Chapitre : Présentation des vœux.                01.01.80

La prochaine retraite annuelle.

 

Mes frères,

 

Nous voici au premier jour d'une nouvelle année, et même d’une nouvelle décennie. C'est la coutume d'échanger des vœux : une bonne et heureuse année. Et comme autrefois les villageois ici dans le pays disaient : è l'paradi o coron ! Ce qui veut dire : et le paradis à la fin de vos jours.

C'est une belle formule, il y avait quelque chose de lourd, de pesant, presque de glorieux en elle : c'est cette espérance que portaient tous ces gens des campagnes de pouvoir un jour contempler celui-là auquel ils confiaient leurs peines, les labeurs, leurs espoirs.

Mais il ne faut pas, mes frères, que ces voeux soient chez nous un flatus vocis, une simple émission de voix. Nous devons les porter dans notre coeur et ils doivent exprimer ce que nous désirons, ce que nous deman­dons pour chacun d'entre nous, pour nous-mêmes, et pour toute la communauté : une bonne année, mais bonne dans le sens où Dieu lui-même l'entendait.

           

Dès le premier jour de sa création, au soir, lorsqu'il avait terminé son travail, il jetait un coup d'oeil et il disait : c'est tout de même bon, c'est bien, c'est beau, c'est réussi. Et ainsi jour après jour, il était heureux de lui, il était heureux de son travail, il était ainsi heureux pour ce qu'il avait appelé à l'existence et à la vie.

Voilà, mes frères, ce que nous devons demander les uns pour les autres :

que nous soyons heureux, que nous soyons contents, que nous soyons des êtres réussis. Non pas dans le sens d'un arrivisme quelconque ? Non, mais un être plein, plénifié, quelqu'un qui est bien dans sa peau, n'est-ce pas, qui est bien dans sa peau de moine, qui est bien dans sa peau d'homme, qui est heu­reux de vivre, qui est heureux de vivre là où Dieu l'a appelé, heureux d'aimer, heureux d'être aimé, heureux de partager et d'échanger.

L'année 80, mes frères, voilà ce qu'elle devrait être pour nous, à mon avis. Elle devrait essayer d'être une entrée, une poussée plus hardie, plus décidée, dans la vérité de notre vie monastique pour que nous la saisis­sions mieux. Et la saisissant mieux, que nous puissions mieux l'épouser, mieux la vivre et devenir d'avantage ce que Dieu attend de nous, et ce que le monde aussi attend de nous.

 

Eh bien voilà, mes frères, ce sera mon souhait pour chacun de vous cette année-ci. Et ce souhait qui vous atteint, je suis certain qu'il rebondit et qu'il revient vers moi, et que ce soit ainsi ce qui soit mon espoir et ma réalisation pour cette année. Notre programme, si vous le voulez bien, une entrée plus décidée, plus hardie, plus confiante dans notre vocation.

Et nous y serons aidés cette année-ci par le fait que nous allons, à notre façon, célébrer le 15°Centenaire de la naissance de Saint Benoît. Il en a été beaucoup question lors de la dernière Conférence Régionale. On n'a pas mis tout cet échange de vue dans le compte rendu. C'était sans doute beaucoup trop étendu, je ne dis pas beaucoup trop riche ! Mais il est apparu d'après ce que notre dévoué délégué nous a rappelé, il est apparu une conclusion très sage, la plus sage de toutes. C'est que dans la plupart, sinon dans toutes les communautés de la région, l'année de Saint Benoît sera vécue au plan de l'intériorité.

Nous n'avons pas besoin de faire du bruit, de faire beaucoup de bruit pour rappeler au monde notre existence. Non, nous avons quitté le monde, mais nous lui sommes présents, parce que nous sommes de plus en plus présents à Dieu par la force et l'intensité de notre vie contemplative. C'est là notre rô1e, c'est là notre mission.

 

Et c'est à ce niveau, le plus vrai pour nous, que nous devons vivre cette année du Centenaire de Saint Benoît. Et alors, vous voyez, ça rejoint le voeux que j'exprimais : que nous soyons plus hardis à vivre notre vie dans sa vérité. Et pour nous, nous y serons encore davantage portés du fait que ce sera le 750° Anniversaire de la fondation de notre monastère.

Ce sera l'occasion de remonter aux sources, aux origines, et nous pourrons ainsi faire les deux : revoir Saint Benoît, relire Saint Benoît à la lumière des origines cister­ciennes ; essayer de voir, de toujours mieux saisir comment ces premiers hommes ont compris Saint Benoît et comment ils l'ont vécu à la mesure de leurs moyens. Et alors, essayer aujourd'hui de faire la même chose, mais dans le con­texte d'aujourd'hui.

Non pas bêtement copier quelque chose qui n'est pas du tout à notre portée, qui serait déplacé d'ailleurs, mais aujourd'hui com­ment faire ? Comment faire d'après leur esprit, leur inspiration qui venait de Dieu, comment voir Saint Benoît aujourd'hui, et le vivre.

 

Nous laisserons malgré tout une petite trace de ces deux anniversaires. Et ce sera la mise en valeur des ruines, ou plutôt des fondations de la Chapelle de Saint Remy, celle qui a donné son nom à l'endroit, qui a donné son nom au monastère. Celle qui est sans doute un des tous premiers témoins de l'évangélisation ou de la christianisation de nos régions, ici.

Les architectes ont mis au point un projet que j'ai eu l'occasion de voir samedi, quand ils sont venus. Et je dois dire que c'est vraiment bien. Il faut voir maintenant si c'est abordable, si c'est réalisable. Il va donc falloir s'informer. Mais un de ces jours, je pense, il serait utile que vous en ayez connaissance. Mais laissons encore passer quelques jours parce que nous sommes encore maintenant en plein dans les festivités de Noël.

 

Et lorsque ce petit site sera aménagé, il sera vraiment un témoin de notre idéal, idéal qui a été poursuivi à travers bien des vicissitudes, ici sur cette terre de Saint Remy depuis 750 ans. Et nous sommes bien vous voyez, vraiment les fruits de la maturité de Saint Benoît. C'est à la moitié de son âge, 1500 - 750, à sa maturité que Saint Remy est venu au monde, c'est à dire la communauté, pas le saint...

Eh bien, je pense qu'il est bon d'avoir un témoin de cet événement. Lorsqu'il sera là, présent, nous inviterons Monseigneur Maetens qui viendra passer une journée avec nous. Et avec lui nous réfléchirons, nous prierons et nous nous affermirons encore d'avantage dans notre vie monastique qui, ne l'oublions jamais, n'est pas indépendante de la vie de l'Eglise locale, mais au contraire elle en est comme un fleuron.

 

­            L'année de Saint Benoît va s'ouvrir officiellement le 21 Mars. C'est la Fête de Saint Benoît dans l'ancien calendrier. Nous pourrons nous préparer à cette ouverture par notre retraite annuelle qui commencerait le 15 Mars au soir et se  terminerait le 21 Mars au matin. Pour cette retraite: annuelle j'aurais eu, disons, enfin quelques soucis. Je me suis mis en quête d'un prédicateur valable, pour cette retraite qui doit être vraiment spéciale, puisqu'elle ouvre l'année de Saint Benoît, et qu'elle est aussi un peu l'ouverture de notre 750° anniversaire. J'ai cherché, je me suis informé, j'ai contacté et, toutes les personnes se sont excusées.

OUI ! Alors il y avait encore d'autres noms. Mais je m'en méfie de ces grands noms, du moins de ceux que je connais parce que, je ne veux pas dire du mal d'eux, loin de là, d'ailleurs je ne cite pas de noms, je ne dis pas de qui il s’agit. Mais enfin, connaissant soit la personne, soit la façon de vivre dans ces communautés, ça ne me paraissait guère convenable pour présenter une année de Saint Benoît vraiment pour nous comme je la vois.

Naturellement chacun a sa façon de vivre, de comprendre les choses. Il exis­te même un ou l'autre monastère Bénédictin où on ne peut plus employer le mot de "moine". On ne peut presque même presque plus parler de la Règle de Saint Benoît, mais c'est un monastère qui sera en pointe pour la recherche Bénédictine. Vous voyez, ça met mal à l'aise tout ça. Nous ne sommes pas habitués, nous, à ce genre de choses.

 

Et alors je me suis vu. acculé, n'est-ce pas, à une formule qui existe déjà dans l'un ou l'autre monastère, mais enfin qui serait tout à fait neuve pour ici : c'est que nous ferons notre retraite monastique entre nous. C'est à dire que les conférenciers seraient pris dans son sein ; chacun, alors, y mettrait du sien.

Vous voyez, c'est très commode d'être assis et d'écouter quelqu'un qui vous parle de belles choses qui intéressent plus ou moins suivant les jours. C'est tout autre chose quand soi-même on doit commencer à réfléchir, à se creuser la tête, à prier, à chercher. Et puis alors ça ne suffit pas encore, il faut communiquer le fruit de ses découvertes, de ses expériences et de sa prière à d'autres, à des frères.

Qu'on soit devant des inconnus, disons ça va encore ! Mais quand on est devant des gens qui vous connaissent depuis des années et qui après viendront peut-être vous dire  pft, pft, j'en aurais bien fait dix fois autant ! Et puis alors qui risquent de vous décourager ! Voyez, il faut une certaine...allez, il faut avoir un peu du coeur au ventre, comme on dit.

 

Alors voilà, mes frères, je pense que nous pourrons nous organiser ainsi. Je prendrai sur moi la première et la dernière des conférences, donc l'ou­verture et la clôture. Je pense que ça convient. Et le reste, alors, serait reparti entre des volontaires, des volon­taires forcés ou bien des véritables volontaires. Je dis des volontaires forcés parce qu'il y en a tout de même ici qui par leur fonction dans le monastère sont sensés vivre de la Règle de Saint Benoît et en plus des Pères Cisterciens, enfin d'être des hommes capables. Et je pense surtout en premier lieu au Prieur et au Maître des Novices, qui eux sont d'office de ces conférenciers.

Il y a alors de véritables volontaires. Il faudrait, chacun donnerait au moins une conférence, peut-être deux, mais pas au-delà de deux parce que il ne faut pas être plus zélé que moi je ne le serais ; et en plus, il faut laisser aux autres l'occasion de s'exprimer. Parmi ces volontaires, je pense que je peux déjà en découvrir un : ce serait notre Père Eugène qui s'y connaît tout de même un peu dans la Règle de Saint Benoît.

Mais ces conférences ne devraient pas être de techniques scientifiques. Non, non, ce serait de véritables fruits d'une expérience spirituelle, mais toujours sur des bases bien solides ; ça ne peut pas être éthéré, vaporeux, non, ça doit répondre au réel. D'ailleurs, le Père Eugène, un de ces jours, va lui-même aller donner une retraite Bénédictine dans le cadre de l'année de Saint Benoît à l' Abbaye du Port du Salut.

 

Alors pour ce qui est des autres, je dirais : pas tous ensembles, hein ! Il y aurait une ou deux conférences par jour. Le mieux serait deux, une le matin et une le soir. Mais enfin, c'est peut-être trop, je n'en sais rien. Il faudrait donc cinq à dix volontaires. Comme moi j'en prendrais deux, il en reste 10, dix conférences à donner à raison de deux par jour. Si chacun

en donne deux, il faut cinq hommes. Si on en donne chacun une, il en faudra dix. S'il y en a un qui en donne deux et l'autre une, il en faudra entre cinq et dix.

Je vais attendre ceux qui veulent bien me contacter. Et puis après, je contacterais peut-être l'un ou l'autre aussi. Mais il faudra que pour la mi-­janvier ce soit décidé, parce qu'il faut tout de même que ce soit programmé. Il ne faut pas que deux hommes parlent de la même chose. Il faut qu'il y ait une certaine progression, une certaine avancée dans la réflexion.

Mais je vois un doigt qui se lève ???? Ah, j'allais justement le dire. Il faut compter pas plus d'une demi-heure. Mais il faut bien savoir, pour celui qui écoute, une demi heure parfois ça parait long ; mais pour celui qui parle, une demi heure, c'est vite passé. Alors voila, ce serait disons 25' à 1/2 heure, mais pas au-delà. L'Eucharistie serait peut-être aussi célébrée tous les jours par moi­-même comme je l'ai fait pendant cette octave de Noël, et je pourrais peut-­être dire un petit mot par rapport à notre vie monastique après l'Evangile. Mais pas grand-chose, comme je l'ai fait maintenant, 5, 6, 7 minutes.

 

Voila je pense quelques idées. Je regarde si je n'ai rien oublié, mais je ne pense pas. Ce qu'on pourrait faire alors après, mais il faut voir com­ment ça va se dérouler, si ça en vaut la peine, on pourrait peut-être alors puisque nous avons le nécessaire, imprimer ces conférences et ainsi chacun pourrait recevoir un petit bulletin qui serait le témoignage alors d'une expérience nouvelle ici à Saint Remy, témoignage' d'une réflexion, d'une recherche en commun, et puis alors d'une mise en commun de nos efforts et de nos résolutions, puisque dans une retraite bien conduite il faut tout de même des résolutions. On appellera ça plutôt aujourd'hui des conclusions, des conclusions pratiques.

 

Voici mes frères...encore un doigt qui se lève ??? Intervention du Père Eugène : l'économie effectuée par le non financement d'un conférencier, ne pourrait-elle pas par exemple être versée à une Abbaye plus pauvre ?

Ah oui, ça c'est une excellente idée aussi, certainement il faudra la retenir. Mais il faut dire que ces derniers temps, enfin depuis que je suis en fonction, les prédicateurs de retraite ne veulent absolument pas être rémunérés. Ils disent : ça ne se vend pas. La Parole de Dieu n'est pas monnayée, elle vient d'ailleurs. Nous autres nous sommes les prophètes pour quelques jours parmi vous.

Et alors, c'est bien ainsi, mais on peut toujours dire : écoutez......

 

 

 

 

 

                                                                                Fin imprévue de la cassette.

 

 

 

 

Homélie : Fête de Marie Mère de Dieu.        01.01.80*        

 

Mes frères,

 

Il est heureux que l'année commence, qu'elle s'ouvre sur la Solennité de Marie Mère de Dieu. Par son état de Theotokos, Marie est peut-on dire contemporaine des origines du monde. Pendant des milliards d'années, l'évolution monte lentement, sûrement ; elle monte vers un sommet, une fine pointe, comme dit le texte du Livre des Proverbes, ce Livre des Proverbes qui nous parle que au début Dieu a déjà prévu quelqu'un, il a prévu ce sommet. Et sur ce sommet, sous la douce et puissante chaleur de la Lumière qu'est Dieu, voici que s'ouvre une fleur unique.

Et cette fleur, elle accueille le Verbe de Dieu. Elle est là uniquement pour accueillir le Verbe de Dieu. Et ce Verbe de Dieu, en elle devient chair et matière. Il devient homme pour que l'homme puisse devenir Dieu, et que à travers l'homme la matière elle-même soit divinisée ; et pour que au terme de l'histoire prévue par Dieu, Dieu lui-même soit tout en toute chose et que toute chose ne soit plus que rayonnement de la gloire de Dieu.

Et alors, comme prêtre de cette création : l'homme, l'homme lui-même devenu fils de Dieu. Et tout cela, mes frères, grâce au oui de Marie, cette fleur née au temps voulu par Dieu au sommet de l'évolution du cosmos.

 

Le terme qui au Concile d'Ephèse a défini ce statut de la Vierge, le terme de Theotokos dit bien autre chose que notre terme Français Mère. Marie est la génitrice, elle est l'engendrante de Dieu. De même que le Père de toute éternité engendre le Verbe selon sa divinité, ainsi dans le temps Marie a engendré le même Verbe selon son humanité. Et la voici ainsi, d'une certaine manière, contemporaine de Dieu. C'est pourquoi ce Livre inspiré avait dit : Avant que je ne crée le monde, toi, je t'avais déjà prévue.

Mes frères, le rôle de Marie ne s'est pas terminé lorsque s'est trouvé devant elle Jésus son Fils, le Verbe devenu chair. Son rôle continue, son rôle de génitrice se poursuit. Maintenant elle engendre un par un les membre de ce Corps mystérieux dont son fils Jésus est la tête. Et cette fonction d'engendrement durera jusqu'à la fin du monde.

Elle est notre mère au plan mystique et surnaturel avec autant de véri­té et de réalisme que nous avons une mère au plan naturel et charnel. Et ce rôle providentiel de Theotokos est pour Marie la source de tous ses privi­lèges et prérogatives depuis sa conception jusqu'à son Assomption, en pas­sant par sa mission de rédemptrice, de corédemptrice et de médiatrice.

 

Et c'est pourquoi elle est entièrement présente et agissante en chacune de nos Eucharisties. Elle est présente et agissante, ici même en cet instant. Et c'est ainsi pour elle un labeur, une oeuvre, un travail, un travail qui doit lui coûté. Car de même que son Fils sera en passion et en agonie jusqu'à la fin du monde, elle, ses douleurs de l'enfantement, elle les souffrira jusqu'à la fin du monde pour chacun d'entre nous. Et cela, au moment de fusion vraiment, qu'est pour elle comme pour nous l'Eucharistie.

Alors, confions-lui l'année qui commence aujourd'hui. Non pas l'année dans l'abstraction, comme ça. Non, mais nous-mêmes, chacun d'entre nous, confions-nous à elle. Elle n'aura pas de repos, comme je viens de le dire, elle ne goûtera aucune paix qu'elle ne nous ait entièrement transformé en l'image de son premier né Jésus, Lui qui doit être le premier né d'une multitude de frères. Et ses frères, c'est chacun d'entre nous, n'est-ce pas !

Naître à la vie divine, de Dieu et de Marie conjointement, voila mes frères quel est notre destin. C'est un destin magnifique. Assumons-le avec foi, assumons le avec confiance et abandonnons-nous sans réserve à l'amour qui nous porte, à cet amour qui est Dieu       à cet amour qui sans cesse coule de Dieu, à travers son Verbe Incarné, et qui arrive jusqu'à nous par cette porte qu'est Marie pour l'éternité.

 

                                                                                                   Amen.

 

Chapitre : L’année de Saint Benoît.             02.01.80*

      Première réalisation !

 

Mes frères,

 

Depuis quelques temps, il y a un petit problème qui me préoccupe, et je pense que le moment est venu d'y apporter une solution. C'est celui des communications téléphoniques vers l'extérieur, ou venant de l'extérieur, et destinées ou provenant de membres de la communauté. Il faut se rendre à la porterie, et cela crée des difficultés, surtout en cette saison. Le local là-bas est glacial. Il y a parfois un long chemin à parcourir. Parfois il fait très noir, il pleut, il y a de la neige. Alors en plus il faut se rendre à la porterie, et on rencontre toutes sortes de monde, parfois ! Et ça ne convient pas, me semble-t-il ?

En outre, je ne veux pas faire de la démagogie, mais il me semble qu'il y a tout de même une certaine égalité qui doit s'instaurer entre les membres de la communauté, quel qu'il soit, que ce soit l'Abbé ou que ce soit le tout dernier arrivé des novices. Pourquoi faudrait-il que certains disposent d'un appareil téléphonique dans leur bureau ? Là, ils peuvent très facilement, à tout moment, recevoir, téléphoner, alors que les autres devraient s'exposer. Enfin voyez ! Il y a quelque chose là qui n'est pas tout à fait juste.

Mais ça ne veut pas dire maintenant que chacun dans sa chambre doit avoir un appareil télé­phonique ; ça existe peut-être aux USA, ou ailleurs, je ne sais pas, ils sont déjà plus avancés dans le domaine des communications. Mais enfin, ici il y a tout de même quelque chose à régler de ce côté là.

 

Cela a été un peu aigu au moment de tous les ennuis de santé l'année dernière. Pour communiquer avec l'extérieur pendant la nuit, parfois il faut appeler un médecin la nuit, et bien, c'est chez moi que cela devait se faire. C'est le seul appareil pour communiquer avec l'extérieur. Donc, il faut éveiller l'Abbé pour téléphoner à l'extérieur, ou le portier alors, mais pour le portier, il faut encore aller là. Voyez, il y a là tout de même quelque chose.

Alors voici ce qu'on va faire : nous allons installer une cabine télépho­nique du genre de celle qu'on trouve dans les gares, donc insonorisée. On va l'installer ici à l'intérieur de la communauté, au bas des escaliers qui montent à la bibliothèque. C'est un endroit qui n'est pas très éloigné du central. Il est bien situé par rapport à l'ensemble de la communauté. Et voilà, j'ai demandé au Frère François d'étudier la question, et je pense que cela ne tardera pas avant que ce soit réalisé.

Maintenant l'appareil de la porterie ? Il sera réservé aux retraitants et aux parents. Mais l'accès de l'appareil ne sera pas libre ; ça veut dire qu'il sera verrouillé, et qu'il faudra chaque fois demander au portier qu'il déverrouille l'appareil. Et lorsque la communication est terminée, automatiquement, il est de nouveau verrouillé. On trouve ça dans les cliniques, partout dans les endroits publics. On ne peut pas décrocher un appareil et téléphoner à l'extérieur.

Donc voila mes frères, une petite amélioration de notre état de vie. C'est la première réalisation de l'année de Saint Benoît, n'est-ce pas, mais ce n’est pas la dernière.

 

Chapitre : Oraison funèbre du Père Michel.     02.01.80

 

Mes frères,

 

Aujourd'hui on a déposé en terre notre Père Michel. La communauté a été représentée aux obsèques par le Frère Jacques et le Frère Paul, et les in­nombrables amis du Père Michel ont été représenté par Joseph Son.

Le voyage a été très difficile à l'aller et au retour aussi, l'ensemble a pris plus de 7 heures de route. A Achel il fait très froid, il y gelait à - 6°. L'église et le réfectoire sont glacials. Et je pensais, nous avons eu une petite panne ici à la chaufferie, on sentait déjà un peu le froid ici à notre église ; mais en entendant raconter ce qui se passait à Achel je me suis dit : mais quelle affaire, ici nous sommes presque au purgatoire telle­ment il fait chaud par rapport à Achel.

 

Alors, le Père Michel, vous le savez, il est entré ici à l'Abbaye très jeune. A plusieurs reprises je l'ai entendu dire qu'il n'avait jamais compris comment il s'était trouvé ici ? C'était, disait-il, une folie de jeunesse, mais c'est une folie qui a duré jusqu'à la mort. Il est resté 50 ans ici à Rochefort. Il est resté 8 ans là-bas à Achel. J'ai eu l'occasion de travailler assez bien avec le Père Michel, je pense un peu le connaître.

Lorsque avec mon Frère Paul, nous avons remis en route la brasserie, le Père Michel a été un des collaborateurs de la première heure. C'est lui, les jours de soutirages, tous les jours dès 3 heurs du matin au moins, c'est lui qui mettait en état de marche la petite chaudière à basse pression qui se trouvait dans le coin de l'actuelle buanderie qui à cette époque était la salle de soutirage. Il a fait ça avec une ponctualité exemplaire et un soin. Si bien que le soutirage commençant très tôt, et lorsqu'on arrivait, tout était en ordre et on pouvait commencer.

Il a aussi entretenu tout un temps le chauffage des deux caves, les deux premières caves où on commençait à chauffer la bière après le soutirage. Il y avait là un tout petit poêle colonne. Et voila, c'était encore lui qui faisait ça, et il a toujours été d'une disponibilité exemplaire. Faut dire, qu'il commençait à chauffer au moins à trois heures du matin. Et ça veut dire que pas question d'Office de nuit, ni rien. Il était à son travail n'est-ce pas.

 

Alors après je l'ai retrouvé à la culture, où il a déversé sur les routes des centaines, sinon des milliers de camions de pierres reçues à titre de cadeau de Monsieur Lhoist Père. Oh, ça a été quelque chose, je me souviens à l'époque. J'ai fait une fois le relevé de ces camions par après parce que Monsieur Lhoist commençait à trouver que c'était peut-être un peu exagéré. Je pense bien que à l'époque ça représentait, ce qu'on aurait dû à Monsieur Lhoist, une affaire de 800.000 Frs de pierres, à l'époque n'est ­ce pas. Voyez un peu !

Eh bien, ça c'était le Père Michel. Il lui fallait des travaux à sa mesure, un grand travailleur, mais à sa façon hors série ainsi. Si bien que lorsque la Brasserie a évolué, elle s'est modernisée, elle s’est automatisée, il ne s’y est pas adapté, il n'y trouvait plus sa place. Et  voici qu'on reconvertit l'exploitation agricole ! Et il a ainsi perdu, il a perdu ici le théâtre de ses activités, il se restreignait de plus en plus. Il ne trouvait plus le champ, l'espace nécessaire pour se déployer. Et alors à Achel, il l'a retrouvé.

Il l'a retrouvé, il m'a raconté tout ce qu'il faisait là, à son âge, des choses impossibles encore dans cette fameuse boutique dont il était le pourvoyeur en tout ce qu'on voulait. Et voila, cela c'était le Père Michel. C'était un homme d'une race d'entre-deux. Il n'était plus le trappiste Rancéen, mais il n'était pas encore le cistercien en voie de redécouverte. Il voguait là entre les deux.

 

Et il avait aussi des qualités qui tenaient encore un peu à l'enfance. Ce n'était pas de l'infantilisme, mais des réflexes d'enfant. Par exemple : un attachement sentimental à l'Abbé. C'était, ça n'avait l'air de rien, mais c'était pour lui toujours un problème : qu'est-ce que l'Abbé va en penser ? Qu'est-ce que le Père Abbé va en dire ? Et voila, ça, toujours. Pour un rien il avait la larme à l'oeil s'il s’agissait de l'Abbé ; ça, pour lui, c'est toujours resté jusqu'à son dernier moment.

Quand il revenait, et il est encore revenu à l'enterrement du Père Damien, c'est sa dernière visite ici je pense, mais il m'a encore parlé alors de Dom Emmanuel. Et je me disais : comment est-il possible ? Voila un homme qui a 75 ans, et un tel attachement à son Abbé. Il aurait voulu exercer une sorte de protec­tion sur l'Abbé. Voyez, comme un enfant, un garçon, un fils devenu plus âgé prendrait en charge son père, qu'il sentirait devenir plus faible. C'était très complexe, mais au fond c'était très beau.

Alors, il était très sincère dans sa recherche de Dieu, mais toujours, toujours à sa façon. Il se donnait tout entier à son travail. On peut pres­que dire qu'il avait une spiritualité du travail. C'est autre chose que le frère convers, qui lui venait dans le monastère, et il le savait, pour lui il devrait surtout s'occuper de travail manuel. Lui, c'était différent. Il y avait là une note qui lui était personnelle, et c'est pour ça que je dis qu'il n'était plus le Trappiste, mais qu'il n'était pas encore le Cistercien. Il était dans la période d'évolution entre les deux.

 

Je pense que, si je puis porter un jugement d'ensemble sur lui, ce serait celui-ci : je pense qu'on peut dire que c'était le type du serviteur fidèle, mais sur les activités duquel il fallait souvent fermer les yeux. Et je pense bien que Dieu l'aura accueilli maintenant avec amour, avec grand amour, mais aussi en fermant les yeux sur certaines choses. Je pense qu'en disant cela, j'ai bien campé l'homme.

Et nous devons conserver de lui ce souvenir là. C'était un homme qui aimait, je dirais sentimentalement son Abbé. Il aimait beaucoup ses frères, même si, même si il pouvait parfois être à leur endroit un peu dur...et même beaucoup. Mais c'était son genre. Et alors je vous le dis, fidèle, fidèle à sa façon et toujours resté très attaché ici à Saint Remy. Il a vécu 50 ans ici avant d'aller à Achel. Et à Achel, il est toujours resté d'ici, resté d'ici dans sa façon aussi de se comporter là-bas.

Il a été là-bas, je ne dirais pas un modèle, c'est beaucoup, mais il était aimé. Il a rendu de très grands services. Il avait la confiance de Dom Emmanuel. Il a fait tout son possible, et maintenant il est auprès de Dieu. Il y a environ 3 ou 4 semaines, avant son décès, il a accepté le fait de sa mort, car il ne voulait pas y croire. Il a toujours lutté contre cette perspective d'être atteint mortellement. Mais le jour où il l'a accepté, la sérénité s'est installée en lui. Il n'a plus eu de trouble et s'est vraiment endormi.

 

Et il est mort tout autrement que ce qu'il avait vécu. C'est un homme qui a vécu de façon, je dirais, hors série, tout en étant très régulier. Il était, disons, régulièrement irrégulier, ou je ne sais pas quoi ? Il fallait fermer les yeux sur beaucoup de choses. Mais c'était un homme attaché sur lequel on pouvait compter.

Il est mort tout à fait, je ne dirais pas saintement, mais paisiblement, sereinement, et tout à fait remis à Dieu ; car il sentait au fond de son coeur, et il le savait, qu'il avait toujours aimé le Christ, et que sa folie de jeunesse, eh bien, il l'avait conservée jusqu'à son dernier soupir. Et cette folie lui avait été injectée - cela, ce sont les voies de la Providence - par quelqu'un qui le voulait tout à lui. Et vous savez que Dieu, lui, appelle tout le monde ; et Dieu façonne les hommes comme Lui l'entend.

Et nous conserverons de notre Père Michel un bon souvenir. Nous prierons encore pour lui. Et maintenant, nous pouvons être certain que là-bas, là où il est, nous avons un intercesseur et un protecteur qui nous aime tous et qui ne nous oubliera pas.

 

Chapitre : L’offrande de l’encens.                03.01.80

 

Mes frères,

 

Le calendrier liturgique nous présente toute une gamme de célébrations Eucharistiques. Elle s'étend des féries aux solennités en passant par les mémoires, les fêtes, les dimanches. Il est important que cette diversité soit mise en valeur par la célébra­tion elle-même. Il y aura les ornements, il y aura des chants, il y aura d'autres détails encore.

Et c'est nécessaire, car il faut savoir que l'Eucharistie est la mise en en action, elle est l'actualisation du mystère de l'Incarnation. Non seule­ment l'Eucharistie, mais la liturgie dans son ensemble, la liturgie sacramentelle surtout, le sacrement étant l'action efficace ex opere operato, comme on dit en jargon théologique. C'est à dire que le geste, l'action posée produit par le fait même qu'elle est posée l'effet attendu, c'est à dire la divinisation de notre être entier, de notre corps autant que de notre âme.

Nous ne devons pas privilégier une partie de notre être qui serait plus ou moins noble. Non, c'est notre être tout entier qui est saisi par le sa­crement et qui est placé dans un état, qui est la mise en route déjà de la résurrection qui nous attend à l'heure voulue par Dieu, l'heure que Dieu seul connaît, résurrection de notre corps, de notre être entier.

 

Nous devons donc, dans la liturgie, faire jouer en plein la symbolique. La symbolique est notre langue maternelle. Ce n'est pas quelque chose de conventionnel, une certaine construction arbitraire, comme ça. Non, le symbole est inscrit dans notre nature d'homme, dans notre nature matérielle, dans notre nature charnelle.

Par le fait que nous faisons partie d'un ensemble, nous sommes une petite portion, une portion choisie de l'univers matériel. Et rien que ce qui se passe en nous : la parole, les gestes, nos postures, c'est un inces­sant rejeu des interactions du réel. Nous les captons en nous et puis nous les rejouons. Et c'est ainsi que nous pouvons communiquer entre nous. Il y a donc un langage commun à tous les hommes, et c'est le langage du symbole.

Naturellement il y aura des petites adaptations suivant les cul­tures, les lieux, les endroits, les expériences des hommes. Mais il est, je le dis, notre langue maternelle. C'est la première que nous connaissons. C'est ainsi que les enfants, les tous petits enfants s'expriment avant de mettre en oeuvre leurs organes vocaux. La voix n'est autre qu'un moyen de communiquer aussi par voie de symboles, mais moins dispendieux d'énergies que la gesticulation. C'est un mini geste pratique.

 

Or, il y a dans notre liturgie un symbole d'une très grande richesse. Et je pense que le moment est venu, au seuil de cette année, de le remettre en valeur. C'est l'offrande de l'encens, ou si vous le préférez, le rite de l'encensement. Mais je pense que le terme de : offrande de l'encens, est beaucoup plus vrai.

Je vais essayer très rapidement de vous ouvrir quelques pistes de ré­flexions. Vous pourrez les parcourir vous-mêmes, si vous en avez envie. Peut-être qu'un jour ou l'autre, à une occasion ainsi, j'aurais l'occasion d'y revenir. Mais s'il fallait s'y attarder, ça prendrait beaucoup trop de temps. Je voudrais être court et bref ce soir.

 

D'abord l'encensement met en oeuvre du feu et des substances aromatiques. Vous avez des aromates qui sont déposés sur un feu. Ces aromates sont consu­mées entièrement, elles sont détruites, elles sont soustraites à l'usage de l'homme, elles sont sacrifiées. C'est un véritable holocauste. Les Juifs, les Hébreux, les Israélites le connaissaient déjà. Il y avait à côté de l'offrande de viandes, il y avait aussi une offrande d' encens. Naturellement il faudrait étudier maintenant les rapports entre les deux. Mais enfin, vous comprenez l'importance de la chose. Vous avez un feu...

Maintenant pensez un peu ce que signifie le feu pour un homme. Nous ne saurions pas vivre sans feu. Le jour où l'homme a maîtrisé le feu, c'est alors que la famille est née, la véritable famille, donc la famille à l'intérieur de la tribu. Et aujourd'hui encore, on va dire que ce village compte autant de feux, pour dire qu'il y a autant de familles.

 

Alors ce sont des substances aromatiques qu'on va offrir. Mais cette offrande, elle est accompagnée de gestes. Et ce sont des gestes de tout le corps. Il y a les bras, il y a les mains, il y a le corps. C'est un geste d'offrande. Ce doit être souple, dégagé, ce doit être beau, ce doit être élégant. Dans des écoles de chorégraphie, on va pendant long­temps apprendre aux élèves à effectuer le geste de l'offrande. Et ce n'est pas facile !

Le rituel cistercien disait auparavant - mais c'est encore valable au­jourd'hui, c'est valable pour toujours - que l'encens devait être offert gravi et decoro motu, dans un mouvement lent, et decoro, et élégant, beau. Voyez, c'était pourtant de ces anciens trappistes - enfin j'ai encore connu cela, ce n'est pas si vieux, si vieux - c'était des hommes qui étaient malgré tout des hommes durs pour le travail.

J'ai parlé du Père Michel hier. Voyez encore les prédécesseurs, c'étaient des gens durs. Mais malgré tout ils savaient que ce geste d'offrande devait être lent, dégagé, qu'il devait être beau dans le mouvement de l'offrande.

 

Il y a aussi un geste de tout le corps, car lorsqu'il faut encenser l'autel, il y aura une démarche circulaire. Et cette démarche circulaire doit être aussi une véritable marche, ça ne doit pas être désordonné. Et ici, elle s'apparente à la danse sacrée. Ce doit être un vestige des danses sacrées qui existaient, qui existent encore dans les rites, appelons­-les païens, qui existaient dans le rite Israélite, qui existent encore dans certains rites chrétiens. Eh bien, c'est cela, vous voyez.

Mais naturellement, tout cela est chargé et lourd, lourd d'expression gestuelle. Car souvenez-vous de l'honneur que nous devons rendre à Dieu par notre attitude. Dieu est créateur de beau, et ce que nous lui offrons dans un holocauste où nous ne retenons absolument rien pour nous, ce ne doit pas être un geste qui nous crispe. Non, c'est tout nous-mêmes, dans la beauté, qui devons nous offrir à Dieu avec cet encens.

Et cet encens, ce sont des aromates. L'encens est une des portions de ces aromates : c'est un grain. Mais il y a d'autres choses que de l'encens. Ce sont des aromates, et ces substances aromatiques dégagent un parfum. Ce parfum doit être agréable. Il y a des aromates ainsi, qui sont vraiment bonnes.

 

Et ce parfum ? Il doit nous rappeler et il nous rappelle ce que l'Apôtre Paul nomme : la bonne odeur du Christ que le chrétien doit répandre partout, mais sur­tout au moment où il offre le sacrifice Eucharistique. Et cette bonne odeur du Christ, elle chasse la puanteur des démons. Ils sont comme lui des "mis à mort" pour la vérité, en témoignage de ce que Dieu est vrai, de ce que Dieu est Amour.

L'autel est un tombeau. Mais il est aussi l'endroit sur lequel descend l'Esprit de Dieu, qui va se saisir de ce qui est là pour faire apparaître corporellement, mystique­ment le Christ devant nous ; mais le Christ ressuscité alors, le Christ transfiguré, le Christ triomphant et le Christ qui va se donner à nous comme nourriture et comme breuvage. Voila ce qu'est l'autel.

Eh bien, cet autel est alors parcouru, et il est encensé, encensé tou­jours avec ce parfum qui est l'évocation de l'embaumement du Christ. Il a été embaumé, il a été frotté, enduit de parfums au moment où il a été ense­veli. Et ça nous rappelle aussi que nous devons enduire, ou verser sur la tête, sur le corps du Christ le parfum de notre vie, ce qu'a fait Marie de Béthanie, quelques jours avant la mort du Christ. Elle a versé sur le Christ ce parfum d'un prix extraordinaire, en prévision de mon embaumement, disait le Christ. Eh bien, c'est cela qu'évoque pour nous l'encensement de l'autel.

 

C'est là aussi le langage que nous utilisons lorsque nous allons encen­ser l'évangéliaire, évangéliaire qui est le porteur de la Parole de Dieu. Le Christ Parole de Dieu, ici Verbe de Dieu, va s'adresser à l'assemblée directement, immédiatement. Et avant qu'il ne parle, dans un acte de foi et d'amour, on va reconnaître sa présence, encore une fois, en parfumant la Personne du Christ qui est là présente dans le Livre Saint.

Il y a alors l'encensement des oblats, du pain, du vin qui sont là, qui vont être transsubstantiés. Ici, ces oblats, comme le terme le dit, vont être donnés. Je le donne à Dieu, je m'en prive. Ils ne sont pas holocaustes, c'est à dire qu'ils ne sont pas brûlés, mais ils sont tout de même tout à fait soustraits à l'usage profane, car ils vont être entièrement sacralisés, sacralisés par la transsubstantiation.

L'Esprit de Dieu va descendre sur eux va s'en emparer, va les pénétrer, et alors va les faire Corps et Sang du Christ ressuscité. Voila donc le sacrifice qui est là mémorialisé, réactualisé devant mes yeux, devant les yeux de toute l'assemblée. Ces oblats, maintenant, vont être encensés. Ils vont être encensés parce qu'ils vont subir le sort de l'encens.

 

Regardez l'encens ! Ici, il faut laisser jouer les yeux, la vue en plus de l'odorat, peut-être même d'avantage ici la vue ? Cet encens est brûlé dans le feu, il s'élève en fumée et cette fumée disparaît. Elle disparaît et il n'en reste alors que le parfum. C'est l'image de ce qui se passe à ce moment. Les oblats dans leur état naturel disparaissent, ils sont enlevés chez Dieu et ils deviennent Corps et Sang du Christ. Ils sont devenus autre chose sous les mêmes apparences.

Et il reste là : non plus du pain et du vin, mais uniquement les apparences du pain et du vin car en réalité c'est Corps et Sang du Christ. La fumée qui s'en va montre que ces oblats sont emportés ailleurs. Ils sont emportés chez Dieu, qui les fait devenir Dieu, et le parfum qui reste nous montre que ce qui est là maintenant, c'est la bonne odeur du Christ, c'est le Christ lui-même.

 

Il y aura aussi la prière. C'est un geste de prière. Nous le disons tous les jours maintenant à l'ouverture de l'Office des Vêpres : que ma prière monte devant toi comme un encens, comme l'encens de l'offrande du soir. Et cette prière, c'est l'offrande de nous-mêmes, c'est l'offrande ici de tout nous-mêmes. Voyez dans la vision de l'Apocalypse, les vieillards tiennent chacun une coupe d'encens. Et cet encens monte devant Dieu.

Lorsque lors d'une procession d'entrée, un jour de solennité, c'est le thuriféraire, c'est l'encens qui ouvre la procession. Et alors, cette bonne odeur du Christ chasse les démons. Dans l'enceinte du temple de Dieu, il n'y a plus place pour le démon. Et cette bonne odeur du Christ emplit le sanctu­aire. Elle doit aussi emplir nos âmes.

Il ne faut plus qu'il y ait trace chez nous de péché à ce moment. Nous devons laisser à la porte du sanctuaire tout ce qui peut nous rendre étranger au Christ. Voyez, c'est pour cela qu'il faut que ce parfum pénètre tout et que le démon soit mis en fuite.

 

Alors, l'offrande de l'encens sollicite nos organes des sens. D'abord la vue. Lorsque l'encens est offert, pour que ce soit, ça de­vrait être vraiment, on devrait être tourné vers l'autel pour voir le spec­tacle. Ce doit être quelque chose de beau, d'agréable, de réjouissant, à regarder. Il y a la démarche, il y a le geste, il y a la fumée qui s'élève, il y a je dirais toute l'ambiance. C'est à voir !

Et puis entre en jeu ici, est surtout sollicité : l'odorat. Et ça, c'est très important pour nous, car nous allons aussi vers Dieu par l'odorat. Vous savez que le moine va à Dieu - je parle du moine parce que nous sommes dans un monastère - le moine ira à Dieu tout d'abord par l'ouïe, écouter d'abord. Il ira par l'odorat, il ira par le toucher, il ira par la vue. Tout ça c'est la vie contemplative, la recherche de Dieu. Mais l'odorat aussi, et l'odorat, on en parle très peu, pourtant il est important, très, très important, car l'odorat est une pré dégustation.

Les dégustateurs de bière le savent très bien. Il faut d'abord respirer les arômes volatiles de ce liquide merveilleux qu'est la bière dans un beau verre, bien servie, avant d'en découvrir le bon goût par les papil­les gustatives. C'est tout un rite de dégustation.

Et ici, cette odeur, ce parfum est déjà une préparation à la dégustation que nous allons faire après du Corps et du Sang du Christ. Voyez, toujours cette bonne odeur du Christ qui est en nous, qui nous réjouit déjà, qui est un rafraîchissement, qui exerce une séduction, une séduction qui éveille le désir et qui nous porte au seuil de la dégustation proprement dite, de la jouissance et du plaisir ; au seuil de la sagesse, car la sagesse c'est le  sapor boni, c'est le bon goût de ce qui est bien. Voila un peu très rapidement schématisé la symbolique du parfum dans une célébration liturgique.

Ce parfum va aussi, mais c'est alors le terme, nous éveiller à la présence de la Divinité...et nous rendre désireux d'entrer en rapport ­avec elle, de la voir et d'être comblé par elle. Je dirais presque : de la déguster ! Il y a un goût, il y a un goût de la dégustation de Dieu. Voyez le contemplatif, imaginez-le ce contemplatif qui voit le Christ. Il voit la Lumière du Christ qui ruisselle vers lui comme un ruisseau, vrai­ment comme une source. Elle arrive à lui et il la déguste, et elle lui donne un goût, le goût de la Vie Eternelle. Et alors il ne sait plus se posséder. Eh bien, tout cela est évoqué déjà par ce parfum de l'encens qui se ré­pand et qui arrive en nous.

 

Il y a alors le rite de l'encensement proprement dit. Il y a l'encense­ment de l'autel. L'autel, c'est l'icône du Christ, mais du Christ mort, du Christ enseve­li, du Christ sacrifié. Il est comme une image du tombeau. On a scellé dans l'autel des ossements de martyrs, les martyrs qui sont les compagnons les plus proches du Christ, qui ont vraiment partagé son sort, le plus près. Et cet encens, ce sont les offrandes, les prières des saints.

Et c'est la raison pour laquelle il faut maintenant encenser les person­nes. Il faut encenser le célébrant, mais il est essentiel aussi d'encenser l'assemblée, car c'est tous ceux qui sont présents ici qui sont pris dans cette fumée qui s'élève, et qui s'élève et qui monte, et c'est leurs priè­res qui montent vers Dieu. Et le parfum qui reste, c'est que leurs prières ont été agréées par Dieu et Dieu leur répond.

Voilà, mes frères, j'ai essayé d'expliquer cela très rapidement. Vous comprendrez que pour bien faire, il faudrait s'arrêter longuement à chaque point.

 

En pratique maintenant, qu'allons-nous faire ? Eh bien, nous allons remettre en vigueur ce rite de l'encensement ou cette offrande de l'encens. Les jours de solennité, nous pratiquerons ce qu'on appelait autrefois le grand encensement, donc entrée avec encens, encensement de l'autel au début, encensement de l'évangéliaire, encensement des oblats et de l'autel au moment de l'offertoire.

Il y aura aussi encense­ment du prêtre, comme ça se fait, mais aussi encensement maintenant du chœur : lorsque le serviteur aura encensé le prêtre, il viendra se placer sur les degrés du presbytère, et de là encensera les moines, les frères qui se tiendront debout en cérémonie et tourné vers lui, comme ça se pratiquait auparavant. Il faut bien savoir pourquoi. J'ai essayé peut-être trop rapidement de vous l'expliquer. Mais je pense que vous l'aurez tout de même saisi en gros.

Et alors les dimanches et les jours de fête nous encenserons uniquement les oblats. Et pour les féries et les mémoires, eh bien nous les laisserons dans l'état où elles sont maintenant. Et ainsi nous aurons bien une gradation dans les célébrations Eucharistiques. Cela nous aidera à mieux saisir la valeur de la journée que Dieu nous prépare.

 

Et ainsi, mes frères, je pense que entrant dans ce jeu des symboles, nous pénétrerons mieux dans ce que Dieu veut nous dire, nous nous laisserons d'avantage saisir par lui et nous le laisserons travailler en nous à plein pour que le plus vite possible et le mieux possible nous puissions devenir ses véritables enfants.

Eh bien, voilà, ceci nous fera, mes frères, la deuxième réalisation de notre année de Saint Benoît. Mais n'ayez pas peur, ce ne sera pas ainsi jour après jour. Il y en aura certainement encore une ou l'autre, mais  in tempore opportuno

 

Chapitre : Récollection du mois de janvier.      05.01.80

 

Mes frères,

 

Les Solennités de Noël nous replacent au coeur de notre destinée d'homme si bien condensée dans cette formule de Saint Benoît : ad caelestem patriam festinare, se hâter, se dépêcher vers notre véritable patrie qui est le ciel. 73, 22. Et cette patrie est atteinte lorsque nous sommes devenus avec Dieu un seul Esprit, de la même manière que lui est devenu avec nous une seule chair.

Il y a une difficulté et la voici : c'est que nos mesures, nos unités de mesures spatiotemporelles n'ont pas cours chez Dieu, dans son Royaume, dans ce qui est notre vrai patrie. Mais cette difficulté, elle n'est pas insurmontable. Le Christ, en effet, est venu nous montrer que, non pas nous pouvons contourner cette difficulté, mais qu'il était possible dès maintenant de vivre dans cet aujourd'hui éternel de Dieu. Et il suffit pour cela de nous glisser à l'intérieur de la volonté de Dieu, de faire de cette volonté de Dieu notre habitat, notre vêtement, notre nourriture.

Car, la volonté de Dieu, elle est pour nous toujours ponctuelle et actuelle. Ponctuelle, parce qu'elle nous atteint en un point précis de notre his­toire personnelle. Elle est actuelle, parce qu'elle devient à l'intérieur de nous un principe d'action, d'agir, qui nous élève à un état de noblesse insoupçonnable au départ. C'est de devenir co-auteur, co-acteur de la créa­tion, de devenir le collaborateur à cette oeuvre de Dieu qu'est la création et la transfiguration de l'univers.

 

Mes frères, notre fidélité aux vouloirs - et ici je mets vouloirs au pluriel - à tous ces vouloirs de Dieu, elle est ainsi présence permanente et agissante du mystère de Noël, mystère de Noël qui est saisie de l'humain par le divin, qui est assomption de l'humain dans le divin mais pour une transformation, une transfiguration totale qui va faire de nous des lumières.

Et nous voici au point de jonction entre cette fête de Noël proprement dites et celle dans laquelle nous sommes déjà entrés et qui est l'Epiphanie. Chaque fois que nous faisons amoureusement la volonté de Dieu, nous ouvrons une fissure dans l'opacité de la chair et de la matière. Et par cette fis­sure peut s'échapper la Lumière, cette Lumière Divine qui est comme empri­sonnée dans le charnel, dans le matériel.

Et cette lumière qui s'est échappée, elle peut alors se répandre, elle peut agir. Elle peut faire avancer le monde un peu plus près de son sommet, de son état de perfection. Naturellement pour nous, à notre échelle, ce n'est pas pour demain ? Et c'est ici que nos unités de mesure ne jouent pas ! Mais pour Dieu ?

 

Pour Dieu c'est bientôt, pour Dieu c'est aujourd'hui ; et c'est ainsi que notre union de volonté à celle de Dieu nous introduit dans cet aujourd'hui intemporel, éternel qui est celui de Dieu, Dieu pour lequel le monde est déjà arrivé à sa totale transfiguration en lui. Dieu est déjà tout en tout maintenant. Mais cela doit apparaître à notre niveau à nous. Et chaque fois ainsi que nous parvenons à nous unir à Dieu de tout notre être, grâce à la clef de notre volonté, à ce moment là nous libérons la Lumière.

Mes frères, l'année de Saint Benoît, nous allons la placer sous le signe de la Lumière, de cette Lumière qui attend d' être libérée en nous. Cette lumière, qui une fois libérée, une fois apparue, attend d'être admirée, applaudie, vénérée, adorée, aimée. Car la Lumière de Dieu, nous le savons, c'est la Personne du Verbe In­carné, la Parole du Christ aujourd'hui ressuscité et transfiguré. Et nous ne le dirons jamais assez !

Il faudrait le répéter. Il faudrait presque l'ins­crire partout. Mais n'est-ce pas inscrit partout, du fait que nous sommes ici chez lui dans la maison de Dieu, que nous sommes ses hôtes, ses invités. Eh bien, le Christ ressuscité, il est vivant et présent ici parmi nous.

 

Voilà, mes frères, nous devons essayer d'avancer dans l'année de Saint Benoît sur les traces de cette Lumière, à la quête de cette Lumière. Et comme le dit Saint Benoît : courir. La note spécifique qui va distinguer le moine du chrétien ordinaire, c'est que le moine c'est un homme qui se hâte, qui se dépêche, qui se presse comme le dit Saint Benoît, qui court. Mais il ne court pas à la légère, il sait où il va. Il court pour essayer de saisir Celui par lequel il a déjà lui-même été saisi.

Mes frères, cette Lumière, elle est en nous parce que nous sommes des hommes. Mais disons, qu'elle a été ranimée, elle a reçu une intensité plus puissante en nous du fait que grâce au baptême, maintenant nous avons été greffés, hantés sur le Christ. Nous ne faisons plus avec Lui qu'un seul Corps. Sa Vie circule en nous. Eh bien, nous allons maintenant nous replonger mystiquement dans les eaux de notre baptême afin de ranimer cette vie en nous, de donner un nouvel éclat à cette Lumière.

Nous allons demander à l'Esprit de Dieu de descendre sur cette eau, nous en serons aspergés. Elle va nous purifier de nos souillures. Et au seuil de cette année de Saint Benoît, elle va nous donner la force de courir jusqu'au terme de notre espérance, qui est de devenir nous-mêmes une lumière ; Lumière dans le Christ, le Christ Lumière en nous, Lumière qui pourra alors se propager, s'infiltrer dans tout l'univers et hâter l'avènement tant désiré du jour de Dieu.

 

Chapitre : La xenitheia.                           07.01.80

      12. Je ne suis pas appelé seul ! [1]

 

Mes frères,

 

Lorsque je me suis présenté à la porte du monastère, invité par Dieu à habiter ici en ce lieu, dans sa demeure, dans sa maison, quand je suis entré à l'intérieur et que j'ai commencé à y vivre, je me suis aperçu que cette maison était occupée. Elle n'était pas vide. Et le premier occupant de cette maison, c'était Dieu.

Naturellement étant encore un pauvre postulant, je ne me rendais pas compte de ça. J'avais très bien conscience, ma fois, d'être étranger quoi ! C'est pas moi qui suis chez moi et les autres qui seraient pas chez eux. Non, c'était l'inverse et je me tenais bien tranquille comme un postulant qui se recommande.

Mais je n'avais pas du tout conscience que la maison était d'abord occu­pée par Dieu. Je ne l'ai découvert que peu à peu, insensiblement. Cette conscience de la présence de Dieu pénètre, et alors ça modifie en beaucoup l'attitude, le comportement, la façon de se tenir. Cette maison est donc la maison de Dieu. Il y habite, il y est partout présent. Mais surtout à un endroit, comme nous le dit Saint Benoît, qui est l'oratoire.

 

On pourrait très bien ici se demander : oui, Dieu est partout présent, mais il y a des endroits où il est plus présent qu'ailleurs ? Qu'est-ce que c'est que pour un drôle de Dieu ? On pourrait commencer maintenant tout un exposé sur les différents modes de présence de Dieu. Mais enfin pour ça, vous pouvez vous référer aux livres de Théologie ou de Spiritualité qui vous expliqueront cela beaucoup mieux que moi.

Prenons les choses plus simplement comme des contemplatifs doivent les prendre et pas comme des spéculatifs, et disons : voila, nous sommes chez Dieu. Et lorsque je vais à l'église, je me rends bien compte à ce moment là, où je vais m'adresser à Dieu avec tous ceux qui sont là, que Dieu est beau­coup plus présent. Un groupe va s'adresser à Dieu, et du fait qu'il va déjà écouter, il est présent parmi nous.

Car Dieu, pour nous, c'est toujours la Personne de Jésus Christ. Il est impossible d'aller au Père en faisant l'économie du Christ. On doit toujours passer par Lui. Il est la route. Il l'a bien dit : personne ne va au Père si ce n'est par moi. Et il fallait déjà une belle audace pour qu'un homme dise cela ! Eh bien maintenant nous le croyons et nous le savons. Alors nous comprendrons peut-être un peu mieux, nous, que le Christ soit présent plus dans un endroit que dans un autre ; ou plutôt que Dieu soit présent et qu’il risque de s'évanouir dans l'absolu des idées abstraites.

 

Mais la maison de Dieu n'est pas seulement occupée par Dieu. Elle a aussi d'autres occupants, d'autres hommes, d'autres invités. Je ne suis pas seul à être invité ici. Ces hommes, comme moi, ont répondu à un appel de Dieu, ils se sont donnés à Dieu, maintenant ils appartiennent à Dieu. Dieu leur confie un travail, il leur confie une mission. Dieu a pris posses­sion d'eux. Eux ont remis toute leur vie, tout leur être, tout leur avoir, ils l'ont remis entre les mains de Dieu, ils ne s'appartiennent plus. Moi alors, qui vit avec eux, je n'ai donc absolument pas le droit de me les approprier.

Ah non, ils sont la propriété de Dieu, ils le servent. Ils sont ses serviteurs ; mieux que cela, du fait qu'ils se sont voués à Dieu après avoir répondu à l'invitation de Dieu, ce sont maintenant des consacrés. En chacun d'eux quel qu'ils soient, il brille une lumière, cette Lumière de Dieu, cette Lumière qui est la Vie Christique, cette Lumière qui est la Vie de l'Esprit. Cette Lumière, elle brille en eux de plus en plus.

Naturellement elle est dissimulée derrière le voile de la chair, c'est à dire derrière le voile de ce qui m'apparaît de ce frère, de cet homme. Et ce qui m'apparaît, ce n'est pas le véritable frère, ce n'est pas le véri­table homme, c'est ce qui me tombe sous les sens. Mes sens ne peuvent jamais voir que l'apparence. Avec un raisonnement, si je suis psychologue, je pour­rais déduire ce qui se passe, je pourrais induire plutôt ce qui se passe à l'intérieur de cet homme. Mais je reste toujours au plan psychologique, au plan naturel.

 

Il y a un niveau de profondeur auquel mon regard et mon analyse psychologique n'at­teignent pas. C'est là que brille cette Lumière de Dieu, c'est là que tra­vaille le Vie Eternelle que nous appelons la Grâce. Parfois, cette lumière, elle filtre au dehors, un éclair transparaît.  Mais le regard de la foi qui est le mien, et qui est adapté à la vision de cette lumière, me permet de voir le regard de chacun et ça, c'est l'homme en train de construire son visage d'éternité à partir de cette lumière. C'est donc cela un consacré.

Et ces consacrés ont été chargés par Dieu de différents travaux. Ils travaillent à son oeuvre, cette grande Oeuvre de Dieu, cet Opus Dei qui est la création, et la transformation, et l'achèvement du monde. Ces consacrés sont des liturges. Ils seront des prêtres dans le sens bibli­que du terme, dans le sens royal du terme, tous, quels qu'ils soient. Je ne parle pas ici du sacerdoce ministériel, mais de la fonction liturgique et sacerdotale que chacun, ici, remplit dans le monastère, quel que soit sa place.

Voici donc des hommes qui sont éminemment dignes de respect. Saint Benoît le dira. Il dira : honore invicem praevenientes,  63, 39. Dans le monastère, les uns les autres, les frères vont se prévenir d'honneur. Prévenir, cela veut dire que je n'attendrai pas que l'on m'honore, moi, pour que j'honore l'autre. Non, à l'envi, l'un l'autre on va se prévenir de mutuels égards, donc d'honneur, par les gestes, par les paroles, par les pensées, par tout.

 

Je ne peux donc pas m'approprier ces hommes, ces frères. Pourquoi et comment pourrais-je me les approprier ? La façon la plus facile de me les approprier est la familiarité, mais une familiarité déplacée. Et ça, je n'ai pas le droit. Chacun, comme je viens de le dire, porte la livrée, porte l'image et porte le nom de ce Dieu qui est le premier occupant de la maison. Je ne peux donc pas me mettre à copiner, copain copain avec les frères ; ça c'est la façon la meilleure de me les approprier et de les mettre à mon service...et ça peut se faire mutuellement. Et c'est une façon très commode de neutraliser ce frère.

Il pourrait très bien arriver, si j'ai une tendance à traiter les autres comme des copains, que c'est parce que j'en ai peur, que c'est parce que je suis complexé, que c'est parce que je dois les réduire à l'impuis­sance, et alors je les diminue.

Mes frères, Saint Benoît ne veut absolument pas que cela arrive. Et il dira ceci : nulli liceat puro nomine appellare, 63, 27. On ne peut ap­peler personne, dans le monastère, de son nom tout simple,  puro nomine. Ce n'est pas un nom pur, dans le sens de pureté rituelle ou de pureté de coeur. Non, le  purus, ici, le purum du nomen, c'est le nom tout nu, et on ne peut pas ! Il faut toujours le faire précéder d'un appellatif qui marque le res­pect, qui marque la déférence, la révérence même, et qui marque aussi la distance. Il faut toujours, dit-il, qu'on s'appelle frère.  Pourquoi ?

 

Et alors maintenant dans la pratique, mes frères, aujourd'hui, qu'est-ce qui se passe ? Dans la pratique aujourd'hui, eh bien je pense qu'on peut presque donner une décoration à ceux qui prendront encore la peine de dire frère, le Frère un tel ou le Père un tel. Voila, je vais vous donner un exemple.

Si je dis, demain, mes frères, Eugène doit partir. Il a reçu un coup de fil à l'improviste aujourd'hui. Voila, il est venu me trouver tantôt et il m'a dit : écoutez, j'ai une affai­re, il faut que je parte demain. Je dirai la messe, j'essayerai d'être rentré pour les Vêpres, si ça s'achève bien. Bien, Eugène va faire ça. Bon, voyez, vous sentez tout de suite si je parle ainsi, qu'il y a quel­que chose qui ne va pas. Comment est-ce que je le traite?

Mais non, je dirai : écoutez mes frères, le Père Eugène a reçu un coup de fil et demain il doit s'absenter. Voila, et tout de suite il est à un niveau. Le niveau bas ? Non, il est au niveau qui est le sien, qui est un niveau où je lui dois le respect, où je lui dois l'honneur, où je lui dois une véritable fraternité.

 

Eh bien mes frères, lorsqu'on évite ainsi comme le demande Saint Benoît d'employer le mot Frère, qu'est-ce qui arrive ? Et bien, on désacralise les gens. Ce ne sont plus des consacrés, ce sont des copains, ce sont des bons amis, ce sont des camarades avec lesquels on aime bien vivre. On se sent bien, oui, peut-être ? Ou bien on peut blaguer, on peut tout faire, on peut tout demander. Non, ça ne va pas ! Ce n'est pas ça la vie monastique, ce n'est pas ça la vie dans la maison de Dieu.

Là, on doit, en parlant de chacun, faire sentir qu’on l'estime, qu'on l'aime, qu'on le respecte, qu'on a à faire à un consacré, qu'on parle à un homme qui appartient à Dieu ; et à travers cet homme, c'est Dieu que je honore.

 

Vous voyez, lorsqu'on laisse tomber ce tout petit mot de frère, c'est un affaiblissement de la foi, c'est la foi qui est affaiblie. On ne voit plus l'étincelle de lumière qui se trouve dans cet homme. Non, on ne voit plus, on voit l'extérieur. Cet homme me plait ou il ne me plait pas. Et voilà, dans la façon dont je vais dire son nom, on sentira bien que je l'aime ou que je ne l'aime pas. Vous voyez, on est à un niveau purement humain.

Alors si vous le voulez bien, ce que nous pourrions peut-être faire, eh bien, c'est de remettre en honneur ce mot frère, de ne plus jamais nous appeler puro nomine, de notre nom tout nu. Mais chaque fois le faire précéder du mot Frère ou du mot Père comme on était habitué, comme ça doit se faire.

Et si vous le voulez bien, ce sera notre troisième réalisation pour l'année de Saint Benoît. Nous nous sommes promis au début de cette année de nous revoir, que ce soit une année de rénovation intérieure, une année d'intériorité.

 

Et vous comprenez bien que ce que je vous demande, c'est beaucoup plus difficile que d'organiser une visite guidée à l'intérieur, des jeunes, ou bien une fois, tien, les dames pourraient visiter à Rochefort, elles ­auraient une fois vu ; ça ce n'est pas difficile, et puis c'est fini. Non n'est-ce pas ! Car ici il faut se surveiller, c'est notre intérieur qui doit redevenir ce qu'il doit toujours être. Nous devons nous laisser reprendre par cet esprit de foi qui nous fait voir Dieu vivant dans nos frères, et qui nous montre que nous sommes les uns à côté des autres dans la maison de Dieu tous des serviteurs à nous respecter mutuellement et à nous aimer, et à aimer Dieu, le Christ qui étincelle en chacun d'entre nous.

 

Voila mes frères ce que je vous propose. Je pense que vous serez d'accord, que nous ferons tous ensemble l'effort. Et si jamais il y en a un qui trébuche encore, eh bien, n'ayons pas peur de lui dire : attention, c’est l'année de Saint Benoît et c'est au programme.

 

Chapitre : La xenitheia.                           12.01.80

      13. Les rapports entre frères.

 

Mes frères,

 

Nous aurons peut-être estimé que Saint Benoît parlait avec une rigueur un peu intransigeante, pour ne pas dire trop intransigeante, des rapports fraternels à l'intérieur d'un monastère. Vous savez qu'il dit, pour le rappeler : il ne faut pas qu'un frère se joigne à un autre frère en dehors des heures permises. Il ne faut pas qu'un autre ait la prétention d'assurer une certaine protection sur un frère, ou de le couvrir de sa protection, ou de le défendre même, dit-il, s'ils sont parents par la chair. Il est interdit, dit-il, d'appeler un frère par son nom tout nu. Cela peut, du moins dans notre mentalité d'aujourd'hui, créer un certain malaise.

On va dire : mais alors, que va devenir un monastère ? Nous allons être tous les uns à côté des autres comme des statuettes, comme des potiches dans une vitrine. On ne peut même plus se regarder, on ne peut même plus échanger un mot, ni un geste de sympathie ! Non mais vous voyez ce que ça va devenir ? Nous allons tous devenir tristes, nous allons devenir déprimés, nous allons finir par devoir suivre des traitements reconstituants dans des cliniques spécialisées. Oui, voilà, ce sont des réflexions que nous por­tons peut-être en nous, que nous échangeons peut-être ?

Ecoutez ! Cette intransigeante rigueur de Saint Benoît, ce n'est rien d'autre que la rigueur évangélique. Saint Benoît ne fait rien d'autre que de reprendre les paroles da Christ et de les pousser jusqu'à leurs dernières conséquences. Je ne vais pas ici commencer à rappeler toutes les Paroles du Christ, vous les connaissez. Il y a une logique dans la vie chrétienne. Et cette logique, nous devons, nous, la conduire jusqu'à son terme dans un monastère. Il faut bien nous le dire. Ou alors nous sommes un homme du monde et nous avons conservé notre âme de mondain sous une défroque monastique.

 

Voilà, le moine est un lutteur, il doit lutter contre lui-même, contre ses tendances. Il existe une fraternité, une parenté qui est d'autre nature que la fraternité des affinités charnelles, des sympathies, c'est cette fraternité spirituelle qui est déposée en nous que nous devons cultiver. Nous sommes dans le monastère invités par Dieu. Nous ne sommes pas chez nous, nous sommes chez Lui. Nous devons nous respecter, nous aimer, mais comme des hommes invités par Dieu, comme des enfants qui sont en train de venir au monde.

Et si ces enfants ne viennent pas au monde dans des conditions normales, ce sont des handicapés exactement comme dans une naissance charnelle. Si certains éléments font défaut, alors, lorsque l'enfant vient au monde il est handicapé pour toujours. C'est la même chose dans la maturation spirituelle d'un homme. Et c'est pourquoi Saint Benoît peut paraître si sévère...

 

Je vais user d'une comparaison pour essayer de me faire comprendre. Nous ayons pour observer le monde, les choses, les hommes, un instrument optique d'une précision admirable, à condition qu'il soit bien réglé. Cet instrument a deux lentilles. La première est celle de notre être charnel.. Et puis en face. il y a celle de notre être rené en Christ, de notre être nouveau, de

notre être en voie de divinisation, de notre être en voie de spiritualisa­tion.

Si ces deux lentilles ne sont pas bien accordées, s'il y a un défaut de réglage, alors notre vision du monde et de nos frères devient floue, elle est vague, elle est fausse. Pour que l'instrument fonctionne comme il doit fonctionner, il faut que les deux lentilles soient axées sur la même ligne, il faut que les deux foyers soient concentrés sur le même point. A ce moment notre vision, notre appréhension est filtrée par la seconde lentille qui est la lentille spiri­tuelle, la lentille de notre être nouveau en Christ.

Et à ce moment, notre perception des choses et des hommes devient vraie. Nous voyons tout à travers, toujours, nos yeux, notre intellect, notre appré­hension charnelle. Nous commençons à voir toutes choses, et nous les voyons dans leur vérité, dans leur beauté, dans leur force, tel que Dieu lui-même les voit.

 

Et toute l'ascèse prévue par la tradition monastique et reprise ici par Saint Benoît, c'est de procéder à ce réglage pour que les deux lentilles soient toujours dans le même champ, bien réglées et pour que notre juge­ment devienne le jugement même de Dieu ; ou bien que le jugement de Dieu prenne possession de notre jugement à nous et que nous soyons toujours en possession de la vérité.

Et c'est ainsi que Saint Benoît peut paraître un peu dur dans la réglementation des rapports entre frères. Mais cette apparente dureté n'est rien d'autre que la mise au point de l'appareil. Et cet appareil, il faut peut-­être un peu forcer ; mais dès l'instant où c'est bien réglé, il n'y a plus de problèmes. Mais on va dire : oui, mais ça c'est au terme ! Oui c'est au terme, mais nous sommes déjà engagés sur cette route dès le départ, et Saint Benoît le dit très bien.

Voici comment Saint Benoît voit les choses. Il dira : Tous les regards, les regards de tous doivent être centrés sur la Personne du Christ, du Christ qui est dans son être Dieu, du Christ qui est Lumière et du Christ qui est Vie. Alors, par le fait même, tous et chacun participent à cette Vie, à cette Lumière qui sans cesse coule de la Personne du Christ, qui envahit chacun des frères. Et cette participation à la même vie crée une union dans une saine amitié spirituelle.

 

Nous fêtons aujourd'hui Saint Aelred qui a été un peu - pas le docteur, c'est un grand mot, ni le promoteur - mais le chantre de cette amitié spiri­tuelle, donc de cette amitié qui a sa source dans l'Esprit de Dieu, cette amitié qui va unir les personnes divines, cette amitié qui va unir les deux natures de la Personne du Christ, cette amitié qui va unir le Christ à son Eglise, qui va unir tous les hommes entre eux.

Et cette amitié, c'est autre chose que l'amour. C'est à un niveau, je dirais, plus universel, plus humain que l'amour. L'amour est un sentiment déjà assez spécial et assez spécialisé. L'amitié est plus spontanée. -­L'amour est plus recherché. L'amour est plus sélectif et plus électif. L'amitié est un sentiment beaucoup plus général, beaucoup plus facile. L'amitié est la base d'un véritable amour. Il ne faut pas s'imaginer qu'il y aura de l'amour là où il n'y aura pas d'amitié.

Et c'est pour ça que Aelred va parler d'abord de cette amitié spirituel­le qui est la base de toute véritable relation à l'intérieur d'une maison qui s'honore d'être la maison de Dieu, où vivent des hommes qui sont des fils de Dieu, des hommes qui ne vivent que pour Dieu. Et cette amitié spi­rituelle, naturellement, elle va engendrer le respect, l'estime, l'admira­tion. le service. une authentique fraternité.

 

Et voici ce qu'en dit Saint Benoît. Enfin vous le connaissez tous, c'est en soi le dernier chapitre de sa Règle, où il parle du zèle bon que doivent avoir les hommes. Le zèle, c'est le mot grec qui signifie le bouillonnement. C'est donc de l'eau qui bouillonne, qui est sur le feu, ça remue, et puis il y a toutes sortes de bulles qui viennent au dessus. Il y a une vapeur qui se dégage. C'est cela le zèle étymologiquement.

Saint Benoît va dire, mais je ne vais pas commencer à commenter cela, je vais simplement le rappeler, le lire Il dira :  ce zèle, il faut que les moines l'exercent ferventissimo amore, 72,6, avec un amour brûlant, bouillant, ferventissimo. Entre zèle et  ferventissimus, c'est une synonymie, c'est donc un zèle à une puissance quasi infinie ; ça veut dire que pour l'exercer convenablement il faut être soi-même brûlé par l'amour divin.

Et ça veut dire, dit-il, à savoir : il faut se prévenir d'honneur les uns les autres. Il ne faut pas attendre que mon voisin m'ait d'abord salué, même si je suis l'Abbé. Non, je dois prendre l'initiative de saluer celui que je rencontre. Et nous devons faire ça les uns les autres, se prévenir ! Je prends cette petite chose du salut, mais il y en a bien d'autres dans une vie. Alors, dit-il, il faut supporter avec une patience infinie les infirmi­tés des corps et des  morum, les infirmités corporelles, physiques et psychiques et psychologiques : les siennes propres d'abord et puis alors celle des autres.

 

Mes frères, retenez bien ceci : s'il y en a parmi nous qui ne savent pas supporter leur voisin, c'est parce qu'ils ne savent pas, d'abord, sup­porter leur propre misère, n'est-ce pas. Frère Jules, il me fait un grand signe d'approbation. Voila un homme d'expérience qui sait, lui, supporter tout le monde, vous voyez ! Mais nous devons d'abord savoir ça. Et soyons bien prudent, parce que ça, ça nous trahit. Et je vous donne la recette, ne l'oubliez pas.

Alors, dit-il, il faut que les frères se : impendant certatim sibi oboedientiam, 72, 10, qu'ils se.... Ici vous voyez, c'est pesé,  impendere. J'ai pesé mon poids, un poids juste, c'est juste. Et puis alors je le donne aux autres, l'obéissance. Mon obéissance, c'est moi. Et mon obéissance, elle est toujours à son poids juste, il n'y a pas de fausse mesure. Et alors voilà, je la donne et on fait ça les uns les autres. Il n'y a donc pas de fausseté dans les balances dans l'obéissance qu'on se donne.

Alors, dit-il, personne ne doit suivre ce qu'il juge utile pour lui-même mais d'abord ce qui est utile à l'autre. Et ça va bien, mais c'est toujours comme ça m'arrange, et puis les autres suivront. On entend dire si souvent ça. Pas ici, vous savez, mais dans le monde. Elle est toujours d'accord, dira un époux de sa femme, ou les enfants de leur mère, elle est toujours d'accord à condition que ça l'arrange ; et comme ça l'arrange, tout le monde doit suivre.

Vous voyez, c'est çà, et c'est surtout très grave de la part de l'Abbé, qui ne peut jamais, lui, choisir ce qui l'arrange lui, mais ce qui arrange les autres. Mais c'est vrai pour chacun de nous, alors !

 

Alors, dit-il, il faut que, encore une fois, ils se donnent chastement la caritatem fraternitatis, l'amour de cette fraternité. Et voila, nous y sommes. C'est là que Saint Benoît veut arriver. C'est cela la véritable amitié spirituelle, celle qui naît d'une harmonieuse fusion entre la xenitheia, vous voyez, l'expatriation hors de chez soi, hors de sa famille, hors de soi- même. Cette expatriation qui fait que nous appartenons au Christ, chacun, mais alors unis à une participation à la même vie divine.

C'est cet harmonieux équilibre, cette harmonieuse fusion qui va amener le moine à pouvoir ainsi donner à tous ses frères - chastement veut dire lumineusement - cet amour fraternel. Et pourquoi ? Et Saint Benoît réserve ça pour la fin, parce que c'est le point de visée, c'est alors que les deux lentilles sont parfaitement réglées. Si, dit-il, Christo omnino nihil praeponant, 72, 14. Il faut que absolu­ment rien ne soit placé pour eux avant le Christ.

C'est ça le point de visée ! C'est ce que je disais tantôt : tous les regards tournés vers le Christ de qui vient la Lumière et la vie pour chacun ; cette Lumière, cette Vie nous transforment chacun et alors elle nous fait partager vraiment la même Vie Divine, et non pas les uns à côté des autres, mais les uns dans les autres. Alors, nous ne formons plus qu'un seul Corps. Et voilà, mes frères, j'espère que nous y arriverons. Nous y sommes déjà engagés. Mais j'espère que nous parviendrons à pousser ce bel idéal qui est le nôtre jusqu'à son entière perfection.

 

 

Chapitre : Clôture du Temps de Noël.            13.01.80

 

Mes frères,

 

Nous voici arrivés au terme du temps de Noël. Nous pourrions nous arrê­ter encore quelques instants et essayer de dégager des conclusions, dans la pensée de cette année qui est consacrée à Saint Benoît.

Noël se dresse au seuil de cette année comme une lumière, une lumière qui trace la route sur laquelle nous sommes invités à marcher, et qui la dessine jusqu'au plus lointain, jusqu'à cet infini qui se perd en Dieu. Voyez en pleine nuit une autoroute éclairée, de magnifiques courbes, et on peut suivre ce tracé jusqu'au plus lointain, jusqu'au moment où-on n'aperçoit plus rien, où la lumière se perd elle-même dans l'obscurité. Voila Noël, mes frères !

Mais Noël est aussi pour nous une lumière qui nous donne la sécurité. La sécurité, parce que cette lumière est nourriture. Elle est notre appro­visionnement pour que nous ne défaillons pas en chemin. Et enfin, Noël, la lumière de Noël au seuil de cette année, elle est notre récompense. Car lorsque nous serons arrivés au terme de la route, nous serons tout à fait assimilés à elle. Nous serons nous-mêmes devenus lumière, perdu en elle. On ne saura plus voir si c'est elle qui nous donne d'être lumière, ou si c'est nous qui lui donnons à elle d'être lumière...

 

Je vais reprendre chacun de ces points. D'abord Noël est au seuil de notre année le tracé de notre route. Pourquoi ? Mais parce que Noël est la présence active de notre vocation d'homme. Dieu est devenu homme. C'est beaucoup plus que Dieu qui habiterait dans un homme. Les hérétiques, au début de l'ère chrétienne n'ont pas voulu croire, n'ont pas pu croire. Ils ne pouvaient pas donner leur foi à cette réalité que Dieu était homme.

Mais Dieu est homme, il le devient encore maintenant. Le fait de Noël n'est pas terminé, le fait de Noël se poursuit encore. Dieu devient homme à tout moment en chacun de nous. Il deviendra homme jusqu'à ce que il n'ait plus d'homme sur la terre. Et à ce moment là, toute l'humanité sera devenue son Corps, toute l'humanité sera devenue Dieu. C'est jusque là que doit arriver cette route.

Et ainsi nous voyons que Noël, que la Lumière de Noël est à côté de nous. Elle est cette présence de ce travail d'incarnation de Dieu, à côté de chacun de nous, et à côté de toute l'humanité jusqu'à ce que le grand Corps soit constitué.

 

Ainsi, Dieu en devenant homme, il a effectué le saut décisif par dessus l'abîme qui sépare le divin de l'humain. Et ce pont, une fois jeté entre les deux, ne peut être coupé. Voici que notre route devient un pont.

Au début, au départ de cette route, il y a l'homo pecator, il y a l'homme pécheur que je suis. Au terme de la route, il y a l'homo deifi­catus, il y a l'homme divinisé que je suis devenu. Et entre les deux, il y a ce pont, ou cette route que Saint Benoît a si bien définie. Il l'a défi­nie parce qu'il l'a découverte dans la personne du Christ, qui Christ, Dieu devenu homme, marche devant nous sur cette route, dessine cette route, l’ouvre devant nous.

Et c'est la fameuse via obaedientiae de Saint Benoît, cette route de l'obéissance, la seule par laquelle il soit possible d'aller à Dieu. Car c'est elle que le Christ ouvre devant nous, lui qui étant Dieu a voulu deve­nir homme afin de pouvoir être obéissant jusqu'à la mort et ainsi parvenir à la plénitude de la gloire, de retour auprès de ce Dieu duquel il était sorti. Voilà mes frères le tracé de cette route que Saint Benoît, lui, connais­sait très bien, que Saint Benoît a parcouru avant nous, et qu'il nous deman­de de suivre à son exemple. Et Noël va être ainsi pour nous lumière, parce que Noël sera route pour nous.

 

Mais Noël est aussi ce qui nous donne la sécurité. Il est une Lumière qui nous donne la sécurité parce que elle est fortifiante présence de l'amour que Dieu nous porte. Dieu a tellement aimé le monde qu'il a voulu de­venir homme, qu'il a voulu donner son fils pour que nous ayons en lui la vie perdurable, la Vie Eternelle, la Vie qui est la sienne.

Et cette sécurité, cette sécurité nous donne confiance, parce qu'elle va s'exprimer dans cette formule si belle encore de Saint Benoît, celle qui nous fait nous jeter dans l'amour de Dieu, qui nous fait nous nourrir de cet amour. Car cette Lumière qu'est Noël, elle devient notre nourriture.

Et cette formule, la voici : de Dei misericordia numquam desperare, 4, 90, ne jamais désespérer de la miséricorde, de l'amour que Dieu nous porte, de l'amour qu'est Dieu. Dieu a voulu devenir homme, pour que jamais nous n'ayons à perdre confiance. Il savait très bien qu'en devenant homme, il devenait péché sans être pécheur. Eh bien, il m'aime comme je suis. J'aurais donc confiance parce que je vais apprendre à m'aimer moi-même tel que je suis. Et pourquoi ?

 

Mais parce que le plus grand honneur, le plus grand bonheur, la plus grande joie que je puisse lui donner, c'est de m'aimer tel que je suis. Car c'est tel que je suis qu'il veut devenir, qu'il devient en me divinisant. Naturellement, comme il est Lumière, toutes les ombres qui sont en moi fi­niront par s'effacer. Mais il est déjà en moi maintenant, et c'est ce qui me donne confiance.

Mais cette confiance qui me fait m'aimer tel que je suis, va m'apprendre à aimer mes frères tels qu'ils sont. Et alors va se tisser entre nous ces liens de la vraie fraternité, celle dont j'ai parlé hier, la caritas fra­ternitatis, cette charité, cette agapè qui fait de nous des frères. Mais ce ne sont pas des frères au sens analogique du terme, mais des frères réels parce que partageant la même vie, parce que partageant la même nour­riture, qui est cet amour et qui est cette Lumière.

Et enfin, devenant ainsi chacun et tous des lumières dans le Christ, nous formons un temple mystique, un temple spirituel, un temple divin dans lequel Dieu habite. Et ce temple que nous sommes, il devient l'âme de cette maison de pierre qui est la demeure de Dieu.

 

Voilà, mes frères, en quoi Noël peut nous donner la sécurité. Le moine, c'est un homme qui ne devrait jamais avoir peur, quoiqu'il arrive. Pourquoi ? Mais parce qu'il est ainsi habité par Dieu, il est maison de Dieu, il est nourrit par Dieu, il est porté par l'amour de Dieu, par cette Lumière. Dieu devient en lui, de nouveau, Christ !

 

Et alors enfin, Noël est Lumière au seuil de cette année de Saint Benoît parce que Noël est la présence sur notre route de notre récompense, car nous sommes en train de devenir lumière dans le Christ. Et ici, Saint Benoît est encore très explicite. Il nous dit : Eh bien, ouvrez les yeux tout grand vers la Deificum lumen, P, 25, vers cette Lumière qui vous divinise, qui vous fait devenir des dieux. Ouvrez-les, parce que c'est par vos yeux que cette Lumière va entrer et transformer toute votre chair.

Et ici, il n'y a plus de mots, il faut abandonner cette expérience au secret de chacun. Et Saint Benoît le sait encore lorsqu'il dit : alors taisons-nous parce que attendons ce que l'Esprit Saint va daigner manifes­ter en chacun,  Spiritu sancto dignabitur demonstrare,  7, 188. Il va le manifester dans l'invisible du regard charnel ; mais à travers la lentille spirituelle, dont j'ai encore parlé hier soir, cela deviendra perceptible.

Voila, mes frères, en quoi au seuil de cette année de Saint Benoît, Noël peut devenir et rester pour nous une Lumière, une présence, présence de notre route, présence de notre sécurité, présence de notre récompense.

 

Le 1° Janvier, je vous avais proposé de placer cette année consacrée à Saint Benoît sous le signe de la Lumière. Eh bien, nous essayerons qu'il en soit ainsi. Cette Lumière, nous la connaissons, c'est la Personne de Jésus Christ. Car cette Lumière, ce n'est pas encore une fois un symbole, ce n'est pas une réalité purement mystique.

Non, c'est de la chair, c'est un homme. Et cet homme, il peut être mangé, ne l'oublions jamais. Il se donne à manger à nous chaque jour dans l'Eucharistie, il y est bu. C'est une Lumière liqui­de, c'est une Lumière solide. Et il est né, il est mort, il est ressuscité, il est transfiguré pour que nous puissions, nous, faire cette expérience.

Tous les hommes doivent la faire. Mais il demande, il attend, il espère que nous, dans notre monas­tère, dans sa maison, ici, nous la fassions en plénitude, afin qu'à partir de nous elle puisse se répandre dans tous les hommes.

 

Voila mes frères, c'est notre programme, c'est le programme de notre vie. Nous allons nous y donner avec amour, avec confiance et surtout avec cette espérance qui jamais ne déçoit.

 

Chapitre : La xenitheia.                           14.01.80

      14. Le respect de mes frères, le respect de moi-même.

 

Mes frères,

 

Me voici donc vivant ici dans ce monastère, où plutôt dans la maison de Dieu, avec Dieu, et avec des hommes qui comme moi ont répondu affirmativement à l'invitation de Dieu. Je suis avec des consacrés à Dieu, chez Dieu. Et mon être tout en­tier est saisi de respect, un respect pour Dieu qui m'a invité, un respect pour ces hommes qui m'acceptent parmi eux comme un frère.

Saint Benoît nous demande que cette disposition nous habite à tout moment, jusqu'à la fin de nos jours. Il faut même qu'elle croisse en nous. Elle ne peut pas s'évanouir, elle ne peut pas se dis­soudre malgré les chocs que je puis recevoir, malgré les déceptions que je puis rencontrer. Non, ce respect doit demeurer. Et Saint Benoît va l'appeler du beau nom d'humilité. Et ça doit se trouver surtout dans la personne de l'Abbé.

Remarquez combien de fois Saint Benoît lorsqu'il parle soit de l'Abbé, soit d'un ancien, soit de quelqu'un qui est soi-disant appa­remment élevé en dignité, il usera d'un comparatif. Il dira "plus", il dira ce doit être mieux, ce doit être d'avantage. Non pas que cet homme doive donner l'exemple aux autres, mais c'est parce que ça répond vraiment à sa situation. Plus il est élevé en mission par rapport aux autres qui l'ont choisi justement pour cette mission - je pense ici à l'abbé -, qui lui ont demandé de prendre sur lui cette charge - car c'en est une  - ­à ce moment-là il doit être plus que tout autre saisi par ce respect. Car lui surtout doit avoir conscience qu'il est chez Dieu et qu'il a à faire à des hommes qui sont consacrés à Dieu, qui appartiennent à Dieu.

 

Mes frères, le fait que je vive chez Dieu avec des consacrés m'oblige à opérer un retour sur moi. Et je constate que ma personne acquiert, du fait de cette situation qui est mienne, que ma personne acquiert une dignité nouvelle. Mais je ne parle pas ici de l'Abba­tiat, non, simplement d'un frère parmi les autres. Je parle à la première personne parce que c'est peut être plus facile pour le sujet qui nous occupe maintenant. Je suis devenu un domesticus Dei, comme Saint Paul dira que nous sommes des domestici fidei. Notre maison, c'est la foi, dira-t-il.

 

Eh bien, ma maison ici c'est chez Dieu. Je n'ai plus d'autres maisons que celle-là. Je me suis expatrié de ma maison, de ma paren­té, de mon endroit de travail, du lieu où je gagnais ma vie. Je m'en suis expatrié, j'ai traversé un vide, je n'étais plus chez moi. Je n'étais encore nulle part, et puis je suis arrivé chez Dieu.

Et maintenant la maison de Dieu est devenue la mienne. Mais j'y suis au titre d'hôte. Mais Dieu, lui, a des vues sur moi. Il ne veut pas me laisser à un niveau qui pour Dieu est encore trop bas. Je serais toujours étranger dans la maison de Dieu, je devrai tou­jours m'en souvenir, j'aurai été un invité. Mais Dieu ne veut pas m'accabler par ce sentiment que je serais étranger.

Non ! Je ne dis pas que Dieu veut effacer ce sentiment de moi. Non, il y sera toujours, il demande qu'il y soit toujours vi­vant. Mais ça ne peut pas devenir un complexe, ça ne peut pas deve­nir un traumatisme chez moi. C'est un état qui est tel, et je ne saurais pas le changer. J'ai été invité chez Dieu, et je ne suis pas là de plein droit.

 

Mais Dieu, lui, va me faire évoluer. Il va faire de moi son fa­milier. Cela veut dire qu'il va me faire entrer dans sa famille. Car ce Dieu qui habite cette maison, c'est une famille de trois Personnes. J'emploie le terme de famille, parce que faute de mieux, c'est naturellement une famille, mais beaucoup plus qu'une famille. Me voila parmi ces trois Personnes, qui sont le modèle type de ce que doit être toute relation à l'intérieur d'une famille, à l'in­térieur d'une communauté, à l'intérieur d'une société. C'est sur ce modèle type que doit se fonder tout groupement humain.

Mais alors, si je deviens un familier de Dieu, Dieu va pouvoir me demander des services. Je deviens un serviteur de Dieu. Il va me demander des services. Il va aussi me faire partager ses soucis et il va finir par me confier des secrets, des choses qu'on ne dit qu'entre soi. Et nous entrons alors dans le domaine de ce qu'on appelle la vie intérieure.

Et Dieu va m'apprendre à habiter chez lui dans la mesure où je vais habiter chez moi, avec moi...pour reprendre la belle expression de Saint Grégoire à propos de Saint Benoît. J'espère bien qu'un jour ce sujet sera quelque peu approfondi ici.

 

Lorsque Dieu m'aura introduit là, il ne sera pas encore contant. Car de ce serviteur auquel il confie certains de ses secrets, il va faire un de ses enfants. Il va commencer à lui confier ce qui est son plus grand secret, c'est sa propre vie à lui. Je vais pouvoir vivre de la propre vie de Dieu et je le saurais. Je serais entraîné dans ce mouvement Trinitaire qu'on ne saurait expliciter.

Voyez, on nous a encore parlé à midi du projet de ce théologien, qui est un grand théologien, qui est un des plus grands d'aujourd'hui. Et pendant une vingtaine d'année il va réfléchir sur ce pro­blème de la relation entre la Trinité et sa créature. Comment ce Dieu Trinité peut s'emparer de sa créature. Mais il ne faut pas que cette plongée de Dieu dans la chair que je suis devienne une immanence, c'est à dire une confusion, qu'on ne sache plus distin­guer ce qui est Dieu et ce qui est homme.

Mais non, il n'y a pas de confusion entre les natures, il n'y aura pas de confusion entre Dieu et moi. Je serai devenu un Dieu par adoption. Mais je serai encore toujours par adoption, et je serai encore toujours cet étranger. Alors, il est difficile de parler de ces choses. Il est plus

facile de les expérimenter que de les exposer.

 

Eh bien voila, il va faire de moi son fils. Mais à ce moment il va commencer à mettre certain de ses biens à ma disposition. C'est déjà plus ! Si je suis fils, je deviens héritier, comme dit l'Apôtre Paul. Je serai un peu plus chez moi en étant chez Dieu, beaucoup plus que le serviteur, que le familier. Je suis un fils. Mais il est possible alors que Dieu ne se contente pas encore de cela. Il veut peut-être ? Et si je suis dans le monastère, dans un monastère contemplatif, je pense qu'on peut affirmer sans trop risquer de se tromper, qu'il veut certainement, si j'y consens, si j'accepte, si je ne recule pas, si je n'hésite pas, il veut peut-être encore me conduire un peu plus loin.

Oui, il veut me conduire jusqu'à cet endroit qui est le dernier endroit, cette cellule intérieure, là où il n'y a personne qui entrera que Dieu et moi. Il peut vouloir faire de mon âme son épouse, cette fameuse sponsa Verbi dont ont parlé les Pères, les Pères de Cîteaux surtout, Saint Bernard, et puis  celui qui a continué après lui ses sermons à ce sujet, et puis d'autres encore. Mais à ce moment, qui est le sommet de tout, Dieu fait partici­per l'homme à ses facultés, à cette puissance de génération et d'engendrement qui fait que un homme puisse engendrer d'autres hom­mes à la vie divine. Et ça, dans l'invisible naturellement.

Je ne pense pas ici à la paternité spirituelle, c'est encore autre chose. Mais dans l'invisible, dans le secret, dans le secret de cette cellule où il n'y a plus rien d'autre au fond de l'homme, Dans cette habitare secum, il n'y a plus que la Trinité, il n'y a plus que l'âme, il n'y a plus que le Verbe, il n'y a plus que le Père et l'Esprit. Voila cette dignité à laquelle Dieu m'appelle dès l'instant où j'habite chez lui.

 

Mais alors ? Alors, c'est là que nous devons en venir, je dois à ce moment me respecter moi-même. Il ne s’agit pas seulement de respecter Dieu, ni les hommes de Dieu avec lesquels je vis, je dois aussi me respecter moi-même. Car cette dignité que Dieu me confère, ce n'est pas une qualité plaquée de l'extérieur, une sorte d'uniforme, de livrée que je pourrais enlever ou mettre à ma guise.

Je pense ici par exemple à ce colonel - mais ce n'est pas le nôtre vous savez, c'est un autre - qui tous les jours au matin revêtait son uniforme afin d'avoir le droit à la caserne de comman­der haut et fort, comme sa fonction l'exigeait. Et qui le soir, le soir, était tout contant d'avoir le droit de ceindre le tablier pour sous les ordres de son épouse essuyer la vaisselle. Ce n'est pas ça vous voyez ! Ce n'est pas quelque chose qu'on met pour s'acquitter d'une fonction, et puis après on le dépose au vestiaire et on met autre chose, une fonction tout autre. Non, c'est une dignité qui est attachée à l'intérieur de moi, qui fait partie de mon être.

Et alors, vous voyez un peu ce qu'est ce rite baptismal dont on nous a parlé hier. Je ne pense pas ici au baptême de l'eau, mais à ce baptême, à cette plongée, à cette immersion dans l'Esprit et dans le feu dont on nous a parlé. C'est ce baptême que confère le Christ. L'eau, elle ruisselle à la surface de mon être, elle me lave, elle me purifie, elle ne pénètre pas à l'intérieur. Mais ce vent, ce souffle, c'est lui que je respire, c'est lui qui me fait vivre et c'est lui qui m'anime. Et je suis immergé en lui. Et ce feu auquel je ne sais pas échapper, et lui qui va aussi me brûler, consumer mes chairs, consumer tout mon être jusque dans ses dernières profondeurs.

 

Voyez ! C'est cela cette onction, cette onction spirituelle qui va faire de moi un temple de Dieu, parce que l'Esprit de Dieu va m'habiter, l'Esprit de Dieu va me mouvoir. Or, c'est à cela que Dieu veut me conduire, et c'est la raison pour laquelle cette dignité qui est mienne, qui devient mienne, qui peut être poussée jus­qu'à ses ultimes conséquences - ultime parce que je puis ultimement commencer à créer, à procréer à la manière de Dieu, étant devenu sponsa Verbi - vous comprenez que ça exige que j'aie pour moi un respect, et un respect digne de Dieu qui m'appelle à une telle destinée.

Mais nous allons maintenant à l'église, et si vous le permettez, nous continuerons cette petite réflexion demain.

 

Chapitre : La xenitheia.                           15.01.80

      15. Tu parviendras.[2]

 

Mes frères,

 

Nous allons pendant quelques minutes contempler et admirer l'état du moine qui consent à devenir un temple de Dieu, le moine qui accepte de se laisser exproprier par Dieu afin que Dieu vive en lui. Cette expérience doit pouvoir se ramener sous trois chefs principaux : une expérience d'éternité, une expérience d'amour et une expérience d'énergie.

D'éternité d'abord, et ça signifie ceci : cette expérience de vie divine voit la durée se ramasser, se concentrer, se condenser dans l'aujourd'hui éternel de Dieu. Et ça se produit par une surin­tensité de présence à Dieu, de présence à soi-même et de présence au monde. C'est la façon dont Dieu est, c'est la façon dont Dieu vit. Et l'homme dans lequel se trouve cette vie divine, il participe à cette expérience.

Si bien qu'il se trouve consciemment présent à tous les instants de ce que nous autres nous appellerons la durée, que ce soit dans le passe, mais aussi bien dans l'avenir. C'est ainsi que le Christ maintenant vit, c'est ainsi que vivent les saints qui sont dans la gloire. Et c'est ainsi que déjà nous, à notre toute petite mesure, nous commençons déjà à vivre.

 

Il y a aussi une expérience d'amour. Et cette expérience d'amour, elle a pour effet d'abolir l'espace. Par l'amour je suis pro­che, je suis contigu à celui que j'aime. Et il arrive que nous  soyons deux, trois, plusieurs, une multitude en une seule chair. Là où se trouve celui que j'aime, là je me trouve aussi. J'habite en lui, il habite en moi.

Et ce que Dieu fait lorsqu'il vient en moi pour s'y installer, pour faire de moi son temple, il me permet lorsque je participe à sa vie de faire une expérience analogue vis à vis de mon frère. Le frère devient le temple dans lequel moi je vis, et moi je deviens pour mon frère aussi le temple dans lequel il peut vivre.

Alors vous voyez, à l'échelle maintenant de l'univers entier, du cosmos, cette inter inhabitation des saints les uns dans les autres fait qu'il n'y a plus d'espace. Un homme qui vit cette expé­rience sait très bien qu'il est présent partout au même moment.

 

On entend parfois dans les récits des saints des exemples ainsi qui nous paraissent un peu bizarres, d'un saint qui se trouvait à deux ou trois endroits différents en même temps : on l'a vu ! Naturellement, disons que tout ça ce sont des façons d'exprimer cette réalité qui est là, que cet homme a atteint une telle inten­sité de vie divine, que voilà, l'espace n'existe plus pour lui. Et cet homme le sait très bien.

On raconte, ça me revient à l'esprit maintenant, qu'une person­ne ainsi pendant la dernière guerre visitait les camps de concentra­tion en Allemagne et allait vraiment aider certains prisonniers. Et pourtant, cette personne était toujours là où elle était. Eh bien c'est ça, on veut exprimer cette réalité extrêmement belle qui n'est rien d'autre que la façon avec laquelle, le Christ, Dieu vit avec nous, tellement proche qu'il n'y a plus d'espace.

 

Et enfin aussi une expérience que j'appellerai une expérience d'énergie. C'est la possession et la diffusion d'une surabondance de vie par le bouillonnement incessant de l'Esprit dans un homme. C'est ainsi que Dieu vit, encore une fois. Il est tellement surabon­dant de son être qu'il crée, il crée. Il ne peut presque pas faire autrement que de créer. C'est cet excès de vie qui l'a déterminé à avoir en face de lui, à côté de lui, quelque chose qu'il allait pouvoir animé de sa propre vie, tout le créé. Mais tout cela, en Dieu est une même et seule réalité, c'est sa vie. Et l'éternité, que nous appelons ainsi, l'amour, l'énergie, c'est son être.

Eh bien voilà, tout ça est déposé en nous en germe au moment de notre baptême. Et dans le monastère, dans la maison où Dieu habite, où je vis avec lui, avec d'autres qui sont appelés à la même voca­tion que moi, il veut faire grandir, s'épanouir cette vie en nous et la conduire à sa plénitude.

Eh bien nous, à notre petit niveau déjà, ou bien à notre niveau déjà peut-être plus élevé - mais nous n'en savons rien, il faut laisser cela à l'expérience, à la conscience et au secret de Dieu­ - mais à ce niveau où nous sommes, nous vivons et nous sommes double­ment étrangers. Je deviens étranger à mon ancienne condition de pécheur, et je suis étranger à ma nouvelle condition de fils de Dieu.

 

Ma condition de pécheur, c'est mon ancienne condition. Comme le dit l'Apôtre, un homme qui est né de Dieu ne pèche plus, et pourtant je porte encore toujours en moi les cicatrices du péché. Et plus je me purifie, plus la vie divine devient intense en moi, et plus ces cicatrices deviennent cuisantes, plus elles deviennent visibles aussi à mes yeux. C'est vous voyez la conscience que prend de sa situation le moine qui gravit l'échelle de l'humilité ; où au dessus il se tient devant Dieu comme le pécheur qu'il est et que pourtant il n'est plus. Mais les cicatrices sont là. Et il sait très bien que si Dieu ne le soutenait pas par la puissance de l'amour, eh bien, ses cicatrices commenceraient à suin­ter de nouveau le péché, et puis à s'ouvrir. Eh bien, je suis devenu étranger à cette ancienne condition, et pourtant cette condition est toujours, toujours collée à moi. Voyez l'étrangeté !

 

Mais je suis aussi bien étranger à ma nouvelle condition, cette condition du fils de Dieu que je suis en train de devenir. Je sais très bien que c'est un don magnifique que Dieu me fait à tout moment. Et ce don, je le reçois avec reconnaissance et en tremblant. C'est un trésor que je porte dans un vase d'argile, un vase tout à fait commun, mais c'est un trésor. Et ce trésor, je le porte. Et je ne peut pas laisser choir le vase, sinon je risque de perdre le trésor.

Et voilà, cette condition nouvelle à moi, c'est une condition que je reçois, elle n'est pas mienne. Me voila donc affligé, si je puis exprimer cela ainsi, ou bien orné, ou bien doté d'une double xenitheia, d'un double dépaysement, d'une double expatriation. Je suis ce que je ne suis plus et en même temps je deviens ce que je suis déjà. Voyez quel paradoxe !

Et alors quelle tension, une tension énorme entre ces deux pôles Et c'est de cette tension que va surgir et sans cesse agir la force qui me fait naître, qui me fait naître à cette vie divine. Il faut qu'il y ait une souffrance, il faut qu'il y ait une douleur conti­nuelle pour que je puisse grandir pour que je puisse naître, pour que je puisse devenir ce fils que Dieu veut faire de moi.

 

L'ancienne théologie, je veux dire la théologie du bon vieux temps, la théologie scolastique, elle avait un terme magnifique pour désigner cet état de la double xenitheia, de la double expatriation, la double émigration. On disait qu'on était in via, on était en route, on était en chemin. Et Saint Benoît qui est un homme d'ex­périence, il a toute une série de vocables pour signifier au moine qu'il est un étranger en chemin. Il y en a quelques uns qui me vien­nent en tâte. Il dira ambulare, marcher ; il dira procedere, avancer ; il dira festinare, se hâter, se dépêcher ; il dira curere, courir.

Et il a un mot qui est peut-être le plus beau de toute sa Règle. Il l'a placé au sommet, comme un encouragement. Il dit tout au com­mencement : écoute l'admonition d'un père pii patris, Pr, 4, un père qui a des entrailles d'amour, très bon. Et alors, ce père très bon qu'il est, il va nous donner un encouragement. Et cet encouragement il le plante au terme, au sommet de toute sa Règle comme un drapeau que nous ne devons jamais perdre de vue. C'est le tout dernier mot de sa Règle, où il dit pervenies, tu y parviendras dit-il, 73, 26, tu y arriveras.

Eh bien, voilà mes frères, ce mot là, plantons-le dans notre coeur et laissons-le travailler dans notre coeur pour que toujours nous ayons la force, le courage, l'endurance, la foi, l'espérance, l'amour de marcher, d'abandonner notre patrie charnelle, notre état premier de pécheur ; et puis de nous avancer, de nous hâter de courir là où Dieu nous attend pour faire de nous son temple, mais un temple achevé où il est le seul maître ; et faire de nous son fils, un autre lui-même. Et alors, gardons au coeur cette parole de Saint Benoît pervenies, tu y parviendras, tu y arriveras...

 

Maintenant nous irons à l'église, mes frères, et nous penserons à chacun d'entre nous, ici, nous tous qui espérons arriver là où Saint Benoît veut nous conduire. Nous remercierons Dieu, nous nous remercierons je dirais les uns les autres pour l'aide que nous nous apportons. Et nous laisserons venir le jour de demain et tous les jours qui vont suivre en portant, je le rappelle encore une fois, en portant toujours au coeur cette dernière parole de Saint Benoît :

Tu y parviendras !

 


Chapitre : Fête de Saint Antoine.                17.01.80

      Pourquoi Saint Antoine est-il considéré comme Patriarche ?

 

Mes frères,

 

Venons-en à la fête d'aujourd'hui. Saint Benoît est honoré comme le patriarche des moines d'Occident. Saint Antoine, lui, est vénéré comme le Père de tous les moines sans exception, les moines d'Orient aussi bien que les moines d'Occident. Il est donc le père de Saint Benoît, et il est un peu notre grand père.

Donc, ils sont considérés comme Pères, et pourtant ils n'étaient pas les premiers dans la vie monastique. C'est évident pour Saint Benoît, et c'est aussi évident pour Saint Antoine qui a été initié, qui a été entraîné pendant des années au labeur ascétique par un Maître, par un autre que lui. Mais pourquoi alors Saint Benoît et Saint Antoine sont-ils con­sidérés comme des Patriarches, c'est à dire comme des Pères qui se trouvent en tête d'une lignée ?

Eh bien, tout simplement parce que leur vie, leur expérience, leur enseignement aussi, mais surtout leur vie a donné naissance à un philum nouveau, un philum qui donc donne des rejetons, des propaginès toujours nouveaux, toujours vivants. Et il en sera toujours ainsi, espérons-le, jusqu'à la fin du monde.

 

Les enfants de ces Patriarches, et nous en sommes, ne font ja­mais que d'élucider, de porter au jour, à la clarté, tous les ger­mes qui sont déjà tous sans exception déposés par Dieu dans la vie de ces hommes. Ils sont une sorte de personnalité corporative comme les Patriarches d'Israël : Abraham, Isaac, Jacob, ses ancêtres, les premiers ; comme le Christ lui-même. Ils ont tous deux connu un moment analogue dans leur vie.

Et c'est sur cet épisode que je voudrais m'arrêter ce soir. Car il me semble riche d'un enseignement qui nous permet de découvrir les sens de la vie monastique. Nous devons bien percevoir ce que Dieu veut nous transmettre par l'expérience de ces deux hommes, expérience analogue. Ce n'est pas tout à fait au début de leur vie monastique. Mais c'est tout de même par rapport à leur vie, à tout ce qu'ils ont fait, c'est dans les débuts.

 

Antoine, dans le désert, vit reclus pendant vingt ans dans un fortin abandonné. Il ne voit personne. Il n'est vu de personne. Deux fois par an, tous les six mois, on lui apporte de la nourritu­re, des biscuits qui se conservent très longtemps. Il a de l'eau sur place, il y a une source. Saint Benoît, lui, vit dans une grotte. Personne ne le sait, sauf un ami qui vient le ravitailler. Et Saint Benoît est tellement loin de tout, qu'il ne sait même pas que c'est le jour de Pâques. Voyez comme il est loin !

Mais les admirateurs de ces hommes, car finalement ça se sait tout ça, les admirateurs finissent par forcer l'entrée. On force, on enfonce les portes de ce fortin. On en extrait Antoine. On oblige Benoît a quitté sa grotte. Oui, il y a des éléments d'affabulation dans ces récits, c'est certain ; il y a une outrance dans ces récits. On met en évidence l'insolite, le paradoxal, le spectaculaire. Mais pourquoi ?

Pourquoi Dieu permet-il cela ? Oh, ce n'est sûrement pas pour nous porter à imiter Benoît, à imiter Antoine, loin de là ! Mais c'est parce qu'il désire frapper notre imagination. Il veut frapper notre mémoire. Il veut aussi frapper notre intellect. Il veut attirer notre attention. C'est donc là une Parabole en acte. Et cette Parabole, dans le cher de ces deux hommes, est porteu­se d'un enseignement qui vaudra jusqu'à la fin des temps. Et je pen­se qu'à travers ce petit épisode, il nous est possible de découvrir ce que Dieu veut nous communiquer d'essentiel dans la vie monasti­que. Mais pour le comprendre, il faut aller un peu au delà, il faut voir ce qu’il s'est passé après.

 

Lorsque Benoît d'abord, mais d'une façon moins frappante qu'An­toine, il ne faut pas oublier que Benoît est déjà un fils d'Antoine. Mais de façon extraordinaire chez Antoine, il se passe quelque chose. Lorsque Antoine sort du fortin, il apparaît aux regards de tous, de ces hommes qui ne l'avaient plus vu depuis 20 ans et qui le con­naissaient, il leur apparaît transfiguré. Antoine est rayonnant.

Maintenant, ici, faisans attention ! Nous devons bien prendre garde de ne pas projeter sur Antoine et sur Benoît nos propres idées préalables concernant la vie monastique. Nous devons essayer d’être objectif. Nous ne devons pas déposer dans l'épisode Antoine Benoît ce que nous avons l'intention d'aller y trouver. Nous devons essayer de voir les choses comme ça, comme elles se présentent à nous.

Et à mon  sens, elles se présentent de cette façon ci. Je vais essayer d'expliquer cette Parabole en acte, elle se présente de façon je pense suffisamment claire.

 

Le désir de ces hommes, leur propos, leur intention même sub­consciente - je veux dire ici le désir qui les porte, le désir qui les pousse en avant, qui leur fait entreprendre ces choses là - un désir qui est déposé en eux par Dieu. Ils sont propulsés par l'Es­prit de Dieu. Mais que désirent-ils donc ? Ils le verront après. A ce moment la, ils le vivent.

Mais nous qui sommes maintenant devant la scène, nous pouvons voir de suite. Et leur désir doit être celui-ci : ils veulent renouer avec l'histoire qui a été interrompue, qui a été rompue par le pé­ché. Et le péché, premier péché, péché qui est encore actuel aujourd'hui, qui est encore le nôtre, ce péché a été de vouloir devenir des dieux, de vouloir devenir comme Dieu, de vouloir devenir Dieu par ses propres forces en faisant l'économie de ce que Dieu préparait à l'homme comme chemin pour le conduire jusqu'à là.

Le péché a été un refus de ce que Dieu désirait donner. L'homme a voulu le prendre lui-même ; et voici l'homme blessé, et voici l'homme maintenant complexé.

 

Eh bien, le désir du moine est de renouer avec cette histoire primitive qui a été brisée à un moment donné pour alors recevoir selon les règles, comme un cadeau magnifique de la main même de Dieu, le don de la déification, de la divinisation. Devenir Dieu, mais recevoir de Dieu la Vie Divine, non pas essayer de la prendre comme un voleur. Que faire alors pour renouer ? Il n'y a qu'une seule route, et c'est la route que nous donne ici Antoine et que nous donnera aussi Benoît, par leur vie. C'est ce dont nous parlons déjà depuis la dernière Conférence Régionale, c'est pratiquer la xenitheia.

Il faut donc s'expatrier. Il faut quitter tout ce monde qui est le monde du refus, qui est le monde de ce péché, qui est le monde où on essaye par ses propres forces d'être comme Dieu, auto­suffisant, auto puissant, auto divinisant. Il faut quitter ce monde, entrer dans le désert, là où il n'y a plus rien d'attirant. Voila la première chose !

Et puis alors à partir de cette expatriation physique, corpo­relle, il faut pratiquer la seconde xenitheia, l'expatriation spi­rituelle, c'est à dire quitter tout l'univers intérieur du refus, l'univers du péché, l'univers des vices et des péchés dont parle Saint Benoît ; quitter ce qui est faussé, abandonner son jugement, abandonner sa volonté, abandonner ses goûts, abandonner ses senti­ments, abandonner tout ce qui est le terreau sur lequel peut pous­ser le péché ; abandonner toute ambition, sortir de soi, mourir à tout ce qui est contraire au vouloir et au jugement de Dieu. Voila la seconde, mais les deux vont ensembles.

 

Il est pratique­ment impossible de pratiquer la seconde sans d'abord pratiquer la première. Mais pratiquer la première sans entamer et conduire à bien la seconde, c'est inutile. Alors on se trouve dans ce désert physique et désert intérieur, on se trouve plongé dans un bain, dans un feu purificateur, un feu qui va transformer l'homme.

C'est cette lutte, cette guerre que mène pendant 20 ans Antoine dans son fortin. On raconte que ceux qui venaient roder autour en­tendaient jour et nuit le fracas de cette lutte : les démons qui attaquaient Antoine, Antoine qui ripostait, qui répondait aux dé­mons. Voila ! Vous voyez, naturellement là c'est un peu insolite. Mais voyons ici la Parabole en acte qui nous dit que cette lutte intérieure doit être la nôtre, et Saint Benoît le sait très bien. Il nous l'expli­que dans sa Règle, il y fait des allusions.

Naturellement ce n'est pas encore un Maître de spiritualité, mais à partir de son expérience - même s'il a puisé ailleurs les termes dans lesquels il s'exprime - c'est cela qu'il veut dire. Et au bout, il verra dans son moine purifié des vices et des vertus, l'état qui était celui d'Antoine au moment où il sortait de son fortin. Et alors Antoine, comme Benoît plus tard, peuvent devenir des engendreurs, des générateurs, des hommes qui peuvent alors engendrer d'autres à la vie de l'Esprit.

 

Eh bien voilà, mes frères, ce qui était aussi, ne l'oublions pas, le propos des Fondateurs de Cîteaux. Voila des hommes, j'en ai déjà parlé, mais je vais devoir y revenir parce que ce n'est pas encore fini, voila des hommes qui se sont enfoncés dans le désert d'une forêt inhospitalière. Et là, ils ont aussi lutté. Ils ont lutté contre les éléments, ils ont lutté contre les démons qui les habi­taient, eux. Ils ont voulu devenir dans leur nouveau monastère, dans leur nouveau monde, ils ont voulu devenir des hommes nouveaux.

Après avoir contemplé les normes de vie que leur cédait Saint Benoît, après les avoir contemplé avec un regard nouveau et devenu des hommes qui à l'exemple de Saint Benoît et d'autres pouvaient alors se dire parce qu'ils l'étaient sponsa Verbi, donc des hommes tout à fait purifiés, en dessous, sous la carapace de leurs défauts encore naturellement, de leur tempérament fougueux, impé­tueux, violent, outrancier. Non. ils l'étaient quand même.

 

Eh bien voilà, mes frères, je pense que nous pouvons retenir ça de la fête d'aujourd'hui. Et nous pouvons le ramasser peut-être dans une petite sentence de Saint Paul qui le résume très bien. Il dit : Vous êtes morts… pensons à Antoine dans son fortin, à Benoît dans sa grotte, pensons à ces cisterciens dans leur forêt d'autant plus intéressante qu'elle est inaccessible ...vous êtes morts, et votre vie, elle est cachée avec le Christ, en Dieu.

Vous voyez, c'était cela le mouvement de la vie monastique : mourir à tout ce qui est contraire à Dieu pour alors vivre d'une vie nouvelle, cachée en Dieu, devenir d'autres Christ.

 

Mes frères, voila ce que au cours de cette année de Saint Benoît nous allons essayer de poursuivre avec plus de conviction encore. Et pour ma part je suis certain que si nous sommes confiants dans notre foi, forts dans notre espérance, et constants dans notre amour, Dieu nous accordera ce que nous poursuivons. Il comblera ce désir qui nous pousse. Et à l'exemple de Saint Antoine, à l'exemple de Saint Benoît, nous deviendrons nous aussi des hommes de Dieu, des hommes transfigurés, des hommes qui sont aussi capables d'être des engendreurs, dans l'invisible toujours naturellement, et sans rien de spectaculaire ; mais saisissant la moelle, la substantifique moelle de la vie monastique qui nous est bien explicitée ainsi à travers la vie  parabole en acte de ces grands saints que sont nos Pères.

 

Chapitre : Semaine de l’Unité.                    21.01.80

      Pas d’ambiguïté : Unité selon le vouloir de Dieu.

 

Mes frères,

 

De la causerie que le Père Land de Chevetogne nous a donné ven­dredi, nous pouvons entre autre retenir ceci. C'est que si nous vou­lons oeuvrer au rétablissement ou au maintien, ou à la consolidation de l'Unité à l'intérieur du Corps du Christ, à l'intérieur de l'Eglise, nous devons absolument éviter toute ambiguïté. Cela veut dire que nous ne devons pas nous laisser guider par des motivations d'ordre sociopolitique, mais bien plutôt travailler à l'oeuvre de cette réunion des Eglises du Christ, parce que c'est la volonté du Christ. Le Christ a prié à cette intention, c'est son vouloir.

Comme il l'a très bien fait remarquer, les motivations socio­politiques ne manquent pas aujourd'hui. Lorsqu'on pense que la plu­part des Eglises Orthodoxes vivent sous un régime communiste, ou bien à côte ou sous la botte des Turcs leurs ennemis de toujours, si donc ils peuvent s'unir à l'Eglise Latine, ils se sentiront beaucoup plus fort. Ils ont déjà l'exemple d'autres Eglises : l'Eglise de Pologne, l'Eglise catholique de Hongrie, de Yougos­lavie, des Eglises qui unies à Rome savent tenir tête à l'oppres­seur athée.

 

Mais ce ne sont pas ces motivations là qui doivent animer ce travail de réconciliation des chrétiens entre eux, mais uniquement parce que c'est la volonté de Dieu qui veut que tous les membres de son grand Corps mystique soient unis les uns las autres en har­monie, pour que le Corps soit en bonne santé et, comme le Christ l'a dit, que le Corps puisse s'épandre, se répandre à travers la terre entière. Mais il faut demeurer réaliste. Et nous devons bien savoir qu'il y aura toujours des interférences humaines qui vont jouer. Mais ça ne doit pas nous inquiéter.

A travers ces faiblesses qui demeurent qui sont attachées à notre état d'homme faillible, fragile, état qui s'est encore aggravé du fait de nos péchés, ça ne doit pas nous inquiéter. Nous devons nous dire que c'est à travers et à l'intérieur de cette faiblesse que la puissance de l'Esprit peut se mani­fester car l'union des chrétiens, c'est le travail de l'Esprit de Dieu. Cela ne peut pas être une construction, une élaboration, une édification humaine. Non, c'est l'Esprit de Dieu et ça doit paraître comme tel ; or ça ne paraîtra qu'à travers la faiblesse.

Et nous, mes frères, nous pouvons apporter notre collaboration à ce travail de réunion des Eglises. Et nous le ferons si nous vi­vons purement et saintement notre vie monastique. Purement et sain­tement, je veux dire ceci : si, suivant la recommandation du Père Land, qui est une recommandation de bon sens surnaturel, eh bien nous ne nous laissons pas déterminer par des motivations humaines mercantiles : vous voyez, agir dans le monastère pour des motifs humains. Oui, parce que cela nous arrange, parce que ça nous rapporte, parce que ça nous permet des petites choses ici où là. Si on est bien avec le cellérier ou avec l'Abbé, ou avec un autre, on peut espérer avoir de petites choses. Vous voyez !

 

Non, non, hein ! pas de motivations comme ça mercantiles, de mar­chandages ou d'intérêts humains. Mais uniquement et toujours juger et agir dans notre vie selon la rectitude de la foi. Or mes frères, la rectitude de la foi, elle passe tout entière par ce petit mot que Saint Benoît a placé au début de sa Règle à propos de l'Abbé :  creditur, 2, 5. L'Abbé doit être cru comme étant dans le monas­tère le Christ en personne.

Et c'est là je pense que va se trouver le centre et le noeud de notre unité. De même que la communion à l'intérieur de l'Eglise est centrée sur la personne du Christ, de même dans le monastère la communion est centrée sur la personne de l'Abbé qui n'est rien moins que le Christ.

 

Et aussi mes frères, une petite suggestion. Dans le cadre de l'année consacrée à Saint Benoît, nous pourrions peut-être continuer à travailler ici à notre place à cette belle oeuvre de Dieu qu'est la réconci1iation des chrétiens dans une seule et unique Eglise vi­sible du Christ. Et ça, nous pouvons le réaliser si Saint Remy, ce petit monas­tère inconnu, il faut bien le dire - on en parlait encore il y a quelques minutes, c'est un monastère inconnu en Belgique. On ne sait même pas qu'il existe, il faut bien se le dire, même dans le clergé - donc ce petit monastère caché, inconnu, qu'il devienne une Eglise, une Eglise une, bien unie autour de ce centre d'unité qu'est le Christ vivant dans la personne de l'Abbé. On parviendrait ainsi à réussir ici, dans notre petit groupement sur lequel repose l'Esprit de Dieu, ce que le Christ veut réaliser au niveau de sa grande Eglise, de son grand Corps...

 

Mes frères, voila encore un objectif que nous devons tenir de­vant les yeux au cours de cette année de Saint Benoît. Je pense que ça vaut la peine, car ça dépasse des préoccupations purement égocen­triques, ça nous élargit aux dimensions du Corps du Christ, aux dimensions de l'humanité. N'allons pas moins ! Et comment faire alors ?

Par exemple une petite idée : voir les frères, voir chacun des frères comme le Christ, c'est à dire comme l'Abbé le voit. Et ça demande un effort de purification de notre regard. Et je donne l' exemple, je n'ai pas peur de le donner : voir le frère comme moi, Abbé, je le vois.

Voyez, dans un monastère qui est digne de ce nom, l'Abbé doit être les yeux de chaque frère, de même que le Christ est les yeux de l'Abbé. L'Abbé doit voir chacun des frères avec le regard du Christ, qui vit dans la personne de l'Abbé. Alors, que chacun des frères voit chacun des autres aussi avec le regard que l'Abbé porte sur chacun ; et c'est toujours un regard d'amour, un regard de bien­veillance, un regard de lumière et de chaleur, jamais un regard qui détruit, un regard qui critique, un regard qui juge, un regard qui perce, un regard qui tue. Non, c'est un regard qui doit donner vie.

 

Et alors, mes frères, aussi nous regarder nous-mêmes. Vous re­garder chacun d'entre vous comme le Christ, c'est à dire dans le monastère comme moi, Abbé, je vous regarde chacun. Donc, se regar­der soi-même aussi avec amour, avec indulgence, avec une certaine chaleur humaine, et être heureux d'être soi.

Et ainsi, mes frères, il y aura en chacun d'entre nous du con­tentement, il y aura de la paix, il y aura de l'amour et tout cela dans une certaine lumière, une lumière qui nous habite, une lumière qui rayonne autour de nous, qui nous enveloppe et qui nous porte.

Et ainsi, cette lumière qui n'est rien d'autre que l’Esprit Saint, à partir de nous, dans l'invisible de ce petit monastère caché, inconnu, elle va rayonner et elle va atteindre jusqu'aux extrémités du monde, jusqu'aux extrémités de ce Corps qu'est l' Eglise du Christ et il y aura une meilleure santé dans cette Eglise.

Et les hommes, alors, qui travaillent à la réunion, les respon­sables et aussi les simples fidèles, les simples croyants vont se sentir meilleurs et vont se sentir porté à se rapprocher, à s'aimer, et à se réunir.

 

Chapitre : Fête de la Conversion de St Paul.    25.01.80

      Clôture de la Semaine de l’Unité des chrétiens.

 

Mes frères,

 

Nous clôturons aujourd'hui la Semaine de Prières pour l'Unité des chrétiens par la Conversion de celui qui devait devenir l'Apôtre Paul. Vous savez que cet homme au moment où il ne s'y atten­dait pas du tout, en plein midi, a eu le privilège de voir le Christ, le Christ Lumière du monde, le Christ ressuscité, le Christ trans­figuré.

Il ne faut pas s'imaginer qu'il a vu comme ça une lumière quel­conque. Non, c'est le Christ lui-même qu'il a vu. Le Christ lui a dit : Maintenant tu vas être témoin de ce que tu m'as vu. Il a été alors vraiment dans une situation qui est restée la sienne jusqu'à sa mort, une situation de converti.

A travers tous ses écrits, à travers tous ses discours qui nous sont rapportés, nous sentons que cet homme n'a jamais eu fini d'as­similer l'expérience qu'il avait faite de voir le Christ ressuscité. Je cours, dit-il, tendu vers l'avant pour enfin essayer de saisir Celui par lequel j'ai été moi-même saisi. C'est tout cela la con­version.

 

Or depuis ce moment, peut-être à cause de lui, il y a dans l'Eglise un appel viscéral à la conversion, à une illumination qui donne un regard nouveau, un regard qui permet de voir les choses dans leur vrai jour, un regard qui est celui d'un homme qui est devenu vrai parce qu'il est dans la ligne exacte de ce que Dieu demande de lui.

Voyez donc ce grand Corps qu'est l'Eglise ! Eh bien, ce Corps, cet homme immense qu'est l'Eglise et dont la tête est le Christ, essaye toujours, toujours de se situer dans la ligne exacte de ce que Dieu demande de lui. C'est cela ce besoin d'une illumination qui permet de voir tout comme Dieu le voit.

Or, c'est cela l'appel qui se trouve là inviscéré dans l'Eglise et dont l'exemplaire premier et le plus beau de tous est l'Apôtre Paul. Et cette grâce de la conversion, cette grâce de l'illumination, elle est offerte à tout chrétien et spécialement à nous, aux contemplatifs, nous qui allons nous engager par vœux, par promesse à travailler constamment à la conversion de notre être. L'entrée dans la vie monastique est le premier geste que nous posons pour la transformation de toute notre vie.

Ce ne peut plus être après comme avant et, demain ça ne pour­ra plus être comme aujourd'hui. Et ça veut dire que chaque jour, que presque chaque instant est un commencement. C’est une montée, c'est une ascension. Ce n'est pas un bouleversement ? Non, le bou­leversement peut s'opérer une fois, mais disons qu'il n'est jamais terminé, c’est cela notre vie !

Il y a, actives toujours, des forces de désagrégation à l'inté­rieur de nous, à l'intérieur de notre communauté petite Eglise, petite cellule, à l'intérieur de la grande Eglise, ces forces de désagrégations que nous appelons le péché. Le péché fait tourner le vivant à l'état de cadavre. Le cadavre, c'est ce qui se décompose.

Mais à l'inverse, il y a une force plus puissante. Et c'est avec celle-là que nous devons collaborer. C'est celle qui recompose. C'est celle qui au lieu de désagréger, congère, si je peux me per­mettre ce néologisme, elle amoncelle, elle regroupe. Et cette force plus puissante qui est toujours en oeuvre en nous et autour de nous, c'est l'Amour. Cet Amour qui est la vie divine, c'est la Vie qui est à l'inté­rieur de la Trinité. Elle est tellement vraie, qu'elle est une Per­sonne. Nous l'appelons l'Esprit Saint.

 

Mais cette réalité d'Amour qui est en nous, et qui est plus forte que les puissances de désagrégation, elle est aussi dans une communauté le lien de la communion. Une communauté monastique ne peut vivre si elle n'est pas animée par cet amour qui crée la com­munion. Toute communauté divisée contre elle-même, disait déjà le Christ, elle est vouée à la ruine.

Et ce qui est vrai en nous, ce qui est vrai dans la communauté, est aussi vrai à l'intérieur de cette Eglise. Or, comme l'Eglise vit, et qu'elle est le Corps du Christ, il y a toujours en elle ce besoin encore une fois, cet appel lancinant vers la conversion qui n'est rien d'autre qu'un vouloir de collaborer avec les puis­sances infinies de l'Amour pour que le Corps se construise. Ces forces d'Amour, elles seront agissantes en chacun de nous grâce à la vigilance, notre vigilance, notre attention, notre so­briété.

Vous savez que les anciens appelaient le moine le vigilant, celui qui fait attention à ce qu'il dit, attention à ce qu'il pense, attention à ce qu'il fait. Et alors à cette vigilance, joindre la prière. La prière, c'est le contact établi avec Dieu. La prière, c'est d'être branché sur cette force qu'est l'Amour, qu'est l'Esprit Saint. Et les deux, vigilance et prière, parviennent à éliminer les puissances du mal.

 

Souvenez-vous de ce que le Christ disait : Cet espèce de démon, on ne peut le chasser que par le jeûne et la prière. La prière, ça se comprend, mais le jeûne ? Le jeûne, ce n'est rien d'autre qu'une attitude de vigilance, de sobriété et d'attention. Et le Christ, il a été le premier à nous donner l'exemple.

Il allait si souvent se retirer à l'écart pour y jeûner, c'est à dire pour y faire attention et pour prier. Car il savait déjà que à l'intérieur de ce petit noyau naissant, de ce petit groupe de disciples, il y avait déjà des discordes, il y avait déjà des dis­sensions : rien qu'à savoir lequel était le plus important parmi eux. Il y avait déjà des disputes. Mais alors, au moment où il allait partir, où il allait les laisser, presque les abandonner à eux-mêmes, il demande expressément qu'ils soient UN.

Qu’ils soient UN, mais d'une unité qui aurait sa référence dans l'union qui existe entre son père et lui. Donc ce n'est pas une fusion où l'un disparaît en l'autre. Non, mais une unité qui fait que chacun puisse vraiment devenir soi-même. C'est la communion dans l'Amour où chacun devient parfaitement ce qu'il est sans préjudice de l'autre et sans porter préjudice à l'autre.

 

Mes frères, l'histoire de l'Eglise depuis ses origines, elle est porteuse d'une leçon, d'une quantité de leçons. Ces leçons sont des paroles, des paroles de l'histoire. Dieu nous parle à travers l'événement. Il suffit de pouvoir déchiffrer ce langage, le décryp­ter, le décoder. Et ce soir je voudrais retenir une seule de ces leçons. C'est une leçon de patience. Mais je prends patience dans ses deux sens étymologiques. D'abord savoir attendre, et puis savoir souffrir.

D'abord attendre ! Attendre, c'est avoir le sens de la purifica­tion, de la cicatrisation, d'un renouvellement des tissus d'une blessure. Un homme qui a été blessé sait très bien que la blessure ne se rétablit pas en une seconde. Il faut des jours et des jours de patience. On donnera parfois des semaines d'incapacité temporaire ou totale pour que la cicatrice puisse vraiment se fermer, ou que le membre puisse se reconstituer, la fracture se ressouder.

Eh bien, c'est la même chose à l'intérieur de l'Eglise. Il y a tellement des fractures, tellement des blessures, tellement des ci­catrices qu'il faut savoir attendre, avoir la patience de laisser agir cette puissance d'amour, laisser agir l'Esprit pour que tout ­cela se répare. Car ça doit se réparer par une évolution d'abord des mentalités. On doit apprendre à se rencontrer, apprendre à se connaître, apprendre à s'estimer, à se respecter, à s'aimer.

 

Je pense que de ce côté là on a fait de fameux progrès, disons depuis la guerre, depuis quelques dizaines d'années. Eh bien, ça doit continuer. Le Père Land a fait quelques allusions à des situations qu'on trouvait encore dans les Pays Orientaux, où ils n'ont pas évolué si rapidement que nous. Et pour certains prêtres, certains Evêques aussi, le catholique, c'est une espèce de démon qu'on doit conver­tir. On doit le rebaptiser, il ne fait même pas partie de l'Eglise. Cette mentalité était la nôtre il n'y a pas tellement longtemps.

C'est pourquoi, mes frères, si ça évolue un peu plus vite ici, ça évolue plus lentement ailleurs. Mais laissons faire l'Esprit, laissons-le agir et les cicatrices et les blessures parviendront à se guérir. Mais ça ne se fera pas, et c'est ici le deuxième sens de cette vertu de patience, ça ne se fera pas sans souffrance. Il faut savoir souffrir. Et ça veut dire ceci : une souffrance qui doit rester dans notre coeur. Nous ne devons jamais prendre le parti de nous conten­ter de la survivance de cette division.

Nous ne devons JAMAIS en prendre notre parti, ça doit rester en nous comme une écharde, comme un morceau de bois dans notre chair, et on ne sait pas l'en­lever, et ça suppure. Il faut donc que ça existe toujours en nous. Nous ne devons pas prendre le parti de dire un jour : Eh bien tant pis, qu'ils tirent leur plan ! C'est bien ainsi, ce sera comme cela jusqu'à la fin du monde, ça ne changera jamais. Non, Dieu ne pense pas ainsi, le Christ ne pense pas ainsi, et nous ne devons pas penser ainsi non plus. Au contraire, le specta­cle de cette division doit devenir pour nous un stimulant à être généreux.

 

Car, pour en revenir à nous maintenant, la solution du problème de l'Unité des Chrétien, elle passe par chacun d'entre nous. Il ne faut pas penser que cela va se réaliser au niveau du Pape et des Evêques, et des Patriarches, ou des Commissions Théologiques. Oui certainement il faut passer par là, mais c'est d'abord, c'est d'abord en chacun de nous, rétablir ou établir l'unité de notre être personnel ; que nous ne soyons plus tiraillés par toutes sortes de passions, par toutes sortes de désirs, de convoitises, mais que notre être soit unifié. 

Qu’il soit unifié et dirigé vers un seul but qui est : accueillir la volonté de Dieu, la faire nôtre, nous en nourrir de façon à devenir UN avec le Christ, et aussi devenir UN entre nous. Pour que dans notre communauté nous formions un Corps, mais un véritable Corps, où dans le respect des diversités de cha­cun une même âme fait circuler la vie et un même coeur fait circu­ler l'Amour.

Et à partir de là, la vie et la santé peut se diffuser à travers le grand Corps qu'est l'Eglise. C'est un peu ce que voulait réaliser la petite Thérèse de Lisieux lorsqu'elle disait : Dans le coeur de l'Eglise, ma Mère, c'est moi qui serais l'Amour. Car s'il n'y a plus d'amour dans le coeur de l'Eglise, eh bien, il n'y a plus rien qui va marcher, tout va s'arrêter, et ça va périr.

 

Eh bien, si nous parvenons à réaliser, à créer l'unité en nous, et l'unité entre nous, voyez un peut quel surcroît de vigueur et de santé va circuler dans le Corps de l'Eglise. Et tous ces hommes, maintenant, dont le rôle est de travailler directement, eux, à l'union des Eglises parce que telle est leur fonction, leur charisme voulu par l'Esprit, mais ces hommes alors vont sentir le dynamisme de cet amour qui va travailler en eux par­tout où ils sont.

Voilà, mes frères, je pense que nous pouvons clôturer cette se­maine de prière sur cette pensée. Elle est encourageante, elle nous révèle la beauté de notre vie. Et je suis certain que dans cette année jubilaire de Saint Benoît, elle sera un stimulant, un nouveau stimulant pour nous aider à mieux comprendre notre rôle ici, mieux comprendre notre rôle dans l'Eglise et bien sentir qu'il est in­dispensable.

 

Chapitre : Fête de nos Saints Fondateurs.       27.01.80

      Le charisme de nos Fondateurs.

 

Mes frères,

 

Hier, nous avons fait mémoire de ces trois hommes, de ces trois saints qui furent les initiateurs de notre vie cistercienne. Nous ne devons pas les colloquer dans des niches préfabriquées. C'étaient des hommes comme nous, habités par les mêmes démons, han­tés par les mêmes rêves, mais ils partageaient un idéal. Ils avaient au coeur un même projet, une même intention. Et dans la di­versité de leurs caractères, de leur personnalité, ils marchaient tous d'un même front dans la même ligne.

Et surtout, ils avaient en commun une grâce qui est très rare. Ils avaient le charisme de la paternité, ce sont des fondateurs, des réformateurs. Et ce charisme est encore vivace et fécond au­jourd'hui. Tout effort de ressourcement doit nécessairement transi­ter par ces trois hommes. Et c'est important ! Nous ne devons jamais le perdre de vue surtout en cette année ou nous allons commémorer le quinzième cen­tenaire de la naissance de Saint Benoît.

Si nous voulons, à l'issue de cette année, être d'avantage bénédictin, nous devrons l'être à travers ces trois hommes. Il n'y a pas un chemin qui passerait à côté, ou alors nous ne serions plus des cisterciens. Ce charisme est vivant. Nous devons essayer toujours d'être branché sur lui pour capter une vie, une vie qui nous est destinée, une vie qui va nous faire devenir ce que Dieu attend que nous deve­nions.

Nous allons essayer de voir un peu ce qu'ils ont entendu et ré­alisé, et ainsi conclure les entretiens que nous avons eu au sujet de la Charte de Charité. Car leur intention, ils ont voulu l'écrire, la graver, de façon à ce qu'il n'y ait pas du moins humainement - ­c'est un idéal encore une fois - qu'il n'y ait pas trop de déviations et que leur idéal demeure pur, que nous ayons à notre dis­position un signal, une lumière a laquelle toujours revenir en cas de doute. 

Ce qu'ils ont voulu faire, vous le savez : c'est vivre une spi­ritualité du désert dans le cadre de la Règle de Saint Benoît. Je ne vais pas revenir la dessus, ce serait beaucoup trop long, et on en a assez parlé. Et cela, ils l'ont découvert en portant sur le texte littéral de la Règle de Saint Benoît un regard neuf, un regard rafraîchi, un regard jeune. 

Cette lecture nouvelle de la Règle de Saint Benoît, ils ont vou­lu en instruire leurs successeurs, et ils ont voulu la préserver. Il ne fallait pas que ceux qui n'avaient pas été possédés par l'enthousiasme et la ferveur de la conversion première, et de l'ex­périence première, et de la recherche et de l'établissement de Cîteaux, il ne fallait pas que ceux qui viendraient après intro­duisent dans la lecture de la Règle un autre sens, alium sensum.

 

Ils savaient bien, eux, qu'on pouvait aborder la Règle de Saint Benoît selon des angles différents. Ils le savaient, puisque eux étaient passés d'un sens qu'ils avaient connu, expérimente pendant des années à un autre sens qu'ils venaient de découvrir. Il fallait donc que ce sens nouveau fut préservé. Et c'est là le but de la Charte de Charité.

En conclusion de cette Charte ils demandent qu'il n'y ait parmi les monastères aucune discorde, nulla discordia, c'est à dire aucune discordance, aucune dissonance, aucune fausse note, aucun accord défectueux, mais que l'ensemble des monastères forme une symphonie. Donc un ensemble de voix qui se fondent toutes ensem­bles afin de constituer une harmonie agréable à entendre, une har­monie qui séduit, une harmonie qui est oeuvre de beauté.

Et voici maintenant en conclusion de ce qu'ils disent de cette Carta, c'est la sentence qui a le plus frappé tout le monde, celle qu'on cite d'habitude, celle qui est le fondement profond de tout ce qu'ils ont voulu faire. Ils disent : una caritate, una Regula, similitaris usque vivamus moribus. Qu'ils soient, disent-ils, sous une seule charité, une seule Règle et selon des coutumes semblables. Il faut donc vivre. Ce qu'ils demandent, ce n'est pas un con­sensus spéculatif, mais c'est une unanimité dans la praxis, donc dans la pratique, dans une vie. Il s’agit de VIVRE. Il ne s’agit pas de discuter, ni de spéculer.

 

Il y a là, ici, eux n'y pensaient certainement pas, mais enfin ça peut être utile pour nous. Il n'y est pas dit que vous allez dialoguer à longueur d'années pour savoir ce que vous aurez à faire. Ils diront : faites d'abord, vivez, vivez selon une même et unique charité et puis tout le reste vous sera donné par surcroît. C'est la vie qui vous apprendra dans la pratique la  Regula, c'est la vie qui vous apprendra ce que vous aurez à faire au jour le jour.

Il y a des sentences du Christ que nous pouvons transposer d'un objet à un autre. Lorsqu'il dit par exemple : Lorsque vous serez conduits devant les juges, et que vous devrez rendre compte de votre vie, n'allez pas vous casser la tête d'avance, et vous dire, qu'est­-ce que je vais bien dire ? Mais non, à l'instant même l'Esprit, mon Esprit mettra sur vos lèvres ce que vous aurez à répondre.

Eh bien, il en est de même lorsque on vit, lorsque on cherche réellement le Royaume de Dieu. Au moment même, Dieu qui est l'occu­pant de cette maison qui est la sienne, Dieu met dans notre esprit unanimement ce qu'à ce moment là nous devons faire pour rester dans son Royaume. Vous voyez ce qu'Il dit : Tout vous sera donnés par surcroît, une seule préocupation chez vous, cherchez d'abord le Royaume de Dieu et sa justice ! et puis tout le reste viendra. Mais cherchez-le, vous savez, cela veut dire vivez, ne discu­tez pas, vivez ! Vivez selon ma loi d'Amour et vous verrez que la vie par elle-même sera votre meilleure conductrice.

 

Ils disent : una caritate, une seule charité. Ici ils se situent et ils nous situent de suite dans l'ordre surna­turel. Ils ne disent pas : uno amore, ils ne disent pas d'un seul amour. Il faut revoir un peu le texte Biblique de la Vulgate. Eux, ils l'ont dans la tâte, ils l'ont sur les lèvres, et aussitôt qu'ils doivent trouver un mot, ils ne le cherchent pas, ce mot est là, présent. Ils emploient celui de caritas.

Or, aussitôt il y a la jonc­tion - ça c'est automatique, chez eux, on ne sait pas l'empêcher - Deus caritas est, Dieu est chanté. Lorsqu'ils disent une seule charité, cela veut dire : vivez à la façon de Dieu qui est amour, c'est à dire dans un respect ab­solu des personnes et des lieux. Et ce respect, comment devra-t-il se traduire ?

Mais il devra se traduire en prenant les hommes, en prenant les frères, et aussi en prenant les monastères comme ils sont, et en les aimant comme ils sont, et en leur donnant le meilleur de vous­-mêmes. Il faut que la même vie circule dans votre grand organisme qu'est cette petite Congrégation qui est en train de se former. Mais il faut d'abord qu'elle vive dans chaque âme, puis dans chaque monastère, et ainsi dans tout l'Ordre.

 

C'est ça cette una caritate, une seule Vie Divine qui est l'Amour. Et cet Amour sera la base, il sera l'âme, il sera le progrès, il sera le sommet. Ce vers quoi nous devons tendre, c'est que l'amour soit en plénitude à l'intérieur de nous, à l'intérieur de nos communautés, à l'intérieur de l'Ordre entier. Car l'Amour n'est rien d'autre que, à notre portée terrestre ici, ce qui se passe au sein de la Trinité.

Ce qui se passe au sein de la Trinité, nous ne pouvons pas le savoir parce que c'est d'un autre ordre. Mais nous participons tout de même à cet ordre, et nous participons par l'Amour. Lorsque quelqu'un aime, mes frères, si vous rencontrez quelqu'un qui aime, dites-vous bien que cet homme là, même s'il l'ignore, est déjà en train de vivre chez Dieu, à la manière de Dieu. Et c'est là que nous devons arriver !

Ils disent aussi una Regula, selon une seule et même Règle. Naturellement ici il y a la Règle de Saint Benoît, mais il faut aussi aller plus loin. C'est une seule aisthesis, une seule sensibilité, une seule façon de sentir, une seule façon de percevoir la Règle, donc ce qui nous est demandé à travers ce texte que Saint Benoît nous a laissé et dans lequel il a condensé le meilleur de la tradition qui était avant lui. Il faut avoir une même façon de réagir à cette Règle, ce doit être identique. Voyez cette aisthesis, il n'y a pas de mot français correspondant, sauf peut-être sensibilisation ? 

 

Mais alors, que va-t-il se produire ? Il va se produire que vous allez commencer à créer. Vous allez pré­senter une façon de voir Dieu et de vivre avec Dieu qui sera esthé­tique, une théologie esthétique, une théologie de la beauté. Vous allez commencer à produire des oeuvres belles. Et ce fut réellement ainsi.

Ils ont produits, ces premier$ cisterciens, une architecture qui était belle, des chants qui étaient beaux, une liturgie qui était belle, et une littérature qui était belle, et des hommes qui étaient divinement beau, c'est à dire des saints. Il faut aller jusque là lorsqu'ils disent una Regula, il ne faut pas voir une façon quasi militaire ou régimentaire de marcher tous au même pas. Non, c'est autre chose ! C'est vibrer de façon identi­que aux beautés qui transparaissent à travers le texte littéral de la Règle de Saint Benoît.

 

Et alors ils disent pour terminer  similimus moribus. Regardez un peu quelle discrétion et quelle vérité. Ils disent : une seule charité, une seule Règle. Mais ils ne disent pas une seule façon d'appliquer cela, non, mais selon des coutumes semblables. Les coutumes, dans les différents monastères ne doivent pas être identiques, elles doivent être semblables. Ce n'est pas ­identiques mais similitude. Il est indispensable qu'il y ait des adaptations au lieu, à l'endroit, aux personnes, au pays.

Nous avons déjà là, mes frères, ce que les derniers Chapitres Généraux essayent à grand peine de mettre sur pied. Mais c'était déjà dans l'intention des Fondateurs : cette unanimité dans une saine diversité, un pluralisme dans une unité. Le Statut sur l'Unité et le Pluralisme, ce n'est rien d'autre que la mise en oeuvre de cette Charité unique, de cette Règle unique mais dans des coutumes semblables.

 

Voila mes frères, je pense que nous avons du pain sur la plan­che pour tous les jours de notre vie. Nous devons nous convertir. Nous devons toujours revenir à cette unique charité, à cette unique façon de réagir à ce que nous demande Dieu à travers la Règle,  mais à la mesure de chacun d'entre nous, à la mesure de ce que nous sommes. 

Et nous ne devons pas ouvrir de grands yeux, ou jeter de grands cris si notre frère, notre voisin fait autrement que nous, à con­dition qu'il ait au coeur la même charité, et qu'il ait le même idéal. Mais il le vit à sa façon.

Et l'ensemble, alors, fait une concordia, il ne faut pas qu'il y ait de discordance. Dans un bel orchestre, il y a une quan­tité d'instruments, et ces instruments jouent tous la même parti­tion. Mais chacun dans leur registre, suivant l'instrument qu'ils sont. Et l'ensemble forme une symphonie qu'il est beau d'entendre, qui repose, qui réconforte et qui encourage.

 

Voila mes frères, c'est ainsi que les premiers cisterciens ont voulu faire dans leur communauté, et étendre cela à un ensemble de monastère. Nous allons en rester là pour ce qui est de la Charte de Charité. C'est sans doute ici, arrivé à cet endroit, la toute première élaboration de cette Charte. Le reste n'est rien d'autre qu'une amplification au sujet de l'organisation des Chapitres Géné­raux, des visites régulières, des visites des Abbés et des Frères dans les monastères les uns des autres. Mais il est probable que lorsque les premiers frères partaient pour s'établir ailleurs, on leur remettait ce petit carton, une carta, sur laquelle étaient posés ces principes. Et d'après cela ils devaient vivre.

 

Et mes frères, nous allons essayer de faire de même, surtout en cette année où nous allons nous ressourcer sur la Règle de Saint Benoît, en passant à travers la paternité de ces trois hommes, de ces trois Saints qui ont voulu réaliser une oeuvre.

Ils ne pensaient jamais que Dieu se servait d'eux pour lancer un Ordre nouveau. Mais voilà, il en fut ainsi. Et aujourd'hui, c'est à travers eux que nous irons vers un progrès, dans notre conversion, et il faut toujours le dire, dans notre épanouissement et notre bonheur.

 

 

 

 

Chapitre : Conclusions du référendum.           31.01.80

      La Télévision peut-elle filmer librement dans l’Abbaye ?

 

Mes Frères,

 

Dieu est un être qui n'aura jamais fini de nous dérouter. Il a des façons d'agir qui lui sont propres, mais aussi tellement originales, tellement surpre­nantes, que lorsque c'est arrivé nous ne pouvons à peine en croire nos oreilles et surtout nous yeux. Il a un caractère primesautier. Et lorsqu'il est arrivé à ses fins, il a comme un petit air moqueur, mais gentiment moqueur pour dire : Voilà mes routes à moi, elles sont distantes des vôtres de la hauteur du ciel à la terre.

Et lorsqu'il a réussi, ainsi, à camper un de ses projets avec un homme, devant un homme, c'est un peu comme les prémices de ce qu'il réalise, lui, au plan de l'univers. Et à la fin des temps, lorsque sa création sera achevée, lorsque son plan sera parfaitement terminé, ce sera pour nous une surprise. Nous n'en n'aurons jamais assez pour voir la beauté de ce qu'il aura fait.

 

Voici, par exemple, une de ces façons d'agir. Elle n'est pas fréquente, mais elle est tout de même là. Lorsqu'il veut arriver à une chose, parfois il enlève de la mémoire de l'homme intéressé, le souvenir d'un événement. Si cet événement était présent à l'homme, le plan de Dieu ne se déroulerait pas.

Que fait Dieu ? Il enlève carrément de la mémoire le souvenir de l'événement, comme ci cet événement n'avait jamais existé. Et lorsque la chose que Dieu veut amener à l'existence est là, il remet l'événement dans le souvenir de l'homme. Et l'homme, alors, est surpris car Dieu l'a conduit là où il n'aurait jamais pensé aller.

Eh bien, c'est ce qui est arrivé avec moi à propos de cette affaire de télé­vision. J'avais totalement oublié, ce l'était vraiment, ça a été enlevé de ma mémoire, que l'affaire était déjà réglée depuis plusieurs semaines. Si je l'avais su, si je m'en étais souvenu, mais il ne serait rien arrivé du tout. J'aurais dit au répondant : Bien voilà, il faut répondre que c'est non, puisque c'est décidé.

 

C'est pendant les vacances de Noël, aux environs du Nouvel An, un peu avant ou un peu après je ne saurais plus le dire. J'ai plutôt l'impression que c'est un peu après le Nouvel An. Il s'est présenté ici deux Messieurs. Et ces Messieurs ont demandé si on leur permettrait de venir prendre des vues de la vie de la communauté en vue de réaliser un programme, des séquences au sujet de la vie Bénédictine, Cistercienne.

Et ils ont dit qu'ils avaient visité des monastères en France, où ils avaient reçu un accueil largement affirmatif et positif, exactement les termes que nous trouvons ici dans la lettre qui vient maintenant de Klaarland. Je n'ai même pas eu l'idée de demander le nom de ces hommes. Sans doute ils ont décliné leur identité au Frère Gérard quand ils se sont présentés ? Mais lui aussi a oublié, vous com­prenez, il voit tellement de monde.

Mais ces hommes ont été extrêmement honnêtes. Ils ont dit : Voici, nous venons d'Orval et nous arrivons chez vous. A Orval, nous avons présenté la même demande. Et le Père Abbé nous a répondu qu'il jugeait qu'il n'était pas permis de filmer l'intimité d'une vie communautaire, qu'il le regrettait beaucoup. Et maintenant, disent-ils, nous voici à Rochefort. Quelle a été la réponse ? Mais la réponse qui leur a été donnée est celle-ci : Mais vous comprenez bien, Messieurs, que ce qui vaut pour Orval vaut aussi pour Rochefort. Nous regrettons beaucoup, mais nous aussi nous ne permettons pas qu'on vienne filmer notre vie communautaire dans son intimité.

Alors ces deux Messieurs se sont excusés, et puis ils sont partis. Est-ce que ce sont les deux noms donnés ici, Philippe Dasnoy et Raoul Rolant ? Ou bien est­-ce deux de leurs collaborateurs, car vous comprenez bien qu'ils ne sont pas seuls dans cette équipe ? Mais toujours est-il qu'ils savent qu'ils ne peuvent sélectionner notre monastère pour venir y filmer des séquences destinées à la télévision.

 

Mais c'était totalement, vous voyez, totalement sorti de ma mémoire, c'est à dire que Dieu l'en avait littéralement retiré. Et voila que hier, hier quand toute l'affaire est lancée, quand j'en ai déjà parlé, quand j'ai annoncé une consulta­tion, que tout est préparé, que tout est fini, hier, il me le remet dans la mé­moire. Vous voyez les façons humoristiques d'agir de Dieu. Mais où voulait-il en venir avec cela ?

Eh bien, il voulait en venir ici - et ça j'en suis sûr - son intention était d'éveiller en nous ce qu'on appelle aujourd'hui une conscientisation, c'est à dire nous faire prendre conscience que si nous étions engagés dans la célébration d'une année jubilaire de Saint Benoît, nous devions le faire avec sérieux et avec vérité, que notre effort de ressourcement sur la Règle Bénédictine, à travers les Fondateurs de Cîteaux, ce devait être quelque chose de vécu, quelque chose de vrai.

Non pas, comme je le rappelais hier, un prétexte à cessions, un prétexte à discussions, un prétexte à voyager. Je pense que notre dernier conférencier sur Saint Benoît-Cassiodore, y a encore fait allusion, et pourtant il ne savait rien. Vous voyez la conscience de la communauté qui parlait aussi par la bouche de ce conférencier.

 

Et ce sont là tous des petits coups de pinceaux que Dieu donne pour brosser un tableau. Et ce ressourcement à travers la relecture cistercienne, ce doit être l'objet d'un effort persévérant, d'un effort vécu, n'est-ce pas. Et si je voulais à nouveau dire de quoi il s’agit, je pense qu'on pourrais choisir aujourd'hui ce que Saint Grégoire dit de Saint Benoît. Il dit une toute petite chose, mais qui défini très bien le projet cistercien. C'était :  soli Deo placere desidera, il désirait plaire à Dieu seul.

Or, mes frères, l'Ecriture nous dit qu'il est impossible de servir deux maîtres à la fois. Il est impossible de plaire en même temps et à Dieu et au monde. Et les premiers cisterciens, qu'ont-ils fait ? Ils ont choisi de plaire à Dieu seul. Et pour cela ils ont tourné le dos au monde, sans mépris pour le monde naturellement. Mais ils l'ont fuit, ils ont pra­tiqué la  fuga mundi, ils se sont enfoncés loin du monde dans une forêt. Ils ont dressé entre le monde et eux la barrière d'une forêt désertique. Et là, dans cet endroit où ils étaient seuls avec Dieu, ils ont essayé d'entrer dans l'Univers de Dieu. Ils se sont mués en véritables soldats du Christ.

Ils sont partis à la conquête de ce Royaume de Dieu qu'on ne peut conquérir que par la violence qu'on se fait à soi-même. Et ce Royaume de Dieu n'est pas de ce monde. Souvenez-vous de ce que Jésus disait au moment où il était question­né devant le tribunal : Tu es donc Roi ? Oui, disait-il, je suis Roi, mais mon Royaume n'est pas de ce monde. Et ces premiers cisterciens partaient à la con­quête de ce Royaume-là, qui n'est pas de ce monde.

 

Or, mes frères, la télévision, il faut bien le savoir, c'est le monde. C'est le monde qui fait irruption dans le monastère avec toute sa virulence, ou bien c'est le monde auquel on se livre. Hier, on m'a signalé le cas d'un monastère en Belgique où il arrivait qu'on modifiait l'heure des Offices, surtout de l'Office de Vêpres, pour que ceux qui le désiraient puissent regarder à la télévision les péripéties d'un match inter­national de football.

Quid hoc ad monacos ?, demanderait Saint Bernard. Quid hoc ad spiritu­ales viri ?, qu'est-ce que cela a à faire avec des moines ? demanderait Saint Bernard. Mais qu'est-ce que cela a à faire avec des hommes spirituels ? Vous voyez, c'est cela la différence entre Cîteaux primitif et quoi aujourd'hui ? Quid hoc ad monacos ? Qu'est-ce que cela a encore à faire avec des moines?

Mais mes frères, il y a aussi l'inverse. Si je me livre, moi, à une caméra de télévision, qui va capter ma vie intime, ma vie de prière - car je suis un homme dont le but est la prière continuelle - ma vie de relation avec Dieu, je commets presque un sacrilège, car ma vie ne m'appartient plus. Je ne suis pas seul dans l'affaire. il y a Dieu qui est avec moi. Et alors, comme un autre me disait hier, ça frise l'impudeur, si ce n'est pas carrément de l'impudeur...Et à ce moment là vous voyez, c'est moi qui me jette dans les bras du monde, même si physiquement je reste encore ici.

 

Vous voyez que cette affaire de télévision, elle est lourde d'une charge symbolique explosive. Et nous devons en tenir compte. Il y a derrière cela toute une option, une option pour ou contre la pureté de notre idéal de recherche exclusive de Dieu, du Royaume de Dieu...ou bien quelque chose­ qui va se diluer et  perdre son identité et nous avec.

Alors, mes frères, je dois maintenant vous remercier et vous féliciter d'avoir choisi la liberté dans la vérité, dans cette vérité-là. Car voici ce qu'il res­sort de cette enquête :

Il y en a 30 qui n'ont pas accepté. Il y en a 4 qui acceptent. Et il y en a un qui ne savait pas ce qu'il devait faire et qui n'a pas choisi. Il s'est sans doute abandonné au jugement des autres. Je pense que ce choix que nous avons fait tous ensembles, est un choix qui va nous encourager. Car, voyez encore une fois ce que Dieu a voulu faire, je vous le dis, l'affaire était déjà réglée depuis un mois et il enlève ce souvenir de ma mémoire. Je propose alors toute une affaire, qui dans le fond, je dirais au niveau de la décision était inutile puisque la décision était déjà prise.

 

Mais c'est l'occasion que Dieu nous donne de prendre en main maintenant vrai­ment notre programme de revitalisation, de je dirais d'un nouvel embrayage sur la pureté de notre idéal cistercien ; autrement vous voyez ça reste dans le coeur, c'est certain, mais ça reste dans la volonté une décision.

Mais cette volonté s'est exprimée comme maintenant, par une décision écrite. C'est presque une charte qui a été écrite hier, comme un engagement qui a été pris comme cela par toute la communauté. Et je pense que c'est très beau, et en­core une fois c'est très encourageant.

Maintenant n'allons pas nous imaginer que la position que nous avons prise, qui est tout de même assez radicale, elle est unique, que nous sommes des gens qui sortons de l'ordinaire. Non, elle n'est pas unique.

 

Cet après-midi sont passés ici l'Abbé d'un monastère Irlandais de Roscrea qui était le délégué de la Conférence Anglo-irlandaise, Australienne, Nouvelle-Zélande au Concilium Generale qui vient de se terminer à Tilburg. Il était accom­pagné de Dom Jean, le définiteur de langue Française qui a parlé ici, vous vous en souvenez, avant la Conférence Régionale, et aussi du Frère Bruno cellérier d'Orval. Ils ont visité le monastère, ils sont restés deux petites heures, le temps de faire un petit tour. Ils venaient de Brialmont et allaient sur Orval.

Mais on a tout de m&me eu le temps de demander au Frère Bruno : Qu'est ce qu'on va faire à Orval comme célébration, je dirais comme manifestation à l'occa­sion du 15° Centenaire de Saint Benoît ? Il a répondu: Mais rien du tout. Il n'y a rien à faire, ça va se vivre au plan de l'intériorité, comme la Conférence Régionale l'a recommandé et l'a demandé. Il y aura simplement ceci : Monseigneur Maetens viendra présider la concélébration le 12 Juillet, jour de la f&te de Saint Benoît et ce sera tout. Pour le reste, nous ferons cela entre nous.

Le père Abbé, a-t-il dit, se rendra à Maredsous la veille, où il y a une réunion de moines et de moniales. Mais il ira seul quand toute la communauté avait été invitée, comme toute la communauté de Rochefort d'ailleurs aussi.

 

Voila mes frères, n'allons pas nous imaginer que nous sommes en pointe. Non, je vous le dis, c'est un esprit qui est ailleurs qu'ici, et c'est un esprit qui est dans l'Ordre. C'est Dieu qui travaille. Mais il a voulu à cette occasion-ci, encore une fois, nous conscientiser, c'est à dire nous faire prendre conscience de cela. Et comme je vous l'ai dit, avant d'être aimablement remerciés ici les opérateurs venaient d'Orval où ils avaient déjà, disons essuyé un refus aimable et poli. Nous ne sommes donc pas seul.

 

Chapitre : Récollection du mois de février.      02.02.80

 

Mes frères,

 

Un mois s'est déjà écoulé depuis le début de l'année 1980, et nous respirons encore le parfum de Noël avec plus d'intensité aujourd'hui. Et pourtant nos re­gards se portent ailleurs, ils se portent vers le lointain. Nous savons qu'ici bas nous n'avons pas de demeure permanente, nous n'avons pas d'établissement fixe. Nous attendons une cité que Dieu nous a préparée. Nous espérons la manifestation plénière de son admirable Lumière à lui, cette Lumière dont il va nous rassasier dans son Royaume.

 

Mes frères, pendant tout le mois de janvier, nous avons encore longuement médité sur notre statut d'étranger, sur notre état de voyageur. Nous sommes ici dans la maison de Dieu, et cette pensée nous pénètre d'un respect profond pour les lieux que nous habitons ; et aussi pour les frères qui partagent notre vie.

Cette maison de pierre, elle est solidement encrée dans le schiste, mais en réalité elle est un mystérieux esquif qui nous transporte là où nous espérons aller. Il nous transporte au-delà du sensible, il nous transporte vers notre véritable patrie. Et notre vraie patrie, c'est la société des 3 Personnes Divines. Cela, nous le savons.

Notre statut d'étranger nous donne un comportement qui n'est pas un comporte­ment purement humain. Nous essayons d'emplir nos yeux de ce que notre foi nous fait percevoir de cet univers divin qui est si beau, de cet univers de lumière. Et alors, nos yeux projettent cet univers sur le milieu qui nous environne, sur les frères que nous rencontrons. Et ces frères alors, par le regard de lu­mière que nous posons sur eux deviennent beaux en eux-mêmes, non seulement à nos yeux, mais aussi dans leur profondeur à eux.

 

Mes frères, comment, en pensant à cette patrie qui sera bientôt la nôtre, qui l'est déjà en espérance, comment ne pas nous rappeler Saint Benoît, Saint Benoît dont nous fêtons cette année le 15° Centenaire de la naissance, et aussi tous les fondateurs de notre Ordre. Nous les avons rappelés voici quelques jours. Ces hom­mes qui ont découvert à l'intérieur d'eux-mêmes un nouveau courant Bénédictin.

Et ce courant, nous allons essayer de le remonter jusqu'à sa source afin de nous abreuver au jaillissement même de leur esprit et ainsi devenir un peu plus ce que eux-mêmes espèrent que nous devenions. Ce que nous allons essayer de réaliser au moins inchoativement au cours de cette année jubilaire, c'est d'être pour notre temps ce que eux ont été pour le leur.

Nous allons donc continuer à nous exercer - maladroitement peut-être, mais avec tant de bonne volonté - nous exercer à la condition qui sera un jour la nôtre, celle de fils de Dieu adulte, de fils de Dieu achevé, parfait. Et nous allons nous y exercer au jour le jour, en essayant de rayonner un peu cette Vie Divine qui déjà bat dans notre coeur.

 

Nous nous y exercerons en prenant comme mobile de notre agir : l'Amour. Que sur notre passage, il y ait après nous un peu plus d'amour. Et ainsi nous deviendrons, comme je l'ai rappelé ce matin, nous deviendrons les uns pour les autres : Lumière - Force et Paix.

Et ici, je pense pouvoir faire allusion au Synode des Evêques Hollandais. Ce Synode qui vient de s'achever, qui a été une réussite malgré les appréhensions qu'il avait suscitées un peu partout. Ces hommes viennent de rentrer chez eux. Ils sont rentrés, mais cela va commencer pour eux. Ils sont rentrés avec leurs soucis, ils se trouvent devant les problèmes concrets. Ils se trouvent devant l'exigence de leur conversion person­nelle. Et les questions qu'ils ont débattues, elles sont des questions agitées partout dans l'Eglise. Il est certain que ce Synode aura un retentissement extra­ordinaire. C'est un événement d'Eglise autant que l'événement d'une petite Eglise Nationale.

 

Mes frères, nous devons apporter notre pierre à l'édification de ce travail que ces hommes, maintenant doivent entreprendre, et qu'ils doivent conduire à l'achèvement. Et nous pourrons les aider, si ici à notre place, nous faisans les choses comme nous devons les faire, si à notre tour nous n'avons pas peur de prendre en main notre conversion, cette conversion qui est au coeur d'une exis­tence monastique. Le moine est un homme qui sans cesse se détourne des idoles, se détourne des illusions pour se tourner vers la Vérité, pour se tourner vers celui qui est la Vie. Il sait très bien que du côté de Dieu est la vie, et que de l'autre côté est le rien.

