homme éveillé, c'est à dire que on ne lui en raconte pas. Il ne s'en laisse pas accroire par les sirènes déléguées vers lui par le despote qu'est le péché. Non, il est éveillé. Il sait ce qu'il fait et il sait ce qu'il doit faire, et il le fait. Il est mûr, il est sérieux. Ce n'est pas un gosse qui, comme une girouette, tourne à tout vent qui souffle sur lui. La liturgie, l'Eucharistie, les Observances, les Psaumes, ils ne font que nous parler de cette lutte du moine contre les puissances de la mort. C'est le message que nous laisse notre frère Bernardin. Ce message, ne l'oublions pas. Fuyons cet oubli mortel.

Mes frères, cette leçon que nous laisse cette mort ino­pinée, retenons-là, comprenons-là, croyons ce qu'elle nous rappelle. Et avec un courage renouvelé suivons le Seigneur Christ qui nous fait passer - comme le dit Saint Benoît si bien - de la mort à la vie éternelle.

 

Chapitre : Les vœux.                               12.10.81

      2. Un contrat bilatéral. [12]

 

Mes frères,

 

Nous avions commencé à parler des voeux. Et lorsqu'il s’agit des voeux et que l'on commence à explorer ce paysage dont je vous avais parlé, que nous fréquentons, mais dont nous ne remarquons même plus la délicatesse des beautés, la première chose qui nous frappe lorsque nous voulons ouvrir les yeux, c'est que lorsqu'il s’agit des voeux, il y a deux partenaires. Deux partenaires responsables, donc qui répondent chacun de leur propre personne et qui s'engagent tous les deux l'un vis à vis de l'autre. Et ces deux partenaires, c'est d'abord Dieu dans son unitrinité et un homme.

 

C'est très, très important ce que je viens de dire. Cela constitue l'essence du voeu. C'est une promesse faite à Dieu, un engagement vis à vis de Dieu. Mais Dieu alors réciproque­ment s'engage vis à vis du moine. C'est donc un contrat bilatéral, chacun à des devoirs, des obligations. Chacun aussi a des droits. Le moine qui s'en­gage a des droits sur Dieu.

Ce n'est donc pas un engagement vis à vis de soi-même ? Je puis me promettre, après avoir été roulé dans une affaire, d'être plus prudent à l'avenir. Je me promets d'être plus circonspect et plus prudent la fois prochaine. Je me suis fait arranger. Donc une promesse vis à vis de moi.

Ce n'est pas non plus une promesse vis à vis de la com­munauté où je m'engage à respecter la façon de vivre de la communauté composée d'hommes qui eux se sont engagés vis à vis de Dieu? Je vais me lier à Dieu par l'intermédiaire de la commu­nauté, mais pas directement à Dieu. Entre Dieu et moi il n'y a pas encore d'engagement. C'est l'engagement à une communau­té qui vit sa vie monastique selon une certaine option. Je lui serai fidèle, à cette communauté...

 

Il y a lorsqu'on se lie vis à vis de soi-même, lorsqu'on se lie vis à vis d'une communauté, il y a à mon avis une sorte ce cercle vicieux. C'est à dire que je ne sors pas de l'imma­nence, je ne quitte pas la sphère de l'humain. Vis à vis de moi, c'est certain, mais même vis à vis des frères. Nous sommes entre hommes. Nous restons toujours à un ni­veau qui m'est relativement facile. Je le connais. Car homme parmi les hommes, je ne suis pas arraché à moi-même.

Si je me lie à Dieu, alors j'ai un partenaire qui est différent de moi, un partenaire que je ne connais pas. Je vais apprendre à le connaître lorsque je le fréquenterai. Il va me demander des choses qu'un homme et même qu'une communauté n'a pas le droit de me demander. Il va m'obliger à sortir de moi pour entrer dans un monde qui est le sien, qui n'est pas le mien, qui n'est plus le monde des hommes. Je vais être obligé d'entrer dans ce qu'il est en train de construire, un univers qui palpite déjà de sa vie et de son Esprit.

Mais je m'engage à travailler avec lui, directement avec lui à l'édification de ce monde nouveau qui est son Royaume, son Royaume qui va s'installer en moi...et puis qui veut s' installer aussi dans une communauté, qui veut s'installer dans l'humanité. Je suis donc lié à Dieu. Et c'est une tonalité toute autre que d'être lié à des hommes.  

 

Naturellement on peut tou­jours dire : Mais si je me lie à une communauté, mais cette communauté qui vit une vie spirituelle, qui est composée en sa majorité d'hommes qui sont liés à Dieu, mais par son inter­médiaire je serais tout de même relié à Dieu. Tout à fait certain ! C'est tout à fait vrai ! Mais per­sonnellement, personnellement je ne serais pas, moi, relié à Dieu. Ce n'est pas vis à vis de Dieu que je m'engage. C'est beaucoup plus compromettant de se lier vis à vis de Dieu que de se lier vis à vis d'une communauté.

D'ailleurs, pour montrer maintenant canoniquement, pour faire sentir la différence, s'étant lié par des voeux à Dieu-Trinité et Dieu-Incarné, si pour une raison quelconque mais une raison grave, j'estime ou mes supérieurs estiment, enfin on estime que je ne suis pas en état de m'acquitter convena­blement de ces voeux. Si je veux en être dégagé, je dois com­mencer toute une procédure qui va me conduire au loin, qui va me conduire à Rome.

Et au moins alors, l'Abbé Général et son Conseil - qui ont reçu maintenant délégation des Congrégations - pourraient me dégager de mes voeux TEMPORAIRES. Je parle toujours des voeux temporaires. S'il s’agit des voeux solennels, ça c'est autre chose. Je parle des voeux temporaires.

 

Tandis que si je me suis engagé vis à vis de la com­munauté, d'abord je ne pose pas un terme. Je ne dis pas : c'est pour trois ans, etc. Non, c'est un simple engagement, ainsi. Et nous pouvons nous séparer à la suite d'un accord réciproque, comme on s'est engagé. Voilà, maintenant ça ne va plus, ça ne va plus, ça n'ira pas. Eh bien, je m'en vais partir. Etes-vous d'accord ? Oui, ça va bien, on voit bien que ça n'ira jamais. Voilà, vous pouvez partir, c'est fini. La communauté a le droit de délier ce qu'elle a accepté. Voyez, on reste entre hommes, on reste entre soi.

Mes frères, voilà vous voyez,notre premier regard sur paysage des voeux nous a fait découvrir que il y avait là deux partenaires: Dieu et l'homme. L'homme, c'est moi, je le sais bien ! Dieu, je ne sais pas qui c'est ! C'est un peu tard pour aborder l'idée suivante. Mais je la lance ainsi sans la détailler. Ce qui va me frapper dans ce Dieu que je rencontre, c'est qu'il est Trinité et Unité en même temps. Et cela c'est très inquiétant !

C'est inquiétant parce que c'est dévorant. On nous dit, la Bible nous dit à un endroit ou l'autre que Dieu est un feu qui brûle. De sa bouche coule un fleuve de feu, ce sont des fleu­ves de feu. Oui, et tout cela c'est parce que Il est Trois Per­sonnes qui forment un seul Dieu. Je vous laisse pour ce soir sur cette redécouverte : nous avons à faire dans notre enga­gement à Dieu lui-même et nous n'avons pas le droit de pren­dre cela à la légère.

 

Chapitre : Sainte Thérèse d’Avila.                18.10.81

      Mon Aimé, nous allons enfin nous voir !

 

Mes frères,

 

L'année prochaine va nous amener le 4° Centenaire du décès de Sainte Thérèse d'avila. C'est en effet en 1582 qu'elle est morte à l'âge de 67 ans sur cette exclamation : Mon aimé, nous allons enfin nous voir ! Ne le voyait-elle donc pas auparavant, son Seigneur et son Christ qu'elle aimait tant ? Si, elle le voyait. Il était toujours à sa droite pour qu'elle ne branle pas. Mais elle ne le voyait pas selon son goût, selon son désir, selon les besoins de son coeur.

Elle le voyait, mais comme un enfant tout petit, comme un nourrisson voit. Elle le voyait à travers une pellicule qui était placée sur ses yeux, sur les yeux de son corps spirituel. Et cette pellicule, c'était l'enveloppe charnelle. Et lorsque cette enveloppe allait se déchirer, alors enfin, elle allait sans aucune ombre, elle allait voir celui qu'elle avait tant aimé.

 

Mes frères, nous ne devons pas attendre l'année prochaine pour nous réchauffer et nous revigorer à ce foyer incandescent qu'était, et qu'est toujours le coeur de Thérèse d'Avila. Rare­ment une femme a aimé avec autant d'ardeur et de passion. En Thérèse, tout est démesure et excès, mais en même temps équilibre merveilleux. La munificence et la splendeur divine ont trouvé en elle un vase à leur exacte mesure. Si bien que no­tre oreille peut suivre les mouvements d'une admirable symphonie du divin et de l'humain.

Thérèse me fait penser à Marie-Madeleine, cette femme qui était devenue amoureuse folle du Christ dès le jour où celui qu'elle reconnaissait pour son Seigneur avait chassé d'elle tous les dé­mons. Naturellement, le Christ n'a pas chassé 7 démons de Thérèse d'Avila. Mais il a fait mieux. Il les a empêchés d'entrer en elle. Il ne lui a pas pardonné une foule de péché, mais il les lui a remis par avance.

Sa lointaine petite fille Thérèse de Lisieux avait très bien compris, que Dieu lui avait accordé à elle cette faveur qu'il avait accordée à sa mère la Grande Thérèse. Il les a conduites toutes les deux jusqu'au bord de l'abîme. Il leur a permis de jeter un regard dans ce gouffre. Mais il les a retenues et elles ne sont pas tombées. C'est cela Thérèse ! Mais ayant remarqué, ayant expérimenté cet amour prévenant de son Dieu, elle est devenue folle comme sa lointaine ancêtre en amour qu'était Marie-Madeleine.

 

Et elle me fait penser aussi. Thérèse d'Avila, à Saint Ber­nard. Nous trouvons chez elle la même impétuosité surnaturelle, cette fougue qui ne la faisait douter de rien. Elle avait coutu­me de dire - vous savez qu'elle s'appelait Thérèse de Jésus ­- elle disait : Thérèse, ce n’est rien du tout ; mais Thérèse avec Jésus, elle peut tout.

 

Mes frères, Thérèse possédée par l'Esprit, elle s'avançait parmi les hommes et au milieu des événements avec la majesté, la liberté, l'aisance et l'audace d'une reine. Mais reine, elle l'était ! Car son Roi l'avait introduite dans son cubiculum, dans la chambre nuptiale. Et là, il en avait fait son épouse et il l'avait intronisée reine. Il l'avait revêtue de lumière, de sagesse et de force. Et entré en elle, uni à elle, devenu elle, devenue avec son Fils un seul esprit, elle possédait dorénavant autorité sur toute chair.

Mes frères, tel est notre Christ ! Dès l'instant où nous nous donnons à lui, où nous lui permettons de s'unir à nous, il nous fait partager tout son pouvoir. Naturellement, nous ne devons pas imaginer des prestiges ma­giques. Mais dans l'ordre de la surnature il nous permet d'opérer avec lui des miracles qui lui sont réservés à lui. Il est heureux de pouvoir se servir de nous pour achever ce qu'il a entrepris et réunir le plus d'homme possible, à la limite tous les hommes, dans son Royaume, dans son amour.

C'est ce qu'il a réalisé avec Thérèse d'Avila ! Vidée d'elle­-même, n'ayant plus rien, mais possédée par le Christ, devenue un seul esprit avec lui, elle était maîtresse du monde. Mais elle n'était pas une exaltée. Elle n'était pas une fana­tique ni une illuminée. Elle se proclamait avec fierté fille de l’Eglise. Et par Eglise, elle n'entendait pas seulement le Corps Mys­tique du Christ, mais surtout l'Eglise Institution, l'Eglise des sacrements, l'Eglise dans sa hiérarchie, l'Eglise dans son Ecriture et sa Tradition, l'Eglise telle que nous la connaissons avec ses petits côtés et ses faiblesses mais aussi avec sa gran­deur.

 

Thérèse ne s'est jamais fiée à ses intuitions, à ses lumières ni à ses jugements. Toujours elle a soumis ce qui lui paraissait bon. Elle le soumettait au jugement de son confesseur ou des meil­leurs théologiens de son temps. En eux elle voyait l'organe, les organes de l'Esprit et les canaux autorisés de la volonté de Dieu, du vouloir de son Roi, de son Christ, de son aimé sur elle. Elle ne se fiait pas à elle-même.

Et c'est ainsi que Dieu lui a accordé cette grâce qui est très rare de pouvoir couler dans des écrits très beaux l'essen­tiel et le détail de son expérience théologique et spirituelle. Si bien qu'elle est devenue un Docteur de l'Eglise et de l'huma­nité pour tous les temps. Ce qui lui a valu cette faveur, c'était naturellement sa mis­sion unique, mais aussi son humilité, sa ferveur, son obéissance. Thérèse a été grande parce qu'elle a voulu toujours demeurer pe­tite devant ceux qui, pour elle, représentaient son Roi.

Il me semble, mes frères, que Thérèse est une sainte qui peut nous servir de modèle, et un modèle à bien des niveaux : par sa foi sans failles, par son amour sans hésitations, sans reculades, sans dérobades. Elle a vécu à une époque très dure. C'était - pour nos ré­gions ici - c'était les Pays-Bas, le pays le plus riche du monde pour l'époque. C'était Charles Quint. Puis ce fut le Protestan­tisme, la Réforme, le début des guerres de religion, l'Inquisi­tion, Philippe II, les bûchers, le Duc d'Albe. Voyez un peu ! La révolution, ici, le début de la ruine des pays mis à feu et à sang. Je parle ici de nos régions. Mais c'était la même chose en France, c'était la même chose en Allemagne, dans toute l'Europe ; ces terribles guerres de religion qui commençaient.

 

Mes frères, c'est à se demander : elles ne sont pas encore terminées aujourd’hui ? Elles reprennent feu et flammes dans les pays musulmans qui sont - c'est là qu'on voit la différence encore entre ce qui est chrétien et ce qui ne l'est pas - qui sont beau­coup plus impitoyables encore même si comme nous ils adorent le Dieu dont le nom le premier est : celui qui est plein de pitié. Ces guerres de religion, mes frères, qui se sont laïcisées, sécularisées, c'est maintenant le marxisme : cet élan prophétique sécularisé qu'est un règne de justice et de paix, ce messianisme toujours là présent et ces affrontements.

            Mes frères, vous voyez, Thérèse a vécu dans une ambiance qui est, qui ressemble très fort à la nôtre. Alors, nous pouvons la prendre comme exemple, exemple d'intrépidité et de confiance. Elle a cru en l'amour de Dieu, elle a cru en la bonté des hommes. Elle s'est appuyée sur sa faiblesse. Elle n'était que Thé­rèse, mais elle savait qu'à l'intérieur de sa faiblesse travaillait et agissait l'infinie puissance de son Christ.

Mes frères, nous pourrions être chacun à notre place une Thérèse ou un Bernard. C'est une des raisons pour laquelle Dieu nous a appelé ici. Ce n'est pas pour que nous nous fassions un grand nom dans l'Ordre ou dans le monde. C'est si petit ! C'est si mesquin ! C'est inutile !

 

Mes frères, c'est pas ça que Dieu demande. Il demande des vases dans lesquels il pourra déverser son Esprit et son Amour, et à travers lesquels il pourra rayonner et agir sur le monde dans l'invisible. Ce qui se voit, dit Saint Paul, est condamné à disparaître. Mais ce qui ne se voit pas est éternel. Or nous, mes frères, nous sommes les fils de l'Eternel.

 Alors, rappelons-nous aussi que Thérèse était une convertie. C'est sur le tard qu'elle a réfléchi à sa vocation. Il y avait une vingtaine d'années qu'elle était dans son Carmel. Oh, elle était honnête. C'était ce qu'on pouvait dire une bonne et sainte religieuse. Mais enfin, ce n'est pas ça que le Christ attendait d'elle. Comme ce n'est pas ça qu'il attend de nous. Et aussitôt qu'elle l'a compris, elle est devenue d'une gé­nérosité sans calcul, une générosité qu'il n'était plus possible de freiner.

Alors, Thérèse a obtenu de Dieu cette faveur que Saint Benoît promet au moine fidèle : la dilatatio cordis, le cœur qui s’élargit. J'en ai déjà si souvent parlé. Mais je voudrais que vous ayez l'occasion, grâce à votre con­fiance, de pouvoir faire cette expérience : avoir un coeur qui se dilate aux dimensions du monde, et être partout chez soi, et sentir battre dans son propre coeur toutes les espérances, mais aussi toutes les peines et toutes les joies, et aussi toutes les angoisses du monde. Vivre tout cela ! Mes frères, c'est cela un coeur dilaté, ce coeur dont parle Saint Benoît !

 

Alors, je vous propose que sans attendre l'année prochaine nous prenions au sérieux l'exemple de Sainte Thérèse d'Avila. Que nous puissions comme elle et comme notre Père Saint Bernard devenir des fils, des enfants de Dieu. Et ce n'est pas difficile : il suffit de croire et d'aimer, croire et aimer comme Thérèse et comme Bernard l'ont fait. Mais aimer sans mesure, croire sans aucune mesure, aimer à la folie, croire à la folie.

Et j'en reviens à cette si belle image - mais c'est plus qu'une image, c'est une réalité - à cette folie en Christ. Car Thérèse en était une. Cette folie en Christ qui veut s'emparer de nous, qui veut nous transformer et opérer, grâce à nous, ce que la froide sagesse du monde est impossible même d'imaginer : devenir des saints, devenir des pneumatophores, des temples de l'Esprit.

Et grâce à cela, achever pour notre part, à notre place, le merveilleux plan de Dieu qui est de transformer notre être, trans­former l'univers pour que à son jour, à son heure à lui, tout puisse s'ouvrir et que l'humanité réconciliée puisse admirer cette gloire de Dieu qui sera tout en toute chose.

Chapitre : Les vœux.                               19.10.81

      3. Les vœux arrachent l’homme à sa condition humaine.

 

Mes frères,

 

Maintenant, il faut tout de même que je vous parle un petit peu, que je continue à parler des voeux. J'avais entamé ma ques­tion. Je n'irai pas très loin aujourd'hui car il est déjà presque temps de se rendre à l'église.

Mais enfin, je veux rappeler que le voeu est une promesse faite à Dieu. Ce n'est donc pas une promesse que l'on se fait à soi-même, ni que l'on ferait à la communauté. C'est un engage­ment pris vis à vis de Dieu. Il se constitue donc un contrat bilatéral entre Dieu et l'homme en vue de la poursuite d'un but commun. Ce but, il est con­nu de Dieu. J'en parlerai plus tard.

Mais les deux partenaires, Dieu et l'homme, ne sont pas sur un pied d'égalité. Ce ne sont pas des associés qui ont des droits et des devoirs identiques. Le voeu arrache l'homme à sa condition purement humaine et l'oblige à entrer dans l'univers divin. Et là, il doit se revêtir de moeurs nouvelles. Mais il permet à Dieu de descendre dans le monde des hommes. Et par l'intermédiaire, par l'entremise de sa personne qu'il of­fre à Dieu, d'intervenir dans le monde d'une façon vraiment ori­ginale.

 

C'est tout autre chose que lorsqu'il intervient auprès de sa création inanimée. Ici, il demande la collaboration d'une liberté. Et grâce à cette liberté, il va pouvoir travailler de façon beau­coup plus personnelle, si j’ose dire. Car il va s'attacher à entrer à l'intérieur de cet homme qui s'est offert à lui. Il va le transformer. Il va en faire un ins­trument parfait, un instrument pour des besognes petites et déli­cates. Car Dieu est un artiste. Disons que le gros œuvre, il le fait lui-même directement. Ce n'est pas difficile pour lui, car il est Dieu.

Mais alors, il y a la finesse du détail dans le domaine de la conscience, dans le domaine de la spiritualité, dans le domaine de la création, là où elle doit devenir participante à la nature divine, où elle doit devenir le reflet de ce que Dieu est dans sa gloire. Et ça, c'est le fin travail de Dieu. Et pour cela, il demande la colla­boration d'êtres libres.

Et lorsque je me donne à Dieu par les voeux, lorsque je lui promets d'être à lui, c'est en vue de ce travail à réaliser en commun. Mais ATTENTION ! Il n'y a pas ici d'égalité entre les deux. Il y a Dieu et il y a l'homme. Mais nous verrons cela une autre fois. Nous verrons que c'est un type de contrat bilatéral, mais d'une nature particulière.

 

Chapitre : Les vœux.                               20.10.81

      4. Contrat de travail.

 

Mes frères,

 

Le voeux, qui est une promesse faite à Dieu, établit entre l'homme, entre le moine et Dieu une relation de type contractuel. Il s’agit en fait d'un contrat de travail, Dieu étant l'employeur, l'entrepreneur, et le moine étant l'ouvrier. Saint Benoît est ferme à ce sujet. Je vais vous citer deux ou trois références qui sont très éclairantes.

Il dira par exemple : Quaerens Dominus in multitudine populi operarium suum, Pr.34, Le Seigneur cherchant dans la multitude des peuples son ouvrier, son operarius. Dieu a un projet, il a conçu une entreprise, il lui faut maintenant des ouvriers.

Pensez à ces paraboles où le maître de maison a une vigne. Voilà, maintenant tout est là. Il ne sait pas récolter lui-même cette masse de raisins. Il cherche des ouvriers toute la journée : Allez à ma vigne, allez à ma vigne. Dieu fait la même chose. Il cherche son ouvrier.

Saint Benoît va comparer ailleurs la vie monastique au régime militaire qui était en vigueur à son époque. On ne connaissait pas le service militaire obligatoire, mais on recrutait des volon­taires ou des mercenaires. Ou bien, quand on n'en trouvait pas, on razziait une région et on les engageait de force. C'est ce qui est arrivé à Saint Pacôme qui avait été enlevé, fait prisonnier, pour être enrôlé dans l'armée de l'empereur.

 

Ici, le moine, c'est quelqu'un qui va militer sous les éten­dards du Seigneur Christ, Pr,9. Mais ici, abandonnons notre conception actuelle du service militaire. Voyons plutôt ce qui se passe en Angleterre, aux Etats-Unis, où il n'y a pas de service militaire obligatoire. Ils sont tous des volontaires. Ou bien, pensons à la Légion Etrangère - c'est encore peut­-être plus expressif - où là, quand on a fait les 400 coups, et bien on va s'engager à la Légion pour en faire davantage encore.

C'est ça le moine, pour Saint Benoît ! Il y a un contrat en­tre le Christ qui est un Roi et un soldat qui se présente et qui va alors militer sous les ordres et selon  les lois et les ordonnances de ce Roi pour toutes les campagnes pour lesquelles ce Roi va l'envoyer. C'est aussi, je pense, dans cette optique que voyait la vie religieuse Saint Ignace. Il appelait ça une grande compagnie de l'époque, les grandes armées de l'époque. Les commandos de l'époque, c'étaient les Jésuites. Encore aujourd'hui, du moins on en trouve partout. Mais c'est vrai ! Ils peuvent bien être com­mandos aussi dans un monastère le jour où ils se convertissent.

Il parlera aussi, Saint Benoît, c'est la dernière petite chose, du servitium sanctum qu'ils ont promis, donc le service qu'ils ont promis, 5,5. J'ai parlé de cela il y a un an peut­-être, à propos de l'Opus Dei. Le moine est un serviteur, un es­clave, un ouvrier. Donc, voyez la relation : Dieu employeur, le moine ouvrier, ou Dieu entrepreneur et le moine travailleur.

 

Il y a donc de suite cette vertu, appelons-là ainsi, qui est fondamentale dans la vie monastique, dans toute forme de vie religieuse, mais surtout dans la vie monastique qui est la vie religieuse exemplaire : ce sera la relation d'obéissance. C'est ça qui est le sol, le roc sur lequel se construit la vie monastique. Nous le voyons tout de suite. Dès l'instant où dans ce contrat, Dieu est l'entrepreneur et le moine est l'ou­vrier, il y a une relation d'obéissance entre l'ouvrier et son employeur, entre le moine et Dieu. Elle est constitutive de l'état monastique.

C'est pourquoi le moine sera un homme qui accueille, un hom­me qui écoute, un homme qui exécute. Cela ne veut pas dire qu'il n'y aura pas chez lui une part d'initiative personnelle ? Il devra y en avoir ! Mais toujours dans la ligne de ce que son employeur lui demande. Donc, chez Dieu nous aurons ceci : l'initiative, la direc­tion et la conduite du travail sont chez Dieu qui conçoit le plan, qui en prévoit le déroulement et qui en surveille l'exécution. Donc, ça, c'est chez Dieu.

C'est très important de réaliser cela ! De le réaliser ? Je veux dire de le comprendre, de le faire entrer dans notre système mental volontaire. Et je dirais dans notre système cellulaire, musculaire, dans notre coeur. Donc, que toute l'initiative est chez Dieu, que la direction est chez Dieu, que le plan est chez Dieu, que ça n'est pas chez nous.

 

Cela ne nous diminue pas, car le moine doit entrer dans le projet divin avec intelligence, avec dévouement, et aussi avec un grand sens de sa responsabilité. Avec intelligence ? Cela veut dire que il devra obéir, il devra agir comme un homme, non pas comme un automate, ou comme un animal, ou comme une machine. Il doit étudier le plan de Dieu afin d'y entrer et de l'épouser. Il doit le faire sien.

Et voici le dévouement : dévouement qui a la même racine que voeux : devovere. Le dévouement, c'est la mise en oeuvre du voeux. Vous avez là la racine voeux et le préfixe de qui marque que cela sort de la promesse qu'on a faite, ce dévouement.

Et enfin la responsabilité : ma conduite est une réponse à une demande de Dieu. Responsable, je réponds à ce que Dieu me demande et je m'engage de tout mon être.

 

Et Saint Benoît, lui, Saint Benoît il a une magnifique pe­tite expression pour exprimer ces dispositions. C'est bonus animus. Pourquoi, dit-il ? Mais hilarem datorem diligit Deus,   5,36, Dieu aime celui qui donne joyeusement. Hilarem, avec un visage hilare, non pas avec un visage renfrogné. Non, le bonus animus, c'est la disposition d'une âme noble. Cela marque la noblesse d'un homme, sa façon de répondre à Dieu. Ce sera sa générosité. C'est cela le bonus animus. Il est géné­reux, il ne calcule pas.

Il ne regarde pas ce qu'il y a dans l'assiette de son voisin pour dire : ô oui, mais le voisin, on lui demande moins qu'à moi. C'est toujours moi qui doit faire la même chose chez Dieu. Non, il ne regarde pas dans l'assiette de son voisin. Il regarde dans la sienne ce que Dieu y a placé, ce que Dieu lui demande. C'est un homme généreux. Et la racine verbale de généreux, c'est genus. C'est un homme de bonne race, ce n'est pas un dégénéré. Il est encore de bonne race. C'est ça la générosité ! C'est ça le bonus animus ! Et voilà ce que Dieu attend de son ouvrier.

Nous aurons donc une collaboration confiante et ouverte entre Dieu et le moine, entre l'entrepreneur et l'ouvrier, et chacun à sa place. L'initiative chez Dieu avec toutes ses responsabilités. Dieu est le créateur, Dieu est le constructeur, Dieu a conçu. Dieu dirige. Dieu travaille aussi.

 

Et puis il y a à côté, en face de lui, il y a son operarius, il y a son ouvrier, celui qui a répondu à son appel, celui qui a signé le contrat qui le lie à Dieu, celui qui entre dans les plans de Dieu, qui le fait sien et qui y met tout son coeur comme si c'était le sien. Et en réalité, c'est devenu le sien par le fait du voeux. Voyez jusqu'où va ce contrat bilatéral !

Et nous verrons après combien ce contrat au lieu de diminuer l'homme, de l'écraser comme nous l'avons dans le régime capitaliste où on suce le sang de l'ouvrier pour se gonfler soi-même - voyez, c'est une carica­ture d'une autre époque, mais enfin ça reste toujours un peu comme ça, mais ici, c'est autre chose - nous verrons que Dieu en faisant partager à son ouvrier son projet, il lui fait aussi partager sa puissance et sa vie.

 

 


Chapitre : Les vœux.                               24.10.81

5. Dieu est Uni-Trinité.

 

Mes frères,

 

Les relations qui s'établissent dans le cadre du contrat créé par les voeux monastiques placent les deux partenaires, l'homme et Dieu, dans des rapports de collaboration confiante et ouverte à une oeuvre commune, mais chacun à sa place. Dieu est le Dominus. Il est l'organisateur du plan. Il est le conduc­teur du travail. Il est l'exécutant principal.

A côté de lui se trouve le servus, ou l'operarius, l'ouvrier qui doit entrer dans l'intention de l'entrepreneur qu'est Dieu. Il doit les faire siennes, ces intentions, de manière à travail­ler de façon intelligente et responsable. Car Dieu ne veut pas d'une mécanique. Il veut un véritable collaborateur auquel il va laisser beaucoup d'initiatives.

 

Maintenant voyons un peu ! Essayons d'être lucides sur notre état. Nous n'y avons peut-être pas suffisamment pensé ? C'est l'occasion maintenant. Nous voici donc entrés en rapport, par nos voeux monastiques, pour un travail commun avec Dieu. Mais nous n'avons pas à faire à une personne, mais à trois, car Dieu est Uni-Trinité. Et ce rapport à chacune des trois personnes est au fond in­quiétant. Il provoque chez nous un réflexe de crainte et de recul. C'est un réflexe ! Cela veut dire que ce n'est pas raisonné. C'est instinctif !

L'Ecriture traduira se réflexe par l'aphorisme bien connu : Il n'est pas possible de voir Dieu sans mourir. Dieu, à cause de sa Trinité, est un être dangereux pour l'homme, pour l'homme qui est taré, pour l'homme qui est blessé, l'homme qui est pécheur. Mais pourquoi ? Mais parce que notre instinct de conserva­tion qui est un instinct d'homme, je dis, blessé, malade, pécheur, son instinct lui dit que dès l'instant où il doit travailler avec cette Uni-Trinité, il va se passer en lui des choses douloureuses. Et cela, il va essayer de l'éviter.

Mais pourquoi ? Mais parce que les Personnes Divines avec lesquelles nous entrons en rapport, elles n'existent comme Per­sonnes que parce que elles sont relation les unes aux autres. Il y a quelque chose qui est absolument inconnu chez Dieu, qui est impensable chez Dieu : c'est l'égocentrisme. Cela n'existe pas chez les Personnes Divines car chacune se reçoit des autres et se restitue aux autres. C'est ce qu'on appelle l'Amour. Dieu est amour, c'est ça que cela veut dire. Aucune des Personnes n'existe par elle-même ni pour elle-même.

 

Or nous, nous, nous sommes égoïstes, nous sommes égocentris­tes, nous sommes enfermés dans la carapace de nos envies, de nos passions. Nous voulons occuper toute la place autour de nous. Nous vou­lons asservir les autres et les utiliser pour notre profit. Nous voulons les dévorer pour nous en nourrir. Et ça, c'est le péché ! Et voici que nous entrons en relation avec le contraire de ce que nous sommes.

Et cela, nous ne le raisonnons pas, mais c'est la raison pour laquelle il nous est si difficile, si dif­ficile de penser à Dieu constamment, qu'il est si difficile de prier vraiment. C'est parce que lorsque nous prions, lorsque nous pensons à Dieu, nous nous exposons à la mort, à un type de mort, à la mort a nous-mêmes, a la mort a notre égoïsme. Nous sommes obli­gés de faire éclater cette gangue, ou bien la carapace, la cui­rasse qui nous protège, à l'intérieur de laquelle nous vivons. Tout cela doit disparaître. Or ça, c'est une seconde peau pour nous, pour ne pas dire que c'est la première. C'est notre peau de pécheur. C'est cela la chair.

Et voilà, dès l'instant où nous entrons en rapport avec Dieu, tout cela doit disparaître. C'est pour cela que nous sommes (liés) par les voeux - du fait que nous louons un contrat de travail avec Dieu - nous sommes plongés en plein mystère, immédiatement. Et un mystère qui, pour nous, à des odeurs de mort. Naturellement nous réfléchissons, après nous analysons notre état, nous faisons de la théologie. Nous savons que le baptême nous greffe déjà sur ces trois Personnes Divines. Et que l'engage­ment que nous prenons vis à vis de Dieu ne fait que donner une nouvelle vie à notre baptême.