 

Mes frères, nous les aiderons donc par la vérité et le sérieux de l'entreprise de cette année. C'est dans les mois qui vont venir que ces hommes auront le plus difficile. Eh bien mes frères, c'est dans les mois qui vont venir que nous, nous allons continuer à travailler à ce projet que nous avons mis au point. Et je le répète, c'est en nous ressourçant au jaillissement de la source bénédictine captée par nos Fondateurs : être pour aujourd'hui, pour notre temps, ce que eux ont été pour le leur.

 

Dans une petite quinzaine de jours nous allons nous trouver devant le Carême. Ce temps de Carême va nous rappeler notre faiblesse. Nous ne devons pas nous faire d'illusions, c'est la grâce de Dieu en nous qui peut réaliser quelque chose de durable, quelque chose d'éternel. Mais ce temps de Ca rame va nous rappeler aussi que notre faiblesse, elle est aimée de Dieu. Dieu n'aime pas les hommes qui sont sûrs d'eux-mêmes. Il aime les hommes qui s'appuient sur Lui, les hommes qui se savent fragiles, mais qui savent aussi qu'ils peuvent absolument tout en Celui qui les habite, en Celui qui les rend fort.

 

Mes frères, l'eau que nous allons bénir et que nous allons recevoir dans quelques minutes, cette eau va une fois encore nous remettre devant notre état, notre état de créature pauvre, mais aussi notre état de créature promise à un destin fantastique : partager la Vie Divine et voir la Lumière de Dieu avant notre mort pour en être rassasié pour l'éternité. Et pas seulement nous, mais prendre aussi nos frères les hommes avec nous.

Mes frères, nous vivons maintenant des temps exaltants. Et ces temps, ils seront nôtres si nous-mêmes sommes des hommes vrais. Laissons donc venir sur nous cette eau. Plongeons-nous en elle, c'est nous immerger dans l'Esprit. Et cet Esprit nous enveloppant pourra nous porter là où notre espérance nous fait déjà habiter, chez Dieu. Et cette maison, qui est la maison de Dieu deviendra alors pour nous-mêmes et pour tous, le Temple de l'Esprit.

 

 

 

 

 

 

Chapitre : La xenitheia.                           04.02.80

      16. Nous sommes un temple de Dieu. [3]

 

Mes frères,

 

L'analyse que nous faisons de notre statut d'étranger, elle ne vise pas un but d'érudition, nous devons bien le savoir. Elle nous aide à chercher notre véritable identité. Elle nous aide à entrer dans notre vérité. Elle a donc un but essentiellement pratique. Elle est orientée vers un mieux vivre, vers une praxis, vers une pratique plus intelligente, plus réfléchie, plus hardie aussi de notre vocation.

La maison de Dieu que nous habitons, cette maison, cet édifice de briques, de pierres, de bois, cet édifice où nous partageons une intimité bien réelle avec le premier occupant de cette maison, cette maison elle est en fait le signe d'une réalité beaucoup plus haute. Elle nous rappelle à tous moments, ou du moins elle doit nous le rappeler et nous devons avoir notre attention ouverte à cela, elle nous rappelle que nous-mêmes nous sommes dans notre corps un temple de Dieu.

Je suis, dans mon être unique au monde, je suis une maison de Dieu. Dieu vit en moi. Et il y vit tellement, qu'il m'invite mais sans me forcer, il m'invite à lui céder toute la place pour que finalement ce ne soit plus moi qui vive, mais que ce soit Lui qui vive en moi. Donc, que mes yeux soient des yeux de Dieu, que mes lèvres soient des lèvres divines, que mon coeur soit un coeur nouveau, un coeur divin.

 

Alors vous comprenez que dès ce moment là, ma xenitheia me propulse vers l'impossible. Elle me fait atteindre ­les frontières de l'impossible. Elle me les fait même franchir. C'est là un des côtés les plus exaltants de notre vie, mais aussi des plus inquiétants. Tout ce qui touche de trop près au divin a toujours ce double aspect d'atti­rance, de séduction, mais aussi de peur, de recul, de crainte. Et quel est le sentiment qui va l'emporter en moi ?

            Je suis toujours en lutte. C'est une joute entre Dieu et moi, entre l'attrait et l'inquiétude et la peur. Je pense qu'il n'existe pas des hommes qui d'un coup cède à l'attrait que Dieu exerce sur eux. Non, d'ailleurs je pense que ce ne serait pas dans la vérité de notre être pécheur. Notre étude encore une fois, notre analyse comme je le disais au début, doit nous faire découvrir mieux la vérité de notre être, tous ces aspects-là qui nous permettent de mieux comprendre, de mieux intelliger notre vie, et alors de mieux la vivre.

 

A cet état de Temple, de Maison de Dieu, mais je suis disposé, je suis appelé. Pourquoi ? Mais dès l'origine, Dieu m'a créé à son image. Il m'a donc prédisposé à devenir un jour une image parfaite de lui. Pour l'instant, je ne suis jamais qu'une ombre, qu'une silhouette de ce qu’il est. Le terme original d'ailleurs veut dire image.

Voyons un homme debout dans le soleil. Son ombre s'étend sur le sol, ou bien elle se projette sur un mur. Voilà ce que je suis, une ombre. Mais malgré tout, une ombre qui donne déjà quelque chose de ce qu'est Dieu. Que va-t-il se passer ? Mais Dieu, alors, est un être contant de ce qu'il fait, parce que tout ce qu'il fait est réussi. Il se félicite. Il dit toujours : oh, ce que j'ai fait est bon, ce que j'ai fait est beau. Il est contant de lui. Il est contant aussi pour ce qu'il a créé.

Dieu est bon ! Or le bon, comme le dit le philosophe,est diffusivum sui, c'est à dire qu'il a tendance à se répandre autour de lui, à se diffuser à ­d'autres. La gloire de Dieu, comme le dira Saint Irénée et comme l'on repris bien d'autres après lui, mais la gloire de Dieu ce sera l'homme vivant et la vie de l'homme, ce sera la vision de Dieu.

 

Voici donc un homme qui commence à voir Dieu. Saint Paul le dit : Maintenant nous le voyons comme dans un miroir. Mais n'oublions pas que les miroirs à l'époque de Saint Paul étaient des métaux polis. Ce n'étaient pas les miroirs d'aujourd’hui. C'est donc une image très floue, indistincte, mais enfin c'était toujours ça. Mais alors plus tard, continue Saint Paul, nous le verrons face à face et je connaîtrai comme je suis moi-même connu.  

            Alors cela, c'est la vie parfaite de l'homme. Et à ce moment là, Dieu peut se féliciter d'avoir parachevé un chef d'oeuvre. C'est la gloire de Dieu.            Vous voyez mes frères, où nous voici emmenés. Or je suis disposé à cela, parce que dès l'origine Dieu m'a créé comme son image.

 

Alors qu'arrive-t-il lorsque je me trouve emporté par cet agir créateur et amoureux de Dieu ? Je suis alors projeté vers cet univers. Je n'y suis pas seule­ment disposé et appelé, mais m'y voici projeté comme par une fronde.

Vous savez ce que c'est qu'une fronde ? Autre chose que dans l'histoire de Goliath ! Peut-être que lorsque vous étiez jeunes vous avez travaillé avec une fronde ? Maintenant, je ne sais pas comment ça se passe ? Enfin à l'époque ça se faisait avec une fronde.

Et je me vois alors tournoyant dans la poche de cette fronde, on tournoie et puis alors c'est de plus en plus rapide, le vertige vous saisit, il faut fermer les yeux, et à un moment donné, vous êtes lâchés, et vous êtes lancés dans l'inconnu, dans cet inconnu qu'est Dieu.

 

Car, ne l'oublions pas ici, tout ce que nous pouvons dire de Dieu, ce n'est jamais que des mots. La théologie, c'est un discours sur Dieu. Mais les mots ? Les mots, je vais reprendre ce que nous dit Job. Oh, dit-il, j'avais entendu raconter beaucoup de choses de toi, et je pensais te connaître. Et d'ailleurs, j'ai raconté beaucoup de bêtises à ton sujet - Job, docteur en théologie ! - Mais maintenant, dit-il, mes yeux t’ont vu - et alors le réflexe - je mets la main sur ma bouche et puis je me tais, je n'ai plus rien à dire.

Les mots trahissent ! Seule alors la vision pourrait nous permettre d'entrer dans ce qu'est Dieu. Mais ne nous faisons pas d'illusions, ce n'est pas pour tout de suite même si dans une semi obscurité je peux apercevoir quelque chose ! Et me voici donc lancé dans l'inconnu.

 Sur terre je suis chez moi, je suis vraiment chez moi, je suis dans mon domai­ne. Je suis vraiment dans ce qui me convient parce que je ne suis rien d'autre qu'un morceau de terre. Je suis de la terre, je suis un terreux, je suis un boueux ; un terreux qui a un peu émergé de la terre et qui ne sait pas s'en décol­ler même si maintenant il parvient à voler de plus en plus haut, il va tout de même finalement se retrouver les pieds sur terre.

 

Et alors quand ce sera terminé, il le sait, il va retourner à la terre et puis c'est fini, on n'en parle plus sauf dans le nécrologe. Mais Dieu qui m'a fait à son image, il a déposé en moi quelque chose de Lui. Il y a donc en moi une flamme qui brûle, une flamme qui vient d'ailleurs, ou plu­tôt une flamme que j'ai reçue d'ailleurs.

Et voici que cette flamme prend en moi de plus en plus de place. Et je me découvre de plus en plus étranger dans mon milieu naturel. Et en même temps, je me vais devenir naturalisé citoyen d'un autre univers, d'un autre monde. Etranger chez moi et naturalisé citoyen de l'univers de Dieu.

Oh, la terre, je continue à l'aimer la terre, c'est moi la terre ; la flamme, c'est Dieu. Ce n'est pas parce que je vais languir après ma patrie d'adoption où je serais naturalisé Dieu, que je vais pour cela renié ma patrie d'origine qui est la terre. Nous avons ici toute la différence entre le néo-platonisme et le Christianisme.

 

Le platonicien, lui, c'est un être qui vient du ciel. Il est chez lui dans sa véritable et première patrie au ciel. Et par un malheur, un accident, un hasard malheureux, il est tombé sur la terre. Et le voici emprisonné dans une maison de terre qu'on appelle un corps. Et il aspire après le moment où ce corps va se briser pour que son âme alors, pour que lui puisse de nouveau d'un coup repartir dans l'empiré, dans le ciel d'où il est tombé parce qu'il s'est peut-être mis trop près ! Voilà, mais ça ne fait rien, il va pouvoir y retourner.

Le Chrétien, lui, c'est autre chose. Il est chez lui sur la terre. Mais il va recevoir comme un cadeau de la part de son Créateur la faveur de pouvoir accéder dans ce ciel qui est la véritable et première demeure de Dieu.

Mais à ce moment, mes frères, l'amour de la terre va acquérir son véritable sens. Car dès l'instant où je suis devenu ce que Dieu veut faire de moi, où je suis vraiment un citoyen - mais ne l'oublions pas, toujours par naturalisation­ - de son univers, c'est alors que je commence à aimer la terre comme lui l'aime, et que je puis dire que tout ce qui est sur la terre est beau, que tout ce qui est sur la terre est bon.

 

Mes frères, il y a une force qui nous propulse comme cela dans l'univers de Dieu, cette force qui anime la fronde et puis qui soutient, je dirais, ma course pour arriver jusque là où Dieu m'attend. Et nous verrons à une autre occasion ce qu'est cette force. Nous verrons qu'elle agit en nous et que l'art, vraiment la finesse de l'art monastique, c'est de collaborer avec elle, de collaborer pour lui permettre de déployer toutes ses énergies.

 

Chapitre : La xenitheia.                           09.02.80

      17. La puissance de la résurrection.

 

Mes Frères,

 

Nous avons vu qu'en nous habitait et agissait une force qui nous arrache à la pesanteur du terrestre et qui nous lance dans les espaces inconnus du Divin. Et à mesure que nous avançons, que nous progressons dans la direction qui est la nôtre, nous nous reconnaissons de plus en plus comme étranger à ce monde. C'est un monde qui n'a aucun rapport avec le nôtre. Lorsque je dis arraché au terrestre, c'est sans aucun mépris pour le terrestre. Le terrestre est notre véritable patrie. Nous sommes de la glaise, et de la glai­se nous sommes formés, et à la glaise nous retournerons.

Et nous voici enlevés à cette glaise pour partir dans un monde qui n'est pas le nôtre. Et pourtant, à mesure que nous avançons en lui, nous le reconnaissons quasi comme nôtre. Nous y sommes de plus en plus étranger, et en même temps nous pressentons que là sera notre véritable patrie. Ce ne sera plus la glaise, ce sera le monde de Dieu mais toujours une patrie d'adoption.

Serait-ce la conscience que nous prenons de cette adoption, qui nous rend de plus en plus étranger à cet univers ? Je pense que c'est d'abord l'univers comme tel. Et c'est l'adoption qui fait que nous soyons en état de nous y adapter, de nous y intégrer et de nous y sentir presque chez nous. Et la force qui nous arrache ainsi pour nous lancer chez Dieu, c'est la puissance de la résurrection. Mais la résurrection, qu'est-ce que c'est ?

 

Ici, nous devons avouer notre ignorance absolue. La résurrection, nous ne pouvons absolument pas savoir ce qu'elle est. Elle dépasse nos sens, notre ima­gination, notre intellect. Elle est d'un autre ordre, ce n'est pas le nôtre. Nous sommes dans l'ordre de Dieu. Nous ne sommes plus dans l'ordre des hommes, même si c'est l'homme qui ressuscite. L'homme, à ce moment, va entrer ailleurs, vous voyez.

Et cette puissance de résurrection qui agit en nous, c'est elle qui nous rend étranger à l'univers qui devient le nôtre et en même temps, et c'est ça qui est le plus difficile, elle nous rend étranger à l'univers que nous quittons. Si bien que nous sommes toujours entre les deux. C'est une posture difficile à tenir, nous allons le voir dans un instant.

Mais cette résurrection, elle fait de nous une créature nouvelle. Et quand on parle de créature, il y a le mot création. Création est toujours synonyme de nou­veau, de neuf. Toute création est neuve. Créer, ce n'est pas faire de rien, créer c'est faire du neuf. L'homme ne fait pas du neuf ! L'homme prend du même pour refaire du même.  L'homme transforme, l'homme réajuste. Dieu seul peut créer. C'est la production d'absolument neuf et ça, c'est le travail de Dieu.

 

Et voici donc que je deviens une créature nouvelle. Je deviens un être doué d'une vie qui n'est pas naturellement la mienne. Me voici entré dans l'univers divin. Et lorsque la résurrection arrive, lorsqu'elle arrivera - car elle arrivera un jour pour tous les hommes - à ce moment là, l'univers entier va être trans­formé. Mais pourquoi ?

Mais parce que chaque être ressuscité sera comme une lumière, il sera comme un soleil, il sera ce que le Christ dit : la lampe placée au dessus du lampa­daire. A présent, la lampe qui existe déjà - c'est ça la puissance de la résur­rection - elle est cachée sous le boisseau, elle est cachée en dessous du lit. On ne la voit pas, elle ne remplit pas encore sa fonction mais elle est là.

Et un jour, Dieu la prendra, il la placera sur le lampadaire. Et alors, toute la création sera illuminée, toute la création en sera transformée. Les moindres détails de cette création apparaîtront aux regards de tous. Ce sera le rôle du ressuscité, ce sera de transfigurer le monde. Voyez cette lumière neuve, cette lumière divine qui sera projetée partout.

 

Mais je suis déjà, et ici c'est difficile peut-être à comprendre, je suis déjà eschatologiquement ressuscité dans le Christ. Et qu'est-ce que cela veut bien dire, ça ? Mais cela veut dire que tel que je suis maintenant, je suis déjà ressuscité. Le christ, qui est la tête, est ressuscité. Si la tête est ressuscitée, le Corps aussi est déjà ressuscité, mais cette résurrection n'apparaît pas encore. Elle apparaîtra lorsque le Corps entier sera achevé, parfaitement structuré. Alors, il apparaîtra dans son état de résurrection. Ce sera à l'eschaton, ce sera au dernier jour.

Mais cette résurrection, pour employer une autre expression, elle est déjà acquise maintenant dans la Tête. Elle est acquise aussi dans le Corps. Elle appa­raît dans la Tête. Elle n'apparaît pas encore dans le Corps, mais elle est déjà là. Et cette résurrection acquise eschatologiquement agit déjà en moi. Et c'est cette action de la résurrection qui fait que je suis enlevé à l'univers unique­ment terrestre, pour accéder à l'univers qui sera le mien lorsque ma résurrection sera parfaite.

 

Lorsque je parle de résurrection, ce n’est pas une façon allégorique d'expri­mer une transformation. Non, c’est cette fameuse résurrection des morts. Ici, nous sommes en plein mystère. Voyez, lorsque Saint Paul dit : Si vous êtes ressuscités avec le Christ, ne cherchez plus les choses de la terre, cherchez les choses d'en haut, là où le Christ est à côté de son Père. Voyez, c'est cette réalité là que nous devrions essayer de méditer, nous de­vrions essayer de nous en pénétrer car c'est le fondement de toute vie humaine, mais c'est surtout le fondement de toute vie monastique.

La vie monastique ne serait donc rien d'autre qu'un apprentissage de notre vie de ressuscité. Comme je le disais il y a quelques jours, il y a quinze jours peut-être, c'est apprendre à collaborer avec cette force de résurrection qui tra­vaille en nous. C'est ça qu'il faut apprendre, c'est ça le fin mot de l'art spi­rituel.

 

Donc, cette puissance de résurrection déjà acquise, qui travaille en moi, je peux très bien la neutraliser et j'aurais même envie de la neutraliser ; par peur, d'abord car je ne sais pas du tout où elle me conduit ! Mes sécurités sont derrière moi et mes sécurités sont la glaise dont je suis sorti, c'est la boue dont je suis formé. Et ça je le connais, parce que c'est moi. Et ces sécurités, je dois les abandonner les unes après les autres. Or, je vais m'y accrocher. J’aurais donc peur et je vais essayer de neutraliser ça en moi.

Le plus souvent ce sera inconscient, cette tentative de neutralisation. Je n'en prendrai pas conscience, sauf lorsque j'y réfléchirai. S'il y a dans la journée du moine des moments de halte où on essaye de se reprendre, ce qu'en terme de spiritualité moderne on appellera  examen de cons­cience, ce n'est pas pour voir ce qu'on aurait fait de mal peut-être dans les heures qui précèdent, mais c'est pour essayer de saisir si à un moment ou l'autre, peut-être sans le savoir, j'ai neutralisé la force qui agit en moi, cette puissan­ce qui, il faut le dire, est infinie. Elle est tellement infinie, qu'elle pourrait m'emporter en une fois.

Mais justement parce qu'elle est infinie, elle est aussi infiniment respectueuse de ce qu'elle fait. Et lorsqu'elle m'a créé libre, elle ne forcera jamais mon consentement.

 

Je vous dis, lorsque nous entrons dans cette façon d'agir de Dieu, nous ne sommes plus chez nous. Et du quel côté que nous nous tournions, nous voyons Dieu, mais Dieu dans tous ses aspects déroutants car Lui, qui pourrait faire de moi un fils de Dieu, un être divinisé en un instant, il ne le fera pas, parce qu'il ne veut pas un pantin qu'il aurait réussi d'un coup. Non, il veut collaborer avec un être qui ne se laisse pas faire, avec un être qui va résister, un être qui va lutter contre lui. Dieu est un lutteur.

Mais vous comprenez que dans ces conditions, il est nécessaire pour nous d'entrer de plus en plus dans la vérité de ce que nous sommes, dans la vérité de notre être, ne jamais oublier ce que nous sommes. Il faudra aussi revenir peut-­être un peu plus tard sur cette petite réflexion de Saint Benoît qui dit qu'il faut absolument fuir l'oubli. Qu’est-ce que c'est que l'oubli ? Il y a des toutes petites phrases ainsi dans la Règle. On dirait presque qu’elles sont tombées par hasard là dedans.

Non, il y a derrière une énorme expé­rience, pas seulement celle de Saint Benoît, mais celle de ceux qui ont précédé Saint Benoît. Et voilà : nous ne devons pas oublier ce que nous sommes, entrer dans notre véritable être, dans notre vérité, dans notre identité vraie. Et alors, c'est une nécessité, parce que notre identité vraie, encore une fois, elle est de la terre mais elle est aussi cette puissance de résurrection qui est en nous et qui nous projette là où nous n'espérions même pas un jour aller.

 

Et alors, si nous entrons dans la vérité de notre condition, nous devons es­sayer, et c'est là ce qui va peut-être encore nous porter à neutraliser cette force, nous devons engager notre responsabilité d'homme et être des adultes. Vous savez aujourd'hui, ça revient souvent, ça, qu'il faut être adulte ! On ne sait pas trop bien ce que ça veut dire. Il ne faut pas trop y insister, parce que alors on entre dans le domaine de la psychologie, et ce n'est pas le moment maintenant.

Mais enfin nous devons bien savoir que dès l'instant où nous avons choisi, dans le monastère, de collaborer de cette façon avec ce travail de Dieu en nous, nous engageons notre responsabilité. Et pour engager sa responsabilité, il faut savoir ce qu'on fait. Il faut d'abord être un être réfléchi, un être mûr. Il ne faut pas être un petit gosse. Et ça encore, c'est tout un apprentissage.

Je me souviens d'une lettre circulaire - oh, il y a très longtemps de cela - d'un Abbé Général, je pense que c'était de Dom Sortais, peut-être une des toutes premières. Il faisait remarquer qu'un des dangers, qu'une des plaies dans les monastères pouvait être l'infantilisme, de ne pas parvenir à ce niveau où l'homme choisit.

 

Et voilà, mes frères, à cette puissance de résurrection qui agit, le moine est donné. Il est donné à elle, il est réservé pour elle, il s'est donné à elle. Regardez, le jour où il se lie définitivement à Dieu, donc où il se jette à la merci de cette force, il dit : Reçois-moi, accueille-moi Seigneur dans ta miséricorde et je vivrai, et je vivrai ! Il y a là une vie. C'est cette vie à laquelle il aspire ; c’est cette vie qui va être la vie de Dieu, cette vie qui va le faire entrer dans une condition divine, mais purement divine. Et alors, il se donne à cette vie, il se livre à elle. Mais voyez un peu l'audace et la folie de ce geste !

Et, mes frères, je pour­rais ici vous poser une question : Est-ce que la vie vaut la peine d'être vécue, si elle n'est pas faite de folies ? La vie monastique, c'est une vie de folie, ce n'est pas une vie de bourgeois ! Et on se donne à cette vie le jour où on s'abandonne à cette force de la résur­rection. Et alors on se réserve pour elle. On n'est plus que pour elle. Et on va toujours essayer d'écarter toutes les influences qui pourraient, pour reprendre le mot de tantôt, neutraliser, pour ne pas dire inhiber ou retarder l'action de cette force. Et dans le langage, dans le jargon classique, ça s'appellera l'ascèse. L'ascèse, ce n'est rien d'autre que cela, c'est s'habituer à écarter ce qui peut gêner cette puissance en nous.

 

Or cette puissance, elle va surtout agir, mais surtout agir parce que la source est là, dans l'Eucharistie. Il faut bien se le dire, c'est à ce moment là, c'est à partir de là que cette puissance de résurrection agit en nous. S'il fallait maintenant s'étendre là-dessus, eh bien, ça prendrait encore des soirées et des soirées. Je n'aurais garde de le faire. Mais enfin, vous compre­nez bien, vous le savez aussi bien que moi. Mais il faut de temps en temps nous en souvenir que la puissance de la résurrection travaille surtout dans l'Eucha­ristie. Et chaque jour, elle vient en nous.

Mais une Eucharistie qui se prolonge, alors, toute la journée par une prière. Je reprends le terme classique de prière. Vous savez que ces moines, dès l'ori­gine, dès les débuts, ils essayaient d'accéder au niveau de la prière continuelle, la continua oratio, donc sans arrêt. Ils ne devenaient plus que prière. Ils n'étaient plus, eux, que cri, imploration. Ils étaient jubilation aussi, ils étaient regard, ils étaient écoute. C'était cela leur vie,c'était cela la prière.

 

Or tout cela, ce n'était rien d'autre que l'action prolongée en eux de l'Eucharistie même s'ils ne la recevaient au début qu'une fois par semaine. C'était cela qui travaillait en eux tout le temps. Mais c'était encore beaucoup plus que cela, car au fond, c'était ce que Saint Paul dit. Cette puissance de la résurrection, elle porte un nom, elle est la Personne Divine de l'Esprit.

C'est elle qui descend sur les oblats au moment de l'Eucharistie, c'est elle qui couvrait le Christ au moment de son baptême, c'est elle qui couvrait Marie au moment de la conception du Christ, c'est elle qui nous couvre et qui nous enveloppe, et qui entre en nous, c'est cette Personne de l'Esprit. Et c'est elle, qui en nous prie, elle crie dans des gémissements inexprimables, disait l'Apôtre Paul. Et c'est cela, vous voyez, la prière continuelle, c'est cela la résurrection qui travaille en nous.

 

Eh bien voilà, mes frères, nous pouvons terminer notre semaine sur cette vi­sion, car c'en est une, d'hommes qui grâce à cet Esprit qui est en eux, à cette puissance de résurrection qui travaille en eux par l'intermédiaire de cette Personne Divine, sont arrachés au terrestre et sont lancés dans l'univers de Dieu, là où ils se découvrent étrangers et où malgré tout, ils savent qu'ils ont leur demeure permanente, une demeure qui leur a été préparée dès avant la création du monde, là où ils sont attendus, là où ils sont espérés.

 

Chapitre : Introduction à la Visite Régulière.    10.02.80

 

Mes frères,

 

Aussitôt après le Chapitre, le Frère Jacques et le Frère Julien vont prendre la route. Ils vont chercher Dom Emmanuel qui va arriver cet après-midi afin d'ouvrir demain, probablement, la Visite Régulière. Mais Dom Emmanuel vient aussi pour prendre un peu de repos, voir d'autres vi­sages, respirer un autre air, prendre un bain de calme, de solitude, de paix ici à Saint Remy. Les deux sont compatibles, et Visite Régulière et repos, du moment qu'il s’agit de Rochefort  Eh bien, nous entrerons dans son intention.

 

            Autrefois, vous le savez, la Visite Régulière était entourée d'un certain appareil de solennité. C'est déjà si loin, les jeunes n'ont jamais connu cela. Les trois jours qui précédaient l'arrivée du Visiteur, on lisait le soir avant Complies, un chapitre du Directoire Spirituel qui traitait de la Visite Régulière. Lorsque le Père Visiteur se présentait à l'hôtellerie, on sonnait les deux cloches à la volée. Il était reçu par l'Abbé accompagné de quelques anciens. On le conduisait dans ses appartements.

            Le lendemain, lorsque sonnait l'heure du rassemblement pour l'ouverture officielle de la Visite, il adressait un petit mot de circonstance à la communauté. Puis on se rendait processionnellement à l'église, et là, entouré de son secré­taire et du sacristain, il inspectait le tabernacle. Puis il donnait la bénédiction à la communauté prosternée sur les articles, avec le ciboire. Il continuait alors la visite par la sacristie. Puis s'ouvrait le fameux scrutin secret.

Et alors, dans les jours qui suivaient, l'Abbé, naturellement, était dans ses petits souliers. Et on attendait la fin, les uns avec curiosité, les autres avec anxiété, quelques uns dans l'indifférence. Mais malgré tout il y avait, il régnait, il flottait partout dans la maison une atmosphère unique.

 

Aujourd'hui, tout ça se passe avec beaucoup plus de simplicité et de bonhomie. Mais ça ne veut pas dire que la Visite Régulière a dégringolé au rang d'une forma­lité administrative sans valeur. Auparavant, elle se faisait tous les ans et maintenant c'est à peu près tous les trois ans ; ça veut dire que nous devons collaborer à cette Visite Régulière avec plus de sérieux que jamais. Le seul terrain vrai sur lequel nous devons nous situer et rester, c'est vous vous en doutez bien le terrain de la foi, et à un double niveau.

D'abord le visiteur, nous le connaissons, c'est un très brave homme. Il nous connaît aussi très bien. Mais malgré tout dans cette circonstance spéciale, nous devons ouvrir les yeux, c'est à dire les yeux de notre esprit, nos yeux habités par cette force de résurrection dont j'ai parlé hier soir, nos yeux de demain. Nous devons les ouvrir et dans cet homme, voir Dieu qui vient ici nous rendre visite. Mais Dieu dans un homme, c'est le Christ. Et il vient inspecter sa maison. Il vient nous rappeler à la vérité, ou nous confirmer dans cette vérité. Ce que nous sommes, ce que nous faisons ici à Saint Remy, est-ce bien ce que le Christ attend de nous ?  Voila la question !

Et alors d'un bond nous remontons aux origines de notre Ordre. Et nous voyons que c'était déjà l'intention de la Carta Caritatis. Donc, dans cette charte de Charité, où le Visiteur, l'Abbé de la maison fondatrice devait se rendre compte sur place si dans cette nouvelle communauté ne s'introduisait pas subrepticement un sens autre que celui que les Fondateurs avaient voulu au départ, une autre lecture que la leur, une autre lecture de la Règle que celle que eux avaient dé­couverte.

 

Mes frères, voila comment nous devons collaborer avec le Visiteur. C'est avec le Christ lui-même que nous collaborons. Et ici me revient à l'esprit cette petite notation encore de Saint Benoît qui dit : voilà, il peut très bien arriver que se présente pour un séjour dans la communauté un moine qui vient d'une région étran­gère très lointaine, 61. Et puis cet homme voit avec un regard autre, un re­gard nouveau ce qui se passe dans la communauté. Et il adresse à l'Abbé ou à la communauté une ou l'autre petite remarque, une chose qu'il a vue. Eh bien, dit Saint Benoît, il ne faut pas prendre ça à la légère. C'est peut­-être bien pour ça que Dieu l’a fait venir de si loin pour attirer notre atten­tion sur ce détail.

Voyez, c'est cela mes frères, l'esprit de FOI. C'est savoir voir les choses comme Dieu les voit. Et pendant cette semaine, nous allons nous exercer à cela. Oh, je sais que c'est déjà notre exercice habituel. Mais dans cette circonstance spéciale qui ne se présente que tous les trois ans, nous y serons encore attentif d'avantage.

 

Et puis, nous allons aussi exercer notre esprit de Foi à un autre niveau. C'est à celui de notre discours. Comment allons-nous parler au Visiteur ? Il va nous recevoir, nous allons nous entretenir avec lui. Il va peut-être nous poser des questions ? Eh bien, nous devons lui parler avec honnêteté, avec probité, avec droiture, avec vérité. Nous devons lui parler comme nous parlons à Dieu, mais surtout avec vérité. Mais pour cela nous devons nous comporter en adulte, pas en petits gosses qui vont rouspéter parce qu'ils ne sont pas contents.

Non, en hommes mûrs et en frères. Si le Visiteur perçoit dans notre discours de l'acrimonie, de l'aigreur, de l'agressivité, oh, ne nous faisons pas d'illusions, à ce moment là, il nous retire sa confiance. Oh, il écoute très poliment, c'est un homme poli, bien élevé, il va bien nous écouter. Mais il ne tiendra aucun compte de ce que nous disons, ça, il ne faut pas nous faire d'illusions. Il ne tient compte que de ce qu'il lui est dit dans la paix, dans l'honnêteté, dans le calme.

 

Eh bien, mes frères, je vous exhorte beaucoup à lui parler de cette manière. Si vous avez quelque chose sur le coeur, dites-le lui mais dites-le lui avec honnêteté, dans la vérité. Si vous avez à parler, à faire une remarque à propos d'un frère, à propos de l'Abbé, faites-le aussi sans aigreur. Il doit sentir que ce qui à ce moment là vous anime et vous fait parler, c'est la charité. Il doit percevoir que c'est l'Esprit qui vous habite, l'Esprit du Christ qui est en vous et qui se sert de vous pour lui révéler quelque chose. Et à ce moment là, il est ouvert, il accueille, il en tient compte.

Alors, s'il doit adresser une remarque à un frère ou à l'Abbé, comme cette remarque vient de Dieu, alors elle sera reçue avec reconnaissance, elle sera reçue avec joie parce que ce sera la découverte d'une nouvelle volonté de Dieu. Voila mes frères, comment je vous exhorte à parler.

 

Et ainsi, le passage du Visiteur dans notre communauté, il sera pour nous tous une grâce de renouvellement, une grâce de ressourcement. Elle se situera dans le cadre de l'Année jubilaire de Saint Benoît. A mon avis, c'est une grâce spéciale que cette Visite Régulière ait lieu cette année-ci. Nous avons pris la résolution de placer cette année 1980 dans la lumière de Dieu, d'essayer de raviver en nous la veine Bénédictine et de la raviver à travers l'esprit qui animait nos Fondateurs. Et ainsi mes frères, c'est cela que nous allons essayer de vivre les jours qui vont suivre.

Je vous remercie déjà à l'avance de votre collaboration. Je vous remercie en mon nom propre, au nom du Visiteur aussi. Vous savez combien il aime notre com­munauté, combien il aime de se retrouver ici. Eh bien, nous lui faciliterons sa tâche. Et nous retirerons alors de son passage un encouragement pour continuer dans la ligne que nous nous sommes tracées.

 

Chapitre : La xenitheia.                           11.02.80

      18. Perdre sa volonté dans celle de Dieu pour se trouver soi-même.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que nous étions possédés par une force qui nous arrache à la pesanteur du terrestre et qui nous projette dans l'inconnu, dans les espaces in­connus du divin, où là, nous nous découvrons de plus en plus étranger. Et cette force qui est le moteur de cette progression en Dieu; n'est rien d'autre que la puissance de la Résurrection, Résurrection déjà acquise eschatolo­giquement, mais déjà aussi en action en nous dès à présent.

Cette puissance de Résurrection, elle s'infiltre jusque dans les replis les plus secrets, les plus cachés, les plus intimes de notre être, de notre être charnel tout autant - j'oserais presque même dire - si pas plus que de notre être spirituel.

Car lorsqu'il est question de résurrection, c'est toujours résurrection de la chair, ça ne veut pas dire réanimation d'une chair. Non, nous avons vu que la résurrection était une réalité qui dépassait notre entendement et que nous devions ici rester sagement au niveau de la foi.

 

Cette puissance de résurrection se propage en nous quasi à notre insu, mais jamais contre notre vouloir libre. Et ici se pose la question : mais qu'est-ce que la li­berté ? A quel moment suis-je libre ? Or ça, ça nous échappe ! Cela nous échappe et c'est peut-être notre salut. Car cette puissance divine peut alors jouer en nous en faisant fi de tout ce qui se passe en nous. Je suis parfaitement libre, lorsque ma volonté ne fait plus qu'une avec celle de Dieu.

 Et à ce moment, chose paradoxale, je suis devenu totalement étranger à moi-même et au même moment, je me possède totalement. Donc, je n'ai plus de volonté propre. Ma volonté est celle de Dieu. Je suis mu par un autre qui est Dieu, qui est cet Esprit de Dieu, qui est cette puissance de résurrection qui alors agit en moi parfaitement.

Mais alors, moi-même dans ce qui me constitue, étant mu par un autre, qu'est­-ce qui me reste ? Mais il me reste qu'à ce moment je deviens identique dans mon être intime avec le projet que Dieu a sur moi. Je deviens donc réellement moi, dans la mesure où je me perds, dans la mesure où je m'oublie, dans la mesure où je sacrifie ma volonté propre à celle de Dieu.

Et vous voyez ici toute la ligne de crête de la vie Bénédictine, de la vie monastique : perdre sa volonté dans celle de Dieu pour se trouver soi-même dans sa véritable identité.

 

Eh bien c'est cela que cette puissance de résurrection essaye d'opérer en nous. On comprend alors qu'elle soit assimilée à une brise, à un souffle, à un parfum, à une onction. Vous voyez, il n'est pas de termes abstraits disons capable de définir clairement ce qu'elle est. Il faut user d'allégories empruntées au monde que nous connaissons. Et alors l'ensemble de ces images tirées de l'univers ma­tériel nous permet de saisir un peu en quoi elle consiste.

Et nous comprenons mieux qu'il nous est difficile, disons qu'il nous est quasi impossible d'échapper à son action. Il nous est impossible d'opposer un ob­stacle qu'elle ne pourrait pas franchir. Voyez, une brise, un parfum, une onction ça passe toujours, ça pénètre,  ça amollit, ça dissout.

 

Voyez, un fait ici ! Voici donc l’amour de Dieu qui se manifeste aux hommes qui ont, eux, opté pour le refus absolu. C'est ce que nous appellerons les damnés. Donc je suis condamné, je suis condamné définitivement, je l'ai choisi et je refuse Dieu et tout ce qui a trait à Dieu. Eh bien ce parfum disons qui est cette puissance de résurrection, il va pénétrer ces hommes, ces hommes qui sont morts, qui sont condamnés. Il va les péné­trer et il va en quelque sorte les amollir, les attendrir, il va les détendre, il va les décrisper. Si bien qu'ils seront en état, mais toujours librement, en état pour la première fois peut-être d'accueillir l'amour et d'y répondre.

Ceci pour dire qu'il ne faut jamais désespérer de personne, que nous ne devons pas classer les gens : celui-là  est en enfer et celui-là au paradis. Non, voyez cette puissance de résurrection qui agit partout à tout moment, et comme je le disais, quasiment à notre insu. Elle est souffle, elle est brise, elle est parfum, elle est onction,ça nous rappelle qu'elle est Esprit. Ce sont tous les vocables sous lesquels nous dissimu­lons ou par lesquels nous essayons de mettre au jour, de dévoiler la Personne Divine de l'Esprit, cet Esprit qui est l'Amour, Amour qui est lui-même brûlant et transformant.

Au cours de l'homélie que nous avons entendu hier, le Frère Gilbert nous a rappelé cette vérité que l'Amour qui est Dieu et qui est l'Esprit de Dieu est un feu, c'est brûlant. Et si ça brûle, ça transforme. Et si ça transforme, ça transforme dans le sens du feu, aussi de la lumière. L'amour ne peut faire que du pareil à ce qu'il est. S'il transforme, c'est pour transformer en amour.

 

Et vous voyez, c'est cette puissance de résurrection qu'est l'Esprit de Dieu en Personne. Il est en nous, et il travaille, et il nous fait devenir Amour, il nous fait devenir des fils de Dieu, il nous fait devenir des êtres divins. C'est jusque là qu'il nous conduit, et c'est la raison pour laquelle ça nous paraît de plus en plus étrange, et que nous nous trouvons de plus en plus étran­gers. Car si nous nous laissons à ce que nous sommes, l'Amour est pour nous une aventure que nous préférerions éviter.

C'est une aventure prodigieuse, mais dange­reuse aussi car qui se frotte à l'amour va se brûler et il va, s'il se fait brûler, il va se faire consumer et détruire. Voyez, nous revenons à ce que je disais pour commencer. C'est dans la mesure où je vais me perdre donc où je vais m'oublier, où je vais renoncer à ce qui me semble être ma personnalité, c'est à dire ma volonté et mon jugement, c'est à ce moment là que l'Amour va prendre possession de moi et qu'il va me faire devenir pareil à lui, c'est à dire un fils de Dieu et un être divin.

Donc, c'est donc là que me projette cette puissance de résurrection qui agit en moi, faire de nous des hommes qui ne seront plus rien que des révélations de l'Amour. C'est là encore une fois une vérité, une réalité vraie qui dépasse ce que noue oserions jamais espérer. Et lorsqu'on le dit ainsi avec des mots, ça paraît peut­-être difficile à comprendre, ou bien ça paraît tout simple, ou bien ça paraît de la rhétorique ou de la poésie. Nous expérimentons, nous, l'amour que nous donnons aux autres, nous l'expérimentons un peu comme un arrachement à nous.

 

Mais imaginons maintenant l'homme qui est tout à fait arraché à lui, et qui n'est plus devenu qu'Amour ! Mais à ce moment là, cet homme vit, cet homme agit naturellement et il commence à procréer naturellement. Ce n'est plus lui qui vit, c'est le Christ qui vit en lui, c'est l'Esprit qui agit en lui, et alors il de­vient lui-même collaborateur de Dieu. Voyez un peu dans cette ligne de pensée tout ce que dit l'Apôtre Paul. On est en train de lire maintenant pendant l'Office de nuit l'Epitre aux Galates, l'Epitre aux Corinthiens.

Essayons d'ouvrir les oreilles et de voir là, derrière cette expérience de l'Apôtre Paul, qui à un moment donné quand il ne s'y attendait pas - cette puis­sance de résurrection qui travaillait en lui et qui l'arrachait à sa condition charnelle sans qu'il le sache - mais un moment donné il en a pris conscience. Il l'a vue, il a vu la Lumière, il a vu le Christ ressuscité. Et alors pour lui c'était fini. Il s'est trouvé, lui - il était un être unique naturellement, il avait une mission unique - il s'est trouvé projeté d'un coup là où nous allons, nous, lentement.

Mais à travers ce que lui a vécu, et ce qu'il nous dit, nous devons bien savoir que c'est l'expérience qui nous attend demain, qui est déjà peut-être la nôtre aujourd'hui, mais à 1aquelle l'Esprit de Dieu nous prépare en nous arra­chant à nous-mêmes pour nous amener là, où nous devons aller, chez lui.

 

Voila mes frères, nous verrons la fois prochaine que cette expérience nous fait entrer dans un univers qui nous est, lui, absolument étranger. Il faudra réfléchir un peu à cela et à partir de là, encore aller plus loin et comprendre un des éléments de base de notre vie monastique, ce qui fait la définition toute première du mot moine, qui est - on n'y pense pas, on n'y pense plus - qui est tout simplement célibataire ; c'est à dire un homme qui est un habitant des cieux, qui est un fils de la résurrection, et qui pour ce destin a renoncé à tout.

Il y a dans notre vie monastique une unité foncière. Nous devons toujours essayer de revenir à cette unité. Mais c'est difficile parce que nous sommes très dispersés, éparpillés du fait de notre nature humaine, mais aussi du fait de nos occupations, de tant de choses que nous avons à faire et à penser, à organiser pour vivre terrestrement.

C'est pourquoi la vie monastique doit être réduite au plan matériel à son minimum de nécessités pour que nous puissions comme ça revenir à l'unité de notre être, à l'unité de notre vie qui est de devenir des citoyens des cieux. C'est à dire des hommes qui ne sont plus rien d'autre que des exemples, ou des rayonne­ments, ou des lumières d'amour pour eux-mêmes, pour leurs frères et pour tous les hommes.

 

Chapitre : La xenitheia.                           14.02.80

      19. La divinisation de notre être charnel.

 

Mes frères,

 

La divinisation de notre être charnel - car c'est de cela qu'il s’agit ­- c'est là que désire nous conduire la force de résurrection qui agit en nous. Et cette divinisation de notre chair, elle serait proprement impensable si nous n'avions pas le précédent de l'Incarnation du Verbe de Dieu. Dieu s'est fait chair et il a voulu aussi que cette chair qu'il avait assumée, ressuscita après sa mort, après son ensevelissement au tombeau. Il a voulu que cette chair ressuscite, et aussi qu'elle soit enlevée, qu'elle soit transportée là où est la demeure de Dieu. C'est un endroit mystérieux que nous ne pouvons pas imaginer ! Nous ne pouvons pas d'ailleurs, c'est inutile.

 

Voici donc cette chair d'homme, la nôtre, qui est vraiment, mais vraiment devenue par adoption ce que Dieu est par nature. Il y a là quelque chose d'in­compatible. Une chair divinisée, c'est presque une contradiction dans les termes. Voilà donc cette chair élevée à un statut qui lui est absolument étranger. Il est donc fatal, il est presque normal qu'elle oppose une certaine résistance à l'action de cette force qui la travaille.

Il faut dire, ne l'oublions pas, que cette force agit déjà en nous mainte­nant. Nous ne devons pas imaginer la résurrection comme un fait ponctuel, qui arrive après la mort, on ne sait pas quand ! Non, ça agit déjà maintenant, et si ça n'agissait pas maintenant, ça n'agirait pas alors. Il faut que nous soyons déjà prédisposés à cet achèvement qui sera le nôtre un jour.    La chair oppose donc une certaine résistance. Pourquoi ? Parce que la chair est lourde, elle est opaque, elle est sensuelle, elle est jouisseuse, elle est rapace, elle est égocentrique. La chair se referme sur elle-même.

Ici, une toute petite chose : lorsque nous sommes en face d'un autre, nous aurons peut-être le réflexe de nous dérober à son regard. C'est cela un réflexe charnel. Pourquoi ? Parce que nous avons peur de l'autre. Il faudra que j'en parle un jour. C'est très important parce que ça fait partie de notre statut d'étranger. Mais voici donc cette chair, Cette chair qui est lourde, elle doit devenir légère, elle doit devenir diaphane, elle doit devenir ouverte, offerte, donnée, donc, exactement le contraire de ce qu'elle est au naturel.

 

Mais ça, ce n'est encore que les effets, les effets, disons visibles, per­ceptibles d'une métamorphose qui s'opère à la racine de notre être. Et la nature de cette métamorphose, c'est cela la résurrection en route. Mais il n'y a pas de mots pour la traduire, pour l'exprimer, parce que c'est une réalité qui est d'un autre ordre. L'Apôtre le dit. Ce que nous serons un jour n'apparaît pas encore, dit-il, mais lorsque ce sera arrivé, alors nous serons semblables à lui puisque nous le verrons tel qu'il est. Voila comment l'Apôtre Paul essaye d'exprimer un peu ce qui se passe maintenant, et qui est le prodrome de ce qui se passera plus tard.

Alors, que devons nous faire, nous ? Ce que nous devons faire, c'est d'es­sayer de maîtriser, de neutraliser et de paralyser cette résistance que notre être charnel oppose à l'Esprit qui nous travaille. Car c'est l'Esprit qui res­suscite, c'est l'Esprit qui transforme et qui transfigure. En d'autres mots, nous devons pratiquer ce qu'on appelle l'Obéissance. L'obéissance, j'en ai assez bien parlé lorsque nous avons réfléchi à notre état d'esclave, de serviteur de Dieu dans le cadre de la louange que nous de­vons lui rendre dans l'Opus Dei.

 Mais l'Obéissance, c'est un peu la partie que nous devons jouer dans une immense chorégraphie dont Dieu est le Maître, l'ins­pirateur et l'improvisateur. Notre réponse, c'est l'obéissance. Et pour cela nous devons avoir, je le rappelle, une oreille très fine pour entendre les moindres inspirations de l'Esprit. Et nous devons être aussi doués, dotés d'une extrême souplesse pour épouser les moindres ondulations de cette brise.

 

Et ici encore, voyez comme notre vie monastique forme un tout. Au cours de l'Office divin nous nous déplaçons, nous nous mouvons, presque nous pirouet­tons, nous nous inclinons, nous nous prosternons, nous nous relevons ; tout ça exige une souplesse physique. Et cette souplesse physique, elle est le signe, elle est le langage qui exprime à l'extérieur cette souplesse intérieure qui doit être la nôtre.

Il n'est rien dans la vie monastique qui soit corporel, physique et qui ne soit en même temps symbole, signe, expression d'une réalité spirituelle. N'ou­blions jamais ça ! Il ne faut jamais cracher sur les observances, toute obser­vance corporelle, je le répète, est un langage mystérieux pour exprimer une disposition intérieure d'ordre spirituel.

 

Nous devons donc nous efforcer de donner notre assentiment plein et entier à l'action de l'Esprit en nous. Et cette action de l'Esprit, nous ne devons pas l'appréhender, nous ne devons pas la craindre. Nous devons lui faire confiance car, encore une fois, nous ne pouvons pas savoir ce que l'Esprit de Dieu va réa­liser. Nous sommes dans son domaine à lui, c'est une force de résurrection hors de notre captus intellectuel.

Saint Benoît le dit aussi. Faisons confiance, dit-il, ce que l’Esprit  di­gnabitur demonstrare, 7,188, ce que Dieu par son Esprit daignera faire appa­raître. Mais comme l'Apôtre le disait tantôt : ça n'apparaîtra qu'après, lorsque mon être ressuscité aura la possibilité, la faculté et la force de regarder en face le Grand Chorégraphe que sera Dieu Trinité. A ce moment, tout sera démontré ; cela veut dire, deviendra public, cela deviendra visible pour tout le monde et à commencer par moi. Mais en attendant je dois agir dans une certaine obscurité que nous appellerons la Foi.

 

Et puis il y a un danger, nous devons bien prendre garde. C'est la tentation par excellence du milieu monastique, et avant lui aussi naturellement, mais c'est surtout dans les monastères parce que dans les monastères, on n'a rien, il ne reste rien dans la main. Et cette tentation, c'est celle d'asservir l'Esprit, c'est d'utiliser l'Esprit. Utiliser ce que l'Esprit peut me donner, ce qu'il voudrait me donner pour parader. J'ai là en moi une certaine puissance spirituelle qui travaille. Eh bien, je vais essayer de l'utiliser pour acquérir du prestige, pour me faire un nom, pour dominer, pour briller. C'est une tentation qui est vieille, aussi vieille que le christianisme.

Vous connaissez l'histoire d'un certain Simon le mage, qui voulait acheter à l'Apôtre Pierre l'Esprit Saint pour que lui aussi pût opérer des actions pro­digieuses qui l'auraient mis en valeur, qui lui auraient rapporté gros peut­-être ? Il aurait pu ouvrir une officine quelque part. Eh bien, c'est la tenta­tion du monastère ou plutôt du moine dans le monastère.

 

 

Or, ce que l’Esprit demande est exactement le contraire. C'est qu'on soit absolument désintéressé, que ce soit gratuit chez nous, que nous devenions donc diaphanes, transparents, pour qu'il puisse nous traver­ser, pour à travers nous alors aller plus loin, pour que nous devenions légers ; pour que nous puissions encore une fois épouser les moindres mouvements qu'il désire nous imprimer et alors, pour faire de nous ce qu'il désire faire, ce qu'il désire accomplir.

Voilà mes frères, prenons bien garde ! Je pense qu'il n'y a aucun d'entre nous qui soit exempt de cette tentation. Elle nous travaille tous. Et chaque fois que nous trébuchons à cause de l'Obéissance, c'est peut-être à cause de cela, parce que à ce moment-là nous percevons combien il ne nous est pas pos­sible de monnayer l'Esprit.

Voyez donc quelle gymnastique est requise de nous ? C'est pourquoi Saint Benoît dira que le monastère est une école où on apprend ainsi à servir Dieu, une initiation à la façon de se comporter dans ce jeu sublime que l'Esprit entreprend avec nous. Et puis aussi il nous fait acquérir le savoir-vivre, les -règles de savoir vivre qui sont celles de la nouvelle société qui sera la nôtre, la société des Personnes Divines.

 

Mes frères, il ne faut pas penser que c'est si simple, que dès l'instant où on est dans un monastère, où on a revêtu un habit, où on a fait une profes­sion, on peut tout se permettre et on peut avancer des exigences. A ce moment-là, je monnaye l'Esprit, je profite de ma situation même à l'endroit d'un supérieur, à l'endroit d'un confrère. Je ne suis plus rien ! A ce moment- là, je deviens comme le magicien qui voulait acheter l'Esprit. Prenons bien garde parce que c'est dangereux ; ça peut un instant réussir, peut-être au plan humain, au plan charnel, mais au bout, c'est l'avortement, c'est la ruine.

Que va faire de nous l'Esprit ? Il veut faire du moine un seul être avec le Christ, un seul Esprit avec Dieu. Et alors mes frères, si nous devenons un seul Esprit avec Dieu, notre joie, notre bonheur doit être cette ressemblance avec Dieu qui devient nôtre. Or, Dieu, il est dans le monde l'inconnu, l'inexistant, celui dont on ne tient pas compte. Oh, disons que c'est la situation de Dieu à l'endroit de la majorité des hommes.

Eh bien, le moine qui est devenu un seul Esprit avec Dieu, lui aussi il doit devenir un inconnu, un incompris, un laissé pour compte, un inexistant. Voilà son véritable sort ! Et cela voudra dire que lui - je ne pense pas à des persécutions, loin de là savez-vous ! - mais il sera dans son milieu d'abord, il sera pour l'extérieur, effacé, humble, modeste. On n'entendra pas sa voix raisonné sur les places pu­bliques. Non !

 

N'allons pas penser maintenant qu'un homme qui est devenu un seul Esprit avec Dieu est un être falot. Non, toute le puissance de Dieu habite en lui. Mais cette puissance est tellement énorme qu'il n'est pas nécessaire qu'elle s'étale. Dieu crée le monde, Dieu fait évoluer le monde, Dieu soutient le mon­de par sa puissance qui est infinie et qui est la sienne. C'est pour ça qu'il peut se permettre de passer inaperçu, d'être inconnu, d'être nié.

Eh bien, le moine dans lequel travaille à fond la puissance de la résurrec­tion, il participe à cette puissance de Dieu et aussi à ce privilège de Dieu d'être inconnu. Vous comprenez alors encore un peu mieux la raison de ce geste premier des moines de s'enfoncer dans le désert­.

Voyez ce que faisait Antoine, voyez ce que faisait Benoît, voyez ce qu'ont fait les Fondateurs de Cîteaux ! Un instinct les pousse 1à, i1s veulent devenir comme Dieu. Ce n'est pas seulement pour aller attaquer le démon dans son repaire. mais c'est aussi pour disparaître et devenir invisible comme Dieu 1ui-même est invisible. Mais à ce moment là, étant devenu comme Dieu, porter tout par la puissance de son être.

 

Voilà, mes frères, à quel niveau de xeniteia, de dépaysement nous devons par­venir. Encore une fois notre chair oppose de la résistance. C'est normal, mais nous ne devons pas nous laisser faire, nous laisser dominer par cette crainte. Nous devons plutôt donner notre confiance totale à l'Esprit qui prend possession de nous, qui nous transforme, qui nous métamorphose et qui alors grâce à nous, et par nous, peut réaliser en notre faveur d'abord, mais aussi pour l'Eglise, et au-delà encore pour toute l'humanité, des choses grandes et belles qui ne sont rien d'autre que le salut et la divinisation de tous les hommes sans exception.

 

Chapitre : La xenitheia.                           16.02.80

      20. Avertissement avant de continuer.

 

Mes frères,

 

Depuis quelques jours déjà, nous sommes en train d'explorer le noyau de notre vie monastique, de notre vie chrétienne, même de notre vie humaine si nous plaçons comme terme ultime de notre vie d'homme, l'heure, le moment où nous participerons parfaitement à la vie de Dieu, et où nous pourrons voir alors Dieu face à face, pour ne pas dire le voir par l'intérieur de lui-même, mais alors sans aucune ombre, sans aucun obstacle.

Or il y a un noyau, pour à partir de là comprendre cette vie. Et à la suite d'une réflexion sur la xenithea, j'ai été amené jusque là, jusque dans ce noyau. Et je dois avouer que c'est une tâche ardue, c'est difficile ; ce sont des mys­tères, ce sont des secrets divins et il n'y a pas de mots aptes à les rendre parfaitement. Mais j'estime que nous devons faire l'effort, que cet effort non seulement est payant, mais qu'il est indispensable.

Car il est utile, il est nécessaire pour nous, de savoir à qui nous avons à faire : Qui est Dieu ? Comment Dieu s’y prend avec nous lorsqu'il veut nous infuser sa vie ? A quel endroit de notre être il va déposer ce germe pour alors, avec une patience infinie, une patience divine, la sienne, le faire germer de façon à ce que nous soyons totalement transformés.

 

Et je pense ici à la difficulté qu'est la nôtre, et elle est fameuse, savez­-vous ! J'en ai un peu peur ! Je me suis engagé dans une entreprise hasardeuse parce que à mon avis elle n'est pas beaucoup explorée. Je dois avouer que je ne l'ai jamais rencontrée nul part. Ce sont des choses qu'on n'ose pas aborder dans des livres car nous réfléchissons là sur notre vie personnelle.

C'est donc une science, un savoir, une connaissance qui est basée sur l'expérience d'une vie de foi, mais d'une foi vécue dans l'amour. Il est impossible de spéculer là-dessus, il est impossible de construire ces choses à partir de données qui seraient purement intellectuelles, parce qu'il s’agit de choses divines. On ne peut donc les percevoir et on ne peut les connaître qu'à travers une expérience. Mais alors lorsqu'il faut traduire cette expérience dans le langage courant, on se trouve devant une difficulté. mais nous ne devons pas avoir peur de l'aborder.

 

Et je pense ici à une autre science du noyau. C'est la science nucléaire, ce qui veut dire Science du Noyau, du noyau de l'Atome. Vous avez des équipes de savants partout dans le monde qui, à l'aide de moyens de plus en plus énorme il faut le dire, des investissements financiers et aussi matériels, et de la substance grise, s'efforcent de pénétrer les se­crets de l'atome, d'arriver à l'endroit où à l'intérieur de l'atome il n'y ai plus, il n'y ai presque plus rien que l'énergie pure...un grain d'énergie.

Or, à l'intérieur de cet infiniment petit qu'est le noyau de l'atome - l'atome étant déjà infiniment petit - ils découvrent encore maintenant des centaines de particules toujours plus petites, et ça va toujours plus loin. Si bien que ils n'ont plus de vocabulaire pour l'exprimer, ça n'existe plus. Ils doivent forger des noms, n'importe lesquels, pour arriver à expliquer et à comprendre et aller vers une nouvelle surprise, de nouvelles recherches, de nouvelles découvertes. Et ainsi jusqu'au moment où, espèrent-ils, ils arriveront à la limite de la matière et de l’esprit. Or mes frères, ce n'est encore, cela, que de la science, de la matière.

Mais dès l'instant où on doit entrer dans la science de la Vie Divine, et qu'on doit explorer, scruter les secrets, les mystères de ce noyau, voyez un peu quel effort et aussi quelle passion ça ne demande pas ? Or, pour nous c'est nécessaire. Dieu l'attend de nous. Le moine est un savant. Oh, ce n'est pas un savant qui va publier beaucoup de grands ouvrages sur toutes sortes de choses, qui dans le fond sont extrême­ment faciles. Du moment qu'on a les moyens financiers et intellectuels, on peut en sortir. Mais non, le moine est un savant dans une science spirituelle et divine où encore une fois on ne pénètre que par l'expérience.

 

Donc là, il faut vraiment se nucléiser soi-même. Il faut s'abîmer soi-même dans une vie de foi, d'amour, d'humilité pour recevoir de Dieu la grâce de pé­nétrer dans ses secrets. Dans les jours qui viennent, je m'en vais aborder une Parole, une Parole qui est tombée des lèvres du Christ, et elle est au centre de tout. Naturellement, je vous dis, on n'a jamais fini d'approcher du centre de ce noyau.

Et je pense à un homme qui l'a exploré, c'est l'Apôtre Paul. Or voyez un peu. On est en train pour l'instant de lire à l'Office la seconde Lettre de Paul aux Corinthiens, et à l'Office de Nuit, une Lettre aux Galates. Or ces Corinthiens et ces Galates, mais qui étaient-ce ? Ce n'étaient pas les savants d'Athènes ? Non. Ce n'étaient pas non plus les savants de l'Asie Mineure ? Non. C'étaient des ouvriers, des débardeurs du port de Corinthe, c'étaient des paysans de la Galatie.

Allons, disons pour prendre les choses maintenant un peu brutalement : c'étaient des paysans d'Havrenne, attachés à leur bétail, à leurs champs, et là-bas aux Marolles attachés à leur Manekens ­Pis. Or, ces mystères de Dieu, il les dévoilait à ces gens là. Et ces gens là, est-ce qu'ils comprenaient ? Mais il est probable qu'ils ne comprenaient pas beaucoup. Mais enfin, ils l'acceptaient et la Vie Divine travaillait en eux, et c'est arrivé jusqu'à nous.

 

Mais nous, qui avons deux mille ans de tradition dernière nous, et près de deux mille ans aussi de vie monastique qui nous porte, eh bien, nous devons avec persévérance continuer à scruter ces secrets. C'est cela aussi le but et la fin de la Lectio Divina. C'est ce sens spirituel, qui est le sens de l'Esprit, qui nous aide et qui nous permet de recevoir, et à partir de ce que nous rece­vons, de comprendre.

Car mes frères, il faut bien savoir ceci : si une vie spirituelle, à un moment donné, commence à stagner, puis à se liquéfier, puis à s'installer dans la routine - et c’est vrai au niveau personnel, c'est vrai aussi au niveau com­munautaire - eh bien, c'est parce que on a renoncé à chercher, on a renoncé à réfléchir, à méditer, à recevoir, on a refusé d'enseigner. Vous voyez, c'est cela !

 

Mes frères, nous allons donc continuer dans cette direction-là. J'ai dit ça aujourd’hui parce qu'il n'y avait pas beaucoup de temps. C'était une journée très fatigante pour moi, et pour aborder encore un peu plus loin au centre de ce noyau, je voulais vous prévenir. , Nous allons entrer un peu plus loin dans la Parole de Dieu. Mais c'est la prière qui nous permettra de comprendre. Et en nous sentant toujours plus étranger dans ce milieu divin, nous nous-y sentirons aussi de plus en plus épanouis. Car c'est par LUI que nous sommes appelés déjà maintenant, mais alors pour l’éternité et avec tous nos frères les hommes.

 

Homélie du 6° dimanche du temps ordinaire.    17.02.80

      Les Béatitudes.  

 

Mes frères,

 

Si nous voulons capter dans sa source le sens de ces Paroles que vient de nous adresser le Christ, le Prophète et l'Apôtre, nous devons par un effort de cet organe surnaturel qu'est la foi nous hisser à la hauteur de la vision qui est celle même de Dieu. Le Christ est Dieu, ne l'oublions pas ! C'est Dieu qui nous parle par sa bouche. C'est lui qui a ouvert les yeux du prophète. C'est lui, c'est sa lumière à lui qui soudainement s'est emparée de Paul aux portes de Damas, et qui lui a découvert le sens ultime de toute chose.

Mes frères, essayons de rester à ce niveau de vision qui est celui même de Dieu ! Alors nous voyons que, en réalité, sous les apparences qui frappent nos sens et qui aiguillonnent notre intellect, tout est déjà joué. Dans le Christ ressuscité, car c'est de cela qu'il s’agit, dans le Christ ressuscité, non seulement l'heure dernière est déjà présente, mais même ce qui vient après. Dans le Christ ressuscité, nous sommes déjà entrés eschatologique­ment, mystérieusement, mystiquement, dans la création nouvelle, celle dans laquelle Dieu est tout en toute chose. C'est déjà arrivé, c'est déjà réalisé. La résurrection du Christ, c'est l'irruption du Divin dans l'humain, mais c'es aussi l'assomption de tout l'humain dans le divin.

 

Le résultat, mes frères, c'est que les lois rationnelles qui régissent le comportement purement humain - celui de l'homme psychique ou de l'homme animal, comme dit l'Apôtre - ces lois sont bouleversées, elles sont inversées. Maintenant : Heureux les pauvres ! Heureux les affamés ! Heureux les désolés ! Heureux les persécutés, les méprisés ! Mais malheur aux possédants, malheur aux fêtards ! Malheur aux repus ! Malheur à ceux qu'on félicite et qu'on acclame partout !

Mes frères, voici maintenant les lois qui doivent régir le comportement de l'homme qui veut arriver vite - recto cursu, comme dit Saint Benoît, 73,14, - ­au terme de sa vocation d'homme. Oh, ce n'est pas là un manifeste révolution­naire, ce n'est pas non plus l'éloge du paupérisme, du misérabilisme ou du dolorisme. Il s’agit de bien autre chose.

C'est une médication choc que le Christ veut nous appliquer, qu'il nous applique d'ailleurs aujourd'hui même pour nous rappeler au réel. Nous nous en­dormons si facilement dans les délices, ou nous nous révoltons si facilement contre les âpretés de la vie d'aujourd'hui. Mais nous ne voyons pas que derriè­re les apparences nous sommes déjà entrés là où nous allons, là où nous devrons aller.

 

Et c'est ainsi que la séquence des paradoxes que le Christ vient de nous proposer, elle agit, elle peut agir si nous nous laissons faire, à la façon d'un séisme qui ébranle tout, qui secoue tout. Les prodromes sont déjà perceptibles loin, très loin dans les paroles du Prophète. Mais l'Apôtre Paul qui a vraiment été renversé, même physiquement, par ce séisme, il en situe l'épicentre dans le fait de la résurrection du Christ.

Pour nous aujourd'hui chrétiens, il faut bien le dire avec regrets, presque avec larmes, la résurrection du Christ est un thème théologique, un thème de réflexion mais ça ne pénètre pas notre vie. Que le Christ soit ressuscité ou non, ça ne change rien, dira-t-on ! Si ça change tout ! Mais à condition que nous nous laissions pénétrer par cette force qui vient de la résurrection du Christ, qui nous habite, qui nous travaille et qui veut nous transformer.

 

Mes frères, le moine, c'est un homme qui a reçu de Dieu la grâce, le don, de vivre déjà maintenant dans l'au-delà du temps, dans l'état qui sera celui de l'homme après la résurrection. Il y est transporté par cette puissance de résurrection qui l'habite et qui agit en lui. Et alors, il commence à voir les choses tout autrement. Il se réjouit comme ne se réjouissant pas ! Il pleure comme ne pleurant pas ! Il commerce comme ne commerçant pas ! Il use de ce monde comme n’en usant pas ! Car pour lui la figure, l'apparence de ce monde est déjà en train de passer, elle est déjà passée, il est déjà au-delà.

Mes frères, pouvons-nous nous dire que nous vivons déjà habituellement à ce niveau ? Je pense que ce serait très prétentieux que de l'affirmer ! Mais enfin nous y aspirons et nous savons très bien que nous y allons, que nous y sommes portés, transportés.

 

L'Eucharistie, dans laquelle nous sommes engagés maintenant, elle est la présence invisible mais malgré tout fulgurante de cet au-delà à l'intérieur de notre monde d'hommes. Elle est la présence de Dieu parmi nous. Elle est la pré­sence panifiée, si je puis m'exprimer ainsi, la présence matérialisée du Christ ressuscité parmi nous. Elle est cette force qui agit en nous et qui tantôt va entrer en nous, et va nous prendre en elle pour nous travailler, pour nous transformer, pour nous métamorphoser, pour nous transfigurer.

Si nous pouvions nous ouvrir tellement qu'elle soit mais alors entièrement libre de faire en nous ce qu'elle veut à la sortie de cette Eucharistie ; mais nous serions là où se trouvait l'Apôtre Paul. Et notre vie ne serait plus, à travers toutes les épreuves qui ne nous seraient pas épargnées d'ailleurs, elle ne serait plus déjà que témoignage pour tous nos frères les hommes de cette présence parmi nous de la vie qui nous attend, de notre vie de ressuscité.

L'Apôtre Paul nous le dit bien, mes frères : Si le Christ n'est pas ressus­cité, nous sommes les plus malheureux de tous les hommes. Et d'ailleurs, ceux qui sont hors de l'Eglise et qui voient comment nous vivons, ne se privent pas de nous le rappeler...surtout dans notre Occident ici qui vit trop bien, trop matériellement bien.

 

Mes frères, essayons donc pour notre part, ici, puisque c'est à cela que Dieu nous a appelés, essayons de nous rendre de plus en plus transparent à cette puissance de lumière qui vient du Christ, ici parmi nous, qui va entrer en nous dans l'Eucharistie et qui va nous prendre en Lui pour que nous soyons chacun dans notre milieu, chacun pour nos frères, pour tous ceux que nous ren­contrerons, que nous soyons les témoins de ce que Dieu veut faire, de ce qu'il a préparé pour chacun d'entre nous.

 

                                                                                                                        Amen.

 

­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­Chapitre : La xenitheia.                           18.02.80

      21. Scruter le noyau.

 

Mes frères,

 

C'est avec une certaine crainte, pour ne pas dire une certaine peur, que je m'aventure à l'intérieur du noyau de notre vie Divino-humaine. Pour en parler dignement, pour en parler respectueusement et en toute vérité il faudrait soi-même être entièrement divinisé. Il faut en effet raconter des choses qui sont tellement étrangères à notre univers purement humain, à l'homme encore animal centré sur lui, que j'ai l'impression quasiment de commettre une trahison, de déflorer une beauté sur laquelle ne peut se déposer aucune buée.

Mais enfin, c'est un devoir de parler. C'est un devoir de parler, parce que il faut admirer la vie à laquelle Dieu nous convie. C'est sa propre vie à lui. Toute notre éternité se passera à jouir de cette vie. Il n'est donc jamais trop tôt pour essayer d'en percer les secrets. Dieu nous y convie puisqu'il a voulu devenir homme précisément afin de nous parler de cette vie qu'il nous destine.

 

Et aussi, nous devons pouvoir dès maintenant - parce que c'est maintenant que se prépare notre vie éternelle - nous devons pouvoir saisir le mouvement de cette vie, son élan, sa courbe, un peu le chœur de danse qu'elle veut déjà organiser avec nous maintenant pour que nous puissions y entrer, nous y couler et alors le suivre sans jamais le précéder, sans jamais l'anticiper, mais une sorte d'improvisation avec Dieu, une sorte de création. Dieu crée parce qu'il est improvisateur. Et alors dans cet élan, déjà appréhender le terme, le but, vers lequel Dieu nous achemine.

Et enfin, il faut je pense réfléchir à cette vie, la contempler déjà, afin de pouvoir remercier Dieu tout de suite, afin de pouvoir le louer. Nous passons des heures et des heures au chœur à chanter les louanges de Dieu. Mais nous devons bien savoir pourquoi ? Et c'est d'abord en premier lieu parce qu'il nous fait le cadeau de son être et de sa vie.

 

Je suis donc obligé de vous en parler aussi parce que, en vertu ma foi de toutes sortes de circonstances providentielles me voici en train d'occuper parmi vous la place du Christ. Je dois donc être son porte-parole, sa voix. Lui étant toujours la Parole, il faut donc que ma voix s'adapte à la sienne. Et c'est ce qui crée malgré tout dans mon être un sentiment, non pas d'insécurité mais de crainte, de crainte, de respect devant cette tâche qui dépasse les forces normales d'un homme.

Car il n'y a jamais qu'un seul qui a le droit de parler : c'est le Christ. Nous devons inconditionnellement, entièrement nous soumettre à ce que lui nous dit, à cette Parole de Dieu. Les affirmations que le Christ nous donne de sa propre personne, de Dieu, de la Vie à laquelle Dieu nous appelle, nous devons les recueillir avec un respect infini et alors essayer, essayer toujours de les mettre à notre diapason pour que nous puissions les comprendre et que nous puissions encore une fois les manger, les ingurgiter, qu'elles deviennent notre être même et que nous devenions chacun Parole de Dieu.

Le Christ a seul le droit et le pouvoir de parler avec autorité. Il l'a dit d'ailleurs lui-même dans son entretien avec Nicodème. Vous savez, Nicodème, c'est un homme très bien intentionné, mais ces choses là le dépassent !

 

Nicodème est docteur en Israël, on dirait aujourd'hui Docteur en Théologie. Il a pour mission d'enseigner ses compatriotes. Mais il ne comprend pas. Voyez un peu ! Le Christ lui dit des choses et cet homme il l'admet, oui, il l'admet, il fait confiance. Il n'est pas de ces juifs qui réclament des signes parce qu'ils n'y croient pas. Non, il y croit mais cela le dépasse tellement qu'il se demande : mais comment, comment cela peut-il se faire ?

Et alors, Jésus lui dit ceci : Ce que nous savons, eh bien nous en parlons. Et ce que nous voyons, c'est de cela que nous portons témoignage. Et alors, mon témoignage, vous devez l'accepter tel que je vous le livre. Vous comprendrez plus tard !

Jésus l'a dit aussi aux Apôtres : Plus tard vous comprendrez. Maintenant, la première fois que je vous en parle, vous ne savez pas comprendre parce que vous êtes encore trop charnel. Mais lorsque l'Esprit aura pénétré en vous, vous serez en harmonie avec mes paroles, avec mon être. Et alors vous comprendrez et vous commencerez à collaborer !

Vous voyez, mes frères, tout repose dans notre vie chrétienne sur le témoi­gnage. Le premier témoin c'est le Christ. Et puis alors il y a eu les Apôtres. Et les Apôtres, pour eux c'est la même chose, ils ne peuvent parler que de ce qu'ils ont vu de leurs yeux, de ce qu'ils ont entendu de leurs oreilles, de ce que leurs mains ont touché.

Ou comme l'Apôtre Paul, pendant toute sa vie, mais tout ce qu'il dit, même les choses qui nous paraissent à nous les plus éloignées de cela, tout ce qu'il dit, ce n'est rien d'autre. Il ne fait rien que raconter cette vision qu'il a eue du Christ, en plein midi, lorsqu'il approchait de la ville de Damas. C'est ça qu'il voit tout le temps, c'est ça qu'il raconte. Il ne fait que de parler de cela : tout ce qu'il a vu dans cette vision, et tout ce qu'il en tire comme conséquences personnelles pour lui.

Mais alors tous les autres ? Car le but du Christ, le but des Apôtres n'est rien que celui-ci : c'est de créer une communion. Ce n'est pas pour étaler une science, un savoir ; ce n'est pas pour briller aux yeux des hommes, pour paraître au dessus d'eux. Non, c'est pour entraîner les hommes sur la route d'une expérience identique - je ne dirais même pas analogue ou semblable, mais iden­tique - afin, dit-il, que notre communion soit achevée dans la même vie, et alors que notre joie à tous soit parfaite. Le Christ a dit : Je vous donne ma joie. Et les Apôtres disent : nous voulons vous faire partager notre joie.

 

Voyez, c'est la raison pour laquelle nous devons, nous, scruter ce noyau, afin que cette vie nous pénètre et que nous connaissions nous aussi cette joie. Mais voila, mes frères, il y a le drame qui est là. Et le drame, c'est que ce témoignage, c'est que ces témoins, ces hommes qui savent et qui ont le droit de parler, eh bien, ils rencontrent la méfiance, ils rencontrent l'incrédulité, ils se heurtent à l'hostilité des hommes. Et ça, c'est vraiment à ne pas comprendre !  Pourquoi cela arrive-t-il ? Pourquoi ?

Cela devra faire aussi l'objet de notre recherche, ce pourquoi ça arrive, parce que ce conflit qui dresse les hommes contre le témoin, il nous traverse nous aussi, il divise notre être en deux. Nous le vivons à l'intérieur de nous. Il y a une partie de nous qui ne veut pas. Mais pourquoi ? En gros, on peut dire dans une première approche : mais c'est parce que Dieu est un indésirable, Dieu est un gêneur, Dieu empêche de vivre !

Dieu m'empêche de vivre à ma façon ; il m'empêche de vivre, de réaliser ces aspirations égoïstes qui sont en moi, de domination des autres, d'auto-­exaltation, d'agressivité. Il m'oblige, Dieu, si je m'abandonne à lui, à m'oublier, à me vider de moi, à me recevoir des autres plutôt que de les accaparer, que de les dévorer à mon projet.

 

Alors on comprend qu'il est préférable, alors, de nier Dieu...ça se fait ouvertement' Chez les meilleurs dirait-on, ça se fait ouvertement. Chez les autres, ça ne se fait pas ouvertement, ça se fait sans qu'on le remarque, quasi inconsciemment, et on est emporté. Or ça, nous le vivons à l'intérieur de nous !

 

Mais voilà, mes frères, nous allons alors avec beaucoup de prudence et de respect nous mettre à l'écoute du Christ et entrer dans cet univers étranger, où nous nous sentirons vraiment étrangers. Et pourtant nous y serons chez nous. Chez nous, parce que c'est là que Dieu nous appelle, et c'est là que Dieu nous attend...

 

 

Chapitre : Carême 1980.                          19.02.80      

1.   Ouverture du Carême.

 

Mes frères,

 

La nature créée, inanimée aussi bien que vivante, est un fourmillement de signes et de symboles qui nous parlent d'un univers qui est comme caché, dissi­mulé derrière la nature, qui aussi est en elle, qui la soutient, qui la fait changer, qui la fait évoluer, qui la fait vivre. C'est l'univers de Dieu et l'univers des Saints.

Car Dieu n'est pas seul ! Il est dans sa Trinité, mais il a aussi toute une Cour, une Cour Angélique, une Cour de Saints. Et ces êtres, déjà entrés dans l'intimité parfaite de la Sainte Trinité, collaborent avec Dieu à l'avancement du monde vers son plérome.

La nature est donc un discours prononcé par Dieu et mis à notre portée. Nous pouvons donc voir comme trois niveaux dans la Parole de Dieu. Au premier niveau, cette nature qui est un produit de sa Parole et un fruit de son amour. A un second niveau, l'Ecriture qui est la Parole de Dieu mise par des hommes. Et puis au troisième niveau, la Parole de Dieu incarnée par le Christ.

 

C'est le Christ qui crée le monde et alors le Christ et ses collabora­teurs, c'est à dire les hommes qui sont déjà christifiés dans l'au-delà. Mais aussi ceux qui ici bas sont en voie de chritification et qui sont déjà effi­caces dans l'évolution du monde. Chaque chose, chaque événement est donc une Parole. Et les anciens moines voyaient ainsi dans ce monde l'objet de ce qu'ils appelaient la contemplation première, ou la contemplation physique c'est à dire pouvoir lire, déchiffrer les Paroles que sont ces choses.

Vous savez que dans le langage de la Bible, c'est exactement le même mot qui va rendre parole, action et chose. La parole qui est énoncée, l'action qui exprime, qui traduit cette Parole et puis la chose produite, c'est un seul et même mot.

Vient ensuite après la seconde contemplation qu'ils appelleront la contem­plation mystique. Ce ne sera plus maintenant voir la Parole produite, mais ce sera de voir celui qui énonce la Parole, de voir le Logos lui-même, de voir le Christ lui-même.

Je vais vous citez, vous lire un petit apophtegme. Il est très connu. Il se trouve dans la collection la plus ancienne des apophtegmes. Ce sont dix apoph­tegmes que Evagre le Pontique a inséré à la fin de son traité sur le moine.

Un des sages d'alors vint trouver le juste Antoine et lui dit : Comment peux-tu tenir, oh Père, privé que tu es de la consolation des livres ? Antoine répondit : Mon livre, oh philosophe, c'est la nature des êtres. Et il est là quand je veux lire les Paroles de Dieu. ..

 

Vous voyez, c'est tout à fait cela ! Antoine dans son désert n'avait pas de livres. Il n'avait pas une bibliothèque comme nous avons maintenant. Il n'avait pas de télévision, naturellement, il n'avait pas de radio, il n'avait pas de journaux. Il n'avait rien. Et alors voyez ce philosophe, cet homme des livres ! Comment peux-tu vivre là dans le désert sans cette consolation des livres ? Comment pouvez-vous tenir, vous, dans le monastère sans la consolation de la télévision ou de la radio ? Voila ce qu'on entend comme réflexion aujourd'hui. Il suffit de dire : Mais voilà, mon livre à moi, ce sont tous ces êtres, c'est toute cette création, et je la lis ! C'était cela ! Antoine se mouvait naturellement dans ce monde de signes et de symboles.

 

Eh bien mes frères, tout cela à l'occasion du carême que nous allons commen­cer demain. Nous avons aujourd'hui aux Vêpres, selon la formule consacrée, dé­posé le cantique Alléluia, hodie depositur canticum alleluia. Et c'est fait. Nous entrons donc dans le carême.

Or le carême, le carême est un temps qui parle à notre être entier. Mais ça, j'y reviendrai peut-être demain. Je veux simplement m'arrêter aujourd'hui sur deux petits symboles : celui des cendres et celui du voile.

J'ai demandé qu'on lise aujourd'hui à midi un petit article qui nous a permis d'entrer dans la signification symbolique des cendres et du voile. Je ne vais pas recommencer maintenant, mais simplement rappeler que les cendres. Dans les cendres, eh bien voilà, nous nous avouons coupables. Nous avons mérité un châtiment. Et ce châtiment, c'est à dire les peines, toutes les misères qui tombent sur nous, eh bien, nous ne les avons pas volés. Et pour le reconnaître, eh bien, nous nous mettons sur la tête les cendres, de la poussière car nous sommes simplement dignes de retourner dans cette poussière dont nous sommes extraits.

Mais nous n'allons pas en rester là. Nous allons nous reprendre en main. Nous allons repartir. Nous allons nous corriger. Nous allons nous convertir. Et alors, Dieu va nous rendre sa faveur. Mais en attendant aussi, nous nous jugeons indigne de vivre chez Dieu, d'être admis à le regarder. Notre place, elle n'est plus dans sa maison. Elle est dehors, sur le seuil. Nous nous sommes profanés. Nous avons commis à notre endroit, nous qui sommes des temples de Dieu, une autoprofanation. Donc, nous devons être devant le temple, hors du temple, hors de la maison de Dieu. C'est ça le signe du voile.

Naturellement, nous allons demain recevoir les cendres. Mais depuis belle lurette on a enlevé la fameuse courtine. Les jeunes n'ont jamais connu cela. C'était toute une affaire pour le sacristain de devoir l'installer. Et une se­conde affaire pour le serviteur d'église de pouvoir la manoeuvrer sans provoquer d'accidents. Il y en avait qui transpirait des gouttes, ce n'était pas facile. Mais il faudrait tout de même que nous ayons là sous les yeux un petit signe discret qui nous rappellerait que nous sommes en période de carême, qui nous rappellerait les engagements que nous allons prendre pour vivre concrète­ment et sérieusement notre temps de carême.

Et alors, nous allons à partir de demain voiler discrètement la croix qui se trouve derrière le maître-autel. Si bien que chaque fois que nous entrerons à l'église, que nous ferons l'inclination, que nous monterons pour l'Eucharistie nous aurons cette croix voilée devant les yeux. Et nous saurons que, voilà, c'est le moment de réfléchir à notre conduite présente et à notre conduite future, donc de nous convertir, de remettre dans notre coeur l'amour qui s'était peut-être un peu évaporé, et de renouer la charité qui nous unit parce que nous sommes tous pécheurs. Et nous sommes tous malgré tout appelés à par­tager le même destin final de fils de Dieu.

 

 

 

 

Chapitre : Carême 1980.                          20.02.80

      2. Ne pas courir en vain.

 

Mes frères,

 

Hier, nous avons vu que le carême était un univers symbolique qui atteignait tout notre être, qui se saisissait de lui dans toutes ses parties. La conversion, en effet, qui nous est demandée, elle ne peut s'effectuer que globalement dans notre chair, dans notre coeur, dans notre esprit. Il y a toujours interaction réciproque entre les différentes constituantes de notre personne.

Et ce carême qui est tellement riche en symboles et en signes nous rappelle aussi que le monastère est une école. C'est une école de service du Seigneur, nous le savons. Mais ce service ne sera effectué correctement que si nous en­trons dans les symboles qui nous sont proposés. Cela veut dire que le monastère est aussi une école dans laquelle on s'ini­tie au rudiment de ce langage de signes.

Et, à la suite d'un progrès qui doit être continu, on peut arriver à une maîtrise. Si bien qu'on est capable d'in­terpréter tout ce qui peut se présenter dans la vie monastique, non seulement au niveau des événements qui nous touchent personnellement, mais l'ensemble de ce qui se passe dans le monastère et ce qui le constitue.

 

Il n'est rien, dans un monastère, qui ne soit pas signe ou symbole de réa­lité Divine. Et cela va de soi puisque nous sommes ici dans la maison de Dieu. Nous habitons chez Dieu. Donc absolument tout ici nous parle de choses de Dieu.

Si nous nous arrêtons à ce que nos sens perçoivent, eh bien on dira : mais ce que vous racontez là est absurde, ce n'est pas vrai ! Ce n'est donc accessible qu'à notre être surélevé déjà au niveau de ce que Dieu veut nous dire. Ce sera donc l'oreille de notre Foi qui nous permettra d'entendre ce lan­gage. Et n'allons pas penser que nous l'entendons facilement.

Lorsqu'un homme, dans un monastère, ne se sent plus à sa place, lorsqu'il est triste, lorsqu'il est accablé, lorsqu'il ne se sent pas bien dans sa peau, c'est uniquement parce qu'il n'entend pas ce langage. Donc, tout ce qu'il fait tout ce qu'il voit, tout ce qu'il vit lui paraît absurde. Mais c'est certain que c'est absurde, c'est humainement déséquilibrant.

 

Il est donc nécessaire de toujours vivre, respirer, entendre, voir à ce niveau supérieur de la foi. C'est uniquement là que nous percevons les réalités divines et que nous entendons, et que nous comprenons le langage que Dieu nous adresse à travers tout cet univers symbolique que constitue le monastère.

Et non seulement encore une fois la liturgie ou les choses qui s'approchent de Dieu plus directement, mais TOUT, même les prières, les arbres, les fleurs, les animaux, TOUT, tout ce qui fait le monastère. C'est très exigeant, c'est certain, mais c'est indispensable si nous voulons y vivre. Notre vie exige un réalisme qui est rarement atteint dans le monde.

Dans le monde, il y a une quantité de distractions possibles. Dans le monas­tère, il n'yen a pas, à moins que on ne s'en crée, c'est à dire qu'on essaye de vivre malgré tout dans le monastère comme si on était dans le monde. Donc alors, on fausse toutes les interprétations et on s'enfonce de plus en plus dans l'absurde. Et ça devient une roue, comme un écureuil qui fait tourner une roue et qui ne bouge pas de place. On se fatigue pour rien. Et c'est ce que les anciens moines disaient souvent : courir en vain, se fatiguer en vain ! Et c'est triste parce qu'on peut mieux utiliser ses énergies.

Il faut donc prendre garde de ne pas courir le reproche que Jésus adressait à ses disciples, nous l'avons entendu raconter dimanche, où il leur disait : Mais enfin ! Est-ce que vous avez des yeux pour ne pas voir ? Avez-vous des oreilles pour ne pas entendre ? Avez-vous un esprit pour ne pas comprendre ? Est-ce que vous êtes tellement bouchés, tellement obtus que vous ne compreniez pas encore ? Attention ! disait-il, prenez garde au levain des Pharisiens et au levain d'Hérode ! Et eux, ils discutaient parce qu'ils n'avaient emporté qu'un pain avec eux.

Voyez un peu à quel niveau de différence se trouvait le Christ ? Il leur parlait, vous voyez, le symbole, le signe du levain de ces Pharisiens et d'Hérode. Et eux alors, bêtement n'est-ce pas, ils étaient là à se dire : Quoi ? Nous n'avons qu'un pain ! Nous allons nous faire ramasser, nous n'avons qu'un pain ! Vous voyez, c'est cela !

Il est vrai que lorsque nous réagissons encore ainsi, nous sommes en bonne compagnie. Les disciples ont dû aussi apprendre. Ils avaient comme instructeur la Parole, de Dieu, Dieu lui-même qui avait à leur endroit une patience sans borne, une patience infinie à sa mesure à lui. Donc, ne nous décourageons jamais si parfois encore, ou même souvent nous avons l'esprit bouché. Mais ça ne veut pas dire que nous devions toujours rester ainsi.

 

Le temps du carême, c'est justement le moment de nous remettre sur les rails, d'ouvrir une fois les yeux, de nous laver une bonne fois les oreilles et puis de décrasser notre coeur. Cette année ci, nous devons nous y mettre avec plus d'ardeur parce que c'est une année consacrée à Saint Benoît. Il faut donc qu'au terme de cette année, nous soyons un peu plus lumineux. Lumineux pour Dieu d'abord, et puis lumineux pour nos frères, lumineux pour nous également.

Et nous le serons si nous sommes plus propre. Et le temps du carême, vous voyez, c'est un bain, mais un bain qui va nous régénérer. Je dirais presque une sorte de sauna. Il y en a peut-être bien un ou l'autre ici qui pourrait nous expliquer exactement ce qu’est un sauna. Il paraît que c’est très réconfortant, très ragaillardant ; et quand on en sort, on est vraiment rajeuni. Pourtant, c'est assez pénible au moment même.

Eh bien, c'est un peu cela le carême. Une petite épreuve que l'on traverse, mais qui nous rend à notre jeunesse première. Saint Benoît le dit. Il dit tex­tuellement ceci, mais il faut bien voir les mots qu'il utilise. Il dit : Pendant ce temps de carême, il faut negligentias aliorum temporum diluere, 49,8 . Et on traduit ça ainsi: effacer toutes les négligences de l'année !

 

Eh bien, ce n'est pas du tout ça qu'il veut dire. Il veut dire autre chose. Ce sont les négligences des autres moments. Ce n'est pas comme si chaque année il fallait faire une petite cure. Il y en a qui font des cures chaque année. On fait une cure d’eau ici ou là, on court même très loin. Au plus loin ça va, mieux ça vaut parce qu'alors on joint l'agréable à l'utile.

Non, ce n'est pas ça ! C'est de tous les autres moments,  les négligences de tous les autres moments. On s'est laissé aller, on s'est laissé salir, on s'est laissé endurcir par la dureté de la vie, par les difficultés dans le mo­nastère. Voilà, la lassitude, l’acédie, enfin tout ce qui nous tombe sur le dos et qui nous rend morose. Eh bien, tout ça, il faut, dit Saint Benoît, le  diluere

Ce n'est pas l’effacer mais c'est le faire fondre, c'est se soumettre à une bonne savonnée. Le savon dissout la crasse. Il ne l'arrache pas, il ne l'efface pas. Non, il procède beaucoup plus doucement, il la fait fondre. Et alors la faisant fondre, il l'emporte et elle n'est plus là. On se demande comment? Mais elle n'est plus là.

 

Vous voyez, c'est tout à fait ce que je disais. Le carême, c'est une sorte de bain dans lequel nous nous nettoyons. Nous nettoyons nos yeux, nous net­toyons nos oreilles, nous nettoyons notre coeur, et ainsi nous pouvons de nou­veau être bien éveillé pour vivre au niveau de la foi. Car la foi, une foi vi­vante, c'est avoir les yeux, les oreilles et le coeur bien propre et ainsi avancer vers plus de clarté, et permettre à Dieu d'entrer en nous et de            rayonner, que nous soyons un peu plus lumière, jusqu'à ce que nous le soyons tout à fait.

Voyez un peu ! Il faut déjà abandonner la partie pour aujourd'hui. Mais nous devons maintenant descendre dans la pratique. Ceci est un principe. Mais comment faire maintenant pour bien se nettoyer ?

Si vous voulez, nous verrons ça dans les jours à venir. Le carême compte quarante jours. C'est le premier aujourd'hui. Démarrons tout doucement pour être certain d'aller jusqu'au bout. Un moteur qui s'emballe est un moteur qui est en danger. Donc, dans les jours qui viennent, nous verrons un peu comment nous organiser. Ce sera, si vous le voulez bien, notre quatrième objectif pour l'année de Saint Benoît.

 

Chapitre : Carême 1980.                          21.02.80

3.  Premier pas dans la pratique du carême.

 

Mes frères,

 

Je n'avais pas l'intention de prendre la parole ce soir, et pourtant me voici. C'est que hier, j'ai posé les principes qui devaient animer notre carême. J'ai rappelé que le carême était un ensemble de signes et de symboles qui nous atteignaient dans notre chair, dans notre coeur, dans notre esprit. Et je ne veux pas attendre samedi pour faire avec vous le premier pas dans la pratique du carême. Nous devons prendre un bon départ, même si ce départ ne doit pas être précipité. Car, si on court trop vite, on trébuche, on s'étale et on est découragé.

 

Saint Benoît connaissait son métier de moine. Il connaît aussi sa théologie. Il sait très bien que depuis un certain jour qui s'appelle la Noël, tout le divin passe obligatoirement par la chair. Le Verbe de Dieu s'est incarné et depuis lors, tout ce qui vient de Dieu passe par la chair, la chair de l'homme, bien concrète. Et aussi tout ce qui environne cette chair, tout ce qui sort d'elle et tout ce que cette chair produit ; donc, par tout le corporel, par tout le matériel.

S'imaginer arriver à Dieu grâce à la vigueur de son esprit en faisant fi de l'enveloppe charnelle qui est la nôtre, c'est une effroyable illusion. Je dis effroyable, parce que c'est une trahison à l'endroit du plan de Dieu. Voyez, dans cette hypothèse, c'est pour rien que le Verbe de Dieu aurait pris chair !

 

Eh bien, Saint Benoît sait cela. Mais il sait aussi par son expérience per­sonnelle, et puis par tout ce qu'il voit autour de lui, que cette chair est ma­lade. Elle est blessée, elle est tordue. Elle va donc laisser passer diffici­lement le divin à travers elle. Il faut donc redresser cette chair, il faut la guérir, il faut la purifier. Il faut que, non seulement elle ne présente plus aucun obstacle à la transmission du divin, mais qu'elle facilite ce transfert, qu'elle le porte. Il faut donc qu'elle devienne de plus en plus légère.

Mais alors légère dans le sens de translucide. Une chair translucide, c'est peut-être une contradiction dans les termes, mais je veux dire qu'elle doit de plus en plus tendre vers un état de pré-spiritualisation, cette spiritualisation qui sera la sienne après la résurrection.

Vous voyez, c'est toujours cette force de résurrection qui doit pouvoir agir en nous. Et le carême est le moment où nous allons essayer de décrasser notre chair pour que cette puissance divine puisse être libérée. Elle n'attend que cela !

 

Or, pour nettoyer notre chair, nous devons de quelque façon la maîtriser. Car les désirs de la chair, les convoitises de la chair ne répondent pas au désir de l'Esprit, c'est à dire de la partie déjà divinisée de notre être. Il faut donc remettre notre chair au pas. Or Saint Benoît dit que le meilleur moyen pour arriver à cela, c'est de con­céder à la chair uniquement ce qui lui est nécessaire. Et, dira-t-il, il faut même aller un peu en deçà.

Il dira exactement : Profitons du temps du carême puisque faire cela à longueur d'année, ce n'est que la force de quelques uns. Nous n'avons pas tous les mêmes capacités physiques de priver notre chair d'une partie de son nécessaire. Il dit : subtrahat corporis sua, 49,17, il doit soustraire à son corps quelque chose. C'est vraiment soustraire, quasi sans que le corps s'en aper­çoive.

Voyez, c'est un peu soustraire comme on soustrait quelque chose dans un grand magasin. Vous voyez, c'est un sport aujourd'hui, surtout pour les jeunes ! Aller ramasser quelque chose dans un grand magasin, et personne ne l'a vu ! Maintenant, on ne va plus marauder des pommes, des cerises ou des prunes, sur­tout dans les villes. On va marauder dans les grands magasins. Vous voyez, c'est soustrait, hop, c'est emporté, c'est dans la poche, on sort, personne ne l'a vu...sauf peut-être une dame inspectrice de la police qui alors ! Et puis c'est le drame chez les parents et le reste.

Mais vous voyez, c'est ce que Saint Benoît demande lorsqu'il dit soustraire. C'est pas grand chose, mais il faut faire quelque chose. Il n'y a rien de tel d'ailleurs pour ne pas céder aux convoitises de la chair, c'est de lui en enle­ver un peu, c'est une façon de la dresser ! C'est de la tenir toujours en éveil sur le nécessaire, comme ça, toute son attention physiologique étant branchée sur ce qui lui est nécessaire, elle ne cherche pas ce qui lui serait superflu. Voilà un peu de la psychologie de Saint Benoît, qui est celle de tous les anciens moines d'ailleurs.      Et Saint Benoît dit ici quelque chose qu'on ne trouve pas ailleurs dans sa Règle. Il dit : Il faut faire cela propria voluntate, 49,15. C'est la toute seule et unique fois où il parle de la volonté propre dans un sens positif. Sinon toujours, la volonté propre, c'est ce qui doit être poursuivi, ce qui doit être retranché, c'est ce qui doit être vraiment évacué pour faire place à la vo­lonté de Dieu. Or il dit ici : il faut de sa propre volonté ! C'est le seul endroit. Pourquoi ici, ce seul endroit ?

         Mais parce que je dois ici faire quelque chose qui vient vraiment de moi. Ce n'est pas quelque chose qui doit m'être imposé de l'extérieur, fut-ce de Dieu lui-même ? Non, c'est moi, pour une fois c'est moi. Dans ma toute petites­se, je vais faire quelque chose de mon propre fond. Mais Saint Benoît, ici, est encore prudent, parce que l'illusion peut encore se glisser.

 

Mais d'abord maintenant, qu'allons-nous faire, nous ici, en ce carême de Saint Benoît, ici à Saint Remy ? Qu’allons-nous faire pour, comme le demande Saint Benoît, soustraire quelque chose à notre corps de l'alimentation, de la boisson, du sommeil ? Vous comprenez qu'il n'est pas possible, qu'il n'est même pas permis, ce serait là aussi une illusion, d'imposer une norme commune à tous les frères, quand Saint Benoît lui-même ne le fait pas.

On ne peut pas dire : Mais voilà, nous allons pendant le carême de 80 ne plus donner de frites. Supposons cela ! Vous voyez, ça ne viendrait pas du propre fond de chacun. Il y en a qui serait d'accord, il y en a qui ronchonnerait, il y en a qui dirait : mais si je n'ai pas mes frites le jeudi, le jour du soutirage, je ne saurais jamais tra­vailler ! Vous voyez, toutes choses comme ça. Vous comprenez un peu pourquoi Saint Benoît laisse cela à la conscience de chacun. Chacun doit choisir en conscience.

 

Donc chacun de nous doit faire quelque chose mais suivant ce qu'il pense pouvoir et devoir faire. C'est une affaire, ici, de conscience. Il faut certaine­ment faire quelque chose, mais que chacun choisisse.

Mais lorsqu'on a choisi, il faut, et ici cela vient corriger la volonté pro­pre,- cette volonté propre alors va s'axer, va vraiment se mettre sur la volon­té de Dieu - il faut donc que ce que j'ai choisi de faire, que ce que je me pro­pose de faire, que j'aille le soumettre au jugement de l'Abbé, ou au jugement du confesseur, ou au jugement du conseillé spirituel. Et ainsi, se faisant avec la bénédiction de celui qui pour moi représente Dieu, je suis certain que ce que je vais offrir à Dieu ce sera précisément ce que Dieu attendait de moi. Il n'y aura donc pas d'erreur de ma part.

Et il y aura en plus de cela une sécurité car mon conseiller spirituel, quel qu'il soit, lui, va porter un jugement sur mes capacités réelles, sur mon désir de bien. Mon conseiller spirituel va m'approuver, ou il va me corriger. Il va me te­nir dans la discrétion, il va me tenir dans l'équilibre. Il ne me permettra pas d'aller au-delà de mes forces. Il va peut-être modérer mes désirs ? mais cela ne fait rien !

 

Je suis certain alors de ne pas me détruire par des excès. Je ne vais pas ainsi tomber dans des records athlétiques d'ascétisme à l'occasion du carême. Non, ce que je ferai sera contrôlé par un autre. Je resterai dans l'équilibre, je resterai dans la discrétion. Je serai dans la volonté de Dieu. Et en plus de cela, je serai encouragé, car je serai soutenu par la prière de mon conseillé spirituel. Comme le dit Saint Benoît, ça doit se faire avec sa bénédiction, son accord et sa prière.

Nous allons donc être deux à travailler ici, et je serai encouragé parce qu'il y en aura un dans la communauté qui sau­ra ce que je fais. Ce sera un regard, ce sera un petit geste, ce sera un rien qui va me soutenir parce que, oui, me priver d'une certaine chose pendant huit jours, ce sera peut-être facile ! Mais ce sera pendant quarante jours !

 

Voilà mes frères notre premier pas que nous pourrions faire pour essayer, pour essayer de remettre, ou de maintenir notre organisme charnel dans la droite ligne de ce que Dieu attend de lui, pour qu'il devienne de plus en plus dégagé du terrestre, dégagé de ce qui est disons bassement matériel, qu'il puisse s'ouvrir comme une fleur qui s'ouvre au soleil et qui boit les rayons... que notre chair puisse par tous ses pores devenir avide de la vie divine, que cette vie entre par son canal obligé - ne l'oublions pas - qui est notre chair, qu'elle entre en nous. Et ainsi, étant plus fils de Dieu, déjà nous commencerons à voir le monde matériel autrement que ce qu'il est.

Nous le verrons aussi comme un signe, comme un langage que Dieu nous adresse. Nous serons en consonance avec lui. Le monde matériel n'est pas détraqué, lui, c'est l'homme qui est détraqué et qui détraque tout ce qu'il touche. Mais si moi-même je suis rectifié, redressé, si je ne suis plus tordu, alors je suis en consonance avec tout ce qui m'entoure, je suis bien dans ma peau, je suis bien dans le monde et je suis bien dans l'univers.

Et je peux admirer tout ce que je veux. Par exemple la danse, la chorégra­phie que nous présente tous les jours au soir les corbeaux sur ce fond bleuté pourpre avec la lune, le croissant de lune, la planète Vénus. Imaginez un peu quel spectacle extraordinaire, on pourrait rester là aussi longtemps que ça dure.

 

Eh bien, vous voyez, on redevient un peu ce qu'était Saint François d'Assise qui vivait avec ses frères et ses soeurs les fleurs, les animaux, l'air, le soleil, tout ; et même pour finir la mort parce qu'elle n'est plus pour lui que la porte qui nous ouvre le palais de Dieu où nous sommes attendu, et où nous nous rendons.

Voilà mes frères ce que je vous propose pour notre premier jour. Je pense que vous serez tous d'accord, et que tous nous essayerons avec notre Père Spi­rituel, comme le dit Saint Benoît, d'offrir quelque chose à Dieu de notre propria voluntate, 49,16, de notre propre fond, et dans la joie de l'Esprit Saint.

 

Chapitre : Visite Régulière.                        24.02.80

1.   Conclusions.

 

Mes frères,

 

        Le Père Visiteur a exprimé le désir que je reprenne la Carte de Visite et que je vous en donne un bref commentaire. Voila ce qu'il dit :

 

Votre Père Abbé va vraisemblablement vous expliquer ce qui se cache entre les lignes, et faire ressortir l'important programme spirituel enrobé dans les différents points qui ont été touchés.

 

Je pense que c'est là une suggestion heureuse. Car une Visite Régulière, ce n'est pas un événement banal dans le cours d'une vie monastique. Non, c'est quelque chose qui doit imprimer sa marque sur une communauté, et pendant longtemps.

Une Visite Régulière, c'est le regard de Dieu porté sur nous, sur chacun d'entre nous, sur nous réunis en communauté. C'est le regard de Dieu, parce que c'est le regard d'un homme investi d'une mission par Dieu. Cette mission lui vient de ce que il est le Père Immédiat, c'est à dire l'Abbé de la maison qui a fondé Saint Remy. Et sa mission lui vient au delà du Chapitre Général, elle lui vient des origines même de Cîteaux, de la Carta Caritatis qui a prévu cette Visite Régulière.

Nous voici donc accroché à la fondation de notre Ordre. Nous voici revenus à l'inspiration de nos premiers Fondateurs. Il faut donc voir la Visite Régu­lière dans cette optique et ne pas avoir peur de revenir de temps en temps sur le contenu de cette carte de visite, car chaque fois nous serons replacés dans la vérité de notre état à ce moment.

La Visite Régulière, elle peut nous demander de rectifier certaines choses. Elle peut aussi nous encourager à continuer dans une ligne qui a été tracée. C'est le regard de Dieu sur nous. C'est aussi, disons, le regard simplement d'un homme. Voyons l'Abbé Visiteur à son niveau humain : c'est un homme qui vient de l'extérieur et qui nous regarde vivre.

 

C'est un homme qui est bien disposé, naturellement. C'est un homme qui a beaucoup d'expérience dans sa propre communauté et puis dans toutes les autres communautés qu'il visite. C'est un homme qui est investi de la charge Abbatiale et de la charge de Visiteur depuis de nombreuses années. Donc, lorsqu'il dit quelque chose, nous pouvons le prendre au sérieux, même indépendamment toujours de la référence à Dieu.

Naturellement, si nous ajoutons Dieu, nous nous situons au véritable plan qui est le nôtre. N'oublions jamais que nous sommes ici dans la maison de Dieu, que nous ne devons pas nous laisser guider par des critères purement humains, mais que nous devons toujours faire un effort pour nous maintenir à la dignité de notre état actuel qui est d'être des invités de Dieu.

Donc, Dieu nous regarde maintenant tel qu'il nous voit vivant dans sa maison, et il nous donne son avis par la bouche de cet homme. C'est aussi ­le regard que va poser sur nous ceux qui fréquentent notre communauté: les hôtes. Par les yeux du Visiteur, nous verrons comment eux nous perçoivent.

 

Donc vous voyez que la suggestion qu'il a introduite dans la carte de vi­site est tout de même valable, et que nous devons nous y arrêter. Or ce dont le Visiteur parle en tout premier lieu, ce qui l'a frappé et ce qui est comme le trait saillant de notre visage, du visage du monastère de Rochefort, c'est la paix. Il dit ceci :

Cette Visite Régulière m'a procuré un grand contentement, parce que j'ai constaté que la communauté vit dans la Paix et la tranquillité.

La paix ! Vous vous rappelez que l'année dernière je vous ai entretenus des composantes de la vie monastique, qui étaient la Vérité, la Beauté, la Charité, et la Paix ; la Paix étant le couronnement, la Paix étant le fruit que naturel­lement donne la Charité. Si chacun d'entre nous aime sincèrement Dieu, si entre nous nous sommes liés par l'amour, si nous nous aimons nous-mêmes aussi, à ce moment nous nous pacifions nous-mêmes, nous sommes en Paix dans nos rapports avec Dieu et nous sommes en Paix entre nous.

Cette Charité qui est la source de la Paix, elle est elle-même le résultat d'une attitude qui nous place dans la vérité de notre être. Nous sommes vrais vis à vis de Dieu parce que nous entrons dans son vouloir, nous entrons dans son jugement, nous épousons son projet, et nous essayons de le réaliser. Nous sommes vrais alors en nous-mêmes. Nous sommes vrais dans nos rapports frater­nels.

Et cette vérité qui habite dans la maison de Dieu, elle est un spectacle de beauté, car la beauté, c'est la splendeur de ce qui est vrai. Et de cette beauté sourd l'Amour. Et de l'Amour germe la Paix. Voilà donc en gros ce que je vous avais expliqué.

 

Et puisque nous sommes dans l'année consacrée à Saint Benoît, un monastère réussi, authentique, c'est un lieu de Paix. Rappelez-vous que la devise de l'Ordre Bénédictin, c'est ce seul mot : PAX...PAIX...Ce n'est pas une paix superficielle, ce n'est pas une paix artificielle, ce n'est pas une paix créée par le vide parce qu'il n'y a rien.

Vous savez, c'était la paix de Hitler. La paix, l'ordre règne à Varsovie, disait-il, oui, il avait tout détruit. Ce n'est pas cette paix là, non, vous comprenez. C'est la Paix, encore une fais, qui se répand de chacun des membres de la communauté, et qui de la commu­nauté se répand à l'extérieur.

Or mes frères, c'est ça qui est vraiment réconfortant, encourageant, c'est cette impression que le Visiteur a recueilli lorsqu'il est entré en contact avec notre communauté. Et je sais, et vous le savez aussi, que c'est l'impres­sion que recueille la plus part du temps ceux qui fréquentent notre monastère.

 

Je me souviens de cette Abbesse Suisse qui s'était amenée ici au premier coup des Vêpres, elle se rendait à Namur. Et voilà, elle pensait assister aux Vêpres ici. Enfin, elle avait été quelque peu déçue. Pendant les Vêpres, elle a eu l'occasion de méditer. Elle a cassé la croûte après les Vêpres et puis elle a repris la route. Mais elle a dit ceci. C'est la première fois qu'elle venait et elle ne reviendra sans doute jamais plus.

Eh bien, dit-elle, je n’aurais jamais pensé trouver ça ! Quelle Paix dans votre communauté ! Et pourtant, elle ne l'avait vu que de l'hôtellerie. Quelle Paix, quel calme, quel recueillement ici ! Vous voyez ! Pourtant ces femmes, hein, elles ne sont pas faciles lorsque elles doivent porter un jugement.

Eh bien, le constat du Visiteur doit être pour nous un encouragement hors pair. Et notre premier réflexe doit être celui-ci : c'est de remercier Dieu, n'est-ce pas, de nous avoir fait cette grâce. Car la Paix, c'est quelque chose, encore une fois, qui vient au dessus, qui vient couronner tout un soubassement, tout un édifice.

 

Et notre second réflexe doit être de ne pas nous enorgueillir, de nous main­tenir humblement à notre place, de savoir que c'est un cadeau que Dieu nous fait, que nous n'avons pas conquis cette Paix à la force du poignet, nous n'avons pas pris d'assaut le ciel. Non, nous sommes ici chez Dieu et dans la maison de Dieu, il y a partout la Paix. Et il suffit de s'ouvrir à Dieu, de s'ouvrir à ce qu’il désire pour qu’aussitôt cette Paix nous envahisse, qu'elle nous baigne et pour alors qu’elle nous permette enfin de respirer et de nous épanouir.

Maintenant le Visiteur continue. Il nous dit que la Paix qu'il constate ici est le fruit d'un équilibre. Il utilise, lui, un autre mot : équilibre. Il dit :

J'ai constaté que la communauté vit dans la Paix et la Tranquillité et qu'elle a trouvé un équilibre. 

Or, nous savons que par sa nature, un équilibre est toujours précaire. Un équilibre doit être maintenu. Il n'est jamais acquis une fois pour toute. La Paix doit donc toujours être conquise. Elle doit toujours être édifiée. Dès l'instant où je m'installe dans la Paix, je m'expose aux forces qui vont de l'intérieur et de l’extérieur essayer de faire basculer cet équilibre, pour que la Paix s'écroule en même temps.

Nous sommes, ne l'oublions jamais, habités aussi par des forces mauvaises. Nous sommes ce qu'on appelle des pécheurs, c'est à dire que notre instinct égoï­ste nous pousse tout le temps à choisir ce qui n'est pas Dieu. Et nous sommes encore toujours en plein paradoxe.

Lorsque je me laisse entraîner par ces forces d'égoïsme, d'égocentrisme, d'autosatisfaction, d'autarcie, d'autocratie, d'autosuffisance, d'autopromotion...tout ce qui essaye de faire mousser, fermenter mon égoïsme, mon petit moi. Et à ce moment, mais je me re­ferme sur moi, je me coupe des autres, je deviens dans l'édifice monastique un élément marginal...marginal, au terme je le deviens...Et alors je déséquilibre l'édifice qui va peut-être branler? Et si je ne me corrige pas, si je ne me guéris pas vite, je risque de le faire chavirer.

Par contre, si je m'oublie, si je me perds, si je renonce à tous ces AUTO, si je laisse entrer en moi Dieu, si je laisse entrer en moi mes frères, si ce n'est plus moi qui vit, mais si c'est Dieu qui vit en moi, si ce sont mes frères qui vivent en moi...à ce moment, je deviens comme un océan de Paix. Je suis dans la Paix de Dieu et je suis aussi dans la Paix des autres. Je deviens un facteur, un donateur de Paix.

Je vous assure que ce n'est pas facile. Aussi le Visiteur le sait bien, et il dit :

 

Si vous prenez vraiment à cœur votre vie monastique, ça va entraîner sacrifices et efforts et parfois cela peut être dur. Et alors, je vous renvoie spécialement au Prologue de la Règle. Si, dit le Prologue, il se rencontrait dans votre vie quelque chose d'un peu rigou­reux qui fut imposé par l'équité pour corriger les vices et sauvegar­der la charité, garde-toi bien sous l'empire d'une crainte subite de quitter la voie du salut dont les débuts sont toujours difficiles.

Donc, mes frères, cette Paix fruit de l'équilibre, elle est toujours à con­quérir. Elle va donc exiger de nous à tout moment attention, vigilance, effort pour écarter de nous les forces adverses, pour maintenir à l'extérieur de nous à l'extérieur de nos communautés le péché et tout ce qui se dresse contre l'amour. Et ça va demander sacrifice, ça va demander oubli de soi, ça va demander effort pour que cette charité grandisse toujours.

Voila mes frères ce que le Visiteur nous dit pour commencer. Une autre fois nous verrons en quoi consiste concrètement cet équilibre. Nous verrons qu'il est édifié, comme dit le Visiteur ici, qu'il est édifié sur la vérité.

 

Et ici, j'attire votre attention sur un détail : Vérité, c'est la traduction française d'un mot que nous répétons souvent sans trop savoir ce que ça veut dire. C'est la traduction française de amen. Vous vous souvenez de l'ancienne traduction des Evangiles où on avait : en vérité, en vérité je vous le dis. Maintenant on dit : Amen, Amen je vous le dis. On a laissé la locution telle qu"elle est sortie de la bouche du Christ, mais c'est la même chose. La vérité, c'est l'Amen.

Or l'Amen, c'est la pierre, c'est le roc sur lequel on peut édifier quelque chose qui doit toujours durer. Rappelez-vous cette Parole du Christ : Celui qui a construit sa maison sur le roc, les vents peuvent souffler, la pluie peut tomber, les torrents peuvent se déchaîner, cette maison ne branle pas parce qu'elle est construite sur le roc, c'est à dire sur l'amen, c'est à dire sur la vérité.

Mais voilà mes frères, une autre fois nous verrons concrètement en quoi le Visiteur fait consister cette vérité.

 

 

 

Chapitre : Etre cistercien aujourd’hui ?          25.02.80

 

Mes frères,

 

On a commencé au réfectoire la lecture d'un livre sur Saint Bernard et l'Art Cistercien. Ce livre a pour auteur le successeur d'Etienne Gilson au Collège de France. Une succession difficile, car Gilson était non seulement un savant de premier ordre, mais aussi un spirituel qui savait comprendre les Saints du Moyen Age et particulièrement Saint Bernard, par l'intérieur.

Il y avait comme une sympathie entre lui et le Saint, ce qui est très rare. Il a, vous le savez, parlé de Saint Bernard avec une maîtrise qui n'a pas encore à mon sens été égalée jusqu'aujourd’hui. Son livre sur la Théologie mystique de Saint Bernard est capital, il est unique en son genre. Et je pense que pen­dant longtemps il demeurera la norme de réflexion à laquelle chaque cistercien peut en toute sécurité se référer pour conduire sa vie spirituelle.

L'auteur de ce livre, ce Monsieur Duby, est loin d'égaler Etienne Gilson, ça va de soi ! Il ne va donc pas se lancer dans des entreprises de prospection spirituelle, quoi que pourtant, il doive y toucher. Il va essayer de situer Cîteaux et Saint Bernard dans la grande mutation historique qui s'est jouée au XII° Siècle. C'est à ce moment qu'on voit surgir un peu partout les grandes villes commerçantes, ces villes qui vont petit à petit cristalliser autour d'elles d'autres bourgades et constituer pour finir de véritables états de plus en plus organisés.

Ces villes, ces bourgades sont dirigées par des hommes surgis d'elles qu'on va appeler les bourgeois. C'est autre chose, c'est une nouvelle classe so­ciale qui arrive, et c'est eux qui finalement tiendront en main le pouvoir. Dans nos régions, vous vous souvenez certainement de vos années d'étude, vous aviez Bruges, vous aviez Gand, vous aviez Liège, vous aviez même Namur, toutes ces villes qui vont finir par tenir tête à un pouvoir suzerain éloigné qui de­vient de plus en plus nominal.

Il y a aussi une autre mutation dans le domaine de la recherche intellectu­elle. Viennent à la naissance, au jour, les écoles dites Cathédrales, et puis les Universités. On aura comme objectif de faire la somme de l'Universalité du Savoir. C'est toujours ce qui pousse l'homme, faire la synthèse de ce qu'il connaît. Ce seront l'apparition alors des grands maîtres à penser. Dans le domaine de la Théologie, vous savez, il y a Saint Thomas avec sa Somme. C'est tout autre chose qui vient au monde.

Et à la charnière de l'ancien monde et du nouveau, il y a Cîteaux avec Saint Bernard. L'auteur va donc tenter de brosser une immense fresque dans la­quelle émerge, et que domine Cîteaux avec son représentant le plus autorisé et le plus représentatif c'est à dire l'homme appelé Bernard.

Mais un homme de son temps ! Comme si tout ce Moyen Age qui passe d'une ère à l'autre se condensait dans sa personne, avec ses qualités, ses aspirations les plus chevaleresques, les plus belles, les plus folles mais aussi avec ses défauts, ses outrances, son intransigeance, et parfois - n'ayons pas peur de le dire - disons encore une certaine âpreté, grossièreté !

 

C'était, disons, l'homme barbare qui est en train de muté. Il conserve enco­re des traits de ce qu’il est, et ça va jaillir ça et là vraiment comme des geysers dans les sermons et dans les lettres de Saint Bernard. Et ça ne doit pas nous scandaliser, au contraire ! Au contraire, nous devons admirer les faiblesses et les outrances de Saint Ber­nard. Pourquoi ? Mais parce que c'était un homme qui était de son temps. Et ce temps se voyait en Saint Bernard comme dans un miroir. Son temps, disons avec ses défauts mais aussi son temps avec son idéal. Et c'est ce qui devrait arriver pour nous aujourd'hui.

Vous savez, le grand problème pour aujourd'hui : comment être cistercien aujourd'hui sans sombrer dans un archéologisme mort, ni non plus s'endormir dans une spiritualité cistercienne idéalisée, donc inexistante, qui n'a jamais existé ! Comment être aujourd'hui ? Comment le monde pourrait-il se dire en voyant un moine cistercien : mais c'est moi celui-là ?

C'est moi, tel que j'aspirerais d'être un jour, mais c'est moi aussi avec tout ce que je suis, avec ma faiblesse d'homme d'aujourd'hui, et c'est ça le grand problème ! C'est le problème autour duquel est sans cesse en train de tourner le Chapi­tre Général depuis une bonne dizaine ou une douzaine d'années. C'est le projet rêvé par le Statut sur l'Unité et le Pluralisme et tous ces documents qu'on essaye de faire sortir...

 

Quand on assiste à une Conférence Régionale, eh bien, on sent que en dessous c'est toujours ça : comment être d'aujourd'hui tout en étant pleinement dans l'idéal défini par les Fondateurs de Cîteaux et incarné en son temps par Saint Bernard et ses disciples ? C'est un projet qui est exaltant, mais ça demande des hommes, ça ne deman­de pas des femmelettes ! C'est à dire, ce sont des hommes dans les monastères cisterciens qui n'ont pas peur d'affronter le monde, donc ce ne sont pas des fuyards, ni des déserteurs du monde.

Ce sont des hommes qui savent très bien ce qu’ils font. Ils ont quitté quelques chose de très beau, avec aussi beaucoup de péchés - mais le péché est toujours séduisant, il a toujours un côté atti­rant - mais ils ont quitté tout cela pour empoigner en pleine chair leur propre être, pour essayer de le transformer ou de le laisser transformer par la grâce de l'Esprit. Et alors, être un homme d'aujourd'hui, mais entièrement divinisé, spiritualisé. C'était ça le projet de Cîteaux. Et c'est à ça que Saint Bernard est arrivé et d'autres avec lui.

 

L'auteur essaye ainsi de situer Cîteaux et Saint Bernard en son temps. Ce n'est pas facile ! Il y a ici et là des choses qu'on pourrait évidemment contes­ter, ou dire autrement, ça va de soi ! Mais voyons un peu : il y a Cîteaux et Saint Bernard. Saint Bernard donc dans sa mystique et avec toutes ses faiblesses, et aussi avec son utopie, son utopie grandiose.

Vous voyez, cette utopie que je viens d'essayer de définir, mais qui sans le savoir va infléchir l'histoire dans une direction même en luttant, ou s'opposant, ou essayant de dresser une digue ou un barrage contre je dirais la force de l'évolution historique. Mais en faisant cela, il maîtrise des forces, il les canalise, il les rend encore plus vigoureuses pour après, mais dans une direction qui est bonne.

Vous voyez, des forces qui auraient été anarchiques si elles avaient été abandonnées à elles-mêmes, elles sont saisies, maîtrisées par Cîteaux, et alors elles peuvent avancer.

Donc cette utopie grandiose avec sa réussite extraordinaire, mais aussi une réussite trop hors du commun pour les hommes faibles qui ont succédé et qui ont eux sur les bras cet héritage trop lourd pour eux. Ils étaient des dégénérés par rapport à Saint Bernard. Et puis, ils étaient déjà 2, 3, 4 générations après. Et voilà, c'était trop pour eux. Cette réussite, je ne dis pas que ça les a grisés, mais ils n'ont pas su tenir à cette hauteur, ce n'était pas possible d'ailleurs.

Et alors aussi Cîteaux et Saint Bernard, à côté de cette réussite extraor­dinaire avec ses échecs providentiels ! Car tout n'a pas été parfait. Il y a eu des tentatives, comme je le disais tantôt, de bloquer l'histoire. Et ce n'était pas possible ! Saint Bernard a vaincu, écrasé Abélard, mais Abé­lard est ressuscité en Saint Thomas, vous voyez ! Mais si Bernard n'avait pas lutté contre Abélard qui lui était aussi à l'origine de ce mouvement qui allait devenir la scolastique, de ce mouvement de recherches rationnelles en s'appuyant sur les grands Maîtres du Paganisme, de la réflexion païenne, des philosophes Grecs et Arabes.

Et si Saint Thomas n'aurait pas été là, voyez, ça se serait perdu. Il a fallu que Saint Bernard lutte contre ça, se dresse comme une digue. Mais alors, tout a été pris dans un canal et a pu faire tourner et mettre en route, lente­ment mais sûrement, avec une puissance, jusqu'aujourd'hui, la réflexion scolas­tique.

Voyez, des échecs providentiels ! Il y en aura d'autres encore ! Mais n'ap­pelons pas ça des échecs, disons que c'était les moyens dont Dieu se servait pour réaliser son plan. Voilà mes frères ! Et tout cela va être je dirais presque incarné dans la pierre, dans une architecture, surtout dans un art, un art de l'écriture, un art de l'ornementation très sobre, infiniment sobre. Et c'est cela qu'on va essayer de dégager.

 

Mais vient alors de suite à notre esprit : et nous ici ? Ici, il y a un problème qui se pose. C'est le problème de l'aménagement de notre église. Et ça, c'est aussi quasiment une utopie. Comment est-il possible de métamor­phoser un bâtiment existant, sans toucher à rien d'essentiel, pour qu'il puisse incarner ou exprimer dans l'espace ce qui se passe en chacun de nous ? C'est à dire la transfiguration d'un homme charnel en un homme spirituel, d'un homme voué à la mort en un fils de Dieu dans lequel se déploie de plus en plus puis­samment la force de la résurrection ?

Comment notre église pourrait-elle dans ce qu'elle est se métamorphoser pour qu'elle devienne l'image spatiale de ce qu'est un moine cistercien de Saint Remy ? MAIS un moine qui essaye de vivre et qui laisse vivre en lui, dans tout son être, cette grande utopie divine de faire, je le rappelle, d'un paquet de chair un fils de Dieu, un fils de la résurrection.

Où en sont les choses maintenant ? Dernièrement encore, deux assistants des Architectes sont venus pour pren­dre des mesures. Et si vous me demandez comment cela va se présenter, ce qui va se passer, eh bien, je vous répondrai que je n'en sais rien ! Je n'en sais pas plus que vous ! Disons que, ce n'est pas le secret du roi, disons que c'est la veine artistique de ces hommes qui doit travailler. Mais une naissance, la naissance d'une chose qui doit durer, qui doit être belle, ça prend du temps !

Il faut du temps pour qu'un bébé vienne au monde. Il faut du temps pour que ce bébé devienne adulte. Et il faut du temps pour que cet adulte devienne un Saint. Donc, laissons faire ces hommes. Je ne sais pas quand, mais enfin cela va certainement arriver un jour, ils se présenteront ici avec un projet sur pa­pier. Et alors, il sera toujours temps de regarder, d'admirer, certainement de donner son avis, de discuter.

Et puis, ce ne sera certainement pas réussi du premier coup, de remettre sur le chantier, de retravailler jusqu'à ce qu'il arrive quelque chose qui se rapproche le plus possible de la vérité.

Voila mes frères, tout cela à propos de ce petit livre. Nous allons donc essayer d'en suivre la lecture en pensant à notre église, à ce qui va se passer là-bas, à ce qui se passe dans notre monastère, à ce qui se passe en chacun de nous. N'oublions pas que nous sommes en l'année de Saint Benoît, une année doit se placer sur le signe - comme nous l'avons convenu - de la lumière jaillit des origines de Cîteaux, et dans laquelle nous devons de plus en baigner pour devenir de plus en plus vrai, de plus en plus nous-mêmes.

 

Chapitre : Carême 1980.                          26.02.80

4.  Vigilance des paroles.

 

Mes frères,

 

Le carême, nous l'avons vu, blesse notre chair. Mais s'il la blesse, c'est pour ouvrir à travers notre chair un accès aux profondeurs secrètes de notre être. Ce que le carême vise, c'est d'abord notre coeur. Dieu, lorsqu'il blesse, ce n'est jamais pour rendre quelqu'un infirme mais c'est pour redresser une défectuosité qui fait partie de cet homme. Il est peut­-être venu au monde avec ? Et c'est ce que nous appellerons le péché originel.

Il en portera toujours la charge, le poids. Il le traînera comme un boulet. Mais les séquelles de cette infirmité de naissance, Dieu peut les guérir. Et c'est la raison pour laquelle à travers la blessure qu'il inflige à notre chair, le carême vise surtout notre coeur. L'affliction corporelle que nous nous infligeons pendant le carême est donc le signe d'une lutte intime. Une lutte intime qui va se dérouler, qui va être menée sous le regard de Dieu. Dieu seul nous connaît, Dieu seul nous voit.

Mais Saint Benoît est un homme toujours très équilibré, et il dira : mais pour éviter l'illusion, pour que vous combattiez vraiment à l'intérieur de vous­-mêmes sous le regard de Dieu, eh bien combattez extérieurement sous le regard d'un Maître Spirituel qui lui alors, va être le garant que ce que vous offrez à Dieu est vraiment ce que Dieu attend de vous. 49,21.

 

Mes frères, vous voyez, dans notre vie, comme je l'ai déjà dit ces derniers temps assez souvent, nous sommes entourés de signes et de symboles. Nous vivons dans un univers qui sans cesse nous parle de Dieu et de nous-mêmes. Le rapport à Dieu passe toujours à travers des signes extérieurs qui sont extrêmement im­portant, que nous pouvons, que nous devons utiliser, et que nous devons aussi déchiffrer lorsqu'ils se présentent à nous.

Saint Benoît va donc dire que pendant le carême il faut garder sa vie en toute pureté. Il dira : omni puritate vitam suam custodire, 49,6, dans une pureté totale, parfaite, Omni puritate, qu'est-ce que ça signifie ?

Mais il le dit ailleurs, il nous le précise ailleurs. Il dira que nous de­vons à tout heure veiller sur les actions de notre vie, 4,56, à toute heure ? Oui, nous ne devons pas relâcher notre attention, notre vigilance. Le moine est un vigilant. Un moine qui ne fait pas attention à ce qu'il fait, c'est un sé­culier sous une défroque de moine ; et finalement, un homme pareil se demande ce qu'il fait dans un monastère ?

 

Et c'est vrai ! Il ne sait plus ce qu'il est. Il a bien conscience qu'à l'intérieur de lui s'est introduite une césure. C'est un peu de la schizophrénie qu'il vit. Il a deux personnalités en même temps : celle qui apparaît au dehors, et celle qu'il vit à l'intérieur. On dit que l'habit ne fait pas le moine, c'est vrai ! Mais je pense que le moine fait tout de même l'habit. Et que si nous ne faisons pas notre possible pour toujours être attentif à ce que nous faisons, pour le faire dans la foi, dans l'espérance, dans l'amour, toujours dans cette recherche de Dieu. Claudiquant, c'est vrai ! Difficile, on tombe souvent, très souvent. Sept fois par jour le juste s'étale, dit l'Ecriture. Mais sept fois par jour il se relève.

Oui, c'est cela garder sa vie à toute heure, veiller sur sa vie à toute heure. Et ça veut pas dire être impeccable ? Non, mais c'est savoir ce qu'on fait, et savoir ce qu'on fait dans un monastère. Saint Benoît dira encore ailleurs : Il faut se garder à toute heure - encore une fois - des péchés et des vices. Et il précise : des péchés et des vices des pensées, de la langue, des mains, des pieds, 7,36. C'est le premier degré d'humilité. Mais à toute heure ? A toute heure ?

 

A toute heure, c'est tout de même disons le franchement, comme Saint Benoît le dira lui-même ici dans le chapitre où il traite du carême, c'est paucorum ista virtus, 49,4, c'est une force qui est le fait de bien peu de moines dans un monastère.

Mais disons aussi : bien peu au début parce que Saint Benoît dira : il ar­rivera un moment où cet état sera naturel au moine, 7,186, c'est lorsque son coeur, le coeur que Dieu aura atteint en pénétrant à travers les blessures de la chair, que ce coeur aura été nettoyé, qu'il aura été purifié, qu'il sera devenu pur.

A ce moment là, ce n'est plus à toute heure que le moine fait attention à lui, car cette attention qu'il porte à tout ce qu'il vit est devenu son état normal. Mais enfin, dit Saint Benoît, ce n'est pas facile. Alors il faut avoir un moment où on s'entraîne à cet état, et c'est le carême.

 

Le carême est une période d'entraînement intensif pendant lequel nous devons prendre des bonnes habitudes. Il est aussi facile de prendre des bonnes habitu­des que des mauvaises, ça demande un peu plus d'effort au début. Mais comme dit Saint Benoît, il y a une accoutumance qui se crée. Et ce que au début on faisait avec une certaine peur, finalement on le fait avec facilité, et on y trouve une joie ignorée auparavant, 7,184.

Mais Saint Benoît est un homme toujours très pratique. Vous allez voir jusqu'où il va nous conduire. Il dit que pendant le carême, il faut s'exercer à la  compunctio cordis, 49,10, à la componction du coeur. Qu'est-ce que ça veut dire la componction du cœur ? Eh bien, c'est un coeur qui ne se meut pas à l'aise. C'est un coeur qui est sur des épines, et aussi peu qu'il remue, il se pique et il se fait du mal. Si bien qu'il se tient tranquille et ne bouge plus.

Vous voyez, une des raisons aussi pour lesquelles le moine cherche ce que les anciens appelaient la tranquillité, l'hesychia, vivre sans trop se re­muer. D'un moine qui circule beaucoup, Saint Benoît dira : prenons attention a nous garder au sujet des péchés des pieds ? Mais on va se demander : ce n'est pourtant pas donner des coup de pied à ses frères, ou bien aux meubles pour les endommager ?

Non, le péché des pieds, c'est le péché du moine qui ne sait pas tenir en place. Il doit toujours être en mouvement dans le monastère et il cherche, il cherche une occasion de distraction. Eh bien un moine pareil, il n'a pas la componction du coeur, il n'est pas sur des épines, alors il circule. Tandis que l'autre qui, lui, est sur des épines, il n'ose plus bouger, parce que dès qu'il bouge, il se fait piquer par son coeur. Il n'est plus sûr de lui. Il se méfie de lui. Il devient humble, il n'a pas le verbe haut.

 

Et voyez, du coeur, le Christ nous l'a dit - mais nous le savions, il nous l'a rappelé seulement - mais c'est du coeur que sort toute la sanie qui va sortir de notre bouche. On a des haut-le-coeur comme on dit parfois, on a le coeur...enfin ici près du gosier, et on va vomir. Il y en a ici l'un ou l'autre qui savent ce que c'est. De temps en temps ils ont leur petite maladie et ils doivent...comme ça, ça doit sortir.

Eh bien, du coeur sortent aussi toute notre malice, les pensées, les paroles et les actions malicieuses. Or il est d'expérience que toute cette malice, elle est surtout et d'abord contre le prochain. Car le prochain, il est coupable d'un crime impardonnable : c'est le crime d'être différent de moi. Et ça, je ne peux pas l'admettre !

Il faut que tout le monde soi comme moi. Je dois trouver des répliques de mon image partout. Si le prochain est différent, donc c'est qu'il n'est pas comme il devrait être, puisqu'il n'est pas comme moi, alors je m'en vais le faire savoir à tout le monde que le prochain n'est pas comme moi. Alors voyez toute cette malice de mon égoïsme qui sort, qui se répand et qui va salir. Et bien, il faut que notre coeur se nettoie de tout cela.

 

Et cette componc­tion qui est la mienne, toutes ces épines qui me piquent, elles créent des blessures et le mauvais sang qui est dans mon coeur peut ainsi s'écouler, s'échapper de moi, et mon coeur se purifie. On pratique des saignées spirituel­les comme auparavant on pratiquait des saignées pour soulager quand on avait, comme on disait, trop de sang.

Ici mes frères, encore un tout petit détail d'ordre psychologique qui est très pratique. Dites-vous bien ceci : c'est que le coeur d'un homme, il bat dans ses yeux ! Si vous voulez connaître le coeur d'un homme, regardez ses yeux, ça ne trompe pas. Un homme se trahit toujours dans son regard, toujours, toujours, toujours, donc, soyons prudents !

D'ailleurs ça ne veut pas dire que maintenant nous devons marcher les yeux fermés. Non, purifions notre coeur, c'est à cela que Saint Benoît nous amène. Et comme il est très pratique, il va dire ceci : Oh voyez,un peu, c'est un homme d'expérience ! Oh, il connaît ses frères et il se connaît surtout lui-même. Il dit : Eh bien il faut retrancher de la loquacitas, de la loquacité. C'est le prurit de parler, la démangeaison de parler. C'est cela, dit-il, qu'il faut retrancher pendant le carême, 49,18.

 

C'est que voilà, disons encore une fois les choses comme elles sont. Le bavard, le bavard dans un monastère - puisque nous sommes dans un monastère, je dis dans un monastère, mais ça vaut pour l'homme en général. Mais nous sommes ici entre nous - eh bien le bavard, il devient facilement anthropophage. Il se nourrit de la chair de son frère. Il s'en délecte. C'est très appétissant, savez-vous, de manger la chair des autres ! Saint Benoît le dit : Si tu parles beaucoup, oh tu n'y échapperas pas, tu va tomber dedans ! C'est d'ailleurs là que le démon veut te conduire...

Si un moine dans un monastère, et depuis l'origine, doit s'abstenir de man­ger de la viande - voyez, c'est encore un symbole, c’est symbolique tout ça ! - ce n'est pas parce que la viande pourrait lui donner des allures carnassières, félines, fauves, dangereuses ? Non, c'est parce que il ne doit pas manger la chair de ses frères avec les dents de son coeur. C'est cela ! Et si un homme mange la chair de son frère, eh bien, il en devient malade. A la longue, il en devient malade et peut même en mourir ; ça arrive qu'on en meurt. On en meurt spirituellement, parce qu'on peut toujours très bien profi­ter matériellement.

 

Alors mes frères, puisque nous sommes dans l'année de Saint Benoît et que nous avons pris la décision de vivre notre carême dans l'optique de cette année de Saint Benoît, est-ce que nous ne pourrions pas cette année-ci nous entraîner à une chose : c'est que de notre bouche, de nos lèvres, ne sortent pendant ce carême que des paroles de bienveillance à l'endroit des hommes en général, mais surtout à l'endroit de nos frères.

Ce serait une façon très belle de veiller sur son coeur. S'il y a une parole de malice qui arrive, et qu'on aurait si bien envie de la partager avec un autre, quand ce ne serait que pour se moquer. MAIS NON, à ce moment là, ne la laissons pas sortir. Non, avalons-là mes frères, ça ne nous fera pas de tort, elle ne nous fera pas mourir ? Non, mais notre coeur en sera plus beau, il en sera plus pur.

Et aussi, mes frères, notre regard ! Nous oserons regarder les autres et les autres pourrons nous regarder, car ils sauront : celui-là, il n'y a jamais une parole mauvaise qui sort de ses lèvres. Et pourquoi ? Mais parce que le coeur de cet homme devient bon. Et ainsi chacun de nous deviendra un foyer de chaleur et de lumière pour les autres.

Voilà mes frères, je vous propose cela pendant ce carême, et ainsi nous aurons pris une bonne habitude. Ecoutez, je sais très bien comme on est, je suis un homme comme les autres et je le répète, il est parfois si appétissant de manger la chair d'un autre. On ne se rend pas compte parfois qu'on le fait, je dirais presque comme ça tout seul, et on peut faire beaucoup de tort ! Alors prenons garde ! Moi en tout cas je vais prendre garde.

Eh bien, essayez de faire comme moi, essayons de faire ça tous ensemble, et vous verrez alors que pour Pâques, pour le jour de Pâques, nous serons un peu plus blanc, si je puis dire ainsi, puisque à Pâques nous devons revêtir un vêtement de lumière. Eh bien, ce vêtement de lumière, nous l'aurons tissé jour après jour, à toute heure comme dit Saint Benoît, et nous verrons arriver Pâques avec au coeur la joie du désir spirituel.

 

Chapitre : Carême 1980.                          29.02.80

5.  Nous sommes un champ de bataille.

 

Mes frères,

 

Le carême ouvre des blessures dans notre chair. A travers ces blessures, il pénètre jusqu'à l'intérieur de notre coeur. Et de notre coeur, il se répand dans tout notre organisme. Mais parler de notre organisme spirituel, de notre être spirituel, c'est un peu ambigu. Car en effet nous sommes habités par deux esprits antagonistes, deux esprits qui sont toujours en guerre l'un contre l'autre.

Il y a l'esprit du monde avec ses convoitises, convoitises des yeux, convoi­tises de la chair, orgueil de la vie qu'on peut gloser peut-être en esprit de domination. Et puis, il y a aussi en nous l'Esprit du Christ, l'Esprit du Christ qui sera mansuétude, qui sera douceur, qui sera bonté, qui sera charité, qui sera patience, et puis qui sera surtout - car c'est la base psychologique qu'il crée en nous - qui sera oubli de nous, opposé à toutes ces convoitises.

Et voici ces deux esprits qui se livrent une guerre dont nous sommes le ter­rain, dont nous sommes aussi un peu l'acteur : complice si nous sommes du côté du monde ou bien collaborateur, si nous sommes du côté du Christ.

Si bien que notre vie monastique, elle est - du moins pas entièrement, mais en bonne partie - un objectif qui sera d'éliminer le monde avec ses convoitises et d'essayer d'entrer dans la liberté du Christ. Car ces convoitises, je le rap­pellerai dans un instant, elles nous asservissent. Tandis que le Christ qui, réellement ici entre en nous et occupe la place, il nous fait participer à sa propre liberté.

Il y a là quelque chose, encore une fois, d'ambigu. Car éliminer le monde, ça ne signifie pas que nous devions prendre le monde en aversion. Saint Jean dira : N'aimez pas le monde, et rien de ce qui est dans le monde. Et le même dira ailleurs : Dieu a tant aimé le monde, qu'il a donné son propre fils pour que le monde soit sauvé par lui.

 

Le monde est donc une réalité extrêmement complexe. Moi-même, je suis un élément du monde. Et cet élément est un élément vicié, mais un élément qui à l'origine est bon, et un élément qui doit redevenir bon. Je ne devrais donc pas haïr le monde, ni le détester, ni le condamner, mais je devrais essayer de libérer le monde. Et je libérerai le monde, si je parviens moi-même à me rendre libre.

Mais que peut signifier cela : libérer le monde ? Le monde, comme le dit l'Apôtre - et c'est une constatation, ce n'est pas lui qui nous l'apprend - le monde, il est livré contre son gré à un autre, à un être mauvais, à un tyran, un tyran qui le domine, un tyran qui l'empoisonne.

L'année dernière, notre Frère René nous a parlé avec beaucoup de conviction et dans une saine ligne orthodoxe, il nous a parlé des Saints Anges. Si je l'osais, je me permettrais de lui suggérer de nous parler une fois des démons. C'est très difficile ! Mais aujourd'hui, si on ne parle plus des anges, on parle encore beaucoup moins des démons, de ce fameux satan. Mais je sais que la dif­ficulté ne l'effraye pas, qu'il a des ressources en lui.

 

Voyez-vous, la création, elle est soumise contre son gré à ce satan. Lorsque les moines entraient dans le désert - nous l'avons entendu dans cette vie de Saint Antoine - c'était naturellement pour aller y chercher Dieu. Vous savez, le désert idyllique de la rencontre entre Dieu et Israël, entre Dieu et son épouse, entre Dieu et l'homme, entre Dieu et le moine.

Mais aussi, ils savaient que dès l'instant où ils entraient dans ce désert, ils allaient y rencontrer l'adversaire de Dieu, comme si Dieu exerçait sur cet adversaire une fascination, fascination qui a son origine dans la nature extra­ordinairement belle de cet être spirituel qu'est l'ange déchu toujours fasciné, fasciné par Dieu, mais ne voulant pas céder à cette fascination, refusant Dieu. Et dans ce désert, cette rencontre entre Dieu et satan.

Et le moine qui entre dans le désert pour y chercher Dieu, il se heurte d'abord à ce satan. Et voici que la lutte s'engage. C'est une lutte à mort, un des deux devra céder la place, et le moine ne cède pas la place. Il avance toujours plus loin dans le désert jusqu'au moment où il peuple le désert, où il transforme le désert en une ville, une ville qui commence à fleurir et à pro­duire les vertus, une ville qui devient une cité angélique, qui devient une portion du Royaume de Dieu. Et voilà satan repoussé toujours plus loin !

 

C'est donc, ici, le monde qui commence à être sauvé, le monde qui commence à être libéré grâce à quelques hommes. Car dès l'instant où un moine est libéré, alors il libère aussi le monde. Il ouvre pour le monde un nouvel espace de li­berté, fut-ce dans le désert. Et le monde, alors, retrouve un peu un trait de son vrai visage, son visage de beauté, le visage qu'il recevra un jour, au dernier jour, le jour où le Christ qui est le  Kyrios  du monde lancera son Esprit pour ressusciter tous les morts.

A ce moment, le monde sera à nouveau le miroir de la beauté de Dieu. Il re­flétera partout qui est Dieu. Il sera rempli de la Lumière de Dieu. Il devien­dra transparence de la gloire de Dieu. Voilà le monde ! Or ce monde est souillé, ce monde est noirci, ce monde est sali par ces puissances mauvaises.

Eh bien, le carême ? Le carême, il opère en nous une conscientisation, donc une prise de conscience de ce fait, que nous sommes habités, nous, par ces puissances anti-Dieu. Elles sont en nous, elles nous tiennent en esclavage, elles nous emprisonnent à l'intérieur de notre propre moi, et elles tentent de nous asphyxier. Mais disons que habituellement nous ne le remarquons même pas.

 

Vous savez que des personnes qui vivent dans une atmosphère confinée, contaminée finissent par s'y habituer. Elles commencent par souffrir de toutes sortes de malaises, mais elles n'en connaissent pas l'origine. C'est uniquement parce que elles respirent un air qui est devenu impur. On verra ça surtout dans les gran­des villes, et plus particulièrement les personnes qui habitent les étages supérieurs de ces nouveaux hauts buildings qu'on voit grandir dans les villes toujours plus haut.

Ils s'imaginent qu'étant très haut, dans les derniers étages, dans les 30°, 35° étages, qu'ils vont respirer un air plus pur qu'au rez-de-chaussée. Mais c'est là l'erreur. Car l'oxyde de carbone de tous les échappements des véhicules, les dégagements de mazout brûlé, des gaz brûlés, tout ça se tient à une cer­taine hauteur du sol, et contamine tous les appartements au sommet de ces buil­dings. Et les personnes qui y habitent deviennent malades.

Mais elles ne le savent pas. Il faut alors des tas d'examens pour en définir la cause. Ce sont des malaises qui passent du physique au psychologique, au psychique. Voyez ! Et cela peut aller même très loin, ça peut mettre des familles en discorde : les enfants, le mari, la femme, tous en souffrent.

 

Et bien, c'est un peu ce qui se passe à l'intérieur de nous lorsque nous sommes contaminés par ces puissances occultes qui nous empoisonnent. Elles fer­ment toutes les issues et elles nous empêchent de respirer, disons l'air surna­turel. Elles empêchent l'Esprit de Dieu de souffler à l'intérieur de nous pour nous vivifier, pour nous revigorer, pour nous ravigoter, pour régénérer notre sang et, nous dépérissons par asphyxie.

Naturellement j'utilise ici des images, mais je suis certain que vous êtes des hommes comme moi. Je vous explique un peu ce que je ressens en moi, et je n'oserais pas supposer que vous êtes infiniment déjà plus loin. Nous sommes tous des hommes et le monastère, c'est un champ de bataille. Nous devons essayer de briser cette coquille de notre moi, pour laisser entrer l'air de l'Esprit, pour qu'il nettoie tout cela.

Eh bien, c'est un peu le but du carême de nous faire prendre conscience de notre état d'asphyxié et d'essayer d'ouvrir une brèche vers l'extérieur pour nous permettre de revivre. Et ce qui nous permet d'ouvrir cette brèche et de l'élargir, Saint Benoît nous le dit, c'est la prière. C'est une arme, la prière !

Souvenez-vous aussi que le Christ a dit un jour à ses disciples qui s'éton­naient qu'ils n'avaient pu expulser un démon. Mais dit Jésus, c'est vrai, vous avez raison, mais ce type de démon, on ne peut l'expulser que par le jeûne et la prière. Traduit en terme d'aujourd'hui, on dirait : on ne peut l'expulser qu'en temps de carême ! Car en ce temps de carême on afflige sa chair par le jeûne et on essaye de briser son égoïsme par la prière.

Mais je vois qu'il est temps d'aller à l'église. La fois prochaine nous ver­rons un peu comment Saint Benoît voit cette prière à laquelle nous devons nous adonner plus spécialement pendant le carême. Il y a une prière de carême et il y a une prière des temps ordinaires. Nous verrons un peu,ce que Saint Benoît en pense.

 

Chapitre : Recollection du mois de mars.         01.03.80

 

Mes frères,

 

Le mois de Février a été dominé par l'événement exceptionnel de la Visite Régulière. Elle était à peine terminée que nous entrions dans le carême, ce carême qui, aujourd'hui, est déjà pour nous assez avancé. Dans une quinzaine de jours nous commencerons notre retraite annuelle. Elle va se clôturer par l'ou­verture solennelle de l'année jubilaire de Saint Benoît. Puis de suite, nous serons à la Semaine Sainte et nous déboucherons sur Pâques.

 

Mes frères, cet enchaînement, n'est-il pas une image de notre vie ? Notre vie qui, à travers des couloirs resserrés, puis des voies plus larges, par des vallées encaissées ou bien par des chemins de crête, nous conduit jour après jour vers notre bienheureuse résurrection ; cette résurrection dont la force nous habite, dont la force nous travaille et à notre insu peut-être nous transforme. L'idéal, c'est de percevoir la pré­sence de cette force de résurrection et alors de collaborer avec elle ! De toute façon, elle est là !

Et c'est ainsi, mes frères, que le moine est un nomme dont le regard pénètre au-delà du sensible et de l'intelligible. Derrière ce voile, derrière cette façade, il contemple à l'oeuvre le Verbe de Dieu, mais ce Verbe de Dieu qui au­jourd'hui pour nous est le Christ ressuscité des morts. Et le moine voit ce Christ sans cesse en train de créer, de sauver, de transfigurer.

Mais pour le moine, c'est une contemplation active. Cela veut dire qu'il s'expose à ce qu'il voit. Il laisse ce qu'il voit pénétrer en lui, agir en lui. Car ce qu'il désire, c'est que cette oeuvre de salut et de transfiguration, elle le prenne, lui, le premier comme objet, qu'il soit sauvé, qu'il soit transfi­guré. Et puis qu'alors cette force de résurrection puisse rayonner à partir de lui sur ses frères, et disons le, sur le monde entier. Le carême, mes frères, va nous rappeler sans cesse à cette réalité !

 

Pendant cette récollection, nous devons bien réfléchir. Je veux dire ceci : il y a là en nous une force d'Amour. Cette force d'Amour n'est rien d'autre que la personne de l'Esprit Saint. Elle nous habite. Elle essaye de nous transformer et elle nous inspire certains actes. Elle nous inspire, par exemple, de mortifier nos appétits sensuels et en premier lieu la curiositas, cette fringale de découvrir, de savoir ce qui nous permettrait - je ne dis pas de grandir au plan surnaturel, car cela c'est une science que nous devons connaître - mais de nous mettre en évidence.

Vous savez que les premiers moines, repris en cela par Saint Benoît, voyaient dans cette curiosité, le premier pas sur la route de la suffisance et de l'or­gueil. L'amour va donc nous inspirer de mortifier ces instincts égocentriques. Il va nous inspirer, aussi, de tenir en laisse notre langue. Cette langue avec laquelle nous bénissons Dieu, mais avec laquelle, hélas, aussi, il nous ar­rive parfois de dire du mal de nos frères.

Il va nous inspirer également d'intensifier notre prière personnelle pour que nous devenions plus vrai, plus vrai dans nos rapports avec Dieu, plus vrai dans nos rapports fraternels, plus vrais aussi avec nous-mêmes pour que, en­trant dans les vues, dans les projets de cet Esprit d'amour qui est en nous, de cette force de résurrection, nous puissions trouver notre véritable identité et devenir ce que Dieu attend de nous, cette image qu'il a de nous.

Et je ne dis pas cet idéal, parce que alors ça pourrait paraître trop plato­nicien, au-delà de tout. Non, il a un projet, il a un plan, et lorsque ce plan se réalise sur  nous, c’est alors que nous sommes comblés dans tout notre être, dans cette chair que nous avons mortifié, dans cette langue aussi qu'à présent nous maîtrisons. Il ne sort plus de notre bouche que des paroles de réconcilia­tion, des paroles d'apaisement, des paroles de lumière.

Et notre prière devient ce qu'elle doit être, une flamme. L'homme est transfiguré. L'homme a déjà presque son corps spirituel qui sera un jour le sien, la force de la résurrection triomphe en lui. Et alors mes frères, le projet de Dieu s'achève, et l’heure de notre Pâques n'est plus loin. Et nous l'attendons, et nous l'accueillons avec au coeur une certaine joie que personne ne peut voiler.

 

Il est une chose, mes frères, que le carême nous rappelle aussi, c'est que l'homme ancien en nous doit savoir qu'il est plus que temps pour lui de mourir, et de mourir le plus promptement et le plus proprement possible. Il n'a plus sa raison d'être puisque nous appartenons au Christ, et que dans le Christ nous devenons une créature nouvelle. Quelle société peut-il encore y avoir entre la lumière et les ténèbres, entre satan et le Christ ? Nous devons cesser d'être des partagés.

Voilà mes frères, tout ce que le carême nous apporte. Pendant ce jour de récollection, nous allons essayer de réfléchir à cela, de façon à ce que notre retraite annuelle qui va bientôt commencer nous trouve ouvert, disponible et aussi heureux. Heureux de-nous savoir immergé dans un amour qui nous soutient, un amour que nous respirons, et un amour qu'il nous est possible déjà maintenant de partager avec nos frères.

 

Mes frères, tout cela c'est la grâce, c'est le cadeau que le Christ ressu­scité nous prépare. Il n'attend qu'une seule chose, que nous l'acceptions. Mais hélas, il y a en nous une portion de notre être qui n'en veut pas. C'est cette portion de notre être que nous allons maintenant lui demander de trans­former, non pas la détruire, mais la corriger, la redresser, la laver. C'est pourquoi nous allons procéder à la bénédiction traditionnelle de l'eau. Cette eau va devenir, par notre invocation, une eau spirituelle.  

Nous allons rituellement nous plonger en elle comme dans un nouveau baptême. Et nous savons que ce carême est une cure de rajeunissement. A la sortie du carême, nous serons plus jeune, car nous aurons débouché sur une nouvelle vie, plutôt sur un surcroît de cette nouvelle vie qui est déjà en nous, qui bat déjà dans nos veines et nos artères.          

Et cette cure de jeunesse, nous la poursuivrons jusqu'au grand jour de notre éternité où alors nous entrerons dans ce que nous espérons, dans l'éternelle jeunesse de notre Dieu, nous, qui à ce moment là seront entièrement divinisés. Ce n'est plus nous qui vivront, mais c'est le Christ notre Dieu qui vivra en­tièrement en nous.

 

Chapitre : Carême 1980.                          03.03.80             

6. Oratio cum fletibus.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que le carême nous faisait prendre conscience de notre état de prisonnier. Nous sommes enfermés dans notre égoïsme qui nous enserre comme une carapace et il nous laisse à peine de quoi respirer. C'est un air confiné, un air lourd, empoisonné qui ne nous permet pas de vivre. Si on allait jusqu'au bout, il nous conduirait à la mort. Mais en atten­dant il nous atrophie et nous ne pouvons pas nous développer.

Et alors Saint Benoît, dans la ligne de toute la tradition, nous met en main un outil qui va nous permettre de briser cette carapace, un peu comme le poussin enfermé dans sa coquille et qui, avec son petit bec, à force de frapper, va briser la coquille. Et il pourra alors en sortir. Cette arme que Saint Benoît nous donne, c'est la prière, l'oratio, mais pas n'importe laquelle. En temps de carême, il nous dit que c'est une oratio, une prière cum fletibus, 49,9. Qu’est-ce que cela veut bien dire ?

C'est une prière avec des gémissements, avec des pleurs, avec des sanglots. C'est une prière de deuil. Mais ça ne veut pas dire que maintenant nous devons commencer à gémir et à nous lamenter. Il nous dit d'ailleurs que cette prière doit être le fait du moine pendant toute l'année, mais doit se manifester sur­tout pendant le temps de carême.

 

Et cette prière, elle ne doit pas être dite  in clamosa voce, 52,9, pas en poussant des clameurs, mais, dit-il, cum lacrimis, avec des larmes cette fois et intentione cordis. C'est un coeur qui est tendu, un coeur qui sait ce qu'il veut. C'est donc une prière intérieure. Il existe donc des pleurs, des larmes, des lamentations intérieures. Ce sont les gémissements que l'Esprit pousse en nous, des gémissements inénarrables, inexprimables.

C'est donc une prière qui vient de plus loin que nous. C'est la prière de cet Esprit qui habite en nous et qui nous change inté­rieurement. C'est, en d'autres termes, cette puissance de résurrection qui veut à tout prix se manifester. Et elle va se manifester sous forme de prière intense, mais une prière qui est encore prisonnière et qui gémit. Alors, elle gémit.

Saint Benoît nous dit que cette prière, elle est le fruit d'un coeur habité par la componction. C'est un coeur, nous l'avons vu ça aussi, qui est dans des épines. Et ces épines blessent ce coeur. Et en le blessant, elles le font sai­gner. C'est un sang qui doit sortir et qui est un sang impur. Le véritable sang, le sang spirituel, lui, il circule. Mais il y a comme un sang stagnant, comme un sang en voie de coagulation ; et c'est ce sang que la componction va faire sortir.

 

J'emploie ici une autre image, l'image du sang, parce que ça saigne, on est dans les épines. Mais c'est cela, vous voyez, la componction du coeur. Saint Benoît parle plutôt, lui, de larmes ou de pleurs. C'est donc quelque chose qui doit sortir de nous, et qui doit nous purifier. Il paraît, et c'est certain d'ailleurs, que les larmes soulagent, que les larmes purifient quelqu'un. Il y a quelque chose qui doit sortir, même une sorte d'étreinte ou d'angoisse psychique, psychologique. Elle va se dégager à l'aide des larmes.

Eh bien, nous avons le même phénomène au plan spirituel. Je disais aussi que tout ce qui se passe en nous et autour de nous est symbole, est signe d'une réalité plus profonde, qui est notre naissance à notre être éternel. Il faut donc derrière les paroles de Saint Benoît ou d'un autre auteur monastique, voir toujours la réalité mystérieuse, cachée. Ils doivent, pour l'exprimer, utili­ser des mots que tout le monde comprennent. Mais ces mots ne doivent pas né­cessairement être pris littéralement comme s'il fallait commencer à pleurer et se lamenter ; ça peut arriver d'ailleurs !

Il y a le fameux don des larmes. Mais enfin, je pense que ça s'est quelque chose d'assez spécial comme des stig­mates et tout ça. N'allons pas nous imaginer maintenant que nous le possédons, et comme le dit  Saint Benoît, perturber toute une communauté ! Non, dit-il, pas de tout ça, de l'ordre, pas de bruit, un silence ; mais à l'intérieur de dans notre conscience, pleurons notre état.

 

Alors, par ces brèches qui vont s'ouvrir dans la carapace de notre égoïsme, l'air, le souffle spirituel va commencer à pouvoir souffler. Il va pouvoir aérer. Il va évacuer les miasmes empoisonnantes qui sont à l'intérieur de nous. Et petit à petit, il va prendre la place, et nous donner un coeur pur. Un coeur pur, est un coeur qui n'a plus de carapace.

Voici encore une autre image. Ces larmes, ces pleurs ont un effet émollient. Cela veut dire qu'ils ramollissent. Ils ne vont pas seulement fissurer la cara­pace, mais ils vont la faire fondre. Elle va s'amollir et elle va se dissoudre. Il n’y en aura plus. Nous aurons alors un coeur tendre.

C'est le coeur de Dieu. Dieu a un coeur tendre. Dieu est LE tendre. On dit parfois : Dieu plein de tendresse et de pitié. C'est cela ! Mais ne voyons pas la tendresse comme quelque chose un peu de trop … je ne dirais pas féminine, non, Dieu est féminin autant que masculin, mais quelque chose un peu de trop éthéré. Non, il y a là une véritable émotion, quelque chose de tendre, quelque chose donc de vulnérable. C'est un coeur qui laisse pénétrer en lui l'extérieur, donc la misère des autres. La douleur, la souffrance, les problèmes des autres pénè­trent dans ce coeur; Il n'y a plus d'égoïsme, et ça entre parce que ça est porté par le souffle de l'Esprit.

 

Et voila ce que Saint Benoît essaye de nous rappeler pour le carême. Et il nous fait découvrir aussi qu'il y a en nous, qu'il y a en moi, un homme ancien qui, lui, prend plaisir au péché. N'ayons pas peur de le dire, le péché étant tout ce qui me plait ; ça me plaît, ça m'arrange, moi ! Donc, ça m'est bon, donc j'y trouve une satisfaction et mon plaisir. Tant pis pour les autres et tant pis pour Dieu ! C'est comme ça pour moi, et puis c'est bon ; ça doit être comme ça pour tous les autres, pour tout le monde. Et si ce n'est pas comme ça pour les autres, si ça ne les arrange pas, eh bien tant pis pour eux. Et ça c'est l'homme ancien !

Et puis à côté de ça, il y a l'homme nouveau. L'homme nouveau, lui, c'est un homme qui prend plaisir à la volonté des autres, à la volonté de Dieu d'abord, mais aussi à la volonté des autres. C'est une fameuse gymnastique, un fameux retournement ! Mais, et l'homme nouveau et l'homme ancien, ce sont les deux faces d'un même homme ; ça se rencontre à l'intérieur de moi. Et c'est cet antagonisme et cette lutte toujours entre les deux qui fait que je suis un homme déchiré.

Je suis déchiré, je suis écartelé, et je sens bien qu'il y a une partie de moi qui doit mourir. La mort, qui a été déjà réalisée en germe dans le baptême, elle doit maintenant devenir une réalité. Cet homme ancien doit disparaître. Et comme je le disais samedi, le plus promptement et le plus proprement possi­ble, sans trop crier. Alors l'homme nouveau, lui, il va pouvoir grandir, l'homme nouveau déposé aussi en moi en germe au moment du baptême. Et il doit me prendre tout, cet homme nouveau étant en moi cette résurrection qui s'achève.

 

Voilà encore une nouvelle image pour dire en quoi consiste cette prière avec larmes. C'est le vieil homme qui pleure parce qu'il doit mourir ! C'est l'homme nouveau qui pleure parce qu'il ne vient pas assez vite au monde ! Voyez, c'est tout ce drame qui se joue à l'intérieur.

 

Mais voilà mes frères, une petite présentation de notre prière du carême. Elle doit être comme ça toute l'année, naturellement. Mais nous devons essayer de remonter nos mécanismes spirituels pendant ce temps du carême. Et Saint Benoît va nous y aider aussi à l'aide de la Lectio.

Mais si vous le voulez, nous verrons ça demain car il est déjà temps d'aller à l'église, pour intérieurement, au plus profond de notre être, là où l'Esprit nous travaille, gémir en attendant ineffablement notre totale délivrance.

 

Chapitre : Carême 1980.                          04.03.80

6.  La lecture de carême.

 

Mes frères,

 

Quand Saint Benoît parle de la Lectio, il s’agit naturellement de la Lectio Divina. Et il est remarquable chez Saint Benoît, de voir qu'il fait débuter l'année de lecture avec le commencement du carême. In caput Quadragesimae, 48,39, dit-il, à la tête, au commencement du carême, on doit remettre à chaque frère un livre qu'il doit lire en entier et par ordre. Donc, sans sauter les chapitres ; ça ne m'intéresse pas, bouf, je saute au dessus. Non, il doit tout lire. Mais cela ne veut pas dire qu'il doit avoir terminé avant la fin du carême. Non, c'est la lecture de l'année.

C'est donc important de voir qu'on commence, chez Saint Benoît, au début du carême. Voyez, il y a une année liturgique qui va commencer au début de l'Avent, et il y a une année de reprise de la lutte qui va commencer au début du carême. C'est l'époque où les rois commençaient à sortir pour faire la guerre. Vous vous souvenez ? En hiver, pas de guerre dans l'Ancien Testament. Puis, il y a un moment où les rois se remettent en guerre, c'est au printemps.

Il y a là une petite note qui nous montre que la Lectio doit être une arme de guerre entre nos mains. Auparavant,vous le savez, existait, dans les monastè­res et ici, ce qu'on appelait la lecture de carême. Elle durait en fin d'après­-midi une demi-heure, trois-quarts d'heure même, mais le dernier quart d'heure pouvait être consacré à l'oraison. On nommait des circateurs, tout à fait comme dans la Règle de Saint Benoît, qui devaient aller voir si tout le monde était occupé à la lecture.

 

C'était très beau ! Mais c'était tout de même une littéralité un peu exagé­rée et d'ailleurs pas tout à fait correcte de la Règle de Saint Benoît. On a supprimé tout ça. Mais comme on dit toujours : qu'a-t-on mis à la place ?

Eh bien, on n'a rien mis à la place. On a fait confiance aux frères en se disant : Mais voilà, maintenant ils sont grands assez. Ils vont donc intensi­fier leur Lectio Divina pendant toute la journée, ça ne va pas seulement être pendant tout le carême, mais cela va être pendant toute l'année. Mais ça ne veut pas dire que tous les jours ils vont avoir leur demi-heure de lecture à un tel moment. Non, mais ils vont faire leur lecture avec plus de coeur, avec plus de sérieux.

 

C'est un peu utopique, des choses pareilles! Car on va se dire : ah mainte­nant il n'y a plus de lecture régulière. Donc on va encore rester un peu à son travail ! C'est comme ça dans les monastère où on a supprimé l'oraison, la demi-heure du matin et le quart d’heure de l'après-midi. Oui, ils sont assez grands mainte­nant, chacun trouvera son temps d'oraison dans la journée ! Et ça va bien huit jours, quinze jours, chez les meilleurs ça va bien un mois, pour l'un ou l'autre ça peut durer jusqu'à la fin de la vie. Mais disons alors que le grand flot ne fait plus oraison du tout !

Alors attention à la Lectio ! Ce n'est pas parce qu'on a supprimé cette Lecture de carême que nous ne devons pas reprendre, maintenant pendant le carême, notre lecture bien en main, essayer de réfléchir encore à ce qu'elle est, et puis la pratiquer. Car la Lectio est quelque chose d'important. Nous avons eu, l'année dernière une belle lettre du père Abbé Général à ce sujet. On en a parlé longuement ici. Et je voudrais simplement rappeler une chose dont lui n'a pas parlé.

 

C'est que Saint Benoît dit quelque part aussi ceci. Il dit en parlant de la lecture, ou plutôt de l'objet de la lecture qui est l'Ecriture Sainte, il parle de  medicamina scripturarum divinarum, 28,11. Il parle de médecine, ou des remèdes des Divines Ecritures, qu'il faut donc appliquer sur les plaies, sur les blessures des moines malades, et ça peut les guérir ! La Parole de Dieu est donc un médicament qui dans la lecture va se prendre par voie buccale. Attention ! Un moine, à l'époque de Saint Benoît - et essayons que ce soit encore comme ça maintenant - ne lisait pas avec les yeux. Il ne parcourait pas des yeux un texte. Non, un moine lit avec sa bouche. C'est sa langue qui fonctionne, ses lèvres, sa mâchoire. Il articule tout, il prononce tout. Il le mâche, il le mastique, il le réduit en bouillie ; et puis il l'avale il le digère, il l'assimile à sa substance spirituelle. Et alors, il devient lui-même Parole de Dieu.

Et son oratio, sa prière, donc ce qui maintenant va sortir de sa bouche et qui va être lancé vers Dieu, ce sera vraiment une Parole de Dieu. C'est l'Esprit qui alors va, réellement, par des gémissements, prier dans l'homme. Il faut être très concret. N'allons pas tout de suite imaginer des expé­riences mystiques extraordinaires. Non, c'est la Parole ingurgitée qui nous fait devenir Parole. Et alors, sans même que nous le sachions, nous prions, et c'est l'Esprit plutôt qui prie en nous. Voyez alors quelle arme c'est pour lutter contre ces influences mauvaises qui essayent de nous pervertir, ou de nous faire dévoyer, ou même de nous faire mourir.

 

Il y a encore ceci qu'on trouve - c'est tout à fait courant - dans le monde monastique ancien : c'est que ces Paroles cueillies au cours de la Lectio deviennent aussi des armes défensives cette fois-ci, de véritables armes contre les pensées, pensées diaboliques, pensées mauvaises, toutes les pensées qui de notre coeur montent en nous dans notre intellect, ou bien qui viennent de l'extérieur.

C'est ce qu'on appelle la réplique, ou l'antiréthique. Le Christ lui-même était un expert. Le démon lui dit : Voilà, tu as faim, et tu as là des pierres. Eh bien, si tu es le fils de Dieu, mais qu'est-ce que c'est pour toi alors mais qu'elles deviennent du pain ! Et puis tu manges et puis tu es bien. Alors le Christ dit : Oui, mais il est écrit : L'homme ne vit pas seulement de pain, mais aussi de toute Parole qui sort de la bouche de Dieu ! Voyez la réponse, la Parole puisée dans la Lectio qui est relancée comme un trait pour détruire la suggestion diabolique.

Et le démon dira encore : Voilà tous les royaumes, là, c'est à moi tout ça. Et je te les donne si tu m'adores ! Ah oui, dit le Christ, mais il est écrit : Tu n'adoreras que le Seigneur ton Dieu. Puis alors le démon prend lui aussi la Parole de Dieu pour attaquer : Mais Dieu a dit à ses anges, si tu te jettes en bas du temple, de te porter dans leurs mains. Regarde un peu comme c'est bien ! Ils te déposeront comme ça, jus­que sur le sol. Regarde un peu quel spectacle ! Imaginez un peu ça ! On se jetterait en bas d'un building à Bruxelles, et on descendrait comme ça tout doucement...et les anges qui vous porteraient ! Mais alors il répond : Mais il est écrit aussi : Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu. C'est cela la réplique !

 

Nous ne sommes plus experts, nous, en ce genre de combat, parce que nous ne sommes pas éduqués à cela. Mais ça ne fait rien. Nous devrions tout de même lors­que la pensée est là, lorsque le trait diabolique est là, pouvoir toujours dans notre réserve de Lectio opposer quelque chose. C'est ça la lutte contre les pensées chez les moines, la plus terrible de toutes. Et c'est à l'occasion du carême que nous devons essayer de nous roder de nouveau dans cette discipline, si nous nous sommes laissés quelque peu aller.

Mais ça demande un travail ! Saint Benoît dit : operam dare. Et ça veut dire que il faut …. mais voilà, il faut faire un effort, quoi ! Il faut faire un effort. C'est un travail dur. Mais cet effort là, c'est un acte d'amour, parce que nous savons très bien pourquoi nous sommes venus ici, nous savons qui nous a appelés, nous savons ce qu'il nous réserve. et nous pouvons bien à l'occasion de ce carême essayer de reprendre la lutte car encore une fois, nous ne sommes pas seul. Nous avons le Christ en nous, nous avons l'Esprit qui est avec nous, et puis nous avons alors toute la con­grégation des frères. Et lorsque un parmi les frères est plus fort, c'est toute l'équipe qui est plus forte.

 

Chapitre : Carême 1980.                          08.03.80

7.  Orationes peculiares.

 

Mes frères,

 

A propos de notre entraînement du carême, Saint Benoît nous parle encore d'un petit supplément que nous devons ajouter à la charge habituelle de notre service. Et ce sont, dit-il, des orationes peculiares, 49,13, des prières particulières. A un autre endroit, il dit ce qu'il entend par ce genre de prières.

Ce sont des prières de peculiariter, 52,6, c'est à dire chacun en son particulier, au bien  secretius, 52,8, an dira plus en secret. C'est à l'in­térieur du coeur. On est là tout seul avec Dieu et an lui parle dans le silence. Lui seul l'entend. Et il se noue entre les deux, il se crée une intimité qui n'est peut-être pas plus profonde, mais qui est d'une autre qualité, d'un autre genre que celle qu'an pourrait trouver au cours de l'Opus Dei chanté en commu­nauté.

Saint Benoît nous dit que nous devons pendant le carême nous entraîner davantage à ce genre d'oraison. Cela signifie que nous devons aiguiser, affûter cette arme de la prière qui nous permet de lutter contre notre égoïsme, donc cette carapace qui nous étouffe à l'intérieur de nous-mêmes.

 

Un moine achevé, vous le savez aussi bien que moi, c'est un homme qui vit en état de prière, sa prière est perpétuelle. Il a toujours l'oeil ouvert pour voir Dieu. Il a toujours l'oreille attentive pour entendre les Paroles que Dieu lui adresse. Et alors il entre - on ne le répétera jamais assez - dans le vou­loir de Dieu, un vouloir qu'il contemple aussi bien qu'il le reçoit. Et petit à petit cet homme se transforme. Il devient un autre Christ et il peut vraiment collaborer efficacement au travail que Dieu lui confie.

Saint Benoît est aussi attentif à ce genre de chose. Naturellement il en parle, lui, et avec raison, pour le moine arrivé au sommet. Il en parle à propos du 12° degré d'humilité, où nous voyons qu'il décrit le moine qui est toujours en état de prière. Il dira ceci et voyez comme ça se rapporte, c'est très proche de ce que Saint Benoît nous dit à propos du carême. Mais vous voyez, nous sommes des hommes faibles, nous ne sommes pas encore arrivés au sommet de la perfection spirituelle.

Alors Saint Benoît dit : Mais pendant le carême, entraînons-nous, essayons, avançons un petit peu, affûtons cette arme qui nous permet de nous oublier pour entrer en Dieu. Il dit du moine au 12° degré d'humilité : dicens sibi in corde suo semper, 7,173. Voila un homme qui répète, qui se dit à lui-même dans son coeur, et toujours. Et que dit-il ? Oh ! Seigneur, dit-il, je ne suis pas digne mai, moi qui ne suis qu'un pécheur, mais de lever les yeux vers toi qui es au ciel.

 

Vous avez là un modèle de cette prière avec pleurs, avec larmes, avec san­glots, avec gémissements. Et cette prière est toujours latente dans le coeur de ce moine. Elle n'est pas toujours exprimée avec ces mots, mais ces mots-ci jaillissent du coeur de temps en temps. Et ils sont là, ils viennent quasi naturellement. Saint Benoît dira ailleurs : naturaliter, 7,183, pour cer­taines choses. Et ça vient parce que le fond est là, le fond d'un homme qui est toujours, mais toujours en état de prière.

Toujours, dit Saint Benoît ! Ecoutez un peu : à l'oeuvre de Dieu, à l'ora­toire, dans le monastère (donc dans les bâtiments claustraux), au jardin, en route - en route, donc ça veut dire lorsqu'il se rend à la clinique ou lors­qu'il en revient. Je prends cet exemple là puisque nous avons parmi nous des malades - au champs, au jardin, partout, dit-il, absolument partout, qu'il soit assis, qu'il marche, qu'il se traîne, debout ! Voilà !

Donc, ça veut dire, Saint Benoît entre dans tous ces petits détails pour bien signifier qu'il n'y a pas de moment, qu'il n'y a pas de lieu où ce moine ne soit pas en état de prière.

 

Eh bien vous voyez, mes frères, qu'il y a là quelque chose qui est extrê­mement attirant. A propos de cette prière, Saint Benoît dira aussi : si quelqu'un veut s'adresser à Dieu de façon plus intime, eh bien, qu'il entre tout sim­plement à l'oratoire et qu'il y prie. Mais,  non clamosa, 52,11, donc sans crier, tout se passe encore dans le secret de son coeur.

            Et ici mes frères, je voudrais signaler une petite chose qui me peine un petit peu, un peu ! Enfin, vous savez, ce peu est relatif. Et c'est que le dimanche, le dimanche dans l'après-midi - je dis les choses tout simplement - je vais à l'église un bon bout de temps. Un petit temps après-midi, voilà je vais là pour secretius orare, 52,8. Or, depuis le temps que je fais ça, je ne trouve jamais qu'un seul et unique compagnon.

Je peux bien le dire parce que tout le monde le sait, c'est le Frère Gérard. Et parfois j'en ai vu un autre, mais je ne cite pas son nom pour ne pas le faire rougir jusque derrière les oreilles. Mais je lui ai dit en privé, et il le sait. Mais pour le reste, une église VIDE ! Un dimanche après-midi ! Voyez, il y a là quelque chose qui ne va pas.

 

Mais on peut dire : C'est vrai, mais Saint Benoît dit qu'on peut prier par­tout. Voilà, en se promenant au jardin, assis, debout. Oui, c'est vrai, c'est vrai, d'accord, MAIS il y a tout de même dans le monastère un endroit, un endroit qui est plus spécialement réservé à la prière, et c'est l'oratoire, c'est l'endroit où l'on prie. Et c'est là que Dieu réside. Il est là. Et est-ce que ça ne lui ferait tout de même pas plaisir si un jour comme le dimanche on allait lui rendre une petite visite. Qu'il arrive une visite à l'hôtellerie, là il n'y a pas d'histoire, allez, on y court.

Mais on va dire : Avec Dieu, on est tellement habitué, et puis c'est Dieu, il est patient. Enfin il a toutes les qualités qu'il faut pour qu'on le laisse un peu tout seul. Oui, c'est vrai, mais enfin ? Je dois dire qu'il y a une vingtaine d'année ce n'était pas comme ça. Il y a une vingtaine d'année, on pouvait aller à l'église, il y avait toujours quel­qu'un pendant les  intervalles ou bien surtout le dimanche.

Est-ce que, je dirais c'est peut-être depuis qu'on s'est habitué aux cellu­les, à avoir des chambres privées ? Et voilà, on est là, on prie tout aussi bien en chambre. C'est certain, c'est peut-être une habitude qui se prend ? Et alors, il y a un danger qui s'introduit. C'est que notre recherche de Dieu, elle pourrait peut-être bien devenir trop intellectuelle, plus une affaire d'étude, une affaire de réflexion qu'une affaire de prière ?

           

La prière, c'est            …… il faut du courage pour pratiquer la prière, pour prier, pour aller à l'église et y prier. Et vous savez pourquoi ? Parce qu'il faut le courage de perdre son temps ! C'est tout à fait gratuit. Pendant qu'on est là, on ne fait rien ! On ne fait rien, on perd son temps, on est avec Dieu. Je pense que nous devrions essayer ! Naturellement il y en a qui ont du travail à ce moment là. Même le dimanche après-midi, il y a des travaux qu'il faut faire. Il faut être à la porterie, il faut traire las vaches, il faut pré­parer le souper ; enfin il y a des tas de choses. Mais il y a d'autres moments que le dimanche après-midi ?

Qu'est-ce que c'est après le travail, quand on a sonné, de passer deux ou trois minutes ? Voilà, ça se faisait auparavant, c'était régulier ! On sonnait la fin du travail, et dix minutes après, il y en avait toujours qui étaient là. Avant de revenir, de retourner au scriptorium, eh bien, on passait cinq minutes à l'église.

Voyez, je pense que c'est des habitudes qui se perdent. Et est-ce que nous ne pourrions pas à l'occasion du carême, essayer de les remettre un peu en vigueur ? Et ce serait aussi dans la ligne de ce jubilé de Saint Benoît, nous rapprocher de ce que lui conseillait.

 

Encore une petite chose. C'est ici à propos de la Visite Régulière. Oui, il y en a qui ont été alarmés et ils en ont parlé au Visiteur, de ce que j'avais évoqué qu'on supprime les adorations du Saint Sacrement, les expositions du Saint Sacrement. J'ai demandé comment cela se passait à Achel ? Il a dit que cela se faisait une seule fois par an, le jour de l'an, et puis c'était tout. Donc c'est une coutume, je pense, qui est assez propre à Saint Remy.

Mais voilà, il faut bien le dire, si ces adorations du Saint Sacrement un certain jour n'existe plus, elles se seront supprimées d'elles-mêmes parce qu'il n'y aura plus personne. Il ne faut pas l'oublier, c'est la seule et unique raison. Pourquoi laisser le Saint Sacrement là tout seul quand il n'y a personne ? Or c'est arrivé à la Noël dernière. C'est pour cela que j'ai tire la sonnette d'alarme.

Et depuis lors je dois dire qu'il y a un fameux changement. Dimanche soir, encore, à l'occasion de la récollection, il y avait mais vraiment beaucoup de monde. Au moins je suis certain, à un moment donné, la moitié de la communauté y était. Donc je pense que le Père Visiteur est tout à fait rassuré. D'ailleurs je pense qu'il a certainement dit à ceux qui lui en ont parlé que c'est quelque chose qui disparaît s'il n'y a plus personne.

 

Donc mes frères, si vous voulez bien, pour ces questions de prières, nous allons faire encore un petit effort et nous en serons les premiers bénéficiai­res après Dieu naturellement, qui lui nous a envoyé ici pour mener la vie con­templative. Cette vie qui est une vie de gratuité, qui est perdre son temps pour Dieu, quand naturellement on a du temps à perdre ! Ne pas se dire mainte­nant : Pendant le travail je vais à l'église...

 

Chapitre : Visite Régulière.                        09.03.80

      2. Chacun selon ses capacités.

 

Mes frères,

 

Aujourd'hui je vais vous parler d'une chose importante à propos de notre Visite Régulière et je vous demande de bien faire attention. Le Père Visiteur a constaté que notre communauté vit dans la Paix et la tranquillité parce que, dit-il, elle a trouvé son équilibre. Or cet équilibre qui engendre la paix naît d'une certaine vision des hommes et des choses. Vision qui se trouve dans le chef de l'Abbé, et qui de lui se répand dans tous les frères groupés autour de lui. Il dit :

 

Elle a trouvé son équilibre sous la direction du Père Abbé, autour du quel vous vous groupez et dont la direction et les soucis vous escortent chacun selon ses capacités. Et ainsi une certaine souplesse peut trouver place en ce qui concerne les façons de vivre et de vivre dans la mesure où naturellement cela ne constitue pas une gêne pour l'ensemble de la communauté. 

 

Donc mes frères, cette vision des hommes, c'est que chacun est vu dans la vérité de son être personnel. Et cette vérité est double. D'abord ce que chaque frère est personnellement et ce que chaque frère peut devenir personnellement. Ce qu'il est, c'est sa capacité personnelle. Dom Emmanuel dit :  chacun selon ses capacités. Et quelle est notre capacité ?

Il y a des qualités et des possibilités réelles. Mais il y a aussi des li­mites et des défauts réels. J'insiste, ici, sur le mot réel. C'est inscrit dans la nature de chacun. C'est déjà programmé au moment de sa conception. Il ne faut donc pas vouloir demander à tout prix à un frère ce qui n'est pas inscrit dans sa personne. C'est inutile !

Mais il y a aussi des qualités qui sont là, inscrites chez lui. Lui-même n'en a peut-être pas totalement conscience. Mais le regard de l'Abbé doit les dé­couvrir et doit aider à ce que ces qualités se développent, qu'elles arrivent si poss1ble à leur maximum d'intensité, de perfection.

 

Mes frères, nous ne devons jamais oublier aussi que nous sommes tous, moi comme les autres, affectés de handicaps, d'infirmités physiques et psychiques qui nous enferment dans des impossibilités, mais qui aussi peuvent étouffer, entraver, lier des potentialités qui sont présentes, mais qui à cause de ces infirmités ne parviennent pas à s'éveiller.

C'est aussi le rôle de l'Abbé de voir cela, d'en tenir compte et d'aider chacun des frères à sortir un peu, dans la mesure du possible toujours, de ce handicap qui l'habite. Mais ne l'oublions pas, ce handicap habite chacun d'entre nous, et je le répète, moi aussi.

Et je le faisais encore remarquer dernièrement à un frère, je me souviens duquel maintenant, il n'est pas bon qu'un Abbé jouisse d'une santé de fer. Pourquoi ? Mais parce que c'est un handicap. Il lui sera difficile alors d'entrer dans les infirmités des autres, n'en possédant pas en lui, ou bien ayant l'illusion de ne pas en posséder !

 

Donc mes frères, c'est cela : saisir, voir chacun dans la vérité de ce qu'il est, mais aussi le voir dans la vérité de ce qu'il peut devenir, ce qu'il peut devenir au plan naturel, ce qu'il peut devenir au plan surnaturel.

Au plan surnaturel, il peut devenir un saint. Il doit le devenir, quel qu'il soit. Ici, il y a le germe de vie divine qui est déposé en nous. Et si Dieu nous a retiré du monde pour nous amener ici, ce n'est pas pour nous faire vivre en serre chaude et construire des plantes fragiles, de ces plantes qui gran­dissent, qui deviennent trop belles, mais qui sont artificielles quoique vivan­tes.

Non, il veut faire de nous des saints à partir, encore une fois, de notre vérité réelle. Et ici, il y a dans l'Abbé un devoir, le devoir de tout espérer. Il peut rencontrer, avoir rencontré mille déceptions chez un frère, mais c'est peut-être la mille et unième expérience qui sera décisive et qui permettra à ce frère d'accéder dans le monde de la sainteté.

 

Pensez un peu, et ici je ne fais allusion à personne naturellement, mais c'est pour prendre un exemple extrême : vous aviez sur le calvaire, le Christ Jésus qui était crucifié. Et à côté de lui il y avait des bandits, mais d'au­thentiques ! Ce n'étaient pas des hommes qui comme le Christ étaient condamnés à tort. Non, et ils le disaient d'ailleurs : nous n'avons que ce que nous avons mérité.

Voilà donc des hommes qui ont causé à Dieu des déceptions toute leur vie. Mais à ce moment là, à ce moment là, un dit : Oui, voilà j'ai mérité ! Malgré tout ça, à cette minute-ci, souviens-toi de moi au moment où tu entreras dans ton Royaume.

Et alors, le Christ qui a osé attendre...Mais imaginons donc le Christ dans la situation dans laquelle il se trouve lui-même ! Et il dit : aujourd'hui, aujourd'hui, pas demain, mais tout de suite, tu seras avec moi dans mon Royaume. Oui, c'est cela, c'est donc cette espérance, cette espérance qui grandit sur l'amour, qui doit habiter dans le coeur de l'Abbé. Voilà ce que je veux dire : ce que chaque frère peut devenir.

 

Mais aussi, ce que chaque frère peut devenir au plan naturel. Il y a en nous des aspirations légitimes à un épanouissement humain indispensable pour que le divin puisse aussi se développer en nous. Il faut donc que l'Abbé voie chacun comme ça, dans ce qu'il peut devenir au plan de son épanouissement personnel naturel.

Donc mes frères, il y a une ligne de conduite que je m'efforce d'adopter. Et vous savez que c'est celle-là que je vous demande de suivre aussi. On peut la résumer dans une belle sentence de la Carta Caritatis : vivre una caritate, d'une seule et unique charité, d'une seule et unique Règle, mais selon des moeurs,  moribus, selon des moeurs semblables.

Cela veut dire, mes frères, que nous sommes tous habités par un même Amour, nous suivons tous une même voie vers un même objectif, mais chacun tel que nous sommes. Et c'est ce qui fait la beauté d'une communauté. Oui, la beauté d'une communauté, c'est la disparité des personnes, la dissimilitude des personnes, mais, mais toutes ces personnes vivant d'une même vie et aspirant à une même rencontre, celle de Dieu.

Mais tout cela alors, dans la mesure où ce n'est pas une gêne pour l'ensem­ble de la communauté, comme le rappelle le Visiteur. Car si jamais le comporte­ment d'un frère crée une gêne pour l'ensemble de la communauté, à cet endroit là commence à s'introduire le déséquilibre. Mais c'est que ce frère alors a quitté la route de la vérité qui habite en lui. Il se prend pour ce qu'il n'est pas.

 

Je ne fais pas allusion ici à de l'orgueil éventuel. Non. Mais ce frère est emporté par une illusion, par une apparence de vérité. Et alors il crée un trou­ble en lui et va donc communiquer un trouble autour de lui et affecter l'ensem­ble de la communauté. Il faut donc veiller à cela également. Auparavant, existait pour essayer de prévenir les choses de ce genre, le Chapitre des Coulpes et celui des Proclamations. A l'occasion de la Visite Régulière, il y en a un ou l'autre qui a demandé si on ne pourrait pas de nou­veau introduire un Chapitre des Coulpes et des Proclamations.

Je pense que ça doit venir d'un ou l'autre qui n'a pas connu ce temps là ! Il ne savait sans doute pas comment cela se passait. Et ça ne va plus, c'était devenu le formalisme à l'état pur, c'était un point du Coutumier, des US, et on l'appliquait comme ça ; voilà, parce que ça devait se faire tous les jeudis ou tous les mercredis, je ne sais plus si c'était ce jour là. Et on savait quand c'était son tour, et on passait quatre par quatre, ça ne va plus !

Mais je pense qu'il y a toujours ici, mes frères, un mode de correction fraternelle qui peut exister : correction fraternelle de la part de l'Abbé, qui, en public, ici, sans citer de nom, peut très bien faire une remarque qui est intéressante pour toute la communauté, mais qui touchera spécialement tel ou tel frère. Ou bien alors, entre quatre yeux en privé ; ou même les frères entre eux, discrètement attirer l'attention d'un autre sur une petite chose qui com­mence à ne pas aller. Et ça demande beaucoup de doigté mais c'est là aussi une des expression de cette una caritate, de cette charité qui nous habite tous.

 

Donc mes frères, en fait, ce que nous devons essayer de faire, ce que je fais dans la mesure de mes capacités, c'est de voir comme Dieu lui-même voit ! Mais cela requiert un fameux oubli de soi, oublier sa façon de voir égoïste. Ne plus regarder, ne plus juger, ne plus sentir humainement mais déjà voir, juger, sentir comme le Christ dont je suis le lieutenant parmi vous, voit, lui, en toute vérité.

Mais pour ça, il faut se vider de soi-même, et c'est dur, parce que ça demande une attention constante. Car le pécheur qui m'habite, le pécheur que je suis encore : cela veut dire l'égoïste, celui qui recherche la route la plus facile, celui qui a toujours en lui des tendances à l'autonomie, à l'autorita­risme, à tout ce qui fait qu'un homme à l'illusion d'être plus fort qu'un autre, et bien tout cela, il faut veiller sans cesse à ce que ça ne déborde pas en moi - et je parle de moi, ici - Mais comme le dit le Visiteur : Groupez autour de l'Abbé, il faut que ces dispositions d'oubli de soi et d'attention à soi partent de l'Abbé et passent dans tous les frères qui sont groupés autour de lui.

 

Il y a donc un courant d'Amour, mais un amour qui lui trouve sa source dans la vérité. Il faut que ce courant circule en tous. Mais vous comprenez bien, s'il n'est pas d'abord dans l'Abbé, il ne sera dans aucun des frères. Il faut donc que ce soit d'abord en moi, et puis alors qu'étant en moi, comme une sour­ce cela puisse déborder.

Or vous savez bien, vous le savez et je le répète ici combien de fois, et je le dis en privé aussi chaque fois qu'il y a une petite histoire à arranger : toujours voir les choses, voir les frères dans la vérité de leur être personnel. Voir ce qu'ils sont réellement avec leurs qualités, avec leurs limites, avec leurs impossibilités. Et puis alors, voir ce qu'ils peuvent devenir.

Mes frères, c'est cela qui dans notre communauté se fait déjà. C'est un constat du Visiteur. Ce n'est pas une illusion, on ne se prend pas pour ce qu'on n'est pas ! Non, lui le constate. C'est donc Dieu lui-même qui nous le dit. Nous devons donc remercier le Seigneur pour cette grâce qu'il nous fait. Et puis c'est un précieux et immense encouragement, car nous ne devons pas nous imaginer que c'est fini. C'est toujours perfectible. Cet équilibre, comme je le rappelais il y a quinze jours, est un équilibre fragile, précaire. Il y a des adversaires en nous et à l'extérieur de nous : les démons qui vont essayer de renverser cet équilibre ou de le troubler.

 

Voilà mes frères, je pense, un beau programme encore pour notre carême : c'est prendre d'avantage conscience de cette exigence de vérité ; et puis alors de sentir en nous un ressort qui se remonte et qui va nous donner une plus grande force encore pour achever l'oeuvre, le travail que Dieu a commencé en chacun d'entre nous.

Et ainsi nous pouvons retenir que la vérité, elle n'est pas en nous,  elle n'est pas dans nos façons de voir, de sentir, de juger, de vouloir, mais elle est en Dieu.

Et l'équilibre et la Paix seront toujours dans notre communauté, seront toujours en nous-mêmes d'abord, et puis dans notre communauté entière, si nous voyons les choses, les frères comme Dieu lui-même les voit. Et si alors nous vi­vons en accord avec cette vision qui est la vérité.

 

Chapitre : Carême 1980.                          11.03.80

9.  Le dépouillement.

 

Mes frères,

 

Le carême bénédictin, qui est un carême chrétien, comporte une note de dé­pouillement comme il convient. Saint Benoît dit : subtrahat corpori suo, 49,17, ce qui veut dire qu'il dérobe, qu'il subtilise. On sait bien que le corps ne se laissera pas faire. Il faut donc presque le rouler, le mettre en boite, le voler, lui prendre quel­que chose parce que le corps lui-même ne le cèdera pas ! C'est ça que veut dire subtrahat. Il ne s'en est pas encore aperçu, on lui a enlevé. Lors­qu'il veut l'utiliser, il ne l'a plus et alors il en prend son parti. Il crie un peu peut-être, mais finalement il se soumet.

C'est que la vie monastique, elle se joue sur un fond de dépouillement total. Saint Benoît ne mâche pas ses mots. Il dit : nihil omnino, 33,7, rien, absolument rien ! Il va plus loin que Saint Jean de la Croix. Saint Jean de la Croix est déjà un mitigé par rapport à Saint Benoît. Lui, il disait : rien, rien, rien, rien ! Saint Benoît dit aussi : rien, rien, mais il ajoute absolument. Ils ne leur restent rien, ni même leur corps, dit-il, ni même ce qu'ils pourraient vouloir, 37,8. Leurs désirs, comme traduit Monsieur Rochet. C'est cela les voluntates , ce vers quoi on se sent porté. Non, il faut re­noncer à tout cela.

Mais voyez un peu, il faut alors tout espérer d'un autre ! Mais c'est quel­que chose qui est un peu, du moins pour moi, un peu effrayant. Car voyez quels pouvoirs exorbitants sont accordés à l'Abbé sur les frères. C'est abso­lument rien, ni son corps, ni ses vouloirs et tout ; c'est à dire tout pour le corps, tout pour les vouloirs. On n'a plus rien en sa possession personnelle.

 

Mais voyez un peu ! Donc un Abbé ne peut s'approcher d'un frère, ne peut demander à un frère qu'avec un sommet, un maximum de respect, de crainte même ! Car ce frère en toute confiance lui a remis et son corps, et tout son intérieur. Voyez un peu ! Il faut penser à cela. On dirait parfois : Mais cet Abbé, il n'ose rien dire, ou bien il n'ose pas faire ceci, pas faire ça. Et je comprend qu'il y ait des Abbés qui aient peur, et tellement peur qu'ils en soient paralysés. Pourquoi ?  

Parce qu'ils sentent peut-être trop fort que s'ils se laissaient aller, ils pourraient exagérer. Et ça, l'Abbé est un serviteur. Il est le serviteur, l'esclave de tous. Mais un esclave qui a un pouvoir vraiment absolu sur les autres, un pouvoir qui lui vient d'ailleurs. Ce n'est pas lui qui a ce pouvoir, c'est Dieu qui a ce pou­voir sur les frères, mais à travers l'homme faillible qu'est l'Abbé.

Donc voyez un petit peu dans les rapports entre frères et Abbé, ces échanges de respect réciproque qui doivent toujours régner. Et pas à sens unique, hein, pas du frère seulement vers l'Abbé, mais aussi et peut-être d'avantage encore de l'Abbé vers le frère.

 

Et Saint Benoît est très fin psychologue. Il sait très bien que le corporel est révélateur du spirituel. C'est pour cela qu'il exige qu'on se dépouille de tout, d'abord au plan matériel. Car un arbre se reconnaît à ses fruits. S'il n'y a pas de fruits sur l'arbre, mais l'arbre est stérile. S'il donne de mauvais fruits, mais l'arbre est mauvais. S'il donne du bon fruit, mais c'est un arbre bon.

Maintenant pour nous : si je ne sais pas renoncer à ce qui me plaît, mais à ce qui me plaît corporellement, par exemple, si je ne sais pas renoncer à des friandises, si je ne sais pas renoncer à avoir en ma possession quasi libre des biscuits, des bonbons, du chocolat, ou que sais-je moi ? Je prends cet exemple là au hasard. Mais comment saurais-je alors renoncer à ce qui à l'intérieur de moi me plaît encore beaucoup plus que des friandises : mes façons de voir, mes façons de juger, mes façons de me conduire, mes façons de décider de ce qui me plaît et de ce qui ne me plaît pas ?

Voyez, Saint Benoît sait très bien que le spirituel est tributaire d'abord du corporel et du matériel. Et c'est pour ça qu'il est tellement dur pour ce qui regarde la pauvreté. Il faut voir tout ce qu'il accumule à ce sujet. J'en ai déjà parlé auparavant d'ailleurs, je m'en souviens.

 

Mais alors que nous voici pendant le carême, que pourrions nous faire ? Eh bien, il me semble que le carême est peut-être l'occasion rêvée de réviser la valeur de notre dépouillement. Où en sommes-nous pour ce qui regarde le dépouillement ? Ne parlons pas du dépouillement intérieur, mais de ce révéla­teur du dépouillement intérieur qu'est le dépouillement extérieur.

 

Est-ce que ce carême ne serait pas l'occasion de faire un inventaire de la cellule et de voir s'il n'y a rien d'inutile, ou rien qui n'aurait pas été .... enfin permis, comme Saint Benoît dit ? Il ne faut rien introduire chez soi, dit-il, sans l'accord de l'Abbé, du père spirituel. 33,3. Eh bien alors, faire l'inventaire de la cellule et si on découvre des choses qui se sont accumulées là, presque insensiblement, pendant le courant de l'année, eh bien, liquider tout ça. Voilà, le liquider.

Mais où le liquider ? Mais on le liquide chez le cellérier. Il pourra peut-être tout contant le redistribuer. Il y en a peut-être qui ont besoin de ceci ou cela, et lui doit acheter dehors ; et ça traîne peut-être dans la cel­lule d'un frère qui ne s'en sert pas ? Donc, faire une fois l'inventaire et alors repartir à zéro, omnino rem, à absolument rien. Mais je ne veux pas dire maintenant qu'il faut entrer dans une cellule vide. Ce n'est pas ça que je veux dire.

Mais il y a des choses dont on pourrait très bien se passer. Il y a des choses qui sont là, qui se sont accumulées. Eh bien voilà, faire l'inventaire et liquider tout ça, un peu comme on nettoie. Le nettoyage ici se fait chaque semaine. On va nettoyer les toilettes, on nettoie la cuisine, on nettoie le scriptorium ici, autrement la crasse s'entas­serait, et puis on voit des choses et on les liquide. Donc faire un peu ça, le carême est le temps rêvé.

 

Voilà mes frères, je vous propose cette opération nettoyage. Et je pense, comme c'est l'année de Saint Benoît, nous n'aurons pas trop de pincements de coeur lorsque nous devrons nous débarrasser d'une petite chose ou l'autre.

 

Chapitre : Carême 1980.                          12.03.80

      10. Le partage.

 

Mes frères,

 

Le dépouillement auquel nous invite Saint Benoît, ce dépouillement que nous devons renforcer au cours du carême, n'est pas une fin en soi. Il vise à créer en nous le désencombrement. Il vise à nous rendre plus léger, plus souple, plus rapide dans notre course vers Dieu. L'idéal, ce serait d'arriver à ce que les anciens appelaient la nuditas, être entièrement nu, ne plus avoir rien à porter que le poids de sa propre chair, une chair qui s'émacie, une chair qui devient quasi transparente et qui permet alors à l'Esprit de Dieu de faire du moine ce que bon lui semble.

 

Voilà, c'est vers un tel idéal que nous achemine Dieu. Voyez, ce sera arrivé un jour, lorsque nous disposerons plutôt de notre corps spirituel. Mais ne nous évadons pas dans des vues un peu chimériques, restons les pieds sur terre. Rappelons-nous, on l'a lu à l'0ffice de nuit il y a un jour ou deux, c'est que ce dépouillement, cette nudité que nous créons en nous débarrassant du superflu, de l'inutile, il ne sera vrai que si ce que nous abandonnons est cédé à d'autres qui, eux, peuvent en avoir besoin. Ce qui est inutile pour moi  est peut-être très utile à un frère. Le super­flu, mon superflu est peut-être nécessaire à l'extérieur du monastère. Il faudra donc pratiquer ce que dans le jargon d'aujourd'hui on appelle le partage.

Il y a le carême de partage, on en parle beaucoup. Il y a même le carême de partage réservé aux religieux ; ça veut dire que les organismes qui groupent en leur sein tous les religieux de Belgique demandent que ce qui aurait été récupé­ré ou épargné pendant la période de carême, leur soit cédé. Et alors, ce sera envoyé à des religieux dans des pays qui sont dépourvus de ressources.

Auparavant an parlait plutôt d'aumônes et de miséricorde. Si mon coeur n'est pas sensible aux besoins, à la misère des autres, mais le dépouillement auquel je vais me livrer à l'occasion du carême, ne sera peut-être pas trop pur, ça pourrait être une recherche de moi très subtile ! Il faut donc que le détachement que je manifeste à l'endroit de ce que je possède soit le signe, l'expression d'un détachement intérieur vis à vis de ma propre personne.

 

Je m'oublie pour penser à la misère des autres, à leurs besoins, pour m'épancher en eux, pour les accueillir aussi en moi tels qu'ils sont avec le poids que eux doivent porter. Je suis peut-être plus fort qu'eux ? Alors je peux les aider. J'ai de trop et il leur en manque, et je leur donne. Mais pas seulement de mon superflu ma­tériel, mais aussi de mon superflu spirituel, de mon amour, de ma bienveillance.

Il y a des gens dans le monde, dans les monastères aussi, tous nous sommes ainsi naturellement plus ou moins, mais surtout dans le monde aujourd'hui, des gens qui meurent de ne pas être aimés. Il y a des situations indescriptibles, incroyables. Régulièrement j'en entends raconter. On se demande : mais comment est-ce possible aujourd'hui ? Et ça se trouve dans des ménages, des enfants, des pa­rents, des employeurs avec des ouvriers, enfin des choses ! Pourquoi ? Parce que il y a des frustrations au plan de l'amour. On n'est pas aimé ! Et n'étant pas aimé, on ne sait pas aimer soi-même.

Voilà mes frères ! Nous devons penser à cela. Aujourd'hui nous sommes très avertis de la misère qui règne dans le monde. Je parle ici, maintenant je re­viens à la misère matérielle. Les revues en parlent, les journaux en parlent, c'est sans arrêt. Ici aussi c'est à ne pas croire les situations qui existent. Enfin vous les connaissez aussi bien que moi.

 

Mais ne courons même pas au loin, n'allons pas en Afrique, en Asie ou en Amérique du Sud. Restons ici dans nos régions. Il ne se passe pas de semaines que ne se présente ici à l'Abbaye, soit en personne, soit par correspondance encore plus souvent, des situations vraiment à ne pas croire. Je pourrais vous raconter des histoires. Et je l'ai déjà dit à d'autres encore ; ceux qui sont les causes, l'origine de situations pareilles devraient aller en prison pour une durée indéterminée.

Vraiment comme le débiteur qui devait 50.000.000, vous vous souvenez il y a un jour ou deux dans l'Evangile, jusqu'à la fin mon ami, pour rembourser tout cela ! Des injustices sociales incroyables et qui mettent alors des familles entières dans la misère, mais une misère à ne plus pouvoir vivre. Eh bien c'est ça qu'on appelle le quart monde.

 

Il y a des personnes qui ne savent pas s'adapter à la complexité de la vie sociale d'aujourd'hui. Vous n'avez idée comme ça devient de plus en plus difficile ! Et s'il vous manque un papier, ou si le papier n'est pas correctement rempli, vous perdez tout de suite le droit aux allocations de chômage, aux in­demnités de mutuelle, aux indemnités d'accidents ; et vous êtes là !

Et alors pour récupérer tout cela, ce sont des démarches avec de nouveaux papiers ; et puis voilà, c'est le cycle qui recommence, c'est la boule de neige et il n'est plus possible d'en sortir. Pourquoi ? Parce que les gens, beaucoup maintenant ne sont pas éduqués à cela. Il y en a qui ne savent pas lire. Il y en a qui savent à peine, qui ne savent pas écrire. Il ne faut pas courir très loin. Il y en a ici à Rochefort, nous en connaissons. Et voyez alors !

Eh bien mes frères, ces misères là, elles viennent ici crier au secours à notre porte. Et nous ne pouvons pas dire : Il y a beaucoup d'exploiteurs ! C'est vrai, il y a des exploiteurs là-dedans. Mais ces exploiteurs-là, comment en sont-ils arrivés là ? Et pour deux, trois exploiteurs qu'on reçoit, on ne peut pas laisser tomber ne fut-ce qu'un seul pour lequel c'est très sérieux.

 

Voilà mes frères, tout cela pour vous dire que ce dépouillement auquel nous nous livrons maintenant pendant le carême, eh bien, ça doit partir hors d'ici, ça doit être transvasé, transféré à des personnes qui sont dans le besoin. Et ce n'est pas seulement pensant le carême, mais ce doit être ainsi pendant toute l'année.

Et pensons encore à ceci : c'est que le carême nous rappelle que nous sommes pauvres, c'est à dire que nous devons vivre pauvrement. Oh je sais bien, on pourrait presque maintenant se payer ce qu'on veut. Mais NON, vivons de ce qui nous est nécessaire, pauvrement, simplement, sans exigence, comme le dit Saint Benoît. Contentus, 7,132, on doit être contant, satisfait de ce qu'on reçoit et ne pas ennuyer la communauté, ni le cellérier, ni l'Abbé avec des super­fluitates, 36,8, avec des exigences abusives, comme le traduit ici le nouveau texte. C'est très bien traduit, abusives ! Non n'est-ce pas, il ne faut pas !

Au contraire, notre superfluum, ce qui déborde un peu de nous, eh bien laissons-le partir. Ce sont des petites ri­goles qui vont servir à abreuver, à désaltérer, à faire vivre des frères en hu­manité, qui eux attendent cela.

 

Et alors aussi mes frères, non seulement vivre pauvrement, mais avoir le souci du pauvre. Et pas seulement le souci du pauvre qui vit en dehors des murs, mais aussi le souci du pauvre qui vit parmi nous. Or nous sommes tous plus ou moins pauvre. Ayons donc un coeur généreux, généreux pour aider, généreux pour donner, généreux pour s'aimer.

 

RETRAITE ANNUELLE 1980                      15.03.80

Ouverture de la retraite par Dom Hubert.

L’idéal monastique chez Saint Benoît et à Cîteaux.

 

Mes frères, notre retraite annuelle est ouverte.

            En cette année où nous fêtons le XV° centenaire de notre Père Saint Benoît, elle va revêtir une forme particulière, in­habituelle, originale. Elle sera une mise en commun d'expérien­ces, de réflexions, de questions, de soucis, d'espoirs aussi. Et nous l'abordons dans les dispositions les meilleures : accueil, écoute, humilité, gratitude. Ce sont des frères qui vont s'adres­ser à des frères en toute simplicité, avec confiance. Nous ne devons pas attendre des révélations extraordinaires, mais plu­tôt des fruits de vie. Qu'il y ait plus de vérité, qu'il y ait entre nous plus de charité, que nous soyons saisis par l'Esprit de Dieu avec plus de force, de façon à devenir sous son influx plus souples et plus lumineux. Lumineux pour notre Dieu qui nous a appelés et lumineux aussi les uns pour les autres.

 

Dès le 1° janvier, nous avons décidé de placer cette année jubilaire sous le signe de la lumière et de nous rapprocher, autant que faire se peut, de l'idéal poursuivi par les fonda­teurs de Cîteaux, à savoir : vivre une spiritualité du désert dans le cadre de la Règle de Saint Benoît. Cet objectif peut se condenser dans cette formule : devenir un seul Esprit avec le Christ, Lumière du monde. Le moine est un homme qui veut deve­nir léger, diaphane et invisible.

 Léger de façon à acquérir une certaine apesanteur pour que l'Esprit de Dieu puisse jouer li­brement avec lui et en lui. Diaphane, atteindre la transluci­dité, de façon à n'opposer aucun obstacle à la transmission, à la diffusion de la Lumière divine qui nous habite. Et aussi devenir invisible ; se laisser travailler jusqu'à une totale divinisation, et ainsi échapper aux regards investigateurs, curieux, des yeux charnels.

Le désert, dans lequel le moine s'enfonce, est le symbole de cette invisibilité à laquelle il désire parvenir. Les yeux des hommes charnels sont incapables de percer le secret de cet homme, qui demeure inconnu tout au­ tant que le Christ qui pourtant, homme, vivait parmi les hommes.

 

Mes frères, ce que je dis là est très vrai et très beau. Et çà nous fait comprendre la raison fondamentale de la clôture monastique qui n'est pas de nous mettre à l'abri d'influences perverses venant du monde. Non, c'est de nous faire goûter, fut-ce au plan symbolique, l'état final qui sera le nôtre, espérons-le. Je vous l'ai déjà dit bien souvent : tout, dans notre vie, est symbole d'autres réalités qui demeurent, cel­les-là ; des réalités éternelles.

Et cet état que je viens de décrire en quelques mots, je le vois pour ma part réalisé dans une expérience faite par Saint Benoît et rapportée par son bio­graphe Saint Grégoire. Il est dit qu'au cours d'une nuit, Saint Benoît vit le monde entier rassemblé dans un rayon de lumière. C'est l'indice d'un état atteint par notre Saint. Benoît était, à ce moment-là, entièrement christifié. Devenu lumière dans le Christ, il voyait la lumière de la divinité. Habité par le Verbe de Dieu, il travaillait avec ce Verbe de Dieu à la créa­tion et à la rédemption du monde. Possédé lui-même par la puis­sance de Dieu et la possédant, il tenait sous son regard et dans sa main l'univers entier.

Rappelez-vous l'hymne de Saint Paul, tout est à vous, dit-il, et il détaille, puis il conclut : et vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu. Voilà l'état atteint par Saint Benoît et, dans ces conditions, il pou­vait voir l'univers entier dans un seul rayon de Lumière. Saint Benoît était ainsi un fils de Dieu achevé ; la puissance de la résurrection avait triomphé en lui. Il était devenu un homme nou­veau, entré dans la vie éternelle. N'oublions jamais ce qualificatif de nouveau que les premiers cisterciens appliquaient à leur monastère ; c'était en référence directe à l'homme nouveau que leur avait annoncé Saint Paul, cet homme déjà entré dans l'éternité.

 

Ici, mes frères, encore un détail : notre voeu de stabilité par le­quel nous nous engageons à demeurer jusqu'à notre mort en ce lieu et dans cette communauté, ce voeu de stabilité est, lui aussi, le signe d'autre chose. Il est le signe et le symbole de la vie éternel­le à laquelle nous espérons accéder ; une vie éternelle que nous pos­sédons déjà en germe. Mais il faut que cette vie devienne notre vie, que le mortel soit absorbé dans l’éternel, que le charnel soit absorbé dans le spirituel ; la vie éternelle où l'homme goûte l'im­mobilité, le repos, la tranquillité, la paix, mais aussi une effica­cité suprême en Dieu.

L'idéal monastique, mes frères, n'est donc pas la conquête d'une perfection d'ordre moral, comme si je pou­vais devenir un homme sans défaut. L'idéal monastique est aban­don de soi à Dieu pour une aventure inconnue. Saint Benoît le dit expressément, ou plutôt, à un moment donné, il ne trouve plus rien à dire et son silence est le plus éloquent des langages. Il s'ex­prime ainsi : quod Spiritu Sancto dignabitur demonstrare, 7,188, on verra ce que Dieu par son Esprit,daignera manifester.

On le verra, on ne peut rien en dire : c'est l'imprévisible absolu, car c'est le divin. Il rejoint, à ce moment, une réflexion du Christ à Ni­codème, au cours d'une nuit encore :  Celui qui est né de l'Esprit est comme le vent ; on ne sait pas où il va.

 

Mes frères, l'idéal monastique est d'ordre mystique, c'est­-à-dire, tout le reste mais absolument tout sans exception est là pour soutenir un ordre divin qui est en nous et qui doit insensi­blement arriver à un état d'épanouissement total. Notre capacité de vie divine doit être remplie. Voilà, mes frères, en quoi con­siste notre idéal monastique.

Mais il est vécu dans une chair d'hom­me, dans de la matière ; il est vécu comme incarnation. N'oublions ­pas que cela nous porte vers une transmutation de notre être en une qualité qui ne nous est pas naturelle, mais qui nous est don­née en cadeau. A nous de l'accepter. Les vertus, que ce soient les vertus morales ou les vertus spirituelles qu'on appellera dons du Saint Esprit et même les vertus théologales arrivées à leur sommet, sont les symptômes d’un ordre divin se développant et arrivant à pleine maturité dans un homme.

 Elles sont le signe d'un état indicible ; Dieu se révélant dans un homme. Voyez à quel sommet nous devons situer notre visée. Nous ne devons pas avoir peur, car cette espérance ne vient pas de nous ; elle est déposée en nous et elle n'attend que notre accord pour nous porter là où Dieu nous appelle.

 

Il va de soi que la vie monastique n'est pas une entreprise facile. C'est un tâche qu'on peut qualifier de surhumaine. Il faut aller à Dieu par ses chemins à lui. Or nous ne savons pas qui est Dieu. Nous ne pouvons donc connaître le chemin. Nous n'avons qu'une seule chose à faire : nous laisser conduire comme s'il nous prenait par la main et le suivre. Nous devons renoncer à nos idées, à nos plans, à nos volontés, à nos vues, abandonner toutes nos cartes routières pour nous laisser simplement, gentiment conduire par Lui, n'être, dans le Royaume de Dieu, que l'enfant qui, sans prétention, en toute confiance, se laisse entraîner.

Mais cela signifiera souvent, pour nous, arrachements et souffrances ; il ne faut pas se le cacher. Saint Benoît exige qu'on ne dissimule pas au moine les difficultés de la vie monastique ; elles sont nombreuses, elles sont dures, elles sont âpres. Le Royaume de Dieu est le fruit d'une conquête. Il n'est pas atteint au prix d'une tension volontariste ; il est conquis grâce au renoncement. Seuls les violents, les courageux, les tenaces parviennent à se laisser dépouiller jusqu'à recevoir en eux la plénitude du Royaume.

Il va de soi, mes frères, que dans ces conditions une initiation soit nécessaire. Saint Benoît vient de le rappeler à propos du novice ; praedicentur ei, il faut lui dire à l'avance. Ne restons-nous pas toute notre vie des nouveaux venus dans l'univers de Dieu ? Il y a, chez Dieu, tou­jours à apprendre, toujours à recevoir, toujours à assimiler.

 

C'est ce qu'on appellera la Tradition. Une Tradition qui n'est pas un bloc monolithique figé, mais une Tradition qui vit, une Tradition qui pense un message, un enseignement ; une Tradition qui porte Dieu lui-même ; une Tradition qui est elle-même portée par l'Esprit ; une Tradition qui est, ne l'oublions jamais, in­carnée et qu'il faut savoir déchiffrer, qu'il faut savoir in­terpréter pour aujourd’hui. Il n'est pas possible d'être cister­cien à notre époque comme on l'était au XII° siècle. Pourtant nous devons l'être pleinement, comme l'étaient nos pères ; l'être à notre façon pour les hommes de ce temps. Et c'est ici que s'inscrit le rôle spécifique de l'Abbé dans un monastère.

L'Abbé doit être un initié. L'Abbé est celui qui sait, non d'une science livresque - ce serait beaucoup trop facile et ce ne serait pas sérieux - mais' d'une connaissance expérimentale. C'est un homme qui est habité par l'Esprit. Il est vraiment possédé par l'Esprit, comme on parlerait, à l'extrême opposé, d'une possession diabolique ; mais ici c'est l'Esprit qui habite en lui et qui le pousse comme Il poussait Jésus dans toutes ses démarches. Cet homme peut explorer le Royaume de Dieu. Il en explore les paysages et les sites et les sentiers. Il doit le raconter ; il doit initier à son tour. Vous comprenez que, dans ces conditions, il ne s'appartient plus.

Il est devenu, ce qu'é­tait Saint Benoît; un homme de Dieu, vir Dei. Cela signifie qu'il vit avec Dieu toujours, partout. Il voit Dieu en tout, à travers tout. Vivant avec Dieu, il vit aussi en Dieu. Cela signifie qu'il ne s'éparpille plus, il ne se disperse plus ; il est devenu ce que les tout premiers moines appelaient, un mo­notrope, c'est-à-dire l'homme d'une seule visée, d'un seul é­lan, d'une seule vision, d'une seule façon de vivre.

 

Il ne cher­che plus ; il a trouvé. Il reçoit la vie, il la reçoit sans ar­rêt, il la reçoit lui-même, il la reçoit pour les autres qu'il porte en lui, comme dans un sein maternel. C'est une image empruntée au monde féminin. N'oublions pas que Saint Bernard en usait. Il disait que l'âme devenue sponsa Verbi parturiait en elle d'autres hommes, qu'elle engendrait à la vie. C'est ce­la le rôle d'un Abbé. Et c'est pourquoi il sera l'âme du cor­pus monasterii, de ce corps qu'est le monastère. Il en est l'â­me ; il en assure l'unité et la croissance, par sa présence, par sa parole et par son agir. C'est très grave ceci ; Saint Benoît le savait ; il le déclare lorsqu'il parle de l'Abbé.

L'Abbé doit être ce qu'il dit et il doit dire ce qu'il est ; il n'a rien d'au­tre à faire. C'est un homme, qui se tient devant Dieu, qui vit sans arrêt avec Dieu, qui vit en Dieu. Tout ce qu'il vit, il le dit, et tout ce qu'il dit, il le vit. Et il n'a qu'une chose à dire et à répéter : la Parole de Dieu qui habite en lui. Voilà la raison pour laquelle il peut assurer l'unité du corps qu'est le monastère, qu'il peut lui donner vie et le faire croître sur­naturellement. Mais il sera également le corpus peccati de ses frères. Il portera, dans son corps et dans son coeur, les misères, les défaillances, les déficiences, les fautes, les péchés de tous ses frères. Il les porte et il les expie. Car s'il est parmi eux le Christ, il doit, pour eux, faire ce que le Christ a fait pour les hommes: il doit porter le péché, l'expier et en échange, transmettre la vie.

Tel, mes frères, sera l'Abbé pour tous ceux avec lesquels il vit. Il est le regard que le Christ porte sur chacun : un re­gard de paix, un regard d'amour, un regard qui purifie, un regard qui divinise. Le frère doit devenir ce que l'Abbé ? en fait par son regard. C'est peut-être un peu éthéré, dira-t-on. Mais non, c'est ainsi, car c'est dans le regard que brille l'Amour, c'est dans le regard que brillent la vie et la lumière.

 

Mes frères, en conclusion pour ce soir, nous pourrions re­tenir ceci : nous sommes venus dans le monastère afin de nous laisser façonner en fils de Dieu. Nous ne devons pas devenir des surhommes, des hommes sans défaut. Nous devons devenir des fils de Dieu. Or, seul l'Esprit de Dieu peut faire naître en nous le Verbe; ou plutôt le Verbe se trouve déjà en nous et l'Esprit le fait se développer, de façon que ce ne soit plus nous qui vi­vions, mais le Christ en nous et que nous soyons vraiment d'au­thentiques fils dans lesquels Dieu se reconnaît.

Ensuite marcher courageusement sur les chemins que Dieu ouvre devant nous. Ne pas avoir peur de nous oublier. Ne pas avoir peur de nous renoncer. Ne pas avoir peur de nous fatiguer, ni de souffrir. Cette mu­tation de notre être charnel en un corps spirituel demande, disons­ le franchement, des qualités humaines peu communes. Eh bien, si Dieu nous appelés, il les a déposées en nous. Et nous devons le laisser agir sur ce qui est positif afin que le mortel disparaisse pour faire place à la vie, une vie éternelle. Pour ce­ la, marchons en nous oubliant.   Enfin, mes frères, si je peux me permettre ceci, pour ter­miner : croire en l'Abbé. Croire en cet homme que Dieu a choi­si parmi les frères et qui est placé par Dieu pour être leur médiateur entre eux et l'Amour qui est Dieu. Il n'est rien chez les frères qui ne passe nécessairement par ce médiateur obligé qu'est l'Abbe. L'Incarnation du Verbe de Dieu doit être poussée jusque là. Croire en l'Abbé tel qu'il est. Il a aussi des dé­fauts, c'est fatal ; c'est même mieux, c'est bien !

 

Je faisais allusion, il y a quelques jours, aux Abbés qui ont une trop forte santé physique. Comment peuvent-ils comprendre les fai­blesses, les maladies, les dépressions de leurs frères ? L'analo­gie joue pour le spirituel. L'Abbé ne doit, ne peut être un hypersaint, ni même un saint tout court. C'est un pauvre parmi les pauvres ; mais c'est un pauvre qui est parmi ses frères, le Christ présent, Dieu présent dans une communauté ; pour chacun, Rocher, Lumière et Source de vie.

 

Homélie du dimanche.                              16.03.80

Jos 5,9a,10-12.  *  2° Cor 5,17-21.  *  Luc 15,1-3,11-32.

 

Mes frères,

 

La créature nouvelle que nous espérons tous être un jour est une créature réconciliée ; réconciliée d'une réconciliation sans limite. Cette créature nouvelle est le privilège de l'homme entré dans la vérité de son être. Un tel homme est devenu, pour lui-même et pour l'univers entier, un soleil, une lumière, un foyer qui éclaire, qui réchauffe, un foyer qui pacifie. Mais '1 faut d'abord se réconcilier; et se réconcilier en tout prem­ier lieu avec Dieu. C'est-à-dire, consentir à être ce que Dieu eut que l'on soit.

En fait, il en va tout autrement. Nous préférons courir notre chance, ça veut dire courir les aventures que nous offre le monde. Nous préférons faire notre vie nous-mêmes. N'est-ce pas un honneur, une gloire d'être un se1fmade man, de ne devoir rien à personne, d'être devenu par soi-même ce qu'on est ?

           

Mes frères, ne nous reconnaissons-nous pas un peu dans le fils cadet de la Parabole ? Le moine, lui, lutte contre cette tendance. Il s'est engagé à toujours lutter contre elle ; il s'y est engagé par un vœu : celui de conversion. Il a promis de toujours revenir sur la route que Dieu ouvre devant lui, d'y revenir et dans toute la mesure de ses forces de s'y maintenir. Il a choisi la voie de la réconciliation. Sans cesse il rentre en lui-même et répète en son cœur :  Je veux retourner chez mon Père. Cette réconciliation est atteinte, lorsqu'il fait corps avec le projet que Dieu a sur lui.

            A ce moment, réconcilié avec Dieu, il est aussi réconcilié avec lui-même. Il est installé dans l'Amour comme dans un centre d'équilibre. Plus rien ne l'exalte vers le haut, plus rien ne

le déprime vers le bas. Il a cessé d'être comme le fils aîné de la parabole, qui au fond n'était pas d'accord avec le sort que lui faisait son Père.

Réconcilié avec lui-même, le moine est alors réconcilié avec les autres, ses frères en premier lieu. Il les accepte tels qu'ils sont. Dans ses yeux ne s'allument plus les lueurs de la jalousie ou de l'envie. Il est heureux avec eux, il est heureux pour eux.

           

Mes frères, un groupement d'hommes réconciliés avec Dieu, réconciliés avec eux-mêmes, réconciliés entre eux, n'est-ce pas le tableau idyllique de la communauté monastique idéale ? Saint Benoît y pensait lorsqu'il disait : sic omnia membra erunt in pace, 34,9, et ainsi tous les membres de ce corps qu'est le monastère seront dans la paix.

Mes frères, réconcilions-nous donc tout d'abord avec Dieu. Entrons sans réticence dans le projet qu'il a conçu sur chacun d'entre nous et sur l'ensemble que nous formons. Entrons-y, collaborons ! Et alors, réconciliés avec Dieu, nous vivrons tous dans le Christ de la même vie.

 

Et ici, permettez-moi de vous dire : se réconcilier avec Dieu, dans le Christ et par le Christ, cela signifie se laisser réconcilier par celui qui ,dans la communauté, tient la place du Christ, et qui donne à chacun la part qui lui revient.

Et ainsi, mes frères, tous ensemble nous entrerons dans la terre promise du Royaume de Dieu, là où nous sommes tous con­viés, là où sera enlevé de dessus nous l'opprobre de l'escla­vage que font peser sur nous les convoitises : convoitises des yeux, convoitises de la chair, convoitises de toutes les passions qui essaient de nous détourner du bonheur que Dieu nous a prépa­ré et qu'il brûle de nous donner, du moment que nous ouvrons les mains bien larges pour le recevoir.

                                                                                                             Amen.

 

Homélie du Lundi.                                   17.03.80

Michée 7, 7-9.  *  Jean 9, 1-41

 

Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde, nous dit Jésus.

 

Mes frères,

 

Cette Parole doit nous secouer, elle doit in­suffler en nous un nouvel espoir. Jésus est ressuscité des morts. Il est transfiguré. Il est entré dans la plénitude de sa gloire ; cette gloire qui lui avait été réservée dès avant la création lu monde.

Plus que jamais aujourd'hui, il est présent à ce monde pour lequel il a donné sa vie. Ce monde, il le soutient de sa Parole toute puissante et, instant par instant, il le transforme à l'image de ce qu'il est, jusqu'au jour où la Trinité entière sera manifestée à travers la création.

 

Mes frères, Jésus le Christ est la Lumière et nous ne le voyons pas. Nos yeux ne le perçoivent pas. Pourquoi ? Mais parce que nous sommes, nous aussi, des aveugles. Ne discutons pas a­vec le Christ ; reconnaissons humblement que nous sommes aveu­gles. Et ainsi, comme il vient de le dire, il n'y aura pas de péché permanent en nous puisque nous serons dans la vérité.

Mais ouvrons-lui aussi le désir de notre cœur ; n'ayons crainte d'être des mendiants. Etre mendiant, pour nous, c'est un honneur, c'est une gloire. Nous avons tout à attendre, tout à

recevoir de lui. Alors demandons-lui d'être guéris à notre tour de notre cécité.

Le moine est un homme qui passe insensiblement de sa té­nèbre native à la lumière. Il se soumet au traitement que le Christ lui applique : de la boue sur les yeux ! Il lui semble que sa cécité devient plus lourde encore ! De la boue faite de poussière, cette poussière dont le moine a été extrait, lui, comme tous les hommes. Mais une poussière imbibée d'un peu de salive, la salive du Christ !

 

Or tout ce qui sort de la bouche du Christ est Esprit et Vie. C'est pourquoi le moine se dérange, il se fatigue, il per­sévère, il veut à tout prix prouver sa confiance, son amour, l'ardeur de son désir. Car ce qu'il veut voir, c'est la lumière. Et voilà que soudain, à un moment où il ne s'y attend pas, voi1à que ses yeux s'ouvrent et que enfin il voit. Comment cela s'est-il passé ?

Dès l'instant où il a cru, une fissure s'est ouverte en lui. La lumière est entrée en son coeur et elle a commencé son tra­vail. Imperceptiblement, elle a chassé le trouble des vices, la vase des péchés, jusqu'à ce que le coeur soit devenu trans­parence, translucidité, lumière dans le Seigneur. Voici qu'il voit, enfin, le Seigneur !

Mes frères, quoi que nous demande le Seigneur, faisons­ le ! Encore un peu, très peu de temps et notre foi sera récompen­sée. Nous le verrons, les yeux dans les yeux pour une joie sans fin. Et ceci, avant que nous goûtions la mort physique.

 

Mes frères, n'est-ce pas à cela que nous invite Saint Benoît lorsqu'il nous dit : Tout ce que vous faites, ne vous las­sez pas de le faire. Suivez le Christ jusqu'au bout, à travers tout, à travers les choses dures et âpres qu'il vous propose. Ne désespérez jamais, afin que vous méritiez de voir un jour dans son royaume celui-là qui vous appelle. Or, mes frères, le Royaume de Dieu est parmi nous et tout est possible à celui qui croit.

 

                                                                                                                 Amen.

 

 

 

Homélie du mardi.                                  18.03.80

Ez 47,1-9,12.  *  Jean 5,1-16.

 

Mes frères,

 

Hier,Jésus prescrivait à un aveugle d'aller se laver à la piscine de Siloé. Aujourd'hui, visitant une autre piscine, mi­raculeuse celle-ci, il y guérit un paralytique. Nous pensons de suite aux piscines et fontaines de Lourdes, Banneux et ailleurs. Depuis les âges les plus lointains, les sources, les viviers, les étangs ont exercé sur les hommes une fascination sacrée. C'est qu'à l'image archétypale de l'eau est liée celle de la vie.

Ezéchiel voit une eau jaillir sous le seuil du Tem­ple, le temple qu'est l'homme habité par l'Esprit. Cette eau devient vite un fleuve infranchissable et partout où elle ar­rive, apparaît une vie d'une inépuisable fécondité ; elle va jusqu'à franchir les limites du monde et ses torrents irriguent les jardins de la Jérusalem nouvelle.

L'identité de Jésus est infiniment complexe ; n'est-il pas Dieu ? Hier, au moment de guérir l'aveugle, il se proclamait Lumière du monde ; lumière : condition première de la vie. En une autre circonstance, il s'était présenté comme le complément obligé de la lumière : l'eau.  Celui qui a soif, s'était-il écrié, qu'il vienne à moi et qu'il boive, et de son sein couleront des fleuves d'eau vivante !

 

Mes frères, la lumière qui jaillit des yeux du Christ ressuscité est source de lumière liquide qui se boit à longs traits, qui inonde les entrailles, qui pénètre tout de part en part et qui finit par déborder en un nouveau, irrésistible torrent. Le moine est un homme qui devient, pour les autres, lumière et source d'eau vivante. Il le devient, il l'est : il croit et il aime.

Il croit au Christ auquel il s'est remis sans réserve ; au Christ duquel il attend tout ; au Christ, sa boisson de vie. Il croit aussi en l'homme. Il se reconnaît en chaque être humain rencontré, en chaque frère. Lui-même n'est-il pas un homme ? Il sait, par expérience que l'homme est capable de tous les rebondissements, en dépit des pires vilenies.

Et puis, il aime ; et chaque instant, il donne de sa substance vitale, de sa vie, pour que le frère soit heureux, pour que tous croient et aiment à leur tour .'_

 

Mes frères, l'Eucharistie est au centre de notre vie béné­dictine, de notre vie quotidienne. En elle, nous devenons avec le Christ une seule chair et un seul Esprit. Lui nous construit tous en un seul corps, un corps qui vit de la même vie divine.

Mes frères, c'est cela qui serait si beau : les hommes du dehors doivent pouvoir dire en nous regardant, en nous regar­dant vivre : Voyez comme ils s'aiment ! Le Christ n'a-t-il pas affirmé : C’est à cela qu’on reconnaîtra que vous êtes les miens,       si vous vous aimez les uns les autres.

Voilà, mes frères, au cours de cette retraite, nous nous efforçons de rentrer en nous-mêmes et, à partir de là, de nous retrouver tous groupés autour de la Source de Vie, autour de ce foyer de lumière qu'est le Christ, de façon à ce que nous devenions tous ensemble membres d'un seul Corps, le sien, pour l'Eternité.

                                                                                                Amen.

 

Homélie du mercredi.                              19.03.80

2 Sam 7, 4-5a,12-l4a,16.  *  Rm 4, 13,16-18,22.  *  Mt 1, 16,18-2l,24a.

 

Mes frères,

 

Joseph, le saint, est la figure du contemplatif, de cet homme ignoré, inconnu, invisible mais qui pourtant mystérieusement est présent partout. Homme qui donne dans le secret, à la créa­tion, son visage qui sera son visage d'éternité.

Joseph n'était pas le père charnel de Jésus, mais il était son père à tous les autres étages. Il l'était tellement que lors­qu'on regardait Jésus, on voyait en transparence, apparaître Joseph. Et il en est encore ainsi aujourd'hui.

Le premier devoir du père de famille israélite était d'appren­dre à lire à son fils et de lui enseigner un métier manuel. Le Verbe de Dieu a appris de Joseph à se lire, et le créateur du monde a appris de Joseph à parfaire son oeuvre.

 

Telle est l'humilité de Dieu, mes frères, telle est l'hu­milité et la grandeur de Joseph, lui qui a façonné l'image de Dieu, lui qui a façonné Dieu d'après ce que lui Joseph était. Voyez un peu quel échange merveilleux ! Et il en a été ainsi, vous pouvez m'en croire. Nous devons apprendre de Jésus et de Joseph la simplicité dans l'exercice de l'obéissance et dans l'exercice de l'autorité.

Les deux viennent d'une source qui se trouve infiniment au-des­sus de nous, les deux viennent de la personne de Dieu le Père qui définit à chacun son rôle et sa mission. Joseph est entré dans sa mission à lui sans faire de manières. C'est pourquoi, au jugement de Dieu, il a été proclamé juste et modèle de justi­ce pour tous les temps à venir.

 

Mes frères, Joseph est présent partout où Jésus est et agit. Et lorsque je dis partout, c'est absolument partout. Or, Jésus ressuscité travaille à tout moment avec son Père à la création et à la divinisation du monde. On nous dit, et c'est vrai, que tout nous vient de Dieu à partir de Jésus par Marie. Mais Jésus lui-même, ne l'oublions pas, je viens de le dire, a été façonné par Joseph qui lui a imprimé une marque indélébile.

Au côté du Verbe de Dieu, Joseph n'a prononcé aucune paro­le, mais sa personne est le discours le plus éloquent qu'il ait jamais prononcé. Si nous voulons l'entendre regardons-le. Ici, mes frères, pour une fois, la parole va arriver jusqu'à nous par nos yeux.

Oui, Joseph est vraiment la figure du contemplatif, le con­templatif qui est modelé à l'image de Dieu. Ce contemplatif qui se tient lui aussi à sa place, à une place unique irremplaça­ble, incomparable, indispensable ; et cette place, mes frères, c'est la nôtre, la nôtre dans le silence, dans un silence où va mûrir, où mûrit la seule Parole qui à jamais demeure.

 

 

                                                                                                          Amen.

 

 

Homélie du jeudi.                                   20.03.80

Ex 32, 7-14. *  Jn 5, 31-47.

 

Mes frères,

 

Peut-on dire que Dieu, en se lançant dans la création, a pris un risque calculé à la manière de ces hommes d'affaires astucieux qui soupèsent habilement le pour et le contre, pour mettre le maximum de chances de leur côté ? Peut-on dire que Dieu avait prévu ce qui allait arriver, ce qui allait suivre, le peuple se dressant contre lui ?

Le peu­ple qu'il s’était amoureusement formé, le peuple dont il voulait faire son épouse mystique, ce peuple se prostituant à toutes les idoles qu'il rencontrait sur sa route ! Et pire encore, lors­que Dieu avait voulu prendre contact direct, charnel avec ce peuple, voilà qu'il s'était vu jeté dehors. On le saisit, on le fit mourir en le clouant à une croix ! Avait-il prévu tout cela ?

Avait-il prévu la marée noire des meurtres, des crimes, des guerres, des trahisons ? Avait-il entendu les cris de haine, les cris de peur, les cris de folie, de désespoir ? Avait-il vu cet amoncellement de malheurs qui allaient s'abattre sur son œuvre ?

 

Mes frères, je peux pouvoir dire qu'il ne l'avait pas pré­vu. Il n'avait pas à le prévoir. Tout cela lui était déjà pré­sent. Non dans le sens d'un scénario imprimé sur une pellicule et qu'il devait projeter en son temps sur la toile de l'histoire. Non, mes frères, Dieu était présent déjà à tous ces évé­nements, d'une présence qui lui est propre, qui est la sienne, qui est son être à lui. Nous ne pouvons concevoir cette présence aussi longtemps que nous ne sommes pas nous-mêmes entrés dans la vie éternelle.

Le contemplatif, qui participe déjà un peu consciemment à la vie de Dieu, peut quelquefois sentir, comme lui, ce que cela veut dire être présent a un événement qui, pour les autres hommes, se présentera plus tard. N'avez-vous jamais entendu par­ler de cet agneau immolé avant la création du monde ?

 

Mes frères, je vais dire ici une chose difficile pour essayer de mieux me faire comprendre. Le moine contemplatif vit à la fois, en même temps, à la manière des hommes et à la ma­nière de Dieu.

A la manière des hommes, il sent dans sa chair une loi qui le brutalise, qui le tyrannise, qui lui fait faire des choses qu'il n'accepte pas. Il se découvre, à son grand étonnement, complice et victime de ce fameux péché qu'il voit partout et qu'il découvre en lui.

Il voit que son coeur est le lieu d'une guerre permanente contre les ténèbres et la lumière, entre l'Amour et le refus, entre la vie et la mort. Et ce combat se déroule dans l'écoulement de la durée. Oh, Saint Benoît savait très bien ce qu'il disait lorsqu'il appelait le moine un miles un soldat, un guerrier, un combattant.

 

Mais le contemplatif vit aussi à la manière de Dieu. Il ne s'appartient plus, il appartient à Dieu. Il ne s'appartient plus, il est possédé par un autre, il est possédé par l'Esprit. Ce n'est plus lui qui vit, c'est le Christ qui vit en lui. Et, là ce moment, il est déjà au delà de la durée. Si bien qu'il vit à la fois dans la durée et hors de la durée. Pour dire la même chose en d'autres mots encore, sous not­re écorce de misère, nous participons à la vie divine. Et cett­e participation, elle sera pour nous : foi, espérance et char­ité.

 

Foi : c'est la Parole de Dieu qui habite en nous. Cette parole n'habitait pas dans les interlocuteurs de Jésus. C'est pour ça qu'ils ne le connaissaient pas, qu'ils lui étaient étrangers. Mais elle habite en nous. Et puisqu'elle habite en nous, elle devient l'âme de notre pensée et de notre agir. Nous n'agissons plus exactement comme des hommes. Nous agissons dé­jà, et nous pensons déjà, et nous réagissons déjà comme les fils de Dieu que nous sommes, que nous devenons toujours davantage.

Mais cette manière de vivre à la façon de Dieu s'appelle aussi Espérance. Espérance, ça veut dire possession. Pour pren­dre un exemple : dans l'Eucharistie, que nous célébrons main­tenant, nous recevons les prémices du Royaume de Dieu, et des prémices bien réelles. C'est le Christ lui-même que nous man­geons, qui devient nous. Et nous devenons lui, et nous sommes dans son Royaume, mais bien réellement : le Royaume est arrivé !

Je donne de ma substance à mon frère. Je reçois sa subs­tance à lui. Et ainsi se forme imperceptiblement mon corps spi­rituel dans lequel déjà je ressuscite, dans lequel déjà je suis dans le Royaume. Et voilà la Charité.

 

Mes frères, notre vie chrétienne, notre vie monastique, notre vie contemplative est extraordinairement belle et embal­lante, même à travers les terribles épreuves de l'acédie. Rappelons-nous ce qui nous a été dit : à ce moment-là, tout au fond de nous, là où notre conscience n'accède pas, il s'opère une mutation. Le vieil homme meurt et l'homme nouveau naît.

Mes frères, ne perdons pas notre temps, ne gaspillons pas nos énergies. Nous sommes, nous devons être, et disons-le fran­chement, nous sommes déjà pour Dieu et pour nos frères, des hommes de demain.

 

                                                                                                        Amen.

 

Chapitre : Clôture de la retraite.                 21.03.80

Le moine ouvrier de Dieu.

 

Mes frères,

 

Aujourd'hui un peu partout dans le monde chrétien et sur­tout monastique, s'ouvre officiellement et solennellement l'an­née jubilaire de Saint Benoît. Nous avons fait précéder cet événement d'une retraite originale par sa forme et son contenu. Mais nous n'avons pas attendu cette retraite pour remonter à nos origines et pour nous abreuver aux eaux de l'Esprit.

Dé­jà au jour de l'an, nous avons décidé que l'année 1980 impri­merait sa marque dans la chair spirituelle de notre corps monas­tique. A présent, à la suite de cette retraite, nous nous sommes forgés une conviction mieux assise de notre idéal. Nous allons poursuivre notre route avec une ardeur plus vigoureuse et nous ne nous arrêterons pas que Dieu n'ai t achevé en nous son projet.

Je voudrais, à l'occasion de ce dernier entretien, soule­ver une question qui me préoccupe depuis un certain temps. Je vais essayer de lui donner une réponse. Oh, cette réponse ne sera pas la dernière. Elle ne sera pas englobante, elle ne sera pas définitive. Elle nous apportera tout de même quelque chose. Elle pourra être, dans notre vie personnelle et dans notre vie de communauté, un facteur supplémentaire d'unité. Elle nous fe­ra mieux comprendre ce que Dieu attend de nous, lorsqu'il nous retire du monde et qu'il nous plante dans ce jardin qui est le sien.

Et cette question la voici : quelle explication peut-on apporter au succès prodigieux et à l'inépuisable fécondité de la Règle de Saint Benoît ? On a déjà avancé nombre de réponses : la discrétion de la Règle, son équilibre, sa mesure, sa modéra­tion. Des facteurs d'ordre politique et d'ordre économique aussi ; par exemple la nécessité d'unifier l'empire carolingien. Mais vous comprenez que tout cela demeure dans les couches superfi­cielles du problème. Il est possible d'atteindre le soubasse­ment. Et c'est ce que nous tenterons de faire.

D'abord, prenons bien garde de ne jamais couper Saint Benoît de ses devanciers, Saint Benoît se trouve au sommet d'un phylum, d'une tige qui plonge ses racines extrêmement bas et très très loin dans le terreau monastique. Cette tige s'élè­ve et voilà qu'au sommet s'ouvre une fleur; et cette fleur, c'est Benoît. Cette fleur donne un fruit arrivé à maturité, c'est la Règle.

 

La Règle de Saint Benoît est donc le témoin d'une expérience de vie, pas seulement la vie du moine Benoît, mais aussi celle de tous ses prédécesseurs. Pourtant, se mani­feste chez Benoît comme un éclair, un éclair génial, une intui­tion d'ordre surnaturel et c'est elle qui va donner à cette Règle de vie, à cette Regula monachorum, sa puissance de péren­nité. Une pérennité dans l'être et encore une sorte de fécondité, comme un sein qui s'ouvre, qui donne naissance, toujours, à de nouvelles interprétations, à de nouvelles lectures, à de nouvelles avancées. Une Règle qui va s'introduire partout, qui va se justifier partout où elle se répandra. Une Règle qu'on n'aura jamais fini de scruter, à laquelle on n'aura jamais fi­ni de se nourrir.

Et cette intuition surnaturelle géniale la voilà : pour Saint Benoît, le moine est un operarius, il est un ouvrier, il est un travailleur, mais pas n’importe lequel. C'est un travailleur, mais dans le sens le plus beau, le plus noble, le plus divin du terme ; il se tient à côté du travail­leur qu'est Dieu. Il est le collaborateur de Dieu, Dieu s'empa­rant du moine, Dieu travaillant à son oeuvre grâce à cet homme. Dieu ne saurait plus se passer de cet homme: sinon le travail qu'il a entrepris, qu'il veut mener à terme, ce travail se blo­querait comme un rouage qui se brise dans une machine cal­lée : les fusibles sautent, c'est fini.

Dès l'instant où nous reconnaissons dans le moine un travailleur, nous comprenons qu'il s'adapte à toutes les situations, à toutes les cultures, à toutes les époques, à tous les milieux : il est indéfiniment p1astifiable. Au cours des réunions qui seront organisées à tous les coins de l'Europe, les hommes du monde vont expliquer que le travail du moine bénédictin a donné à l'Occident un certain visage ; non seulement à notre Occident européen, mais à ce qu'on appelle notre univers occidental. Ce monde ne serait pas tel qu'il est aujourd'hui si Saint Benoît n'avait pas existé, si Saint Benoît n'avait pas rédigé sa Règle, si cette Règle n'é­tait pas devenue souffle de vie pour des milliers et des mil­liers d'hommes et de femmes.

Dans quel sens faut-il entendre le mot travailleur ? Je l'ai évoqué brièvement tantôt : à présent, je dois approfondir quelque peu. Je rappelle que c'est dans un sens divin. C'est d'ailleurs ce qui confère au moine ses quartiers de noblesse. Le moine pourrait faire sienne la devise de la corporation la plus belle, celle des brasseurs : Labore nobilis, noble grâce a son travail.

Revenons maintenant à Saint Benoît. Il veut restituer le moine à sa condition originelle. L'homme a été créé par Dieu pour oeuvrer. Dieu façonne un homme à partir de l'humus ter­restre, de la glaise matérielle. Il le place dans un jardin et il lui confie une mission : celle de cultiver, d'embellir et de parfaire ce jardin qu'il a installé quelque part et qui, de ce petit coin, devra s'étendre à l'univers entier. Il y a là un homme, instauré collaborateur, sur les traces de Dieu, dans le travail de création, de transformation, de divinisation et de transfiguration du cosmos.  

Remontons aux origines. Au début il n'y a rien, rien que Dieu : Dieu seul avec sa Parole et son Souffle. A l'autre extré­mité, à la fin, au terme, il y a encore Dieu ; mais en face de lui il y a l'univers, l'univers devenu le resplendissement de la Gloire de Dieu. Dieu se contemple dans l'univers, comme dans un miroir ; il s'y reconnaît, il y reconnaît sa propre gloire ; Dieu est devenu tout en tout.

 

Dans l'entre-deux il y a ce que nous appelons la création. A un stade donné de cette évolution, surgit de la terre, un être nouveau : l'homme. Cet être nouveau n'est rien d'autre qu'un produit de l'univers ; c'est la conscien­ce que l'univers a de lui-même, la conscience que l'univers prend de son existence et de sa vocation. A partir de cette heure, le monde travaille à se propre évolution, à sa croissance, à son perfectionnement.

Dieu n'est plus seul à créer ; il existe 2 créateurs; le premier, qui est Dieu, et son subordonné, qui est un ouvrier, un travailleur : l'homme, modeste artisan aux côtés du Maître d'oeuvre. Mais les déboires commencent vite pour Dieu. Ce travailleur veut travailler, oeuvrer pour son compte personnel, pour son profit personnel. Et c'est cela que nous appelons le péché. L'homme se corrompt ; il devient mala­de. Et Dieu doit incessamment, continuellement, reprendre ; il ne perd jamais courage. Chaque fois qu'un homme vient au mon­de, Dieu se dit :  Avec lui, ça ira. Notez que c'est arri­vé, nous le verrons dans quelques instants ; mais enfin, pour l'instant, nous sommes dans la corruption, la maladie et le pé­ché.

Quel est donc le propos de Saint Benoît ? Pour Saint Benoît, le moine parfait, c'est un ouvrier qui a retrouvé la santé, l'ar­deur au travail, la confiance ; c'est un operarius mundus a vi­tiis et peccatis, un ouvrier purifié de ses vices et de ses pé­chés, purifié de toutes ses maladies. Remarquez ici une toute petite particule, un adjectif possessif in operario suo, dit Saint Benoît, c'est son ouvrier, c'est l'ouvrier de Dieu. On sent qu'il y a chez Dieu un sentiment de fierté ; Dieu est heu­reux, Dieu est joyeux : voilà que son ouvrier est redevenu le sien, en toute vérité.

 

Cela fait penser à ce qu'il dit à pro­pos de Job: " As-tu vu mon serviteur Job ? Ici, au Satan il va dire :  As-tu vu mon ouvrier ? Maintenant, tu peux parler ; je l'ai repris, il est de nouveau à moi. Le voici dans ma main, un outil, un instrument de première qualité : il est vraiment fait à ma main. Avec cet outil, Dieu va pouvoir ciseler une multitude de chef-d'oeuvres. Lesquels ? C'est son affaire ; c'est son secret ; c'est une surprise. Il va produire ses chef-d’œuvres, il va les mettre de côté et, un jour il va organiser une exposition.

Il y a beaucoup d'expositions cette année, même des expositions itinérantes ; eh bien Dieu, lui, va tenir en réserve ses chef-d'œuvres, non pas dans un musée, mais là, dans son coeur, c'est­-à-dire dans son secret. C'est son affaire à lui et l'affaire de son ouvrier. Au dernier jour, toute cette collection sera exposée; elle sera le resplendissement de ce qu'Il est, lui, et aus­si de ce qu'est cet ouvrier. Car le moine, à partir de ce moment, prend la responsabilité de ce qu'il fait ; il travaille selon ce qu'il est.

Dieu lui confie un plan. Le plan, c'est sa Parole mise par écrit, l'Ecriture. A partir de là, le moine, scrutant cette Ecriture, déchiffre le plan de Dieu, ce que Dieu lui de­mande personnellement comme travail et il l'exécute. La première oeuvre d'art que Dieu réalise est le moine lui-même. Voici qu'il fait de cet homme, hier encore pécheur et malade, voici qu'il en fait une image de ce qu'il est lui, Dieu. Lorsque Dieu re­garde cet homme, il s'y reconnaît ; il peut se dire : Est-ce que je me trompe ? Est-ce possible? C'est moi que je vois !

 

Mes frères, le moine devient alors non seulement pour Dieu, mais aussi pour les autres hommes, un prototype : le prototype de la création achevée, de la création telle qu'elle sera au der­nier jour. C'est la raison pour laquelle il est un être escha­tologique. Il est l'homme d'aujourd'hui, parce qu'il travaille. Mais dans ce qu'il devient, dans le matériau qu'il est en train de devenir, il est déjà l'homme du dernier jour.

Saint Benoît place le moine au coeur de l'intention divine. L'homme nouveau est là, immobile, dans un foyer, un peu à la manière du premier moteur qui n'est autre que Dieu, le premier moteur qui meut absolument tout sans être mu lui-même. La puis­sance de Dieu habite en lui ; le Verbe de Dieu s'incarne à nou­veau en lui et à travers lui agit avec puissance. Partout, à tout moment, au coeur de ce foyer, il transcende et l'espace et le temps.

Le symbole du lieu secret où habite le moine est ce que Saint Benoît appelle les claustra monasterii, le cloître, la clôture, l'endroit fermé, clos, où le moine est. La garan­tie, la caution, que cet homme n'est pas dans l'illusion, c'est le fait qu'il travaille de ses mains. Telle est la raison la plus essentielle du travail manuel pour un moine.

 

Mes frères, voilà donc, à mon sens, ce qui fait la valeur permanente de la Règle de Saint Benoît, ce qui en explique la réussite, le rayonnement, j'oserais presque dire ce qui en garan­tit la pérennité. Le monastère est une école qui forme des ouvriers hautement spécialisés, des hommes qui vont coopérer à l'oeuvre, l'opus, la plus divine qui soit, à savoir : travailler avec Dieu à la divinisation du monde. Les Cisterciens ont repris cet idéal. Ils y ont ajouté une note spécifique; ils ont vu, ils ont dé­couvert, ils ont admiré un modèle d'ouvrier de travailleur.

Et ce modèle est Marie, la Mère du Christ Jésus. La dévotion - j'em­ploie ce mot faute de mieux - des premiers Cisterciens à la Vierge Marie a fleuri tout naturellement dans le contexte de leur époque. On est au siècle de la courtoisie : la Dame de mes pensées, celle pour laquelle je vais accomplir des exploits ex­traordinaires. D'accord. Mais il faut aller plus loin encore et toujours plus loin. Marie a été, pour eux, la femme qui, par son oui inconditionnel, est devenue la collaboratrice la plus directe, la plus immédiate de Dieu dans le travail de création, de sauvetage et de transformation du monde. Elle est devenue, ainsi, leur inspiratrice.

Voyez comme tout cela est beau, com­me tout cela s'emboîte bien. Ils ont recueilli son testament, le testament spirituel de Marie. La toute dernière parole qu'el­le ait prononcé avant de se taire pour jamais est celle-ci : Tout ce qu'il vous dira, faites-le ! Telle est la devise de l'ouvrier ou de l'ouvrière parfait : Tout ce qu'il vous dira, faites-le ! Collaborez, n'hésitez pas, faites confiance ! Si vous n'êtes pas capables de le faire en ce moment, c'est lui qui le fera en vous. Il ne vous demande qu'une chose : vous ou­vrir à lui, par un oui sans condition.

 

Mes frères, au terme de cette retraite et en guise de con­clusion, je voudrais exprimer un double souhait. D'abord que. notre monastère devienne de plus en plus un atelier, officina comme dit Saint Benoît, une officine où vivent des ouvriers de Dieu. Des ouvriers qui réalisent avec Dieu, par Dieu et pour Dieu, des oeuvres grandes et belles, toujours plus grandes, toujours plus belles.

Et un second souhait qui nous regarde ici chacun personnellement : efforçons-nous de devenir de vrais fils de Dieu, des hommes dans lesquels bouillonne la vie divine, dans lesquels l'Esprit est maître, dans lesquels bat le coeur du Christ. Des ouvriers qui, grâce à leur collaboration avec Dieu, se situent à la fine pointe de l'évolution. Et qu'ainsi nous puissions être pour nos contemporains, pour ceux qui nous voient, les hommes du XXI° siècle.

 

Homélie du vendredi.                              21.03.80*

Gen, 12 ,1-40.  *  Col, 3 ,12-17.  *  Jn, 17,20-26.

 

Mes frères,

 

A l'audition des paroles de l'Apôtre, orchestrant puissam­ment celles du Christ, nous comprenons mieux que la Règle de Saint Benoît s'adresse à des débutants, à des hommes encore charnels qui font leurs premiers pas sur la route qui doit les conduire à être un avec Dieu dans l'amour parfait et dans une joie inamissible.

Saint Benoît, lui, était arrivé au bout du chemin. Et les disciples qui venaient à lui, il ne les écrasait pas. Il ne les bousculait pas, ne les pressait pas. Mais en père aimant, il marchait à leur petit pas.

C'est là, mes frères, la marque de vrai spirituel. Saint Benoît avait des entrailles de miséricorde. Il était bon, patient, doux, tolérant, conciliant, aimable. Il était, pour ses frères, révélation de la Trinité. Il était, pour eux, puissance sécurisan­te, pacifiante du Père. Il était présence tendre, chaude, cares­sante de l'Esprit.

 

Mes frères, n'oublions jamais que dans le texte de la Règle, dans chaque phrase, sous chaque mot bat un cœur : le cœur d'un homme, d'un saint, le cœur de Dieu. Permettez-moi maintenant une question. Serait-il possible que nous devenions les uns pour les autres, des répliques de notre Père Saint Benoît ? J'ose répondre catégoriquement : oui, c'est possible. Et cela vaut en tout premier lieu pour l'Abbé. Mais comment y arriver ?

C'est très simple. Il suffit de nous laisser façonner par ce saint qu'était Benoît, c'est-à-dire par sa Règle. Et cette Règle peut se résumer en 3 mots : croire, écouter, suivre. Croi­re le Christ, écouter le Christ, suivre le Christ dans la per­sonne de l'Abbé. Le Père dans le Christ, le Christ dans l'Abbé, l'Abbé dans chacun des frères, et nous voici tous consommés dans l'unité ; et voici notre communauté devenue une portion du Royau­me de Dieu sur la terre.

Mes frères, remercions Dieu pour la grâce de ce jour et puisse cette année jubilaire voir triompher en chacun de nous la force de la résurrection !       

 

                                                                                                                Amen.

 

Fin de la retraite.

 

Chapitre : Conclusions de la retraite.            23.03.80

 

Mes frères,

 

Quelles conclusions pouvons-nous tirer de la retraite ? Je parle de conclu­sions, non pas de résolutions. Les résolutions sont l'affaire de la conscience de chacun. Mais d'abord, je voudrais adresser un merci sincère à chacun d’entre vous. Aux orateurs d'abord, car la plupart ont du fournir un gros effort de prépara­tion et aussi au moment de l'élocution. Je remercie aussi les auditeurs pour leur fidélité, leur assiduité, pour leur sympathie, pour leur bienveillance.

Je n'ai pas entendu une seule parole défavorable. Non, tout le monde était ouvert, tout le mande était heureux et tout le monde était contant. Il régnait, ça vous l’avez remarqué comme moi, il régnait dans toute l'Abbaye une ambiance d'intimité, de recueillement, de silence. Et ça se remarquait, ça se lisait dans les regards, dans les gestes, dans les démarches. C'est le signe qu'il se passait quelque chose.

Remercions Dieu, la grâce a certainement ventilé nos coeur. Et il faut maintenant donner au fruit de mûrir dans la patience. Nous ne devons pas laisser s'évaporer les grâces que nous avons reçues ; nous ne devons pas non plus les tenir là, comme si elles allaient s'échapper. Non, laissons-les travailler ! Il va arriver à l'heure de Dieu quelque chose que nous ne pouvons pas prévoir maintenant, mais qui est déjà là ! C'est la grâce de la résurrection qui a trouvé en nous une nouvelle vigueur. Laissons-la faire !

 

Une constatation aussi très belle, on me l'a d’ailleurs fait remarquer, je ne l'ai pas trouvé seul : c'est que l’Esprit de Dieu repose sur la communauté comme tel. Il n'a pas été donné à une personne. Il a été donné à nous tous ensemble, dans la mesure où nous formons un Corps. De même que l'Esprit a été donné à l'Eglise, ainsi a-t-il été donné à la petite Eglise que nous formons. Et cet Esprit s’est exprimé par la bouche des frères ; par la bouche de ceux qui ont parlé, par la bouche de ceux qui ont donné leurs impressions. Et voila ce qui est remarquable !

Et la preuve que c'est vraiment l'Esprit de Dieu qui nous habite, c'est que nous n'avons perçu aucune discordance. Chacun a parlé suivant ce qu'il était, suivant je dirais ses idées du moment, ses problèmes du moment, ses questions du moment. Mais tout concourait, avançait dans la même direction. C'était le même Esprit qui disait toujours la même chose, mais sur des modes différents suivant les personnes. Et c'est ça qui est beau. Et c'est ça qui est la preuve indubitable que nous formons une Eglise, et que cette Eglise vit, et que cette Eglise est saine.

 

            Et alors je vais dire quelque chose d'un peu étonnant peut-être ? Ce n'est pas extravagant ? Non, c'est la constatation aussi d’une vérité. C'est que une vrai communauté monastique, elle est une communauté de prophètes, elle est un peuple de prophètes.

Rappelez-vous cette expression de Moïse : Oh, si tous les fils d’Israël pouvaient être des prophètes ! Parce que, vous savez, lorsque l’Esprit était descendu sur quelques hommes choisis par Moïse, choisi par Dieu donc, il y en avait deux qui étaient restés dans le camp. Et voila que ces deux là qui n'étaient pas venus, prophétisaient aussi. Il y en avait qui étaient jaloux, qui venaient dire : Oh mais Morse attention ! Il y en a qui font comme toi là bas. Pourquoi serais-je jaloux, demandait Moïse. Ah si tout le peuple pouvait être un peuple de prophètes.

Eh bien, mes frères, une communauté monastique est aussi un peuple de prophè­te. N'ayons pas peur de le dire, n'ayons pas peur de le savoir et de le vivre.

 

Mais dans ce peuple de prophètes il y a tout de même un Moïse. Et le Moïse, c'est l'Abbé. L'Abbé, c'est le visionnaire, c'est celui qui voit Dieu, c'est celui auquel Dieu parle comme un ami à un ami, celui qui parle aussi à Dieu de bouche à bouche. Et c'est la raison pour laquelle parfois sa langue est comme liée, parce que les choses qu'il doit dire le dépasse.

 Il est aussi le médiateur entre Dieu et les frères. C'est lui qui communique aux frères les Paroles que Dieu lui a dites. Les ordres, les instructions, les ordonnances, les exigences de Dieu, c'est lui qui les communique, et ce n'est pas toujours agréable !

Il est aussi le guide. Il a vécu, non pas quarante ans, ce qui est beaucoup, mais il a tout de même vécu des années et des années déjà, lui, dans le désert. Il en connaît les pistes et les étapes. Alors il peut, à travers ce désert, con­duire les frères vers ce lieu promis où Dieu les attends. Voilà le Moïse.

 

Mais ce Moïse n'est pas distinct des frères, il n'est pas au dessus des frères. Il est une émanation de la communauté. Il est la conscience que la com­munauté a d'elle-même. Il vit en symbiose parfaite avec les frères, comme la tête et le corps. Un corps sans tête, on ne sait pas ce que c'est ! Une tête sans corps, ce n'est rien du tout ! C'est l'ensemble qui forme le corpus monasterii, le corps du monastère. L'expression de Saint Benoît est si belle ! Mais voyons là dans toute son ampleur.

 

Mes frères, nous avons vécu au cours de cette retraite une expérience spiri­tuelle authentique, ne l'oublions pas. Et quand je dis spirituelle, c'est dans le sens le plus précis du mot : une expérience de l'Esprit qui était en nous, qui était tout partout dans le monastère et qui a fait avec nous et en nous de belles et grandes choses.

C'est cela, croyez-m'en, le véritable charismatique, c'est cela ! C'est quelque chose que l'on reçoit de Dieu, quelque chose qu'on a demandé, quelque chose qu'on a mérité de recevoir. Ce n'est pas du farfelu, ce n'est pas quelque chose qui arrive ainsi et puis qui ne se reproduira plus, et qui met les gens en transe, et puis qui les épuise, qui les rend malades, et puis qui les rend après inaptes à la vie terne de tous les jours. Non, le vrai charismatique, c'est ce que nous avons vécu, ne l'oublions pas non plus !

 

Et alors en conclusion je vais encore dire ceci : plus un moine s'oublie, plus un frère laisse en lui la place au Christ, plus il devient un spirituel. Ce n'est plus lui qui vit, c'est l'Esprit qui l'anime. L'Esprit de Dieu devient son âme. Et encore une fois, l'Esprit de Dieu c'est l'amour, c'est un amour qui n'aura pas peur de se sacrifier pour les autres, de s'oublier pour les autres.

Il s'oublie pour le Christ, il s'oublie pour le Christ qui est dans son frère et qui vient à lui. Et ainsi, encore une fois, la communauté monastique, le Corps secret grandit, vit de plus en plus violemment presque. Voyez, il n'y a non pas une agitation, mais une force comme une force volcanique qui parfois fait trembler le Corps, mais pour un surcroît encore de vitalité.

Et ainsi, mes frères, va grandir en chacun de nous le  gaudium Spiritus Sancti, la joie de l'Esprit Saint. Il est remarquable que Saint Benoît emploie le mot gaudium, le mot joie, uniquement dans le contexte du carême et en rapport avec l'Esprit Saint. La vraie joie du moine, c'est la joie qui lui vient de l'Esprit. Et la joie qui vient de l'Esprit, c'est déjà, comme le signale aussi Saint Benoît, la joie de la Pâque qui est en route déjà, la Sanctum Pascha, la Pâques éternelle. Elle est celle dans laquelle nous sommes déjà entrés, et celle pour laquelle nous sommes éternellement destinés.

 

Chapitre : Dimanche des Rameaux.               30.03.80

La Liturgie de la Semaine Sainte.

 

Mes frères,

 

Les actions liturgiques de la Semaine Sainte remontent à la plus haute Antiquité, et certaines ont pris naissance à l'endroit même où les événements se sont passés. La Vigile Pascale, par exemple, est le décalque évolué, adapté du Seder Juif, du Rituel de la Pâque Juive. Ce rituel que Jésus lui-même a célébré, et au cours duquel il a instauré son Eucharistie.

 

Nous devons prendre garde en célébrant la liturgie de ne pas faire de l'historicisme, c'est à dire ne pas avoir le souci de reconstituer exactement dans le détail les choses telles qu'elles se sont passées. Mais nous devons, par le biais de la liturgie, entrer dans le mystère de Dieu et laisser ce mys­tère prendre possession de notre personne.          

C'est pourquoi les paroles et les gestes que nous posons au cours de la liturgie ont une importance capitale dans notre sanctification. Il serait utopique d'espérer arriver à Dieu, dans les circonstances normales naturelle­ment - or ici, nous sommes dans un milieu normal - d'arriver à Dieu en faisant fi de la liturgie. Dieu a voulu devenir homme pour que nous puissions partici­per à sa vie à lui.

Mais maintenant qu'il est devenu homme, cette vie divine, qu'il porte dans sa chair, doit se diffuser partout dans le monde. Elle. se dif­fuse grâce à l'Eglise et à l'intérieur de l'Eglise par les sacrements. Et toute la liturgie n'est rien d'autre que l'orchestration de cette vie ecclésiale, de cette vie chrétienne, de cette vie divine. Et il est impossible de subsister surnaturellement à côté : c'est la mort.

 

Donc mes frères, nous allons donc poser des gestes et prononcer des paroles qui sont les signes, les symboles des réalités divines. C'est une langue que nous devons écouter, une langue que nous devons comprendre, une langue que nous devons parler. Mais c'est une langue qui n'est pas difficile car elle est in­née à notre nature.

Pour arriver à nous, Dieu n'a pas inventé un langage ésotérique. Non, il nous a pris tels que nous étions. Seulement dans notre univers d'aujourd'hui qui est tellement technicisé, cette langue liturgique risque d'être un peu oubliée. Nous devons donc sans cesse la réapprendre, la reparler, nous entraî­ner à la pratiquer.

Et pour cela, nous devons déposer toute prétention. Nous devons retrouver la spontanéité de l'enfant pour qui tout est langage, tout est symbole. Un enfant entre de lui-même dans la liturgie. Nous autres, nous devons faire un effort. Eh bien, cet effort fait partie de notre conversion, car le Royaume de Dieu n'est ouvert, n'est accessible vous le savez, qu'à ceux qui sont redevenus des enfants.

 

Au cours de cette semaine, nous allons essayer de retrouver quelques paro­les liturgiques qui avaient été laissées de côté, depuis la réforme qui avait été proposée par Vatican II. Vous savez ce qui est arrivé : on voulait revenir à plus de simplicité. Et la simplicité est un des traits de la spiritualité, de l’architecture, et de la liturgie cistercienne. C'était très bien, mais il ne faut pas confondre simplicité et vulgarité. La vulgarité, c'est la laideur. La simplicité, c'est la beauté parce que ce qui est simple est vrai, est parlant, est éloquent, est attirant...

Mais voilà, on a un peu confondu au départ et donc on a laissé tomber certains gestes liturgiques qui étaient presque essentiels à l'appréhension du mystère de Dieu. Mais ça ne fait rien ! Lorsqu'il y a ainsi des périodes d'adaptation, il y a toujours des petits faux pas. Mais tout ce qui était superfétatoire dans les expressions liturgiques, ça ne reviendra jamais plus, c'est fini. Mais ce qui était essentiel revient, ça s'impose ! On ne peut pas l'empêcher de revenir.

 

Voilà par exemple des petites choses comme celle-ci : aujourd'hui, nous allons revenir à la distribution des rameaux. C'est à dire qu'une fois qu'ils sont bénis, c'est l'Abbé qui remet à chacun son rameau. C'est ainsi que cela se faisait auparavant dans toutes les liturgies, même dans le monde. Naturellement dans le monde, lorsqu'il y avait là toute une église remplie de gens, c'était parfois difficile. Alors on réduisait cela, et le prêtre remettait le rameau à certaines personnes, ou ne fut-ce qu'aux enfants de choeur.

Mais pourquoi alors cette distribution ? Mais c'est le geste tout naturel de la  traditio, de la tradition. Tout ce que nous sommes, tout ce que nous avons, tout ce que nous possédons, mais nous le recevons de Dieu notre Créa­teur, notre Rédempteur. Il n'est rien que nous ne tenions de lui. Lorsque nous lui offrons quelque chose, comme le dit un des Canons de la messe, c'est encore de ses propres dons que nous lui offrons.

Et c'est aussi l'Abbé qui distribue le buis, parce que dans le monastère c'est lui qui tient la place du Christ, la place du Christ de qui nous tenons tout. Et lorsque nous les acceptons, ces rameaux, nous faisons gestuellement ce que Saint Benoît recommande : omnia sperare a patre monasterii, 33,5, tout attendre du Père du monastère. C'est donc un peu d'une certaine façon un renou­vellement de l'engagement à Dieu dans la personne de l'Abbé qui tient la place du Christ. Voyez la beauté du geste, le donner et le recevoir : c'est toute la vie mo­nastique, c'est toute la vie chrétienne, c'est même toute la vie humaine.

 

Nous allons aussi au cours de la procession reprendre les stations. Les stations, ce sont - les anciens s'en souviennent    - ce sont des haltes à certains endroits des cloîtres au cours de la procession. Ces stations sont extrêmement anciennes. Elles remontent à l'Ancien Testa­ment. Vous vous en souvenez : lorsque on a transféré l'Arche de l'endroit où elle se trouvait vers Sion. On avait à peine fait quelques pas avec l'Arche, qui était le siège, le trône de Dieu, que la procession s'arrêtait et on immo­lait des victimes. Et ainsi de suite.

N'oublions pas qu'une procession, ce n'est pas une manifestation, un mee­ting comme maintenant : on descend dans la rue et puis on processionne pour manifester. Non, c'est autre chose. C'est le peuple de Dieu, ici dans le monastère c'est la portion du peuple de Dieu, qui est en route vers la Maison de Dieu, vers le Temple, vers l'en­droit où Dieu nous attend. Et c'est le Christ qui nous précède. Donc nous marchons posément, et de temps en temps - car pour s'approcher de Dieu, pour entrer chez Dieu il faut être très pur - eh bien nous nous purifions à l'aide d'un sacrifice.

Ce n'est plus maintenant un sacrifice sanglant, mais c'est un sacrifice de louange. C'est le sacrifice de nos lèvres, c'est le sacrifice de notre coeur. On s'arrête au coin du cloître, on se tourne l'un vers l'autre, on chante une antienne et quelques versets et puis on reprend la route. C'est cela une pro­cession monastique, une procession chrétienne et même une procession Juive. Voyez comme ça remonte loin ! Et lorsqu'on laisse tomber ces stations, qu'est-ce qu'on ne perd pas? C'est comme si on montait à l'assaut de la citadelle où Dieu habite, ça fait penser à Babel. Mais non !

 

Imaginez un petit peu une communauté d'homme, ici c'est presque le paradis, d'hommes qui tous verraient la Lumière de Dieu, baigneraient en elle, la res­pire, la boive, la mange. Alors ils s'avancent vers la cité de Dieu, cette cité de Dieu qui rayonne sur eux. Ils sont pris dans le rayon, ce rayon dans lequel Saint Benoît voyait l'univers entier.

Vous l'avez entendu dans les Dialogues encore, qu'il a vu l'âme de Germain qui montait vers le ciel sur une route de lumière. Et lorsque Benoît lui-même est monté au ciel, quelques uns de ses disciples qui étaient au loin, ont vu aussi une route balayée de lumière. Et l'âme de Saint Benoît suivait cette route. C'est cela !

C'est cela la procession d'hommes qui voient Dieu. Et alors ils s'avancent avec un respect infini. Ils n'osent presque pas avancer. Ils s'arrêtent de temps en temps pour de nouveau essayer de se purifier encore. C'est cela la procession ! Nous allons reprendre une tradition, ne l'oublions pas, qui a été pratiquée ici à Saint Remy pendant 750 ans. Et en cette année de l'Anniversaire, eh bien, nous rentrons dans ce que nous devions toujours faire.

 

Maintenant le Vendredi Saint ? Le Vendredi Saint, à l'Office de Tierce, nous allons chanter les Lamentations, et à l'Office de Sexte nous allons chanter les Psaumes de la Pénitence. Ces Lamentations, mais c'est aussi des Psaumes, des chants qu'on adressait à Dieu, vous vous en souvenez certainement, auparavant au cours de l'Office de nuit, sur une mélodie très belle. On reprenait même chacune des lettres Hébraï­ques : Aleph, Beth, Gimmel. Et pourquoi ? Mais parce que ce chant des Lamen­tations, ce jour là, remonte aussi aux origines.

Vous vous souvenez que Jésus, un jour qu'il s'est approché de Jérusalem, mais il s'est lamenté sur le sort de Jérusalem ? Et les femmes qui l'ont ren­contré lorsqu'il montait vers le calvaire, elles ont aussi pleuré sur lui. Qu'est-ce qu'elles ont fait ? Elles ont chanté des Lamentations. C'est cela !

Alors aujourd'hui, au moment où le Christ est crucifié, eh bien, nous aussi de tout notre coeur, nous allons pleurer avec l'univers entier qui tue son Dieu et nous allons chanter les Lamentations. Nous allons donc reprendre quel­que chose de très antique.

 

Et alors les Psaumes de la pénitence ? Nous l'avons déjà fait l'année dernière, et ça va de soi ! Au moment où le Christ est sur la croix, il agonise et il prie. Il avait demandé à ses disciples : Mais est-ce que vous ne sauriez pas rester à prier une heure avec moi ? Mais non, à ce moment là les disciples sont bien loin de tout ça, ils ne savent pas ce qui se passe, ils s'endorment. Eh bien nous, nous allons chanter les Psaumes de la pénitence pour essayer à ce moment là de nous reprendre et de savoir ce que nous faisons dans notre vie monastique et dans notre vie chrétienne.

Aussi pendant les oraisons ? Mais c'est uniquement pour cette année. Il y a donc les Oraisons Solennelles. Nous en ajouterons deux cette année-ci : une, pour l'Ordre Monastique à l'occasion du Jubilé de Saint Benoît,  et l'autre pour notre monastère à l'occasion du 7500 Anniversaire de sa fondation.

Au moment de la vénération de la Croix, nous adopterons cette année-ci, puisque la croix est voilée, la forme du dévoilement. On dévoile donc la croix en trois mouvements, et chaque fois la croix se déplace dans le presbytère pour arriver en face de l'autel. Il y a chaque fois une invocation : Voici le bois de la croix. On s'agenouille pour vénérer la croix, puis on se redresse. Puis viendra le chant des Impropères, les Impropères ou les reproches ! Ici nous suivons le missel, le missel qui prévoit le chant des Impropères ponctué de l'Agios.

 

Ici il faut bien comprendre encore la différence qu'il y a entre la célé­bration des Rameaux et celle du Vendredi Saint. Le jour des Rameaux, on va aussi nous lire le récit de la Passion, comme le Vendredi Saint. Mais cette année-ci, le jour des Rameaux nous célébrons le Fils de David. C'est à dire Jésus fils de Dieu toujours, mais dans son humanité en tant qu'il est homme. Il est le Fils de l'homme, il est le Messie, il est le Roi de l'Humanité.

Le jour du Vendredi Saint, nous célébrons le Fils de Dieu, le Christ en tant qu'il est Dieu. C'est Dieu qui est mis à mort, et c'est Dieu qui meurt ce jour là. Donc l'Agios, le Dieu Saint, le Dieu Fort, le Dieu Immortel s'adresse au Christ, pas à Dieu le Père mais au Christ.

 

Maintenant, les reproches qui sont mises dans la bouche du Christ sont empruntées à l'Ecriture. Ce sont les Paroles de reproche que le Dieu de ­l'Alliance, le Dieu de l'Ancien Testament adresse à son peuple. Car il l'a fait sortir d'Egypte, il l'a comblé de biens sur la terre promise et voilà que en reconnaissance, il crucifie son Dieu ! Mais que t'ai-je donc fait pour que tu me traites ainsi ? C'est le Dieu de l'Ancien Testament qui est Jésus Christ.

Donc, voilà un contraste ! Cet homme, mais c'est le Dieu qui la fait sortir d'Egypte, c'est le Créateur, et c'est Lui qui est traité de cette façon là ! C'est extrêmement ancien cela, ça date de l'époque où la liturgie était encore célébrée an Grec à Rome. On le chantait en Grec, et pour ceux qui ne compre­naient pas,  on le rechantait en latin. On pourrait très bien imaginer qu'ici on le rechante une troisième fois e n Français, pour ceux qui ne connaissent ni le Grec ni le Latin. Et si on était à Bruxelles, on pourrait encore le chanter en Flamand pour que tout le monde soit contant. Vous voyez, ça remonte très loin, très, très loin !

Et cet Agios est commun à toutes les Eglises aujourd'hui encore : les Eglises Pre-Chalcédoniène, donc les Coptes, les Byzantins, les Nestorniens, les Latins, tout le monde chante cette invocation. Pourquoi ? Mais parce que c'est la proclamation que Jésus est le Fils de Dieu. C'était dirigé contre l'hérésie Docète. Certains prétendaient que le Verbe de Dieu ne s'était pas réellement incarné. Il avait pris une apparence d'homme. Et l'homme Jésus, ce n'était pas le Fils de Dieu. C'était le masque, un peu la persona, le masque dans le sens étymologique du terme, derrière lequel agissait le Verbe de Dieu. Mais ce n'était pas le Verbe de Dieu. Alors pour détruire cette hérésie, pour affirmer la vrai foi, on chantait à l'adresse du Christ : Dieu Saint, Dieu fort, Dieu Immortel.

 

Et c'est le Saint, ce Saint Dieu qui va être cloué à une croix comme un maudit. C'est le Dieu Fort, Créateur des mondes qui va être réduit à la plus totale impuissance sur une croix. Et c'est le Dieu immortel qui va mourir sur une croix. Voyez la vigueur, ici, de l'approche théologique, de l'approche de la foi !

Le missel a conservé ça, mes frères, et nous l'avons chanté encore ici, depuis toujours. On a interrompu quelques années. Eh bien, nous allons le re­prendre cette année-ci. Mais maintenant vous en comprendrez mieux la raison. Il faut toujours savoir ce qu'on fait. Je vous le dis, la liturgie, c'est une langue. Il faut faire un effort pour l'apprendre et pour la pratiquer. Et plus on la pratique, et mieux on la connaît, comme toutes les langues d'ailleurs.

 

Les Impropères sont couronnées, conclues par le chant du Psaume 66. C'est le Psaume qu'on chante comme invitatoire à l'Office des Laudes, précédé et suivi d'une antienne à la croix. Cette antienne est aussi extrêmement ancien­ne, elle est d'origine Egyptienne. Et le chant du Psaume 66, pourquoi ? Mais nous allons ainsi, après les Impropères, après le chant de l'Agios, après avoir adoré le Christ en tant que Dieu qui meurt pour nous, nous allons affirmer que c'est de lui que nous tenons toute bénédiction. Tout ce que nous recevons, tout ce que nous sommes, c'est de lui.

Et ici nous retrouvons le geste que nous allons poser aujourd'hui en dis­tribuant et en recevant les rameaux. Tout vient du Christ et tout retourne à lui pour alors être en Dieu. C'est Dieu qui devient tout en tout. C'est ainsi que ce sera à la fin, à ce que nous appelons, nous, la fin du monde.

 

Maintenant, la nuit Pascale ? La nuit Pascale, nous allons aussi reprendre une tradition en l'adaptant un tout petit peu. Pendant la lecture des pages de l'Ancien Testament à la premiè­re partie de la célébration, le premier célébrant, qui sera moi, portera un ornement blanc simple. Lorsque ces lectures sont terminées, je retourne à la sacristie pour revêtir l'ornement de fête. Auparavant pendant les lectures, le célébrant portait un ornement violet, qu'il déposait après les lectures pour revêtir un ornement blanc. Mais maintenant, comme on ne porte plus d'ornement violet, ce sera un ornement blanc simple, et puis alors un blanc plus solennel. Pendant le retour à la sacristie, la communauté entonne l'Hymne de la Résurrec­tion : Invités aux noces de l'Agneau. Et puis je reviens par le fond de l'église pendant qu'on achève ce chant.

Cette hymne, c'est la plus belle de toutes, non seulement au plan mélodique, mais surtout par le texte. Elle est extraordinaire. Elle est la synthèse par­faite de la Rédemption et de la Résurrection, mais dès les origines déjà, comme les Juifs la célébraient dans la Pâque en prévision de la résurrection des morts, de la délivrance finale grâce au Messie qui allait arriver. Il faudra un jour, ou plutôt pendant des semaines, essayer d'expliquer cette hymne. Je m'y attellerais et vous verrez que c'est quelque chose d'in­croyablement beau.

 

Et puis, après le lecture de l'Epître qui annonce déjà le fait de la Résur­rection, aura lieu l'invitation à reprendre le chant de l'Alléluia. Le chantre s'avance vers l'Abbé et lui dit : Père, nous pouvons maintenant à nouveau chanter Alléluia. Puis, ensemble nous descendons dans le fond de l'église, là où se trouve l'Evangéliaire et nous commençons à chanter l'Alléluia en trois fois. Il y a trois chants d'Alléluia.

Et ces trois chants d'alléluia, primitive­ment sont le rythme encore d'une procession avec stations : à chaque station on chante un nouvel Alléluia. Donc, au départ, avant de partir, en présentant l'annonce de la Résurrection qui est l'Evangile, la Bonne Nouvelle, le Christ est ressuscité, le chantre et moi nous chantons le premier alléluia, repris par la communauté. On avance et à l'embrasure, une seconde fois le chant de l'Alléluia. Et arrivé devant l'autel, en présentant l'Evangéliaire à toute l'assemblée, une troisième fois le chant de l'Alléluia. Puis, c'est moi qui chante l'Evangile.

Et pourquoi ? Mais parce que c'est l'Evangile de l'année. C'est à partir de cette proclamation de la résurrection, que toutes les autres annonces découlent. Et c'est donc, comme je tiens la place du Christ, ce jour là et la seule fois dans l'année où c'est l'Abbé qui annonce que le Christ est ressuscité.

 

Encore une petite chose ! Mais ce sera pour le jour de Pâques et pour toute l'Octave de P8ques. L'Octave de Pâques fait UN avec le jour de Pâques. Donc, pendant l'Octave, il y aura tous les jours trois Nocturnes, et au soir le Salut. Mais nous allons faire quelque chose qui est aussi primitif dans la liturgie. Il en restait des indices, un indice, mais on ne savait plus trop bien ce que ça signifiait ? Et nous allons reprendre le geste dans son entière­té. On le fait dans d'autres monastères aussi, sous différentes formes. C'est le geste de l'Offrande de l'encens aux Vêpres, juste avant le Magni­ficat.

Pour les anciens, vous vous en souvenez, auparavant on chantait l'hymne, et puis après on chantait le Magnificat. Entre les deux il y avait un verset. Et ce verset était celui-ci : Dirigatur Domine oratio mea in conspecto tuo sicut insensum in conspecto tuo, Que ma prière s'élève devant toi comme un encens. C'est juste ce qui restait de cette offrande de l'encens à ce moment là. Dans certains monastères, on place devant l'autel une cassolette avec des charbons ardents. Alors on, y jette, on y verse une poignée d'encens. Et cette poignée d'encens se dégage pendant qu'on chante en choeur le verset : Diriga­tur oratio mea, en français alors, que ma prière s'élève devant Toi comme un encens. Et puis l'encens continue à dégager un peu pendant le Magnificat.

 

Mais ici, ce serait un peu encombrant, un peu difficile. Il y aura imposi­tion d'encens et puis encensement de l'autel pendant que la communauté chante : Que ma prière s'élève devant Toi comme un encens. Et c'est aussi un rite qui remonte à l'Ancienne Alliance. Au soir, chaque soir, dans le temple il y avait le sacrifice de l'encens. Donc, c'est un holo­causte de parfum qui signifie qu'Israël s'offre tout entier à son Dieu et attend tout de lui.

Ici, il n'est pas possible de le faire tous les jours. Nous le ferons natu­rellement à Pâques et aux toutes grandes fêtes : Ascension, Pentecôte, Assomp­tion, Toussaint et Noël, par exemple, pour rappeler aussi que c'est à ce moment là que Zacharie a reçu l'annonce de la naissance de son fils Jean. C'était au moment de l'oblation de l'encens.

 

Eh bien, voilà mes frères, je pense que je vous ai décrypté un peu le sens de certains gestes liturgiques. Vous voyez qu'ils sont extrêmement importants dans notre vie monastique. Et je pense que, en comprenant le sens, en comprenant ce langage, nous le parlerons avec plus d'aisance. C'est une langue qui va devenir la nôtre.

 

 

 

 

 

 

 

 

Dimanche des Rameaux.                          30.03.80*

 

Monition avant la bénédiction des rameaux.

 

Mes frères,

 

            Au début du carême nous avons déposé le cantique Alléluia. Nous le reprendrons avec une vigueur renouvelée à la fin de cette Sainte Semaine. Mais pour l'instant, nous portons dans notre coeur, et nous laissons monter à nos lèvres l'invocation Hosanna ; c'est à dire : Seigneur, viens donc nous apporter le salut, ce salut, cet espace de liberté qui nous permet de respirer, d'être nous-mêmes, de nous dilater, d'arriver à notre pleine stature de fils de Dieu.

            Et nous le savons, ce salut nous est donné par le Christ Jésus. Il a voulu revêtir notre faiblesse pour que nous puissions entrer avec lui dans la plénitude de sa gloire.

 

            Mes frères, le Christ Jésus, il est ici parmi nous. Il écoute nos paroles, il regarde notre visage, il voit notre coeur. Nous allons en son honneur bénir les buis. Nous allons les porter. Nous les déposerons devant l'autel. Ils seront les témoins de notre foi et de notre amour indéfectible.

            Ils resteront là, mes frères, non seulement pour nous, en signe de notre attachement, de notre confiance, de notre fidélité, mais aussi au nom de tous les frères qui sont de par le monde, tous ces hommes qui attendent la délivrance, qui attendent le salut qui leur est promis.

            Ce salut est en eux déjà, mais la plupart l'ignorent encore et ils vont chercher la délivrance partout, dans des idéologies, dans des évasions en eux-mêmes.

 

            Enfin, dans cet homme qu'aujourd'hui on exalte, nous regarderons un homme, mais un homme cloué à une croix. Mais cet homme n'est rien moins que le Fils de Dieu. Mais aujourd'hui, c'est l'homme que nous regarderons, le fils de David, le fils de l'homme. Et avec lui nous entrerons dans son mystère. Et nous savons qu'il nous conduira jusque dans la maison de Dieu, là où il règne en Roi maintenant ; et non seulement nous, je le répète, mais aussi tous nos frères les hommes.

 

Homélie après la bénédiction des rameaux.

 

Mes frères,

 

            Chaque fois que j'entends le récit de l'entrée messianique de Jésus à sa ville de Jérusalem, je sens un petit pincement au coeur. Ecoutez ! Voyez cette cohue enthousiaste, délirante qui acclame son Roi ! Les disciples ont vu tellement de prodiges, de signes, de miracles, qu'ils ne savent plus se tenir. L'heure est arrivée ; le Royaume de Dieu est présent ; le Messie est là. Il va rétablir la royauté en Israël, il va l'étendre au monde entier.             Et Jésus laisse faire, il ne les arrête pas. Inutile, rétorque-t-il aux pharisiens, si jamais ils se taisaient, ce sont les pierres elles-mêmes qui commenceraient à crier, parce que tout ce qu'ils disent est vrai. Ils ont les yeux ouverts et me reconnaissent pour qui je suis. Mais vous, votre coeur est obscurci, vous ne voyez pas, laissez-les faire !

            Et dans quelques jours, mes frères, cette foule se sera volatilisée, dispersée, disparue dans la nature, tous, même celui que Jésus avait surnommé le roc, la pierre ! Et Jésus restera seul !

 

            Mes frères, ça me fait penser à la Parabole du semeur,  cette semence qui est jetée le long de la route, dans les pierrailles où il n'y a pas beaucoup de terre ; elle lève de suite, mais dès que le soleil commence à chauffer un peu fort, elle sèche sur place, elle ne porte pas de fruit. Il n'y avait pas de racines !

            Les hommes reçoivent l'événement avec joie, ils s'emballent de suite. Mais, dès que la difficulté se présente, ils s'évanouissent, ils disparaissent, et ne les voit plus !

 

            Mes frères, le moine n'est pas l'homme d'un moment. Il s'est engagé à suivre le Christ jusqu'à la mort, jusque dans la mort. Pourtant l'épreuve ne lui fait pas défaut : épreuves grandes et petites, le plus souvent petites mais combien pénibles. Malgré tout, il tient. Il a entendu la consigne de son père Saint Benoît : qu'il ne se lasse pas, qu'il ne recule pas, qu'il ne cède pas !

            Il sent qu'il y a en lui une force qui n'est pas la sienne. C'est la force de son Roi, c'est la force de son Messie, de son Sauveur, de son Dieu, de celui auquel il s'est donné, de celui qu'il suit. Et cette force, elle est là. Il a voulu, ce Jésus, ce Fils de Dieu, revêtir la faiblesse d'une chair pour que la force de la divinité habite en nous.

 

            Mes frères, ce Christ Jésus, il est notre Roi, il est notre guide. Il nous précède, il est à notre tête. Il va nous guider, nous conduire jusque chez son Père, dans ce palais où Dieu trône dans sa majesté de Dieu. Lui, il prend place à la droite de Dieu. Et nous, nous serons là pour former sa cour.

            Nous allons le suivre. Nous allons l'acclamer, et nous lui dirons de tout notre coeur notre confiance, notre fidélité, notre reconnaissance aussi. Nous savons, par expérience, qu'il nous aime et que tout ce que nous avons, tout ce que nous sommes, c'est de lui que nous le tenons.

 

            Mes frères, maintenant avançons comme les foules de Jérusalem, heureuses d'acclamer le Messie. Et n'oublions pas cette Parole de Jésus : Si nous ne chantons pas notre joie, alors les murs et les planchers de nos cloîtres chanteront et crieront à notre place !

 

Homélie à l'Eucharistie.

 

Mes frères,

 

            La puissance de la ténèbres s'est abattue sur Jésus. Elle s'est saisie de Lui. Elle ne l'a pas lâché, qu'elle ne l'eut détruit. Or, Jésus était Dieu .Ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient ! Quand donc les hommes savent-ils ce qu'ils font ? Un instinct bestial les poussait...

            Cet homme Jésus était trop pur, il était trop limpide, il était trop divinement autre : ça devenait intolérable ! Ou bien lui, ou bien moi, mais un doit disparaître ? Ce sera LUI !

            Mes frères, si nous avons le courage de prendre en main la lanterne de la lucidité et de descendre dans les profondeurs de notre être pour en explorer les ombres, nous découvrirons tapis dans un recoin obscur, une bête ; la bête qui observe, qui attend, qui prépare le meurtre de l'autre, l'autre qui est coupable d'être lui, coupable d'être différent, coupable d'occuper ma place !

            Mes frères, vous vous en souvenez certainement, le chef d'accusation qui aux yeux des nazis justifiait l'extermination des Juifs, c'était celui-ci : Ces hommes, les Juifs, étaient coupables du crime d'exister !

 

            Au fond, à travers les autres, c'est Dieu que nous essayons d'atteindre, Dieu qui m'empêche d'être tout, qui m'empêche d'occuper toute la place, Dieu qui m'empêche d'être dieu moi-même !

            Le péché, quel qu'il soit est toujours de nature métaphysique. C'est toujours contre Dieu, contre l'Etre qu'il est dirigé. Oui mes frères, vraiment nous ne savons pas ce que nous faisons !

 

            Le moine est un homme qui refuse de céder aux enchantements de la bête. Mieux encore, il la débusque, il la force dans son repaire. Il l'oblige à venir au jour, il la livre à un plus fort, au fort, qui la maîtrise et qui la détruit.

            Saint Benoît ne dit-il pas : les rejetons de la pensée mauvaise, c'est à dire les enchantements, les suggestions de la bête, le moine les prend et les brise contre le roc qu'est le Christ en les révélant à un Père spirituel.

            Mes frères, le moine ira plus loin encore. Il va s'attacher au Christ jusqu'à devenir un avec lui. Et comme le Christ, il va donner sa vie pour les autres au lieu de la leur prendre, pour que les autres vivent, pour qu'ils soient eux-mêmes, pour qu'ils soient heureux. Il va la donner goutte à goutte ou par pans entiers, mais il la donne.

 

            En entendant le récit de cette passion, je me reconnaissais à la fois, et du côté des bourreaux, et du côté de la victime. Je me voyais un parmi cette foule qui hurlait : nous ne voulons pas que Dieu règne sur nous. Et j'étais aussi dans la victime, car c'est mon péché qui était en elle. Elle avait pris sur elle tout le mal qui est en moi, et elle était là qui mourrait à ma place !

 

            Mes frères, nous allons entrer humblement, respectueusement dans le mystère de cette semaine. C'est le mystère du Verbe de Dieu devenu homme, pour que moi je puisse devenir participant à sa vie à lui. J'y entrerai avec confiance. Et n'oublions pas qu'il a donné sa vie pour moi, et que c'est pour moi qu'il l'a perdue afin que moi, enfin, je puisse vivre, et tous mes frères avec moi ;  que nous puissions former ensemble une famille baignant dans la même lumière, grandissant dans la même vie, unie à la Trinité des Personnes et devenant le grand Royaume, là où le Christ est enfin reconnu, aimé et adoré pour l’éternité

 

 

                                                                                                            Amen.

 

 

 


Chapitre du Lundi Saint.                           31.03.80

L’onction à Béthanie.

 

Mes frères,

 

            Si vous le voulez, ce soir, nous allons revenir quelques instants à l'onction de Béthanie. C'est une scène merveilleuse. On pourrait s'attarder longuement à chaque détail. Mais je voudrais, aujourd'hui, la voir dans son ensemble. Mon attention a été attirée sur une espèce de vision, sur un discours qu'elle a été pour moi.

            Je la saisis comme une Parabole, une Parabole taillée dans le vif de la chair humaine. Elle nous présente deux approches contraires du même événement, cet événement étant la mort imminente de Jésus : une approche spirituelle et une approche charnelle.

 

            Il y a dans cette salle nombre de convives. La mort de Jésus est décidée, elle est inéluctable. Certains l'ignorent. D'autres se refusent à y croire. Pierre par exemple, qui disait : Ah non Seigneur, ça ne t'arrivera pas ! une chose pareille ! Mais il y en a pourtant qui savent de science sûre qu'il va mourir. Et parmi ces personnes, il y a une femme : Marie. Pourquoi Marie sait-elle ?

            Elle sait parce qu'elle aime. Elle vit dans le coeur de Jésus et Jésus vit dans son coeur à elle. Nous savons par un autre évangéliste que Marie se nourrissai1 des Paroles de Jésus, exactement comme Jésus, lui, se nourrissait des Paroles de son Père. Elle ne formait plus, à cause de ce commerce avec Jésus, qu'un coeur et qu'une âme avec lui.

            Et son intuition féminine naturelle a été comme hypersensibilisée par la grâce, appelons là déjà ainsi. Ce n'était déjà plus elle qui vivait de sa vie humaine normale, habituelle. Non, elle vivait déjà de la vie du Christ.

 

            Elle sait donc que Jésus va mourir, et qu'il ne fera rien pour échapper à mort, elle le sait d'un instinct infaillible. Et que va-t-elle faire ?

            Elle pose un geste, un geste qui est un langage, une parole adressée à Jésus, et que Jésus seul comprend. Elle prend un vase de parfum précieux. Elle en répand le contenu sur les pieds de Jésus, et elle essuie les pieds de Jésus avec ses cheveux. Voilà donc que, et les pieds de Jésus, et la chevelure de Marie deviennent un seul parfum ; les voici tous les deux enveloppés dans un seul parfum !

 

            Que dit Marie à Jésus ? Elle lui dit d'abord qu'elle consent à sa mort, et c'est là un des plus beau témoignage d'amour qu'elle pouvait lui donner. Pierre aimait aussi Jésus, mais il l'aimait pour lui, pour lui-même. Marie aime Jésus pour Jésus lui-même. Elle est perdue en lui.

            Et elle unit son oui, que ce soit consciemment ou inconsciemment, ça n'a pas d'importance - car Jésus lui le comprend et il le sait ; elle l'unit au oui d'une autre Marie, Marie la mère de Jésus. Elle, non plus, ne s'est pas opposée à la mort de son fils. Elle y a consenti. Dès le premier instant, elle a dit oui à l'ange, et à ce moment là, elle avait déjà consenti à tout ce qui suivrait.

            Eh bien, Marie entre dans ces dispositions. Pourquoi ? Mais parce qu'elle aime, elle dit oui.

 

            Mais à ce moment où elle essuie les pieds de Jésus, ça va beaucoup plus loin encore. Voilà, elle lie presque - il faut voir le geste, c'est le geste qui est une parabole, ici - elle lie Jésus à ses cheveux !

            Rappelez-vous ce qui est dit dans le Cantique des Cantiques : Tu m'as ravi par un seul de tes cheveux. Or ici, ce sont tous les cheveux de Marie, et des cheveux parfumés ! Voyez un peu ce que ça a représenté par après pour Marie ?

 

            Voici donc Jésus qui est lié, ligoté dans les cheveux de Marie. Or, les pieds de Jésus, ce sont des pieds qui vont maintenant marcher vers la mort. Marie lui dit à ce moment là qu'elle aussi, elle va marcher avec lui vers la mort. Car, si les pieds de Jésus sont pris dans les cheveux de Marie, les cheveux de Marie sont attachés maintenant aussi aux pieds de Jésus ; et avec les cheveux de Marie, c'est tout son être !

            La bassesse de Jésus dans ses pieds, cette bassesse qui va être clouée vraiment sur une croix, cette bassesse devient dans la chevelure de Marie sa beauté glorieuse.

 

            Imaginez encore une fois, c'est presque du roman, ici ! Mais non, voyons un peu les femmes telles qu’elles sont : comment Marie a dû soigner sa chevelure ? Je ne veux pas dire qu'elle allait au coiffeur tous les huit jours, ce n'est pas ça, mais avec quel respect ; parce que Jésus, Jésus savait dès ce moment là que Marie allait l'accompagner jusqu'à la mort ; et que, au moment où il serait seul, il ne serait quand même pas seul, que Marie serait là mystérieusement présente. Même si elle ne l'était pas physiquement, elle serait près de lui. Et surtout, surtout ceci : que lui était toujours vivant dans le coeur de Marie.

 

            Et ici, voyons encore la scène qui s'élargit ! Vous avez ce parfum qui se répand dans toute la maison. De la maison il déborde dans tout l'univers et il atteint Dieu le Père. Il avait bien senti, Dieu le père, l'agréable odeur du sacrifice de Noé, il en avait frémi. Il avait dit : « Ca n’arrivera plus que je fasse une chose pareille, maintenant que je sens cette bonne odeur du sacrifice de Noé. »

            Alors ici, qu'arrive-t-il lorsqu'il respire le parfum de Marie ? A ce moment, il est obligé de ressusciter son Fils. On va dire : « Oui; mais il est certain que de toute éternité Dieu savait qu'il allait ressusciter le Christ ! »

            D'accord, d'accord tout ça, mais la résurrection du Christ devait dans le plan de Dieu passer par le parfum répandu sur les pieds de Jésus, ce parfum par lequel Marie disait à Jésus qu’il continuerait, même après sa mort, de vivre dans le coeur de Marie, donc qu'il ne mourrait pas. Et s'il ne devait pas mourir, Dieu, alors le Père devait restituer Jésus à Marie.

 

            Et dans Marie voyons maintenant tous les hommes, voyons tous les hommes et toutes les femmes qui vont aimer Jésus à la suite de Marie. Ces hommes et ces femmes, que vont-ils faire ? Voyons encore maintenant plus  loin : ils vont sacrifier leur chevelure. Ils ne voudront pas que leur chevelure serve à d'autres qu’au Christ. Et pour cela, ils vont la couper. Voilà jusqu'où il faut comprendre le geste de la tonsure !

            Et ce n'est pas ici du roman, non, vous voyez, c’est un langage, c'est une Parabole. Et il faut, derrière les gestes que les hommes posent, les hommes qui se consacrent, il faut voir là derrière toujours quelque chose. Il faut comprendre qu'ils disent : maintenant, cet ornement qu'est la chevelure, pour moi, ce ne sera pas donné à quelqu'un d'autre ; comme ici Marie, maintenant ses cheveux appartenaient à Jésus.

            Il y a là dans ce geste du don de soi quelque chose de tellement fort que, Dieu qui voit tout cela, qui voit donc - je reviens à mon idée - ceux et celles qui dans la suite des siècles vont aimer Jésus à la manière de Marie ; rien que pour cela, il est obligé de rendre la vie à Jésus, qui est tant aimé !

 

            J'ai reçu, il y a deux ou trois jours, une lettre d'une personne encore relativement jeune qui dit son émerveillement, son étonnement, sa surprise de découvrir un miracle dans sa vie : témoin d'un miracle .Et je sais très bien de quoi elle parle. C'est une situation analogue à celle de la scène de Béthanie, une situation dans laquelle l'amour, comme ça, a obligé la mort a reculer ; et il est parvenu à vaincre la mort.

 

            Et l'Evangéliste nous rapporte une seule parole de cette Marie de Béthanie, et c'est celle-ci : « Si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort ». Et maintenant, dans son geste, dans sa parole silencieuse, elle dit à Jésus en lui tenant les pieds avec ses cheveux, et en les parfumant : « Eh bien, moi je suis ici, et toi, tu ne mourras pas ». Vous voyez, c'est cela l'amour, et c'est cela la vie contemplative !

            Et je voudrais que vous reteniez ceci pour aujourd'hui : la vie contemplative ce n'est rien d'autre, c'est de dire au Christ : « Moi je suis ici, eh bien toi, tu ne mourras pas ».

 

            Maintenant voyons le Christ dans sa personne physique, Jésus, mais aussi dans chacun des hommes et dans chacun de nos frères surtout, parce que nos frères, ce sont les hommes avec lesquels nous vivons en contact immédiat. Pouvoir dire à chacun des frères : « Moi je suis ici, eh bien toi, tu ne mourras pas ». C'est cela aimer ! Mais si vous le permettez, ce sera plutôt pour demain.

 

 

 

Chapitre du Mardi Saint.                          01.04.80

Judas l'Iscariote.

 

Mes frères,

 

 Au banquet de Béthanie était attablé un disciple, un Apôtre même, qui savait pertinemment bien que Jésus était condamné. Et le nom de cet Apôtre, c'était un très beau nom, un des plus beaux noms qu'un Juif puisse porter : c'était Judas.

            Mais en lui un autre nom grandissait, se développait, proliférait comme un cancer. Il devenait Iscariote, ce qui signifie : le trafiquant, le mercanti, celui qui vend pour faire de l'argent.

 

            Nous avons donc face à une femme qui aime, un homme qui n'aime pas ou qui n'aime plus. Or un homme qui n'aime pas devient semblable à une forteresse aux murs crénelés, aux portes blindées. Il n'y a même pas une fenêtre qui donne sur l'extérieur,  tout est fermé, tout est clos ! C'est l'état de refus !

            Un tel homme ne voit plus, il n'entend plus, il ne comprend plus. Il est devenu sourd, il est devenu aveugle, il est bouché. Son coeur est devenu de pierre ou blindé de graisse : plus rien ne sait y entrer. Et vous comprenez qu'avec un tel homme, aucune communication n'est possible et à fortiori, aucune harmonie, aucun accord.

            Cet homme s'est installé dans le refus. Il s'est fermé. Et son état s’aggravant, il va même faire de la paranoïa. Donc, il va comprendre les choses de travers, il va les interpréter dans un sens mauvais. Tel était devenu Judas !

 

            Pourtant les apparences lui donnent raison, et son raisonnement est d'une logique impeccable. Le parfum que répand Marie vaut bien ses 300.000 Francs. Et il y a une quantité de pauvres qui attendent du secours.

            Mais il ne s’agit pas de cela. Judas est à côté de la question, il commence à mal interpréter. Et alors voyez ce que Judas va devenir : Jésus devient pour lui un objet de trafic. Il n'a pu récupérer les 300.000 francs du parfum, et bien il va vendre Jésus pour 30.000 francs, à 10% !

 

            Mais ça fait sourire ! C'est vrai, mais lorsque l'Evangéliste dit que le parfum valait 300 deniers, ce qui fait environ 300.000 francs aujourd’hui, et lorsqu'il dit que Judas vend Jésus pour 30 deniers, ce qui fait 30.000 francs, donc 10%, il y a là une intention ; rien n'est écrit qui ne soit signe de quelque chose !

            Jésus devient la dîme qu'il faut donner. Il est l'impôt qu'Israël devra payer pour être racheté ; et non seulement Israël, mais les hommes du monde entier et de tous les temps. Et un impôt qui est perçu sur un trafic, sur des affaires !

 

            Voyez un peu ce que nous dit Saint Benoît à propos justement du commerce des affaires. Arrangez-vous, dit-il, pour que même à cette occasion là, Dieu soit glorifié en tout. Ne devenez pas des trafiquants, ne devenez pas des Judas, des mercantis. Non, ne devenez pas des professionnels des affaires. Soyez des enfants de Dieu. Il faut même lorsque vous vendez les produits de votre travail, qu'à cette occasion Dieu y trouve sa gloire.(57, 4-9).

 

            Dans notre vie chrétienne, dans notre vie monastique, qui est une vie mystique de tout côté, tout se tient, elle va chercher sa sève vivifiante dans les gestes de Jésus, mais aussi dans les gestes mauvais des traîtres qui l'ont vendu. Elle va chercher ses racines dans la législation d'Israël. Tout fait un ensemble et, dans cet ensemble, maintenant nous sommes les acteurs. Donc, nous devons toujours savoir ce que nous faisons pour ne pas à notre tour devenir des Judas.

 

            Voici donc Jésus qui est trafiqué ! On spécule et on fait une affaire sur sa condamnation et sur sa mort. Eh bien, vous avez là l'approche matérielle brutale, cynique du fait Jésus. Il est pesé à la balance de la rentabilité. S'il m'est rentable de le suivre, de le servir je le fais. Mais rentable, cela veut dire que ça me rapporte quelque chose. J'investis, mais je dois en retour recevoir un intérêt et un capital accru.

            Si ce n'est plus rentable, alors je vends. Lorsque je ne sais plus soutirer du lait de ma vache, eh bien je la vends pour la viande. Ne sachant plus rien soutirer du Christ, et bien je le vends. Voyez, c'est cela le mercantilisme !

 

            Et voici la paranoïa : les gestes d'estime et d'affection que pose Jésus à l'endroit de Judas, ils sont saisis par Judas comme autant de provocations ! Jésus, au cours du repas Pascal de cette nuit de Pâque - nous l'avons entendu, on nous l'a rappelé ce matin au cours de l'Eucharistie - il trempe la bouchée d'honneur et il la donne à Judas. Judas ne peut rien faire d'autre que de la prendre devant tout le public.

            C'est comme si on levait un toast en l'honneur de Judas. Il est là, il ne peut pas la refuser. Il la reçoit cette bouchée, il la prend. Mais il ne croit plus en Jésus, et il la reçoit avec mépris. Et au moment où elle entre en lui, satan entre en lui avec la bouchée.

            Et ainsi, mes frères, vous le voyez, il n'y a aucun intervalle entre la haine et l'amour. Voilà, pour la bouchée : pour Jésus elle est amour, un amour divin et au même instant en Judas, elle devient satanique. C'est la même chose, la seule différence tient de la lecture.

 

            Voyez Marie ! Marie, elle baigne les pieds de Jésus de son parfum, elle les essuie avec ses cheveux. Par ce geste d'amour, elle dit silencieusement à Jésus qu'elle va mystiquement l'accompagner jusque dans la mort pour qu'il ne soit pas seul, n'est-ce pas !             Judas, lui, qui s'est désolidarisé de Jésus, que fait-il ? Il livre Jésus à la mort. Que Jésus meure seul. Judas devient ainsi la parole qui est par son acte, qui est par son genre de geste de trahison exactement la même parole que celle de Caïphe qui disait, lui, devant le grand conseil : « Il vaut mieux qu'un seul homme meure plutôt que la nation entière ne périsse ».

 

            Eh bien, Judas dit exactement la même chose par son geste de partir dans la nuit pour aller vendre Jésus, pour aller chercher la troupe qui va l’arrêter. Jésus doit mourir seul. Mais le résultat, c'est que Judas s'anéantit lui-même, et il ira après se pendre.

            Tandis que Marie qui, elle, n'a pas voulu laisser Jésus seul, et qui par geste le lui a prouvé, elle va obliger Jésus a ressusciter des morts, et elle vivra avec lui. Voilà le comportement de l'amour, et voilà le résultat de la haine. Mais comme vous le voyez, c'est exactement, on dirait presque, presque la même chose. Il n'y a qu'une différence, c'est dans la vision de la personne de Jésus.

 

            Voilà mes frères, une petite explication de cette parabole gestuelle que nous rencontrons dans ce banquet. Nous comprendrons mieux, alors, la parole de Saint Paul qui dit : la lettre tue, et c'est l'Esprit qui donne vie. La lettre, c'est la vision, c'est l'interprétation charnelle, matérielle, superficielle et mercantile des événements, et aussi des personnes. Il y a une façon de voir les personnes qui est criminelle. Elle est criminelle lorsqu'on voit la personne dans ce qu'elle écrit d'elle. Ce qu'elle écrit d'elle, c'est sa conduite superficielle, celle qui nous apparaît à nous.

 

            Or la même conduite, le même geste, suivant le regard que je porte sur la personne, il peut être interprété en bien ou en mal suivant qui je suis. Si je suis Marie, je l’interpréterai en bien. Si je suis Judas, je vais faire de la paranoïa et je l’interpréterai en mal. Donc la lettre, attention, elle tue !

            Par contre l’Esprit ! L'Esprit, lui, il sait pénétrer au dessus du superficiel. Il sait atteindre le parfum secret, caché, mystérieux qui se dégage de la personne. Et alors cet Esprit donne vie. Il donne vie à celui qui perçoit, mais aussi il donne un surcroît de vie à celui d'où vient, d’où provient ce signal. C'est exactement ce qu'a fait Marie !

 

            Voilà mes frères, vous comprenez que Jésus est en lui-même toujours un objet de scandale, c’est à dire de chute et de relèvement pour beaucoup. Comme il avait été annoncé par Siméon dans le temple : « Celui-là sera posé en Israël comme un signe de contradiction pour le relèvement et la chute de beaucoup ». Toujours suivant le regard qu'on porte sur Lui !

 

            Or, mes frères, ne l'oublions pas, ici c'est tellement important pour nous dans notre vie : le Christ Jésus vient à nous en chacun de nos frères. Ayons au moins des yeux pour voir cela. Si nous ne le voyons pas, alors c'est que nous sommes comme ces forteresses fermées de tous côtés, et nous ne sommes pas loin alors d'être un Iscariote.

            Non, nous devons voir dans le frère, Jésus qui vient à nous, et réagir vis à vis de lui comme il convient à des hommes qui sont ses membres à lui. Un corps ne se détruit pas lui-même. Non, il soigne chacun de ses membres.

 

            Voilà mes frères, nous sommes donc mis chacun à l'épreuve à tout moment. Cette épreuve, je le sais bien, n'est pas facile parce que nous sommes - il faut avoir la lucidité de le reconnaître - des êtres charnels. Nous sommes des êtres matérialistes. Nous ne sommes pas encore des enfants de Dieu achevés. Nous sommes toujours en train de naître.

            Mais nous sommes maintenant pendant le temps du Carême. Nous allons déboucher sur le Triduum de Pâques. C'est le moment de nous rappeler tout ça. Et si la grippe ne se précipite pas sur une nouvelle victime qui serait votre orateur de ce soir, j'espère bien un peu continuer dans le même sens demain.

 

 

 

Chapitre du Mercredi Saint.                       02.04.80

Endurcissement ou conversion.

 

Mes frères,

 

            Si vous le voulez, revenons-en à notre onction de Béthanie. Je vous disais hier en terminant que Marie et Judas Iscariote n'étaient pas étrangers au monde monastique.

            Nous sommes à la fin du carême. Nous entrons dans le Triduum Sacrum. C'est pour nous l'heure de la vérité. Nous allons être jugés avec le monde, surtout vendredi, à l'heure où le Christ sera crucifié. Nous somme aussi à un carrefour, un carrefour vers la conversion et la fécondité ou bien vers l'endurcissement et la stérilité.

            Nous devons choisir. N'ayons pas peur de regarder les choses telles quelles sont, de regarder la vérité en face. Car la vérité est toujours le premier pas vers la libération de quelqu'un. Nous devons aussi pratiquer une sorte d'autopsie de notre personne, à propos justement de Marie et de Judas.

 

            Je m'en vais présenter un type extrême naturellement d'Iscariote, et puis l'antitype Marie. Nous autres, nous ne serons pas naturellement l'un ou l’autre, nous serons un peu des deux. C'est ça le travail de la conversion, c'est de passer de l'Iscariote qui est l'homme qui veut faire des affaires, à Marie qui est le don absolu d'elle-même, l'écoulement dans le don.

            Judas est un nom très beau. C'est un des plus beau nom de la tradition Juive. Il signifie : celui qui est consacré à la louange de Dieu. Jésus a voulu être fils de Judas parce qu'il était consacré pour manifester la gloire de Dieu, et pour introduire les hommes dans l'intimité de Dieu. Le moine doit être Judas, donc un homme voué, lui aussi, à louer Dieu incessamment. Il loue Dieu par tout son être, par ses pensées, par ses paroles, par toute sa vie. Il doit être une louange de Dieu.

            Et ça, disons que c'est le moine parfait. Il n'y a rien qui germe en lui, rien qui ne sorte de lui qui ne soit pas glorification de Dieu. Saint Benoît dira : il faut qu'en tout Dieu soit glorifié...en tout ! Donc toute la vie du moine, même dans les détails les plus bas, doit être révélation de ce qu'est Dieu, doit être louange de Dieu.

            Mais attention ! Il ne faut pas que insensiblement Judas devienne Iscariote c'est à dire le trafiquant, le mercanti. Il faut qu'il y ait toujours en nous identité parfaite entre le nom que nous portons et l'être que nous sommes. Saint Benoît le dit à propos de l'Abbé : il doit être tel qu'on l'appelle. Il le dira aussi à un autre endroit lorsqu'il dit qu'il ne faut pas vouloir être appelé saint avant de l'être. Il faut d'abord l'être, puis alors on est dit saint en toute vérité. C'est une exigence de justice.

 

            Maintenant, des trafiquants, des mercantis, il arrive qu'on en trouve dans les monastères. Voici donc le type, mais vraiment ici à l'extrême naturellement Ce sont les esprits forts, ceux qui s'estiment, qui se prétendent intelligents. Ils ont d'ailleurs toujours souvent deux qualificatifs à la bouche : intelligent et imbécile ; intelligent pour eux, et imbécile pour les autres.

            En fait ce sont des esprits bornés qui égratignent à peine la croûte du réel. Mais ça ne fait rien, ils se moquent de tout, ils ridiculisent tout. Tout ce qui se fait, tout ce qui se dit dans le monastère, ils le tournent en ridicule parce qu'ils sont les seuls à savoir comment les choses doivent être faites, comment les choses doivent être dites.

            Ce sont des hommes qui ne parlent pas le même langage que Dieu. C'est pourquoi ils sont très dangereux parce que ce sont des séducteurs. Ils présentent, ils lancent des apparences de vérité. Ils les lancent dans le vide ; mais s'ils rencontrent des esprits un peu simples, alors ils peuvent les égarer.

 

            C'est ainsi qu'agit le séducteur ! Ils peuvent devenir victimes alors eux-mêmes de ce séducteur et faire énormément de mal sans le savoir. Ils démolissent, ils détruisent, ils salissent. Ils veulent toujours - ça il ne faut pas le mettre en doute - faire les choses bien. Mais voilà, il leur manque ce que Saint Benoît appelle la discrétion. Ils ne savent pas juger, ils se prennent pour la norme de tout.

            Et puis, ils sont affligés d'un défaut, un défaut où c'est vraiment là le trafiquant : ils ont un besoin, un prurit du business. Il faut qu'ils fassent des affaires, il faut qu'ils fassent rentrer de l'argent. Ils se prétendent d'ailleurs comme des hommes d'affaire de tout premier plan. C'est exactement le contraire de ce que demande Saint Benoît : que Dieu soit glorifié en tout, même dans les relations commerciales.

 

            Mais eux, non, tout leur est bon pour ramasser de l'argent. Ce sont des vendeurs de Dieu. Ils vendent de nouveau le Christ. Ils trafiquent de tout, du spirituel, du divin, du matériel aussi, de tout ! C'est une maladie !

            Et c'est un besoin parce qu'ils ont ainsi une sorte de vêtement. Ils doivent se valoriser. Ils revêtent une défroque, des oripeaux qui cachent leur nudité. Car ces hommes sont malheureusement nus, ils n'ont rien ! Il faut dire que c'est une maladie incurable, incurable !

            Il est impossible d'en sortir, sauf le miracle, le miracle que Dieu ferait des enfants d’Abraham, ferait sortir des fils de Dieu à partir des cailloux de la route. Il faudrait un miracle aussi extraordinaire que celui-là. Ce sont des suicidés ambulants, ils sont morts, voilà ! Voici donc le type du trafiquant !

 

            Maintenant voyons l'antitype Marie ! Marie signifie océan de parfum. C'est un très beau nom. Imaginez qu'on appelle aujourd'hui une petite fille : océan de parfum. Cela existe encore dans les pays Asiatiques, où les noms qu'on donne aux enfants sont toujours des noms de ce genre, très beaux, très évocateurs comme les noms bibliques. Mais voilà ce que signifie Marie, et nous n'y pensons pas. Mais ici, Marie de Béthanie était tout à fait en accord avec son nom. Elle épanchait son parfum sur les pieds de Jésus.

 

            Or le moine, lui, c'est un homme qui doit être un parfum, un parfum qui se répand, un parfum qui pénètre tout. Il pénètre à l'intérieur des êtres, des gens, des choses. Il en déchiffre l'énigme et il les orne de beauté, de lumière et de vie. Ils sont transportés aussi par le vent - l'Esprit - qui répand ce parfum partout. Et ce parfum rafraîchit, ce parfum délecte, ce parfum éveille l'amour partout où il atteint, non seulement dans le monastère, mais bien au-delà parce que le souffle de Dieu traverse l'univers.

            Ce parfum qui pénètre au coeur des choses, saisit la chose, l'être au moment où il sort des mains de Dieu. Il y a donc là une sorte de contemporanéité entre le moine et Dieu qui crée. Il devient créateur, cet homme qui est transformé en parfum.

            Telle était Marie de Béthanie ! On pourrait s’arrêter longuement encore à réfléchir sur ce qu'elle a fait, sur la valeur de son geste. Mais sauf imprévu, il y a encore d'autres années après celle-ci.

 

            Nous maintenant ? Nous ne sommes ni l'Iscariote, ni Marie. Nous sommes entre les deux, un peu l'Iscariote, un peu de Marie, plus ou moins. Et nous devons nous dépouiller de tout le mercantilisme qui est en nous pour devenir pure exhalaison de parfum.

            Le mercantilisme, cela veut dire: cesser de rapporter tout à soi. Je fais cela parce que ça me convient. Si ça ne me convient pas, je le ferai quand même parce que je ne sais pas faire autrement, mais je vais grogner, grogner intérieurement.

 

            Vous savez ce que Saint Benoît appelle le murmure ? Tout ça doit disparaître, ça doit fondre comme neige au soleil. Cela ne peut pas être enlevé d'un coup, mais ça doit partir. L'ascèse monastique doit conduire le moine jusqu'à être un pur, un pur reflet de ce qu'est l'Esprit de Dieu.

            Et ce reflet commence, alors, à dégager des vapeurs odoriférantes qui seront ce que dans le langage plus ordinaire on appellera les vertus. Ce sera surtout l'amour avec tout son cortège, toutes ses fragrances qui sont si belles et si bonnes.

 

            Voilà mes frères, nous avons ainsi un mouvement que nous appellerons la conversion. Pendant ces jours de passion et de résurrection qui ne sont pas des jours protocolaires - non, c'est notre propre destinée que nous allons jouer parce que nous sommes insérés dans le Christ, que nous le voulions ou non nous y sommes - donc pendant ces jours là, mes frères, essayons de retenir ceci, simplement ceci : que nous devons passer du stade de marchandage avec Dieu, ou de marchandage à propos de Dieu, jusqu'au niveau de la donation totale de nous, que nous ne soyons plus que fumée de parfum qui s'élève vers Dieu, qui le réjouit, et qui réjouit aussi tous ceux avec lesquels nous vivons.

 

Homélie du Jeudi Saint                            03.04.80

 

Mes frères,

 

            A l'heure où nous entrons dans la célébration du mystère Pascal, le Christ Jésus ouvre à notre attention et à notre respect un champ de réflexions qu'il nous invite à explorer et à prospecter. Il nous dit : Je vous ai donné un exemple, et il faut que vous fassiez ce que moi je vous ai fait.

 

            Par ces mots, mes frères, il signifie que sa maison, ce monastère dans lequel nous vivons, est à la fois un chantier de travail et un champ de bataille. Un chantier sur lequel des hommes s'efforcent de parfaire l’œuvre à laquelle Dieu lui-même se consacre : la création, la Rédemption, la divinisation du monde.

            Mais c'est aussi un champ de bataille. Il s'y livre une lutte continuelle et sans merci contre les puissances du mal qui tentent de nous tyranniser à l'intérieur, et qui sans trêve nous attaquent à l'extérieur.

 

            Mes frères, le Christ a été investi par son Père d'une mission : attirer sur sa personne la masse des haines et des malheurs accumulés par les péchés des hommes, depuis l'aube des temps jusqu'à la fin du monde. Et cette masse, la noyer dans un amour sans mesure. Il fallait qu'il souffrit, qu'il mourut et qu'il ressuscita.

            Pour lui, l'Egypte, la terre où ses pères avaient tant souffert, l'Egypte, le pays de la double oppression et de la double angoisse, cette Egypte, elle étendait ses frontières aux limites du monde. L'Agneau, mais c'était lui, perpétuellement immolé et toujours présent. Et le drame demeurait à un paroxysme d'intensité. Il se condense à l'infini dans l'Eucharistie qui en est, et le signe et l'issue.

 

            Au cours des temps, le Christ se choisit des hommes dans lesquels il peut monnayer jour après jour sa mission et sa vie. Il en est partout, et nous en sommes. Nous devons le dire avec fierté et reconnaissance. Mais il nous appartient maintenant de nous laisser envahir par lui, pour que nous devenions avec lui, et Seigneur, et esclave.

            Seigneur, si notre unique mobile d'action est l'amour. Dieu est amour. Et celui qui aime, il participe à la nature et à la Seigneurie de Dieu ; mais esclave aussi ! Descendre au plus bas, en dessous de tous de manière à les soulever et à les porter tous, tous les hommes, en commençant par ceux avec lesquels nous vivons. Tel mes frères est notre travail et notre combat de tous les jours.

 

            Nous allons le signifier encore par le geste du lavement des pieds. Ce que Jésus a fait, nous allons le refaire, pas seulement ce soir, mais jour après jour, nous allons nous mettre aux pieds de nos frères, aux pieds de tous les hommes.

            Mais nous savons que en nous et par nous, à cette condition de notre humiliation volontaire de la perte de notre vie avec le Christ, le Christ lui-même sera finalement vainqueur de tout le mal et de tout le péché.

                                                                                                                        Amen.

 

 

Vendredi Saint.                                     04.04.80

Homélie de la Passion du Seigneur.

 

Mes frères,

 

            Les exégètes discutent beaucoup au sujet de l'identité de ce mystérieux serviteur dont parle le prophète. Etait-ce un homme ? Etait-ce la communauté d'Israël dans son ensemble ? Ils ne savent pas se mettre d'accord.

            Pour Jésus, lorsqu'il écoutait cantiler ce poème à la Synagogue, lorsqu'il le psalmodiait en secret, il n'y avait aucun problème, c'est de lui qu'il s’agissait. Que se passait-il alors dans son coeur ? Cet homme sans la moindre tare spirituelle, lui-même un coeur d'une sensibilité extraordinairement ?

 

            Mes frères, respectons la douleur du Christ, respectons sa souffrance : c'est la souffrance de  Dieu ! Respectons aussi toute souffrance d'homme telle qu'elle soit, car en chacune, nous y voyons un reflet de cette souffrance divine.

            Jésus a senti venir le drame. Il l'a vu s'approcher, le cerner, l'encercler se précipiter sur lui ; et il ne s'y est pas dérobé. Il a aimé les siens jusqu'au bout. Et au moment de déposer son souffle entre les mains de son Père, il a pu dire : « Tout est accompli !»

 

            Arrêtons-nous un instant, mes frères, un tout petit instant sur notre situation à nous. Mais pas longtemps, car nous risquerions d’être accablés par la honte ou bien avalés par le découragement.

            Au soir de chaque journée, à l'heure où nous abandonnons nos membres au sommeil qui est l'image de la mort, pouvons-nous nous rendre le témoignage que nous avons accompli à la perfection la tâche que Dieu nous avait confiée pour ce jour ? Pouvons-nous dire que nous avons aimé nos frères jusqu'au bout ?

            Aimer jusqu'au bout! C'est nous laisser ravir notre vie, nous laisser manger notre tranquillité, nous laisser rogner nos loisirs, nous laisser ronger notre santé ! Pouvons-nous dire, mes frères, que nous avons porté les péchés des autres ? Que nous les avons pris sur nous ? Que nous les avons expiés à leur place sur le bois de la patience ?

 

            Dans quelques minutes nous allons nous approcher de la croix pour la vénérer. Portons ces questions dans notre coeur lorsque nous serons devant elle ! C'est devant l'amour que nous allons nous prosterner, un amour au delà duquel rien ne peut être conçu de plus grand et de plus beau.

            Et nous nous relèverons plus fort, décidés à laisser en nous plus de place au Christ et à nos frères, toute la place peut-être ? La vie monastique ne serait-elle pas l'espérance folle d’être capable un jour d'aimer à notre tour jusqu'au bout, et ainsi de triompher en fils de Dieu que nous sommes.

 

 

                                                                                                                        Amen.

Monition avant Complies.

 

Mes frères,

 

            Au soir du Vendredi-Saint, le Christ est mort. Dieu est mort. La première phase de l'histoire du monde a pris fin. Une brisure s'est produite. Le voile du temple s'est déchiré du haut en bas. Les rochers se sont fendus. Tout est en suspens, tout est en attente !

            On peut se demander comment l'univers n'est pas retourné au néant dont il était sorti ? Le Christ était LA PAROLE, il est devenu NON PAROLE ; Il était LA LUMIERE, il est devenu ABSENCE ;  Il était le CHEMIN, il est maintenant une IMPASSE ; Il était LA VIE, il n'est plus qu'un CADAVRE !

            Il s'est fait le compagnon, quasi le complice des hommes qui ont opposé à l'AMOUR un NON qu'ils veulent définitif. Il a été fait péché, c'est à dire NON absolu. Et le vide du Samedi Saint est la matérialisation de cet état de refus jusque dans sa conséquence ultime qui est la chute dans la seconde mort. Descendit inferos, il est descendu, il est tombé dans les abîmes de l'enfer ; Il est tombé au plus bas. Jamais personne ne sera en dessous de lui !