 

L'aspersion de l'eau au début de chaque Eucharistie, le bé­nitier qui se trouve à l'entrée de nos églises dans lequel nous plongeons notre main et avec cette eau nous traçons sur nous une croix et nous disons au nom du père, du Fils, du Saint Esprit, tout cela nous remémore notre baptême. Chaque bénitier est une vasque baptismale en miniature. Et ça nous oblige à reprendre conscience de cet état qui nous greffe, dans lequel nous sommes greffés sur chacune des Personnes Divines, état que nous devons assumer, vitaliser de façon à ce que la transformation que Dieu espère s'opère en nous.

C'est à dire que nous-mêmes nous devenions pure relation à Dieu et à tous les hommes et d'abord aux frères avec lesquels nous vivons. C'est à dire que nous atteignons le sommet de notre personnalité lorsque nous avons abandonné notre égoïsme, lorsque nous vivons dans l'amour, que nous nous recevons de nos frères, que nous nous rendons à eux, et que nous existons uniquement pour nos frères et à travers nos frères par Dieu.

Mais ceci, je dirais que c'est par après que nous pouvons le réaliser. Mais le premier mouvement, qui est antérieur à toute réflexion, c'est un mouvement de recul. Et ce mouvement de recul, il est je dirais à la fois un han­dicap et un ressort. Car, vaincre cette peur instinctive de Dieu va être le travail de toute notre vie. Elle ne sera anéantie que lorsque nous serons devenus amour. Mais en attendant c'est un handicap parce que dans le tra­vail que nous avons promis de réaliser en collaboration avec Dieu, maintenant par notre contrat, mais nous allons être gênés.

 

Dieu sera à la fois trop proche de nous : il va nous brûler et il sera trop loin. Trop loin ? Mais parce que non pas qu'il serait hors de no­tre portée, mais il est tellement différent de nous parce qu'il est amour que, nous qui sommes pécheurs, il nous sera très diffi­cile d'entrer dans ses pensées d'amour à lui. Donc, un handicap.

Mais ce sera aussi un ressort. Un ressort, parce que comme le dit très bien l'Ecriture: la crainte du Seigneur, c'est à dire le tremblement qui nous saisit en face de ce Dieu qui est UN et TRINE, la crainte qui nous saisit en face de lui, elle est le commencement et aussi le sommet de toute sagesse. Elle est donc salutaire.

Saint Benoît en fait le premier degré de l'humilité. Et lors­que le moine est arrivé au dessus de l'humilité, au 12° degré, c'est à ce moment-là que cette crainte est la plus forte. Et c'est lorsqu'elle est devenue la plus forte que, d'un seul coup, elle est dépassée. On entre alors, dit Saint Benoît, dans l'amour qui bannit toute crainte.

 

Eh bien, mes frères, voilà dans quelles conditions nous devons ­travailler avec Dieu ! Voici dans quelle situation nous pla­cent ces voeux, ces promesses que nous avons faites à notre Dieu qui, je le rappelle, est TROIS Personnes. Et nous devons travailler avec chacune de façon particulière. Mais je vais revenir sur ce détail à une autre occasion. Il est temps de nous rendre à l'église. Je vous remercie pour votre bon­ne attention. Les choses que je dis maintenant ne sont pas faciles à suivre. Mais je vous demande d'y réfléchir.

Analysez-vous vous-mêmes, voyez quelles sont vos réactions ? Et si vous voulez tester la nature de vos réactions en face de Dieu, voyez vos réactions vis à vis de vos frères car c'est la même chose. Nous réagissons vis à vis de nos frères exactement comme nous réagissons vis à vis de Dieu !

Voilà, je vous ai donné là une petite clef pour mieux vous connaître et pour vous conduire avec plus de lucidité, et aussi plus de confiance et plus d'amour.

 

Chapitre : La mort.                                25.10.81

      1. Face à la vérité.

 

Mes frères,

 

N'allez pas vous imaginer, en m'entendant parler ce matin, que je m'enfonce dans la gadoue du macabre. Il y aurait de quoi pourtant après tout ce que j'ai vécu depuis trois semaines : la mort subite du frère Bernardin, les spectacles dont j'ai été le témoin dans les cliniques que j'ai visitées : Dinant, et surtout Bruxelles, et cet après-midi les obsèques à Orval.

Non, il s’agit d'autre chose que du macabre. Nous nous trou­vons en face de la vérité. Et nous devons ouvrir nos yeux bien grands pour la laisser pénétrer en notre âme et nous travailler dans les profondeurs.

Je vais encore ce matin vous parler de la mort dans le pro­longement de ce que je vous ai di t voici 15 jours (le 11.10. Le message de la mort de frère Bernardin) et en articulation sur mes paroles de hier soir. Je voudrais vous faire saisir que la mort est le préliminaire de toute action efficace et durable.

 

Efficace ? C'est à dire une action qui ne soit pas vanité, vapeur, fumée, aussi grandiose fut-elle aux yeux du monde ; une action qui s'inscrive dans l'étoffe de l'éternité. Et pour cela, il est nécessaire, j'en suis persuadé, de fran­chir la porte de la mort qui n'est autre que la porte, le portail, le porche de la véritable liberté. Or, cette porte, elle est fermée, elle est blindée. Il n'est possible de la franchir qu'en la défonçant. Elle ne s'ouvre pas toute seule.

Dans notre condition actuelle, nous sommes entravés par nos désirs, par nos idées, par nos imaginations, par tout le charnel, par tout ce flux et ce reflux de pensées et de passions qui nous rivent au plus bas, qui nous plaquent au sol et qui rendent notre agir stérile.

En effet, tout ce qui est chair, tout ce qui procède de la chair - et j'entends chair dans le sens Paulinien très large du terme - tout ce qui est chair est périssable et voué à la cor­ruption. Par contre, ce qui est Esprit est incorruptible et est déjà entré dans la vie éternelle.

 

Mes frères, la mort qui nous fait déboucher sur la parfaite liberté, elle nous affranchit de nos mesquineries, de nos étroi­tesses, de nos peurs, de nos lâchetés. Mais, en quoi consiste ce franchissement du portail de la mort ? Et bien, c'est le Christ qui nous libère en nous donnant part à sa propre liberté. Mais pour cela, il faut coller au Christ, adhérer à lui jusqu'à devenir si possible un seul esprit avec lui. Il faut vivre sa mort, vivre la même mort que lui afin d'avoir part à sa résurrection et entrer dans une vie nouvelle, dans un agir nouveau.

Mourir au plan clinique, biologique, c'est perdre définiti­vement toute conscience...c'est entrer pour toujours dans un né­ant de conscience ; c'est perdre toute possibilité de mouvement, de sensation, de réaction, et puis c'est se dissoudre, c'est re­tourner à la terre, aux éléments desquels nous avons été extraits pour devenir ce que nous sommes aujourd'hui.

 

Eh bien, la mort mystique que nous devons traverser, elle est semblable à cette mort clinique. Nous devons effacer défini­tivement l'image idéalisée que nous nous formons de notre person­nage. Et puis, annuler nos façons de voir, de juger et d'agir purement naturelles. Perdre l'image de notre personnage, je vous assure que c'est le pendant mystique de la mort biologique. C'est rentrer dans un néant, le néant de ce que nous voudrions être, le néant de ce que nous projetons autour de nous, le néant des applaudissements ou de l'admiration que nous espérons susciter chez les autres. Et avec cela, c'est abandonner nos façons de voir, nos façons de juger, nos faons de réagir et nos façons d'agir.

            Et monastiquement ça se réalise, si nous consentons à marcher au jugement d'un autre, à la volonté d'un autre, un autre qui va pouvoir modeler - toujours avec notre consentement, car cela ne se fait pas sans nous - qui va pouvoir modeler notre être nouveau et notre comportement nouveau. Notre être nouveau, qui ne correspondra pas du tout à l'ima­ge que nous nous faisons de notre personne. Notre être nouveau qui sera vrai car il sera conforme au rêve que Dieu a pour nous.

Et un comportement nouveau qui ne sera plus un agir basse­ment humain mais une opération d'ordre divin. Ce sera ne plus être pulsé, poussé par des instincts qui sont toujours des instincts d'agressivité ou de défense. Mais ce sera être porté par un souf­fle qui est vertu, un souffle qui est dynamisme, qui est énergie, qui vient d'ailleurs et qui est celui de l'Esprit. Ce sera obtenir de cet Esprit un être neuf, un corps qui n'est plus charnel, mais un corps qui devient spirituel ; un corps qui est promis à subsister éternellement et qui a cette faculté de se dilater, de devenir les autres, de prendre en lui tout l'univers sans aucune limite, d'être omniprésent, omnipotent et omni agissant.

 

Mes frères, ce n'est pas ceci de l'utopie, ce n'est pas de l'illusion ? Non ! C'est la vérité. Et nous comprenons alors que cet agir nouveau s'inscrit dans l'étoffe de l'éternité, comme je le disais au début. Rien ne se perd et tout demeure, et tout est efficace pour jamais.            Ce sera en termes autres la puissance incommensurable de l'amour parce que l'homme est devenu un être spirituel.

Mes frères, voilà la liberté dont le Christ nous libère ! Mais, à condition que nous consentions à traverser cette mort mystique à nous-mêmes.            Nous devons donc accepter bono animo, comme dit Saint Benoît, 5,35, de bon coeur, avec générosité, et j'oserais même dire avec une pointe d'enthousiasme, accepter de devenir rien du tout au regard du monde, d'être compté pour rien, d'être estimé pour fou, d'être faible, d'être méprisé. 

On saluera tout le monde mais on ne remarquera même pas votre présence ; ça n'a pas d'importance ! Les yeux du monde ne voient que ce qui est du monde. Les yeux de la chair ne reconnaissent que ce qui est charnel. Ils sont incapables d'apercevoir ce qui est spirituel. Aimer être ignoré et compté pour rien ! Une des devises de l'Imitation de Jésus-Christ. C'était très juste. Il faut accep­ter cela de bon coeur. Et puis alors accepter de passer de la sagesse du monde qui est si petite à la sagesse de Dieu qui est folie pour le monde. Elle est folie, pourquoi ? Mais parce qu'elle est une Pâque à travers la mort.

 

Dans la pratique, mes frères, il faut savoir souffrir, souf­frir moralement, spirituellement et même physiquement. Notre naissance à cet être nouveau, elle ne s'opère pas sans douleurs. Et souffrir n'est pas facile ! Et mourir est encore plus diffi­cile. Il nous faut donc apprendre à souffrir et à mourir. C'est une des branches de l'Art Spirituel dont nous parle Saint Benoît. Et, il faut apprendre à mourir mais aussi à être aidé, accompagné, soutenu, conseillé.

Saint Benoît dira que nous devons nous confier à un Ancien Spirituel, c'est à dire à un Ancien qui est au-delà des luttes de la chair, un Ancien qui a déjà traversé le portail de la mort et de la liberté et qui peut alors parler, non plus selon la chair mais selon l'Esprit, et aider celui qui lutte encore dans la souffrance qui est le prélude de la mort.

 

Mes frères, le salut et la liberté pour une action efficace sont donc au-delà de cette mort mystique. Mais lorsqu'on y est arrivé, alors on porte en toute perfection son nom, celui de moine, c'est-à-dire : seul. Et le moine qui est arrivé à ce stade, il est seul, me sem­ble-t-il, parce qu'il n'a plus besoin de la consolation d'un au­tre, le solatium. Il est seul. Il n'a plus le besoin de raconter ce qu'il endure.

Au contraire, il peut devenir écoute des autres. Il entend : on vient lui raconter toutes ses misères, toutes ses difficultés, tout. Il doit avoir chaque fois la réponse qui rassure, la réponse qui encourage, la réponse qui permet d'assu­mer la souffrance et d'aller un peu plus loin dans la mort. Mais pour lui, jamais, jamais il ne parle de ce qu'il subit ou de ce qu'il a subit. Il n'en éprouve plus le besoin. Il est au-delà de la mort.

Mes frères, ça ne veut pas dire qu'il est retranché dans un orgueil inhumain, suffisant ? Non ! Non, il est devenu oubli de soi. Il est paix. Il est amour. Il est partage de vie sans aucune réserve.

 

C'est ainsi que la Tradition des Origines voit l'Abbé. Ainsi était Saint Antoine, ainsi était Saint Benoît, si vous avez l'oeil perspicace pour découvrir sa personnalité à travers sa Règle. D'ailleurs son biographe nous en parle, même ouvertement. Tel était Saint Bernard. C'est ce qui explique aussi tant de choses chez Saint Bernard, qui étonne aujourd'hui.

Mes frères, à partir de l'Abbé, c'est ainsi que doivent de­venir tous les frères. Parce que un des devoirs de l'Abbé, un des premiers aspects de sa mission, c'est d'aider chacun des frères à cheminer courageusement - ce qui ne veut pas dire voler !!! Oui, c'est courir même que nous dit Saint Benoît. - à cheminer courageusement sur cette route qui permet d'accéder à la liberté en franchissant le portail de la mort.

Saint Benoît nous dit bien - et c'est si beau, on devrait toujours y revenir - de tenir cette mort toujours présente devant les yeux comme un objectif. Elle est au loin, mais on s'en appro­che. Et puis, à un moment donné, elle n'est plus devant, elle est derrière. C'est fini. On est de l'autre côté. On goûte déjà les joies et la lumière de la résurrection.

 

Mes frères, dans 8 jours exactement nous serons à la Tous­saint. Cela va coïncider avec le jour de la récollection mensuelle. Eh bien d'ici là essayons de nous laisser pénétrer par ce que je viens de vous rappeler. C'est l'enseignement monastique le plus traditionnel. Naturellement, imaginez un petit peu qu'on parle de choses pareilles dans une Conférence Régionale. Eh bien vous allez ou bien endormir tout le monde, ou bien vous faire mettre à la porte ? Mais non, on va sourire, on va sourire. Et alors on va dire : mais enfin, il est tout à fait perdu, celui-là !

Voici que le délégué lève le doigt, il a quelque chose à dire :

 

Eh bien, vous manquez de vue spirituelle pour dire ça. Parce que quand on parle comme ça à une Conférence Ré­gionale, et nous avons eu le cas, on a applaudi. Cela prouve que nous sommes en bonne santé et que la Confé­rence Régionale ne veut pas faire de spirituel. Et là, elle a peut-être tort ?

 

Oui, de la Conférence Régionale on dira: ce n'est pas un symposium où l'on traite de choses spirituelles. Mais si la Con­férence Régionale se place dans cette optique de vérité que je viens d'essayer d'évoquer, alors, à mon avis elle peut faire du bon travail parce qu'elle est dans la vérité. Elle n'est plus charnelle. Elle devient spirituelle.

C'est une des raisons pour lesquelles il est bon que ces Conférences Régionales se tiennent dans des monastères. Et c'est la raison pour laquelle le Chapitre Général devrait se tenir dans un monastère. Naturellement aujourd'hui, c'est une assemblée tel­lement grande, surtout si les moniales doivent encore s'adjoin­dre ?

Mais enfin, peut-être que cet idéal un jour se réalisera ? Et à ce moment, je suis certain qu'il se passera des chose bel­les et durables, que l'action ne sera plus éphémère, mais qu' elle sera efficace, elle sera inscrite quelque part dans les âmes. Et nous la retrouverons pour l'éternité.

 

Mes frères, pendant cette semaine, réfléchissons à tout cela, et je suis certain que nous aborderons cette fête de la Toussaint avec un courage décidé à suivre nos prédécesseurs sur la route qu'ils ont tracée et à les retrouver là où ils sont arrivés main­tenant.

 

Chapitre : La mort.                                26.10.81

      2. On ne joue pas avec ça. [13]

 

Mes frères,

 

Je voudrais encore vous dire une petite conclusion de ma visite d'Orval, tout à fait personnelle ici, mais qui n'a rien à faire avec Orval. C'est que je me suis retrouvé encore, vous le pensez bien, en présence de la vérité et de la réalité de la mort. Et avec ça, on ne joue pas ! Allez, franchement, qu'est-ce que l'homme emporte de tout le mal qu'il se donne sur la terre ? Mais qu'est-ce qu'il em­porte ? Allez, est-ce que vous pourriez me le dire ? Mais rien, mais rien du tout, rien du tout.

Notre seule et unique richesse, la seule et unique, l'amour qui est en nous, l’amour qui est en notre coeur. Notre amour, c'est notre poids, disait Saint Augustin. Mais ce ne peut se peser sur des balances d'homme. Pourquoi? Mais parce que l'amour, le véritable amour n'est pas des hommes. Il n'est pas de l'homme, il est de Dieu. Il vient de Dieu et il est Dieu lui-même. L'amour est une Personne. L'amour est une réalité vivante. C'est la personne de l'Esprit qui fait l'Unité à l'intérieur de la Trinité.

Or, cet amour, il peut venir en nous. Il nous habite. Et cet amour, nous pouvons, nous devons le cultiver, nous devons l'entretenir, nous devons lui permettre de s'épanouir en nous, de prendre possession de notre personne pour qu'à notre tour nous devenions lumière et feu de cet amour.

 

Les premiers cisterciens avaient voulu faire de leur monas­tère une scola caritatis, une école où on apprend à aimer. Vous direz : la vie monastique, oui, qu'est-ce que c'est ? On peut donner beaucoup de raisons. Mais je pense bien sincère­ment que la raison ultime qui les résume et qui les ramasse tou­tes, c'est qu'on vient dans un monastère pour apprendre à aimer. Cela doit s'apprendre, le véritable amour...

            Et puis pour devenir soi-même amour. Et lorsque on est de­ venu amour, on est divinisé, on est devenu tel que Dieu. Et cet amour, on le rayonne. On est lumière. On est feu. On répand de la chaleur, non seulement autour de soi, mais jusqu'aux confins du monde. Voilà notre vocation !

Eh bien, lorsqu'on se trouve en face d'un homme qui est éten­du sur une civière à l'état de squelette, et qu'on voit toute cette assemblée autour de lui, et voilà, que reste-t-il ? Rien, absolument rien que ce poids d'amour.

 

C'est pourquoi, mes frères, il faut que nous soyons tout entier amour, que notre poids soit très lourd. Et je vous dis ceci et croyez-moi que c'est vrai : nous devons pouvoir perdre tout, tout, tout, absolument tout, sauf l'amour.

 

Récollection du mois de novembre.                31.10.81

      La route du Royaume.

 

Mes frères,

 

Avec la patience tenace, obstinée de pèlerins, nous avançons pas à pas, jour après jour, sur la route qui nous conduit vers le Royaume de Dieu notre Père. Ce chemin mystérieux, Balthazar vient de nous le redire, est tout à la fois descente et ascension. Il est descente dans le renoncement, descente dans l'abîme de notre faiblesse, de notre misère, de notre péché. Pas plus tard que hier, j'en ai encore fait à mes dépends l'humiliante mais combien salutaire expérience.

Il est bon pour un homme de se faire connaître tel qu'il est, et à Dieu, et aux autres. Depuis toujours et pour toujours l'humiliation est la voie la plus directe, la plus sûre vers l'humilité. Cette humilité qui est aussi ascension, ascension vers des culmina doctrinae et virtutum, comme dit Saint Benoît, 73,25, vers des sommets de contemplation et de puissance. Mes frères, c'est dans l'extrême faiblesse de l’homme que l'Esprit de Dieu peut enfin librement déployer son infinie puissance.

Sur notre route, nous rencontrons des paysages qui nous ef­fraient : la souffrance, l'esseulement, la mort. Mais d'autres aussi qui nous émerveillent et nous enchantent : la chaleur d'une communion fraternelle, le sourire d'un regard qui comprend. Et ainsi nous marchons, nous courons même lorsque l'Esprit nous soulève et nous rend léger, lorsque nous sommes davantage séduits, attirés par une beauté qui repose déjà au plus secret de notre coeur.

 

Le mois d'Octobre a été fertile en émotions pour notre com­munauté. Je ne les rappelle pas. Nous les avons vécues. Elles ont imprimé en nous leur message. A certains moments nous avons senti Dieu tellement proche qu'il aurait suffi d'un rien pour que, soudain, il se dévoile dans sa douce mais combien prenante lumière.

Il nous a délivré une double parole : d'abord il nous a dit que par rapport à l'accident absolu qu'est la mort, tout est relativisé. Les choses, les événements, nos personnes, elles sont remises à leur vrai place. Rien n'est dé­finitivement important si ce n'est une insertion confiante et amoureuse dans le projet divin.

            Nous avons soif de joie, de bonheur, de plénitude. Or, tout cela nous est donné lorsque nous sommes dans la vérité, lorsque nous correspondons exactement au rêve que Dieu a sur nous. A ce moment, lorsque nous sommes vraiment à notre place dans son plan, il nous apporte tout ce que nous osons ou que nous n'osons même pas désirer.

Et tout ce qui est en dehors de cette vérité, de ce projet de Dieu sur nous est condamné au rien, au néant. Ce n'est que dérisoire illusion, ivresse passagère avec un réveil dans le rien...

 

Et la seconde parole que le Seigneur nous a adressée, c’est à propos des effets bénéfiques de la souffrance. Elle nous rappelle à l'ordre. Elle nous resitue dans la droite ligne de ce que Dieu attend de nous. Et elle est source de guérison pour nous-mêmes et aussi pour les autres lorsque nous consentons à prendre sur nous leurs er­reurs avec leurs conséquences qui sont la souffrance, lorsque à l'exemple du Christ nous ne craignons pas de nous substituer à eux.

 

Mes frères, nous avons déjà chanté les premières Vêpres de la Toussaint. La solennité de la Toussaint, elle est toute en couleur, en mouvement, en musique. Je dirais presque qu'elle est toute entière en danse. Lorsque nous la vivons réellement en profondeur, le ressort de notre contemplation se détend. Nous voyons, nous entendons, nous goûtons et nous entrons dans la paix d'une espérance qui est déjà possession. C'est là, mes frères, le miracle de la liturgie, anticipation mystique de l'eschaton et véhicule qui nous y conduit.

Arrêtons-nous encore un instant et regardons : groupés autour de l'Agneau, les Saints nous présentent une gran­diose chorégraphie en laquelle ils nous invitent à entrer comme acteurs. Le thème de cette chorégraphie, c'est la joie jubilante qui chante l'amour dans son triomphe. L'histoire s'est ouverte sur un meurtre : Abel égorgé par son frère Caïn. Et elle s'achève dans la symphonie harmonieuse de coeurs réconciliés avec Dieu, avec eux-mêmes, avec chacun.

Et dans cette chorégraphie, nous avons déjà maintenant un rôle à jouer, un rôle attendu, un rôle primordial. Et ce rôle est un geste d'ouverture, d'accueil aux impulsions de l'Esprit. Nous oublier entièrement jusqu'à devancer mystiquement l'heure de notre mort, et tenir le regard fixé sur les yeux et sur les mains de notre chorégraphe le Christ. Et épouser avec sou­plesse, avec délicatesse ses moindres invitations. Nous laisser saisir et entraîner par elle. Mes frères, à ce moment, vous comprenez que nous ne devons pas détourner le regard. Nous ne pouvons pas nous laisser dis­traire - surtout pas regarder en arrière ni même sur le côté ­mais croire en la puissance absolue de l'Amour.

 

Le mois de Novembre est le dernier de l'année liturgique. Il est évocation de la fin des temps et de la fin de notre vie. Nous devons, au cours de ce mois de Novembre, nous interroger sérieusement sur la qualité de notre écoute et de notre obéis­sance. Le moine se définit par sa qualité d'obéissance et par rien d'autre.

Cette obéissance, Saint Benoît nous en donne les caractéris­tiques essentielles. Il serait utile, demain, de relire ce ma­gnifique chapitre qu'il lui consacre et aussi son appendice, le chapitre sur le bon zèle.

L'obéissance, elle nous situe dans notre vérité, dans la vérité de notre être, de notre être éternel. Elle fait se décou­vrir, elle fait surgir notre véritable identité parce qu'elle nous ancre, elle nous fonde Sur ce que Dieu veut de nous. Nous sommes, comme je vous l'ai rappelé dernièrement, un rêve merveilleux de Dieu. Et ce rêve, nous ne devons pas le contrarier. Nous devons le faire nôtre et rêver avec lui. C'est cela l'obéissance d'un moine !

 

A ce moment nous devenons avec Dieu - avec Dieu présent à nos regards, je le rappelle, en la Personne de Notre Seigneur et Roi le Christ - nous devenons un seul esprit avec lui et pré­sence vivante de Dieu pour les hommes. Et ainsi, mes frères, nous avançons jour après jour sur cette route. Ce n'est pas toujours facile car il nous faut des repères. Et la fête de la Toussaint peut en être un.

Dans la pénombre pré hivernale, elle s'offre à nous comme une lumière qui transfigure la terne et insignifiante grisaille de nos existences. Elle se saisit de nous et elle nous lance dans l'infini de cet amour qui est Dieu, cet amour qui veut nous transformer, nous transfigurer.

Mes frères, continuons notre route avec courage et atten­dons - Saint Benoît dit aussi que le moine est un homme qui sait attendre - attendons l'heure, l'instant où nous reconnaîtrons une voix déjà bien connue, une voix qui nous dira : Allons, main­tenant il est temps de nous voir, entre dans la joie de ton Maître.

 

Chapitre : Fête de la Toussaint.                  01.11.81

          Le droit au bonheurs.

 

Mes frères,

 

Vous savez que la lecture Evangélique traditionnelle du jour de la Toussaint est le début du Discours sur la montagne, ce qu'on appelle les Béatitudes. Le Discours sur la montagne pris dans son ensemble est con­sidéré à juste titre comme le Code fondamental, ou la Constitu­tion du Royaume de Dieu. Il s'ouvre, ce Code, sur la déclaration des droits du citoyen de ce Royaume. C'est clair, net, décidé, ferme : les citoyens du Royaume de Dieu ont droit au bonheur.

 

Le Christ répète : heureux, heureux, heureux, makarios, makarios. Il aurait fallu l'entendre dans sa langue. Car la traduction grecque, la traduction française, elles faussent quelque peu la beauté de ce qu'a voulu nous dire le Christ. Car lui, ce n'était pas un adjectif. Le premier mot, c'était un substantif, et un substantif au pluriel.   

Bonheurs  des pauvres en esprit, car à eux est le Royaume des Cieux. Bonheurs au pluriel ; une succession de bonheur; une in­finité de bonheurs. Lorsqu'ils ont fini d'en déguster un, un au­tre se présente,et ainsi de suite,sans fin. Il y a, vous le sentez, du mouvement dans la traduction grecque.

Et la traduction que nous avons en français, elle est très belle aussi, mais elle donne plutôt une impression de paix. On est heureux, on est comblé. Il n'est plus possible d'en ajouter. Rien ne manque. Je dirais presque qu'on en est saturé. Et cela suinte de nous, tout ce bonheur. Et ça passe aussi sur les au­tres, si bien qu'on baigne dans un océan de bonheur. Les deux images se complètent. Essayons de les avoir toutes les deux à l'esprit !

 

Et le Discours sur la montagne, donc la Constitution du Royaume de Dieu, elle s'achève sur un avertissement sévère, un avertissement : d'un côté, stabilité éternelle pour ceux qui auront accepté cette Constitution, qui consentent à construire sur elle leur vie comme sur un roc qui s'enfonce jusqu'au coeur de la terre...

Mais ruine totale pour ceux qui refusent cette Constitution. Ils l'ont entendu proclamer, mais ils n'en veulent pas. Alors ils édifient leur vie sur le sable mouvant de leurs pulsions, de leurs convoitises, de leurs peurs aussi. Et à la fin, c'est la ruine définitive.

 

Reprenons l'introduction et la clôture de cette Constitution. Le Christ nous dit à 9 reprises : Heureux. Nous trouvons 9 maka­rismes ou 9 béatitudes. Mais pourquoi ce chiffre 9 ? Il y a cer­tainement là derrière un mystère que nous allons essayer de scru­ter. Il y a plusieurs mystères. Mais enfin, aujourd'hui, nous al­lons tâter un de ces mystères.

D'abord  9 : c'est un chiffre que nous pouvons décomposer. 7 qui est le chiffre de la complétude. Lorsque 7 est présenté, lorsque 7 se présente, plutôt, tout est fini, c'est le Sabbat, le Sabbat de Dieu. Voici donc le citoyen du Royaume de Dieu qui entre dans le repos de Dieu. Il y est. Il y goûte le bonheur, ce bonheur de l'hésychia, le bonheur de la contemplation, le bonheur du banquet. On est servi.

Et celui qui sert, c'est Dieu lui-même. On l'a servi sur la terre. On ne lui a rien refusé, mais rien. Alors lui, il nous dit : entre maintenant dans le Sabbat de ton Maître. Et moi, à mon tour, je vais te servir comme moi, Dieu, je sais servir quelqu'un.  Voici donc 7.

 

7 + 1, ça nous fait 8. 8, c'est le symbole du Huitième Jour. Ce n'est plus un jour d'homme. Pour les hommes, il n'y a que 7 jours. C'est le jour de Dieu. Ce ne sont plus les 7 jours de la création, c'est le jour de l'éternité, un jour auquel l'homme n'a pas naturellement accès. Il doit y être introduit par Dieu.

Voici donc le citoyen de Dieu introduit dans l'éternité de son Dieu, cette éternité qui ne compte qu'un seul jour, celui-là. Et ce jour coïncide avec Dieu lui-même. 7 + 1 fait 8, 8 + 1 va faire 9. On ajoute une unité, mais cette unité, elle va nous faire entrer au-delà du concevable. Il y avait la plénitude du bonheur pour l'homme dans le jour de l'éternité qui est Dieu. Et puis, nous voici les yeux ouverts : nous sommes au-delà de l'éternité, au-delà du concevable. Nous sommes entrés à l'intérieur de Dieu lui-même.

Non seulement ici, Dieu nous sert, mais Dieu devient notre bonheur, il est notre vie. Nous participons à son être. Nous ne faisons plus qu'un avec lui, mais toujours à notre place. C'est un cadeau, un débordement de son amour. Ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, voilà ce que Dieu prépare pour ceux qu’il aime. Voilà, mes frères, ce qui est contenu mystiquement, mysté­rieusement, symboliquement dans ces 9 Béatitudes.

 

Maintenant, mes frères, allons à la conclusion. C'est autre chose ! Nous entendons une sentence. Elle est une. Elle est sèche. Elle est brutale. Elle est irrévocable. Elle trace un clivage. Elle ouvre un fossé entre les sages et les insensés, entre les justes et les réprouvés. Entre les deux, il n'y a aucun passage possible. Cette Parole qui clôt le Discours sur la montagne, elle est terrible, car elle est une Parole créatrice du paradis et de l'enfer.

Mes frères, l'ensemble de ce discours maintenant ? Il est la charte de l'irrationalité ou de la folie divine. On le sait d'en­trée de jeu. Dans la logique de Dieu, les perspectives sont inversées. J'entends les nôtres, celles du péché qui a tout mis à l'envers. La logique de Dieu, la perspective de Dieu qui est folie pour les hommes, elle restaure la vérité. Elle rétablit l'ordre et elle restitue la création et l'homme à leur état originel neuf. Voilà, dit le Seigneur, je fais toutes choses nouvelles.

Et cet Opus, ce travail de rénovation du cosmos à partir de l'homme, a sa Constitution encore dans ce Discours. Et la question est toujours là : Allons-nous collaborer ? Ou allons-nous refuser ? Lorsqu'on entre dans le monastère, on dit : d'accord ! Mais une fois qu'on y est, il s’agit d'être fidèle.

 

Mes frères, je m'en vais à titre d'illustration prendre deux de ces béatitudes, autrement ça durerait beaucoup trop long. Et la première : Heureux les pauvres en esprit, à eux appartient le Royaume des cieux. Dans ce Royaume, il n'y a pas de dominateur ni de dominé. Il n'y a ni maître ni esclave, car tous ont part à la Royauté. Dans ce Royaume il y a un Roi, le seul et vrai et unique Roi. Nous le connaissons, c'est le Christ. Mais ce n'est pas un roi jaloux. Non, il confère l'onction royale à tous ses citoyens. Si bien que dans ce Royaume, nous régnons tous avec lui. Voilà donc le Royaume des cieux !

Or, cet honneur, cette gloire, ce pouvoir s'acquiert au prix de la pauvreté. En d'autres termes : c'est gratuit, c'est donné, c'est un cadeau. C'est une grâce la pauvreté ! Mais là est la difficulté. Nous autres, nous n'y croyons guère. Mais voilà, nous devons poser le geste.

Pauvreté, cela signifie en pratique pour nous, que nous de­vons tout vendre. Nous devons tout donner, jusqu'à nous-mêmes. Nous devons nous vider de notre avoir. Nous devons nous vider de notre être crispé, de notre être égoïste. Nous devons nous vider de nous, faire la place nette, de façon à ce que l'Esprit de no­tre Roi puisse entrer en nous, prendre possession de nous jusqu'à ce que nous soyons devenus Dieu par participation, comme lui est Dieu par nature.

Car cette royauté qu'il nous donne, qu'il nous confère gra­tuitement, c'est une Royauté divine. C'est sa propre nature. Mais pour cela, il nous suffit d'être pauvre. Voyez, ce n'est pas difficile ! En soi, ce n'est pas difficile. Mais nous devons nous décomplexer, nous décompliquer.

 

Le rien obtient le tout, et la mort obtient la vie. Ne plus avoir rien, n'être plus rien. Voyez ce travail de l'humilité qui nous fait entrer dans notre rien et qui, au même moment, au même instant, nous élève jusqu'à la participation à la divinité. La mort obtient la vie ? Oui, c'est une mort de devoir tout comme ça laisser partir. On en a peur de la mort ? Mais au terme,

cette mort débouche sur la vie.

Voyez ! Dès la première Parole que le Christ prononce lors­qu'il présente la Constitution de son Royaume, il y a déjà au bout la croix. Ce mystère de la croix qui est le porche vers la résurrection et l'entrée dans tous les autres makarismes, donc dans ce 7°, ce 8°, et cette 9° béatitude, donc presque au-delà.

           

 

Prenons une autre Béatitude, celle des coeurs purs : Heureux les cœurs purs car ils verront Dieu. Eh bien, j'avais toujours entendu dire qu'il n'était pas possible de voir Dieu sans mourir. C'est une Parole qui ne peut pas être reprise. L'Esprit Saint l'a lancée dans le monde. Elle y est, elle y reste, elle est là pour l'éternité. Mais alors ?

Mais alors, voilà : les coeurs purs, eux, ont franchi l'écran de la mort. C'est fait pour eux. Ils sont devenus transparents, translucides. Ils sont devenus lumineux dans la Lumière. Pourquoi ? Mais parce qu'ils ont d'abord été pauvres. Ils sont morts à tout. Ils se sont vidés de tout. Ils sont comme fondus en Dieu tout en restant eux-mêmes, tout en parvenant à ce moment­ là au sommet de leur identité, de leur personnalité, de leur pou­voir, de leur puissance.

Mais voilà, ils sont devenus un seul esprit avec le Christ. Et étant devenu un seul esprit avec Dieu, il n'y a plus de dis­tance entre Dieu et eux. Ils connaissent Dieu par l'intérieur de lui-même. Ils le possèdent comme Dieu se possède lui-même. Lorsque Dieu donne une participation à sa vie, à sa nature, il n'y met pas de limite. Nous autres, nous voulons bien donner, mais nous nous réservons toujours quelque chose ; Dieu pas. Il est tellement riche, qu'il peut tout donner. A ce moment-là, étant devenu un avec Dieu dans le Christ, nous le voyons. Et dans un monastère de contemplatifs, on s'ex­erce à cela.

 

Maintenant, à mesure qu'on se dépouille de tout, à mesure qu'on devient pauvre, à mesure qu'on meurt, qu'on devient pur, que le coeur se dégage de toutes les saletés, de toutes les ma­lices qui s'y trouvent, de toutes les passions, à ce moment, on entre en possession du Royaume et on commence à voir Dieu qui se manifeste au regard du contemplatif sous la forme d'une lumière justement dans laquelle on est, qu'on respire, qu'on mange, qu'on boit. Et on devient soi-même lumineux. Cela ne veut pas dire qu'on est comme le Baal Shem-Tov qui d'un coup devient flamme. Naturellement cela est symbolique. Il devait l'être aussi, lui, car Dieu n'est pas avare de ses dons.

Et ceux qui le cherchent en tâtonnant, encore loin de lui, mais il s'ouvre à eux aussi du moment qu'ils consentent à signer un accord sur la Constitution du Royaume. Donc je veux dire que en cette fête de la Toussaint, n'ou­blions pas que s'il existe une Eglise du Christ, cette Eglise est au-delà des frontières de l'Eglise que nous connaissons.

 

Mes frères, voilà ! Tout cela, comme vous le voyez, est d'une simplicité en or. Restons-en aujourd'hui sur cette vision. Elle est très belle. Essayons de nous en pénétrer et puis, effor­çons-nous d'imiter les saints. Efforçons-nous d'entrer dans ces béatitudes, de les faire nôtre, de les vivre, petitement au début, très petitement peut-être car nous devons apprendre tout. Et puis, nous deviendrons plus habile.

            Et comme Saint Benoît le dit, ça va devenir pour nous une seconde nature, quasi naturaliter. Et nous pourrons rejoindre les saints là où ils se trouvent. Cela ne veut pas dire que nous devons passer de vie à trépas ? Non, mais goûter cette mort mys­tique qui nous fait entrer dès maintenant dans le Royaume où nous attend notre Père qui nous l'a préparé. Mais nous en franchissons déjà le seuil, nous en voyons déjà la lumière, nous en dégustons la beauté. Mes frères, telle est notre vocation ! Pensons-y en cette fête de la Toussaint, en ce jour de récollection.

 

Commémoration de tous les fidèles défunts. [14]   02.11.81

      Le mystère de la miséricorde divine.

 

Mes frères,

 

La Fête de la Toussaint et la Commémoration de tous les fi­dèles défunts sont comme les deux faces d'une pièce de monnaie  ou, si vous le préférez, d'une médaille. Cette médaille, je la prends et je la dépose sur la paume de ma main, et je regarde. Je vois l'effigie de l'Amour et de la Lumière : tous les saints. Je la retourne. J'observe l'autre face. Je remarque l'empreinte de ,la justice et la pénombre : tous les défunts. Cette médaille est coulée dans un or le plus pur. Et cet or n'est rien moins que la miséricorde de Dieu. Voilà le nom de la médaille !

Car Dieu est miséricorde. Il est le miséricordieux. Ou, dans un langage plus imagé, plus concret, plus vivant, comme le dit la Bible dans sa langue originale : Dieu a des entrailles. Des entrailles qui sont remuées, qui parfois se retournent. Et ces entrailles divines maintiennent la mesure et l'équilibre dans les rapports entre Dieu et le monde.

 

La miséricorde qui est Dieu s'est rendue visible corporel­lement à nos yeux dans la Personne de Notre Seigneur le Christ Jésus. Et en lui, nous retrouvons les deux faces. Il est Dieu avec son infinie puissance. Il est homme dans sa vertigineuse faiblesse. Il est sainteté et il a été fait péché. Et ces deux faces sont projetées jusque dans l'au-delà. Il est lui, le Christ, lumière de gloire sur le visage des saints. Et il est feu purificateur dans le coeur des élus, lui, le Christ, l'unique médiateur entre Dieu et les hommes ; lui, révélation de la miséricorde de Dieu. En présence de ce mystère, nous sommes saisis de crainte, de reconnaissance aussi.

 

Ce mystère est absolument inobjecti­vable. S'il en allait autrement, il serait vidé de sa substance et ramené au niveau vulgaire d'un problème. Ce mystère, nous l'appréhendons uniquement lorsque nous le laissons vivre en nous, lorsque nous saisissons en notre personne les deux faces, la face lumineuse et la face ténébreuse.

Les ténèbres ? Mais c'est nous dans notre nature égoïste, rapace, impitoyable ; notre nature aussi lamentablement faible et vulnérable.

Mais nous sommes aussi lumière en devenant participant de la nature divine ; accueillant, ouvert, oublieux de nous-mêmes, aimant, vêtu de la force de Dieu et capable de résister aux coups que nous assène le destin.

 

            Le monastère qui est un groupement d'hommes lucides devient ainsi tout ensemble paradisus claustralis et locus purgationis. Il est paradis parce que en lui on cueille les fruits du Royaume : amour, bonté, bienveillance, vérité, joie et paix. Mais il est aussi purgatoire car on y subit la purification des vices et des péchés, des pensées, des passions qui tourbillonnent en nous. Il est présence anticipée de l'au-delà sous sa double face de bonheur et de peine.

Il n'existe aucune solution de continuité entre notre ici d'aujourd'hui et notre là de demain. Les défunts et les saints nous sont également proches. Nous formons avec eux l'Eglise de Dieu, le Corps du Christ, animé de la même vie, communiant à la même source qui est cette miséricorde de Dieu qui nous assume, qui nous guérit et qui nous transforme.

           

Mes frères, la mémoire que nous faisons aujourd'hui de tous les fidèles défunts est bien plus que le souvenir des disparus. Elle est prise de conscience d'une solidarité universelle. Que nous vivions ou que nous mourrions, nous sommes au Seigneur, nous sommes au Christ, et le Christ est à Dieu. Nous recevons, maintenant déjà, les prémices de notre résur­rection et de notre purification. Déjà nous sommes en espérance là où le Christ dans sa beauté nous enchante, nous séduit, nous attire.

Un jour, notre tour arrivera. Nous nous présenterons devant lui, non plus dans les ombres de la foi, mais dans la lumière d'une claire vision. A ce moment, sa sentence sur nous tombera. Mais nous savons que ce sera une sentence d'amour. Et nous savons que nous resterons en communion avec ceux que nous aurons laissés et qui, eux, continuent leur veillée et leur attente.

Le moine est un veilleur comme tout chrétien devrait l'être. Le Cardinal Newman vient de nous le rappeler. Veiller, c'est savoir écouter, c'est savoir regarder. Lorsque je suis avec le Christ, lorsque je le regarde et que je bois sa lumière, je suis avec tous partout où ils soient, vivant ou mort.

 

Mes frères, voilà l'Opus Dei, voilà l'oeuvre extraordinai­rement belle, l'oeuvre magnifique que réalise pour nous, pour tous les hommes, la miséricorde de notre Dieu.

 

 

 


Chapitre : Fête de Saint Hubert.                 03.11.81

      Soyez donc attentif !

 

Mes frères,

 

Aujourd'hui, c'est la fête de Saint Hubert. Il m'a adressé quelques paroles dont je vais répercuter l'écho à vos oreilles. Soyez donc attentif ! Saint Hubert est un personnage de légende un peu comme le Baal Shem-Tov, oui ! Il est inutile de vouloir fixer une chro­nologie ou tracer une topographie.

Dans l'imagination populaire, sa figure est liée à la forêt et à la chasse. C'est quelque chose de très révélateur, car ça nous permet de voir que la vérité sur Saint Hubert est de tous les temps et de tous les lieux. Elle est inviscérée dans le sub­conscient de l'homme. Vous allez comprendre un peu mieux dans quelques instants.

Car, pour saisir la personnalité de Saint Hubert, il faut comprendre et il faut aimer la forêt. Je ne parle pas ici du gentil bosquet bien aménagé, pas trop inquiétant, ni de la forêt urbanisée, stylisée même, civilisée, cosmétisée. Je pense ici à la forêt de Soignes.

 

Mais j'ai en vue la véritable forêt qui est vaste comme un océan. Cette forêt qui est sauvage, elle est fière, elle est indomptable, elle est secrète, tout à la fois tendre et dure. Cette forêt, elle est un vivant qui demande à être respecté et à être caressé. Avez-vous déjà fait cette expérience ? Peut-être ?

Vous avez en forêt un gros chêne de belle taille, ou un beau hêtre. Adossez-vous ! Asseyez-vous par terre et adossez-vous à cet arbre ! Et puis, ne bougez pas ! Laissez-vous aller comme ça dans le no man's land du rêve. Et vous allez sentir une transfusion de vitalité entre cet arbre et vous. Pendant que vous êtes là, adossé, il y a votre coeur qui pompe, qui lance votre sang dans tout votre être.

Et au même moment, vous avez dans cet arbre la sève, la sève qui monte et qui descend. Et cet arbre vit. Et lorsque vous vous relevez, mais vous êtes devenu plus puissant, plus résistant. Voilà un des bienfaits de la forêt. Nouveau mode de thérapie. Mais ce que je dis là, attention ! C'est quelque chose de physique, parce que c'est ainsi. Je l'ai expérimenté combien de fois ?

 

La forêt, voyez-vous, elle est vie. Mais elle est la vie dans sa source, dans sa puissance, dans sa fécondité, dans son mystère. Et puisque la forêt est vie, elle doit être sombre, sombre, profonde et silencieuse. Mais, est-elle hostile, la forêt ? Non, elle ne l'est pas. Mais elle est dangereuse. Elle est dangereuse comme la vie, avec ses exigences, avec ses surprises, avec ses colères aussi et avec ses reproches. On ne joue pas avec la forêt parce qu'on ne joue pas avec la vie. Il faut respecter la forêt et il faut l'aimer.

Dans la forêt, ici et là il y a des clairières. Elles sont naturelles. Pourquoi ? Parce que sans ces clairières, la forêt ne pourrait pas respirer. Ce sont les poumons de la forêt. Ces trouées sont des échappées vers le haut, vers la lumière, vers un infini. Un infini qui répond à la forêt, un infini que la forêt attend et avec lequel elle peut partager, dialoguer. Et cet infini sur lequel s'ouvrent ces trouées, c'est la lumière, c'est le cosmos dans son immensité, c'est le ciel, et ultimement, c'est Dieu. C'est par ces couloirs que la louange de la forêt s'élève vers Dieu et que l'appel de la forêt vers Dieu reçoit sa réponse. Il y a là comme un échange qui est une respiration.

Et vous voyez que l'homme dans sa constitution physiologique est déjà comme un petit arbre, une plante, qui aussi respire, qui est comme naturellement portée vers le haut, et puis qui appelle. Un homme ne sait pas vivre à ras de terre. Il a besoin de s'éva­der dans l'immensité du cosmos.

 

Hubert, lui, était un amant de la forêt. Il devait donc puisqu'il la fréquentait, finir par y rencontrer Dieu et par être absorbé par Dieu. C'est ce qui lui est arrivé. Derrière les images de la légende, de ce qu'on nous raconte, voyons ce fait qu'ici on a ramené à son niveau très bas, disons à son niveau analysable, enregistrable. Le résultat, nous le voyons apparaître.

A fréquenter la forêt, Hubert était devenu un autre homme. Il avait été comme emporté dans une de ces échappées vers le haut, comme par un courant d'air, un tourbillon, un mouvement ascensionnel qui l'avait projeté dans la lumière et dans l'es­pace qui était Dieu. Et le voilà converti. La forêt n'est donc pas – attention ! - un piège satanique mais elle est ouverture. Elle est ouverture parce qu'elle est maternelle.

La forêt est une mère. Elle est la source de vie. Elle est réceptacle de vie. Elle est un sein par lequel on ap­prend à vivre et une vie qui devient liberté. Pensons à cette suressentielle liberté divine ! La forêt est toujours hospitalière. Pendant longtemps, ô depuis les origines de l'humanité sans doute, elle a été le re­fuge des proscrits, de ceux dont on ne voulait pas. Elle était le lieu où l'on pouvait continuer à vivre. On trouve tout dans la forêt, tout.

 

Alors, mes frères, voilà surtout où je voulais en venir : Rappelons-nous que les premiers cisterciens ont choisi de s'en­foncer dans une forêt dans l'espoir d'y trouver Dieu et d'y trouver la vie. Et en prenant ce parti, ils abandonnaient le frelaté pour l'authentique, le compliqué pour le simple, et le dégénéré pour le pur. Vous avez les grands traits caractéristiques de Cîteaux : l'authenticité, la simplicité et la pureté. Et cela, ils le trou­vaient dans ce désert forestier. En y entrant, ils emportaient avec eux la Règle de Saint Benoît. Et dans la virginité de ce désert, de cette forêt, la Règle allait retrouver sa vérité. Tout était lié.

La forêt ? Oui, ce n'était pas le désert de pierre et de sable des premiers Pères du monachisme, ce locus horroris et vaste solitudinis suivant l'expression terrifiante latine du Psautier. En français, ça sonne beaucoup moins dur : un lieu d'horreur et de vaste solitude. En latin, ça donne presque froid dans le dos.

Mais ce n'était pas ça leur désert ? Non, c'était un désert habité, bruissant de mille murmures, un désert embaumé du par­fum de mille essences. Car la forêt, si elle est silencieuse, elle parle, elle murmure. Il y a toujours quelque chose à écouter et à entendre, et à enregistrer, et à retenir. Et tous ces bruits, tous ces murmures plutôt, tous ces sons, tous ces chants façonnent le système nerveux des hommes qui ha­bitent cette forêt. Et ils deviennent autre.

 

Rappelez-vous ce que Saint Bernard écrivait à un de ses amis postulant qui n'habitait pas tellement loin d'ici, un peu, là au-delà de la frontière Française. Il lui écrivait qu'il avait appris davantage dans les arbres, dans les forêts, dans sa forêt que dans les livres. C'est une autre science. Ce n'est pas une science cérébrale, intellectuelle, spéculative ? Non, c'est une science qui est en accord, en harmonie avec la grande vie qui est dans l'univers, la grande vie qui est Dieu. Et ça est perceptible dans ces forêts. Et alors ces parfums qui habitent la forêt ? A toutes les saisons ils sont différents, il y en a de toutes les sortes. Aussi ces multitudes d'insectes qui vivent de ces parfums, de ces sucs.

Alors, comprenez un peu cette découverte, ou cette redécou­verte d'un homme comme Saint Bernard, et d'autres aussi, qui voyaient la vie spirituelle comme une dégustation, une saveur que l'on goûte. Remettre le sens du goût à l'avant plan de la vie spirituelle. Et pour goûter ces saveurs, le sapor, eh bien il faut que le palais et que la bouche soient purs, soient nets. Alors, voyez la mortification, disons le renoncement au plan de l'alimentation. Tout ce qui entre dans la bouche doit être saint, doit être pur pour ne pas falsifier notre sens du goût.

Ce sont des choses, qu'on apprend lorsqu'on a vécu, lorsqu'on est un homme de la forêt. Et eux, vivant dans ces déserts, ils apprenaient tout cela. Ils ne l'ont pas appris dans les livres. Ils l'ont appris là. C'est pourquoi les premiers cisterciens ont été façonnés par cette forêt - ils le sont presque sans le savoir - mais na­turellement portés aussi par l'Esprit de Dieu. Parce que c'est Dieu qu'ils cherchaient, c'est Dieu qui les avait poussé là, c'est Dieu qui se servait de cette forêt comme des touches, de petites touches pour faire d'eux ce qu'ils devaient être.

 

Et ces hommes sont devenus des poètes. Ils sont devenus quasi naturaliter dit Saint Benoît, comme naturellement, presque sans le savoir, des contemplatifs, des mystiques, des âmes élancées. Voyez-les dans ces clairières ! Il n'y a pas d'autre issue que d'être debout, que de regarder vers le haut et d'être - comme je le disais tantôt - comme sucé par un courant d'air qui est, ici, le courant de l'Esprit qui vous enlève au dessus et qui vous lance dans les espaces infinis de la contemplation qui n'est autre que l'exploration de l'être de Dieu.

Leur littérature, leur personne d'abord comme je viens de le dire, et puis aussi leur façon d'écrire, leur expérience spi­rituelle et jusqu'à leur architecture, tout cela est conditionné par l'expérience vivante de la forêt.

 

Voilà mes frères ce que je voulais vous dire ce soir. Je le ramasse en un mot : pour comprendre Cîteaux, il faut savoir qu'il a été porté dans une matrice qui est la forêt. On l'oublie peut-­être si facilement aujourd'hui. Naturellement, ce serait un sujet d'étude passionnant et en­richissant que de réfléchir à cela en profondeur. Mais il y a bien d'autres choses à faire dans un monastère.

Mais ce que nous pouvons faire, c'est de continuer à être des hommes de cette race, la race de ces cisterciens explorateurs du désert forestier. Et aussi de la race de notre patron Saint Hubert, qui a vécu ici, qui a trouvé la grâce dans la forêt. Et l'ayant trouvé, ayant été saisi par elle, il est parti dans une aventure dont il n'a pas vu la fin. Et il est entré dans la légende.

Nous ne savons pas vivre, nous, sans légende. Laissons-nous porter par elle. Devenons aussi des êtres de légende. Nous sommes - je reviens à ce que j'ai dit autrefois - nous sommes des rêves de Dieu. Dieu rêve de nous. Laissons-nous emporter par ce rêve en sachant que le lieu où nous découvrons la vie, c'est une forêt.

 

Ici aussi, mes frères, c'était une forêt. Il en reste encore des vestiges qui sont assez étendus et qui sont très beaux. Ici, c'est une clairière qui s'est élargie, qui est devenue ce qu'elle est. Mais alors, puisque c'est une clairière, regardons vers le haut, ne traînons pas sur le sol. Et nous rejoindrons là dans les hauteurs où ils nous attendent, nos Pères de Cîteaux qui certai­nement nous attendent et nous sont reconnaissant, en compagnie de notre grand Saint et Patron Hubert.

 

Chapitre : Les vœux.                               06.11.81

      6. Une alliance entre l’homme et Dieu.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que l'engagement pris par le moine vis-à-vis de son Dieu était un contrat. Il entrait dans un contrat, un contrat de travail : Dieu étant l'employeur, le moine étant l'ouvrier. Dieu conçoit son projet ; il en prévoit le développement ; il en surveille l'exécution et il fait appel à son collaborateur.

Ce collaborateur, le moine, entre dans le plan de Dieu. Il le fait sien avec intelligence. Il y met son coeur. Il l'épouse vraiment de façon à exécuter sa tâche à sa place le mieux possible. On comprend que son premier devoir est l'Opus Dei, cette Œuvre de Dieu, mais dans le sens large du terme.

Il va donc, le moine, marcher selon les idées de Dieu, sui­vant les consignes que Dieu son employeur lui transmet. Saint Benoît dira : ambulare alieno judicio et imperio, 5,24 ; l'alienus, l'autre étant l'employeur, Dieu. Ce contrat peut prendre un autre nom. Ce peut être en terme Biblique une berith, une alliance. Dieu aime conclure des allian­ces.

 

Et si nous voulons voir les choses dans leur profondeur, dans leur immutabilité, il n'y a jamais eu qu'une seule alliance, c'est le toute première, celle avec Adam lorsque Dieu a voulu que sa création devienne consciente d'elle-même. A ce moment, il noue avec elle un dialogue et il l'appelle à prendre en main son destin, toujours sous les impulsions, les conseils, les consignes, les ordres de Dieu. Voilà la première alliance !

Cette alliance se précise, mais c'est toujours la même. Vous avez Noé, Abraham, Jacob, Israël, tout un peuple, David, d'autres encore, je saute. Et on arrive à la dernière et nouvelle alliance qui est comme le couronnement de la première. Car le nouvel Adam, le nouvel homme, ici, est tellement uni à Dieu qu'il est la seconde Personne de la Trinité.

Là, ce sont des épousailles. Dieu épouse l'humanité. Il de­vient avec elle une seule personne. L'homme-Jésus est une Person­ne divine. Il n'est pas possible de conduire l'alliance plus loin. C'est toujours un contrat, mais on voit maintenant que le contrat qui au début était informe, était destiné à devenir un contrat de mariage. La Divinité épousant l'humanité dans la Per­sonne du Christ.

 

Maintenant, le moine, lui, qu'est-ce qu'il est ? Il est la réactivation de cette alliance. Cette alliance conclue entre Dieu et le moine n'est pas statique. Elle est dynamique. Elle change, elle évolue dans sa forme et son contenu tout en restant la même. Elle a aussi un début. Elle se développe. Elle arrive à un couronnement : le moine se lie un jour à son Dieu jusqu'à la mort.

Puis, dans ses rapports, dans cette relation avec Dieu, dans ce dialogue avec Dieu, dans ce travail réalisé en commun, le moi­ne change. Dieu prend possession de lui par son Esprit. Il fait du moine un instrument toujours plus docile, un instrument plus fin, plus délicat jusqu'à ce qu'il s'unisse à lui en lui dévoi­lant tout. Disons que il y a une période d'apprentissage. On est appren­ti. Et puis, Dieu s'ouvre à cet homme. Et lorsqu'il en est sûr, lorsque cet homme est, nous disons, bien dans la main de Dieu, alors la Trinité n'a plus aucun secret pour lui : elle se l'unit.

Elle se l'unit mystiquement dans un mariage aussi, un nou­veau type de mariage : cet homme devient sponsa Verbi. Et ceci, c'est le couronnement ! Et la collaboration qu'il offre à Dieu est à ce moment parfaite. Il est un ouvrier surqualifié. Mais pas spécialisé dans une toute petite branche ? Non, il est un surqualifié total. Disons qu'il est le savant, le savant idéal. Non pas le savant qui serait cantonné dans un petit secteur où il est devenu maître en sa branche ? Non, le moine devenu sponsa Verbi, lui, est un savant en tout.

Attention ! Je parle en tout dans les choses de Dieu, je ne parle pas dans les choses techniques, ni tout cela. Dieu n'a plus de secrets pour lui, il est introduit en tout. Voilà donc où est notre alliance. Mais avant d'en être ar­rivé là, nous comprenons que cette alliance entre un homme et Dieu est une réactivation de cette longue alliance conclue entre Dieu et l'humanité et passant par ces différents stades que nous pouvons suivre dans notre Lectio Divina.

 

Si nous pouvons prendre un peu de recul par rapport à notre propre histoire, nous verrons qu'elle peut être aussi une sorte de Lectio Divina lorsque nous voyons les étapes de notre existen­ce jusqu'aujourd'hui. Et nous pouvons alors, même, si nous avons un peu l'esprit prophétique, extrapoler ce qui va nous arriver demain. Mais di­sons que pour être là, il faut déjà connaître un peu mieux les secrets de l'Esprit Divin.

Nous avons donc, notre alliance est donc une semence, une semence qui est douée de potentialité fantastique, un peu comme le grain de moutarde. Un tout petit grain de moutarde qui est planté en terre, ce grain de moutarde devient un arbre, dit la Parabole Evangélique. Mais, comme un Père de l'Eglise le dit, ce grain de moutarde aussi lorsqu'on le place sur la langue, il brûle, tellement il a de l'énergie en lui.

C'est ça l'alliance entre Dieu et le moine : une énergie extraordinaire mais d'ordre surnaturel, qui va mobiliser tout le dynamisme d'un homme au plan naturel, au plan surnaturel, et le lancer dans une aventure dont Dieu seul connaît l'aboutisse­ment. C'est ça l'Opus Dei, mais ramener au niveau de la vie d'un homme !

 

Maintenant, je voudrais attirer votre attention sur un dé­tail de ces rapports entre Dieu et l'homme au sein de ce contrat­-alliance. Et je me référerais à un épisode Biblique qui est, à mon avis, comme le prototype de cette alliance dans ce qu'elle a d'humain et de divin à la fois, dans ce qu'elle a de mystérieux. C'est l'alliance avec Abraham !

Vous savez que Dieu lui demande de prendre une génisse, une chèvre, un bélier, des oiseaux aussi. Mais le bétail, il le coupe en deux. Il place les deux parties l'une en face de l'autre mais à une certaine distance. Vous voyez: deux, deux, deux. Puis voilà, nous sommes en Orient, il fait assez chaud. Aussitôt, voyez les oiseaux qui s'élancent pour se régaler de ces pièces qui sont là, viandeuses, grasses, tout ce qu'il faut pour faire un bon repas. Et Abraham, lui, chasse tous ces oiseaux. Les petits et les grands, il les chasse.

Puis le soir tombe et l'alliance va se conclure. L'alliance se conclut la nuit. Elle se conclut dans un cadre de cauchemar. Abraham est saisi d'une épouvante grande et sombre ; elle tombe sur lui et puis, il s'enfuit dans la torpeur. Il plonge dans la torpeur. Pourquoi dans la torpeur ? Mais pour échapper à cette épouvante. On pensera au moine qui pour échapper au poids trop lourd de l'angoisse qui pèse sur lui dans l'acédie, va s'enfuir dans le sommeil. Voilà donc Abraham dans cette torpeur! Mais c'est une tor­peur, une torpeur mystique, ici. La Bible emploie un terme spécial pour désigner ce type de torpeur : une torpeur divine. Elle tombe sur Abraham, il dort.

 

Et puis voilà que ses yeux, les yeux de son esprit s'ouvrent. Et il voit entre les pièces d'animaux passer une nuée, une nuée embrasée, un four comme on dit. Voyons un four ! On dirait au­jourd'hui un four à pain comme c'était autrefois, dans lequel on jetait des fagots et des fagots pour le faire tourner au rouge.      Et il s'en dégageait une vapeur, une fumée. Un four comme ça passe. Et en même temps des flammes de feu. cela passe. Et puis il entend une voix, c'est la voix de Dieu qui vient de passer entre ces pièces d'animaux et qui con­clut son alliance avec Abraham.

Et il ouvre à Abraham un avenir. Et c'est là un avenir de souffrances interminables et de bonheur illimité. Il lui dévoile tout ce qui va arriver à ce qu'il porte en lui, c'est à dire à sa descendance : ce ne sera que souffrance. Et puis, au terme de ces souffrances, ce sera un bonheur sans fin.

 

Nous voyons, mes frères, à ce moment-là, que Dieu - c'est une chose, ça, que nous devons bien croire et comprendre - que notre Dieu est un Dieu qui souffre. Vous savez, on nous a toujours dit beaucoup de choses sur Dieu. Non, notre Dieu est un Deus passibilis, c'est un Dieu qui souffre, qui souffre très fort. Et alors, par cette alliance qu'il conclut avec Abraham, il entraîne Abraham dans sa passion à lui. Et Abraham accepte. Voilà, l'alliance est conclue. Mais Abraham ?

Maintenant, on comprend mieux l'épouvante qui tombe sur Abraham, la torpeur paralysante qui le saisit, puis ce qu'il voit : quelque chose qui brûle. Pensons à ces enfants - naturellement après ça va revenir, mais maintenant nous le comprenons mieux - à ces enfants qui à Babylone, à ces trois jeunes gens qui sont jetés dans la four­naise tout vivant. C'est ça, c'est toujours. Naturellement on va dire : c'est du mythe ! C'est du symbole ! Peut-être bien, d'accord, mais ça nous révèle tout de même une réalité, une réalité qui est là : c'est que Dieu, lorsqu'on fait alliance avec lui, entraîne dans sa passion à lui. Abraham quelques années plus tard en fera l'expérience lorsque Dieu lui dira :

Maintenant ton fils, ton unique, celui que tu aimes, celui sur lequel repose toute la promesse, toute l’alliance, Isaac (comme si Dieu voulait torturer Abraham, il détaille tout) eh bien maintenant, tu vas l’égorger pour moi sur la montagne que je te montrerai. Je ne te dis pas encore où. Tu devras me suivre, et pendant des jours. Et trois jours après, je te dirai : c’est là !

 

Voyez, il entraîne Abraham dans cette passion qui est la passion de Dieu. Car Dieu va faire pour lui-même ce qu'il n'a pas voulu achever avec Abraham. Car son fils à lui Dieu, son fils à lui, il va le conduire sur une montagne. Et sur cette montagne là il va permettre qu'il soit mis à mort. C'est ça l'alliance entre Dieu et Abraham.

Maintenant, mes frères, il est temps d'aller à l'église. Je voulais de là faire une liaison avec nous maintenant. Mais si vous le permettez, ce sera pour une autre occasion.

 

 

 


Chapitre : Les vœux.                               10.11.81

      7. La souffrance de Dieu.

 

Mes frères,

 

L'oeuvre d'art pour laquelle Dieu attend notre collaboration est à la mesure de son être divin. Elle est immense, sans limites. Il nous est impossible de l'embrasser d'un seul regard. Il nous est seulement permis à nous, petites créatures li­mitées, de poser les yeux sur une plage à partir de la place qui est la nôtre. C'est ce que nous essayons de faire hier et aujourd'hui.