 

            Il a pâti cette mort en vertu d'une mission qu'il a reçue de son Père. Et le tombeau scellé est le cachet apposé par Dieu sur cette mission accomplie à la perfection. Le Christ est mort. Il ne subsiste plus que dans l'amour que lui porte son Père. Le tombeau postule donc une suite, un triomphe sur la mort.

 

            Nous venons de l'entendre : Marie, dans son coeur de mère, sentait cette issue du drame. Elle savait que la mort est un accident, qu'elle est une catastrophe, un malheur. Mais l'AMOUR est une personne, l'Amour est Dieu. Et lorsque on vit de l'amour de Dieu, jamais on ne connaît la mort définitive ; on resurgit, même de la seconde mort !

 

            Mes frères, le Samedi-Saint est ainsi un espace théologique vers lequel convergent toutes les destinées humaines. Il est situé hors du temps, au-dessus du temps, et il est contemporain de toutes les époques.

            Si nous voulons maintenant regarder le projet monastique dans sa motivation la plus pure, ce ne peut être que l'attente du Samedi-Saint, et la quête du lieu de son apparition. La mort mystique, épreuve espérée mais combien redoutée, un moine qui ne l'espère pas, mais que fait-il dans un monastère ?

 

            Mais un moine qui ne la redoute pas, c'est un inconscient ! Il est dans l'illusion. Et cette mort, c'est une épreuve terrible, expérience du non-soi, de la non-identité, de la non-vie ; expérience dans une chair et un coeur d'homme de ce que le Christ a du vivre au moment où il a été englouti dans la mort, où pour lui tout était terminé, non seulement accompli au niveau de sa mission, mais aussi accompli au niveau de son être.

 

            Mes frères, cette expérience a peut-être été la nôtre hier ? Ou elle le sera demain ? A moins que ce ne soit déjà pour aujourd'hui ? Ayons toutes ces valeurs - ce sont les valeurs suprêmes - ayons-les présentes à notre attention, présentes à notre amour toute la journée de demain.

            Et lorsque nous entrerons dans la Veillée Pascale, nous saurons que notre vie, dans ce chantier qui est celui de Dieu, elle n'est autre qu'une longue veille dans l'attente du passage de Dieu, passage qui ne manquera pas et qui nous fera tous resurgir de notre néant, car nous ne sommes qu'un néant. Il nous en fera resurgir pour nous combler de ce qu'il est, lui. Et il n'est jamais, ne l'oublions pas, il n'est jamais qu'Amour.

 

 

Dimanche de Pâques.                               06.04.80

Chapitre Pascal.

 

Mes frères,

 

            La grippe printanière taille des coupes de plus en plus larges et sombres dans la chair de notre communauté. Oh non, ce n'est pas fini ! Il y en a d'autres qui sont encore en gestation et nous en serons probablement les témoins sous peu ?

            Alors, nous aspirons tous au repos et je ne vais donc pas m'attarder ce matin. Mais je vous souhaite à tous une heureuse fête de Pâques. A tous, c'est à dire aux malades, aux rescapés, aux victimes de demain !

 

            Mais une fête de Pâques, qu'est-ce que cela veut dire ? Il ne faut pas que ce soit de la phraséologie, un souhait ainsi qu'on lance, et qui ne répond à rien. Non, la fête de Pâques, c'est ceci : pourrions nous déposer la vétusté de l'homme charnel et revêtir la nouveauté de l'homme spirituel, de cet homme qui est rené dans le Christ ressuscité ?

            Ce n'est pas quelque chose de difficile. Il suffit de nous laisser agir par cette force de résurrection qui est en nous ; il suffit de nous ouvrir à elle comme une fleur s'ouvre à la lumière. Une fleur ne fait pas grand chose.

            Le Christ l'a dit lui-même : « Regardez, elles ne font rien. Elles reçoivent le soleil, elles reçoivent la pluie, elles reçoivent les aliments qu'elles tirent du sol par leurs racines. Et pour le reste, elles sont vêtues de façon splendide. Le roi Salomon dans toute sa splendeur n'était pas vêtu comme le plus petit des lys des champs. »

 

            Eh bien c'est ça, voyez, la force de la résurrection. C'est cette fleur qui est en nous qui se développe et qui est nous. Il suffit de nous ouvrir à cette lumière, à cette ondée spirituelle, pour que cela s'opère sans que nous le sachions. Le Christ l'a dit encore : « Le Royaume des Cieux est semblable à un homme. Il a jeté sa semence dans son champ et, voilà il ne s'en occupe plus ! Il ne sait pas ce qui se passe - mais maintenant on le sait naturellement, on a fait des études depuis lors - mais ça pousse, dit-il, et voilà, la moisson est arrivée et on passe la faucille !

 

            Et voilà, c'est cela le Royaume de Dieu, c'est cela la résurrection !La difficulté peut-être pour nous, est que nous sommes trop intelligent. Nous réfléchissons trop. Nous voulons bien arriver au bout, mais en sautant par dessus la route.

            Voyez, c'est encore très moderne. Maintenant pour aller d'ici à l'autre bout du monde, je ne dois plus prendre des routes et marcher, et marcher ; et puis des bateaux toujours dangereux. Non, je prend un super-jet et en quelques heures j'y suis. Je saute au dessus. Voilà notre mentalité !

            Mais non, la force de résurrection c'est autre chose. Nous ne savons pas sauter au dessus. Nous ne savons pas faire l'économie d'une mort : mourir à notre façon de voir les choses, à ma façon de voir les choses. Or nous avons chacun notre façon de voir. Voyez quelle anarchie alors ?

            Une communauté monastique qui serait un lieu pascal - car c'est ça que doit être une communauté monastique - on aurait des hommes qui auraient une seule façon de voir les choses. Ce n'est pas des œillères, hein, attention ! Loin de là ! Mais ils seraient, comme le disaient les anciens, des monotropoï, des hommes qui n'ont qu'une seule façon de voir, de sentir, de chercher et aussi de trouver, mais chacun suivant ce qu'ils sont !

            C'est toujours ce difficile problème qui n'est pas la quadrature du cercle, mais qui est difficile quand même, de l'Unité dans un Saint Pluralisme. Comme le disaient nos Pères: una caritate, una Regula, mais similibus moribus.

 

            Mais voilà, mes frères, ce que je vous souhaite pour cette année-ci : que nous ayons l'occasion de vivre cette expérience d'une renaissance à un être qui est en nous, qui est nous, mais qui est comme étouffé par toutes sortes de buissonnements...

            Cette petite affaire de la grippe, elle est en tout cas très instructive à cet égard. Lorsqu'on se sent diminué par le virus qui vous habite, il vous fait monter votre température, on ne sait plus se nourrir, on n'a plus de sommeil ; et le bel homme qu'on était, il est réduit à un sac qui est couché sur un lit. Il aurait des grands projets, il a toujours des grands projets, mais à ce moment là c'est fini, ses projets sont partis. Il n'est plus bon à rien et il doit prendre patience avec lui-même. Enfin il est là, il est réduit à son état de rien !

 

            C'est là une belle petite expérience, car c'est comme une préfiguration de ce qui nous attend à la fin de nos jours, où alors nous serons vraiment acculés au rien définitif. Ce sera fini, ce sera l'impuissance absolue, nous ne pourrons plus rien faire, nous serons morts. Et avant d'en arriver là, nous allons voir décroître nos forces, nos vigueurs physiques, notre vigueur intellectuelle, aussi notre capacité de travail ; tout ça va diminuer.

            Mais là en dessous, là en dessous il y a autre chose qui grandit : c'est l'homme nouveau. Il est là ! Et sous cette apparence de déchéance de notre être global, il y a à l'intérieur une poussée, une croissance qui finalement sera victorieuse.

 

            Mais ce n'est pas l'homme ancien qui sera mieux, non, ce sera un homme nouveau. Il n'aura plus rien à faire avec l'homme ancien. L'homme ancien vit dans sa coquille ; l'homme nouveau aura un corps spirituel qui sera étendu aux dimensions du monde. C'est à dire que par l'Amour, il sera ouvert à tous les hommes, il les accueillera en lui ; et lui, par l'Amour se donnera à tous. Et Dieu qui réalisera cette merveille sera, comme le dit l'Apôtre, lui, tout en tout.

 

            Voilà mes frères une petite expérience, je pense, que nous devons essayer de faire, non pas en tendant notre volonté, notre système nerveux, non, mais en nous ouvrant tout simplement à ce que la Providence et l'Amour de Dieu nous donnent tous les jours. Cette expérience n'est pas hors de notre champ. Elle n'est pas hors de notre visée. C'est ça la vie contemplative !

            Alors si vous le voulez bien, comme c'est l'année de Saint Benoît et qu'il faut tout de même bien en parler aussi à l'occasion de Pâques, nous penserons à ce que Saint Benoît nous dit. A la fin du carême, dit-il, on doit être dans la joie. C'est la joie de l'Esprit Saint, c’est la joie de Pâques, la Sainte Pâques, c'est à dire cette Pâque qui nous met à part, qui nous fait vivre de la vie de Dieu qui sera la nôtre un jour pour l'éternité.

 

Homélie de la résurrection.

 

Mes frères,

 

            Si je devais condenser en un mot la contemplation et la méditation du mystère de ce jour, j'userais volontiers de l'antique acclamation hébraïque : Alléluia, c'est à dire rendez vos louanges à Dieu votre Père. C'est de notre Père, en effet, que tout vient; et c'est à Lui que tout retourne car il est amour.

 

            Nous sommes ressuscités dans le Christ, avec Lui ! Ce n'est pas de la phraséologie. C'est une expérience que nous devons faire, que nous faisons si nous sommes vraiment des chrétiens. Dès maintenant notre vie est cachée avec le Christ en Dieu, dans le sein de notre Père. Et là, nous participons à l'éternelle génération du Christ. Nous sommes divinisés, nous sommes fils adoptifs par grâce, ce que lui est par nature.

 

            C'est pourquoi la partie la meilleure de notre coeur n'est plus dans les choses d'en bas, elle est là où elle voit cette vie divine. Elle ne cherche plus les fantômes que nous offre le monde : l'argent, l'honneur, le profit, tout le poids social. Non, elle cherche les réalités d'en haut : la bonté, la paix, la bienveillance, la justice, l'amour...Tous ces joyaux dont le Père pare ses enfants. Et en chacune de ces perles, il fait scintiller une étincelle de sa lumière à lui, cette lumière qu'on appelle la gloire.

 

            Voyons Marie-Madeleine, la femme aux sept démons. Elle était revenue de très loin. Maintenant elle ne vit plus en elle; elle vit hors d'elle-même ; elle vit là où est le Christ ressuscité. Et elle n'est pas encore accoutumée à son nouvel état. Elle cherche encore à l'extérieur parmi les hommes celui qui vit en elle et dans lequel elle vit.

            Heureux l'homme, mes frères, qui rencontre la même expérience que Madeleine, emporté hors de lui-même, avec le Christ, jusque en Dieu le Père ! Pour en arriver là, mes frères, il faut du courage. Le courage de croire d'abord qu'il est préférable de tout abandonner pour trouver ce trésor caché qu'est la vie divine ; et puis alors, plus de courage encore pour se laisser faire par Dieu.

 

            Laissez-moi terminer sur un souhait: que en chacun de nos gestes, en chacun de nos regards brille à tout moment un reflet de la lumière de Pâques. Ne sommes nous pas des fils de la Résurrection ?

 

                                                                                                    Amen.

 

 

 Chapitre : La grippe.                              13.04.80

1. La grippe Parole de Dieu.

 

Mes frères,

 

Je pense qu'il faudra remonter bien haut dans le souvenir des anciens pour retrouver la mémoire d’une grippe aussi meurtrière que celle qui ravage pour l'instant la communauté. Pour ma part, je n'en ai jamais connu de pareille. Nous voici aujourd'hui au quinzième jour, et elle est encore loin d'être ter­minée. Espérons qu'elle ne va plus faucher de nouvelles victimes !

Nous avions peut-être commis une erreur ? Elle n'était pas prévue au pro­gramme de l'année jubilaire de Saint Benoît. Et alors, elle s'est imposée comme une maîtresse, comme une reine. Elle a peut-être un message à nous délivrer ? Elle est peut-être une Parole que le Seigneur nous adresse ? Et si vous le voulez, nous allons ouvrir nos oreilles et essayer d'entendre ce que, à travers elle, Dieu veut nous dire.

 

Cette grippe nous rappelle une évidence, celle-ci : c’est que la vitalité de notre vie spirituelle, elle n’est pas lue aux sentiments qu’on peut avoir de cette vie, de son ardeur ou de sa ferveur. Elle est indépendante de notre état de santé. Lorsqu'on est en pleine vigueur, mais que ne peut-on pas réaliser pour Dieu ? Nous sentons en nous cette force qui bat dans nos artères et qui nous porte en avant. C'est peut-être tout bonnement la joie de vivre et cela n'aurait rien à faire avec le surnaturel.

Vous savez que Thérèse de Lisieux dormait pendant ses oraisons ! Elle ne s'en formalisait aucunement. Elle disait : Les chirurgiens, pour opérer leurs malades, ils les endorment. Elle avait compris que Dieu nous mettait parfois dans le brouillard. Il mettait tout notre être en veilleuse, ne fut-ce que par l'intermédiaire de quelque virus. Il le mettait au repos dans l'impuissance, dans la faiblesse afin de pouvoir travailler en nous avec plus d'aisance ; il ne craint plus alors de faux mouvements qui pourraient provoquer en nous une blessure. Car le scalpel de Dieu est aiguisé à l'extrême, et la moindre erreur peut nous rendre infirme. Alors, il nous endort par le moyen d'une grippe.

 

La Lumière Divine qui est le rayonnement de la nature de Dieu, cette Lumiè­re qui est Dieu en personne, elle est partout présente, elle est partout en action. Elle crée, elle divinise l'univers, les créatures raisonnables surtout : les hommes. Et cette Lumière, elle nous fait passer d'un état naturel à un état au-delà de la nature. Mais elle agit toujours, mais toujours par l'intermédiaire d'agents naturels.          ­

Depuis que le Christ s'est incarné, toute l'action de Dieu passe par la chair, passe par la matière. S'imaginer que Dieu pourrait agir sur nous direc­tement ? Oui, c'est possible en soi, mais ce n'est pas le plan de Dieu. Dieu ne veut pas agir comme ça, il veut toujours agir à travers un instrument maté­riel.

Et l'idéal, l'idéal, c'est de pouvoir être entièrement souple sous l'action de ces outils divins, n'importe lesquels ! Car le contemplatif verra cette lu­mière de Dieu dans tout ce qui l'entoure, dans tout ce qui le touche. Il verra ces agents à l'action à l'intérieur de lui à l'extérieur de lui, à tout moment. Il doit donc s'efforcer d'être de plus en plus souple, c'est à dire qu'il n'y ait aucune interférence de son proprium entre la Lumière de Dieu qui agit et sa personne à lui.

 

Et cette attitude, elle parte un nom, un nom qui est très beau, un nom que nous retrouvons chez Saint Benoît, et avant Saint Benoît naturellement chez tous ses ancêtres monastiques. Et cela s'appelle la patientia, la patience. La patience, c'est l'art de savoir pâtir, l'art de savoir subir, l'art de se laisser faire. Ce n'est rien d'autre que ça ! C'est l'art d'être un avec l'action de Dieu sans qu'il y ait une intervention de nous qui pourrait empê­cher Dieu d'agir, au qui pourrait fausser son action. C'est une espèce de pas­sivité intelligente, discrète et active, attentive.

L'attention est la première qualité de la patience. Ce n'est pas une atten­tion intellectuelle ici - on peut être endormi - c'est un éveil spirituel qui fait que on subit l'action de Dieu et qu'on y collabore. A ce moment là, on reçoit tout de sa main et il n'existe plus de contrariétés. La grippe arrive ! Eh bien, elle arrive ! C'est Dieu qui nous met dans un état de passivité, d'impuissance, de faiblesse, afin de pouvoir être à ce mo­ment là tout à fait uni à une action qu'il veut réaliser en moi. Je ne sais pas laquelle, je ne sais pas la percevoir, puisqu'elle est au-delà de la nature, qu'elle est surnaturelle. Tout collabore, tout coopère au bien de ceux qui savent aimer Dieu, disait déjà l'Apôtre Paul.

C'est donc fini de grogner, d'être énervé parce qu'an est grippé ! Et soit dit entre parenthèses, c'est le meilleur remède contre la grippe : s'abandon­ner à ce que Dieu demande à ce moment là.

 

Voilà mes frères ce petit mot de circonstance. Pour aujourd'hui, je vais en rester là car nous sommes affaiblis, nous sommes vidés. Nous avons encore beau­coup de travail aussi, pour les rescapés du moins ! Et alors je vais terminer sur cette petite devise qui est un peu comme la contre partie, la glose de ce que nous dit Saint Paul : c’est que tout est possible à celui qui est patient. Tout est possible à celui qui croit, disait Saint Paul. Mais je me demande si la première qualité du croyant n'est pas d'être patient ?

 

Chapitre : La grippe.                               14.04.80

      2. Définition et description.

 

Mes frères,

 

Nous avons tous noué connaissance à des degrés divers avec ce fléau redou­table qu'est la grippe. Le mot grippe dérive d'une racine verbale triconsonan­tique qu'on découvre dans les langues Indo-Européennes et dans les langues Sémitiques. C'est un geste qui reproduit une scène. Ce geste a été miniaturisé de l'ensemble du corps sur les muscles laryngo-bucaux, pour émettre un son qui va se prononcer différemment suivant les langues, mais que nous allons tout de même retrouver.

Nous avons trais consonnes mères, G ou gué, R et F. Le P de grippe est un durcissement du F primitif. Cela va donc donner quelque chose ainsi : graf. Il faut voir une projection cinématographique et laisser rejouer dans sa muscu­lature ce qu'on voit.

Dans nos langues Indo-Européennes, la racine s'est conservée le mieux dans le mot Allemand : greiffen, qui signifie se jeter dessus, saisir et emporter. Il faut voir le grand carnassier qui se laisse tomber d'un bon sur sa proie, qui fait entrer ses griffes dans les chairs de sa victime, et qui la serre, et qui la déchiquette au moment même. Et on ne peut plus la lui arracher. Vous voyez déjà que le mot griffe est exactement le même mat que le mot

grippe. Grippe est une forme dérivée de griffe.

 

Dans les langages Sémitiques, il y aura une petite nuance. Ici, nous aurons le verbe garaph, graph, qui va plutôt, lui, nous projeter un assaillant. Ce ne sera pas ici un animal, ce sera plutôt un homme. Voyez les géants, au moment où les fils d'Israël sont entrés dans la terre promise pour l'explorer, à partir du désert. Lorsqu'ils sont revenus, ils ont dit aux fils d'Israël : Nous avons vu des fils d'Anaq, des géants. A côté d'eux nous paraissions comme des sauterelles.

Vous avez, ici, donc un géant qui assaille une victime qui cette fois-ci sera le plus souvent un homme, ce peut être un animal aussi. Les bas-reliefs nous représentent des géants qui étouffent des lions dans leurs bras, donc de ces géants primitifs. Mais enfin, ils assaillent, et puis la nuance, ils as­somment. Au lieu de faire pénétrer des griffes à l'intérieur du corps de la victime, ici on l'assomme d'un coup de poing irrésistible, d'un coup de poing dont on ne se relève pas. Et alors la victime est réduite à rien.

Vous avez donc, ici, dans notre fameuse grippe, la combinaison de deux expériences : celle de la griffe et celle du coup de poing.

 

Voyons maintenant comment la grippe se présente dans la pratique. D'abord la griffe : elle laboure de ses griffes le nez, la gorge et la poitrine du malade. Je pense que ça, nous l'avons tous expérimentés. Même ceux qui ont échappé, ils ont tout de même senti ces griffes qui labouraient leur gorge et leur poitrine. Et ces griffes arrachent des morceaux, des morceaux qui sont expectorés. On doit tousser et on doit rendre des débris.

Mais ça n'en reste pas là ! La grippe réduit sa victime à l'impuissance. Voici le coup d'assommoir, le coup de massue qui anéantit l'homme. Il est ané­anti et à ce moment là, la grippe le dépouille. Elle le dépouille de sa vigueur, elle le dépouille de sa prestance, elle le dépouille de ses activités, elle le dépouille de tout ce qu'il est. Il est réduit à rien, il ne sait plus rien faire.

Et alors, que ce soient les griffes qui enserrent la poitrine, au que ce soit le coup de poing qui jette quelqu'un à terre et le réduit à rien, la grip­pe ne desserre son étreinte que peu à peu ; e11e ne relâche sa victime que lorsque elle lui a enlevé tout ce dont elle voulait la dépouiller.

 

Maintenant revenons un peu à des images Bibliques. Vous savez que dans la Bible on ne parle pas de la grippe. On parle de la peste et de toutes sortes de choses. Nous ne savons pas trop bien ce qu'an entendait par la peste bibli­que. Il est possible que ce soit tout simplement la grippe, mais une grippe du genre de celle que nous connaissons maintenant.

Vous avez donc l'image du lion qui est tapi dans son fourré et qui d'un saut se laisse tomber sur sa proie, la prend dans ses griffes, la déchire et l'emporte. C'est une image biblique fréquente : Judas est un lion qui bondit de son fourré sur sa proie et qui ne la lâche plus.

Il y a l'autre image alors, c'est celle du brigand qui est caché au détour de la route, qui voit arriver le voyageur, et qui au moment voulu se jette sur lui et l'assomme d'un coup. Pensez à la Parabole du bon Samaritain, ou du voyageur tombé entre les mains des brigands : ils le laissent à demi mort après l'avoir dépouillé.

 

Eh bien mes frères, voilà l'état de ceux qui ont connu la grippe à son degré le plus aigu. Il y a peut-être une ou l'autre de ces victimes, ici, pour comprendre ; les autres sont encore dans cet état d'impuissance relative, et nous aurons pitié de ces victimes. Pensons au  lion, pensons aux brigands, pensons que ces hommes ont été dépouillés de tout ce qui leur donnait leur allure dans la communauté. C'est une profonde leçon d'humilité !

Mais nous allons en rester là pour aujourd'hui. Demain, si nous n'avons pas été assaillis nous-mêmes, nous allons un peu voir d'un peu plus près un certain type de grippe vraiment monastique.

Chapitre : La grippe.                               15.04.80

      3. La grippe monastique.

 

Mes frères,

 

Il existe des types de grippe qui s'en prennent à notre être spirituel. Il est intéressant d'y réfléchir, de s'y arrêter. C'est très éclairant, vous allez le voir.

D'abord le terrain ! Le terrain sur lequel va pouvoir germer, fermenter ce type de grippe, ce terrain, c'est notre appétit, l'appétit concu­piscible, l'appétit irascible comme on dit. Donc, il y a en nous une force d'appétence, de convoitise, de désir. Une se­conde force, l'irascible comme on dit, va nous donner l'énergie nécessaire pour conquérir l'objet de notre désir. Ce sont des forces sans lesquelles un homme serait absolument apathique. Ce sont donc des trésors, des dynamismes qui sont en nous.

Malheureusement, ils sont déséquilibrés par le fait du péché. Et alors sur cet appétit grandissent ce qu'on appelle les huit passions ou les huit vices capitaux, qui ne sont que des malformations, il faut bien le savoir. Les pre­miers moines, Evagre surtout le tout premier, Cassien, leurs successeurs, ont analysé avec une pénétration extraordinaire ces huit vices. Le frère Luc nous en a donné un exemple : l'acédie, qui est le plus lourd de tous. Voilà donc le terrain.

 

Sur ce terrain sont semés des germes. Ces germes sont projetés en nous, de l'extérieur, par les démons ; ou bien c'est nous qui les captons. Nous les captons par les ouvertures qui sont en nous, les fenêtres c'est à dire nos yeux et nos oreilles. Nous voyons certaines choses, nous en entendons, nous recueillons des impressions. Ces impressions tombent sur ce terrain déséquili­bré de notre appétit.

Il peut très bien ne rien se passer, mais la grippe peut soudainement se déclencher. Comment ? Eh bien, d'abord par une poussée de fièvre. Nous sommes donc maintenant dans la pathologie de la grippe spirituelle. Soudainement nos passions s'enflamment ! Notez que dans la grippe, il y a toujours ce trait caractéristique de l'imprévu et de la soudaineté. C'est le lion qui est caché et puis qui bondit. Ou c'est le brigand qui est dissimulé et puis qui assomme d'un coup de poing. On ne s'y attend pas !

Et voici que les passions s'enflamment ! Les passions ? Ecoutez, on devrait les passer toutes en revue : la sensualité, la gourmandise, la luxure, mais surtout plus souvent la colère, ou bien, dans la vie monasti­que ce n'est pas rare : la tristesse. La tristesse  parce que ce que j'ai vu, ce que j'ai entendu, ce qui est descendu en moi, ce qui a fermenté, eh bien c'est hors de ma portée. Je ne saurais pas le prendre et alors je suis triste ! Mais ça s'enflamme d'un coup, et on se demande : Mais comment est-ce arrivé ? Mais ça est là ! Vous voyez, de la fièvre, une fièvre spirituelle.

Mais alors, tout notre organisme psycho pneumatique - je veux dire ce sub­strat physique, psychologique, physiologique même, grâce auquel nous avons conscience de vivre spirituellement, tout cela est pris dans des griffes, il est impossible de s'en dégager - est plongé dans l'obscurité. Mais une obscu­rité peuplée alors d'images, de phantasmes, de fantômes, de cauchemars et il est impossible de les écarter !

 

Une grippe disons physique, corporelle, elle nous couche sur notre lit et nous ne savons plus rien faire. Ici, au contraire, la grippe spirituelle nous excite charnellement, physiquement. Elle nous donne des jambes, elle nous donne une langue, elle nous donne une imagination, elle nous donne des ré­flexes violents. Il y a cette fièvre.

Mais une fièvre qui excite notre nature pécheresse, qui plonge notre orga­nisme spirituel proprement dit dans la plus totale obscurité. On ne sait plus ce qu'on fait, on perd la tête. L'être spirituel est comme anéanti, réduit à rien. Pour ce qui regarde les choses de Dieu, pour ce qui regarde les rapports d'amour et de charité, de bienveillance vis à vis des frères, tout ça c'est fini. Il n'y a plus de sentiment, il n'y a plus de goût pour tout cela. Il n'y a même plus d'intellection, il n'y a même plus de volonté.

Si on va un peu plus loin dans la maladie, il n'y a plus de foi, il n'y a plus d'espérance, il n'y a plus de charité, il n'y a plus d'idéal, il n'y a plus rien du tout. Tout le substrat, je reprends ce mot, physique et physiolo­gique, il est soustrait, il est retiré au spirituel parce qu'il est utilisé à d'autres fins, à d'autres buts. C'est la passion qui est enflammée. La passion s'empare de l'homme, de tout l'homme, et elle utilise l'homme pour ses fins à elle. Le spirituel ?  On lui a enlevé ses instruments, il ne sait plus rien faire. C'est ça que j'appellerai la grippe spirituelle.

 

Voyez un petit peu, si vous êtes sincères, ce qui se passe en vous parfois ! Et vous verrez que le plus souvent ça se déroule ainsi, à moins que vous ne soyez des êtres d'exception ?  Moi, je me base sur le pauvre malheureux que je suis, mais je suis peut-être unique en mon genre, attention ! Mais enfin, ça m'étonnerait quand même.

Que faire alors lorsqu'on a une telle grippe ? Il n'y a pas 36 remèdes. Le premier est de recourir au médecin parce que chaque grippe est spécifique. Il y a un antibiotique qui est adapté au type de grippe. Il faut recourir, com­me dit Saint Benoît, à un sapiens medicus, 27,2 & 28,2, à un médecin sage qui connaît son métier. Il connaît la théorie, il connaît aussi la pratique. Un bon médecin doit avoir expérimenté la grippe pour comprendre son patient, entrer dans sa psychologie et lui appliquer le remède.

Saint Benoît dira la même chose : il faut que ce sage médecin soit capable de guérir ses propres maladies, sa propre grippe et puis alors pouvoir soigner celle des autres dans la discrétion, sans aller raconter partout : Vous savez, attention, ne pas s'approcher d'un tel aujourd'hui parce qu'il est de mauvais poil, il a la grippe spirituelle. Non, il ne dit rien.

           

Et le premier remède qu'il va conseiller, comme dans tous les cas …… vous savez, le médecin pour la grippe corporelle va vous dire : très bien, au lit. Gardez le lit pendant deux ou trois jours et puis nous verrons après. Le mé­decin spirituel va dire la même chose. Il va dire gardez le lit, mais un lit spirituel. Et ce lit spirituel, je l'appellerai la patience, se coucher dans la patience, s'installer dans la patience !         ­

Vous voyez, nous revenons à ce que j'avais déjà dit dimanche. Mais je pense que nous pourrions maintenant nous attarder un peu sur l'étude de cette patien­ce. Je vous le dis: en cas de crise grippale spirituelle, c'est la toute pre­mière chose à faire, la toute première chose à conseiller, c'est de prendre pa­tience, une patience avec soi, une patience avec les autres, une patience avec Dieu. Laisser tomber la fièvre, et puis petit à petit reprendre des forces.

Mais attention ! Cette grippe spirituelle, elle n'arrive pas une fois, ou peut-être deux fois par an, comme la grippe que nous connaissons maintenant. Elle peut arriver souvent, toutes les semaines ? je n'oserais pas dire tous les jours, ce serait tout de même un peu beaucoup. Mais elle a tout de même un petit trait commun aussi avec notre autre grippe : c'est qu'elle est épidé­mique. Il y a en nous un sixième sens qui fait percevoir chez l'autre un accès de fièvre grippale.

 

Mais tout cela, si vous le voulez bien, nous y réfléchirons les jours à venir. Je pense que ce sera intéressant parce que je vous le dit : à mon avis personne n'en est indemne. En tout cas, moi je ne le suis pas !

 

Chapitre : La grippe.                               16.04.80

      4. Prendre patience.

 

Mes frères,

 

Nous avons compris que l'épidémie de grippe que nous avons connue et qui nous tient encore pour l'instant, elle nous lance un message, elle est une voix prophétique qui vient d'ailleurs et qui nous délivre un enseignement au­quel nous devons être suprêmement attentif. Car il y a des occasions providen­tielles qui ne se reproduisent plus.

 

L'art du moine doit être l'écoute. Saint Benoît nous dit que nous devons toujours incliner l'oreille de notre coeur. Cette oreille doit être propre ! Il ne faut pas qu'il y ait des bouchons qui nous empêchent d'entendre. Et pour qu'elle soit propre, notre coeur doit être pur dans toute la mesure du possible.

Nous devons sans cesse le nettoyer. Nous devons le baigner, comme le disaient les Anciens, avec les larmes de la componction. C'est à dire toujours sentir en nous le regret de ne pas être meilleur, le regret d'être trop lâche, d'être trop facilement découragé, le regret de ne pas en faire assez pour celui qui a tout donné, jusqu'à sa vie, pour nous.

Donc, notre oreille étant propre, nous devons encore faire attention : incliner l'oreille de notre coeur. Nous ne devons pas être distrait !

 

Voilà donc une voix qui nous clame quelque chose à travers cette grippe. Hier, j'ai essayé de dégager une phrase du discours que nous adresse Dieu à travers cette épidémie. Il nous dit qu'il existe une grippe autrement dangereu­se que le virus que nous connaissons maintenant : ce sont ces grippes spiritu­elles qui provoquent des inflammations subites des passions, d'une passion ou de plusieurs en même temps.

Cette fièvre qui s'empare de nous, nous porte à des actions, actions extéri­eures c'est à dire démarches, ou bien des actions intérieures dans le domaine des pensées, des mouvements du coeur et qui nous sont hautement préjudiciables. Car, lorsque ces passions sont enflammées, notre être spirituel, lui, est plongé dans l'obscurité, dans l'impuissance. Il est comme réduit à rien. Il est, comme disaient les Anciens : impeditus  ou  compeditus, c'est à dire qu'il a des entraves au pied.

Et à ce moment-là, il ne sait plus avancer ; il est immobilisé. De même que le grippé fiévreux est alité, impuissant, le grippé fiévreux spirituel lui aussi est impuissant même si physiquement il a l'impression d'avoir une personnalité plus forte à ce moment là parce que les passions le travaillent. En réalité, sur la route qui conduit à Dieu, il est par terre ; il ne sait plus bouger ou bien il avance péniblement.

 

Or, Saint Benoît nous demande de courir vers Dieu. Saint Benoît est un hom­me qui dit que la vie est courte. Il nous le dit : la vie est très courte, ne vous faites pas d'illusions, on est vite au bout ! Il paraît, on pourrait deman­der l'avis des Anciens, que plus on avance en âge et que plus le temps passe vite. Et les Anciens ont l'impression d'être venus au monde hier ; leur vie, c'est un éclair ! Et je vois le frère Jules qui m'approuve !

Or, Saint Benoît qui est un bon psychologue et en même temps un grand Spi­rituel, nous dit : Faites attention ! Ne perdez pas votre temps  Vous serez arrivés au bout sans le savoir, donc courez ! Et le mot qui indique la hâte chez Saint Benoît : courir, course, festinare, se dépêcher, se hâter, ne pas perdre de temps, ça revient peut-être bien une dizaine de fois.

Recto cursu, 73,4, dit-il qu'il faut aller à Dieu. Il ne faut pas lambiner, il ne faut pas traîner en route, il ne faut pas flâner ! Or la fièvre spirituelle, non seulement nous empêche de courir, mais elle nous empêche même de marcher convenablement.

 

Donc voyez mes frères, il y a là tout un domaine que nous devons connaître pour rester leste, jeune, léger et voler. Le moine, c'est un homme qui doit aller vers Dieu avec des ailes ! Pour bien faire, il devrait avoir des jambes comme les oiseaux pour de temps en temps se reposer, regarder où il en est, mais il devrait voler. Or celui qui a la fièvre, non seulement il ne sait pas voler, mais il ne sait même pas marcher. Il est réduit à rien. Et attention ! ça, c'est le fruit de l'ébullition des passions en nous.

 

Maintenant nous avons compris aussi que lorsque cette maladie subite, sou­daine tombe sur nous, il ne faut pas traîner avant d'aller consulter le médecin qui est le Père Spirituel, le Senior Spirituel qui a de l'expérience, qui, lui, est tombé souvent aussi dans cette maladie. Il en connaît les symptômes, il en connaît les degrés et l'évolution, et l'issue, mais il en connaît aussi les remèdes.

Car il a pris la situation en main ; il l'a affronté ; il ne s'est pas lais­sé abattre ; il a lui-même consulté des spécialistes ; et maintenant qu'il a suivi les cours théoriques de l'école qu'est le monastère, il sait bien ce qu' il doit faire. On va donc le trouver. Il prescrit un remède qui calme la fièvre.

Or le premier remède qu'il va conseiller ce sera, nous l'avons vu hier, la patience. Je pense que maintenant nous devrions essayer de tenter une excursion séman­tique dans les différents milieux culturels latins, grecs et sémitiques, pour bien comprendre ce qu'est la patience ; dresser une carte du pays que nous ap­pellerons patience ; poser des jalons, placer des repaires qui nous permettrons alors d'avancer dans ce pays, dans cette région qui malgré tout est toujours neuve pour nous. Nous devons savoir comment nous conduire ; c'est ça que je veux dire : com­ment nous conduire !

La patience, c'est toute une branche de l'art spirituel. Nous ne devons pas nous imaginer que ce que les Anciens nous proposent comme idéal à atteindre pour réussir notre vie, c'est quelque chose qui ne serait plus de notre temps. C'était bon dans le temps passé où les hommes n'étaient pas sollicités comme ils le sont aujourd'hui. Ils étaient plus simples ; ils avaient une foi plus robuste, plus naïve ; enfin ils vivaient à d'autres temps et ce qui était possible à leur époque, mais ce ne l'est plus aujourd'hui !

Mes frères, si nous en arrivons à penser ainsi, que faisons-nous de Dieu ? Que faisons-nous de l'Esprit de Dieu ? Donc, le Dieu qui était tel à une époque déterminée, il n'est plus capable, aujourd'hui, de conduire des hommes à la sainteté ? Il n'est plus capable de purifier des coeurs aujourd'hui ? Il ne serait plus capable d'ouvrir des yeux qui pourraient le voir ? Des yeux qui pourraient boire cette Lumière ? Des yeux qui pourraient dès cette vie, dans une chair d'homme, voire la personne du Christ Jésus dans sa gloire de ressuscité ? Cela se faisait dans le temps, et il paraît que cela ne se fait plus aujourd'hui !

 

Eh bien, prenons garde à cela ! Ne nous laissons pas envahir par les pen­sées de ce genre, qui sont des pensées hérétiques. Hérétiques, pourquoi ? Parce qu'elles englobent à elles seules toutes, l'ensemble de toutes les héré­sies, car elles s'en prennent à la puissance et à la nature même de Dieu, à son amour ; et surtout à cette Incarnation, à cette Passion du Fils de Dieu qui a voulu devenir l'un de nous, un homme, pour que nous autres nous puissions devenir lui, c'est à dire participer à sa vie, devenir des fils de Dieu, et dès cette vie encore le savoir et nous comporter comme tels.

Voilà mes frères, nous allons donc dans les jours qui viennent essayer d'explorer cette patience qui est, dans une vie monastique, une attitude de base. Vous comprendrez mieux lorsque nous aurons un peu réfléchi. Et alors je pense, nous pourrons travailler avec un peu plus de doigté à l'oeuvre que Dieu veut réaliser avec nous et qui est notre propre sainteté. C'est à dire l'appa­rition de sa gloire à lui, de son être, à travers notre petite personne, notre humble personne. Mais une personne sublime, car nous sommes déjà par le baptême des fils de Dieu. Et Dieu n'attend que de faire rayonner sa Lumière à travers nous.

 

Chapitre : L’homme d’en haut. Jn 3, 22-36.    20.04.80

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé d'Achel m'a demandé, vous le savez, de dégager la sève spiri­tuelle qui se trouve dans la Carte de Visite. Cette tache, je la poursuivrai lorsque nous serons un peu libéré de cette grippe qui ne finit pas d'accabler encore une dizaine d'homme aujourd'hui. Je m'en vais, si vous le voulez bien, vous exposer un petit fruit de la Lectio que j'ai cueilli avant hier soir après le souper.

Je parcourais ce petit épisode de la rencontre de quelques disciples de Jean et d'un Juif. Et ils discutaient au sujet de la purification. Ils ne sont pas d'accord et ils vont porter le différent devant l'arbitre, qui est Jean. Et Jean donne raison à ce seul Juif contre ses disciples.

Mais qui est Jean ? Jean, c'est le prophète dont le nom signifie la mission, plus que la mission même, son être. Il est son nom. Et ça veut dire que par ses paroles, par sa vie, par toute sa façon d'être dans le monde, il exprime un message ; et un message capital, un message que tous les hommes doivent pouvoir déchiffrer, lire, comprendre.

Et Jean signifie : le Seigneur fait grâce, le Seigneur est bon, le Seigneur rend gracieux. Il lave, il nettoie, il décrasse, et il rend beau. Voilà ce que signifie le nom de Jean. Et vous comprenez alors pourquoi Jean doit baptiser. Il plonge les hommes dans de l'eau. Et les hommes en ressortent non pas encore devenu beaux, mais dans l'espoir de le devenir. Il va se passer quelque chose qui va être la réa­lité du signe prophétique qu'est la personne et l'action de Jean.

 

En face des disciples de Jean qui sont enthousiastes pour leur maître, il y a un Juif, un seul, qui lui est disciple du Christ, comme le laisse entendre la suite du récit. Or, le Christ un peu plus loin baptise aussi. Mais qui est ce Juif ? Le mot juif signifie : celui qui est consacré à la louange de Dieu, celui dont la vie est d'être eucharistique, c'est à dire de rendre grâce, de remercier, de louer. Pourquoi ?

Parce que l'homme a reçu ce que Dieu lui avait promis. L'homme est devenu ce que signifiait le nom de Jean. Il est devenu gracieux, il est devenu propre, pur, beau. Il est devenu image parfaite, reflet parfait de ce qu'est Dieu lui­-même. Alors, voilà cet homme seul devant les disciples de Jean !

Et les disciples de Jean ne voient pas encore dans cet homme que la mission de leur maître a été réalisée grâce à un autre baptême. Car ce Juif a été plongé dans un autre baptême que celui de Jean. Il a été plongé dans le baptême de Jésus qui est une immersion dans l'eau et le souffle, c'est à dire dans l'Esprit.

 

Voilà donc cet homme qui est totalement changé 1 Et l'Evangéliste y va alors d'un petit commentaire de son cru. Il dit ceci : Celui qui vient d'en haut, il est au dessus de tout. Par contre, celui qui est de la terre, il n'est que de la terre, et il ne sait parler que des choses de la terre. Et il précise : Celui qui vient du ciel, il est au dessus de tout, et il rend témoignage de ce qu'il a vu, et de ce qu'il a entendu...mais personne ne l'écoute ! Quel est donc celui-là qui vient d'en haut ? Et quel est celui-là qui est de la terre ?

Mais le premier qui vient d'en haut, nous le savons, c'est le Christ Jésus. Il l'a dit combien de fois ! Je suis venu du ciel, dit-il, je suis envoyé d'auprès du Père, et je retourne d'où je suis venu. Vous, dit-il à ses adver­saires, vous êtes de la terre. Moi, dit-il, je suis du ciel. Comment voulez-vous que nous nous comprenions ? Nous ne parlons pas le même langage. Pour me comprendre vous devez, vous aussi, être d'en haut.

 

Celui qui est d'en haut, il est au des­sus de tout. Cela veut dire qu'il est inaccessible. Il domine tout, il voit tout, il entend tout et il juge tout, alors que lui-même n'est jugé par personne. C'est Saint Paul qui a dit cela. Et Saint Paul savait très bien ce qu'il disait, car lui avait fait la dou­ble expérience : de la terre et du ciel. Mais le Christ a été le premier à être d'en haut. Il nous dit, il l'a dit quelques jours ou quelques semaines auparavant, il l'a dit à cet homme sage et prudent qu'était Nicodème. Il était venu lui poser une question aussi : Voilà, tu as quelque chose à dire à Israël, eh bien je suis là pour t'écouter, dit-le !

Et Jésus lui dit : Si tu ne renais pas d'en haut, tu ne verras jamais le Royaume de Dieu. Pour entrer dans ce Royaume, tu dois venir, tu dois être d'en haut. Nicodème est étonné ! Et le Christ précise : Ecoute, dit-il, si tu ne nais pas à nouveau... Etre d'en haut, c'est donc naître à nouveau ! Et Nicodème se demande : Mais comment est-ce possible lorsqu'on est déjà âgé ? Eh bien c'est possible, lui dit Jésus, tu dois naître, non plus de la chair comme tu es né la première fois, mais tu dois naître maintenant de l'eau et du souffle.

 

Voyez maintenant les toutes premières pages de la Genèse : à l'origine du monde, il n'existe qu'un océan, un chaos, un chaos humide, de l'eau ! Et au dessus de cette eau plane l'Esprit, le Souffle. Et des deux alors, grâce à une Parole de Dieu, voici qu'une naissance se produit : c'est le monde qui vient à l'existence.

Il faut donc que se produise pour toi, Nicodème, quelque chose de sembla­ble...que d'une eau mystérieuse, spirituelle couvée par l'Esprit, par un souf­fle spirituel qui est l'être de Dieu, il faut que naisse un homme nouveau, un homme qui n'est plus de la terre cette fois-ci, mais qui est d'en haut, qui est du ciel. Voilà quelle est ta vocation ! Et voilà ce eue nous rappelle ici l'Evangéliste.

 

Et là, mes frères, j'y vois mais exactement la description de notre vie chrétienne. Mais prenons maintenant la vie chrétienne vécue dans je dirais ses ultimes conséquences. Prenons la vie monastique puisque nous sommes ici dans un monastère. Nous avons ici la définition - une des plus belle - de ce qu'est l'humilité.

L'humilité, qui est un passage d'un état terrestre à un état d'en haut. Ce n'est pas une ascension de la terre vers le ciel, même si Saint Benoît présente l'humilité sous l'image d'une échelle. Mais n'oublions pas que cette échelle, on la gravit en descendant. Voyez, nous sommes en plein paradoxe toujours !

Il faut exprimer des vérités, des réalités qui sont ambivalentes. C'est à dire que ce sont des êtres de chair qui doivent vivre une expérience spirituelle céleste. Allez trouver un peu le vocabulaire précis ! Non, une image poétique nous montre que l'humilité est un passage d'un état purement terrestre à un état divin, céleste.

 

Et cette humilité, ce passage sera assimilé à une naissance, une naissance qui est toujours pénible. Tous les psychologues, les psychanalystes surtout vous diront que le plus terrible traumatisme que l'homme ressente, c'est l'ins­tant de sa naissance où il passe d'une vie bien calfeutrée sans aucun problèmes à un univers nouveau où il est là ; il ne sait pas ce qui lui est arrivé ! C'est pour lui l'équivalent d'une mort ! Il y en a qui ne parvienne jamais à assimiler cette naissance. Jusqu'à la fin de leurs jours, ils souffrent de ce traumatisme.

Mes frères, voilà ce qu'est l'humilité ! C'est cette naissance qui est lon­gue, qui est pénible, qui nous fait devenir ce que nous devons être. Elle est le franchissement d'un tunnel qui nous fait déboucher sur un univers nouveau. Mais alors, que se passe-t-il ? Il se passe que nous sommes dans une situation très inconfortable car nous participons à la fois à deux éléments. Nous sommes, comme le dit l'Evangéliste, toujours de la terre car cette naissance n'est pas instantanée. La naissance d'un homme, elle s'opère au cours de longs mois. Au moment où il apparaît au jour, on dit qu'il voit le jour ; mais c'est l'instant ultime, il s'est passé des mois avant ! Pour naître à l'univers de Dieu, il ne se passe pas des mois, il se passe des années. Et alors on est entre les deux, on participe aux deux. On est toujours un homme terrestre et en est rivé au sol.

Vous savez, on est de la terre, c'est à dire sans horizon ; on est des ombres. Une ombre n'a pas de hauteur, elle n'a pas d'épaisseur, elle n’est que surface. Voilà l'homme né de la terre ! Il ne voit pas loin. Il ne voit même pas plus loin que le bout de son nez : il est au ras du sol. Et alors, cet homme doit petit à petit s'élever. Il doit grandir, il doit surgir, il doit commencer à voir, à observer mais aussi avec d'autres yeux, avec des yeux de Dieu, avec des yeux d'en haut.

 

Auparavant il parlait unique­ment des choses de la terre car il ne voyait que le ras de terre. Il n'imagi­nait pas qu'il y ait autre chose au-delà, au dessus de la terre. Il ne voyait pas, il ne pensait pas qu'il existait un autre monde. Maintenant il y accède et il commence à parler autrement. Il commence de rendre témoignage de ce qu'il voit et de ce qu'il entend ; et jusqu'au moment où il franchit un certain seuil, où il est comme décroché de la terre tout en étant toujours de la terre. Il est devenu un fils du Royaume, un fils de Dieu bien conscient.

Et alors il parle toujours maintenant de ce qu'il voit et de ce qu'il en­tend. Mais on ne l'écoute pas, sauf ceux qui sont, comme lui, arrivés à un mo­ment où le panorama se dégage devant eux. Lorsqu'on est là, Saint Benoît ne trouve plus rien à dire. Il achève en disant : Mais voilà, on verra bien ce que l'Esprit de Dieu va réaliser dans cet homme qui est enfin dégagé du poids de la terre, c'est à dire des vices et des péchés. 7, 186.

 

Voilà,mes frères, un petit partage pour ce matin, en attendant le retour du soleil et du beau temps. Mais nous avons un regard qui nous permet de voir au delà, au delà de cette giboulée de neige qui s'est abattue sur nous ce matin et dont les traces sont encore visibles là-bas sur la terre. Nous savons que derrière ce pénible de notre vie d'aujourd'hui, de ces re­tours de flamme du vieil homme qui parfois nous emporte là où nous ne voudrions jamais aller quand nous sommes de sang froid, nous savons qu'il y a quelqu'un qui grandit : l'homme d'en haut, qui un jour sera tout à fait gracieux, tout à fait beau, qui sera l'image parfaite de ce que Dieu est.

 

Voilà, mes frères, essayons de vivre cette journée, le jour du Seigneur, avec au coeur cette espérance. Et rappelons-nous bien que le chrétien, le moine surtout, est un être Pascal. C'est à dire un être de passage, un être en voie de résurrection, en voie de devenir un homme eucharistique dont la vie n'est plus que chant de reconnaissance pour ce Dieu qui le fait participer à sa vie.

 

Chapitre : La patience.                            23.04.80

Ce pays qui est le nôtre !

 

Mes frères,

 

Nous allons entreprendre un voyage, un voyage dans un pays qui est le nôtre, mais que nous connaissons mal. Ce pays est le nôtre parce que nous som­mes des moines qui avons confié notre vie à Saint Benoît. Regula Magister, dit le législateur, la Règle qui est notre maîtresse de vie ; celle qui nous met au monde, au monde de Dieu ; celle qui nous éduque, qui nous façonne, qui nous forme ; qui nous fait sortir de notre étroitesse, de notre petitesse, de notre infantilisme, de nos idées bornées, de nos petites susceptibilités, de tout ce qui est bassement humain.

Elle nous fait grandir, elle nous fait devenir des hommes, des adultes en Christ, des hommes spirituels, des fils de Dieu qui peuvent dire à Dieu : Père ; et qui, aux autres hommes quels qu'ils soient, sans aucune exception, peuvent dire frères. Voilà, pour cela nous sommes dans un pays qui serait le nôtre. Mais nous le connaissons mal, ce pays. Nous le connaissons mal parce qu'il est trop riche. Il est tellement rempli de richesses que nous ne les voyons plus.

Nous sommes devenus comme ces touristes. Lorsque la période de vacances est là, il leur pousse des ailes et ils doivent partir par millions. Ils en­combrent les routes, ils doivent voir d'autres choses. Ils courent au loin et ne voient plus le pays dans lequel ils passent disons la plus grande partie de leur existence. Ils confondent exotisme, et enrichissement, et culture...quand les richesses sont là devant eux.

 

Mes frères, ce pays qui est le nôtre, il vient de se rappeler à notre at­tention avec une vigueur à laquelle nous ne pouvons pas résister. Il s'impose de nouveau à nous. Et vous vous en doutez sans doute, ce pays dans lequel le moine doit vivre, dans lequel il doit s'épanouir, il porte le beau nom de : patience.

Cet univers qui est le nôtre, nous allons essayer de l'explorer dans les jours qui vont venir. L'explorer pour mieux le connaître, pour l'aimer, de façon à vivre mieux. Nous allons le prospecter lentement à notre aise, sans traîner pourtant, et ayant ouverts, grands ouverts les yeux de notre intellect et aussi l'oreille de notre coeur. Aimer, c'est une affaire de coeur.

Pour aimer, il faut avoir un coeur. Celui qui n'aime pas, celui-là, ce n'est pas un homme parce qu'il a un coeur d'animal, il n'a pas un coeur humain. Saint Paul dira : C'est l'être psychique, l'être charnel, l'être animal. Il emploie aussi le mot animal ! Un homme qui aime, c'est un homme qui a un coeur ouvert à tous. Et nous allons l'ouvrir, nous, à ce pays qui est le nôtre, et dans lequel nous allons avancer.

 

Et pour le découvrir, nous allons voir ce qui se passe un peu partout dans le monde des hommes. Nous vivons aujourd'hui à l'heure du régionalisme. Ce n'est pas seulement un fait Belge, le régionalisme. On le trouve ailleurs.

            Par exemple en Espagne: vous avez les Basques; vous avez les Catalans ; vous avez les Andalous qui se remuent. Ou bien en France : vous avez le réveil Breton ; vous avez les frissons qui traversent les régions d'Occitan comme on dit maintenant, les pays de Languedoc dans le sud. En Angleterre: vous avez les Ecossais, les Gallois, les Anglais qui se découvrent cousin, mais malgré tout avec leur physionomie personnelle. Et dans le lointain Iran de l'Ayatollah Khomeiny, vous avez même le réveil des ethnies et cela donne du fil  à retordre au nouveau gouvernement.

C'est là me semble-t-il un phénomène de santé ! Dans le nivellement d!une civilisation qui est maintenant à l'échelle planétaire, les hommes, dans un sursaut désirent retrouver leur identité, ou la préserver en sauvant leurs valeurs culturelles, linguistiques, politiques particulières. Il le faut, mes frères, car c'est un besoin. Nous devons vivre, et nous devons vivre tel que nous sommes. Nous devons sauver notre âme ! Eh bien, voilà où je voulais en arriver.

 

La patience, qui est notre pays monastique, est aussi régionalisée. On y distingue trois grandes régions : une région d'inspiration Latine. On l'appellera la patientia. Il y a une seconde région d'appartenance Grecque, l'hypomonè. Et il y a enfin une troisième région qui n'est pas la moins intéressante et qui est de mentalité Hébraïque, les ………….

J'ai cité les noms des différentes régions dans la langue originale, en me référant à ce que j'ai moi-même lu cette nuit au cours de l'Office. Vous avez ces sauterelles qui surgissent de la poussière de la terre et qui sont le 5° fléau envoyé sur les hommes. Et ces sauterelles ont le pouvoir de nuire aux hommes pendant cinq mois. Ce sont des sauterelles scorpions.

Et elles ont un roi qui les guide et qui dirige leurs mouvements. Et ce chef, ce roi, c'est le prince de l'abîme, et il porte trois noms. Il porte un nom Abbadôn en Hébreux, Appolyôn en Grec, et il porte le nom d' Exterminans en Latin. Dans le texte que j'ai lu, on a laissé tomber le mot latin parce que il est peut-être trop proche du Français. Mais on a conservé les autres mots dans les textes Grec et Hébreux.

 

Mais voilà! Il y a là une personnalité qui est cet être, car c'est une personnalité bien réelle qui nuit à l'humanité. Il est tellement complexe qu'il porte trois noms, trois titres, et c'est un roi : le roi des puissances maléfiques. Eh bien, notre patience, notre pays qui est la patience, il est aussi tel­lement riche qu'il est divisé en trois régions. Et ces régions portent trois noms. Nous allons explorer chacune de ces régions. Nous y mettrons une journée, c'est à dire une journée...de Chapitre ! Et nous allons à notre aise faire le tour.

Nous explorerons à pied ces régions qui ne sont pas tellement étendues, et puis nous avons de bonnes jambes. Nous allons les explorer. Et quand nous aurons exploré chacune, nous prendrons un aéronef. Nous allons nous élever et les contempler toutes les trois ensembles d'un seul coup d'oeil. Et nous ver­rons qu'elles sont sillonnées de routes et de canaux qui les relient toutes les trois ensembles. Si bien qu'il est impossible de les séparer. Elles forment un tout indivisible : trois régions qui forment le pays qui est le nôtre.

Mais voilà mes frères, je vous invite à ce petit voyage. Je pense qu'il sera intéressant. Et lorsque nous auront terminé notre exploration et notre supervision, nous serons heureux de savoir que la patience est le monde dans lequel vit un moine, et que ce monde, sans que nous le remarquions, nous fait grandir, nous fait devenir des hommes parfaits en Dieu, encore ! Mais aussi des hommes parfaits tout court, avec lesquels il fait bon vivre, avec lesquels il fait bon parler, des hommes équilibrés, des hommes heureux, des hommes qui sont bien dans leur peau, des hommes qui rayonnent.

Voilà mes frères, tout cela si nous respirons l'air vivifiant de ce beau pays qui est le nôtre.

 

Chapitre : La patience.                            24.04.80

      2. La patience selon les latins.

 

Mes frères,

Nous avons commencé ce beau voyage à travers ce pays qui est le nôtre et qui s'appelle la Patience. Puisque nous avons choisi de vivre sous la Règle de Saint Benoît, cette patience est devenue notre patrie. Nous allons d'abord explorer la région de langue latine. Patience est un nom qui dérive d'un verbe latin qui n'existe qu'au passif. C'est déjà une indication. Il signifie : subir, supporter, endurer, tolérer, souffrir toutes sortes de contrariétés et d'avanies, de souffrances aussi.

La patience est liée à ce qui nous est contraire, à ce qui nous heurte, à ce qui vient se mettre en travers de nos projets et de nos idées, de nos rêves et de nos illusions aussi ; toutes choses contraires qui peuvent nous venir de la part des hommes ; qui sont créées par les situations, par les événements ; qui trouvent leur source en nous, peut-être.

 

Cette patience peut se définir comme l'art de subir, l'art de s'adapter à ce qui nous est contraire. Ce n'est donc pas attaquer, agresser ce qui s'oppose à nous! Notez que c'est beaucoup plus facile. Il est beaucoup plus facile de briser un homme que de le prendre et de le supporter, et avec la grâce de Dieu de le faire évoluer et de le convertir.

Vous savez qu'il fut un temps, dans l'Eglise même, où on choisissait la première des solutions. On exterminait les hérétiques : c'était fini, il n'y avait plus d'opposition ! Après on a compris que ce n'était pas du tout la méthode préconisée par le Christ.

Alors, on a commencé à les accueillir, à les porter, à être patient et à essayer de les convertir. Le grand Apôtre de cette méthode fut Saint François de Salles, vous savez, qui a converti combien de Calvinistes dans le nord de la Savoie, uniquement par sa patience. Il savait les écouter, il savait les entendre. N'oublions pas ceci : patience est toujours liée à écoute ! Ne l'ou­blions pas !

 

La patience est donc l'art de s'adapter. On peut la voir comme un de ces anciens grands voiliers qui étaient imposants pour l'époque. Ils s'en allaient toujours dans la bonne direction, même lorsque le vent était contraire. Comment s'y prenaient-ils ? Mais par un jeu de leurs voiles, ils prenaient ce vent contraire et ils l'utilisaient pour avancer contre vent et marée comme on disait. C'est cela la patience !

C'est donc s'adapter au contraire en gardant le sourire, en gardant la con­fiance en sachant très bien que pour ceux que Dieu aime, tout coopère à leur bien. Pour ceux que Dieu aime ? Mais à conditions que ces hommes s'abandonnent avec confiance à ce Dieu qui les aime et qui va se servir du contraire pour les former à son image à lui.

Voilà donc un peu ce que nous découvrons dans la partie latine de notre patrie. La patience sera donc parente, elle sera la fille de la vérité, c'est à dire une lucidité qui fait voir les choses telles qu'elles sont dans leur réa­lité. Non pas telles qu'on voudrait qu'elles fussent ou qu'on s'imagine qu'elles sont. Non, mais un regard clair, lumineux, lucide qui voit les hommes, qui voit les choses et qui voit les situations telles qu'elles sont dans leur réalité, sans les nier, mais aussi sans les dramatiser ; les prendre telles qu'elles !

 

Je parle ici des choses, des situations et des hommes qui nous sont contraires. Je pense qu'il n'y a pas de vérité dans un homme s'il ne sait pas accepter son frère tel qu'il est, et s'il ne sait pas accepter la situation telle qu'elle est. Cet homme, quelque part est désaxé, il est déséquilibré. Et quand je parle d'hommes ici, ce sont les hommes en général. Mais c'est encore bien plus vrai lorsqu'il s’agit de moines, de moines céno­bites qui vivent les uns à côté des autres.

Un homme ainsi, il vit hors de son milieu divin, de son milieu surnaturel, de son milieu normal. Il est à sa façon un marginal. Mais ce n'est pas un mar­ginal comme an en a parlé à la Conférence Régionale ; celui-là, c'est le margi­nal affiché. Non, mais ici par une partie de son être, il n'est pas vrai parce qu'il a peur d'entrer dans le réel, dans la vérité qui est là, qui est devant lui et qui s'offre à lui.

 

Mais cette situation, ou ce frère qui nous sont contraires, ou qui semblent l'être, et bien, c'est Dieu qui s’offre à nous ! Il ne faut jamais l'oublier ! Lorsqu’il y a patience, il y a toujours trais éléments : il y a moi ; il y a ce qui est devant moi ; et il y a celui qui arrange le jeu et qui attend que j'y réponde. Ma réponse : c'est la patience !

Si je ne vois pas le jeu, si je ferme les yeux, si je ne veux pas le voir, même si je subis ce qui est là devant moi et qui m'est contraire : je ne suis pas dans la patience. Je serai dans la résignation et je ne pratiquerai pas l'art. Non, je vais refuser. . Je suis dans le même état que cet ouvrier ou cet employé ou ce serviteur qui avait reçu un talent, et puis qui l'a serré dans son mouchoir et qui est allé le cacher dans un endroit connu de lui seul. Et puis c'était bon, il n'y a plus pensé.

Il n'a pas osé affronter ce qui lui était contraire, ce qui allait contre son instinct de sécurité, contre son instinct de tranquillité. Il n'a pas osé affronter le contraire, c'est à dire travailler pour faire rapporter du fruit. Voyez ! Il n'est pas entré dans le jeu que lui offrait son maître. Et alors le résultat ? Eh bien, il a été mis à la porte hors du Royaume, hors de sa patrie. Il était un marginal, et il l'ignorait.

 

Voilà mes frères, la patience est donc une vertu, donc une force, mais une force de passivité. Une force de passivité ? C'est un peu une antinomie, une antithèse ! Mais non, la passivité est une force. C'est la première de toutes les forces : savoir porter. Et c'est une force qui ne détruit pas ! Comme je le disais en commençant, il est beaucoup plus facile de détruire.

Je pense que Don Bosco enseignait aussi à ses disciples comment s'y prendre avec les enfants. Il ne fallait pas commencer à les brutaliser ou à les punir ou à crier dessus. Non, il fallait les prendre tels qu'ils étaient et les porter, être patient avec eux, subir leurs révoltes d'enfant pour les faire sortir d’eux-mêmes et les faire devenir des adultes.

C'est la même chose dans un monastère. Il faut porter les frères tels qu'ils sont et avec énormément, infiniment de patience pour les aider à sor­tir de leurs complexes et devenir de véritables enfants de Dieu.

 

Mes frères, cette vertu de patience, elle sait tirer profit de tout, abso­lument tout, car elle sait que tout lui est offert par un Père. Et Saint Benoît le sait. Nous trouvons une illustration de cette approche de la patience lorsqu'il parle du novice. Il dit : Lorsqu'on lui a lu la Règle, on lui demande : Eh bien quoi ? Es-tu capable de vivre de cette façon là ? Et s'il dit : Mais oui, je pense que oui. Alors, dit-il, on le reconduit chez les novices et on va de nouveau l'éprouver in omni patientia, 58,11, en toute patience le mettre à l'épreuve.

On va donc lui proposer des choses qui le contrarie, et voir comment il va réagir, non pas pour l'épier, mais pour l'aider à devenir un homme dans cette nouvelle patrie, un citoyen à part entière de son nouveau pays.

En toute patience ! Patience de la part du novice : il doit apprendre à vivre selon les moeurs nouvelles qui devront être les siennes. Mais aussi patience de la part de l'Abbé et de la part des frères, qui doivent supporter les défauts de ce nouveau citoyen qui n'est pas encore initié.

 

Donc, mes frères, retenons ceci de notre premier voyage, un peu rapide peut-être mais nous ne pouvons pas traîner, retenons ceci :

C'est que la patience est l'art de subir ce qui est contraire parce qu'on sait que pour ceux que Dieu aime, il n'y a rien qui soit opposé. Mais lorsqu'on s'abandonne avec confiance à la main de Dieu qui nous travaille, alors, tout coopère à notre bien. Cela veut dire que ça nous fait sortir de notre carapace d'homme naturel pour devenir un homme spirituel, un enfant de Dieu, quelqu'un qui va pouvoir à l'image de Dieu travailler à la création et a la sanctification de ceux avec lesquels il vit, mais aussi au-delà d'eux, à la création et à la sanctification de l'univers entier.

 

Chapitre : Conclusions pour nous.                 25.04.80

      Suite à la libération manquée des otages d’Iran.

 

Mais, mes frères, pour nous, maintenant ?

 

Pour nous, eh bien nous devons reconnaître que nous vivons une période dif­ficile et dangereuse, n'ayons pas peur de le dire. La guerre pourrait très bien éclater d'un moment à l'autre. Il suffit d'une étincelle pour cela ! On n'en sait rien ! Il ne se passera peut-être rien du tout, espérons-le. Mais enfin, on ne sait pas.

 

Voyez un peu quelle responsabilité pèse sur les hommes politiques d'aujourd’hui, comme le Président Carter par exemple, ici aussi comme les ministres Européens. Ne parlons pas de Khomeiny et de ceux-là, parce que eux, cela ne les intéressent pas. La guerre peut éclater pour eux, parce que ainsi le diable - ils le voient dans tout ce qui n'est pas Islam - doit être condamné.

Je vais vous donner un exemple : Il a publié un petit livre vert. Vous con­naissez le petit livre rouge de Mao. Il existe maintenant aussi le petit livre vert de Khomeiny. Il existe dans tout l'Iran. Et il y a par exemple cette pres­cription-ci : Si tu es à table avec un païen - un païen, c'est donc un qui n'est pas musulman - et que tu vois qu'il laisse quelque chose-là, ne le mange pas ! Mais si ton chien a laissé quelque chose dans son écuelle, tu peux le manger ! Tout ce qui n'est pas Islam est moins que chien et doit être exterminé. Voilà la mentalité de ce fanatique ! Donc lui ne regardera à rien du tout.

 

Eh bien, mes frères, nous, ici, que devons nous faire ? Eh bien je pense que ça peut être un stimulant pour bien comprendre le sens de ce que nous faisons dans ce monastère. Essayons d'être nous-mêmes, d'être vrai, de répondre avec plus de conscience à ce que Dieu attend de nous.

Or, ce qu'il veut faire de nous, ce sont des présences vivantes du Christ parmi les hommes. C'est à dire de dieux, des êtres de paix, des êtres de prière, des hommes qui soient vraiment des frères les uns pour les autres. Des hommes qui seront des foyers de lumière, comme cette lumière invisible, vous savez, ces rayons ultraviolets ou infrarouges que nous ne voyons pas, mais qui permettent à la vie de se maintenir ici sur cette terre. Eh bien nous, dans l'invisible du surnaturel, voilà ce que nous devons être.

Et si nous sommes vrais, si notre communauté est de plus en plus, ici, un îlot de paix, une cellule du Royaume de Dieu, à ce moment tous ces hommes sur les épaules desquels repose la responsabilité de la paix du monde, ils seront soutenus, ils seront plus forts, ils seront plus lucides dans les décisions qu'ils doivent prendre.

 

Voilà ce que je voulais vous dire ce soir. Soyons donc de plus en plus vrais de façon à aider. Prions aussi de façon de plus en plus, je dirais, ar­dente pour que Dieu écarte dans la mesure du possible les fléaux : fléau de la haine, fléau de la guerre. Mais d'abord, mes frères, qu'il l'écarte de notre coeur, qu'il l'écarte de notre communauté. Et je le répète, que nous soyons ici une vrai cellule du Royaume, un îlot de paix qui, j'en suis certain et c'est même une certitude absolue, rayonnera alors partout dans le monde.

 

Homélie : Dimanche des vocations.                27.04.80

 

Mes frères,

 

Le Pape Jean-Paul II a décidé que ce quatrième dimanche d'Avril serait une journée mondiale de prières pour les vocations. Hier, on a lu au réfectoire la lettre qu'il nous a adressée.

C'est un problème crucial de notre époque, celui des vocations. Pourtant il ne doit pas nous inquiéter outre mesure car il n'est pas nouveau. Cette crise est récurrente : elle est arrivée autrefois, elle se présentera encore. Après la Révolution Française par exemple, pendant des dizaines d'années le recrutement a été réduit à presque rien.

Je pense que ces crises sont liées à des mutations profondes de l'humanité : nouvelle civilisation, nouvelles cultures, nouvelles façons de voir et de vivre qui surgissent comme cela d'elles-mêmes. Ce n'est pas planifié, ce n'est pas organisé. Non, c'est l'humanité qui évolue.

 

Et alors, il faut que les hommes s'adaptent à leur nouvelle situation. Et pendant ce temps-là il y a comme un arrêt peut-on dire. Non pas de l'appel de Dieu, mais de l'écoute de cet appel : Il n'est plus perçu, il n'est plus capté. Nous vivons dans un monde qui est de plus en plus athée, un monde qui est auto­suffisant, autocréateur.

Il n'est plus nécessaire de recourir à un premier moteur, ni à une cause première, ni à une Providence pour faite avancer le monde. Non, il a en lui, il découvre en lui les puissances qui lui permettent de découvrir son identité. Et ce monde ne nie pas nécessairement Dieu, c'est là aujourd'hui une posi­tion qui est dépassée. Car ça ne pose plus un homme de dire qu'il ne croit pas en l'existence de Dieu. Mais on juge que Dieu est devenu une pièce parfaitement inutile : ça ne rapporte pas !

Cette réflexion, je l'ai déjà entendue combien de fois ? Mais ça ne me rap­porte rien, Dieu ! On ne peut pas le faire figurer à l'actif d'un bilan. Alors on ne s'en occupe plus et d'ailleurs on ne s'en porte pas plus mal ! On vit bien, on réussit, on est heureux, et tout cela en dehors de Dieu. Voilà je pense comment les choses sont aujourd'hui pour la plupart des chrétiens, je laisse encore de côté ceux qui ne sont pas chrétiens.

Naturellement je ne dispose pas de l'information nécessaire pour émettre une opinion autorisée au sujet de la crise des vacations sacerdotales et reli­gieuses, et vous pas plus que moi. Et pourtant, je pense pouvoir faire état, ici, d'une expérience personnelle, vous l'avez peut-être fait aussi, à propos des jeunes, mais des tous jeunes de la nouvelle génération des jeunes : ceux qui ont maintenant entre 17 et 25 ans, et même un peu au-delà encore. C'est, disons, une nouvelle race qui arrive.

Ce sont des jeunes qui sont religieux, profondément religieux. Ils fréquen­tent les séminaires et les congrégations. Ils sont déjà un peu engagés dans une vie consacrée. Or dans ces jeunes d'aujourd'hui, on observe un retour à la tradition ! Ils en ont assez de toutes les innovations que leurs anciens, c'est à dire ceux qui sont mettons cinq ans plus âgés qu'eux, ont mis en route et dont ils se nourrissent encore maintenant.

Et ces jeunes qui redécouvrent la tradition, découvrent aussi les prati­ques de piété traditionnelles. Par exemple : ils vont ensembles réciter le chapelet. Ils feront le chemin de la croix, la dévotion Mariale, les pèlerina­ges aux sanctuaires Mariaux ; ça, ce sont les jeunes de la toute nouvelle géné­ration 1

 

Une toute petite chose qui me passe justement par la tête maintenant. Je connais un garçon qui a une bonne vingtaine d'années puisqu'il a terminé son service militaire. Il fait des études dans un séminaire et il fréquente l'Ab­baye de Scourmont car il pense être plus ou moins appelé à la vie monastique. Et là-bas, on lui a fait prudemment entendre qu'avec une optique telle que la sienne, il ferait peut-être mieux d'aller voir à Rochefort ! Il est possible qu'un jour nous le voyons débarquer ici. Je connais son nom et son prénom. Donc je pourrais le repérer s'il arrive.

Mais c'est pour vous dire : voilà comment sont les jeunes. Et ils ont aussi en plus ceci : une exigence de vérité transparente. Ils ne se contentent plus d'entendre de beaux discours, d'écouter de belles paroles, de beaux sermons. Il leur faut des guides, des hommes dans lesquels ils voient vivre la vérité que ces hommes professent. Il leur faut donc des hommes de Dieu. Ils désirent en rencontrer et lorsqu'ils en rencontrent un, ils s'attachent à lui. Ils retrouvent le sens de la paternité spirituelle et de la vérité.

A mon sens, c'est très beau et il y a là un espoir pour demain. Mais voyez un peu comme la mentalité change en quelques années. Et ça pose des problèmes dans les séminaires où ces deux générations cohabitent maintenant. Et ils ont les mêmes professeurs !

 

Mais pour nous, mes frères, pour ce qui concerne la vie contemplative ? Je vous rappelle ce que je vous ai déjà dit tant de fois : que Dieu désire former des témoins de sa présence aimante, agissante, indulgente parmi les hommes. Donc il désire former des êtres qui soient d'autres Christ, qui portent sur leur visage un reflet de la Lumière qu'est le Christ. Voilà ce que Dieu désire faire de nous dans les monastères !  

Et cela, c'est une exigence absolue de son Royaume. Il est indispensable qu'il y ait toujours de par le monde des hommes dans lesquels fermentent la Vie du Christ ressuscité, et des hommes aussi qui rayonnent cette vie. C'est dans le prolongement de la légende Juive Hassidique, qui affirme que pour que le monde subsiste et ne rentre pas dans le néant, il faut toujours qu'il y ait dans l'univers 36 justes inconnus.

Et c'est vrai ! Il doit y avoir des hommes qui soient le Christ créateur et sauveur, mais le Christ ressuscité là présent. Et le monastère est un en­droit où Dieu essaye de façonner de tels témoins.

Nous ne devons pas penser que notre vocation est acquise le jour où nous avons reçu l'habit, où le jour où nous avons émis nos voeux solennels. Notre vocation est toujours actuelle, elle est toujours en devenir. Nous devons tou­jours davantage être transfigurés, être christifiés. Cela signifie en pratique passer parmi les hommes, passer dans la communauté, passer dans les cloîtres, au réfectoire, au travail, partout, passer en faisant le bien, en portant sur les frères un regard de lumière et d'amour, n'avoir aucune exclusive de coeur.

Si je nourris de l'antipathie, de la haine, de l'aversion pour un seul de mes frères, à ce moment là il y a une main de Dieu qui se pose sur moi et qui va me presser, et qui va m'étrangler. Et au jour du jugement, elle me fera ren­dre gorge : voilà ce que tu n'as pas fait pour moi ! Et voilà ce que tu as fait de contraire pour moi : tu as fait le mal, dans ton coeur peut-être, au lieu de faire le bien !

 

Dieu désire nous christifier pour que nous passions en faisant le bien comme le Christ le faisait. Dieu désire aussi que nous le suivions jusqu'au bout, jusqu'à la mort, jusqu'à dans la mort peut-être ? Cela veut dire nous donner aux autres, être à leur service, ne pas avoir peur de sacrifier notre temps, nos loisirs, notre tranquillité, notre santé même si nécessaire pour que les autres vivent mieux, et qu'ils vivent davantage.

Et aussi nous laisser christifier en laissant agir en nous la force de la résurrection, cette puissance inimaginable qui comble et qui remplit l'univers, et qui est en nous. Et qui essaye malgré toutes les résistances de traverser nos tissus charnels, nos tissus spirituels, pour que nous devenions un seul être avec le Christ, et que enfin nous puissions vivre comme lui vit.

Voilà, mes frères, en quoi consiste notre vocation ! Et alors, si nous y sommes fidèles, si nous devenons feu et lumière comme le Christ, alors Dieu, s'il le juge bon, si c'est son projet, il peut en toute sécurité nous confier des jeunes qui, à notre contact, deviendront à leur tour des foyers d'amour et de vie.

 

Je voudrais aujourd'hui vous proposer une question qui serait à la fois un examen de conscience et une imploration pour nous-mêmes, et aussi pour tous ceux qui de par le monde sont travaillés par la grâce de Dieu, qui sont appelés, mais qui ne savent pas encore en prendre une parfaite conscience. Et voici cette question : mes frères, sommes-nous tels que Dieu puisse nous faire confiance à ce point ?

 

                                                                                                                        Amen.

 

Chapitre : La patience.                            28.04.80

      3. La patience selon les grecs.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que la patience, pour les latins, c'était l'art de s'adapter aux circonstances les plus adverses, les plus contraires, et de s'y adapter avec confiance parce qu'on sait que tout est aménagé par une Personne qui est Amour, et qui nous tient dans sa main.

Maintenant, si nous avançons dans la région de culture grecque, nous voyons devant nous un arbre au tronc imposant, à la ramure majestueuse, aux racines énormes plongées au plus profond de la terre ; de ces arbres comme nous en avons ici dans notre parc. Et cet arbre est là, toujours, inamovible, indéra­cinable. Il est là !

Il tient sous le soleil brûlant de l'été, sous la neige, sous la pluie, sous la tempête, sous le gel. En hiver il donne l'apparence d'un être mort. Mais en réalité il emmagasine de l'énergie et sous les premières caresses du soleil, cette énergie monte et transforme cet arbre en un petit paradis de verdure ou de fleur.

Voilà l'image qui se présente lorsqu'on entre dans la notion grecque de patience. Le mot hypomonè  signifie tenir, résister, rester en dessous.  Voilà, en dessous de tout ce qui peut s'abattre, de tout ce qui peut tomber, de tout ce qui peut essayer d'étouffer.

 

Il y a là une note spécifique du génie grec. Vous savez que ces philosophes grecs ont été très attirés par la contemplation de la nature. Ils ont construit leur sagesse à partir d'une observation des êtres. Et il  y avait parmi eux, je ne dis pas les plus élevés au plan de la vertu, mais malgré tout ceux qui ont profondément marqué la vie du grec : les stoïciens. Ces hommes, on les appelait ainsi parce qu'ils professaient sous des galeries qu'on appelait des stoa. Mais enfin pour nous, nous savons ce que c'est qu'un stoïque. C'est celui qui sait rester en dessous des coups de l'épreuve. Il ne cède pas. Il est in­déracinable, inattaquable, il est toujours là.

Et vous avez ici, vous saisissez la différence entre le latin, mais disons plutôt le Romain. Le Romain, parce que c'est le Romain qui finalement a pu supplanter tous les autres et s'imposer entre le Romain, le Latin et le Grec. Le Romain ou le Latin, c'est un homme qui devant l'adversité compose avec elle, s'adapte et patiemment la grignote, et ainsi parvient à étendre son empire sur la terre entière. Sur la terre connue de l'époque, tout était Romain.

C'est cela le fruit de leur patience pendant des siècles. Vous aviez cet orateur Romain qui terminait tous ses discours par cette parole : Et maintenant je vous le dis, il faut détruire Carthage. Eh bien, ils l'ont détruite après avoir été écrasés par les Carthaginois eux-mêmes ! Mais ils étaient là et fina­lement ils détruisent. Vous voyez, c'est cela le Latin ! Et Saint Benoît, nous l'avons vu, connaît cette vertu monastique du Romain.

 

Mais alors il y a le Grec. Et le Grec, lui, c'est celui qui tient. Il ne dit rien, il paraît mort, mais il est toujours là et il attend ! Les Grecs, vous le savez, sont restés pendant près de quatre siècles sous la domination Turque. Ils n'ont pas été le moins du monde islamisés. Non, ils ont conservé leur identité. Et lorsqu'ils ont réussi à se débarrasser du joug Turc, ils étaient les Grecs de toujours avec leur religion, avec leur culture, avec leur langue, avec leurs moeurs, avec tout. Mais pendant près de quatre siècles ils étaient en dessous. C'est cela la patience du Grec !

Il y a deux symboles à mon sens, qui pour moi montre cette patience grecque c'est Sainte Sophie à Constantinople d’abord : Vous avez ce monument, le plus beau de toute la chrétienté, qui est maintenant un musée, mais qui est encore toujours là dans toute sa magnificence, sa splen­deur et sa gloire. C'est toujours là cette basilique, la première de Constanti­nople qui est là, celle de la Sainte Sagesse, la Sainte Sophie.

Et le deuxième symbole, c'est le mont Athos : Vous avez cette république monastique qui est le noyau dur de l'Orthodoxie et qui est là depuis mille ans, ou plus de mille ans, toujours identique à elle-­même, aussi écrasée par les Turcs, par les invasions, mais ça est toujours là. Donc, retenons ceci, mes frères, de notre petite excursion dans la région grecque de la patience : et c'est qu'elle est l'art de rester en dessous, de ne pas céder, de toujours tenir.

Et demain, si vous le voulez bien, nous allons un peu voir comment Saint Benoît, lui, a hérité aussi de cette conception de la patience.

 

Chapitre : La patience.                            29.04.80

      4. La patience selon Saint Benoît.

 

Mes frères,

 

Hier soir nous avons terminé notre excursion par un bref regard sur Sainte Sophie, ce temple érigé par Constantin dans sa nouvelle capitale, à la gloire du Christ Sagesse de Dieu et Lumière du monde, cette Lumière que ni l'incroy­ance, ni la mécréance ne pourront jamais occulter. Et puis, nous avons fait un petit saut jusque sur le mont Athos, là où des hommes veillent inlassablement dans l'attente de la manifestation glorieuse du Christ ressuscité. Sainte Sophie et l'Athos, les deux symboles de la patience Grecque.

 

Elle sera donc, cette patience, nous le sentons, elle sera enracinement dans la durée, c'est à dire en-durance ; elle sera exigence de pérennité, c'est-à-dire fidélité ; elle sera refus de céder, c'est à dire persistance, ce qui signifie étymologiquement : rester debout à travers tout; et enfin elle sera constance dans l'épreuve. Et pour cela, il faudra une belle dose de courage.

Saint Benoît n'ignorait pas ces traits caractéristiques de la patience. Il les voit, il les lit sur le visage du moine qui s'avance au quatrième degré de l'humilité. Il dira que cet homme se heurte à des choses dures et contraires. Elles lui sont dures parce qu'elles sont contraires, contrariantes. Elles vont contre ses goûts, contre ses idées, contre ses sentiments, contre tout ce qu'il est. C'est contraire à sa constitution d'homme incarné et qui est telle personne. C'est contraire à sa personnalité.

Il peut même juger que cela crée en lui une situation d'injustice : vous savez, les droits imprescriptibles de la personne humaine qui peuvent sembler si facilement foulés aux pieds ou menacés, dans une vie monastique. Quibuslibet irrogatis iniuriis, 7,35. C'est cela ! Tout ce qui est jugé comme contraire à ce qui est mon droit. Je l'ai déjà entendu, pas souvent mais parfois : les services rendus, donc j'ai droit à cela ! Et ce fainéant là-bas qui ne fait rien, alors que moi ! Voyez, ma situation est perçue comme une in­justice lorsque je la compare à celle d'un autre.

 

Et alors, que fait mon moine de Saint Benoît ? Cet homme, alors il se tait. Il conscientia, 7,35, ça veut dire que au fond de lui-même il ne laisse pas fermenter et bouillonner les pensées qui lui feront juger qu'on est injuste envers lui, qu'on lui fait du tort, qu'on ne lui permet pas de devenir un homme. Non, rien !

Et alors, il embrasse la patience, amplectatur, 7,35. Il embrasse la patience, mais il faut voir. Non pas comme on embrasse une personne aimée, mais comme un naufragé embrasse la planche, le tronc d'arbre, le morceau de mat qui dans la tempête lui permet de ne pas sombrer. C'est cela embrasser la patience ! Et comment fait-il ? Eh bien, il tient le coup,  sustinens,  7,36.

 

Vous avez dans la patience souvent le préfixe sup, on est en dessous. C'est le sens, ne l'oublions pas, du mot grec qui signifie patience : c'est rester en dessous. Saint Benoît dira: Tenir en dessous de cette pluie, cette grêle, cette averse, cet orage de toutes sortes de choses qui me tombe sur le dos ! Non, je tiens en dessous !

Et alors, dit-il, il ne se lasse pas,  non lascescat, 7,36, et il ne se retire pas, il ne prend pas la fuite. Il ne cède pas, non discedat, 7,36. Pourtant ce serait si facile ! Il suffit de s'en aller, ce qui ne veut pas dire encore rentrer dans le monde. Mais on change de monastère et me voilà en dehors de toutes mes difficultés. Non discedat, dit Saint Benoît, non !

Pourquoi alors ? Mais parce que si je me retire, si je vais ailleurs, oui, je vais peut-être être là un homme considéré pour mes mérites vrais ou supposés, je n'en sais rien, on ne me connaît pas encore d'ailleurs, on verra après ! Et puis là, je deviendrais peut-être un saint religieux ? C'est possible aussi. Mais je serais passé à côté de la résurrection. Je ne connaîtrai pas la trans­figuration car je n'aurais pas, comme dit Saint Benoît, persévéré jusqu'à la fin. C'est celui-là qui sera sauvé, c'est à dire qui arrivera dans cet espace du Royaume où on peut s'épanouir surnaturellement. Mais il a fallu pour cela pratiquer cette patience.

 

Ceci, c'est l'illustration pratique d'un principe que Saint Benoît pose à la fin du Prologue. Il dit exactement la même chose. Mais le Prologue est paré­nétique, vous savez, c'est une exhortation. Aux degrés d'humilité Saint Benoît entre un peu dans les détails. Mais il dit ici tout à la fin du Prologue :       Ne jamais - il emploie le même mot discedere, P,50 - ne jamais s'écarter de l'enseignement, le magisterium  que Dieu donne. Ne jamais s'en écarter !

Or Dieu enseigne non seulement par la bouche de celui qui tient sa place dans le monastère, mais surtout par les événements. Et c'est pour cela qu'il est toujours utile d'avoir un prophète, un interprète des événements, un Senior Spirituel auquel aller se référer, lui dire : mais voilà ce qui m'arrive, une situation impossible, je n'en sors plus. Qu'est-ce qu'il y a là derrière ? Donc, un homme qui peut dire : mais voilà, il y a telle Parole de Dieu dans cet événement. Et alors, ne pas dire : oh mais ça me dépasse, j'en ai assez, au revoir.

Non, pas bouger, dit Saint Benoît ! Et alors persévérer, dit-il, persévérer jusqu'à la mort. C'est très diffi­cile à traduire. Le traducteur a traduit ici : en sa doctrine. C'est juste, mais il y a tout de même une nuance, ici, c'est que dans le texte latin, c'est à l'accusatif. Donc, ça veut dire ceci : qu'il faut persévérer, qu'il faut demeurer fidèle. C'est ça que veut dire persévérer, c'est  servare-per, c'est rester fidèle à travers tout, en progressant à l'intérieur de l'ensei­gnement que Dieu nous donne.

 

C'est un mouvement ! Ce n'est pas rester exacte­ment au même endroit, mais c'est à l'intérieur d'un  claustrum, voyager, progresser et avancer, mais sans jamais en sortir ! Donc, c'est avancer dans ce que Dieu demande, dans ce que Dieu enseigne, dans ce que Dieu promet, dans sa  doctrina, dans la nourriture que Dieu donne.

Il faut penser ici, derrière ce texte de Saint Benoît, il faut voir l'ensei­gnement du quatrième Evangile où souvent des expressions analogues reviennent, où le Christ qui s'adresse soit à ses disciples, soit à des auditeurs pharisiens, juifs, n'importe qui, c'est cela qu'il veut dire : celui qui va persé­vérer dans mes Paroles, celui qui les mange et celui qui grandit en elle. Et c'est cela que veut dire, ici, Saint Benoît.

Et alors notre propos, c'est dit Saint Benoît : participons - une exhorta­tion, ou bien dans un meilleur français on pourrait prendre une tournure de futur - nous participerons aux passions du Christ par la patience, P, 50.

On traduit habituellement ici : aux souffrances du Christ. Oui, c'est vrai, mais alors il y a un jeu de mots qui est dans le latin et qui disparaît : c'est par la patience, donc cette fameuse patience qu'il faut prendre part aux passions du Christ. Et cela veut dire : ce n'est pas seulement prendre part à ses souffrances, mais à tout ce qui a passionné le Christ, tout ce qui l'a soulevé à l'intérieur de lui-même. Non seulement ce qui est tombé sur lui : les souffrances, les épreuves, mais aussi tout ce qui à l'intérieur de lui l'a travaillé. Je veux dire que le Christ a dû, lui, lutter aussi intérieurement.

 

D'ailleurs nous en avons quelques exemples. Et un des plus frappant, au dernier moment, où pendant une heure il lutte pour accepter le sort que son Père lui réserve. Il dit : Non, que ce calice s'éloigne de moi ; donc il lutte ! C'est ça la passion, c'est quelque chose qu'on doit subir à l'intérieur de soi­-même pour accepter. Et alors Saint Benoît termine en disant : Pour que nous puissions alors être consors, P,50, c'est à dire partager son règne avec lui. Voilà !

Nous comprenons alors que la patience, elle sera dans cette optique du génie grec, très bien comprise de Saint Benoît qui l'a trouvé dans l'Ecri­ture d'ailleurs et dans sa propre vie et dans son expérience. La patience, elle sera persévérance illimitée, sans limite. Et encore, Saint Benoît ici a un tour de génie. Il parvient à traduire cette persévérance illimitée en un mot qui a

des relents de juridisme mais qui est bien autre chose que cela. Pour lui, ce sera la stabilitas, la stabilité.

Et ici nous retrouvons cet arbre du début, cet arbre gigantesque, puissant, vigoureux, majestueux, glorieux, altier, cet arbre qui est là toujours au même endroit, dans un terreau qui lui donne vie. Et il supporte tout ce qui lui tombe depuis le gel jusqu'aux coups de soleil, depuis la pluie jusqu'à la sécheresse. Tout, il supporte, il reste en dessous. C'est la stabilité ! Voilà ce que nous ne devons pas oublier ! Cette stabilité que nous promettons ce n'est pas un acte comme ça, qui nous lierait à un lieu, à des bâtiments, à une communauté ; oui, c'est cela c'est certain, mais c'est bien autre chose aussi. C'est la promesse, c'est l'option, c'est la décision de pratiquer la patience à l'endroit où l'on est.

 

Et nous comprendrons aussi que cette patience sera un état permanent. Ce n'est pas quelque chose qu'an peut pratiquer pendant une certaine période de sa vie. C'est : us que ad mortem, P, 50. La patience est constitutive de l'être monastique parce qu'elle sera surtout espérance, et qu'elle sera attente. Lorsque Saint Benoît en parle, il la met toujours en relation avec le Royaume de Dieu, avec le Christ qui va se présenter à nous avec les richesses infinies de son Etre et de son Royaume. Il la met en rapport avec le salut. 

Et le salut, ne l'oublions pas, ce n'est pas tirer son âme des flammes de l'enfer, tout juste, en justesse. Non, le salut, c'est la plénitude de la vie. La patience est toujours en relation avec cette beauté, et c'est pourquoi elle sera nourrie par l'espérance. Et l'espérance est synonyme d'attente. En Espagnol c'est exactement le même mot pour dire espérer et attendre.

Alors ne l'oublions pas mes frères, et retenons ça de notre excursion dans la région de culture grecque : Patienter, être patient, c'est tenir sur place dans l'espérance des biens que Dieu prépare et déjà nous donne.

 

Chapitre : La patience.                            01.05.80

5. La patience selon les Hébreux.

 

Mes frères,

 

Reprenons notre voyage à travers le pays de la patience. Lorsque nous po­sons le pied dans le pays d'appartenance Hébraïque, de suite nous respirons un autre air, un air nouveau, un air qui peut être étrange car il est chargé de certains parfums qui sont inconnus ailleurs. Pour les Latins et les Grecs, la patience a toujours une petite odeur anthropocentrique. C'est un homme qui s'adapte artistement aux difficultés qu'il rencontre ; ou bien, c'est un homme qui reste sur place et qui tient sous les orages et sous les averses, mais il est toujours là !

Dans la région hébraïque. on rencontre quelqu'un d'autre. Là, l'homme est en face d'un vis-à-vis, d'un partenaire auquel il est lié par un véritable con­trat. Vous avez compris qu'il est saisi dans le contexte non pas oppressant mais libérateur d'une alliance : il y a Dieu et il y a un homme. Et dès le départ tout le problème de la patience change, car ce Dieu ce n'est pas un homme, ce n'est pas un événement, ce n'est pas une situation, ce n'est pas une circons­tance. Non….. !

Je vais essayer de me faire comprendre. L'amour chez l'homme, c'est un sentiment : il expérimente l'amour, l'amour d'une personne, même l'amour de Dieu, l'amour de soi surtout. Mais l'amour existe indépendamment de toute individuation. Pour les Grecs, ce sera un absolu, ce sera une idée qui va se manifester dans les hommes. Pour les Hébreux, c'est différent.

 

Les Hébreux, eux, sont le nez contre la vérité. C'est que l'amour n'a pas besoin d'être individué. L'amour n'a pas besoin d'être vécu dans une personne parce que l'amour est la Personne par excellence. L'Amour est tellement la Personne par excellence que cette Personne qui est l'Amour, pour qu'elle puisse aimer, elle est elle-même une société de personnes. Et cette Société de Person­nes est tellement unie par l'Amour qu'elle est une. Vous avez Dieu qui est un et vous avez Dieu qui est trois. Et cette unitrinité, c'est cela la Personne qui est l'amour. Or cet amour, c'est un feu.

Cet amour, voyez-vous, pour l'homme, c'est quelque chose d'intolérable, quelque chose d'insupportable parce que l'homme qui est lié par un contrat avec cette Personne, avec cet Amour, l'homme n'est pas du tout à son aise. Il devrait répondre par une totale disponibilité, par un consentement. Il devrait répondre par, disons à sa petite mesure, par un Amour qui ressemble à cet Amour là ; car tout Amour est une étincelle de cette Personne dans le coeur d'un homme.

Mais dans la pratique l'homme est faible, l'homme est inconstant, l'homme est infidèle, l'homme est lâche, l'homme a peur. L'homme a toutes sortes de prétextes pour se retourner sur lui-même et pour échapper à ce vis-à-vis, pour ne pas respecter le contrat. Car cette relation contractuelle entre Dieu et l'homme n'est pas une rela­tion statique : elle doit évoluer. Et elle doit évoluer vers une union de plus en plus intime jusqu'à un mariage spirituel où ces deux amours se fondent quasiment l'un dans l'autre.

La personne humaine ne disparaît pas ! Loin de là ! Elle devient vraiment elle-même. Elle devient le vis-à-vis digne de l'amour parce qu'elle est elle-même devenue Amour, et Feu, et Lumière. Mais enfin, nous sommes des hommes, nous savons bien ce qui se passe. Nous ne parlons pas ici dans l'abstrait, dans le vague. Non, nous savons bien ce qu'il y a dans notre coeur, que notre coeur n'est pas propre, ni nos yeux, ni nos lèvres. Non, il n'y a rien de propre en nous ! Et alors, nous avons plutôt envie de fuir.

 

Vous voyez ce climat d'alliance, ce climat de contrat, ce climat de recher­che mutuelle et d'échappade, de fuite de la part de l'homme : c'est cela que l'on rencontre lorsqu'on met le pied dans la région Hébraïque de la Patience. Il faut bien le savoir ! Et c'est tout autre chose que la région Latine ou que la région Grecque. Et n'oublions pas que c'est là que le Verbe de Dieu a voulu devenir homme.

Car c'est cela qui est extraordinaire. Cet Amour est tellement Amour, il veut tellement se communiquer qu'il va prendre cette boue pour la faire sienne, pour que cette boue puisse elle-même devenir Amour, car LUI, Dieu, ne démissionne pas de son projet. Dieu ne cède pas. Dieu demeure fidèle malgré tout ce qui peut arriver. Dieu exerce la patience.

Nous voyons déjà ici que la patience, c'est une vertu divine. Pour voir ce qu'est la patience, il ne faut pas chercher chez l'homme, il faut aller voir chez Dieu. Et si vous le voulez bien, la semaine prochaine nous jetterons un petit coup d'oeil infiniment respectueux du côté de Dieu pour voir comment nous devons pratiquer la patience, cette vertu monastique qui est pour nous la vertu qui nous met un peu au diapason de la Vie Divine.

 

Chapitre : Récollection du mois de mai­.                 03.05.80

 

Mes frères,

 

Au moment où nous clôturions notre retraite annuelle le 21 Mars en la fête de Saint Benoît, aucun d'entre nous ne soupçonnait que une dizaine de jours plus tard s'abattrait sur la communauté une épidémie des plus meurtrière que nous ayons connue.

A travers cet événement j'entends une voix, la voix de Celui qui nous a appelé ici, et qui nous aime, et qui nous éduque. Et cette voix nous rappelle le devoir de la vigilance. Plus à l'arrière, en sourdine, comme en contrepoint, j'entends cette même voix, comme si elle s'éloignait, et qui murmure encore quelques paroles.

Mais le murmure de Dieu est un vacarme pour nos faibles oreilles. Et cette Parole nous dit : Quand les hommes diront sécurité, paix, tout va bien, tout est parfait, tout est bon, tout est beau...c'est alors que soudainement tombera sur eux la catastrophe et la ruine. Et personne ne pourra y échapper. Les douleurs ? Comme celles d'une femme qui doit accoucher.

 

Mes frères, le moine est un homme qui ne doit jamais être pris au dépourvu. Non pas qu'il prépare son plan longtemps à l'avance en prévoyant tout avec la dernière minutie ? Non, il n'est pas pris au dépourvu parce qu'il a un unique souci : la volonté de Dieu. Il vit tout entier dans le moment présent, le mo­ment présent qui est chargé d'amour, qui est chargé de vie. Et de ce moment, il extrait, il déguste tous les sucs vitalisant. Là se trouve la Vie, pas ailleurs.

Le moine est un homme qui n'anticipe pas. Il est tout entier à ce qu'il fait, à ce qu'il reçoit maintenant à ce moment-ci. Et il ne s'étonne de rien parce qu'il a de cette façon établi sa demeure dans la patience, dans la pa­tience parce qu'il l'a établie chez Dieu. Il vit dans la maison de Dieu, avec Dieu. Il est un contemplatif : donc il le voit. S'il ne le voit pas, il n'est pas un contemplatif.

Je ne veux pas dire qu'il le voit avec les yeux de chair, mais comment est-il possible d'être possédé par l'Esprit Saint sans le savoir ? Comment est-il possible d'être revêtu de la tunique de l'Esprit sans sentir qu'on n'est plus nu ? Et voilà, il est chez Dieu. Il est donc dans la patience car la patience est une des premières vertus de Dieu.

 

Et il travaille avec Dieu à l'oeuvre de Dieu qui consiste essentiellement à transfuser dans le monde des hommes la force qui habite le Christ ressuscité. Et il est indispensable, cela va de soi, que cette force le possède d'abord lui en tout premier lieu. Mais en quoi consiste cette force ? Et ça, ce n'est pas possible de le dire !

Dans notre vocabulaire il n'existe aucun mot pour exprimer ce qui est Dieu. Mais on peut tout de même le connaître par ses effets. C'est cela ne plus être nu, et savoir qu'on est revêtu de Dieu. Cette force, elle donne d'abord la vie à tout ce qu'elle investit, et une vie qui n'est pas de ce monde !

La vie de ce monde, elle est agression ou elle est défense : les deux à la fois. Otes-toi de là que je m'y mette ! Ou bien pars d'ici où, je me défends, n'approche pas ! Voilà quels sont les rapports entre les hommes : des rapports de méfiance ! Mais cette vie est autre. Cette vie, elle est Amour, elle est Lumière, elle est feu, elle est liberté, elle est accueil, elle est paix, elle est bienveillance, elle est confiance, elle est plénitude.

Le moine sera un operarius Dei, il sera un ouvrier de Dieu dans son monastère et dans le monde s'il est présence rayonnante de cette vie qui n'est rien d'autre que la manifestation de ce Royaume auquel tous les hommes sont appelés.

           

Mes frères, le mois de Mai est une invitation à reprendre conscience de cette vocation qui est la nôtre. D'abord, l'efflorescence de la nature qui nous dit, qui nous crie si nous avons des oreilles ouvertes, qui nous crie que tous les rebondissements sont possibles. Cette efflorescence après un hiver de froid et de glace où tout paraissait mort, n'est ce pas parfois l'ima­ge de notre vie ?

Dans quelques jours nous aborderons la fête de l'Ascension et nous aurons devant les yeux notre destinée ultime : devenir nous-mêmes des êtres divinisés et entrer dans l'univers qui a été préparé pour nous. Je m'en vais, dit le Christ, vous préparer une place. Et quand je l'aurais préparée je viendrais vous prendre et vous serez auprès de moi pour toujours. C'est cela encore la vie contemplative !

Et alors dans notre coeur nous disons, ou bien même nous le disons ouver­tement de vive voix : Eh bien, quand moi à mon tour je serai arrivé, je vous préparerai une place, et là où je suis, vous serez vous aussi avec moi. Il y a ainsi cette chaîne d'amour qui se crée d'homme à homme. Et à la fin, nous serons tous là avec le Christ. Voilà la fête de l'Ascension ! Et elle commence maintenant !

 

Puis une dizaine de jours après nous aurons la Pentecôte, la Pentecôte qui va nous présenter sur un plateau le moyen de parfaire en nous cette vie, ce moyen qui n'est rien moins que l'Amour, mais l'Amour cette fois qui est Dieu comme je l'ai rappelé Jeudi encore. L'amour n'a pas besoin d'être individué, l'Amour est la Personne, la toute Première Personne. Et cet Amour, il est avec nous, il prend possession de nous.

Le mois de Mai aussi, chaque jour si nous le voulons et c'est là une tradi­tion très ancienne, place devant les yeux un modèle, un être humain, une femme toute simple, toute humb1e. Elle ne s'est pas faite remarquer. Et cette femme Marie qui est à la fois et notre mère et notre soeur, elle nous répète respec­tueusement, discrètement mais fermement : Quoi qu'il vous dise, faites-le ! Et vous vous en trouverez bien !

 

Mes frères, laissez-moi terminer en vous demandant ce que je me propose à moi-même pour cette récollection : c'est de vous laisser porter, de nous lais­ser porter par l'espérance, de manière à ce que un jour nous puissions chacun être les uns pour les autres une étoile.

 

Chapitre : La patience.                            05.05.80

6. La patience selon Dieu.

 

Mes frères,

 

A l'endroit où nous sommes arrivés dans la région hébraïque de la patience nous rencontrons deux partenaires : Dieu, qui est fidélité, qui est solidité, qui est Amour, mais qui est aussi jalousie, exigence. Et en face de lui : l'homme qui est faiblesse, fragilité, vulnérabilité, inconstance, infidélité.

Et ces deux partenaires ne peuvent se séparer. Ils sont liés par un contrat qui se veut un contrat d'alliance et qui doit évoluer vers une forme de vivre ensemble, qui doit au terme de son évolution devenir un mariage spirituel. La réaction de Dieu, en face de ce partenaire inconstant ?

Mais imaginons ce qu'elle pourrait être si nous étions à la place de Dieu ? Nous sentirions l'énervement nous gagner. Comme on dit vulgairement : la mou­tarde nous monterait au nez ! Et ici, nous trouvons l'expression hébraïque où il est question du nez, et plus précisément du souffle qui sort des narines. Et ce souffle qui sort des narines de Dieu est long.

 

Patience, pour les Hébreux, est un tableau plein de vie. Et ce tableau nous montre une longueur. S'il fallait traduire textuellement, cela voudrait dire : longueur des narines. Non pas que les narines soient longues, mais longueur du souffle qui sort des narines. Voyez une route bien droite qui se perd dans l'infini du lointain.

Dieu respire. Sa respiration est lente, elle est calme, elle est longue, elle ne s'accélère pas. Longueur de respiration ! Voilà ce que signifie le mot patience pour Dieu et pour celui qui se trouve en face de Dieu.

 

Saint Benoît nous aide à comprendre un petit peu ce que cela signifie, lorsqu'il nous dit le contraire. Il nous présente le Supérieur ou un Senior et en face de lui un frère. Et ce frère a fait ou dit ce qui ne convenait pas ! Et voilà qu'un changement se produit à l'intérieur du Supérieur : il est commotos, 71,7, dit Saint Benoît, une commotio, un mouvement à l'inté­rieur de lui, une commotion ? Non pas une commotion cérébrale, mais une émo­tion. Et cette émotion se perçoit dans le ton de la voix : une accélération du débit où le ton hausse, des éclairs dans les yeux, certains gestes, peut-être une agitation. L'émotion a gagné le Supérieur.

A ce moment, l'inférieur, que doit-il faire ? Il doit se prosterner jusqu'à ce que, dit Saint Benoît, que ce mouvement d'émotion se soit calmé par un mot de bénédiction. Vous voyez, là Saint Benoît nous décrit exactement le contraire de ce qu'est Dieu. Chez Dieu, ça n'arrive pas ! Non pas que Dieu demeure impassible, mais son souffle est tellement lent, long et calme que rien ne paraît à l'exté­rieur. Dieu est patient. L'homme ne connaît pas la patience.

La patience est donc une vertu divine. Elle est un des prénoms de l'Amour. Vous savez ce que nous dit Saint Paul, je l'ai déjà répété tant de fois : l'amour ou la charité, elle supporte tout ! C'est cela la patience...

 

Il ne nous est pas possible, à nous, d'être naturellement patient ; ce pourrait être alors du refoulement. Je tiens tout à l'intérieur de moi, mais la pression monte. Et comme la casserole est bien bouchée, cela ne paraît pas dehors. Mais attention ! La chaudière peut très bien éclater, et alors ce se­rait une catastrophe et il y aurait des victimes avec les éclats. Vous voyez !

Non, Dieu a une soupape de sûreté. La soupape de sûreté, ce sont ses nari­nes. Et son souffle régulier et calme sort toujours de ses narines. Et ce souffle devient, devant la face de Dieu qui est un feu, ce souffle devient une vapeur. Une vapeur légère qui s'étend devant la face de Dieu et qui devient une protection pour l'homme qui est là en face de Dieu. Cette vapeur assure la survie du partenaire de Dieu. C'est cela la patience !

La patience, c'est cette vapeur aussi qui est devant Dieu et qui nous protège de lui. Mais attention, cette vapeur, c'est une émanation de Dieu ! Comme je le dis, c'est un des prénoms de son Etre qui est Amour. Dans la Bible, l'expression hébraïque est le plus souvent traduite par : lent à la colère. Chaque fois que vous avez dans le texte des Psaumes ou ail­leurs lent à la colère, dites-vous bien que c'est la traduction française, faute de mieux, de l'original qui signifie : Longueur du souffle qui sort des narines. Mais vous comprenez bien qu'on ne pourrait pas dire ça dans un psaume, on ne parviendrait plus à le chanter.

 

La colère ? Vous allez encore comprendre une petite chose bien typique du peuple Hébreux. Il était idolâtre, mais il avait tout de même vu clair dans son idolâtrie. La colère, c'est un animal puissant. Voyez un taureau, vous n'en n'avez peut-être jamais vu en colère ? Moi j'en ai déjà vu. Dans les campagnes on en voit, du moins de mon temps il y en avait et on les voyait. Mais alors, au matin il fait un peu humide, et vous voyez alors la vapeur qui sort de ses narines, des naseaux fumants ! D'ailleurs on le dessine. Sur les bandes dessinées on voit ça, des petits nuages, là !

Et ces Hébreux qui étaient des éleveurs, ils savaient cela. Et ils avaient présenté leur Dieu sous l'image d'un taureau ! Il y a là de ces intuitions qui sont correctes jusque dans l'ido1âtrie. Mais, disons que Dieu est un taureau lent à la colère.

Voyez un peu, c'est tout un arrière fond d'images, ce sont des scènes. Nous sommes bien ailleurs que dans le rigide, le bien organisé monde hellénique, au bien chez ces latins, ces romains qui sont des entrepreneurs que rien n'arrête. Non, c'est un autre univers maintenant.

 

En parallèle avec ce lent à la colère, vous trouverez bien souvent l'expression plein d'amour - lent à la colère et plein d'amour - Il est lent à la colère parce qu'il est plein d'amour. Mais plein, ce n'est pas encore bien traduit. C'est encore une image.

Le terme original, c'est une étendue. C'est une étendue dans tous les sens, dans toutes les directions. Saint Paul nous dira que nous n'avons jamais fini de mesurer la hauteur, la profondeur, la largeur et la longueur de l'amour de Dieu. C'est cela, vous voyez, plein d'amour ! Un amour qui éclate dans toutes les directions. Et viendra encore après la précision : d'une puissance immense.

Ce qui veut dire aussi d'une puissance étendue partout. Sa puissance atteint une extrémité des cieux à l'autre, et depuis le ciel jusqu'en dessous des enfers. Et un jour, cette puissance sera celle du Kyrios, le Christ, devant qui tout va s'aplatir. Et tout cela c'est la source, ce qui permet à Dieu d'être lent à la colère et de pouvoir continuer à respirer calmement malgré tout ce qui arrive.

 

Nous comprenons donc, maintenant, que la patience est une vertu divine. Nous le comprenons de mieux en mieux. Et nous comprenons que nous devons, nous, la demander. Mais attendons encore un peu pour cela. Je voudrais terminer aujourd'hui en vous disant que Saint Benoît connaît très bien cet aspect de la patience. Dans le Prologue il dit : N'oublie pas ! ou plutôt : Est-ce que tu ne sais pas, ne te souviens-tu pas que la patience de Dieu te convie, te conduit... Où ? Mais à la pénitence, à la conversion, Pr,88. Il reprend l'expression de l'Apôtre, voyez, c'est tout à fait cela...

Dieu demeure lui-même, il demeure calme, il demeure amour parce qu'il nous connaît. Il sait que nous sommes inconstants, fragiles, infidèles. Il nous con­naît mieux que nous nous connaissons nous-mêmes parce que nous avons tout de même encore une petite illusion à notre sujet. Dieu n'a pas d'illusions au sujet des hommes, au sujet de l'homme que je suis. Mais ça ne fait rien, il ne s'énerve pas. Il reste LUI, il reste l'Amour, il reste la patience parce qu’il attend que, moi, je me convertisse de tel, et de tel, et tel manifestation de mon égoïsme.

 

Voilà mes frères, pour aujourd'hui cessons notre petite pérégrination. Demain, si vous le voulez, nous allons nous élever en aéronef et surplomber les trois régions pour essayer de voir les chemins qui les relient entre elles.

 

Chapitre : La patience.                            06.05.80

      7. Survol du pays de la patience.

 

Mes frères,

 

Ce soir nous allons survoler le territoire de la patience. Et du haut de l'esquif que nous avons emprunté, nous remarquons que ce territoire que nous pouvons maintenant embrasser d'un seul regard ne se présente pas à la façon de nos territoires terrestres. Parlons du territoire Belge qui est comme le vou­draient les législateurs d'aujourd'hui composé de trois régions: la région Wallonne, la région Flamande et la région Bruxelloise.

Non, dans le pays de la patience les trois régions ne sont pas juxtaposées, elles s'interpénètrent. Lorsqu’on les regarde de haut, il n'est même pas pos­sible d'en suivre les frontières. Ces frontières sont mobiles, elles sont flu­antes, elles passent sans cesse de l'une à l'autre ! Et nous remarquons aussi que le pays est sillonné de canaux qui distribuent partout la Vie et qui permettent aussi les communications.

Et ces canaux ne sont rien d'autres que des dérivations d'une fontaine qui jaillit, une fontaine qui bouillonne d'une eau vivante. Et cette eau, c'est l'Esprit, c'est l'Amour, c'est Dieu lui-même. La Patience est une qualité propre à Dieu !

Cette patience, elle postule toujours un vis-à-vis. Ce vis-à-vis peut être un homme, un frère. Il est toujours le Christ qui me sollicite ou bien il est Dieu lui-même qui me cherche à travers l'événement, qui essaye de me pren­dre la main car il m'aime. Il veut me saisir par la main pour m'attirer à lui. Nous avons toujours quelqu'un en face de nous !

 

Et cette patience qui exige ce face à face, elle révèle ma véritable nature qui est d'être fils de Dieu. Vous comprenez, si la patience est une vertu divi­ne, dès qu'elle me possède, elle va ma faire sentir, n'ayons pas peur d'utili­ser ce mot, ma véritable nature, ma nature éternelle qui est d'être un fils de Dieu. Je vis, je réagis comme mon Père ! Elle va me faire sortir de moi. la patience est fonctionnellement extatique.

Par contre, lorsque je succombe à l'impatience, alors se dévoile mon visage d'homme, ma face humaine encore enlaidie par le péché. Et à ce moment, je me replie sur moi et je rejette l'autre. Et en rejetant l'autre, je me condamne. Il y a là toute une dialectique. Le frère est toujours révélateur de ce que moi je suis. Si je n'accepte pas un de mes frères, je ne m'accepte pas moi-même.

Dès le moment où je me replie sur moi, je me suicide. A l'extrême, l'enfer n'est rien d'autre que cela : c'est le repliement définitif sur soi, c'est le rejet définitif de l'autre, à commencer par Dieu. Et cela par ma faute, car je n'ai pas pratiqué ce que Dieu avait déposé en moi. Je l'ai laissé mourir, je l'ai laissé étouffer, s'atrophier, et ça est mort, et moi avec !

 

La patience est donc la vertu qui dévoile aux yeux de mes frères - nous sommes en communauté, ici - ce que je vaux : si je suis un fils de Dieu ou bien si je suis encore un fils de l'homme vendu au péché. Je suis toujours les deux en même temps, c'est certain, mais la patience va agir à la façon d'un thermo­mètre qui va révéler mon degré d'union à Dieu, mon degré de divinisation, mon degré de christianisation.

Elle est, cette patience, force de Dieu en moi. Nous retrouvons, ici, l'as­pect hellénique de la patience. Mais attention, elle accroît en moi la vulné­rabilité ! Saint Benoît le sait. Il dira : si on te frappe sur une joue, alors le moine, le vrai moine, pas le moine de pacotille, il tend l'autre ! Si on lui enlève sa tunique, il donne encore son manteau ! Si on lui demande de faire mille pas, il en fait deux mille ! Et en tout cela il sustinet, 7, 96, il tient, il reste immobile, il ne bouge pas, il est toujours là !

Vous voyez, la patience, elle me rend toujours plus vulnérable, car le jour où je dis : ça suffit, à ce moment-là je me protège moi-même, j'ai posé une limite, je suis devenu impatient. Et les autres vont se tenir à distance : attention, pas toucher à celui-là, on ne peut pas trop lui demander !

 

Ecoutez ceci, ce que je viens de dire maintenant ! Prenons bien garde lors­que nous vieillissons parce que à l'expérience il apparaît que lorsque que l'on commence à prendre de l'âge on a tendance à devenir impatient. Oui, on se dira : oui, mais j'en ai fait assez ! Je n'ai plus la force ! Enfin vous savez j'ai 65 ans, c'est l'âge de la pension, et il arrive un chèque tous les mois, ça compense bien, hein ! Vous pourriez me demander moins !

Et tout cela parce que les forces physiques diminuent, parce que la résis­tance psychologique diminue avec l'âge. Donc attention ici, attention de ne pas nous laisser prendre par le vertige de tendances qui ne sont pas égoïstes mais qui sont instinctives. C'est parce que il y a quelque chose qui s'écoule en nous. Et quand on est jeune, on est beaucoup plus généreux parce que on ne mesure pas sa force. Quand on devient plus âgé, on commence à avoir peur parce qu'on se sent partir. Prenons bien garde à cela !

Saint Benoît, lui, ne place pas de limite d'âge à la générosité. Il ne dit pas : le quatrième degré d'humilité, ça concerne les moins de 30 ans, ou les moins de 40 ans et j'en exempte les 3 X 20. Non, non, Saint Benoît ne dit pas ça...

 

Mais si la patience accroît en moi la vulnérabilité, elle accroît aussi l'impassibilité, car elle me fait planer au dessus de toutes les contingences. Elle me fait voir les choses dans leur vérité éternelle. Elle relativise tout ! Quid hoc ad aeternitatem ?, disait-on auparavant. Qu'est-ce que cela peut bien faire à côté de l'éternité ? C'est cela !

La patience va aussi assouplir mon être - nous voici revenus à la partie plus latine - qui est naturellement craintif, peureux. Elle va l'assouplir en le faisant entrer dans la confiance, en l'ouvrant à la paix et à la joie. C'est vrai, nous sommes naturellement craintifs, c'est d'expérience courante. Parfois vous vous approchez de quelqu'un, d'un homme, même dans un monastère. Et vous allez ouvrir la bouche pour parler. Vous n'avez encore rien dit, vous vous êtes simplement approchés. Et vous voyez l'autre qui se hérisse, qui se rétracte. Il a peur, il n'est pas bien dans sa peau. Il va lui arriver quel­que chose.

Voyez ! Il y a de quoi, la patience le quitte déjà. S'il pouvait, il prendrait la poudre d'escampette. D'ailleurs ça arrive parfois, ça m'est déjà arrivé ici. Il suffit de s'approcher de quelqu'un pour demander quelque chose, pour le voir se sauver avant même d'avoir dit un mot ! Vous voyez, c'est ça ! L'homme est naturellement peureux - certains plus que d'autres - parce qu'il ne sait pas ce qui va lui arriver. Et alors il est raidi.

 

Or, la patience, ça nous décontracte, ça nous assouplit. Elle nous rend plus heureux, parce que toute raideur nécrose quelqu'un : elle transforme l'être beau qu'est l'homme en un cadavre et un squelette. On ne peut pas y toucher parce que ça casse. Eh bien, la patience, elle nous guérit de tout cela. N'oublions pas qu'elle est une vertu divine et que c'est parce qu'elle est une vertu divine qu'elle réalise ces prodiges. Comme je l'ai dis tantôt, elle manifeste mon degré de vie divine et c'est un thermomètre infaillible parce que il y a une quantités de facteurs humains et surnaturels qui jouent en même temps et qui vont tous dans la même direction.

La patience, elle est - pourrait-on dire - synonyme de disponibilité et d'ouverture. Or vous savez que c'est la disponibilité au vouloir de Dieu qui classe un homme au regard de Dieu, et des Anges et des autres hommes. Plus on est obéissant et plus on est ouvert, et plus on est disponible, et plus on est donné, et plus la vie divine est forte en nous. Et cette disposition, elle assure une fécondité inépuisable, intarissable, dans l'invisible du Royaume de Dieu qui se construit.

 

Voilà mas frères, nous avons terminé ainsi notre petite excursion dans le domaine de la patience. Vous savez, on pourrait encore dire beaucoup de choses, mais il faut tout de même s'arrêter parce que ça deviendrait lassant pour finir et ça finirait par nous rendre impatient. Mais voilà, elle a été le message que Dieu nous a délivré par la voie pos­tale qu'est la sienne et qui pour cette fois était la grippe.

Nous n'avons plus qu'à le remercier et à lui demander, moi pour mon compte, vous pour votre comp­te personnel, et puis les uns pour les autres, que ce message ne soit pas per­du, que nous retenions ce que Dieu a voulu dire, et que nous nous efforcions de recevoir cette force divine en nous, qui est la patience, de façon à ce que nous devenions des hommes complets, et alors lentement mais sûrement de par­faits fils de Dieu.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        07.05.80

1.   Introduction.

 

Mes frères,

 

Ce soir, je vais commencer la lecture de la lettre circulaire que le Père Abbé Général nous adresse à l'occasion de la fête de Pâques. Nous devons l'accueillir avec respect et reconnaissance. Je ne connais pas le Père Abbé Général, je ne lui ai jamais parlé. Je n'aurais sans doute jamais l'occasion de m'entretenir avec lui. Et d'ailleurs, même si j'avais l'occasion de le rencontrer, ce n'est pas an entretien d'une heure qui permettrait de dé­gager la personnalité de l'homme.

Mais pour ce qui nous regarde, à propos de cette lettre, nous devons nous situer bien au-delà des facteurs purement humains. Le Père Abbé Général est un peu la conscience de l'Ordre. Il a été choisi par Dieu pour cela ; cela veut dire qu'il a reçu de Dieu depuis toujours des qualités humaines et surnaturel­les qui lui permettent de s'acquitter de cette mission.

Et la conscience de l' Ordre, en ce sens-ci : qu'il doit sentir quelles sont les faiblesses, les dé­faillances, les impossibilités de l'Ordre, mais aussi les énergies qui l'habi­tent, les dynamismes qui le font évoluer. Et c'est tout cela qu'il essaye de nous partager à l'occasion de ses lettres circulaires, particulièrement cette lettre-ci.

 

Nous allons donc la recevoir comme un message venant d'au-delà du Père Abbé Général, venant de l'Esprit de Dieu. Dieu nous a parlé dernièrement par une voie qui était la grippe. Nous avons essayé d'interpréter cette Parole. Maintenant Dieu nous parle à travers un écrit. Ce n'est pas plus facile car nous allons devoir bien réfléchir à ce qu'il nous dit pour extraire de cette Parole, de ce message de Dieu tout ce que Dieu veut nous dire pour notre pro­grès spirituel. Voici donc le début de sa lettre :

 

Chers frères et sœurs,

Comme l'annonçait le bulletin d'information n° 54, je n'ai pas pu écrire de lettre circulaire à Noël. Ce délai a été providentiel puis­qu'il m'a donné plus de temps pour réfléchir sur le sujet auquel je vais m'attaquer : mes impressions après avoir visité tous les monas­tères de l'Ordre.

C'est là un sujet difficile et complexe, vous vous en doutez. Il va d'ail­leurs le dire lui-même quelques lignes plus bas. Il est seul, en tant qu'Abbé Général, parce qu'il est Abbé Général, de pouvoir aborder un tel sujet. Il a visité tous les monastères. Il y en a 87 de moines et 51 de moniales, dispersés aujourd'hui dans le monde entier. Il a séjourné quelques jours en chacun d'eux. Je ne sais plus en quelle année il est passé ici ? Et alors en plus de cela, il est au confluent de toutes les informations qui concernent chacune des maisons de l'Ordre ; toutes les Cartes de Visite arrivent chez lui, les rapports confidentiels aussi.

Et n'oublions pas les lettres que les moines et les moniales toujours bien intentionnés lui adressent au sujet de telle ou telle situation des communautés. Confidentiellement je vous dis encore ceci : il me disait dans cette lettre : Tiens, disait-il, depuis tout un temps je n'ai plus reçu aucune lettre de Rochefort. C'est bon signe, disait-il. Donc, es­sayons de persévérer dans cette bonne direction.

Son sujet est difficile et complexe car les monastères sont répartis main­tenant dans les 5 parties du monde, depuis les régions hyper civilisées des Etats-Unis jusqu'aux régions les plus pauvres des pays en voie de développement.

 

Voyez un peu ! Porter alors un jugement qui vaudrait pour tous ! Alors que beaucoup d'Abbayes ont connu et connaissent encore le tremblement de terre postconciliaire ! En plus, les monastères, ce ne sont pas des abstractions, ce sont des communautés. Il y a là des hommes qui cherchent Dieu, ou qui cherchent la route qui conduit vers Dieu, des hommes qui ont leurs problèmes personnels, leurs espoirs personnels, leurs questions.

Voyez ! Ce qu'il aborde aujourd'hui n'est pas comme il l'avait fait l'année dernière sur la Lectio Divina. C'était un enseignement spirituel. Ici, il doit rendre compte de ce qu'il a senti au sujet de personnes. Aussi, il utilise un mot qui à première vue m'a étonné. Il dit : le sujet auquel je vais m'attaquer ! Le terme le plus habituel serait : j'aborde un su­jet, je vais l'explorer, je vais le scruter puis je vais en traiter. Lui, il va s'y attaquer, un peu comme dans une escalade de montagne on va s'attaquer à une rampe rocheuse difficile, dangereuse, on va prendre des risques.

Et c'est ce que fait le Père Abbé Général avec ce sujet. Car le risque qu'il prend, c'est d'être mal compris et d'être mal jugé. On dira : oui, mais ce n'est pas tout à fait comme ça ! Vous voyez, il prend un risque. Et pour cela il lui faut du courage, le courage d'exposer la vérité toute entière. Car une vérité partielle est toujours entachée d'erreur. Lui, comme Abbé Général cons­cience de l'Ordre, il doit s'efforcer d'exprimer la vérité totale au sujet de l'Ordre. Vous voyez, ce n'est pas facile. Donc il a bien raison de dire qu'il va s'y attaquer.

 

Il dit aussi qu'il va livrer ses impressions, mes impressions, dit-il. Il va donc porter un jugement personnel, un jugement autorisé, et vous savez pour­quoi, mais aussi un jugement d'autorité. Ce qu'il va dire va, non pas faire loi en la matière - il n'est pas question de cela - mais ça aura tout de même un poids qui va peser sur l'Ordre et qui va fatalement l'orienter dans une certai­ne direction.

Il faut donc que l'Esprit de Dieu habite le Père Abbé Général, qu'il soit ouvert à l'influx de cet Esprit pour que grâce à la docilité de l'Abbé Général l'Ordre puisse évoluer dans la ligne voulue par Dieu.

Il a du pendant un temps plus ou moins long, et il le rappelle en disant : ce délai a été providentiel puisque il m'a donné plus de temps pour réfléchir. Il a donc fallu qu'une décantation s'opère en lui, que se dégage une synthèse et dans cette synthèse une vue d'ensemble globale, qu'apparaissent en relief, en saillie quelques détails importants, essentiels qu'il faut retenir, détails qui vont faire ressortir d'avantage la globalité de ce qu'il va dire.

 

Mes frères, je pense que nous pouvons remercier le Père Abbé Général pour cette lettre-ci. C'est un document important. Je vois, il ne le dit pas explicitement, mais ce qu'il veut - c'est certai­nement derrière sa tête quelque part - il veut intéresser chacun de nous au prochain Chapitre Général qui va traiter de la situation de l'Ordre. Il veut donc que chacun de nous soit informé des problèmes qui vont se poser aux Capi­tulants. Nous devons nous y intéresser, c'est notre affaire à nous et non seulement l'Ordre comme tel, mais aussi notre monastère, et chacun d'entre nous. Nous ne sommes pas isolés, nous ne sommes pas des pions les uns à côté des autres. Non, c'est un organisme qui vit et nous sommes membres de ce Corps.

 

Mes frères, voilà, nous allons maintenant nous rendre à l'église, il est temps. Je vais commencer la lecture, je dirais du corps du sujet, demain. Il commence par une petite statistique, elle sera très facile. Mais nous retiendrons ceci aujourd'hui : c'est que nous devons soutenir notre Père Abbé Général de notre prière et aussi de notre confiance. N'oublions pas qu'il a été placé par Dieu pour remplir une mission qui est unique dans l'Ordre.

            On pourrait très bien dire : oui, mais auparavant il n'y avait pas d'Abbé Général, on pourrait très bien s'en passer ! Oui, dans le temps on pouvait s'en passer. Mais je pense qu'aujourd'hui on ne saurait plus. Il faudrait toujours qu'il y ait dans l'Ordre quelqu'un qui soit capable de faire comme ça la synthèse, le tableau de tout ce qui ar­rive de façon de pouvoir être, à la place de chacun d'entre nous, cette cons­cience qui nous dit où nous en sommes, et toujours où nous devons aller.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        08.05.80

2.   Statistiques.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous dit qu'il va nous livrer ses impressions après avoir visité tous les monastères de l'Ordre. Et il enchaîne immédiatement :

 

La situation numérique est assez facile à exposer. Alors qu'en 1959 il y avait dans l'Ordre 3362 moines et 1498 moniales à voeux solennels les chiffrent correspondant en 1979 étaient 2607 et 1648. Durant cette période la moyenne d'âge est montée chez les moines de 44 à 55 ans, et chez les moniales de 46 à 54. Ces chiffres comprennent les novices et les profès temporaires. Au cours de la même période il y a eu 2717 entrées et 2953 départs dans la branche masculine, tandis que chez les moniales on compte 1126 entrées et 612 départs. 

 

Voilà beaucoup de chiffres pas facile à retenir !

J'ai débroussaillé un peu tous ces calculs, et voici plus simplement comment les choses se présentent : La situation est donc vue à 20 ans d'intervalle, 59-79. Chez les moniales, en 20 ans, leur effectif a augmenté de 10% et les entrées ont été supérieures aux sorties de 45%. Un petit calcul m'a permis de voir que le Père Abbé Général en parlant d'entrée et de sortie comptait les novices aussi. Donc, c'est le mouvement à l'intérieur de l'Ordre. Chez les moniales, au cours de ces 20 ans, la moyenne d'âge des moniales a crû de 17%.

Maintenant chez les moines ? Là, c'est tout autre chose ! Les effectifs ont diminué de 22% et les sorties ont excédé les entrées de 9%. La moyenne d'âge a augmenté de 25%. Quelles conclusions tirer de ces chiffres ? Mais d'abord que les moniales non seulement n'ont pas régressé, mais qu'elles ont proliféré, ça se comprend ! A mon sens les femmes sont plus généreuses, plus enthousiastes, plus idéalistes et plus fidèles que les hommes. Il y a plus de force chez les femmes que chez les hommes. On les appelle le sexe faible, mais spirituellement, même dans le monde, une femme est plus forte que l'homme. Il faut toujours bien le savoir !

 

Maintenant je me suis demandé : mais à Saint Remy, que s'est-il passé pen­dant ces 20 ans ? En 59 il y avait ici 47 personnes. Il y avait sans doute à ce moment là un ou l'autre qui était exclaustré, je ne m'en souviens plus. Mais enfin 47 personnes et 20 ans après il y en a 37, ce qui fait une diminution de 21%. Nous sommes dans la moyenne de l'Ordre qui est de 22%. Nous n'avons pas à nous plain­dre.

Maintenant la moyenne d'âge : elle était de 54 ans déjà alors. Et aujourd'hui, maintenant en 79 donc, elle était de 57 ans. Ce qui fait une hausse de 5%, quand la moyenne de l'Ordre est de 25%. Nous ne sommes pas trop mal lotis, mais nous sommes tout de même au dessus de la moyenne de l'Ordre qui est de 55 ans et nous en avons 57.

 

Maintenant je pense qu'il est intéressant de tirer quelques conclusions. Ce sont les miennes, ce sont mes impressions aussi, mais je pense que ce seront aussi les vôtres. D'abord, c'est qu'il ne faut pas se laisser impressionner par des chiffres, des chiffres concernant l'âge moyen, la diminution des effectifs, mais surtout l'âge moyen. Les communautés vieillissent. La nôtre vieillit, c'est fatal ! Pourtant il y a des jeunes, il n'en manque pas ici. Il y a des monastères où il y a un frère en dessous de 40 ans, où il y en a deux en dessous de 50 ans.  Voyez alors quand il y a 50 ou 60 hommes dans ce monastère, ils ont 60,70 ans. Voyez un peu ! Ici, nous n'avons pas à nous plaindre.

L'accroissement de la longévité ? Mais c'est un phénomène général dans nos régions civilisées. Elle est due à une médecine qui est en progrès constant. Imaginons un peu, nos anciens qui ont du l'année dernière subir des inter­ventions chirurgicales graves. Mais il y a 20 ans de cela ? C'était fini ! Il ne fallait même pas essayer, ça n'existait pas. Ils étaient condamnés. Et maintenant c'est une nouvelle  jeunesse qui recommence en eux.

Alors aussi une diététique mieux appropriée, mieux équilibrée. Regardez un peu comme nous sommes nourris maintenant ! Regardez un peu comme nous étions nourris il y a 20 ans, où c'était encore le régime vraiment de la Trappe. Il y avait déjà de petits soulagements, mais aujourd'hui ? Or, il est certain qu'une nourriture plus consistante, mieux diversifiée, mieux préparées - on a de meilleurs moyens techniques à notre disposition maintenant - ça donne aux hom­mes un surcroît de force, une plus grande résistance aux facteurs de destruc­tion qui sont en eux.

 

Donc félicitons-nous, mes frères, de cette longévité. Il est utile, il est indispensable, c'est une bénédiction d'avoir dans un monastère des vieillards, des anciens. Ce sont eux qui portent toute la communauté. Il faut des jeunes aussi naturellement, parce que les anciens ne savent plus travailler comme au­paravant. Mais je le dis, le poids de spirituel, le poids de charité, d'amour, de fidélité qui est là.

Il y a aussi, ce qui fait reculer l'âge moyen, c'est le recul de l'âge auquel on entre dans un monastère. Plus question aujourd'hui d'arriver à 14, 15 ou 16 ans. On exige des candidats une maturité humaine, affective, professionnelle, classique même au plan des études. La scolarité est prolongée, la loi l'oblige. On demande même aujourd'hui, la plupart, d'avoir exercé une profession avant d'entrer, d'avoir vraiment choisi de se dépouiller d'un avenir qu'on avait déjà en main, qui était prometteur, pour suivre Dieu, se mettre à son service, faire sa vie avec Dieu. Voilà donc ce qui fait que l'âge moyen recule !

Mais le Père Abbé Général dit :

 

On pourrait se poser une question. Faudrait-il fixer un âge limite dans l'autre sens ? Vers le haut autant que vers le bas ? 

 

Dans certains monastères, on n'accepte plus les candidats qui ont au-delà de 50 ans. Dans un autre on ne les accepte plus lorsqu'ils ont au-delà de 45. Chez les Chartreux, on ne les accepte plus lorsqu'ils ont dépassé 40 ans. Il y a là une question qui se pose ?

 

Maintenant le recrutement aussi ! On parlait des entrées et des sorties. Pour ce qui est des hommes, il y a plus de sorties que d'entrées, donc il y a plus de mouvement. L'idéal, ce serait de pouvoir joindre et la qualité et la quantité : beaucoup de postulants de premier choix ; ça, ce serait l'idéal !

Mais en fait, et c'est ma politique, il faut donner une priorité absolue à la qualité. Depuis que je suis en charge d'Abbé, il y a déjà bien eu, allez je ne vais pas calculer, mais 10 ou 12 demandes soit par écrit, soit des visites ici au monastère. Et vous voyez qu'il n'y en a que deux ! Priorité à la qualité !

 

Mais on pourrait dire, et c'était une objection qu'on entend parfois : Non, il faut accepter tout ce qui se présente, surtout les jeunes. Pourquoi ? Mais parce que cela met de la vie dans une communauté même s'ils ne font qu'entrer et sortir, rester quelques semaines ou quelques mois...Non, ça met de la vie, ce sont des jeunes, et les anciens alors sont contents parce que, je ne sais pas, ils voient quelque chose qui bouge. Et voilà, ça épanoui tout le monde, et alors, ce qui n'est pas à dédaigner non plus, le travail se fait.

Oui, lorsque j'étais à la Conférence Régionale de Port-du-Salut, il y en a un là qui m'a dit que dans un monastère - ce n'est pas un monastère Belge, mais il n'est tout de même pas loin d'ici - il se présentait de 200 à 300 pos­tulants par année ! Et tout ça passe au noviciat ! Alors vous voyez un peu quelle affaire. Mais il disait : ça devient un peu trop ça quand même !

 

Alors, à cette objection qui dit : non, il faut aussi la quantité et pas trop regarder à la qualité, même si ça ne reste pas, je répondrai ceci : C'est que vous vous en doutez bien, ce va et vient est une cause de trouble dans une communauté, chez les anciens aussi, et surtout chez les jeunes, sérieux alors. Il n'est pas possible de donner une formation convenable lors­que il y a du tout venant, parce que ceux qui sont vraiment appelés par Dieu reçoivent la nourriture spirituelle qu'on leur donne. Mais les autres ne com­prennent pas, ça glisse sur eux, ça ne les intéresse pas. Ils ne savent pas y porter intérêt parce que ça ne les concerne pas vraiment.

 Alors, dans une salle où ils reçoivent les cours tous ensemble, cela crée des difficultés : et pour celui qui doit donner le cours, mais aussi pour les sérieux qui l'écoute vraiment parce qu'ils voient que les autres n'écoutent pas, qu'ils sont distraits, qu'ils s'occupent d'autre chose. Alors je ne parle pas du reste !

Il y a aussi, c'est que les jeunes ont droit, je pense, à la vérité sur leur avenir, pas seulement les jeunes, mais aussi les moins jeunes. Il faut pouvoir leur dire : oui, vous n'êtes pas appelés à la vie monastique ; ou bien voilà, vous n'êtes pas appelés à la vie monastique à Rochefort.

 

Il est venu l'année dernière comme cela un postulant - appelons-le ainsi ­- un candidat qui est resté ici quelques heures. Il avait téléphoné pour me voir. Je ne pouvais pas refuser. Il est venu et il avait déjà été voir ailleurs avant. Et je lui ai dit : écoutez, non, non, non, votre situation est telle, vous n'êtes pas appelé à la vie monastique, c'est certain !

Alors quand il est parti, il m'a dit : Eh bien vous ne savez pas comme je suis contant de ce que vous m'avez dit. Maintenant au moins je vois clair dans ma vie. Ce n'est pas comme dans l'autre monastère où on m'a servi toutes sortes de raisons qui n'en étaient pas, et je le sentais bien. Maintenant c'est clair et net.

Vous voyez, c'est ça qu'il faut. Je pense que ceux qui se présente ici on droit à la vérité sur leur vie. Et en outre, il ne faut pas se moquer de Dieu. C'est ici la maison de Dieu. Et ont seulement le droit d'y habiter ceux que Dieu y invite. Naturellement il est toujours difficile de discerner les esprits. Voyez un peu, Saint Benoît prend tellement de précautions. Mais enfin pour beaucoup, je ne dis pas au premier coup d'oeil, mais après quelques temps, après quelques jours ou quelques semaines, on peu de suite voir à qui on a à faire et on peut donner une réponse sûre.

 

Mais voilà mes frères, je pense que dans le fond nous pouvons être satis­fait de notre sort ici, et que nous pouvons, et que nous devons même remercier pour ce que Dieu nous donne. Ne soyons pas ambitieux, soyons toujours dans la vérité tel que nous devons être et alors Dieu nous donnera de pouvoir vivre de sa vie. Il nous donnera toujours des anciens ici, disons même des vieillards qui serons pour nous des modèles de fidélité, des modèles de joie, des modèles de prières, des modèles d'abandon et des modèles de charité. Et s'Il juge bon, parce que c'est Lui qui est ici chez Lui, eh bien il invitera d'autres personnes, et il maintiendra l'âge moyen de la communauté au niveau qui est le meilleur, et pour LUI, et pour nous tous.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        10.05.80

3.   La vie quotidienne.

 

Mes frères,

 

Après quelques considérations d'ordre statistiques, le Père Abbé Général enchaîne immédiatement :

 

Mais qu'en est-il de la vie quotidienne dans nos communautés ? Il n'est pas facile de trouver des catégories à partir desquelles exposer correctement une situation qui est fort complexe. Qu'il me soit seulement permis pour commencer de dire que mon impression générale est très positive.

Il y a des problèmes et des situations difficiles. Il y a même quel­ques maisons qui, à mon avis, sont en danger de perdre leur orienta­tion monastique. Mais au total, il y a en ce moment dans nos monas­tères beaucoup de facteurs encourageants : un désir de prière, une recherche de vie monastique authentique avec pour corollaire une ten­tative pour découvrir ce qu'est au juste le charisme cistercien, un effort pour atteindre le juste équilibre entre Prière, Lectio et Tra­vail, le souci d'une atmosphère de communauté sincère et fraternelle, un progrès dans la compréhension de la nature ecclésiale de le vie contemplative.

J'ai touché ces points dans des lettres précédentes ou dans des con­férences, aussi n'est-il pas nécessaire de les développer ici. Mais il ne faut pas oublier qu'ils ont leur importance dans le tableau d'ensemble, si nous voulons que celui-ci soit véridique.  

 

Mes frères, je vous invite à vous hisser à deux étages : celui de l'Ordre et celui de la communauté. L'étage de la communauté d'abord, c'est celui qui nous touche de plus près.

Le Père Abbé Général nous met entre les mains un appareil qui nous permet de nous ausculter, c'est à dire de procéder à un examen de conscience collectif. Mais prenons bien garde ! Cela ne peut devenir prétexte à vanité, vous savez, à penser aux autres communautés plutôt qu'i la nôtre. Les autres, nous ne les connaissons pas. Nous les connaissons par ouï-dire, des ragots le plus souvent. Une communauté dissimule sa vie intime, elle demeure secrète, elle est ou­verte aux regards de Dieu seul. Une communauté ne se livre pas facilement. On peut y passer des mois sans la connaître.

Donc, de ce côté là soyons très discret, et demandons-nous plutôt si les facteurs encourageants que détaille ici le Père Abbé Général se reconnaissent parmi  nous ? S'ils sont ce qu'ils devraient être ? En un mot, c'est le moment de voir si nous entendons à l'aide de notre stéthoscope - qui nous permet de percevoir les bruits internes de notre vie communautaire - c'est le moment de percevoir si nous sommes au diapason de l'Ordre entier ?

Oh, il ne nous est pas demandé d'être la locomotive de l'Ordre. Il n'yen a qu'une. Auparavant c'était l'Abbaye de Cîteaux. Maintenant quelle est-elle ? Pas un petit bazar comme ici ! Mais il ne nous est pas demandé non plus d'être la lanterne rouge, le feu rouge à l'arrière. Non, voyons si nous sommes dans le convoi et si nous avançons au rythme des autres ? Si les projets, les recher­ches que le Père Abbé Général a constaté ailleurs se retrouvent ici ? Voilà l'étage de la communauté.

 

Mais il faut gravir un étage supérieur encore, celui de l'Ordre. Car la lettre du Père Abbé Général a pour objet l'état de santé actuel de l'Ordre. Nous devons maintenant sentir que nous ne sommes pas isolés. Il existe très peu de contacts entre les communautés, avec certaines pas du tout. On sait qu'elles existent parce qu'on les voit dans l'Ordo, et c'est tout. Mais c'est l'occasion maintenant de sentir que partout ailleurs dans le mon­de il y a des frères qui vivent les mêmes épreuves, les mêmes difficultés, les mêmes problèmes, qui se posent les mêmes questions et qui essayent sincèrement d'y apporter une réponse.

Cette lettre aussi à l'étage de l'Ordre, doit nous sensibiliser aux ques­tions qu'auront à débattre les Abbés réunis en Automne au Chapitre Général. Vous savez, le Chapitre Général, c'est quelque chose - on le dit dans toutes les Conférences Régionales - qui n'intéresse vraiment personne dans les commu­nautés, sauf l'Abbé qui est ennuyé par toutes sortes de choses. Mais prenez garde à vous, n'est-ce pas ! Parce que quand j'aurais terminé avec cette lettre-ci, je vais vous exposer toutes les questions du Chapitre Général. Et j'espère bien que vous éclairerez mon obscurité de vos lumières.

Un Abbé ne va pas au Chapitre Général à titre personnel, mais il est là pour ses frères, il les prend avec lui. Donc il faudra que je sente un peu - c'est une question de sensibilité - comment vous voyez les choses. Et ce Chapitre Général va essayer de projeter une image de l'Ordre à partir d'une mosaïque de visages : tous ces rapports qui doivent être lus : il y en a 120 au moins ! Et à partir de là il faudra que l'ensemble des capitulants se fasse une idée de ce qu'est l'Ordre maintenant. Et cette lettre va y aider. Elle est un peu une préparation à ce travail. Elle en est déjà comme une pré­synthèse.

 

Maintenant le Père Abbé Général dit : Qu'en est-il de la vie quotidienne dans nos communauté ?

Eh bien, c'est là qu'il fallait en venir : la vie quotidienne. Et c'est la seule chose importante. C'est très beau de discuter de principes, ou de normes, ou de directives, ou d'idéal ; c'est très beau tout cela, mais ça plane telle­ment haut que c'est hors de notre portée. Nous ne savons pas le saisir.

Donc, voyons la vie quotidienne, dit-il. Ce sont des hommes en chair et en os qui sont là réunis. Ils ont été appelés par Dieu et ils sont dans un contex­te qui est celui d'aujourd'hui : social, économique, culturel, religieux aussi. Et la dedans il faut chercher sa voie vers Dieu qui est au bout, et qui appelle, et qui attire, et qui trace une route. Mais il faut y avancer, sur cette route, tels que nous sommes, dans la vie quotidienne.

Il faut aider les hommes d'aujourd'hui à mieux vivre, à mieux être en con­formité avec l'appel qu'ils ont reçu et auquel ils ont obéi. Il faut que les frères soient, et au plan spirituel et aussi au plan humain, qu'ils soient plus mûrs, plus épanouis, plus heureux de vivre ce qu'ils sont, mieux dans leur peau, leur peau mortelle d'aujourd'hui, mais aussi dans la peau du corps spi­rituel qui est en train de ressusciter déjà en eux.

Voilà ce que c'est que la vie quotidienne dans une communauté !

 

Et c'est à cela que le Père Abbé Général veut en venir. Et il va proposer un schéma de réflexion, vous allez le voir par après. Car, dit-il, c'est une situation fort complexe, cette vie quotidienne. Il va faire les choses comme il lui semble bon. C'est un Anglo-Saxon. Il est très systématique et très clair aussi tout en étant précis.

Et son impression générale, dit-il, comme ça en gros, elle est très posi­tive. Remarquez ici le superlatif très positif : pas seulement positive, mais très positive. Il y a des problèmes, il y a des déchets puisque une ou l'autre communauté semble être en danger de perdre son orientation monastique.

Alors mes frères, je pense que en conclusion de cette soirée, nous devons faire une confiance pleine et entière en la puissance irrépressible de l'Esprit de Dieu. Il y a - puisqu'il partait de 1959 et nous voici en 1979, donc juste avant le Concile et maintenant - il y a une vingtaine d'année on n'aurait ja­mais osé écrire une lettre de ce genre : impressions générales très positives, des facteurs encourageants, tous ceux qu'on vient de détailler. Il y a des choses qui se passent.

Eh bien, laissons-nous porter par ce mouvement qui soulève non seulement l'Ordre mais aussi l'Eglise entière. Et en particulier aujourd'hui les jeunes, les tous jeunes, de ceux que nous avons vu encore ces jours-ci qui suivaient nos Offices, ces jeunes qui sont autres, qui sont une autre race que ceux d'il y a 5 ou 6 ans.

Eh bien, laissons-nous prendre par l'Esprit et lundi si vous le voulez, nous allons passer rapidement en revue tous ces facteurs encourageants et nous ausculter pour voir où nous en sommes sous ce rapport là.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        12.05.80

4.   Facteurs encourageants.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général est un fin psychologue : il ne s'attarde pas, il ne s'appesantit pas sur le côté sombre des situations. Pourquoi d'ailleurs ? Il y a de ces tempéraments qui ont toujours les yeux larges ouverts pour tout ce qu'ils voient de contraire chez les autres, et chez eux-mêmes aussi. Ils sont naturellement dépressifs. Tel n'est pas le Père Abbé Général, du moins d'après le contenu de sa let­tre. Il va au positif. Et je pense que c'est la bonne marche.

Les taches que nous découvrons chez les autres, que nous découvrons en nous aussi, elles sont appelées à disparaître. Alors pourquoi ne pas aider un peu à cette disparition en jetant de la pluie, de l'eau sur les côtés bons de notre nature, sur les côtés éclairés, lumineux des autres pour que petit à petit, grâce à l'humilité et à la chaleur cela puisse s'étendre et sans même que nous le remarquions, éliminer ces taches jusqu'à ce que nous soyons tous Lumière.

Nous verrons que ça n'empêche pas la Père Abbé Général d'être très lucide. Il sait très bien voir les défauts, les erreurs, les lacunes, et poser le doigt dessus. Mais c'est pour mieux dégager la Lumière qui doit éclairer notre route. N'oublions pas cela lorsque nous avancerons dans la lecture de sa lettre.

 

Voyez aussi comme il est prudent. Il dit qu'il y a des problèmes, des situ­ations difficiles...pas plus !

 

Il y a même quelques maisons qui, à mon avis, sont en danger de per­dre leur orientation monastique. 

 

Il dit : A mon avis. Ce n'est certainement pas l'avis des communautés con­cernées qui, elles, sont certainement bien persuadées d'être dans le vrai et d'être des moines pour aujourd'hui. Cela crée parfois des situations cocasses.

A la Conférence Régionale unique à laquelle j'ai eu le privilège d'assister, il y avait un Abbé qui était perturbé et qui voulait avoir l'avis de ses confrères. Il avait dans sa communauté un Père qui publie des articles remarqués. Et ce Père lui prétendait que la vie cistercienne pour aujourd'hui, c'était d'aller habiter en ville et d'aller travailler en usine. Voilà, c'était ça moine cistercien aujourd'hui. Et il fallait répondre !

On en a parlé longtemps. Chacun savait très bien de quoi il s’agissait, mais il fallait avoir la patience d'écouter l'Abbé, d'écouter le délégué qui exposait tout ça. Mais enfin ils sont rentrés chez eux rassurés, bien décidés à aller dire son fait à ce Père en question. Et je ne sais pas ce qu'il est devenu ? Ah, il paraît qu'il est tout de même parti dans sa ville travailler en usine tout seul. Voilà !

 

Et nous voyons alors, à cet avis du Père Général, l'utilité pour une communauté d'un regard venant de l'extérieur. Je pense ici à la Visite Régulière. Vous avez un Abbé qui vient de l'extérieur et qui regarde la communauté et qui peut alors éveiller les consciences à une déviation possible. C'est ça le but de la Visite Régulière. C'est veiller à ce que - comme le disait déjà la Charte de Charité - ne s'introduise dans la lecture de la Règle un sens autre que celui qu'ont voulu découvrir les fondateurs de Cîteaux. Et c'est une entreprise ardue aujourd'hui !

Mais ouvrons bien l'oreille pour la suite ! Le Père Abbé Général va, dans le cours de sa missive, nous dire ce que lui entend par l'orientation monastique. Et comme je puis en juger, c'est juste, ce qu'il dit. Nous verrons.

            Maintenant il parle des facteurs encourageants qu'il a découverts partout :

 

Au total, il y a en ce moment dans nos monastères beaucoup de facteurs encourageants.

 

Il en cite quelques-uns. Et si vous le voulez, nous allons nous aussi nous examiner, pour voir si nous avons, nous aussi, le droit d'être encouragés.

           

Un désir de prières.

 

Est-ce que il y a ici à Saint Remy un désir de prière ? Difficile à dire parce que ce sont des choses, ça, qui ne se manifestent pas volontiers ; la prière, c'est tellement intime ! Vous savez, on ne va pas dire l'un à l'autre : vous savez, moi, j'ai un grand désir de prières ! On en parlera peut-être à son Père Spirituel, mais on ne l'écrit pas au tableau comme on écrit : j'ai perdu mon agenda. On n'écrira pas : Moi, Père un tel, j'ai un grand désir de prières ! C'est autre chose, c'est un autre domaine.

Mais je pense qu'il y a tout de même ici un petit symptôme dans notre com­munauté qui me permet de répondre par l'affirmative. A la fin de l'année der­nière j'avais fait une allusion prudente mais tout de même sérieuse, à la pos­sibilité de supprimer les expositions du Saint Sacrement avec adoration. Et cela pour des motifs qui étaient...voilà...à ce moment présents. Et ça a provo­qué un sursaut dans la communauté. Pas un sursaut d'indignation, non, mais comme un choc, tel qu'il y a eu des vagues jusqu'à la Visite Régulière. Oui, c'est à la Visite Régulière qu'on en a parlé aussi.

Mais vous voyez, il y a donc là quelque chose ! Il y a ici un désir de prière qui est certain, mais il faut une circonstance ainsi pour le remarquer.

 

Il parle aussi d'une recherche de vie monastique authentique avec pour corollaire une tentative pour découvrir ce qu’est au juste le charisme cistercien.

 

Et ça, je pense que c'est présent ici ! Regardez un peu tous ces chapitres, cette retraite, même les causeries que nous entendons au sujet de la Règle de Saint Benoît ; même aussi - on va dire : c'est loin ! - la façon dont un texte peut être annoté musicalement en se référant à ce que les anciens faisaient.  Tout cela, vous voyez, c'est une recherche de l'authentique, une recherche d'un charisme qui est toujours vivant dans les communautés.

Mais nous devons rester branché dessus pour que nous puissions sans cesse le faire revivre en nous. Il ne doit pas s'assoupir. Il doit être comme une flamme qui sans cesse nous réchauffe et nous ranime, voilà le mot, nous fait vivre.

 

            Un effort, dit-il, pour atteindre le juste équilibre entre prière, lectio et travail.

 

Un effort ? Oui, parce que cet équilibre est toujours un équilibre à rechercher. Le grand danger dans toutes les communautés - il y fait allusion plus loin - c'est de mettre l'accent sur le travail pour des raisons qui s'imposent. Les effectifs diminuent dans une communauté, tandis que le travail est toujours là ! Alors cela au détriment de la Lectio, alors pour chacun, mais aussi de la prière et de la prière chorale.

Il dira plus loin que certaines maisons ont demandé d'être dispensées de l'une ou l'autre Petites Heures. J'ai vu aussi dans une communauté, il n'y a pas tellement longtemps : l'Office de None se célébrait ½ heure exactement après la fin du dîner. Mais disons sauf les vieux, les vieillards, tous les autres au choeur chantaient l'Office en salopette, sans coule, sans rien du tout, comme ça ! Parce que de suite après c'était le travail, il n'y avait pas une minute à perdre.

 

Vous voyez, c'est cela ! Vous voyez, il y a donc toujours un effort à faire. Et je pense que cet effort est, ici, présent aussi parce que nous essayons tous d'alléger le travail les uns des autres, et de l'alléger en tout, que la charge qui pèse sur la communauté ne l'écrase pas. Il faut toujours que le travail soit une charge. En soi, il est ça, c'est ça ! Le travail doit épanouir la personne, mais il doit aussi créer une fatigue.

Il faut que le soir, c'est ça que je veux dire, on soit contant de déposer le fardeau. Alors c'est sain ! C'est physiquement, nerveusement, psychologiquement et même spirituellement sain qu'au soir on soit contant de déposer le fardeau du travail. Mais il y en a certains dans certaines communautés qui sont pris comme dans une fièvre d'activisme et ils ne savent plus arrêter la machine. Donc, toujours attention ! Et je pense qu'ici nous sommes dans la mesure du possible, toujours en recherche de cet équilibre.

 

Alors le souci d’une atmosphère de communauté sincère  et fraternelle.

 

Et çà, pas besoin d'y revenir ! C'est ce qui a frappé le Père Visiteur et ce qu'il a demandé de signaler en priorité dans le rapport pour le Chapitre Géné­ral. Donc ça est ici ! Naturellement il faut toujours que dans une communauté il y ait des tensions, même entre personnes. Mais ces tensions doivent éviter d'être malsaines, de dégénérer en amertume. Non, il y a là aussi toujours un équilibre à rechercher. E la recherche de cet équilibre, c'est là le nerf de la charité fraternelle.

 

Et finalement un progrès dans la compréhension de la nature ecclésiale de la vie contemplative.

 

Auparavant on entrait à la Trappe pour y faire pénitence et pour sauver son âme, tant pis pour les autres ! Lorsque j'étais novice, un ancien m'a exposé cette théorie. C'était ­la base de sa vie. C'était à l'occasion d'une peti­te fête.

Ma foi je l'ai bien écouté. Je ne pouvais pas le contredire, j'étais novice et lui était très âgé déjà ; et je l'ai laissé dans ses bonnes ­idées. Mais en tout cas ce n'était pas les miennes et je pense que ce ne sont pas les vôtres non plus.

Nous découvrons de plus en plus que nous sommes solidaires non seulement de l'Eglise, mais aussi de l'humanité, de tout ce qui se passe aujourd'hui. Je ne veux pas dire que nous avons besoin ici d'un poste de TV, ce n'est pas ça ! Mais nous sentons que nous sommes en communion avec les hommes qui sont en train de devenir de mieux en mieux le peuple que Dieu se prépare pour sa gloire.

Je ne vais pas insister, car ça c'est encore quelque chose qui  est vivant et même bien vivant ici. Nous allons à partir de la fois prochaine entamer le corps de la lettre du Père Abbé Général. Et je vous demanderais de toujours avoir à l'esprit, à l'arrière plan, ce qu'il vient de dire ici.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        14.05.80

          5. La prière continuelle.

 

Mes frères,

 

Nous allons maintenant entamer la partie centrale de la lettre de notre Père Abbé Général.

 

Cette revue de l'Ordre sera divisée en 4 sections : Vie à l'inté­rieur de la communauté - Relation avec l'extérieur - Expansion de l' Ordre dans les cultures non occidentales - Renouveau et adaptation. 

 

Comme vous le voyez, le Père Abbé Général suit un mouvement qui va de l'in­térieur vers l'extérieur. C'est une démarche humaine et spirituelle normale. C'est ainsi que Dieu fait. De la plénitude de son Etre personnel il lance à l'extérieur de lui et de plus en plus loin la création matérielle et spirituel­le.

La démarche du Père Abbé Général est donc parfaitement logique et nous dé­couvrons là encore un des traits de son tempérament. C'est très intéressant, car lorsque nous aurons terminé la lecture de la lettre, nous verrons se dres­ser devant nous la physionomie humaine et spirituelle de cet homme. Il se livre dans cette lettre beaucoup plus que dans les autres.

Maintenant je vous demande de bien faire attention. Ouvrez vos oreilles ! Car il va porter un jugement d'une extrême gravité sur notre vie. Il va nous remettre en face de l'exigence la plus haute et la plus pure de notre vocation. Et il n'aura pas peur de définir clairement et de rappeler fermement le but de notre vie monastique contemplative.

Et je dois dire déjà tout de suite que pour faire cela, il faut l'oser aujourd'hui. Il lui faut du courage. Encore un petit trait de ce qu'il est. Ecoutez donc :

 

Comme il a été dit plus haut, un grand intérêt est accordé à la priè­re à la fois liturgique et privée. Dans quelques maisons il y a des groupes de prière pas nécessairement charismatiques et l'on pratique aussi le partage d'Evangile. La liturgie est en langue vernaculaire dans presque tous les monastères. Mais il va falloir évidemment bien des années pour mettre en place un chant satisfaisant, bien qu'un effort considérable ait déjà été fourni en fa­veur de cette recherche. Quelques dix maisons ont demandé la permission d'omettre l'une ou l'autre des petites heures. La concélébration semble avoir un effet unifiant dans la plupart des monastères de moine. 

 

Ceci, vous voyez, c'est assez anodin ! Attention maintenant !

 

En dépit de cet intérêt pour la prière, il n'est pas toujours certain qu'elle soit regardée comme l'occupation la plus importante du moine. Il est permis de se demander si on accepte comme un idéal désirable la pratique de la prière continuelle. 

 

En note il dit ceci :

 

Naturellement quand je parle de l'idéal de la prière continuelle, il faut entendre cela correctement. Cassien le donne comme le sommet de la vie monastique, mais il présente aussi comme but la pureté du coeur et l'amour parfait.

 

Et maintenant voici sans doute, en bas de page, dans une note, ce qui est le fer de lance de sa lettre

 

Pour tout dire, le moine parfait est celui qui est totalement donné à Dieu, et qui est par amour continuellement tourné vers lui. 

 

Reprise du texte de la lettre :

 

En quelques endroits le mot même de contemplation semble tenu en sus­picion. En d'autres termes, l'aspect contemplatif de notre vie monastique n'est pas mis en évidence autant qu'on pourrait le souhaiter. 

 

Eh bien voilà, mes frères, le Père Abbé Général situe le terme obligé d'une vie monastique cistercienne qui se veut vraie, il le situe dans la prière con­tinuelle. La prière continuelle ? Mais on pourrait en parler pendant des semaines et des semaines. Il faudra peut-être y venir un jour ? C'est autre chose que de réciter des prières, que de pratiquer l'oraison mentale, que de chanter l'Office Divin. Tout cela est capital, est essentiel, mais ce n'est jamais qu'un mayen pour avancer vers la prière continuelle, ou bien pour s'y maintenir. Mais qu'est donc la prière continuelle ?

Le Père Abbé Général le dit clairement. C’est être totalement donné à Dieu, et par amour continuellement tourné vers lui. Voici la définition de la prière continuelle. C'est d'être continuellement tourné vers Dieu. Pourquoi ?

Mais c'est participer existentiellement et consciemment à l'état qui est celui du Christ Verbe Incarné, qui lui est toujours, comme le dit l'Apôtre dans le Prologue de son Evangile,  pros ton theon, c'est à dire tout le temps tourné vers Dieu, en mouvement vers Dieu, orienté vers Dieu. C'est cela !

 

Ce n'est donc pas des activités qui auraient trait à la prière. Non ! C'est l'état d'un homme qui est comme était le Christ, comme l'est le Christ encore maintenant, comme il l'était avant sa conception dans son état déjà de Verbe de Dieu : il est tourné vers Dieu.

Le moine parfait est un homme qui est engendré de Dieu et qui sans cesse se remet à Dieu, toujours ce mouvement ! Il se reçoit de Dieu dans tout son être et il se restitue incessamment à Dieu tel qu'il s'est reçu.

Vous voyez, c'est toujours ce mouvement vers Dieu, constamment tourné vers lui, et reçu de Dieu, et toujours, toujours ainsi ! C'est participer à la généra­tion du Verbe Incarné, à l'intérieur de la Trinité. C'est donc être ici parmi les hommes un autre Christ. Et voilà le sommet de la vie monastique contemplative !

 

Naturellement pour en arriver là, il faut comme le dit le Père Abbé Général, il faut se laisser purifier le coeur. Un coeur qui est empli d'une seule chose - ­je dis chose - d'un quid  en latin, qui est l'AMOUR. Mais AMOUR qui est une Personne et qui est l'Esprit de Dieu. Un tel homme, à ce moment là, est prêt pour toute mission que Dieu peut lui confier, car il est parmi ses frères pré­sence du Christ. Et il n'est rien d'autre que cela !

L'idéal vers lequel doit tendre le moine n'est rien d'autre que la perfec­tion de la vie du chrétien, de la vie de l'homme. Mais comme le disent les anciens : on n'arrive pas là tout seul. C'est non sine ingenti cordis contri­tione, non sans un immense broiement de coeur. Car le coeur doit être broyé pour être transformé.

Tout ce qui est à l'in­térieur de mauvais, d'indifférent, tout cela doit sortir pour faire place à vacuité dans laquelle peut entrer l'Esprit même de Dieu et alors, à partir de là transfigurer tout l'être. C'est donc l'idéal : participer à l'état du Christ ressuscité, et cela existentiellement et aussi consciemment ; si bien que celui qui est là, il le sait. Cela ne peut pas être autrement.

 

Maintenant cette prière continuelle ? Pourquoi appeler cela prière conti­nuelle ? Mais un tel homme, il prie constamment, même sans penser à Dieu. Ce n'est pas du tout nécessaire, ce n'est pas possible d'ailleurs, s'il est pris dans un travail absorbant qui prend toute son attention. A ce moment son attention ne peut être divisée. S'il a un travail intellectuel par exemple, ou un travail qui demande une précision technique, tous les efforts, toutes les énergies de son être sont sur ce travail ; et ça ne l'empêche pas d'être entièrement à Dieu. C'est à ce moment là qu'il l'est !