Nous avons vu que l'engagement que nous avons pris à l'en­droit de Dieu, ce contrat que nous avons signé avec lui notre employeur, prend aussi la forme d'une alliance. Cette alliance qui est la suite d'autres alliances que Dieu a contracté avec des hommes dont nous connaissons les noms, et qu'il a porté à son achèvement en épousant notre nature humaine dans le Christ.

Nous avons analysé brièvement le prototype, un des prototype de cette alliance qui est celle qu'il a conclue avec notre Père Abraham. A cette occasion je vous ai dit que notre Dieu était un Dieu passibilis, un Dieu qui portait en lui la souffrance, un Dieu qui souffre. Mais, en quoi peut bien consister cette souffrance de Dieu ? C'est presque contradictoire.

 

On nous présente toujours Dieu com­me l'être qui jouit du bonheur parfait et qui est au-dessus, ou en dehors plutôt, étranger à toute espèce de souffrance. Allons dire maintenant que Dieu dans son être divin, donc dans son être de Dieu, souffre mais aussi à la mesure de son être, donc d'une façon infinie. Qu'est-ce que ça peut bien représenter ?

C'est là, mes frères, un mystère qu'il nous est impossible d'imaginer, de concevoir. Pourtant il est là et nous devons oser en parler mais avec beaucoup de retenue, de respect. Car parler de la souffrance d'un autre est déjà très difficile ? Mais lorsqu'il s’agit de Dieu, il serait peut-être préférable de se taire ?

            Mais non ! Au point où nous en sommes arrivés, il est utile et nécessaire, me semble-t-il, d'en dire quelques mots. Cette souffrance de Dieu doit être provoquée par le rebondissement sur son être de ce que nous appelons le péché. Ce choc éveille en Dieu des vibrations. Elles ne sont pas superficielles. Elles le secouent, elles l'ébranlent jusqu'au coeur de ce qu'il est comme Dieu.

 

Lorsqu'il a décidé de se lancer dans ce chef-d'oeuvre qu'est la création, il a pris le risque que cette création, le jour où elle deviendrait consciente, où elle accéderait à l'intelligence, à la volonté, à la liberté, que cette création se dresse contre lui, Dieu, et qu'elle oppose le refus. Et c'est cela le péché !

Le péché est l'expérience que Dieu a fait en lui-même de ce qu'il n'est pas. Le péché est la négation même de Dieu. Or, ce péché est là et il réagit sur Dieu. Et Dieu le laisse réagir sur lui. Et il donne à Dieu de faire l'expérience de sa propre mort.

Voyez! Il s'introduit en Dieu la négation de ce qu'il est. C'est ça sa souffrance ! Naturellement, c'est difficile à com­prendre  Mais il nous en parle. Il nous en parle à sa façon qui nous est accessible à nous pour que malgré tout nous puissions sympathiser avec lui et par cette sympathie comprendre à notre manière, à notre niveau, jamais au sien. Il est devenu homme et il est une Personne Divine. Et cette Personne Divine, elle s'abandonne librement à ce péché. Elle est faite péché. Et voilà qu'il est entraîné dans le gouffre de la souffrance et de la mort, surtout en ces deux jours bien connus : le vendredi saint et le samedi saint.

 

Je vous ai déjà expliqué cela les années antérieures au cours de la Semaine Sainte. Je ne vais pas recommencer maintenant. Mais c'est cela, voyez-vous ! Dieu en mourant - parce que c'est Dieu qui meurt dans le Christ ; Christ est la Personne Divine - il entre d'une façon mystérieuse mais bien réelle dans ce qu'il n'est pas. C'est ça sa souffrance ! Nous ne pouvons pas du tout imaginer ce que c'est, mais ça doit être épouvantable.

Et il y a encore un autre langage, une autre Parole qu'il nous adresse ici tous les jours, tous les jours. Et cette Parole elle n'est pas comprise de la plupart des hommes. Mais nous devons, nous, y être attentifs. Et c'est la souffrance injuste, imméritée, absurde des innocents, surtout des enfants, des tous petits enfants qui ne savent même pas ce qu'est le mal. Et voilà qu'ils souffrent.

Vous savez que cette souffrance révolte les gens dans le monde. Ils disent : Mais si Dieu existait, il ne permettrait pas des choses pareilles, il ne permettrait pas que des choses pareil­les arrivent. Des grands philosophes aussi se sont révoltés de­vant des situations pareilles. Des gens qui réfléchissent y trou­vent une motivation, une excuse, une explication à leur incroyance, à leur athéisme à eux.

 

Or, il faut savoir que cette souffrance des innocents est le miroir qui nous permet d'approcher de façon un peu existen­tielle la souffrance personnelle de notre Dieu. C'est ainsi qu'il souffre en lui, lui qui est l'innocent par excellence, lui qui est l'amour, et qui est là, voilà, en face de ce péché qu'il laisse travailler sur lui. Plus un être est pur, plus il est innocent, plus il souffre ! Pensez à la Vierge Marie ! J'ai parlé de ça aussi dans le temps.

Eh bien, mes frères, le jour de notre baptême, nous sommes greffés sur la Personne du Christ. Et étant greffé sur sa person­ne nous sommes, nous le savons, plongés comme il est dit dans sa souffrance et dans sa mort. Nous voilà donc voués à la souffrance à sa suite. Je disais que notre Dieu en concluant son alliance avec Abraham l'entraînait à sa suite dans sa passion à lui. C'est ça le baptême ! Naturellement il y a après aussi la résurrection. Tout à fait d'accord ! C'est ça le terme final. Mais enfin, il y a avant cela le passage obligé et obscur de cette souffrance et de cette mort.

            Maintenant, notre profession monastique ? Notre profession monastique, elle agit à la façon d'un rappel.   Vous savez que lorsque vous avez été blessé dans un travail agricole, vous devez subir une piqûre antitétanique. Et l'année suivante, un an après, on vous fait ce qu'on appelle une injec­tion de rappel pour réactiver le vaccin.

 

C'est cela la profession monastique ! C'est comme une injec­tion qui réactive le fait primitif, premier, primordial de notre baptême. Mais c'est un acte qui est réfléchi, qui est volontaire, qui est libre. Et on comprend que Saint Benoît prenne ses précau­tions : pas tout de suite, dit-il, d'abord des preuves. Chez Saint Benoît, ça ne durait qu'un an. Maintenant on a encore élargi cette durée. On comprend pourquoi. Même si les hommes ne comprennent pas trop bien pourquoi, lorsqu'ils avancent des motifs qui sont différents, Dieu, lui, l'Esprit de Dieu sait très bien ce qu'il fait. Et derrière les prises de position des hommes il faut toujours voir la conduite que Dieu imprime aux événements. Voilà donc ce qui arrive !

Donc mes frères, on peut dire qu'avant tout, mais surtout à partir du moment où nous contrac­tons cette alliance avec Dieu, nous sommes traumatisés dans nos gènes spirituels et charnels. Nous verrons demain et après, enfin un de ces jours suivants je ne sais quand, je verrai un peu avec vous quelles sont les réactions alors du moine devant cette situation. Et vous verrez bien qu'il y a là un traumatisme en analysant les réactions ins­tinctives en nous. Elles sont comme ça pour chacun d'entre nous.

Et ce Dieu est à nous, devant nous, tel qu'il est. Et pour nous dans notre instinct, il est tout à la fois et fascinant et inquiétant. Pourquoi ? Fascinant, nous le comprenons. Nous n'en avons jamais fini d'admirer sa beauté. Mais il est inquiétant parce que il va nous entraîner dans sa souffrance. Je n'exagère pas. Dieu cherche un ouvrier. Saint Benoît nous le dit : dans la foule. un ouvrier. Pr, 34.

 

Mais cet ouvrier, ce n'est pas n'importe qui, c'est un homme qui sait souffrir. Et vous allez voir, le Christ le dit : Celui qui veut venir derrière moi, celui qui veut devenir mon disciple, qui veut se lier par contrat avec moi, celui qui veut entrer dans mon alliance, qui veut être mon homme, qui veut faire UN avec moi, et bien celui-là, qu'il se nie lui-même.

SE NIER : cela veut dire aller contre tout ce que le naturel présenterait comme épanouissement humain. Il faut se nier façon dont Dieu se renie. Il faut dire NON à soi-même.

Et puis alors, il faut prendre sa croix. Il faut la prendre et la porter. Ce n'est pas un geste symbolique. Et il le dit même : tous les jours, quotidie, il faut recommencer tous les jours. Et puis alors qu'il me suive ! Qu'il me suive où ? Mais voilà, qu'il me suive là où je vais sur cette route de la souffrance, et puis ce sera la mort. Naturellement il y aura la résurrection après. Mais il y aura d'abord tout ce qui est auparavant. Voilà, mes frères, c'est à cela que nous sommes invités !

Et nous ne devons pas en faire de la morbidité, créer dans un monastère une atmosphère lourde et pesante. Le monastère n'est pas un champ clos pour des luttes fratricides où on s'entre-déchi­re, où on se dévore les uns les autres ? Non, ce n'est pas ça ! Le monastère est le lieu de la vérité et de l'amour, et de la beauté, et de la paix. Mais chacun d'entre nous est un être égoïste qui ne pense qu'à soi. Il faut donc que cette sanie sorte. Et elle ne peut sortir que par la souffrance et par une mort mystique.

 

La souffrance peut prendre une forme, n'importe laquelle. Elle peut être physique, elle peut être morale, elle peut être spirituelle. Mais nous ne pouvons pas y échapper. Et voilà ce que le Christ nous propose lorsqu'il dit aussi : Ne pensez pas que je suis venu apporter la paix sur la terre, mais le glaive et la guerre. Oui, mais c'est le glaive et la guerre contre ces puissances sataniques qui nous habitent et qui font souffrir Dieu.

Eh bien mes frères, il y en a un dans le monastère qui doit être prêt à assumer tout cela, et c'est l'Abbé. L'Abbé, il est dans le monastère l'homme qui a la vocation de souffrir. Et ça, il doit le savoir. Naturellement, lorsqu'on lui demande le jour de son élection : Voilà, c’est vous ! Est-ce que vous acceptez ou non ? Il n'a pas le temps de réfléchir à tout cela.

Mais je pense bien qu'à ce moment-là, il y a quelque chose qui doit lui dire en lui que voilà, s'il accepte, il se jette dans une mer, des vagues, une eau qui s'appelle : la souffrance. Son instinct le lui dit. En tout cas, telle a été la situation pour moi. Et je suis sûr que c'est ainsi pour les autres aussi lorsqu'ils sont un peu éveillés.             Or, c'est une souffrance qui doit être semblable à celle de Dieu, c'est à dire la souffrance d'un innocent.

 

Cela veut dire qu'il doit non seulement porter sa souffrance à lui. Parce qu'il est aussi un égoïste, il doit non seulement se purifier, se vider de lui-même pour que ce ne soit plus lui qui vive, mais que ce soit Dieu qui vive en lui, qui rayonne de lui. Mais aussi, il doit assumer la souffrance des 30, 40, des 50 hom­mes avec lesquels il vit.

Donc la souffrance d'hommes coupables - parce que nous som­mes tous coupables - mais aussi d'hommes innocents. Car ce sont des hommes qui sont appelés et dans lesquels l'Esprit travaille, l'Esprit prend de plus en plus de place. La souffrance de l'innocent et la souffrance du coupable ? C'est cela la souffrance de Dieu, de ce Christ qui a été fait péché, mais qui a pris aussi en lui, qui portait en lui dans sa Personne Divine, qui portait sa souffrance de Dieu en plus de souffrance d'homme.

 

Voilà, mes frères, pour ce soir ! Nous vivons ici ensemble en communauté. Disons-nous que notre vocation à chacun est cela aussi : c'est de porter la souffrance, de participer mystiquement à cette souffrance de Dieu.

Pour avoir plus facile, voyons le Christ qui a voulu être comme nous, qui a voulu corporellement - ici non seulement divi­nement mais corporellement - assumer cette souffrance pour alléger la nôtre. Mais aussi pour la féconder, la diviniser pour qu'elle devienne en nous une semence qui nous permette de nous transfor­mer. 

Si le grain ne meurt pas après avoir beaucoup souffert, lui aussi en terre, s'il ne meurt pas, alors il reste seul. Mais s'il meurt, il commence à porter beaucoup de fruits. Voilà mes frères, ce que je voulais vous dire ce soir. Nous allons maintenant nous rendre à l'église en portant en nous ces pensées et en demandant à Dieu de les faire fructifier en plénitude.

 

Chapitre : La Toussaint de l’Ordre.              13.11.81

      La mesure d’aimer Dieu, c’est de l’aimer sans mesure.[15]

 

Mes frères,

 

Aujourd'hui nous avons célébré la fête des Saints qui ont milité sous la Règle de Saint Benoît. Et nous avons eu sous les yeux les grandes figures de l'Ordre monastique, mais aussi tous ces anonymes qui ont brillé comme des soleils pour Dieu seul dans l'invisible de son regard. Toute cette multitude de moines et moniales, nous les hono­rons, nous implorons leur secours et, oserais-je dire, nous désirons les imiter.   ­

Ce désir sera réalisé - il est réalisable d'ailleurs, et il sera actualisé - si nous prenons au sérieux l'engagement qui nous lie à notre Dieu ; si nous sommes des collaborateurs zélés, intel­ligents, généreux ; si nous répondons sans réticences à ce qu'il nous demande. Et il va nous demander, entre autre, d'entrer avec lui dans la souffrance qu'il a connue : cette souffrance de Dieu dont j'ai parlé dernièrement, qui est tellement mystérieuse, mais que nous pouvons, que nous devons connaître si nous désirons entrer nous aussi dans le domaine de la sainteté.

Nous devons, mes frères, également ne pas craindre de faire nôtre la consigne que Saint Bernard adressait à ses frères : La mesure d’aimer Dieu, c’est de l’aimer sans mesure. C'est le modus amandi. Le modus, c'est la Règle, c'est la quantité, c'est la mesure naturellement c'est la proportion. Mais pour Dieu, lorsqu'on entre chez lui, tout cela éclate. Nous devons bien nous dire que nos règles, que les normes de notre pensée et de notre action ne peuvent plus être au gabarit étriqué de l'homme.

Je me demande si vous comprenez bien ce que je veux dire ? Il faut, si nous désirons répondre à l'espoir que Dieu place en nous, se laisser dilater notre être aux mesures de Dieu, embras­ser tous les espaces et tous les temps et acquérir une capacité divine par une participation à sa nature à lui. Voilà la sainteté que Dieu désire pour nous ! Et cette sain­teté, c'est un cadeau gratuit. Il suffit d'ouvrir nos mains pour qu'il puisse déposer ce cadeau qu'il a préparé à notre intention.

 

Ouvrir nos mains ? C'est accepter Dieu, c'est accepter sa démesure, c'est lui faire confiance, c'est lui ouvrir notre coeur et c'est le suivre partout où il veut nous conduire même, je le répète, lorsqu'il nous introduit dans le coeur de sa passion à lui. Sa passion ? Ce n'est qu'une passion amoureuse. C'est la plus douloureuse et la plus pénible de toutes. Elle nous atteint dans la partie de notre être qui est participation à l'être de Dieu. C'est au point exact où nous sommes divinisés que cette souffran­ce nous touche.

Elle est souffrance reçue, elle est souffrance qui est compassion comme si Dieu ne pouvait pas contenir toute la souffrance qui est en lui et qu'il devait la déverser dans des vases qui consentent à l'accueillir. Mais cette souffrance, elle fait se dilater notre capacité d'amour au-delà des dimensions du cosmos et au-delà des dimen­sions du temps.

Mes frères, est-ce que nous oserions se lever en notre coeur une espérance ? Pourquoi, pourquoi ne pourrions nous pas être de suite, de suite avec ces saints et ces saintes ? Pour­quoi ne pas essayer dès maintenant ce sans mesure dont parle Saint Bernard ? C'est une question que je vous pose. On pourrait faire une enquête à ce sujet là ; faire circuler un questionnaire. Si nous étions aux Etats-Unis, on commencerait un dialogue. Et puis il y aurait des % pour et des % contre. Enfin, il y aurait un grand remue-ménage d'idées. Peut-être en sortirait-il beaucoup de bien ? Peut-être serait-ce simplement beaucoup de bruit, beau­coup de vent ?

 

Permettez-moi donc de vous donner mon idée à ce sujet. Il est possible de rejoindre nos saints dès maintenant. Mais pour ­cela, il faudrait faire quelques choix. Je vais en citer trois. Il y en a d'autres encore ? Mais enfin, les trois principaux :

D'abord, d'abord rejeter les demis mesures, les calculs, les accommodements, les aménagements. Et puis, renoncer à tenter l'impossible synthèse entre Dieu et le monde, entre le Christ et l'argent, entre l'Esprit et la chair.

Et enfin, entrer dans la dure, dans l'intraitable, dans l'inflexible logique de l'Evan­gile : tout quitter sans regarder en arrière et sans poser de conditions. Mais quand on dit tout quitter, c'est TOUT.        Et ensuite, après avoir tout quitté, prendre sur soi la croix. C'est à dire accorder à la volonté de Dieu une priorité absolue sur nos projets, sur nos préférences, sur nos attache­ments propres.

 

N'allons pas maintenant penser ou dire que tout cela est exagéré, que c'est excessif, que c'est sans nuances, que je tire ça de mon cerveau. Je suis peut-être un peu excessif, du moins pour moi ? Pour les autres, ça c'est une autre affaire. On doit toujours l'être pour soi. Non, je ne tire pas ceci de moi, ça vient d'ailleurs. C'est la Parole de l'Evangile qui départage les hommes et qui entre comme une lame acérée dans la jointure de la moelle et de l'os, et qui dissèque.

            Mes frères, en clinique, on opère aujourd'hui - enfin dans certaines techniques, lorsqu'il s’agit des yeux par exemple - non plus avec des couteaux, des scalpels, mais avec un rayon de lu­mière, ce rayon laser qui est plus tranchant que tout. Eh bien, la Parole de l'Evangile, elle est encore plus péné­trante et plus, disons, je dirais presque cruelle parce qu'on ne sait pas y échapper. Elle met à jour ce que nous sommes. Nous ne savons rien lui cacher, ni à elle, ni aux autres hommes.

Eh bien, cette Parole du Christ, elle n'est jamais exagérée. Elle est la vérité. Mais ce qu'on peut dire d'elle, c'est qu'elle est le fait du petit nombre. C'est à dire que ceux qui reconnais­sent la vérité de son radicalisme, qui l'assument cette vérité et qui la vivent, sont toujours peu nombreux. Saint Benoît disait déjà : paucorum est ista virtus, 49,4. Cette force est le fait d'un petit nombre. Et ce petit troupeau, mes frères, est-ce que, je vous le propose, ça ne pourrait pas être notre petite communauté ?

 

Imaginez un peu cela ! Une petite communauté - elle ne doit pas être nombreuse - quelques dizaines d'hommes, une trentaine d'hommes qui seraient possédés par ce radicalisme Evangélique ; qui mettraient le prix ; qui ne poseraient pas de conditions ; qui ne regarderaient jamais en arrière ; qui n'auraient pas, qui ne chercheraient pas ces accommodements avec le monde, ni avec la chair, ni avec le proprium. Qu'est-ce que cela ne représenterait pas dans le Royaume de Dieu ?

Ce serait là une constellation de ces soleils anonymes qui éclaireraient le Royaume et en baliseraient la route pour l'humanité. Il ne serait pas nécessaire de le crier, ou de le chanter, ou de le proclamer, ce serait. Et c'est ça l'essentiel c'est d'être. Ce n'est pas de dire mais d'être.

Saint Benoît nous dit ceci :

J'ai l'intention de fonder une école où l'on serve le Seigneur. Et dans cette école, dans cette institution j'espère ne rien avoir établi qui soit dur, ni qui­ soit pesant. Mais s'il s'y rencontrait quelque chose d'un peu rigoureux, il faut savoir que ce serait pour corriger nos vices et sauvegarder la charité. Pr.106. Et si te trouvant devant cette difficulté, tu hésitais, alors instantissima oratione, par une prière très pressante implore celui qui t'a appelé et il te donnera tout ce qui te semble faire défaut, Pr.12.

 

En fait, mes frères, nous sommes tous des malades. Nous som­mes tordus sur nous-mêmes. Et dans cette école instituée par Saint Benoît - école que nos Pères ont appelés scola caritatis, une école où on apprend l'art sublime de l'amour - dans cette école, nous possédons un remède de décrispation et d'oblation, et c'est l'obéissance. Il n'yen a pas d'autres.

L'obéissance ? Une obéissance dans laquelle on croît, on grandit. Une obéissance qui est à degrés, des degrés qui nous font descendre dans la conscience de notre insignifiance, mais qui nous font monter dans la conscience que nous prenons d'être des fils de Dieu et de participer à sa vie.

Et cette obéissance, elle doit se développer, elle doit s’épanouir jusqu'à ce que notre oui coïncide avec notre existence, que notre nom puisse être l'écho fidèle du nom qui est donné au Christ glorifié. Il s'appelle l'Amen, celui qui dit Oui.

 

Voilà, mes frères, l'enseignement que nous délivrent aujourd'hui ceux qui nous précèdent sur la route tracée devant nous par le Christ, par Saint Benoît, par nos Pères de Cîteaux. Nous savons qu'il y a une multitude d'amis et d'amies qui sont disposés à nous aider. Il nous suffit de nous tourner vers eux avec confiance. Que va-t-il se passer alors ?

Ils vont nous donner leur propre vie, une sorte de transfu­sion de vie ; ça existe déjà dans les relations ici sur notre terre. Lorsque des êtres s'aiment, il y a une transfusion de vie de l'un à l'autre, de vie spirituelle et même de vie psycholo­gique. A bien plus forte raison pour ces amis et ces amies que nous avons, qui ne sont pas loin de nous.

Le monde de Dieu n'est pas séparé de nous par une muraille ? Non, c'est simplement le voile de nos péchés qui nous le dissi­mule. Lorsque notre coeur devient pur, nos yeux s'ouvrent et, cette lumière du Royaume, nous la voyons. Et dans cette lumière nous voyons se mouvoir ces saints et ces saintes. Nous les voyons agir. Et à ce moment-là, il n'y a plus pour nous aucune hésitation, nous savons qu'ils sont avec nous et que c'est eux qui nous portent.

 

Mes frères, nous pouvons alors laisser agir en nous, laisser agir leur amour et laisser fleurir ce petit mot admirable que j'aime tellement dans la Règle de Saint Benoît, je vous l'ai déjà dit si souvent : mox, bientôt, bientôt. Ce bientôt où, enfin libéré de notre moi, nous laisserons exploser en nous les forces invincibles de l'amour.

 

Chapitre : Les vœux.                               14.11.81

      8. L’idole sécurisante.

 

Mes frères,

 

Pour raccrocher avec ce que je vous ai dit hier à l'occa­sion de la Toussaint de l'Ordre, je précise qu'une seule ambi­tion légitime peut habiter le coeur du moine : celle de la sainteté ; c'est à dire devenir avec le Christ un seul Esprit. Dieu est un être d'une beauté fascinante. C'est la séduc­tion exercée par cette beauté qui donne au moine la force de sauter dans le rien du vouloir et du décidé, d'ambulare alieno judicio et imperio, 5,24, de marcher à la décision et au commandement d'un autre.

Mais tout au fond de nous il y a un malaise. Car Dieu est instinctivement perçu également comme un être inquiétant. Nous sentons ou nous pressentons qu'avec Lui ce n'en sera jamais fini. Nous appréhendons qu'il nous entraîne avec Lui jusqu'à l'inté­rieur de sa passion. Et nous répugnons - cela va de soi - à cette mort mystique.

Nous allons donc essayer d'esquiver ce péril. Nous savons très bien que nous sommes entrés dans un contrat d'alliance avec lui. Mais nous allons interposer entre lui et nous un voile. Et sur ce voile nous allons dessiner une image, une idole. Une idole qui sera rassurante, sécurisante, qui sera même aimable.

 

Cette idole, elle est vue et elle est connue. Le terme idole dérive d'une racine qui signifie voir, regarder, admirer. Puis un sens dérivé : savoir et connaître. De cette idole, je fais le tour. Elle est mienne, je la maîtrise. Je suis bien avec elle, elle est bien avec moi. Je lui rend un culte et elle me comble. Cette idole, je la fabrique moi-même et j'utilise des ma­tériaux qui sont tout ce qui me manque. C'est à dire mes frus­trations, mes besoins, mes désirs, mes complexes. Tout ce qui est hors de ma portée.

            Cette idole sera donc la projection idéalisée de mon moi, de mon égaux. Et cette image de moi, je l'orne, je la dote de pouvoirs fabuleux, divins. Je suis invulnérable, je suis tout puissant. Notez que c'est là un phénomène que l'on rencontre ailleurs que dans les monastères et bien dans un domaine différent de la recherche de Dieu, ou de ce contrat de travail avec notre em­ployeur Dieu.

La plupart des hommes, des jeunes et des moins jeunes, s'identifient à un héros : le héros de leur livre préféré, de leur roman préféré ; ou bien un homme politique quelconque ; ou bien une vedette, une étoile de cinéma, du théâtre, de la chanson. Mais quel sentiment se passe dans l'homme, alors ? N'oubli­ons pas, mes frères, que ce sentiment d'auto exaltation par trans­fert est habilement exploité, savamment exploité à des fins publicitaires, commerciales et même politiques.

 

Nous sortons des élections et nous savons très bien comment ces hommes politiques savent soigner leur personnage et faire que nous nous trouvions bien dans leur peau à eux. Nous réussis­sons par eux ce que livrés à nous-mêmes nous ne parviendrions même pas à espérer. Ils sont nos représentants. Et pour certains, c'est très sérieux, c'est quasi physique.

Eh bien, mes frères, voilà dans la vie monastique un des périls le plus grave qui soit. N'allez pas penser que ce soit quelque chose de romancé ? Non, cette illusion est bien réelle. On peut même dire que lorsqu'un moine ne progresse plus ­il se produit chez lui des blocages, un arrêt, une régression même - on peut dire que la plupart du temps il est au service d'une idole. Et cette idole a été très gentille, mais elle a fini par dévorer son fidèle.

Car, en réalité, je suis enfermé dans la cage de mon égo­tisme et un égotisme asphyxiant, destructeur et mortel. Et je ne suis qu'un esclave, un esclave aveugle, sourd et à demi mort.

 

Aveugle, mais ayant le regard ébloui par le scintillement des paillettes dont j'ai embelli mon idole. Mais je ne vois plus, je ne regarde plus, je ne remarque plus la lumière incréée, divinisante dans laquelle je baigne.

Je suis un esclave sourd, car dans le tumulte des pensées qui m'assaillent, la VOIX, la VOX DIVINA, la voix divine est inaudible.

Je suis aussi à demi mort car me nourrissant, me gavant d'illusions, la vie éternelle est hors de ma portée. Et notez que cette idole, cette idole, je lui donne les meilleurs noms. Je l'appelle Dieu, je l'appelle Jésus-Christ, je l'appelle le Seigneur. Mais ATTENTION ! Je le redis, c'est un voile que j'ai ha­bilement tendu entre Jésus Christ et moi. Et sur ce voile j'ai dessiné, j'ai projeté mon image comme sur une toile de cinéma.

 

Mes frères, voilà une idole assez grossière. Naturellement il y a des moyens de briser cette idole. J'en parlerai une autre fois. Mais je voudrais encore lundi sans doute vous pré­senter une autre idole, bien plus sophistiquée, encore bien plus dangereuse. Il y en aura encore d'autres, mais il faut bien m'arrêter.

Et ce que je veux, ce que je désire, c'est que nous pre­nions bien conscience que dans notre contrat qui nous lie à Dieu par l'émission de nos voeux monastiques, c'est bien à Dieu que nous devons avoir à faire et pas à quelqu'un d'autre.

Et il est utile avant d'aller plus loin de présenter ces fausses images de Dieu, ces idoles qui nous fourvoient et qui peuvent nous endormir à longueur de vie. Et nous arriverions au terme sans encore avoir cherché Dieu vraiment comme Saint Benoît nous le demande.

 

Chapitre : Naître d’en haut !                      15.11.81

 

Mes frères,

 

L'année liturgique se hâte vers son terme. Et l'année civile, jour après jour, semaine après semaines s'approche de sa fin. Nous avions décidé, vous vous en souvenez, que 1981 serait con­sacré à l'Esprit Saint en souvenir du 16° Centenaire du Concile de Constantinople qui avait reconnu, proclamé la divinité de l'Esprit.

Nous avons été fidèles à notre propos. Chaque fois que nous avons parlé de la vérité, de la beauté, de l'amour, de la paix, n'avons-nous pas chanté une hymne en l'honneur de l'Esprit ? Et lorsque nous avons fait passer ces réalités divines dans notre vie personnelle et communautaire, n'avons-nous pas élevé un temple à sa gloire ?

Aujourd'hui, je voudrais quelques instants m'arrêter sur une parole énigmatique de notre Sauveur. Elle est tombée de ses lèvres comme ça tout simplement au cours d'un entretien nocturne avec le Pharisien Nicodème. Voici ce qu'il a dit. Ces paroles ont été consignées à notre intention :

 

            Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est Esprit. Ne t’étonne pas si je te dis « Il faut que vous naissiez d’en haut ». L’Esprit souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de tout ce qui est né de l’Esprit.

 

Nous avons là, mes frères, une approche véritablement auto­risée et authentique de l'homme spirituel. C'est un homme, on ne sait pas d'où il vient, on ne sait pas où il va, mais on entend sa voix. On ne sait pas d'où il vient : il est né de l'Esprit. On ne sait pas où il va : il retourne à Dieu. Et sa voix, sa voix si­lencieuse, la voix silencieuse de sa présence est perceptible à tout qui a des oreilles pour entendre.

Cet homme est né d'en haut ! Il n'est pas né du sang. Il n'est pas né d'un vouloir charnel. Il est né de Dieu. Il est né de l'Esprit. Il vient des profondeurs de l'infini, de l'éternité, de l'amour. Il était aimé et voulu par Dieu dès avant la créa­tion du monde. Pour cet homme, le temps est effacé. Venu de l'éternité, il possède l'éternité. Elle est son bien propre, comme elle est le bien de Dieu, le Dieu dont il est sorti. L'Esprit n'est-il pas le créateur de l'éternité ?

Et cet homme, il est étrange. Il passe pour inconnu quoique très connu. Il est en possession d'une carte d'identité délivrée par son Administration Communale. Mais au fond de lui il est mar­qué d'un sceau, du sceau de l'Esprit. Et il porte un nom que per­sonne ne connaît sauf lui.

 

L'homme charnel est étonné. Il est attiré, ou bien il est dégoûté ? Il éprouve de l'estime ou de l'aversion ? Ce sont les réactions de l'homme charnel. L'univers de Dieu est pour lui inconnu. Cet univers l'effraye ou cet univers le séduit ? On ne sait pas ? On ne peut jamais prévoir  les réactions de l'homme charnel en face de l'homme spirituel ?

Cet homme n'est pas du monde. S'il était du monde, le monde l'aimerait car le monde se reconnaîtrait en lui. Mais il est différent du monde et son sort n'est pas des plus agréable car il doit vivre dans le monde comme n'étant pas du monde. Il est donc venu d'en haut. Il est né de Dieu. Et on ne sait pas où il va car il retourne à Dieu comme le Christ dont il est un des membres. Il retourne à Dieu d'où il est venu.

Il retourne au-delà de lui-même car il a été aimé avant que le monde fut. Et il retourne au-delà du monde. Il ne méprise pas le monde. Il est dans le mon­de pour que le monde vive, pour que le monde reçoive la vie, pour que le monde trouve la direction de sa route. Il retourne à Dieu. Il entre chez lui. Il possède une citoyenneté nouvelle. Il entre dans le Royaume qui a été préparé pour lui dès avant la création du monde. Il devient civis sanctorum

et domesticum Dei, il devient familier de Dieu, de la maison de Dieu et le concitoyen de tous les saints qui l'ont précédé.

Les choses saintes et les hommes saints sont pour lui ; là, il est chez lui. Il entre dans le Royaume parce que l'Esprit a fait de lui un nouvel enfant. Dans son coeur, il n'y a plus aucune trace de malice. Son coeur est pur. Ses yeux sont clairs. Son être est lumineux, transparent. On ne sait pas d'où il vient, ni où il va.

 

La chair, pour lui ? Oui, il y a toujours cet antagonisme. La dialectique Paulinienne nous a tellement bien décrit la chair qui lutte contre l'Esprit et l'Esprit qui fait la guerre à la chair à l'intérieur de cet homme et aussi à l'extérieur de lui. Car les hommes charnels ne le comprennent pas. Mais ce conflit, cet antagonisme ne doit pas toujours durer. Car l'Esprit qui porte cet homme pénètre la chair. Il ne la vio­lente pas, mais il l'apprivoise. A l'intérieur de cet homme naît un corps nouveau, un corps spirituel.

Et cette chair, elle est destinée à être purifiée, à être transfigurée, à être ressuscitée pour que il y ait un homme nou­veau ; un homme qu'on ne sait pas d'où il est venu, mais il est là ; un homme qu'on aperçoit et qui part on ne sait où. Voilà donc quelqu'un, un homme spirituel qui fait, avant de passer par la mort physique, l'expérience de la résurrection d'entre les morts. Il sait qu'il a un corps spirituel. Il le sent. Il vit dans ce corps spirituel mieux que dans son corps charnel. Et on entend sa voix !

Cela ne veut pas dire qu'il clame sur les rues ? Non, on perçoit sa présence. On la perçoit : présence étonnante, décon­certante, provocante même, mystérieuse. Et cet homme, moins il se fait remarquer, plus sa présence s'impose. Il est humble. Il sait très bien d'où il est sorti. Il est sorti de l'Esprit, mais pourtant il expérimente qu'il est aussi un Adam, un fils de la terre. Et il le sait. Et ce qui est étonnant, plus il l'expéri­mente et plus il le sait, plus il remarque qu'il vient d'ailleurs, qu'il vient d'en haut.

 

Voyez ce paradoxe de la descente dans la terre, qui fait monter l'homme dans les hauteurs des cieux ! Cette échelle mys­térieuse que Jacob avait vu en songe et que notre Père Saint Benoît a gravi le premier. Mes frères, il ne peut rester inaperçu car il est comme une ville située sur une montagne. C'est cela sa voix ! Sa voix, c'est d'être, c'est d'exister et c'est d'être là pour tous.

Mes frères, voilà bien, me semble-t-il, le portrait parfait d'un homme spirituel, d'un pneumatophore. On ne sait d'où il vient. On ne sait où il va. Mais on entend sa voix. Il est né d'en haut. Il retourne à Dieu et il est là. C'est le mystère de la vie divine dans un homme. C'est le mystère de la vie monastique contemplative. C'est le mystère que nous sommes appelés à vivre dès que Dieu nous appelle.

Et ce mystère a été admirablement chanté dès les origines du monachisme. La génération, la toute première l'a d'abord vécu. La seconde génération l'a vécu également. Et puis Dieu a permis que de la bouche de ces hommes, ou de leurs doigts lorsqu'ils l'ont écrit, sorte un chant qui soit pour nous, un chant qui nous séduise. ­

Vous connaissez quelques noms, je ne peux pas les rappeler tous. Ils ont chanté naturellement sur les modes de leur temps. Ils étaient plus platoniciens ou ils étaient plus sémites, pas tellement d'importance ! Aujourd'hui encore si nous sommes accor­dés à ce chant, nous le comprenons.

Il y a eu Evagre, il y a eu Cassien, il y a eu Macaire. Il y a eu plus près de nous Saint Bernard et ses amis et disciples. Plus près encore, il y a eu celle dont nous allons fêter le 4° Centenaire de la mort : Thérèse d'Avila et son disciple Jean de la Croix. Et tout près, tout près, Sainte Thérèse de Lisieux. Il y en a d'autres encore, c'est certain !

 

Il en existe encore aujourd'hui, mes frères, car sans ces hommes spirituels le monde ne pourrait évoluer vers son destin. Il ne pourrait même pas subsister. Car le monde a été créé pour son Créateur, il a été créé pour la gloire de Dieu. Et le monde, si nous voulons bien regarder, on ne sait pas non plus d'où il vient et où il va.

L'essentiel, vous voyez, dans notre vie, c'est de nous lais­ser emporter par l'Esprit, l'Esprit qui est en nous divinisation et fécondation. Et l'homme qui est ainsi soulevé sur les ailes de l'Esprit, il devient spontanéité pure, car son être coïncide avec l'amour. Et tout lui appartient, tout est pour lui.

Mes frères, je souhaite que la joie de l'Esprit habite vos coeurs jusqu'au soir de ce jour, et aussi jusqu'au soir de votre vie.

 

Homélie : 33° Dimanche ordinaire * année A   15.11.81*

La fidélité (parabole des talents)

      Mt 25, 14-30

 

Mes frères,

 

De l'enseignement qui vient de nous être dispensé par l'Esprit Saint, nous recueillons un encouragement précieux pour notre labeur ascétique, apparemment interminable, toujours monotone. Entre nos mains est déposé l'antidote de l'acédie, cette maladie qui, si elle n'est pas jugulée conduit jusqu'au seuil du délabrement spirituel et physique.

Et ce remède, c'est la fidélité : une fidélité confiante, ouverte, inépuisablement créatrice dans l'instant et tout au long de la durée. Nous ne pouvons pas comme nos frères du monde espérer le havre reposant d'une retraite bien méritée. Le moine demeure operarius et servus, ouvrier et serviteur jusqu'à son dernier soupir.

Aussi, n'y a-t-il rien d'étonnant, rien de scandaleux si une fois ou l'autre sa pensée est mordue par le serpent de l' acédie : Dieu n'est-il pas trop dur, trop exigeant ? Il mois­sonne où il ne sème pas. Il ramasse le grain là où il ne l'a pas répandu. Le plus simple n'est-il pas de tout enterrer, de croiser les bras et de dormir pour oublier ?

Ce n'est que tentation, certes ! Sans doute, avons-nous été trop sûr de nous-mêmes ? Et Dieu qui est notre Père, Dieu qui est amour, nous rappelle à notre vérité afin que nous ne puisions pas notre force en nous-mêmes, mais que nous la fas­sions reposer uniquement sur lui. Et puis, cette durée qui nous semble interminable, ne peut-elle brusquement prendre fin ? Et cette fin, cette fin ne peut-elle pas s'abattre sur nous à l'improviste comme un voleur en pleine nuit ?

Saint Benoît ne nous conseille-t-il pas d'avoir la mort suspendue sous nos yeux, quotidie, chaque jour ? Et n'est-il pas salutaire de vivre constamment la présence de cette fin ?

Non pas par un effort d'imagination, mais dans le regard éveil­lé d'une fois attentive. Alors mes frères, s'il en est ainsi, nous serons vraiment des moines, c'est à dire des veilleurs et des travailleurs fi­dèles que rien ne perturbent.

 

L'Ecriture nous donne en exemple une femme, une maîtresse de maison peut-être, parce que la fidélité est enracinée dans la partie féminine de notre être, dans notre coeur et dans nos entrailles. Peut-être aussi parce que la fidélité est dé­licatesse, beauté, courage, endurance, toutes qualités que nous admirons chez la femme ?

La fidélité est réalisme et vérité. Dans son âpreté même nous goûtons déjà la douceur du salaire promis au bon serviteur. Ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, tout ce que Dieu prépare pour ceux qu’il aime.

Mes frères, la fidélité, nous l'avons demandée dans l'orai­son de ce jour. La fidélité, elle est un portail de lumière ou­vrant sur la Parole ultime, décisive : Entre pour jamais dans la joie de ton Seigneur.

 

                                                                                                      Amen.

 

Homélie : Fête de la communauté.                20.11.81

      La Loi du Christ.

 

Mes frères,

 

Lorsque nous jetons un regard sur les deux mois écoulés et que nous contemplons le présent, nous sentons monter en nous un sentiment de tristesse tant nous remarquons d'épreuves pénibles. Je vais en rappeler quelques unes sans souci de chronolo­gie. Il y a eu d'abord le décès inopiné de notre frère Bernar­din en l'absence de son dévoué infirmier le frère Martin qui, lui, la semaine prochaine devra à son tour être hospitalisé.

Puis ce fut la lourde et grave opération du frère André. Et vous savez qu'il vient 'd'être reconduit d'urgence en clini­que. Nous avons eu aussi le frère Paul qui est heureusement rentré parmi nous après avoir recouvré sa vitalité et ses dents. Je rappelle aussi l'accident dont a été victime notre ami­ Léon Jacqmin, accident aux conséquences, aux suites, aux séquel­les irréversibles. Et ce fut la mort de Léon Petit au terme d'un dur calvaire.

Père Ambroise est tenu loin de nous pour une durée indéter­minée et le brave Victor est là-bas au loin depuis 15 jours dans des souffrances physiques et morales très grandes. Et pour mémoire, des choses plus bénignes, le frère Bonaventure et Dom Félicien.

 

Mes frères, en présence de cette accumulation soudaine de souffrances, de questions, de problèmes, le grand corps que nous formons ensemble a eu des réactions, des réflexes qui té­moignent d'une santé morale et spirituelle pour laquelle nous devons rendre grâce à Dieu. Nous avons senti et nous sentons encore passer et repasser sur nous et entre nous une vague solide, puissante de communion. Nous vivons et nous comprenons la parole de l'Apôtre Paul : Portez les fardeaux les uns des autres et ainsi vous accomplirez la Loi du Christ !

Et cette loi du Christ, elle est unique, elle est simple, elle est belle. Il vient de nous la rappeler voici une minute. Mon commandement, a-t-il dit, c’est que vous vous aimiez les une les autres comme moi je vous ai aimé.

Et comment, lui, a-t-il aimé ? Ce fut sans calcul, ce fut désintéressé, gratuit, pur. Il n'a posé aucune limite. Il a aimé jusqu'au bout, jusqu'à la mort. Il a pris sur lui nos in­quiétudes, nos angoisses, nos soucis, nos fautes, nos péchés. Il a voulu partager nos joies, grandes et petites, et cela sans jamais se dérober. Il est celui qui est pour nous un appui que jamais nous ne verrons fléchir ni céder. Il est l'ami dont la discrète fidélité est toujours une raison d'espérer.

 

Mes frères, tel doit être l'Abbé dans une communauté si vraiment il est le lieutenant du Christ, si vraiment dans son coeur il porte cet amour qui lui fait assumer tous les soucis des autres pour les en décharger dans la mesure du possible. Mes frères, vous savez que je m'efforce d'être ainsi pour tous et pour chacun. Mais vous devez aussi être tels les uns pour les autres sans vous laisser abattre par les tempêtes que les événements soulèvent.

Alors, notre communauté élargie sera vraiment le lieu où fleurit un amour, une fraternité, une solidarité de tous les instants. Et cette solidarité va s'étendre aux membres de nos familles, elle va s'étendre à nos amis. Et elle va tisser un réseau de relations qui sera déjà comme l'avant goût de ce qui nous sera préparé pour plus tard, ce Royaume de Dieu où il n'y aura plus ni de larmes, ni de cris, ni de pleurs, mais uniquement la reconnaissance, le partage, l'échange, la communion dans une ouverture totale les uns aux autres.

L'Eucharistie qui nous rassemble aujourd'hui, la présence parmi nous du Christ ressuscité, le Corps et le Sang d'un Dieu­ que nous allons partager, tout cela va resserrer les liens de notre communion et nous donner des forces nouvelles pour avancer, pour continuer à avancer de concert sur la route de notre des­tin, chacun à sa place, mais tous dans la même ligne jusqu'à ce que nous nous retrouvions un jour, tous, au banquet du Royaume, dans la lumière, pour l'éternité.

 

                                                                                                   Amen.

 

 

 

 

  

Chapitre : Suite à la retraite annuelle.          05.12.81

          Notre Dieu est un vivant…

 

Mes frères,

 

Ce soir je vais me permettre de rêver quelques secondes tout haut devant vous. Ne serait-ce pas merveilleusement beau si nous pouvions mettre en commun notre expérience de la retraite annuelle ? Dire tout simplement, chacun à son tour, devant tout le monde ce qui nous a frappé, ce que nous avons retenu, ce que nous avons assimilé à notre substance spirituelle.

Ce serait un spectacle paradisiaque ! Car au ciel, auprès de Dieu, dans la béatitude éternelle, ce que chacun reçoit comme alimen­tation, il le partage aussitôt avec tout le monde. Si bien que personne n'est défavorisé. Et la même vie qui coule à flots de la Trinité, elle circule en tout le monde.

Mais voilà ! Nous sommes, ici, chez Dieu, dans sa maison. En principe, en principe nous devrions pouvoir partager entre nous. Mais en fait nous sommes tous entravés par le péché qui nous paralyse, qui nous rend muet. Et nous nous cachons peu­reusement derrière le mur d'une fausse pudeur ou d'une appa­rente dignité. Voilà, mes frères, mon rêve est déjà terminé, évanoui.

 

Cependant, cependant il y en a un dans le monastère qui n'a pas le droit de se laisser étreindre à la gorge par cette frayeur des autres. C'est l'Abbé. Pourquoi ? Mais parce que sa mission est d'être donné en nourriture aux frères. Il est livré aux autres sans défense et sans recours. Il n'a pas le droit de retenir pour lui ce qu'une re­traite lui a apporté.

Comme le dit Saint Benoît, il préside doctrina, grâce à ce qu'il dit, grâce à ce qu'il enseigne. Mais lui-même doit être nourri. Il doit recevoir de l'extérieur. Et cette nourri­ture, dès qu'elle est devenue sienne, dès qu'elle est devenue partie intégrante de son être, il doit comme le pélican nourrir ses frères de son sang.

Eh bien, demain je vais commencer à vous dire l'une ou l'autre chose qui m'a frappé. Voilà, je le ferai comme ça. Voilà, vous n'en serez pas scandalisés parce que vous me connaissez et il n'y a plus rien en moi qui puisse vous étonner.

 

Il y a pourtant quelque chose, mes frères, à propos de la retraite, qui nous a certainement tous impressionné. C'est que le prédicateur nous parlait de quelqu'un qui pour lui le pré­dicateur, qui pour nous, et qui en lui-même est vivant. Notre Dieu est un vivant. Il n'est pas un absolu philosophique. Vous savez, la som­me des idées et des transcendantaux, quelque chose de froid, quelque chose d'inanimé et naturellement ce qui est très in­téressant, quelque chose d'inoffensif.

Attention ! je ne jette pas la pierre aux philosophes ni aux théologiens. Il en faut, mes frères, mais il faut que ce soit de vrais philosophes et de vrais théologiens, pas des jongleurs de mots ni d'abstractions, mais des êtres qui sont tenaillés par le besoin de mieux comprendre pour mieux vivre et mieux faire. Et pour pouvoir alors faire passer leur flamme chez d'autres qui se posent aussi des questions et qui ont be­soin d'être éclairés.

Ce serait pourtant si commode et si facile si notre Dieu était un simple absolu. Mais pourquoi ? Eh bien, imaginons cela. Ce n'est plus Dieu, maintenant c'est une idole. Qu'est-ce que je fais ? Mais maintenant je l'enferme dans le tiroir de mes catégories et je le maîtrise ; et au besoin, si mon dieu ne m'intéresse pas, je le détruits et je passe à un autre. Il m'est possible aussi de le tenir à dis­tance très loin, ce dieu, et de mener ma vie indépendamment de lui.

Enfin, et c'est peut-être le plus intéressant, je désamor­ce la puissance explosive de Dieu. Il n'est plus rien. Il est, comme dit la Bible dans le Prophète Isaïe que nous entendons, ça va peut-être arriver au cours d'une liturgie ou l'autre, ces idoles, ce n’est que vide et néant ! Je n'ai rien en main !

Et je peux alors, n'ayant rien de Dieu en main, mais je peux remplir mes mains d'autres choses qui sont celles-là très intéressantes pour l'homme charnel, pour l'homme animal que je suis et que je reste, et qui est toujours susceptible de ressusciter comme le phœnix de ses cendres. Je peux l'avoir brûlé, détruit, mais à une première occa­sion il peut reprendre vie.

 

Mais, mes frères, si je rendais mon culte à un dieu de ce genre, à cet absolu abstrait, je ne serai plus ni un miles, ni un operarius. Je ne serai plus ni un soldat ni un combattant du Christ, ni un ouvrier de Dieu. Et ma vie deviendrait stérile. Elle deviendrait stérile pour le monde, pour les autres. Elle deviendrait stérile aussi pour moi. Je serais semblable à cet arbre qui est tout seul dans le désert loin des courants d'eau, de cette eau vivante, et puis qui sèche et qui tourne à rien.

Non ! Je ne veux absolument pas - et je pense que, ici, je suis l'interprète de ce qui est en vous - je ne veux absolument pas me laisser encager, mettre en cage par une idole quelle qu'elle soit. Une idole très raffinée ou bien l'idole plus grossière dont je vous ai parlé il y a quelques jours, celle que je cons­truis à partir de mes frustrations, de mes complexes, de mes besoins, de mes désirs, de mes angoisses, de mes peurs, cette projection de moi, cette idole de mon être exalté dans un hy­brisme qui me donne l'illusion, l'illusion d'enfin commencer à vivre. Non, je ne veux pas être asservi à ces idoles-là.

Ce que je veux, c'est vivre. Et je ne pourrai vivre que si je suis en contact avec un vivant, comme je ne puis être libre que si je suis en communion avec une personne qui a trouvé la liberté. Si je vis avec des esclaves, je resterai esclave toute ma vie. Mais si j'ai le bonheur de rencontrer une seule personne qui est vraiment libre, à ce moment-là, cette liberté va sans même que je le sache, elle va passer en moi et elle va m'ouvrir et me désentraver. Voilà, mes frères, ce que je veux expérimenter en entrant en rapport avec notre Dieu vivant !

 

On nous raconte au réfectoire des récits de Hassidim ou de Rabbi. Cela nous parait parfois un peu bizarre ou farfelu toutes ces histoires. Mais c'est très enrichissant pour nous. Car ces hommes, ces Polonais, ils avaient bien conscience d'être en rapport personnel avec leur Dieu vivant. Je pense que nous pouvons apprendre cela de ces Juifs. C'est que pour eux, l'idolâtrie est grand péché. Il n'y a pas d'idolâtrie chez eux. Tandis que chez nous qui sommes le nou­vel Israël, chez nous qui connaissons Dieu incarné en la Person­ne du Christ, chez nous qui avons le bonheur de partager quand nous le désirons l'Eucharistie, c'est à dire le Christ devenu notre nourriture, s'assimilant à nous et nous assimilant à lui, nous, malgré ça, nous parvenons encore à être des idolâtres.

 

Voilà, mes frères, la conclusion de cette petite approche que j'avais commencé en parlant du contrat qui nous lie à Dieu : bien avoir conscience que nous avons à faire à un vivant et nous prémunir contre le péril qui à mon sens est mortel pour un moine, de l'idolâtrie. Et je vous donne rendez-vous à demain matin, où alors je vais modestement vous confier une petite expérience de re­traite annuelle.

 

Chapitre : Parole de vie.                           06.12.81

      1. La logique de l’Amour.[16]

 

Mes frères,

 

Les paroles de salut qui nous sont adressées, à l'occa­sion d'une retraite par exemple, se répercutent en chacun de nous selon notre nature spirituelle propre. Aucune d'elles ne se perd, si nous sommes avides de pureté, de disponibilité, de vision. L'une ou l'autre cependant éveille en nous un échos pro­longé, interminable, aux harmoniques infinies, comme si elle avait répondu à une attente, à un besoin,  comme si elle avait touché une blessure ou une plaie. Que faire alors ? Parler ou se taire ?

J'ai choisi de parler. Je vous l'ai dit hier soir : c'est mon devoir. Si mon être vous est livré en nourriture, je ne puis me soustraire au devoir de la parole. Ecoutez donc l'écho d'une de ces paroles de vie tombée dans mon coeur. La voici :

L'amour obéit à une logique interne qui le pousse à sans cesse sortir de lui, à continuellement se dépasser. L'amour est extatique. Son mouvement le conduit à ce que l'Apôtre Jean appelle eis to telos, jusqu'à la dernière extrémité, jusqu'à la perfection, l'achèvement, l'accomplissement, jusqu'au bout, jusqu'au point où il se perd dans l'infini qui est Dieu. Et là, il ne connaît plus ni limite ni borne, ni dans l'espace ni dans la durée. Il est retourné à cet océan d'amour qui est Dieu, océan dont il était sorti.

 

Mes frères, cette logique contraignante quoique toujours non violente, toujours respectueuse de la liberté personnelle, cette logique a amené le Christ à prendre sur lui, à prendre en lui le contraire de l'amour c'est à dire le péché, et le con­traire de la vie c'est à dire la mort, le contraire de ce qu'il était, lui. Il a pris sur lui la négation de ce qu'il est. C'est quelque chose que nous ne pouvons concevoir. Et cela, il l'a fait pro nobis, pour nous. Non seulement dans un sens juridique et moral, mais dans un sens bien réel, qu'on pourrait dire physique.

Notre déréliction causée par notre péché, notre mort, notre plongée dans les ténèbres d'une mort éternelle, il a voulu la prendre sur lui lorsqu'il a été, lorsqu'il s'est laissé li­vrer par amour. Mes frères, c'est là une expérience, je le répète, d'ordre physique. Ce n’est pas pour rire que le Christ nous a aimés, comme disait Angèle de Foligno.

Mais cela va plus loin encore ! Cette logique de l'amour dépasse l'inimaginable dans ce que le Théologien Balthazar appelle une fluidification de l’être terrestre du Christ dans la substance eucharistique qui devient le centre à partir duquel le cosmos est irradié et porté à l’incandescence. C’est cela la logique extrême de l’Amour. Mais je vais vous lire quelques lignes de lui parce que je ne saurais jamais l’expliquer aussi bien que lui ne le fait. Il dit :

Il faut réaliser ce qui théologiquement est dit en profondeur quand le Christ montre ses plaies…

 

Donc, le Christ ressuscité montre ses plaies...

 

L'état de don, ce la signifie : l'état de don du­rant la Passion entre positivement et est suréle­vé dans l'état présent éternel de Jésus-Christ. Il est impossible d'établir une différence con­cernant sa disposition intérieure entre son état céleste et son état eucharistique. C'est la même chose.

Le total abandon de Jésus, après s'être partagés la dernière scène où il soumet son destin, le sens et la forme de son oeuvre rédemptrice à la volonté du Père, à l'interprétation de l'Esprit Saint et à la disposition de l'Eglise qui la fera durer et fructifier, est tellement définitif qu' il ne peut plus revenir en arrière pour disposer de sa personne. Et cela, bien qu'il ait été élevé au rang de Seigneur à cause de son obéissance. Il est le lion, comme dit l'Apocalypse, dans la me­sure seulement où il est pour l'éternité l'Agneau comme égorgé placé au milieu du trône de Dieu.

Voici en fin de compte ce que cela signifie : l'acte par lequel le Père se donne, par lequel il verse le Fils à travers tous les espaces et tous les temps de la création est l'ouverture défini­tive de l'acte Trinitaire lui-même dans lequel les Personnes de Dieu sont des relations. Nous pouvons dire : des formes de don absolu et de fluidification aimante. Dans l'Eucharistie, le Créateur a réussi à fluidifier la structure finie, créée sans la briser et sans la contraindre au point d'en faire le porteur de la vie Trinitaire.

 

Ecoutez ceci maintenant qui est extraordinaire car c'est vrai ! Si nous l'avons compris, nous assumons tout dans notre vie, tout, jusqu'à notre mort.

 

Le langage de l'existence humaine dans sa sponta­néité comme dans son assujettissement au pouvoir dominateur de la souffrance et de la mort, est de­ venu intégralement langage et expression person­nelle de Dieu. Nous sommes ici de tout évidence dans le mystère le plus impénétrable car nous ne pouvons pas nous représenter un homme autrement que se recueillant en lui-même pour s'offrir ainsi en lui-même.

           

Voilà, mes frères, le sommet et le terme ultime de la vie chrétienne et naturellement à fortiori de la vie monastique ! Naturellement, il faudrait maintenant entreprendre chaque phrase, presque chaque mot, et expliquer cela longuement. Mais ce n'est pas le moment maintenant. Cela prendrait beaucoup de temps. Peut-être que notre frère Joseph qui est un spécialiste de Balthazar, pourra un jour nous expliquer cela encore mieux que je ne puis le faire ? Mais naturellement, la meilleure façon, c'est de le vivre...

Et c'est pourquoi notre vie monastique à un côté de mystè­re, un côté de tragique, un côté de beauté aussi et un côté at­trayant. Car nous sommes saisis, dès l'instant où nous sommes appelés par Dieu, nous sommes saisis par cette logique qui agit comme un engrenage. Et si on veut demeurer fidèle, sans même qu'on ne le sache, elle nous conduit jusqu'à faire de nous cette substance eucha­ristique fluide qui pénètre tout l'univers et qui nous ouvre, qui permet à la substance même de Dieu de s'emparer de nous et de nous transfigurer.

 

Mais Saint Paul n'hésite pas à qualifier cet amour de folie. La logique de l'amour conduit à la folie, une folie qui est sa­gesse suprême en Dieu. Le chrétien,du fait qu'il est greffé sur le Christ, est invité à s'abandonner à cette logique et à se perdre dans cet univers de folie. Dans la pratique cela signifie : ne plus exister par soi­-même mais par Dieu et par les autres. Mon centre de gravité n'est plus en moi, mais il est en Dieu et dans les autres. Et c'est d'eux que je me reçois dans mon être promis à l'éternité. Je ne suis plus autonome, je suis hétéronome.

Cela signifie aussi que je deviens aliment de vie en mou­rant à toutes mes convoitises. Je ne dispose plus de moi. Mais ça va tellement loin que je ne dispose même plus de mes pensées. Cela n'est peut-être pas si facile à comprendre, ce que je viens de dire ici : ne plus disposer de ses pensées. Mais en fait je touche là le noeud même de la vie monastique qui est une lutte, un combat implacable contre les pensées.

Mes pensées ne peuvent plus surgir de moi. Mes pensées doi­vent venir de Dieu au point que je deviens moi-même pensée de Dieu. Comme le Verbe est la pensée du Père, ainsi moi qui deviens Christ, je deviens pensée de Dieu. Je ne dispose plus de ma pensée. La vie monastique, mes frères, est un patient apprentissage de cette mort, de cette mort pour une résurrection, la mienne et celle des autres. Et la vie monastique, elle me permet de dissoudre l'obstacle premier, granitique, qui est le proprium, ma convoitise, mon ego, moi donc...le dissoudre.

 

Voyez un peu comme Saint Benoît connaissait son affaire. Il n'avait pourtant pas lu Balthazar ? Ou disons plutôt que c'est Balthazar qui s'est inspiré, qui par toutes sortes de canaux s'est inspiré de Saint Benoît, et au-delà de Saint Benoît de la Tradition monastique et chrétienne jusqu'au Christ. Et au­-delà, plus haut encore jusqu'à arriver à la Trinité qui est le noeud et l'explication de tout. Saint Benoît, qui voit dans le proprium le vice qu'il faut arracher jusqu'à la racine ; et le monastère, nous le comprenons mieux à présent encore, est une Scola Caritatis, une école où on est initié à cette magnifique logique de l'amour.

Voilà, mes frères, ce que je voulais vous dire. Voilà quelques échos de cette parole qui est tombée au creux de mon coeur. Mais ce n'est pas fini ! Pour vivre cette logique de l'amour, il faut prendre un risque. Et de ce risque je vous par­lerai, si Dieu me conduit jusque là, dimanche prochain.

Pour aujourd'hui, retenons cette grande vision de l'amour qui s'abandonne à sa logique interne et qui ne s'arrête pas qu'il ne se soit perdu dans l'infini de Dieu qui est amour. Un amour qui ne craint pas la mort, mais qui au contraire l'assume, la mort personnelle, la mort des autres. Un amour qui dissout, qui dilue le péché et qui l'anéantit. Un amour qui est transfiguration et résurrection.

Voilà, mes frères, c'en est terminé pour ce matin.

 

 

 

 

Chapitre : Fête de l’Immaculée Conception.      07.12.81

      Ne pas faire de Marie un être mythique.

 

Mes frères,

 

Nous avons déjà célébré les premières Vêpres d'une solen­nité chère à notre coeur de chrétien : l'Immaculée Conception de la Vierge Marie Mère de Dieu. Je vais vous livrer quelques impressions qui se sont levées en moi depuis hier, dans la continuité de ce que je vous ai dit dimanche comme premières conclusions que j'ai tiré de notre re­traite annuelle.

 

Il ne faut pas faire de Marie un être mythique, étranger à notre basse condition charnelle. Nous ne pouvons pas imaginer Marie comme ayant été à l'abri du péché. Certes, le péché n'a pas injecté, inoculé en elle son venin. Mais il n'a pas cessé de la harceler à chaque tournant du jour.

Marie était la pureté personnifiée. Elle vivait dans un monde qui n'était pas meilleur que le nôtre. Elle était environnée de pécheurs. Toutes les passions que nous voyons fleu­rir en nous et autour de nous collaient de toutes parts à son être, mais ne parvenaient pas à pénétrer en elle. Mais la pres­sion était exercée sur elle.

Nous, qui tombons si facilement dans le moindre piège; nous ne pouvons comprendre ce que cela signifiait comme vigilance et comme renoncement que la préservation d'une telle pureté. Il nous manque quelque chose. Lorsque nous serons arrivés à la sainteté, qui sera encore naturellement très loin de la sainteté de Marie, nous verrons qu'il ne nous est pas permis de relâcher un instant notre at­tention.

 

Naturellement, ce n'est pas ici une question de nerfs ? Ce n'est pas non plus une question de volonté ? Mais c'est toujours dans la logique de cet amour, cette logique dont je vous ai parlé hier. Il faut en arriver à se vider de soi-même, à tel point, qu'on devient comme - oui, Balthazar employait le mot de fluide - ­je dirais comme éthéré. On est traversé par, disons par les on­des malsaines, mais elles ne peuvent pas se fixer en nous. Elles ne peuvent nous faire aucun tort.

Mais ce n'est possible que si on demeure dans cet état de vidange de soi. On est comme n'existant pas. C'est le sommet ou le bas, comme vous le voulez, ou la profondeur de l'humilité. Eh bien, Marie était telle, était comme ça ! Et Marie, c'est notre Mère, notre mère mystique, notre mère spirituelle, mais aussi d'une certaine façon notre mère physique car elle est mère de notre corps spirituel.

Vous savez, ce corps spirituel qui est déjà en train de se former maintenant, notre corps de ressuscité, notre corps de demain, mais qui est déjà là en gestation à l'état embryon­naire, à l'état foetal à l'intérieur de nous ; notre corps qui sera le nôtre pour après, mais un après qui est déjà en route maintenant ; notre corps qui goûte déjà la saveur de l'éternité, elle en est la mère. Ce corps qui sera de nature physique - nous ne pouvons pas l'imaginer naturellement - mais il est déjà là en train d'être engendré. Naturellement c'est un mystère et il faudra peut-être y revenir plus tard ? Pas ce soir...

 

Mais voilà, Marie l'Immaculée, la toute pure, elle est ma mère. Mais moi, je suis un pécheur. J'en fait chaque jour la lamentable expérience. Mais ça ne fait rien que je sois un pé­cheur. Cela ne fait rien parce que Marie, ma Mère, est la plus pure de toutes les créatures. Elle est la plus belle de toutes les femmes et je suis fier d'elle. Et je suis heureux avec elle.

Et je sais que la lumière de son visage tombe sur moi le pécheur, et qu'elle me rend beau et aimable. Et que là où est ma mère, je suis déjà avec elle puisqu'elle est en train de m'engendrer dans mon corps d'éternité.

 

Mes frères, aujourd'hui et demain admirons surtout en Marie la souplesse avec laquelle elle s'est abandonnée à la logique de l'amour qui reposait sur elle. Qu’il me soit fait, a-t-elle dit, selon ta Parole. Tradui­sons en langage d'aujourd'hui : qu'il me soit fait selon la lo­gique de l'amour. L'ange lui avait dit : l'Esprit Saint – qui est l'amour personnifié - l'Esprit Saint, l'Amour va reposer sur toi. Il va te prendre sous son ombre. Eh bien, qu'il me soit fait maintenant et jusqu'à mon dernier instant selon la logique de cet amour qui prend possession de moi.