Il y a des travaux qui permettent d'avoir l'esprit libre. C'est pour ça qu'on disait que dans la vie monastique, le travail des champs, le travail de jardin, tout le travail forestier, tout cela et bien voila : on peut y travail­ler et ça laisse l'esprit libre pour être occupé de Dieu. C'est vrai, c'est certain ! Mais il y a tant d'autres travaux qui aujourd'hui sont très, très, très absorbants et qui ne laissent aucune possibilité de penser à autre chose qu'à ce qu'on fait.

Eh bien la prière continuelle, un homme qui est dans cet état de prière, mais ça ne le dérange pas du tout parce que ce n'est donc plus, la prière continuelle, une activité, mais c'est un état. C'est l'état de l'homme qui est tout a fait christifié, tout à fait transformé en un autre Christ.

 

Eh bien voilà, mes frères, le Père Abbé Général pose une question. Et je pense que s'il la pose à tout l'Ordre, nous pouvons nous la poser à nous. Et il dit ceci :

 

Il est permis de se demander si un tel idéal est accepté ? Si on ac­cepte cela comme un idéal désirable ?

 

Est-ce que nous pouvons nous demander, nous : Est-ce que c'est cela mon idéal ? Est-ce que je suis venu ici au monastère uniquement pour cela ? Est-ce que je suis prêt à tout sacrifier uniquement pour cela ? Et le reste n'est que moyen. Et quand cela ne sert plus, eh bien, je le laisse tomber. C'est fini, j'ai un autre moyen à ma disposition.

Est-ce que nous sommes mordus par ce besoin de répondre à cet appel que Dieu nous adresse? S'Il nous a envoyé ici, comme dit le Père Abbé Général, c'est pour ça. Et je pense, mes frères, qu'il n'est pas possible de comprendre autrement ce qu'il nous dit. Ce n'est pas possible, c'est ça qu'il veut dire. Il le dira autrement :

 

En d'autres termes, l'aspect contemplatif de notre vie monastique n'est pas mis en évidence autant qu'on pourrait le souhaiter ? 

 

Mais voilà mes frères, pour ce soir restons-en là. Nous allons continuer à regarder cela d'un peu plus près. Puis nous continuerons la lecture de sa lettre, car maintenant tout va tourner autour de cela.

 

: Fête de l’Ascension.                   15.05.80

 

Mes frères,

 

Les paroles que le Père Abbé Général  nous adresse à l'occasion des festi­vités Pascales sont un puissant encouragement à persévérer dans l'entreprise à laquelle nous nous sommes voués, entreprise dont nous sommes à la fois et les matériaux et les ouvriers, le Maître d'oeuvre étant Dieu, par son Fils le Christ, dans la puissance incoercible de l'Esprit. Nous sommes donc engendrés de Dieu continuellement, et perpétuellement nous retournons à Lui en entraînant le monde avec nous.

Le Père Abbé Général nous demande si nous acceptons, si nous sommes décidés à collaborer et à sacrifier tout pour que ce travail aboutisse ? Si, comme nous le conseille Saint Benoît, nous répondons : oui, d'accord, nous nous trouverons bien vite dans une situation paradoxale qui a été particulièrement mise en relief dans la vie de Siméon le Nouveau Théologien. Cela apparaîtra au fur et à mesure que nous avancerons dans la lecture du livre au réfectoire.

Et ce paradoxe n'est rien d'autre que le mystère du moine. Il consiste grosso modo en ceci : c'est un homme qui est mort à lui-même, au monde, à tout, et qui vit de Dieu et pour Dieu dans la Lumière. Ce n'était pas ignoré des premiers cisterciens. C'était connu aussi de Saint Benoît. C'était vécu par les Pères du monachisme. Au fond, c'est le mys­tère de la personne du Christ, mystère qui culmine dans le fait de l'Ascension.  

Si vous voulez, nous allons y réfléchir quelques minutes, en prenant comme point de départ l'hymne que nous avons chantée au cours des Vigiles. Cette Hymne est une suite de séquences qui toutes ensemble forment un ta­bleau vivant, plein de vie. Je vais simplement en extraire deux, trois mots et m'en servir comme torche pour éclairer d'un faisceau de lumière les lointains de notre destinée et aussi les tréfonds de notre coeur.

 

La seconde strophe de cette hymne dit :  Scandens tribunal dexterae Patris, potestas omnium collata Jesu coelitus…….

Nous voyons le Christ qui gravit les marches d'un tribunal. Et là, il s'as­sied, il prend place à la droite de son Père. Et de ce lieu qui surplombe tout, il juge et il gouverne tout l'univers entier. Tout pouvoir m'a été donné au ciel, sur la terre, dit-il ; tout est mis sous ses pieds, tout lui est soumis. Rien n'arrive dans le monde que ce soit sous son ordre ou avec sa permission. Rien ne lui échappe.

 

Or ce  Jésus élevé, triomphant, juge, c'est aussi le même Jésus qui le Sa­medi Saint était anéanti par obéissance dans la mort, le même qui par solida­rité avec les hommes avait pris sur lui toute la charge du péché. C'est à dire qu'il s'était rendu un avec le refus opposé par l'humanité au projet de Dieu. C'est donc le même !

Or, le mystère du moine et son paradoxe, c'est celui-là. Aujourd'hui - ne pensons pas au temps lointain du passé, voyons aujourd'hui - vous avez un homme, un moine, descendu dans les abîmes de l'humilité. Il est affaissé sous le poids du péché, des péchés : les siens et ceux des autres.

A son tour il est devenu péché, et il est là debout devant le tribunal de celui dont il a pour mission de reproduire la vie. Et cet homme, au même moment dans sa conscience, il sait qu'il est mort à tout ce qui est péché et que déjà non plus au pied du tribunal, mais siégeant dans le Christ, avec le Christ, à côté du Christ pour juger l'univers entier.

 

Au même instant les deux choses se vivent consciemment dans son coeur et dans son esprit, et aussi dans sa chair car il en tremble. C'est cela le paradoxe. C'est cela que si nous voulons bien prêter atten­tion, nous allons entendre expliquer très bien dans la vie de Siméon le Nouveau Théologien, qui, soit dit en passant, est le dernier saint de l'Eglise indivise. Peu après sa mort le grand schisme déchirait l'Eglise.

Eh bien mes frères, cet homme, ce moine donc qui est là et à la fois dans un état d'anéantissement et un état de glorification, de son coeur montent des accents déchirants qui sont des cris de componction et de joie - ça peut deve­nir spectaculaire, mais c'est extrêmement rare -. C'est ce qu'on appellera le don des larmes: de vraies larmes qui coulent. Mais ce don des larmes, il n'est pas nécessaire qu'il se manifeste par des ruisseaux qui creusent les joues. Non, mais il doit être dans le coeur.

Et ces larmes sont à la fois tristesse et joie ; toujours cette tension entre des choses qui apparemment sont incompatibles. Le Père Abbé Général, vous l'en­tendrez, en parle dans sa lettre expressément. Mais je ne vais pas dire les choses avant parce que ce qu'il nous affirmera avec force à ce moment est aussi important pour nous.

 

Et cet homme, ce moine possède les viscera Christi. Il a des entrailles de Christ, des entrailles de Dieu. Cela veut dire qu'il siège là avec le Christ pour juger mais pas pour condamner, pour innocenter car il a pris sur lui la charge du péché des autres.

Et là je me permets de le rappeler. C'est le charisme spécifique de l'Abbé dans un monastère. Il doit toujours juger mais jamais pour condamner, toujours pour innocenter. Car le péché et la faute du frère, la charge qui pèse sur ce frère à cause de sa faute, l'Abbé l'a soulevée, l'a enlevée et l'a mise sur ses épaules. Et lui, il se trouvera, comme nous l'a encore rappelé Saint Benoît il y a un jour ou deux, devant le tribunal du Christ, non seulement avec sa faute à lui, mais aussi avec la faute de chacun de ceux que le Christ lui a confié.

Mais à ce moment là il sera rempli de paix et de joie parce qu'il sera en même temps et le juge et l'accusé ! Toujours des choses qui se tendent et puis qui reviennent et qui se fondent en une. Vous voyez, toujours cette personne du Christ !

 

Mes frères voilà, je m'en vais terminer en disant que cette prière continuelle dont nous parle le Père Abbé Général, on peut dire qu'elle est également ceci. Elle existe chez un moine lorsqu'il vit consciemment le mystère que nous fêtons aujourd'hui, ce mystère de l'Ascension qui est mystère d'abaissement et d'exaltation, mystère de mort et de vie, mystère d'échec et de réussite.

Mais un homme qui peut vivre cela parce que instant par instant il reçoit son être de Dieu, il devient un autre Christ et il se remet sans cesse à Dieu. Il est toujours constamment tourné vers Dieu dont il reçoit tout et il se remet sans cesse à Dieu. Mais pas seulement lui, dans sa personne tous ses frères et même au-delà des frères l'univers entier.

 

Chapitre : La Visite Régulière.                    11.05.80

      3. Le rapport.

 

Mes frères,

 

A l'issue de la Visite Régulière, Dom Emmanuel m'a prié de préparer le rapport sur la communauté qu'il devrait lire au prochain Chapitre Général. Il m'a donné ses instructions oralement et pour qu'il n'y ai pas de malentendu il me les a fixées par écrit. Je vais vous en donner lecture :

 

Pour le rapport du Chapitre Général.

 

-        D'abord il faut reprendre les points essentiels de la Carte de Visite.

 

Ce rapport n'est rien d'autre que la synthèse de la Carte de Visite. Mais à côté de ces points signalés par le Père Visiteur, il en faut aussi quelques autres qui n'ont pas place dans une Carte de visite.  

 

- Ensuite la communauté toute ensemble est rassemblée autour de son Abbé.

- Puis, le Père Abbé s'attache à valoriser la personnalité de chacun, et il entend que      tous fassent de même. Naturellement il ne faut pas que la commu­nauté soit perturbée.

 

Je pense que si chacun, dans une communauté, a la possibilité de se développer et de s'épanouir suivant sa personnalité propre, suivant ce qu'il est, il n'y a pas de danger de trouble dans une communauté. Au contraire, chacun étant bien dans sa peau, la paix s'installe dans les coeurs et on accueille les autres tels qu'ils sont. Je pense, pour moi, que c'est le tout premier facteur de tranquillité et de stabilité pour une communauté, que chacun ait le droit d'être ce qu'il est.

 

- Il faut parler aussi du soin apporté à l'Office, entre autre par l'impres­sion de livres, et le travail corrélatoire de composition.

          - Il faut faire une allusion à l'hôtellerie.

 

            ça, ce n'est pas dans la Carte de visite, ceci :  

           

-  Il faut signaler que la formation des jeunes est bonne.

- Il faut dire que l'économie est saine, et un peu comment cette économie est organisée pour qu'elle soit saine.

 

Maintenant deux points sur lesquels il a insisté. Car à ce sujet la réputa­tion de Rochefort au Chapitre Général n'est pas des plus flatteuse. Saint Remy a la réputation de ramasser tout ce qui vient. Voilà !

 

- Il faut bien dire que la sélection des candidats est sérieuse.

- Et enfin que l'Abbaye fait de larges aumônes en argent et en nature.

 

Or, au Chapitre Général, Saint Remy a la réputation d'être pingre et avare ? Voilà, il a dit : ça il faut bien le dire parce qu'il faut effacer ces impres­sions.

 

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Maintenant je vais donner lecture de ce rapport. Je vous le dis, je le ré­pète, c'est la synthèse de la Carte de Visite. Mais une Carte de Visite est adressée à la communauté tandis que le Rapport est adressé au Chapitre Général. Le style et le ton doivent être nécessairement différent. Vous allez reconnaî­tre.

 

Le trait qui semble dégager et définir au mieux la physionomie de Saint Remy est la paix. Cette paix est d'une part le fruit de la direction spirituel­le de Dom Hubert qui livre quasi quotidiennement un enseignement basé sur une expérience vécue devant tous, et d'autre part le résultat tangible et toujours en progrès d'un effort réel de tous les frères pour s'accueillir mutuellement tels qu'ils sont, de manière de permettre à chacun de se réaliser selon ses capacités, aptitudes, et charismes personnels.

           

Cette bienveillance est d'ailleurs pratiquée au premier chef par Dom Hubert lui-même qui, dans un vrai respect des personnes, fait preuve d'une grande souplesse et d'une compréhension éclairée mais ferme. Il est donc normal que la communauté animée d'un tel esprit fasse bloc autour de celui en lequel elle reconnaît le Christ présent au milieu d'elle, le Christ lui donnant vie et cohésion dans la vérité et l'amour. Dans une telle vision de foi, toutes tensions désordonnées, critiques malsaines ou attitudes de refus sont pratiquement annulées.

 

Climat pacifiant aussi en ce qui concerne le domaine liturgique où s'opère une saine rénovation dans la fidélité aux normes Conciliaires et avec un sens profond de la tradition. Les Offices sont exécutés dans une atmosphère de séré­nité, reflet d'une harmonie spirituelle profonde. Le fait de disposer de livres imprimés constitue un élément appréciable de stabilité et d'équilibre. Il s’agit du Psautier dans sa version approuvée pour les pays Francophones, avec les antiennes pour le temps Ordinaire et la notation musicale  et d'un Hymnaire Grégorien complet avec traduction interlinéaire.

Ces deux volumes se présentent dans le format in-quarto, et les caractères choisis permettent de placer les livres sur les formes pendant l'exécution de l'Office. D'autres ouvrages sont en préparation pour les temps liturgiques pro­pres, le Sanctoral et les Fêtes. Cet immense travail de recherche et de compo­sition est l'oeuvre d'un groupe de frères.

 

Remarquable aussi est l'accord des Anciens et des Jeunes. Ces derniers for­ment un noyau homogène vivant une vie monastique de qualité. L'exemple des Anciens et le comportement de la Communauté constituent une actualisation pré­cise des enseignements reçus. Et on peut dire que la jeune génération aime et respecte tous les aînés. Les soins prodigués aux malades et au infirmes, et une grande serviabilité sont des indices éloquents de l'entente entre génération. Il faut dire que les postulants font l'objet d'une sélection rigoureuse, ce qui permet de proposer à ceux qui sont retenus l'idéal monastique authentique et exigeant des Fondateurs de Cîteaux.

 

L'économie du monastère est saine. Les soucis de gestion sont assumés avec beaucoup de compétence et de charité par les Officiers en charge. Le plus clair des revenus provient d'une petite brasserie propriété absolue de l'Abbaye. La communauté a décidé, voici bientôt 30 ans de pratiquer une politique d'autoli­mitation de la production. Cette option de base fermement maintenue en dépit de toutes les pressions s'avère être dans le contexte socio-économique actuel une position d'avant-garde.

L'exploitation agricole couvre les besoins en produits laitiers sans plus. Car le sol de la Famenne est des plus ingrat. l'ensemble de la propriété assez bien réparti au point de vue surface, ga­rantit une zone de solitude et de silence. Les supérieurs et les frères demeu­rent attentifs à protéger l'environnement et à ne pas laisser encercler le mo­nastère par des complexes industriels, villages de vacances, autoroute...

 

Le budget annuel est soigneusement étudié et respecté. Une part importante des recettes disponibles est réservée aux aumônes. Depuis plus de 10 ans, l'entièreté des honoraires de messe est envoyé en Afrique, en Asie ou dans les pays de l'Est. En 1979, les oeuvres de bienfaisance ont représenté 51% des ren­trées non investies à des fins indispensables d'entretien ou d'exploitation.

 

L'Abbaye ne connaît pas l'affluence touristique, de sorte qu'elle demeure essentiellement un lieu de prière et de recueillement. On n'y accepte que des retraitants individuels en nombre restreint. Les hôtes disposent d'une biblio­thèque bien garnie et ils peuvent être mis en rapport avec un moine s'ils en expriment le désir.

L'église, située à l'intérieur de la clôture, n'est accessible qu'aux mes­sieurs. Un projet d'aménagement de l'oratoire est à l'étude afin d'assurer une participation plus facile et. plus convenable des hôtes aux actions liturgiques.

 

Les frères font grand cas de ce que le Père Abbé s'absente très peu et de ce qu'il se tient fidèlement au courant de ce qui se passe dans la communauté, et de ce dont elle a besoin. Ils se réjouissent du soin qu'il apporte à répar­tir le travail de façon à ne surcharger personne. Les contacts avec lui sont simples, francs et cordiaux. Cette ambiance d’ouverture sincère et confiante dilate les coeurs, épanouis les hommes pour le plus grand profit spirituel de tous.

 

Voilà mes frères ! Je ne vais pas vous donner un commentaire de ce rapport. Vous avez remarqué par vous-mêmes qu'il est le condensé de la Carte de Visite.

Simplement une petite chose à propos des aumônes. Elles représentent 51% donc des rentrées qui ne sont pas investies pour l'entretien de la communauté, nourriture, etc, et pour les fins d'exploitation (brasserie - agriculture - et le reste). Maintenant les 49 autres % ? Les 49 autres % sont mis de côté en vue des travaux prévus pour l'aménagement de l'église. Ce n'est que ça.

Maintenant l'option de base prise par la communauté, exactement en 1952, au sujet de la brasserie, de cette autolimitation, en revoyant un peu la comptabilité à propos des statistiques reprises dans la lettre du Père Abbé Général que je voulais comparer un peu avec Saint Remy, j'ai remis la main sur un rapport que j'avais rédigé en 1962, au sujet de l'évolution de la si­tuation économique de l'Abbaye, particulièrement de la brasserie.

Donc, je le revois près de 20 ans après. C'était le moment où l'on cons­truisait la nouvelle salle de brassage et la meunerie...ça se posait alors ! Que faire à ce moment là ? Je me resitue encore un peu dans le climat. Et j'ai présenté ce rapport pour le conseil ; il était annexé au compte rendu, au bilan de cette année.

 

J'ai l'intention de vous le lire un de ces jours, à l'endroit voulu, à ti­tre de commentaire de la lettre du Père Abbé Général. Car il ne fait pas allu­sion au rapport, mais il fait allusion à des situations qui se présentent ail­leurs. Et voilà, ce serait un peu un commentaire de ceci : cette position de base qui s'avère dans le contexte socio-économique actuel une position d'avant garde.

Si je ne craignais pas de me mettre en valeur et de me laisser aller à la vanité, je dirais que c'était une vue prophétique en 1962. Mais ce n'était pas seulement moi, c'était un peu la conscience de la communauté qui s'expri­mait par ce que je voyais, par ce que je sentais, par ce que j'avais en main. J'étais pratiquement le seul à avoir en main tous les éléments qui permettaient de porter un jugement. Et ce rapport a été approuvé par le Conseil. Et je pense bien, si j'ai bon souvenir, que Dom Félicien en a parlé à la communauté à ce moment là.

Mais cela nous rafraîchira la mémoire. Et nous verrons que des décisions qui sont prises au niveau d'une communauté et qui portent sur un avenir impré­visible, sont toujours extrêmement importantes. Il est indispensable d'être à ce moment là à l'écoute de l'Esprit de façon à pouvoir capter ce que Dieu dési­re nous faire réaliser pour que nous demeurions fidèles à notre identité et que nous puissions un jour, le rencontrer et le voir. Car si nous nous laissons conduire sur sa route à lui, il n'y a aucun doute à avoir : un jour c'est la rencontre. Et quand je dis ça, ce n'est pas la mort, c'est la rencontre dès ici-bas !

 

Alors pour le reste, je devrais continuer dimanche après dimanche, à vous commenter la Carte de visite. Eh bien ce sera le moment de prendre tout ce qui est dit ici. Ce sera la même chose.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        17.05.80

5.   Nous sommes des contemplatifs.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général terminait en se posant une question : Il est permis de se demander si on accepte comme un idéal désirable la pratique de la prière continuelle ?

Et il continuait :

En d'autres termes, l'aspect contemplatif de notre vie monastique n'est pas mis en évidence autant qu'on pourrait le souhaiter.

 

C'est ici un jugement qu'il porte sur l'ensemble de l'Ordre. Partout ailleurs il use d'autres expressions : quelques maisons, dans presque tous les monastères, quelques dix maisons, dans la plupart des monastères. Ici, il s'adresse à l'Ordre entier et il dit que l'aspect contemplatif de notre vie n'est pas mis en évidence autant qu'on pourrait le souhaiter.

Mis en évidence ? Cela veut dire qu'il n'est pas mis suffisamment à l'avant plan. Il ne saute pas aux yeux. Il n'est pas évident aux regards d'un tiers que l'Ordre de Cîteaux est un Ordre contemplatif. C'est cela qu'il veut dire : on ne sait pas du premier coup d'oeil le remarquer...

Autant qu'on pourrait le souhaiter ! ça veut dire qu'il y a certainement de ce côté là une lacune à combler, ou au mieux un progrès à favoriser.

 

Et qu'en est-il de Rochefort ? Je pense pouvoir dire que notre position n'est pas mauvaise. Ce qui ne signifie pas que nous sommes tous des séraphins, un oeil, un feu, tous entraînés vers Dieu, tournés vers Lui, ne vivant que pour Lui, recevant de Lui toute la vie qui déborde sur l'univers entier ; des hommes n'ayant qu'un souci : Dieu ! Des hommes dont l'être entier est proche de la divinisation complète ! Voilà des séraphins !

Nous n'en sommes pas là ! Heureusement, parce que nous n'aurions plus de raison d'exister. Nous devons être en évolution vers cet état. Et il me sem­ble que le cadre de vie qui est le nôtre ici à Saint Remy est favorable à la vie contemplative. L'ensemble, je veux dire le monastère comme tel, tel qu'il est organisé maintenant.

Maintenant, pour porter un jugement il faudrait une échelle de comparaison. Pour peu qu'on connaisse d'autres monastères, on peut alors juger. Mais même indépendamment de ça, il y a encore un autre motif qui me fait dire avec certi­tude que notre place est bonne. Et c'est le souci, qui est un souci personnel à moi, mais qui rencontre un souhait, un besoin, un désir informulé de chacun de vous qui est de préserver le monastère pour qu'il soit ici un endroit où

l'on puisse si on le désire rencontrer Dieu, le chercher en étant le plus possible à l'écart de tout ce qui peut distraire de ce but unique.

 

Il y a donc un milieu de vie qui existe ici. Et ce milieu de vie, je puis le dire, il est bon. D'ailleurs le Visiteur l'a constaté et vous-mêmes sentez que si vous éprouvez le besoin de vous tourner vers Dieu et de recevoir de lui son amour pour le lui rendre et le rendre aux frères et aux hommes à l'exté­rieur du monastère, vous sentez et vous savez que ici vous disposez d’un envi­ronnement et d'une ambiance qui vous permet de réaliser cela.

Naturellement ce n'est pas parfait, ce ne sera jamais parfait ! Il y a toujours à progresser. Il y a toujours à améliorer, à aménager davantage. Mais il y a quelque chose, ici, qu'on ne trouve pas partout.

Le Père Abbé Général se demande pourquoi cet aspect contemplatif n'est pas mis en évidence autant qu'on pourrait le souhaiter.

 

Cela peut provenir du fait que l'intérêt pour la prière est parfois ambigu. Mais d'autres causent entrent aussi en jeu. L'une d'elles est la faiblesse de la Lectio Divina dans beaucoup de maisons. Mais comme j'ai consacré à la Lectio ma dernière lettre circulaire, il n'est pas nécessaire d'en dire d'avantage ici. Une autre cause est dans un certain activisme qui s'exprime de diffé­rentes manières. Une quatrième cause est la pression du travail !

Dans l'ensemble, la plupart des maisons de l'Ordre gagnent leur sub­sistance, et le travail est plus sérieux et efficace qu'il n'était au­trefois. Mais il arrive que du fait de la nature du travail, ou de la dimension de l'entreprise, ou encore du nombre ou de l'âge du personnel, une pression indue soit exercée sur une communauté. Et que prière et Lectio en souffrent l'une et l'autre. Quelques maisons heureusement ont fait face à ces difficultés et ont pris des sages et parfois courageuses décisions afin de pouvoir retrou­ver l'équilibre de leur vie...

 

Le Père Abbé Général trouve ici quatre causes principales. C'est un homme qui est très perspicace et flegmatiquement lucide. Il glisse presque sur les trois premières causes, mais il s'attarde sur la quatrième. Il poursuit encore, nous verrons ça demain, la quatrième cause. Il va l'approfondir. Et il sait - je l'ai déjà dit ici souvent, et je suis contant de voir que je suis couvert par une haute autorité, la plus haute de l'Ordre - c'est que le surnaturel est toujours conditionné par l'économique, toujours, toujours !

Il faut bien se le dire : tel est l'économique dans un monastère, tel est le spirituel ! Vous comprendrez mieux cela par la suite. Je veux simplement passer ici rapidement en revue les trois premières causes.

 

La première, dit-il, est que l'intérêt pour la prière est parfois ambigu. Cela veut dire que l'intérêt qu'on porte à la prière est mêlé de motivations qui ne sont pas très propres, ni très pures, ni désintéressées.

La prière contemplative, c'est l'activité la plus désintéressée d'un être humain. C'est se tenir devant Dieu en adoration, se donner à lui et recevoir de lui tout le poids du divin qui doit me transformer. Voilà la prière contem­plative !

Mais dans la prière, il peut mêler d'autres choses, et par exemple ceci : une fuite devant le réel ! Alors on se perd dans la prière parce qu'on a peur de vivre. On a peur d'affronter les difficultés et alors on cherche refuge dans la prière.

 

Et ça peut être aussi une recherche de soi. On se déguste. On se marine dans une sorte de saumure, si on a un tempérament bilieux ; ou bien dans de la crème, si on est plus sentimental, mais on se déguste soi-même. Ce n'est pas ça une prière contemplative même si à ce moment là on a l'impression d'être tout à fait abandonné. Non !

Il y a aussi, parfois on trouve cela, un instinct de l'animal religieux qui joue. C'est un besoin de prière comme pour conjurer une force hostile qui pourrait me faire du mal, ou que je dois me concilier pour réussir dans la vie C'est l'animal religieux qui se réfugie dans la prière comme dans un trou.

            Le Père Abbé Général parlait un peu plus haut de groupes de prière qui se constituent dans certains monastères ; ça, c'est encore quelque chose d'ambigu ! Imaginons, allez imaginons c'est du roman ici, mais ça fait du bien de par­fois lire un roman ou de l'écouter ; imaginons qu'il y ait ici à Saint Remy quelques uns qui forment un groupe de prière. Eh bien, que va-t-i1 arriver ?

 

Même si ça se fait avec la bénédiction de l'Abbé, même si les autres disent : mais c'est bon ! Voilà, si ça les intéresse, pendant ce temps là ils seront tranquilles ! Eh bien, ces quelques hommes qui ont leur groupe de prière, finalement ils vont se considérer comme des Cathares, donc des purs. Eux, ils prient ensemble et les autres ? Mais ce sont des gens qui ne prient pas puisqu'ils ne forment pas eux aussi un groupe de prière.

Il y a quelques années, c'était la panacée pour établir l'ordre dans une communauté : groupe de prière des jeunes - groupe de prière des vieux - groupe de prière de l'âge moyen, et on priait comme ça par groupe. Ecoutez hein, vous sentez bien par vous-mêmes qu'il y a quelque chose la dedans qui ne va pas et que c'est très ambigu. Un monastère, et surtout celui de Saint Benoît, ne connaît qu'un groupe de prière, C'est celui de la communau­té toute entière réunie pour l'Office, réunie pour le travail, réunie pour le repas.

Voilà le seul et unique groupe de prière ! Quand nous sommes tous à l'Office, sauf ceux qui sont retenus à l'extérieur par leurs occupations, par leur état de santé. Mais alors spirituellement ils sont unis à ceux qui sont là devant Dieu ; et eux le sont aussi. Alors il n'y a plus d'ambiguïté, c'est clair et net.

 

Une autre cause, dit le Père Abbé Général, c'est la faiblesse de la Lectio Divina dans beaucoup de maisons. Il dit beaucoup, ici ! Mais rappelons encore une fois que la Lectio Divina, elle a comme fondement, comme base et comme ma­tériaux premiers la Bible, l'Ecriture Sainte, la Parole de Dieu, se laisser imprégner, imbiber par cette Parole.

Je pense que là, c'est une affaire de conscience de chacun à régler devant Dieu ou avec son Père spirituel. Mais là il est indispensable que cette Lectio soit toujours remise, allez, revigorée, ravigotée parce qu'elle n'est pas facile. Voici depuis certainement une semaine, je suis arrêté sur deux versets de l'Evangiles de Saint Jean, au début. C'est l'histoire de la Samaritaine, deux versets. Eh bien, sur ces deux versets qui ne sont rien du tout, par exemple ceci : Jésus sachant qu'on faisait des difficultés parce que ses disciples baptisaient, part de la Judée pour se rendre en Galilée en passant par la Sama­rie.

Eh bien, rien que sur ce petit fait là, il est possible de faire une demi­ douzaine d'homélies. Ah oui, c'est fantastique ce qu'il y a dedans quand on peut creuser en des­sous, et voir, et chercher, et se laisser prendre. Lectio Divina, ça veut dire qu'il ne faut pas dévorer des bouquins, c'est pas nécessaire !

 

Alors finalement il parle d'un certain activisme, un activisme qui s'expri­me de différentes manières. L'activisme, vous savez ce que c'est ? Pendant la guerre de 14-18 on parlait des activistes. Le frère Jules pourrait très bien nous expliquer ce que c'était les activistes. C'étaient ceux qui col­laboraient activement avec l'ennemi, derrière le front, devant le front, dans les tranchées. On en trouvait partout, des activistes et on les traquait.

Eh bien dans un monastère, l'activisme c'est un peu cela aussi. C'est une façon de collaborer avec le démon qui veut saper un monastère. Et ça veut dire qu'on se laisse prendre dans un engrenage d'activités n'importe lesquelles : activités manuelles, activités intellectuelles, activités spirituelles même, de fausse spiritualité. Et on se laisse prendre là dedans de plus en plus rapidement comme dans un tourbillon. Et on n'en a jamais fini de faire quelque chose. On ne trouve plus le temps de s'arrêter, ni même de respirer et on est, comme on dit, un homme pleinement occupé.

Oui, c'est ça la difficulté. C'est une fièvre entretenue, une drogue. Il y a différentes manières. Mais écoutez, nous n'allons pas les passer en revue. Prenons bien garde de ne pas tomber dans cette maladie, car c'est une fièvre dont on guérit difficilement. Alors demain matin, nous allons un peu essayer de commencer d'approfondir cette question du travail, qui est la quatrième cause qui fait que l'aspect contemplatif de notre vie dans les monastères de l'Ordre laisse à désirer.

 

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        18.05.80

          7. Le travail.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu hier les trois causes que le Père Abbé Général présente pour expliquer le fait que l'aspect contemplatif de notre vie monastique n'est pas mis en évidence autant qu'on le souhaiterait. Il y en a une quatrième. C'est à son avis la plus grave. Nous allons la parcourir aujourd'hui.

 

 

Une quatrième cause est la pression du travail. Dans l'ensemble les maisons de l'Ordre gagnent leur subsistance et le travail est plus sérieux et efficace qu'il n'était autrefois. Mais il arrive que du fait de la nature du travail, ou de la dimension de l'entreprise, ou encore du nombre ou de l'âge du personnel, une pression indue soit exercée sur une communauté et que Prière et Lectio en souffrent l'une et l'autre. Quelques maisons, heureusement, ont fait face à cette difficulté et ont pris de sages et parfois courageuses décisions afin de pouvoir retrouver l'équi1ibre de leur vie.

 

C'est là que nous étions arrivés hier. Maintenant écoutez bien ce qu'il va dire, car c'est d'une actualité vraiment frappante. Et comme je l'ai dis, nous avons ici encore une preuve de la perspicacité du Père Abbé Général et aussi de son courage, pour pouvoir oser dire des choses comme ceci :

 

Evidemment la question du travail va de pair avec la pauvreté. Il y a toujours un danger de surindustrialisation avec ses corollaires en machine­ries coûteuses, en expansions indéfinies, en recherches de marchés plus vastes qui donne l'impression d'une association trop étroite avec notre société de consommation. Nous pouvons nous demander si nos entreprises actuelles favori­sent réellement ce que visait Saint Benoît quand il préconisait le travail manuel. Ne font-elles pas obstacles quelques fois à une vie de prière et de solitude ? En disant cela, je suis bien conscient que ce n'est pas toujours fa­cile de faire des changements immédiats.

 

C’est souligné dans le texte et ça veut dire qu'il faut en faire !   

 

Et d'ailleurs, je ne les préconise pas, ces chan­gements immédiats. Mais je demande que nous examinions le problème, que nous gardions les yeux sur les principes fondamentaux en cause, que nous soyons prêt à sacrifier du profit s'il le faut, dans l'intérêt d'un abandon plus profond à l'Evangile, que nous envisagions la pauvreté comme un certain détachement des biens terrestres et une disposition à faire facilement confiance à la divine providence.

Voilà, mes frères, des paroles qui doivent nous secouer ! Comment aujourd'hui nous procurer des ressources dans une société telle que la nôtre, une société hyper civilisée, toujours en mutation, et une mutation accélérée, une société de surconsommation effrénée, de gaspillage ?

On me disait encore cette semaine-ci : il n'est pas rare, il est même cou­rant aujourd'hui dans les familles aisées de voir au déjeuner sur la table : 8 sortes de fromage, sans compter les confitures, les chocopastas et le reste. Et alors, il y a encore des enfants qui vont voir dans le frigo s'il n’y a rien d'autre ! Mais ça, c'est aujourd'hui ! Et alors une société qui exige des produits de qualité finie dans un choix toujours plus étendu, une société de haute technicité, une société qui devient de plus en plus industrielle. Alors avec ça, l'homme là dedans ?

L'homme robotisé, l'homme qui n'est plus qu'un numéro, l'homme pris dans un réseau de règlements : depuis le règlement du travail, le règlement de la route, le règlement d'atelier, les conventions paritaires...enfin l'homme de plus en plus esclave de cette société. Et alors la création d'homme marginalisé - ce qu'on appelle le quart-monde - ­ceux qui ne savent pas suivre, ceux qui ne savent pas s'adapter ; et l'écart entre les deux s'élargit toujours. Je ne pense pas encore au tiers-monde ? Non, je reste ici dans notre petit Occident.

 

Eh bien, mes frères voilà : comment aujourd'hui nous procurer des ressources de façon à ce que l'aspect contemplatif de notre vie monastique soit toujours mis en évidence autant qu'on pourrait le souhaiter ? Comment faire ? Eh bien en guise de commentaire, je vais rappeler une chose : c'est que le problème a été abordé et qu'il a été résolu ici à Saint Remy en 1952. On ne pensait pas, naturellement, que en 1980 l'évolution du monde aurait été telle. Mais ça ne fait rien.

Alors ça s'est posé ici ! Donc le choix dont parle le Père Abbé Général; comment faire pour se procurer des ressources sans tomber dans le piège d'une collusion avec la société de consommation ? Je vais en guise de commentaire vous donner lecture d'un rapport - j'en ai parlé il y a quelques jours - que j'avais rédigé à l'intention du Père Abbé Dom Félicien, du Conseil et de la communauté en 1962. C'est à dire 10 ans après l'option que nous avions prise. Je ne vais pas le lire en entier, mais quelques lignes.

C'était l'époque où chaque année je rédigeais un rapport d'ensemble sur la situation économique et sociale aussi de la communauté à la fin de chaque année comptable. Ce serait très intéressant de voir un peu tout cela. Il y aurait moyen, là, d'écrire un petit livre. Ce sera peut être un jour le sujet d'un mémoire ? Un jour, ça veut dire dans quelques centaines d'années.

 

= Donc la brasserie: le chiffre de bières vendues s'est élevé à 12000000 de francs de l'époque. Les versements officiels sont de 189.000 Kg. En 1952 ils étaient de 27.000Kg  par an ; ça veut dire qu'on brassait en 1 an autant qu'aujourd'hui en 1 mois. Maintenant les versements sont de 300.000 Kg.

 

Pourquoi ? Pourtant la capacité de production n'a pas été augmentée. C'est parce qu'il s'est produit un glissement toujours plus grand vers les bières à fortes densités. En 1962 on avait vendu 6000 Casiers de 10°, ce qu'on soutire maintenant en deux fois! Maintenant c'est la 10° qui est la bière la plus de­mandée. On brassait encore alors de la bière de table qu'on vendait à l'exté­rieur. C'est pour cela que les chiffres sont bas. Car maintenant pour faire de la 10° il faut beaucoup plus de matière première.

En 1952, aussi, il y avait pour toute, toute la brasserie, il y avait 3 mo­teurs électriques d'une puissance totale de 10 HP. Maintenant il y a deux ca­bines de Haute Tension !

 

Je continue: Cela permet, donc je suis en 1962, d'attirer l'attention encore une fois sur le défaut de rentabilité de nos installations qui travail­lent à un rendement anormalement bas...

 

Il faut dire que 1962 est l'année où on a mis en route la meunerie, où on installe les dômes sur les cuves de fermentation et où on a monté le laboratoi­re. A ce moment là l'effectif de la communauté était de 48 et l'âge moyen était de 58 ans. Il était un peu plus haut que maintenant. Maintenant il est de 57 ans.

 

Le fait, donc, que nos installations travaillent à un rendement anormalement bas, ceci mieux que tous les discours prouve à l'évidence que nous ne pour­suivons pas un but lucratif, et que nous……

 

C'était un des arguments de poids pour prouver à la Direction, à l'Inspection et au Contrôle des Contributions que nous étions une vrai ASBL, pas une ASBL frauduleuse. Et cela valait déjà en 62.

 

… et que nous n'entendons pas subordonner notre vie monastique aux exigences d'un appareil de production impitoyable. Le choix se situe au niveau du dé­sintéressement à l'endroit des valeurs d'ordre matériel, intellectuel et même spirituel auxquelles l'argent donne accès.

 

ça veut dire que plus on a d'argent et plus on sait faire de choses. C'est l'argent qui est le nerf de la guerre en tout.

 

Si notre brasserie est devenue en un laps de temps de 10 années une des mieux équipée du pays, c'est afin de permettre une libération des corps et des esprits au centre d'une communauté pauvre mais confiante en Celui qui connaît les intentions des coeurs droits.

 

Maintenant voici l'essentiel, c'est une réflexion sur tout cela :

 

Quelle conclusion est-on en droit de tirer ? Peut-on parler de perfection ou d'achèvement ? Ce serait pour le moins osé ! Aujourd'hui et dans les années à venir, notre devoir primordial est une vigilance de tous les instants. Car, que nous l'acceptions ou non, nous sommes entraînés avec nos contemporains dans une aventure dont le trait le plus remarquable est l'irréversibilité.

 

Le marché commun qui commençait alors 1

 

En 1952 dans un contexte économico social entièrement différent, nous avons procédé à des options étayées de raisons qu'on peut qualifier de sur­naturelles, dont la force de persuasion demeure intacte. Il ne peut donc être question de réviser notre position: petite brasserie nous sommes, petite brasserie nous entendons rester. En quels termes devons-nous à partir de ce fondement irréductible définir notre politique économique actuelle ?

 

Au même moment d'autres Abbayes prenaient des directions toutes différentes. De moyennes brasseries qu'elles étaient, grandes brasseries elles allaient deve­nir ! Et on nous a prédit et annoncé : vous, dans quelques années on ne par­lera plus de votre brasserie, ni de votre Abbaye !

 

Nous devons avoir assez de jugement pour ne pas nous bercer d'illusions et assez de lucidité pour choisir notre voie propre. Le 1° juillet 62 a vu la mise en route du Marché Commun Agricole, c'est à dire d'une politique agri­cole commune aux 6 pays ; ce qui va beaucoup plus loin et s'étend beaucoup plus large qu'une simple union douanière. La mise en place sera achevée pour le 31 décembre 1969. Elle se fera pro­gressivement afin de ne pas perturber les marchés nationaux.

La brasserie est l'industrie qui la première et avec le plus de brutalité sentira peser l'impact de ce Marché Commun Agricole. Essentiellement trans­formatrice de produits agricoles ( orge-maïs-sucre-houblon), elle va voir se modifier profondément ses sources et ses conditions d'approvisionnement.

A cela viendront s'ajouter l'harmonisation des législations fiscales et sociales et l'ouverture des frontières. En Belgique, l'évolution s'oriente déjà vers une hausse des prix de revient : le malt 25% déjà ! le houblon 20% ! et une fiscalité plus dévorante dont la réforme va se poursuivre dans le domaine des impôts indirects.

 

C'est l'année de la réforme fiscale et on préparait déjà l'introduction de la TVA. Je me souviens qu'à cette époque déjà, j'ai fait une étude sur la TVA. Il fallait n'est-ce pas ! On ne pouvait pas être pris à la gorge le jour où ce se­rait là ! Ce sont les Français qui ont commencé avec la TVA. Et voilà, comme c'est un système très pratique où on fraude tout autant qu'auparavant, alors ça s'est étendu partout.

 

L'uniformisation des conditions de concurrences entre pays et l'élar­gissement des marchés à une échelle continentale vont fatalement entraîner la perte des faibles et des inadaptés, de ceux qui n'auront pas pu ou voulu repenser leurs structures ou leurs méthodes. Faiblesse n'est pas corollaire de petitesse : la petitesse peut être une grandeur et une force. Seuls les médiocres sont condamnés.

Nous serons véritablement forts si nous savons pleinement et sans ar­rière pensée, sans complexe d'infériorité et sans découragement assumer au sein du monde nouveau notre condition de petite brasserie d'Abbaye. Nous disposerons alors d'une puissance économique singulière quoique modeste. L'élévation du niveau de vie et l'intensification des échanges amènent une diversification plus étendue des goûts et une exigence sans cesse accrue dans les domaines connexes de la qualité et de la présen­tation. En ce qui concerne les bières, on observe une nette orientation de la demande vers le type spécial, c'est à dire 6° et plus, qu'on consomme de plus en plus dans les cercles familiaux.

Nous disposons de deux atouts majeurs que nous devons avancer sans at­tendre. Le premier est d'ordre technique. Nous disposons et nous sommes en mesure de présenter à notre clientèle actuelle et potentielle, des produits hors série de haute tenue. Il est clairement entendu que pour nous, c'est affaire de vie ou de mort que nos différentes catégories de bières gardent un standing qui les place au premier rang sur le marché Européen. Aucun effort ne doit être épargné, aucune remarque ne peut être négligée. La surveillance de la fabrication ne peut être sujette à aucune défail­lance, ni sur le terrain de la stabilité biologique, ni sur celui de la finesse du goût.

Cette tension perpétuelle vers un idéal d'honnêteté professionnelle et de perfection technique sera tout profit pour la vie intérieure en la­quelle sera ainsi parfaitement intégrée une activité purement profane.

 

Mes frères, d'ici quelques temps, notre brasserie sera la seule brasserie indé­pendante de la Province de Namur. Toutes les autres sont dévorées, digérées ou inféodées aux grandes, énormes affaires financières que sont devenues les bras­series genre Artois ou Piedboeuf.

Maintenant, je pense que si le Père Général voyait ceci, il dirait: Mais allez voir à Rochefort! Mais ce n'est pas encore tout. Il s'est posé d'autres problèmes et voilà vraiment je dirais ce que dit mot pour mot le Père Abbé Gé­néral.

 

Le moine ne peut supporter la moindre atteinte à l'honneur de son Dieu en quelque domaine que ce soit. Dieu a sa place dans la cité des hommes, la première, en particulier par la sainteté et le fini de leur travail. Si nous parvenons à rester fidèles à cette ligne originale, spécifique­ment monastique, de politique économique, non seulement nous traverse­rons sans encombre tous les remous du fleuve Européen, mais encore, nous sortirons de l'épreuve mûri et grandi tant au spirituel qu'au ma­tériel.

 

Je pense que notre idéal contemplatif n'a pas souffert, ici, de notre activité économique. Au contraire, il en a été fortifié,ça j'en suis certain !

 

Notre second atout, donc à côté de la qualité et de la modestie de notre entreprise, notre second atout est notre désintéressement...

 

Voici encore quelque chose qu'on nous a dit : c'est de la pure folie des choses pareilles ! Parce que ce que j'ai écrit ici, je l'avais dit oralement à l'un ou l'autre brasseur, brasseur d'abbaye je veux dire, qui eux avaient des idées diamétralement opposées...

 

Notre marge bénéficiaire peut s'amenuiser, le seuil de rentabilité de notre entreprise brassicole se situe extrêmement bas du fait que nous n'avons pas l'intention de monter une affaire. Nous pouvons donc allé­grement encaisser le contrecoup des décisions que prendront les Exé­cutifs du Marché Commun. Pour tout résumer en un mot, c'est dans la mesure où nous serons vraiment moine que tout nous sera donné.

 

Il y avait aussi un autre problème. C'était celui de la diminution des forces vives de la communauté. L'âge moyen était déjà de 58 ans en 1962. Et pourtant ceux qui aujourd'hui ont dans la soixantaine ou en approchent, étaient encore très jeunes alors ! Cela fait 20 ans en arrière. Il fallait donc revoir aussi la politique agricole !

Car ce Marché Commun était quelque chose de très périlleux pour nous. Aujourd'hui, les neufs pays sont toujours en train de se pencher sur ce problème. Les Anglais maintenant sont entrés dans le Marché Commun, les Danois aussi, les Irlandais...bientôt ce sera les Grecs, les Espagnols, les Portugais. Alors voyez un peu tous ces produits agricoles qui doivent être consommés, qui doivent être rentabilisés. Toutes ces exploitations qui doivent permettre à des hommes, des femmes, des gosses de vivre. Non plus dans un tout petit pays comme la Belgique, mais dans toute l'Europe.

Vous savez, le Marché Commun fixe les prix chaque année. Il donne les nor­mes. Il contingente la production. Il veille sur la qualité. Si bien que par exemple dans cette région-ci qui est définie comme zone her­bagère, on ne peut cultiver de denrées. Si on le fait c'est à ses risques et périls. Elles ne seront certainement pas vendues à un prix élevé, parce que ça ne pourra être que pour le bétail. Pour faire du pain, il faut des denrées qui viennent d'ailleurs que de ces régions trop pauvres. On peut se permettre cela maintenant, puisque on a toute l'Europe pour cultiver du froment panifiable.

 

En 1962 on cultivait 42 Ha encore. Il y avait deux ouvriers. Les rendements étaient : pour le froment, 28 sacs à l'Ha - pour l'orge, 27 sacs à l'Ha - pour l'avoine, 20 sacs à l'Ha. Or dans le bon pays on produit 50 à 60 sacs à l'Ha pour moins de travail qu'ici. En 1948 ( c'était donc une année normale d'avant 1950 ) au moment où Dom Félicien était élu Abbé, il y avait 62 Ha de culture, il y avait 7 ouvriers et le rendement était encore beaucoup plus bas.

Pendant les années de 48 à 62, on avait essayé de régénérer les terres qui sont extrêmement ingrates ici. Vous savez que du côté du Vesty, l'épaisseur de terre arable est d'une quinzaine de cm. Lorsque je charruais, la charrue à l'arrière du tracteur rebondissait sur le schiste, sur le roc. Si bien que ces terres sont sèches tout de suite. Un peu de sécheresse, elle se crevasse et on peut introduire la main dans les crevasses, on touche au fond le schiste.  Voilà les terres de Famenne !

On avait chaulé, mis les engrais. On avait drainé tout puis remembré. Mais il y avait encore là tout de même le problème et il a fallu se reconvertir. Et insensiblement mais fatalement il a fallu renoncer à la culture et arriver à la situation qui est celle d'aujourd'hui, que vous connaissez.

 

Il Y avait l'étable et son annexe la fromagerie. En 1948 il y avait un tau­reau, 26 vaches, 23 génisses et 6 veaux. En 1962 il y avait encore un taureau, 20 vaches, 12 génisses et 11 veaux. On produisait 67.700 litres de lait. Et le prix de revient du litre de lait en 1962 était de 3,85 francs, quand le prix de direction du Marché Commun était de 3,75 francs ! Donc on perdait 10 centi­mes par litre de lait ! Alors l'écart n'a fait que s'agrandir naturellement. Ce n'était plus possible.

On a produit, en 1962 encore, 2900 Kg de fromage et 500 Kg de beurre. Mais quelques années auparavant on produisait près de 6.000 Kg de fromage par an. Ce qui n'est rien du tout car pour l'instant, pour donner une idée de comparaison, la fromagerie de Scourmont produit 250.000 Kg  de fromage par an. Et celle qu'on est en train de construire maintenant sur le zoning va en pro­duire 450.000 Kg  par an ! C'est autre chose que les pauvres petits 2.900 Kg !

Vous voyez, je dirais, l'originalité vraiment, oui, scandaleuse de notre politique économique. Maintenant, à cause aussi des diminutions des effectifs, et du vieillissement, du tassement de la communauté, il a fallu aussi supprimer la fromagerie, c'est à dire la fabrication du fromage. Il a fallu aussi, là, se reconvertir : diminuer, ramener le nombre du cheptel à ce qu'il faut pour le ravitaillement de la communauté.

 

Mais il le fallait. Non seulement à cause des effectifs qui baissaient, mais aussi parce que si on avait persévéré à tout prix, c'eut été ce que disait ici le Père Abbé Général. Il dit que le travail est plus sérieux et plus effi­cace aujourd'hui que ce qu'il ne l'était autrefois. Or il n'est pas sérieux de travailler dans une abbaye pour le plaisir de travailler et de s'occuper. Si on travaille, c'est pour avoir des ressources pour vivre mais pas pour perdre 10, 20 centimes, 1 franc au litre. Et voilà ! Non n'est-ce pas, il fallait aussi se reconvertir de ce c6té là !

 

Eh bien voilà mes frères, je pense que ces chiffres sont éloquents. Nous pouvons en tirer une conclusion : c'est que nous pouvons être légitimement fier de ce que Dom Félicien et la communauté ont réalisé ici depuis 1952. Le Père Abbé Général peut venir ici - il ignore tout ça et il ne faut pas le lui dire, ce n'est pas nécessaire. Il ne faut pas agiter un drapeau et dire : Rochefort  über alles ! Non, ce n'est pas ça que je veux dire. Mais s'il le savait, je pense qu'il serait contant de dire : Voilà tout de même ce que je conseille, ce que je demande. Voilà, il y a des Abbayes qui parviennent à le faire.

Mes frères, demeurons fidèle à cette ligne de conduite, et croyons enco­re et toujours à la Parole du Christ qui dit : Si vous cherchez d'abord le Royaume de Dieu, tout le reste vous sera donné. Et Saint Benoît le savait lorsqu'il dit à l'Abbé : Ne te préoccupe pas tellement des choses terrenis et caducis, 2, 23, des choses terrestres et cadu­ques ; ça s'en va tout de même. Et puis alors ne causetur de minori forte substantia, 2, 34, ne te fais pas de tracas si ton avoir peut être un peu pe­tit aux regards du monde, et en soi aussi, ne te tracasse pas parce que rien ne manque à ceux qui craignent Dieu !

 

Mes frères, quand nous avons choisi il y a près de 30 ans, lorsque nous l'avons confirmé voilà près de 20 ans, c'est sur ces principes là que nous nous sommes fondés. Ils sont encore valables, ils sont éternels et Dieu continuera à nous bénir si nous continuons aussi à lui faire confiance.

 

 

 


Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        18.05.80

          7. Le travail.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu hier les trois causes que le Père Abbé Général présente pour expliquer le fait que l'aspect contemplatif de notre vie monastique n'est pas mis en évidence autant qu'on le souhaiterait. Il y en a une quatrième. C'est à son avis la plus grave. Nous allons la parcourir aujourd'hui.

 

Une quatrième cause est la pression du travail. Dans l'ensemble les maisons de l'Ordre gagnent leur subsistance et le travail est plus sérieux et efficace qu'il n'était autrefois. Mais il arrive que du fait de la nature du travail, ou de la dimension de l'entreprise, ou encore du nombre ou de l'âge du personnel, une pression indue soit exercée sur une communauté et que Prière et Lectio en souffrent l'une et l'autre. Quelques maisons, heureusement, ont fait face à cette difficulté et ont pris de sages et parfois courageuses décisions afin de pouvoir retrouver l'équi1ibre de leur vie.

 

C'est là que nous étions arrivés hier. Maintenant écoutez bien ce qu'il va dire, car c'est d'une actualité vraiment frappante. Et comme je l'ai dis, nous avons ici encore une preuve de la perspicacité du Père Abbé Général et aussi de son courage, pour pouvoir oser dire des choses comme ceci :

 

Evidemment la question du travail va de pair avec la pauvreté. Il y a toujours un danger de surindustrialisation avec ses corollaires en machine­ries coûteuses, en expansions indéfinies, en recherches de marchés plus vastes qui donne l'impression d'une association trop étroite avec notre société de consommation. Nous pouvons nous demander si nos entreprises actuelles favori­sent réellement ce que visait Saint Benoît quand il préconisait le travail manuel. Ne font-elles pas obstacles quelques fois à une vie de prière et de solitude ? En disant cela, je suis bien conscient que ce n'est pas toujours fa­cile de faire des changements immédiats.

 

C’est souligné dans le texte et ça veut dire qu'il faut en faire !   

 

Et d'ailleurs, je ne les préconise pas, ces chan­gements immédiats. Mais je demande que nous examinions le problème, que nous gardions les yeux sur les principes fondamentaux en cause, que nous soyons prêt à sacrifier du profit s'il le faut, dans l'intérêt d'un abandon plus profond à l'Evangile, que nous envisagions la pauvreté comme un certain détachement des biens terrestres et une disposition à faire facilement confiance à la divine providence.

Voilà, mes frères, des paroles qui doivent nous secouer ! Comment aujourd'hui nous procurer des ressources dans une société telle que la nôtre, une société hyper civilisée, toujours en mutation, et une mutation accélérée, une société de surconsommation effrénée, de gaspillage ?

On me disait encore cette semaine-ci : il n'est pas rare, il est même cou­rant aujourd'hui dans les familles aisées de voir au déjeuner sur la table : 8 sortes de fromage, sans compter les confitures, les chocopastas et le reste. Et alors, il y a encore des enfants qui vont voir dans le frigo s'il n’y a rien d'autre ! Mais ça, c'est aujourd'hui ! Et alors une société qui exige des produits de qualité finie dans un choix toujours plus étendu, une société de haute technicité, une société qui devient de plus en plus industrielle. Alors avec ça, l'homme là dedans ?

L'homme robotisé, l'homme qui n'est plus qu'un numéro, l'homme pris dans un réseau de règlements : depuis le règlement du travail, le règlement de la route, le règlement d'atelier, les conventions paritaires...enfin l'homme de plus en plus esclave de cette société. Et alors la création d'homme marginalisé - ce qu'on appelle le quart-monde - ­ceux qui ne savent pas suivre, ceux qui ne savent pas s'adapter ; et l'écart entre les deux s'élargit toujours. Je ne pense pas encore au tiers-monde ? Non, je reste ici dans notre petit Occident.

 

Eh bien, mes frères voilà : comment aujourd'hui nous procurer des ressources de façon à ce que l'aspect contemplatif de notre vie monastique soit toujours mis en évidence autant qu'on pourrait le souhaiter ? Comment faire ? Eh bien en guise de commentaire, je vais rappeler une chose : c'est que le problème a été abordé et qu'il a été résolu ici à Saint Remy en 1952. On ne pensait pas, naturellement, que en 1980 l'évolution du monde aurait été telle. Mais ça ne fait rien.

Alors ça s'est posé ici ! Donc le choix dont parle le Père Abbé Général; comment faire pour se procurer des ressources sans tomber dans le piège d'une collusion avec la société de consommation ? Je vais en guise de commentaire vous donner lecture d'un rapport - j'en ai parlé il y a quelques jours - que j'avais rédigé à l'intention du Père Abbé Dom Félicien, du Conseil et de la communauté en 1962. C'est à dire 10 ans après l'option que nous avions prise. Je ne vais pas le lire en entier, mais quelques lignes.

C'était l'époque où chaque année je rédigeais un rapport d'ensemble sur la situation économique et sociale aussi de la communauté à la fin de chaque année comptable. Ce serait très intéressant de voir un peu tout cela. Il y aurait moyen, là, d'écrire un petit livre. Ce sera peut être un jour le sujet d'un mémoire ? Un jour, ça veut dire dans quelques centaines d'années.

 

= Donc la brasserie: le chiffre de bières vendues s'est élevé à 12000000 de francs de l'époque. Les versements officiels sont de 189.000 Kg. En 1952 ils étaient de 27.000Kg  par an ; ça veut dire qu'on brassait en 1 an autant qu'aujourd'hui en 1 mois. Maintenant les versements sont de 300.000 Kg.

 

Pourquoi ? Pourtant la capacité de production n'a pas été augmentée. C'est parce qu'il s'est produit un glissement toujours plus grand vers les bières à fortes densités. En 1962 on avait vendu 6000 Casiers de 10°, ce qu'on soutire maintenant en deux fois! Maintenant c'est la 10° qui est la bière la plus de­mandée. On brassait encore alors de la bière de table qu'on vendait à l'exté­rieur. C'est pour cela que les chiffres sont bas. Car maintenant pour faire de la 10° il faut beaucoup plus de matière première.

En 1952, aussi, il y avait pour toute, toute la brasserie, il y avait 3 mo­teurs électriques d'une puissance totale de 10 HP. Maintenant il y a deux ca­bines de Haute Tension !

 

Je continue: Cela permet, donc je suis en 1962, d'attirer l'attention encore une fois sur le défaut de rentabilité de nos installations qui travail­lent à un rendement anormalement bas...

 

Il faut dire que 1962 est l'année où on a mis en route la meunerie, où on installe les dômes sur les cuves de fermentation et où on a monté le laboratoi­re. A ce moment là l'effectif de la communauté était de 48 et l'âge moyen était de 58 ans. Il était un peu plus haut que maintenant. Maintenant il est de 57 ans.

 

Le fait, donc, que nos installations travaillent à un rendement anormalement bas, ceci mieux que tous les discours prouve à l'évidence que nous ne pour­suivons pas un but lucratif, et que nous……

 

C'était un des arguments de poids pour prouver à la Direction, à l'Inspection et au Contrôle des Contributions que nous étions une vrai ASBL, pas une ASBL frauduleuse. Et cela valait déjà en 62.

 

… et que nous n'entendons pas subordonner notre vie monastique aux exigences d'un appareil de production impitoyable. Le choix se situe au niveau du dé­sintéressement à l'endroit des valeurs d'ordre matériel, intellectuel et même spirituel auxquelles l'argent donne accès.

 

ça veut dire que plus on a d'argent et plus on sait faire de choses. C'est l'argent qui est le nerf de la guerre en tout.

 

Si notre brasserie est devenue en un laps de temps de 10 années une des mieux équipée du pays, c'est afin de permettre une libération des corps et des esprits au centre d'une communauté pauvre mais confiante en Celui qui connaît les intentions des coeurs droits.

 

Maintenant voici l'essentiel, c'est une réflexion sur tout cela :

 

Quelle conclusion est-on en droit de tirer ? Peut-on parler de perfection ou d'achèvement ? Ce serait pour le moins osé ! Aujourd'hui et dans les années à venir, notre devoir primordial est une vigilance de tous les instants. Car, que nous l'acceptions ou non, nous sommes entraînés avec nos contemporains dans une aventure dont le trait le plus remarquable est l'irréversibilité.

 

Le marché commun qui commençait alors 1

 

En 1952 dans un contexte économico social entièrement différent, nous avons procédé à des options étayées de raisons qu'on peut qualifier de sur­naturelles, dont la force de persuasion demeure intacte. Il ne peut donc être question de réviser notre position: petite brasserie nous sommes, petite brasserie nous entendons rester. En quels termes devons-nous à partir de ce fondement irréductible définir notre politique économique actuelle ?

 

Au même moment d'autres Abbayes prenaient des directions toutes différentes. De moyennes brasseries qu'elles étaient, grandes brasseries elles allaient deve­nir ! Et on nous a prédit et annoncé : vous, dans quelques années on ne par­lera plus de votre brasserie, ni de votre Abbaye !

 

Nous devons avoir assez de jugement pour ne pas nous bercer d'illusions et assez de lucidité pour choisir notre voie propre. Le 1° juillet 62 a vu la mise en route du Marché Commun Agricole, c'est à dire d'une politique agri­cole commune aux 6 pays ; ce qui va beaucoup plus loin et s'étend beaucoup plus large qu'une simple union douanière. La mise en place sera achevée pour le 31 décembre 1969. Elle se fera pro­gressivement afin de ne pas perturber les marchés nationaux.

La brasserie est l'industrie qui la première et avec le plus de brutalité sentira peser l'impact de ce Marché Commun Agricole. Essentiellement trans­formatrice de produits agricoles ( orge-maïs-sucre-houblon), elle va voir se modifier profondément ses sources et ses conditions d'approvisionnement.

A cela viendront s'ajouter l'harmonisation des législations fiscales et sociales et l'ouverture des frontières. En Belgique, l'évolution s'oriente déjà vers une hausse des prix de revient : le malt 25% déjà ! le houblon 20% ! et une fiscalité plus dévorante dont la réforme va se poursuivre dans le domaine des impôts indirects.

 

C'est l'année de la réforme fiscale et on préparait déjà l'introduction de la TVA. Je me souviens qu'à cette époque déjà, j'ai fait une étude sur la TVA. Il fallait n'est-ce pas ! On ne pouvait pas être pris à la gorge le jour où ce se­rait là ! Ce sont les Français qui ont commencé avec la TVA. Et voilà, comme c'est un système très pratique où on fraude tout autant qu'auparavant, alors ça s'est étendu partout.

 

L'uniformisation des conditions de concurrences entre pays et l'élar­gissement des marchés à une échelle continentale vont fatalement entraîner la perte des faibles et des inadaptés, de ceux qui n'auront pas pu ou voulu repenser leurs structures ou leurs méthodes. Faiblesse n'est pas corollaire de petitesse : la petitesse peut être une grandeur et une force. Seuls les médiocres sont condamnés.

Nous serons véritablement forts si nous savons pleinement et sans ar­rière pensée, sans complexe d'infériorité et sans découragement assumer au sein du monde nouveau notre condition de petite brasserie d'Abbaye. Nous disposerons alors d'une puissance économique singulière quoique modeste. L'élévation du niveau de vie et l'intensification des échanges amènent une diversification plus étendue des goûts et une exigence sans cesse accrue dans les domaines connexes de la qualité et de la présen­tation. En ce qui concerne les bières, on observe une nette orientation de la demande vers le type spécial, c'est à dire 6° et plus, qu'on consomme de plus en plus dans les cercles familiaux.

Nous disposons de deux atouts majeurs que nous devons avancer sans at­tendre. Le premier est d'ordre technique. Nous disposons et nous sommes en mesure de présenter à notre clientèle actuelle et potentielle, des produits hors série de haute tenue. Il est clairement entendu que pour nous, c'est affaire de vie ou de mort que nos différentes catégories de bières gardent un standing qui les place au premier rang sur le marché Européen. Aucun effort ne doit être épargné, aucune remarque ne peut être négligée. La surveillance de la fabrication ne peut être sujette à aucune défail­lance, ni sur le terrain de la stabilité biologique, ni sur celui de la finesse du goût.

Cette tension perpétuelle vers un idéal d'honnêteté professionnelle et de perfection technique sera tout profit pour la vie intérieure en la­quelle sera ainsi parfaitement intégrée une activité purement profane.

 

Mes frères, d'ici quelques temps, notre brasserie sera la seule brasserie indé­pendante de la Province de Namur. Toutes les autres sont dévorées, digérées ou inféodées aux grandes, énormes affaires financières que sont devenues les bras­series genre Artois ou Piedboeuf.

Maintenant, je pense que si le Père Général voyait ceci, il dirait: Mais allez voir à Rochefort! Mais ce n'est pas encore tout. Il s'est posé d'autres problèmes et voilà vraiment je dirais ce que dit mot pour mot le Père Abbé Gé­néral.

 

Le moine ne peut supporter la moindre atteinte à l'honneur de son Dieu en quelque domaine que ce soit. Dieu a sa place dans la cité des hommes, la première, en particulier par la sainteté et le fini de leur travail. Si nous parvenons à rester fidèles à cette ligne originale, spécifique­ment monastique, de politique économique, non seulement nous traverse­rons sans encombre tous les remous du fleuve Européen, mais encore, nous sortirons de l'épreuve mûri et grandi tant au spirituel qu'au ma­tériel.

 

Je pense que notre idéal contemplatif n'a pas souffert, ici, de notre activité économique. Au contraire, il en a été fortifié,ça j'en suis certain !

 

Notre second atout, donc à côté de la qualité et de la modestie de notre entreprise, notre second atout est notre désintéressement...

 

Voici encore quelque chose qu'on nous a dit : c'est de la pure folie des choses pareilles ! Parce que ce que j'ai écrit ici, je l'avais dit oralement à l'un ou l'autre brasseur, brasseur d'abbaye je veux dire, qui eux avaient des idées diamétralement opposées...

 

Notre marge bénéficiaire peut s'amenuiser, le seuil de rentabilité de notre entreprise brassicole se situe extrêmement bas du fait que nous n'avons pas l'intention de monter une affaire. Nous pouvons donc allé­grement encaisser le contrecoup des décisions que prendront les Exé­cutifs du Marché Commun. Pour tout résumer en un mot, c'est dans la mesure où nous serons vraiment moine que tout nous sera donné.

 

Il y avait aussi un autre problème. C'était celui de la diminution des forces vives de la communauté. L'âge moyen était déjà de 58 ans en 1962. Et pourtant ceux qui aujourd'hui ont dans la soixantaine ou en approchent, étaient encore très jeunes alors ! Cela fait 20 ans en arrière. Il fallait donc revoir aussi la politique agricole !

Car ce Marché Commun était quelque chose de très périlleux pour nous. Aujourd'hui, les neufs pays sont toujours en train de se pencher sur ce problème. Les Anglais maintenant sont entrés dans le Marché Commun, les Danois aussi, les Irlandais...bientôt ce sera les Grecs, les Espagnols, les Portugais. Alors voyez un peu tous ces produits agricoles qui doivent être consommés, qui doivent être rentabilisés. Toutes ces exploitations qui doivent permettre à des hommes, des femmes, des gosses de vivre. Non plus dans un tout petit pays comme la Belgique, mais dans toute l'Europe.

Vous savez, le Marché Commun fixe les prix chaque année. Il donne les nor­mes. Il contingente la production. Il veille sur la qualité. Si bien que par exemple dans cette région-ci qui est définie comme zone her­bagère, on ne peut cultiver de denrées. Si on le fait c'est à ses risques et périls. Elles ne seront certainement pas vendues à un prix élevé, parce que ça ne pourra être que pour le bétail. Pour faire du pain, il faut des denrées qui viennent d'ailleurs que de ces régions trop pauvres. On peut se permettre cela maintenant, puisque on a toute l'Europe pour cultiver du froment panifiable.

 

En 1962 on cultivait 42 Ha encore. Il y avait deux ouvriers. Les rendements étaient : pour le froment, 28 sacs à l'Ha - pour l'orge, 27 sacs à l'Ha - pour l'avoine, 20 sacs à l'Ha. Or dans le bon pays on produit 50 à 60 sacs à l'Ha pour moins de travail qu'ici. En 1948 ( c'était donc une année normale d'avant 1950 ) au moment où Dom Félicien était élu Abbé, il y avait 62 Ha de culture, il y avait 7 ouvriers et le rendement était encore beaucoup plus bas.

Pendant les années de 48 à 62, on avait essayé de régénérer les terres qui sont extrêmement ingrates ici. Vous savez que du côté du Vesty, l'épaisseur de terre arable est d'une quinzaine de cm. Lorsque je charruais, la charrue à l'arrière du tracteur rebondissait sur le schiste, sur le roc. Si bien que ces terres sont sèches tout de suite. Un peu de sécheresse, elle se crevasse et on peut introduire la main dans les crevasses, on touche au fond le schiste.  Voilà les terres de Famenne !

On avait chaulé, mis les engrais. On avait drainé tout puis remembré. Mais il y avait encore là tout de même le problème et il a fallu se reconvertir. Et insensiblement mais fatalement il a fallu renoncer à la culture et arriver à la situation qui est celle d'aujourd'hui, que vous connaissez.

 

Il Y avait l'étable et son annexe la fromagerie. En 1948 il y avait un tau­reau, 26 vaches, 23 génisses et 6 veaux. En 1962 il y avait encore un taureau, 20 vaches, 12 génisses et 11 veaux. On produisait 67.700 litres de lait. Et le prix de revient du litre de lait en 1962 était de 3,85 francs, quand le prix de direction du Marché Commun était de 3,75 francs ! Donc on perdait 10 centi­mes par litre de lait ! Alors l'écart n'a fait que s'agrandir naturellement. Ce n'était plus possible.

On a produit, en 1962 encore, 2900 Kg de fromage et 500 Kg de beurre. Mais quelques années auparavant on produisait près de 6.000 Kg de fromage par an. Ce qui n'est rien du tout car pour l'instant, pour donner une idée de comparaison, la fromagerie de Scourmont produit 250.000 Kg  de fromage par an. Et celle qu'on est en train de construire maintenant sur le zoning va en pro­duire 450.000 Kg  par an ! C'est autre chose que les pauvres petits 2.900 Kg !

Vous voyez, je dirais, l'originalité vraiment, oui, scandaleuse de notre politique économique. Maintenant, à cause aussi des diminutions des effectifs, et du vieillissement, du tassement de la communauté, il a fallu aussi supprimer la fromagerie, c'est à dire la fabrication du fromage. Il a fallu aussi, là, se reconvertir : diminuer, ramener le nombre du cheptel à ce qu'il faut pour le ravitaillement de la communauté.

 

Mais il le fallait. Non seulement à cause des effectifs qui baissaient, mais aussi parce que si on avait persévéré à tout prix, c'eut été ce que disait ici le Père Abbé Général. Il dit que le travail est plus sérieux et plus effi­cace aujourd'hui que ce qu'il ne l'était autrefois. Or il n'est pas sérieux de travailler dans une abbaye pour le plaisir de travailler et de s'occuper. Si on travaille, c'est pour avoir des ressources pour vivre mais pas pour perdre 10, 20 centimes, 1 franc au litre. Et voilà ! Non n'est-ce pas, il fallait aussi se reconvertir de ce c6té là !

 

Eh bien voilà mes frères, je pense que ces chiffres sont éloquents. Nous pouvons en tirer une conclusion : c'est que nous pouvons être légitimement fier de ce que Dom Félicien et la communauté ont réalisé ici depuis 1952. Le Père Abbé Général peut venir ici - il ignore tout ça et il ne faut pas le lui dire, ce n'est pas nécessaire. Il ne faut pas agiter un drapeau et dire : Rochefort  über alles ! Non, ce n'est pas ça que je veux dire. Mais s'il le savait, je pense qu'il serait contant de dire : Voilà tout de même ce que je conseille, ce que je demande. Voilà, il y a des Abbayes qui parviennent à le faire.

Mes frères, demeurons fidèle à cette ligne de conduite, et croyons enco­re et toujours à la Parole du Christ qui dit : Si vous cherchez d'abord le Royaume de Dieu, tout le reste vous sera donné. Et Saint Benoît le savait lorsqu'il dit à l'Abbé : Ne te préoccupe pas tellement des choses terrenis et caducis, 2, 23, des choses terrestres et cadu­ques ; ça s'en va tout de même. Et puis alors ne causetur de minori forte substantia, 2, 34, ne te fais pas de tracas si ton avoir peut être un peu pe­tit aux regards du monde, et en soi aussi, ne te tracasse pas parce que rien ne manque à ceux qui craignent Dieu !

 

Mes frères, quand nous avons choisi il y a près de 30 ans, lorsque nous l'avons confirmé voilà près de 20 ans, c'est sur ces principes là que nous nous sommes fondés. Ils sont encore valables, ils sont éternels et Dieu continuera à nous bénir si nous continuons aussi à lui faire confiance.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        19.05.80

      8. La pauvreté.

 

Mes frères,

 

Revenons-en à la lettre du Père Abbé Général. Elle traitait de questions économiques. Il nous disait que la question du travail allait de pair avec la pauvreté. Et dans sa lettre, il glisse insensiblement du travail à la pauvreté.

Les deux sont liés. Le pauvre travaille. Il est obligé de travailler. Il travaille pour vivre. Saint Benoît demande que aussi le moine travaille pour vivre, mais dans une optique qui est la sienne. Il s'appuiera sur le dit de l'Apôtre Paul qui affirme : Du moment que vous ayez de quoi vous nourrir, de quoi vous vêtir, de quoi vous loger et de quoi vous chauffer, soyez contents de cela !

Saint Benoît ne reprend pas ces paroles à la lettre, mais il dit tout de même des choses analogues : Tout ce qui est au delà de ceci, de cela, c'est superflu, ça doit être retranché ! Le moine, c'est un homme qui ne va pas se mettre des boulets aux pieds. Pas de choses inutiles ! Il doit être léger, il doit être tout nu. Il doit être quasi angélique pour s'élever dans les sphères trinitaires. Mais s'il est lourd, s'il traîne des richesses derrière lui, comment voulez-vous qu'il s'occupe des choses de Dieu?

 

Le riche, lui, doit travailler aussi. Mais le riche, il travaille pour vivre, naturellement, mais aussi il va travailler pour se gonfler, pour se di­later. Notez que c'est passé dans le langage populaire. Dans les régions, ici, Ardennaises, pour désigner un riche on dira : c'est un gros ! Les gros, c'est à dire les riches.

Mais le riche va aussi travailler parce que l'argent donne le pouvoir. Avec l'argent on achète tout, on achète même les consciences ! Vous connais­sez les pots-de-vin. Vous vous rappelez peut-être le scandale de la Firme Lookheed qui fournissait des avions militaires dans le monde entier, mais qui versait de généreux pots-de-vin aux dirigeants de ces pays, pour qu'on achète des avions Lookheed.

Cela donne le pouvoir, ça donne aussi l'influence. Et ici il ne faut pas avoir peur de le dire, quoique ma foi ce ne soit pas très reluisant, mais enfin : les abbayes les plus influentes, ce sont les abbayes riches ! Il n'y a pas à dire, elles font beaucoup de biens à d'autres maisons et alors les Abbés de ces Abbayes riches ont du poids ! Voyez, à côté de ça Rochefort ne pèse pas lourd !

 

Eh bien voilà deux façons d'envisager le travail. Mais ça ne veut pas dire maintenant que certaines Abbayes s'enrichissent pour avoir de l'influence. C'est quelque chose qui va de soi, vous voyez. Mais chez le riche du monde, c'est intentionnel, il sait très bien ce qu'il fait.

Et nous mes frères, voyons-nous un petit peu ? Est-ce que nous sommes pau­vres au sens de la Règle de Saint Benoît ? Le Père Abbé Général disait :

 

Je demande que nous examinions le problème. 

 

Donc c'est le problème de la surindustrialisation, des marchés qui s'éten­dent indéfiniment, de la complicité avec la société de consommation. Ce sont les termes qu'il reprend. Et il demande :

 

….que nous examinions le problème, que nous gardions les yeux sur les principes fondamentaux en cause, que nous soyons prêts à sacrifier du profit s'il le faut dans l'intérêt d'un abandon plus profond à l'Evan­gile, que nous envisagions la pauvreté comme un certain détachement des biens terrestres et une disposition à faire facilement confiance à la divine Providence.

 

Mes frères, sommes-nous détachés des biens terrestres ? Pouvons-nous dire : je suis mort avec le Christ ? Je vis là où est mon trésor, avec le Christ res­suscité siégeant auprès de son Père, là est ma fortune ! Pour ce qui regarde les biens terrestres, du moment que j'ai à ma disposi­tion ce qu'il me faut pour vivre et pour m'épanouir surnaturellement, 1e reste, j'en suis tout à fait détaché, je ne le prendrais pas avec moi.           Est-ce que nous voyons les choses ainsi ? Personnellement ? Communautairement ?

            Et on va dire : oui, oui c'est vrai ! Moi, c'est ainsi ! Pour moi, je suis tout à fait détaché de tout ... Oui, dans l'intention, je veux bien le croire. Mais pour que le détachement soit vrai, qu'il ne soit pas, je ne sais pas, une sorte de drogue dont on parle et qui donne une petite ivresse spirituelle et une bonne conscience, il faut que ce détachement s'inscrive dans les faits, sinon ce n'est pas vrai. Il doit être matérialisé.

Et c'est ici que le Père Abbé Général va mettre le doigt sur deux plaies. Mais je vois qu'il est déjà 8 1/4 ! Nous allons nous rendre à l'église et demain nous allons à nouveau l'écouter.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        20.05.80

      9. Confort Classe Moyenne !

 

Mess frères,

 

Le Père Abbé Général adresse sa lettre à chacun d'entre nous. Aujourd'hui il va copieusement nous étriller, du moins les membres de l'Ordre et ceux parmi nous qui le méritent. Ecoutez ! Il a parlé de la pauvreté en liaison avec le travail, donc :

 

La pauvreté envisagée comme un certain détachement des biens terres­tres et une disposition à faire facilement confiance en la divine Providence.

 

Il poursuit :

 

En lien étroit avec tout ceci est la nécessité d'une certaine sobrié­té dans nos habitations et d'une certaine frugalité dans notre style de vie. Il arrive malheureusement que dans certains monastères les cellu­les privées soient au bord du luxe, ou que le régime alimentaire de­vienne de plus en plus riche. 

 

Il parle de la sobriété dans l'habitat ? Cela veut dire la simplicité, la modération, la retenue, éviter toute recherche entre autre dans l'aménagement des cellules privées. Il parle de la frugalité dans le style de vie ? C'est aussi la question d'alimentation, c'est surtout à cela qu'il pense. Se contenter de peu, éviter une recherche excessive qui ferait des moines des gourmets ! Et ici, le seul endroit dans toute sa lettre, il laisse échapper un gémis­sement de consternation : malheureusement, dit-il ! Il arrive malheureusement que...

Naturellement il faut bien comprendre ce qu'il dit, car nous savons que tout est relatif. La sobriété dans l'habitation en Afrique Centrale, ce ne sera pas la sobriété d'habitation des Etats-Unis d'Amérique. Dans un pays d'Amérique du Sud où il y a des monastères de notre Ordre, on ne se nourrira pas comme en Europe Occidentale. Allez un peu trouver un critère qui permette de dire : là commence le luxe, là fini la frugalité ? Aussi il apporte un correctif. Il dit :

 

Il est vrai que dans le passé l'ascétisme reçu parfois un accent exa­géré et devint ainsi l'ennemi d'une vie spirituelle équilibrée. 

 

Les anciens, ici, ont connu le régime du réfectoire auparavant où la portion de pain était pesée. Je pense que la balance se trouve quelque part avec ses poids en plomb, peut-être vérifiés chaque fois à l'occasion d'une Visite Régulière - je ne sais pas -  pour que ce soit toujours bien le même poids. Tout le monde au matin recevait exactement la même portion : gros appétit, petit appétit, cela n'avait pas d'importance, tout le monde était au même ré­gime.

Vous voyez ! C'était ça un ascétisme exagéré. Alors ça crée un certain déséquilibre dans la vie spirituelle : certains avaient trop et d'autres pas assez !

Mais, dit-il :

 

­            Actuellement le pendule est passé de l'autre côté et il y a une ten­dance marquée vers un certain confort de Classe Moyenne où il reste peu de place pour le sacrifice.

 

Il y a peut-être un peu d'humour Anglais là derrière ? Mais enfin, est-ce que nous, ici à Saint Remy, nous pouvons pavoiser et dire : oh nous, ça ne nous concerne pas ? A Saint Remy il n'y a pas de surindustrialisation, ça, ça va bien ! Mais ici : confort de classe moyenne ? Est-ce que il n’y a pas l’une ou l'autre cellule qui glisse vers un certain aménagement luxueux ? Je ne sais pas ? Mais que faire, que faire ?

A mon sens, la position équilibrée est celle-ci : nous devons prendre du moder­ne ce qui peut être utile pour nous libérer au spirituel, ce qui peut nous ai­der à vivre mieux, c'est à dire à vivre spirituellement mieux, à être plus vrai. Voilà, nous ne pouvons pas non plus jouer au pauvre et renoncer à certaines des commodités modernes.

Par exemple : allons-nous renoncer à l'usage de l'éclairage électrique et pour faire pauvre utiliser des chandelles ou des lampes à pétrole ? Allons-nous renoncer au chauffage central et chacun avoir son petit poêle, au charbon comme ça se faisait il y a 25 ans par exemple. Je pense bien que c'était le Frère Bonaventure qui était chargé de remplir la caisse de charbon qui se trouvait là-bas du côté du vestiaire, et le Frère Charles avant lui ! Voilà !

 

Vous voyez, pour cela il faut être prudent. Il faut être discret et essayer toujours d'être vrai. Nous vivons ici dans une région en Europe Occidentale où on a des facilités. Mais ces facilités, utilisons-les ! Ce n'est pas pour ça que nous allons tomber dans le luxe.

Et d'autre part, il faut aussi protéger les santés. Nous dépensons beaucoup plus d'énergies qu'auparavant : énergie nerveuse, je veux dire. Peut-être pas tant d'énergie physique : physiquement on travaille moins, ce qui est à notre détriment. L'homme, pour se développer, a besoin de faire fonctionner sa muscu­lature.

Maintenant on travaille avec son système nerveux. On se fatigue beaucoup plus à établir une balance comptable exacte qu'à marcher toute une journée derrière une charrue et un cheval ! C'est beaucoup plus fatigant de contrô1er ­un laboratoire de brasserie qu'auparavant de manipuler des tonneaux. Vous voyez, la nature du travail a changé, et maintenant on se brûle.

 

Il faut donc que l'alimentation soit équilibrée pour que ne s'introduise pas de carence alimentaire en sels minéraux, en oligo-éléments, en vitamines. La nourriture sera donc aujourd'hui plus recherchée. Ceux qui viennent mainte­nant, les nouvelles générations qui arrivent dans les monastères, eh bien, ils sont habitués à une cuisine mieux préparée. On ne peut pas leur présenter une cuisine telle qu'elle était aussi il y a 25, 30, 40, 50 ans. Voyez, il faut s'adapter à la civilisation qui est la nôtre maintenant, ne pas vouloir jouer à ce qui était d'hier...

Alors notre cadre de vie, le style de vie ? Il doit toujours rester simple, mais il faut qu'il soit beau. Auparavant, par esprit de pénitence on préférait ce qui était laid ! Mais alors les hommes n' étaient pas bien dans leur peau. Les hommes sont des animaux aussi, ils doivent avoir de la lumière, ils doivent avoir de la couleur, ils doivent avoir de la beauté autour d'eux. Ils sont alors plus épanouis. Dieu est beau, il a créé du beau, ce qui n'est pas du luxe !

Voyez mes frères, ce que dit le Père Abbé Général ici, c'est très bien. Il faut le croire, naturellement. Mais il parle pour tout l'Ordre, et chaque mai­son doit prendre ce qui lui convient. Et ce qui est modéré ici, serait peut-être du superluxe en Afrique. Il faut être de son temps et aussi de son lieu.

 

Mais malgré tout faisons bien attention et ne glissons pas trop dans le confort de classe moyenne. C'est surtout le mot confort qui est ici en jeu, parce que Classe Moyenne, nous le sommes. Du moment que nous travaillons de nos mains, nous sommes des travailleurs indépendants, nous appartenons à la Classe Moyenne ; ça, c'est la terminologie reçue ici en Belgique. Peut-être qu'en Angleterre ça a un tout autre sens ?

Mais n'ayons pas peur du mot. En Belgique, ce n'est pas déshonorant et ce n'est pas synonyme de luxe et d'exagération. La Classe Moyenne est la classe qui vit de son travail. Un bon ouvrier spécialisé fait partie de la classe moyenne. Mais c'est le CONFORT !

Et là, nous ne devons pas avoir un confort tel, qu'il exclue tout sacrifice. Nous devons toujours sentir d'un côté ou de l'au­tre que nous n'avons pas de demeure permanente ici, et que nous ne serons con­tents que lorsque nous entrerons dans le palais de Dieu, dont celui-ci n'est jamais qu'une faible et terne image. Nous ne devons pas l'aménager comme si nous devions vivre ici éternellement.

 

Et ici, une petite chose pour terminer. C'est qu'il est remarquable que les hommes dans les monastères qui sont les plus difficiles en ce qui concerne l'aménagement, en ce qui concerne la nourriture et tout ça, ce sont ceux qui en étaient privés chez eux ! C'était déjà comme ça tout au début du monachisme. Tout au début, c'était déjà ainsi : les fellahs qui arrivaient dans les monastères d'Egypte ne pou­vaient pas supporter qu'Arsène, qui lui avait été le précepteur des fils de l'Empereur à Constantinople, avait un petit coussin pour reposer sa tête, alors que c'était un vieillard qui approchait des 100 ans. Voilà, c'est ça ! C'est toujours une question d'équilibre, de sagesse, de discrétion.

Et je pense que nous sommes en temps de Pentecôte. Que l'Esprit de Dieu nous remplisse, lui, de sa sagesse et ainsi nous ne tomberons pas sous les reproches du Père Abbé Général et nous ne le ferons pas gémir.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        21.05.80

      10. Vivre ensemble.

 

Mes frères,

 

Hier soir, nous avons accompagné le Père Abbé Général qui jetait un re­gard investigateur dans les cellules privées des frères. Et ce qu'il remar­quait dans certains monastères était tel qu'il en poussait un gémissement de douleur. C'est malheureux ! disait-il.

Et nous avons opéré un retour sur nous-mêmes et nous nous sommes demandés : Serions-nous du nombre de ces certains monastères ? Nous devons prendre très au sérieux l'avertissement du Père Abbé Général. Mais nous ne devons pas pour autant nous culpabiliser.

Je pense que objectivement nous avons le droit de dire que nos cellules ne sont pas luxueuses. Elles sont - devrait-on dire - fonctionnelles. Elles sont du type : chambre installée par de jeunes mariés qui n'ont pas beaucoup d'ar­gent pour un départ dans la vie et qui remettent à plus tard l'aménagement de leur foyer.

Ce n'est pas parce qu'on dispose d'un lit latoflex qu'on est dans le luxe. Non, c'est un lit hygiénique. Nous devons, nous, jouir d'un sommeil répara­teur sur un lit qui malgré tout est austère. C'est presque une planche ! A l'époque, quand on a acheté ces lits, telle était l'intention, je m'en sou­viens bien.

 

Le Père Abbé Général, vous voyez, a beaucoup de qualités,une nouvelle encore aujourd'hui ! Dans son style épistolaire, il possède l'art de ménager d'habiles transitions. On passe ainsi d'un sujet à un autre sans même le re­marquer.

Voyez cette fois : il terminait en disant qu'il y avait une tendance mar­quée vers un certain confort Classe Moyenne où il reste peut de place pour le sacrifice, toujours à propos de ces cellules et du genre de vie qui n'est plus assez frugal dans certains monastères.

 

Naturellement, il ne faut pas oublier que vivre ensemble dans la paix et l'unité est déjà une forme d'ascèse. Sur ce point je suis heu­reux de signaler que presque partout la charité fraternelle semble avoir progressé et que les relations entre frères sont plus cordiales et si j'ose dire plus chrétiennes.

 

Nous voici donc partis dans la charité fraternelle ! Et cette fois-ci il pousse un soupir de soulagement heureux.

 

Dans une certaine mesure, ceci est dû au dialogue de communauté, à la permission de parler, à la suppression de l'ancienne forme du cha­pitre des coulpes. Mais ici encore l'expérience m'a montré que la ré­action a été un peu trop loin. Et c'est un refrain a peu près constant aux Visites Régulières : que le juste équilibre entre parole et silen­ce n'a pas encore été atteint, ni découverte une forme appropriée de correction fraternelle. 

 

Je voudrais attirer votre attention d'abord sur un tout petit détail, mais qui a son importance. Le Père Abbé Général dit : la charité fraternelle semble avoir progressé, ce qui est heureux. Je suis heureux de le signaler, dit-il. Et les relations entre frères sont plus cordiales et si j'ose dire plus chrétiennes.

Il y a une façon de vivre ensemble qui est franchement païenne. On trou­vera ça dans le monde. C'est ce qu'on appellera la civilité. Il n'y a pas tellement encore, des correspondants, des étrangers écrivant ici ou écrivant ailleurs, terminaient leur lettre avec la formule : je vous présente mes civi­lités empressées. Maintenant on dira : ma considération distinguée.

Voyez, dans le monde, la civilité c'est ceci : Les rapports sociaux sont corrects, mais ils sont basés sur des rapports de force, une espèce de gra­vitation qui fait que les hommes tournent les uns autour des autres sans se rencontrer. Mais ils ne se gênent pas, mais ils s'ignorent ! Si, ils ont des rapports civils, de civilité, de correction, de politesse, de savoir-vivre, mais sans chaleur, ça reste froid !

C'est de plus en plus remarquable dans le monde d'aujourd'hui. C'est le monde de l'informatique, de la télématique, de la robotique ; et les hommes deviennent dans cet univers  des fiches, des numéros, des pions, des rouages Ils tournent bien un sur l'autre, mais comme une machine.

On comprend alors la réaction violente de certains jeunes qui vont se constituer en groupe, en gang, et puis alors, ils vont foncer. En Angleterre, maintenant, c'est une mode...des troupes entières qui cir­culent à travers tout en motocyclettes ; ça va peut-être venir ici aussi sur le continent ? Et ils ne respectent plus rien. Et pourquoi ? Pour dire : nous sommes là ! Ils ont chaud ensemble, pour lutter contre ce froid polaire de la société civile !

 

A côté de ça, il y a la manière de vivre ensemble qui est chrétienne. Et là, c'est presque vouloir résoudre pour nous la quadrature du cercle. Car la vie chrétienne, la charité chrétienne, elle n'est pas d'essence, elle n'est pas de nature charnelle purement humaine. C'est de la nature divine. C'est surnaturel, c'est hors de notre portée !

La civilité, ça c'est notre mode. Mais nous avons reçu en nous un esprit qui est une Personne, un Feu, une Lumière. C'est l'Esprit Saint, c'est Dieu lui-même, c'est ce qui vivait dans le Christ. Et nous ne pouvons plus être entre nous sur un pied de civilité. Il faut donc nous aimer. Mais nous sommes tout de même des hommes, nous sommes de la chair. Et comment concilier les deux : la charité divine dans une chair humaine ?

Eh bien c'est possible, et c'est ce que le Christ nous demande. Nous ne devons pas pour ça nous descendre, ou nous dissoudre, ou nous engluer dans le sentimentalisme. Non, ce n'est pas cela. Mais il y a 1000 détails à travers lesquels l'amour peu s'exprimer. Et c'est cela que veut dire le Père Abbé Général : elles sont plus cordiales, nos relations, et si j'ose dire  alors plus chrétiennes. Là où il n'y a pas de cordialité, il n'y a pas d'amour chrétien. C'est cela, n'est-ce pas !

 

Mais je peux très bien vivre avec un frère qui m'est franchement anti­pathique pour toutes sortes de raisons impossibles à analyser, c'est comme ça ! Que vais-je faire avec celui-là ? Eh bien, l'Esprit de Dieu qui est en moi va à ce moment là me convertir. Et ça ne veut pas dire que ce frère va devenir le plus sympathique de tous. Ce n'est pas ça, il me sera toujours naturellement antipathique. Mais je vais dépasser ce sentiment pour épouser la charité du Christ qui est en moi, me laisser porter par elle. Et ce frère, personne ne saura si je l'aime plus ou moins qu'un autre.

Saint Benoît le dit : L'Abbé doit avoir une charité égale pour tous. Et on disait de la petite Thérèse qu'on était étonné parce que la soeur à la­quelle elle manifestait le plus d'attentions, c'était celle qui lui était le plus antipathique. C'est cela ! Il y a dans notre vie commune 1000 détails, 1000 façons pour manifester sa cordialité et son amour : un sourire, un geste, une démarche, un coup de main, une bonne parole même négativement : retenir la réflexion acerbe ou la moquerie qui jaillirait spontanément de nous. Vous voyez tout cela, de toutes petites choses ! Et c'est ça, ici, que veut dire le Père Abbé Général. Il est heureux de constater que cela a progressé dans tous les monastères. Mais il n'ose tout de même pas encore dire que c'est dans tous. Il dit : presque partout. Il y aura peut-être encore une exception ou l'autre, mais ce doit être rarissime.

 

Eh bien je dois dire, mes frères, qu'ici, ici nous sommes sur la bonne route. Il y aura peut-être encore chez l'un ou l'autre un éclat, un petit bazar qui échappe. Mais je sais que dans le fond la charité travaille et que nos rapports, comme le Père Visiteur l'a constaté aussi, sont certainement ici chrétiens parce qu'ils sont cordiaux. On a eu l'occasion de l'expérimen­ter au cours de cette fameuse grippe. Nous avons vu qu’à ce moment, les peti­tes divergences s'étaient évanouies et qu'il n'y avait plus qu'un seul coeur pour nous aimer et nous entraider.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        24.05.80

      11. Dans la paix et l’unité !

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général parle de vivre ensemble dans la paix et l'unité. C'est une belle définition de la vie cénobitique, si on comprend bien les termes : et vivre ensemble et dans la Paix et l'Unité.

 

Vivre ensemble, ce n'est pas vivre les uns à caté des autres en se con­formant au canon de la civilité laïque, de la politesse, de la correction, mais en s'ignorant ! Ce n'est pas non plus vivre en groupes juxtaposés, des groupes organisés ou informels, des groupes crées ou bien naissant spontanément, des regroupe­ments comme ça suivant des affinités de caractère, d'antipathie aussi, on s'éloigne de certains pour se rapprocher d'autres : affinités d'âge, de goûts, de petites chapelles dans un monastère. Ce n'est pas ça vivre ensem­ble !

Il faut vivre ensemble chrétiennement, c'est à dire dans la paix et l'unité. Mais quelle paix et quelle unité ? C'est l'unité que le Christ avait demandée à son Père pour ses disciples: qu'ils soient un comme nous sommes un le Père et Moi, eux en Moi et Moi en Toi, que nous soyons tous consommés dans l'unité. C'est la seule unité vala­ble dans un monastère ! Le reste ? Je ne sais pas ce que c'est. C'est de l'illusion !

Et puis la Paix ? Pas n'importe quelle paix, mais la paix du Christ, celle qu'il a aussi promise à ses disciples. Donc, vivre ensemble dans la paix et l'unité, c'est former une cellule du Royaume de Dieu. On vit les uns dans les autres parce qu'on s'aime ; même s'il n'y a pas d'affinités naturelles, on s'aime. L'amour est autre chose qu'un rapport d'affinité. Ce sera donc pra­tiquement partager et porter ensemble le poids du groupe, le poids de la com­munauté.

 

Mais dans la pratique, à mon sens, cela dépend surtout de l'Abbé. Car pour partager et porter, il faut savoir qu'il y a quelque chose à partager et à porter. Il faut donc que l'Abbé soit transparent. Cela a été un grand sujet de discussion à la Conférence Régionale là-bas quelque part en France. Dans quelle mesure l'Abbé pouvait-il être transparent ? Dans quelle mesure pouvait-il informer la communauté de ce qui se passe ?

Mais à mon sens, il faut que la communauté sache tout. Il ne peut y avoir de secrets, ni de cachotteries, ni d'énigmes, ni de mystères dans une commu­nauté qui vit ensemble dans l'unité et la paix. Et pour entretenir cette uni­té et cette paix, mais il faut la nourrir, il faut la nourrir en informant. Il faut que tout soit clair, net, franc, loyal. C'est à cette condition que les hommes sont en sécurité, que les hommes sont portés à se regarder et à s'entraider.

Sinon si chacun, surtout l'Abbé, je parle de l'Abbé, si l'Abbé commence à avoir de petites histoires, alors ça se communique aux autres comme une gangrène. Et on s'aperçoit qu'il y a quelque chose qui se dissout, qui fond comme un tas de neige, enfin qui s'en va et an ne voit plus rien.

Voyez ! Donc je veux dire que la responsabilité de l'Abbé est engagée très fort. J'ai le droit de le dire parce que c'est moi qui le suis ici et je parle de moi d'abord. Voyez, il faut aussi intéresser les frères à ce qui se passe, à ce qui se prépare. Naturellement ça ne veut pas dire que maintenant il faut aller dévoiler les secrets de le vie privée personnelle de l'un et de l'autre ! Non, Saint Benoît le dit bien : les péchés secrets de l'âme, il faut les dévoiler à un Père spirituel qui saura guérir les siens propres sans divulguer ceux des autres.

 

Mais il s’agit ici, je dirais, de la marche de la communauté. Et à ce pro­pos je voudrais vite en avoir fini avec cette lettre ! Oui ! Mais vous voyez, elle est intéressante, extrêmement intéressante, on ne sait pas courir. Mais pour quelle raison en finir ? Mais c'est parce que commencent à arriver par la poste des documents préparatoires du Chapitre Général.

Or là, il y a des choses qui sont très intéressantes non seulement pour ce qui regarde Saint Remy, mais pour ce qui peut nous intéresser. Il y a même des petites choses qui regardent Rochefort ? On se dit : tiens cette affaire, c'est de Rochefort ! Oui, ça ne peut être que ça ! Alors je voudrais une fois vous parler de tout cela et avoir un peu vos réactions.

Ainsi en arrivant là-bas, si on me demande de parler, je puisse dire : je ne parle pas seulement à mon nom propre vous savez, mais il y a 35 hommes derrière moi et vous avez ici leur opinion. Il faut donc en tenir compte, ça fait 35 voix en plus dans un sens ou dans un autre. C'est ça que je veux dire : il faut informer, il faut porter ensemble et partager.

 

Alors le Père Abbé Général dit qu'on n'a pas encore trouvé un juste équi­libre entre parole et silence.

Oui, ici je pense, je pense que nous pouvons malgré tout être satisfait. Naturellement il y a toujours des tempéraments bavards et je crois qu'il ne faut pas le prendre au tragique. Ils fermeront la bouche quand ils seront 2m sous terre, c'est seulement alors ! Donc il ne faut pas espérer une conver­sion, c'est impossible ici, c'est lié au tempérament de la personne !

Il y en a qui sont des extravertis, ils ont besoin de s'expliquer, de raconter et tout. Et bien, prenons-les comme ils sont, n'est-ce pas. Il n'y a rien de très grave là dedans, à condition que cela ne devienne pas de l'obstruction du travail des autres, et que ça ne devienne pas prétexte à médisance, à raconter du mal des autres. Non !

Mais qu'il y en ait un qui ait la langue un peu facile, c'est son tempé­rament à lui. Comme il y en a d'autres qui serons des muets, mais c'est leur tempérament aussi. C'est ça aussi partager et porter.

 

Mais alors tout de même, s'il y a ici des bavards, je leur demanderai tout de même de se surveiller malgré tout un peu. Mais enfin je vous dis : il y a des choses plus graves que cela. Mais je parle simplement ici du fait de faire marcher sa langue. Mais ce qui est toujours pi, ne pas embêter les autres dans leur travail et dans leur prière, et puis surtout, surtout, surtout ne jamais dire du mal.

Maintenant : équilibre aussi entre silence et parole. Je pense qu'il y a aussi un progrès qui est observé à propos de ce que j'avais dis : ne pas par­ler dans certains endroits de l'Abbaye, là où Dieu est beaucoup plus présent, à l'église, ici au scriptorium, au réfectoire, à la cuisine. Ce sont des endroits qui sont plus ou moins sacrés, certains très forts, d’autres un peu moins. Mais ils participent tout de même au même caractère. Dieu est là, et c'est là qu'on le rencontre, c'est là qu'on prie avec plus d'ouverture. On s'ouvre, on est en confiance, on est d'avantage proche de Dieu.

Et je pense que là aussi on a fait un effort et qu'il y a un progrès cer­tain. Mais il ne faut pas dire qu'on est arrivé au terme. Il faut continuer.

 

Et le Père Abbé Général dit qu'on n'a pas encore découvert une forme appropriée de correction fraternelle depuis qu'on a supprimé le fameux Chapi­tre des Coulpes. Une forme appropriée qui vaudrait pour l'Ordre entier, je pense que ça n'existe pas.

Il y a des formes appropriées suivant les lieux, les monastères, les mai­sons. Et à mon sens, pour ici - je ne vais pas voir ce qui se passe ailleurs - ­mais pour ici, la forme la plus appropriée de correction fraternelle, c'est de se dire en privé ce qu'on a à dire. Si on voit quelqu'un qui...voilà, qui ne fait pas ce qu'il devrait faire, qu'on le lui dise gentiment, poliment, honnêtement, loyalement aussi. Voyez-vous, ça fait aussi partie du partage.

Et si ce sont des choses plus sérieuses ou plus délicates, alors qu'on en informe le supérieur qui lui, au moment opportun, avec beaucoup de délicatesse pourra aussi intervenir pour redresser une situation qui serait incorrecte. Je pense que c'est beaucoup plus efficace. D'ailleurs à l'occasion je le pratique et je sais que à l'expérience je n'ai pas encore rencontré de déboi­res de ce caté.

 

La plupart du temps, quand on fait quelque chose qu'on ne devrait pas faire, on ne le sait pas, on ne se rend pas compte. On le fait de bonne foi. Puis, lorsqu'on s'en aperçoit, on se dit : bien, maintenant je le sais ! Et puis c'est fini !

Et lorsqu'il y a des choses qui regardent tout le monde, eh bien alors c'est le lieu ici de le dire en public. Comme je l'avais dit à ce moment là : attention, ne pas parler au réfectoire. Vous savez, le percolateur là-bas, ce n'est pas un petit endroit ou on discute le coup. Voilà, alors on le sait !

Il arrive encore qu'on trébuche. Je m'en suis aperçu une fois ou l'au­tre en allant porter quelque chose au réfectoire : deux qui sont là en train de discuter. Alors on me voit !!! Et pftt, c'est fini ! Donc à ce moment là, ils se rendent bien compte, ils reprennent conscien­ce, et voilà.

 

Donc voilà mes frères, essayons de vivre ainsi dans la charité fraternel­le. Dans l'unité et dans la paix, c'est cela le train, le véhicule qui nous permettra de voguer et peut-être même de voler vers ce Dieu qui nous attend.

 

 

 

 

 

Homélie : Fête de la Pentecôte.                  25.05.80

      Croyons-nous suffisamment ?

 

Mes frères,

 

Jean-Baptiste se tenait sur les bords du Jourdain et il instruisait les Juifs qui venaient à lui. Il leur disait : parmi vous circule un homme que vous ne connaissez pas ; il est plus grand que moi, je ne suis pas digne de dénouer les courroies de sa sandale ; moi je baptise dans l'eau, Lui vous baptisera dans l'Esprit Saint et le feu, dans l'Esprit qui est un feu.

Ses auditeurs comprenaient. Ils savaient que leurs prophètes avaient vu que le Seigneur Dieu est un feu dévorant. Ils se rappelaient que leurs an­cêtres, au pied du Sinaï, avaient vu soudain la montagne s'embraser et trembler sur ses bases au moment où le Seigneur descendait sur elle et la touchait. Et aujourd'hui, à présent, nous-mêmes nous sommes immergés vi­vants dans ce feu. Mais vous me direz : où est-il ? Nous ne le voyons pas, nous ne le sen­tons pas ?

 

Mes frères, si nous ne le voyons pas, c'est que nous sommes aveugles et que nous avons un caillou à la place du coeur. Si nous ne le sentons pas, c'est que noue nous tenons prudemment à l'abri derrière le blindage de notre inconscience, de notre insouciance, de notre indifférence. Il est pourtant ici, il est là, il est partout !

Les disciples réfugiés dans la salle haute de leur maison ont bien vu, eux, un fleuve de feu coulé sur eux. Ils ont senti le Souffle embrasé caresser leur visage et pénétrer en eux. Pourquoi eux et pas nous ? C'est très simple. Ils attendaient, ils espéraient, ils priaient, ils croyaient. Et nous mes frères ? Le Christ lui-même l'a dit : Lorsque le Fils de l'Homme reviendra sur la terre, où trouvera-t-il la foi ?

Ce Souffle de feu omniprésent, ce n'est pas une entité allégorique ou bien un absolu quelconque, ou bien une force cosmique impersonnelle. Non, il est une Personne bien concrète, vivante, cette Personne Première qui est source et fondement de toute personnalité qui se puisse nommer sur la terre et dans les cieux. Elle a une multitude de visages, une multitude de noms. Mais il en est un qu'elle nous a révélé et qui est le plus beau : elle est l'AMOUR.

 

Le chrétien, c'est un homme possédé par l'Amour. C'est à cela, dit le Christ, qu'on reconnaîtra que vous êtes miens, si vous vous aimez les uns les autres comme moi je vous ai aimés. Pas n'importe comment !

Le moine est un pneumatophore, un homme qui se meut dans le feu et qui rayonne l'Amour. Les yeux de son coeur contemplent l'océan de feu dans lequel est baptisé le monde. Rappelez-vous la vision de Saint Benoît.  Lui-même est porté par un Souffle, ce Souffle inconnu, mystérieux. Et il ne peut plus rien faire d'autre que d'aimer.

Mes frères, la Pentecôte est la fête de notre avenir. Elle anticipe le jour où tous ensemble, plongés dans le feu, nous formerons un seul Corps dont l'âme sera l'Amour.

 

                                                                                                              Amen.

 

Homélie : Vêture du Frère Jean.                25.05.80*

 

Mon ami, mon frère,

 

Voici déjà près de 6 mois que vous séjournez parmi nous, et c'est devenu pour vous une certitude ; vous voyez se réaliser ici l'incarnation du désir déposé dans votre coeur par l'Esprit : fréquenter Dieu, apprendre à le connaître, à l'aimer, habiter dans sa maison, entrer dans son intimité et un jour devenir avec lui un seul esprit.

Aujourd'hui, vous faites un nouveau pas sur le chemin de votre initia­tion. Vous allez recevoir votre tenue de combat. La lutte contre les vices de la chair et des pensées va devenir plus âpre, plus serrée. Mais en même temps je vous confie une arme qui vous rendra invincible, invulnérable : l'obéissance unie à une humble et confiante ouverture de coeur.

 

Vous vous engagez dans la milice monastique en l'Année Jubilaire de Saint Benoît. Le don de votre personne n'en sera que plus entier, votre résolution plus ferme. Et n'oubliez pas que dès à présent vous aurez auprès du Christ un protecteur et un ami sur lequel vous appuyer. Saint Benoît se souviendra toujours que vous vous êtes offert à Dieu en l'année de son anniversaire. Vous serez auprès de lui un privilégié.

En 1980 nous fêtons aussi le 750° Anniversaire de la fondation de notre Abbaye. Vous avez ici une communauté de frères qui vous aime, qui vous es­time, qui vous accueille. Ils vont vous donner, ils vous donnent déjà le meilleur d'eux-mêmes. Regardez-les ! Ils sont le fruit de 7 siècles et demi d'inébranlable fidélité.

 

C'est aujourd'hui aussi le jour où nous célébrons la Pentecôte. Etes-­vous prêt à vous laisser porter par la douce véhémence de l'Esprit, et aussi à vous laisser brûler par son feu ? Etes-vous disposé à vous oublier entièrement pour n'appartenir qu'au Christ, ici dans ce monastère construit en l'honneur de la Vierge Marie Mère de Dieu et votre Mère ? Mon ami, êtes-vous disposé à tout cela ?

 

Oui, Père, avec la grâce de Dieu et le secours de vos prières.

 

Ce que le Seigneur a commencé en vous, qu'Il le porte jusque son achè­vement.

 

                                                                                                                     Amen.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        26.05.80

      12. La relation Abbé-Communauté.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général fait une nouvelle constatation réconfortante :

 

 

Un autre domaine où apparaissent des signes positifs de progrès est celui de la relation entre l'Abbé et ses moines. Dans l'immédiat après Vatican II, il Y a eu quelques difficultés à trouver la manière correc­te de permettre à la communauté et aux individus de prendre part à la marche de la maison tout en sauvegardant la valeur de l'obéissance. Par suite, en quelques endroits, l'Abbé a presque abdiqué son autorité ou bien la communauté a exigé la démocratie quasi complète !

Maintenant, dans la majorité des maisons, le problème n'existe plus car on a trouvé le moyen de donner plus de responsabilité et de main­tenir cependant le concept Bénédictin du rôle de l'Abbé. Je ne dirais rien, ici, de la question des Abbés temporaires. Il est beaucoup trop tôt pour tirer des conclusions, bien qu'il faille admet­tre que quelques personnes de l'Ordre aient tendance à vouloir le faire.

 

Mes frères, je vais en guise d'illustration de cette constatation heureuse du Père Abbé Général, vous rappeler en quelques mots ma position au sujet de la dialectique Abbé-Frères. Je vais dérouler sous vos regards quelques images qui vous permettront de pénétrer plus avant à l'intérieur de ma pensée.

 

Vous avez un groupement de frères. Parmi eux, Dieu en choisit un pour le représenter. L'idéal, semble-t-il, serait que cet homme, l'Abbé, serait entiè­rement christifié. Je ne pense pas que ce serait la solution aux difficultés, car nous avons le précédent du Christ lui-même et nous savons que bon nombre de ses disciples ne l'ont pas suivi. A la fin de sa vie, il lui en restait une bonne centaine sur les milliers qui l'avaient suivi.

Restons donc dans notre petit domaine de l'Abbé moyen et essayons un peu de voir ce qu'il représente pour les frères. Je vous fais part, ici, de mes vues et de mon expérience personnelle.

 

L'Abbé est la conscience des frères. Je vais m'expliquer. Il vit à l'intérieur des frères, il les comprend, il les saisit par le dedans d'eux-mêmes. Et les frères, de leur côté, vivent mystiquement à l'intérieur de l'Abbé qui les porte comme dans un sein.

Il s'en suit que l'Abbé, tellement uni aux frères, va devenir, sans même que les frères en ait une perception nette, leur conscience. Cela veut dire qu'il sera dévoilement des faiblesses des frères, de leurs défauts, de leurs lacunes, de leurs manques. Ils vont découvrir ce qu'ils sont. Mais en même temps il sera présence pour eux d'une espérance de ce qu'ils escomptent devenir. Il sera révélation de leurs aspirations les plus belles,  les deux donc !

Entre l'Abbé et les frères, il n'y aura ni absorption, ni fusion, comme si l'Abbé anéantissait les frères ou comme si les frères dévoraient l'Abbé. Il y a plut6t création et épanouissement de liberté responsable. Entre l'Abbé et les frères règne sans cesse une tension salutaire qui est génératrice de paix, de confiance, de croissance, en un mot d'équilibre.

 

Cela exige que de part et d'autre - mais je pense que ça se fait tout seul, car c'est ici le travail de l'Esprit à l'intérieur des hommes - de part et d'autre donc il y a renoncement à soi pour une découverte de son véritable soi. Et cela s'opère dans l'estime, dans le respect, en un mot dans l'Amour.

            Voilà à mon sens comment doit se vivre la dialectique, la tension, la rela­tion Abbé-Frères. Elle ne sera donc pas autoritarisme, ni démocratie. Autoritarisme engendre fatalement tyrannie de la part de l'Abbé, et chez les frères des maladresses et des blocages. Mais comment cela peut-il arriver ?

Cela arrive si l'Abbé a une mauvaise représentation ou interprétation de son rôle, de sa mission de lieutenant du Christ. Et cette mauvaise interpréta­tion trouvera sa source, à mon avis, dans la peur. Ce sera la peur de donner sa vie pour les autres, donc la peur de mourir.

Et la démocratie maintenant, elle va engendrer fatalement l'anarchie, le désordre, la ruine. Et elle trouvera sa cause, sa source, dans un refus d'ac­cepter l'Abbé comme le représentant du Christ. Et cela va aussi s'originer dans la peur. Ce sera ici la peur de perdre sa vie. Et je pense bien qu'en faisant surgir ces malformations de peur je ne me trompe pas.

Car regardons les choses froidement : il faut du courage pour don­ner sa vie, et il en faut peut-être encore plus pour la perdre. Enfin, pour ne pas qu'il y ait des jaloux, mettons ça à égalité. De toute façon la vie s'en va !

 

Encore une petite opinion personnelle. Je pense que dans ce rapport, qui peut être conflictuel, entre l'Abbé et les frères, on retrouve la problémati­que Foi-Loi qui a tellement secoué l'Eglise dans ses premières années, pro­blématique pour la solution de laquelle l'Apôtre Paul a tellement lutté.

Toute la Règle de Saint Benoît repose sur un pivot, un pivot qui est un seul mot, un tout petit mot. C'est le mot creditur.  Abbas agere vices Christi creditur, 2, 2. Si on enlève ce creditur, c'est à dire ce il est cru, toute la règle de Saint Benoît éclate en mille morceaux, ce n'est plus rien du tout ! Ce n'est plus qu'un code, un code humain auquel on peut se soumettre pour atteindre une certaine perfection humaine. Mais elle est vidée de sa substance surnaturelle. C'est la foi en la personne du Christ se révélant dans celle de l'Abbé qui fait que la Règle de Saint Benoît devient source iné­puisable de vie pour les moines.

De même que la Loi devient source de vie lorsqu'elle est expression de la foi en Christ qui a bien dit : Je ne viens pas, moi, abolir la loi, mais je viens la porter à sa perfection. Pas un trait, pas une lettre ne disparaîtra de la loi avant que tout ne soit achevé. Mais sans la foi au Christ Fils de Dieu, la loi n'est plus rien que carnalitas, qu'une carnalité, que le ser­vice de la chair.

 

Voilà mes frères ce que je voulais vous dire ce soir. Je pense que vous serez d'accord avec moi que c'est bien, comme le dit le Père Abbé Général, le concept Bénédictin de l'Abbé. Naturellement on peut encore le présenter autrement. J'ai usé aujourd'hui de cette façon de m'exprimer. Je l'ai fait autrement auparavant. Je le ferai encore autrement plus tard suivant les circonstances. Mais c'est toujours cela !

Il y a une communia, une communion entre l'Abbé et les frères, une commu­nion qui est toujours en recherche d'équilibre, qui est une tension - non pas une tension de conflit, agressive - une tension harmonieuse en recherche d'équilibre toujours meilleur.

Et grâce à cela, chacun des frères y compris l'Abbé peut s'épanouir en Christ, ce qui est le terme de toute vie monastique. 

 

 

 

 


Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        27.05.80

      13. Qu’est-ce qu’un véritable moine ?

 

Mes frères,

 

Nous voici arrivés au coeur de la lettre que le Père Abbé Général nous adresse. Je vous demande de bien faire attention :

 

De tout ce que j'ai dit jusqu'ici, une chose se dégage clairement : l'importance de la formation. Maintes et maintes fois j'ai constaté que la solution à la plupart des problèmes est la découverte du juste équilibre entre deux contraires apparents. Par exemple : parole et silence - solitude et relation fraternelle - obéissance et responsabi­lité - travail et prière.

Cet équilibre doit être obtenu, non pas en atténuant les contrastes, mais plutôt en exploitant au maximum les valeurs opposées tout en les maintenant en tension constante. C'est seulement lorsque les différen­tes valeurs monastiques ont été profondément assimilées que nous pou­vons espérer atteindre cet équilibre.

Et c'est pourquoi je considère l'assimilation des valeurs comme l'es­sence même de la formation. Mais ce n'est pas facile à réaliser. Le Maître des novices peut y contribuer beaucoup, mais le bon exemple de la communauté est également nécessaire. Et naturellement, le novice lui-même doit être capable de cette assimilation. En fait, on pourrait dire que le critère principal dans le discerne­ment d'une vocation est cette capacité à assimiler les valeurs.

 

Je me demande si vous avez bien compris ? C'est très dense ! C'est, c'est lourd à porter et c'est lourd à entendre !

Je pense que nous devons encore une fois remercier le Père Abbé Général car il est lucide et il est courageux. Il est allé, ici, au fond des problèmes. Il n'est peut-être pas possible de descendre plus profondément. Il tire une conclusion de tout ce qu'il a dit, de tout ce qu'il a vu. C'est son expérience qui parle.

 

Qu'est-ce donc un véritable moine?

C'est un homme, c'est un frère qui sait tenir un juste équilibre entre des valeurs apparemment contraires ; non pas en cherchant à atténuer les contrastes mais en les maintenant en tension constante.

Donc, nous sommes, dans notre vie, obligés d'assimiler des valeurs qui sont opposées. Nous devons en même temps être des solitaires et un moine, com­me son nom le dit, est un homme qui vit seul ; en soi cela exclu les relations ! Mais nous sommes des cénobites et en même temps nous devons entretenir des relations fraternelles cordiales, comme il l'a dit plus haut.

Il faut donc trouver un juste équilibre entre les deux, sans rogner un peu des deux côtés, mais en tenant les deux opposés en tension constante. Non pas en lutte ? Ce n'est pas une tension agressive, une tension qui essayerait de détruire un des deux pôles ? Non, il faut les tenir pour ce qu'ils sont et les vivre au maximum chacun en même temps.

Je vais prendre un exemple. Voici donc un moine. Il est seul. Sa vocation est de vivre seul avec Dieu. Il voit Dieu, il voit le Christ, il l'écoute. Il lui parle. Il est totalement heureux avec Dieu. Et ça, c'est le moine dans sa définition.

 

Mais il vit dans une communauté. Eh bien, le même homme sera en même temps affable, serviable, souriant. Il sera agréable de le rencontrer, de lui de­mander un service. Il est toujours prêt à être vraiment en communion sentie, aimante avec ses frères, à tous sans exception. Il a donc des relations fra­ternelles normales et en même temps il est solitaire. Et ce sera possible parce que dans le visage de ses frères, il découvre le visage du Christ.

Vous savez, on dit parfois, un adage, je l'ai déjà entendu mais c'est surtout dans le monde qu'on dira ça : Il faut quitter Dieu pour Dieu ! On dit cela pour justifier une activité, un activisme. Non, on ne quitte ja­mais Dieu. Même lorsqu'on est avec le frère, on est toujours avec Dieu. Donc, c'est déjà un certain niveau dans une vie spirituelle !

 

Prenons le cas de l'opposition : silence-parole. Mais cet homme qui vit avec Dieu, il n'a aucun besoin de chercher une diver­sion, de commencer à circuler pour avoir la chance de rencontrer un confrère pour tailler avec lui une bavette et ainsi s'évader un petit peu de sa solitude. Voilà : essayer d'évacuer une angoisse, de chercher un peu de sécurité ou de passer le temps. Voilà !

Donc il n'a pas besoin de tout ça. Le silence, c'est l'atmosphère dans laquelle il vit : silence intérieur, mais aussi silence extérieur, il n'a pas besoin de parler à d'autres. Mais, mais si l'occasion est placée devant lui par Dieu de parler, soit à un frère en particulier, soit dans un groupe, si on lui demande son avis, alors il parle sans aucun problème, il ne se fait pas de scrupules se disant : oh mais je viole le silence. Non, il parle aussi facilement qu'il se tait. Il sait vivre les deux valeurs qui en soi sont opposées. Il sait les vivre quasi naturaliter dira Saint Benoît.

 

La même chose pour l'obéissance et responsabilité dont parle le Père Abbé Général. Voilà un homme qui ne s'appartient plus. Il appartient au Christ. Il est chez Dieu. Il est le serviteur, l'esclave de Dieu. Sa nourriture, c'est de faire la volonté de Dieu. C'est son seul souci. Alors, il se donne tout à fait à son supérieur et aux frères. Il est un obéissant.

Mais attention ! Ce n'est pas une obéissance parapluie pour se dégager des responsabilités et les laisser aux autres ! Non, ce n'est pas ça ! Si on lui demande quelque chose, un service, ou bien si on lui confie un emploie, alors il s'en acquitte comme si c'était son affaire personnelle à lui.

Mais c'est celle de Dieu - ne l'oublions pas -, ou c'est celle de la communau­té, ou c'est celle du supérieur, mais ça devient la sienne. Il le fait donc avec la conscience de la responsabilité qui l'engage. Il sait prendre des ini­tiatives. Il ne va pas chaque fois demander au supérieur : qu'est-ce que je dois faire maintenant, qu'est ce que je dois encore faire maintenant ? Dites-­le moi pour que je sois tranquille et que je sois bien dans la volonté de Dieu !

Non! Il prend ce qu'il doit faire à bras le corps et il s'y engage. S'il commet une erreur, eh bien, c'est lui ! Il ne la rejette pas sur un autre, il ne la rejette pas sur le supérieur. Non, c'est lui, il a commis l'erreur. Il est responsable, il répond de sa personne et en même temps il est parfaitement obéissant.

Voyez ! Vous avez là, toujours des choses qui apparemment sont contraires qui dans le fond, disons surnaturellement ne le sont pas, humainement elles le sont ! Et le moine, c'est donc celui-la qui parvient à maintenir ce juste équilibre sans chercher à atténuer les contrastes, mais en les vivant comme ils sont, en les maintenant en tension constante. Et ainsi, lui est toujours éveillé.

 

Voilà mes frères, je continuerai demain. Car je vous assure qu'ici c'est une chose très importante, vous vous en rendez bien compte vous-mêmes. Le Père Abbé Général nous donne la définition de ce qu'est un véritable moine.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        28.05.80

      14. La formation.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous conseille d'exploiter au maximum les valeurs antinomiques qui constituent l'ossature de notre vie monastique. Il cite à titre d'exemple : silence et parole - solitude et relations fraternelles cor­diales - obéissance et sens des responsabilités - travail et prière. Mais pour maintenir un équilibre harmonieux entre ces valeurs apparemment contraires, nous devons les avoir assimilées profondément.

Cela ne peut être que le résultat d'une discipline. ascétique dure, longue, constante : avoir mis de l'ordre dans ses pensées, dans ses appétits, dans ses désirs et dans ses passions. Et pour cela il est indispensable d'embras­ser avec courage et générosité toutes les contraintes que supposent la prati­que de l'art spirituel.

 

Voyez la Règle de Saint Benoît dans tous ses détails ! Elle n'a qu'un seul but : c'est de rétablir en nous un ordre perturbé, de façon à nous permettre de vivre sans difficultés - quasi naturaliter, dira Saint Benoît, comme si c'était une seconde nature - toutes les valeurs opposées que nous offre la vie concrète.

Vivre avec Dieu, seul avec lui et en même temps vivre avec les frères. Parler à Dieu seul et aussi être d'un abord aisé pour les frères, entretenir avec eux une parole, un discours qui les réconforte et qui nous réconforte nous-mêmes. Tout cela, ce ne peut être acquis qu'au prix d'un grand effort. C'est un labor, un travail, mais c'est aussi une récompense.

 

Le Père Abbé Général nous donne maintenant un avis qui est le sien. Il a mûri dans la réflexion après de nombreuses expériences personnelles, mais aus­si des expériences qui ont conflué vers lui. N'oublions pas qu'il est l'Abbé Général ! Il dit : je considère. Donc, voilà, c'est son opinion à lui :

 

Je considère l'assimilation des valeurs comme l'essence même de la formation.

 

La formation monastique n'est donc pas l'acquisition d'une science théori­que, l'accumulation de connaissances livresques. La formation monastique ne forme pas une sorte de dictionnaire ambulant des sciences spirituelles. Non, elle a une attitude existentielle. C'est vivre des valeurs apparem­ment apposées. Et il n'est pas nécessaire pour cela de savoir en parler. C'est une science qui est à la portée de tous dans un monastère.

Et j'irais même jusqu'à dire qu'elle est plus à la portée de ceux qui ne réfléchissent pas trop, de ceux qui ne consultent pas trop les bouquins pour savoir comment il faut faire, mais qui ont le regard fixé sur l'un ou l'autre exemple d'équilibre, de réussite monastique et puis qui s'en inspire. Donc, ceux qui sont ouverts aux conseils et à la direction d'un Père Spi­rituel sérieux, un de ces seniors spirituales  dont parle Saint Benoît.

C'est ce que j'ai dit ouvertement à notre frère Jean le jour où je lui ai remis l'habit de l'Ordre. J'ai dit que je lui confiais une arme qui le ren­drait invulnérable et invincible. C'était l'obéissance, jointe à une humble ouverture de coeur. C'est cela qui nous fait atteindre cette science spirituelle et qui nous fait entrer dans cet équilibre harmonieux entre des valeurs contraires.

 

Cette formation, cette assimilation plutôt des valeurs qui est l'essence même de la formation, ce n'est pas facile à réaliser, dit le Père Abbé Général Et ça se comprend ! Et ça laisse supposer aussi que cette formation, elle n'est pas acquise à la sortie du noviciat. Elle est permanente, elle est continue, elle est un recyclage perpétuel. Pourquoi ?

Mais parce que la perfection de cet équilibre, de cette harmonie, elle se situe à l'infini. Et vers cet infini nous tendons sans arrêt comme une parabo­le dont la limite est à l'infini. Elle tend vers l'infini, mais sans jamais l'atteindre. Elle s'en rapproche toujours, mais elle ne l'atteindra jamais.

Notre perfection,qui se situe à l'infini, c'est le Christ Lui-même. Quand serons-nous parfaitement conformés au Christ ? Nous ne le serons même pas après notre mort. Dans la vie éternelle, il continuera à croître en nous. Ce sera ça notre bonheur, ce sera de déguster la personne du Christ et de la sentir sans cesse travailler en nous, nous rendre de plus en plus semblable à elle. Notre capacité, à ce moment là, sera quasiment dilatée, élargie à l'infini à la mesure du Christ.

 

Donc, soyons heureux, mes frères, si au moment de notre mort, nous sommes des moines ayant possédés la maîtrise de ces valeurs. Mais acceptons aussi qu'il y ait encore chez nous des failles qui n'échapperont pas à notre conscience. C'est ce qui nous maintiendra dans cette vertu sublime qu'est l'hu­milité.

Et pour terminer, le Père Abbé Général nous livre un critère de discerne­ment des vocations. Et là, je dois dire que je suis d'accord avec lui à 100%. Il nous dit que le critère principal dans le discernement d'une vocation est la capacité à assimiler ces valeurs contraires.

Il ne dit pas qu'un novice doit les avoir assimilées ! Je vous le dit : à la fin d'une longue vie monastique nous les aurons assimilées certainement, SI nous avons été fidèles, mais pas parfaitement!

Mais ce qu'on demande au novice, c'est qu'il soit capable de les assimiler. Qu'il donne des preuves qu'il est en état de travailler à cette assimilation. Il n'y est pas rebelle ; il n'y a pas chez lui une sorte d'allergie à cette assimilation, un déséquilibre dans un sens ou dans un autre. Non, il est capa­ble et il le prouve, de faire tout ce que la vie monastique demande de lui.

Si ce n'est pas le cas, c'est très simple : c'est que Dieu ne l'appelle pas à cette vie-ci. Parce que si Dieu l'appelait, Dieu lui donnerait cette ca­pacité. Et c'est le critère principal ! Il y en a d'autres aussi, naturellement, de critères. Mais c'est celui-là, dit-il le principal. Et pour cela, je suis tout à fait d'accord avec lui.

 

Voilà terminée la partie qui regarde la vie intérieure des communautés. La suite de la lettre sera plus facile, plus rapide aussi car nous sommes déjà arrivés à la moitié. Mais ce sera pour la semaine prochaine. Il va nous parler des relations avec l'extérieur, de l'Ordre dans les cultures non occiden­tales et il fera le point du renouveau et des adaptations.

 

Récollection du mois de juin.                      31.05.80

 

Mes frères,

 

Le mois de mai a été dominé de très haut par la lettre que nous a adressée le Père Abbé Général. Avec lui nous nous sommes interrogés sur la qualité de notre vie monastique ? Avec lui, nous nous sommes posés quelques questions : Mettons-nous suffisamment l'accent sur l'aspect contemplatif de notre exis­tence ? Ne portons-nous pas trop intérêt aux contingences matérielles que nous rencontrons chaque jour ? Vivons-nous avec une intensité maximale les valeurs contraires de notre vie ? Les avons-nous parfaitement intégrées ?

Même si nous pouvons être sincèrement satisfait du point atteint dans notre évolution spirituelle personnelle et communautaire, nous n'avons pourtant pas le droit à nous laisser aller à un certain relâchement de notre vigilance. Nous sommes tenus à progresser encore et toujours dans un détachement plus ra­dical à l'endroit de tout ce qui n'est pas Dieu et sa volonté nue.

 

Il nous est demandé de croire en la présence et en l'action de Dieu qui crée le monde, qui nous crée nous-mêmes par la puissance de sa Parole, sa Pa­role qui est le Seigneur Jésus, notre Dieu ; Dieu qui sanctifie, qui divinise le monde en commençant par nous. Et il le divinise par la puissance de son Esprit qui devient l'âme de no­tre âme.

Comme vient si bien de le dire Saint Augustin, nous sommes immergés dans le mystère, et bien souvent nous tâtonnons dans le noir. Nos yeux mala­des ne peuvent soutenir l'éclat trop vif, excessif de la lumière divine. Et pourtant nous sommes immergés dans cette lumière, dans ce feu qui est la Divinité. Cette divinité pénètre en nous par les pores de notre peau et nous ne le savons pas !

Il nous est demandé de croire. Il nous est demandé aussi de rester humblement à notre place et de nous laisser imbiber par Dieu. Et d'attendre ! Et aussi d'implorer ! D'implorer avec larmes notre guérison spirituelle. Ces larmes du cœur dont nous a parlé encore aujourd'hui Siméon le Nouveau Théologien. Ce pas quelque chose d'extraordinaire ! C'est l'attitude habituelle d'un moine qui regarde Dieu et qui sait qui il est et qui est Dieu !

 

Mes frères, attendons avec patience, avec confiance et le jour se lèvera, il n'est peut-être pas loin ? Il est peut-être à la porte ? Il est peut-être déjà arrivé pour l'un ou l'autre d'entre nous où la merveille va se produire : les yeux de notre coeur purifié contempleront notre Roi dans sa beauté, sa beauté de ressuscité, sa beauté de transfiguré. Et sa beauté sera la nôtre car nous-mêmes, à ce moment là, serons devenus beaux.

Nous sommes entrés déjà dans la fête de la Sainte Trinité. L'homme, le moine, le chrétien qui voit le Christ ressuscité, il sait consciemment qu'il participe à la Vie Trinitaire. Il se saisit lui-même comme engendré de Dieu et aspirant l'Esprit.

Mes frères, c'est à ces sommets que nous sommes conviés en tant que moine, en tant que chrétien, en tant qu'homme. C'est là vers ces hauteurs que Dieu nous dirige, vers là uniquement. C'est le seul mobile de tout son agir. Hoc dignabitur demonstrare, dit Saint Benoît, 7,70, un jour Dieu le mani­festera à la face du monde.

 

Mes frères, je propose à votre charité que le mois de juin soit pour cha­cun d'entre nous le mois d'une foi vivante dans le contexte de l'année jubi­laire de Saint Benoît, une foi vivante en notre destinée divine. Maiora doctrinae virtutumque culmina, dit encore Saint Benoît, 73, 9, les sommets encore plus hauts de la doctrine et des vertus. Il n'est pas possible d'aller plus haut ! Voilà notre destinée d'enfant de Dieu !

Et une foi vivante aussi en l'amour de Dieu qui nous a réunis, ici, pour une même espérance. Le dernier mot de la Règle sonne comme un coup de clairon : PERVENIES 73, 9, TU Y PARVIENDRAS ! Et alors, de tout notre coeur, avec Saint Benoît répondant : AMEN, d'accord, j'en suis sûr !

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        02.06.80

      15. Nécessité de l’hospitalité.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général, dans la première section de sa lettre, a analysé la vie intérieure des communautés. Il nous parle maintenant des relations avec l'extérieur. Il nous dit :

 

Au Chapitre Général de 1977 il est apparu clairement qu'il n'y avait pas accord entre les Pères Abbés sur plusieurs points concernant l'hospitalité. Et quelque chose de semblable s'était produit au Chapitre des Abbesses en 1975, où l'on se trouvait d'accord sur les principes généraux concernant l'hospitalité, mais non pas sur les applications concrètes !

Les discussions récentes sur ce point au niveau des régions ont proba­blement résolu quelques unes de ces divergences. Mais il reste encore de la place pour des solutions diverses selon la diversité des régions et des cultures. Quelques maisons ont tendance à être trop strictes et d'autres trop ouvertes. Il semble que nos monastères aient une réelle obligation de permettre aux personnes du dehors de partager dans une certaine mesure leur prière, leur silence et leur solitude. Mais ceci doit se faire d'une manière qui ne compromette pas la nature contem­plative de notre vie. Une fois de plus nous avons l'exemple de deux valeurs à maintenir en tension constante : hospitalité et solitude.  

 

Mes frères, l'hospitalité est une question brûlante. Comme le Père Abbé Général le constate, il n'y a pas accord entre les Abbés, c'est à dire entre les communautés. Cela vaut pour les moniales aussi bien que pour les moines.

La question de l'hospitalité est au programme du prochain Chapitre Général Chaque Abbaye a du remettre un rapport sur sa façon d'organiser l'accueil. Notre délégué à la Conférence Régionale vous a donné lecture avant de se ren­dre à Orval du rapport qui a été établi ici. Le Président de la Région a éta­bli pour lui un rapport global de tout ce qu'il a reçu - il doit présenter l'hospitalité au niveau régional - et les différents rapports des régions sont arrivés. J'en ai pris connaissance et je vous en parlerai lorsque je vous présenterai le Chapitre Général qui se prépare.

 

Mais pour l'instant je pense pouvoir dire - je ne dirais pas ça au Chapi­tre Général, c'est entre-nous ici - qu'un consensus unanime peut certainement s'établir sur la base de la Règle de Saint Benoît. Comment Saint Benoît voit-­il l'hospitalité ?

Et Saint Benoît a un principe qu'il répète trois fois dans le cours du même chapitre, le 53°. Il dit : tamquam Christus, tous les hôtes, super­venientes, qui surviennent, il faut les recevoir comme le Christ. Et alors de suite l'application concrète : il faut leur accorder le congruus honor, l'honneur qui leur revient, qu'ils soient pauvres ou qu'ils soient riches, davantage pour les pauvres. Il faut aussi leur montrer tout l'officium caritatis, l'empressement, les devoirs d'une charité sincère. Ce ne sont pas des importuns, c'est le Christ qu'on reçoit.

Regardez comme on reçoit le Pape à Paris ! Les ouvriers de la Brasserie n'en finissent pas d'en parler. Une fois qu'on les rencontre, ils commencent à parler du Pape ; ça a été quelque chose d'inimaginable pour nous. Il a été reçu tamquam Christus, comme le Christ, pour tout le monde. Et c'est ainsi qu'il faut recevoir les hôtes dans les monastères.

 

Et enfin il faut exhibeatur omnis humanitas, il faut aussi leur mon­trer toute l'humanité possible. Humanitas, c'est difficile à traduire en Français ! Humanité, ça va bien, oui, enfin ça veut dire qu'il faut les rece­voir aussi à table. Il faut leur donner à manger, il faut leur donner à boire, de quoi se chauffer, se loger. Voilà, il faut leur montrer qu'on les reçoit en homme, ce sont des hommes.

Saint Benoît a ce petit détail, mais enfin aujourd'hui ? Disons qu'on peut le laisser de côté, un peu, un tout petit peu : Il faut d'abord prier parce que ça peut être le diable. Il faut d'abord s'assurer que c'est bien le Christ. Ce serait peut-être difficile maintenant ? Mais je ne sais pas parce que dernièrement.....

Voilà, je vais encore raconter cette petite histoire : une petite fille mais déjà grande, 10, 11 ans. Elle est la première de sa classe tout partout. Et en religion elle a 0. Et on lui demande : mais enfin pourquoi ? Mais c'est parce que je ne sais pas mon Notre Père. Vous voyez, quand elle aura 20 ans elle ne connaîtra pas encore son Notre Père. Et voilà, comment voulez-vous prier avec elle ? Ce n’est pas si simple et c'est peut-être plus fréquent qu'on ne croit. Les gens ont oublié leurs prières.

 

Voilà je pense le principe qui est le principe vrai, surnaturel, celui de Saint Benoît, le creditur toujours de Saint Benoît, et aussi comment fai­saient les premiers cisterciens, les fondateurs de Cîteaux. Voilà des hommes qui se sont réfugiés dans une forêt, dans un endroit hostile, sauvage et d'au­tant plus propice à leurs projets qu'ils étaient inaccessibles aux hommes. Là ils sont tranquilles loin du monde !

MAIS ? Mais ils parlent tout de même qu'ils reçoivent des hôtes. Ils écar­tent les importuns, les gêneurs, c'est à dire le Duc de Bourgogne et sa cour, et les princes qui viennent là pour passer leur temps ; ce ne sont pas des hôtes, ça ! Ils reprennent exactement les mêmes termes que Saint Benoît : omnes supervenientes hospites, exactement les mêmes mots ! Et ça veut dire qu'ils se réfèrent à la Règle de Saint Benoît. Eux aussi ont construit leur accueil sur le principe de la réception du Seigneur Christ.

Mais il y a aussi chez eux autre chose. Il y a là comme une contradiction. Ils se sont réfugiés dans un endroit inaccessible, et pourtant ils reçoivent des gens ? J'en ai parlé lorsque j'ai présenté le texte du Petit Exorde. Mais je vais le rappeler maintenant peut-être en d'autres termes.

 

Il y a un danger dans une vie monastique. Voyons d'abord au niveau de la personne. Il s’agit d'établir une relation duel avec Dieu. Donc il y a moi, et il y a Dieu que je contemple, que j'admire, que je prie ; enfin, vous voyez toutes les relations contemplatives avec Dieu. Mais c'est Dieu et moi, et personne ne doit y venir! Quel contrô1e aurais-je ? Il faut donc, pour que la vie contemplative soit vrai, une relation triangulaire. Il en faut un troisième. Et ce troisième va me garantir de l'illusion, d'une sorte d'isolement qui sera, qui risque de devenir une forme de narcissisme dans le sens étymologique du mot. Quelque chose qui va me bloquer, quelque chose qui va me figer, quel­que chose qui va me plonger dans une torpeur mortelle. Pourquoi ? Parce que il y a toujours le danger que je ne regarde pas Dieu, mais une certaine image, une projection imaginaire de la divinité. Donc, finalement une idole ! Et ce n'est que moi !

Il faut donc que l'intrusion d'un tiers, d'un troisième, vienne me rappeler au réel. Et ce troisième, c'est le frères dans la communauté, et encore une fois c'est le Christ car le frère est le visage du Christ qui vient à moi. Et là, il n'y a pas d'erreur possible. Lorsqu'il me semble contempler Dieu, c'est peut-être encore une fois une projection imaginaire. Mais lorsque j'ai le frère devant moi, ça, c'est le Christ en personne. Il n'y a pas d'illusions possibles, c'est le Christ dissimulé dans ce frère. Donc, c'est lui qui va me rappeler au réel. Et la valeur de ma contemplation sera mesurée exactement au thermomètre de ma ferveur, de ma relation avec le frère ou les frères si on est à plusieurs.

 

Eh bien vous avez exactement le même phénomène au niveau de la communauté. Une communauté, elle est là isolée dans sa forêt, toute seule, écartant tout le monde. Elle peut très bien s'évaporer ainsi dans un rêve et partir dans l'illusion, un cathrisme spirituel, une hérésie ! Les purs, les seuls, les vrais, les parfaits ! Et avec Dieu seul ! Le monde ? Au loin ! L'empire de satan ? Dehors ! C'est ça !

Mais alors, qui va les maintenir dans la vérité de leur recherche et de leur prière ? C'est celui qui viendra frapper à la porte, c'est l'hôte, c'est le Christ qui va poser un regard, un regard venant de l'extérieur, sur la vie de cette communauté. Et la valeur ici de la vie contemplative d'une com­munauté, à mon sens, elle est mesurée elle aussi par la façon dont on accueil­le les étrangers.

            Là, il n'y a pas d'erreur possible. Pourquoi ? Mais parce que encore une fois c'est le tamquam Christus, c'est le Christ qui est là !

            Maintenant disons : cela est le principe, c'est très beau ! Je pense que là on pourrait trouver un consensus général. Maintenant vient l'application du principe, l'adaptation de ce principe aux circonstances locales, la région, la culture, le milieu, les personnes, les bâtiments. Chaque communauté a sa personnalité, elle est unique.

La communauté forme un corps, dit Saint Benoît, un corps qui vit, corpus monasterii. Mais ce corps du monastère, il a son caractère, il a son tempé­rament, il a sa spontanéité, ou bien il a sa réserve. Enfin, il est original, il est unique.

C'est donc ce corps bien concret qui reçoit le Christ dans la personne de l'hôte. Alors ici viendra aussi se manifester la responsabilité et la maturité de la communauté. On peut aussi mesurer la maturité d'une communauté à la fa­çon dont elle organise son hospitalité.

 

Mais on va en rester là pour aujourd'hui, parce que vous vous en doutez bien, c'est en beaucoup d'endroits la source de difficultés. Je m'étendrai la dessus un peu plus long lorsque je vous parlerais de la préparation au Chapi­tre Général. J'en dirai un petit mot la prochaine fois. Mais voyez, la vie mo­nastique est exigeante, elle est exigeante partout. Elle forme un tout. Et on sera dans l'accueil des hôtes comme on est dans sa vie communautaire. Telle sera la communauté, telle sera l'hôtellerie.

Voilà, aujourd'hui nous irons à l'église et nous prierons un peu pour ces problèmes que devront affronter les capitulants, et ceux que doivent affronter toutes les communautés à propos de l'accueil.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        03.06.80

      16. L’accueil des retraitants.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que l'hospitalité était une nécessité dans un monastère con­templatif, car elle maintient la communauté à l'abri de l'illusion. L'étranger qui vient, rappelle au moine qu'il doit chercher Dieu dans le réel et non pas dans le rêve.

Le Père Abbé Général envisage l'hospitalité maintenant sous un angle un peu plus étroit. Il parle de ce type d'hôte qu'on appelle les retraitants. Ce qu'il dit, il le dit en termes très mesurés, très prudents, Il pèse tous ses mots comme vous allez l'entendre :

 

Il semble que nos monastères aient une réelle obligation de permet­tre aux personnes du dehors de partager dans une certaine mesure leur prière, leur silence et leur solitude.  

 

Il s’agit de permettre aux personnes du dehors. Il ne faut donc pas battre le rappel et dire : venez, venez partager notre solitude et notre silence ! Non, c'est une faveur qu'on leur accorde, à ceux qui le désirent, qui en ex­priment, qui sentent le besoin de se baigner dans une atmosphère autre, neuve, qui est celle d'un monastère contemplatif. C'est donc une permission qu'on leur accorde, ce n'est pas une grâce que eux nous font !

Il faut leur permettre de partager dans une certaine mesure. Ce n'est donc pas participer à part entière. Non, partager leur prière, leur silence et leur solitude. Et la mesure est déterminée par le Père Abbé Général qui dit :

 

Cela doit se faire d'une manière qui ne compromette pas la nature contemplative de notre vie.

 

Oui, ça se comprend. S'il y a un afflux d'étrangers qui par leur nombre ou par leur indiscrétion viennent troubler la communauté, mais alors ils détrui­sent ce qu'ils viennent chercher. Il n'y a plus de solitude ! Il n'y a plus de silence ! La prière dégénère ! Ils n'ont donc plus aucune raison de venir au monastère puisque ce qu'ils viennent y chercher n'existe plus, par leur propre faute.

Il faut donc se pré­munir contre ce péril. Tout d'abord c'est notre vie. Mais aussi pour eux ! Dans leur intérêt à eux, nous devons préserver ici le trésor auquel eux vont venir puiser. Et alors le Père Abbé Général dit :

 

Il semble que nos monastères aient une réelle obligation de permet­tre à ces personnes du dehors de faire cette expérience.

 

Il semble, dit-il. C'est une conclusion qu'il tire. Et c'est semble-t-il une réelle obligation. Donc une obligation fondée dans la nature des choses. Réelle, c'est ça que ça veut dire. Ce n'est pas une obligation qu'on s'impose à soi. Non, c'est une obligation qui fait partie de la nature de notre vie.

Je disais que c'était une nécessité qu'il y ait des hôtes dans un monas­tère, mais pas nécessairement qui partageraient notre silence, notre solitu­de. Et qu'ils entrent un peu plus dans notre intimité, c'est une obligation. Pourquoi ? Parce que nous sommes, disons, tributaires de notre condition. Si le mo­nastère est une cellule du Royaume de Dieu, même s'il est caché dans une val­lée loin des hommes, il est une lampe placée au dessus d'un lampadaire, il est une citadelle au sommet d'une montagne.

Il ne sait pas échapper aux regards de ceux qui sentent en eux le besoin de chercher et de rencontrer Dieu à leur manière d'homme du monde. Ils vont donc être attirés. Et le monastère, s'il est vraiment une cellule du Royaume de Dieu, doit leur ouvrir ses portes. Mais attention, toujours, comme le dit le Père Abbé Général, dans une certaine mesure. Et cette obligation, maintenant, elle vient encore de l'extérieur. Car la Directive 25 de la Sacré Congrégation pour les Religieux et pour les Evêques, je vous l'ai déjà lue, mais enfin je la relis maintenant, elle dit ceci :

 

+++ Les communautés religieuses et surtout les contemplatives, tout en conservant évidemment' la fidélité à leur esprit propre, offriront aux hommes de notre temps une aide opportune pour la prière et pour la vie spirituelle, afin que celle-ci puisse répondre aux nécessités de mé­ditation et d'approfondissement de la foi plus ressenties de nos jours+++

 

Donc c'est ici une obligation qui nous vient aussi du sommet. C'est l'Eglise qui nous impose de recevoir des retraitants. Et c'est une raison pour laquelle, vous savez, nous allons essayer d'un peu arranger notre église.

Pour illustrer cette mesure à laquelle fait allusion le Père Abbé Général je vais vous lire une réponse donnée par le Chapitre Général dernier, en 1977, à une question qui avait été posée à propos de l'afflux d'étrangers à la messe conventuelle le dimanche.

Imaginez une communauté comme la nôtre, environ 30 à 40 hommes. Ils ne sont pas tous à l'Eucharistie, parce qu'il y a des malades, parce qu'il y a des absents. Enfin, une bonne trentaine sont là à l'Eucharistie. Et imaginez à côté, des centaines et des centaines d'étrangers, hommes et femmes, qui sont là dans l'église. Que faire alors dans une situation pareil­le ? Mais cet afflux, ne le voyons pas comme la demi douzaine de Rochefortois et de voisins qui viennent ici le dimanche.

 Voilà, la question a été posée au Chapitre Général. Le Chapitre Général a donné quelques réponses, qui sont un commentaire d'un document sur l'hospi­talité et la solitude. Je ne lis pas tout, mais quelques extraits, ceux qui vont au coeur de la question.

 

1 - Les personnes qui viennent à l'Eucharistie le dimanche, ces personnes viennent pour une liturgie monas­tique. Mais si elles sont de loin plus nombreuses que les moines et si elles participent activement à la liturgie, peut-on encore appeler cette liturgie : monastique ?

Ne serait-on pas en quelque sorte obligé d'adapter la liturgie aux besoins des hôtes qui, dans cette hypothèse, forment la plus grande partie de l'assemblée ?

2 - La séparation du monde est un élément essentiel de notre vie. Et il un point où le nombre et la proximité des hôtes la troublent. De plus difficile d'avoir un bon partage pendant la liturgie et de ne pas poursuivre ­les partages après la liturgie. 

(Voyez déjà ici pour les quelques malheureux qui viennent ici à la messe, parfois ils vous attendent à la sortie pour dire un mot. Ils ont besoin d'un petit conseil. Voilà ! Mais si vous en avez des centaines ? ça devrait s'organiser, alors, ce partage après la liturgie)

3 - Un mouvement se dessine des structures paroissiales actuelles vers des formes de communauté chrétienne plus significative. Nous avons déjà cela dans notre communauté monastique, et nous ne devons pas le dissiper en lais­sant submerger cette communauté par les gens du dehors.

 

Donc la communauté monastique qui est significative, surtout pour notre temps. Mais si elle est submergée par les gens du dehors, elle est dissoute, elle n'est plus rien du tout.

 

        4- Il s’agit d'éviter les extrêmes, et chaque situation locale appelle­ra une pratique différente.

           

Maintenant ce cinquième qui est un coup de gong !

           

     5 - Notre premier devoir envers le peuple de Dieu, c'est d'être ce que nous

sommes, des moines...

 

Voilà, mes frères, l'opinion du Chapitre Général au sujet de cette ques­tion : l'assistance des hôtes à l'Eucharistie. Mais à partir de là, je pense qu'on peut remonter et voir comment nous comporter à l'égard de ceux qui viennent ici chercher un peu de notre silence et de notre solitude.

Mais je vois qu'il est temps d'aller à l'église. J'achèverai demain.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        04.06.80

      17. Les mass medias.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général termine son paragraphe sur l'hospitalité par cette remarque :

 

Une fois de plus nous avons l'exemple de deux valeurs à maintenir en tension constante : hospitalité et solitude.  

 

La solitude est un élément essentiel à toute vie monastique contemplative. L'hospitalité est une nécessité pour une vie monastique à l'abri de l'illusion. Voilà deux pôles apparemment opposés : solitude et accueil ! Il ne faut pas privilégier un par rapport à l'autre. Il faut les maintenir en tension cons­tante, essayer de pratiquer l'hospitalité à l'intérieur d'une solitude. Il faut surtout éviter l'intrusion d'étrangers à l'intérieure de la vie contemplative comme telle.

Ces étrangers risquent alors de détruire l'idéal monastique, de détruire la vie monastique dans ce qu'elle a de primitif, de primordial, de premier. Le mouvement spontané du moine, c'est le retrait du monde. Si le monde vient envahir le monastère, ce n'est plus rien, c'est une foire, ce n'est plus un monastère. Il se produit aussi une profanation.

Le monastère est un endroit sacré. Nous verrons ça un de ces jours, le Père Abbé Général en parle aussi. C'est un endroit où Dieu habite. Si le monde vient s'y promener, alors il se pro­duit une désacralisation, une profanation, et Dieu prend la fuite. Il n'a plus, il n'a rien à faire là, ce n'est plus sa maison.

Mais il faut à l'intérieur de cette solitude, malgré tout, faire goûter aux hommes qui s'approchent du monastère, qui y entrent d'ailleurs, leur faire goûter la présence et la beauté du Royaume de Dieu. Ce n'est pas facile ! Il faut pour cela une communauté adulte, une communauté équilibrée, une commu­nauté heureuse.

 

Maintenant le Père Abbé Général continue. Il va examiner un nouveau type d'invasion d'une communauté par le monde. Et aussi le mouvement inverse : un moyen pour le moine de rentrer dans le monde tout en restant dans le monastè­re. Il dit :

 

Il n'y a pas de doute que les mass médias et les moyens modernes de communication posent problème à notre séparation du monde. La TV, Dieu merci, ne semble plus être un sujet brûlant puisque la plupart de nos maisons ne possèdent pas de poste, ou si elles en ont un en usent rarement. Dans les quelques maisons où l'usage en est fréquent, il me semble, il ne semble certainement pas que l'effet en soit bienfaisant sur l'atmosphère général de la communauté.

D'un autre côté, l'expérience m'a montré que le téléphone est en train de devenir rapidement un réel problème à l'égard non seulement de la solitude, mais aussi de la pauvreté. En l'une ou l'autre maison, la note annuelle du téléphone est astronomique ! Et on en arrive par­fois à se demander : quelle idée au monde certains moines peuvent bien se faire de la solitude et de la pauvreté ? 

 

Une nouvelle lamentation un peu ! Un nouveau soupir ! Un nouveau gémisse­ment du Père Abbé Général !

            Je ne saurais pas tout voir aujourd'hui car il est déjà 8h10 presque. Mais enfin une petite histoire, une petite histoire bien vrai à propos de la TV. Si jamais je dois me rendre au Chapitre Général, je ne veux pas avoir l'air trop bête en arrivant là-bas. Alors je me suis mis à lire les rapports des maisons présentés au Chapitre Général de 1977, pour savoir un peu ce qui se passe, à qui on a à faire en arrivant là-bas. C'est très intéressant !

Et en outre j'ai découvert ceci : une communauté qui est importante, pas né­cessairement par son nombre, mais par sa qualité dans l'ordre. Qu'est-ce qu'il peut y avoir là ? 45, 50 personnes peut-être, je ne sais pas exactement. Et bien dans cette Abbaye la TV a fait problème et suscité d'énormes remous. En effet, qu'est-il arrivé ? Pour pouvoir admirer le spectacle TV du soir, on a supprimé l'Office de Complies. Il est donc remplacé par une séance de TV. C'est ainsi qu'on ter­mine la journée !

Lorsque le Visiteur est arrivé là-bas, ça lui a fait problème ! Enfin il est intervenu et, à la suite de beaucoup de palabres, de discussions, de ren­contres, de questionnaires, l'Abbé a finalement avec l'aide du Visiteur pris une décision courageuse : il a rétabli l'Office de Complies à 8h30 du soir. Et il a été décidé qu'à 8h30 on coupe la TV. Tout le monde va à Complies et puis c'est le grand silence.

 

A la suite d'une enquête-qestionnaire dans la communauté, 20 demandaient l'usage tout à fait libre de la TV ; 15 demandaient au moins le journal TV du soir ; 8 demandaient un usage modéré, modeste de la TV. Alors, après cette décision, voyez un peu le mécontentement chez certains, les troubles, car tout cela était puissamment et spirituellement motivé. Mais des motivations spirituelles très spécieuses naturellement apportées pour les besoins de la cause. Il y avait au moins 4 points. Voilà, pour telles raisons, pour notre progrès spirituel, etc, etc, etc, nous avons besoin de la TV pour c1ôturer notre journée convenablement. Oui !

Maintenant, ce qui est intéressant de savoir, c'est comment ça s’est intro­duit ? Et c'est ça pour nous qui est intéressant. Donc, dans cette Abbaye il y a comme partout une hôtellerie. Et comme c' est une grosse Abbaye, ce doit être une forte hôtellerie. Et voilà qu'on ins­talle la TV à l'hôtellerie pour les hôtes. Mais petit à petit, un, deux, trois ... ça s'est introduit que les frères allaient voir la TV à l'hôtellerie. Et finalement, quasiment toute la communauté se rendait à l'hôtellerie au soir pour regarder la TV.

Alors, pour éviter cet abus qu'on doive se rendre à l'hôtellerie pour re­garder la TV, on en a acheté une et on l'a installée en communauté. Voilà ! Donc voyez un peu comme il faut être prudent, une toute petite chose ! On a certainement voulu bien faire pour les hôtes. On s'est dit : mais voilà, ils l'ont peut-être demandé ? Je n'en sais rien ? Mais pour eux on l'ins­talle à leur usage là-bas. Et puis petit à petit voilà où on en arrive fina­lement à la suite d'une évolution ou d'un glissement imperceptible, on en ar­rive à supprimer l’Office de Complies.

 

Et puis alors, c'est une intoxication d'images. Ces hommes, maintenant, ont besoin de leur TV, comme d'autres ont besoin d'alcool. Voyez quelle catastrophe ! Il a fallu un courage terrible au Père Abbé pour prendre cette déci­sion, et il a fallu que le Visiteur soit derrière. Vous voyez un peu où on va !

Donc mes frères, soyons très, très, très prudents concernant ces choses là. Le problème ne se pose pas ici, heureusement. Nous sommes des gens sensés, mais essayons de le rester !

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        07.06.80

      18. Le téléphone.

 

Mes frères,

 

Maintenant, le Père Abbé Général - vous l'avez entendu - à la fin du para­graphe consacré au téléphone, il laisse échapper un cri d'indignation :

 

On en arrive parfois à se demander quelle idée au monde certains moines peuvent bien se faire de la solitude et de la pauvreté ?

 

            Cela à propos du téléphone, car la note dans l'une ou l'autre maison, elle devient astronomique, dit-il. Oui, lorsqu'il s’agissait de la TV, nous pouvions regarder les choses de très loin. Mais le téléphone nous touche d'un peu plus près, et il est diffi­cile de porter un jugement car les choses sont tellement relatives.

 

La Belgique est un des pays du monde où le réseau téléphonique est le plus dense. On pousse même à l'installation du téléphone, dans un but non pas mer­cantile mais philanthropique et social. Les personnes âgées de plus de 70 ans qui sont seules bénéficient d'un tarif spécial pour le raccordement, pour l'abonnement, pour les communications. Elles ont droit par exemple à dix commu­nications gratuites par mois.

Pourquoi fait-on cela? Mais c'est parce que ces personnes seules doivent se sentir reliées à l'extérieur par un instrument qui est le téléphone. Il peut leur arriver un accident ? Elle doivent pouvoir appeler le médecin, n'importe qui. Elles ne sont plus isolées.

Il existe aussi un service Télé-accueil ou Télé-service dont les personnes en détresse pour toutes sortent de motifs peuvent former ce numéro. Elles ren­contrent une personne qui leur parle, qui les écoute, qui leur donne des con­seils, qui les dirige dans une direction au une autre. Elles ont, je dirais, quelqu'un à qui s'accrocher. C'est tellement important de ne pas être seul dans la vie et de rencontrer une voix qui se veut attentive et amicale.

 

Or une abbaye, nous le savons, elle est un peu un relais de Télé-accueil ou de Télé-service. Combien de personnes ne téléphonent pas ici à l'un ou l'au­tre pour recevoir un conseil ?  C'est pour vous dire qu'aujourd'hui le téléphone prend dans notre vie une place de plus en plus large, qui est liée au contexte social, culturel qui est le nôtre, et nous n'avons pas le droit d'y tourner le dos et de le nier. Si une personne nous téléphone, ami, parent, ou même étranger, pour recevoir un mot de réconfort, nous sommes tenus de le lui donner, éventuellement de le lui ren­dre.

Mais il y a aussi la contrepartie ! C'est qu'en Belgique le téléphone coûte cher ! C'est un tout petit pays ; alors que voulez-vous, pour organiser les choses ? C'est à la mesure de la superficie. J'ai lu l'année dernière une étude comparative entre le coup du téléphone en Belgique et aux Etats-Unis. Si j'avais su que le Père Abbé Général allait traiter de ces choses là, j'au­rais soigneusement mis de c6té cette étude.

Mais je me souviens très bien qu'aux Etats-Unis, où déjà la vie est moitié moins chère qu'ici, là-bas on téléphone de la côte Ouest à la côte Est, donc de New York à San Francisco, moins cher que d'ici à Namur ! Mais çà, c'est à la taille des Etats-Unis. Voyez comme les choses sont re­latives lorsqu'il faut parler de dépenses.

 

Il y aura abus dans un monastère, lorsque un frère a besoin du téléphone. Il n'est plus à son aise dans le monastère. Il a besoin de regarder au delà du mur, de chercher des contacts dehors. Il ne sait pas sortir, il ne peut pas sortir. Pour ça il ne le voudrait jamais. Mais alors, il le fait grâce au télé­phone. Il est pendu au téléphone. Voici alors les abus qui s'introduisent. Là est le danger.

Et c'est sans doute à cela que fait appel ici le Père Abbé Général lors­qu'il dit : quelle idée peut-on avoir de la solitude, puis corrélativement, quelle idée alors de la pauvreté ? Car alors les notes s'accumulent, que ce soit aux Etats-Unis ou ici finalement ça se chiffre.

Maintenant si le Père Abbé Général venait à Rochefort ? Lorsqu'il est passé je ne sais plus en quelle année, il n'a pas consulté les livres de compte. Donc lorsqu'il parle d'astronomie, ce n'est pas à propos de Rochefort. Mais nous pou­vons tout de même nous poser la question : ICI ?

 

Enfin, voilà à peu près quelques chiffres : on peut dire que la moyenne par homme et par mois est d'environ 500 Frs. Mais tout compris, la location des appareils - il y en a 9 -, les taxes, tout. Maintenant il y a la dedans la brasserie fabrication et vente. La brasserie et aussi les annexes de la brasserie : les ateliers, y compris l'électricité. Il y a l'économat, il y a l'infirmerie, il y a tout le ménage. Il y a aussi des étrangers qui téléphonent à partir d'ici. Il y a la Documentation Cister­cienne, il y a le Cercle Culturel ; ce n'est pas fréquent, mais enfin ça arrive tout de même. Mais enfin, tous ces étrangers à la communauté remboursent tout de même leurs frais...c'est remboursé tout ça...

Il y a encore le fait de la vie privée, le Télé-secours ! Toutes sortes de choses, la famille, les amis, toutes sortes de situations qui se présentent. Or, comme il y a parmi nous assez bien de ressortissants Néerlandais, les notes à destination de l'étranger sont assez élevées. Hors taxe, la communication avec la Hollande coûte 13,50 Frs la minute, ajoutez à cela 16% de TVA. Vous voyez ! Tout ça fait qu'on arrive à 500 frs.

Mais maintenant, je n'ai pas encore d'échelle de comparaison. Il faudrait un peu voir comment ça se passe dans les ménages. Or, j'en connais tout de même un. Et j'ai eu l'occasion une fois d'avoir en main la note de frais d'un ména­ge ou l'autre. Et je me suis aperçu à ma grande surprise que nous étions, mais presque des avares, ou certainement des économes. Pourquoi ? Parce que la note de frais pour un ménage de deux personnes s'élevait à une affaire de 2000 Frs par personne ! Vous voyez ! Toutes taxes comprises. Or ici nous sommes à 500 Frs un dans l'autre.

Donc, je pense que jusqu'à présent nous n'exagérons pas. Mais faisons tout de même attention, soyons prudents et ne prenons pas prétexte pour dire : Oh mais ça va bien, maintenant je vais téléphoner un peu plus souvent !

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé général.         09.06.80

      19. La clôture.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général poursuit en ces termes :

 

Il ne semble pas nécessaire de dire quelque chose ici de la clôture des moniales, puisque c'est une question en pleine évolution. Cependant il est peut-être bon de faire remarquer qu'une forme ou l'autre de clô­ture est nécessaire aussi bien pour les moines que pour les moniales, car notre nature humaine exige des expressions matérielles comme sup­ports des valeurs intérieures.

C'est une illusion d'imaginer qu'une valeur puisse si bien être assimi­lée ou intériorisée qu'elle n'ait plus besoin d'aucune expression ou sauvegarde matérielle. Et il est également fallacieux de prétendre que des adultes doivent être traités comme tels avec une complète confiance Bien sûr, ils le doivent ! Mais s'ils sont vraiment adultes, ils doi­vent aussi comprendre que la forme de vie librement choisie par eux, comporte une solitude matérielle.  