Et le conseil qu'elle nous donne dans la toute dernière parole qui nous est rapportée d'elle, ce conseil, suivons-le ! Soyons-y suprêmement attentifs ! Or, que dit-elle ? Elle nous conseille : Quoi qu'Il vous dise, faites-le ! C'est à notre disposition ce qu'elle-même avait répondu à Dieu qui la sollicitait pour une mission unique dans l'histoire des hommes et dans l'histoire du cosmos. C'est la mise à notre por­tée de cette disposition : qu'il me soit fait selon la logique de l’amour. 

 

Mes frères, l'être de Marie dans cette logique coïncidait, coïncide encore avec une totale dépossession d'elle-même. Une dépossession telle, qu'elle la rapproche de l'état des personnes Divines qui, elles, ne se possèdent pas du tout puisqu'elles sont constituées dans leur être par leur mutuelle relation. La personne Divine n'existe que parce qu'elle est relation.

Or, Marie était tellement dépossédée d'elle-même qu'elle se rapprochait de cet état. Elle était entièrement dans son oui. Cela signifie qu'elle recevait sa vie, elle recevait son être à tout moment, à chaque seconde, de Dieu qui est Parole et Amour. Dieu qui est Parole, qui lui faisait connaître son vouloir, un vouloir qui est divin, et qui est amour, et qui conduisait Marie toujours plus loin dans la logique.

 

On pourrait presque dire que Marie a vécu en état de con­ception surnaturelle, divine, immaculée. Et cela, sans la moin­dre bavure. Je veux dire qu'elle a été conçue immaculée au moment de sa conception physique, biologique. Disons que c'est arrivé une fois. C'est ponctuel, ça l'a lancé dans l'existence. Mais maintenant au plan de sa vie surnaturelle, de son être de Marie dans toute son ampleur humano-divine, on pourrait dire qu'elle est conçue par Dieu à chaque instant de façon im­maculée.

Mais je le répète : surnaturelle et divine, tellement elle n'existe pas par elle-même. Elle est tellement vidée d'elle-même qu'elle reçoit son être à chaque instant directement de Dieu comme si elle était conçue surnaturellement à chaque moment. Telle est la mesure de sa dépossession, de sa vidange d' elle-même ! Mes frères, ça, c'est le sommet de toute sainteté concevable. C'est la logique de l'amour en action, en acte, sans aucun arrêt, sans aucune faille.

Et il faudrait pouvoir ainsi suivre l'évolution de la vie de Marie depuis sa naissance jusqu'à sa mort. Mais ça prendrait, ça prendrait beaucoup de temps ! Mais chacun peut le faire pour son compte personnel.

Essayons d'y réfléchir demain pendant que nous sommes à l'église, pendant notre oraison, pendant nos Offices, dans le courant de la journée, prendre quelques détails de sa vie.

Et vous verrez que tout est orienté vers une perfection dans la dépossession – on dirait aujourd'hui de l'obéissance. ­Mais disons que c'est un terme qui est encore trop juridique. Je préfère le terme ontologique d'être dépossédé ou le néolo­gisme créé par Balthazar de fluidification.

Mes frères, je pense que c'est tout de même un jour un peu spécial pour la Vierge,demain nous pourrions lui offrir un ca­deau. Et le cadeau que chacun de nous devrait, pourrait lui offrir, c'est celui de notre fidélité. Une fidélité dans une obéissance renouvelée au projet de Dieu sur nous. Car sur chacun d'entre nous, il a un projet qui n'est pas celui de notre voisin. Et l'ensemble de ces projets forme le grand projet de Dieu.

Et replaçons le projet disons communautaire dans l'Eglise, et puis dans l'humanité, et dans le cosmos. Nous y avons une place qui est unique. Personne d'autre ne peut la prendre. Eh bien, une fidélité renouvelée à ce projet de Dieu sur nous. Et aussi dans un abandon, un abandon confiant à la logique de l'amour. Ainsi, ce sera demain pour notre Mère Marie une journée qui la rendra encore davantage heureuse.

 

Chapitre : Les vœux.                               10.12.81

      9. Voir Dieu.

 

Mes frères,

 

En amorçant une réflexion sur la nature et l'essence des voeux monastiques, nous nous sommes lancés dans une navigation truffée de périls. Nous naviguons sur une mer houleuse à la re­cherche d'un trésor caché, un peu comme ces chevaliers du Moyen-âge qui cherchaient à travers le monde le fameux vase du Graal.

Ce trésor est à la fois nourriture et breuvage. Nourriture, parce qu'il est la substantifique moelle de notre propos monas­tique. Or vous le savez, et moi en particulier j'ai été payé pour le savoir, que la moelle est dans l'organisme, cette moelle cachée au coeur des os, elle est porteuse de la vie.

Ce trésor est aussi un breuvage, car il est une liqueur enchantée qui nous donne une jeunesse sans cesse nouvelle. Com­me cet oiseau merveilleux, le phoenix, qui renaissait de ses cendres. L'antiquité Juive connaissait déjà le phoenix. Il en est question ici ou là dans les Psaumes. Naturellement, cela a été traduit autrement. Cela a été démythifié par les Massorètes et aussi naturellement par les traducteurs Grecs. Mais la réalité est tout de même là : cette image de la résurrection pour une jeunesse toujours nouvelle.

 

Le moine est donc un aventurier et un poète. Il n'a pas peur de l'aventure. Et il a des yeux qui lui permettent sous les apparences sensibles de lire l'invisible et de se laisser guider par lui. C'est que dans son coeur brûle la flamme de l'Esprit qui lui fait alors poser des gestes insensés et qui égayent les yeux de Dieu et de ses anges.

Ce matin à l'Office de nuit, nous avons entendu une lecture de Saint Pierre Chrysologue l'Evêque de Ravenne, qui est tombé pile sur ce que je voulais pour illustrer ce que je voulais vous dire aujourd'hui. Je suis allé la chercher et je m'en vais la reprendre avec vous. Pour ceux qui l'ont entendue, ce sera un nouveau plaisir. Et pour ceux qui n'étaient pas là, ils vont peut-être se sentir concernés et touchés. C'est un extrait seulement. Il a parlé de Noé, d'Abraham, de Moïse

 

A cause de tous ces faits que nous avons rappelé, où la flamme de l'amour divin embrase les coeurs, où l'ivresse de l'amour de Dieu se répand dans tous les sentiments de l'homme, certains, de leur âme blessée, ont voulu voir Dieu par leurs yeux de chair…

 

Naturellement, il ne s’agit pas, ici, des yeux qui sont promis à la corruption. Ce sont les yeux d'une chair renouvelée, de la chair spirituelle qui grandit en nous, des yeux d'un cœur pur. Mais ce coeur pur, c'est un coeur de chair, c'est un coeur qui est rempli de sentiments, de sentiments qui sont comblés par l'amour et par cette flamme, cette flamme de l'Esprit.

Et voilà que des hommes veulent voir Dieu ! Vous savez que c'était un des cris de Sainte Thérèse. Quand elle était déjà toute petite, elle voulait se rendre au pays des Maures pour y souffrir le martyre et voir Dieu tout de suite. Ce désir d'en­fant l'a poursuivi toute sa vie et, Dieu, elle l'a vu.

 

Dieu que le monde ne peut contenir, comment le regard humain si étroit pourrait-il le saisir?

 

Le monde ne contient pas Dieu. C'est Dieu qui contient le monde. Et notre regard humain qui ne porte pas loin, qui est si étroit, comment pourrait-il saisir ce Dieu ? Il y a là, vous sentez, une ivresse, une ivresse de l'amour, la sobria ebrietas Spiritus, la sobre ivresse de l'Esprit qui, comme je le disais, fait poser à l'homme des gestes dé­raisonnables, insensés.

 

Mais le code de l'amour ne considère pas ce que celui-ci peut être, ce qu'il doit, et ce qu'il peut faire...

 

Le code de l'amour ? C'est un autre mot pour dire : la lo­gique de l'amour ne considère pas ce que le regard de l'homme est naturellement capable de faire. Il ne s'arrête pas à ça, ce sont des détails pour lui.

 

L'amour ignore le jugement, il manque de raison, il ignore la mesure...

 

Voyez les actes insensés ! Pourquoi ? Parce que l'amour connaît une mesure qui est plus que humaine. N'oublions pas que l'amour vrai est possession d'un homme par l'Esprit Saint. L'amour vrai dans le coeur d'une créature, c'est la créature qui est divinisée. Donc, sa mesure n'est plus à l'échelle humaine. Sa mesure devient divine. Donc, elle ignore la mesure, elle manque de rai­son, c'est certain ! Nous retrouvons,ici, cette folie qui est un des attributs de Dieu et qui envahit un homme. Alors cet homme, lui, n'a plus de raison. Et alors, il ignore le jugement. Attention ! Il s’agit, ici encore, du jugement à courte échelle, le jugement des hommes. Tandis que le jugement de Dieu seul est vrai, seul est décisif.

 

L'amour ne se laisse pas consoler par l'impossi­bilité. Il n'admet pas que la difficulté soit un remède...

 

On di t: Mais c'est impossible de voir Dieu ! Allons, soyez tout de même raisonnables, ce n'est pas possible ! Alors l'amour se console : Mais c'est pas possible, alors, eh bien c'est bon comme ça !

Ou bien : C'est trop difficile, vous comprenez, c'est ré­servé à une élite. Et une élite, on n'en trouve presque pas ! C'est pour Sainte Thérèse, c'est pour Saint Jean de la Croix, c'est pour Saint Bernard. Mais nous ? Pauvres malheureux, ici, qui devons soutirer la bière, c'est pas pour nous.

            Mais voilà, c'est un remède, la difficulté ! Oui, c'est bien. Eh bien c'est comme ça. Et puis voilà, on se contente. Non, non ! L'amour ne se laisse pas consoler par l'impos­sibilité et il n'admet pas que la difficulté soit un remède.

 

L'amour, s'il n'obtient pas l'objet de ses désirs, (s'il ne parvient pas à voir Dieu) il détruit ce­lui qui aime. Et c'est pourquoi il va là où il se laisse entraîner, non là où il doit aller...

 

Voyez, l'amour ne va pas là où il doit aller. Il va où il se laisse entraîner. Il est entraîné par ce désir de voir Dieu. Et s'il ne parvient pas à obtenir l'objet de son désir, il dé­truit la personne. C'est ainsi qu'il se laisse entraîner là où il ne devrait pas aller. Cela ne veut pas dire qu'il va se suicider ? Mais il est brûlé par une telle ardeur que je dirais presque qu'il en meurt. On dirait, ici, que la mort des saints n'est pas une mort natu­relle. C'est une mort par surabondance de désir de voir Dieu.

On est arrivé au sommet de la pureté du coeur. Et à ce moment-là il n'y a plus rien qui reste et l'enveloppe humaine se déchire. C'est fini ! Le saint meurt dans un dernier sursaut d'amour.

 

L'amour engendre le désir, s'enflamme d'ardeur. Son ardeur le porte au-delà de ce qui lui est accordé. A quoi bon insister ?

 

Dit Saint Pierre Chrysologue. Ce sont des choses qu'on connaît. Il l'expérimentait probablement. Donc, à quoi bon in­sister, puisque vous tous qui m'écoutez vous l'expérimentez. Donc vous comprenez ce que je veux dire.

 

Il est impossible que l'amour ne voit pas ce qu'il aime...

 

C'est impossible ! Et ça, c'est sûr ! Pourquoi ? Parce que il s'installe entre les amants une connaturalité. Si bien qu'on voit, qu'on voit avec les yeux de l'amour.

 

Voilà pourquoi tous les saints ont jugé sans valeur tout ce qu'ils avaient obtenu, si ils ne voyaient pas le Seigneur.

 

Tout est sans valeur ! Rien ne compte que de voir Dieu ! C'est vrai, parce que : La gloire de Dieu c'est l'homme vivant, et la vie de l'homme c'est la vision de Dieu. Donc, aussi long­temps qu'on n'a pas obtenu cette vision de Dieu, on n'a rien obtenu. Voilà ce que disaient les saints ! Et cette vision de Dieu est bien possible, car elle va se présenter comme quelque chose - je rapporte ça à une chose car c'est indéfinissable - C'est une lumière que les yeux du corps voient, mais parce que ils commencent à être transfigurés, que ce sont déjà des yeux d'un homme en voie de résurrection. Si bien que cette perception de la personne de Dieu, elle est comme palpable - non seulement visible mais palpable - et elle émet un son. Elle est une nourriture, elle est un breuvage.

 

Voilà, mes frères, ce que nous dit Saint Pierre Chrysologue. Et vous voyez que un moine, lui, qui s'est lancé dans cette entreprise de scruter sa vie qui s'exprime dans ces voeux, dans ces liens qui l'attachent à Dieu, le moine sait très bien ce qu'il veut. Il le sait, car il écoute une voix. Il entend une voix qui murmure à son oreille. N'oublions pas que la contemplation pour le moine commence par l'audition et s'épanouit dans la vision. Et cette voix qui lui murmure des choses ineffables, elle lui dit TOUT. Elle lui dit que l'impossible est à sa portée.

Voilà, mes frères! Nous devrions maintenant en bon navi­gateur faire le point de notre position. Mais nous le ferons à une autre occasion car ce soir, nous allons dans l'obscurité essayer de rencontrer, de sentir et de voir peut-être cet in­visible qui est notre Dieu.

 

Chapitre : Parole de vie.                           13.12.81

      Risquer de faire confiance. [17]

 

Mes frères,

 

Je continue à ouvrir devant vous ce que j'ai retenu de notre retraite annuelle. Je vais d'abord ménager une petite transition avec ce que je vous ai dit dimanche dernier.

Pour s'abandonner à la logique interne de l'amour, il faut une belle dose d'audace et de courage, car cette logique nous fera passer par toutes sortes de morts : ce qui n'ira pas sans souffrances. Elle nous demandera aussi d'assumer les tour­ments et la mort des autres : ce qui est encore bien plus péni­ble.

Et le Christ, à ce sujet, est formel et intransigeant. Si vous ne renoncez pas à tout, dit-il, si vous n’allez pas jusqu’à renoncer à votre propre vie, vous ne pouvez pas être mes disciples. Je vous invite à prendre votre croix chaque jour et à me suivre et à devenir ce que moi-même j’ai été, le serviteur des autres, celui dont la fonction est de laver les pieds.

 

Mes frères, une question se lève : Pourquoi la logique de l'amour nous fait-elle passer par l'obscurité de ces tunnels ? L'amour n'est-il pas essentiellement la source du seul vrai bonheur ? N'est-il pas pour notre coeur plénitude qui a déjà saveur d'éternité ? Mais alors, pourquoi ces arrachements, ces angoisses, ce goût de mort ?

La réponse, la voici : c'est parce que nous sommes malades, tordus, difformes. Nous sommes les esclaves d'une idole monstru­euse qui est notre propre moi. Cette idole nous fait prendre pour l'amour ce qui ne l'est pas et pour le bonheur ce qui fait notre malheur.

C'est pourquoi nous devons être soumis à un traitement, à une rééducation contre laquelle nous résistons comme des enfants, des gosses, des gosses difficiles, capricieux, craintifs. Ceci dit, mes frères, venons-en à ce que j'ai encore re­cueilli de la bouche de notre prédicateur.

 

Pour entrer dans la logique de l'amour, logique qui nous demande de perdre pour gagner et de mourir pour vivre, nous de­vons oser prendre un risque. Et ce risque est celui de la con­fiance : confiance en Dieu, confiance dans les autres et con­fiance en nous-mêmes.

La confiance en Dieu ! Oser tout lui demander pour nous-­mêmes et pour les autres. Et pour en arriver là, nous devons apprendre à connaître Dieu en le contemplant dans son Verbe incarné qui est venu pour être à nos yeux l'image de cet être qui est amour. Nous devons le fréquenter dans les Evangiles, dans l'expé­rience des hommes qui l'ont approché. Je pense ici à Saint Paul et à cette multitude de saints que nous connaissons, ceux de la race monastique en premier lieu.

Mais, il y a dans le monastère le rôle irremplaçable de l'Abbé. C'est lui qui, par la transparence de sa personne christifiée, doit être la révélation de ce qu'est Dieu. Il doit être le portrait qui ouvre, qui invite les frères à la confiance en Dieu. Mais il est nécessaire que lui-même ait en Dieu une con­fiance absolue, qu'il se soit donné sans réticence aucune à la logique de l'amour, qu'il laisse cet amour travailler en lui jusqu'au bout, jusqu'au terme. Et que à ce moment, il puisse, sans parole, rien que par le fait de sa présence, qu'il puisse être une invitation pour les frères à cette confiance en Dieu qui permet de s'abandonner à la logique de l'amour, de l'épou­ser, et de laisser cet amour triompher dans le coeur.

 

Mes frères, le résultat de cette confiance donnée à Dieu, elle est pour chacun d'entre nous et en premier chef pour l' Abbé, l'oboedientia sine mora, dont nous parle Saint Benoît, cette obéissance sans hésitation, sans discussion, l'obéissance immédiate, 5,2. Une obéissance alors, qui va ouvrir le moine à une sainte audace. Car s'il ne refuse rien à Dieu, Dieu ne pourra rien lui refuser. Faire aussi confiance aux autres, à l'autre ! L'autre, c'est le frère, c'est celui que je côtoie à tout moment de la journée, c'est celui qui ne peut plus rien me cacher tellement mes yeux l'observent, le fouillent et le percent.

Mes frères, faire confiance à cet autre, c'est l'accepter et l'aimer tel qu'il est, avec ses péchés, avec ses vices ­allons jusque là - avec ses limites, ses défauts, avec ce qui en lui nous repousse, nous répugne, nous fait peur ; L'accepter, il est lui. C'est ainsi que Dieu a permis qu'il soit. C'est ainsi que Dieu l'accepte et l'aime. Nous devons avoir dans le coeur des yeux qui sont les yeux même de Dieu, des yeux qui voient dans le frère la flamme divine qui brûle et qui brille. Faire confiance à ce frère, c'est se réjouir de cette flamme. C'est se laisser éclairer par elle. Et c'est, avec pa­tience, entretenir cette flamme et lui permettre de grandir.

Il faut aussi, mes frères, faire sauter les barrières qui me séparent de l'autre, raser la forteresse que j'ai construite et dans laquelle je me barricade pour être à l'abri. Faire con­fiance au frère, c'est être nu devant lui.

 

Et ici encore est la mission sans pareille de l'Abbé. Vous le savez, vous pouvez en rendre témoignage devant votre cons­cience, devant n'importe qui, devant Dieu, que dès le premier jour où vous m'avez choisi pour être votre Abbé, pour être parmi vous celui qui sera le Christ, je vous ai donné toute ma confiance. Il n'y en a pas un seul ici qui puisse dire que ce n'est pas vrai. Et vous en recevez tous les jours de nouveaux témoignages.

Et pourtant, mes frères, je puis vous dire que donner sa confiance ainsi, lorsqu'on est lucide et qu'on connaît les hommes, cela peut faire l'effet d'une épine qui entre dans le coeur. Et du coeur, alors, sort du sang et de l'eau, le sang qui est la souffrance, mais l'eau qui est l'amour. Un amour qui va sur le frère, qui le lave, qui le purifie et qui lui donne d'être en confiance lui-même.

Mes frères, cette confiance donnée à l'autre, elle a aussi un effet. Elle produit une quaedam dilatatio cordis, une certaine dilatation du coeur qui est un avant goût de la béatitude, récompense de l'amour.

Mes frères, cette confiance - je sais par expérience ce que c'est, j'ai le droit d'en parler - essayez chacun de l'avoir les uns pour les autres. Et vous verrez, je sais que vous l'avez déjà, je le sais, mais elle n'ai jamais parfaite. Elle n'est pas encore parfaite en moi. Il faut que nous l'en­tretenions et quelle devienne le ciment qui construit notre cellule monastique qui est portion du Royaume. Car dans le Royaume de Dieu, il n'y a plus que cette con­fiance qui est - je le dis - risque que prend l'amour.

 

Il y a enfin la confiance que nous devons avoir en nous­-mêmes ! Je ne prêche pas ici l'orgueil ni la vanité. Nous de­vons avoir le regard clair sur nos péchés, sur notre nature de pécheur. Mais aussi ne pas avoir peur de regarder ce qui est bon en nous. Nous valons beaucoup mieux que ce que nous parais­sons.

Et ici, vient encore s'introduire un des labeurs qui in­combe à l'Abbé. J'y ai fait allusion il y a une minute. C'est par la confiance qu'il accorde aux frères, une confiance sans calcul, que cette confiance apprend au frère à avoir confiance en lui-même. Et vous verrez que, alors, plus rien ne sera hors de votre portée. Ce qui parait impossible ne l'est plus dès que l'on a confiance en soi. Ce n'est pas une confiance dans mon ego, dans mon moi perverti, mais c'est une confiance dans mon moi de demain qui est déjà présent aujourd'hui, dans mon moi éter­nel qui est en train de grandir, et qui est enraciné dans la Personne du Christ, qui lui-même est lumière de l'amour de Dieu.

Mes frères, cette confiance en nous-mêmes, elle produit en nous la liberté intérieure qui est prélude de tous les pos­sibles. Et je vous assure que cette liberté intérieure est un trésor pour lequel on doit pouvoir donner beaucoup, pour le­quel on doit oser prendre ce risque de la confiance.

 

Je le répète, mes frères, la logique de l'amour demande que nous osions regarder en face et assumer le risque de la confiance : confiance en Dieu, confiance en nos frères et confiance en nous-mêmes. Et ce risque de la confiance, il donne à l'amour sa chance et à Dieu sa victoire.

 

 

Chapitre : Les vœux.                               14.12.81

      10. L’univers du rien.

 

Mes frères,

 

En l'honneur de Saint Jean de la Croix,[18] je vais vous offrir un hors d'oeuvre qui agrémentera la table à laquelle nous dégustons les mets austères des voeux monastiques. Jean de la Croix était un poète d'une sensibilité délicate, exquise, promise à de grandes souffrances. Mais il était aussi un religieux d'une inflexible rigueur de vie. Depuis l'heure où il s'est converti, depuis le moment où il s'est attaché à Dieu, où il s'est voué, donné à Dieu, jamais il n'a regardé en arrière, ni même sur le côté.

Et il a symbolisé son aventure spirituelle dans l'image de l'ascension d'une montagne. Son regard d'aigle lui fait découvrir partant du pied de la montagne jusqu'a son sommet, en ligne di­recte, un sentier étroit, resserré, abrupt. Et, de chaque côté de ce sentier, deux routes, une à droite et une à gauche, des routes larges, spacieuses. On dirait aujourd'hui des autoroutes. Des routes semées de tous les biens, de toutes les joies de la terre et du ciel. Et ces routes serpentent sur les flancs de la montagne mais sans jamais en atteindre le sommet.

Lui, Jean, il choisit le sentier. Or, sur ce sentier il n' y a rien, mais rien du tout. Il s'engage sur la pente et il pour­suit son ascension jusqu'au sommet. Et sur le sommet, que découvre-t-il ? Rien ! Il n’y a rien que Dieu dans l'éclat de sa puissance, dans le poids de sa gloire. Rien que Dieu !

 

Mes frères, retenons, ayons sous les yeux ce tableau ! Donc cette montagne, un sentier tout droit et rien, rien ; au dessus de la montagne, rien ; et sur les flancs, voilà, ces chemins où

on rencontre toutes les satisfactions de la terre et du ciel.

            Maintenant revenons à nos voeux. Le voeux monastique intro­duit le moine dans l'univers du rien. Rappelons-nous le omnino nihil de Saint Benoît, absolument rien ! Le voeux débarrasse donc le moine de tout l'inutile. Il le rend léger. Il libère et il polarise ses énergies. Il va en plus le propulser vers le haut, ou l'attirer vers le haut si vous pré­férez ? C'est peut-être plus vrai, car le voeu rive l'homme à ce Dieu qui est au sommet de la montagne.

Le voeu va également agir à la façon d'une canalisation qui a son point de départ chez Dieu, qui arrive chez le moine qui, vous le voyez, est sur le sentier du rien, le omnino nihil. Cette canalisation, ce pipe-line, ou ce cordon ombilical ­choisissez ce que vous préférez - amène sans arrêt dans le coeur du moine un carburant qui alimente la fidélité. Ce carburant n'

est rien d'autre que Dieu lui-même dans sa lumière, dans sa force, dans son dynamisme sans limite.

 

Une seule condition est requise de la part du moine : c’est qu’il tienne les yeux fixés sur le sommet de la montagne, sur Dieu, qu'il ne désire rien d'autre que Dieu. Dans le fond, mes frères, tout est dans la pureté et l'in­tensité du désir, le spiritale desiderium de Saint Benoît  ou, si vous préférez, dans la qualité du regard. Il nous dit aussi, Saint Benoît, apertis oculis ad deificum lumen, Pr.25, les yeux ouverts sur la lumière qui divinise...

Donc, reprenons notre tableau ! Vous avez Dieu au sommet de la montagne, le petit sentier, le moine qui courageusement gravit. Il ne trouve rien. Rien ne l'intéresse, ni ce qui est à gauche, ni ce qui est à droite. Pourquoi ? Parce que il a les yeux fixés vers ce Dieu qui sans arrêt lui donne tout le nécessaire pour qu'il ait force, persévérance et fidélité, cette lumière qui fait participer à la vie de Dieu, le moine. Et à mesure que le moine s'élève, il se sent de plus en plus libre, de plus en plus léger et son mouvement ascensionnel devient plus rapide.

Voilà, mes frères, les voeux placés dans une optique Juaniste !

Je vais maintenant vous .donner lecture de deux petits textes que j'ai recopié. Le premier est une strophe du Cantique Spirituel de Saint Jean de la Croix, une toute petite strophe. Elle est très belle. Cette strophe-ci, par un hasard - comme les choses sont - je l'ai découverte en espagnol, tenez-vous bien, en espagnol quand j'étais novice. Elle m'avait frappé. Il faut dire que l'es­pagnol, c'est beaucoup plus expressif que dans une traduction française. Et je ne l'ai pas oubliée. Je vais vous la donner. Elle traduit bien ce qui se passait dans le coeur de Saint Jean de la Croix et qu'il a voulu fixer dans l'image de cette montagne, et de ce sentier, et de ces routes.

 

En quête de mes amours

Je m'en irai par ces monts et ces rivages.

Point ne cueillerai de fleurs,

Les fauves point ne craindrai,

Et je passerai les forts et les frontières.

 

Donc vous avez ici, vous le comprenez, on est à cent lieux de tout froid juridisme. On est en pleine poésie. Il n'est d' ailleurs pas possible de traduire autrement la vie spirituelle, la vie divine vécue dans un coeur d'homme, que sur le mode poé­tique. Voici donc le moine qui s'en va au loin dans l'inconnu. Il ne se laisse arrêter ni par les plaisirs, ni par les terreurs, par rien. Pourquoi ? Parce qu'il est mordu, tenaillé par l'amour : En quête de mes amours...Et il est attiré par l'irrésistible beau­té d'un visage. Le voeux, que va-t-il produire ? Il va assimiler le moine à sa quête, à sa recherche. Et aussi à l'objet de cette recherche c'est à dire Dieu.

 

Maintenant, voici un second texte. Il est emprunté aux apoph­tegmes. Nous ne sommes plus dans la Castille hyper civilisée du 16° siècle. Nous sommes parmi les paysages du Nil. Le paysage est tout autre. Les images sont différentes. Elles n'en sont pas moins expressives ni vraies. Voici donc une question qu’on demande à un vieillard, donc à un senex spiritualis, à un ancien spirituel :

 

On demande à un vieillard : Comment un frère fervent peut-­il ne pas se scandaliser s'il en voit d'autres qui retour­nent dans le monde ?

Et il dit : il faut observer les chiens qui chassent les lièvres. L'un de ceux-là a-t-il vu un lièvre qu'il le poursuit jusqu'à ce qu'il l'attrape sans s'embarrasser de rien.

 

Vous retrouvez toujours cela : ce RIEN ! Les autres, qui voient le chien lancé à la poursuite, courent avec lui un certain temps. Et bientôt, ils re­tournent en arrière. Seul celui qui a vu le lièvre le poursuit jusqu'à ce qu'il l'attrape sans se laisser dé­tourner du but de sa course par ceux qui retournent en arrière et sans se soucier des ravins, des rochers et des buissons.

Ainsi en va-t-il de celui qui recherche le Christ comme maître. Sans cesse attentif à la croix, il négli­ge tous les scandales jusqu'à ce qu'il arrive au crucifié. C'est presque une paraphrase de la strophe de Saint Jean de la Croix. Mais naturellement...? A moins que ce soit Saint Jean de la Croix qui se soit inspiré de l'apophtegme. Mais cela veut dire la même chose, sauf que c'est un autre contexte socio cul­turel. Mais ce qui ressort ici, c'est la nécessité d'une vision. Il faut voir le lièvre. Il faut voir le Christ. Il faut voir Dieu.

Pour moi, je suis persuadé que dans toute vocation contempla­tive authentique, il y a au départ, tout au début, au premier ins­tant, il y a une vision du Christ. La vision d'une beauté qui

séduit, dont on ne peut plus se détacher.

Au lieu de vision, on pourrait dire : une intuition, ou une aperception. Mais c'est très confus, c'est très vague. On ne saurait pas l'expliciter, mais c'est présent, c'est présent dans le coeur et c'est déjà présent quelque part. Voyez, c'est la mort, c'est le germe de la vie contemplative.

Maintenant, celui qui n'a pas cette vision ou bien qui l'ayant eu, par suite d'une négligence quelconque vient à la gas­piller et à la perdre, qu'arrive-t-il ? Eh bien, il retourne dans le monde. Ce qui ne veut pas dire qu'il retourne dans le siècle ? Non ! Il reprend les moeurs du monde. Il était un monachos, il redevient un cosmicos. Il était un moine, il devient un séculier.

 

Il reprend les moeurs du monde. Il est de nouveau intéressé par les appétits mondains, toutes les sortes, qu'ils soient char­nels, ou qu'ils soient intellectuels, ou qu'ils soient même une sorte de, appelons cela entre guillemets "spirituels". Non, son coeur est parti. Il est en train de voyager sur les routes bien larges qui serpentent le long de la montagne. Et il cueille toutes les fleurs qui sont là. Et naturellement, il n'avance plus. Comme dira l'apophtegme, il retourne en arrière.

Par contre, celui qui voit, lui, il continue. Pourquoi ? Parce qu'il voit ! Nécessité absolue d'une vision et alors d'un appétit. Il faut être mis en appétit. Le chien, lui, a faim. Il doit attraper le lièvre. Il faut donc qu'il y ait dans le coeur du moine un appetitus, une faim.

 Vous avez là tout l'arrière plan mystique de ce que nous appelons le jeûne. Le moine, c'est un homme qui a toujours faim. Et il va symboliser cette faim par l'austérité de son manger et de son boire, par le fait qu'il sera toujours en état d'appétit physique, biologique, qui va lui rappeler qu'il devra toujours être en état d'appétit spirituel. Mais tout cela n'est possible que s'il voit...

 

Voilà, mes frères, ce qui va lui permettre de tout mépriser et de ne reculer devant rien. Le chien passe à travers tout. Et il ne se laisse arrêter ni par les ravins, ni par les rochers, ni par les buissons. Jean de la Croix disait : Point ne cueillerai de fleurs, les fauves je ne les craindrai pas, je passerai les forts et les frontières.

C'est le même monde spirituel à des siècles de différence, des siècles de distance. Mais nous sentons bien que c'est un mon­de monastique, que c'est le monde de Saint Benoît. Je suis persuadé, pour ma part encore, que Saint Benoît a lu cette apophtegme. Naturellement je n'ai pas le temps, ici, de rechercher les points d'attache à l'intérieur de la Règle. Mais ils s'y trouvent. Rien que dans cet omnino nihil qui est une des devises principales de sa spiritualité lorsqu'il dit : il ne s'embarrasse de RIEN.