 

Comme vous le voyez, le Père Abbé Général voit dans la clôture l'applica­tion d'un principe de base d'une vie monastique et chrétienne authentique. Et ce principe est le suivant : la vie divine, la vie surnaturelle, la vie spiri­tuelle, elle arrive à nous toujours grâce à la médiation d'un support matériel, corporel, ou charnel. Donc, jamais directement !

C'est la logique de l'Incarnation. Depuis que Dieu, depuis que la connais­sance que Dieu a de lui-même, son Verbe, est venu à nous dans un corps d'homme, depuis lors, tout le divin nous vient à travers le matériel ; ça ne souffre absolument aucune exception, aucune ! Nous connaissons des exemples.

Vous avez les sacrements, et au coeur de ceux-ci, l'Eucharistie. Le sacrement, c'est un geste, une matière, sur laquelle descend l'Esprit, l'Esprit qui anime le geste et qui transforme la matière, qui la spiritualise, qui ainsi va jusqu'à la transsubstantier, faire que ce pain et ce vin ce n'est plus vraiment du pain et du vin, c'est le Corps et le Sang du Christ.

 

Et vous avez autour de ces sacrements toute la liturgie, cet ensemble de gestes, de paroles, de postures, tout ce rituel qui est porteur de divin. Et c'est bien la raison pour laquelle nous devons être extrêmement attentifs à ce que nous faisons lorsque nous célébrons la liturgie. Il n'est pas ques­tion de prendre ça à la légère, de courir plus vite que les autres.

Non, c'est un ensemble dans lequel nous sommes à la fois et spectateur et acteur tous autant que nous sommes. Mais chacun a son rôle comme dans une immense chorégraphie ; car elle s'étend bien au delà de notre petit monastère, elle s'étend même au delà du monde visible. Elle englobe le monde du ciel. Et c'est toujours, encore une fois, ce matériel, ce charnel que nous vivons, que nous sentons, auquel nous réagissons, qui est porteur aujourd'hui du divin.

Vous avez encore quelque chose de beaucoup plus mystérieux : c'est le fait de la résurrection. Le Christ ressuscité n'est pas un pur esprit, ce n'est pas un Dieu immatériel. Non, le Christ ressuscité, c'est Jésus le Christ dans un corps spirituel, comme le dit Saint Paul. Mais qu'est-ce qu'un corps spirituel ? Nous ne pouvons pas l'imaginer ?

 

Je pense qu'un homme qui est parvenu à un stade déjà très avancé de Chris­tification, qui commence à goûter, à expérimenter ce que c'est déjà de ressus­citer des morts, cet homme là voit son corps spirituel. Il doit le voir, le percevoir plutôt car il ne le verra pas avec ses yeux de chair. Mais s'il voit le Christ, ce ne peut être qu'avec les yeux de son corps spirituel.

Or ce corps spirituel, il est en nous déjà maintenant, il est en train de se former. Il prend naissance le jour de notre baptême. Et puis les sacrements, enfin toute cette vie divine dans laquelle nous baignons en Eglise, elle fait croître ce corps spirituel. Nous nous nourrissons de la volonté de Dieu et un jour, c'est lui qui sera là. Mais sous quelle forme ? Et comment ?  Mais ça, ne laissons pas travailler notre imagination.

 

Il y a encore dans le monastère, puisque nous sommes ici dans une Abbaye Bénédictine, il y a que tout ce qui vient de Dieu arrive pour chacun de nous par l'intermédiaire du représentant du Christ qui est l'Abbé. Je l'ai rappelé il n'y a pas tellement longtemps. Toute la Règle de Saint Benoît pivote autour d'un petit mot qui est le creditur. Il faut croire que l'Abbé tient la place du Christ.

Mais si l'Abbé est le Christ, mais vraiment, pour ses frères et pour lui d'abord, il doit le savoir et il doit le devenir ! C'est seulement alors lors­qu'il est devenu Christ qu'il a le droit de porter le nom d'Abbé. Avant ce peut être du protocole ! Comme dit Saint Benoît : d'abord être saint et puis alors on pourra être appelé Saint ; d'abord être Christ, et puis alors on pourra être appelé Abbé. Mais on doit tout de même être cru qu'on est le Christ !

Mais à partir du Christ, ça se répand aussi dans les frères. Chaque frère est aussi porteur d'un message de Dieu. Chaque frère est canal, chaque frère est médiateur. Et c'est ainsi que la vie Divine arrive pour nous. Rejeter ce fait c'est, comme le dit le Père Abbé Général, sombrer dans l'illu­sion ; ça veut dire qu'il n'y a plus de spirituel. On entre dans le néant. On n'est plus rien...

 

C'est un danger qui nous guette, surtout à notre époque où nous voyons ar­river de l'extérieur et sauter au dessus de murs des c1ôtures toutes ces techni­ques orientales qui ont la prétention de nous faire entrer dans le Divin en faisant l'économie de cette vue de foi. Comme si nous pouvions prendre d'as­saut le monde de Dieu ?

Naturellement ces techniques peuvent être utiles pour nous donner une cer­taine maîtrise de nous-mêmes, une certaine relaxation, un certain détache­ment psychologique. C'est une médication pour nous guérir de certains troubles de comportement, ça peut réussir! Mais attention, ce n'est pas cela qui nous permettra de recevoir le divin. Ce divin arrive en nous par des canaux creusés, ouverts par Dieu, remplis de sa grâce et sur lesquels nous pouvons voguer.

 

Voilà, il est déjà temps d'aller à l'église. Je verrai la prochaine fois l'application qu'en fait le Père Abbé Général à la c1ôture, que nous nous ren­dions bien compte de ce que c'est. J'en ai déjà parlé auparavant, mais il est toujours possible d'y revenir en employant d'autres termes. Et ce sont des cho­ses tellement importantes que nous devons nous en pénétrer. Nous devons tou­jours nous former de nouvelles convictions. Notre foi a besoin d'être nourrie, d'être entretenue, d'être fortifiée pour que nous puissions devenir des adul­tes. Ce sera encore un point délicat à aborder, mais nous avons encore toute une semaine devant nous.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        10.06.80

      20. La clôture (suite).

 

Mes frères,

 

Hier nous avons vu que le divin, le surnaturel, le spirituel arrivait à nous par le canal du corporel, du matériel. C'est une loi qui ne souffre abso­lument aucune exception depuis que le Verbe de Dieu s'est fait homme.

Le Père Abbé Général applique ce principe à la clôture. Nous comprenons bien qu'il affirme que notre nature humaine exige des expressions matérielles comme support des valeurs spirituelles. Et ce serait une illusion d'imaginer qu'une valeur puisse si bien être intériorisée ou assimilée qu'elle n'ait plus besoin d'aucune expression ou sauvegarde matérielle. Donc, dit-il,

 

Une forme ou une autre de c1ôture est nécessaire aussi bien pour les moines que pour les moniales.

 

La c1ôture, nous la connaissons. Ici, c'est une enceinte de pierre. La c1ôture, elle nous constitue dans notre être de moine, et elle nous rappelle constamment ce que nous sommes. Ce qui se trouve à l'intérieur de cette encein­te est soustrait au monde. C'est devenu un territoire sacré. Tout ce qui se trouve sur ce territoire est consacré à Dieu. Les hommes qui y habitent sont des keduchim, disaient les Anciens. Ce sont des sanctifiés, ce sont des séparés. Ils appartiennent è Dieu. Ils portent la livrée de Dieu. Ils ont adopté les moeurs de Dieu ; ils travaillent à l'oeuvre de Dieu. C'est une nouvelle race d'homme qui est en train de se former et de proliférer.

A l'extérieur de cette enceinte, c'est le profane dans le sens étymologi­que du terme, c'est à dire ce qui se trouve devant le sacré et ce qui n'y a pas accès. Il y a incompatibilité entre les deux, c'est contraire ! Ce ne sont pas des contraires comme les valeurs monastiques essentielles à tenir ici en équilibre ? Non, l'un annule l'autre. Ce sont des contradictoires. C'est comme un corbeau blanc, par exemple, ça ne va pas ! Ce sont deux choses qui s'exclu­ent mutuellement.

 

La c1ôture définit donc un espace sacré. Elle est aussi - maintenant je la vois dans sa matérialité - cette muraille, ça peut être autre chose qu'une muraille aussi naturellement, mais il faut que ce soit quelque chose de matériel. Cette c1ôture est une protection, une sauvegarde, dit le Père Abbé Général. Elle agit à la manière d'un filtre qui retient à l'extérieur ce qui pourrait, en pénétrant à l'intérieur de cet espace sacré, le polluer, le détériorer et même le détruire, l’anéantir.

Saint Benoît nous dit que lorsque qu'un moine a circulé au dehors, il doit bien se garder de ne pas rapporter à un autre ce qu'il aurait vu ou entendu. Car, dit-il, plurima destructio est, 67, 5, c'est, ce serait la cause, l'oc­casion de grands ravages. On peut le traduire ainsi, mais ça va plus loin : c'est une destructio, c'est une destruction, quelque chose qui serait dé­moli. Il y aurait là une ruine, et cette ruine serait de nature spirituelle.

 

Voyez comme Saint Benoît était déjà averti ! Mais il le savait et était plus proche que nous des origines de ces sacrés. Il savait que autour du temple de Jérusalem il y avait aussi une protec­tion que certains ne pouvaient pas franchir. Les goym, les païens ne pou­vaient pas y entrer. Aujourd'hui encore, un non-musulman ne peut pas entrer dans le territoire de La Mecque, qui est délimité.

Donc les aviateurs qui conduisent les pèlerins à La Mecque - aviateurs chrétiens, car la plupart de ces pays Musulmans Afri­cains affrètent des compagnies, Belges entre autres, pour transporter leurs pè­lerins là-bas - eh bien, ce personnel de l'avion atterrit et doit rester là. Il y aura des hôtels à sa disposition, mais il ne peut pas entrer dans la ville. Pourquoi ? Mais parce que c'est une ville sacrée.

Saint Benoît avait encore très fort, Saint Benoît et les autres de son épo­que, le sens de ce sacré. Les premiers cisterciens l'avaient aussi. Pour nous ? Eh bien, vous savez ? On ne sait plus trop bien ce que ça représente. Ce que ça représente ? C'est tout simple : lorsque l'extérieur, le dehors entre dans le monastère, il le profane ni plus ni moins ; donc il le détruit. La clôture agit donc à la manière d'un filtre.

 

Mais elle va tout de même laisser passer certaines choses. Elle retient ce qui pourrait profaner, mais elle laisse entrer ce qui peut enrichir, ce qui peut épanouir le spirituel. Car encore une fois, le surnaturel a besoin d'un intermédiaire : il a besoin du matériel, du charnel et du corporel. Ce sera entre autre le rôle de l'étranger, de l'hôte. Il vient de l'extérieur. Il va venir, mais comme représentant du Christ. Il ne va pas profaner.

Et alors pour qu'il n'y ait pas de danger de profanation, que recommande Saint Benoît ? On va d'abord prier ensemble pour voir si l'hôte qui se présente est vraiment un envoyé ? Ou bien si ce n'est pas un envoyé du diable ? Vous voyez ! Le danger de détruire quelque chose.

 

La clôture marque aussi une séparation, une frontière, une différence, une altérité. A l'intérieur de la clôture, c'est le Royaume de Dieu. A l'extérieur c'est le monde des hommes. A l'intérieur, il y a celui qui seul peut porter le titre de Roi : le Christ. Christ veut dire Roi. Et à l'extérieur, c'est le domaine d'un prince qui est le prince du monde, et qui est en conflit avec ce Roi.

Et ce Roi, ce Christ va lutter, il va subir, il va mourir mais sa mort sera sa victoire, car en ressuscitant il va jeter dehors le prince du monde. Si bien que la terre entière, et même le cosmos tout entier deviendra sacré lorsque Dieu sera tout en tout. Dieu opère déjà cette petite merveille, cette grande merveille mais sur une petite échelle, à l'intérieur de cette clôture.

La c1ôture va donc rappeler au moine toujours ce qu'il est. Elle va le constituer dans son être de consacré, de saint. Pour revenir à ce que je vous ai expliqué longuement déjà pendant des semaines et des semaines, la c1ôture c'est le sacrement de la xenitheia : un homme qui est devenu l'hôte de Dieu, qui est devenu citoyen d'un nouveau Royaume, et qui est soustrait au monde, et qui est devenu étranger au monde.

A l'intérieur de ce Royaume, cet hôte qui vient travailler pour Dieu, il va se découvrir d'abord lui-même étranger, car il est, lui, une pièce profane. Et cette pièce profane va devoir être sacralisée, sanctifiée, consacrée. Mais ça ne se fait pas par le fait que je suis de ce côté-ci du mur de clôture !

 

Il faudra donc que Dieu prenne possession de moi pour faire de moi un saint, pour faire de moi un autre lui-même. Et le danger est là, toujours, que les influences de l'extérieur viennent lutter en moi et essayer de m'arra­cher à cet influx de Dieu. Et c'est alors la plurima destructio, 67, 5,  de Saint Benoît.

Le travail que Dieu opère en mai peut être démoli très vite. Pourquoi ? Parce que la part de malice qui est en moi, elle est tout de même encore très grande. Elle est, surtout au début, la plus forte. Ce n'est qu'après une lon­gue période d'ascèse et de mort à tout ce profane que l'homme, devenu un autre Christ, pourrait alors si Dieu le demandait, sans danger retourner au delà du mur pour aller attaquer le profane et essayer, alors, de semer des semences, des graines de sacré.

C'est ce qui expliquerait un peu le rôle de certains contemplatifs. Prenons le cas de Saint Bernard qui est un des plus célèbres. Lui pouvait le faire. Il y a réussi sans préjudice pour sa sainteté parce qu'il a été privilégié de Dieu pour ce rôle spécifique à son époque. Mais nous ne devons pas, nous, nous estimer de petits ou même de grands Saint Bernard pour commencer à aller au dehors, nous dire : maintenant ça va ! Les ruses du démon sont toujours très subtiles.

 

Et alors, le Père Abbé Général prévient une objection sur laquelle je m'at­tarderai demain. C'est l'objection qui est toute ordinaire. Oui, ça peut venir à notre esprit : Oui mais, c'était bon dans le temps tout ça ! Maintenant on a évolué, on a bien évolué. C'était bon pour des peuples primitifs, ou bien encore maintenant pour des Arabes. Eux, ils vivent à l'ère de l'hègire, 700 ans après nous. Ils sont en l'an 1200 et quelque chose et nous en 1980. Le Jubilé de Saint Benoît, n'est-ce pas ? 1500 ans après !

Nous sommes maintenant des adultes. Nous allons voir ça demain.

 

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        11.06.80

          21. Etre adulte !

 

Mes frères,

 

Revenons à la lettre du Père Abbé Général. Il devient ironique, quelque peu sarcastique. Mais sous ces paroles, nous entendrons une interrogation qu'il nous lance, une question qui vient de son souci pastoral. Ecoutez plutôt!

 

Il est fallacieux de prétendre que des adultes doivent être traités comme tels avec une complète confiance. Bien sûr ils le doivent ! Mais s'ils sont vraiment adultes, ils doivent aussi comprendre que la forme de vie librement choisie par eux, comporte une solitude matérielle.  

 

Le Père Abbé Général joue sur le mot adulte. On peut être catalogué comme tel au vu de la carte d'identité. Mais l'est-on en vérité psychologiquement et spirituellement ? Il y en a qui sont adultes très jeunes. Prenez le cas de Sainte Thérèse de Lisieux. Saint Benoît le dit aussi : Il arrive que Dieu révèle le meilleur au plus jeune de la communauté. Mais ce plus jeune est alors certainement un adul­te ? Il arrive aussi que l'on peut être pensionné et au delà sans encore être un adulte. Comment le savoir ?

Un confrère a eu la bonne obligeance il y a déjà un petit temps, quelques mois de me remettre la définition d'un adulte qu'il avait découverte dans un ouvrage du père Loew . Je l'ai copiée et je me suis dit : ça pourra peut-être servir un jour. Et ce sera pour aujourd'hui. Je vais vous en donner lecture:

 

Qu'est-ce qu'un adulte ? Non pas quelqu'un qui va criant partout qu'on ne le traite pas en adulte. C'est justement le signe de son adolescence. Mais c'est un homme cohérent qui a fait l'unité de sa personnalité. Il y a chez lui une stabilité, sa vie est orientée dans une direction déterminée. On peut compter sur lui. Ses amis savent qu'il n’est pas homme a changer d'avis tout le temps. Il a une certaine capacité de responsabilité. Il sait dépasser les emballements pour vivre de convictions. Il sait affronter la durée. Il se sait responsable de la totalité de sa vie, de sa vocation.

C'est un homme socialisé, non centré sur lui-même, ouvert aux autres de façon active, capable d'assumer les situations sociales, les conditionnements dans lesquels il se trouve. Il accepte sans tricher les réalités de ses expériences et de ses propres limites, y compris ce qu’il y a encore en lui de déséquilibre, de fausseté. Il accepte sa condition de pécheur et de gracié.

 

            Voilà mes frères un beau petit tableau ! Est-ce que nous nous y reconnais­sons ? That is the question ? Naturellement on pourrait commenter ceci encore pendant des soirées. Je vais vite passer dessus, mais je n'aurais tout de même pas fini aujourd'hui. Mais ça ne fait rien, ce sera pour demain.

Un adulte, c'est d'abord quelqu'un qui a fait l'unité de sa personnalité. Cela veut dire qu'il sait très bien où il va. Il sait très bien ce qu'il fait. Il est cohérent dans ses pensées, dans ses jugements, dans sa conduite. Il est stable dans ce qu'il est.

Ce n'est pas un homme qui virevolte suivant le vent de ses passions, ou de ses pulsions, ou de ses complexes. Il a des passions, il a des complexes, il a des pulsions, mais il ne triche pas avec. Il accepte les réalités de ses expé­riences et de ses limites. Mais ça ne l'empêche pas toujours d'avancer dans une même direction. Il est orienté - comme il le dit ici - et on peut compter sur lui.

Je pense, pour ma part, que c'est ça un des critères principaux de l'état d'adulte atteint par un homme : on peut compter sur lui. Il n'est pas homme à changer tout le temps d'avis. Je vais vous raconter une petite histoire pour vous permettre de comprendre ce que je veux dire. Je l'ai apprise dimanche der­nier, je pense que c'est dimanche ? Enfin, il y a quelques jours seulement...

 

C'est le comportement d'un adolescent, un adolescent qui collectionne : c'est un collectionneur. Et dans sa collection, il lui manque quelques pièces pour que sa collection soit complète. On trouve ces pièces au marché aux puces comme on dit, à la brocante mais ça coûte 1 Et son budget d'adolescent est mince. Alors on tanne et on frappe les parents. Et les parents jettent de hauts cris : dépenser pour des bêtises pareilles !

Le garçon en devient malade, mais sérieusement malade, toujours plus malade, à tel point qu'il faut consulter un médecin. Alors le médecin, comme ça se fait maintenant, examine et écoute le garçon seul, à l'abri des parents. Maintenant ce sont de petits adultes, vous comprenez.

Et voilà, après on téléphone aux parents : attention tout de même ! L'enfant est de plus en plus affecté et il pense très sérieusement au suicide. Vous sa­vez, c'est courant aujourd'hui. Les jeunes, ça ne va pas, on se suicide. Et oui, il pense au suicide à 14 ans. Alors les parents, affolés un peu, ils perdent le nord ! Mais enfin voilà, l'enfant ne doit pas savoir que le médecin a téléphoné aux parents, et le garçon est là ! Alors on devient maintenant beaucoup plus doux avec lui : mais enfin, si ça te fait plaisir, etc, etc, etc.

Voilà, achète, comme ça tu se­ras bien. le papa va à la banque et va retirer 16.000 Francs. On le donne à l'enfant et alors il a sa collection complète. Il est heureux, heureux, heureux.  Et voilà, maintenant ça va, que demander de plus ? Tranquillité de tout le monde, épanouissement du garçon. Or après, un peu après, qu’est-ce que les parents apprennent et remarquent ? Il a vendu sa collection pour acheter un cyclomoteur, et le voilà encore plus heureux. !

 

Eh bien c'est ça, vous voyez, le comportement de l'adolescent ! Est-ce que dans notre vie, allez, ici, nous ne sommes pas quelques fois ainsi ? Ou bien, est-ce que voilà on peut compter sur nous, s'appuyer sur nous pour quelque chose ? Est-ce que on ne change pas d'avis tout le temps ?

Voilà mes frères, terminons aujourd'hui sur cette question et sur cette petite anecdote. Et demain nous avancerons encore un peu plus loin à l'inté­rieur de notre réflexion.

 

 

 

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        12.06.80

      22. Etre adulte ! (suite)

 

Mes frères,

 

Je vais achever de camper sous vos regards le portrait d'un homme adulte. Nous avons vu hier que c'était une personne avec laquelle il était aisé de collaborer. Elle sait ce qu'elle veut. Elle a donné à sa vie une certaine orientation. On peut compter sur elle car elle ne change pas d'avis à tout moment. Sa vie est stable. Elle possède sa vie dans ses mains. Elle peut redire ce que le psalmiste disait, à l'époque où les psaumes se disaient en latin : anima mea in manibus meis semper, mon âme, ma vie, elle est toujours dans ma main. Voilà le premier trait d'un homme adulte !

Et voici un autre : c'est un hom­me qui sait prendre ses responsabilités. Il n'a pas besoin d'un parapluie, le parapluie de l'autorité, le parapluie du supérieur, ou le parapluie de la loi. Non, il assume les conséquences de ses actes, il ne les rejette pas sur les autres. Il s'est forgé une conviction, une foi si on est dans le monde religieux ou monastique. Il ne cède pas à des emballements passagers.

Il sait très bien que Dieu a sur lui un projet et il entre de bon coeur dans le plan que Dieu ouvre devant lui. Il coopère avec Dieu. Il sait que le projet de Dieu aura be­soin de la durée pour arriver à maturité. Il sait donc affronter la durée. Ce n'est pas l'homme d'un moment, il sait tenir.

 

Et Saint Benoît le rappelle lorsque à la fin du chapitre quatrième, il traite justement du travail dans la maison de Dieu et avec Dieu. Il dit. Je cite encore en latin pour ceux qui ont entendu chanter la Règle en latin, au Chapitre, pendant des années. Il dit noctuque incessabiliter adimpleta, 4,76. Jour et nuit, sans trêve, incessamment il s'acquitte de son devoir. C!est ça, un adulte !

C'est pas un qui capitule devant le petit monticule qui se dresse une fois ou l'autre devant lui. Il ne capitulera même pas devant une paroi rocheuse, il l'escaladera. Il sait très bien, alors, que l'Esprit de Dieu viendra se saisir de lui. On l'a lu il n'y a pas longtemps à l'église. C'est hier je pense, ou aujourd'hui...je ne sais plus.

Elie voit arriver la pluie. Il dit à son serviteur : va trouver Achab et qu'il attelle son char s'il ne veut pas se faire prendre sous l'averse. Achab attelle son char et se met en route vers Yizréel. Que fait Elie ? Elie retrous­se ses vêtements, il court devant Achab, plus vite que les chevaux et il arri­ve avant lui à Yizréel. Vous voyez; C'est ça un adulte ! Il ne recule devant rien. Il s'est forgé une conviction et jour après jour il s'y tient. Le gosse, lui, il a peur ! L'adulte n'a plus peur !

 

Un nouveau trait de la personnalité d'un adulte : c'est que c'est un homme qui n'est plus centré sur lui-même. Il ne mesure plus les autres et les événe­ments à sa petite mesure personnelle. Il entre, il est à son aise dans une so­ciété, dans un groupe. C'est un être socialisé. Il sait se plier au condition­nement du groupe dans lequel il vit. Il prend les choses comme il les trouve et il y est à son aise.

Ce n'est pas un contestataire qui veut tout bouleverser...Non pas pour que ça aille mieux, mais pour que ça aille selon ses vues à lui et pour qu'il en devienne le petit tyran. C'est souvent ainsi dans les maisons, dans les ménages maintenant : c'est le gosse qui est maître ! C'est un adolescent, il n'est pas encore socialisé.

Saint Benoît le sait, ça aussi. Il emploie un beau petit mot encore : contenctus quod invenerit, 61,3. Il est contant de ce qu'il trouve quand il arrive dans une communauté monastique. Il ne commence pas par tout révolu­tionner. Et ici je vais vous faire part d'une expérience personnelle. Je puis me le permettre puisque le Père Abbé Général me donne l'exemple. Il va encore le rappeler. L'expérience me l'a montrer, va-t-il dire quelques lignes plus loin. Eh bien l'expérience m'a montré quelque chose. C'est très intéressant. Il y a déjà de ça, enfin à l'époque où j'étais un peu plus jeune dans le mo­nastère. ­

 

Vous avez des jeunes frères, des jeunes profès. Ils ont déjà dépassé le stade du noviciat. Ils ont franchi le portail de la profession temporaire. Et ça commence à devenir des petits messieurs dans la communauté ! Mais oui, n'est ce pas ! Alors on commence à leur confier un emploi. C'est bien, c'est même indis­pensable, car à travers cet emploi on va un peu voir ce qu'il y a en eux. Et qu'arrive-t-il parfois ?

Il arrive parfois, que dès que c'est arrivé - je parle d'expérience, il y a des noms derrière tout ça - qu'arrive-t-il ? Voici donc notre jeune - ce sont des jeunes d'âge - notre jeune qui se sent un peu devenir un petit quelqu'un. Il entre dans son emploi où il n'est pas seul d'ailleurs, souvent - mais voilà, il regarde. Et puis il commence à avoir besoin de ceci, de ça, et enco­re de ça. Il faut tel nouvel appareil, il faut tel nouvel instrument, il faut telles nouvelles affaires sinon ça ne va pas. Si jamais on ne les lui donne pas, il ne saura pas s'acquitter convenablement de son emploi ?

Et alors, vous voyez le supérieur devant tout cela ! Le supérieur ouvre de grands yeux, se dit : mais enfin, il a peut-être bien raison, on ne sait ja­mais ? Et de toute façon, mieux vaut ça qu'une dépression chez le jeune. Et alors, eh bien ma foi, on lui achète ceci et ça, comme ça il peut travailler à son aise. Eh bien, je l'ai vu plusieurs fois ça, chaque fois, mais chaque fois j'ai senti un malaise indéfinissable monter en moi. Et je me disais ceci : voilà, on achète ça, et ça, et ça, on installe ceci et encore ça et ce gamin va partir. Et alors quand il ne sera plus là, plus personne ne travaillera avec ces instruments !

 

Eh bien mes frères, chaque fois c'est arrivé. Je ne connais pas une seule exception. C'est arrivé chaque fois. C'était le contraire du contant de ce qu’il trouvait. Naturellement, pour trouver l'explication ultime de tout cela, il faut bien savoir que ce besoin, ce besoin de s'affirmer, ce besoin d'avoir à sa disposition des choses que les autres n'avaient pas, eux qui travaillaient avant, ça trahissait une frustration fondamentale. Et cette frustration alors avec le temps ! Parce que le départ n'arrive pas de suite, ça peut durer 2, 3,4 ans ?

Cette frustration alors ayant trouvé une sorte d'exutoire à ce mo­ment là, une sorte de compensation, voilà qu'elle s'étend comme un champignon, comme une infection, comme une lèpre. Elle envahit toute la personne et le garçon commence à prendre en aversion tout ce qu'il voit. C'est tout qui de­vrait changer à sa mode ! Et alors ça ne va pas, et alors il doit partir. Donc, ce n'est pas un être socialisé, ce n'est pas un adulte. Et il est remarquable encore, quand on a l'occasion après d'entendre : un tel ? il est devenu ça...ça continue aussi dans le monde. Il y a là quelque chose qui reste comme si quelqu'un était bloqué dans son développement psychologique.

Voilà mes frères, soyons donc toujours bien prudent ! Je ne dis pas ceci en pensant à un des jeunes profès qui est ici, surtout qu'il y a déjà des vieux profès d'âge tout en étant jeune de profession ! Non, loin de là, loin de là ! Mais c'est pour illustrer un peu le fait que l'homme qui est en voie de devenir un adulte….

- Je ne dis pas encore qu'il le soit devenu tout à fait ! Quand on est jeune, on ne sait pas être adulte ; quand on a trente ans, ce n'est pas possible, à moins d'être d'exception, un saint ! -  …. mais c'est pour dire qu'on doit être extrêmement délicat, extrêmement prudent !

Et lorsque vous voyez des jeunes comme ça qui font leur travail, sans pré­tention, en se contentant de, ce qu'ils trouvent, eh bien, je pense qu'on peut leur faire confiance pour plus tard. Cela ne veut pas dire maintenant qu'ils n'ont pas le droit et même le devoir d'apporter une amélioration à leur sec­teur. Mais alors ils vont faire - et ça c'est d'expérience aussi, je parle toujours d'expérience - que vont-ils faire ?

 

Ils vont faire ce que Saint Benoît dit. Ils vont rationaliser raison­nablement. Au moment opportun, ils vont attirer l'attention de l'Abbé sur telle ou telle chose qui à leur avis pourrait changer, être modifiée. Dans un monas­tère, disons dans une entreprise les choses ne sont pas statiques, elles ne sont pas fixées pour l'éternité dans un cadre figé. Non, ça doit évoluer. Et un nouveau qui entre dans un emploie, même s'il est un tout jeune, mais il peut voir certaines choses qui échappent à un regard qui risque d'être un peu ob­scurci par une certaine routine.

Mais alors le Supérieur écoute volontiers cela. Et il l'étudie. Et dans le fond le jeune serait contant que ça s'adapte un peu. Mais si on ne le fait pas, ce n'est pas pour ça qu'il va en devenir malade. Non, il continuera avec les moyens du bord. Mais le supérieur alors prudent fait ce que Saint Benoît demande,. car c'est peut-être le Christ qui lui fait savoir ?

Il l'étudie, et si c'est raisonnable et s'il apparaît bien que c'est l'Esprit de Dieu qui inspire le jeune, mais alors on adapte les choses. Et je dois dire à la louange des jeunes ici, c'est ce qui est arrivé déjà une fois ou l'autre. Et je tiens à les en féliciter sans citer de noms. Mais c'est bien !

 

Alors, mes frères, un adulte sera donc un homme qui sait accepter sans tri­cher les réalités de ses expériences et de ses limites. C'est un homme lucide, lucide sur lui-même, sur lui-même d'abord ! On est si facilement lucide sur les autres quand on est jeune, et aussi quand on est moins jeune ! Mais lucide sur soi-même, s'accepter tel qu'on est avec ses limites. Comme le dit ici le Père en question  avec ce qui reste de déséquilibre et de fausseté !

Ici, c'est se reconnaître pécheur. C'est un moine sincère qui dira, si on lui fait une remarque : oui voilà ! Oui, je suis encore ainsi, mais j'ai bon espoir que je ne serai pas toujours ainsi, que j'évoluerai, que je deviendrai le fils de Dieu que le Père attend de moi. C'est un homme qui fera sienne encore cette parole du prophète : je m'ex­cuse de la citer en latin toujours, mais elles me reviennent en mémoire par coeur tellement on les a répétées auparavant. On disait : revela domino viam tuam et spera in Deo, révèle à Dieu ta route, étale là devant lui et puis alors met tout ton espoir sur lui.

Oui, il se montre a Dieu tel qu'il est, il se montre aux autres tel qu'il est, il s'accepte tel qu'il est, il est dans la vérité de son être aujourd'hui. Mais il sera dans la vérité de son être demain aussi, car Dieu peut tout lui demander, et ses frères aussi, et son Abbé aussi.

 

Voilà, mes frères, un adulte ! Alors on comprendra que dans de telles condi­tions le Père Abbé Général puisse dire : des hommes de cette trempe comprennent que la vie, que la forme de vie librement choisie par eux comporte une solitu­de matérielle. Il insiste, le Père Abbé Général, sur le librement choisie.

On n'a pas été les kidnapper dans le monde pour les introduire de force dans un monastère ? Non, ils ont répondu à un appel. Ils étaient libres. Saint Benoît le dit combien de fois ? Tu peux partir, tu peux rester, tu es libre. MAIS si tu restes, sache que maintenant tu devras marcher sur cette route. Il dit d'accord et il y marche. C'est un adulte !

Mes frères, nous verrons le tout dernier paragraphe demain. Et là le Père Abbé Général tire la conclusion en quelques lignes de toute la section où il traite des relations avec l'extérieur.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        14.06.80

      23. La vie cloîtrée.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général conclut la section relative aux relations avec l'exté­rieur en nous disant :

 

Dans ce domaine, la solution dépend beaucoup, comme l'expérience me l'a montré, de la conviction de la valeur que la vie cloîtrée repré­sente pour l'Eglise et le monde. Là où cette conviction existe réelle­ment, le discernement nécessaire devant les divers problèmes qui surgissent est relativement simple.

 

Vous savez qu'il a traité de l'hospitalité, de la TV, du téléphone, de la clôture. Il aurait pu parler aussi des sorties ! Il ne l'a pas fait. Peut-être parce que ce n'est pas nécessaire ? J'en doute fort ! Mais pour le Père Abbé Général, ces différentes choses peuvent dans les meilleures communautés, soit pour la personne, soit pour la communauté, être source de petits problèmes ou de grands. Et leur solution dépendra au premier chef de la valeur humaine et spirituelle des frères. Sont-ils des adultes, ou sont-ils encore des gosses prolongés ?

Et le Père Abbé Général en appelle à son expérience. Comme l'expérience me l'a montré, dit-il. Et son expérience est énorme. Je suis frappé en lisant tous ces rapports des communautés présentés au Chapitre Général de 77, rapports qui sont en fait les Cartes de Visite ou les résumés des Cartes de Visite, com­bien de fois le Père Abbé Général est appelé comme arbitre de situations difficiles. Donc, son expérience, lorsqu'il y fait appel, nous pouvons franchement nous fonder sur elle. Il sait ce qu'il dit.

Or pour lui, il y a une réponse aux problèmes qui peuvent surgir, une répon­se rationnelle, une réponse équilibrée, une réponse surnaturelle dans une con­viction, dit-il. Et qu'est-ce qu'une conviction ?

 

Une conviction, c'est une certitude, une certitude qui emporte l'assenti­ment, qui balaie les objections, qui motive tout un comportement et qui donne une tranquille assurance. Cette conviction, elle doit exister réellement, dit-­il. Ce n'est pas une conviction cérébrale d'intellectuel qui n'engage à rien du tout, mais qui permet d'écrire de très beaux articles. Non, c'est une con­viction inscrite dans les faits, inscrite dans la vie, et qui alors façonne un jugement. Et cette conviction, la voici : c'est celle de la valeur que la vie cloî­trée représente pour l'Eglise et le monde. Mais qu'est-ce que la vie cloîtrée ?

La vie cloîtrée, c'est tout bonnement ce que Saint Benoît appelle la vie intra claustra monasterii, dans les cloîtres du monastère, c'est à dire à l'intérieur d'une clôture. C'est vivre, non pas dans une prison, avec toujours envie de regarder là ce qui ce passe au loin, tout près, sur la route ; les murs ne sont pas tellement élevés ! Ou les fenêtres maintenant ? Quel magnifi­que observatoire de là au-dessus !

 

Non, le cloître, c'est la maison de Dieu, c'est un territoire consacré à Dieu. C'est là que Dieu vit. Mais comme chez nous dans la vie monastique tout le matériel est le support symbolique d'autres réalités, il y a un cloître plus profond encore qui est la Trinité. C'est pénétrer à l'intérieur de la vie Divine. Car, la véritable maison de Dieu, c'est Dieu lui-même. Dieu habite en lui-même.

C'est ce que les paroles un peu difficile de Siméon le Nouveau Théologien essayent de nous faire comprendre depuis un jour ou deux. Il joue sur les mots d'essence, de substance, de sures­sentiel. Comment est-il possible, dit-il, de voir Dieu quand il est invisible ? Et tout ça... Mais c'est parce que on est chez lui ; ce n'est pas plus difficile que ça ! Chez lui, ça veut dire à l'intérieur de son essence suressentielle. Mais n'en­trons pas encore dans ces choses là maintenant.

 

Donc, la vie cloîtrée, ce n'est pas seulement d'être à l'intérieur de mu­railles, mais c'est à l'intérieur de la Trinité. Et l'expérience prouve - vous la retrouvez chez vous ! - qu'on n'arrive pas immédiatement au centre de la Trinité. On peut distinguer deux périodes qui ne sont pas successives mais con­comitantes avec des doses différentes.

Dans une première phase il y a d'abord un égocentrisme assez prononcé. Je travaille à ma sanctification, à ma purification. Je cherche Dieu parce que j'y trouve ma satisfaction ou mon épanouissement, ma  dilatatio cordis, mon coeur qui se dilate en Dieu. Ce n'est pas possible qu'il en soit autrement. Au début, c'est toujours ainsi. Ce début peut durer longtemps. Il peut durer 10, 20, 30, 40, 50 ans, ça n'a pas d'importance, c'est une première phase.

Vient ensuite un glissement, un glissement vers plus d'altruisme. A mesure que Dieu prend possession de moi, qu'il prend possession d'un frère, alors il se produit un changement. Car en même temps que Dieu entre dans un homme, en même temps l'homme entre chez Dieu. Et le voici introduit dans les celliers secrets de la divinité. Saint Bernard en parle en disant: c'est la cella vinaria, c'est le cellier où se trouve le vin. Un des celliers, il y en a d'autres, mais il parle de celui-là au Cantique des cantiques.

 

Et alors, qu'arrive-t-il ? Il arrive que la vie cloîtrée prend corps. Car le moine dans ces celliers in­térieurs de Dieu, devient inconnu, inaperçu, invisible, inexistant ; exacte­ment comme Dieu. Dieu est mort, Dieu n'existe pas ! Dieu, eh bien les cosmonautes ne l'ont pas encore vu, pourtant ils sont montés au ciel ! Vous voyez ! C'est ça Dieu ! Et Dieu ne bronche pas. Dieu laisse dire. Dieu laisse faire. MAIS Dieu con­tinue à créer. Dieu continue à travailler, il continue à purifier, à sancti­fier.

Et voilà mon frère, mon moine qui est là ! Et il partage le sort de Dieu. Mais il habite chez Dieu et Dieu habite en lui. Il est de plus en plus possédé par l'Esprit. Il est de plus en plus un autre Christ. Ce n'est plus lui qui vit, c'est le Christ qui vit en lui. Et il se produit en lui une métamorphose.

Nous avons célébré hier la solennité du Coeur de Jésus. Aujourd'hui, la fête ou la mémoire du Coeur de Marie. Ce moine commence à avoir un coeur de Christ. Cela veut dire qu'à l'intérieur de son coeur, il porte le monde des hommes tout entier. Il le porte et là, il travaille sur ce monde. Il rédime ce monde, il le purifie, il le transforme et même il le divinise.

Il est suprêmement actif. Il arrive au sommet de son activité d'homme. Il n'y a pas d'oeuvre plus haute, plus divine que de travailler avec Dieu et comme Dieu à la divinisation du monde.

 

A ce stade, le moine ne pense plus du tout à lui. Il ne pense plus qu'à Dieu et aux autres. Il devient vraiment l'âme du monde. Il est partout présent avec Dieu et partout inconnu et invisible. Mais si jamais il se retirait du monde, à ce moment là le monde cesserait d'exister ! C'est jusque là qu'il faut aller lorsqu'on parle de vie cloîtrée ! Et c'est alors qu'on comprend la valeur qu'elle représente pour l'Eglise et pour le mande.

Mais vous allez dire : Mais ça, c'est un sommet qui est rarement atteint ? Rarement ! Je n'oserais pas le dire, nous n'en savons rien. Nous ne savons pas ce qui se passe dans le secret des coeurs des hommes, même ceux avec les­quels an vit ? Mais c'est comme ça déjà au début, comme je l'ai dit, c'est une question de dosage différent. Au début, plutôt le dosage est sur moi : je pense trop à moi, mais ça est déjà là tout de même. Dieu est déjà en train de me travailler et de travailler grâce à moi.

Mes frères, si cette conviction nous habite, dit le Père Abbé Général, de la valeur de cette vie cloîtrée, alors dit-il, s'il y a des problèmes, le dis­cernement nécessaire trouvera une solution toujours relativement simple, et ça va de soi ! Lorsqu'on vit à ce niveau et qu'on situe son idéal à ce niveau là, les petits problèmes concernant les relations avec l'extérieur sont relativement simples à résoudre. Mais encore une fois, il faut que cette conviction nous habite...que ce soit une certitude qui nous donne une force qui nous permet d'affronter le présent, le quotidien et aussi de regarder l'avenir avec grande confiance.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        15.06.80

24. L’expansion de l’Ordre.

 

Mes frères,

 

Dans la troisième section de sa lettre, le Père Abbé Général nous parle de l'expansion de l'Ordre dans les Cultures non occidentales.

 

Il est intéressant d'étudier l'expansion géographique de l'Ordre depuis la deuxième guerre mondiale. NUNRAW a été fondé en 1946. Et après cette maison, il en vient trente autres de moines. LAPPA  au Brésil et BEPPU au Japon ne sont pas mentionnés dans le tableau des monastères 1980. De ces 31 maisons, 4 sont en Europe, 9 en Amérique du Nord, tandis que les 18 autres sont dans des contrées non occidentales.

Chez les moniales, il y a eu 25 nouvelles maisons et il y en a encore 3 sur le point d'être fondées ; 11 sur 26 sont situées en Occident. Toutes les fondations semblent pointer dans la direction de ce qu'on appelle le Tiers-monde pour l'emplacement des futures fondations. Cette expansion géographique a été un des facteurs qui ont amené l'Ordre a  abandonner son insistance sur l'uniformité des observances. Mais elle a eu encore d'autres répercussions.

C'est en général un plaisir de visiter ces monastères. Ils ont souvent une simplicité de vie que nous pourrions bien imiter en Occident. Et en même temps ils sont en quête de traditions solides.

 

Je lisais dans un rapport de maison qu'au Philippines les autochtones Philippins trouvaient que le monastère exagérait ! Pourquoi ? Parce que on servait au réfectoire du fromage et du beurre, et de petites choses ainsi ; ce qui était un luxe que ne pouvait même pas s'accorder la classe moyenne aux Philip­pines. Alors à présent on a réglé tout ça et il n'y a plus de beurre, ni de fromage, ni rien ! Vous voyez, simplicité de vie que nous pourrions leur envier. On peut très bien vivre sans beurre et sans fromage. Les Philippins le font bien, pourquoi pas nous ?

Vous voyez, ce sont ça des habitudes locales ! Et ça ne veut pas dire que demain on doit supprimer le fromage et le beurre ici. Il est vrai que pendant des dizaines d'années on n'en recevait pas, sauf un peu le mardi, le jeudi et le dimanche, un petit morceau au soir.

 

Maintenant que les valeurs monastiques sont en train de s'implanter dans ces maisons, il est peut-être temps de voir si nous faisons suf­fisamment attention à la Culture locale. Naturellement en un tel do­maine, nous devons marcher à pas prudents. Parfois, certains aspects d'une Culture locale ont besoin d'être christianisé. Nous devons éga­lement éviter de généraliser.

A la réunion d'Abidjan, en Septembre 1979, j'ai été frappé des diffé­rences qui se sont révélées entre diverses contrées d'Afrique. J'espère aussi qu'on donnera la considération qu'elles méritent aux suggestions faites à la réunion Régionale Africaine Bamenda Janvier 1980, concer­nant les manières de procéder à une fondation.

Si la tendance présente se maintient, il me semble clair que ces fon­dations non occidentales joueront un grand rôle dans l'avenir de l'Ordre. Il nous faut faire tout ce qui est raisonnablement possible pour que ces fondations soient bien établies et suffisamment soutenues.

Nous ne devons pas oublier de prier non plus pour ces monastères et ces pays en voie de développement, spécialement la Chine. Bien qu'il ne soit peut-être pas désirable de faire revivre l'oeuvre pie inau­gurée dans notre Ordre il y a plus de 50 ans en faveur de la conversion de l'Extrême-Orient, le principe sous-jacent est toujours valable : que ceux qui mènent la vie contemplative doivent prier pour leurs frè­res et soeurs dans le Christ qui travaillent plus activement à la dif­fusion de l'Evangile.

Mes frères, pour ce qui regarde les Cultures non occidentales, je n'ai pas la moindre expérience. Vous non plus d'ailleurs ! C'est ce qui me console ! Ce que j'en sais, c'est par des lectures ou par des rencontres occasionnelles. Nous avons eu ici pendant un an un frère du monastère de Kasanza confié aux bons soins de notre Père Roland pour l'initiation à la comptabilité, et à notre frère Jacques pour quelques petits cours de Français.

On ne sait pas juger. Il faudrait être sur les lieux pour pouvoir se rendre compte de ce qu'est une Culture non occidentale, et pas seulement quelques mois mais quelques années. Alors, je me garde bien de commenter les remarques du Père Abbé Général. Je les accepte telles qu'elles sont.

 

Mais je vais tout de même, en guise d'illustration, vous donner lecture d'un rapport qui a été présenté au Chapitre Général de 77. Il l'a été par le Père Abbé de BAMENDA. C'est un monastère situé au Cameroun. Le Cameroun, c'est une ancienne colonie Allemande, et après la première guerre, il a été partagé comme il convenait entre la France et l'Angleterre.

Ce monastère de BAMENDA est situé dans la région Anglophone. Il a été fondé par Mont Saint Bernard en 1963. Il compte 38 personnes dont 28 Africains. Et parmi ces 28 Africains, il y a 12 ethnies différentes, ce qui signifie qu'on y parle 12 langues ! C'est autre chose que les petits problèmes de la petite Bel­gique ! Alors, pour mettre tout le monde d'accord, la langue véhiculaire est l'Anglais.

Quelqu'un faisait remarquer au Chapitre Général : mais la première chose à faire lorsqu'on arrive comme ça quelque part, c'est d'apprendre la langue du pays 1 Et ce Père Abbé répondait : Oui, oui, c'est très facile à dire, mais chez nous - et c'est ainsi que je l'ai appris - il y a 12 langues dans notre petit monastère. Et laquelle faut-il apprendre ? Eh bien, disait-il, on a résolu le problème ; on les laisse de caté et on parle Anglais !

 

Voici maintenant le texte de ce rapport:

 

Les maisons de la régions Africaine couvrent une vaste zone dans 8 pays dif­férents, sous des régimes politiques variés. On y retrouve 13 monastères : 9 d'hommes et 4 de femmes. 8 de ces maisons sont de langue Française et 4 de langue Anglaise et 1 de langue Portugaise.

 

La nouveauté de la vie contemplative en Afrique :

 

Tout d'abord, la vie contemplative est quelque chose de nouveau en Afrique. En dehors de quelques cas particuliers, il n'y a pas de monachisme traditionnel en Afrique comme ceux qu'on peut rencontrer en Inde et dans d'autres pays d'Asie.

 

Inutile de dire qu'il n'y a pas de technique locale de contemplation ! Il ignore peut-être le brave Père Abbé qu'il y a un monachisme extrêmement an­cien en Ethiopie et en Egypte. Mais sans doute que lui voit plutôt la culture Africaine, la Négritude comme on dit et pas tant l'Egypte et l'Ethiopie qui sont de race sémite. C'est autre chose. Alors dans ce cas là, il a raison.

 

Cependant, le sens de l'existence de Dieu et le monde spirituel sont très présents dans la société indigène. Dans la vie africaine traditionnelle, chaque chose est sacralisée en ce sens qu'elle est vue par rapport à un monde des esprits. Nous avons là un point de contact avec le monachisme chrétien tra­ditionnel.

Il y a d'autres éléments de la vie africaine qui sont des ouvertures à la vie monastique. Il y a un sens très fort de la famille qui confère une grande importance au père. Et cela permet aux Africains de s'accommoder sans peine de l'esprit fortement communautaire de notre Ordre et la place centrale donnée par Saint Benoît à l'Abbé.

Les Africains sont aussi très fortement attirés par la Bible. Le style de vie qu'on y découvre est très proche du leur, et ils ne se sentent pas dans un monde étranger lorsqu'ils ouvrent la Bible. La célébration solennelle de la Liturgie est un autre élément de la vie monastique qui attire les Africains, surtout si on utilise leurs mélodies et leurs instruments de musique.

Mais il existe d'autres aspects de la vie monastique qui leur sont beaucoup moins compréhensibles. L'un d'eux est la séparation du monde. Bien qu'étant essentiel au monachisme, cet aspect s'oppose à la très forte sociabilité qu'on trouve partout en Afrique. Le sens très fort de la famille signifie aussi que la plupart éprouvent des difficultés à vivre loin de leur famille, et qu'ils sentent le besoin de vacances et de visite chez eux. Et dans la plupart des mai­sons, on les envoie chez eux de temps en temps.

Le voeu de pauvreté et l'ascèse ne sont pas en général facilement compris dans ces pays en voie de développement où les gouvernements et bien d'autres gens tentent de développer le niveau de vie. C'est presque une faute de ne pas utiliser les biens courants qui sont à votre disposition.

 

N'oublions pas que c'est un Africain qui écrit cela !  

 

Le voeu de chasteté est respecté en raison du sens de consécration qu'il confère. Mais quelques familles reprochent à leur fils de demeurer célibataire ! Comme dans l'Ancien Testament, l'idéal Africain normal est d'avoir autant d'en­fants que possible pour prolonger la famille et la rendre puissante. Il faut souvent beaucoup de temps pour inculquer quelques uns de ces idéaux et les transformer en convictions bien établies.

 

Adaptations Africaines:

 

Que peut-on souhaiter en fait d'africanisation et d'adaptation ? En dehors de la musique et des instruments de musique, il est souvent difficile de discerner ce qui doit être conservé des traditions africaines. L'Afrique évolue constamment vers la civilisation Occidentale. Certaines coutumes locales sont déconsidérées parce que primitives ; d'autres peuvent être conservées. Les fondateurs européens pensent que leur travail est de mettre sur pied un monachisme authentique. C'est aux frères Africains de trouver par eux-­mêmes la façon africaine et moderne de le vivre.

 

Les fondations Africaines spontanées:

 

Un phénomène récent est la création spontanée de communautés africaines qui désirent vivre la vie monastique. Nous connaissons le succès de AWHUM qui sera bientôt intégré à notre Ordre. (C'est fait maintenant) Une communauté sembla­ble se forme au Ghana. Ces deux communautés ont besoin de formateurs et deman­dent de l'aide aux monastères de la Région Africaine.

 

Une fondation spontanée, c'est ceci : vous avez un chrétien africain inspiré,  charismatique, qui commence à vivre une vie chrétienne d'un genre plus soli­taire, plus retirées. D'autres chrétiens sont attirés, viennent se joindre à lui. Voilà, ils vivent et ils forment une petite communauté.

Et puis s'instaure spontanément une forme de vie monastique sous la direc­tion de ce que nous allons appeler ce Père Spirituel. Et comme ils doivent s'organiser, ils se tournent vers un autre monastère qui existe quelque part et lui demandent de l'aide. Et ce monastère du Nigeria, AWHUM, s'est tourné vers un monastère Américain, le monastère de GENESEE dans l'Etat de New York, je pen­se.

Ce monastère a envoyé là-bas deux ou trois frères pour essayer enfin de les aider, de les soutenir, de les conseiller; Il y en a un qui est passé ici il y a deux ans, un grand maigre. Il devait repasser ici dans quelques jours. Seu­lement il voyage par KLM du Nigeria à New York. Il va débarquer à Amsterdam un de ces jours. Il voulait venir vite ici. Seulement voyez un peu : il arrivait à Jemelle à minuit, mais il devait déjà repartir à 4 heurs de l'après-midi ! Alors il a jugé que c'était un peu court et un peu fatigant et il va s'arranger autrement. Il avait conservé un très bon souvenir de Rochefort. Nous le verrons peut-être encore ?

Donc, voilà une fondation spontanée. C'est ainsi que la vie monastique a pris naissance partout, n'est-ce pas ! Le supérieur de cette communauté du Ni­geria s'appelle le Père Abraham.

 

Formation et éducation:

 

Cependant, beaucoup de monastères de la Région Africaine sont dans le même cas. (Ils ont besoin d'aide). La plupart des postulants qui entrent ont seu­lement une formation élémentaire. Il y a beaucoup à faire pour leur donner un enseignement à la fois en Sciences Humaines et en Doctrine Chrétienne - Bible et Théologie.

La Région Africaine voulait présenter au Chapitre personnel de formation dans les monastères d'Afrique. Le prêt plus ou moins prolongé de moines et de moniales de valeur ayant des capacités pédagogiques serait très apprécié. Peut-être quelques maisons qui envisagent une fondation sans pouvoir encore le faire, pourrait-elle prêter quelqu'un qui aiderait un monastère Africain. De cette façon on répondrait à la demande formulée par Ad Gentes qui souhaite l'établissement de la vie contemplative dans les pays de mission.

Mais ce n'est pas facile d'avoir là-bas un européen ou un américain qui doit former de jeunes africains en Sciences Humaines ou en Doctrine Chrétienne. Car ces jeunes africains se méfient beaucoup des européens et des américains. Ils ne savent pas s'ouvrir parce qu'il y a là une disharmonie. Les anciens africains, les plus anciens dans le monastère, eux, désirent vraiment être des africains. Mais les jeunes, eux, ont une toute autre intention. Eux, ils veulent évoluer, c'est à dire recueillir le plus possible de la tra­dition occidentale. C'est très, très ambigu et très, très difficile ! C'est pourquoi il est nécessaire que ce soit les africains eux-mêmes qui travaillent à leur propre évolution.  

 

Maintenant voici l'opinion du Père Abbé Général qui est intervenu. Il dit ceci. Le Père Abbé Général explique qu'il a récemment reçu deux lettres critiquant notre façon de faire les fondations. La première critiquant la taille de certaines propriétés, remarquant que la communauté tend alors à être écrasée par le poids d'un cadre qui n'est absolu­ment pas africain.

L'autre lettre provenant d'Amérique du Sud, indique simplement que si c'est notre intention de faire là-bas une fondation de type habituel, il vaudrait mieux ne pas nous déranger !

 

Ecoutez ce que dit ici l'Abbé Général !

 

L'Abbé Général comprend que les experts (en économie, en politique, en démographie, en tout) soient maintenant d'accord sur le fait que le centre du monde politique et économique se déplace vers l'Est - Philippine et Japon ; l'océan Pacifique remplaçant la Méditerranée. Et il en est de même pour l'Eglise.

En 1960, le nombre des catholiques aux Etats-Unis et en Europe, 297.000.000, représentait un peu plus des 51% des catholiques du monde. En Afrique-Asie­-Océanie etc, ils étaient de 251.000.000 soit 48 %. Vers l'an 2000 (voici de la futurologie) l'Occident représentera 380.000.000 soit 30 %. Tandis que l'Orient avec ses 854.000.000 représentera 70 % !

Cette tendance se retrouve déjà dans l'Ordre. Sur les 19 dernières fonda­tions de monastères d'homme, 16 se trouvent en Orient, tandis que les moniales en ont fait 6 dans les mêmes régions. L'Abbé Général conclut que bien que toute décision soit hors de notre portée, il nous faut faire face au fait que quelques maisons d'Europe disparaîtront et que l'avenir de l'Ordre se trouve en Afrique et en Orient.

 

Voilà un chose que les Fondateurs de Cîteaux n'avaient absolument pas prévu. Que l'avenir de l'Ordre se situerait dans des Cultures absolument étrangères à la nôtre, en Orient, en Afrique et en Amérique du Sud encore. Il ne le dit pas ici, le Père Abbé Général. Il ne parle que de l'Afrique et de l'Orient. Mais il y a aussi l'Amérique du Sud qui deviendrait alors un pays en bordure de l'océan Pacifique, cette immense mer Américano-japonaise et Chinoise bientôt.

Et nous ici ? Eh bien voilà, quelques maisons d'Europe vont disparaître. J'en connais une, par exemple, ce n'est pas Rochefort ! J'en connais une de la région francophone qui se prépare à disparaître. Les moines prennent leur dis­position au plan économique déjà pour leur disparition et leur extinction.

Eh bien, mes frères, voilà des avis qui me semble sont autorisés : la voix d'un Africain, la voix du Père Abbé Général. Et nous ici, nous ne devons pas maintenant commencer à rêver fondation dans ces pays là. Mais rappelez-vous ce que je vous ai dit hier : le moine contemplatif à l'intérieur de sa clôture, dans cette maison de Dieu qui est pour lui le symbole d'une maison plus intime au coeur de la Trinité. Là, il domine le monde, il le tient dans sa main. Le monde des hommes est dans son coeur à lui qui se dilate aux dimensions de l'univers, aux dimensions du coeur du Christ.

Et alors là, mes frères, soyons attentifs, soyons respectueux, soyons aussi discret lorsqu'il s’agit de ces monastères, de ces hommes qui vont là-bas, de ces régions où commence à germer une vie monastique qui se veut vraie, qui se veut tout à fait ouverte aux influa de l'Esprit.

Et alors, portons-les en nous, portons-les en notre coeur. C'est la façon la meilleure pour nous de les aider.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        16.06.80

          25. De l’évolution !

 

Mes frères,

 

Ecoutons le Père Abbé Général qui ouvre la quatrième et dernière section de sa lettre. Elle traite des adaptations et du renouveau.

 

Quelqu'un qui regarde notre Ordre de l'extérieur peut être tenté de penser que la vie demeure à peut de chose près la même qu'au moyen-âge. Cepen­dant, ceux d'entre nous qui ont trente ou quarante ans d'expérience au monastè­re savent qu'il s'est fait de grands changements et qu'il s'en fait encore un peu.

Il est inévitable que soient divers les jugements sur les faits et la va­leur de tels changements. On peut voir des cas de crainte et d'hésitation en face des adaptations. Et je rencontre souvent des moines et des moniales qui parlent comme si l'Ordre était en état de décadence. Par contre, je trouve par­fois des moines et des moniales qui disent que nous ne sommes pas encore réelle­ment adaptés et qui pensent qu'il y a encore beaucoup à changer. 

 

Voilà mes frères ! Pour les gens de l'extérieur, et puis pour ceux qui vivent à l'intérieur du monastère, deux groupes. Que sommes nous pour les gens de l'extérieur ? Je ne parle pas des habitués de la maison, mais des gens qui nous voient de loin, ou bien qui viennent un peu ici en touriste. Ils tournent autour de l'Abbaye ; enfin, ils savent qu'il y a quelque chose ! Nous sommes des moyenâgeux, c'est à dire des curios1tés.

 

Le monastère, une sorte de réserve naturelle qui abrite des survivants rarissi­mes d'une espèce en voie de disparition, d'extinction. Surtout qu'on en voit parfois se promener dehors ici dans les environs ; un grand plaisir de les cro­quer en photo ; parfois même de les interviewer. Ils sont dans un harnachement qui vaut la peine d'être projeté sur un écran familial ! Ils sont figés dans des habitudes multiséculaires bizarres et étranges. Par exemple, ils sont tous habillés de la même façon, un habit étrange et peu pratique.

Ce sont des hom­mes ou des femmes ? On n'en sait trop rien, il faut être tout près pour le voir ! Et on sait, on sait par des indiscrétions, que lorsqu'ils se déplacent ensemble, ils marchent à la queue leu leu et que quand ils prennent leur repas, c'est pas comme les autres. Ils sont assis les ans à côté des autres, ils ne pronon­cent pas un mot, au lieu d'être face à face comme tout le monde et de parler, d'échanger leurs impressions.

Vous savez qu'il y a l'un ou l'autre retraitant qui trouve tout à fait aber­rant cette lecture au réfectoire, surtout qu'elle est retransmise chez eux ! C'est le moment à table où on échange ! On ne subit pas encore ! Donc, nous som­mes des êtres bizarres du Moyen Âge.

 

Maintenant, pour ceux qui vivent à l'intérieur du monastère ? Nous ici qui avons une certaine ancienneté - le Père Abbé Général parle de 30 à 40 ans - ne remontons pas si loin tout de même, allez soyons modestes, mettons 20 ans peut­-être ? 25 ans ? dans les années 50 ? Alors pour ceux là, il Y a tout de même de grands changements. Et pour ma part, je me demande si nous ne les avons pas oubliés? Je pense que oui, et c'est un bien. L'homme doit oublier son passé. S'il devait retenir tout, absolument tout ce qu'il a vécu, mais il ne ferait plus rien. Il mour­rait, il serait bloqué.

D'ailleurs, c'est ce qui arrive dans les vieux jours, on ne vit plus que dans son passé. C'est la preuve qu'on est arrivé au terme. On peut s'envoler, on n'a plus rien à faire ici. C'est physiologique ça, biologique même, il vaut mieux le savoir pour ne pas être surpris lorsque le moment sera là et, peut-être essayer de diminuer les dégâts.

Mais enfin, nous l'avons oublié aussi, parce que les changements que nous avons vécus ont été ressentis comme positifs et bénéfiques, comme libérateurs et épanouissants. Ils étaient le fruit d'une évolution saine. Nous trouvions tout naturel qu'il en ait été ainsi. Et je dois dire que maintenant nous nous sentons bien entre nous, nous nous sentons même mieux.

 

Mais on n'est pas partout du même avis. Le Père Abbé Général dit qu'il ren­contre encore souvent - il insiste sur le mot souvent - comme il circule beau­coup, il doit tout de même en rencontrer des dizaines et des dizaines, des moi­nes et des moniales qui trouvent qu'on est en état de décadence. Qui peut bien réagir de cette façon ?

A mon sens, il y a toujours partout des laudatores temporis acti, des louangeurs du bon vieux temps ! C'était toujours beaucoup mieux dans le temps ! Mais il est probable que ces hommes ou ces femmes, ces moines ou ces moniales, lorsqu'ils étaient dans le bon vieux temps, ils étaient peut-être les premiers rouspéteurs ? C'est souvent ainsi, ils ne sont jamais contents. Ils sont tou­jours contents de ce qu'ils ne vivent pas. Et ce qu'ils vivent les met toujours hors d'eux-mêmes.

Alors ce peut être des personnes, aussi, qui ont besoin de sécurité, d'être rassurée lorsqu'elles sont enserrées dans un cadre visible. Alors ils savent très bien ce qu'ils doivent faire, ils n'ont pas de questions à se poser, ils n'ont pas de problèmes à résoudre. Ils ne sont pas devenus des adultes, ils n'ont pas pris leur vie en main. Ils ne sont pas responsables de ce qu'ils font. Non, ils doivent être toujours pouponnés par des tas de choses qui les tiennent debout.

 

Il est vrai qu'il existe aussi, attention, le Père Abbé Général en parlera, il y fera allusion plus tard, des situations dans des monastères où vraiment on aurait l'impression d'être en décadence. Mais alors ce qu'on vit là, on l'étend partout comme nous, qui ma foi n'avons pas trop à nous plaindre ici, nous aurions aussi tendance à étendre notre situation à toutes les autres ab­bayes. Non, il y a des endroits où vraiment ce qu'on appelle les adaptations ont provoqué de grands malheurs. Enfin le Père Abbé Général va y faire une peti­te allusion, mais patience !

Mais il rencontre aussi parfois des moines et des moniales qui ne sont pas contents parce que eux, ils pensent être les accélérateurs de l'histoire. L'Ordre n'a pas encore vraiment commencé à s'adapter. Il y a encore beaucoup, beaucoup de choses à changer. D'autres tempéraments ! Des gens pressés, impa­tients ! Vous savez, le petit enfant qui est pressé de mettre les pantalons de son papa, déjà ! Ou quand il est un peu plus grand, il lorgne du côté du volant de la voiture tout le temps ! ça peut être ça ? ça peut être des prophètes aussi ? Du moins ils penseraient l'être !

 

Mes frères, que penser de tout ça ? Je pense, à mon avis, que le vertu se trouve dans un juste milieu. Il y a beaucoup de changements, il y a encore des choses à changer. Ne soyons pas des rouspéteurs, ne soyons pas des impatients ! Prenons la vie comme elle se présente ! Marchons au rythme d'une évolution, d'une croissance et d'un développement normal. Soyons à l'écoute de ce que nous demande l'Eglise, de ce que nous demande le Chapitre Général, de ce que nous demandent les Visites Régulières, de ce que nous demande la société.

Ne faisons pas de ça une alchimie d'où extraire une sorte de liqueur qui nous permettrait de rester jeune tout en continuant à vieillir. Non, mais à partir de là, suivons les impulsions de l'Esprit, grandissons en Dieu, développons-nous normalement et alors nous verrons que les adaptations ont été bénéfiques et que les changements que nous avons connu, nous avons le droit de les oublier au fur et à mesure ; car la vie nous apporte chaque jour sa beauté qui est nouvel­le, cette beauté toujours nouvelle qui est celle de la vie Divine qui s'offre

à nous et qui insensiblement nous transfigure.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        17.06.80

      26. L’homme nouveau !

 

Mes frères,

 

En lisant ce que le Père Abbé Général nous dit à propos des adaptations, des changements et du renouveau, je pensais qu'il devait avoir les nerfs soli­des. Ce doit être un homme qui reçoit beaucoup plus de plaintes, de doléances, de récriminations, de critiques que de compliments et de félicitations.

Et je me souvenais d'une suggestion que m'avait faite un des frères. Il me demandait s'il ne serait pas bien d'adresser au Père Abbé Général une lettre pour le remercier à l'occasion des .messages si beaux qu'il nous adresse ; l'année dernière, la Lectio Divina ; cette année-ci, la lettre dont nous poursuivons la lecture.

Je pense que ce ne serait pas mal, car il est un homme comme nous. Et lors­que nous nous sommes donnés beaucoup de peine pour préparer quelque chose de bien, nous aimerions recueillir un merci. Enfin, attendons encore un peu d'être arrivé au bout et peut-être l'un ou l'autre sera-t-il saisi par l'inspiration ? Ce devrait être une lettre au nom de la communauté, pas quelque chose comme ça en privé !

 

La question des changements et des adaptations est extrêmement délicate, vous comprenez. Et à ce sujet le Père Abbé Général va se compromettre person­nellement. Il va nous donner son opinion, la sienne. Et pas seulement en tant qu'Abbé Général, mais en tant qu'Abbé tout court. Il faut dire qu'il est en charge depuis 1959. Donc voilà 21 ans !

Il a dû introduire ces changements dans son propre monastère. Que s'est -il passé ? Nous n'en savons rien ! Rien de grave certainement, mais je veux dire que tout de même là aussi il a dû réfléchir, il a dû consulter, il a du beaucoup prier. Et avant d'être Abbé il était comme la plupart d'entre nous, un piot parmi les autres. Et il nous livre alors son expérience de Père Ambroise tout court. Il lui faut du courage parce qu'il prend position. Ecoutez un peu !

 

Quant à mon jugement personnel, je pourrais le résumer en 6 points :

1°- Des changements étaient nécessaires dans notre Ordre. Nous en étions arrivés à être trop asservis à un grand nombre d'Observances extérieures et nous n'étions pas toujours conscient du degré auquel le formalisme avait intérieurement corrodé l'esprit.

2°- Et jetant maintenant un regard en arrière, il apparaît que nous n'avons pas toujours suffisamment préparé le terrain pour ces ­changements et qu'ils n'ont pas toujours été accomplis avec assez de discernement.

3°- Incontestablement en beaucoup de maisons la réaction contre le passé est allée trop loin et d'authentiques valeurs monastiques en ont souffert.

4°- Beaucoup de maisons ont reconnu que la réaction avait été exagérée et il y a maintenant un désir d'atteindre un meilleur équili­bre. Mais ce désir rencontre parfois l'opposition d'un groupe qui craint que ce ne soit là une tentative pour revenir à une Observance trop rigide. (Ici, vous le remarquez, il parle en Abbé Général)

5°- Une grande somme de patience et de discernement spirituel est nécessaire en ce moment en chaque communauté pour affronter la situa­tion actuelle, en sorte que ce qui est positif puisse être consolidé et ce qui est dommageable progressivement éliminé. Ce résultat ne sera pas atteint par des récriminations mutuelles, mais plutôt par un effort sincère de la communauté avec l'encouragement et sous la direction de l'Abbé.

6°- Bien que le rôle de l'Abbé soit décisif, il reste toujours vrai qu'un renouveau authentique, y compris un renouveau communautaire, est une affaire très personnelle exigeant une continuelle conversion du coeur de la part des individus qui composent la communauté.

 

Pourquoi les changements étaient-ils nécessaires ? Il répond à cette ques­tion dans son premier point. Mais avant de l'aborder, je voudrais chercher une cause beaucoup plus lointaine encore. Le Père Abbé Général ne pouvait pas en parler dans sa lettre. Ce n'était pas possible, c'était en dehors de son sujet. Certainement qu'il serait d'accord avec moi et vous le serez aussi.

C'est que c'est un phénomène qui n'est pas propre à notre Ordre. Il s'ins­crit dans un phénomène beaucoup plus large, un phénomène général dans le monde religieux, dans le monde ecclésiastique aussi. Et ce phénomène est lié à une mutation subie par l'humanité à la suite de la deuxième guerre mondiale. Il faut l'avoir vécu pour le comprendre. Pour les jeunes c'est peut être un peu ….. ils n'ont pas connu ce qui était auparavant ….. Cette mutation est encore en cours pour le moment. Et que s'est-il produit ?

Il s'est produit après la guerre une véritable explosion, un décloisonnement, un décompartimentage général ; et alors après, une recomposition. Les pe­tites entités ont éclaté et elles se sont regroupées en blocs gigantesques. Vous savez, il y a ce qu'on appelle les Pays de l'Est, il y a l'Occident, et maintenant il y a le Tiers-monde. Trois blocs ! Et dans ces trois blocs de­venus démesurés, l'homme commence à avoir peur, ce n'est plus à taille humaine. C'est démesuré, hors mesure. Et que font les hommes alors ?

 

Les hommes, instinctivement pour survivre recherchent la chaleur, la solida­rité, la communion, l'amour. Et cela dans la liberté, dans le mouvement, dans l'espace, dans la vie. Regardez à titre d'exemple le phénomène des vacances. Mais vous avez des gosses, j'en connais comme ça, qui des Etats-Unis vont passer leurs vacances en Suisse, à 12 ans ? Pour eux, ce n'est plus rien du tout ! Les parents les mettent dans l'avion et puis c'est bon, en Suisse il y aura quelqu'un qui les attend.

Voyez, ça, c'est le nouvel homme qui est en train de se créer. Ce n'est plus celui qui passe les vacances chez le grand-père ou la grand-mère du villa­ge voisin, n'est-ce pas ? Et pour lui, c'était un exploit ! Vous vous souvenez, quand on a lu le livre, ici, " Dure Ardenne ", il y avait tout un paragraphe intitulé " Lidje ", " Liège ". Aller à Liège pour un jeune Ardennais, mais c'était quelque chose comme d'aller dans la lune, la même chose. Il faut bien vous le dire, on vivait là sur un tout petit espace.

Or maintenant c'est à l'échelle planétaire! Mais l'homme, alors, n'est plus à l'aise. Il va donc dans un mouvement presque grégaire se mettre les uns con­tre les autres pour avoir chaud, pour ne pas avoir peur, pour se sentir coude à coude, solidaire. Vous avez tous ces mouvements de jeunes, ces tous jeunes, ces hippies, et tout le reste ? C'est ça vous voyez.

 

Alors, nous sommes les témoins et les acteurs d'une révolution qui fait venir au jour un type nouveau d'humanité. Et nous ne pouvons pas, nous dans no­tre monastère, nous contenter d'observer le phénomène comme des vaches dans la pâture qui regardent passer le train. Si nous ne sommes pas les co-auteurs de la révolution ou de l'évolution, nous en serons les déchets.  Il faut bien se le dire.

Notre Ordre doit donc changer. Et il doit changer pour rester identique à lui-même, pour ne pas perdre son identité. Et son identité, sa fonction, sa mis­sion dans l'humanité, c'est d'être à la fine pointe de l'évolution spirituelle. Notre Ordre contemplatif, monastique, il est les narines qui aspirent l'air qui vient d'ailleurs, qui vient de l'autre rive, qui vient de l'autre monde, qui vient du Royaume. Et cet Esprit, car c'est l'Esprit Saint, doit alors pénétrer tout le Corps Mystique de l'humanité et le faire vivre sainement.

L'Ordre doit changer pour rester ce qu'il est. Et nous voici en face d'un nouveau paradoxe. Deux réalités opposées, contraires, qu'il faut maintenir en tension constante sans sacrifier une à l'autre. Il faut changer pour rester ce qu'on est, mais comment faire ? C'est difficile ! C'est un problème qui est le nôtre aujourd'hui et nous ne pouvons pas nous permettre d'échouer.

 

Le Père Abbé Général va examiner maintenant ce qui s'est passé, ce qui va se passer encore. Il va nous donner dans son premier point les raisons pour les­quelles ces changements étaient nécessaire au plan de l'immédiateté, du direct, de ce qui nous touche de plus près, pour que précisément nous conservions notre identité monastique et contemplative dans le monde d'aujourd'hui.

Mais avant d'aborder ça, j'ai voulu vous donner une brève synthèse comme ça, beaucoup trop brève du phénomène. Il faudrait l'analyser beaucoup plus longue­ment, mais ça demanderait un énorme travail ; voir l'image de l'homme nouveau ! Il ne suffit pas de regarder des jeunes gens qui passent. Non, il faut même pouvoir recueillir des informations d'ailleurs, des autres continents, de par­tout.

Le Père Abbé Général nous disait dans l'intervention au Chapitre Général de 1977 que en l'an 2000 le centre de gravité de l'Ordre se trouverait en Orient quelque part du côté du Pacifique, plus dans nos régions ! Vous voyez, c'est ça le nouveau type d'humanité.

 

Eh bien, mes frères, je livre ça à votre réflexion, à votre prière. Vous voyez que nous sommes bien petits ; mais si l’Esprit de Dieu nous habite, tout nous devient possible.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        18.06.80

      27. Des Observances !

 

Mes frères,

 

Notre Ordre devait consentir à des changements s'il voulait demeurer iden­tique à 1ui-même, s'il voulait préserver son identité et rester fidèle à sa mission ; cette mission qui est splendide, incomparable, unique dans l'Eglise, dans le monde : tenir les yeux fixés sur Dieu, respirer le parfum de l'Esprit, boire la Lumière et devenir feu dans les artères et les veines de l'humanité.  Voilà le rôle du contemplatif !

Nous avons vu hier que partout surgissait une nouvelle civilisation, qu'une race nouvelle d'homme se répandait sur la planète. Il était donc nécessaire, indispensable de procéder à une rénovation adaptée. Elle était déjà en cours avant le Concile. Le Concile nous l’a imposée. Des changements pour ce qui regarde les Observances extérieures, comme dit le Père Abbé Général. Pas question de supprimer ces Observances, mais les élaguer. Leur foisonnement com­mençait à étouffer la vie.

 

Quel est le rôle des Observances ? Il faut toujours bien se replacer dans le contexte d'une vie qui est difficile parce qu'elle est surhumaine ; elle est surnaturelle, mais incarnée. Notre hebdomadier y a fait allusion ce matin.

Le rôle des Observances ? Elles sont un langage qui dit la vérité spirituel­le cachée. Elles sont symboles qui révèlent des réalités invisibles. Mais atten­tion, si elles sont langage symbolique, elles ne peuvent pas devenir bavardage ; bavardage creux, vide, qui tourne sur lui-même, qui revient sans cesse sur lui-­même et qui finalement s'intoxique et en meurt.

Les Observances sont aussi tuteur pour la croissance, soutient pour la mar­che. Mais elles ne peuvent devenir une masse pesante qui écrase et qui bloque, qui empêche les hommes de grandir ou qui les tient rivés au même endroit, sur place ; ils ne savent plus remuer. Voilà ce que doivent être les Observances et ce qu'elles ne doivent pas devenir !

 

Or il est certain que le buissonnement des Observances extérieures de notre Ordre ligotait au lieu de libérer. Il opprimait, il resserrait les liens au lieu de dilater. Il paralysait au lieu d’assouplir. Naturellement, pour être juste et pour être honnête, il faudrait procéder à toute une étude sur l'origine et le pourquoi de ces Observances. Il faudrait remonter très loin. Il fut un temps où elles étaient valables, mais on avait oublié d’élaguer.

Il faut, dans un Ordre comme le nôtre, procéder régulièrement à un élagage. Ce qui est expression vraie aujourd'hui ne le sera pas nécessairement en l'an 2000. Ce qui l'était entre les deux guerres pour d'autres hommes, dans un autre contexte social, culturel, religieux, ne l'est plus aujourd'hui ! Mais c'était resté là !

Et ces Observances extérieures alors, qui étaient maintenues à tout prix, elles finissaient par endormir tout le monde dans un formalisme qui, comme le dit le Père Abbé Général, avait intérieurement corrodé l'esprit. Et comme ont était endormi, on n'en prenait pas conscience. Mais qu'est-ce que le formalisme ?

 

Le formalisme, c'est un attachement exagéré, excessif aux formes. On en ar­rive alors à des déviations car la pointe doit être placée sur l'adjectif excessif. Il faut être attaché aux formes. Ces formes sont requises. Mais on ne peut pas sombrer dans le culte, dans la religion de la forme, des Observances, de la lettre. On en arriverait alors si on cédait à cette manie qui est, il faut bien le dire très humaine car elle rassure l'homme. Elle pacifie la peur qu'il y a en lui d'être en défaut.

Il est beaucoup plus facile d'obéir à des points ­précis de règlement - on est donc en règle et on a fait tout ce qu'on devait - ­plutôt que de se livrer, de s'abandonner à l'impétuosité de l'Esprit qui lui n'a pas de règle. Mais pourtant, il nous porte sur des règles ? Vous avez toujours, encore une fois ici, cette tension entre des valeurs antinomiques qu'il faut exploiter à fond chacune de leur côté. L'Esprit est toujours incarné dans une lettre, mais la lettre n'a aucune valeur sans l'Es­prit qui l'anime.

Mais si on dévie et qu'on s'attache trop à ce formalisme littéral, à ce cul­te de la lettre, alors s'installe un automatisme quasi animal, comme celui de la bête. Et cela corrode l’Esprit qui est sous la lettre. Corroder, cela veut dire que ça ronge l'Esprit insensiblement et, finalement il n'y en a plus.

 

Mes frères, les Observances, si on les regarde pour ce qu'elles sont, nous devons les voir comme le code de politesse, comme le manuel de savoir vivre de la maison de Dieu. Pour être à l'aise dans les Observances, pour voir ce qui est capital, ce qui devient excroissance cancéreuse, adventice, il faut toujours savoir que nous vivons ici chez Dieu, avec une Personne, une société de Personnes, car Dieu est trois Personnes. Et comment nous tenir devant lui ? L'Observance n'est rien d'autre que ça...et c'est un code qui demeurera pour l'éternité.

Le livre de l'Apocalypse nous décrit une liturgie céleste où nous voyons qu'il y a des rites, qu'il y a un rituel. Les 4 animaux, les 24 vieillards, les 144.000 qui sont là, ils ne sont pas n'importe comment ! Ils ont des gestes, des attitudes, il y a des cérémonies. Ils sont chez Dieu. Eh bien nous, ici, nous sommes aussi chez Dieu. Nous le regardons, nous respirons son parfum, nous buvons sa Lumière comme je le rappelais tantôt. Et alors, tout ça ne peut pas se faire n'importe comment.

Nous devons nous condui­re chez Dieu en gens polis, en gens bien éduqués, et non pas en grossiers personnages. Il y a une façon de sortir de l'église qui montre que quelqu'un ne croit pas du tout que Dieu est présent ! C'est un païen sous un habit de Trap­piste, c'est du théâtre. Il y a des hommes de théâtre qui sont tellement bien dans leur rôle que même dans leur vie privée ils jouent ce rôle, parce qu'ils en sont imprégnés. Après ce sera une autre représentation et un autre rôle ; et à nouveau ils entrent tellement dedans que tout leur entourage doit savoir. Il n'y a rien à faire, ils sont devenus un autre personnage. Mais ce n'est pas ça ici ! Ici, nous sommes chez Dieu, nous sommes chez quelqu'un. Nous ne jouons pas un raIe. Nous ne changeons pas à tout bout de champ. Nous sommes des adultes ou nous le devenons.

 

Voyez mes frères, c'est ça les Observances. Prenons garde ! On les a fameu­sement élaguées depuis quelques années. Je pense que maintenant elles sont suf­fisamment simples et suffisamment parlantes, expressives que pour ne pas jouer avec. Soyons dignes, soyons polis et ainsi nous sentirons avec plus de vérité la force qui nous habite, cette force Divine, cette force spirituelle qui, de simple serviteur de Dieu, ici dans sa maison, fait de nous des fils qui devront hériter de sa vie, de son bonheur et de sa gloire.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        19.06.80

      28. Les changements.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous a dit que des changements étaient nécessaire à l'intérieur de l'Ordre parce que nous étions trop asservis à un grand nombre d'Observances extérieures. Etre asservi à l'Observance, mais c'est le monde à l'envers ! L'Observance, en effet, est faite pour l'homme et non pas l'homme pour l'Observance. La fonction de l'Observance est de libérer à l'intérieur du moine toutes les virtualités, les potentiels, les semences déposées par le créateur et non pas de réduire le moine en esclavage et de corroder les énergies spirituelles.

Or c'était le cas, dit le Père Abbé Général. Et nous n'en n'avions pas conscience, du moins une conscience nette. Car à l'âge d'or de l'Observance stricte les monastères étaient surpeuplés. Entre les deux guerres, pour ne pas aller trop loin, Rochefort comptait 70 à 80 personnes peut-être ? Et Scourmont loin au delà des 100 ! N'était-ce pas la preuve qu'on était dans la vérité ? Or en réalité une corrosion spirituelle rongeait l'acier de nos âmes.

 

Alors le Père Abbé Général poursuit et dit :

 

En jetant maintenant un regard en arrière, il apparaît que nous n'avons pas toujours préparé suffisamment le terrain pour ces change­ments, et qu'ils n'ont pas toujours été accomplis avec assez de dis­cernement. 

 

Pour faire le point de l'actualité, il faudrait remonter dans le passé et étudier comment ces changements ont été introduits. Il faudrait voir quel a été le rôle et la responsabilité du Chapitre Général. Mais vous comprenez que c'est là une étude qui dépasse de loin mes loisirs et ma compétence.

Ainsi, pour illustrer un peu et vous faire sentir, avec moi d'ailleurs, comment les choses se sont passées, je vais vous donner lecture de quelques extraits d'une causerie présentée lors de la Conférence Régionale D'Orval en Octobre dernier par Dom André Louf, l'Abbé du Mont-des-Cats.

Il remonte assez loin, en 1905. Et voici ce que disait dans son discours d'ouverture du Chapitre Général, l'Abbé Général de l'époque, Dom Augustin Marre :

 

Le Chapitre Général est la supr3me autorité de l'Ordre. C'est lui qui juge en dernier ressort toutes les causes régulières qui lui sont soumi­ses. Cette autorité lui vient de Dieu puisqu'elle lui vient de l'Esprit. Désobéir au Chapitre Général, c'est désobéir à Dieu. D'autre part, vous savez comme moi que la force d’un Ordre réside dans le principe d'autorité qui le régit ; et que si cette autorité vient à être amoindrie ou méconnue, des effets désastreux ne tardent pas à se produire.

Si le Chapitre Général a le droit de connaître les abus qui se glis­sent dans l'Ordre, c'est parce qu'il a le devoir de les corriger, et de les corriger efficacement. Or, la Sainte Règle sous laquelle nous mili­tons ensemble nous fait comprendre à chaque page que la correction des vices ne saurait être efficace sans la sanction. Nos pères le comprenaient. Et jusque dans les siècles du plus grand relâchement, nous voyons les Abbés les plus éminents de l'Ordre condamnés au jeûne au pain et à l'eau, privés pendant un certain temps de leur place au choeur, déposés même de leur charge par le Chapitre Général, et cela pour des fautes que nous considérerions aujourd'hui comme assez légères.

Nous devons constater avec évidence et tristesse que si l'autorité locale est affaiblie, c'est parce que l’autorité supérieure est elle-même amoindrie. Les religieux pourraient-ils se croire tenu à l'obéissance envers nous s'ils nous voyaient nous-mêmes faire des actes contraires aux Constitutions et aux décisions des Chapitres Généraux. 

 

            On n'imagine plus un Abbé Général ? Vous sentez la différence de ton entre ceci et la lettre du Père Abbé Général aujourd'hui. Je saute beaucoup de choses. J'arrive maintenant 25 ans plus tard en 1930. Un nouvel Abbé Général qui prononce son allocution d'ouverture, la première : Dom Herman-Joseph Smets.

 

Le Chapitre Général est l'autorité suprême. Il a le pouvoir de légiférer et il légifère sagement. Le fait est qu'à côté des Supérieurs conscients et fidèles à leur devoir, il s'en trouve d'autres qui soit par oubli ou négligence, soit par interprétation mollement bénigne, soit enfin ce qui paraît invraisemblable, par le mépris non dissimulé de ses prescriptions ou défenses, se chargent cyniquement la conscience de l'inefficacité des remèdes suprêmes de nos Assemblées Capitulaires. Regardez autour de vous et avouez que je ne me perds pas dans l'exagération. 

 

Maintenant encore beaucoup plus près. Nous voici en 1953 et Dom Gabriel Sortais prononce le discours traditionnel d'ouverture. Nous sommes très proche de nous. C'est une période que nous connaissons maintenant. Il dit ceci entre autre:

 

 Quel est celui d'entre vous, mes Révérends Pères, qui en visite dans nos monastères n'a été frappé par les particularités qui se sont introduites un peu partout depuis quelques années, surtout depuis la dernière guerre, que ce soit dans la manière de conduire un choeur, dans la façon de se vêtir ou dans l'appréciation de ce qui a été traditionnellement la pau­vreté et la mortification des Cisterciens. Que d'interprétations diverses que de modifications apportées aux coutumes séculaires de l'Ordre. (Vous voyez, des changements !)

Faut-il donner quelques exemples ? Dans un bon nombre de monastères on a établi une schola, et le Père Chantre placé au milieu du choeur diri­ge les voix de sa main. Je ne cherche pas en ce moment si cette méthode est meilleure qu'une autre pour la bonne exécution du chant ? Je constate seulement l'innovation et déclare qu'elle n'aurait pas dû voir le jour sans l'assentiment du Chapitre Général. Admettons que certaines adapta­tions étaient souhaitables, que plusieurs même s'imposaient, il n'en res­te pas moins vrai que personne n'était autorisé à les faire motu proprio. Le Chapitre Général avait le droit de pouvoir apprécier les nécessités qui se présentaient. 

 

Maintenant avançons encore. C'est Dom André Louf qui parle maintenant :

 

On assiste ainsi jusqu'au Concile à un allongement croissant d'année en année, de la liste toujours plus impressionnante des dispenses accordées par les Chapitres Généraux. (Les changements dont parle Dom Ambrose) Ces dispenses se rapportent souvent à des questions aussi insignifiantes que de permettre le port des bas de toile au lieu des bas de laine, ou d'autoriser une communauté à célébrer Tierce à 7h30 au lieu de 7h45. (L'heure solaire naturellement)

A partir du Concile, ce mouvement s'accélère encore. Tout passe par le Chapitre Général. Celui-ci dispense massivement par paquet.  

 

Vous comprenez mieux ce que dit le Père Abbé Général. Je relis:

 

Jetons un regard en arrière maintenant. Il apparaît que nous n'avons pas toujours préparé suffisamment le terrain pour ces changements, et qu'ils n'ont pas toujours été accomplis avec assez de discernement. 

 

Mais il faut, pour comprendre, se replacer naturellement à l'époque. Il n'était pas possible dans la conception qu'on avait à ce moment là du rôle du Chapitre Général, de la fonction de l'Abbé, de la position des moines, des frères dans la communauté, il n'était pas possible de réagir autrement. Nous ne devons pas jeter la pierre, loin de là !

Mais Dom André Louf constate pour finir :

 

Un malais se fait sentir de manière également croissante et on éprouve la nécessité de rechercher une nouvelle manière pour le Chapitre Général d'exercer son autorité. 

 

Eh bien, dans les jours qui viennent, nous allons un peu voir, reprendre ce que nous dit Dom Ambrose. Et à la lumière de ceci réfléchir comment on doit procéder à des changements en préparant bien le terrain et en usant de tout son discernement.

 

 

 

 

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        21.06.80

      29. Comment faire un changement ?

 

Mes frères,

 

Revenons-en au Père Abbé Général et à son opinion sur les changements et adaptations. Il avait dit :

 

En jetant un regard en arrière, il apparaît que nous n'avons pas toujours préparé suffisamment le terrains pour ces changements et qu'ils n'ont pas été accomplis avec assez de discernement. 

 

Ici le Père Abbé Général met à notre disposition un double principe, une règle d'or qui doit régir tous les changements que nous désirons introduire dans notre vie communautaire. Il faut préparer le terrain et user de discerne­ment ; sinon il est préférable de ne rien faire du tout.

Cela veut dire que les changements doivent être longuement mûris. Et ici, s'engage lourdement la responsabilité de l'Abbé. Un changement ne peut pas être le fruit de la fantaisie Abbatiale. Quasi libera utens potestate, dit Saint Benoît, 63,2, comme s'il avait le droit d'user d'un pouvoir arbitraire.

Non, c'est un serviteur. Il est le premier des serviteurs. Il est au service de l'Esprit, il est au service des frères. Il doit donc être, lui-même, sans arrêt à l'écoute de cet Esprit, comme une antenne qui capte tout ce qui arrive comme message. Il doit être comme un appareil qui décode ces messages, qui les assemble et puis qui lit la Parole que Dieu adresse.

 

Cette Parole est perceptible dans les événements, dans les frères qui par­lent, qui font des remarques, qui expriment des souhaits, comme ça au hasard. Il ne faut pas organiser des réunions communautaires pour dire : qu'est-ce qu'on pourrait bien adapter et changer ?

Non, l'Abbé est autre chose. Il est un organe unique dans une communauté, mais il doit bien s'acquitter de son rôle. Il doit avoir une très bonne oreille et ça demande de sa part, ça exige beaucoup d'attention ! Et c'est fatigant ! Parce qu'il y a des parasites qui viennent s'introduire dans ces messages. Voyez, il faut pouvoir les choisir.

Oui, il ne suffit pas d'être à l'écoute de l'Esprit, il faut encore se faire contrôler soi-même, c'est à dire prendre conseil, ce qui ne signifie pas réunir le conseil ! Non, c'est autre chose, c'est informel. On semble avoir saisi, voilà, puis en parler à un, à l'autre, susciter comme ça des réflexions, des remarques mais sans même que l'autre, que le frère s'en aperçoive. On dirait en terme plus moderne : prendre le pouls, le pouls des frères, prendre le pouls de la communauté.

 

Saint Benoît le dit : Fais tout avec conseil, tu n'auras jamais à t'en repentir. Mais il dit aussi : Attention ! Il ne faut pas à priori prendre conseil de tous. Il faut la  pars sanior, il y a une partie de la communauté qui est plus saine.

Attention ici ! Je veux dire que tout le monde n'est pas compétent dans la même matière. C'est ça, un plus sain en matière de liturgie - pas de sainteté, de santé - une meilleure santé en matière de liturgie. Un autre aura une meilleure santé dans le jugement en matière de nourriture, il faut changer quelque chose. Vous voyez, c'est cela que je veux dire.

 

Il faut encore peser les conséquences des changements et adaptations ; les conséquences à court terme, les conséquences à long terme aussi. Il faut être prévisionnel, voir loin. Une toute petite histoire au début, et ça peut être après des mois et des années quelque chose qui s'éloigne très fort de ce qu'on avait prévu au début. Il faut sentir, ce doit être longuement mûri, et puis, ça doit être raisonnablement motivé.

C'est à dire que lorsqu'on en parle, ça doit entraîner l'assentiment. Je ne dis pas le forcer, mais l'entraîner de soi par la clarté et la force de la vé­rité. On dit : oui, c'est vrai, c'est mieux ainsi tout bien pesé. Ce n'est pas plus mal, comme on dirait dans la région ici pour dire que c'est bien.

Voyez, la vérité doit s'imposer ! C'est pour cela qu'il faut, comme le dit le Père Abbé Général, préparer le terrain. Ce qui signifie en pratique qu'il faut donner un enseignement approprié qui touche les esprits, mais aussi les coeurs. Je pense que dès l'instant où un homme construit normalement, comme nous le sommes tous ici, a compris que telle chose devait être adaptée ou chan­gée pour tel, tel, et tels motifs qui sont vrais, qui sont raisonnables, mais l'homme entre de lui-même dans le changement, il l'appelle, il le désire.

 

C'est à cela qu'il faut arriver ! Préparer le terrain si bien, que le ter­rain demande le changement, l'adaptation ; ça ne doit pas venir de l'extérieur brutalement et être impose. Non, il faut que les esprits et les coeurs soient dans l'expectative de ce qui va arriver, qui est presque d'éveiller une sorte d'impatience.

Maintenant, n'allez pas penser que je suis en train de préparer le terrain pour quelque chose ? Non, mais ça arrivera ! C'est déjà arrivé et ça arrivera encore. Mais j'essaie d'illustrer un peu ce qu'entend le Père Abbé Général.

Et alors, ce doit être aussi mis en oeuvre, accompli au temps opportun. Non pas à n'importe quel moment, comme ça ne va pas de semer du froment à ce moment ci. On le sème avant l'hiver ou au mois de mars, mais pas maintenant. C'est ça, il faut pouvoir déposer la graine de l'adaptation au moment où ça aura des chances de pousser et de mûrir.

 

Voilà mes frères, là dessus nous pourrons terminer la semaine en rendant grâce à Dieu de ce que ici les changements et les adaptations qui ont du se faire depuis des années - vous avez entendu le Père Abbé Général et le Père Abbé du Mont-des-Cats hier soir - se sont opérés dans la tranquillité et dans la paix grâce surtout à l'homme de bon sens, de jugement et de prudence qui a été notre Abbé pendant si longtemps : Dom Félicien. Mais nous y reviendrons dans quelques jours.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        22.06.80

      30. Le Chapitre Général.

 

Mes frères,

 

Il n'est pas possible de parler d'adaptations et de changements sans tou­cher ou heurter, sans effleurer ou égratigner implicitement ou explicitement le Chapitre Général qui se considère à tort ou à raison comme le premier res­ponsable du progrès ou de la décadence de l'Ordre. Autrefois, le Chapitre Général était le custos Legis, le gardien de la Loi, d'une Loi vénérable, codifiée dans des textes intangibles : la Règle de Saint Benoît, la Charte de Charité, les Constitutions, et les Coutumes séculai­res de l'Ordre, pour reprendre une expression de Dom Sortais.

Il appartenait au Chapitre Général de veiller soigneusement sur ce dépôt sacré. Sa tache consistait essentiellement à légiférer sagement, exécuter fidèlement et punir efficacement. Il fallait donner des interprétations auto­risées des Lois et Coutumes de l'Ordre. Les Abbés, rentrés chez eux, devaient veiller à l'exécution fidèle des prescriptions, des instructions reçues.

Et chaque année, la Visite Régulière venait contrô1er si tout se passait selon ce que le Chapitre Général avait décidé. Et on comprend alors que certains Abbés à l'approche de la Visite Ré­gulière devenaient malade parce qu'il faudrait après devant l'assemblée annuel­le du Chapitre Général, rendre compte de sa gestion.

 

Il faut dire que dans le fond la tâche du Chapitre Général était relati­vement facile. En effet, l'Ordre était répandu sur une ère géographique rela­tivement étroite : en pratique l'Europe Occidentale. Il y avait bien quelques monastères en Amérique du Nord et en Extrême-Orient, mais entièrement Occi­dentalisés ! Et de ces monastères, les cadres Culturels étaient homogènes.

Il y avait aussi l'uniformité des Observances qui étaient identiques par­tout. Vous vous en rappelez peut-être, ceux qui ont eux l'occasion d'aller dans un monastère ou l'autre il y a une vingtaine d'année. On ne voyait pas de différence. Partout c'était la même disposition des lieux ( église, chapitre, réfectoire), les mêmes gestes, les mêmes postures, les mêmes paroles, les mêmes chants. On n'était pas dépaysé du tout ! Non, c'était d'autres figures, seule­ment.

Il faut dire que l'Ordre reflétait l'Appareil Ecclésiastique dans son ensemble qui était extrêmement centralisé. Vous vous souvenez des reproches adressés par Louis Bouyer à l'Episcopat Français qui n'était, disait-il, que l'organe d'exécution des directives transmises par la Curie Romaine.

 

Il en était de même dans l'Ordre. Chaque Abbé, chaque Supérieur était l'exécutant fidèle des décisions du Chapitre Général. Rappelez-vous : légiférer sagement, exécuter fidèlement et punir ou être puni efficacement. Et ça maintenait une stabilité. Et ça donnait l'impression de devoir durer éternellement. Mais le vent, la tempête, l'ouragan du Concile est passé et aujourd'hui la situation a changé du tout au tout.

Le Concile a rendu à chaque Evêque sa responsabilité locale. Et dans le sillage du Concile, le Chapitre Général a redécouvert l'idée de l'autonomie de chaque Abbé. Mais si chaque Abbé est autonome dans son monastère, on introduit le concept de pluralisme. Il fallait donc qu'on maintienne malgré tout une unité dans l'Ordre. Et en 1969 le Chapitre Général a édicté une loi cadre, dont il laissait, dont il abandonnait les détails aux supérieurs locaux : le Statut sur l'Unité et le Pluralisme. (le S.U.P)

Cette date de 1969 est une date pivot historique pour l'Ordre. Ce ne sera jamais plus maintenant comme c'était auparavant. C'est fini ! Voyez un pivot : ça a tourné et ça a pris une autre direction. Mais quel est maintenant le rôle du Chapitre Général ? Qu'a-t-il encore à dire, à faire puisque chaque Supérieur local est autonome et qu'on dispose d'une loi cadre ? On en est toujours à l'ère des tâtonnements et des indécisions. Disons-le, le Chapitre Général traverse ce qu'on appelle une crise d'identité. Il ne sait plus trop bien ce qu'il est, et il est toujours, comme on dit encore, en re­cherche.

 

Le frère Jacques n'est pas d'accord ! Car, dit-il, à la Conférence Régiona­le d'Orval, les Abbés étaient d'accord qu'actuellement le Chapitre Général de­vrait finir de légiférer. On a parlé beaucoup de ce que devrait faire un Chapitre Général actuelle­ment. Et tout le monde était d'accord, surtout les Abbés, qu'il devrait finir de légiférer et d'édicter des lois qui intéressent ou qui n'intéressent pas. Mais il devrait surtout essayer d'être pastoral. Et on trouvait que c'était aux Abbés qui y assistaient à venir rendre à leur communauté toute la valeur de ce qu'ils avaient pu prendre, entendre ou recevoir.         

 

Oui, eh bien, justement j'avais l'intention de vous donner lecture de la proposition émise par la Conférence Régionale d'Orval. Ce n'est pas mal, et à mon avis, c'est même très bien ! Et ça pourrait être une voie sur laquelle le Chapitre Général devrait s'engager. Mais vous allez voir que c'est extrê­mement difficile.

 

Le Chapitre Général doit être de plus en plus un lieu de communion pour les Abbés, dans le partage du soucis de leur service pastoral. Les communautés attendent que leurs Abbés en reviennent confortés, comme trans­formés et transparents à l'Esprit Saint à l'oeuvre dans l'Ordre.

La qualité de cette communion assurera la qualité de la communion entre les communautés de qui viendront les questions posées, et le Chapitre qui leur apportera dans un langage clair et adapté des principes de discernement et des directives pour les aider à mener leur vie concrète.

Ces principes seront à la fois en lien avec les racines de notre tradition et ouverts à travers les différentes Cultures et vers l'avenir à ce que l'Esprit dit au monde et à l'Eglise de notre temps. 

 

En d'autres termes, on voudrait un Chapitre Général prophétique et pastoral Prophétique, parce qu'il serait un lieu de communion fraternelle entre les Abbés, et à travers les Abbés, entre les communautés. Donc, l'Abbé ne se rend pas au Chapitre Général à titre personnel. Il est comme un petit Corps Mystique qui porte en lui tous les frères. Il doit le savoir, il doit en avoir conscience.

Là-bas, tous ces Abbés réunis sont à l'écoute de l'Esprit : ce que l'Esprit dit aux Eglises et ce qu'il dit au Monde. Capter ce message de l'Esprit, le faire sien ; puis en revenir, de ce Chapitre Général dans la communion donc de tous, réconforté, fortifié, encouragé, transformé ; et puis faire passer ce feu de l’Esprit dans chaque communauté.

C'est très prophétique, c'est très beau ! Mais dans la pratique ?

 

Dans la pratique, ce n'est pas impossible ! Mais à mon sens, pour que ce soit réalisable, il faudrait qu'il y 'ait au Chapitre Général au moins deux ou trois prophètes, c'est à dire des hommes qui soient possédés par l'Esprit et puis qui puissent alors dire, exprimer ce que chacun ressent.

Il est certain que chaque Abbé, à ce moment là - c'est une grâce unique dans une vie d'un Ordre - que chaque Abbé à ce moment là reçoit des grâces spé­ciales de Dieu. Mais pour la plupart ce sera confus, ce sera indistinct. Il faudrait donc qu'il y ait des éveilleurs de conscience, deux ou trois, pas plus ! Pas de haut-parleurs ni des ténors ? Non, pas même des animateurs, ni des facilitateurs ? Non, mais voilà le mot, c'est le mieux : des prophètes.

Il y a quelques années de cela, je l'ai vu encore quelques part ici dans ces rapports, un Abbé avait parlé un peu dans ce sens là au Chapitre Général. Et ça avait produit un certain agacement. Depuis lors, cet Abbé qui avait été élu à  tempus definitum, n'a pas été réélu dans sa communauté. Donc c'est qu'il n'était peut-être pas aussi prophète que lui ne se l'imaginait !

 

Mais malgré tout il faut dire que son idée était bonne et que ce qu'il a dit là était vrai. C'est cela que devrait être d'abord le Chapitre Général. Mais encore une fois, c'est une hauteur spirituelle et surnaturelle qui, peut­-être dépasse la moyenne des hommes. Car, lorsqu'un Abbé arrive au Chapitre Général - je l'imagine bien - il arrive avec beaucoup de soucis et des ques­tions pratiques.

Il se passe ça chez moi ; J'ai tel problème, telle difficulté. Je vais re­venir avec une solution pour moi, pour les frères. C'est juste, c'est vrai et il faut répondre à ces interrogations. Mais d'abord baigner dans une atmosphère spirituelle. Et c'est cela que voudrait réaliser la Conférence Centre-Europe, voir se réaliser plutôt.

Car l'Abbé reviendrait du Chapitre Général, comme on le dit, transformé et transparent à l'Esprit qui est à l'oeuvre dans l'Ordre. Et il ferait passer tout cela dans ses frères. Je vois que notre délégué à la Conférence Régionale est en train de s'agiter de nouveau. Il a peut-être quelque chose à dire :

 

Frère Jacques : Je voudrais ajouter qu'on a fait un beau progrès dans l'Ordre puisque le fait est qu'on en a reparlé et qu'on a terminé par cette proposition. Cela vient de la Conférence Régionale de Port-­du-Salut ou un Abbé qui ne savait pas qu'il risquait d'être déboulonné avait risqué d'en parler. Et ça a été écouté, repris et creusé par à peu près toutes les communautés puisque tous les délégués et tous les Abbés - nous étions en petite réunion pour parler de ce renouveau du Chapitre Général et nous avons rentré 4 ou 5 textes différents - mais tous nous étions d'accord sur le fait que ça devait sortir. Donc depuis Port-du-Salut ? C'est qu'il y a un gros progrès... 

 

Oui, il y a certainement un progrès, une avancée. Mais je pense qu'une des difficultés vient de ce que ce sont les mêmes hommes qui doivent opérer en eux cette mutation. Je veux dire, donc des Abbés qui ont connu comme Abbé l'ancien système et qui doivent maintenant entrer dans une toute autre vision des choses C'est difficile !

Pour eux, ça demande une conversion. Non seulement une conversion mentale, mais aussi une conversion psychologique et même spirituelle. C'est une autre façon d'envisager et de voir les choses.

 

Et d'un autre côté, c'est une sauvegarde ! Car il ne faudrait pas que des blancs-becs qui n'ont pas connu - comme abbé, attention hein ! - l'ancienne façon de faire, qu'ils forment un Chapitre Général et puis se lancent à l'aven­ture. Alors on tomberait dans le trou de l'illuminisme.

Non, il y a là toujours cette beauté de l'incarnation de l’Esprit. Il vit dans les hommes. Mais Dieu n'est pas pressé. Nous autres, nous sommes toujours pressés. Nous voudrions que ça se fasse de notre temps...Oui, mais les prophè­tes étaient déjà ainsi. Ils attendaient pour leur temps la venue du Messie. Mais le Messie est venu au temps que Dieu a voulu et décidé et tous les pro­phètes étaient disparus depuis longtemps. Mais ça ne fait rien, ils le saluaient de loin. Nous autres, nous devons peut-être aussi saluer de loin un Ordre nouveau.

 

Il sera donc prophétique. Espérons-le avec nos confrères, nos frères de la Conférence Régionale ! Mais il sera aussi alors pastoral - l'un entraîne l'autre - indirectement par la force reçue là-bas, par l'énergie qui aura été infusée aux Abbés, qui reviennent dans leur communauté et qui alors animent spirituel­lement les frères.

Il sera pastoral aussi plus directement parce qu'il va établir un climat de confiance entre les communautés et le Chapitre Général ; et aussi les communau­tés entre elles. Les communautés posent des questions. Voilà, je reviens à ce que je disais : les Abbés ont des questions lorsqu'ils sont là ensemble. Et le Chapitre Général doit apporter des réponses, des réponses à ces questions, dans un langage clair qui permette de transcrire ces réponses dans la vie concrète des communautés.

C'est très ambitieux ! Mais je pense que si on est des hommes spirituels, il ne faut pas avoir peur de l'ambition spirituelle. Rien n'est impossible à Dieu ! Ce que dans notre petitesse et dans notre étroitesse nous jugeons déme­suré, mais c'est à la mesure de Dieu. Et nous devons être, nous, les instru­ments de Dieu pour que son oeuvre croisse et s'achève avec notre humble mais fidèle collaboration.

 

Voilà mes frères, essayons de retenir cela - puisque c'est le fruit de  notre Conférence Régionale - que le Chapitre devrait être prophétique et pasto­ral. Et il sera vraiment pastoral s'il est prophétique.

Lorsque j'en aurais terminé avec la lettre du Père Abbé Général, on arrive tout doucement à la fin, alors je commencerais à vous expliquer, à vous exposer le Chapitre Général, ça va prendre du temps. Mais ainsi vous saurez ce que je vais faire là-bas, si Dieu me conduit jusque là ? Et vous saurez, et vous sen­tirez que même si de corps vous êtes ici, qu'en esprit et espérance vous serez là-bas et que je serais là-bas l'interprète fidèle - dans la mesure où j'aurai l'occasion de dire quelque chose toujours  - l'interprète fidèle de ce que vous êtes ici et de ce que vous espérez.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        23.06.80

      31. Changer contre quelque chose !

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous donne la suite de son opinion au sujet des chan­gements et adaptations :

 

Incontestablement en beaucoup de maisons la réaction contre le passé est allée trop loin et d'authentiques valeurs monastiques en ont souf­fert. Beaucoup de maisons ont reconnu que la réaction avait été exagérée et il y a maintenant un désir d'atteindre un meilleur équilibre. Mais ce désir rencontre parfois l'opposition d'un groupe qui craint que ce ne soit là une tentative pour revenir à une Observance trop rigide.

 

Ceci appelle deux observations : Tout d'abord, en beaucoup de maisons les changements ont été contaminés par un vice caché, par un péché occulte dissimulé dans les plis de la bonne vo­lonté. Vous savez que l'enfer est pavé de bonne volonté !

Et ce péché, le voici : on a changé contre quelque chose et en l'occurrence contre le passé. Or c'est ça une faute irrémissible, c'est une aberration qui ne se pardonne pas. Je me suis souvenu alors en lisant ceci de ce proverbe an­tique : Ceux qu'il veut perdre, Jupiter les frappe de démence.

Changer contre, c'est une forme démentielle. Pourquoi ? Mais réagir contre, cela trahit le ressentiment ou la peur, ou une mauvaise conscience. Ce n'est certainement pas un comportement adulte, c'est le fait d'hommes qui manquent de maturité.

 

Vous savez que dans la jeunesse d'aujourd'hui et même ailleurs que dans la jeunesse, il est de bon ton d'être contre. On est contre les parents, on est contre la bourgeoisie, on est contre les patrons, on est contre les flics. On est contre l'Ordre établi comme on est contre la pollution, contre la guerre contre l'apartheid ; on est contre !

Oui, et dans les monastères on est contre le passé ! Or, je ne puis être, moi, dissocié de mon passé. Je suis mon passé. Et si je m'élève, si je me ré­volte contre mon passé, je scie la branche sur laquelle je suis assis. Je me détruis moi-même. C'est une espèce d'autophagie, je me mange moi-même et je n'existe plus comme homme. Dès l'instant où je pars en guerre contre mon passé, où je charge contre lui, je me bloque ; je n'évolue plus, je régresse.

Les Sciences psychologiques d'aujourd'hui qui sont très avancées, ont étu­dié la pathologie de ces états de révolte contre le passé. Naturellement je ne suis pas spécialiste là-dedans, j'ai déjà lu une chose ou l'autre ainsi qui paraissent dans les revues qui sont là ; vous l'avez peut-être lu aussi ? Mais enfin ça n'attire pas souvent l'attention parce qu'on se dit : c'est trop difficile pour moi ! Mais ça nous touche parfois de très près et on voit que c'est là une maladie qui est très difficile à guérir.

 

Lorsqu'on se révolte ainsi contre son passé, c'est qu'on ne parvient pas à se réconcilier avec soi-même. Et alors, on est toujours en conflit avec soi, et naturellement en conflit avec les autres. C'est pour cela qu'on sera contre, contre une quantité de choses. Et dans un monastère, on sera contre le passé. Et alors aussi contre ceux qui incarnent le passé, ceux qui sont les témoins de ce passé. Et alors contre celui qui est soi-disant le gardien du passé, c'est à dire le supérieur.

Non, je dois, si je veux devenir un homme sain, et si je veux devenir un moine achevé et réussi, je dois assumer mon passé. Je dois l'assumer et je ne dois jamais le renier quel qu'ai été mon passé. Même si je dois regretter certains aspects de mon passé, je ne dois pourtant pas le renier. Je dois au contraire prendre appui sur lui pour grandir et m'élancer plus haut.

Pensez à deux exemples, ce sont peut-être les deux plus remarquables de l'histoire du Christianisme, de la spiritualité chrétienne. Vous avez l'Apôtre Paul et vous avez Saint Augustin, deux personnalités contestées et contesta­bles. Ils n'ont pas eu de passé d'enfant de choeur ni l'un ni l'autre, chacun dans leur genre et chacun dans leur faille et leurs errements. Et pourtant vous ne retrouverez pas une ligne chez Saint Paul où il refuse d'assumer son passé. Au contraire, il dira : j'ai persécuté l'Eglise de Dieu. Il n'en fait pas un titre de gloire, mais il dit : voilà ce que j'ai été et c'est à partir de là que le Christ m' a choisi, moi. Et Saint Augustin, lui c'est encore beaucoup plus ! Mais il regrette et à partir de là il devient un saint.

Je pense que en chacun de nous il doit y avoir une bonne couche de fumier pour que le terreau soit fertile et que la semence de la vie divine puisse ger­mer vigoureusement et porter un fruit qui demeure. Et bien ce fumier, nous ne devons pas le renier. C'est lui qui nous donne vie ! Voyez, c'est ça que je veux dire assumer son passer et construire dessus.

Et ce qui vaut pour les individus vaut pour les communautés. Donc retenons bien cela, et ayons bien soin de ne pas tomber dans ce péché !

 

Une seconde observation car le Père Abbé Général dit :

 

On essaye de retrouver un meilleur équilibre. Mais ce désir rencon­tre parfois l'opposition d'un groupe qui craint que ce ne soit là une tentative pour revenir à une Observance trop rigide. 

 

Qu’est-ce que cela veut dire ? Eh bien cela veut dire que la rigidité exa­gérée, que la sévérité, ça traumatise les hommes surtout dans les communautés. Voilà certainement des hommes qui ont été blessés je ne sais pas comment parce que c'était trop dur pour eux ? Il s'est créé, il s'est noué en eux des complexes, celui du chat échaudé qui craint l'eau froide. Voyez un peu la situation d'un Abbé qui se trouve en présence, d'hommes blessés à ce point ! Quelle patience infinie pour les rassurer, pour les appri­voiser, pour les guérir ?

Mes frères, rappelons-nous ce que dit Saint Benoît. Il dit : Il faut tou­jours s'arranger pour que les faibles ne soient pas découragés et pour que les plus forts aient le désir de faire davantage. Et il a un si beau mot :  Omnia temperare. Temperare, c'est quasi intraduisible en Français. On dira : il faut modéré, il faut tempérer toute chose. Mais  temperare  en latin ça veut dire étymologiquement : mélanger les choses de façon à ce que ce soit bon et beau, comme une belle sauce qui va plaire à tout le monde, et qui va éveiller l'appétit sans jamais engendrer le dégoût. C'est ça  temperare !

Alors comprenez bien ceci et retenez-le à l'occasion de cette remarque du Père Abbé Général : c'est que chacun de nous doit porter un habit taillé à sa mesure. Et ne regardons jamais l'habit que porte notre frère, c'est le sien ! C'est le sien et moi j'ai le mien, et chacun à sa mesure. Mais Attention ! Toujours tous ensemble sur la même ligne et dans la même direction. C'est cela la vie monastique équilibrée et équilibrante pour tous.

 

Et alors, mes frères, il est certain que nous aurons encore parfois l'une ou l'autre chose à changer. Dans une communauté qui vit et qui évolue, il y a toujours des petites choses à régler et à changer. Eh bien, prenons cette résolution ci :

Ne changeons jamais contre le passé, même si ce passé est tout récent. Mais au contraire, à partir de l'existant construisons, changeons, évoluons pour que ce soit mieux, pour que ce soit plus parlant, pour que ce soit PLUS ; mais jamais en regardant en arrière avec la satisfaction d'avoir été contre et d'avoir démoli quelque chose.

Non mes frères, ça ne doit jamais arriver ici, prenons-en la résolution. Et ainsi vous verrez, nous continuerons à nous développer et à grandir ; et nous serons de plus en plus satisfaits d'être dans notre peau, dans notre com­munauté et aussi dans notre Ordre et dans l'Eglise ; et allons plus loin encore dans l'humanité.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        25.06.80

      32. Les récriminations mutuelles.

 

Mes frères,

 

Revenons-en à la lettre du Père Abbé Général. Comme vous allez l'entendre, il se veut maintenant persuasif :

 

Une grande somme de patience et de discernement spirituel est nécessaire en ce moment en chaque communauté pour affronter la situa­tion actuelle, en sorte que ce qui est positif puisse être consolidé et ce qui est dommageable progressivement éliminé. Ce résultat ne sera pas atteint par des récriminations mutuelles mais plutôt par un effort sincère de la communauté avec l'encouragement et sous la direction de l'Abbé.

 

Ces récriminations mutuelles dans l'oeuvre de réforme se rapportent à ce qu'il a dit antérieurement, où dans certaines communautés on rencontre parfois l'opposition d'un groupe qui craint que le retour à un meilleur équilibre ne sait une tentative pour revenir à une Observance trop rigide. Et alors on comprend qu'il y ait des récriminations mutuelles. Les uns veulent une chose, les autres veulent autre chose.

 

Mais le Père Abbé Général, ici, ne parle plus de beaucoup de communautés, de certaines maisons, de groupes. Non, il s'adresse maintenant à chaque commu­nauté, donc à toutes indistinctement, donc à nous aussi !

Et il nous demande de regarder en face la situation actuelle, dans chaque communauté et dans l'Ordre entier. Et puis de l'affronter, c'est à dire de ne pas fermer les yeux, de ne pas se dérober ni prendre la fuite, mais de faire front. Et puis travailler et lutter avec patience et discernement, ces deux vertus qui seront certainement données aux frères de bonne volonté.

Car nous sommes chez Dieu et c'est lui qui anime le renouveau de l'Ordre et de chaque Abbaye. Il est donc tenu de donner à ses serviteurs les moyens spirituels, surnaturels et même tout bonnement humains pour parvenir à réaliser ce renouveau. Et le Père Abbé Général nous livre un programme en deux points. D'abord consolider ce qui est positif et éliminer ce qui est dommageables.

 

Pensons à ce qu'il nous a dit auparavant. Il a dit : la réaction de beau­coup de maisons a été trop vive. On a exagéré dans la réaction contre le passé. Nous avons analysé un peu cette affaire. Mais dans chaque maison il y a tout de même eu de fameux changements depuis une vingtaine d'année. Et on a pu, il a pu s'introduire subrepticement des choses qui aujourd'hui s'avéreraient néga­tives et dommageables.

Il faut dire que nous vivons des temps difficiles, car nous sommes en période de transition. Nous vivons une Pâque et ce n'est pas un jeu de mot. Nous passons de l'Egypte de la lettre à la terre du Royaume, de l'asservissement à une Observance pointilleuse à la liberté de l'Esprit. Mais nous devons désap­prendre un certain formalisme pour nous initier à la spontanéité de la vérité et de l'amour.

Or, nous sommes maintenant entre les deux : abandonner, je reprends les termes du pères Abbé Général, l'asservissement,  et il dit bien asservi, l'asservissement à des Observances trop rigides pour entrer dans une liberté spirituelle qui est,  en fait,  se mettre sous la tutelle d'une autre loi. C'est la Loi de l'Esprit, c'est la Loi du Royaume. Naturellement cette Loi spirituelle informait déjà les Observances antérieures. Mais au fil des siècles s'était introduit et fixé, et incrusté, un formalisme qui corrodait le spirituel.

 

Maintenant que l'on procède à un travail de décapage, d'élagage de tout cela, il ne faut pas dire : mais ça va bien, an envoie tout promener ; mainte­nant c'est le laisser vivre, c'est le laisser-aller, chacun fait ce qu'il lui plait. Non, non, la Loi du Royaume est plus contraignante que la Loi des Observances. Nous devons bien nous le dire. Celui qui connaît un tout petit peu Dieu, déjà, dans la vie contemplative qui est la nôtre, sait que Dieu n'est pas un être commode à vivre. Il n'est pas un tyran, il n'est pas un bourreau, il n'est pas un être per­vers qui donne d'une main pour pouvoir mieux étrangler de l'autre.

Non, il est tout amour, toute bonté, mais c'est nous qui sommes malades, c'est nous qui sommes corrompus. Et nous préférons les chaudrons, et les oignons, et les viandes de l’Egypte même si ça nous coûte un peu de devoir observer certaines choses, que d'être livré devant l'aventure de l'obéissance, de l'abandon de soi à Dieu qui peut alors tout nous demander. Il est plus facile d'être asservi aux travaux de la Lettre que de devoir suivre les instructions de détachement, de dépouillement, de renoncement à notre égoïsme que sans cesse nous inspire l'amour qui est Dieu.

 

Alors c'est pour ça, mes frères, que nous sommes maintenant en train de voyager d'un point à l'autre. Nous rencontrons des difficultés chacun person­nellement, communautairement aussi. Nous nous trouvons parfois devant des mers rouges à traverser, devant des Sinaï fumant et flamboyant qui nous inquiètent, qui nous effrayent, devant lesquels nous sommes tremblants car nous ne savons pas ce qui va nous arriver.

Mais voilà, il nous est demandé de continuer à marcher car l'entrée dans une vie spirituelle plus libre, tout en étant entièrement donnée à Dieu ­n'oublions pas que nous sommes les esclaves de Dieu, ses serviteurs, en atten­dant de devenir ses fils qui ne feront plus qu'un avec la volonté de leur Père - car l'entrée dans une vie spirituelle plus libre donc est le fruit d'une conquête, mais d'une conquête sur nous-mêmes.

J'y reviendrai la fois prochaine car le Père Abbé Général y fait allusion dans le paragraphe suivant. Aujourd'hui je voudrais poser une question prati­que : dans les changements qui se sont opérés ici depuis x années, il y a-t-il du positif à consolider ? Et il y a-t-il du dommageable à éliminer ? Qu'il y ait du positif à consolider, c'est certain. Je vais en prendre un détail seulement, un seul : le domaine de la liturgie qui est essentiel à une vie monastique.

 

Voyez un peu tout ce qui s'est réalisé depuis une quinzaine d'années ! Dans le domaine de l'Eucharistie, dans celui de l'Office, voyez un peu ce passage de la langue Latine à la langue vernaculaire, le nouveau rite Eucha­ristique. Et nous ne sommes pas encore au bout de nos peines, nous le voyons bien. Il faut encore tous les jours au soir répéter des chants ! Et ce n'est pas encore fini ! Et avant que nous les connaissions et que nous les ayons bien assimilés, et que ça devienne chez nous une habitude, que ça aille tout seul comme ça va tout seul pour les petites Heures à l'office, mais se passera encore des mois, des années peut-être ?

Car il y a encore tout le Sanctoral à mettre au point, le Temporal. Oh tant de choses à faire ! Et puis des tas de petits détails à fignoler, même pour l'Eucharistie.

 

Ce que nous devons éviter de faire pour toujours consolider ce qui est, sans introduire des choses qui seraient négatives, c'est qu'il ne faut pas vouloir faire du jamais vu nulle part. Non, nous devons nous enraciner toujours d'avan­tage dans la tradition, dans le vrai. Ce doit être une recherche du vrai, une apparition du vrai. Le vrai est en dessous, parfois on ne le voit plus, mais lui permettre de pousser, de grandir, d'apparaître.

Au début ça peut sembler : tiens, on n'a jamais fait ça ! Si, ça s'est fait autrefois, et puis ça a été enseveli sous beaucoup de détritus. Maintenant, on le ramène à la surface. C'est cela retrouver le vrai ! Et c'est dans ce sens là que nous devons continuer à travailler et à consolider ce qui est positif.

Il y a aussi, dans le positif, l'ambiance générale d'une communauté aujour­d'hui. Cette ouverture beaucoup plus confiante, fraternelle, franche, cordiale. C'est tout autre chose qu'il y a 20 ou 30 ans, pour ceux qui ont connu. Eh bien, ça aussi est à consolider, à renforcer toujours. Les liens de communion doivent toujours devenir plus solides jusqu'à ce qu'ils deviennent infrangibles.

 

Maintenant, il y aurait-il du dommageable à éliminer ? Du négatif dans ce qu'on aurait introduit de nouveau ? Et là, je me suis creusé la tête, je me suis informé ici ou là et je dois dire en toute sincérité que moi je n'en vois pas.

Il faut bien me comprendre ! Des choses qui auraient été introduites de façon inconsidérée dans le sens où le dit le Père Abbé Général, en réaction contre le passé, et puis qui maintenant s'avérerait : on a fait une bêtise dommageable. Et voilà, il faut maintenant essayer d'éliminer ça parce que c'est entré dans les moeurs.

Enfin pour vous donner un cas, il n'est pas ici naturellement, mais vous comprendrez mieux ce que je veux dire : voilà des Abbayes où on a introduit la TV tous les jours au soir. On a supprimé l'Office de Complies. Voilà, ça c'est du nouveau dommageable ! Alors revenir, éliminer cela et reve­nir à une situation normale. Eh bien moi, je pense qu'ici je n'en vois pas. Si vous en voyez une fois, il ne faut pas avoir peur de venir me le dire car alors on essayerait de corriger cela. Mais ce ne doit pas tout de ­même être terrible.

 

Maintenant, s'il n'y a pas eu de dommageable du moins visible, je pense que nous le devons surtout à la sagesse, à la prudence, à la modération et à la discrétion de Dom Félicien. N'oublions jamais ça ! Je sais que je le couvre de confusion maintenant, mais enfin je pense que ça doit être dit. Pourquoi ? Parce qu'il faut bien savoir que c'est lui qui a porté le poids des chan­gements et des adaptations. C'est lui qui était en charge à ce moment là, qui a du prendre les décisions, agir, réfléchir, consulter la communauté ; c'est lui qui a du tout faire !

Et voilà ses successeurs dont je suis un bien petit indigne, eh bien, ils sont entrés dans un travail qui était déjà fait. On peut m'appliquer ce que le Christ disait à ses Apôtres : C'est d'autres qui ont fait le travail et vous, vous entrez dans leurs travaux. Et il disait ainsi : Vrai est le proverbe, c'est un qui sème et c'est un autre qui a la joie de récolter. Mais, disait-il la récompense sera la même et pour celui qui sème et pour celui qui moissonne.

Donc voilà mes frères, je pense que je dis la vérité ici. Vous le savez tout aussi bien que moi. Et alors maintenant nous devons remercier Dom Félicien l'entourer de notre affection, de notre vénération. Il doit savoir que nous lui sommes reconnaissant du point où il a conduit la communauté. Car il faut bien le savoir, si nous sommes arrivés ici aujourd'hui c'est d'abord et surtout parce que lui a mis l'affaire en marche, il l'a portée, et les autres n'ont eu qu'à suivre, et à avancer encore.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        28.06.80

     33. Le véritable renouveau.

 

Mes frères,

 

Voici le dernier point soulevé par le Père Abbé Général au moment où il donne son jugement personnel sur la situation d'aujourd'hui par rapport aux adaptations et au renouveau :

 

Bien sûr, le rôle de l'Abbé est décisif. Il reste cependant tou­jours vrai qu'un renouveau authentique, y compris un renouveau com­munautaire, est un affaire très personnelle exigeant une continuelle conversion du coeur de la part des individus qui composent la com­munauté.

 

Il dit : le rôle de l'Abbé est décisif, mais il y a aussi les frères. L'Abbé à lui seul n'est pas toute la communauté. Or il s’agit ici d'un renouveau communautaire. Donc, à mon avis, maintenant pour que le travail de renouveau, d'adaptation aux circonstances nouvelles puisse se faire, puisse s'achever aussi - il ne faut pas rester en panne à un moment donné - et cela dans la paix et avec un certain enthousiasme, il faut d'abord que l'Abbé lui-même y croit. Il doit y croire et faire passer sa flamme dans le coeur de ses frères.

Et pour cela, il doit se tenir en garde contre deux écueils. Un sur sa gauche : il ne doit pas être un timoré ni un geignard ; et un écueil sur sa droite : il ne faut pas qu'il soit une tête brûlée, un fanatique des changements et du re­nouveau suivant ses idées à lui. Non, il doit plutôt faire confiance au pouvoir à la poussée de la vie, faire confiance à l'Esprit qui vit en lui et qui vit aussi dans les frères, et entrer dans une collaboration confiante, courageuse, et convaincue avec cet Esprit.

Un renouveau communautaire, une adaptation aux circonstances d'aujourd'hui, naturellement c'est le travail de la communauté, mais c'est d'abord avant tout le travail de l'Esprit de Dieu. La vie monastique, ce n'est pas une entreprise à l'américaine ou même à la petite échelle européenne. Non, c'est une entrepri­se à l'échelle divine, infiniment au delà de tout ça. Et l'artisan en est l’Esprit de Dieu, et nous, simplement, avec confiance. Et comme je le disais tantôt, avec une flamme enthousiaste nous entrons dans le jeu de Dieu et nous travaillons avec lui.

 

Qui a-t-il de plus beau que de faire d'une communauté une portion du Royau­me de Dieu, un endroit où habitent des hommes divinisés ? I1 faut bien savoir ce que c'est ! Donc des hommes qui n'ont plus dans le coeur que de l'amour, des hommes qu'il suffit de rencontrer pour être pacifié, pour sentir qu'il y a dans l'existence, dans le monde, autre chose que l'argent, que le rendement, que le business, qu'il y a Dieu et que la grande affaire est de devenir des saints. Voilà mes frères le véritable renouveau !

Nous pouvons donc dire que nous sommes embarqués dans une opération renouveau. Et nous n'en sommes pas fâchés car c'est la volonté de l'Eglise, donc la volonté du Christ. Renovatio adaptata, disait-elle, un renouveau adapté aux circonstances d'aujourd'hui. Et c'est aussi notre souhait profond. Oui, il ne faut pas avoir peur de le dire : nous souhaitons être renouvelés de fond en comble, sinon nous ne sommes mêmes pas des chrétiens. Rappelez-vous ce que dit Saint Paul: je vieillis, le phénomène d'entropie travaille en moi, mais à l'intérieur mon être se renou­velle de jour en jour.

Cela tient en halène notre voeu de conversion des moeurs. Nous nous sommes engagés à ce renouveau - ça fait l'objet d'un voeu pour nous - jusqu'à la mort. Mais la mort, que sera-t-elle pour nous dans ces conditions ? Elle sera le fruit cueillit par Dieu et entreposé quelque part dans ses celliers chez lui. Et un jour, ce fruit sera exposé à la vue de tout le monde. Dieu sera fier de la plante qu'il a fait grandir dans son paradis.

 

Notre voeu de conversion des moeurs, si nous le voyons dans cette optique, nous comprenons qu'il est pour nous une eau de jouvence. Vous connaissez cette fameuse eau que les anciens recherchaient. Au Moyen Age aussi ça revenait sou­vent. Il est possible, oh il est certain que les premiers cisterciens connais­saient ça. Cette eau, quand on en a bu, on rajeunit tout le temps, on ne dépé­rit jamais.

Souvenez-vous de ce que le Christ disait : Moi, je te donnerai une eau, et quand tu en auras bu, tu n'auras plus jamais soif, mais elle deviendra en toi une eau qui jaillit en vie pour l'éternité. Voilà l'eau de jouvence ! C'est cette eau qui est en nous, dégageons la source et laissons la jaillir librement. Voilà notre voeu de conversion !

 

Et l'année jubilaire de Saint Benoît peut lui donner un nouvel élan, une nouvelle motivation comme on dirait aujourd'hui. Nous comprenons mieux ce que nous faisons. Et comme le Père Abbé Général le dit, c'est une tâche qui nous concerne tous et chacun personnellement. Personne ne doit rester à la traîne. Pourquoi ? Mais s'il y a un traînard, il va freiner le mouvement de l'ensemble...

Naturellement Saint Benoît dit : il ne faut pas faire courir ! Dans un troupeau il y a des brebis, et elles ont des grandes jambes ; il y a des agneaux, des petites jambes ceux-là et des petites pattes. Eh bien, si je les fait aller trop vite, au bout de deux ou trois jours ils seront tous morts. Non, un traînard c'est autre chose.

Un traînard, c'est un qui préfère aller voir d'un côté et de l'autre, ça n'avance pas. Dans le fond, il ne se plait pas dans le troupeau. Ce sera ce qu'on appellera des marginaux. Faut pas des marginaux ! Il n'yen a pas dans notre communauté, savez-vous. C'est un bonheur, une bénédiction, une grâce.

Mais attention ! Toujours le danger de le devenir ! Ne devenons pas des traînards, car on freine l'avance de la communauté. Et le danger, alors, c'est qu'un beau jour on traîne tellement qu'an perd de vue le troupeau et qu'on reste là. Et ça c'est malheureux parce que c'est un échec dans une vie.

 

Mes frères, travailler à notre renouveau personnel et communautaire, pra­tiquer toujours mieux notre voeu de conversion des moeurs, ce sera surtout revitaliser la première des vertus théologales : la vertu de foi. Nous exercer à voir les choses telles quelles sont, c'est à dire telles que Dieu lui-même les voit. L'univers, notre communauté, les événements, les hommes en général, chacun de nos frères, nous-mêmes aussi, nous voir tels que nous sommes.

Qui suis-je ? Que suis-je au juste ? Dieu le sait, il va me le découvrir petit à petit. Et ce sera pour moi un bonheur. Ce ne sera peut-être pas très reluisant ? Mais ça n'a pas d'importance, c'est ce que je suis. Et avec ce matériel très brut encore, Dieu va pouvoir réaliser quelque chose de magni­fique.

Vous savez que plus la matière est dure et plus l'artiste doit être primé d'une école pour travailler cette dure matière sans l'abîmer et en extraire un chef d'oeuvre. Avec de la terre glaise, quand ça ne va pas, eh bien, on la repétrit et on recommence. Avec un bloc de marbre, il n'en n'est pas ainsi, ou un bloc de pierre. Donc si je suis une pierre très dure, tant mieux pour Dieu et tant mieux pour moi aussi.

 

Mes frères, n'ayons pas peur de nous voir et de voir toutes les choses com­me Dieu les voit. Car pour reprendre une image qui pour moi est puissamment évocatrice : la création toute entière est une immense chorégraphie dont l'au­teur et le meneur est le Logos de Dieu, le Christ. Chacun y a sa place et nous avons la nôtre irremplaçable.

Ayons bien soin de ne pas introduire de fausses notes, mais tenons les yeux fixés sur ce Christ qui imprime le mouvement à l'ensemble. Ayons aussi l'oreil­le ouverte à l’Esprit qui est musique, qui est mélodie, car il est beauté et il est amour. Retenez bien ceci car c'est très vrai : la beauté, c'est la musi­calité de l'amour.

Alors mes frères, dans ces conditions nous comprenons que cette foi vivante, cette foi qui entre dans le jeu de l'amour créateur du Logos de Dieu, elle crée aussi entre nous une communion qui devient notre force.

 

Alors, comme nous sommes aussi dans l'année jubilaire de Saint Benoît, je vous propose de faire de cette revigoration de notre Esprit de foi un des ob­jectifs de cette année jubilaire. Que nous ayons l'esprit attentif à ce pivot autour duquel gravite la Règle de Saint Benoît, ce petit mot creditur. On croit, c'est la foi qui construit notre vie monastique, c'est la foi qui la structure et c'est la foi qui lui infuse une vie qui doit perdurer.

Voilà mes frères, je pense qu'ainsi nous pourrons aller de l'avant, ne pas cesser de grandir et nous rencontrerons le souhait exprimé par le Père Abbé Général. Il nous a donné son opinion personnelle. Demain nous allons aborder la conclusion. Elle ne sera pas terminée en un jour car elle nous dit encore des choses très importantes. Mais nous aurons l'oreille ouverte à cette musi­que de l'Esprit, à cet Esprit qui est musique et qui va arriver jusqu'à nous à travers les paroles et les conseils de cette lettre.

 

 

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        29.06.80

      34. Des Convers – Relations entre les deux Branches.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général commence la conclusion de sa lettre:

 

Après avoir lu tout ceci, vous pouvez être tentés de dire que je n'ai rien écrit de très neuf. Peut-être en effet ! Mais cela repré­sente mes impressions honnêtes et réfléchies après avoir visité une première fois tous les 139 monastères de l'Ordre et au moins 30 d'entre eux pour la seconde fois.

Naturellement il y a bien des domaines auxquels je n'ai pas touché, comme par exemple les relations entre les deux branches de l'Ordre ou la structure centrale de l'Ordre : Chapitre Général, Conseil Général, etc. Mais on ne peut pas parler de tout. Il y a cependant un sujet sur lequel j'aimerais voir faire des recherches plus détaillées. Et c'est l'effet produit sur l'Ordre par le soi-disant Décret d'Unifi­cation. Il me semble que nous n'avons pas encore saisi l'importance de ce Décret, ni réellement fait face à ses conséquences.

 

Comme vous l'entendez, le Père Abbé Général semble vouloir s'excuser, aller au devant d'éventuelles critiques. Vous pouvez être tentés de dire, écrit-il, que je n'ai rien écrit de très neuf. Le Père Abbé Général connaît les hommes. Il sait qu'il se rencontre toujours des esprits tordus qui n'ont d'estime que pour eux-mêmes, que pour leur propre production littéraire ou autre.

Mais pour nous, mes frères, nous savons que cette lettre est remarquable. C'est probablement la meilleure que le Père Abbé Général nous ait adressé. Elle est remarquable par son honnêteté - il le dit lui-même : mes impressions honnêtes et réfléchies - par sa fermeté, par sa vérité, par son humilité. Et je sais par les remarques que vous m'avez adressées que tous nous en tirons un très grand profit.

Il lui était impossible de parler de tout, c'est certain. Il n'a pas abordé le domaine des structures centrales de l'Ordre. Nous aurons l'occasion de l'étudier lorsque nous préparerons ensemble le Chapitre Général. Il ne parle pas non plus des relations entre les deux Branches de l'Ordre. Je vais en toucher un mot dans quelques instants. Il estime que nous n'avons pas saisi encore l'importance du Décret d'Unifi­cation, ni réellement fait face à ses conséquences.

 

Vous savez ce qu'est ce fameux Décret d'Unification ? C'est celui par lequel ont été supprimés les Frères Convers. A mon avis, le nom Décret d'Uni­fication n'est pas trop bien choisi ! Et le Père Abbé Général, je pense, n'est pas éloigné non plus de cette opinion puisqu'il dit le soi-disant Décret d'Uni­fication. Moi, je l'aurais plutôt appelé Décret d'Intégration. Enfin, ça c'est un détail. Ce qui importe, c'est la chose plutôt que le mot.

Or, ce décret a bouleversé l'Ordre jusque dans ses fondements. Nous n'en mesurons pas encore les conséquences. Il faut ­dire qu'ici tout s'est fait dans la plus grande paix, grâce encore une fois à la prudence de Dom Félicien. Mais voyons un peu en quoi consiste ce décret.

Les Fondateurs de Cîteaux, dans un souci de fidélité à la Règle de Saint Benoît surtout en ce qui regardait la clôture et l'Office Divin, ont repris l'institution des Frères Convers. Elle existait en dehors de Cîteaux, mais les Fondateurs lui ont donné une motivation d'ordre surnaturel. Ils voulaient, grâce à ces Frères Convers, être plus fidèlement moine Bénédictin.

Or, voici que maintenant les choses évoluent. Eux, sans le remarquer, par un souci de fidélité à la Règle, ont introduit dans la lecture de la Règle un élé­ment étranger. Aujourd'hui, nous introduisons une lecture de la Règle de Saint Benoît différente de celle des Fondateurs, et cela par un même souci de fidéli­té à la Règle.

Et en écartant les Frères Convers des structures de l'Ordre, je pense que nous revenons à une lecture plus vrai de la Règle de Saint Benoît pour lequel il n'y avait que des moines. Mais dans cette nouvelle optique, dans cette nouvelle vision des choses, en réalité c'est un nouvel Ordre de Cîteaux qui est en train de naître. Est-ce que nous le réalisons bien ?

 

C'est autre chose que ce que les Fondateurs ont voulu, et nous ne mesurons pas la portée de la décision qui a été prise alors ! Nous la saisirons davantage plus tard ; peut-être pas nous, parce que nous sommes encore trop conditionnés par le passé, mais disons les jeunes, ceux qui entrent maintenant, qui n'ont pas connu l'ancien mode de vie. Naturelle­ment, eux trouveront tout naturel que c'eût été toujours ainsi.

Je vous le dis, nous ne pouvons pas comprendre encore maintenant. Nous som­mes toujours dans cette phase de transition, dans ce passage d'un état de vie à un autre. Et nous devons prendre garde de ne pas préfabriquer des cadres dans les­quels vouloir à tout prix fourrer les hommes. Mais nous devons plutôt abandon­ner notre ancienne approche des choses et laisser venir la vie tout en la gui­dant.

Donc, ne pas vouloir déjà maintenant ici dans la communauté organiser la vie en nous disant : Oui, mais quand un tel qui est un ancien frère ne sera plus dans son emploi pour des questions d'infirmités, d'âge ou de décès, n'im­porte quoi, alors comment ferons-nous ? Comment va s'organiser notre vie ? Saurons-nous encore être de vrais moines si nous ne savons plus participer aux Offices ?

 

Mais il faut déjà former les jeunes maintenant dans une vision un peu mal­gré tout futuriste et leur dire : oui, vous assistez aux Offices, vous y venez, c'est très bien tout ce que vous faites. Dans votre vie c'est capital, c'est essentiel ; mais le premier, ce qui compte, c'est d'abord la vie. La vie toute simple et puis la vie surnaturelle, la vie divine.

Dieu prend possession de vous à travers tous les événements que vous allez rencontrer. Et entre autre il puisse se faire qu'un jour vous ne sachiez plus assister à tous les Offices. Mais alors vous y participerez d'une façon diffé­rente. L'Office Divin est une affaire communautaire avant d'être une affaire personnelle. Et il est possible de le prier tout en étant uni par l'intention à ceux qui sont à l'église. Il y en a déjà parmi les jeunes qui sont embarqués dans cette direction et je dois dire qu'ils le font très bien. Pour eux, ça ne pose pas de problème de conscience.

Je pense ici à deux, allez je vais citer leur nom : vous avez le frère Pierre qui de temps en temps doit brasser et il ne sait pas venir à l'Office de Nuit, ni à l'Office de Laudes. Et il le fait tout simplement. Vous avez aussi le boulanger, le frère Paul-Michel qui une journée entière ne peut pas se présenter à l'église. Mais ça ne fait rien, il est là dans la volonté de Dieu et il célèbre les Offices à sa façon. Ils n'ont pourtant point reçu une formation de frère Convers. Voyez, c'est une nouvelle race de moine qui est en train de se former.

Eh bien, faisons confiance à la vie ! N'essayons pas d'usurper la place de l'Esprit Saint. Il connaît son métier. C'est Lui qui est le Maître, ici, dans notre communauté et dans nos coeurs. Voilà, soumettons-nous humblement et avec confiance au réel. Et ainsi sans que nous le remarquions nous allons entrer dans une nouvelle façon de vivre, sans heurts, sans problèmes et au contraire avec toujours plus de satisfaction.

 

            Maintenant venons-en un peu à l'unité …….            à non, J'oublie encore ceci : C'est que dans certaines communautés ce Décret d'unification n'a pas été sans problèmes. Je viens de lire les comptes rendus du Chapitre Général de 77, et où la situation d'une communauté parait énorme à côté de la nôtre. Il y a 99 profès solennels et en tout 115 personnes. Cette communauté comptait 2/3 de frères convers. Et voilà, on a tout unifié.

Maintenant en 1977, il y a dans cette communauté 3 groupes différents pour la célébration de l'Office. Le plus important se réunit à l'église et il célè­bre l'Office selon les normes liturgiques connues. Tous les jeunes qui se pré­sentent sont d'abord à l'hôtellerie et ils assistent à cet Office à l'église naturellement. Et lorsqu'ils entrent en communauté, c'est à cet Office qu'ils s'agrègent. Pour eux il n'y a pas de problèmes.

Mais lorsqu'ils sont en communauté depuis un certain temps, ils s'aperçoi­vent qu'il y a d'autres Offices ailleurs. Il y a un Office d'abord d'une quin­zaine d'hommes. Ils célèbrent un Office au début de la journée, à la fin de la journée, et un petit aux environs de midi. C'est un Office de Pater et d'Avé, l'ancien Office des frères.

 

Mais il y a aussi un troisième groupe. Et ce troisième groupe se réunit, comme je comprend, au Chapitre. Et là on va célébrer un Office tout à fait autre, dans lequel il y a beaucoup de chants que ces hommes connaissaient avant d'entrer. Mais ce sont déjà des chants assez anciens puisque ça date d'avant le Décret d'Unification, donc au début des années 6o, et donc des chants reli­gieux.

Alors voyez un peu la situation de ces hommes qui vivent des Offices dif­férents. Ils ont l'impression - on le disait - d'être tout simplement tolérés. Et que le gros de la communauté prend patience en attendant leur disparition dans les ténèbres de la mort. Et ça les affecte.

Voyez, des hommes qui n'ont pas réussi à s'intégrer. Et c'est pourquoi je pensais que le mot intégration pour le décret eut été plus vrai...essayer d'aider des hommes à s'intégrer dans une nouvelle vision des choses, une nou­velle vie.

 

A titre anecdotique existe aussi dans ce monastère ce qu'on appelle des Vigiles Egyptiennes. Deux fois par semaine - c'est dans l'église cette fois - ­l'église est plongée dans la pénombre. Tout le monde est assis. Il y a un lecteur qui se rend à un pupitre et qui lit les psaumes, puis il y a les lec­tures aussi. Mais tout le monde est là et ça dure une heure...tout le monde écoute dans l'obscurité, dans la demi obscurité.

Il y en a qui se pose la question : Est-ce que c'est tout à fait conforme à ce que demande l'Eglise ? Et puis, il y a un autre Abbé qui est allé passer là quelques jours et qui a assisté à cet Office Egyptien. Et il a reconnu qu'il avait cédé à la faiblesse de la nature. C'est à dire qu'il s'était carré­ment endormi. Alors on se demande si ce n'est pas le cas de beaucoup de frères pendant cet Office dans l'obscurité ?

Voilà mes frères, voyez, ce sont des recherches !

 

Maintenant l'Unité des deux branches de l'Ordre. Il s’agit en fait de la branche masculine et de la branche féminine. C'est un seul Ordre, un seul tronc mais deux branches. Les moniales sont sous la juridiction des Evêques. Il est vrai que mainte­nant Rome a restitué un peu de juridiction aux Abbés, à l'Ordre. Mais quelles sont les relations entre ces deux branches du même arbre ? Jusque la révolution Française, il n'y avait pas de problèmes, les moniales étaient sous la juri­diction des moines, totale, entière. Et ça correspondait à la situation de la femme dans la société de l'époque.

Aujourd'hui, elles sont soustraites à la juridiction masculine, mais pour tomber sous la férule d'un Evêque ! Ce n'est pas mieux ! Que faire ? La législation civile en Belgique - je prends le cas parce que je le connais - depuis 1 an ou 2, je ne saurais pas dire si c'est 78 ou 79, a décidé qu'il n'y avait absolument plus aucune distinction entre l'homme et la femme, exactement sur le même pied dans tous les domaines.

Ce qui veut dire ceci : mettons le domaine des offres de travail. Mainte­nant, lorsqu'on fait paraître une annonce pour demander de la main d'oeuvre ­- on demande un ouvrier manutentionnaire par exemple - il faut mettre aussi le féminin : un ouvrier ou une ouvrière manutentionnaire. Si par exemple on deman­de des chauffeurs de gros transport, de camion, s'il se présente une femme, on ne peut pas l'écarter parce que c'est une femme. On ne peut l'écarter que pour des raisons d'ordre technique : si elle ne sait pas conduire un gros camion, si elle n'a pas la compétence nécessaire. Sinon, on est obligé de la prendre.

 

Et c'est ainsi partout ! Donc attention ici, on ne peut pas dire rechercher un ouvrier de brasserie car si c'est une dame qui se présente on ne peut pas l'écarter. On pourrait dire : oui mais ici il y a la c1ôture ! Oui, c'est un motif, mais peut-être si elle porte le litige devant un tribunal, ça va faire une histoire. Soyons donc prudent lorsque maintenant nous engageons quelqu'un ! Laissons-le plutôt venir.

Il y a un endroit pourtant où la législation a été maintenue en Belgique, et pourtant on a posé la question devant le parlement. Vous savez qu'en Belgi­que la succession dynastique est uniquement du caté masculin. Mais maintenant voilà, pourquoi pas aussi du caté féminin ?

Et on a décidé : non, on ne touche pas à ça, ça posait déjà des tas de problèmes ! On se disait par exemple: Le Roi Baudouin vient a décédé. Dans le cas d'une dynastie qui serait aussi du c8té féminin, qui lui succéderait?

Ce ne pourrait pas être la Reine Fabiola. Ce serait qui ? Ce serait sa soeur, la Grande Duchesse du Luxembourg. Alors, de suite on dit : mais ça irait très bien, voici donc un seul pays, le Luxembourg est a nouveau annexé. Non, on a dit, ça ne va pas, ça ne va pas du tout. Elle serait la souve­raine de deux pays en même temps ! Voyez un peu les élucubrations dans lesquel­les les juristes étaient déjà plongés. Alors on a coupé court en disant : non, ça va rester comme ça. Voilà la seule exception !

 

Alors maintenant, le problème se pose ici dans l’Ordre, il faut bien se le dire. C'est le même problème : quelle est la place de la femme? On veut maintenant que les moniales soient exactement­ sur le même pied que les moines. Mais que va-t-il se passer ?

            D'abord, il y a, vous le savez, des Conférences Régionales, un Conseil Gé­néral et même un Chapitre Général. Veut-on introduire la mixité parfaite ? D'abord des Conférences Régionales mixtes ! On dit : oui, c'est très bien mais ce serait dangereux. Pourquoi ? Parce que si on commence avec des Confé­rences Régionales mixtes, il faudra aller plus loin. Si on introduit un Con­seil Général mixte, alors cela suppose que la Chapitre Général soit aussi mixte. Mais la Sacré Congrégation des Religieux, elle, elle veille au grain ! Et elle ne prétend pas qu'on arrive à la mixité parfaite. Elle dit : on veut bien un seul Ordre, mais deux législations, et deux branches et deux Corps distincts. Et le problème est : comment maintenant harmoniser tout cela ?

           

Vous allez penser : c'est extrêmement théorique pour nous, et c'est vrai, ça ne nous touche que de très loin. C'est plutôt pour en parler. Mais des Conférences Régionales mixtes, on n'en veut pas ! Ce qu'on veut, ce sont des assemblées libres, des réunions informelles comme on dit. Les deux Conférences Régionales vont donc se réunir en même temps au même endroit ; mais elles auront des réunions séparées et de temps en temps elles se retrouveront.

Je pense que quelque chose d'autre est en train de s’introduire. Cela me paraît à mon  sens un peu hypocrite. On tourne autour de la Loi et on n'ose pas dire ce qu'on fait. Il y aurait-il encore un complexe du côté relation masculin-féminin ? Vous savez le Pape nous en parle chaque semaine.

Mais en tout cas, en Hollande, dans la Région Néerlandophone plutôt, là à mon avis il n'y a qu'une seule Conférence Régionale et elle est mixte. Mais on         n'ose pas le dire, on ne le dit pas ! Est-ce que il y a une contagion qui va s'étendre ? Nous n'en savons rien ! Voilà, ce sont toutes ces questions que le Père Abbé Général n'a pas voulu aborder dans sa lettre et vous sentez bien un peu pourquoi, un terrain mou­vant et dangereux !

 

Voilà mes frères, la première chose qu'il nous dit dans sa conclusion. Nous verrons le reste plus tard.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        01.07.80

      35. La conversion des mœurs.

 

Mes frères,

 

Revenons à la lettre de notre Père Abbé Général. Il nous dit :

 

En relisant ce que j'ai écrit, je vois quant à moi se détacher trois sujets : la nécessité d'affermir l'aspect contemplatif de notre vie ­l'importance d'une vrai compréhension de la pauvreté dans la structure économique moderne - la difficulté de faire assimiler réellement les valeurs monastiques. Si nous pouvions faire quelque chose de substantiel en ces trois secteurs, les résultats en seraient de grande portée en d’autres domaines. 

 

Pour le Père Abbé Général, sa lettre se construit sur trois lignes de force sur lesquelles nous devons axer notre travail de conversion.

Ce travail de conversion doit consister d'abord en une réflexion, une réflexion qui sera une analyse de notre situation personnelle et communautaire. Donc, dresser un bilan ! Et puis, à partir de ce bilan voir comment intensifier ou poursuivre notre travail de rénovation ou d'approfondissement. Tout ça pour nous orienter vers un mieux vivre et un mieux être.

C'est donc autre chose qu'une recherche spéculative. C'est tellement facile d'être des moines ou des théologiens en chambre. Ce ne sont pas ceux qui en parlent le plus facilement et le plus aisément qui sont les plus compétents dans ces matières.

 

Donc pour notre conversion personnelle, car c'est à cela que le Père Abbé Général nous appelle, nous devrions avoir le courage de réfléchir à ce que nous sommes vraiment personnellement et dans la communauté ; établir un état de la situation et, à partir de là, voir comment intensifier notre travail d'adapta­tion, d'approfondissement comme le demande le Père Abbé Général, comme il nous le conseille.

Et ici, prenons bien garde ! La vie monastique, elle n'est pas quelque cho­se de tellement facile. Il nous le dira dans le dernier point auquel il fait allusion : difficultés d'assimiler réellement les valeurs monastiques.

Nous devons prendre garde de ne pas nous assoupir dans le duvet de nos sé­curités matérielles, intellectuelles ou spirituelles. C'est extrêmement dangereux ! Car que pourrait-il arriver ? Il pourrait se faire qu'au moment où nous ne nous y attendons absolument pas, Dieu arrive, qu'il nous prenne avec notre nid, notre nid bien douillet, et qu'il nous jette à la poubelle. Et là, il n'y aurait plus que des pleurs et des grincements de dents.

 

Oui, alors nous verrions, mais un peu tard, que tout ce sur quoi nous fon­dions notre assurance, ce n'était rien ! Ce n'est pas parce que nous avons les moyens, ce n'est pas parce que nous savons en parler, ce n'est pas parce que nous sommes fervents que nous avons progressé dans la ligne que Dieu ouvre devant nous pour nous conduire à la perfection de notre état monastique.

Je veux dire que le voeu de conversion des moeurs que nous avons prononcé, c'est quelque chose d'actif dans notre vie, tous les jours. Nous ne pouvons pas nous créer un moment donné une mentalité de pensionné, de dire : j'en ai fait assez ; j'ai apporté tout ce que je pouvais, eh bien, maintenant c'est fini ! Je jouis de ma pension, je l'ai bien méritée.

Oui, pour le civil, ça va bien, même dans un monastère aussi. Mais atten­tion je dirais à un moment donné les forces déclines et on ne sait plus faire. Et on dira aujourd'hui : voilà, étiquette pensionné. Mais non, je me place ici à un autre niveau, celui de la vie spirituelle. Nous n'avons pas le droit de penser ainsi et encore moins de le faire. C'est ça s'endormir dans le duvet de ses sécurités.

Non hein, plus un homme dans un monastère prend de l'âge au physique, plus il doit être fervent et ardent dans sa recherche spirituelle. Le voeu de con­version des moeurs, c'est de s'éveiller tous les jours en se disant : aujourd'hui je vais m'y mettre. Je me suis déjà dit ça la veille et je le dirai encore demain. Mais je peux avoir 90 ans presque et me dire tous les jours :  je commence.

 

C'est cette mentalité d'enfant qui continue à grandir. Le petit enfant, tous les jours au matin il est heureux de se lever parce que aujourd'hui il sera plus grand que hier. Ce sont les personnes qui n'attendent plus rien de la vie qui le matin disent : encore une journée devant moi ! Non, pas ainsi chez les en­fants. Et le Christ nous l'a bien dit : Si vous ne devenez pas comme eux spirituel­lement, le Royaume de Dieu, vous n'y arriverez jamais !

Je pense que c'est une des plus belle leçon que nous pouvons retenir de la fréquentation des Pères du désert. C'était là des hommes qui nous ont laissé une quantité de conseils spirituels qui étaient très bien. Mais voyons les hommes eux-mêmes. Ils étaient tous très âgés, c'était tous des vieillards, et jusqu'à leur dernier souffle ils travaillaient. Ils travaillaient à la conquête du Royaume. Ils travaillaient sur eux-mêmes. Ils attendaient tout de Dieu. Ils étaient quémandeurs, ils priaient. Ils ne savaient pas s'endormir avant d'avoir achevé leur tâche tous les jours. E

Et au moment ou ils mouraient, ce n'était pas quelque chose qui leur arri­vait comme cela brusquement de l'extérieur. Non, c'était le dernier bon qu'ils faisaient pour partir là où Dieu les appelait. Tous les jours ils étaient à l'écoute de cet appel, tous les jours ils y répondaient. Et plus ils se déve­loppaient spirituellement et plus ils rajeunissaient divinement. Ils devenaient des enfants de Dieu.

 

Voyez mes frères, c'est cela je pense que nous devrions essayer de réaliser chacun pour notre part. Car ici, c'est un choix que nous devons faire : bien comprendre l'essence de notre voeu de conversion des moeurs. Ce n'est pas tout de devenir meilleur de jour en jour ? Non, mais c'est de ne pas perdre la con­fiance, la candeur, la naïveté qui nous fait espérer la rencontre de Dieu pour tout moment.

Etre prêt ! Etre là ! Etre heureux de le recevoir même si à l'intérieur de nous nous connaissons les ténèbres et les angoisses les plus terribles. Malgré tout il y a cette attente, cette joie profonde de se dire : je ne m'appartiens pas, je suis donné à un autre, je vieillis, je décrépis physiquement, mais divinement je sens que je me rapproche de celui qui m'appelle et j'entends sa voix qui me dit : viens, c'est l'heure, elle approche, elle est presque là !

 

Voilà, mes frères, ce que nous pouvons retenir de ce premier contact avec la conclusion du Père Abbé Général. Demain nous verrons d'un peu plus près chacun des aspects qu'il soulève. Et vous verrez alors que sa lettre a été en toute vérité un monument que nous devrons reprendre, que nous devrons méditer.

Et ainsi je pense que nous entrerons dans l'esprit qui a présidé à la ré­daction de ce document. Et nous serons bénis de Dieu, chacun individuellement et aussi la communauté dans son ensemble.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        02.07.80

      36. D’abord vivre !

 

Mes frères,

 

La vie monastique est un mouvement extatique qui nous arrache à nous-mêmes pour nous projeter dans la sphère du divin. Nous devons être très attentif à ne pas gêner ce mouvement, à ne pas le freiner, mais bien plutôt à l'entretenir, à le nourrir.

Cela nous sera facilité si nous faisons nôtre les trois lignes de force qui ont été dégagées par le Père Abbé Général, et si nous prenons garde aux termes qu'il emploie. Il les, voit comme nécessité, comme importance, comme difficulté, mais chacune à son rang : nécessité d'affermir l'aspect contemplatif de notre vie - importance de la pauvreté communautaire dans le contexte économique actuel et enfin difficulté d'assimiler les paradoxes de notre vie.

 

Il ne faut jamais dissocier ces trois éléments. Mais dans la pratique il y a entre eux comme un étalement à travers la temporalité, comme une succession chronologique ou, si vous préférez, un ordre logique qui répond aux exigences de la vie, aux lois de la vie.

Et en tout premier lieu se présente l'axiome que je vous ai déjà bien sou­vent rappelé : que l'économique conditionne le spirituel. Suivant l'adage des Anciens : Primum vivere deinde philosophari, d'abord vivre et puis alors commencer à faire de la philosophie. La première urgence qui s'impose à moi, c'est de manger, c'est de me vêtir, c'est de trouver un habitat. Le Pape se trouve pour l'instant au Brésil. Il va entre autre visiter quelques quartiers bidonvilles.

La lettre que l'on nous a lue dernièrement, qui est arrivée du Brésil, nous a quelque peu décrit la vie de ces ménages dans ces quartiers. Et l'Eglise Brésilienne est affrontée à ces problèmes ! Comment voulez-vous parler de Dieu, du Christ, à ces gens qui sont totalement pris par le besoin de manger, et le besoin de ­se mettre à l'abri. D'abord poser ce fondement qui est un fondement humain. On ne sait pas construire du spirituel sur rien du tout.

 

Mais il y a toujours un danger ! C'est que ce pur matériel finisse par s'imposer et à rejeter sur le côté, et même à expédier dans l’ombre le spirituel Ce n'est pas quelque chose, ici, d'illusoire. C'est bien ainsi que cela se passe : d'abord vivre et puis chercher Dieu ! Mais attention ! Ne pas commencer par trouver un tel goût à jouir des plaisirs de la vie, que je perde le goût de regarder Dieu, de m'adresser à lui. Et ce péril se trouve aussi bien dans les monastères que dans le monde. Aucun homme n'y échappe !

 

Il faudra donc, comme le rappelle le Père Abbé Général, s'efforcer de main­tenir la pauvreté communautaire à l'intérieur d'un contexte économique qui nous inonde de biens autant que nous le désirons, et même, au delà de nos besoins.

Si nous préservons la pauvreté dans notre économie, dans nos rapports avec le monde extérieur quel qu'il soit, lui, économiquement développé, c'est la preuve que notre trésor est ailleurs. On ne sait pas servir deux maîtres à la fois. Ou, dit le Christ, vous servirez Mammon c'est à dire l'amoncellement de biens matériels, ou bien vous vous détacherez de ces biens matériels pour servir Dieu.

Or Dieu, c'est la nudité ! Je n'ai rien en main lorsque je cherche Dieu, lorsque je suis en rapport avec lui ; mais rien du tout, rien de tangible, rien que je puisse présenter, dont je puisse me parer. Je n'ai rien ! Je dois donc choisir entre les deux. Mon coeur sera d'un côté ou il sera de l'autre. Il ne saurait pas être partagé.

Eh bien, si communautairement nous optons pour une véritable pauvreté, c'est la preuve irréfutable, indubitable que le coeur de la communauté est quelque part en train de chercher le Royaume de Dieu, s'il n'y est pas encore arrivé ?

 

Voilà mes frères, il faut bien que j'arrête car il est temps d'aller à l'église. Nous continuerons demain parce que vous allez comprendre - c'est encore un paradoxe parmi d'autres de la vie monastique - c'est que si une com­munauté monastique est un véritable Corps, comme le demande Saint Benoît - le Corps du monastère - ce Corps possède un coeur.

Réfléchissons-y un peu : notre communauté a un coeur, un coeur qui est le lieu de ses désirs, le lieu de ses options, le lieu de ses luttes. Ce coeur est invisible, mais il doit tout de même être symbolisé et apparaître. Et c'est ce que nous essayerons de voir demain.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        03.07.80

37. Notre communauté a un coeur.

 

Mes frères,

 

Si une communauté monastique tout en s'intégrant parfaitement dans les structures modernes prend garde de ne pas céder au vertige de la production à outrance et du profit, cette communauté donne par là même la preuve que son coeur est ailleurs, à savoir chez Dieu. Elle a choisi entre les richesses, ce qui est plutôt une pauvreté au plan divin, et une pauvreté matérielle qui va lui permettre de s'enrichir spirituel­lement.

Une communauté monastique a donc un coeur qui choisit. Et c'est là quelque chose de remarquable car en fait, une communauté est composée de quelques di­zaines d'hommes. Chacun, chaque frère a un coeur qui choisit, un coeur qui désire, un coeur qui lutte, un coeur qui rencontre des peines et des difficultés. Mais l'ensemble de ces coeurs bat au même rythme si chacun est habité par la charité qui est l'Esprit même de Dieu. Dans ce cas, on peut dire que le Corps du monastère à un seul coeur, ce qu'on disait des toutes premières communautés chrétiennes.

 

Mais pour que ce soit vrai, mais vrai pratiquement, pas vrai mystiquement seulement, il faut que ce coeur soit symbolisé dans une personne. Et ce sera dans la personne de l'Abbé. Et nous touchons peut-être ici la toute première mission de l'Abbé dans une communauté. Naturellement il est là pour conduire, il est là pour régir, il est là pour inspirer. Mais il le sera à condition d'être pour ses frères le symbole du coeur de ce Corps que tous ensemble constituent.

Mais maintenant, pour qu'il soit vraiment ce symbole - on exige beaucoup de lui - il doit d'abord être un homme qui vit en espérance là où le Corps tout entier se rend. Or vous savez, je l'ai rappelé le jour de la Trinité, l'espéran­ce est la façon humaine de possédé le Royaume dans sa source qu'est le Père.

L'Abbé doit donc être un homme qui vit habituellement en Dieu, chez Dieu. Il doit être - pour reprendre une expression du Nouveau Testament - in sinu Patris, dans le sein du Père. C'est là qu'il doit vivre.

 

Alors il sera, mais réellement, le Christ pour ses frères s'il vit là où vivait le Christ pendant sa vie terrestre et là où il vit maintenant. A cette condition il est, comme vous le percevez certainement, le coeur de tous. Il fau­dra donc que cela se traduise à l'extérieur pour lui, mais exactement comme pour la communauté. Cela veut dire qu'il doit être inattaquable sur le plan de la pauvreté. On doit dans ce domaine là pouvoir ne lui adresser aucun reproche.

Ce sera pour tous et pour chacun l'indice que même s'il est physiquement présent comme il convient, son coeur à lui est chez Dieu ; son être éternel, son corps spirituel en voie de formation vit chez Dieu. Et alors comme il est le symbole du coeur de la communauté, le coeur de la communauté bat et vit aussi chez Dieu. Et c'est ainsi que par un retour, la communauté collégialement pourra être pauvre au sein de l'économie moderne.

Il devra donc être de la veine d'un Apôtre Paul qui, lui, se faisait un ti­tre de gloire de n'avoir jamais rien exigé de personne en contrepartie de la vie qu’il leur apportait. Paul était pauvre. Et aussi dans ces conditions, il sera un véritable cistercien. Car je le rappelle, les Fondateurs de Cîteaux, mais particulièrement le rédacteur de la Charte de Charité qui était Etienne, il a bien précisé tout au début qu'il ne voulait absolument pas profiter de la situation qui était la sienne pour sou­tirer des maisons filles quelque chose qui augmenterait sa puissance matériel­le à lui. Il disait : nous ne désirons pas nous enrichir de leur pauvreté. Si jamais nous le faisions, nous prouverions par la que nous ne sommes pas les serviteurs de Dieu mais les serviteurs des idoles. Il était terrible.

 

Eh bien cela, mes frères, c'est toujours la même veine. On n'a pas le choix. Ou bien an sert Dieu, ou bien on sert les idoles ! Et les idoles, pour eux com­me pour nous maintenant, étaient toutes ramassées dans l'argent, l'argent qui permet de tout acheter, qui permet de vivre de mieux en mieux sur la terre. Mais qui alors fait perdre le goût de ce qui est au-delà du sensible et qui pour­tant soutient le sensible.

Voilà,mes frères, la raison pour laquelle nous devons maintenir contre vent et marée notre intention de pauvreté. Ne jamais nous laisser sucer et aspirer par le gouffre du matérialisme omniprésent, mais jamais ! Si ce mal­heur devait nous arriver, alors nous devrions bien dire que c'en est fini de nous.

 

Le Père Abbé Général nous dit que nous devons saisir l'importance d'une vrai compréhension de la pauvreté. Je pense que maintenant nous en comprenons encore mieux les motifs et la profondeur spirituelle de la pauvreté.

Mais attention ! Ici je veux préciser : ne pas confondre pauvreté et misè­re ! Il parle d'une vrai compréhension de la pauvreté dans la structure écono­mique moderne. Nous devons y avoir notre place. Nous devons nous y adapter. Mais nous devons toujours maintenir un équilibre sage, prudent, entre les be­soins et les obligations d'une entreprise d'aujourd'hui et notre tension vers le Royaume de Dieu, encore une fois une recherche.

Mais ce qui est premier, ce qui est primordial, c'est la tension, l'élan vers le Royaume. Comme je le rappelais hier, la vie monastique est un mouvement extatique qui nous arrache à nous-mêmes pour nous projeter chez Dieu. Et ce mouvement, nous devons le guider, nous devons l'entretenir, nous devons veiller à ne pas le freiner. Et en même temps nous devons vivre comme des hommes d'aujourd'hui, dans le monde d'aujourd'hui, en nous procurant des ressources, en collaborant avec l'environnement, avec le milieu qui est le nôtre.

 

Et cet équilibre est un équilibre d'ordre spirituel. Nous l'avons choisi il y a bientôt trente ans. Nous le maintenons jusqu'aujourd'hui et je pense que nous en voyons les résultats. Car, si dans notre communauté il y a une âme, il y a un coeur, s'il y a une cordialité perceptible même aux yeux du dehors, c'est parce que notre intention première n'est pas de nous ménager ici une belle petite vie en attendant d'arriver de l'autre côté.

Non, c'est parce que d'abord nous voulons essayer de rencontrer Dieu, en nous servant naturellement de ce que Dieu nous met à notre disposition ici pour que nous puissions subsister honnêtement et en bonne santé physique, intellec­tuelle et spirituelle naturellement.

Voilà mes frères, je pense que ainsi nous comprenons un peu mieux l'inten­tion de Père Abbé Général. Nous en faisons notre profit. Et je pense que nous pouvons encore une fois nous en féliciter et remercier Dieu de nous avoir accor­dé cette grâce. Et demandons-lui chaque jour, humblement, de pouvoir y rester inébranlablement fidèle.

 

Récollection du mois de juillet.                    05.07.80

            Lutter avec ardeur contre les obstacles !

 

Mes frères,

 

A l'occasion de la retraite annuelle, il nous a été rappelé que le moine contemplatif devait, à l'exemple de notre Père Saint Benoît, habiter avec soi­-même, ce qui ne signifie pas se calfeutrer dans la tour d'ivoire de ses suffi­sances, ou dans l'ouate de ses rêves, ou dans la cuirasse de ses peurs.

Non, habiter avec soi-même, c'est vivre dans les celliers de son coeur en compagnie de l'Esprit Saint qui purifie, qui transforme, qui dilate. Et là, dans le secret rencontrer Dieu et le monde, rencontrer le monde en Dieu. Un coeur en voie de divinisation, un coeur qui devient lumière s'élargit à des dimensions quasi infinies. Et il sait qu'il possède la suprême puissance de l'amour. Voilà mes frères où nous conduit habiter avec soi-même.

 

La lettre du Père Abbé Général essaye de nous acheminer vers ces sublimités de contemplation, de dynamisme et de gloire. Elle nous le dit avec beaucoup de discrétion lorsqu'il nous enseigne à nouveau que l'idéal de la vie monastique c'est la prière continuelle qui jaillit d'un coeur purifié qui ne peut plus rien faire d'autre que d'aimer parfaitement.

Il nous dit aussi que pour parvenir à ces sommets, à ces culmina de vertu et de véritable vie, il faut lutter avec ardeur contre les obstacles : l'obstacle de l'avoir, l'obstacle de la richesse, l'obstacle de ce qu'on pense posséder. Il faut remporter la victoire de la pauvreté. Affronter aussi les paradoxes antinomiques que nous croisons sur notre route. Et alors à travers eux, devenir un homme achevé qui ne peut jamais être qu'un fils de Dieu.

Mes frères, ce combat, nous devons le mener à son terme et nous devons remporter la victoire. Il n'y a pas d'autres choix pour nous : ou être écrasé, ou bien briser les murailles de la peur, les murailles de la mort, les murailles des frustrations, les murailles de l'acédie, de toutes les lassitudes. Et alors il n'y aura plus en nous place que pour la Vie éternelle, et le besoin de com­muniquer cette Vie aux autres et même à l'univers entier.

Je le rappelle : un coeur qui est habité par Dieu, il s'élargit au-delà des dimensions de l'univers. Et comme pour Saint Benoît, on sait le voir dans un seul rayon de lumière.

 

Mes frères, dans quelques jours nous allons à nouveau célébrer la fête de Saint Benoît. Cette solennité va dominer et animer tout le mois de juillet. Nous devons déjà dès maintenant, à l'occasion de cette récollection, nous deman­der si l'Année Jubilaire de Saint Benoît nous apporte quelque chose ?

Pouvons-nous dire qu'elle est fructueuse pour chacun de nous personnelle­ment et pour notre communauté ? Il y a-t-il entre nous plus de vrai fraternité, plus de transparence, plus de cordialité, plus de mutuelle confiance, plus de vraie charité ? En toute honnêteté je pense pouvoir répondre par l'affirmative. Mais nous ne devons pas en rester là ! Le progrès, sur la route de la perfection spirituel­le est quasiment indéfini ; il l'est d'ailleurs ! Nous n'avons jamais fini de grandir en Dieu.

Nous devons donc regarder s'il ne subsiste pas en nous, ici ou là, des poches de résistance. Pouvons-nous dire que toujours et partout notre volonté est collée à celle de Dieu au point qu'on ne sait plus les distinguer l'une de l'autre ? Ces noyaux durs, nous devons ou bien les dissoudre, ou bien les concasser. Mais nous devons les supprimer. Ce sont des obstacles sur la route qui nous con­duit à Dieu, cette via oboedientiae, cette route de l'abandon, de l'obéis­sance, de l'amour qui nous conduit vers lui.

 

Mes frères, Saint Benoît était un convaincu. Nous devons l'être avec lui. Je pense que c'est là un des plus beau gage de reconnaissance que nous pouvons lui donner en cette année, lui ressembler sous ce rapport. Il croyait, il savait à qui il avait donné sa foi. Il savait qu'on obtient de Dieu autant et même plus que ce qu'on en espère.

Alors mes frères, si parfois cela nous semble dur, si cela nous paraît impossible, n'hésitons pas, appelons-le à notre aide. Nous savons que l'Esprit qui habitait Saint Benoît était le maître de l'impossible et que cet Esprit, jamais ne nous fait défaut. Il nous portera là où nous voulons aller, là où nous sommes attendus, là où nous sommes appelés, et là où nous sommes déjà maintenant. Car une communauté monastique, elle est le lieu de l'Esprit ; en elle on respire cette vie et on la rayonne.

Mes frères, que ce soit notre pensée, notre encouragement, notre secours en cette soirée, demain le jour de récollection, pendant tous le mois, pendant tout le restant de cette année jubilaire. Et nous devons nous le promettre jusqu'à la fin de notre vie, jusqu'au moment où Dieu nous dira : viens, l'heure a sonné pour toi.

 

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        12.07.80

            38. Devenir Dieu par participation.

 

Mes frères,

 

Remettons-nous d'abord en mémoire la conclusion du Père Abbé Général. Il nous dit :

 

En relisant ce que j'ai écrit, je vois quant à moi se détacher trois sujets : la nécessité d'affermir l'aspect contemplatif de notre vie, ­l'importance d'une vrai compréhension de la pauvreté dans la structure économique moderne, et la difficulté de faire assimiler réellement les valeurs monastiques. Si nous pouvions faire quelque chose de sub­stantiel dans ces trois secteurs, les résultats en seraient de grande portée en d'autres domaines. 

 

Nous avons déjà réfléchi à l'importance d'une vrai compréhens10n de la pauvreté dans la structure de la vie économique moderne. Si nous avons pris le parti d'être pauvre, de demeurer pauvre, c'est à dire de nous contenter du né­cessaire en refusant d'être inféodé à la société de consommation, ou d'être as­servi à un appareil de production, nous sommes dans les conditions optimales pour vivre l'aspect contemplatif de notre vocation.

Notre vocation, en effet, elle a son centre de gravité ou son point d'en­crage au-delà du visible, au-delà du matériel et de l'économique. Le contempla­tif vit auprès du Créateur. Et de l'endroit où il se trouve il acquiert un sens aigu de la relativité des choses. Je veux dire qu'il s'aperçoit de plus en plus, comme le dit l'Apôtre Paul, que ce qui est visible est condamné à l'usure, à la détérioration, à la ruine, à la disparition. Tandis que ce qui est invisible est promis à l'éternité. Mais attention !

Par invisible, je n'entends pas l'intelligible, ou les idées pures, ou l'abstraction. L'invisible, c'est ce que le contemplatif regarde. Il voit la présence et l'énergie de Dieu en action partout, à tout moment à l'intérieur de ce qui est visible. Mais il ne s'arrête pas à ce qui tombe sous l'appréhension de ses sens charnels ou de ses sens intellectuels. Son regard aiguisé, son regard purifié, son regard théologal perçoit autre chose : c'est une personne, cette Personne qui agit.

 

Et c'est là que se trouve, comme je le disais tantôt, son point d'encrage. C'est là qu'il vit. Et tout ce qui est présentation de cette action divine, il en voit la relativité. Il voit ce Dieu qui agit. Et ce Dieu pour lui - il le voit, attention ! Ce n'est pas un travail forcené d'intellection ! C'est aussi simple que je vous vois maintenant, ce n'est pas plus difficile - il voit le Dieu travaillant par son Verbe incarné, le Christ ressuscité et transfiguré.

Donc tout ce qui est condamné à la disparition doit en fait être renouvelé. Il attend le moment où le Créateur prononcera cette Parole : Je fais toutes choses nouvelles ! Mais cette nouveauté est déjà en train de se faire. Disons que s'il fallait traduire exactement cette Parole de l'Ecriture, il faudrait dire dans la façon Hébraïque de voir : J’achève toutes choses nouvelles ! Quand cette Parole sera prononcée, ce sera un point final pour dire que c'est terminé, mais c'est déjà en train de se faire aujourd'hui.

Le contemplatif vit là. Donc pour lui, rien n'est absolu de ce qui est créé. Il attend le moment où cette création sera devenue transparente au Dieu qui agit en elle et qui la transforme. Mais en attendant, il est au-delà de tout en étant dedans lui-même. Car il l'observe en tout premier lieu dans sa propre personne.

C'est ce que Saint Benoît dira : L'homme qui aura un coeur pur, lorsqu'il sera tout à fait purifié, alors ce coeur pourra se dilater. Et l'Esprit de Dieu qui habite ce coeur pourra faire goûter au moine des choses qui ne viennent même pas à son esprit au moment où il s'engage pour la première fois à la suite de ce Dieu qui l'appelle.

 

On comprend donc que le contemplatif se laisse dépouiller de tout, de tout l'inutile. Et en cette matière il s'en remet au seul juge compétant qui est Dieu. Ce n'est pas lui qui peut juger de ce qui est utile ou inutile, c'est Dieu ! Et tout ce qui est superflu ou inutile, il s'en laisse dépouiller. Voyez un peu ! Je pense qu'à partir de là on peut mieux comprendre la rigueur de Saint Benoît lorsqu'il dit qu'il faut retrancher tout le superflu. En d'autres termes, le contemplatif a franchi un portail.

Et on peut dire qu'expérimentalement ce portail, c'est une espèce de mort. Il est démuni de tout il n'a pas de vouloir propre, il n'a pas de désir propre, il n'a pas de goût propre. Il n'a pas de vouloir propre : sa nourriture, c'est la volonté de Dieu. Or, comme nous sommes constitués de ce que nous mangeons, si je mange la volonté de Dieu, je deviens moi-même dans tout mon être vouloir de Dieu. Je n'existe plus qu'en tant que je suis une apparition de la volonté de Dieu, c'est à dire de son Amour. Car Dieu ne peut rien vouloir que ce qui est bien.

Le contemplatif n'aura donc plus de désir propre. C'est un autre qui désire pour lui, et ça l'arrange très bien d'ailleurs. Comme le dira encore l'Apôtre Paul : nous ne savons pas ce qui nous convient, nous ne savons pas le demander. Mais il y a en nous un Esprit, un autre qui pousse des gémissements indicibles. Et cet Esprit exprime ce qui constitue le désir des hommes habités par la sainteté.

C'est l'Esprit qui devient le désir du contemplatif. Non pas que le contemplatif désire l'Esprit, mais c'est l'Esprit qui désire en lui. Et alors, cet Esprit ne se trompe jamais. On ne peut plus rien désirer que ce que Dieu veut donner. On est volonté de Dieu, on désire ce que l'Esprit veut nous donner et on comprend alors que des miracles peuvent se produirent, invisibles la plus part du temps, disons toujours.

 

Le contemplatif n'aura plus de goût propre. Il habite dans la Sagesse qui est, comme l'a si bien compris Saint Bernard : sapientia est le sapor boni, la saveur, le goût du bon, du vrai, du beau. Les goûts frelatés que peut donner la jouissance propre, les désirs personnels qu'on poursuit et puis qu'on atteint, qu'on voit réaliser, mais jouissance qui alors s'éteint dès que l'objet est possédé, tout ça est évanoui, évaporé lors­que quelqu'un est possédé par la Sagesse. Car alors il déguste ce qui constitue en Dieu l'intelligence. Dieu a tout organisé avec poids, avec mesure, avec sagesse. Il est infaillible dans ses desseins.

Alors mes frères, un tel homme est affranchi des concupiscences et des pas­sions. Il est intérieurement libre, une totale liberté. Il est maître de lui-­même et il est aussi maître du monde. Et si maintenant je veux ramasser ça en une expression : il est devenu Dieu par participation.

Voilà mes frères, ce qu'on peut qualifié comme étant l'aspect contemplatif de notre vie. Le Père Abbé Général nous dit que c'était le premier et qu'il était regrettable qu'on ne le mette pas suffisamment en évidence. Et nous verrons la fois prochaine comment faire pour réponde à son souhait et comment affermir cet aspect contemplatif de notre vie.

 

Du Chapitre Général.                               13.07.80

1. Inauguration de la préparation.

 

Mes frères,

 

Nous allons inaugurer la préparation du Chapitre Général. Comme vous vous en doutez, en ce domaine je suis un novice. Mais comme un novice qui se respecte, je suis d'une grande bonne volonté. Et il est donc heureux de recevoir des avis, des remarques de façon à pouvoir se former. Un novice doit être aidé par ses frères et c'est ainsi qu'il peut arriver à la pleine stature d'adulte monastique.

Nous allons donc ensemble voir toutes les questions de ce Chapitre Général. Et je pense que lorsque ce sera terminé, vous serez aussi compétents que moi. Et en cas de besoin, je me suis aperçu - je ne le savais pas - que la communau­té en cas de défaillance de l'Abbé peut toujours choisir un dé1égué. Donc, faisons les choses pour un mieux et tenons-nous prêt.

Le Chapitre Général aura lieu du vendredi 29 Août au samedi 27 septembre à midi ; ça fait exactement quatre semaines. Il se tiendra dans une petite locali­té située à une trentaine de Km au sud de Rome, dans une maison qui est tenue par les Filles de Saint Paul, une congrégation, attention ! C'est une maison qui doit être assez spacieuse et qui est organisée proba­blement pour des retraites de grands groupes.

 

Primitivement, vous le savez, le Chapitre Général était beaucoup plus sim­ple. Chaque année, les Abbayes issues de Cîteaux, en la personne de leur Abbé revenaient à Cîteaux et rendaient compte de leur administration au Chapitre Conventuel de Cîteaux. C'était donc très familial, tout le monde se connaissait. Puis on rentrait chez soi et on attendait l'année suivante.

Maintenant c'est quelque chose de gigantesque.

Il y a - je le sais parce qu'on me l'a dit - commence à se glisser chez les Abbés un regret de devoir tenir leur Chapitre Général en terre étrangère, dans une maison anonyme. On pré­férerait que ce soit dans une Abbaye Cistercienne, à proximité d'une communauté vivante et priante, à laquelle on peut s'unir pour les Offices. Or dans tout l'Ordre, il y a une seule Abbaye aujourd'hui capable d'accueillir un Chapitre Général, c'est Orval. Le Père Abbé d'Orval a été contacté en ce sens. Il n'a pas dit non. Mais il doit prendre aussi l'avis de la communauté. Et je pense qu'à ce Chapitre Général-ci, il donnerait une réponse. Ce serait une fameuse facilité !

Mais à Orval, ça demanderait tout de même quelques petits aménagements, par exemple pour la traduction simultanée. Mais enfin, on fait appel à une firme spécialisée. A cette occasion là, une fois tous les trois ans, ce n'est pas terrible. Et d'ailleurs, c'est le Chapitre Général qui paye ! Donc de ce côté là il n'y a pas de prob1èmes. Enfin, attendons ce qui sera décidé.

 

Les participants au Chapitre Général se subdivisent en deux catégories : ceux qui ont droit de vote et ceux qui n'ont pas droit de vote. Et il y a encore un petit appendice : ceux qui n'ont même pas voix au Chapitre. Parmi ceux qui ont le droit de vote, il y en a qui sont obligés d'assister au Chapitre Général et il y en a auxquels on accorde la permission d'assister. Sont obligés d'y assister : les Supérieurs de maison autonome, par exemple l'Abbé de Rochefort ; obligés aussi les membres du Conseil Permanent. Reçoivent la permission à condition qu'ils soient autorisés par leur Père Immé­diat et que l'Abbé Général soit également d'accord, les Supérieurs de fondation. Je pense bien que cette permission est largement accordée. Donc, ceux-là ont droit de vote.

Il y a aussi des participants sans droit de vote. Ce sont les représentants des Régions. Chaque Région choisit un représentant. La Région Néerlandophone qui n'est jamais la dernière pour innover en la matière, à décider que pour elle chaque Abbaye serait représentée à tour de rôle suivant l'ordre d'ancienneté. Je pense que c'est une heureuse initiative qui va faire tache d'huile. Donc le délégué de Rochefort peut espérer un jour assister sans droit de vote au Chapitre Général.

Mais attention ! Ne soyons pas trop vite réjoui. Sur la liste de la Région, Rochefort est en 8° position. A raison d'un Chapitre Géné­ral tous les trois ans, c'est donc au plutôt dans 24 ans que le délégué pourrait y assister. Bon espoir pour les jeunes !

 

Il y a aussi, sans droit de vote, des experts : experts en Droit Canonique, experts en Liturgie, experts en Cisterciologie et autres Sciences Monastiques. Ce sont à peu près toujours les mêmes. On trouve leurs noms au bas des articles dans la revue Cîteaux et Collectanea.

Il y a aussi les Observateurs et les Observatrices. Observateurs ? Je ne vois pas très bien qui ? Peut-être des membres de l'Ordre Bénédictin ? Je ne sais pas, ils ont leur Chapitre Général au même moment. Peut-être des membres du Saint Ordre de Cîteaux ? Mais ils ont leur Chapitre Général aussi à ce moment-là.

Mais des Observatrices ? C'est beaucoup plus intéressant, ce sont des Révérendes Mères Abbesses. La Région Néerlandophone qui encore une fois n'est pas la dernière - il est vrai que ça se fait ailleurs, mais alors c'est voilé encore dans le secret. Mais les Néerlandais, eux, mettent tout sur la table et ont déjà choisi leur deux Observatrices. Plutôt, elles ont été invitées, on a donné leurs noms : c'est la Mère Michaela, la Supérieure de Klaarland et une certaine Mère Bénédicta qui est l'Abbesse de Brecht.

 

Par un jeu de hasard, j'ai été en contact épistolaire avec cette Mère Béné­dicta. Je ne l'ai jamais vue, mais je la connais d'après son écriture. Je n'ai pas fait procéder à une analyse graphologique, je ne suis pas si méchant. Mais enfin, voici qui elle est : Alors qu'elle était encore simple moniale, elle était déjà promotrice du Chapitre Général des Abbesses, ça veut dire que c'était elle qui faisait mar­cher le Chapitre Général. A l'issue du dernier Chapitre Général des Abbesses, elle a été invitée par le Père Abbé Général a l'accompagner en Espagne car un monastère de moniales devait déménager.

Une fois qu'elle a été là, le Père Abbé Général lui a demandé de rester là pendant 6 mois pour aider la communauté à déménager. C'est à ce moment là que j'ai reçu une lettre de cette Mère Bénédicta qui m'exposait la situation de la communauté et me demandait une aide financière. Lorsque j'ai reçu cette lettre, je me suis dit : qu'est-ce que ça veut dire ? Ce n'est pas une escroquerie par hasard ? N'importe qui peut s'appeler Mère Bénédicta ! Mais heureusement la Mère Abbesse avait ajouté de sa propre main quelques lignes en Espagnol.

 J'ai tout de même répondu en Espagne en disant : Ecoutez, ça irait bien, mais il faudrait connaître par quelle voie faire parve­nir cet argent. Donc, faites connaître le CCP ou le n° de Banque de l'Abbaye. Et ça est venu quelques temps après et alors nous avons versé ce don. Et la Mère Bénédicta et la Mère Abbesse ont envoyé toutes les deux une belle lettre de remerciements.

A la dernière élection à l'Abbaye de Brecht, il était normal que ce fut la Mère Bénédicta qui fut élue Abbesse. Je pense que notre Frère Jacques la connaît bien, car il l'a approchée à la dernière Conférence Régionale. Elle est donc Observatrice pour la Région Néerlandophone.

Maintenant, il y a aussi des collaborateurs qui n'ont pas voix au Chapitre mais qui sont là pour aider au déroulement heureux du Chapitre Général. Ce sont des secrétaires qui doivent pouvoir sténographier les interventions, et les in­terprètes. Il y a au Chapitre Général trois langues officielles : l'Anglais, le Fran­çais et l'Espagnol. Il faut donc traduire immédiatement ce qu'un Abbé dit dans les autres langues.

Il faut donc savoir traduire du Français en Espagnol, mais aussi du Français en Anglais ou de l'Espagnol en Anglais, ou de l'Espagnol en Français, etc. Il y a donc là toute une équipe d'interprètes qui connaissent parfaitement les langues. Il y a aussi prévu des Abbés qui connaissent aussi parfaitement les langues et qui doivent au besoin corriger les interprètes.

 

Et maintenant, quand on n'est ni Francophone, ni Anglophone, ni Espagnolo­phone, peut-on user de sa propre langue ? Oui, à condition d'être accompagné d'un interprète. Voyez un peu, un Japonais peut avoir avec lui un moine de son monastère qui connaît le Français, l'Anglais ou l'Espagnol, pour pouvoir immé­diatement traduire dès qu'il intervient dans sa langue Japonaise. C'est la même chose pour les Néer1andophones et les Germanophones.

J'ai vu comment ça fonctionnait à la Conférence Régionale. Le Père Abbé de Mariawa1d qui comprend bien le Français mais qui ne sait pas du tout le parler, intervenait en Allemand. Et immédiatement l'Abbé d'Oelenberg traduisait en Français pour ceux qui ne comprenaient pas l'Allemand.

Il faut dire que c'est assez lourd parce que ça multiplie par deux la durée des interventions quand on n'a pas la traduction simultanée. Quand on voit tout ce monde ensemble, ça représente plus ou moins 120 per­sonnes.

 

Au cours du Chapitre Général sera fêté là-bas également le Centenaire de Saint Benoît. Des rencontres sont prévues avec le Saint Ordre de Cîteaux qui tient son Chapitre Général à Rome et les Bénédictins qui tiennent aussi leur Congresso. L'Ordre de Cîteaux, ça se ferait le 16 Septembre. Avec les Bénédictins, du 17 au 20 Septembre avec une c1ôture au Mont Cassin le Dimanche 21. C'est ce qu'on appelle un symposium. Vont intervenir de grandes personna1ités. Enfin nous verrons à ce moment là.

Il y a un certain mécontentement au sujet de cela parce que on a fourré cette célébration du Centenaire en plein milieu du Chapitre Général. Pour cer­tains, ça peut être vu comme une détente, une récréation. Mais il y en a d'autres qui trouvent que ça allonge le Chapitre Général. La réponse : Si on avait mis cette célébration à la fin, il y en a certains, un nombre plus ou moins élevé qui seraient rentrés chez eux au lieu d'aller à ce symposium.

J'ai déjà entendu, suite à la rencontre de Maredsous qu'un Abbé de notre Ordre allait déjà prendre ses dispositions pour y échapper. Comme il est très dynamique, il est possible qu'il profitera de ce temps là pour revenir voir dans son monastère s'il n'y a pas un Jubilé à y fêter, comment les affai­res fonctionnent, et puis tout aussi vite rentrer. Ce n'est pas difficile, savez-vous ! C'est plus facile de se rendre à Rome que de se rendre à Achel, ça prend deux petites heures ; la difficulté, c'est d'aller jusqu'à l'aéroport. Donc, s'il y a quelque chose qui ne va pas, si jamais je suis là, n'ayez pas peur de donner un coup de fi1. Je me ferais un plaisir de rentrer et de régler les affaires, et puis encor de retourner si ça en vaut encore la peine !

Mais voilà, mes frères, une petite ouverture, une petite entrée en matière. Dès que j'en aurais terminé avec la lettre du Père Abbé Général, ce qui ne tar­dera pas, nous allons voir d'abord comment est organisé ce Chapitre Général en lui-même, puis passer en revue toutes les questions.

 

Homélie : 15° dimanche ordinaire année C.     13.07.80*

Le bon samaritain. Lc 10, 25-37.

 

Mes frères,

 

La parabole du bon Samaritain tire au jour un de nos complexes les mieux enra­cinés : le besoin d'autojustification. Nous voulons à tout prix nous montrer à nous-mêmes et démontrer aux autres que nous sommes des hommes justes. Nous faisons ce que nous avons à faire, tout ce qui nous est demandé, et nous n'avons rien à nous reprocher, et nous avons droit à la juste et belle gratification de la vie éternelle.

Au départ, naturellement, notre intention est droite. Nous avons répondu à l'appel de Dieu. Nous sommes venus pour chercher Dieu. Nous espérons bien le trouver. Et à ce moment dans la contemplation de son visage, déguster longuement la vie impérissable.

 

            Il y a pourtant de suite quelque part une déviance et je lui verrais un double visage. D'abord une erreur de jugement sur la nature de la vie éternelle. Nous ram­pons au ras du sol et nous ne désirons que l'assouvissement de nos petits désirs terrestres. Nous nous imaginons alors être comblés.

Et puis, il y a en nous une prétention insoutenable, celle d'escamoter la durée. C'est tout de suite que nous avons besoin de ce bonheur. Et volontiers nous userions de ce que j'appellerais des moyens magiques pour le faire descen­dre du ciel ou le faire monter de la terre, mais qu'il soit là à notre dispo­sition immédiatement, sans effort.

 

Mes frères, nos Pères de la vie monastique, eux, ne s'y trompaient pas. Et nous devons toujours revenir à leur exemple et à leur enseignement. Ils savaient qu'ils seraient en possession de la vie éternelle le jour où ils seraient en­tièrement divinisés. Et c'est pourquoi ils se livraient au doigt de l'Esprit. Et déjà ils se sentaient devenir lumière et amour. Tout homme vivait en eux ; eux vivaient en tout homme à la manière du Christ qui emplit tout de sa présence et de sa force.

Car nous devons toujours remonter jusqu'au Christ dont nous sommes les membres et nous laisser imprégner de sa Parole créante et transformante, cette Parole qu'il est, lui, dans sa chair ressuscitée et eucharistiée. Et cette Parole, elle n'est pas loin de nous. Elle sourd sans fin au plus secret de notre coeur. Elle est musique et séduction, elle est poème et beauté, tout à la fois inaudible et perceptible, infiniment fragile et toute puissante. C'est elle qui est la vie éternelle, elle par qui tout a été créé, elle qui porte tout. elle qui nous transfigure si nous avons assez de foi que pour nous laisser agir.

 

Mes frères, nous comprenons pourquoi Saint Benoît demande à son disciple une seule chose: d'être écoutant. Ecouter, attendre, patienter, c'est à dire obéir et suivre patiemment. Voilà la route qu'il nous demande d'emprunter, voilà la route sur laquelle il nous précède, et derrière lui une multitude d'hommes qui ont cru. C'est cette route qui va nous conduire jusqu'à la véri­table vie. Alors nous serons devenus des fils de Dieu et le prochain de tout homme !

 

                                                                                                               Amen.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        14.07.80

      39. Croire en l’Amour !

 

Mes frères,

 

Maintenant une question : Comment affermir l'aspect contemplatif de notre vie monastique ?

Il faut, pour affermir l'aspect contemplatif de notre vie, nous dégager sans relâche de la tentation des richesses matérielles, intellectuelles et spi­rituelles. Tout ce que Dieu a créé, tout ce qu'Il nous a donné est excellent, magnifique. Mais c'est peut-être tellement attrayant que nous restons là et, que nous prenons le moyen pour un but. Là est le danger, même lorsqu'il s’agit de richesses spirituelles, même ce qu'on appelle les vertus ! Il y a un risque qui n'est pas illusoire ici.

 

Vous savez ce qu'on disait des moniales de Port-Royal - c'était un monastè­re cistercien! - : Pures comme des anges, orgueilleuses comme des démons... C'est cela se complaire dans sa vertu. Je suis en train de lire un livre rédigé par un théologien contemporain et qui analyse avec une précision quasi diaboli­que - c'est le cas de le dire - toutes les déviations comme ça de la vertu, soit disant vertu. Ce livre est ici en bibliothèque et il a pour titre : Le Dieu pervers. La perversion qui s'introduit dans ce Dieu que nous cherchons.

Alors ce n'est plus Dieu, vous comprenez, il devient une de ces idoles épouvantables comme il en existait dans le monde païen. C'est une idole, alors, qui est intellectuelle, qui est imaginaire, qui prend toute notre affectivité, qui nous emprisonne dans ce que nous sommes, dans nos culpabilités, dans nos erreurs, dans nos déviances, enfin dans tout ce qui nous empêche de vivre et qui finalement aboutit à la mort.

C'est cela que nous devons toujours éviter lorsque nous avons à notre dis­position des richesses, mêmes les richesses spirituelles, c'est de les annexer et alors tout bonnement les diviniser, les déifier et tomber dans le piège de l'idolâtrie.

 

Cela signifiera donc aussi retirer sans cesse nos pieds de la glu des convoitises facilitantes et débilitantes. Il est tellement facile, et tellement agréable aussi de nous arrêter dans ce qui nous donne une illusion de plénitude, mais plénitude purement humaine alors. Et on en est vite lassé.

Je connais comme ça une personne qui n'avait jamais eu l'occasion de ren­contrer telle satisfaction sensible. Cette personne la rencontre. Et après quelques semaines d'expérience, selon sa terminologie très moderne dit : c'est tout à fait barbant ! Alors que pendant des années cela avait été presque le but de sa vie. Une fois qu'on la possède, c'est barbant, c'est lassant, on n'en veut plus, il faut autre chose.

Voilà, mes frères, des glus dont nous devons sans cesse nous retirer. Donc garder notre coeur pur de toute compromission avec le monde, avec la chair. Quand je pense à la chair, c'est dans le sens Paulinien du mot : tout notre être naturel condamné à la décrépitude, mais qui se cramponne à des illusions et à des images. Et la première de ces idoles étant lui-même.

Vous savez ce que Saint Paul nous dit aussi : ces richesses auxquelles nous nous arrêtons si aisément, que nous divinisons, ça devient idolâtrie. Ce sont des satisfactions à bon marché et le Royaume de Dieu ne s'achète pas pour une bagatelle. Le Fils nous l'a encore rappelé aujourd'hui. Il n'est pas venu appor­ter la paix mais le glaive. Pour rencontrer la Paix véritable qu'il veut nous donner et que nous demandons encore en chaque Eucharistie, nous devons lutter !

Et cette lutte, elle est donc d'abord négative : nous désengluer, nous désencombrer et sans cesse repousser ces tentations qui nous arrêteraient dans notre route vers Dieu. Car ce qui est moyen, lorsque ça devient trop attachant, ça commence à peser sur nous et ça nous empêche d'être léger, de courir, de voler. Or Saint Benoît nous dit que sur la route vers Dieu, il ne faut pas traîner, il faut courir.

 

Mais il y a aussi tout un côté positif dans notre effort d'affermissement de notre conviction contemplative. C'est que nous devons devenir prière en étant constamment tourné vers Dieu. Oui, nous devons être aimantés par lui et toujours nous orienter vers lui. Oui, la tentation, c'est d'avoir envie d'être attiré par autre chose. Mais non, chaque fois nous reprendre et nous retourner vers lui comme une fleur qui suit la course du soleil et qui boit les rayons, la chaleur, la vie. C'est cela contempler ! Ce n'est pas plus difficile, ce n'est pas plus compli­qué !

Et pour cela, nous devons toujours donner la préférence à Dieu. Et non seulement à sa personne, mais aussi à l'Opus Dei. Et je n'entends pas Opus Dei dans le sens étroit du terme de l'Office Divin, mais dans le sens Johannique de l'Oeuvre de Dieu, du travail que Dieu nous demande à chacun d'entre nous ; lui donner la préférence absolue !

Ce sera donc suivre Dieu, écouter, donner la préférence et aussi scruter sa Parole, car ce qu'il attend de nous, il nous le dit. Les Juifs, encore au­jourd'hui, passent un temps incroyable pour notre mesure à nous à scruter la Loi, à scruter la Parole de Dieu. Or, en plus de leurs écrits, nous avons les nôtres. Nous avons la Parole Nouvelle qui nous a été donnée par le Verbe de Dieu en personne. On n'aura jamais fini de s'en imprégner. C'est cela aussi travailler à mieux vivre l'aspect contemplatif de notre vocation.

 

Et enfin, à mon sens c'est le plus important de tout, il faut croire en l'Amour que Dieu est. Et ça, c'est quelque chose qui lorsque ça se rencontre chez quelqu'un, je pense que c'est gagné. Et croire à l'amour, c'est faire confiance. Le tout premier péché, le péché primordial, au delà duquel il n'est pas possible de remonter, c'est la méfiance. L'homme était dans le Jardin d'Eden. Il dégustait tous les jours chaque fois qu'il le désirait, les fruits de l'arbre de vie. Il devenait un Dieu grâce à cette Vie qu'il recevait.

Il n'aurait pas connu la mort, cette mort que nous expérimentons aujourd'hui. Il aurait connu autre chose que la mort, un phénomène qui l'aurait fait passer directement dans l'univers de Dieu sans les angoisses qui sont les nôtres maintenant. Mais à ce moment s'est introduit dans son coeur le germe de la méfiance. Alors c'était fini ! Il a posé la question : mais pourquoi ? Ce n'était pas le pourquoi philosophique, c'était le pourquoi du soupçon : qu'est-ce que Dieu me veut ? Pourquoi ? La méfiance s'introduit. Alors c'est fini, c'est le péché !

Mes frères, essayons donc de vivre ainsi avec Dieu en toute simplicité, en toute confiance. Et lorsque je dis avec Dieu, je ne pense pas seulement au Dieu qui se révèle dans le Christ, mais aussi qui se révèle en chacun de nos frères, qui se révèle en l'Abbé d'abord, et puis en chacun d'entre nous. L'homme ne saurait pas vivre sans amour, sans être aimé.

Or, la plus grande marque d'amour qu'on puisse donner à quelqu'un, c'est de lui faire confiance. Et la plus grande marque d'aversion, c'est de ne pas lui donner confiance. Et alors, on le tue; on le détruit.

Mes frères, essayons donc pour affermir l'aspect contemplatif de notre vie de nous donner toujours de plus en plus confiance. Et ainsi nous sentirons grandir en nous une vie nouvelle qui n'est rien d'autre que la vie éternelle.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        15.07.80

      30. Assimiler réellement les valeurs monastiques.

 

Mes frères,

 

Pour rester pauvre et libre dans un monde avide de richesses, de consommation et de divertissements, et pour tenir l'oeil du coeur fixé sur les beautés de Dieu et les attraits du Royaume, il faut un effort, il faut s'imposer un effort de ma­nière à assimiler les paradoxes de notre vie. Le Père Abbé Général nous en a parlé. Mais maintenant, dans le troisième point de sa conclusion, il nous dit la dif­ficulté de faire assimiler réellement les valeurs de la vie monastique.

 

Il ne s’agit pas ici d'une assimilation intellectuelle, que nous pourrions démonter le mécanisme de la vie monastique dans ses antinomies, dans ses contraires, dans ses contradictoires mêmes. Non, nous devons, comme il le dit, les assimiler réellement, ça veut dire nous les incorporer jusque dans la moelle de nos os et les globules de notre sang.

Nous devons devenir des êtres paradoxaux, c'est à dire des hommes qui sont tout aussi à l'aise dans la parole que dans le silence, dans la solitude que dans la société, dans la prière que dans le travail manuel. On pourrait encore poursui­vre !

Apparemment solitude et société s'excluent. On pourrait très bien être à l'ai­se dans une vie parfaitement solitaire, mais dès que l'on se trouve en rapport avec des frères que l'on soit inhibé, bloqué. C'est signe que les valeurs contra­dictoires de notre vie ne sont pas encore devenues nôtre. Nous pouvons très bien nous imaginer, nous représenter que la vie monastique soit bien ainsi, mais sans être encore capable de la vivre. Or c'est difficile de les assimiler jusque là ! Et pourtant, dit le Père Abbé Général, il faut y arriver.

 

Mais il va encore plus loin. Il dit : non seulement les assimiler, mais les faire assimiler. C'est ça qui est encore plus difficile. Et ici, ça regarde en tout premier lieu l'Abbé, c'est son devoir de les faire assimiler. Et cela il y arrivera, du moins il doit essayer d'y arriver, par sa conduite et par sa parole. Il doit être pour ses frères un paradigme vivant. Il doit être devant eux l'idéal auquel ils aspirent. Et aussi être dans leur coeur la voix de leur conscience.

Et cela, il ne pourra l'être que si lui-même vit ses paradoxes. Il ne faut pas qu'il y ait une faille en lui, parce que par cette faille, à cause de cette faille va s'introduire chez les frères l'hésitation. Je ne dirais pas la méfian­ce parce que ça c'est le péché, mais une certaine hésitation pour leur vie per­sonnelle.

On pourrait dire que l'Abbé idéal, c'est le Christ en personne. C'est donc vers ce modèle, vers cette configuration que l'Abbé doit sans cesse tendre. D'ailleurs, si Saint Benoît dit qu'il doit être cru par les frères comme étant le Christ, il importe qu'il le soit, lui, le Christ de plus en plus. D'abord donc par sa conduite, mais aussi par sa parole, une parole qui doit être courageuse et pro­phétique.

C'est à dire que cette parole doit être la traduction vocale d'une expérience de vie ; ça ne peut pas être des élucubrations peut-être très belles, très hautes, très élevées, très spirituelles. Non, rien ne doit être dit qui n’ait été expéri­menté, qui n'ait été testé et réussi. Je veux dire ceci : un Abbé n'a pas le droit de faire ses expériences person­nelles sur le dos des autres. Il doit d'abord les faire. Et si l'expérience réus­si, alors seulement il a le droit de la proposer aux autres. C'est extrêmement ex­igeant ça, vous devez le comprendre. Disons même que c'est une tâche surhumaine.

 

On peut même se demander si un homme physiquement constitué en chair, qui a une certaine capacité de résistance et d'activité, si un tel homme est capable de faire tout cela ? Ce sera possible si on a suffisamment de lucidité et d'humilité que pour savoir que c'est irréalisable si on veut s'appuyer sur ses puissances, sur ses énergies personnelles. On doit s'ouvrir à l'énergie d'un autre qui est le Christ lui-même dans son Esprit.

Et alors, la faiblesse que l'on ressent devient la canalisation libre qui per­met à la force de Dieu d'agir. Il n'y a plus alors d'interférences, d'obstacles. Non, c'est vide et la faiblesse d'un homme qui doit être le représentant du Christ, c'est sa force. Saint Paul le disait déjà: C'est quand je suis faible que j'arrive au maximum de mon dynamisme. Car un Abbé ne doit pas seulement lutter contre les vices de la chair, comme dit Saint Benoît, et de l'esprit dans sa propre personne, mais aussi dans celle des autres.

Voyez un peu ! Il faut respecter l'autre, respecter sa liberté, res­pecter sa personnalité, respecter sa vocation personnelle qui est unique. Et pour­tant il faut aider le frère à lutter contre ses vices. Voyez tout cela, c'est quel­que chose qui est bien au-delà des possibilités d'un homme. Mais c'est tout de même réalisable, encore une fois, si l'homme dans sa faiblesse se livre lui-même au dynamisme de l'Esprit. Car ce n'est plus lui qui travaille alors, il n'est plus que transparence de celui dont il est le lieutenant. Voilà mes frères ce que ça signifie faire assimiler les valeurs de la vie mo­nastique !

 

Et le Père Abbé Général très discrètement nous dit à présent son espoir que nous ferons quelque chose dans ce domaine. Il dit : si nous pouvions faire quelque chose de substantiel en ces trois secteurs, c'est à dire pauvreté, vrai com­préhension de la vie contemplative et puis assimilation de ses valeurs contradic­toires, alors, dit-il, les résultats en seraient de grande portée en d'autres do­maines.

Le Père Abbé Général nous demande de faire quelque chose de substantiel. Donc pas n'importe quoi de superficiel, pas un petit vernis ici et là, pas un petit badigeon qui pourrait dissimuler quelques taches. Non, il demande d'aller au fond des choses et que des changements s'opèrent.

 

Et alors, je le répète, les résultats en seraient de grande portée en d'autres domaines. Pourquoi? Mais parce que si nous parvenons à faire ce qu'il nous deman­de, nous créons dans la communauté un climat, un climat qui va nous acheminer vers une santé spirituelle meilleure. Et pas seulement santé spirituelle, mais aussi santé physique meilleure. Car alors, lorsqu'un homme est spirituellement heureux, lorsqu'un homme s'épanouit spirituellement en Dieu, ça rejaillit, ça rebondit sur sa santé physique.

Maintenant n'allons pas nous dire : tiens, celui-la il traîne la patte, c'est que sa vie spirituelle n'est pas fameuse. Non, ce n'est pas ce que je veux dire. Mais c'est que lorsque on est épanoui spirituellement il y a une santé, un climat de santé dans toute la communauté qui fait que même alors physiologiquement on sera mieux dans sa peau. Et étant mieux dans sa peau, on sera plus heureux de faire ce que l’on fait, On le fera mieux. On sera plus heureux dans son emploi, on sera plus heureux d'aller à l'Office, on sera même plus heureux de se reposer, enfin de vivre. Et ce climat alors fait que tous les domaines de la vie communautaires se trouvent revigorés.

 

Cela donne aussi une vision meilleure des choses, une vision de vérité. Lorsqu'on a bien pris en main ce qui constitue l'essentiel de notre vie, mais les problèmes qui se posent dans la pratique concrète de cette vie, au jour le jour, mais ils prennent leur véritable dimension, ils se relativisent par rapport à l'absolu que nous poursuivons. Et dans cette vision de vérité, on en trouve beaucoup plus aisément la solution. Donc on a tout à gagner !

Et enfin cela éveille des motivations mieux senties. On se forme des convic­tions assises sur une base solide. Et l'édifice peut s'élever et s'embellir parce qu'on sait bien ce qu'on veut, et on sait bien ce qu'on fait, et on sait bien ce qu'on cherche et ce qu'on poursuit. On est donc motivé. On a une conviction et on peut avancer. Vous comprenez alors ce que le Père Abbé Général dit : que les résultats seraient de grande portée en d'autres domaines.

 

Voilà mes frères, je pense que nous avons toujours à nous interroger person­nellement et communautairement, et nous demander si nous faisons à tout moment ce que notre état monastique exige ? Avons-nous, comme je l'ai dit hier au début de l'Eucharistie et comme Saint Benoît nous le demande, toujours les actions de notre vie bien en main ?

Pour bien faire, nous ne devrions jamais être distrait, être diverti, avoir ­une attention dispersée. Le moine est un homme d'une visée, d'une optique, d'une recherche, d'un élan, d'une impulsion. Or nous sommes pécheurs et nous ne savons pas tenir cette direction unique. C'est pourquoi nous devons toujours nous repren­dre et être attentifs, je le répète à la suite de Saint Benoît, aux actions de notre vie.

Voilà mes frères, la prochaine fois nous allons tirer la conclusion générale de cette lettre avec le Père Abbé Général. Et ainsi je pense que nous aurons tous fait ensemble un fructueux travail.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        19.07.80

41. Une orientation dynamique vers l’avenir.

 

Mes frères,

Voici les derniers mots du Père Abbé Général, ce ne sont pas ses dernières paroles !

 

L'année qui commémore le 15 Centenaire de la naissance de Saint Benoît vient de commencer et toutes sortes de festivités et célébrations ont été projetées. Cela est normal. Mais il faut garder à l'esprit ce qui était dit dans la première lettre circulaire qui vous a été envoyée à ce sujet en Mars 1976. Ce 15° Centenaire pourrait être une excellente occasion pour tous les disciples de Saint Benoît d'examiner à nouveau les valeurs grâce auxquelles la vie monastique a joué un rôle si important dans l'histoire de l'Eglise. Et aussi, renforcer ces valeurs dans notre orienta­tion dynamique vers l'avenir. Que Saint Benoît et tous les saints de l' Ordre vous aident dans cette tâche. 

 

Naturellement le Père Général ne pouvait pas terminer sa lettre sans faire une allusion au centenaire de Saint Benoît. Mais comme vous le remarquez, avec sa pru­dence coutumière il situe l'événement à sa vraie place et lui trace une direction. Pour lui, les festivités et célébrations sont un accessoire obligé. L'essentiel n'est pas là, l'essentiel se trouve dans une prise de conscience plus aigue de notre identité bénédictine.

Cela signifie que nous devons être fiers et heureux d'être les disciples de Saint Benoît et de marcher avec plus de décision, avec plus de conviction sur la route que Saint Benoît ouvre devant nous : chercher Dieu, le rencontrer, nous unir à lui, devenir avec lui un seul Esprit. Et pour cela, non seulement marcher, mais courir. Ce qui veut dire dans la pratique : abandonner à lui toute la place en nous sans rien nous réserver, de façon à ce qu'il n'y ait pas un écran, ou un voile, ou même une pellicule entre Dieu et nous.

Nous deviendrons un seul Esprit avec lui si nous avons le courage de tout lui laisser en nous. Ce n'est rien d'autre que la voie de l'obéissance qui doit direc­tement nous conduire jusqu'à Dieu. Et sur cette voie de l'obéissance, nous sommes attirés comme par un aimant, et nous sommes propulsés comme par un vent. C'est Dieu le Père qui nous attire, c'est l'Esprit qui nous pousse en avant. En nous laissant transporter, nous devenons d'autres Christ.

 

Voilà en gros ce que nous pouvons dire vraiment aimer Saint Benoît et lui être fidèle ! Alors vous comprenez que les célébrations et festivités,  pour reprendre les termes du Père Abbé Général, c'est normal qu'il y en ait, mais il faut garder présent à l'esprit autre chose.

Et le Père Abbé Général dirige résolument nos regards vers l'avenir. Il parle d'une orientation dynamique vers l'avenir. Ce sont ses derniers mots. Nous pouvons presque les prendre, les recueillir comme son testament. Non pas son testament spirituel - il n'en n'est pas encore là ! - mais le testament qu'il nous laisse cette année-ci à l'occasion de cette lettre : une orientation dynamique vers l'avenir.

Cela veut dire que nous devons nous abandonner à la puissance infinie de cet Esprit qui nous porte et qui nous pousse. Et cet Esprit désire faire de nous une seule chose. Il veut faire de nous des saints, n'ayons pas peur de le dire. N'ayons pas peur de le croire et n'ayons surtout pas peur de nous laisser faire, car ce sont les saints qui dans l'invisible gouvernent et transforment le mon­de. Eux et personne d'autre ! C'est à dire que dans le monde ils sont - je pense l'avoir dit dimanche au cours de l'homélie, si je m'en souviens bien - ils sont ces glandes minuscules qui secrètent des hormones spirituelles grâce auxquelles l'organisme peut vivre et agir.

Thérèse de Lisieux disait la même chose mais dans un autre langage, celui de son temps : Si l'Amour vient à cesser dans l'Eglise, et bien tout va s'arrêter. Donc, s'il n'y a plus de saints, mais tout va s'arrêter, mais même en dehors de l'Eglise ! Donc toutes les découvertes techniques qui sont fantastiques aujourd'hui, et qui commencent seulement, donc toutes ces découvertes, elles seront bénéfiques pour l'humanité s'il y a quelque part dans le monde des saints qui vont infuser dans l'utilisation de ces techniques un esprit qui serait absent si ces saints n'existaient pas. C'est cela le processus de transformation, de transfigu­ration du cosmos.

 

Et dans les saints, c'est le Christ qui poursuit sa mission. Il est devenu hom­me pour que l'homme puisse devenir Dieu ; et l'homme devenant Dieu pour que l'uni­vers entier devienne habitat de Dieu, que Dieu soit tout en tout. Il faut donc qu'il y ait sur la terre des hommes qui s'abandonnent à l'action de Dieu, qui deviennent des instruments grâce auxquels le Christ poursuit sa mis­sion. S'il n'yen avait pas, ce serait un échec, ce serait un avortement. Il y en aura donc toujours.

Et Saint Benoît nous demande que ce soit nous, ici, n'est-ce pas ! N'allons pas nous imaginer que ça dépasse, que c'est au-delà, que c'est trop ambitieux ? Mais non ce n'est pas trop ambitieux, c'est plutôt le contraire. Et le contraire, c'est faire injure à Dieu, c'est donc ne pas croire qu'il est Dieu. C'est croire qu'il est une idole, une idole qui peut satisfaire certains de nos instincts, de nos satisfactions purement humaines. Quelle différence y a-t-il entre Baal et Dieu alors ? Mais il n'yen a pas, c'est une confu­sion totale.

NON, Dieu veut faire de nous d'autres lui-même. Et de tels hommes agissent d'une façon qui est divine. Ce sont des êtres thé­andriques comme on peut dire, c'est à dire que ce sont des hommes, mais Dieu habi­tant en eux, tout ce qu'ils font, même les choses les plus banales, humainement banales, ce sont des actions divines exactement comme le Christ. Mais le Christ l'était par nature, parce qu'il était le Fils ; mais nous, c'est par participation, par grâce.

 

Alors mes frères, c'est là le seul avenir valable pour nous. Notre orienta­tion dynamique vers l'avenir doit s'orienter vers ce but. Et pourquoi est-ce le seul valable pour nous ? Maintenant je parle de façon un peu égoïste ! C'est parce que ça nous introduit déjà à l'intérieur de la vie éternelle.

C'est donc un avenir qui est promis à ne jamais nous décevoir. C'est ça un avenir dynamique ! Je puis avoir un avenir à court terme. Lorsque j'ai en posses­sion ce que j'espérais, pour moi il s'en traduit à l'instant même, après un moment d'euphorie s'introduit déjà une certaine tristesse parce que: voilà c'est fini ! Je n'ai plus rien à espérer. Ce qui nous comble, c'est ce que nous ne possédons pas encore.

Je dois donc toujours recevoir, toujours espérer recevoir davantage. C'est cela la vie éternelle. C'est cela le fait de posséder Dieu en soi. Et c'est cela la vie à l'intérieur de Dieu. C'est ainsi que Dieu vit. Et n'allons pas nous imaginer que Dieu est fermé sur lui-même comme à l'intérieur d'un oeuf qui serait sa propre nature. Non, Dieu est un être explosif.

 

Mais voilà mes frères, demain vous allez recevoir chacun l'exemplaire de cette lettre da Père Abbé Général. Alors je vous invite à la lire et à la relire avec grand respect et en vous remémorant tout ce qui a fait l'objet de nos entretiens vespéraux­. Savez-vous qu'il y en a eu 40 ?  Je pense que cette lettre a été analysée fouil­lée et commentée je n'ose pas dire de façon exhaustive car, à mon avis, on pourrait encore la reprendre et on trouverait encore de nouvelles richesses.

Nous allons nous en souvenir et nous serons heureux et encouragés parce que cette lettre nous a confirmé dans notre option monastique. Et nous savons que nous sommes en parfait accord avec le Père Abbé Général.

Et pour conclure, mes frères, je vous demanderai de bien vouloir prier pour lui. Sa tâche est grande, sa tâche est belle, mais elle est difficile, vous vous en dou­tez bien ? Alors je vous demande de ne pas l'oublier. C'est un homme qui a un très grand sens de ses responsabilités, nous l'avons bien vu dans cette lettre. Mais il est un homme fragile comme n'importe lequel d'entre nous.

Soyons en union spirituelle avec lui, ne l'oublions pas ! Pensons à lui de temps en temps et je suis certain que nos prières lui seront un puissant réconfort même si nous n'allons pas le lui crier à ses oreilles. Notre respect et presque notre amitié doivent lui être acquis, encore une fois dans le secret, dans l'invi­sible, et ce sera pour lui le meilleur soutien.

 

FIN DE CETTE LETTRE.

 

 

Le Chapitre Général.                               22.07.80

2. Concile de l’Eglise monastique.

 

Mes frères,

 

Revenons-en au Chapitre Général. Nous avons rencontré les Abbés, les délégués, les observatrices, les interprètes, les secrétaires, les experts. Il me reste à vous dire quelques mots d'un personnage important et très occupé, à savoir le sa­cristain. Le Chapitre Général n'est pas une assemblée délibérante ordinaire. C'est un Organe d'Eglise. Il importe donc qu'il baigne dans la prière privée et liturgique. Le sacristain est chargé d'organiser cette prière liturgique.

L'Office de Laudes et l'Office des Vêpres sont chantés par groupes linguisti­ques. Les autres Offices sont récités en privé. L'Eucharistie est célébrée en com­mun. Le sacristain choisit chaque jour un premier célébrant parmi les groupes lin­guistiques les mieux représentés. Il veille aussi à ce que le groupe linguistique concerné prenne en charge tous les chants. Si le premier célébrant veut faire une homélie, il doit la faire dans une des langues officielle (Anglais - Espagnol - Français).

Le récit de l'Institution est toujours dit en latin. Mais il va de soi que le premier célébrant peut choisir la langue latine pour l'ensemble. Mais il devra quand même faire l'homélie dans une langue vernaculaire. Je pense que c'est une initiative heureuse que l'on puisse ainsi travailler dans une ambiance de véritable prière. Cela va demander, j'en suis certain, un gros effort non seulement au sacristain mais aussi aux capitulants qui seront choisis pour célébrer.

 

Mais à mon sens ça ne suffit pas encore. Les Abbés qui sont réunis là-bas, et les délégués sont représentants de communautés. Ils portent chacun en leur person­ne d'autres hommes qui attendent quelque chose en retour. Il est donc indispensa­ble que chaque communauté s'unisse effectivement aux prières qui seront dites là­-bas.

Alors je propose ceci : c'est que chaque jour il y ait une intention prévue aux Offices de Laudes, de Vêpres et à la Concélébration. Ainsi vous saurez qu'à peu près au même moment, là-bas, tous ces Abbés, tout ce personnel sera en prière pour demander à Dieu pour l'Ordre tout entier, pour chacun d'entre-nous, que nous puis­sions mieux voir ce que Dieu nous demande, ce que Dieu espère de nous, et que nous avions alors la force de l'accomplir. Donc si notre intentionnaire et si les prê­tres premier célébrant veulent s'en souvenir !

 

Après tout ce que j'ai déjà dit du Chapitre Général, on retire l'impression que c'est une machinerie lourde et compliquée. Et je pense que cette impression s'accentuera encore lorsque nous aurons quelque peu avancé à l'intérieur du pro­gramme.

Mais nous devons avoir le courage de la vérité. C'est à dire d'abord éviter le rêve. Rêver d'une assemblée, d'un Chapitre sans squelette, sans muscles, sans nerfs, une espèce de Corps angélique qui serait légèrement emporté sur les ailes de l'Esprit. C'est une tentation, c'est une illusion dans laquelle tombe si facilement ces petits groupes qui ont pullulé il n'y a pas tellement longtemps et qui se voulaient Pneumatique, Pentecôtiste, Charismatique. La plupart sont évanouis en fumée, mais il en existe encore un ou l'autre.

Et l'expérience maintenant nous apprend qu'ils se sont durcis dans des structures qui sont impitoyables, oppressives et même tyranniques. Comme quoi il est impossible d'échapper au réel ! Dès que des hommes doivent vivre ensemble, après un certain temps ils doivent s'organiser. Et si l'organisation n'est pas prise à l'intérieur d'une tradition, alors les instincts mauvais de l'homme, des hommes autoritaires, prennent le dessus. Et ce sont les plus forts qui oppriment les plus faibles, qui imposent leurs vues. C'est terrible cela !

 

Donc mes frères, ayons le courage de la vérité qui se trouve dans le réalisme charnel et scandaleux de l'Incarnation. Dieu a voulu, et il veut encore se faire connaître de nous dans un homme faible, passible, mortel, qui a été le Christ Jésus et qui l'est encore maintenant.

Lorsqu'il était parmi nous, nous ne l'avons pas reconnu ! S'il se trouve parmi nous maintenant, le reconnaissons-nous ? Je veux dire qu'il vit naturellement dans chacun des hommes, plus particulièrement dans chacun de nos frères lorsqu'on est dans une communauté monastique. Mais il a un Corps mystérieux qui s'édifie également. Et il s'édifie à travers ces structures, à travers ces institutions qui nous paraissent parfois tellement étrangères et étranges.

Mais là, nous devons nous rappeler ce que nous disait le Père  Abbé Général : parvenir à réussir l'harmonisation des contraires. Ce n'est pas une entreprise aisée. Il faut pour cela d'abord, me semble-t-il, un bon jugement, un grand équili­bre psychologique et spirituel naturellement. Il faut que l'appareil institution­nalisé, humain, inévitable, nécessaire, devienne le lieu d'une révélation spirituel­le et le véhicule d'une semence de vie.

 

Un Chapitre Général, ce n'est rien moins que le Concile d'une Eglise Monasti­que particulière. L'Esprit de Dieu repose sur lui et le Christ vit en lui. C'est à cette condition que le projet de Dieu sur nous se manifeste à travers le Chapitre Général. Et c'est la raison pour laquelle il doit baigner dans la prière ; non seu­lement la prière des Capitulants, mais la prière de tous les membres de l'Ordre, et une prière constante.

C'est une question qui a été posée encore, si j'ai bon souvenir, à Port du Salut à la Conférence Régionale : Quel intérêt les communautés prennent-elles au Chapitre Général ? Et la réponse unanime était : AUCUN ! Alors venait le pourquoi ? Et on cherchait toutes sortes de raisons qui étaient toutes valables. Mais moi je pense que la raison première c'est un défaut dans la foi. Nous ne parvenons pas à réaliser que le Chapitre Général est la conscience que l'Ordre doit prendre de lui-même pour conserver son identité.

Vous savez que la folie est une perte de conscience de ce qu'on est. On va jouer à n'importe quoi : on se prendra pour un général, ou bien pour un Pape, ou bien pour un grand brigand, enfin pour n'importe quoi. On rêve, on est en dehors du réel, on a perdu la conscience de ce qu'on est.

 

Et le Chapitre Général est l'Organe qui nous permet de toujours savoir ce que nous sommes. Pourquoi ? Mais parce que comme je le rappelais il y a un instant, c'est en lui que vit le Christ qui est en train de se construire à travers nous et grâce à nous. Il n'est pas possible d'échapper à cette réalité. C'est quelque chose qui est voulu par Dieu lui-même. Naturellement, le Christ n'a pas institué un Chapitre Général. Non, mais il a tout de même constitué une équipe, un collège de douze Apôtres. Et à partir de là tout le Corps a grandi.

            Et je pense que le courage de la vérité, c'est d'entrer là dedans, de ne pas vouloir le nier. Et puis alors, de l'assumer, et de vivre et d'agir en conséquence. Il faut donc que les membres du Chapitre Général soient les premiers à le croi­re, et puis alors chacun d'entre-nous. Il serait peut-être utile - ça se fera, je n'en sait rien ! ça s'est peut-être déjà fait - qu'au début du Chapitre Général on rappelle ces vérités, qui pour moi sont élémentaires. Mais quand on l'a dit une fois c'est supposé connu ? Mais on devrait toujours le répéter.

Le Chapitre Général remplit dans l'Ordre ce que le Chapitre conventuel remplit ici. Je l'ai déjà dit et je le crois sincèrement, et c'est la vérité : l'Esprit repose sur la communauté et non pas sur l'Abbé. L'Abbé n'est que le frère choisi par Dieu pour être le révélateur de la voix de l'Esprit. Mais l'Esprit est d'abord donné à la mini-Eglise qu'est la communauté. Et le Chapitre Général est l'organe qui permet à l'Ordre de saisir la voix de l'Esprit qui repose sur l'Ordre tout entier.

 

Je pense que c'est là quelque chose de très beau et voulu par Dieu. Essayons de mieux nous en pénétrer. Et alors je suis certain que les travaux qui se dérouleront là-bas seront fructueux non seulement pour les participants, mais aussi pour chacun d'entre nous.

 

Récollection du mois d’août.                       02.08.80

          Saint Benoît, un homme de Dieu.

 

Mes frères,

 

La lecture que nous venons d'entendre nous rappellerait si besoin était que nous sommes encore dans l'année du Jubilé de Saint Benoît. Il est utile que de temps en temps nous aiguisions notre attention qui se laisse si aisément émous­ser par l'acier contondant des événements qui se précipitent.

Je vous rappelle que le 11 Juillet, au jour où nous avons célébré Saint Benoît comme Patron de l'Europe, je vous ai dit que notre mission dans cette Europe en voie de construction était celle de ces glandes minuscules, ignorées, qui secrètent des hormones spirituelles, hormones qui vont permettre la croissance harmonieuse, équilibrée du Corps.

Oui mes frères, nous devons être fidèles à notre vocation d'homme, et d'hommes intégrés dans une société qui se cherche sans arrêt. Et pour cela nous devons demeurer vigilants, ne pas s'assoupir dans quelques fausses sécurités. Notre coeur est investi à toute heure du jour et de la nuit par des cohortes de tentations qui battent ses murailles et ses portes, qui s'efforcent de pénétrer afin de brouiller nos chemins, de nous faire prendre les ténèbres pour la lumière, et nous conduire là où de sang-froid nous ne vaudrions jamais nous rendre.

 

Mes frères, Saint Grégoire dit de Saint Benoît qu'il était un homme de Dieu, expression vétérotestamentaire aujourd'hui quelque peu éculée. Nous devons essayer de rendre à cette qualification homme de Dieu toute sa vigueur originelle. La vie monastique doit finalement à son terme, à son sommet, rendre l'homme semblable à un ange, isangelos, je reprends les paroles tombées de la bouche même du Christ.

Mais cela ne signifie nullement que notre nature soit modifiée. Au contraire, l'Esprit nous transfigure, il nous rend lumineux dans l'amour à condition de tra­vailler sur un substrat humain existant. Je suis d'avis que nous négligeons peut­-être trop les fondements anthropologiques d'une vie monastique saine. Nous devons être des hommes heureux d'être dans une peau d'homme, fiers de l'être, pour que nous puissions en nous nourrir l'espoir de devenir des fils de Dieu.

 

Ainsi mes frères, nous ne devons pas nous satisfaire d'une existence larvaire. Saint Benoît désire que la vie monastique qu'il préconise sait dilatante et exal­tante. Il parle de la  dilatatio cordis, un cœur qui s'élargit dans des proportions infinies. Au dehors, le combat se poursuit plus implacable que jamais.

Mais c'en est fait, plus aucun ennemi ne sait pénétrer à l’intérieur. Et là dans ce coeur règne une paix divine, la paix que le Christ a promise, celle qui habi­tait son coeur à lui, la paix que le monde ne peut donner, dont il ne soupçonne même pas la possibilité. Et cette paix, c'est la possession consciente de la vie Trinitaire dans la vision réelle de Dieu.

Saint Benoît parle aussi d'une vie monastique exaltante, exaltatio coeles­tis, un homme dont la taille spirituelle grandit jusqu'à atteindre les plus hauts sommets des cieux, là où Dieu demeure. Et de cette hauteur le regard sur­plombe absolument tout ; et l'homme est revêtu d'une audace qui lui permet d'opé­rer des miracles.

 

Mes frères, le mois d'août est riche en certitudes encourageantes. Nous ren­controns d'abord - dans quelques jours ce sera là - la Transfiguration du Seigneur qui est la célébration festive de la chair divinisée, d'une chair d'homme encore une fois. Je l'ai déjà dit et je suis heureux de le répéter : le Christianisme est la religion de la chair, de la chair appelée à partager la vie même de Dieu.

Et par après nous rencontrons la créature qui a le mieux vécu cette réalité : Marie, Reine de l'univers. Elle qui est devenue aussi Reine de chacun de nos monastères, elle n'a pas hésité un seul instant face à l'impossible, parce que cet impos­sible était déposé là devant elle par la main même de Dieu.

Et derrière elle nous rencontrons Bernard. Il l'a suivie comme on se repère sur une étoile. Et il a été conduit jusqu'au port où il espérait aller, là où s'est réalisée son union sponsale avec le Verbe de Dieu.

 

Voilà, mes frères, les lumières qui se trouvent sur notre route. Nous les ren­contrerons au cours de ce mois. Et nous devons nous laisser captiver par elles dans une foi que rien jamais ne fera reculer.

 

Le Chapitre Général. (extraits)                   05.08.80          

      3. Du Postulateur Général : tendre à la perfection.

 

Mes frères,

 

Demain nous allons célébrer la fête de la Transfiguration. Et ce que je viens de dire ici, notez bien que ce n'est pas intentionnel, dans l'ordre des questions, c'est sur celle-la que je devais tomber aujourd'hui. Et cette affaire du Postulateur Général, elle nous rappelle ceci : que notre devoir, c'est de tendre â la sainteté. C'est pour ça que nous sommes venus ici ! Ce n'est pas pour ne pas aller en enfer, mais c'est pour tendre à la sainteté.

Et moi, j'aurais un peu peur que quelqu'un, un moine, qui ne voudrait pas tendre à la sainteté, qu'il pourrait très bien se retrouver en enfer ! ça oui ! Qu'aurait-il fait alors de son voeu de conversion des mœurs ? Il l'a tout de même promis solennellement ! Et tendre à la sainteté, ça ne signifie pas se contenter d'une petite vie quelconque, même exemplaire ?

Non, il faut faire comme l'a fait ce brave père Cassant à son époque, donc à la fin du siècle dernier, dans les trois premières années de ce siècle-ci. Il faut se livrer corps et âme, et esprit à Dieu pour qu'il puisse prendre possession de tout notre être et faire un avec nous, de façon à ce que nous puissions deve­nir apparition de Dieu pour les hommes.

 

Nous n'avons rien d'autre à faire que cela. Mais c'est beaucoup, c'est tout, et ce n'est pas facile. Vous avez toute cette lutte contre notre égoïsme à laquelle nous nous sommes engagés par ce voeu. Nous nous sommes engagés à mettre à mort notre égoïsme pour que ce ne soit plus nous qui vivions, mais que ce soit Dieu qui vive en nous, le Christ qui vive en nous, et nos frères qui vivent en nous. Pour que nous portions en nous, encore une fois, les misères de nos frères, que nous les fassions nôtres, et aussi leurs joies, et aussi la sainteté à laquelle ils sont déjà parvenus. Parce que nous ne croissons pas vers Dieu en. francs-tireurs tout seul. Non, c'est toujours en groupe.

 

Voilà mes frères ce que nous rappelle cette affaire de Postulateur Général. Et espérons que le voeu du Chapitre Général de 1935 se réalise et qu'il se trouve non seulement dans notre Ordre, mais aussi d'abord à Saint Remy, de nombreux moines véritablement saints. Ce qui ne veut pas dire nécessairement que leur cause doive être introduite ; je ne vais pas jusque là, ce n'est pas nécessaire. Un suffit de temps à autre.

Mais que au regard de Dieu qui nous connaît, et aussi un peu au regard des frères parmi lesquels nous vivons, et aussi des personnes du monde que nous ren­controns, que nous puissions être pour eux tous, comme je le rappelais, présence, et apparition, et révélation de Dieu.

 

Départ du Père Eugène.                            04.08.80

 

Mes frères,

 

Demain matin aussitôt après la célébration Eucharistique, notre frère Jacques escortera jusqu'à Oelenberg notre frère Eugène qui va assumer entièrement la mis­sion à lui confiée par l'Ordre et par l'Eglise. Cette mission consistera essentiellement pour lui à être pour ses frères un centre d'unité, une source de charité et un pilier de sécurité.

Comme vous vous en doutez, c'est là un rô1e qui dépasse et de loin les forces d'un homme laissé à lui-même. C'est pourquoi, la présence pour quelques heures seulement là-bas à Oelenberg du délégué de la communauté sera le signe que tout Saint Remy sera à tous moments derrière Père Eugène pour lui insuffler inspiration et courage. Il ne s'en va pas seul...nous descendons avec lui.

Il va maintenant nous adresser quelques paroles. Mais avant de lui céder la place, je veux une nouvelle fais lui présenter nos sincères félicitations et lui dire une chose, la dernière : Nous avons confiance que là-bas à Oelenberg il sera toujours digne de la communauté de Saint Remy qui lui a donné la vie et qui main­tenant lui permet de s'engager dans son nouveau destin.

 

Chapitre : Fête de la Transfiguration.           06.08.80

La Transfiguration, trophée de notre vie monastique accomplie.

 

Mes frères,

 

Nous ne devons pas craindre de regarder en face le phénomène de la Transfigu­ration. Il est un fait inscrit dans notre histoire tout autant que la Résurrection du Christ. Et pourtant il est transhistorique et eschatologique. Transhistorique parce que il nous conduit au-delà de l'histoire, à ce point où tout est achevé, tout est terminé, où le travail de Dieu est arrivé à son point d'aboutissement.

Il est eschatologique parce qu'il nous rend présent ce que nous serons demain. Il place sous nos yeux la création dans sa perfection finale : le moment où Dieu sera tout en toute chose, où le Christ sera - mais visiblement pour tous les vivants - où il sera la lumière de l'univers.

 

Mes frères, la Transfiguration nous interpelle puissamment, surtout en cette année jubilaire de Saint Benoît, et après les enseignements que nous avons entendu de la bouche de notre Père Abbé Général. Avons nous l'audace d'envisager notre transfiguration personnelle dès cette vie comme le trophée de notre vie monastique accomplie ? Avons-nous cette audace Vous allez me répondre : mais on veut bien ! Mais qu'est-ce que cela veut dire au juste ? Est-ce possible ? Comment faire ?   

Nous devons bien brider notre imagination d'abord, ne pas nous laisser trans­porter sur les ailes du fantastique, ne pas sombrer dans des rêveries fantasma­goriques dans lesquelles s'insinue l'ange des ténèbres qui peut nous faire prendre l’illusion pour la vérité et nous faire tomber finalement dans le doute, dans la déception, dans le désespoir.

Non, nous devons bien regarder en face, comme je le disais en commençant, ce phénomène de la Transfiguration. Or, il est à notre portée parce que ce qu'il représente dans la réalité, c'est un ensemble de qualités qui peuvent être nôtres si nous' prenons au sérieux notre vie monastique.

 

La Transfiguration, ce n'est rien d'autre, pour nous, qu'un coeur pur, qu'un coeur habité par Dieu, qu'un coeur possédé par le plus grand amour. Ce n'est rien d'autre que cela ! Et le Christ était cela. Il l'était, lui, par nature étant le Verbe de Dieu. Nous, nous devons le devenir par grâce si nous l'acceptons. Or il y a toujours en nous un refus. Faites bien attention à cette lecture du réfectoire ( Moïse racon­té par les Sages). C'est peut-être un peu bizarre à notre esprit cartésien, mais il y a là en dessous une richesse spirituelle incroyable.       

Par exemple ceci : n'aurions nous pas, nous, parfois un coeur égyptien ? Ne serions-nous pas des hébreux au coeur égyptien ? C’est à dire des moines au coeur séculier, donc des hommes qui dans le fond ne croient pas en la vigueur de leur race spirituelle. Ils doutent sans arrêt. Ils ne prennent pas Dieu au sérieux. Et sans cesse alors, ils récriminent, ils essayent de profiter de leur situation pour acquérir des avantages au plan humain.

Et le plus grave de tout : ils distillent leur doute et leur incrédulité dans le coeur des autres. Ils les détournent alors de la confiance absolue qu'il faut donner à ce Dieu qui nous appelle. Saint Benoît le savait. Cette révolte de Datân, de Coré, d'Abiram, elle s'est préparée longtemps à l'avance. Et Dieu a été infiniment patient jusqu'au jour où ça ne pouvait plus durer parce que le sort du Peuple entier était en jeu. La terre s'ouvre, et elle les engloutit, et elle se referme, et c'est fini : on n'en parle plus. Ils sont un exemple maintenant pour les générations à venir.

 

Saint Benoît dit la même chose lorsqu'il parle quelque part de ces moines qui ne veulent pas croire ce qu'on leur dit, ce qu'on leur répète. Alors en latin, c'est effrayant presque. Il dit ceci : eis praevalens ipsa mors, 2, 10, ça se termine la dessus. Finalement, dit-il, que va-t-il arriver ? C'est la mort qui va prévaloir sur eux. C'est la terre qui va s'ouvrir sous leurs pieds et ils seront engloutis. Je suis ici moralement certain que Saint Benoît avait en vue cette révolte des incrédules au désert. ( Nb 16, 1-12 ).

Eh bien, mes frères, nous pouvons nous demander si parfois il n'en va pas de même pour nous par rapport à ce trophée d'une vie monastique parfaite qu'est la Transfiguration. Voyons un peu ce qu'elle est maintenant : d'abord un coeur pur.

 

Donc, c'est un coeur duquel a été arraché cette racine de tous les vices et péchés qu'est l'égoïsme. Donc un coeur qui, au lieu d'être replié sur lui-même toujours en train de grogner, de ruminer ses rancoeurs parce que ça ne va pas, parce que on ne sait pas s'approprier, qu'on ne sait pas dominer, qu'on ne soit pas suivre ses passions ; c'est un coeur qui, au lieu d'être tout cela, au lieu d'être égoïste, il est ouvert, il vit des autres, il vit pour les autres, il est tout accueil, toute ouverture, toute bienveillance. Il ne fait plus de retour sur lui, ça lui est devenu impossible.

Et ce n'est pas là quelque chose d'extraordinaire, vous le savez bien. Cela, c'est le terme obligé de toute vie chrétienne, et en particulier de la vie monas­tique. Je l'ai rappelé hier encore en parlant de la sainteté, du Postulateur Général et de tous ces statuts de droit canonique. Non, c'est quelque chose vers lequel nous sommes engagés à tendre par un voeu.

Et ici, il nous faut être logique avec nous-mêmes. Et si nous n'étions pas logiques avec nous-mêmes, eh bien je le dis carrément, mais il vaut mieux repartir. Si j'ai un coeur séculier, eh bien, que j'aille vivre avec les séculiers, je ne suis pas à ma place dans un monastère. Il vaut mieux cela, que de voir le sol s'entrouvrir sous mes pieds et que je tombe dans le trou.

 

Voilà un coeur pur ! Un coeur pur, c'est un coeur qui sera habité par Dieu, ça va de soi ! Pour être ainsi purifié, il faut que l'Esprit de Dieu s'en soit emparé. Et alors, ce coeur va devenir transparent, il va devenir lumineux, il va devenir chaud. Et à ce moment là, il est impossible que ce coeur qui est habité par ce Dieu qui est lumière ne laisse pas transparaître quelque chose à l’extérieur.

Et maintenant, nous avons ce phénomène proprement dit de la Transfiguration d'un homme. Cette lumière qui est dans le coeur et qui le rend pur doit briller dehors. Elle brillera d'abord dans le regard. On dit que les yeux sont les fenêtres de l'âme et c'est bien vrai. C'est dans le regard de quelqu'un qu'on sait voir ce qu'il y a dans son cœur. Si Dieu y habite, Lui qui est lumière, ça brille dans le regard.

On disait du Curé d'Ars qu'on voyait la chasteté briller dans son regard. Et chasteté, il faut l'entendre dans le sens plénier du mot, c'est à dire cette luminescence d'un amour total pour Dieu et pour les hommes, pour soi-même aussi car alors on s'aime dans la vérité.

 

Cela transparaît aussi dans la conduite, la conduite qui sera naturellement surnaturelle, si je puis me permettre cette expression un peu paradoxale. C'est à dire que le surnaturel devient naturel chez cet homme. Il ne doit pas faire un effort, il ne doit pas se forcer, il ne doit pas réfléchir. Non, chez lui c'est spontané, quasi naturaliter dira Saint Benoît, 7,68, comme si c'était naturel.

Or cela, mes frères, encore une fois, c'est une chose à laquelle nous devons travailler, ou plutôt nous laisser travailler par Dieu. On se donne à lui, eh bien, laissons-le faire, et on y arrive. C'est un cadeau qu'il nous fait : ouvrons les mains bien larges, le plus large possible, tendons nos bras, toute notre musculature pour pouvoir porter ce cadeau. Avec Dieu, plus on espère, plus on reçoit. Quand on n'espère rien du tout, mais il ne donne rien, alors ! Oui, quel­ques richesses de l'Egypte, mais finalement, ces richesses seront aussi englouties dans ce trou.

 

Et enfin, un coeur pur, un coeur en voie de transfiguration, c'est un coeur habité non seulement par Dieu, mais par Dieu qui est le plus grand amour. C’est à dire que l'homme alors, tout naturellement, pour reprendre une nouvelle fois l'expression de Saint Benoît, il donne sa vie pour les autres. Il ne lui vient même pas à l'idée de garder sa vie pour lui.

Dieu, lui, il est écoulement de vie, il est source de vie. C'est d'ailleurs ça Dieu le Père : Source de vie. Alors, l'homme qui est habité par ce Dieu devient lui-même aussi source de vie pour les autres. Il ne la tient pas pour lui. Il ne va pas chercher la vie chez les autres pour s'en  repaître. Non, lui, il donne la sienne et tout simple­ment.

Vous voyez que la Transfiguration, ce n'est pas quelque chose encore une fois de fantasmagorique. Non, c'est cela !

 

Maintenant, le Christ, lui, il était cela. Il s'est montré, lui, mais vraiment lumineux comme le soleil. Mais il a voulu, là, nous faire voir ce que nous serons un jour. Car si la lumière qui est en nous maintenant déjà, si cette lumière qui nous habite déjà même quand nous ne sommes pas tout à fait transfigurés, si nous pouvions la voir, mais nous deviendrions aveugles. Nous ne saurions pas en supporter l'éclat. Il faut que cette lumière, dans notre situation présente, soit tamisée par l'obscurité de la foi.

Mais dans le Christ est apparu ce que nous serons un jour. Nous brillerons tous comme des soleils. Mais ce sera, je dirais notre clarté, la clarté universelle qui sera en même temps vie et qui sera en ­même temps notre plus grand bon­heur. On parle que la lumière éternelle luise sur les défunts. Mais il faut prendre ça au sérieux. C'est cette lumière qui était celle dans laquelle vivait le Christ, et qui rayonnait de sa personne, et qui nous habite déjà maintenant, et à laquelle nous devons faire confiance pour qu'elle nous transforme totalement et qu'un jour, après la résurrection de la chair, elle soit vraiment notre vêtement.

 

Mes frères, vous comprenez qu'on pourrait parler sans fin là-dessus. Mais nous avons les moyens à notre disposition. Voilà, nous avons d'abord l'Eucharistie. Est-ce que nous nous rendons bien compte de ce que c'est ? Nous recevons en nous et nous assimilons tous les jours le Corps et le Sang du Christ ressuscité. Nous l'avons en nous.

A moins de recevoir l'Eucharistie comme un chien la recevrait, ça doit agir en nous, ce n'est pas possible autrement. Cela doit insensiblement, comme une nourriture spirituelle que nous recevons, ça doit nous diviniser. Mais recevons la dans des dispositions convenables en sachant bien ce que nous faisons, de façon consciente, en ayant à ce moment-là, dans toute la mesure du possible, écarté tout ce qui peut être souillure pour notre coeur.

Nous avons aussi l'oraison. L'oraison, mais voyez un peu : on se tient là en présence du Christ qui est ressuscité, qui rayonne, lui, maintenant. Et je le ré­pète, nous ne pouvons pas voir cette lumière avec nos yeux de chair parce que alors nous serions instantanément aveuglés. Mais ça ne fait rien, ça est là ! Essayez un peu, en cette saison ci, on s'expose à la lumière solaire. Et qu'arrive-t-il ? Certains brunissent tout de suite à fond, d'autres beaucoup moins, mais ça ne fait rien, il en reste quelque chose. Suivant la qualité de notre peau, ça s'imprime.

 

Si nous nous exposons à ce soleil qu'est le Christ, il est impossible que notre corps spirituel en formation n'en soit indélébilement marqué. Vous voyez, c'est cela l'oraison. C'est cette lumière qui s'imprime en nous, qui nous donne une autre apparence. Et pourtant on nous reconnaît, c'est toujours nous. Mais il y a un quelque chose qui maintenant est de Dieu. Nous sommes en train d'être des fils de Dieu, d'être divinisés.

Et enfin il y a l'ensemble de notre vie. Une vie qui est, dans notre vie mo­nastique, participation à la Passion, à la Croix, à la souffrance, aux travaux, mais aussi à la glorification du Christ. Saint Benoît le dit : Allez, dit-il, passez par toutes ces misères que le Christ a connues pour arriver à la gloire de sa résurrection.

Voyez mes frères ! Nous avons tout à notre disposition. Et je pense que nous pouvons être reconnaissant à Dieu de nous avoir appelés à une telle vie. Et recon­naissant de ce qu'il nous donne de toujours mieux la comprendre, d'en saisir la beauté pour nous laisser prendre par elle et emporter jusque là où il nous appel­le et qui est, vous pouvez m'en croire, une transfiguration de notre être sem­blable - je ne dis pas identique - semblable à celle du Christ. Mais qui un jour, vous le verrez, et nous nous reverrons alors, sera identique à la sienne.

 

Le Chapitre Général. (extraits)                   10.08.80

      4. Nature et fonction du Chapitre Général.

 

Mes frères,

 

La nature et la fonction du Chapitre Général dépendent au premier chef de la nature et de la qualité du projet Cistercien. Or, une analyse pénétrante, attentive, sympathique des premiers textes Cisterciens fait apparaître que les Fondateurs de Cîteaux en s'enfonçant dans leur forêt impénétrable ont eu l'intention de vivre une spiritualité du désert dans le cadre de la Règle de Saint Benoît. Cela signifie que leur objectif était d'atteindre le plus rapidement possible les  culmina doctrinae et virtutum dont parle Saint Benoît, ces som­mets de sciences et de vertus dont nous parle la Règle. 73, 25.

 

Et maintenant, si je traduis en langage monastique primitif cette expres­sion  sommets de sciences et de vertus, je retrouve les deux buts qu'es­sayaient d'atteindre les premiers moines. Le premier moine était d'abord un praktikos, c'est à dire un frère qui devenait expert dans le combat ascétique. Il connaissait tous les détours des pensées et des passions. Il connaissait toutes les ruses des démons. Il pouvait lutter à visage découvert et à mains nues contre les vices de la chair et de l'esprit. Il pouvait vaincre.

Et à ce moment, avec la grâce de Dieu toujours, son coeur devenait pur, son coeur devenait limpide. Et Dieu le prenait et l'introduisait au plus pro­fond de son intimité. Et là, il devenait un gnostikos, c'est à dire un moine qui savait, un moine qui voyait. En terminologie d'aujourd'hui, il deve­nait un contemplatif.

Il regardait Dieu, il explorait les secrets de la divinité, non pas de façon spéculative mais directe. Un simple voile était tendu entre Dieu et lui, mais son regard devenu pur perçait ce voile. Le voile n'était là que pour pro­téger la faiblesse de la chair. Mais l'homme tout entier dans son corps et dans son âme était chez Dieu.

Voilà l'idéal monastique à son état le plus simple mais aussi le plus beau. Il est repris par Saint Benoît. Les premiers Cisterciens veulent y retourner. Qu'ont-ils fait ? Cela signifie qu'ils ont essayé de recevoir ce cadeau extraordinaire qu'est la divinisation. Et ici, pour exprimer leur expérience, ils ont usé d'expressions qui ne laissent aucun doute. Cela se trouve sur les lèvres et sous la plume des premiers disciples des Fondateurs, ceux qu'on appelle les Grands Pères Cisterciens. Il y en a beaucoup, je vais en rappeler deux. Ils ont emprunté leurs paroles soit à l'Ecriture, soit qu'ils ont forgé eux-mêmes des formules originales.

Voici une empruntée à l'Ecriture : Celui qui est uni à Dieu, qui adhère Dieu qui colle à Dieu, ne fait plus avec Dieu qu'un seul Esprit. Le voici donc devenu Dieu par participation.

 

Saint Bernard a forgé une belle sentence qui dit très bien le sommet de cette vie à laquelle ils aspiraient. L'âme, dit-il, devenue épouse du Verbe conçoit du Verbe ce qu'elle enfante au Verbe de Dieu. Et ça veut dire ceci : l'homme, le moine est devenu épouse du Verbe de Dieu Incarné. Et alors il com­mence comme une bonne épouse à engendrer, à produire des enfants.

Le voici donc qui participe à la fonction créatrice et rédemptrice du Christ glorifié. C'est un homme qui jouit d'un état qui le rend ressuscité avant même d'être mort. San corps spirituel est presque achevé. Et ce corps spirituel porte en lui d'autres personnes qui deviennent ses enfants spirituels dans l'invisible.

Voilà donc mes frères, là il n'y a aucune hésitation possible, le sommet auquel désiraient parvenir les Cisterciens lorsqu'ils relisaient la Règle avec un regard neuf.

 

Maintenant le Chapitre Général, il est, ou du moins il doit être une as­semblée de moines possédés par cet idéal. Tous désirent y parvenir. Certains peut-être y sont déjà ? Mais surtout ils désirent y conduire leurs frères. Ils désirent faire de leur monastère une cellule du Royaume de Dieu, une mai­son de Dieu.

Mais dans le monastère on n'est pas chez soi, on est chez Dieu. Tout ce qui se trouve dans le monastère est saint et sacré. Il y règne une atmosphère unique qu'on ne trouvera jamais en dehors des murs. Le Chapitre général dans ces conditions sera à la fois pneumatique et pastoral.

Pneumatique, je veux dire ceci. L'Esprit de Dieu repose sur la communauté comme telle. Et à l'intérieure de cette communauté, il y a un frère qui doit être l'oreille et la bouche de la communauté. Oreille qui perçoit le souffle de l'Esprit et une bouche qui chante, qui traduit, qui mélodie le chant que l'Esprit fait retentir, plutôt fait sourdre à l'intérieur de la communauté.

 

Le Chapitre Général est par excellence le lieu de l'Esprit. Et les Abbés qui sont là doivent être attentifs à perfectionner leur ouïe et leur parole. Si bien que lorsqu'ils reviennent dans leur communauté, ils sont devenus des instruments plus délicats, mieux adaptés encore. Le Chapitre Général sera donc par excellence, pour reprendre une expres­sion cistercienne, le auditorium spiritus sancti, l'endroit où on écoute l'Esprit Saint. Saint Benoît le disait du Chapitre Conventuel. Cela vaut à fortiori du Chapitre Général. Dans ce sens il doit être pneumatique.

Mais il sera aussi pastoral. Pastoral parce que on y apprendra l'art, ou on se perfectionnera dans l'art sublime de l'Amour. C'est là qu'on doit apprendre à aimer mieux de façon à faire vivre mieux les frères avec lesquels on est en contact permanent. Le Chapitre Général doit être une schola caritatis. Et n'oublions pas que son fondement est la Charte de Charité. A cette condi­tion il sera pastoral.

Le Chapitre Général doit être habité aussi par une préoccupation : Comment incarné aujourd'hui cet idéal Cistercien ? Il faut éviter de faire de l'anachronisme ou de la théâtralité. Il faut plutôt se demander comment au­jourd'hui être dans un monde sécularisé, agnostique, athée, comment être des glandes invisibles qui distillent les hormones spirituelles qui permettent à l'humanité de croître de façon équilibrée, harmonieuse et saine, quelque soient les hommes, quelque soient les soucis de cette humanité toujours, toujours en état de recherche.

 

Cela, c'est la question que doivent se poser les Capitulants. Comment être aujourd'hui à notre place dans le monde ? Comment chacun des frères pour­ra-t-il se sentir responsable des autres ? Et ici, il me semble que le Chapitre Général devrait d'abord mettre en lumière la vérité, la vérité sur l'idéal qu'on poursuit, la vérité sur les responsabilités que l'on encourt. Et puis baliser le chemin vers cette vérité, placer des bornes, des repères, qui permettent à chacun de se guider. Puis, adapter les moyens, les instruments, les outils ; les adapter aux hommes et aux besoins d'aujourd'hui. Ne pas vouloir travailler avec des outils d'avant hier. Non, les outils d'aujourd'hui, les mettre entre les mains de chacun.

Et enfin, ne pas avoir peur de pratiquer la prospective, c'est-à-dire ne pas craindre la nouveauté, mais la nouveauté dans le sens Cistercien du terme, ces premiers hommes, ces Fondateurs qui affectionnaient le mot nou­veau. Leur monastère s'appelait le Nouveau Monastère. On y voyait ce qu'on n'avait jamais vu auparavant ailleurs, nouveau dans le sens Paulinien du mot : un homme nouveau, un esprit nouveau, un coeur nouveau. Ne pas avoir peur d'innover, ce qui ne veut pas dire démolir l'ancien ! Non, mais à partir de l'ancien faire surgir le nouveau qui sera le support de demain.

Voilà l'aspect juridique du Chapitre Général. Cela consistera à canaliser la vie, à l'encourager, à la faire avancer. Il sera donc générateur de jeunesse.

 

Maintenant, il existe dans l'Ordre une carence grave. C'est qu'il n'existe plus de monastère de référence. Primitivement il existait l'Abbaye de Cîteaux. Les Abbés-fils y revenaient pour se ressourcer, pour se corriger, et pour re­partir avec un feu nouveau - toujours ce mot nouveau ! Aujourd'hui ça n'existe plus. Et c'est manifesté symboliquement par un fait regrettable que d'après ce que j'ai entendu dire, les Capitulants commencent à sentir : c'est que le Chapitre Général se tient dans une maison étrangère à l'Ordre.

Il n'y a plus de maison de l'Ordre où le Chapitre Général puisse se re­trouver, retrouver son image. C'est pourquoi on voudrait à nouveau se réunir dans une maison ; mais la difficulté c'est qu'il n'y a pas de maison suffisam­ment grande. Ou peut-être Oelenberg prévu pour 200 moines ? Mais l'hôtellerie est peut-être toute petite ? Enfin je n'en sais rien ! Mais je vous dis : là, il y a quelque chose qui manque. Mais comment compenser cette carence ?

A mon avis c'est possible et cela pourrait être la mission de l'Abbé Gé­néral. L'Abbé Général pourrait être par ses visites amicales dans les commu­nautés, par ses lettres circulaires, la conscience que l'Ordre prend de lui-­même de son état présent, de ses faiblesses, de ses lacunes, mais aussi de sa force, de ses espoirs. L'Abbé Général L'Abbé Général pourrait alors par ce qu'il est dans sa personne, par ce qu'il fait, par ce qu'il dit, remplacer très avantageusement les documents que la Chapitre Général s'efforce de produire, et qui n'ont aucun impact sur les communautés ! Ce qui vient d'un homme conscient de sa mission sonne beaucoup plus vrai qu'un document élaboré à grand peine par des hommes qui veulent à tout prix produire quelque chose. C'est de l'artificiel !

 

Et alors, je me permettrais de proposer un programme pour un Chapitre Général futur ou bien utopique ! Un Chapitre Général vu comme je viens de l'expliquer maintenant pourrait prendre, pourrait inscrire à son programme trois points, rien que trois. Ce sont les trois points repris en conclusion par le Père Abbé Général dans sa dernière lettre.

D'abord la nécessité de mettre l'accent sur l'aspect contemplatif de notre vie, l'importance d'une véritable pauvreté dans la structure économique mo­derne, et enfin la difficulté de faire assimiler les valeurs antinomiques d'une vrai vie monastique. 

Si un Chapitre Général composés d'hommes habités par l'Esprit voulait réfléchir sur ces questions, je pense que la résonance serait quasi infinie dans tout l'Ordre. A condition, naturellement, qu'ils fassent part de leurs expériences, de leurs échanges à chacune de leur communauté.

 

Chapitre : Fête de l’Assomption de Marie.       15.08.80

      Secours Notre-Dame.

 

Mes frères,

 

Nous connaissons tous la dévotion sans pareille de Saint Bernard et des pre­miers cisterciens peur la vierge Marie. Trois éclairs de la beauté de Marie les avaient captivés : sa maternité divine - sa fonction de médiatrice - et son exal­tation dans la gloire du ciel auprès de sen Fils. Ils savaient que ces privilèges de Marie étaient fondés dans une élection à laquelle eux-mêmes avaient part. Marie était leur mère. Marie voulait leur faire partager toutes ses prérogatives. Il n'est rien dans Marie qui ne fut pour eux ; et ils en avaient conscience.

Et c'est cela qui leur donnait une audace sans pareille. C'est la raison pour laquelle également ils n'ont pas tardé à placer leurs monastères sous le patronage de la Vierge Marie. Et en cette année où nous célébrons le 750° anniversaire de la fondation de notre monastère, nous pourrions nous rappeler que le nom primitif de notre Abbaye était : Sucursus beatae Mariae virginis,  Secours Notre-Dame, ou plus pré­cisément : Secours Vierge Marie.

Nous sommes à l'âge de la chevalerie, à l'époque des croisades, et ce nom sonne comme un cri de ralliement et un appel. Pour bien comprendre le sens, nous devons voir d'où nous partons et où nous allons. Alors, nous pourrons en extraire la moelle spirituelle, la déguster et nous en fortifier.

 

Nous allons à l'exaltatio coelestis dont nous parle Saint Benoît. Nous allons là où est Marie, là où elle a été élevée. Et nous y sommes conduits par la même grâce que la sienne. Nous espérons même déjà dès cette vie voir filtrer jusqu'à nous, par cette fenêtre qu'est Marie, les rayons de la lumière dans laquel­le elle vit, cette lumière de Dieu qui n'est rien d'autre que la Trinité.

L'hymne que nous chantons, que nous avons encore chanté aujourd'hui, voit Marie comme une fenêtre ouverte dans le ciel. Elle la voit comme une étoile, comme une porte. Il y a la une invitation, un appel pour nous. Et les premiers cisterciens n'ont pas hésité un instant dans leur coeur. Ils n'ont pas hésité à croire que cette porte était ouverte pour eux, que cette fenê­tre était là pour les inviter et pour leur permettre de toujours voir leur route. Ils savaient où ils allaient. Voilà où nous nous rendons !

 

Et nous partons d'un marécage de vices et de péchés dont nous parle aussi Saint Benoît. Nous partons de la région de l'hostilité et du refus, région de la dissimilitude, de la dissemblance, disait Saint Bernard. Avant de commencer, nous avons déjà dit non. Et de l'endroit de cette terre d'exil où nous plonge notre péché, dès notre naissance nous entendons un chant, nous entendons une voix qui nous invite.

Rappelez-vous ce que dit Saint Benoît : Ecoutez, qu'y a-t-il de plus doux que cette voix du Seigneur qui nous appelle. Pr,45. Mais cette voix, elle est en harmonie avec un chant qui est la voix de Marie. Et ces deux voix nous séduisent, nous font lever la tête, nous mettent en branle, nous donnent le courage de marcher. Nous ne sommes pas seul sur cette route. Nous allons en groupe. La communauté monastique est une militia, une armée, un corps d'armée qui s'avance.

Rappelons-nous cette époque des croisades où ils partaient de ces régions-ci. Ils se mettaient en route à pied ou à cheval pour des terres inconnues. Ce n'était pas programmé, ni touristiquement équipé comme aujourd'hui. Une route qui est encore la nôtre, où pour nous maintenant une route truffée de pièges, semée d'embuscades. Cette route était organisée. Celui qui s'en écartait tant soi peu était en péril de mort. Il tombait entre les mains des ennemis ou des brigands.

 

Il fallait donc que brille à leurs yeux un écu. Donc un écusson, une devise qui était comme un drapeau et qu'ils pouvaient toujours voir. Ils pouvaient se reconnaître. C'était comme un mot de passe qui leur faisait éviter de tomber dans les séductions d'un ennemi astucieux. Et alors de temps en temps un cri lancé qui leur permettait dans l'obscurité de reconnaître la route, de savoir où se trouvait le groupe. Et ce cri de ralliement était pour le monastère dans lequel nous vivons maintenant : Secours Notre Dame.

Il était aussi un appel, un appel lancé vers celle qui était capable de nous aider, un appel à l'aide adressé à la femme qui avait réussi à vaincre le serpent. Notre vie monastique est une vie mystique. Nous devons toujours baigner dans cette atmosphère de réalités que nous ne pouvons comprendre et traduire qu'à travers des images et des symboles.

 

Nous allons dire : Oui mais ! Nous sommes ici dans un endroit, nous vivons dans une c1ôture, nous ne circulons pas facilement en dehors. Et pourtant, comment se fait-il que nous soyons une armée en route vers un objectif ? Nous le sommes spirituellement, nous le sommes mystiquement, nous le sommes ensemble.

Le corpus monasterii est une réalité en mouvement. Ce n'est pas une chose statique. Ce mouvement va vers l'avant, mais il s'élève aussi vers le haut. Il s'élève vers le lieu où Marie nous a précédée à la suite, elle-même de Celui qui est le prototype de l'humanité divinisée, le Christ Seigneur ressuscité.

Le cri que nous lançons  Secours Notre Dame et par lequel nous appelons au secours, est adressé à Marie parce que nous savons qu'elle nous donnera part à sa foi, à sa confiance, à sa fidélité et à sa force, toutes vertus dont nous avons besoin pour avoir le courage et l'endurance de marcher jusqu'au bout. Mes frères, en invoquant ainsi Marie nous devons tenir le regard fixé vers l'endroit où elle se trouve déjà. Où elle est, elle est comblée, elle est trans­formée. Et nous savons que demain nous serons avec elle et auprès d'elle.

 

Et lorsque je dis demain, je ne pense pas seulement à notre résurrection d'entre les morts, ni même après notre mort physique. Mais demain, pour nous, c'est le 16 Août ! Vous comprenez ! C'est un véritable demain. Et nous pouvons être avec elle si nous sommes déjà dans son obéissance, si nous sommes dans sa confiance, si nous sommes dans sa fidélité, si nous sommes dans sa force, si nous sommes dans son amour.

La réalité de notre divinisation, elle est présente en nous. Et le regard purifié de notre coeur voit déjà, de façon indistincte mais bien réelle, la lu­mière dont nous serons revêtus entièrement à l'heure de notre résurrection char­nelle, corporelle. Mais cela, ce sera l'après-demain !

 

Mes frères, tenons au coeur, mais solidement chevillé, l'espérance que notre vie elle a un sens, que notre vie elle est réussie maintenant. Et que si nous partageons la foi de Marie, si noua ne craignons pas de l'appeler à notre secours, c'est la devise de notre monastère Secours Notre Dame, alors nous savons que nous serons avec elle parce que nous le sommes déjà maintenant. Et rien, jamais, ne pourra arracher de notre coeur l'espérance de la vie éternelle qui nous est promise, qu'elle possède déjà, et qu'elle nous donne amoureusement, maternellement à chaque instant de notre vie.

 

Le Chapitre Général.                               22.08.80

      5. Comment être Père Immédiat aujourd’hui ?

 

Mes frères,

 

Ces derniers jours nous avons beaucoup discouru de filiations trop nombreuses. Nous avons parlé de la paternité de la Trappe. Il a été question de maison-mère avec ses filles, de Père Immédiat. Et ce soir, grâce à la bonne obligeance de notre professeur de chant nous disposons encore de quelques minutes. Je vais vous donner un peu mon avis au sujet de la façon d'être Père Immédiat aujourd­’hui.

C'est très facile vu que je ne le suis pas, ou qu'il n'y a pas encore de danger de l'être, du mains dans l'immédiat. Mais c'est difficile car maintenant chaque communauté à le droit d'incarner l'idéal cistercien suivant la personnalité qu'elle possède, originale, typique. Personnalité façonnée par une multitude de facteurs : par l'environnement, par les locaux, par les bâtiments, par les personnes qui la composent naturellement, par son économie, la façon dont elle s'occupe, dont elle s'emploie pour gagner sa vie comme on dit. Il y a donc une légitime diversité au sein d'une unité foncière dans l'Ordre.

Cet idéal de personnalisme doit malgré tout rester dans la ligne de l'idéal voulu par les fondateurs de Cîteaux, c'est à dire une anachorèse réelle, la vie contemplative, une lecture spécifique de la Règle de Saint Benoît. C'est un peu sur ces thèmes qu'a évolué la dernière lettre du père Abbé Général. Le Père Immédiat doit donc faire preuve de très grand discernement, de façon à éviter de faire de la maison-fille la réplique de la maison-mère. Vous savez que l'on fait plaisir à une maman lorsqu'on lui dit : Oh, votre petite fille, votre petit garçon, mais c'est tout à fait vous ! Oui, mais on ne peut pas dire ça d'une maison-fille dans l'ordre des filia­tions des monastères.

 

Or, ça peut être une tentation chez un Abbé: sans le cher­cher, sans le vouloir, essayer de faire passer ses idées dans la maison-fille. Pour lui, son abbaye, c'est l'idéal ! C'est ce qu'il fait qui est le mieux et, ma foi, il n'y a pas de raison que la parenté ne soit pas un peu dans la même ligne. Il doit donc éviter cela ! Au contraire, il doit aider la fille à toujours mieux découvrir son identité. Il doit l'aider pour cela en s'oubliant lui-même.  

C'est la première chose à faire. Il doit s'oublier pour épouser les désirs légitimes de la fille. C'est le grand drame aussi dans les familles. Combien de fois n'entend-on pas les grands garçons, les grandes filles : ça ne va plus avec les parents ? Mais les parents, ils n'imaginent pas que les choses ont tellement évolués en une génération ! Et ils voudraient que leurs enfants soient tout à fait comme eux. Mais ce n'est pas possible ! Alors, c'est la guerre, des conflits sans fin, ça peut même aller très loin !

Parfois, ça s'arrange. Mais je le dis, souvent le défaut, la faute première est chez les parents d'abord. Les enfants sont encore trop jeunes, ils ne savent pas encore très bien ce qu'ils font et les parents sont sensés être adultes ! Mais ce n'est pas si simple. Et on doit s'oublier pour permettre à l'autre de découvrir son identité.

 

Et puis alors, un Père Immédiat ne doit rien brusquer. Non, au contraire, il doit, je pense qu'il est très important qu'un Père Immédiat se fasse aimer, qu'on aime à le voir venir dans la maison-fille. Il ne faut pas que lorsqu'il annonce sa visite, on dise : encore une fois ! Qu'est-ce qu'il peut bien venir faire ? Qui lui a encore écrit pour se plaindre ?

Mais non, on doit être heureux de le voir arriver, parce qu'il vient aider la fille à devenir elle-même. Il doit donc être extrêmement discret, lorsqu'il vient. Il ne doit pas faire l'importun, mais faire confiance. C'est tellement important aujourd'hui : faire confiance à toute une communauté.

Autrefois le rôle du Père Immédiat, surtout dans les Visites Régulières, était de contrôler l'Observance. Si des points n'étaient pas en ordre, il fallait le signaler dans la Carte de Visite et veiller qu'à partir de ce moment les choses tournent comme c'était prévu dans les règlements.

 

Non, tout ça est fini ! Ce que le Père Immédiat doit faire, c'est insuffler aux frères de la maison-fille le goût de vivre. Le goût de vivre humainement d' abord, et puis le goût de vivre spirituellement. Si je n'est pas le goût de vivre au naturel, comment pourrais-je l'avoir au surnaturel ? Ce n'est pas possible !

Il doit donc apporter une ambiance de sérénité. de paix, une joie de vivre qui doit un peu se communiquer. Il ne doit pas arriver dans sa maison-fille avec les problèmes de la maison-mère, ni avec ses problèmes à lui. Non, il doit tout à fait oublier. Une fois qu'il est chez sa fille, il est un autre. Mais espérons naturellement que dans la maison-mère tout aille bien, et chez le Père Immédiat aussi personnellement.

Mais je veux dire : il n'y a rien à faire, il est un homme, il est un frère comme les autres, il a ses difficultés. Eh bien, quand il arrive chez la fille, il doit oublier tout ça. Il doit répandre la paix qui doit toujours être au fond de son coeur, même si en surface il y a des remous et des tempêtes. Alors, ça exige beaucoup ! Oui, ça exige une connaissance aimante de la fille, c'est à dire de tous les membres de la communauté. Il est important qu'il les connaisse tous personnellement. Une maison-fille, ce n'est pas une abstraction, ce sont des hommes. Il faut donc les connaître, et les connaître en les aimant.

 

Il y a une façon de connaître les gens - je vous l'ai déjà dit - qui les tue. C'est la connaissance mauvaise, la connaissance presque diabolique. La tentation se trouve en nous. Il faut une connaissance aimante, c'est à dire voir dans l'au­tre l'Esprit de Dieu qui travaille, la Lumière qui est là, et qui brille et qui essaye de percer. Et aider alors chacun des membres de la communauté, et la commu­nauté toute entière à découvrir ce qui a de bien en elle et à le cultiver. Vous voyez, connaissance presque amoureuse.

Et puis alors, naturellement, ça exige des contacts fréquents, des contacts, oui, fréquents. Ils ne doivent pas être importuns, il ne doit pas être là tous les jours, mais malgré tout, pour apprendre à connaître ? Et aussi une longue expérience. J'imagine un Père Immédiat nouveau. Il ne connaît pas une communauté. Il lui faudra longtemps avant de connaître ses filles dans le détail.

La connaissance des filles autrefois, peut-être se bornait-elle à voir un peu si les questions financières et économiques étaient en ordre, si on gagnait bien sa vie ? Si on n'avait pas de dettes ? Pas de difficultés ? Et puis connaître aussi les petits côtés. Voyez, c'était ce qui n'allait pas. Mais maintenant il faut plutôt connaître ce qui va bien. Mais pour ça, il faut une longue expérience et des contacts fréquents. Ce qui veut dire certaine­ment qu'être Père Immédiat aujourd'hui prend plus de temps qu'autrefois.

 

Mais on dira : Mais la Visite Régulière, c'est une fois tous les deux ou trois ans. C'est vrai. Mais il s’agit bien autre chose que de Visite Régulière. La Visite Régulière est un moment, disons un peu plus fort que d'autres. Mais il y a des vi­sites qui ne sont pas régulières, qui sont ces prises de contact, ces échanges de vie entre non pas seulement l'homme, l'Abbé, le Père Immédiat mais aussi la commu­nauté qu'il porte en lui. La mère qui essaye de faire parvenir sa fille à sa tail­le parfaite, unique, originale, belle, différente de celle de la mère. Donc, ça prendra beaucoup plus de temps.

Mais les forces d'un Père Immédiat sont limitées. Il pourra faire ça probable­ment avec une de ses filles. Mais lorsqu'il en a deux, trois, quatre, cinq ? Lorsqu'un Abbé démissionne, on place à la tête de cette Abbaye un Supérieur. Nous avons connu ça dernièrement. Mais voici que l'Abbé de Port du Salut qui en plus de ses maisons-filles qui sont déjà nombreuses, en attrape trois nouvelles ! Vous voyez, parce que ce Supérieur nommé n'a pas le droit de faire la Visite Régulière. Ses pouvoirs sont limités. Vous voyez, ça pose des problèmes !

Alors les forces d'un Père Immédiat sont limitées. Il faut donc comprendre que la limitation du nombre des maisons-filles fait problème aujourd'hui, alors que ça pouvait très bien ne pas le faire il y a vingt ou trente ans. C'est parce que maintenant on voit les rapports Père Immédiat < maison-fille sous un tout autre jour. Et en plus, il est indispensable que le Père Immédiat ne néglige pas sa propre communauté. Il ne faut pas qu'il soit dehors en train de faire vivre ses filles et en train, à cause de ça, de se ruiner lui-même dans sa communauté.

 

Je pourrais conclure en disant ceci : c'est que à style nouveau, il faut des méthodes nouvelles ? Mais lesquelles ? On est tout au début, il faut tout apprendre. Je pense que d'ici une vingtaine d'année, disons en l'an 2000, beaucoup de problè­mes auront été résolus parce que l'expérience se sera constituée, ainsi qu'une sorte de jurisprudence un peu, dans laquelle tout le monde pourra puiser.

Voilà mes frères, encore un petit mot. Nous aurons donc pitié des Pères Immé­diats, nous qui sommes en dehors de toutes ces choses, en nous disant que dans le remue ménage actuel, on ne sait jamais ce qui peut nous arriver. Tenons-nous donc prêt, mais confions-nous à la grâce de Dieu qui jamais ne nous fait défaut.

 

Le Chapitre Général.                               24.08.80

      6. L’accueil vu par les régions.

 

Mes frères,

 

A présent, après la lecture de ces différents rapports, je vais vous donner mon avis personnel sur cette question. Je remarque d'abord un glissement de vocabulaire. On a abandonné le terme spé­cifiquement monastique d'hospitalité pour parler d'accueil. Le mot accueil est chaud, il est chaleureux. Il s'ouvre sur le partage, mais il nous dilue dans l'indifférencier, car on parle partout d'accueil. Il y a des maisons d'accueil, il y a des centres d'accueil, accueil pour sortants de prison, accueil pour femmes en détresse, accueil pour foyers en difficulté. Et ainsi ça se passe dans nos monas­tères, grâce à l'accueil, un peu comme partout ailleurs !

Qu'est devenue là-dedans l'hospitalité monastique Bénédictine ? Il est bon de revenir encore une fois à une analyse du mot. Hospitalité vient du latin hospes, traduit par hôte. Or, le mot hospes est parallèle à un autre mot latin hostis qui signifie l'ennemi. C'est la même racine, on la retrouve aussi en Grec. Et cette racine commune aux deux présente l'arrivant comme un homme qui vient de l'extérieur. Il vient d'ailleurs. Il est un étranger, un inconnu. Rappelez-vous ce que Saint Benoît dit : S'il arrive un moine de province lointaine, 61, 1. Voyez, c'est cela l'hôte. Mais l'étranger, celui qui est différent, il peut être dangereux ! Voyez la relation entre celui qui arrive, l'hôte, et l'ennemi. Il est peut-être source de danger pour moi, pour la communauté ?

Pour comprendre le sens du mot hôte, pensons à ce qui se passe maintenant dans nos grandes villes. Vous avez ce qu'on appelle des travailleurs étrangers immigrés. Ce sont des Marocains, des Turcs, des Algériens. A Bruxelles, dans cer­tains quartiers, ils représentent près de la moitié de la population. Et ça com­mence à créer de vrais difficultés car ils parlent une autre langue, ils ont d'autres moeurs, il leur faut des écoles pour eux, et puis ils sont habillés au­trement et ils ont une autre religion. Les gens commencent à avoir peur : l'étranger qui devient dangereux ! Pourtant ce sont des braves gens, aussi braves que vous et moi. Mais ça ne fait rien, il y a là un péril.

 

Or, nous retrouvons cela chez Saint Benoît. Que dit-il en effet ? Lorsque, dit-il, un hôte se présente au monastère, il faut d'abord prier avec lui à cause, dit-il, propter illusiones diabolicas, 53, 5, car ce peut très bien être le diable déguisé en homme. Voyez là la scène ! Celui qui est là devant moi, qui est-ce ? Je vais donc d'abord prier avec lui. Si c'est le démon, ma prière va le faire disparaître. Si ce n'est pas le démon, alors c'est la Christ. Je dois me prosterner devant lui pour l'adorer. Puis, je dois lui rendre tous les services d'une fervente charité.

L'hospitalité, mes frères, exige donc autre chose que ce que demande l'accueil. Elle exige tout en dessous, n'est-ce pas, un acte de foi. Un acte de foi qui demande un effort et un regard autre, un regard pur mais aussi un regard circons­pect. Ma foi n'est pas de la naïveté. Ma foi doit me faire reconnaître Dieu dans l'autre. Et pour me le faire reconnaître, je dois prendre des précautions. C'est cela l'hospitalité ! C'est autre chose que de dire : voilà, porte ouver­te, venez, venez, vous serez toujours les bienvenus, accueillis.

Non, Saint Benoît dit : supervenient hospes, 53, 16. C'est quelqu'un qui vient presque par hasard. Il a prévenu peut-être aussi ? Mais on n'a pas mis des affiches pour dire : venez ! On n'a pas mis des annonces dans les journaux - ce qui se fait aujourd'hui - pour dire : venez !

 

Mes frères, il me semble qu'il faudrait d'abord revenir à la terminologie primitive traditionnelle, qui elle permet une vision monastique de ce que aujourd'hui on appelle l'accueil. Vous comprendrez un peu mieux maintenant ce que je vais vous dire. A mon avis, à la base, il y a un défaut de réflexion sur les fondements et les présupposés anthropologiques et théologiques de notre vie monastique. Le résultat, c'est que l'on emboîte le pas au monde, on suit les idées séculières, on est hors de sa vérité.

Voilà un exemple : J'entends beaucoup de choses de l'extérieur. Quand je vois même certains rapports, on sent que l'accueil comme on dit est organisé en vue de la publicité et du recrutement. Plus on voit de monde et plus on a de chance qu'il y en aura qui...voilà, qui viendront... On se fait connaître. On se fait connaître et puis alors : venez, voyez, et restez !

 Oui, ça, ce sont les vues séculières ! le recrutement - encore un très mauvais mot, mais je l'emploie faute de mieux ­- c'est tout autre chose que cela. C'est pas ça du tout !

 

Maintenant l'hôtellerie ? Quelle est la place de l'hôtellerie dans une vie monastique ? Elle est indispensable. Elle est un facteur d'équilibre. Elle est le test d'authenticité et de vérité de notre vie. L'hôtellerie, l'hôte, la présence de l'hôte dans la communauté, elle prévient le péril de ce que j'appellerais la relation duel. Je vous ai déjà expliqué tout çà...( voir les chapitres sur la lettre du Père Abbé Général : l'hospitalité 2/6/80 - obligation d'accueillir 3/6/80. La relation duel signifie que je suis seul, mais tout seul avec Dieu. Je mène alors la vie contemplative. Je vois Dieu, je le regarde, je vis de son esprit. Mais il n'y a que Dieu et moi.

 Le danger, où est-il ? C'est que en réalité je m'enferme dans une relation paralysante et mortelle. Car la relation duel est narcissique. Elle me fait m'endormir dans une torpeur qui me conduit au non-être. En effet, celui que je regarde n'est pas Dieu. C'est une idole. C'est mon égaux, c'est mon moi hypertrophié, hystérisé, mon moi qui m'absorbe tout entier. Je suis tout, je suis Dieu, je suis le monde, je suis l'univers. Il n'y a que moi qui existe et je contemple ma beauté. Mais cette beauté, je l'appelle Dieu. Voilà la relation narcissique et la relation duel.

C'est comme ça déjà au plan de l'éducation pour les petits enfants. Il faut toujours que la relation soit triangulaire. Il faut toujours qu'il y ait un troisième. Et ce troisième, il est le test de ma vérité. Ce troisième, c’est l’hôte, c'est cet étranger qui vient troubler ma contemplation.

Mais cet étranger, en fait, c'est le Christ qui vient vérifier la qualité de ma vie. Si je vois réellement le Christ dans ma contemplation, si c'est lui vrai­ment, mais lorsqu'il se présentera à moi sous les apparences de l'étranger, mais je le reconnaîtrai. Je lui dirai : « Mais enfin, mais c'est Toi ! Mais maintenant ce n'est plus toi comme ça dans le brouillard, dans la brume de ma foi. Non, c'est Toi en chair et en os. Et alors comme Saint Benoît, je te reçois et je t'adore.

 

Les Fondateurs de Cîteaux s'étaient retirés dans un endroit inaccessible. Et cet endroit répondait d'autant mieux à leurs souhaits, à leurs désirs, qu'il était d'un accès difficile. Il fallait franchir des barrières de ronces et d'épines. Il n'y avait pas de routes, il n'y avait rien. Et pourtant, en dépit de ces propos d'anachorèse parfaite, ils accueillaient des hôtes et ils prenaient des dispositions pour les accueillir, riches et pauvres, tous sans distinction. Et Ils se demandaient : où allons-nous trouver les ressour­ces pour les accueillir, les recevoir dignement ?

Ils savaient, mes frères, ces Fondateurs de Cîteaux qui étaient inspirés par Dieu, que l'hôte est indispensable dans un monastère. L'Eglise le sait aussi, car elle vient de nous rappeler que les monastères de contemplatifs étaient obligés d'accueillir jusque dans leur liturgie ceux qui désiraient partager de quelque façon leur vie spirituelle. Mais il faut le faire, précise-t-on, dans la fidélité à l'esprit propre et en préservant franchement les exigences de la clôture.

 

Mes frères, l'hôtellerie est donc nécessaire ! Ce n'est pas facultatif ni subsidiaire. Mais, vous le sentez, cela demande un grand discernement pour que l'hôte soit accueilli pour qui il est, c'est à dire comme le Christ, s'intégrant le mieux possible à la vie de la communauté mais sans la perturber, sans entrer là où se développe l'intimité entre chaque frère et Dieu. Il est un adjuvant de vérité. Il ne peut pas être un obstacle.

Et à mon avis, on peut retrouver cet équilibre si on prend comme norme un avis que 3'ai découvert dans le rapport de la Conférence Canadienne. Ce rapport se conclut sur ces lignes : Il suffirait d'avoir devant les yeux les principes très sages établit par Saint Benoît, et de les appliquer avec discrétion et discerne­ment, tout en étant très attentif aux besoins des hommes d'aujourd'hui, et avec en outre le contrôle de la Visité Régulière.

Et ça, c'est un programme auquel je souscris entièrement. Et voyez ce contrôle de la Visite Régulière dont j'ai parlé il y a deux ou trois jours !

 

A la question de l'hôtellerie est intimement lié celle de la clôture, et plus précisément la présence de femmes à l'intérieur de la clôture, en dehors de la clôture, mais aussi à l'église ? Vous avez vu que dans notre Région, il n'y a qu'un seul monastère où les femmes ne sont pas accueillies à l'église. Dans les autres rapports, j'ai vu que c'était aussi le cas dans certains monastères d'Espa­gne. Mais partout ailleurs les femmes participent activement à la liturgie monas­tique ; ça fait un problème !

Il est lié à une juste conception de la clôture. Le Père Abbé Général a dit que nous devions revenir à une vision exacte, correcte de la clôture monastique et que, à ce moment là, beaucoup de problèmes et de difficultés seraient résolus. Vous comprenez que c'est un sujet immense que je ne saurais pas aborder aujourd'hui. Je me réserve, si Dieu le veut, d'y revenir après le Chapitre Général. J'ai déjà réfléchi, j'ai déjà un peu consulté et je pense que ce serait intéressant d'essayer de dégager là aussi les présupposés théologiques, mystiques et anthropologiques de la clôture.

C'est très beau, je pense que ce sera passionnant et que nous verrons un peu plus clair dans l'option qui est la nôtre ici.

 

 

Départ pour le Chapitre Général.

 

Retour du Chapitre Général.

 

750 ans de l’Abbaye N.-D. de Saint Remy.     01.10.80

Allocution de Dom Hubert à la fin du dîner.              

 

Permettez-moi de vous faire part de quelques réflexions qui ont grandi en moi à mesure qu'approchait ce jour du 1° Octobre. Elles se sont concrétisées hier, et encore ce matin en écoutant le Père Albert.

Il est un fait auquel j'attache personnellement une importance singulière. C'est celui-ci : Saint Remy comme vous le savez, ou si vous ne le savez pas vous allez l'apprendre à l'instant, est la dernière née de l'Abbaye de Cîteaux en 1230. Et aujourd'hui, de tous les fils et filles de Cîteaux, elle est l'unique survivante.     

Je me demande s'il n'y pas la derrière un message prophétique qui nous serait adressé ? A mon sens, il y en a un. Et le voici tel que je le perçois :

 

En ce lieu de Saint Remy, là où vit encore la dernière fille de Cîteaux, ici, devrait pouvoir se vivre dans sa pureté et sa limpidité l'idéal des Fonda­teurs de Cîteaux. Idéal d’une extraordinaire beauté, mais d'une âpreté et d'une dureté qui semble parfois dépasser les forces humaines. Et cet idéal, voici tel qu'il se présente :

Lorsqu'on lit avec sympathie, avec perspicacité aussi, les écrits primitifs des Fondateurs Cisterciens, on s'aperçoit que ces hommes en pénétrant dans leur forêt impénétrable - une forêt qui était d'autant plus propice à leur dessein qu'elle était inaccessible aux hommes - avaient une intention qui se lit en filigrane à travers leurs écrits, à travers leur histoire. Leurs premiers successeurs aussi, les grands cister­ciens, comme on dit, l'ont bien exprimé.

 

Et ce souci, je l'ai déjà expliqué à la communauté, mais je tiens à le rap­peler, c'est de vivre une spiritualité du désert dans le cadre de la Règle de Saint Benoît. Ces premiers cisterciens et fondateurs de Cîteaux parlaient avec affection de ce qu'ils appelaient le désert de Cîteaux. Et en échos on peut entendre ici les vibrations et les fulgurances aussi d'un autre désert: le désert de Saint Remy.

Solitude, silence, calme, tranquillité, paix aussi. Mais pas la paix qui vient du monde, une Paix qui vient de Dieu et qui habite les cœurs, qui emplit les bâtiments et qui se répand aussi un peu dans notre voisinage.

Ces premiers cisterciens, que désiraient-ils faire dans leur désert ? Tout simplement ils renouaient avec la visée bénédictine. Saint Benoît trace une rampe de lancement sur laquelle s'élance un moine. Et alors il part et on ne sait pas ce qu'il va devenir ? Saint Benoît dit : C'est laissé à l'Esprit, on verra.

 

Mais ce qu'il faut faire, c'est à la suite de Saint Benoît, à la suite des premiers cisterciens gravir les culmina doctrinae virtutum, ces sommets de science, d'ascèse, de vertu, de pratique. On ne recule devant aucun renon­cements ; ne pas avoir peur de rien ni de personne, franchir les murailles de la lassitude, de la frustration, et même de la mort et, au-delà se livrer au feu de l'Esprit.

 

Récollection du mois d’octobre.                    04.10.80

 

Mes frères,

 

Le poème que nous venons d'entendre nous montre que Saint François voyait les logoï des choses, c'est à dire qu'il contemplait la création par l'in­térieur d'elle-même ; il faisait corps avec elle, il en déchiffrait les énig­mes, il lisait le message que Dieu y avait inscrit. Et à travers cette création si belle, il percevait les vouloirs et la nature. C'était là l'expérience des premiers moines, ces géants du désert, si vous vous en souvenez ?

 

            Et dans le courant du mois de Septembre, il nous a été à nous aussi donnés de faire une expérience singulière. Il est bon de la rappeler aujourd'hui. Chacun à notre place, vous ici, moi là-bas au loin, nous étions corporel­lement séparés et cependant notre union spirituelle atteignait un degré extra­ordinaire d'intensité. La même Vie continuait à circuler entre nous et elle assurait notre croissance. Oui, les frères dans le coeur desquels habite l'amour, absolument rien ni personne ne peut les disloquer, ni les disjoindre.

Nous comprenons mieux aujourd’hui le mot de Saint Benoît, le Corpus Monasterii, le Corps que constitue un monastère. Ce Corps a une tête. Et cette tête est ornée d'organes : des oreilles, des yeux, une bouche. Cette tête, elle écoute, elle enregistre le chant et la musi­que de l'Esprit. Cette tête, elle contemple, elle admire, elle voit la lumière de Dieu. Et cette tête, elle énonce des paroles prophétiques, des jugements de vie. Elle est l'organe qui fait passer les vouloirs de Dieu.

Et cette tête, mes frères, vous le savez, c'est celui qui parmi vous tient la place du Christ. C'est quelque chose de terrible à constater, car cet homme faible, sujet comme chacun d'entre vous aux tentations et aux chutes, cet homme devrait être totalement christifié pour être vraiment la tête de ce Corps, une tête infaillible.

 

Mes frères, ce Corps a aussi des membres. Et ce sont ces membres qui portent la tête ; ce n'est pas la tête qui porte les membres. La tête n'est rien, la tête ne peut rien sans les membres qui lui communiquent leur vie, qui lancent vers elle leurs appels et leurs besoins. Ces membres s'ajustent les une aux autres et ce sont eux qui constituent le Corps. Le monastère, ce Corpus Monasterii est la réplique miniaturisée du Corps Mystique, cette Eglise dont la tête est le Christ.

Mes frères, l'expérience que nous avons faite est une expérience ecclésiale. Elle brille avec une force et une intensité peu commune. Elle a renforcé, raffermi les liens de notre unité. Et elle a enrichi la paix qui est le trésor de ce monastère...une paix qui dilate nos coeurs. Lorsque je suis rentré, j'ai été frappé par cette atmosphère de paix. Il me semblait - c'était un sentiment, mais il répondait à une réalité - que cette paix avait encore grandit, que les coeurs étaient devenus plus larges, plus accueillants, plus ouverts, plus heureux.

 

Et alors dans cet Esprit, devenir lumière par une totale assimilation à la personne du Christ ressuscité et transfiguré. Et à ce moment, comme le dit Saint Benoît, on verra ce que cet Esprit qui a pris possession d'un homme - cet homme, ce moine qui est devenu un fils, qui est tout à fait Christifié - on verra ce qui va arriver ? On ne sait pas ? L'Esprit vient de quelque part. Il souffle ailleurs, on ne sait pas ?

Voilà mes frères, je pense, un message que nous pouvons, que nous devons recueillir aujourd'hui : Cette spiritualité cistercienne primitive dans son noyau, mais un noyau d'une telle puissance...qui est capable de transformer les hommes, de transformer un groupement d'hommes, ce Corpus monasterii, ce Corps que constitue une communauté.

Le Père Albert nous a rappelés tantôt que le nom primitif de notre Abbaye était Secours Notre-Dame. J'entends cette devise - car c'en est une - comme un cri de ralliement et d'espoir. La maison de Dieu qu'est un monastère est un lieu de lutte, un combat implacable contre les vices de la chair et des pensées.

Devenir maître de ses pensées, c'est à dire de toutes ses passions et retrouver un équilibre humain, être un homme qui est bien dans sa peau, en société ou seul, c'est indifférent. Ce n'est plus lui qui vit, c'est le Christ qui vit en lui. Il est vainqueur. Comme le Christ peut dire : J'ai vaincu le monde, cet homme peut dire aussi : j'ai vaincu, non pas moi mais la force et la grâce du Christ en moi.

 

Mais le monastère est aussi la Maison de Dieu. Il est un endroit où le coeur se dilate dans une ineffable douceur d'amour aux dimensions du monde, ce monde qui alors devient perceptible dans un simple rayon de lumière. Le monde entier dans les mains d'un homme, comme le monde entier était dans les mains de Saint Benoît. Voilà encore un autre aspect de la vocation cistercienne.

Et ce monde, alors ramassé dans un homme, cet homme devenu sponsa Verbi, époux du Verbe de Dieu et commençant à engendrer  quam naturaliter, comme naturellement dans le monde de la surnature.

 

Voilà 750 ans que cette Abbaye existe ! J'y vois aussi un symbole de la pérennité d'une vie, même de la vie d'un seul homme. Je ne parle pas seulement de la pérennité d'une communauté qui se perpétue dans le temps depuis 750 ans, mais même de l'homme qui étant ressuscité en Christ ne meurt plus. Il a réalisé, il a atteint l'objectif que Saint Benoît lui présente lorsqu'il dit qu'il faut désirer la Vie Eternelle de toute l'ardeur d'une convoitise spirituelle...

Cette concupiscentia  qui était habituellement mise au service de la chair et des choses du monde, elle est transformée, et la voila mise au service de l'Esprit. A ce moment là, l'homme est entré dans la Vie éternelle. Et cette pérennité est assurée dans une fidélité qui ne se démentira jamais. Car le mo­ment de ce que nous appelons la mort biologique n'est pour lui que l'entrée dans la plénitude de la vie. Et sa mission inaugurée ici dans le monde, appelons le des mortels, peut se perpétuer alors pour toujours.  

 

Voilà mes frères les quelques impressions que j'ai recueillies depuis deux ou trois jours, depuis quelques heures encore, depuis ce matin. Je vous les communique bien simplement et je demanderai à nos amis ici, qui nous rendent visite aujourd'hui de bien vouloir nous aider de leurs prières et de leur exem­ple pour qu'un jour, au jour où Dieu le voudra, nous nous retrouvions tous en­semble dans la joie de la Trinité, réunis au banquet de la béatitude éternelle, des noces éternelles de l'Agneau, où nous serons vraiment UN pour ne plus ja­mais être séparés, ni par les discordes c'est à dire des opinions divergentes, ni par l'espace, mais nous serons tous UN dans la joie pleine pour jamais.

Nous devons remercier Dieu pour une telle grâce, elle est rare. C'est un cadeau ! Et vous savez, les cadeaux les meilleurs sont ceux qu'on ne mérite pas. Nous sommes des pécheurs, mais si nous nous reconnaissons pécheurs, Dieu alors peut tout nous donner, car il sait que nous ne gaspillons pas ses dons. Et ce trésor qui nous est confié, nous devons jalousement le préserver. Il y a des ennemis qui tentent de nous le ravir, ou de le souiller, ou de le piller ou de le salir. Nous devons toujours être sur nos gardes et ne pas avoir peur de nous plonger de temps en temps dans le bain du sacrement de pénitence, là où le sang du Christ, ce sang spirituel, ce sang divin, nous lave et nous rend notre clarté, notre pureté première.

 

Et nous entrons déjà dans le mois d'octobre. Peu à peu Dieu nous achemine vers les longues soirées et le repos de l'hiver. Mes frères, ne pourrions-nous pas, comme le faisait Saint François, capter le message caché dans ce déroulement harmonieux des saisons. Dieu s'entend à faire lentement mûrir l'heure où dans la contemplation de la lumière nous pour­rons goûter la joie d'une plénitude sans limites. Cette heure, mes frères, elle nous attend et, d'une certaine façon, elle est déjà présente.

Le mois d'Octobre, nous allons le placer sous le signe de l'espérance. L'espérance est cette vertu théologale, cette vertu divine qui est la manière humaine de posséder déjà le divin. En cette espérance, cette heure de notre plénitude, elle est déjà nôtre. Et cette joie, nous la goûterons sans contention, sans envie, sans regarder autour de nous en nous demandant si notre frire n'a pas reçu d'avantage ?

Non, nous savons que les richesses de l'un, les richesses de chacun sont la propriété de tous. Et je reviens à ce que j'ai dit en commençant : le Corps que nous som­mes forme un seul coeur, une seule âme, un seul esprit. Nous sommes UN, et notre amitié, nous la renforçons chaque jour dans la paix. .

 

Et ainsi nous réalisons l'idéal que s'étaient proposés les Fondateurs de Cîteaux lorsqu'ils disaient que les monastères dispersés à travers le monde.....Mais passons du monastère dans les communautés, les frères séparés par tant de différences individuelles d'âge, de caractère, d'aptitude, de tempérament, de traumatisme aussi, de complexe...enfin tout ce qui constitue chacun de nous. Nous sommes tellement séparés, distincts les uns des autres ? Mais ensemble nous ne formons qu'un seul Corps animé d'une seule vie qui est l'Amour. Un Amour qui grandira jusqu'à ce qu'il nous ait transfiguré totalement dans la lumière.

 

Partage du Chapitre Général.                      07.10.80

      1. Les canadiens.

 

Mes frères,

 

Il est nécessaire, utile, indispensable, a-t-on dit, que les Abbés fassent participer le plus étroitement possible les frères à leur expérience du Chapitre Général. Cela va de soi ! L'Abbé ne va pas là-bas en son nom personnel. Il porte en lui tous ceux dont il a reçu mandat de conduire, tous ceux dont il est res­ponsable, dont il devra rendre compte un jour au Seigneur qui les lui a confiés.  

Voici une quinzaine de jours environ que ce Chapitre Général est terminé et ça commence à se décanter dans mon esprit. Il y a des choses qui entrent dans l'ombre, d'autres demeurent et s'imposent. Ce sont les hommes que j'ai rencontrés là-bas. Je ne les ai pas contacté tous, loin de là, mais tout de même j'en ai rencontré assez bien.

Et une première approche de mon expérience, ce sera sans doute celle de ces contacts personnels. Pas tant de la réaction des intervenants au cours du Chapi­tre en séance plénière ou en commission, car on ne faisait partie que d'une commission, que d'un petit groupe. Mais ce sont ces rapports de coulisse ou de couloir comme on dit, qui sont les plus révélateurs de ce que sont les hommes.

Et je voulais entre autre vous parler de mon expérience Canadienne. Mais voici que vous avez vu, vous avez entendu, vous avez observez deux de ces Cana­diens. Il faut retenir en gros que ces hommes sont équilibrés, qu'ils ont du bon sens, qu'ils ont du jugement, qu'ils sont discrets, ce ne sont pas des têtes brûlées. Et je me suis demandé pourquoi ? Car c'était général !  Pourquoi ?

 

Vous les avez vus ici. Ce sont des hommes très simples, qui savent de suite s'intégrer dans une communauté. Je voyais le Père Abbé qui était à côté de moi au choeur. Il ne fallait pas lui montrer deux fois comment s'y retrouver dans le livre. C'était tout de suite. La façon de se tenir au chœur ? On aurait dit qu'il était là depuis plusieurs semaines. La façon de chanter. Mais pour­quoi ?

Je pense que la raison profonde est la difficulté de la lutte qu'ils doivent mener pour survivre. Leur région est exposée à un climat trop rude...Vous avez entendu le deuxième jour un vrai canadien qui parlait. Il avait son accent dif­ficile à comprendre peut-être, ou à entendre ? J'ai demandé à un Canadien à quoi correspondait cet accent ?

C'est l'accent des Normands qui ont peuplé le Canada au XVII° siècle. Ils ont été coupés de la France et ils n'ont pas évolué dans leur langue. Ils ont conservé et l’accent, et certaines locutions qui étaient propres à la Normandie du XVII° siècle.

 

Un de nos Pères ici, c'est à dire notre cher Prieur qui était comme vous le savez un voyageur au long cours, et qui connaît très bien la Normandie, m'a dit que dans certaines régions de Normandie on parlait encore exactement comme le Père Prieur Canadien que nous avons entendu hier.

En tout cas, ils doivent lutter contre des températures de - 40°, des mètres de neige, 80 jours de floraison par an ! Et il ne faut pas pendant l'hiver se croiser les bras, sinon on mourrait de froid. Il faut donc se chauffer. Et pour se chauffer, il faut aller abattre des arbres dans la forêt. Il faut les débiter. Donc le travail doit continuer, c'est vraiment la lutte pour la vie. Donc ces hommes là, ils n'auront pas le temps, ni le loisir, ni le goût à s'envoler dans de hautes considérations philosophiques, au théologiques, ou mys­tiques, au n'importe quoi ?

 Non, ils ont les pieds par terre. Ils auront sur les choses et sur les gens un regard clair, un regard juste. Et ça, c'est une leçon pour nous : l'importance du travail dur, du travail manuel, du travail qui fatigue ; du travail, je ne dis pas qui use quelqu'un - ça c'est exagéré - mais du travail qu'an doit accomplir, sinon, si on ne le fait pas, on ne sait pas s'acheter sa nourriture, on ne sait plus se vêtir, on ne sait plus s'abriter, on ne sait plus se chauffer. Non, il faut travailler. Le travail n'est pas boucher des trous pour passer le temps. Non, c'est pour vivre et survivre.

 

Et ces hommes qui sont affrontés à ces problèmes seront en général équilibrés. Le travail vrai, dans un monastère, est un élément équilibrant pour les personnes et pour les communautés. Je parle ici du travail manuel concret. Naturellement maintenant on va me dire : on travaille à des machines ! Et pour traire les vaches, et pour évacuer le fumier, et pour soutirer, main­tenant c'est automatisé. C'est vrai !

Mais cet automatisme requiert tout de même une présence et il y a toujours des éléments de soucis, de fatigue qui sont présents. Or, c'est cela qui équilibre. Il est reconnu que les communautés - je l'ai vu au Chapitre Général - que dans les communautés il y a des difficultés qui surgissent de deux pôles : soit que l'économie n'est pas bien organisée, soit parce qu'elle pèse trop lourd sur la communauté.

Donc ici alors, c'est un travail qui écrase les hommes, ou bien une économie qui est trop large, une économie qui laisse la part trop grande à des étrangers. Si bien que les hommes, les moines, les frères sont entraînés dans des relations qui les tirent de leur atmosphère native, qui leur donnent un air pollué parce que c'est un air semi séculier, semi mondain et qui les empoisonne. Ou bien une économie qui est trop riche et qui alors fait que les frères s'occupent. Ils ne travaillent pas vraiment, on les occupe ! Cela c'est pour l'économie.

 

Alors de l'autre côté, des communautés où l'élément intellectuel est mis en vedette. Alors à ce moment là, vous voyez les hommes se dresser plus ou moins les uns contre les autres. Parce que si le travail manuel rentable unit les hommes parce qu'il faut vivre, le travail intellectuel qui est un travail plus de loisir, il les sépare et les divise. La sueur en commun fait qu'an se soutient et qu'on s'aime. Tandis que les discussions sur les idées écartent les hommes les uns des autres.

            Et on ne trouvera pas ça au Canada, vous voyez, parce que là, le climat, le sol, la région les accule et ils n'ont pas le choix. Voilà une des premières choses que je voulais vous dire. Et comme vous avez eu deux échantillons devant vous, vous avez pu vous rendre compte que c'était bien ainsi.

 

INTERVENTION du Frère Jacques : Le Canadien Dom Marcel (N.-D. des Prairies) m’a dit que les intellectuels, chez eux, devaient se faire oublier ! Qu’il en fallait, qu'ils étaient contents qu'il en ait, qu'ils donnaient des cours, des conférences, et qu'on les aimait beaucoup. Mais que c'était un peu dans le fond le cli­mat que nous vivions ici aussi...Il en faut, nous les aimons. Mais au Canada, dans une vue saine des choses : c'est travailler.

 

Oui, travailler, mais pas un rendement, mais un travail effectif auquel on est obligé si on veut vivre, si on veut survivre. C'est très, très Bénédictin. Et ça ne veut pas dire que le travail est mis en vedette.

Voyez ! Vous avez ce trépied dont j'ai déjà parlé : Opus Dei - Lectio Divina et Travail Manuel. Aucun n'est favorisé par rapport aux autres. Ils ont égale valeur tous les trois, mais ils doivent avoir leur valeur ! Et la valeur du travail, elle est dans sa rentabilité ; ça ne veut pas dire rentabilité pour gagner de l'argent. Il en faut aussi, naturellement, mais c'est aussi rentabilité au service des autres.

Prenons le cas d'un travail qui en soi n'est pas rentable au plan financier : c'est le travail du vestiaire par exemple. Il faut entretenir les vêtements, il faut les laver toutes les semaines. Mais ça, c'est un travail qui est rentable parce que si on ne fait pas ça, après quelques mois la communauté courra en loques. C'est ça un travail rentable !

 

Alors, quand on parle d'intellectuels, il faut encore bien s'entendre. Les intellectuels, ce ne sont pas les gens qui ont fait des études, qu'ont pourrait dire : ceux-là font des études et ceux-là n'en font pas, ceux-là sont des ma­nuels et ceux-là des intellectuels. Non, ce n'est pas ça. Ce sont des hommes qui dans une communauté ont reçu la mission, soit parce qu'ils ont des aptitudes personnelles, soit parce qu'ils sont mandatés par le Supérieur. Mais la plupart du temps c'est les deux ensemble, c'est le Supérieur qui leur demande parce qu'il sait qu'un tel ou un tel a des aptitudes.

Alors ces hommes doivent eux aussi partager avec la communauté le fruit de leurs recherches. Ils ne vivent pas séparé des autres, mais ils vivent en continuité avec les autres. Alors, il est aussi indispensable que ces hommes qui ont une tournure plus spéculative, et qui peuvent alors expliquer certaines choses à la commu­nauté, il est indispensable que ces hommes soient parfaitement aptes à un tra­vail manuel. Ce sont ceux qui ne sont pas capables de faire les deux qui se déséquili­brent et qui déséquilibrent la communauté. Donc plus un homme, je dirais, a des aptitudes pour l'étude - appelons ça ainsi - plus cet homme doit aussi savoir travailler.

Nous en avions un auparavant ici, un très ancien. On en parle, je pense, dans le nécrologe. Moi, j'en garde un bon souvenir. Tous les anciens l'ont connu. C'était le Père Stanislas, professeur de Théologie dogmatique. A cette époque, c'était ce qu’on pouvait appeler un intellectuel. Il scrutait toutes sortes de choses, il enseignait. Il se donnait beaucoup de mal pour donner aux étudiants un enseignement sérieux, solide. C'était un chercheur. Il accumulait les notes à longueur de journées sur des petits papiers qu'il recopiait avec beaucoup de soins.

 

Mais vous savez très bien que cet homme était un travailleur aussi. Et c'est la raison pour laquelle ceux qui ont été formés par lui' ne l'oublient pas et qu'ils ont reçu quelque chose de vivant, de solide, de durable. Et pour la communauté, cet homme était aussi très estimé. Il avait le droit de parler et on l'écoutait. Mais le danger, ce sont ces intellectuels qui ne veulent pas mettre la main à la pâte. Alors ils peuvent dire ce qu'ils veulent, ça trouble, ça n'apporte pas l'apaisement et ça ne nourrit pas les frères.

C'est pour cela que l'élément Lectio Divina doit demeurer toujours en équilibre ­avec l'élément travail. Et disons, un intellectuel - employons ce mot puisque on en parle ici - ce qu'il doit donner à la communauté, ce ne sera pas tant le fruit de recherches spéculatives, mais ce qu'il a perçu, ce qu'il a goûté dans ses recherches personnelles à travers cette Lectio Divina qui est une écoute patiente de la Parole de Dieu.

Naturellement certaines tournures d'esprit vont devoir couler cette science acquise et reçue de Dieu dans une certaine forme qui sera plus cérébrale. Ils ont du y réfléchir. Mais il faut qu'il y ait toujours à la base cet élément de contact avec la Parole de Dieu. Alors vous avez l'équilibre Travail - Lectio Divina et on peut alors le transmettre aux frères.

 

Et ces Canadiens ont été très contents de leur visite ici. Je leur ai deman­dé, je l'ai dis au Père Abbé : écoutez, Saint Benoît le dit bien. Lorsqu'un moine étranger se présente dans une communauté, il peut très bien faire des remarques à l'Abbé, dire : voilà, ceci ou cela pourrait peut-être être un peu arrangé autrement ? Est-ce que vous n'avez rien remarqué comme cela à Rochefort ?

Il m'a dit : Non ! Ce qui est le plus remarquable chez vous, a-t-il dit, et je pense que c'est unique dans l'Ordre, c'est la solitude, le calme et la tran­quillité, et la paix qu'on y goûte et qu'on y perçoit. C'est l'entente frater­nelle, ça se sent de suite, dit-il, lorsqu'on arrive dans une communauté - c'est une expérience que je n'ai pas parce que je ne suis pas un visiteur de communau­té –

Quand on entre dans une communauté où il y a des tensions, où ça ne va pas trop bien, ça se perçoit de suite, dit-il. Et lorsqu'on se trouve sur une estra­de comme ici et qu'on doit parler, on perçoit de suite si à l'intérieur de la communauté ça va ou ça ne va pas. Or chez vous, dit-il, c'est remarquable l'atmosphère d'entente fraternelle qui règne. On la sent. Alors il a dit : surtout, surtout ne changez rien, ne changez rien à ça !

 

Donc voilà, mes frères, pour ce premier soir, une toute petite expérience du Chapitre Général. Je pense que nous pouvons en prendre de la graine puisque, je vous dis, nous avons eu ici deux représentants qui nous ont bien édifiés.

Ils ont pris l'avion ce matin. Nous les avons conduits presque jusqu'au quai d'embarquement, jusqu'à l'endroit au delà duquel on ne pouvait pas entrer. Ils sont partis. Nous avons vu l'avion partir à 8,05 H. Cinquante minutes après ils étaient à Paris. Ils reprenaient l'avion et ils sont arrivés chez eux vers 2 H. de l'après midi locale, ce qui représente 7 H. du soir. Donc ils arrivent maintenant chez eux.

Nous ne les oublierons pas. Nous penserons à eux. Et eux de leur côté conserveront de nous un excellent souvenir. Et je suis certain qu'un jour nous nous retrouverons tous - pour reprendre une expression que j'ai encore citée derniè­rement - au banquet du Royaume où nous nous reconnaîtrons. Car à ce moment-là nous serons revenus à notre jeunesse dans sa magnifique pureté et beauté.

 

Partage du Chapitre Général.                      11.10.80

      2. Tarrawarra. (Australie)

 

Mes frères,

 

Dès le début du Chapitre Général j'ai remarqué un Abbé qui, dans ce qu'on peut appeler les intervalles, priait fréquemment à la Chapelle, toujours au même endroit, assis dans la même posture. C'était un Irlandais, Abbé du monastère de Tarrawarra en Australie, Abbé depuis une vingtaine d'année et sans doute encore bien connu de Dom Félicien ? Il s'appelle Dom Kevin, un nom Irlandais !

Un jour il m'a abordé dans un couloir et il m'a posé des questions au sujet de Rochefort dont il avait lu le rapport. Cet Abbé est un grand, et même un très grand contemplatif. Par après il a continué à s'entretenir une fois ou l'autre avec moi, tou­jours en Anglais, car s'il comprend un peu le Français, il ne le parle pas. Et lorsque je ne trouvais pas mon mot d'Anglais, j'intercalais un mot latin !

Il m'a parlé un peu de sa façon de vivre avec Dieu, avec la Vierge Marie, et ce qui se passait en lui, et qui de là rebondissait sur les frères de sa communauté. Je ne dis pas qu'il était inquiet, mais enfin, vous savez, dans des états d'oraison pareils, il y a toujours le risque qu'il y ait illusion ou erreur. Mais j'ai pu le rassurer tout à fait. C'est même pas le rassurer, ce n'était pas nécessaire de la rassurer.

Mais j'ai pu le confirmer dans ce qu'il expérimentait, qui est un niveau mystique très, très, très élevé. Et je lui ai dit : écoutez, lorsque Dieu et la Vierge Marie accordent de telles faveurs à un Abbé, ça doit s'inscrire dans la communauté. Et là, c'est le signe indubita­ble de la vérité de ce que Dieu fait avec vous, et à travers vous sur d'autres.

 

Je vais vous donner lecture du rapport de cette communauté. Le Père Immédiat est Mont Saint Joseph, un monastère Irlandais. L'Abbé de Mont Saint Joseph est passé ici après le Conseil Général de Tilburg en Février. Il était accompagné de Dom Jehan de Ruette et ils se rendaient à Orval. Ils ne sont pas restés long­temps, deux heures peut-être ?

Au Chapitre Général il était assis à ma gauche, ou plutôt c'est moi qui ­était assis à sa droite, je n'en sais rien. Un homme très simple aussi, cet Abbé Irlandais, très simple, très gentil, très affable. Il comprenait bien le français, lui, mais il ne le parlait pas. Il fallait donc lui parler en anglais. Et il n'est presque pas intervenu dans les séances publiques.

 

Le personnel de la communauté de Tarrawarra au moment de la dernière Visite Régulière en août 1979 se composait de 29 profès solennels dont 12 prêtres, de 4 profès temporaires, de un novice et de deux postulants. Donc en tout 36 personnes. Quand on a demandé aux frères de participer à la rédaction de ce rapport pour le Chapitre Général, ils ont voté en en grande majorité pour reproduire le relevé général de l'état de la communauté par leur Père Immédiat à la dernière Visite Régulière.

 

Donc, nous allons entendre un rapport de la Visite Régulière. C'est tout a fait comme ça c'est passé ici. Le Père Abbé d'Achel avait demandé que le rapport soit le reflet fidèle de la Carte de Visite. Et à propos, ça me passe tout de suite par la tête, je ne pense pas l'avoir déjà dit ? Il y avait une petite Abbesse Italienne qui était là en observatrice. Elle parlait très bien le Français. Mais une vraie petite Italienne des environs de Rome.

Elle avait entendu donc le rapport de Rochefort. Et alors, après, elle est allée trouver le Père Abbé d'Achel et elle a dit : C'est trop beau pour être vrai ! Eh bien alors écoutez, lui a dit l'Abbé d'Achel, vous avez bien entendu, c'est la synthèse de la Carte de Visite. Et alors, est-ce que j'aurais raconté des mensonges ? Ah non ça, ah non, certainement pas des mensonges ! Eh bien alors, dit l'Abbé d'Achel, quoi ? Eh bien alors, dit-elle, si c'est vraiment comme ça, Rochefort ça doit être un paradis. C'est authentique ! C'est l'Abbé d'Achel qui me l'a répété la dernière fois qu'il est venu.

Voici donc ce relevé de Tarrawarra, abrégé pour ce rapport à cause du manque d'espace :

 

Durant ces deux dernières semaines nous avons eu des entretiens privés et des discussions publiques en vue de trouver ce que Dieu fait pour vous en ce temps particulier, et la réponse qu'il pourrait attendre. Permettez-moi de mettre sur papier le tableau qui me paraît se dégager.

Il y a dans la communauté une charité fraternelle très attachante. Des mots comme bonté, intérêt, paix, unité viennent à l'esprit. C'est une communauté chaude. Vous vous acceptez les uns les autres. Vous avez confiance les uns dans les autres. Il y a un sens de communion dans la recherche de Dieu et vous êtes tolérants pour les fragilités les uns des autres. Il y a aussi d'excellentes ressources humaines dans la communauté.

Un solide noyau d'hommes toujours fidèles à leur vie au coeur de la communauté, adonnés à la prière et au travail. On est aussi frappé par le grand nombre d'hommes excellemment prépa­rés que vous avez comme équipe de formation. L'effet de leur compétence est évident à la fois chez les jeunes encore en formation, et sur le reste de la maison par des cours bien choisis.

Comme partie du tableau, j'aimerais mentionner votre économie simple. Plusieurs ont remarqué qu'il y avait amplement de temps pour la prière et la Lectio. J'ai ressenti l'atmosphère priante de la maison. J'ai re­marqué le naturel avec lequel plusieurs passent d'un sujet séculier à un autre spirituel, dans la conversation. Et vous m'avez rapporté les paroles des hôtes : qu'ils trouvent Dieu plus facilement à Tarrawarra.

Pour examiner de plus près ce tableau précédent, j'ai lu les Cartes de Visite de 1976 par l'Abbé Général et de 1978 par Dom Edouard, aussi bien que mes notes privées de 1973. Sans l'ombre d'un doute, il y a eu net progrès depuis. Vous avez maintenant le pied plus sûr. Il y a plus de profondeur, plus de substance. Les changements que vous appréhendiez un peu en ce temps là ont été intégrés et portent fruit.

Dans une vision plus claire de la vie cistercienne, la communauté a une meilleure direction, une meilleure idée du but. Plusieurs sentent un appel pressant à une vie personnelle de prière plus profonde, et à la Lectio et à l'étude qui la nourrisse. Quelques uns m'ont dit que vous n'avez jamais été aussi heureux que vous êtes maintenant. Il y a de la liberté, liberté de surcharges de travail, liberté d'être soi-même, liberté de croître dans une atmosphère paisible et agréable.

Si ce tableau est vrai, comme je le pense honnêtement, quelle réponse Dieu attend-il de vous ? Sûrement il veut que la communauté reconnaisse très humblement que si la communauté est ainsi, c'est à cause de l' amour spécial de Dieu pour la communauté. Reconnaître l'amour de Dieu pour la communauté comme il s'exprime dans le tableau si haut, peut bien être j'imagine, une des grâces de la vi­site. Continuez à croître en cet amour pour le temps à venir sera pré­cisément un défit plus difficile.

Quelques-uns ont exprimé un certain ennui des éloges. Ce qui précède ne se présente pas comme un éloge de ce genre, mais veut orienter vos esprits vers l'amour de Dieu pour vous, de sorte que vous puissiez y répondre par une foi éprouvée et par l'ac­tion de la grâce.

Si une part importante de votre identité comme communauté est expri­mée dans le tableau ci-dessus, sûrement c'est en coopérant avec Dieu selon les voies par où il vous conduit actuellement que vous raffermi­rez votre identité comme communauté. Notre Dame avait le secret de reconnaître ce que Dieu faisait pour elle. Tenez les yeux sur elle ! Elle est avec vous, elle continuera d'être avec vous.

 

Voilà, mes frères, le tableau de cette communauté. Est-ce qu'il ne vous semble pas que nous avons là dans cette communauté une sorte de soeur jumelle aux antipodes, à 20.000 Km ? Voyez ce qu'on y retrouve,  ceci que je viens encore de remarquer en le re­lisant :

Le naturel avec lequel plusieurs passent d'un sujet séculier à un sujet spirituel dans la conversation. Cela, c'est le critère d'hommes qui sont possédés par l'Esprit de Dieu, ce même Esprit de Dieu qui sanctifie et qui crée. Dieu crée par sa Parole. Sa Parole est porteuse de puissance d'amour, et elle est Esprit et elle est Vie. Et cette Parole qui crée l'univers, donc qui crée le séculier, donc qui crée le monde, le matériel, le concret, est la même qui transfigure les coeurs des hommes, qui les rend purs et qui leur permet de voir la lumière de Dieu.

Un homme qui est donc dans cet état passe sans aucune difficulté d'un sujet spirituel à un sujet matériel. Il n'a pas peur d'un sujet matériel. Pourquoi ? Parce que étant possédé par l'Esprit de Dieu, il a conscience de créer lui-même. Il tient le monde dans ses mains. Et le spirituel ne lui fait plus peur non plus, vu qu'à ce moment là Dieu l'inspire et lui met sur les lèvres les paroles qui peuvent toucher.

 

J'ai déjà attiré votre attention, ici, là-dessus. Et c'est pour vous montrer que vraiment je sais que ça existe ici en communauté. Je ne vais pas citer des noms. Mais ça existe aussi ailleurs. Donc, c'est un critère qui est très encou­rageant pour nous. Il parle aussi de ceci : Il y a dit-il, de la liberté dans votre communauté, liberté d'être soi-même. Et c'est cela, vous voyez, c'est à cela que nous devons arriver. Etre libre d'être nous-mêmes sans avoir à subir le regard criti­que des autres.

 

Cela ne veut pas dire que nous avons le droit d'être extravagant ? Ce n'est pas ça ! Mais le droit de nous développer dans les limites de nos capacités. Nous avons des limites ! Et bien sûr, dans ces limites, qui ne sont pas celles de mon voisin, j'ai le droit de me développer totalement et mon voisin dans les siennes. J'ai donc le droit d'être moi-même. Je n'ai pas à devoir m'imposer des choses qui ne me vont pas, parce qu'elles ne correspondent pas à ce que je suis.

Il faut qu'il y ait dans la communauté une ligne qui soit la même pour tous. Cela va de soi ! Avancer, comme dit Saint Paul, dans la même ligne, mais chacun sur sa route suivant ce qu'on est. Or, la ligne qui est la même pour tous, c'est l'amour. L'amour qui fait que nous sommes attirés par Dieu, et nous sommes comme sucés par lui, mais sucé d'après ce que nous sommes. Dieu ne violente pas notre nature. Il l'élague, il la corrige, mais pour lui permettre d'être plus parfaitement elle-même. C'est ça la liberté d'être soi-même. Je pense que c'est là quelque chose d'ex­trêmement beau. Et la liberté alors dans ces conditions là, de croître dans une atmosphère paisible et agréable.

 

 Voyez un peu ! Si je sens posé sur moi le regard d'un frè­re, et je sais que ce regard est un regard d'estime et de respect, d'affection et d'amour, qu'il m'aime comme je suis avec mes défauts, ça c'est certain ! Mais mes défauts, ce sont des qualités qui ne sont pas, encore arrivées à leur plein épanouissement. Et je suis aimé comme ça ! Et si c'est chacun les uns pour les autres, alors c'est ça agréable, ça permet à chacun d'être heureux. Et alors nous avons l'atmosphère de paix.

Il le dit ici encore : dans la communauté, des mots comme bonté, intérêt, intérêt les uns pour les autres, paix, unité, viennent à l'esprit. Une commu­nauté chaude où on s'accepte les uns les autres et où on fait confiance les uns aux autres. Oui, c'est cela ! Or, encore une fois, ça ne se réalise que si l'Abbé d'abord est possédé par l'Esprit de Dieu. Et puis alors, s'il est possédé par l'Esprit, ça va passer sur les frères. Souvenons-nous de ce que le Christ disait : Même de ces cailloux, disait-il, Dieu peut fabriquer des enfants d'Abraham.

Même dans la communauté, s'il y a un ou l'autre frère qui est un caillou, ça n'a pas d'importance. Le Christ qui vit dans la personne de l'Abbé fera fondre ce caillou. Et ce caillou va peut-être devenir un chef d'oeuvre unique en son genre ? Parce que de cette masse qui paraissait impossible, Dieu aura fabriqué un saint. Le type du caillou, vous le savez, c'était l'Apôtre Paul et vous voyez ce qu'il est devenu.

 

Eh bien, mes frères, voilà un échantillon de communauté. J'ai voulu m’y arrêter aujourd’hui parce que je pense qu'il est utile de commencer par une note de beauté et de nous dire encore une fois que si nous pouvons être fiers de notre communauté aujourd'hui, nous ne devons pas en tirer prétention car il y en a d'autres. Mais ce doit être un encouragement de savoir que l'effort que nous faisons ici, et qui avec la grâce de Dieu produit de tels résultats, le même effort ailleurs produit des résultats semblables.