Mes frères, que viennent faire les voeux, alors, dans cet apophtegme ? Eh bien, le voeu, c'est ce qui met en oeuvre l'appé­tit. L'appétit, ce n'est que cela ! Le voeu alimente le rien. Et il creuse l'estomac spirituel, il le met en appétit. Les yeux sont fixés sur Dieu. De lui on reçoit la nourriture dont on a besoin. Et alors on avance. Et comme dit Saint Benoît, on court. Le chien court. Et Saint Benoît dit : Il faut courir vers Dieu, il ne faut pas traîner.

Voilà, mes frères, ce petit hors d'œuvre ! Vous allez dor­mir là-dessus. Vous allez sans doute faire des beaux rêves ? Et demain, pour l'Office de Nuit, nous serons tous en appétit...

 

Chapitre : Les vœux.                               16.12.81

      11. Faire le point.

 

Mes frères,

 

Nous devions faire le point de notre navigation sur l'océan de la vie monastique. Voici quelle est notre position, nous som­mes situés entre deux pôles d'attraction : un être d'une beauté fascinante mais qui est en même temps rayonnement d'une majesté et d'une gloire trop lourde pour notre insignifiance. Si bien que cet être nous inquiète. Il s’agit du Dieu qui est bouillonnement de vie. Il est beaucoup trop vivant pour nous.

Et, de l'autre côté, nous avons d'autres êtres qui nous sont familiers, qui sont faciles, qui sont complices. Ce sont nos ido­les. Nous sommes là, balancés entre les deux. Dieu, il nous est inconnu. Il est hors de nos prises. Il ha­bite un univers qui nous est inaccessible. Avec lui, il nous est impossible de frauder. Il met à nu notre vérité. Cette vérité, nous pouvons encore la camoufler au regard des hommes, mais pour lui, c'est impossible. Et nous le sentons.

Si bien que le réflexe du vieil Adam se réveille en nous. Nous avons envie de nous cacher, de nous couvrir, de nous vêtir, de nous maquiller pour échapper à son regard. Mais cela est impos­sible. Nous sommes irrésistiblement attirés par Lui, ne l'oublions pas. Car notre instinct nous dit que dans la contemplation de sa beauté se trouve notre véritable bonheur.

 

Dans les idoles, par contre, nous nous reconnaissons tout de suite. Et il n'y a rien d'étonnant, car ces idoles, elles sont MOI en creux et en relief, mais toujours MOI. Je me retrouve en elles, je m'y reconnais. Ces idoles, elles me flattent, elles en­graissent ma chair. J'en ai pour tous mes goûts. Si bien qu'elles me donnent l'illusion de la vie et de la puissance. Et que ce passe-t-il alors ? Tantôt la tempête des passions me jette vers les idoles, tantôt le souffle de l'Esprit me pous­se vers mon Dieu, vers l'Unique.

Quelle va être la fonction des vœux ? Eh bien, le voeu lan­ce une amarre qui fixe, qui ancre, qui attache mon embarcation à Dieu. Si bien que la violence des flots si parfois elle m'écarte de Dieu, elle ne m'en sépare jamais. Je suis toujours relié à Dieu par ce câble. Et Dieu, de son côté, en tirant prudemment, doucement sur le cordage, il m'attire à lui.

Le voeu va donc me donner ce qui me manque. Il va corriger mon inconstance, mon instabilité. Il va me protéger contre l'il­lusion. Il va me donner fermeté et solidité. Si je demeure fidèle à mes voeux, si je me réfère à eux, si ma vie est conditionnée par eux, je vais devenir comme un clou en acier enfoncé dans une muraille de béton. Le clou, c'est moi. La muraille, c'est Dieu. Pour arracher le clou, il faudrait démolir une partie de la muraille, il faudrait que Dieu cessa d'être Dieu.

 

Voyez donc quelle solidité peut me donner cet engagement que j'ai signé avec Dieu, ce contrat que j'ai conclu avec lui ! Nous sommes loin pour l'instant, en apparence toujours, du contrat de travail où je collabore avec Dieu à une oeuvre qui nous est commune : lui, à sa place d'employeur, de directeur, d'organi­sateur et moi, à ma place d'exécutant fidèle, d'exécutant qui épou­se les intentions de son maître. .En apparence nous en sommes loin !

Non, nous en sommes très proches. Car ce qu'on attend d'un operarius, ou d'un servus, d'un ouvrier ou d'un serviteur, c'est qu'il soit en tout conforme à ce que son maître attend de lui. Si son maître se reconnaît en lui, alors le serviteur sera parfait. Mais, ce serviteur malgré tout est faible, ce serviteur a peur de son maître. Rappelez-vous toutes ces paraboles où le Christ parle de ce contrat entre Dieu et l'homme : l'homme a peur.

Mais le fait que je suis lié à ce Dieu, que je suis attaché à lui par ce filin, cet amour, ça va corriger en moi ce qui est défectueux, ce qui est craintif, ce qui est peureux. Et je senti­rai l'audace, la sécurité et la vigueur d'intention de mon maître passer en moi. Alors, je deviendrai vraiment l'exécutant qu'il attendait. Entre son oeuvre et la mienne il n'y aura plus de différence. On ne saura plus savoir si c'est Dieu qui agit ou si c'est son ser­viteur parce que c'est le maître qui agira à l'intérieur du ser­viteur.

 

Mes frères, il faut donc que ce ballottement entre Dieu et les idoles vienne à cesser. Il faut que je sache que l’idole est une illusion. Il faut que je sois amarré de plus en plus près à Dieu et savoir que d'un côté c'est le rien et que de l'autre côté c'est la vie et c'est tout. Le voeu sera donc non seulement don de moi-même, mais il se­ra aussi et surtout, et d'abord accueil de Dieu et de tout son être qui est amour.

 

Chapitre : Les vœux.                               18.12.81

      12. La conversion.

 

Mes frères ,

 

Le point de notre position nous a révélés que nous étions ballottés entre Dieu et nos idoles : Dieu qui exige une relation privilégiée exclusive et les idoles qui en habiles sirènes char­ment nos oreilles de leurs chants. Nous ne sommes pas entièrement converti. Notre coeur est affligé de strabisme. Il louche. Les deux yeux ne regardent pas dans la même direction.

 

Je viens de prononcer le mot de conversion. Je ne vais pas entrer dans les controverses qui divisent les spécialistes de la Règle de Saint Benoît au sujet des textes et de leur traduction. Mais en tout cas le quis noviter veniens ad conversationem, 58,1, ou convertionem, comme on veut, c'est à dire que celui qui se présente pour embrasser la vie monastique conversationem a l'in­tention de se convertir. Il devient ad convertionem...

La conversion est une des composantes essentielles de la vie monastique : une conversion du monde et de ses attraits à Dieu et à sa beauté, de la loi du péché, de la loi de la chair à la loi de l'Esprit, de l'égoïsme à l'amour ou, si vous le préférez pour revenir dans notre terminologie : des idoles à Dieu.

Dès l'origine, la vie monastique a été vue, a été perçue com­me un reditus après un discessus, comme un retour après un éloi­gnement. Saint Benoît est explicite. Il nous dit que nous devons par le labeur, la fatigue, la peine de l'obéissance, revenir à celui dont nous avait écarté la desidia, la nonchalance, la né­gligence, la lâcheté de la désobéissance.

 

Et dans le fond, notre vie monastique ne fait que parcourir en quelques années, les quelques années de notre séjour au monas­tère, l'histoire de l'humanité telle qu'elle nous est révélée dans les Ecritures Saintes. L'humanité qui s'écarte de Dieu et qui tout au long de son histoire, avec beaucoup de peine et de difficultés doit maintenant revenir à Dieu.

J'attire à nouveau votre attention sur l'importance de la Lectio Divina dans notre vie, mais une Lectio Divina bien faite. L'Ecriture n'est rien d'autre qu'une prophétie qui nous découvre notre histoire personnelle. Je sais à l'avance tout ce qui va m'arriver. Et lorsque quelque chose d'un peu insolite se présente devant moi, dans l'Ecriture je trouve la grille qui permet de dé­chiffrer l'événement de façon à ce que je puisse le faire mien, y entrer, l'épouser, et de l'intérieur le maîtriser pour le guider.

Car, je ne peux pas subir la vie. Je l'assume, je la prends en main. Et sous la conduite de l'Esprit qui est créateur, je m'avance dans cette route qui me ramène à Celui dont je suis séparé par la désobéissance. Les premiers moines, aussi, avaient au coeur la nostalgie du paradis perdu. Ils ont vu le terme, l'achèvement de leur con­version comme un retour à l'état paradisiaque. Mais je laisse ça de côté pour l'instant. J'y reviendrai lorsque nous parlerons de la convertio morum. C'est très inté­ressant, très éclairant et aussi, c'est stimulant à travers les obscurités et les imprévus de notre existence.

 

Maintenant, le vœu ? Le voeu entend éliminer toute forme de partage. Nous sommes donc ballottés entre Dieu et les idoles. Le voeu tend à éliminer toute forme de partage. Et nous, nous ne comprenons la qualitas, la qualité, la valeur du voeu que si nous entrons dans l'absolu de son exigence. Qu'on ne vienne pas dire que je suis excessif ? Non ! Lors­qu'il s’agit de la donation de mon être à Dieu par un contrat qui devrait m'enfoncer en lui, il ne peut être question de tergiverser ni de choisir encore à côté. C'est cela le but du voeu.

Ailleurs, Saint Benoît a un habile jeu de mots - il apparaît quelque peu en français, mais en latin il est encore beaucoup plus percutant - lorsqu'il dit le nihil omnino.

Vous avez là le RIEN et vous avez le TOUT. RIEN et TOUT. En français on dira RIEN DU TOUT, ce qui peut se comprendre aussi le TOUT DU RIEN...Il n'y a pas de milieu, c'est un des deux. Et pour Saint Benoît, ce n'est qu'un : c'est le TOUT DU RIEN...

Le voeu va exercer une fonction médicinale. Il me libère, il me guérit, il me fortifie, il me stabilise. A condition naturel­lement encore une fois que je le prenne au sérieux. Sinon, il va me disloquer. Car à l'intérieur de ma conscience, il va agir. Le voeu est porteur de cette Parole qui comme une lame effilée sépare les jointures des moelles et qui pénètre au fond de mon être pour le juger.

 

Pourtant, il faut bien reconnaître, il faut nous prendre tels que nous sommes. Le processus de conversion, il est lent et il est long. Cette conversion, c'est un retournement, c'est un passage d'une région à une autre : la région de la dissimilitude à la ré­gion de la similitude, de la dissemblance à la ressemblance.

C'est un processus de transformation, de métamorphose et ça ne peut pas s'opérer en une fois. Donc si nous avons encore des hésitations, des reculades, des chutes, nous ne devons pas le prendre au tragique car nous venons de très loin et nous sommes pesants. Nous sommes englués dans toutes sortes de colles et nous ne parvenons pas à nous en débarrasser.

Voyez ! On nous a présenté dans les revues et les journaux des images de ces oiseaux de mer qui s'étaient par malheur posés dans les goudrons, dans les pétroles bruts qui avaient reflués sur les côtes françaises au moment où un énorme pétrolier avait fait naufrage. Vous voyez ces oiseaux qui sont là ! Ils ne savent pas se détacher de cette glu, de ce goudron. Il faut les prendre, il faut les laver avec patience. Il y avait des sauveteurs, de braves âmes qui s'occupaient de ça.

 

Eh bien, nous sommes comme ces oiseaux. Et c'est l'Esprit de Dieu qui avec une patience amoureuse - car il est l'amour - ­s'occupe de nous. Et il nous débarrasse de tout ce qui nous re­tient et insensiblement opère notre conversion, notre retourne­ment, notre volte-face.

Donc, mes frères, nous ne devons jamais nous décourager, car, ne l'oublions pas, Dieu est amour. Il a voulu partager notre con­dition d'homme pour se bien rendre compte existentiellement de ce que ça voulait dire. Et finalement, nous le savons, sa grâce sera plus forte que toutes nos résistances.

 

Chapitre : Les vœux.                               22.12.81

      12*. Nous revenons de loin. [19]

 

Chapitre : Parole de vie.                           20.12.81

          3. Devenir prière. [20]

 

Mes frères,

 

Pour suivre la logique de l'amour, il faut prendre dès le départ et tenir jusqu'au bout le risque de la confiance : confi­ance en Dieu, confiance en l'homme, confiance en nous-mêmes. Mais pour marcher sans défaillir sur ce chemin, nous devons consommer un viatique qui, insensiblement, va nous transformer de fond en comble : je veux dire la prière.

Et je pose une question qui est un rappel de notre vocation. Et cette question, je l'emprunte à la lettre circulaire que le père Abbé Général nous a adressé à Pâques 80. Cette question, là ­voici : Considérons-nous encore comme un idéal désirable la pra­tique de la prière continuelle ? Est-ce un souci qui nous taraude ?

Amour, confiance, prière forment une inséparable trilogie. Il est impossible d'aimer si on ne donne pas sa confiance. Et il est impossible de s'ouvrir à la confiance si on ne s'élève pas par l'amour dans la sphère du surnaturel.

 

La vie monastique est réductrice de la personne, elle est castratrice, elle est étouffante, elle est déprimante si elle n'est pas prière, c'est à dire si elle n'est pas contact conscient et permanent avec Dieu. Si bien que les hommes et les événements ne sont plus jugés d'un point de vue humain, étriqué et borné mais ils sont contem­plés dans une attitude qui est celle de Dieu amour et providence.

La prière, c'est à dire les yeux ouverts sur Dieu, nous fait comprendre et croire que tout coopère au bien de ceux que Dieu aime. Et ce bien, c'est notre configuration à l'image du Christ jusqu'à notre transfiguration en lui. Voilà le bienfait de la prière ! Il nous permet de voir les choses comme elles sont, c'est à dire comme elles sortent des mains amoureuses de notre Dieu. Il nous permet d'être à notre place dans le monde, d'être bien dans notre peau, de nous ouvrir avec confiance à la vie, à tout ce que la vie nous apporte, même ce qui nous paraît contraire.

Car nous savons que derrière agit Dieu qui est amour, qui nous configure à l'image de son Fils, qui est mort certes et qui a terriblement souffert, mais qui au-delà de cette mort est entré dans la résurrection. Et nous savons par la prière, et nous expérimentons - c'est cela qui est le plus beau - nous expérimentons notre lente, pro­gressive mais irréversible transfiguration.

 

La prière est donc un appel muet ou sonore. Elle est la cha­leur d'un regard qui admire, qui boit, qui reçoit ou qui implore. Ou elle est parole d'un coeur altéré, toujours altéré, d'un coeur qui peut être oppressé mais qui aussi, parfois, est enthousiasmé par tout ce qu'il voit.

La prière, elle est, dans son essence, toujours action de grâce. Et même si nous n'y pensons pas, elle est mystérieusement reliée à l'Eucharistie, à ce Christ qui est présent parmi nous, qui est oblation de l'humanité à son Père, au Créateur, et qui sans cesse est remerciement.

La prière, elle nous pose et elle nous enracine dans notre vérité, c'est à dire dans notre indigence et notre humilité. Nous vivons en état de besoin et nous sommes sortis de rien. Mais ce besoin appelle un accomplissement. Et ce rien est promis à la totalité.

 

Voyez le coeur de celui qui attend tout de Dieu ! Mais ce coeur n'est jamais rempli, parce que à mesure qu'il reçoit, il se dilate et il est capable d'embrasser la totalité du monde puisqu' il est capable de posséder en lui Dieu en personne. Etant temple de Dieu, à l'intérieur du Dieu qui habite en lui il possède le monde.

Notre indigence, notre pauvreté, notre humilité est donc no­tre richesse. Elle devient source de paix et portique large ouvert de la confiance. Grâce à la prière qui nous installe dans notre vérité, notre être ne girouette plus. Il devient pros ton theon, tourné vers Dieu, porté vers Dieu. C'est l'expérience du Verbe de Dieu. C'est quelque chose que nous ne pouvons pas imaginer. Nous ne pouvons même pas le concevoir, mais nous pouvons le vivre.

Et c'est en le vivant, en en prenant conscience que nous savons en quoi cela consiste d'être dans un élan continu porté vers la source de tout être, de tout amour qui est Dieu. Or, cela se réalise à l'intérieur de la prière - ô tout au début, c'est quasi imperceptible - mais lorsque cette prière se développe, lorsqu'elle grandit, lorsqu'elle prend possession de l'être, cet être atteint la stabilité. Il entre dans la prière continuelle, donc dans l'élan continuel vers Dieu, dans l'ouver­ture perpétuelle à Dieu et, il est devenu prière.

 

Voilà, mes frères, l'objectif que poursuivaient les tous pre­miers moines. Et j'en reviens à la question du Père Abbé Général : Est-il encore le notre aujourd'hui ? Ou bien est-ce que nous pré­férons nous perdre à aller nous abreuver aux petits ruisseaux que nous apporte le monde et qui ne peuvent pas nous désaltérer, loin de là ! S'ils ne nous empoisonnent pas ?

Mais je sais, mes frères, que cet idéal, il est encore pré­sent en chacun de nous. Parfois il est recouvert de brume ? C'est inévitable ! Mais en dessous de ce brouillard, il est là qui attend et qui à notre insu nous fait progresser, entretient et nour­rit notre fidélité.

Mes frères, l'amour joue ainsi sur tous les claviers de notre être. Et sa logique, même si elle nous surprend, si elle nous étonne encore, elle nous comble car elle nous introduit toujours plus avant dans la plénitude de Dieu. Je reviens à cette Parole de l'Apôtre Paul que j'ai encore rencontrée dernièrement, nous l'entendons d'ailleurs si souvent au cours de l'Office : Pour que vous soyez un jour remplis de toute la plénitude de Dieu.

Mais pour cela, il faut que le vide se fasse en nous. Il faut que nous ayons faim et soif de la seule nourriture qui est la volonté de Dieu. Il faut que nous soyons devenus prière. Il faut que nous soyons ouverts à la confiance et que ainsi, nour­ris et fortifiés, nous puissions suivre jusqu'à son terme la ma­gnifique logique de l'amour.

Voilà, mes frères, le dernier fruit que j'ai recueilli de notre retraire annuelle. Je l'ai en toute simplicité partagé avec vous. Maintenant j'exprime un souhait, une invitation : que vous le dégustiez avec moi.

 

Temps de Noël : Messe de minuit.                24.12.81

      1. Introduction :

 

Mes frères,

 

Nous venons de nous prosterner dans un geste d'adoration, de reconnaissance, et de repentance. Nous ne sommes pas dignes de nous approcher du mystère de l'Incarnation. Et pourtant, notre vocation, c'est de le vivre. Nous sommes pris entre le charnel et le divin, entre le péché et l'amour.

Voici ce que nous allons faire : en ouvrant cette Eucharis­tie nocturne, cette liturgie solennelle, nous allons nous confier tels que nous sommes à Marie la Mère de Dieu et à l'immense famil­le des Saints. Ils laisseront tomber sur nous leur lumière. Et nous en deviendrons meilleur et beau.

 

      2. Homélie :

 

Mes frères,

 

Dieu est amour et l'amour est lumière. Plus profonde, plus obscure est la nuit, plus belle, plus rassurante brille à nos yeux la lumière de l'amour. Sans cette lumière, il ne nous serait pas possible de survi­vre dans notre monde de péché. Mais avec elle et en elle, nous devenons nous-mêmes lumière, signal d'espérance pour tous les hom­mes.

La nuit de Noël et la nuit de Pâques, je les vois comme deux piliers portant un arc de lumière par lequel l'humanité entre vers l'accomplissement de son destin : être pour l'éternité ray­onnement de la gloire du Créateur qui est amour. Cette merveille a eu un début. De ce commencement à la fois ponctuel et supra temporel, nous reprenons conscience au cours de cette nuit bénie.

Dans ce commencement, chaque détail, les moindres détails sont autant de pierres précieuses. J'en détache une qui me paraît d'une valeur sans prix : A deux reprises il nous est dit que le nouveau né, ce nouveau né qui est le Messie, le Sauveur, le Seigneur, lui qui porte l'univers par le souffle de sa puissance, ce nouveau né est couché dans une mangeoire. Il faudrait nous arrêter et regarder longuement sans glisser dans la sensiblerie, contempler pour comprendre et adorer.

Un fil invisible, une intention d'amour relie mystérieusement cette man­geoire, la croix du Golgotha et la table Eucharistique. Dieu est devenu homme afin d'être mangé. Sa chair est la vraie nourriture. Son sang est le véritable breuvage. Mais au préalable, il a fallu aussi qu'il fut dévoré par le crime comme fut dévoré le premier fruit dans le premier paradis. Si nous mangeons Dieu, c'est pour être assimilé à sa vie et deve­nir avec lui un seul esprit.

 

Mes frères, cette nuit nous rappelle que nous sommes pris sous le faisceau d'une lumière qui est l'amour. Et mon souhait de Noël pour cette année, je vais le formuler comme suit : que nous demeurions fidèlement dans cette lumière afin que soit manifesté en nos corps mortels la gloire de notre grand Dieu et Seigneur Jésus Christ. Et que à notre tour nous puissions devenir nourriture de vie pour tous les hommes nos frères.

 

                                                                                                                    Amen.

 

Temps de Noël : Messe du jour.                  25.12.81

      1. Introduction :

 

Mes frères,

 

Cette nuit nous avons commémoré la naissance à Bethléem en Judas du Sauveur de l'humanité, l'homme Jésus, le fils de la Vierge Marie. A présent, nous adorons le Dieu, le Dieu qu'il est, Dieu actuellement engendré du Père. Purifions le regard de notre coeur afin que notre contem­plation ne faiblisse pas. Et implorons avec confiance, pour nous-­mêmes, pour tous les hommes, la miséricorde de notre Dieu.

 

      2. Homélie :

 

Mes frères,

 

La naissance du Fils de Dieu, l'incarnation de Dieu, saisit l'humanité et la projette dans cette transporalité que nous appe­lons éternité. Dieu a voulu devenir homme afin que l'homme puisse devenir Dieu et participer en plénitude à la vie éternelle. Nous allons suivre quelques instants l'enchaînement de cet admirabile commercium, de cet échange merveilleux.

Au commencement le Verbe de Dieu, le Logos, Lui qui est la lumière éclatante de la gloire de Dieu, expression parfaite de son être, le Logos est en face de Dieu, porté vers Dieu avec une puissance infinie, retournant sans fin à la source dont sans fin il jaillit, ce Logos est la lumière substantielle vraie, il est la vie et il est Dieu.

Ce Logos, sans quitter son commencement où il est éternellement engendré du Père, inaugure ­un nouveau commencement où il se laisse temporellement engendrer in sinus virginis, dans le sein d'une Vierge. Et dès cet instant, notre chair qu'il a assumée est arrachée à la corruption. Elle est entraînée avec lui dans l'élan qui le pousse vers son Père. Elle est destinée à la résurrection et à la divinisation.

 

Mes frères, j'attire votre attention sur le vocabulaire. Dans le texte original il est dit que ceux qui croient en ce Verbe de Dieu devenu chair, ceux-là sont tekna theou. Ce qui signifie lit­téralement : ils sont eux aussi engendrés de Dieu, tirant leur existence, ek theou, à partir de Dieu. Telle est notre noblesse, mes frères ! Nous comprenons mieux que la gloire de Dieu, c'est l'homme vivant, l'homme vivant de la même vie de Dieu, l'homme immergé dans le brasier Trinitaire et rayonnant, comme le fils de Dieu qu'il est devenu, la lumière et l'amour.

Il s’agit bien de l'homme dans sa chair, dans ce fragile édifice de substances organiques, et une chair personnalisée, la mienne, pas celle d'un autre. Et cette chair, mes frères, vais-je la prendre et la jeter en pâture au péché ? Certes la loi du péché domine sur elle, mais contre elle et malgré elle. Et en elle, la puissance de la gé­nération en Dieu est infiniment plus forte. Nous voyons la jonction entre la logique de la génération divine des hommes et la logique de l'amour. Les deux sont iden­tiques.

Aujourd'hui, qui est un aujourd'hui d'éternité, relevons la tête, mes frères ! Nous savons d'où nous venons et où nous allons. Et grâce soit rendue à Dieu notre Père qui par son Fils Jésus le Christ notre Seigneur nous appelle à une telle sublimité de destin dès le moment présent pour une éternité de gloire.

 

                                                                                                              Amen.

 

Temps de Noël : Fête de Saint Etienne.         26.12.81

      Homélie : Etienne, chrétien accompli.

 

Mes frères,

 

Pour quelle raison l'Esprit Saint a-t-il voulu que nous fut rapporté le lynchage du diacre Etienne ? Pour le savoir nous devons nous reporter du récit abrégé que nous venons d’entendre à l'épisode entier. Etienne, un homme rempli de la force et de la sagesse de Dieu, un serviteur de son Maître le Christ et de ses frères, il est arrê­té et conduit devant un tribunal. Il prononce un long discours. Puis, c'est l'altercation, les invectives et finalement le meurtre. Nous voyons ainsi se profiler' le portrait d'Etienne, s'imposer la figure radieuse et triomphale d'un martyre.

Etienne est un prototype. Il nous enseigne où est notre de­voir même si nous ne sommes pas comme lui appelez jusqu'au sang. L'intention de l'Esprit, la voici : camper sous nos yeux un chré­tien parfait, achevé. Et pourquoi Etienne est-il un chrétien ac­compli ? Mais parce que il a poussé jusqu'à son point extrême la logi­que de l'amour. Etienne est taraudé par l'amour. La fameuse Parole du Christ : Il n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour celui qu’on aime, elle est tombée en lui. Elle n'est pas tom­bée sur une terre ingrate.

Etienne vit en état d'extase. Il vit hors de lui. Il ne peut pas ne pas être témoin et martyr. Etienne n'a pas mis sa vie au service d'une doctrine, d'une idéologie, d'une cause. Il l'a sacri­fiée à une personne, une personne qu'il voit des yeux d'une foi éveillée, une personne avec laquelle il vit de toute l'ardeur de son être passionné, d'une personne qu'il aime jusqu'à en devenir fou.

 

Mes frères, permettez-moi à moi aussi un brin de déraison et pardonnez-moi ! Je vais prêter ma langue à Etienne. Qui va parler ? Est-ce Etienne ou est-ce moi ? Je ne le sais pas, ne faites pas la distinction !

Cette personne, le Christ Jésus, a livré sa vie pour moi. Il est mort pour moi, à ma place. Si je vis, si je suis ici en train de vous parler, c'est grâce à lui. Vous pouvez prétendre le con­traire ! Moi, je connais mon expérience et je sais. Je me tiens debout entre cette personne, le Christ et vous. N'essayez pas de toucher au Christ, vous devriez d'abord m'atteindre et m'abattre.

Voilà, mes frères l'essence du témoignage chrétien. Le Christ est mort et ressuscité pour nous, pour moi. Si bien que je ne vis plus pour moi-même. Et si je meurs, c'est pour lui. Dans la vie et dans la mort, c'est au Christ que j'appartiens.

 

Je vous conseille d'être attentif à un article qui va être présenté à partir d'aujourd'hui au cours de notre dîner. Le Théolo­gien Balthazar va dégager la spécificité du martyre chrétien. Et pour terminer, laissez-moi vous dire que le vrai contempla­tif est le frère d'Etienne. En lui comme en Etienne le Christ a triomphé. Et par lui il triomphe grâce au témoignage d'un amour au-delà duquel rien de plus grand ne peut être pensé.

 

                                                                                                             Amen.

 

Temps de Noël : Fête de la Sainte Famille.     27.12.81

Chapitre : Nous sommes tous des handicapés.  

 

Mes frères,

 

Ce matin, je vais reprendre un sujet que j'ai abordé le pre­mier Janvier. Vous n'avez pas oublié que les Nations Unies avaient décidé que l'année 81 serait consacrée aux handicapés. L'intention n'était pas de nous amener à nous apitoyer sur leur sort, mais plutôt de nous sensibiliser à la présence des han­dicapés parmi nous, à nous rappeler leurs problèmes, leurs diffi­cultés.

Leur infirmité, en effet les relègue dans une marginalité humiliante et déprimante alors qu'ils ont droit tout comme nous, comme tout être humain, à un épanouissement libérateur et créa­teur. Il importe donc d'aménager la vie sociale afin de leur per­mettre une intégration parfaite. Il faut dire que l'opinion publi­que a été touchée et que des mesures sont déjà prises afin de per­mettre aux handicapés de s'adapter comme les autres à la vie de tous les jours.

Je pense, par exemple, aux nouvelles stations de métro, aux grandes surfaces de vente, aux écoles, aux ateliers protégés, enfin, beaucoup de réalisations qui sont en voie d'accomplissement. Mais ce n'est pas de cela que je veux vous parler. Vous pou­vez consulter les revues spécialisées. Je vous le dis, toute cette année a été assez bien remuée par une réflexion sur le sort des handicapés.

 

Mais je voudrais vous dire que tous autant que nous sommes, nous sommes à des degrés divers, nous sommes des handicapés. Nous portons inscrit dans notre système nerveux central et périphéri­que le drame de notre naissance, les tares de notre hérédité, les traumatismes de notre enfance, de notre adolescence, les tra­ces de nos erreurs, de nos péchés, de nos expériences malheureuses. Nous avons chacun nos déficiences physiques et psychiques.

Or, une voix en nous crie que nous voulons être reconnus, acceptés, respectés tels que nous sommes, que nous désirons être aimés et conduits à la réussite de notre vie. Or cette réussite, elle est pour chacun d'entre nous la trans­formation de ce corps de misère en un corps de gloire, que ce ne soit plus nous qui vivions, mais le Christ qui vive en nous. En nous ? Mais en nous bien concret !

Non pas un nous idéa­lisé, un nous idolâtré, un nous irréalisable, inexistant, mais nous dans nos limites, dans nos capacités d'handicapés. Que ce soit le Christ qui batte dans notre coeur jusqu'à ce que nous ne fas­sions plus qu'un seul esprit avec lui et que nous parvenions à notre parfaite stature d'homme en lui.

 

Ce que nous désirons, mes frères, c'est que notre coeur, l'intime de notre être, là où nous sommes nous, là où notre nom ir­remplaçable est inscrit, que nous soyons purifiés et que de nos yeux nouveaux nous puissions contempler notre Dieu, que nous puis­sions voir sa lumière et nous-mêmes devenir lumière. Voilà ce qui est inscrit en nous ! Voilà ce que nous appelons, ce que nous demandons, nous qui sommes des handicapés. Une lucidité courageuse doit nous faire entrer dans la vérité sur notre condition réelle. Et cette lucidité courageuse n'est au­tre que la sainte et belle démarche de l'humilité.

Et lorsque cette démarche est accomplie, nous sommes mûrs pour être comblés. Dieu a les mains libres pour nous enrichir de ses dons, pour nous enrichir de sa vie. Sinon, que va-t-il arri­ver ? Nous allons gaspiller ce qu'il désire nous donner. Alors, il attend, il attend que nous soyons devenus vrais. Et lorsque cette démarche de l'humilité est achevée, nous sommes aussi capables d'accepter les autres tels qu'ils sont et d'entrer avec eux dans des relations fraternelles enrichissantes pour les deux.

 

Vous voyez, cette année du handicapé, elle débouche sur une vision spirituelle extraordinaire. Naturellement, les dirigeants des Nations Unies n'ont pas pensé à tout ça. Mais l'Esprit de Dieu qui travaille en eux s'est servi d'eux, de leurs antennes pour nous lancer un message que nous captons aujourd'hui.

Saint Benoît - puisque nous sommes dans un monastère Bénédictin - n'a pas attendu, lui, l'année des handicapés pour nous dire des choses très vraies. Rappelez-vous ! Il nous dit : chacun dans le monastère a son don - son charisme dirait-on aujourd'hui - l'un d'une sorte, l'autre de l'autre...

Et l'Abbé doit tout tempérer, tout adapter pour que les forts aient le désir de donner davantage, et pour que les faibles ne soient pas découragés. Si bien que il doit : multorum servire moribus, 2,85. Il doit se mettre au service des caractères, des moeurs, des façons de vivre, et de voir, et de se conduire de chacun. Car dans un monastère chacun a le droit absolu d'être lui.

 

Et cette si belle parole qui dit tout et qui nous montre que Saint Benoît vivait déjà de son temps cette année du handicapé. Il dit : les infirmes, infirmitates, les faiblesses du corps et

de l'âme - nous dirions aujourd'hui physiques et psychiques de chacun, il faut les porter patientissime, avec une patience in­finie, 72,9.

N'est-ce pas cela, mes frères, qui est demandé aux handicapés que nous sommes ? Que nous nous supportions avec une patience sans bornes dans nos infirmités physiques et psychiques. Pas seulement nous supporter les uns les autres, mais d'abord nous supporter nous-mêmes dans nos limites. Et ainsi, mes frères, comme le demande Saint Benoît, personne ne sera contristé dans la maison de Dieu.

Voyez un peu quel programme ! N'est-ce pas beau au-delà de tout ce que nous pouvons imaginer ? Aujourd'hui, nous célébrons la fête de la Sainte Famille. Eh bien, une famille sainte est une famille où ce programme de Saint Benoît est pris au sérieux et appliqué par chacun. Dans cette famille de Nazareth, il ne faut pas penser que c'étaient des surhommes ?

 

Non, c'étaient une femme, un homme et un enfant avec eux aussi leur hérédité, leurs limites, leurs fai­blesses, leurs erreurs. Oui mes frères, ce n'était pas des péchés ! Mais ils étaient des hommes à part entière comme nous. Or, cette famille était l'image de la famille Trinitaire où chacun se reçoit des autres et se restitue aux autres, où chacun n'est que pure relation aux autres.

Mes frères, notre communauté, si elle s'efforce de reproduire cet exemple de la famille de Nazareth, si elle accepte ses limites et ses handicaps, notre communauté va devenir toujours davantage un milieu épanouissant pour chacun. Remercions Dieu pour la grâce qu'il nous a faite dans cette année. Elle a réveillé notre conscience.

Je dois dire que dans notre communauté il circule une vie qui est fervente de charité, que notre communauté est vraiment un milieu où chacun se recon­naît et s'accepte toujours davantage tel qu'il est et, où deve­nant toujours plus à notre aise dans notre propre peau, nous ac­ceptons aussi que les autres soient à l'aise dans la leur. Et, lubrifiés par cet esprit, tous nous vivons les uns avec les autres comme les membres d'un corps, d'un corps harmonieux, d'un corps équilibré, d'un corps souple qui peu danser - le mot n'est pas trop osé - qui peut danser au souffle si prenant et si envoûtant de l'Esprit.

 

Et permettez-moi de vous remercier chacun d'entrer dans cette vision de Dieu sur notre communauté, sur notre monastère. Et ainsi j'en suis certain, à partir de cette petite portion du Royaume de Dieu qu'est la terre de Saint Remy, il se disperse dans le monde des ondes d'amour, des ondes de bonté qui font que les handicapés maintenant partout où ils sont se trouvent mieux reconnus,mieux acceptés, mieux aimés.

 

 

 

 

Temps de Noël : Fête de la Sainte Famille.    27.12.81*

      Homélie : Siméon l’étranger.

 

Mes frères,

 

Le contenu de la Parole divine est inépuisable. Aujourd'hui se révèle dans la spontanéité d'un geste simple, beau, mais pour­tant insolite, un mystère que nous allons ensemble contempler afin de nous laisser pénétrer et transformer par lui.

Un homme, un étranger, Siméon, prend dans ses bras un enfant, l'enfant Jésus âgé de 6 semaines. Et la mère, Marie, laisse faire. Mieux, elle a du sans complexes, sans craintes confier, abandon­ner à cet inconnu le trésor le plus précieux que la terre n’ait ja­mais porté. N'était-ce pas risque insensé, folle imprudence ? Certes, l'Esprit de Dieu reposait sur Siméon. Il devait de cet homme irradier quelque chose qui inspirait la confiance. Mais malgré tout, c'était un étranger rencontré par hasard dans la cour du temple.

 

Mes frères, en un éclair, je suis au point focal qui justifie les entreprises les plus audacieuses et les plus humainement ab­surdes de Dieu. Dieu est amour et il transforme en amour tout ce qu'il touche. Et l'amour est un feu insatiable qui brûle, qui con­sume, qui fait prendre le risque fou de la confiance absolue.

Marie, Joseph, Jésus, Dieu lui-même vivent dans le souffle de cette confiance sans limite. Et c'est la raison pour laquelle ils sont pour jamais le modèle insurpassable de toute relation sociale équilibrante, en particulier au sein des familles, de toutes les familles sans exceptions, y compris la famille monas­tique.

            Dieu ouvre un crédit absolu à une jeune fille pour une mis­sion qui ferait reculer les plus forts : être pour l'éternité la mère de Dieu. Et Marie s'ouvre sans réserve à ce Dieu qui la sol­licite : Voici la servante du Seigneur, qu'il m'advienne selon ta Parole. Joseph, quant à lui, ajoute foi à des propos qui lui sont adressés dans un rêve. Et Jésus, il fait corps avec sa mission : être Amen, être Oui sans retour.

 

Et ainsi en fut-il, mes frères, pour Joseph, pour Marie, pour Jésus, pour Dieu aussi, ne le laissons pas de côté ; ainsi en fut­-il jour après jour, heure après heure, dans les situations les

plus ordinaires et dans les aléas les plus tragiques ; ainsi en fut-il dans le temple lorsque Marie déposa son fils, son bébé, dans les bras de cet étranger.

Mes frères, la confiance est fleur et nourriture de l'amour. Or sans amour, vous le savez, il est impossible à un homme de survivre et à une société de subsister, que ce soit la communauté internationale, un état, une famille, un monastère. Le risque de la confiance, oserons-nous le prendre ? Et j'en­tends une confiance tous azimuts, de notre réponse dépend la réussite ou l'échec de notre vie.

Cette réponse, je le sais mes frères, elle est un oui franc et massif et je vous en remercie. S'il nous arrive de faiblir, suivons le conseil de Saint Benoît, crions vers Dieu et demandons ­lui d'ordonner à sa grâce de venir à notre aide. Et ainsi, nous ouvrant à une confiance de plus en plus large, nous entrerons avec Jésus, Marie et Joseph, avec tous les saints, dans la grande famille de Dieu pour des siècles sans fin.

                                                                                                                         Amen.

Temps de Noël : Fête des Saints Innocents.    28.12.81

Homélie : L’égoïsme.

 

Mes frères,

 

La tuerie qui vient d'être évoquée, tuerie cruelle, atroce, inutile, cette tuerie laisse suinter une sanie que je sens glis­ser sur ma peau et qui me fait révulser d'horreur ; horreur redoublée, car cette sanie je la connais, je l'ai déjà rencontrée ailleurs. Elle est faite d'un amalgame de peurs et de refus. Elle est sécrétée par une glande qu'on appelle l'égoïsme : moi, rien que moi, tout pour moi.

 

Hérode, c'est l'homme dans sa bêtise, dans sa sauvagerie, dans sa férocité : l'homme égoïste. Et ici, mes frères, pensons également à nous car nous ne sommes pas des hommes. Et une luci­dité courageuse et humble n'est-elle pas la première condition du Salut ? Hérode, quand à lui, n'était-il pas égaré par l'aveugle­ment et étouffé par la lâcheté ?

Si je me considère comme le centre du monde, même le petit monde familier qui est le mien, je finis par tomber dans la paranoïa. J'interprète tout en terme d'usurpation, d'agression, de concurrence. Je suis dominé par la peur et je m'installe, je m'enferme dans le refus. Sans en avoir conscience peut-être, mais bien réellement, je me dresse contre Dieu et je tente de l'anéantir. L'affrontement entre Hérode et le Christ, il se joue au secret de nos coeurs. Et les victimes innocentes, ce sont nos frères.

Attention à nos pensées méchantes, à nos jugements précipités, à nos condamnations sans appel ! Ce que vous faites au plus petit d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait. Le Christ a échappé à Hérode, mais pour un temps seulement. Hérode s'est métamorphosé. Il est devenu le peuple Juif, l'huma­nité entière, l'homme de son hybris. Et le Christ-Dieu a été cru­cifié, crucifié aux cris de : nous ne voulons pas de lui !

 

Mes frères, le Christ nous a appelés à le suivre. Et il nous invite chaque jour à nous convertir de la peur à la confiance, du refus à l'accueil, de l'égoïsme à l'amour. Le monastère est une scola caritatis, une école où on apprend la science sublime de l'amour. Hérode meurt, l'égoïsme s'évanouit. Ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit et qui triomphe en moi.

 

                                                                                                         Amen.

 

Temps de Noël : 5° jour de l’octave.             29.12.81

      Homélie : Siméon, modèle de patience.

 

Mes frères,

 

Voici à nouveau le juste, le sage Siméon. Aurait-il quelque chose à nous annoncer aujourd'hui ?  Ne pourrait-il être compté parmi nos lointains ancêtres, nos premiers ancêtres dans la vie monastique ? Examinons, si vous le voulez, sa fiche signalétique. Il s'appelle Siméon, ce qui signifie : l'écoutant, l'obéissant. L'Es­prit de Dieu repose sur lui et le conduit. Des yeux spirituels de son coeur purifié, il voit le Christ lumière du monde. Et il est mûr pour entrer dans la paix, le shalom, l'accomplissement de sa personne dans la plénitude de son Créateur.

Ne reconnaissez-vous pas en lui quelques traits du visage de notre père Saint Benoît ? Notre Saint Patriarche était un homme de Dieu, un pneumatophore. Il contemplait l'univers entier ramas­sé dans un rayon de lumière. Son coeur pur doté d'yeux spirituels voyait l'invisible. Et il avait établit sa demeure dans la paix. Oui, mes frères, Saint Benoît est bien un parent de Siméon.

 

Mais la qualité dominante que je vois en Siméon, c'est celle qui soutient toutes les autres et qui, de quelque façon, le rend comme contemporain de Dieu: c'est la patience. Siméon était un homme qui savait attendre sans se lasser et sans reculer. Non lassescat vel discedat, dira Saint Benoît, 7,97. Et il attendait Dieu avec la même patience douce et ferme que Dieu lui-même met à nous attendre, nous. Expectat nos cotidie, dira encore Saint Benoît. Pr.84. Une telle attente, fruit de la confiance et de l'amour, at­teint Dieu à son point le plus intime. Elle le désarme et elle obtient tout de lui.

Attendre signifie positivement : marcher courageusement sur la voie des commandements de Dieu. L'Apôtre Jean vient de nous le redire. 1 Jn 3, 3-11. Garder les commandements, marcher sur la voie où Jésus lui-­même a marché, la voie de l'amour et de la lumière, la voie du don de soi sans calculs ni réserve, mes frères, cette voie est austère et belle. Mais c'est la voie de la libération et c'est la voie de la découverte.

 

Ainsi nous voyons Dieu qui est amour et lumière, et qui est patience, se réverbérer en Siméon, en Siméon, en Saint Benoît, en tout homme qui croit, qui s'ouvre et qui se donne. Mes frères, Dieu désire réaliser en nous des choses admira­bles, entre autre le prodige de cette réverbération de son être en nous. Il nous en donne encore la preuve aujourd'hui.

Laissez-moi pour terminer vous dire que je viens de vous dé­livrer un message de la part de l'Esprit Saint. Puissiez-vous l'accueillir et le garder précieusement dans un coeur bon et géné­reux.

 

                                                                                                              Amen.

 

Temps de Noël : 6° jour de l’octave.             30.12.81

      Homélie : L’attente dans le jeûne et la prière.

 

Mes frères,

 

Anne était prophète. L'Esprit habitait en elle qui la mouvait, qui l'inspirait. Il lui faisait poser des actes et proférer des paroles révélant la présence au milieu des hommes d'un monde nou­veau, d'un monde autre, le Royaume de Dieu. Déjà en sa personne, Anne était un davar, un discours muet, un Evangile. Que nous annonce-t-elle aujourd'hui ? Elle nous an­nonce une bonne nouvelle dont je vous renvoie fidèlement l'écho. La voici :

L'attente dans une infatigable patience dont je vous ai par­lé hier à propos de Siméon, la même attente qui tenait Anne jour et nuit dans le temple, cette attente devenue le propre du chré­tien, du veilleur, du moine, cette attente qui est espérance et prémices de possession, elle est une respiration profonde, régu­lière, paisible. Elle aspire l'oxygène de vie qui est le vouloir amoureux de notre Dieu et elle restitue un souffle qui est grati­tude, joie, ferveur.

 

Anne nous dit que cette respiration s'opère par le moyen de deux poumons : le jeûne et la prière. Et nous voici, mes frères,en plein dans la vie monastique. Le champ à explorer serait immense. On n'y découvrirait que beauté. Je détache un échantillon que je vous présente :

Le jeûne, avec la faim qu'il éveille, l'appétit qu'il aiguise, la sensation de légèreté qu'il crée, le jeûne est le symbole per­manent du besoin inscrit en moi d'une nourriture substantielle qui n'est autre que Dieu lui-même dans son être d'éternité.    Je veux voir Dieu, je veux vivre de la vie de Dieu. Voilà le cri du jeûne en moi !

La prière, de son côté, me donne ce que j'attends. Elle me le donne déjà. Elle est fusion et dilatation de mon être en Dieu. Ce n'est plus moi qui vit, c'est Dieu qui commence à vivre en moi. Maintenant, le jeûne et la prière ensemble chasse, comme le dira plus tard Jésus, le démon sourd et muet. Ce démon qui ferme à Dieu et qui jette dans les convulsions hystériques de l'orgueil.

 

Mes frères, l'attente, aussi longue soit-elle, devient ainsi initiation à une communion qui s'achemine vers ce qui est déjà un début de Transfiguration. L'Eucharistie, nourriture vraie et super substantielle, nous rappelle chaque jour que dans cette attente se trouve l'épanouissement présent de notre vie.

 

                                                                                                            Amen.

 

Temps de Noël : Dernier jour de l’année.        31.12.81

      Homélie : La vraie Lumière.

 

Mes frères,

 

Aujourd'hui la liturgie proclame comme au jour de Noël le commencement de l'Evangile selon Saint Jean. On dirait que l'Eglise veut se redire la stupéfiante vérité : elle a pour époux Dieu lui-même. Avec Lui, elle ne fait qu'un seul esprit. Elle le répète avec émotion, sans forfanterie, dans la reconnaissance et l'ado­ration. Longuement elle contemple son Christ dans lequel s'accom­plit l'ineffable union.

Et elle remonte au commencement, à ce commencement mysté­rieux qui est le point d'impact de l'éternel sur le temporel, de l'éternité sur notre temps : Au commencement était le Verbe. Et le Verbe était Dieu. Et le Verbe était la vraie Lumière.

 

La vraie lumière ! Ce n'est pas une locution poétique ? C'est l'affirmation d'une réalité existentielle. En effet il ex­iste une lumière dont la notre, celle qui impressionne nos yeux de chair, est le symbole. Une lumière qui est le rayonnement resplendissant de la source, le Père, qui est la gloire emplissant et soutenant l'univers ; une lumière qui est le véhicule de l'infinitude des énergies divines.

Les yeux transfigurés d'un coeur devenu cristal voient cet­te lumière. Et dans la vision de la lumière qu'est le Verbe se trouve la vie éternelle. Car le Verbe est aussi la VIE. La création animée raconte que le Verbe, son Créateur, est la vie véritable et que le don de cette vie est le cadeau suprême que Dieu a consenti en faveur des hommes.

C'est la vie incorruptible, la vie impérissable dans le par­tage conscient de la nature divine. Une vie qui est amour pléni­fiant, amour qui comble le coeur, qui le dilate, et qui lui per­met d'embrasser l'univers entier.

 

Et le Verbe qui est la vie et qui est la lumière, il est de­venu chair. Il n'a pas annulé notre condition terrestre ? Non, il l'assume en lui, il la purifie et il la spiritualise. L'homme parfait, c'est l'homme ressuscité, dégagé du péché, libéré de la mort, l'homme devenu à son tour lumière et vie dans le Christ.

Mes frères, voilà notre avenir, le notre, celui de tous les hommes. L'Eglise le sait, elle en vit en le construisant. Un mo­nastère, c'est un lieu où cet avenir est rendu visiblement présent au coeur du monde. Telle est notre mission, mes frères, ne l'oublions jamais.

 

                                                                                                             Amen.

 

 

 

 

Table des matières de l’année 1981 :

 

Chapitre : Fête de Marie Mère de Dieu.         01.01.81. 1

Présentation des vœux – L’année des handicapés.. 1

Homélie : Fête de Marie Mère de Dieu.        01.01.81*. 5

Présentation des vœux – Année des handicapés.. 5

Chapitre : Fête de l’Epiphanie.                    04.01.81. 6

Fête monastique.. 6

Chapitre : Introduction à la retraite annuelle.  06.01.81. 10

Vérité, Amour, péché ! 10

Chapitre : Conclusions de la retraite annuelle.   14.01.81. 12

Chapitre : Fête de Saint Antoine.                17.01.81. 16

Anima sponsa Verbi ! 16

Chapitre : Semaine de l’Unité.                    18.01.81. 19

Comment participer ?.. 19

Chapitre : Artisans d’unité.                       25.01.81. 22

Les pneumatophores.. 22

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          27.01.81. 24

1. Présentation et Introduction.. 24

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          28.01.81. 26

2. Proclamer la Bonne Nouvelle – Marie notre Mère.. 26

Récollection du mois de février.                   28.01.81. 29

Etre en vérité les enfants d'Abraham.. 29

Homélie : 4° dimanche A du Temps ordinaire.   01.02.81. 30

Les Béatitudes, la chartre fondamentale de notre vie.. 30

Sophonie 2,3 ; 3,12-13 * 1Co 1,26-31 * Mt 5,1-12.. 30

Fête de la Présentation du Seigneur.             02.02.81. 31

1. Introduction avant la bénédiction des cierges :. 31

2. Homélie à l’Eucharistie :. 32

Chapitre : Ce n’est pas le temps de s’endormir. 02.02.81. 33

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          03.02.81. 36

3. Où en est notre dévotion à Marie ?.. 36

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          05.02.81. 40

4. La dévotion mariale doit être réelle ou vrai ! 40

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          07.02.81. 42

5. Marie en sa vérité.. 42

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          10.02.81. 46

6. Ne pas être centré sur soi ! 46

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          14.02.81. 48

7. Une dévotion théologique ! 48

Partage du Chapitre Général : Moines ?          15.02.81. 51

2. Qu'est-ce que la contemplation ? . 51

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          16.02.81. 54

8. Une dévotion christocentrique et théocentrique ! 54

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          17.02.81. 56

9. Une dévotion personnelle ! 56

Conférence : par le Professeur Reznikoff.       20.02.81. 58

La Philosophie et l’Art Contemplatif.. 58

Présentation par Dom Hubert :. 58

Conférence : Par le Professeur Reznikoff.       21.02.81. 64

L’Art Sacré doit éveiller à la prière.. 64

Chapitre : Suite à la conférence de hier.        25.02.81. 69

1. La relation maître-disciple en vie monastique.. 69

2. La nouvelle traduction des Psaumes ?.. 72

Récollection du mois de mars.                     28.02.81. 74

Bilan de l’année jubilaire de Saint Benoît.. 74

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          02.03.81. 75

10. Danger de la représentation imagée.. 75

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          03.03.81. 78

11. Une dévotion personnelle qui est nôtre ! 78

Homélie de l’imposition des Cendres.            04.03.81*. 80

Chapitre : Notre Carême 1981.                   04.03.81. 81

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          07.03.81. 83

12. Une dévotion personnelle virile et adulte ! 83

Homélie : 1° dimanche de carême, année A.   08.03.81*. 85

La tentation de Jésus.. 85

Gn 2, 7-9;3,1-7 / Am 5,12-19 / Mt 4,1-11. 85

Chapitre : Projet des Nouvelles Constitutions.   08.03.81. 86

1.     Introduction.. 86

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          09.03.81. 89

13. Une dévotion contemplative ! 89

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          10.03.81. 91

14. La vie cachée de Marie.. 91

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          12.03.81. 93

15. Les années cachées et obscures de Marie.. 93

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          14.03.81. 96

16. Anima sponsa Verbi ! 96

Chapitre : Bilan de l’année de Saint Benoît.     15.03.81. 97

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          15.03.81. 100

17. La dévotion mariale est nécessaire.. 100

Clôture de l’année de Saint Benoît.              21.03.81*. 102

1. Introduction à l'Eucharistie.. 102

2. Homélie.. 102

Lettre : La dévotion à la Vierge Marie.          21.03.81. 103

18. Une attitude d'honneur et d'amour. Conclusions.. 103

Récollection du mois d’avril.                      04.04.81. 106

Dimanche des Rameaux.                            12.04.81. 108

Chapitre : Ouverture de la Semaine Sainte.. 108

Monition avant la bénédiction des rameaux.. 111

Homélie après la bénédiction des rameaux.. 111

Homélie après la lecture de la Passion.. 112

Chapitre du Lundi Saint.                           13.04.81. 113

Marie de Béthanie première Sponsa Verbi.. 113

Chapitre du Mardi Saint.                          14.04.81. 118

Marie de Béthanie.. 118

Chapitre du Mercredi Saint.                      15.04.81. 122

Judas Iscariote.. 122

Homélie du Jeudi Saint.                           16.04.81. 126

La sequela Christi.. 126

Vendredi Saint.                                    17.04.81. 127

Homélie à la Passion du Seigneur.. 127

Monition à l’Office de Complies.. 128

Veillée Pascale.                                     18.04.81. 130

Exhortation aux frères Paul-Michel et Bernard.. 130

Dimanche de Pâques.                               19.04.81. 131

Chapitre : La joie du Christ.. 131

Homélie du jour de Pâques.. 134

Clôture de la semaine Pascale.                    26.04.81. 135

Chapitre : Mourir et ressusciter ! 135

Récollection du mois de mai.                       02.05.81. 140

Le moine est un être pascal.. 140

Chapitre : La Fête des Mères.                    10.05.81. 141

Comment être mère ?.. 141

Chapitre : Fête de Saint Pacôme.                 17.05.81. 145

Servir la race des hommes afin de les réconcilier avec Dieu.. 145

Chapitre : La Communauté de Taizé.             24.05.81. 150

Le fait de Taizé.. 150

Chapitre : Fête de l’Ascension.                   28.05.81. 152

Je vais vous préparer un lieu.. 152

Chapitre : Le fait de la Pentecôte.               30.05.81. 155

1. Ne pas banaliser les choses.. 155

Homélie : Octave de l’Ascension.                  31.05.81. 157

7° dimanche après Pâques. Année A.. 157

Lectures : Act 1, 12-14  *  1P 4, 13-16  *  Jn 17, 1-11. 157

Chapitre : Le fait de la Pentecôte.               31.05.81. 159

2. L’Esprit est celui qui donne vie.. 159

Chapitre : Le fait de la Pentecôte.               01.06.81. 162

3. Il nous faut renaître à la vie.. 162

Homélie : Eucharistie vespérale de Pentecôte. 06.06.81*. 165

Chapitre : Le fait de la Pentecôte.               07.06.81. 166

4. L’expérience de l’Esprit.. 166

Homélie : Fête de la Pentecôte.                 07.06.81*. 170

Eucharistie du jour.. 170

Chapitre : Fête de la Sainte Trinité.             14.06.81. 171

La componction.. 171

Chapitre : Suite à la causerie du Père Mourlon. 13.06.81. 174

Première partie :. 174

Chapitre : Suite à la causerie du Père Mourlon. 15.06.81. 175

Deuxième partie :. 175

Chapitre : Fête de Sainte Lutgarde.             16.06.81. 179

Une sainte pour notre temps.. 179

Chapitre : Fête-Dieu.                              21.06.81. 182

Vivre le mystère du Corps et du Sang du Christ.. 182

Il manque les premières phrases de ce Chapitre. 182

Chapitre : Les cœurs de Jésus et de Marie.    21.06.81. 184

Approche monastique.. 184

Chapitre : Jean-baptiste, Pierre et Paul.        28.06.81. 186

Trois témoins du Christ.. 186

Récollection du mois de juillet.                    04.07.81. 188

Nature de la vie contemplative.. 188

Chapitre : Les RIEN de Saint Benoît.            12.07.81. 190

Radical et intransigeant ! 190

Homélie : 15° dimanche ordinaire. A.           12.07.81*. 193

La parabole du semeur : Parole de Dieu.. 193

Mt. 13, 1-23.. 193

Chapitre : Le problème du Psautier.              13.07.81. 194

1. Un Psautier appelé œcuménique.. 194

Chapitre : Le problème du Psautier.              14.07.81. 198

2. Le Professeur Reznikoff.. 198

Chapitre : Le moine est un être eucharistique.  19.07.81. 201

Chapitre : Marie de Magdala.                     26.07.81. 203

Récollection du mois d’août.                       01.08.81. 206

Le péril du mercantilisme.. 206

Chapitre : Présentation du postulant.             04.08.81. 207

Chapitre : La transfiguration.                     05.08.81. 208

Approche monastique de la Transfiguration.. 208

Chapitre : La grâce de la Transfiguration.       09.08.81. 211

Que devons-nous faire pour l’obtenir ?.. 211

Homélie de l’Eucharistie Vespérale.               14.08.81. 214

Heureuse la mère qui t’a porté dans ses entrailles ! 214

1 Co 15, 54-57 * Lc 11, 27-28. 214

Chapitre : Fête de l’Assomption de Marie.       15.08.81. 215

Marie a dû mériter la grâce de son Assomption.. 215

Chapitre : Comprendre l’action de Dieu.          16.08.81. 217

Transfiguration, Assomption et action de l’Esprit.. 217

Chapitre : Fête de Saint Bernard.                23.08.81. 220

Saint Bernard, homme controversé ! 220

Homélie du 21° dimanche ordinaire. A.          23.08.81. 222

Connaître Jésus-Christ.. 222

Is 22, 19-23 * Rm 11, 33-36 * Mt 16, 13-20.. 222

Chapitre : Comprendre notre vie cénobitique.    30.08.81. 223

Devoir du moine aujourd’hui et demain. 223

Récollection du mois de septembre.               05.09.81. 228

Croyons-nous vraiment à la beauté de notre vie monastique ?.. 228

Chapitre : La maternité de Marie.                07.09.81. 229

1. Dieu est habité par un grain de folie.. 229

Chapitre : La maternité de Marie.                08.09.81. 231

2. Etre mordu par la folie de Dieu.. 231

Chapitre : La conversion monastique.             13.09.81. 233

Nouveaux points de repères, de Urs Von Balthazar.. 233

Chapitre : Je VEUX a dit le Christ.              14.09.81. 236

Chapitre : Anniversaire de la Dédicace de       20.09.81. 238

de notre église gothique.. 238

Chapitre : Notre insertion dans l’Eglise locale ? 26.09.81. 240

Chapitre : Le Corpus Monasterii.                  27.09.81. 241

Chapitre : Les vœux.                               29.09.81. 243

1. Invitation à l’aventure.. 243

Récollection du mois d’octobre.                    03.10.81. 246

Le respect dû à Dieu.. 246

Chapitre : Saint François, un fol en Christ.     04.10.81. 247

8° Centenaire de la naissance de Saint François.. 247

Homélie : 27° dimanche ordinaire, A.           04.10.81*. 250

Les vignerons homicides, aujourd’hui ! 250

Mt 21, 33-43.. 250

Veillée pour le frère Bernardin.                   06.10.81. 251

Homélie : Funérailles de Frère Bernardin.        07.10.81. 252

Chapitre : Le message de la mort d’un frère.   07.10.81. 253

Le message de la mort de frère Bernardin.. 253

Chapitre : Les vœux.                               12.10.81. 256

2. Un contrat bilatéral. . 256

Chapitre : Sainte Thérèse d’Avila.                18.10.81. 258

Mon Aimé, nous allons enfin nous voir ! 258

Chapitre : Les vœux.                               19.10.81. 261

3. Les vœux arrachent l’homme à sa condition humaine.. 261

Chapitre : Les vœux.                               20.10.81. 262

4. Contrat de travail.. 262

Chapitre : Les vœux.                               24.10.81. 265

5. Dieu est Uni-Trinité.. 265

Chapitre : La mort.                                25.10.81. 267

1. Face à la vérité.. 267

Chapitre : La mort.                                26.10.81. 270

2. On ne joue pas avec ça. . 270

Récollection du mois de novembre.                31.10.81. 271

La route du Royaume.. 271

Chapitre : Fête de la Toussaint.                  01.11.81. 273

Le droit au bonheurs.. 273

Commémoration de tous les fidèles défunts.    02.11.81. 277

Le mystère de la miséricorde divine.. 277

Chapitre : Fête de Saint Hubert.                 03.11.81. 279

Soyez donc attentif ! 279

Chapitre : Les vœux.                               06.11.81. 282

6. Une alliance entre l’homme et Dieu.. 282

Chapitre : Les vœux.                               10.11.81. 285

7. La souffrance de Dieu.. 285

Chapitre : La Toussaint de l’Ordre.              13.11.81. 288

La mesure d’aimer Dieu, c’est de l’aimer sans mesure.. 288

Chapitre : Les vœux.                               14.11.81. 291

8. L’idole sécurisante.. 291

Chapitre : Naître d’en haut !                      15.11.81. 293

Homélie : 33° Dimanche ordinaire * année A   15.11.81*. 295

La fidélité (parabole des talents). 295

Mt 25, 14-30.. 295

Homélie : Fête de la communauté.                20.11.81. 296

La Loi du Christ.. 296

Chapitre : Suite à la retraite annuelle.          05.12.81. 298

Notre Dieu est un vivant….. 298

Chapitre : Parole de vie.                           06.12.81. 300

1. La logique de l’Amour.. 300

Chapitre : Fête de l’Immaculée Conception.      07.12.81. 303

Ne pas faire de Marie un être mythique.. 303

Chapitre : Les vœux.                               10.12.81. 305

9. Voir Dieu.. 305

Chapitre : Parole de vie.                           13.12.81. 308

Risquer de faire confiance. . 308

Chapitre : Les vœux.                               14.12.81. 310

10. L’univers du rien.. 310

Chapitre : Les vœux.                               16.12.81. 314

11. Faire le point.. 314

Chapitre : Les vœux.                               18.12.81. 315

12. La conversion.. 315

Chapitre : Les vœux.                               22.12.81. 317

12*. Nous revenons de loin. . 317

Chapitre : Parole de vie.                           20.12.81. 317

3. Devenir prière.. 317

Temps de Noël : Messe de minuit.                24.12.81. 319

1. Introduction :. 319

2. Homélie :. 319

Temps de Noël : Messe du jour.                  25.12.81. 320

1. Introduction :. 320

2. Homélie :. 320

Temps de Noël : Fête de Saint Etienne.         26.12.81. 321

Homélie : Etienne, chrétien accompli.. 321

Temps de Noël : Fête de la Sainte Famille.     27.12.81. 322

Chapitre : Nous sommes tous des handicapés.. 322

Temps de Noël : Fête de la Sainte Famille.    27.12.81*. 325

Homélie : Siméon l’étranger.. 325

Temps de Noël : Fête des Saints Innocents.    28.12.81. 326

Homélie : L’égoïsme.. 326

Temps de Noël : 5° jour de l’octave.             29.12.81. 326

Homélie : Siméon, modèle de patience.. 326

Temps de Noël : 6° jour de l’octave.             30.12.81. 327

Homélie : L’attente dans le jeûne et la prière.. 327

Temps de Noël : Dernier jour de l’année.        31.12.81. 328

Homélie : La vraie Lumière.. 328

Table des matières de l’année 1981 :. 329

 

 



[1] En août et septembre 1978

[2]  Voir Moines : 1. du 28 décembre 1980

[3] Voir le 17.02.81

[4] Voir le 17.05.80

[5] Evangile de Mt. 21, 1-11.

[6] Suite du Chapitre du Lundi Saint 1981.

[7] Voir les chapitres sur la Xenitheia fin 1979 et début 1980 ?

[8] Le dimanche à 11 heures.

[9] Voir Chapitre du 25.02.81

[10] 7 Chapitres sur LA PAIX, les 7/11 * 9/11 * 18/11 * 21/11 * 25/11 * 27/11 et 28/11/78          

[11] Série de 12 Chapitres s’étendant jusqu’à Noël.

[12] Vœux 1. au 29.09.81

[13] Conclusions des obsèques de Dom Jean de Ruette.

[14] Veillée.

[15] Saint Bernard.

[16] Suite le 13.12 et le 20.12

[17] Suite du 06.12.04

[18] dont c’est aujourd’hui la fête.

[19] Panne de l’enregistreur – regrets.

[20] Voir le 06.12 et le 13.12