Et au-delà des océans et des montagnes, noue avons des frères dans une com­munion à un même idéal que nous voyons concrétisé presque dans les mêmes mots. Et je pense que le paradis, ce sera la découverte dans l'étonnement et l'admi­ration de frères que nous aurons ignoré mais que nous découvrirons avec ravis­sement.

Déjà maintenant, ceux-ci que nous connaissons par le rapport, ceux qui sont dispersés ailleurs, portons-les en notre coeur. Qu'il y ait ainsi de par le monde un tissu d'amour, de grâce, qui va transformer le coeur de tous les hom­mes, qui va hâter la Parousie, le Jour où Dieu sera vraiment tout en tous pour, je le répète, le ravissement et la joie de tous sans exception.

 

Partage du Chapitre Général.                      18.10.80

      3. Portrait de trois Abbés Américains.

 

Mes frères,

 

Ce soir, nous allons faire rapidement la connaissance de trois Abbés Américains. L'un d'eux était assis à ma droite dans la salle des séances. C'était l'Abbé de Spencer, un grand maigre. Un homme qui n'est presque pas intervenu sauf lorsqu'on a touché un problème qui le préoccupe très fort : celui des frères convers, qui est spécifique aux Etats-Unis. Je devrais en parler plus tard.

C'est un homme qui au cours de ses interventions élevait les débats au niveau surnaturel, ce qui était très rare. Il était toujours pondéré dans ses paroles. Quelques jours après le début du Chapitre Général il est tombé malade, une sorte de grippe. Comme j'étais son voisin de séance, je me suis occupé de lui, pour lui porter les documents, et tout cela. Il paraissait très fatigué.

Il faut dire qu'il a une très forte communauté. Elle compte 96 membres. Il y a 73 profès solennels, 7 profès temporaires, 11 novices et 5 postulants. Il y a une communauté qui est plus forte encore, c'est celle de Gethsémani qui compte 99 membres : 88 profès solennels, 4 profès temporaires, 3 novices et 2 postulants. Voila ce qu'on dit de cette communauté de Spencer. Je ne lis pas tout car ce serait trop long, simplement quelques extraits :

 

Un caractère remarquable de la communauté de Spencer est la chaleur de charité unissant des membres qui diffèrent de formation, de points de vue et de qualités.

 

Tout ça vient de la question non encore résolue aujourd'hui : des frères convers. C'est très pénible. Il y a des Abbés qui s'impatientaient : mais enfin, pour deux ou trois Abbayes Américaines, pourquoi encore remuer tout ça ? Il n'y a plus de problèmes chez nous, tout ça est fini. Non, le Chapitre Général, s'il est pastoral, il doit entrer dans les pré­occupations de ces Abbés et surtout des frères qui souffrent dans leur coeur et dans leur esprit une situation qui les a bouleversés, et qu'ils ne parvien­nent pas à assumer.

C'est un problème sérieux pour ces Abbés, je le sentais. Cet homme était à côté de moi, alors je sentais cela à ses réflexions, à ses interventions, à ses efforts. Parfois, il avait l'air de s'ennuyer ? Vous comprenez bien, toutes ces séances pendant des jours, et des jours, et des jours. Et je voyais que discrètement il récitait son chapelet. Oui, mais c'était bien. Il était toujours très calme, et il aurait pu sommeiller ou faire n'importe quoi. Non, il récitait son chapelet. Il était aussi très attentif aux autres, ça, je l'ai remarqué. Je retrou­vais ce qu'il est dit ici. La chaleur de charité, c'était chez lui.

 

Le Père Abbé s'efforce d'équilibrer au mieux avec chaque individu les éléments majeurs de la Règle. Pour ceux qui sont entrés après le décret d'unification des communautés, et qui sont encore en formation, la participation à la messe de communauté, à l'Office, le sérieux au travail, la Lectio et la Prière ont la nette priorité. Ils travaillent 5 heures par jour, tout en donnant à l'assistance aux Heures la pré­férence prescrite par la Règle. Ils sont encouragés à s'engager au service de la communauté.

          Notre père Abbé, après 19 ans de service suivi et….. 

 

Et avant ces 19 ans d'Abbatiat à Spencer, il a été plusieurs années Supé­rieur à Snowmass. C'est maintenant une Abbaye. Elle est située dans les Monta­gnes Rocheuses. Il m'a dit que c'était splendide comme paysage, on ne peut pas l'imaginer. Et d'un calme, et d'une paix qu'on ne connaît pas aux Etats­-Unis. Snowmass signifie masse de neige. Ils sont aussi sous la neige en hiver. Donc ce père Abbé …..

 

....après 19 ans de service suivi est maintenant en période Sabbatique de 6 mois selon la suggestion de l'Abbé Général.

 

Donc, pendant six mois il est hors de sa communauté et il se repose. Et il se reposait justement dans les Montagnes Rocheuses. Je lui ai demandé où se situait exactement Spencer ? C'est en plein centre des Etats-Unis, dans la région du confluent du Mississipi et du Missouri. Si jamais le Chapitre Général prochain se tient là, j'aurai l'occasion de le voir ! (L'Abbé de Spencer a mal compris et il situe l'Abbaye de Gethsémani dans le Kentucky, Père Immédiat de Spencer. L'Abbaye de Spencer se trouve dans le Massachusetts, près de Worcester, au dessus de New York)

 

Ce repos sabbatique est rendu possible par la confiance que la communauté et le Père Abbé mettent dans le Père Prieur. Le service du Père Abbé est très apprécié par la grande majorité de la communauté et a contribué à la charité mutuelle et à la nouvelle forme que la communauté est en train de prendre, tandis qu'elle augmente en nombre.

 

Donc, vous avez déjà un peu ici une toute petite note de ce qu'est le monastère Américain. Maintenant, nous allons en voir un autre. C'est le monas­tère de Genesee. Cette Abbaye est située dans l'Etat de New York, à 600 Km au Nord-ouest de la ville, près des chutes du Niagara. Vous voyez, ce sont de beaux endroits touristiques ?

Cet Abbé est assez connu. Il est venu ici, m'a-t-il dit, mais il y a long­temps. Avant d'entrer il était Docteur en Médecine et sa spécialité était la Psychiatrie. Sans doute juste ce qu'il faut pour faire un bon Abbé. C'est le Père Jean-Eudes. Il a été pendant quelques temps agent de liaison officiel pour les monastères de moniales, et il a donc beaucoup voyagé. Et c'est à l'occasion d'un de ces voyages qu'il est passé ici. Je pense que c'est encore à l'époque de Don Félicien. Il est Abbé de son monastère depuis 1971.

C'est un homme de taille moyenne, qui est très actif, et qui a une vie intense de prière. Ce n'est pas un intellectuel, ce n'est pas un spéculatif, pas un cérébral. Il est assez bien intervenu, mais des interventions toujours en essayant d'atteindre le fond du problème. Ce que j'ai surtout remarqué chez lui - et il parle très bien le Français, très bien, presque pas d'accent, un peu lentement, parfois il cherche un mot mais il est maître de la langue - ce que j'ai admiré chez lui, c'est son esprit de détachement car il a été ennuyé par la question du Label Trappiste

           

Ils vivent d’une boulangerie et ils ont concédé l’usage de leur recette à des boulangeries des environs qui mettent sur le marché le pain des moines avec sur l'emballage un petit moine stylisé. Il n'est pas question du mot Trappiste. Mais alors, cette affaire l'a bouleversé vraiment. Il est venu près de moi. Puis on a convoqué un petit Concile des responsables du nom Trappiste.

Il a exposé son affaire et il a dit : Ecoutez, il faut bien comprendre. Si maintenant il fallait retirer à ces boulangeries l'usage qu'elles font de notre recette et du nom pain des moines, ça provoquerait des troubles économiques dans la région chez tous ces boulangers. Mais, dit-il, voilà, si vous le désirez, eh bien en rentrant je vais prendre des mesures et on va le faire. Parce que l'Abbaye reçoit aussi des commissions, un pourcentage sur la vente de ces boulangeries. Alors l'Abbaye elle-même serait un peu dans l'embarras. Mais, dit-il, ça n'a pas d'importance, on trouvera le moyen d'en sortir autrement. 

Alors, après des discussions et après avoir bien étudié son affaire, on est arrivé à la conclusion qu'il ne tombait pas sous le coup de la Loi du Label Trappiste. Naturellement je schématise maintenant, lui l'a expliqué dans tous les détails. Et de toute façon, s'il veut freiner un peu, il a tout le temps de le faire sans mettre personne, ni des étrangers, ni son propre monastère dans l'embarras.

 

C'est à lui que j'ai posé quelques questions au sujet du comportement des Abbayes Américaines. J'aurais l'occasion d'en parler demain déjà. C'était très facile de lui poser des questions parce qu'il parlait parfaitement la langue Française. Voici ce qu'on dit de sa communauté à lui. Toutes ces Ab­bayes Américaines on pris comme thème du rapport : La participation corespon­sable dans la vie de la communauté. C'est sans doute une décision de leur Conférence Régionale.   

 

La participation dans la vie de la communauté n'est pas un problème pratique à Genesee. Tous sont conscients de leur participation fonda­mentale par leur vie de prière personnelle. L'horaire de la prière liturgique est réglé en vue de la participation optimum de la commu­nauté. L'enseignement et l'exemple du Père Abbé, et la vie des frères, encourage grandement la prière privée. Tandis que l'Abbé est direc­tement engagé dans tous les aspects de la vie de communauté.

 

Il est vraiment au courant de tout - Je l'ai bien remarqué aussi.

 

De nombreuses commissions donnent une forme, concrète à la participation de tous dans la communauté. En plus du Conseil de l'Abbé, des commissions sont désignées pour le tra­vail, la liturgie, l'architecture, les terrains, la peinture, et la musique.

 

Vous voyez, de toutes petites commissions - Il Y a 50 membres dans cette communauté.  

 

Les comptes rendus des travaux des différents commissions sont mis à la dis position de tous pour commentaires. Si un moine désire une réu­nion publique sur un sujet particulier, il peut afficher le sujet pour recueillir les signatures des intéressés. S'il y a 5 signatures ou plus, le groupe est invité à rencontrer le Père Abbé pour considé­rer l'affaire. Une réunion générale peut suivre.

 

Mais tout ça, c'est typiquement Américain. Il me l'a expliqué. On est éduqué là-dedans depuis notre enfance, dit-il. On n'imagine même pas qu'on puisse faire autrement. C'est tout autre chose que des Abbés autoritaires ou autocrates. Ce qui sera plus le cas des Abbés Français, mais j'anticipe un peu sur ce que je vais dire demain. Mais je n'anticipe pas, parce que autre­ment je pourrais achever aujourd'hui, nous serions encore là à 8 heures et demain je n'aurais plus rien à dire.

Et maintenant on conclu comme ceci :

 

La communauté de Genesee est très unie dans ses valeurs monastiques et sa façon de les exprimer. Tandis que l'Abbé est l'animateur et le centre de la communauté, les frères sont encouragés à participer à l'élaboration des décisions, à présenter leurs suggestions de différentes façons et à prendre part aux affaires des différents commissions. La participation responsable est comprise comme étant fondamentale­ment la responsabilité sérieuse pour chacun dg se consacrer à sa vocation monastique.

 

On peut dire tel Abbé, telle communauté!

 

Maintenant un troisième Abbé et communauté. C'est peut-être la plus ori­ginale. C'est la Communauté de Mepkin qui se trouve dans la Caroline du Sud. C'est le centre des Etats-Unis mais vers l'Atlantique (Charleston). Cet Abbé de Mepkin est un ancien Franciscain. Il a la parole facile. Une voix pour prêcher dans une cathédrale. Il est intervenu assez souvent, mais toujours pour des interventions percutantes et presque décisives. C'est un homme aussi qui a une grande vie de prière. Combien de fois ne l'ai-je pas vu à la chapelle ? On arrivait, bon, il était là.

C'est lui ou sa communauté qui a organisé l'Office de Laudes et les chants de l'Eucharistie. Je lui ai demandé les livrets. Je les ai rapportés et je les ai remis à notre Frère Pierre qui les a déjà déchiffrés. Il y a là-dedans des pièces magnifiques. Par exemple ils chantent des Alléluia, l'Alléluia de Mozart, l'Hymne à la joie de Beethoven, la mélodie donc et d'autres pièces de très belles choses. Et je pense vous l'avoir écrit, c'était sur accompagnement de guitare, mais un artiste guitare, pas un amateur. On aurait dit de la cithare, telle­ment c'était bien accompagné.

Et alors chanté sur un rythme Américain, un peu négro spirituel, pas exagéré, loin de là ! Mais avec une voix pour cet accompagnateur, une voix qui convenait parfaitement à l'emploie, un peu érail­lée et traînant sur les finales. Je comprends très bien que le petit Angolais le Supérieur d'Angola est venu enregistrer, ça valait la peine. Et le chan­tre a eu un mal de gorge pendant quelques jours. L'Anglais l'a remplacé, mais il ne savait pas le faire. Il fallait être Américain pour chanter de cette façon là.

 

Alors cet Abbé de Mepkin, lorsqu'il parlait il était toujours aussi au plan surnaturel, mais un surnaturel dur, catégorique, radical. Je me suis trouvé avec lui dans une petite réunion informelle où on a parlé des problèmes de noviciat. Ce n'était que des Américains, des Irlandais et les deux Canadiens qui sont venus ici. Cela se faisait en anglais. Lorsqu'il y avait quelque chose que je ne comprenais pas, c'était le Canadien, Dom Marcel qui me le traduisait. Et quand je parlais, je parlais en fran­çais, car ils comprennent le français. Il n'y en avait qu'un ou deux, Irlan­dais ou Américain qui ne connaissaient pas le français et un autre tradui­sait. Donc ça allait très bien, une bonne ambiance.

Or, cet Abbé de Mepkin disait ceci à propos des novices. Et je suis con­tant, parce que c'est exactement mes idées. D'ailleurs il le disait : je suis d'accord, l'Abbé de Rochefort et moi nous sommes d'accord. Les autres étaient d'accord aussi, mais il fallait le dire. Par exemple, cette réflexion que j'ai retenue : Plutôt périr que d'accepter un seul homme qui ne serait pas appelé vraiment ­à la vie monastique con­templative.

C'est une toute petite communauté, peut-être à cause de ça ? Parce qu'il est tellement dur pour accepter les novices ? Ils sont exactement 31. Il y a 25 profès solennels, 2 profès temporaires, 2 novices et 1 postulant. Et il a encore eu cette sentence qui est aussi très juste. Il a dit, tou­jours à propos du noviciat : La qualité d'aujourd'hui est la quantité de demain ! Mais quand c'est dit en Anglais c'est encore beaucoup mieux. Ce sont de vraies formules. Et il disait toute chose de ce genre. Tout ceci pour vous si­tuer l'homme. Et on m'a dit que c'était comme ça chez lui.

 

Voici maintenant l'appréciation de sa communauté. Je vais simplement lire la conclusion, sinon ça durerait trop longtemps. Le rapport a aussi comme thè­me la participation responsable. Mais ce dont on parle maintenant, c'est de la Visite Régulière.

 

Durant le scrutin secret de la Visite Régulière, qui fut la dernière étape dans l'établissement de ce rapport, tous reconnaissent que les dispositions personnelles et physiques créaient à Mepkin un espace et une atmosphère favorable à la vie monastique contemplative. En même temps 3 ou 4 moines ont exprimé leur inquiétude que cette situation presque idyllique ne conduise à une attitude de complaisan­ce qui pourrait étouffer la réponse à l'appel du Seigneur d'entrer plus profondément dans son mystère.

 

J'ai entendu cet Abbé expliquer au cours de cette réunion de Noviciat, sa conception de la vie monastique. Il aurait pu l'expliquer ici, vous voyez, c'était ça ! Mais enfin, il l'expliquait à l'Américaine et vous retrouvez ça ici, dans ce qu'on dit dans le rapport.

 

Si saine que soit cette inquiétude, il faut aussi une bonne volonté d'utiliser les temps et les lieux pouvant permettre quelque expérience de la joie et des richesses des dons de Dieu, quelque chose du centu­ple promis à ceux qui suivent fidèlement le Seigneur. Actuellement, ça semble être la situation de Mepkin.

Il appartient à la Communauté de répondre avec une humble louange à la condescendance de notre Père sans jamais perdre de vue que c'est un don purement gratuit de sa part. Ce peut être une partie de la vo­cation présente de la Communauté d'apprendre comment précisément les structures monastiques peuvent fournir l'essentiel nécessaire à la fidélité, au milieu de la libéralité de Dieu, sans conduire à la complaisance et à la présomption. 

 

C'est un des 3 ou 4 plus beaux rapports, celui-ci ! Vous voyez qu'aux 4 coins du monde, en Australie, à Rochefort, à Mepkin, il y a des hommes qui vivent exactement le même idéal, la même chose, dans les mêmes circonstances. Pas de circonstances locales, ni rien, mais circonstances de communauté.

Ce sont de petites communautés où on est tout à fait donné à Dieu, où on fait une confiance totale à l'Abbé dans lequel on voit le Christ présent au milieu des frères. Et alors chacun s'épanouit, chacun est heureux. Mais ce n'est pas pour ça que Dieu envoie des novices - ce n'est pas né­cessaire - Dieu veut une solitude. Mais comme l'a très bien dit l'Abbé, ici, prenons bien garde ! Dieu a ses vues, et la qualité d'aujourd'hui, ce sera la quantité de demain.

Mais il faut toujours être humble, remercier Dieu. Pas de présomption, attendre tout de sa libéralité et de son amour.

 

Partage du Chapitre Général.                      19.10.80

      4. Le nouveau monde.

 

Mes frères,

 

Nous portons gravé sur les tables de notre mémoire une image tradition­nelle de l'Ordre. Je la schématise : Cîteaux - La Révolution Française ­L'exode de la Trappe - Le retour en France - et à partir de là un essaimage sur le continent et au delà des océans. Et au cours des années, l'influx vital vient de ce centre et se répand à travers le Corps.

Pour ne pas remonter trop loin, depuis la dernière guerre, le visage de l'Ordre a été façonné par de grands Abbés Français. Je rappelle quelques noms : Dom Chautard - Dom Malais - Dom Lehodey - Dom Belorget - Dom Anselme le Bail - et tout près de nous Dom Gabriel Sortais.

Lorsque je suis arrivé au Chapitre Général, après quelques jours, et à mesure que le Chapitre avançait j'ai constaté un fait qui sera peut-être dif­ficilement admis par les Abbés qui ont une longue pratique du Chapitre Géné­ral, car il leur est difficile de se défaire d'une vision qui pour eux est valable pour la suite des temps.

Mais les jeunes, ceux qui ,sont venus là pour la première fois, et qui sont donc à un point de départ, ils seront d'accord avec moi. J'ai constaté ceci : c'est qu'aujourd'hui le coeur de l'Ordre se trouve aux Etats-Unis ! Et quand je parle des Etats-Unis, je vois donc les monastères Américains, mais aussi leurs filiales répandues dans le monde en Amérique du Sud, dans le Pacifi­que. Je dirais même aussi leurs satellites, les Japonais et les Japonaises naturellement, car ils sont rattachés à la Conférence Régionale Américaine. Et en frange, alors, en frange je verrai les Irlandais avec leurs fondations en Australie et Océanie. Là aujourd'hui bat le coeur de l'Ordre !

 

Pourquoi ? Mais parce que c'est là un fait. Et vous savez qu'un fait est plus important qu'un Lord-Maire. On peut se heurter contre le fait, on se cassera la tête contre lui. Le fait est là, c'est objectif. Les Abbés les plus remarquables aujourd'hui par leur envergure spirituelle, par l'audace de leur vue prospective, par leur discernement, leur pondération, leur équilibre, ce sont des Abbés du monde Anglo-Saxon.

Auparavant, je le sais, les Etats-Unis avaient une réputation peu flat­teuse. Et c'est avec cette idée que je suis arrivé au Chapitre Général. Mais j'ai du renverser tout à fait mon jugement. A partir de ces hommes, des problèmes qu'ils rencontrent chez eux et dans les pays où ils sont en train d'essaimer, à partir des événements qu'ils vi­vent, ils sont en train de modeler une nouvelle physionomie de l'Ordre.

Le Père Abbé Général est ouvert à cela. Il le sait. Il l'a dit. Pas à ce Cha­pitre ci, mais à l'autre. Ce sont des choses qu'on ne peut pas dire souvent parce que ça heurte des susceptibilités. Et je me demande si ce phénomène de décentrement vers les Etats-Unis n'est pas lié à une dérive plus profonde de l'humanité comme telle vers les Pays du Tiers-monde en passant par l'écluse obligée des Etats-Unis. Le Père Abbé Général l'a dit : en l'an 2000, beaucoup de monastères auront disparu en Europe. Par contre il y en aura un grand nombre dans des pays neufs.

 

Les Etats-Unis sont un bain d'expériences au plan humain. Ils sont à la pointe de la révolution technique et industrielle. J'ai du m'occuper l'autre semaine d'un jeune étudiant qui doit se rendre aux Etats-Unis pour faire des études d'ingénieur dans des branches techniques dont ces études ne sont même pas encore abordées en Belgique, et pas même en Europe.

Il y a là un brassage de populations, de races, de cultures, que nous ne connaissons pas ici. Nous voyons arriver ici des Nord-africains, des Turcs et on est effrayé ! Mais aux Etats-Unis c'est courant. Rien qu'à New York, on parle 30 langues différentes. Et ces gens vivent tous l'un dans l'autre. Alors, mettez ça à l'échelle des Etats-Unis qui est un continent.

Ils sont reliés par un dénominateur commun qui est la façon de vivre Amé­ricaine. Je ne suis pas en train maintenant de faire l'apologie des Etats­-Unis, loin de là savez-vous, mais c'est pour vous faire comprendre qu'il se passe quelque chose dans laquelle nous sommes entraînés presque à notre corps défendant. Mais nous devons nager et ramer dans cette direction là parce que à mon avis, c'est un phénomène anthropologique. Je vais vous donner un exemple de ce glissement. Les Abbés Français se méfient beaucoup des Abbés Américains. Entre les deux il n'y a pas d'atomes crochus. Voici un cas concret :

 

Les Abbés Français pensent et disent tout haut que les Américains souhai­tent que le Chapitre Général délègue une partie de ses pouvoirs aux Conféren­ces Régionales. Dans cette hypothèse, il y aurait une abdication, une démis­sion du Chapitre bé9éral. Par contre il y aurait un renforcement du pouvoir dans les Régions. Et petit à petit se constituerait un régionalisme qui se­rait indépendant du Chapitre Général, qui ne serait donc plus sous l'autorité suprême de l'Ordre. Et, se créerait à la longue de petites Congrégations auto­nomes qui évolueraient chacune de leur côté et se distancieraient les unes des autres ; ça serait donc fini de l'UNITE de l'Ordre. Voilà la thèse Française !

 

Comme je me trouvais au Chapitre Général perdu au milieu d'Américains, d'Anglais et d'Irlandais, je leur ai posé la question : ce que c'était exac­tement ça ? Et ils ont dit : Mais enfin, il ne s’agit pas de ça du tout ! Nous ne dési­rons pas du tout que le Chapitre Général nous délègue une partie de ses pou­voirs juridiques. C'est simplement ceci : Nous aimerions que, au plan Pastoral les Conférences Régionales puissent résoudre des problèmes qui ne doivent pas attendre sous peine de s'envenimer, de se durcir.

Un Chapitre Général se tient tous les 3 ou 4 ans maintenant. Un problème surgit dans une Abbaye. Pourquoi faudrait-il attendre 4 ans qu'un Chapitre Général se présente pour aborder le problème et essayer de le résoudre. Pourquoi ne pas nous réunir entre nous, l'étudier, apporter une solution, aider cet Abbé, ce frère, aider cette communauté ?

Et ils disent : Mais n'est-ce pas là l'intention première des Conférences Régionales ? Et lorsque Dom Guerric est venu ici un jour après la fête, nous avons parlé pendant deux heures, et je lui ai entre autre posé la question. Et il m'a dit : oui, je suis à l'origine des Conférences Régionales, je sais très bien ce que nous avons voulu faire. C'était, au début, une réunion d'Abbés de la région qui se réunissent pour discuter des problèmes qu'ils rencontrent chez eux, et s'entraider, et se soutenir, essayer de voir clair et de trouver une solution. Mais c'est ça, dit-il la Conférence Régio­nale. Et, a-t-il dit, il faut que cela revienne à ça.

 

La dernière Conférence Régionale à Orval, ils étaient 70 ! Il est même impossible de réunir un symposium pareil à Scourmont, a-t-il dit, nous ne saurions pas. Il n'y a que Orval qui peut faire ça. Mais 70, c'est presque un Chapitre Général. De quoi voulez-vous parler, dit-il, surtout avec le nombre d'étrangers qui sont là. Que viennent-ils y faire ?

Voilà, même ici, un homme qui est un des promoteurs des Conférences Régio­nales, qui trouve tout naturel qu'on y discute de problèmes d'ordre Pastoral. Eh bien, voilà ce que les Abbés Américains désirent faire. Or, à la fin du Chapitre on s'est posé la question: Comment soulager le travail du Chapitre Général ? Le programme est tellement lourd ?

Les Américains ont dit : Mais c'est tout simple, les questions Pastorales, mais qu'on les résolvent tout de suite au niveau de quelques monastères de la Région. Et ainsi le Chapitre Général ne devra plus s'en occuper, ce sera résolu. Mais les Français, eux, ne l'entendent pas comme ça ! Pour eux, c'est le Chapitre Général qui doit résoudre tout. Il y a là derrière, je le sens bien, une peur. Non pas la peur de perdre des responsabilités, mais la peur de re­garder les problèmes et de s'y engager.

Donc voilà, vous sentez que là, les américains, tout en ayant apparemment une position de pointe, retrouvent une tradition. Naturellement je donne un exemple, il y en a d'autres.

 

Maintenant, si je vois l'Ordre en France, et quand je pense à la France, c'est aussi les environs de la France. Mais le coeur est là. Eh bien, ça me donne l'idée de Madame la Marquise. Une vieille noble dame qui vit dans un château somptueux mais qui est ruinée, et qui s'efforce par tous les moyens de maintenir la vie qu'elle a toujours connue. Mais cette vie lui échappe.

On s'efforce toujours de maintenir le ton et les manières d'autrefois. J'ai entendu dire à deux reprises au moins, si pas trois, pas en public natu­rellement mais dans les couloirs : ces Abbés Français, ils sont Napoléoniens ! Et ça veut dire ceci : lorsque dans une commission ils sont deux ou trois, c'est fini ! C'est eux qui parlent, et ils discutent entre eux. Les autres sont là comme spectateurs et auditeurs. Ils prennent la direction et puis ça avance. Et ce sont leurs façons de faire, et de voir, et de décider qui vont passer, et ça passe dans la commission du moins. Napoléoniens !

 

Alors, il y a ceci également - ce n'est pas seulement les Français, mais aussi ce qui est autour, donc nos régions - dans leurs rapports avec les fondations du Tiers-monde, ils sont encore colonialistes. On va là-bas et on y implante ses façons de vivre d’ici. On n'imagine pas que ça puisse être autrement !

Et on l'entend au ton, à la façon dont on en parle. Et ça me faisait mal, certains. J'ai entendu parler l'un ou l'autre, mais ça me faisait vraiment mal. C'était de la condescendance, presque du mépris pour ce qu'on appellera les indigènes du monastère, qui sont toujours tenus un peu en état d'in­fériorité !

Voilà, voici encore un petit indice. C'est le Père Mununu de Kasanza qui l'a dit ici. Vous avez un Abbé Camerounais qui est en train d'être à l'origine d'une nouvelle fondation spontanée au Cameroun. Et où va-t-il chercher ses idées, son initiation ? Mais pas au Cameroun ! Pourtant, il y a là des monas­tères Européens ? Non, il vient à Kasanza parce que là-bas il y a déjà un Supérieur Africain. Il va venir chercher là son inspiration. Ils vont être entre eux...

 

Non, il n'ira pas dans un monastère Européen, parce qu'il va s'en méfier ! Voyez, à Kasanza, ils lui ont posé la question: Mais pourquoi venir si loin quand vous en avez sur place ?  Mais sur place, ça ne va pas, parce que ça ne va pas ; on ne va pas se comprendre, on ne se comprend pas !

Or les Américains, eux, n'ont jamais eux de colonies, ils ne savent pas ce que c'est qu'une colonie. Ils vont donc fonder dans des pays du Tiers­-monde, aux Philippines, en Amérique du Sud.. Et ça se présente autrement. On va dire : Oui, mais eux ils sont impérialistes. Mais ils le sont, ou plutôt disons que dans les monastères, ils ne le seront pas. Ils seront plu­tôt une sorte d'impérialisme qui ne serait pas nationaliste, ni même culturel, ni même religieux, ni même spirituel. C'est autre chose qui est quasi impon­dérable, qu'on ne sait pas couler dans une phrase.

Voilà, vous avez cette fondation spontanée au Nigeria. Mais cet Abbé Ni­gérien n'a pas demandé de l'aide aux monastères du Cameroun qui sont à côté ? Non, il a appelé à l'aide aux Etats-Unis. Et les Etats-Unis, l'Abbaye de Genesee dont j'ai déjà parlé envoie là deux, trois professeurs, un maître des novices pour les aider. Mais les indigènes sont là : le Supérieur est un Nigérien. On attend qu'il y ait des prêtres, qu'il y ait des cadres. Et puis ces hommes vont et viennent, ils ne s'installent pas. Ils apportent une aide temporaire, une aide provisoire. Ils verront ça plutôt sous l'image du service.

 

Et je vais encore citer un exemple pour marquer la différence. Après la lecture des rapports, on a dégagé des idées qui étaient apparues comme ça, des thèmes comme on dit - qui étaient apparues à la suite des lectures de ces rapports. Entre autre il y avait le thème de la mission de l'Abbé. Et je me suis inscrit, puisqu'on devait s'inscrire pour ce thème. Il y avait deux groupes. Un groupe Anglo-Saxon-Américain et puis il y avait un groupe plutôt Français. Et comme j'étais francophone, on m'a mis là. Le Père Eugène, lui, connaissant mieux l'anglais à été mis de l'autre côté. Et on a commencé à parler de ça.

Mais voilà comment ces Abbés Français - l'Abbé du Mont des Cats était là, et d'autres - mais voilà comment ils voyaient ces choses. Il y a deux entités : il y a la Communauté, et il y a l'Abbé. Un homme est élu Abbé. Il est tiré hors de la Communauté, il est à part...et puis les voilà comme deux antago­nistes l'un en face de l'autre. Comment maintenant vont-ils s'arranger pour que cela marche ?

Alors l'Abbé, lui, comment va-t-il exercer son autorité ? Parce que toute la question tourne et la discussion au sujet de l'AUTORITE de l'Abbé. Comment va-t-il l'exercer ? Oui ! Et ça peut discuter une heure là-dessus. Et alors vous êtes là à écouter. Après la séance, il y a un Français qui me dit : c'était tout de même bien ? Mais je dis : je ne suis pas d'accord du tout, pas d'accord du tout avec ça, c'est pas comme ça ! Je parlerai de ça peut-être une autre fois parce que maintenant ça va nous conduire trop loin.

 

Mais maintenant le Père Eugène, lui, était avec les Américains. Et là, ça s'est présenté tout autrement. Là, on n'a pas vu un Abbé devant tenir tête à une communauté. Non, on a vu un Abbé issu de la Communauté, non pas coupé d'elle, mais devenant la conscience que la communauté a d'elle-même, devenant l'animateur de cette communauté, s'efforçant de la faire évoluer tout en étant lui-même sous l'influx de l'Esprit de Dieu.

C'est tout autre chose ! C'est peut-être encore lié à un phénomène culturel Américain ? Nous l'avons vu hier soir à l'exposé de ­ces rapports où eux sont habitués de discuter de tout en communauté. L'Abbé n'est pas un homme qui de façon autoritaire, voila - même s'il a consulté l'un ou l'autre ­décide on va faire comme ça. Et puis, d'accord ou pas d'accord, c'est mon idée à moi, eh bien on le fera.

Ah non ! Là-bas il y a comme quelque chose qui doit grandir de la communauté. Ce n'est pas de la démocratie ? Non, mais c'est un peu ce qu'on s'ef­force de vivre dans l'Eglise maintenant ; ça ne doit pas venir de la base, non, il y a toujours au dessus les successeurs des Apôtres que sont les Evêques. Il y aura au sommet, Pierre, qui va devoir finalement donner son ap­probation à ce qui se fera. Mais on consulte, il y a des Synodes. Il y a des Synodes régionaux, il y a un Synode mondial maintenant. Et à partir de là, on s'efforce de découvrir la volonté de Dieu.

 

Vous avez là encore deux conceptions différentes et de l'Abbé, et de la Communauté. Et j'ai dit aussi à cet Abbé, entre autre : Ecoutez, l'impression qu'on retire de ces discussions sur l'autorité de l'Abbé, eh bien, c'est que ces Abbés ont peur. Il y a une peur là derrière. Ils ne sont pas bien dans leur peau. Alors il n'a rien dit, il n'a même pas dit ni oui, ni non.

Mais voilà mes frères une impression que j'ai retiré de ce Chapitre et que je vous livre. Mais pour moi, cela a été une révélation. C'est une décou­verte. C'est que dans ces pays neufs - et les Etats-Unis sont un pays neuf par rapport à nous - il y a un bouillonnement de vie ; ça bouillonne, ça fer­mente. Tandis que dans notre vieux monde s'installe l'artériosclérose. C'est raide, ça ne sait plus bouger, ça a peur.

On parlait du vieillissement des communautés. C'est un problème qui ne se pose pas aux Etats-Unis. Le vieillissement des communautés, ça se posera ici. Mais pourtant, eux l'envisagent déjà. Ils se disent : En l'an 2000 quel sera l'état des communautés ?

Ils ne vont pas commencer à faire des courbes statistiques, loin de là ! Mais ils disent que c'est tout de même un phénomène qui est maintenant dans beaucoup de monastères. Il faut le regarder en face et ne pas se laisser ­acculer le dos au mur, et prendre des décisions à la sauvette alors.

 

Voilà mes frères, nous sommes ici sur le vieux continent. Mais ça ne veut pas dire que nous devons, nous, ici à Rochefort, souffrir de sclérose. Il est nécessaire qu'ici aussi ça bouillonne, le bouillonnement de l'Esprit, car c'est ça ! Et ce bouillonnement de l'Esprit va s'exprimer, se matérialiser non pas dans un bouillonnement cérébral, mais dans ce que le mot latin qui traduit bouillonnement dit : ferveur.

Une ferveur qui nous fait croire à notre voca­tion, qui nous fait croire à l'action de l'Esprit dans nos coeurs, dans notre communauté, dans l'Ordre, dans l'Eglise. Une ferveur qui nous fait regarder au loin, qui ne nous fait pas regretter le passé. Une ferveur qui nous donne à l'amour que Dieu a pour nous, et qu'il a pour tous les hommes.

Et ainsi mes frères, nous resterons jeunes même si physiquement nous vieillissons. On peut souffrir de sclérose physique, c'est fatal avec l'âge. Mais une sclérose spirituelle, ça c'est inimaginable pour un vrai moine. Car de jour en jour il rajeunit. Il goûte la vie éternelle et il ne peut même pas imaginer ce que c'est que la mort, cette seconde mort qui nous enfonce dans le désespoir, dans le dégoût qui fait qu'on n'a plus envie de vivre.

 

Voilà mes frères, une petite conclusion. Soyons donc ici, non pas des Américains, ce n'est pas ça que je veux dire, ce serait jouer, ce serait du théâtre, ce serait faux. Mais soyons de véritables moines. C'est à dire des hommes qui sont déjà pour leurs confrères en humanité des prophètes, ceux qui sont déjà l'exemple de ce que l'humanité devra être demain, plus belle, plus ouverte, plus confiante, plus pacifiée et surtout plus aimante.

 

Partage du Chapitre Général.                      26.10.80

      5. Le Symposium : Lettre aux communautés.

 

Mes frères,

 

Au cours du Chapitre Général, pendant cinq jours, s'est tenu un Symposium qui groupait tous les Supérieurs des monastères vivant leur vie monastique selon la Règle de Saint Benoît, environ 550 personnes. A l'issue de ce Symposium un message a été rédigé à l'intention des commu­nautés. Je l'ai reçu hier. Je vais vous en donner lecture avec quelques mots de commentaire.

Ce Symposium était organisé. Chaque jour il était ouvert par une conférence donnée par des personnes étrangères à l'Ordre Monastique, même des laïcs, même une dame qui était ministre de l'Etat Allemand du Palatinat. Il y a eu aussi, comme vous le savez, un pèlerinage au Mont Cassin, avec une messe concélébrée et présidée par le Pape.

Organisé un tel Symposium était une chose difficile. Il parait que cela a bien durer deux à trois ans. Après chaque conférence se tenait ce qu'on appelle un panel. C'est à dire que au milieu de l'Aula il y avait une grande table autour de laquelle étaient assis les organisateurs et les personnages les plus influents du Symposium, ou les plus représentatifs plutôt des Ordres Monastiques

Et alors, ces personnes dialoguaient entre elles au sujet de la conférence entendue. Mais ce dialogue était, déjà préparé ! Il faut bien le savoir. Et les autres étaient autour et les écoutaient. Puis après commençait des échan­ges plus spontanés. Le premier jour, toute la journée y est passée ; les deux suivant : unique­ment l'avant-midi ; le suivant, le quatrième, était le Mont Cassin ; et le dimanche était une clôture générale.

Le message est présenté par les trois Abbés Généraux : Bénédictin, Cister­cien et Trappiste.

 

Chers frères et soeurs,

 

Les Pères Abbés ont désiré envoyer, à la fin du Symposium, un message aux communautés. Le temps trop bref, ne leur a pas permis d'en rédiger qu'un texte provisoire.

 

Donc, ce texte n'était pas préparé avant le Symposium. Il a été préparé au cours de celui-ci et à la fin du Symposium.

 

            Celui-ci a été corrigé en fonc­tion des remarques présentées en Aula, et approuvé par nous les Supérieurs des trois Ordres Monastiques. Nous remercions ceux qui ont collaboré à la rédaction de ce message et nous espérons qu'il transmet quelque chose de ce que les participants ont expérimenté durant ces jours.

 

                                                                                                          Rome, septembre 1980

 

Réjouissez-vous tous dans le Seigneur, en ces jours où nous célébrons Saint Benoît ! Dans le cadre du quinzième centenaire de la naissance de Saint Benoît, les abbés, abbesses et supérieurs bénédictins, cisterciens et trappistes, se sont réunis pour la première fois dans l'histoire afin de réfléchir sur les valeurs communes, les aspirations profon­des et les défis actuels auxquels font face ceux qui vivent aujourd'hui sous la Règle de Saint Benoît.

 

L'assemblée, vous l'imaginez bien, était extrêmement disparate. Non seule­ment parce qu'il y avait des supérieurs de tous les coins du monde, mais aussi des options monastiques tout à fait opposées, depuis la vie contemplative telle que nous essayons de la mener ici jusqu'à l'activité la plus apostolique dans le monde. Et entre deux, vous aviez toute la gamme.

Malgré tout, il devait y avoir chez tous ces hommes des valeurs communes puisque tous se réclament de la Règle de Saint Benoît. Aucun ne peut prétendre posséder à lui tout seul le monopole de toute la vérité concernant la vie monas­tique et la Règle. Dieu est le Maître de l'Histoire, il est le Maître de l'Eglise, il est le Maître des personnes, des communautés. C'est donc lui qui inspire les orientations diverses, qui sont toutes vala­bles, qui se réclament toutes de Saint Benoît.

Et nous devons toujours bien prendre garde de ne pas laisser tomber sur d'autres qui vivent d'une façon dif­férente de la nôtre, un regard de mépris, comme si nous leur étions supérieurs. Non, nous sommes dans le champ de l'Eglise. Nous sommes des ouvriers à notre place, attelés à une tâche spécifique, à côté d'autres qui ont aussi leur voca­tion. Mais en dessous de tout cela, il y a des valeurs communes sur lesquelles ont réfléchi le Symposium.

 

Des aspirations profondes ! Car chacun est appelé, est attiré par le Christ, mais suivant ce qu'il est. Le Christ est la tête d'une personnalité qui est son Corps, qui est toute l'Eglise, qui même au-delà de toute l'Eglise est l'humanité entière. Et chaque moine a sa place, qui est unique, qui est irremplaçable.

Il y a donc en chacun des aspirations profondes qui sont irréductibles à celles des autres. C'est pour cela que nous devons toujours avoir un immense infini respect les uns pour les autres. Ce n'est pas parce que mon frère vit autrement que moi, ou sent, ou voit autrement que moi que je ne dois pas m'en­tendre avec lui ? Il est respectable dans ce qu'il est. S'accepter tel qu'on est, ça c'est le fondement de la véritable charité.

Et alors les défis du monde ! Nous sommes de notre temps, nous ne sommes pas d'hier, ni d'avant-hier !

 

            Des idées traditionnelles sont ressorties fortement de ces dis­cussions et des questions nouvelles ont élargi notre vision. C'est pourquoi les tensions entre la joie de la célébration et les appels de notre époque resteront le message essentiel de ces jours.

 

ça va revenir par après !

 

Au Mont Cassin nous avons présenté à Dieu, en votre nom, notre action de grâce, nous avons aussi offert les soucis et les problè­mes auxquels nous sommes inévitablement confrontés dans un monde mouvant et en crise.

 

L'Ordre Monastique n'est donc pas statique. Le monde est en crise, le monde bouge, le monde est en mouvement. L'Ordre Monastique est composé d'hommes qui sont aussi des fragments de ce monde. Et eux aussi sont en crise et en mouvement. Mais, disons ici, que c'est une crise dirigée et que c'est un mouvement ordonné. Parce que le chef, la tête qui anime tous ces hommes, toutes ces communautés, c'est le Christ qui, lui, est en train de continuer son oeuvre de création et de rédemption.

 

            Dans son homélie, le Pape nous a rappelé d'avoir à apprendre de la Règle comment accomplir un véritable renouveau moral et spirituel en tant que chercheur de Dieu et amant de Dieu ; il nous a aussi engagés à regarder en face les réalités du monde dans lequel nous vivons.

 

Donc, deux choses dans l'homélie du Pape. A partir de la Règle nous renou­veler sans cesse. C'est notre voeu de conversion des moeurs. Parce que nous som­mes des chercheurs de Dieu et des amants de Dieu. Mais nous cherchons Dieu parce que nous l'aimons. Si nous ne l'aimons pas, nous ne le cherchons pas.

Faisons bien attention à cela ! Lorsque notre visée dévie, lorsque nous ne sommes plus à l'aise dans notre peau de moine, dans notre vie concrète, faisons attention ! C'est que il y a une faille dans notre amour pour Dieu. Et c'est là que se porte notre effort de conversion. C'est de toujours être ouvert à cet amour de Dieu pour nous, pour que nous puissions le lui rendre et alors chercher Dieu avec persévérance.

Second point sur lequel a appuyé le Pape : nous engager à regarder en face les réalités du monde dans lequel nous vivons. Ne pas avoir peur de voir les choses en face. Le message va y revenir.

 

            Nous avons été ainsi provoqués à être fidèle à la tradition mo­nastique aussi bien qu'à affronter les besoins actuels dans les do­maines du développement spirituel personnel, de l'Eglise locale et la société contemporaine.

 

Il y a donc des besoins actuels, c'est à dire qui sont les nôtres aujourd'hui. Nous ne devons pas faire de l'archéologie et passer notre temps à réfléchir sur les besoins des moines des siècles passés ; ça peut être une forme d'évasion ou une forme de peur devant ce qui nous est offert aujourd'hui.

Non, les problèmes d'aujourd'hui, et ils sont fameux ! Et ça va nous aider alors à nous développer spirituellement et personnellement. Spirituel, cela veut dire encore une fois que nous sommes sous la mouvance de l'Esprit de Dieu. Et nous deviendrons des personnes libres, belles, pures, si nous n'avons pas peur de nous laisser brûler par le feu de l'Esprit.

Les besoins de l'Eglise locale et de la société contemporaine ? Toujours être inséré dans son milieu.

 

Maintenant trois points :

 

            Dans cet esprit, il a été réaffirmé que la vie monastique était la création d'un espace spirituel, où le propos de l'obéissance d'écoute n'est pas de séparer la communauté de la vie mais de les relier dans un témoignage de foi et d'espérance.

 

Voici une définition originale de la vie monastique. Elle est juste, elle est correcte. La vie monastique est la création d'un espace spirituel, c'est à dire d'un espace divin. Le spirituel étant la façon pour nous de vivre le divin. La vie monastique est donc la création d'un tel espace ; ça veut dire que nous habitons - je l'ai déjà expliqué et je pense que on devrait y revenir sans cesse - le monastère, le claustrum, ici, c'est la maison de Dieu. Ce qui nous entoure, c'est un domaine qui appartient à Dieu. Et là, on y vit selon les normes de l'Esprit de Dieu. Donc, la loi qui nous dirige ici, qui conditionne notre pensée et notre agir, c'est l'Amour qui est l'Esprit. Voilà donc un espace d'amour dans lequel chacun est libre de se développer comme il l'entend, à condition d'être toujours lui-même sous l'influx de cet Esprit. Voilà la vie monastique ! Et c'est très bien dit.

Alors, le propos maintenant, le but de l'obéissance qui est écoute de ce que dit l'Esprit, n'est pas de séparer la communauté de la vie. Donc, ce n'est pas de nous fermer sur nous-mêmes et de nous séparer de la vie réelle qui continue­rait à côté de nous à évoluer, tandis que nous, nous resterions bloqué dans notre situation présente.

Non, mais c'est de relier la communauté à la vie, que la communauté ne soit pas étrangère à ce qui se passe autour d'elle ; mais qu'elle soit pour le monde environnant un témoignage de foi et d'espérance. Et ça veut dire de foi, de vision de la divinité en la personne du Christ. Et d'espérance : c'est à dire de confiance dans ce que Dieu est en train de faire, de réaliser pour le monde à travers tous les obstacles, les difficultés et même les laideurs.

 

            Il en est résulté une prise de conscience du rôle et de la signi­fication de la pauvreté dans le monachisme contemporain.

 

Ici, je sais par des échos que j'ai recueilli après, que tout le monde n'a pas été d'accord sur cette histoire de pauvreté. On a dit : on a insisté trop, peut-être, sur l'aspect misère du monde. C'est vrai qu'il y a beaucoup de misère dans le monde maintenant. Mais misère matérielle, alors qu'il y a dans le monde une pauvreté maintenant affligeante morale et spirituelle. On n'a pas tellement bien établi, ici, la distinction. Mais vous comprenez que c'était difficile.

 

            Nous avons été amenés à nous demander, à ce moment précis de l'histoire, jusqu'à quel point nous suivions le Christ de l'Evangile et jusqu'à quel point nous étions séduits par les appels subtils de la société de consommation.

 

Le Christ de l'Evangile, c'est un Christ qui n'était pas un misérable. Il était le Créateur du mande, donc il était chez lui, mais il se contentait de ce qu'il trouvait. Il appliquait avant la lettre ce que Saint Benoît demande de quiconque veut venir dans un monastère : qu'il soit content de ce qu'il y trouve. C'est ça la pauvreté chrétienne ! C'est autre chose que la société de consomma­tion, où, là, an doit recevoir toujours davantage.

La société de consommation, c'est ceci, par exemple. Je l'ai encore entendu dernièrement. C'est un piège subtil. Je n'ai besoin que d'un paquet de savon. Mais je vois sur l'étiquette que si j'en achète trois j'aurai une réduction de 1 franc sur chaque paquet. Mais pour gagner ces trais francs, je vais en acheter trois, alors que je n'en ai besoin que d'un. Alors je vais donc surconsommer ce savon, puisqu'il est à si bon compte et que je gagne 1 franc sur le paquet ! Vous voyez les pièges subtils qui nous entraînent à consommer au-delà de nos véritables besoins !

 

Ceci nous a provoqués à nous demander de quel monde nous sommes réellement séparés ? à nous demander quel levain pour la société sont en fait nos monastères ?

         

 

Est-ce que nous sommes séparés du monde de la consommation ? Ou bien dans notre monastère, sommes-nous consommateurs séparés du monde des pauvres ? C'est à dire que nous serions ici un exemple type de gens qui consomment à ou­trance. C'est ça le sens de la question : De quel monde réel sommes-nous séparés ?

Est-ce que pour savoir comment vivre sainement aujourd'hui, on doit regarder le monastère ? Ou bien doit-on s'en écarter ? Ici voyez vous, nous autres, je puis le dire et je l'ai d'ailleurs dit au Chapitre Général, ici, nous ne sommes pas asservis à la société de consommation parce que nous avons pris au plan monastique une option qui nous met en dehors des normes d'aujourd'hui.

Notre production qui nous permet de vivre, elle est limitée. Nous ne la dé­passons pas et nous ne voulons jamais la dépasser. Nous sommes donc contre les lois actuelles de la société de consommation. On peut donc regarder ici pour voir comment se comporter sainement dans le monde d'aujourd'hui.

 

            …..à devenir plus attentif aux souffrances des femmes et des hommes de notre temps….

 

Et ici, je reviens à ce que je disais tantôt : ce n'est pas seulement la souffrance matérielle. Il y a combien ? Il y a la majorité, plus de la moitié de la population du globe qui ne mange jamais à sa faim, aucun jour, toujours vivre sur leur faim, leur faim d'appétit donc, toujours avoir faim. Mais il y:a aussi les souffrances morales, les souffrances spirituelles, qui, celles-là, sont incalculables. On ne sait pas les mesurer d'ailleurs. Il n'y a pas d'échelle de mesure. C'est trop personnel !

 

            …..à examiner enfin quelle est notre relation aux conditions de vie qui sont celles du tiers-monde.

 

Voilà, pour cette affaire du tiers-monde, est-ce que nous ne sommes pas res­ponsables, nous, de ce qui se passe dans le tiers-monde ? C'est-à-dire : est-ce que nous ne sommes pas, je veux dire ceci : Si nous avons le choix entre acheter un produit moins cher et qui vient d'une multinationale installée dans le tiers-monde, et qui tire alors des bénéfices énormes de ces salaires très bas, en dessous du minimum vital ; et alors le choix entre acheter quelque chose qui serait plus cher mais qui ne nous rend pas complice de ce qui se passe à l'extérieur de nos pays ? Mais voilà, nous n'avons pas le choix. Nous ne devons pas être complice indirect de l'oppression qui maintenant pèse sur certains pays !

           

Un deuxième point:

 

            La relation du monastère et de l'Eglise locale a été approfondie. La primauté de la recherche monastique de Dieu dans la liturgie, la communauté, la Lectio Divina, et le travail, a été clairement affir­mée. Les activités apostoliques, service réel rendu à l'Eglise loca­le, ne doivent pas porter atteinte à ces éléments de la vie monas­tique.

 

Cela ne nous touche pas tellement, cette activité apostolique, ici, dans le cadre de l'Eglise locale. Mais voyons des monastères qui ont des paroisses, qui ont toutes sortes d'activités, des oeuvres, qui s'occupent de toutes sortes de choses dans les villes, dans les campagnes, partout dans le monde entier. Ces monastères là, qui sont adonnés à ces activités apostoliques, ils ne doivent pas perdre de vue que la primauté, c'est d'abord la recherche de Dieu dans la litur­gie, la Lectio Divina et le travail.

 

            …..Par leurs activités, mais surtout par leur présence, les communautés bénédictines apporteront à l'Eglise locale la dimension pro­phétique de l'Evangile.

 

Voilà la véritable apport : la dimension prophétique ! Chaque moine devrait être un prophète. La communauté monastique doit être un phare qui éclaire les environs.

 

Un troisième point:

 

            Les obligations des communautés monastiques envers les questions sociales de notre époque ont été rappelées à diverses reprises, surtout par les moines et moniales des pays du tiers-monde qui en­gagèrent leurs frères et soeurs à vérifier leur usage des biens matériels et leur sensibilité à la dignité de la personne humaine.

 

Les questions sociales de notre époque ? Oui. Ici, nous avons du personnel salarié, du personnel ouvrier. Attention à cela ! Là est la question sociale immédiate pour nous, sans intermédiaire. Nous devons donc toujours donner un témoignage, non pas de paternalisme vis à vis de nos ouvriers, mais de collaboration sincère, confiante, humaine. Je dis humaine, parce qu'il y a dans beaucoup, beaucoup d'entreprises maintenant, les ouvriers ne sont plus traités comme des hommes, ce sont des machines, des piè­ces de machine.             Mais non, ici ce ne doit pas être le cas. Nous avons à faire à des hommes qui sont des collaborateurs.

           

Maintenant deux autres points encore qui se réfèrent à ce qui a été dit pré­cédemment :

 

            Le message du Symposium réside dans cette tension entre l'engagement à une joyeuse fidélité aux valeurs anciennes, et une conscience toujours plus vive des défis du monde actuel.

 

Les valeurs anciennes ! Elles doivent être vivantes en nous et trouver cha­que fois une nouvelle jeunesse. Ce n'est donc pas copier servilement l'ancien. Mais c'est assumer l'ancien et lui donner une vie nouvelle comme si on ne l'avait jamais vu auparavant. C'est cela la tradition ! Pourtant, c'est ancien ! Un scribe sage, c'est un homme qui sait tirer de son trésor des choses anciennes et nouvelles...

Une conscience toujours plus vive des défis du monde actuel. Au cours des siècles, les bénédictins ont été des constructeurs et des gardiens de la civilisation. Au chaos barbare, ils ont apporté l'ordre, la foi et un sens de la vie. En 1980 le monde est à un nouveau tournant de son histoire, tout aussi trouble et fragile que dans les âges qui nous ont précédés. Les deux tiers du monde manquent du minimum vital ; la possibilité d'un holocauste nucléaire pèse sur la vie de la planète entière ; les ressources mondiales sont consommées sans aucun respect pour les besoins actuels ou la croissance future.

 

Par exemple ceci : on m'a cité aux Etats-Unis, un ménage, homme et femme et un petit enfant : trois voitures pour deux personnes ! Mais oui, si il y en a une qui tombe en panne, s'il y en a une qui a un accroc, mais il faut toujours l'autre ! Sans aucun respect pour les besoins actuels ou la croissance future.

Il y a un monastère dont j'ai parlé ici, je ne vais pas citer son nom pour ne pas...mais enfin il l'a tout de même dit. Dans ce monastère il y a une qua­rantaine de personnes et il y a 14 voitures ! Oui ! L'Abbé était tout de même un peu gêné. Vous voyez ça ici ?

 

Maintenant un autre paragraphe :

 

            …..Communauté et unité, dignité de la personne, louange gratuite de Dieu - ces éléments bénédictins fondamentaux - n'ont jamais été aussi nécessaires.

 

Unité dans une communauté ! Alors c'est un véritable Corps, c'est une véri­table cellule du Royaume de Dieu, lorsqu'il y a de l'unité dans une communauté. Dignité de la personne ! Je le répète, que chacun soit respecté pour ce qu'il est et accepté tel qu'il est. Qu'il ait cet espace spirituel qui lui per­mette de s'épanouir divinement et humainement.

Louange gratuite de Dieu ! Gratuite ! Et alors j'ai chaque fois le frisson lorsque je pense que dans un monastère, pour assister aux Vêpres, il faut payer 40 francs à l'entrée. Louange gratuite de Dieu ! Non, non, nous avons reçu gratuitement, il faut que nous donnions gratuite­ment. On n'est jamais assez généreux vis à vis de Dieu, vis à vis des hommes. Mais surtout louer Dieu gratuitement. Ces des éléments bénédictins fondamentaux jamais aussi nécessaires qu’aujourd'hui.

 

            …..Que les communautés monastiques proclament que toutes les géné­rations, mentalités, races ou classes sociales peuvent se retrouver en Christ.

 

Mais elles doivent le proclamer par leur exemple. Nous sommes ici des menta­lités, des générations, des différences d'âges. Voyez un petit peu, de mentali­tés, de culture, de classes, de formations tellement différentes. Et malgré tout, nous parvenons à former un Corps ou chacun est aimé, ou chacun se sait aimé. C'est cela que les communautés monastiques doivent proclamer par ce qu'elles sont ; non pas par ce qu'elles racontent, mais par ce qu'elles vivent.

Voyez alors ces communautés qui sont tiraillées, qui sont divisées, où les hommes sont montés les uns contre les autres ! Voilà, voyez un peu ce que ça peut offrir comme malheur pour le monde.

 

            Qu'elles soient des centres de prière où la Parole de Dieu soit entendue et reçue ; qu'elles soient proches des opprimés et des pe­tits de ce monde par la simplicité de leur vie.

 

Il faut que lorsque quelqu'un de condition sociale très modeste, un laissé pour compte de la vie, vient passer quelques jours dans un monastère, ou même lorsqu'il se présente pour un travail ou pour n'importe quoi à la porterie, à la brasserie, il ne doit pas se sentir dépaysé ici. La simplicité de notre vie doit être telle qu'il y soit à son aise.

Je ne veux pas dire que nous devons maintenant courir en haillons, ce n'est pas ça ! Mais je veux dire une vie simple qui sera vraie, qui sera pure, qui se­ra transparente, accueillante à tous. Nous ne sommes pas un monastère pour une certaine classe ? Non, pour tout le monde.

 

            …..Qu'elles cherchent la paix et la justice pour tous ; qu'elles aiguisent la sensibilité de nos contemporains aux maux de la consom­mation, de l'individualisme et de la violence.

 

Et ça, d'abord le vivre ici, sentir notre solidarité, et attention à la violence. La violence, pour nous, ce n'est pas la violence qui sévit partout dans le monde, aujourd'hui, mais c'est la violence des paroles, et la violence des pensées aus­si contre les autres.

 

Et voilà la conclusion:

 

            « Cherchons d'abord le Royaume de Dieu ». Heureux d'être fils et filles de Saint Benoît, nous rendons grâce au Père de nous avoir donné un tel Père, par le Christ Jésus qui nous a appelés à le sui­vre, dans l'Esprit Saint qui inspira la vie et la Règle de Saint Benoît.

 

Voici une conclusion doxologique :

 

Puisse cette année de centenaire être un nouveau départ pour le témoignage bénédictin dans le monde.

 

            Voilà, mes frères, je vous ferai remettre à chacun un exemplaire de ce texte

dans un des jours de cette semaine. Mais retenons bien ceci : C'est que nous devons, ici, à l'endroit où nous sommes, être vrai...exigence de vérité !

Et ne pas avoir peur de nous livrer à ce Dieu qui nous appelle, à ce Christ qui nous aime et qui veut faire de nous d'autres lui-même. Nous devons devenir chacun, et notre communauté entière, un feu qui réchauffe le monde, une lumière qui dirige les hommes. Mais tout cela dans la solitude, dans le silence, dans l'invisible. Car c'est là que s'opère la véritable transfiguration du monde.

 

Fête de la Toussaint.                              01.11.80

      A. Chapitre du matin.

 

Mes frères,

 

La Toussaint est la fête du Royaume de Dieu venant à nous dans sa puissance souveraine et irrésistible. Ce Royaume de Dieu n'est pas localisable. Nous ne pouvons pas dire : il est ici ou il est là. Il est en nous, il est parmi nous, il est autour de nous, partout n'est-ce pas ? Le Royaume de Dieu est identique à la personne du Christ ressuscité. Ce Christ qui a été intronise Kyrios, Maître absolu de l'univers entier.

Et à côté de lui, il y a sa Mère, la Vierge Marie. Elle est comme une brume légère qui tamise et qui diffuse la lumière qu'est le Christ ressuscité. Si Marie n'était pas entre le Christ et nous, nous ne pourrions supporter l'éclat de cette lumière. Et autour d'eux il y a, comme une couronne, la multitude infinie des saints qui sont comme autant d'étoiles, chacune reflétant à sa manière originale, unique, une portion de la nature divine à laquelle chacun participe.

 

Mes frères, et le Christ, et Marie, et les saints, tous et chacun nous sont présents. Ils sont présents en tout lieu par la vigueur de leur vision et l'ef­ficacité de leur action. C'est là quelque chose à laquelle le moine à un niveau déjà élevé de son évolution spirituelle participe : cette omniprésence et cette omnipuissance.

Saint Benoît était un homme de Dieu. Il se tenait constamment devant Dieu. Il regardait Dieu. Il recevait de lui la lumière qui est Dieu. Et cette lumière, à partir de lui se répandait sur ses frères et se répandait sur le monde entier. Voilà l'image, une des plus belles, du contemplatif ! Or, pour ce qui est des saints, c'est leur état habituel, c'est leur état de sainteté.

 

Mes frères, les yeux de chair voient une face de la création, la face matérielle, la face physique. Les yeux du corps spirituel voient en même temps l'autre face, la face divine, la face lumineuse, la face qui est destinée à transformer l'autre face. La vie monastique, elle consiste entre autre à passer d'un mode de percep­tion à l'autre sans pour autant renoncer à l'admiration pour la beauté physi­que, la beauté charnelle, la beauté matérielle qui s'offre en premier lieu à nous.

Mais à travers elle, et en elle voyant le support, le reflet d'une autre beauté qui est celle du Christ Jésus en train de créer et de transformer l'univers. C'est pourquoi, comme je l'ai dit souvent, la vie monastique, elle est entièrement édifiée sur le symbole. Et je prends symbole dans le sens étymologique. Deux aspects de la réalités sont jetés devant nous, nous sont offerts, présentés.

L'homme animal ne perçoit que l'un de ces aspects, celui qui tombe sous ses sens animaux. Et comme il est destiné à autre chose, à un autre état, il demeure toujours frustré. Par contre, l'homme spirituel perçoit en même temps l'autre état, l'autre aspect de la réalité. Et il est comblé !

 

La vie monastique est une éducation à cette biperception de la nature des êtres. C'est une éducation qui prend presque toute la vie. Mais lorsque le moine est devenu un contemplatif, alors il n'y a plus de problèmes pour lui parce qu'il saisit toujours en même temps les deux aspects des choses.

C'est pourquoi, entre autre, il aime ses frères parce qu'il ne s'arrête pas à l'aspect rugueux, extérieur, mais il voit en même temps la lumière divine qui est en train de déjà agir comme puissance de résurrection dans ce frère. Il le voit déjà dans l'état qui sera celui de sainteté. Il y a donc pour le contemplatif un seul monde, le monde des saints qui nous est présenté aujourd'hui, qui nous est rappelé plutôt aujourd'hui et le monde de l'univers en voie de sainteté.

 

Mes frères, notre lutte consiste à nous tenir toujours en éveil de façon à ne pas succomber à la séduction des apparences, mais de rester ouvert à la lu­mière divine qui brille en chacun des êtres, des êtres vivants, des êtres inani­més aussi. Cette lutte, elle est exprimée pour nous dans notre voeu de conversion.

C'est une entreprise qui est difficile, car être toujours éveillé est quasiment impossible. Il faut donc que constamment nous soyons excités de façon à ne pas sombrer dans le sommeil. Et cette excitation nous vient de ce que nous appelons vulgairement la Vie Régulière, cette ordonnance de notre vie qui nous maintient toujours attentif à ce qui arrive autour de nous, à ce qui arrive en nous, attentif à cet univers divin, à ce Royaume peuplé, infiniment peuplé qui nous est présent mais duquel, nous, trop souvent hélas, nous sommes absents par la distraction.

 

Mes frères, essayons donc de toujours demeurer en état de combat. Et ainsi nous mériterons d'être un jour - espérons que cela ne tardera pas - un jour dès cette vie nous deviendrons concitoyen de ce Royaume. Et ce sera pour nous le sommet de notre bonheur, de pouvoir partager cons­ciemment la société du Christ, la société de la Vierge Marie, la compagnie de tous ces saints et de pouvoir, même dans ce monde où il y a temps de laideurs, tant de méchanceté, voir que à l'oeuvre il y a dans le secret une force d'amour qui au terme de l'histoire sera définitivement vainqueur.

Voilà mes frères pour ce matin. Tantôt, au cours de l'Eucharistie, j'essaye­rai de pousser les choses un peu plus loin. Car le Christ va nous proposer des normes qui nous permettrons de réaliser l'intention qu'il a sur chacun de nous.

 

      B. Introduction à la célébration.

 

Mes frères,

 

La Toussaint est une des fêtes les plus chères à notre coeur de croyant. Comme je l'ai dit ce matin, elle est le Royaume de Dieu venant à nous dans sa souveraine et irrésistible puissance. Ce Royaume est ici présent parmi nous. Dans ce sanctuaire, nous ne sommes pas seuls. Ici est le Christ, la Vierge Marie, les saints connus et inconnus en nombre infini, ils sont présents, intensément présents. Implorons leur secours, demandons leur de nous aider à être digne de parti­ciper avec eux aux divins mystères.

 

      C. Homélie.

 

Mes frères,

 

Le Christ vient de nous adresser des paroles paradoxales qui feront de nous, si nous y conformons notre conduite, des fils de la résurrection en nous intro­duisant dans le Royaume de Dieu. Le Christ a le droit de parler ainsi, n'est-il pas le chemin, la vérité, la vie ? N'a-t-il pas dit : Celui qui me voit, voit le Père ?

Le Royaume de Dieu n'est-il pas entièrement condensé en sa personne ? Et à partir de lui, ne se diffuse-t-il pas à travers l'univers entier en chacun de nous, si nous nous ouvrons à lui ? , N'a-t-il pas dit : La vie éternelle, c'est de te connaître, toi, Dieu, seul unique et vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, ton Fils, Jésus le Christ ?

 

Mes frères, le Christ ouvre devant nous un sentier étroit, resserré, abrupt, impraticable. Seul quelques fous s'y engagent et y avancent, une folie sublime qui va faire de ces hommes des dieux. Nous ne sommes pas venus au monastère pour autre chose. Le moine qui se lais­se porter au paroxysme de cette folie, il est devenu pure transparence d'un au­-delà des êtres. Il est révélation vivante du monde divinisé.

Entre le Royaume de Dieu et lui il n'y a pratiquement plus d'espace, plus d'intervalle. Cet homme est entièrement libre car il est le maître de la création et des événements. Le Christ, en lui, crée et recrée le monde. Cet homme est puissant, car là où le Christ l'a élevé plus rien ne peut l'atteindre. Et il possède la Vie Eternelle, car à la suite du Christ, il a franchi en vainqueur le portique de la mort.

 

Mes frères, aujourd'hui plaçons nous franchement, résolument dans cette visée. Tout au long de cette journée méditons humblement ce que nous venons d'entendre. Essayons de revoir ce spectacle extraordinaire que l'Apocalypse a découvert sous nos regards. N'allons pas trop faire marcher notre imagination, mais contemplons ; ouvrons les yeux, les yeux de notre corps spirituel.

Je rappelle ce que j'ai dit ce matin, ce à quoi j'ai fait allusion un ins­tant en ouvrant cette Eucharistie : le Royaume de Dieu est ici dans ce local. Si notre coeur est suffisamment pur, nous le voyons. Ces paroles étonnantes et rassurantes du Christ, méditons-les humblement aujourd'hui. Elles sont ce que Saint Benoît appelle la via salutis, la route qui va nous conduire au complet épanouissement de notre personnalité humaine et divine. L'Apôtre nous l'a rappelé.

Nous sommes appelés enfants de Dieu, parce que nous le sommes. Et notre destinée, c'est d'être participant à part entière de la nature divine avec tous ses privilèges. Et le premier, c'est d'avoir conscience dans une vision directe, immédiate, que nous sommes devenus parents de Dieu par cadeau.

 

Mes frères, à qui irions-nous ? Nous possédons ce trésor, le trésor de ces Paroles Divines qui sont porteuses de vie. Ouvrons-nous à elles, laissons-nous posséder par elles, les commenter serait les édulcorer. Nous devons les rece­voir et les manger. Dans quelques instants, cette Parole, le Christ va dans les Espèces Eucharistiques se donner à nous et s'assimiler à notre être physique aussi bien que spirituel.

Mes frères, ouvrons-nous à ces réalités. Et un jour si nous sommes fidèles, si nous avons suffisamment de foi en ce Dieu, en ce Christ, en ces Saints ici présents, nous serons avec eux pour l'éternité dans la communion, en pleine lu­mière.

 

                                                                                                             Amen.

 

Partage du Chapitre Général.                      09.11.80

      6. Nature et mission de l’Abbé – Principes.

 

Mes Frères,

 

Après la lecture des rapports, au Chapitre Général, il est appa­ru que beaucoup de maisons rencontraient des problèmes qui leur étaient propres ou bien qu'elles partageaient avec d'autres. Après réflexion, on en a découvert 21 qu'on a réparti en trois groupes de 7. On a invité les Abbés à se réunir pour échanger au sujet des thèmes qui les intéressaient. On pouvait choisir un sujet dans chaque groupe.

Moi-même, dès le départ du Chapitre Général, en écoutant tous ces rapports, j'avais été frappé par les difficultés que rencon­traient nombre d'Abbés dans leurs rapports avec les Frères. Je me suis donc inscrit à ce groupe qui était très nombreux et qui a été divisé en francophone et anglophone. Je me suis trouvé du côté des Francophones.

Il me semblait que c'était intéressant de réfléchir au sujet de la nature et de la mission de l'Abbé, et aussi de m'enrichir de l'expérience des autres. Et je dois vous avouer que j'ai été déçu car aussitôt, on a commencé à parler de l'autorité de l'Abbé. Voilà comment on présentait les choses :

Dès qu'un frère est élu Abbé, il se situe en dehors de la communau­té. Auparavant il entretenait des relations amicales avec les frères. Dès qu'il est Abbé, une barrière s'élève entre lui et ses frères, ses anciens frères et lui. Et il n'y a presque plus de commu­nications possibles. Les frères voient en lui maintenant celui qui détient l'autorité. Il faut donc se tenir à distance et l'Abbé se trouve donc isolé.

 

Et alors, comment doit-il faire pour exercer son autorité ? Tout le problème a tourné autour de ça ! Je n'ai rien dit du tout. Mais je n'avais rien à dire parce que c'était tout à fait à côté de ce que nous vivions ici. Dans chaque groupe, il y avait un secrétaire qui prenait note de tous les échanges. Et ces échanges ont été lus en séance plénière. Pas les 21 ! On en a choisi quelques une et entre autre de la mission de l'Abbé.

Et un peu après, je me suis trouvé un jour à côté du secrétaire du groupe à table. Et il m'a dit : C'était tout de même bien ? Mais j'ai dit : Non, je ne suis pas d'accord du tout ! Et pourquoi, dit-il ? Et je lui ai dit ceci :

Dans la Règle de Saint Benoît, on ne parle jamais de l'autorité de l'Abbé. Le mot autorité revient trois fois : deux fois à propos de la Parole de Dieu et une fois à propos de la Règle. Saint Benoît ne connaît qu'une seule autorité, c'est celle de la Parole de Dieu, et une autorité subsidiaire qui est celle de la Règle.

 

Et la Règle n'est rien d'autre que la Parole de Dieu mise à la dis­position des frères qui se sont réunis pour ensemble essayer d'ap­procher de ce Dieu qui les interpelle par sa Parole. L'Abbé, lui, n'est pas revêtu d'autorité, mais d'un pouvoir, une potestas, un pouvoir. Et son pouvoir est celui d'être auprès de ses frères l'interprète autorisé de la Parole de Dieu. Et il en est l'interprète par sa conduite et par son verbe.

Praeesse duplici doctrina, dit Saint Benoît, 2,11. Il est en tête, il marche le premier grâce à son double enseignement, celui de sa vie et celui de ses paroles. Si bien que l'Abbé n'est pas investi en autorité, mais en service. Il est le serviteur de tous. Les frères doivent tous se retrou­ver en lui. Et lui doit vivre en chacun des frères. Il y a aussi une seule communauté, un Corps, qui a une tête : l’Abbé.

Sans cette tête le Corps est un cadavre. Et il y a un Corps qui porte cette tête. Et la tête sans ce Corps, elle n'est rien qu'un objet de mu­sée. Il n'y a pas une césure, une séparation entre les deux. Et le problème n'est pas de savoir comment on pourrait adapter une tête sur le Corps ? Alors ce n'est plus un vivant, c'est une poupée ; on essaye d'adapter les deux pièces, de les ajuster une à l'autre.  

Et je ne sais pas, il n'a pas été très contant, il n'a rien dit du tout ! Mais le résultat, peut-être le résultat ? C'est qu'il avait été décidé que tous ces échanges seraient publiés en annexe aux minutes du Chapitre Général. Ces annexes sont venues. Je trouve le rapport du groupe Anglophone, mais le rapport du groupe Franco­phone, il n'y est pas ? Il est possible qu'après réflexion, ils aient un peu peur de le faire connaître ! C'est trop, il y avait trop, cela n'allait pas.

 

Maintenant, voici ce que disent les Américains, les Anglais et les Irlandais. C'est tout autre chose. C'est tout un autre ton. Ils disent qu'on peut diviser les éléments de l'échange de la maniè­re suivante : d'abord les principes, puis les éléments humains.

 

Au plan des principes, le mot autorité ne revient que trois fois dans la Règle.

Vous voyez ! Je n'ai pas été leur souffler à l'oreille. Ils le savaient aussi bien que moi. Mais les autres ne le savaient pas ! Je ne sais pas, il y a là quelque chose, je ne sais pas ? C'est à ces moments-là qu'on sent qu'il y a une torsion entre des groupes qui ne sont pas linguistiques, mais qui sont d'esprit différent.

 

Il semble que de ce fait on doive parler du service com­me guide des frères au nom du Christ.

 

Guide ! Ceci est une traduction de l'Anglais. L'Abbé est donc un serviteur des autres. Il n’est que ça. Et il est serviteur par­ce qu'il sera le leader - c'est le mot Anglais - le leader. Il va donc exercer un leadership. Il devra donc conduire. Il sera le pre­mier à marcher sur la route qui conduit vers Dieu.

Comme le Christ qui est venu sur terre pour prendre la tête d'un troupeau, il est le berger d'un troupeau qu'il ramène vers le Père. Dans ce troupeau, il y en a beaucoup qui courent à gauche, à droite, qui sont perdus. Souvenez-vous de la Parabole de la brebis perdue ! Mais non, il ne la laisse pas là, il est le leader. Il va un instant laisser les brebis dociles là sur la route. Elles ne bouge­ront plus, elles n'avanceront plus. Mais lui va à la recherche de l'autre. Il la ramène et on reprend la route. Leadership !

Mais maintenant, pourquoi ce mot leadership ? J'y ai réfléchi un peu. Et ici, je pense bien qu'à l'arrière plan du subconscient de ces Américains, il y a l'image du Président des Etats-Unis ? C'est tout à fait cela ! On vient justement d'élire un nouveau Président. La campagne dure plus d'un an. On en choisit un. Mais, chaque Américain, même ceux de l'autre parti, vont se retrou­ver dans le Président. Et le Président agit au nom de chacun des citoyens Américains. Il n'y a pas de distinction nette entre les deux. Il est la conscience de cette république.

A mon avis, et cela vaut pour toutes les régions, il y a dans notre représentation de l'Abbé, toujours un schème imaginaire qui est lié au contexte politique de notre région. Ainsi j'ai entendu dire, je vous l'ai déjà rappelé, que du côté Français, ils étaient Napoléoniens ! Et c'est vrai, ils voient l'Abbé sous l'image de Napoléon. Oui, oui, ou bien de Gaulle qui est une sorte de réincarnation de Napoléon.

Et dans nos régions à nous, quel est le schème qui sera sous­-jacent à notre représentation de l'Abbé ? Ce sera celui de la monarchie que nous connaissons dans le Benelux. Ce n'est pas quelque chose d'effacé ? Non, c'est quelque chose d'essentiel. Mais ce sera plutôt l'image du père de famille. C'est celui qui est, oui c'est ça, le père. C'est celui qui est la conscience, la conscience de la famille monastique. Et je pense que c'est très proche de ce que Saint Benoît a vécu.

 

Mais prenons bien garde toujours, de nous interroger, lorsque nous rencontrons des étrangers venant d'autres régions, pour voir un peu comment eux se représentent le monastère, se représentent les frères, se représentent l'Abbé ? Et derrière, il y a toujours une expérience d'ordre politique qu'on fait dès l'enfance sans le savoir. C'est lié à notre nature de citoyen de tel pays. Naturellement les Anglais et les Américains n'ont pas dit ça, mais à la réflexion, je pense qu'il y a tout de même quelque chose de vrai là-dedans.

Alors ils disent. Ceci est donc un résumé des échanges. Il y a chaque fois un petit paragraphe. C'est donc ce qu'un Abbé ou plu­sieurs Abbés ont dit.

 

...La communauté est Formée par l'Abbé et ses Frères. Par conséquent il semble inadéquat de parler de MA communauté, car cela indique une séparation ou une différence.

 

Si vous entendez un Abbé qui dit : ma communauté, c'est comme ceci ; dans ma communauté, je fais ça, Attention, c'est,dangereux ! La communauté est vue alors comme une possession. Elle est distinc­te de moi. Elle est ma propriété. Elle est mienne. C'est moi qui la dirige, c'est moi qui la forme, c'est moi qui ait autorité sur elle. Elle est MA communauté comme on dirait MA voiture. Ce sont des façons de parler qui trahissent un esprit.

 

...on ne peut pas dire cela parce que la communauté est formée par l'Abbé et les Frères. C'est un Corps. La base théologique exacte selon la Règle de Saint Benoît est que le centre du monastère n'est pas l'Abbé, mais Jésus-Christ. Et l'Abbé est comme la face humaine et l'intermédiaire le plus important entre le Christ et ses Frères.

 

C'est vrai ! Le centre du monastère ne peut jamais être l'Abbé. Le centre du monastère, c'est la personne du Christ. Ce n'est pas le concept du Christ, ce n'est pas une théologie du Christ, mais c'est la personne bien vivante de Jésus-Christ. Il est le centre du monastère. Le monastère est sa maison. Il est ici chez lui. Et nous sommes chez lui, nous, des invités et des serviteurs. Et le premier de ces serviteurs, c'est l'Abbé.

L'Abbé, alors, il est dans le monastère celui qui doit être transparence du Christ. Il faut lorsqu'on le regarde, ou lorsqu'on l'écoute, ou lorsqu'en le voit agir, on doit voir transparaître la personne du Christ. Au début, il faut une certaine gymnastique, ce qu'on appellera l'esprit de Foi. A mesure que l'on progresse dans la pureté du coeur, les yeux doivent, à travers l'humain et les dé­faillances, et les défauts de l'Abbé, les faiblesses de l'Abbé, les yeux doivent voir apparaître le visage du Christ.

Mais il est indispensable, et ils le rappelleront plus tard, que l'Abbé soit réellement habité par le Christ. Et il sera habité par le Christ s'il donne sa vie pour ses frères, donc si d'une certaine façon il disparaît dans la personne du frère ; et, s'il a le courage d'assumer en lui le frère tel qu'il est, donc avec ses péchés, avec ses incapacités, avec ses complexes, tout...

 

Le frère tel qu'il est il l'assume en lui comme l'Abbé lui-même tel qu'il est assumé dans le Christ. Il est donc alors l'inter­médiaire, ou le canal obligé entre les frères et la personne de Jésus-Christ. Mais encore une fois, il sera intermédiaire efficace s'il n'est pas séparé du Corps. Là où la tête passe, tout le Corps suit. Ne pas dire la tête passe par le trou, et puis le corps reste dehors ! Non, c'est le Corps entier qui passe.

 

...L'Abbé est le canal, comme la Vierge et le Christ, entre Dieu et les Frères. Et c'est la raison pour laquelle il est responsable de l'obéissance de ses Frères.

 

Il y a une union mystérieuse entre l'Abbé et les Frères. Si bien que la désobéissance d'un Frère est en quelque sorte la déso­béissance de l'Abbé lui-même. C'est l'Abbé qui désobéit dans le Frère, de même que c'est le Christ qui tout en étant sans péché commettait le péché dans l'homme. Il avait été fait péché pour l' homme.

C'est très, très mystérieux, ceci ! C'est là qu'on voit l'union mystique entre le Christ-l'Abbé, l'Abbé-les Frères. Lorsqu'on ana­lyse et qu'on dissèque cette réalité, on risque de la réduire à l'état de cadavre, on ne voit plus clair. Je pense que ça doit être vécu pour être compris. C'est existentiel. Il faut une intuition pour en saisir la puissance et la vigueur.

 

...Ceci exige une grande purification de l'Abbé et indique l'importance primordiale de sa propre vie spirituelle. Car autrement, il ne saurait enseigner ce qu'il vit, ou plutôt vivre ce qu'il enseigne.

 

Il est donc requis que l'Abbé ait une vie spirituelle intense, qu'il soit un homme de l'Esprit, un pneumatophore, et qu'il y ait une grande purification de l'Abbé. Il faudrait voir le mot Anglais qu'ils utilisent pour purification. Il veut dire une grande pureté de coeur chez l'Abbé. Vous voyez que cela se situe à un niveau tout autre que celui de l'autorité d'un homme sur d'autres hommes, même si cet homme tient la place du Christ.

Nous verrons dimanche prochain les éléments humains : comment l'Abbé devra traduire ces principes dans sa vie personnelle, et sa vie personnelle en face de ses frères, pour que les frères puissent savoir se conduire en regardant la façon d'agir de l'Abbé.

Vous voyez que c'est très, très exigeant pour l'Abbé. Et encore une fois, ayez bien soin de prier pour lui, car de la valeur de l' Abbé dépend la valeur des frères. Et c'est encore pourquoi l'Abbé devra répondre de la vie et de l'obéissance de chacun de ses frères parce que tels seront les frères, tel est l'Abbé ; et tel est l'Abbé, tels seront les Frères.

 

Chapitre : La non-violence.                        12.11.80

      Mais violence envers soi-même !

 

Mes frères,

 

Aujourd'hui un peu partout dans le monde se constituent des groupes qui militent en vue d'établir la justice et la paix en re­courant à des méthodes non-violentes. C'est à dire qu'ils refusent la guerre, les attentats, les émeutes, mes meurtres politiques, la torture. Ils s'inspirent pour une bonne part de l'Evangile. L'idée de vous parler de ceci en rapport avec la Fête de demain m'est venue de ce que hier, j'ai rencontré par hasard une personne qui travaille en collaboration avec un de ces groupes.

C'est un peu idéaliste ! Et pourtant, ça se rapproche très fort de ce que nous nous efforçons de vivre dans le monastère. Car, qu'est-ce qu'un monastère ? C'est une assemblée, un groupement d'homme dont les coeurs sont polarisés par le Dieu qui est amour. Polarisé : ça veut dire que tous sont attirés par Dieu comme l'aiguille de plusieurs compas est attirée par le pôle. Saint Benoît utilise quatre fois un petit mot, qui est très important, et qui traduit ceci : c'est le mot pariter. 20,5 - 49,3 - 53,4 - 72,12. On le traduit habituellement par ensemble. Mais il est beaucoup plus vivant. Il signifie l'harmonie et l'articulation des esprits, des coeurs et des corps.

Il faut, par exemple, dit-il, lorsqu'on entonne le gloria, se lever pariter, d'un même mouvement. C'est un ensemble, un ensem­ble qui est harmonieux - c'est le meilleur des mots - parce que tous les coeurs vibrent à l'unisson à ce moment où tous sont rappelés à la conscience de Dieu vivant dans l'assemblée. C'est cela une communauté monastique ! D'où l'importance aussi de la beauté des gestes dans une liturgie, ça ne peut pas être bâclé. Non, et ce ne doit pas être étudié, ce ne doit pas être compassé. Ce doit être naturel parce que le coeur est attiré par cette beauté de Dieu. Voilà donc une assemblée monastique !

 

Et cette unanimité dans la tension vers la beauté divine et dans le comportement qui s'en suit, elle n'est possible que si nous nous oublions toujours pour choisir ce qui a la préférence dans le coeur des autres. Saint Benoît le dit aussi : nous devons toujours renoncer à notre propre jugement pour choisir ce qui est utile aux autres. C'est une gymnastique de renoncement qui doit être habituelle chez nous !

Alors si nous sommes tels, dans notre coeur il n'y aura place ni pour l'ambition, ni pour l'intrigue, ni pour la haine, ni pour le mépris, ni pour le jugement. Nous rejoignons cette lutte contre les pensées. Voyez un peu, un moine, un frère, qui n'a pour les autres que des jugements de bienveillance !


S'il en est ainsi chez nous, nous éteignons à tout moment les foyers de violence qui pourraient s'allumer. Et les occasions ne manquent pas. Saint Benoît le sait aussi puisqu'il dit que nous devons deux fois par jour au moins chanter tout haut le Pater, pour que lorsque nous disons : Pardonne-nous comme nous pardonnons nous­-mêmes, nous puissions éteindre, nous puissions couper les épines de scandales qui peuvent surgir à tout moment dans un monastère.

Et ainsi, mes frères, nous installons dans notre communauté un climat de non-violence qui nous permet de construire la paix, une paix solide qui est à l'image de celle dont jouissent les saints moines et moniales que nous fêtons demain.

 

Ces hommes du monde,qui militent en faveur de la paix et de la justice par la non-violence, sont donc nos cousins très proches à condition que nous-mêmes dans notre monastère nous soyons des non-­violents, non seulement dans notre conduite, mais dans nos pensées et nos jugements. C'est cela le plus difficile !

Et ce climat de non-violence, dans notre monastère, entre nous, est une contribution efficace, la plus efficace à l'instauration de la paix dans le monde. Car non-violence veut dire  oubli de soi, renoncement à soi, donc des actes d'amour que nous posons à tout moment. Or les saints nous disent que le plus petit acte d'amour est plus utile à l'Eglise, et donc à l'humanité, que toutes les autres oeuvres réunies.

Chaque fois que nous posons un acte d'amour, que nous renonçons donc à la violence, que nous nous oublions pour lais­ser la place aux autres, à ce moment-là, nous injectons dans le Corps de l'humanité des Forces, des énergies spirituelles qui per­mettent à la paix d'avancer. C'est imperceptible, direz-vous. Oui, à notre regard myope d'homme, nous ne le remarquons pas. Mais à l'échelle de Dieu c'est remarquable !

 

Mais nous pouvons, nous, - c'est ici le paradoxe - nous pouvons pratiquer cette non-violence à condition que nous exercions contre nous-mêmes une sainte violence, contre nous-mêmes ! Le Christ l'a dit : le Royaume de Dieu souffre violence et seul les violents s'en emparent. Si nous interrogeons maintenant les Pères de la vie monastique, ils nous diront que le moine c'est celui qui se fait violence en tout. Je serai donc non-violent dans mes rapports avec mes frères si je suis violent à mon endroit.

Il est utile d'interroger, d'interviewer nos prédécesseurs dans la vie monastique - ceux qui maintenant sont auprès de Dieu, ceux dont nous allons faire mémoire demain - écouter leurs dits, scruter leurs écrits, et nous verrons que la vie du moine est un combat sans merci contre l'égoïsme, c'est à dire contre toute forme de recherche de soi. Ils nous le diront, ils nous le répéteront sans cesse.

Dès le premier mot de sa Règle, déjà Saint Benoît nous le dit : nous devons militare, nous devons lutter, nous devons combattre. Et c'est un combat sans merci : ça veut dire que si je ne suis pas vainqueur, je suis vaincu. Il n'y a pas de quartier, il n'y a pas de possibilité d'échapper, de se planquer, de déserter, de faire l'embusqué. Ce n'est pas possible. Cet égoïsme, cette recherche de soi, cet amour de soi, c’est le péché par excellence. Et c'est la raison pour laquelle nous devons sans aucune pitié, ici, combattre contre lui. Car si je m'y abandon­ne, que va-t-il arriver ?

 

Cela va me rendre cruel, intrigant, impitoyable, donc sans cœur. Cela va me rendre meurtrier, car je ne serais pas satisfait aussi longtemps que je n'aurais pas pris toute la place pour moi, aussi longtemps que je n'aurais pas été intronisé comme un roi et un dieu pour les autres. Analysons un petit peu, mais sincèrement ce qui se passe en nous lorsque nous avons des pensées - je ne parle même pas d'actes - vio­lentes contre un frère. Et nous verrons que à la source il y a un amour désordonné de nous, une recherche de nous. Pourquoi ?

Parce que le Frère est sur ma route. Il m'empêche de m'affirmer. Il m'empêche de faire ceci ou cela, il est un gêneur. Il faut donc que d'une façon ou d'une autre, quand ce ne serait que par mes pa­roles, par un geste, par un regard, par n'importe quoi - donc par quelque chose qui va le blesser - il faut que je l'écarte de ma route. Et ça, ce sont les fruits de cet égoïsme, de cet amour désor­donné de soi.

 

Cette autolâtrie, elle est dans le fond, si nous voulons bien y réfléchir, une forme extrêmement raffinée de l'athéisme. Les plus formidables athées se trouvent dans le monde des religieux et des religieuses. Ce sont des athées pratiques.

Il y a des athées théoriques. Ils ne pratiquent pas, ils ne croient à rien. Mais il y a des athées pratiques ! Ce sont ceux-là qui prennent la place qui revient à Dieu. Ils méconnaissent Dieu, Dieu n'existe pas pour eux. C'est moi qui suis Dieu !

Je suis dieu parce que j'écarte mon frère. Alors vous avez la violence qui s'installe. Et quand ça s'installe dans un monastère, c'est quelque chose d'épouvantable. Quand c'est déjà dans l'âme de quelqu'un, dans l'esprit de quelqu'un, dans le coeur de quelqu'un ? Mais alors quand c'est dans toute une communauté ?

 

Eh bien voila, mes frères, nous avons donc le droit à une seule violence, c'est la violence contre notre égoïsme. Et cette violence, elle doit être permanente. Le moine est donc un soldat. Il est un veilleur. Il n'est ja­mais démobilisé. Il n'y a jamais pour lui d'armistice. Il devra rester ainsi en armes jusqu'à son dernier souffle.

Si nous persévérons, comme le dit Saint Benoît, jusqu'à la mort, Dieu nous fera tôt ou tard - bientôt dit Saint Benoît si nous som­mes fidèles - la grâce d'un coeur pur. Et dans ce coeur, il n'y au­ra plus de place pour la violence envers l'autre. Il n'y aura plus de place que pour la saine et sainte violence contre soi.

Ce coeur pur nous permet de voir Dieu, d'entrer dans le mystère de l'être de Dieu et de l'agir de Dieu, et ainsi de goûter aux joies de la vie éternelle, cette vie éternelle qui est paix, qui est plénitude, qui est le sort des saints et des saintes que nous allons fêter demain. Et c'est cette joie et cette plénitude que je vous souhaite à tous en prévision de la Fête de demain, et en particulier à notre frère Jean-François qui s'est préparé par une bonne retraite à se donner à Dieu demain.

 

Préparons-nous, mes frères, en célébrant le mieux possible notre Office de Vigiles. Et puis nous serons de coeur avec notre frère Jean-François pour renouveler au fond de notre conscience notre donation à Dieu, pour redire à Dieu notre espérance, notre foi, notre amour, et l'assurer que jusqu'au dernier instant de notre vie nous combattrons contre notre égoïsme pour que non-violen­ce et paix règnent dans nos coeurs, dans notre monastère, et de là, puissent rayonner sur l'univers entier.

 

Profession temporaire de Fr. Jean-François.   13.11.80*

 

Mon Frère,

 

Vous avez choisi de chercher Dieu par les sentiers étroits du dépouillement total. Vous avez quitté votre famille, votre patrie, vos amis, pour vous enfoncer dans le désert d'un petit monastère inconnu, loin de toute vanité, loin de tout renom, afin de vous réserver à Dieu seul.

Vous avez voulu marcher sur les traces de Saint Benoît, des Fondateurs de Cîteaux, de leurs innombrables disciples présentement immergés en Dieu, ces saints moines et moniales que nous fêtons aujourd'hui.

 

Dieu vous a donné de comprendre et de vivre les deux exigences les plus dures de la vie monastique contemplative. Il vous a fait pénétrer en elles. Il vous a donné la grâce d'être captivé par la séduction qui est cachée derrière tout l'abrupt qu'elles offrent à notre chair, et devant laquelle souvent nous aurions plutôt envie de fuir. Mais non, vous, vous n'avez pas reculé ! Bien plutôt, vous vous offrez maintenant afin que Dieu vous transporte jusque dans les jardins réservés de son Royaume.

Je vous le promets, si vous êtes confiant, si vous demeurez fidèle, vous verrez bientôt transparaître l'indicible beauté de la lumière divine qui brille sur le visage du Christ ressuscité.

Mais je vous préviens, vous devrez au préalable vaincre la peur de la mort, la lassitude de la durée, en un mot affronter jour après jour la croix. La vision de Dieu est promise au coeur pur, mais la purification de notre coeur n'est jamais entièrement achevée ici bas.  

N'entendez-vous pas la multitude des saints et des saintes que nous célébrons aujourd'hui, ne les entendez-vous pas murmure à l'oreille de votre âme : pourquoi pas toi aussi, à ton tour avec nous et comme nous ?

 

Vous allez vous engager à suivre le Christ présent en la person­ne de votre Abbé. Ouvrez votre intelligence à la Foi, votre volonté à l'Amour, votre mémoire à l'Espérance !Apprenez à vivre divine­ment !

Et tout ce que vous demanderez, tout ce que présentement vous tenez en vous comme une ouverture à un amour qui vous appelle, tout cela, vous l'obtiendrez. Et comme nous l'avons entendu dans la lec­ture de l'Evangile de cette nuit, vous l'obtiendrez présentement, c'est à dire dès cette vie.

Mais encore une fois, il faudra demeurer fidèle et ne pas crain­dre la souffrance. Mais souffrance bienheureuse qui va vous faire passer d'un état de mort que vous ne soupçonnez pas à un état de vie que vous soupçonnez moins encore et qui malgré tout est déjà présent en vous en germe. Et c'est lui qui vous pousse en avant et qui vous fera tout supporter.

 

Mon frère, êtes-vous décidé à chercher et à trouver Dieu, à tout consentir pour cela, dans ce monastère de Saint Remy, construit en l'honneur de le bienheureuse Vierge Marie, en cette année jubi­laire de Saint Benoît, en ce 750° anniversaire de la Fondation de notre Abbaye, êtes-vous décidé à cela, mon Frère ?

 

- Oui, avec la grâce de Dieu et le secours de vos prières.

 

Ce que Dieu a commencé en vous, qu'il le conduise à son achèvement.

 

 

 

 


Homélie : Fête de tous les Saints de l’Ordre.   13.11.80

      Devenir les concitoyens des Saints.                  

 

Mes frères,

 

Nous sommes réunis autour de cet autel pour fêter les Saints et les Saintes qui ont combattu sous la Règle de Saint Benoît. Et cette année, notre célébration revêt un relief particulier en raison de trois événements : le quinzième centenaire de la naissance de Saint Benoît, le 750° anniversaire de la fondation de notre Abbaye et enfin la profession de notre frère Jean-François.

De quoi s’agit-il au fait ? C'est à la fois très simple et subli­me : nous devons à notre tour conquérir la vie impérissable. Et cette vie, nous le savons, c'est de connaître Dieu et celui qu'il a envoyé, Jésus le Christ. Il ne s’agit pas d'une connaissance notionnelle, mais nous devons saisir existentiellement et mystiquement ce Dieu Un et Trine par le­quel nous sommes nous-mêmes saisis.

Connaître Dieu, c'est partager sa vie, c'est devenir un seul esprit avec lui, c'est jouir de ses prérogatives. Connaître Dieu, c'est être avec le Christ un seul Corps - le Christ ressuscité et glorifié - et cela dès cette vie. Etre un seul être avec le Christ ressuscité comme les sarments sont un seul être avec la vigne et entre eux.

 

Oui, mes frères, si nous participons au corps du Christ, nous participons aussi les uns aux autres. Et ainsi jour après jour se construit notre corps spirituel en vue de sa future et toujours prochaine résurrection. Mais si nous sommes un seul être avec le Christ et entre nous, nous devons porter des fruits, des fruits de vérité, des fruits de justice, des fruits d'amour, en nous oubliant nous-mêmes. Nous de­vons en arriver à avoir un jugement et une volonté entièrement iden­tifiés à ceux du Christ.

            Et il faut que notre regard ébloui par la beauté de la lumière divine boive à longs traits la vie transfigurante. Il faut, mes frères, que dans nos paroles, dans nos regards, dans toute notre conduite, transparaisse cette vie divine qui bat dans nos artères.

Notre voeu de stabilité symbolise et actualise notre habitation en Dieu et notre insertion en Christ. La gloire de Dieu est que nous devenions riches en fruits de vie, en fruits de générosité. La gloi­re de Dieu, c'est que nous devenions déjà d'une certaine manière les concitoyens de ces Saints et de ces Saintes auxquels nous sommes déjà mystérieusement agrégés en espérance.

 

Mes frères, voila la leçon que nous devons recueillir aujourd'hui. Et si nous sommes fidèles, le monde dont nous sommes sortis mais dont nous faisons encore partie, pourra s'avancer vers la plé­nitude de son destin qui est de devenir le Royaume dans lequel Dieu est enfin tout en tous.

 

                                                                                                                            Amen.

 


Partage du Chapitre Général.                      16.11.80

      7. Nature et mission de l’Abbé – Eléments humains.

 

Mes frères,

 

Nous allons en revenir à l'opinion des Abbés Américains au su­jet de la mission Abbatiale. Ils disent que :

 

...Si l'Abbé est un guide pour sa communauté, cela impli­que qu'il sache prendre conseil.

 

Cela veut dire ceci : L'Abbé n'est pas distinct de la communau­té. Il en est la tête. Il est même davantage : il est la conscien­ce de la communauté, une conscience éveillée, toujours en éveil. Il doit donc être suprêmement attentif à ce qui se passe, à se qui se dit, à se qui se fait en communauté. Il doit même accueillir les avis avec reconnaissance. Il est de son devoir de susciter les remarques. Il doit sentir ce que la communauté vit. Il doit le faire sien et, à partir de là, il doit faire progresser tous les frères sur la route qui les conduit vers Dieu.

Il ne s’agit donc pas de réunir tous les jours, ou toutes les se­maines, ou pour grand chose, ou pour pas grand chose, ce qu'on ap­pelle le Conseil. Ce serait trop restreint, ce serait trop petit ! Non, il doit être l'antenne - je l'ai déjà dit - qui dans la commu­nauté capte ce qui se passe dans les frères et dans le groupe comme tel.

 

C'est que personne dans la communauté, comme le dit Saint Benoît n'a le droit de suivre sa volonté propre, mais en tout premier lieu l'Abbé. C'est un homme qui ne doit plus avoir de volonté pro­pre. Pourquoi ? Mais parce qu'il doit être le Christ. Ce n'est plus lui qui vit, c'est le Christ qui vit en lui, c'est le coeur du Christ qui bat dans le sien, qui anime tout son comportement dans ses jugements, dans ses actes, dans ses gestes, dans sa conduite. Il doit être pour ses frères la révélation de la face humaine de Dieu. Donc il n'est plus question pour lui de suivre ses idées.

Mais comment va-t-il percevoir les idées, les vues, les plans de Dieu sur les frères ? Il le fera - naturellement c'est très vas­te - mais pour l'instant je peux dire ceci, il le fera en étant à l'écoute de ses frères. Mais, il y a ici un fait devant lequel il faut s'incliner : c'est que l'Abbé demeure un homme, un homme faible, un homme failli­ble, un homme pécheur. Ce n'est pas un super homme. Non, il est exactement comme ses frères.        

La première vertu, ce sera donc l'humilité. C'est de savoir qui il est, de ne pas s'en étonner, de ne pas en être effrayé, de ne pas en être perdu. Non, il doit s'accepter tel que Dieu a voulu qu'il soit, il doit s'en accommoder.

 

Cela ne veut pas dire qu'il doit se réconcilier avec ses péchés, avec ses fautes. Non, il doit lutter. Mais lorsqu'il commet une er­reur, lorsqu'il commet un péché, il ne doit pas en être traumatisé. Non, il l'accepte. Et c'est très bien pour les autres frères car ils doivent dans leur Abbé sentir leur condition à eux.

Je l'ai déjà dit aussi et je le répète encore maintenant : si l'Abbé était un saint canonisé ou presque canonisé, mais les frères ne seraient pas à l'aise avec lui parce qu'ils ne se reconnaîtraient pas en lui. Ils doivent sentir leur faiblesse et leur péché dans l'Abbé. Attention ! Cela ne veut pas dire maintenant que l'Abbé doit se méconduire. Non, ce n'est pas cela. Mais ils doivent être avec lui.

Notez bien que le Christ était Dieu. Pourtant les pécheurs ve­naient chez lui. Et les pécheurs étaient bien avec lui. Et lui était bien avec les pécheurs. Mais c'est parce que Dieu avait fait de son Christ le péché par excellence. Il l'avait fait péché. Eh bien, il doit faire la même chose pour l'Abbé. L'Abbé doit donc puisqu'il est faillible, s'il est un homme humble, il saura agir avec prudence et discernement, toujours !

Saint Benoît le dit : lorsqu'il a perçu quelque chose  praehet aprid se. Il ne doit pas se précipiter ? Non, il doit y réfléchir en lui-même. Et puis alors, ce qu'il aura jugé de plus utile, qu'il le fasse. Cela exige chez l'Abbé une grande maîtrise de soi, un grand équilibre, de la prudence, de la discrétion.

 

Mais surtout, pour que l'Abbé puisse être la conscience de ses frères, il doit être à l'écoute de Dieu dans la prière, dans la contemplation, dans le re­noncement à soi. Dans la prière, cela veut dire qu'il doit toujours crier vers Dieu. Il est comme le prophète qui lui était le cri du peuple vers Dieu. Il doit écouter Dieu dans la contemplation, cela veut dire qu'il doit être en adoration et en admiration devant la Lumière qui rayonne de Dieu et qui est la divinité, qui est la nature divine. Il doit la voir, il doit être en admiration devant elle et la voir de façon à ce que lui-même puisse de plus en plus devenir lumière.

Mais pour cela, encore une fois il doit s'oublier, il doit se renoncer. Il ne vit plus pour lui. Il est propter fratres. Sa raison d'être, c'est d'exister pour les frères. Les frères ne sont pas à son service, pour sa promotion à lui ? Non, c'est lui qui est au service des frères. Il existe pour les frères. C'est son essence d'Abbé : propter fratres. Comme le Christ était  propter nos, l'Abbé est propter alios. Le Christ était à cause de nous pour nous. L'Abbé est à cause des frères et pour les frères.

Mais vous vous rendez compte quelle mort ça exige chez l'Abbé, parce qu'il n'a plus le droit de vivre pour lui. Sa vie, c'est de vivre pour les autres. Et ça, c'est le suprême degré de renonce­ment. Mais comme je l'ai rappelé il y a un instant, il est toujours un pécheur, il est faible. Quand arrivera-t-il à ce niveau ?

 

Il y arrivera un jour, probablement ! Il en est peut-être proche ? Il en est peut-être encore loin ? Mais les frères doivent le savoir et ils doivent aider l'Abbé à s'acquitter de sa charge. Non pas en le faisant mourir; en le faisant enrager pour qu'il meure le plus vite possible. Non, ce n'est pas ça, c'est autre chose. Ils doivent l'aider en le comprenant et en lui permettant des choses comme ceci :

En lui permettant de prier, en lui permettant de contempler, en l'aidant par leurs avis, leurs conseils, leurs remarques. L'Abbé, encore une fois, n'est pas distinct des frères, il est leur cons­cience. Voila ce que signifie cette remarque qu'avaient fait ici les Américains. Ils disent encore :

 

...Le Christ étant le centre du monastère, l'Abbé doit écouter Dieu pour connaître sa volonté.

 

Maintenant, on va se placer du côté des frères :

 

...En demandant l'obéissance à ses frères, il devient le canal de la transmission de la volonté divine. Et le moine qui répond positivement à cette demande, donne cette répon­se à Dieu.

­

­            Saint Benoît le dit. C'est une remarque de Saint Benoît. L'obé­issance, dit-il, qui est prêtée à l'Abbé, aux anciens, c'est à Dieu lui-même. Il n'y a pas de différence. Voyez un peu quel regard ne doit pas avoir chacun des frères ! Dans ce que propose l'Abbé, c'est la volonté de Dieu qui est propo­sée et qui est accueillie. Et lorsque le frère obéit à l'Abbé, c'est à Dieu lui-même qu'il obéit sans intermédiaire. C'est direct ! C'est immédiat ! C'est Dieu, c'est le Christ qui est dans l'Abbé. Ils diront :

 

...L'Abbé est le serviteur de Dieu et des hommes en mon­trant la face humaine de Dieu. Plus l'Abbé s'approchera lui-même de Dieu, et plus il facilitera la réponse de ses frères.

 

C'est donc l'importance, ici, de la vie spirituelle personnelle de l'Abbé. Plus l'Abbé sera divinisé, plus il sera humain, mieux il comprendra les autres, et plus son abord sera facile. Il était facile d'approcher du Christ. Les gens les plus en mar­ge de la communauté religieuse de l'époque, les publicains, donc les collaborateurs avec l'ennemi, avec l'occupant, les pécheurs publics, les pécheresses publiques, les femmes dont on se gaussait, et tout ça venait vers le Christ, était à l'aise avec lui. Et lui, était à l'aise avec tout le monde. Pourquoi ?

Mais il était humain dans tout son être parce qu'il était Dieu. Et entre parenthèses, ce qui vaut pour l'Abbé, vaut aussi pour chacun des frères. Plus un frère se rapproche de Dieu, plus son abord sera facile.

­

Mais ici, attention ! Il y a des hommes qui sont, comme on dit, complexés. Ils ont des traumatismes qu'ils héritent de leur enfance, de leur toute petite enfance, à un an, encore avant, même parfois avant la naissance ? Ils héritent de cela et alors ils traînent cette blessure jusqu'à leur mort. Et il leur est difficile de con­tacter les autres. Mais si un tel homme devient un saint, ça ne veut pas dire qu'il sera corrigé de son traumatisme. Ce traumatisme sera toujours là !

Mais ça ne fait rien, il y aura en lui une telle humilité, un tel rayonnement que on se sentira bien dans sa société, dans sa compagnie, même si on ne sait pas échanger une parole. Il y a des approches des autres qui sont loin au-delà de l'échange verbal. Il y a des dialogues qui sont des dialogues de présence et de silen­ce. Ce sont sans doute ceux-là les plus profonds. Et si celui-là n'existe pas d'abord, tout devient du bavardage, du remplissage.

Ils disent encore :

 

...Le charisme, la mission, le service de guide est splen­dide mais difficile. Plus l'Abbé est pur, plus l'amour se répandra dans le coeur des frères.

           

C'est une petite glose pour dire que l'Abbé répondra de l'obé­issance de chacun des Frères. Il en est responsable.

Mais on va dire : Oui, mais il y a des frères - je ne pense à personne ici, justement il n'y a personne dans ce cas ici à Saint Remy et nous pouvons en être très heureux - mais enfin ils existent des hommes qui sont tout à fait incapables d'obéir. Ce sont des hommes, par exemple, qui n'auraient jamais du se trouver dans un monastère. Pourquoi y sont-ils ? On n'en sait rien, personne n'en sait rien, eux non plus. Et enfin, voilà, c'est ar­rivé ! Voilà, ça est là ! J'ai entendu une histoire ou l'autre com­me ça au Chapitre Général.

Eh bien, l'Abbé répondra même de l'obéissance de ce frère déso­béissant. Mais il en répondra comme le Christ a répondu de nos pé­chés. Il va récupérer cette désobéissance. Il va, non pas la trans­former - c'est impossible, l'homme est incurable - mais l'Abbé des­cendra plus bas que cette désobéissance.

Et lorsqu'il arrivera devant Dieu avec ce frère, Dieu regardera le frère à travers l'Abbé, comme maintenant il me regarde, moi, à travers le Christ, comme il regarde chacun de nous à travers le Christ.  Sinon, nous ne pourrions jamais subsister devant Dieu !

 

...La vie spirituelle personnelle de l'Abbé nous semble le point le plus important.

 

Et je pense que c'est vrai ! Le plus important de tous, c'est celui-là.  

 

...En même temps, l'Abbé doit être humain et aimer ses frères d'un amour humble et sincère.

 

Saint Benoît dit que les frères doivent aimer leur Abbé d'un amour humble et sincère. Mais Saint Benoît n'a pas besoin de dire que c'est d'abord l'Abbé qui doit aimer les frères d'un tel amour.

Maintenant des choses intéressantes auxquelles on pense rare­ment ! Mais enfin, on trouve ici l'esprit pratique des Anglo-Saxons.

 

...Quelques détails pratiques : Comment est la chambre de l'Abbé ? Simple, encombrée ? Et est-il facile pour les frères d'y accéder ?

 

C'est très important ! Est-il facile d'accéder à la chambre de l'Abbé ? Il y a des Abbayes, j'en connais l'une ou l'autre, où l'Abbé occupe ce qu'on appelle, non pas le palais - on n'ose plus dire cela maintenant - mais le quartier Abbatial. Pour s'y rendre, les frères doivent parcourir un bon bout de chemin, et puis il y a des portes, et puis des couloirs, et puis enfin on arrive chez l'Abbé. Sa chambre est-elle d'un accès facile pour les frères ?

Et puis une chambre encombrée ! Une chambre encombrée, ça veut dire beaucoup. Cela veut dire d'abord que l'Abbé n'est pas libre. Il a besoin de sécurités. Il s'entoure de sécurités. Comment voulez vous alors qu'il sécurise les autres ? Il a besoin de petites cho­ses, de petites idoles pour se sécuriser lui-même ! Il va faire passer son insécurité sur les frères.

Si sa chambre est encombrée, c'est que lui, l'Abbé, n'est pas disponible. C'est un homme qui a beaucoup de choses à faire. Il a trop de choses à faire. Voyez un peu ! C'est bourré ! Il n'a jamais fini! On aura peur d'aller le déranger, c'est un homme tellement occupé. Et puis, si sa chambre est encombrée, c'est qu'il n'a pas l'esprit de décision. Il ne sait jamais se décider. Il ne sait jamais prendre une responsabilité. Il ne sait jamais dire : il faut faire ceci ou cela. Et ça rejoint ce que je disais, il n'est pas sécurisé !

Et ça est revenu, je l'ai entendu là-bas dans ces rapports de maison, des Abbés qui ne savaient jamais prendre de décisions ! Mais alors, ça met tout le monde dans l'embarras car on ne sait ja­mais ce qu'on doit faire. Alors :

 

...La chambre de l'Abbé est-elle au moins aussi dépouillée que celles des frères?

 

Au moins aussi dépouillée, disent-ils ! Eh bien moi je dirais : elle doit l'être davantage encore. Elle doit être la plus dépouil­lée de toutes, tabula rasa, rien ! Ce n'est pas pour donner la leçon aux autres ? Non, mais c'est pour dire : voilà, je suis ou­vert, mon coeur est ouvert, ma chambre est ouverte, tout est ouvert, tout est à vous. C'est cela ! Et ça devrait être ainsi pour chacun d'entre nous. Mais naturellement d'abord pour l'Abbé.

            Encore ceci, écoutez :

 

...Combien de portes, de lumières rouges ou vertes, de billets d'audience le frère rencontre-il sur son chemin avant de pouvoir parler à son Abbé ?

 

Cela rejoint l'accès facile ou difficile. Naturellement ce sont des images : des portes, des lampes rouges ou vertes. Mais ce bil­let d'audience, ça ce n'est pas une image. J'ai entendu un Abbé dire : celui qui veut voir son Abbé, il doit demander audience par écrit. Mais voyez un peu dans ces conditions-là ? Oui, mais c'est ça qui crée l'atmosphère d'une communauté.

 

...L'Abbé dit-il à ses frères où il va et pourquoi ? L'Abbé rend-il compte à ses frères de ses sorties ?

 

Or c'est très important, cela, parce que encore une fois, si l'Abbé est un avec sa communauté, non pas que la communauté aurait le DROIT de tout savoir-ce que fait l'Abbé, ce n'est pas cela. Mais lorsque l'Abbé s’en va, il porte la communauté avec lui. Il est donc important que les frères sachent ce que fait l'Abbé. Mais attention, ça vaut aussi dans l'autre direction. Il faut que l'Abbé sache où sont les frères, et où ils vont, et ce qu'ils font. Alors, nous formons un Corps.

 

...Si un moine est timide, l'Abbé va-t-il vers le frère, au lieu de le convoquer dans son bureau ?

 

S'il a quelque chose à lui dire ! Parfois il faut dire à quel­qu'un : venez au bureau. Cela arrive souvent, venez, il y a quelque chose à faire ou à régler. Tout ça ce n'est rien, c'est courant, il y a des choses qu'on ne sait pas dire sur la rue. Mais par contre, comme ils disent ici, il y a certaines choses qu'on doit dire sur la rue et qui ne doivent pas se dire dans un bureau. Mais ça, c'est à l'Abbé de le sentir.

 

...Si possible l'Abbé doit avoir une petite charge dans son monastère pour être comme les frères et faciliter l'union de tous.

 

Ici, il faut dire : si possible ! C'est possible dans les toutes petites communautés. Il y a des toutes petites communautés qui ne comptent qu'une dizaine d'hommes, une douzaine, des nouvelles com­munautés, des Fondations. Et ce n'est pas seulement l'Abbé, ce peut être un Prieur titulaire, ou un Supérieur ? Alors là, le Supérieur exerce une petite charge.

Mais lorsque la communauté devient plus grande, alors là, ce n'est plus possible que l'Abbé exerce une charge régulière dans la communauté. C'est pour cela qu'ils disent si possible.

 

...Parlons-nous parfois de nos problèmes : aridité dans la prière, égoïsme, de nos fautes ? 

 

Ici, je pense que lorsque un Abbé parle, et que pour parler, il n'utilise pas le travail d'un autre c'est à dire un article, un li­vre, n'importe quoi dont il peut se servir, parfois comme d’un tremplin pour parler, mais l'Abbé, il va sans le savoir, mais il va parler de ses problèmes à la communauté. Cela va transparaître dans ses paroles, ses soucis vont venir au jour.

Je veux dire que ce qui va se passer, c'est une sorte de psycha­nalyse de l'Abbé. Il va se psychanalyser lui-même sans le savoir, ce qui est le sommet de la réussite d'une analyse. Saint Benoît le dit aussi, mais à sa façon. Lorsque l'Abbé, dit-­il, va parler, eh bien ce sera pour lui l'occasion de se corriger de ses fautes. C'est cela !

Maintenant ils disent encore, tiens, ce que j'ai dit tantôt :

 

...Les frères doivent donner le temps à l'Abbé de faire sa Lectio et sa prière.

 

C'est le devoir des frères, et c'est nécessaire pour eux. Cela se comprend : un Abbé aidera d'autant mieux ses frères qu'il sera un homme de Dieu, donc qui ne s'appartient plus. Mais comme c'est un pécheur exactement comme les autres, il doit se nourrir dans la prière, dans la Lectio. Et les autres doivent respecter ce besoin de l'Abbé.

Nous arrivons à la fin :

 

...L'Abbé est-il, assez miséricordieux ?

 

A mon sens, il ne l'est jamais assez ! Dans l'Ancien Testament, chez les Musulmans aussi maintenant encore, dans l'Islam, donc la grande qualité de Dieu, c'est qu'il a des entrailles de mère. On n'est jamais assez miséricordieux.

 

...Avons-nous la patience que Dieu a envers nous, en atten­dant que le moment soit propice de faire faire le pas à un frère ou à toute la communauté pour monter vers Dieu, pour que son amour puisse nous envelopper mieux ?

 

C'est cela chez un Abbé, sa patience ! La patience envers un frère, la patience envers la communauté. Et savoir attendre le mo­ment propice, la minute où il faut agir, le moment est venu ! Cela peut durer longtemps, mais alors - je le sais par expérience - le moment est arrivé, c'est maintenant. Il ne faut plus attendre une minute, il ne faut plus attendre un jour.  

Et alors ils terminent en disant ceci :

 

...Il faut que nous puissions aimer nos frères de telle façon qu'ils nous aiment aussi.

 

L'Abbé doit se rendre aimable. Mais il ne peut se rendre aima­ble que si lui-même aime, que s'il est amour, que s'il est habité par Dieu et que s'il est devenu un autre Christ.

 

...Et ainsi Dieu est au milieu de nous, et le Christ nous conduit tous ensemble à la vie éternelle.

 

Voilà mes frères comment ces Américains voient la mission de l'Abbé. Quand j'ai vu cela, quand j'ai lu ceci, et bien j'ai été contant car je pense que c'est réellement ainsi que les choses doi­vent se passer. Mais encore une fois, ayez pitié du pauvre Abbé que je suis ! Aidez-moi, je compte sur vous ! Vous savez que je suis tout à fait pour vous. Mais aussi, si je me trompe, si je commets une erreur, si je suis un pécheur - ce que je suis toujours - soyez aussi miséricordieux !

 

Fête de la Présentation de la Vierge Marie.     21.11.80

      Homélie en la Fête de la Communauté.

 

Mes frères,

 

Par un jeu providentiel de circonstances notre Fête tradition­nelle et annuelle communautaire se célèbre cette année le 21 Novem­bre. Cette date ramène le souvenir d'un triple événement. Tout d'abord la venue au monde de notre Frère Paul-Michel voici 32 ans, ensuite la bénédiction Abbatiale de Dom Félicien voici également 32 ans, enfin et surtout, le souvenir de la présentation au temple de Jérusalem de celle que nous honorons comme notre Reine et notre Mère.

Je voudrais brièvement établir quelques rapprochements entre cette Présentation de Marie au Temple et notre situation présente personnelle, et au niveau de notre communauté. Voyons Marie gravir la colline du temple, entrer dans le parvis des femmes et se présenter toute jeune, tout enfant encore devant Celui que déjà elle adorait comme son Créateur et son Père. Marie visitait cette maison qui était considérée comme l'habitation de Dieu parmi les hommes.

 

Au coeur de cette terre, tout autour de cette Maison de Dieu gravitait la vie du peuple d'Israël. Non seulement en Judée, en Samarie, en Galilée, en Transjordanie, mais partout où se trouvaient les Juifs survivants à la grande dispersion. Marie entrait chez Dieu.

Et en réalité, c'est elle qui était la véritable demeure de Dieu. Avec elle, Dieu remettait en chantier la création toute entière. En elle, Il allait accomplir quelque chose d'inouï : il allait prendre chair d'homme ! Encore quelques années, et il serait, lui Dieu, un homme parmi les hommes, sembla­ble en tout à ses frères, en tout sauf le péché.

Et encore, il aurait été fait péché pour que nous autres nous puissions participer à sa sainteté. Il allait prendre sur lui tou­tes nos misères, toutes nos fautes, toute notre culpabilité pour que nous puissions partager en plénitude sa vie à lui.

 

Aujourd'hui, mes frères, Dieu désire faire de chacun de nous une nouvelle demeure pour sa gloire à lui. Il désire vivre en nous comme il a vécu en Marie sa Mère son mystère. Il voudrait que cha­cun de nous fut une transparence, une apparition de ce qu'il est : amour, bienveillance, bonté, compréhension, miséricorde, patience.

Marie prenait possession du temple de Jérusalem lorsqu'elle se présentait devant son Dieu. Et elle élargissait ce temple aux di­mensions de l'univers. Tous les hommes devenaient ses concitoyens et ses contemporains. Elle jetait, là sur cette colline, un germe qui allait se développer, qui allait devenir le Royaume de Dieu.

Et Dieu, en elle, allait façonner un temple qui ne serait pas fait de main d'homme, un temple dont nous serions une pierre, un temple qui serait un Corps ayant une tête, le Verbe de Dieu fait homme, et des membres, chacun d'entre nous.

 

Et aujourd'hui, mes frères, Dieu désire que notre monastère et notre communauté, mais notre grande communauté, tous ceux qui tra­vaillent ici avec nous et comme nous, sur ce terrain béni par Dieu, ­il veut que cet espace soit une portion de son Royaume et que ici règnent les lois qui sont celles du Royaume de Dieu : vérité, jus­tice et paix.

Marie se présentait devant Dieu. Elle se donnait à Dieu et elle ne s'appartenait plus. Dieu l'investissait d'une mission. Elle de­vait devenir génitrice de Dieu et génératrice d'une vie impérissa­ble, cette vie éternelle qui est la propre vie de Dieu. Elle n'a pas failli à sa mission, quoi qu'il put lui en coûter.

Aujourd'hui, mes frères, Dieu veut qu'il en soit de même pour nous, que chacun, dans notre milieu, dans notre famille, dans notre cercle de relations, ici entre nous, nous soyons des agents non de destruction et de mort, mais de réconfort et de vie.

 

En cette journée que je vous souhaite agréable, mes frères, ra­vivons en nous la conscience de notre tache commune. Elle n’est pas de passer jour après jour notre vie en attendant notre pension et notre mort. Elle est infiniment plus élevée. Il faut que nous devenions chacun des témoins de cet amour dont Dieu enveloppe le monde, cet amour qui doit à partir de nous se ré­pandre partout. Le plus petit geste d'amour que nous posons à l'endroit de n'importe qui a infiniment plus de poids pour l'évolution positive du monde que tous les autres remue-ménage.

Mes frères, il faut que aujourd'hui nous sentions que nous som­mes heureux de nous être rencontrés, heureux de vivre ensemble, heu­reux de rayonner la plénitude qui nous habite.

 

                                                                                                               Amen.

 

Chapitre : Fête du Christ-Roi.                    23.11.80

      L’année liturgique.

 

Mes frères,

 

Nous voici arrivés au dernier dimanche de l'année liturgique. Nous célébrons la solennité du Christ-Roi de l'univers. Et je dois vous dire que depuis tout un temps des réflexions me traversent l'esprit. Elles m'ont été données pour que certainement je vous en Fasse part ? Peut-être vous apporteront-elles un certain profit spirituel ? Dieu me les a données parce que son intention est que vous progres­siez dans son amour et dans l'amour mutuel afin que de plus en plus vous soyez des fils, ses fils à lui, dont il peut être fier.

La liturgie est la représentation rituelle et symbolique de l'histoire des hommes. Cette histoire, elle la situe à un niveau transhumain, dans l'inconnu du cosmos, lui-même enveloppé dans le mystère de la divinité.

 

On est en train de nous lire au réfectoire un article très in­téressant sur la microélectronique, ces puces électroniques, tel­lement petites qu'un dé à coudre peut en contenir 50.000 !!! C'est une découverte qui va bouleverser notre façon de vivre avec autant d'intensité que l'invention de la roue, ou de la machine à vapeur. Que sera le monde en l'an 2.000 ? en l'an 2.050 ? en l'an 2.100 ?

Grâce à ces puces, les Américains ont lancé, voici trois ans, une sonde qui navigue dans l'univers à la vitesse de 72.000 Km à l'heure. Elle vient de parcourir trois milliards de Km. Elle se trouve à proximité de la planète Saturne. Elle photographie cette planète : des photos en couleur. Elle prend des mesures électroma­gnétiques. Elle fait des analyses chimiques.

Elle reçoit ses instructions à partir d'un laboratoire situé sur terre. Les ordres mettent 85 minutes pour arriver à la sonde à une vitesse de 300.000 Km seconde ! Et la réponse arrive en 85 mi­nutes. Toutes ces données sont enregistrées ici, décryptées. Voila mes frères le monde d'aujourd'hui ! Et nous ne sommes qu'en 1980.

 

Lorsque cet article sera terminé, nous entendrons la lecture du discours prononcé par Monseigneur Massau, le Recteur de l'Universi­té de Louvain, à l'occasion de l'ouverture de l'année académique, un discours qui a fait sensation ! Il essaye de situer l'Université Catholique dans ce monde d'aujourd'hui, ce monde technologique ; mais aussi ce monde accablé de misères, misères morales, misères humaines tout simplement. Des centaines de millions de personnes qui jamais, mais au grand jamais ne mangent à leur faim. Ils sont toujours affamés.

C'est cela, mes frères, ce que nous vivons. Et notre liturgie, elle nous introduit dans le monde tel qu'il est. Elle n'est pas une façon commode de nous en évader ? Elle s'efforce de le saisir, afin que le Christ qui est le Roi de cet univers, qui est le Roi de la misère - il est mort sur une croix - mais qui est aussi le Roi de la victoire donne aux hommes cette puissance, qui leur permet main­tenant d'explorer l'univers et de le maîtriser.

Notre liturgie, dans son déroulement au cours de l'année, elle est mémoire et mémorial, elle est enseignement et catéchèse. Elle nous dit ce qui se passe dans la réalité. Elle nous donne un regard perçant qui derrière le voile des apparences nous permet de saisir la vérité qui, elle, demeure éternellement.

 

Et cette vérité n'est pas d'ordre humain. Elle est d'ordre divin même si elle est humanisée. Le Verbe de Dieu s'est fait chair, il s'est fait matière, il s'est fait homme. Mais dans cette matière qui est le Christ, que nous recevons dans l'Eucharistie tous les jours, nous touchons le divin, nous le voyons. Dans la Parole que nous entendons proclamer, c'est Dieu qui vient, qui frappe à notre tympan, et qui essaye d'entrer dans notre système réceptif, nerveux, et qui tente alors de nous diviniser.

Oui, c'est cela l'année liturgique ! Et ainsi, lisant ce qui se passe dans la réalité, elle prépare demain tout en demeurant enra­cinée dans hier. Il n'y a pas de solution de continuité, de rupture. C'est une histoire qui s'ébauche, une histoire qui avance, et une histoire qui est irréversible. Et ainsi, notre liturgie nous tient en éveil. Car du drame cos­mique, nous sommes à la fois et les spectateurs et les artisans.

Plus nous sommes privilégiés au plan de la nature, au plan des res­sources, au plan de l'intelligence, au plan de la grâce, plus nous sommes artisans, et plus nous sommes responsables. Elle nous tient en éveil et elle nous insuffle confiance et vi­gueur, car nous savons où nous allons. Elle est mémorial et elle est mémoire, la liturgie. Elle est enseignement et elle est catéchè­se. Elle nous forme et elle nous guide.

 

Et nous, qui a tout moment de notre vie - car c'est du matin au soir - baignons dans cette liturgie, mais notre responsabilité est lourde car nous savons. Et nous savons pour une multitude d'hommes qui ne savent pas. Nous sommes leur mémoire et nous sommes leur enseignement. Cette liturgie, cette année liturgique, elle nous conduit d'une genèse à un plérôme. Nous évoquons aujourd'hui le plérôme. Elle nous conduit de la matière brute à une chair transfigurée; et elle cul­mine dans une personne.

Ce n'est pas une construction dans l'abstrait ! Non, elle culmi­ne dans un être de chair qui est le Christ Jésus. Et cet être de chair, c'est le Verbe de Dieu qui a voulu devenir homme, et qui est ressuscité, et qui est maintenant consacré Roi, c'est à dire guide et régent de cet univers. Rien ne lui échappe.

Mais encore une fois, ne le limitons pas à notre petit univers d'homme. Voyons-le dans une perspective cosmique, absolument tout ce qui existe est régi par le Christ. C'est cela l'inconnu du cos­mos qui est porté ou enveloppé par Dieu ! Et un jour, tout ce cos­mos deviendra transparence de ce qu'est Dieu, lorsque Dieu sera tout en tout.

 

Avouons sincèrement que cela ressemble fort à un mythe, à une cons­truction mythologique, quelque chose qui nous fournit une clef d'interprétation de ce qui arrive, qui répond à nos questions, qui résout nos problèmes. Et reconnaissons encore que pour beaucoup de chrétiens, pour beaucoup de religieux, pour beaucoup de moines, il en est réellement ainsi : ce n'est qu'un mythe.

            Et à quoi pouvons-nous reconnaître si pour nous personnellement c'est un mythe ou bien c'est une réalité ? C'est un mythe, si nous n'évoluons pas vers plus d'amour. Voilà le critère ! Nous pouvons aujourd'hui l'appliquer à notre personne. Et il est probable que la réponse sera un mélange du mythe et de la vérité. Car nous sommes des pécheurs, nous sommes toujours encore attirés vers le bas.

Mais ce sera aussi de la vérité ! Car il y a vraiment en nous de l'amour, de l'amour qui veut grandir, de l'amour qui se dévelop­pe. C'est cela notre condition de pécheur : nous ne sommes jamais tout à fait ce que nous devons être. Mais ce que nous savons aussi c'est que la puissance de ce Christ qui est Roi de l'univers, donc Roi de notre faiblesse, elle finira par l'emporter.

 

Mes frères, le contemplatif, le moine contemplatif, il a un rôle à jouer : c'est celui de témoin. Il dit ce qu'il voit et ce qu'il entend. Il le dit par sa conduite, il le dit par son être, par ce qu'il est et éventuellement par ses paroles, mais ce n'est pas né­cessaire. D'ailleurs ses paroles vont sonner creux, elles vont son­ner faux si la vérité n'est pas d'abord dans sa conduite. Et le moi­ne contemplatif sera ainsi garant d'une vérité.

Et que voit-il ? Il voit le Christ ressuscité. Il le voit à la place qu'il occupe aujourd'hui, c'est à dire un Christ transfiguré et glorifié, un Christ qui est tout puissant, qui est la lumière et la vie de ce cosmos en voie d'être divinisé. L'expérience du vrai moine contemplatif, elle est identique - je ne dis pas sembla­ble - mais identique à celle du voyant de l'Apocalypse. On en a fait lecture à l'Office de nuit aujourd'hui.

Il voit quelqu'un, un fils d'homme. Il le décrit. Cet homme est lumière, son visage est plus éclatant que le soleil. Et le plus re­marquable dans cet être qui est le Christ ressuscité aujourd'hui, ce sont ses yeux, ces yeux qui sont deux flammes de feu et de lu­mière. Or, les yeux purifiés d'un vrai contemplatif voient sans cesse le Christ de cette façon. Et on comprend alors qu'un tel homme ne peu plus être comme les autres. Il sera toujours un peu fou quelque part car il voit la vérité. Et la vérité, elle est inabordable et inacceptable pour l'homme qui est encore trop animal, trop charnel.

 

Et dans ce Christ tel qu'il est, se présente le monde achevé, et se présentent les temps ultimes...la fin du monde est arrivée. C'est cela qui est extraordinaire, c'est que dans une personne qui est un homme achevé, ne l'oublions pas, mais un homme qui est arrivé à la plénitude de sa perfection adulte - dans cette personne, dans cet homme le Christ, mais tout est fini. Et à partir de lui, tout est en train de se finir, de s'achever.

Et un tout petit détail qui me passe par la tête maintenant : on comprend par cela que le Christ, le Verbe de Dieu plutôt, devait s'incarner dans un peuple pour qui le présent, le passé et l'avenir n'existait pas. Tout était en train de se faire et tout était en train de s'achever. Je parle ici du Peuple Hébreux.

Et nous devrions aujourd'hui encore, enfin cela arrivera peut-être, essayer entre nous de découvrir ces mystères de l'agir divin, où rien n'est laissé au hasard, où le Christ, mais dans sa vie ter­restre ici, disposait sa propre vie sous l'influx de l'Esprit et toujours dans le plan dressé par son Père pour l'intégrer parfaitement dans une histoire qui était celle de son peuple et qui devenait limpide pour ceux qui avaient les yeux ouverts, c'est à dire qui étaient déjà prêts à se laisser prendre et à se laisser purifier par lui.

 

Le moine contemplatif sera garant et témoin de la vérité parce qu'il expérimente en sa propre personne les changements, l'évolu­tion, la transformation qui est en cours dans le monde entier. Quelque chose meurt et quelque chose naît. Une certaine vétusté disparaît. Et cette vétusté, c'est une lecture introvertie ou inversée et asphyxiante des choses. Donc, c'est voir les choses, voir les hom­mes, voir les événements de façon à se les approprier. C'est une sorte d'avarice : prendre tout pour le faire mien. Mais en réalité je ne sors pas de mon étroitesse humaine et j'étouffe, je m'asphyxie.

C'est cette vétusté qui est en train de disparaître ! C'est avec elle que nous venons au monde ! Mais elle s"évanouit. Et le moine contemplatif observe en lui-même cette évolution. Il y a une nouveauté qui apparaît. Et cette nouveauté, c'est une approche déli­cate, respectueuse, pure, aimante, amoureuse de la création. Il n'y a plus rien dans la création qui doive être rejeté.

Rappelez-vous le film que nous avons vu avant hier. Ce petit oeil de la camera peut saisir la beauté des êtres, même ceux qui nous paraîtraient à nous instinctivement répugnants. Mais ils sont d'une beauté lorsqu'on les voit tels qu'ils sont, tels que Dieu les veut. Ils sont tellement beaux ! Voyez, c'est cette approche respectueuse des choses de Dieu. Car à travers tout transparaît une gloire, une lumière qui est la nature même de Dieu. C'est cela la nouveauté qui apparaît dans le coeur d’un contemplatif.

Il assiste en lui-même à la naissance, c'est sa propre naissan­ce à lui, sa naissance au divin dans l"émerveillement, l'appari­tion d'un nouvel être, d'un enfant de Dieu et l'entrée dans une jeunesse qui est éternelle. Un homme comme ça, il sait très bien qu'il ne mourra plus. La mort physique, pour lui, n'est même pas un accident. Elle est un événement de sa vie aussi naturel presque - aussi un peu malgré tout parce qu'on ne sait pas trop bien ce qui arrive - qu'une nar­cose avant une opération.

On sait très bien qu'on va entrer dans une sorte de sommeil pour notre bien, mais qu'au-delà de ce sommeil, il y a un réveil. Où, comment ? Mais un contemplatif le sait déjà puisqu'il voit cette personne du Christ Roi de l'univers, et que c'est en lui qu'il s'endort pour se réveiller en lui éternellement jeune.

 

Mes frères,. nous comprenons un peu mieux que la solennité du Christ Roi de l'univers, elle doit être la note dominante de notre vie. Saint Benoît le savait. Dès les tous premiers mots de sa Règle il le dit déjà. Nous sommes dans un monastère, dit-il, pour vivre dans la mouvance et sous les ordres du Christ qui est le véritable Roi.

Ce n'est pas par hasard que ce mot de Roi et de Christ se trou­vent là. C'était le ferment secret qui permettait à ces multitudes de moines de vivre dans les déserts et de ne jamais reculer ou cé­der. Ils étaient possédés par la vie de ce Christ Roi. Ils savaient que eux devenaient aussi les rois du monde.

Le Christ était Roi dès sa naissance, il était Roi dans sa souffrance, il était Roi dans sa Passion, il était Roi dans sa mort, il était Roi dans sa résurrection. Il l'est à tout moment. Et nous le sommes aussi si nous sommes abandonnés à son amour à lui, à ce qu'il veut faire de chacun de nous.

 

Oui, mes frères, nous sommes appelés à régner avec le Christ dans un amour invaincu et invincible. Nous régnons avec le Christ lorsque aucune attaque de méchanceté ne peut nous raire céder sur le plan de l'amour. Nous régnons avec lui lorsque nous sommes dans la lumière inaltérée et inaltérable ; aucune ténèbre, aucun mal ne peut éteindre la lumière de l'amour qui est en nous. A ce moment, mes frères, le Christ Roi de l'univers n'est pas un mythe. Il est devenu une réalité. Et cela à travers les choses dures et âpres de notre vie quotidienne.

Aujourd'hui, mes frères, demandons la grâce de pouvoir vivre ces réalités. Demandons-la avec confiance. Nous savons que ce sont là des demandes que Dieu exauce toujours. Demandons-la pour nous-mêmes, demandons-la les uns pour les autres. Car en réalité elles sont la raison d'être, la justifica­tion de notre vie. Nous serons alors, si elles deviennent nôtre, si elles nous possèdent, si elles nous transforment, nous seront de véritables témoins de ce Christ et garant de la vérité qui peut sauver et transformer le monde.

 

 

 


Chapitre : La nouvelle année liturgique.          30.11.80

      Du retour sur soi !

 

Mes Frères,

 

Nous voici catapultés dans une nouvelle année liturgique. Il nous appartient d'étudier avec soin notre trajectoire afin qu'elle soit élégante et qu'elle nous fasse atterrir là où nous sommes at­tendus dans le Royaume de Dieu.

 

D'abord, remarquons que cycle liturgique nouveau, cela nous fait savoir que nous repartons à zéro, mais un zéro relatif ? Car l'ac­quis de notre vie antérieure est irréversible. Il nous est impossi­ble de revenir sur ce que nous avons fait, que ce soit en bien ou que ce soit en mal. C'est imprimé en nous. Nous le porterons jusqu' à l'éternité.

Mais ce caractère d'irréversibilité ne doit cependant pas nous gêner, ni nous paralyser. Il doit nous obliger à regarder en avant. Nous devons faire ce que Saint Paul recommande lorsqu'il se donne en exemple. Et il disait : oubliant le chemin parcouru, oubliant ce qui est derrière moi, je suis tendu vers l'avant, courant, essayant de saisir moi-même celui par lequel j'ai été saisi...

 

Mes frères, repartir de ce zéro relatif signifie donc ne pas regretter notre passé quel qu'il soit, mais l'utiliser comme un tremplin pour être lancé harmonieusement, élégamment dans l'espace, l'espace qui est l'amour infini de Dieu, cet amour qui nous crée, qui nous porte, et nous laisser porter par cet élan jusqu'au moment où nous arriverons chez lui.

C'est l'objet de notre voeu de conversion. C'est à cela que nous nous sommes engagés le jour de notre profession. Et la grande tentation qui nous guette, la tentation la plus pernicieuse de no­tre vie monastique, c'est le retour sur soi, c'est avoir peur de se lancer dans cet espace qui est l'amour.

 

Le retour sur soi, c'est ce que Saint Benoît et les Pères appelaient les pensées. Au lieu de situer son centre de gravité à l'extérieur de nous, c'est à dire en Dieu et dans le frère en lequel Dieu se manifeste à nous, nous reportons tout à nous. Nous nous prenons et comme point de départ et comme point d'arrivée.

En pratique, un retour sur soi, ce sera revenir sur ce qu'on a fait, surtout sur ce qu'on nous a fait, qu'on aurait du nous fai­re, qu'on ne nous a pas fait. C'est excogiter tout ce qu'on ferait tout ce qu'on pourrait faire. C'est devenir le héros d'un scénario qui est toujours repris et qui est toujours neuf, et qui pourtant est une infinie répétition. C'est l'inverse du cycle liturgique, c'est une sorte de litur­gie inversée !

Vous comprenez que c'est démoniaque ! Mais nous ne le remarquons pas. C'est la raison pour laquelle nous y tombons si facilement, et combien de fois par jour ? On peut même dire qu'il y a des person­nes qui passent toute leur vie dans une telle théâtralité.

 

Ce retour sur soi agit comme une force centripète, c'est à dire une force qui nous ramasse de plus en plus sur nous-mêmes, qui de­vient de plus en plus puissante en nous, une sorte de concentration à un degré que nous n'imaginons pas. Et cette force se résout finalement ou bien dans une pseudo exaltation, ou bien dans la tristes­se et la dépression, ou bien dans l'agressivité. Mais toujours, elle agit comme destruction.

On comprend donc que Saint Benoît dit que le moine déjà arrivé à un certain degré, non pas de perfection, mais d'édification, de construction, c'est un homme qui est devenu habile dans la lutte contre les pensées, contre le vice des pensées. C'est un homme qui a conscience de cette tentation de retour perpétuel sur soi, qui se tient sur ses gardes. Il y tombe encore, mais chaque fois qu'il est tombé, il en réchappe. Et il arrivera un jour où il n'y tombera plus. C'est le jour où il atterrira dans le Royaume de Dieu.

 

Vous savez qu'il existe maintenant des projectiles qui sont té­léguidés et qui arrivent infailliblement sur leur objectif. Ils sont attirés par leur objectif comme par un aimant. Ce sont des armes de destruction totale, comme on dit. Mais il y a aussi des armes de riposte qui s'efforcent de brouiller la trajectoire de ces projectiles, et de les faire déri­ver, de les faire échouer ailleurs dans des endroits où ils ne pra­tiquent aucun dégâts. Vous voyez !

C'est la même chose en nous. Nous, nous sommes ce projectile, qui ici n'est pas pour démolir, mais qui est pour construire, et qui doit arriver, non pas pour créer une atmosphère de cataclysme ? Non, mais qui doit arriver chez Dieu. Et puis nous avons cette influence perverse qui s'efforce de nous faire dévier de cette trajectoire.

Mes Frères, l'année liturgique nous rappelle cela. Et elle nous remet à notre place, à notre place dans la vérité et l'humilité. Car quel que soit l'endroit où nous soyons parvenus, quel que soit le degré de vie divine qui est déjà notre partage, nous devons bien savoir que cette vie divine, elle est toujours à ses débuts.

Même si nous avons reçu le privilège de voir des yeux de notre corps spirituel le Christ ressuscité, nous ne devons pas pour cette raison nous imaginer que nous sommes arrivés au terme, que nous som­mes déjà dans le Royaume de Dieu. Non, nous en sommes encore loin. Mais nous le voyons déjà, et nous nous sentons attirés par lui avec de plus en plus de puissance et de force. Mais cette grâce qui nous est faite, elle nous fait sentir que notre divinisation est toujours en devenir. Elle est à peine commencée, ce sont des approches préparatoires.

 

Car la grâce que Dieu veut nous faire, elle est tellement au-­delà de tout ce qu'il peut nous donner ici, que nous n'en recevons maintenant qu'un petit avant-goût. Nous pouvons déjà le déguster. Mais comme le dit Saint Paul, un jour viendra où le voile nous sera enlevé et où nous verrons face à face. Nous connaîtrons comme nous somme connus. Ce ne sera plus le brouillard de la brume de la Foi, mais ce sera une compénétration et de Dieu et de nous.

Et un des résultats de cette approche, plutôt de cette proximi­té toujours plus grande, toujours plus intime du Christ, c'est de nous faire découvrir les imperfections dont nous sommes encore souillés. Les moindres petites taches apparaissent dans leur taille vraie qui est non pas à notre mesure à nous, mais à la mesure de Dieu. Elles prennent des proportions infinies. Et on n'est plus à l'aise!

Notre coeur est, comme on dit, dans le fagot de la componction. Il est toujours, de quel côté qu'il se tourne, transpercé d'épines. C'est cela la componction. Il n'ose plus bougé parce que il est blessé. Mais pourtant, en même temps - c'est toujours le paradoxe, le paradoxe de la vie avec Dieu - en même temps il est rempli, il se sent rempli d'une énergie qui est capable de lui faire soulever des montagnes. Plus rien ne l'arrête, plus rien ne peut le faire recu­1er.

Et pourquoi encore ? Parce que, disons dans ce fagot qui l'en­toure et qui l'enserre de tout côté, Dieu a laissé une issue, une seule vers laquelle le coeur contrit se glisse. Et cette issue, c'est toujours la même, il n'y en a qu'une, c'est l'amour, cet amour qui est Dieu. Et il s'y jette, il s'y jette, et il lui ouvre un crédit sans limite, un crédit absolu.

Regardez un peu ! Je pense, pour moi, que lorsqu'un homme a com­pris qu'on pouvait lui faire confiance, cet homme la commence à ve­nir au monde, ou il commence à ressusciter, ou il commence à vivre. Or, Dieu n'attend qu'une chose, c'est que nous lui faisions, nous, cette confiance. Dieu existe pour nous dans la mesure ou nous lui faisons crédit. Si nous nous méfions de lui, il n'existe pas pour nous.

L'athéisme, ce n'est pas de dire : Dieu n'existe pas ! L'athé­isme, c'est de ne pas croire en l'amour que Dieu a pour nous, et en l'amour qui est Dieu. Si vous voulez tuer quelqu'un, le détruire, ne lui faites plus confiance ! C'est nier qu'il existe, et c'est la façon la plus ter­rible de le tuer. Et il en est de même pour Dieu. Dieu attend que nous lui ouvri­ons notre coeur. Mais un coeur qui sait ce qu'il est, un coeur qui est blessé, un coeur, oui, qui est dans ses épines, mais un coeur qui croit que l'amour de Dieu est infiniment au-delà de tout  et qui se jette dans cet amour.

 

Et ainsi, mes frères, le cycle liturgique nous rappelle que nous en sommes toujours là et que nous devons toujours reprendre notre vie à partir de ce zéro relatif que nous sommes. Mais l'unité et la continuité des cycles liturgiques successifs, elle est assurée encore et toujours par cette Personne du Christ. Comme le dit encore l'Apôtre, le Christ qui est le même, hier, au­jourd'hui et pour les siècles.

Les cycles liturgiques ne sont rien d'autres que l'apparition progressive de ce diamant qu'est le Christ ressuscité et glorifié, le Christ éternel. Il était avant la création, il en est le terme, il est l'entre-deux. La liturgie s'efforce, mais avec une patience qui est digne de Dieu - ce n'est pas notre patience à nous - de nous ouvrir le re­gard à l'apparition de ce diamant. Je dis diamant, parce que c'est l'image qui est utilisée dans le dernier livre de nos Ecritures, l'Apocalypse, où on nous présente le Christ comme un diamant qui resplendit de mille feux. Et vraiment il est cela! Tout a été créé par lui et pour lui !

Et nous ne devons pas avoir peur de laisser miroiter sous nos regards, dès le début de l'année liturgique, tout au cours d'elle, ces magnifiques images de l'Apocalypse. Les Pères ne parlent jamais d'une seule venue du Christ, mais toujours des deux. Il est venu pour revenir, et il revient ! S'il nous a appelés dans ce monastère, c'est à fin que nous­ autres, nous soyons témoins et acteurs de son retour. Car c'est en nous qu'il veut revivre son mystère, c'est en nous qu'il veut d'abord revenir.

 

Un moine, un frère, qui est devenu, je ne dirais pas un saint, laissons ce mot qui est, comme je le faisais remarquer hier, un peu dévalué aujourd'hui, mais quelqu'un qui transparaît ou qui transpi­re la vie divine, mais c'est pour les autres hommes le Christ qui est revenu. Et c'est cela que le Christ veut tenter pour chacun d'entre-nous. Il n'a pas d'autres raisons de nous appeler ici. Ce n'est pas pour nous tirer hors d'un monde qui serait mauvais ?

Non, le monde n'est pas mauvais. Le monde est ce qu'il est. Il est créé par Dieu pour être grand, pour être splendide. C'est nous qui sommes mauvais. Tout le monde est en nous. Mais il veut nous transformer, il veut que nous devenions révélation, apparition de ce qu'il est. Et chacun d'entre-nous peut devenir une pierre précieuse, unique, le reflet du diamant qu'il est, LUI.

Voyez un peu ! Si toute la communauté était ainsi ? Ce serait une couronne d'une valeur qu'on ne peut jauger, qu'on ne peut mesu­rer. Si notre intention est d'aller jusque là, ou plutôt de nous laisser faire jusque là, à ce moment nous devenons déjà précieux, et pour Dieu, et pour le Christ, et pour les hommes.

Oh ! Je sais que c'est une tâche qui dépasse infiniment nos pos­sibilités. Mais encore une fois, pourquoi ne pas nous laisser pren­dre, saisir par cet amour et lui ouvrir tout notre coeur. Rien que ce geste est déjà suffisant pour que des premiers éclats se projet­tent à l'extérieur de nous.

 

Mais nous ne devons pas, mes frères, pour revenir à ce que je disais au début, nous ne devons pas opérer de retour sur nous-mêmes. C'est-à-dire ne pas nous regarder mais plutôt le regarder, Lui, cette Lumière qui est le Christ et nous laisser transformer par Lui de clarté en clarté pour devenir, devenir ce que lui est.

Il me semble que ce désir devrait habiter notre coeur, malgré nos erreurs encore, malgré nos fautes, malgré tout le contraire, le mauvais qui est encore en nous. Si ce désir nous habite, le Christ aura raison de tout. Car sa puissance est infiniment plus grande que nos résistances à nous.

 

Mes frères, nous comprenons ainsi au début de cette année qui est nouvelle et qui doit être pour nous une année de renouveau. N'oublions pas que l'année de Saint Benoît n'est pas encore termi­née ; nous avons encore 4 mois presque avant d'arriver à son terme. Pensons-y ! Que nous puissions vivre une renaissance ! Etre ce que le moine doit être : c’est à dire un homme liturgique, un être li­turgique, et surtout un chant à la beauté, la beauté qui est Dieu, la beauté qui est le Christ, la beauté qui est la création, en at­tendant le JOUR. Il est proche où il est lointain ?

Mais pour nous qui sommes vivants et qui déjà percevons le Christ, il est beaucoup plus proche que lointain, ce jour où l’uni­vers ne sera plus que lumière, et où Dieu sera tout en tous.

 

Anniversaire de l’élection Abbatiale.              01.12.80

 

Mes frères,

 

Avant d'aller à l'église, je voudrais bien encore dire ceci : c'est que c'est aujourd'hui, voici trois ans, que vous m'avez choi­si comme Abbé. Alors, je voudrais vous remercier encore une fois, parce que il y a une expérience dont j'ai beaucoup entendu parler au Chapitre Général, mais que moi je n'ai pas faite, je ne sais donc pas ce que c'est. Et c'est celle-ci :

C'est que quand quelqu'un est élu Abbé, il y a la communauté d'un côté et il y a lui de l'autre. Ce sont deux antagonistes qui essayent de voir comment se prendre l'un l'autre pour voir qui aura le dessus ! Non, non, ici ce n'est pas ainsi ! Il n'y en a pas deux ! Il n'y a qu'une seule communauté.

 

Et voilà, je suis par la grâce de Dieu et votre volonté, je suis ici pour être le porte-parole ou l'organe de l'Esprit. M'effa­cer, me perdre de plus en plus possible dans le Christ, et en vous, de manière à ce que nous formions une seule unité, un seul Corps harmonieux, plein de confiance les uns pour les autres, de façon à ce que tous nous puissions grandir, nous épanouir et humainement, et spirituellement.

            C'est pourquoi je vous remercie. Et ensemble nous allons atta­quer une quatrième année en attendant ce que Dieu voudra.

 

Partage du Chapitre Général : Vocations ?       03.12.80

          1. Défaut de communication.

 

­Mes frères,

           

Le phénomène du manque de vocations ne doit pas être isolé d'autres problèmes connexes, à savoir le défaut de persévérance des jeunes et le vieillissement des communautés. Comme vous l'imaginez facilement, les trois questions se tien­nent. Je vais essayer de vous présenter une synthèse des échanges qui ont eu lieu dans trois groupes informels différents. J'y mêlerai des considérations personnelles sans nécessairement dire qu'elles viennent de moi. J'ai tout de même en ce domaine une petite expé­rience, et vous aussi, d'ailleurs.

 

C'est là un problème crucial pour un grand nombre de communautés, pratiquement pour toutes, même pour celles qui sont encore très nom­breuses maintenant aux Etats-Unis. On sent que la difficulté se pré­sente même là-bas. D'autres questions ont été discutées dans ces groupes informels. Mais au regard de celle-ci, elles présentent un intérêt secondaire. Je les vois plutôt comme des sortes de débats académiques.

Par exemple ceci : La place de l'apostolat actif dans notre vie ? Ou, devons nous avoir un rayonnement liturgique ? Quels sont les aspects positifs de notre Ordre aujourd'hui ? Quel rapport entre style de vie et vie contemplative ?

Cela, ça plane très haut ! C'est vrai, il est bon d'aborder tout cela, mais quand au fait qu'il n'y a pas de recrutement, que les communautés vieillissent et que les jeunes ne restent pas, voyez, ça, ça paraît bien éthéré.

 

J'ai constaté que c'était là un problème que l'on n'aimait pas d'aborder. A mon avis, ça devrait faire l'objet d'échanges et de discussions au niveau du Chapitre Général lui-même. Un Abbé a tout de même eu l'audace de le dire, c'était mon voisin de droite, l'Abbé de Spencer, qui est pourtant à la tête d'une communauté qui compte près de cent personnes.

Il a dit : Oui, le vieillissement des communautés ? Dans dix ans beaucoup de communautés seront acculées à des décisions douloureuses dans ce domaine. Pourquoi ne pas, dès maintenant, regarder la situ­ation en face ? Et dès maintenant étudier les mesures à prendre en face de ce qui va arriver ?

Il a dit cela en séance publique. Et il n'y a pas eu de réac­tions ! A mon sens, c'était difficile qu'il y en ait, car le pro­blème est trop grave et on en a peur. On espère qu'au dernier mo­ment va surgir un miracle qui va apporter une solution. Dans dix ans, dans beaucoup de communautés - des communautés qui n'ont plus de recrutement depuis 10, 15, 20 ans - il n'y aura plus que des vieillards de 80 ans. Et alors, comment vivre ?

 

On a Fait cette petite remarque à propos d'une communauté de moniales qui, elles, devaient déménager parce qu'elles étaient de plus en plus enserrées par la ville. C'est tout simple, pas de pro­blèmes ! Il y a une communauté de moines, moribonde, à quelques Km. Qu'elles déménagent là, le monastère est assez grand. 

Mais les moines, que va-t-on en faire alors ? Pas de problèmes non plus.  Non, on les met dans une petite aile, dans un petit coin. Et il y a assez d'infirmières dans cette grosse communauté de monia­les, elles s'en occuperont. On va dire : Oui, mais ça paraît un peu drôle ! Mais dans quel­ques années le problème sera là.

Mais d'abord la rareté des vocations aujourd'hui. Je vais citer les choses comme ça, comme elles se présentent dans le rapport. Je faisais partie de ce groupe informel. Je vois ici le résumé. Je prends cela au hasard comme cela a été résumé ici.

 

Certains y voient un problème de communication.

 

C'est que la vie monastique contemplative comme telle, en elle-­même, elle doit conduire l'homme à la perfection de sa nature humai­ne et divine. C'est à dire que l'homme a une vocation, qui est de devenir un Fils de Dieu. Tous les hommes sans exceptions sont appelés à cela.

Mais lorsque l'homme est devenu un Fils de Dieu, il est arrivé au sommet de toutes ses potentialités humaines et en même temps il possède une puissance divine. Il ne peut donc rêver rien de plus achevé, rien de plus beau, rien de plus élevé. Or, tous les hommes sans le savoir tendent instinctivement vers cet épanouissement total de leur être.

La vie monastique contemplative est orientée spécifiquement vers ce but. Les Anciens disaient : elle est quaedam praelibatio vitae eternae. Elle est une certaine prédégustation de ce qui sera no­tre vie pour l'éternité.

 

Mais le problème de communication est ceci : Lorsque des jeunes viennent dans notre monastère et qu'ils nous voient, est-ce que nous leur présentons l'image d'hommes qui sont achevés, d'hommes qui sont adultes, qui sont heureux, qui sont complets ? D'hommes avec lesquels on peut parler, échanger ? D'hommes qui sont bien dans leur peau ? D'hommes qui sont en même temps surnaturels ? D'hommes qui dans leurs paroles ne laissent per­cer ni amertume, ni aigreur, ni désenchantement parce qu'ils ne con­naissent pas le désenchantement, ils ne connaissent pas l'amertume, et ils ne connaissent pas l'aigreur.

Ils sont habités par l'amour. Ils savent comprendre les autres, ils savent les rassurés, ils savent les sécuriser. Ils ne disent pas du mal ni du monde, ni de leurs frères, ni d'eux-mêmes. Non, ce sont des hommes avec lesquels on peut converser, des hommes qu'on peut regarder. Le problème de communication est ceci : donnons-nous de la vie monastique contemplative une image attirante, et aux jeunes et aux moins jeunes ? Ou bien une image repoussante ?

Lorsqu'ils viennent dans un monastère, vont-ils se dire : oh là là, si c'est pour devenir comme ces types là, au revoir. Voilà le premier problème !

           

Or maintenant, ça vaut pour toutes les communautés. Comment laissons-nous percer ce que nous sommes ? Si la vie monastique a fait de nous des hommes achevés ou bien des hommes rabougris ? On ne le voit pas nécessairement par nos paroles, puisque nous ne parlons pas. On le verra à notre manière de marcher, notre façon de nous tenir, notre façon de saluer, notre façon de sourire, notre façon de regarder. Car il y en a qui ne vous salue jamais, il y en a qui ne vous regarde jamais, ou bien qui vous regarde de travers. Mais NON !

Or faisons bien attention ! Lorsque les gens du monde viennent dans notre monastère, eux nous regardent. Je ne veux pas dire que ils nous espionnent, mais ils nous observent. Et ils portent un ju­gement - non pas sur nous personnellement car ils ne nous connais­sent pas - mais ils portent un jugement sur notre genre de vie. C'est une vie qui épanouit les hommes ou qui les atrophie. Voyez le problème de communication !

Qu’est-ce que nous sommes ? Est-ce que nous donnons une image vraie de la vie monastique contemplative ? Elle est telle. Elle doit faire des hommes parfaits, heureux au plan humain.  Est-ce que nous donnons cette image à ceux qui nous regardent, à ceux qui nous rencontrent ?

 

Voilà mes frères, il est déjà temps d'aller à l'église. Mais po­sons-nous un peu la question maintenant chacun de nous personnelle­ment ! Je pense que ça vaut la peine ! Il ne vient pas beaucoup de monde ici, ce n'est pas la grande affluence de certains monastères, mais il vient tout de même des gens. Et il en vient même qui pensent à la vie monastique. J'en connais. Ils font un peu comme ça, ils ont bien le temps, ils font un peu de prospection.

Pensons toujours à l'influence de notre comportement, que notre comportement peut avoir sur d'autres qui sont, eux, appelés par Dieu à la vie monastique et qui peut-être alors par l'image qu'ils peuvent en recevoir, refuseraient l'appel de Dieu. Et ça, c'est tragique, c'est grave, et pour Dieu, et pour la personne, et pour nous. Et quand je dis nous, ce n'est pas seulement RocheFort, mais l'Ordre monastique.

 

Voilà mes frères une des premières constatations qui a été fai­te. Je vous la livre ainsi. Et je pense que et moi, et chacun, nous allons un peu nous interroger là-dessus. Naturellement, il ne s’agit pas de faire du théâtre, de dire : eh bien maintenant ça va, je vais me composer un personnage et je m'en vais le jouer : ça ne va pas durer longtemps !

Non, il faut que nous soyons vrais, que nous soyons tels que les gens du monde nous envient. Qu’ils disent : ils ont tout de même de la chance ceux-là - non pas d'être à l'abri loin des soucis, parce qu'on en a et de fameux ! - mais ils nous envient, ils envient notre épanouissement et notre bonheur. Il faut que notre être soit rayon­nant. Voilà mes frères, demandons à Dieu cette grâce et efforçons-nous au jour le jour de la faire grandir en nous.

 

Partage du Chapitre Général : Vocations ?       04.12.80

      2. Scandale de la croix.

 

Mes frères,

 

Revenons-en à notre problème de la raréfaction des vocations. Les écrivains cisterciens - les premiers du moins, aujourd'hui, je ne sais pas si c'est ainsi - ils avaient l'habitude de se référer à un texte scripturaire que je vais rapidement citer en latin pour ceux qui le connaissent : justus in principio sermonis acussator est sui (d'après la Vulgate). Cela veut dire que le juste quand il commence à prendre la parole, il se pose d'abord lui-même en accusé. C'est ainsi que hier nous nous sommes demandés si une des cau­ses du manque de vocations aujourd'hui ne serait pas un défaut de communication ?

C'est à dire, est-ce que nous présentons la vie mo­nastique contemplative sous un jour attrayant ? Sommes-nous aux re­gards de ceux qui nous rencontrent des hommes achevés, des hommes heureux, épanouis, qu'on envie et qu'on voudrait imiter ? Ou bien, faisons-nous plutôt l'effet de repoussoir ?

 

Maintenant, passons de l'autre côté. Les Abbés se sont demandés s'il n'y avait pas encore un autre problème ? C'est celui-ci : c'est que la société d'aujourd'hui, elle ne prépare plus les jeunes à comprendre la beauté, la possibilité et la nécessité d'une crois­sance spirituelle à base de renoncement. Pour nous, c'est quelque chose qui va de soi. Nous devons aller à Dieu. Mais pour recevoir Dieu en nous, nous devons lui faire pla­ce. Nous devons renoncer à notre égoïsme. Nous devons même le nécro­ser, le mettre à mort.

Mais pour les jeunes dans le monde d'aujourd'hui, ce n'est pas tout à fait ainsi que les choses se présentent. Je pense qu'à notre époque nous vivons avec une acuité accrue le scandale de la croix. On préfère ne pas aborder cette question. Tout ce qui va contre la spontanéité du jeune est considéré, est vécu, est senti comme une brimade, comme un empêchement d'être soi ; ça va contre sa liberté, ça l'empêche de se développer, de s'épanouir. Et ça commence très tôt !

Il faut dire que l'éducation aujourd'hui s'y prête plus que ja­mais peut-être ? Elle est fondée sur la compétition. Et ça commence à l'école, ça se poursuit dès qu'on commence à s'af­firmer, c'est répandu dans toute la société. C'est ce que nous appellerons la concurrence. Il est vrai que cela existait déjà auparavant, c'est certain ! Mais pas avec l'acuité d'aujourd’hui.

 

Les jeunes entre eux s'entendent très bien, mais ils se soumet­tent bien vite à un chef de bande. Il y a comme un besoin de se ré­férer à un modèle type, de l'imiter. Ce modèle pèse alors sur le groupe et le groupe va nourrir à l'intérieur de lui-même des forces de violence qui vont devoir un jour éclater. Soit faire éclater le groupe, soit se déclencher vers l'extérieur contre des objets.

C'est ainsi que vous aurez aujourd'hui ces actes de vandalisme gratuits. La nuit on va démolir des voitures, briser des vitres, faire des bosses dans les carrosseries, enfin, on en voit de toutes sortes. Il faut entendre un peu parler les gens des villes pour le savoir. Voyez, tout ce qui est ordre est considéré comme négatif. Il est vrai que notre société est peut-être trop structurée aujourd'hui ?

Je me souviens, pour ne pas parler du vieux temps, mais lorsque nous étions jeunes, on avait l'occasion de laisser aller ses instincts un peu anarchiques du jeune, parce que on pouvait se permettre beau­coup de choses dans les campagnes du moins, mais aussi dans les villes. Mais aujourd'hui on aurait tout de suite la police à ses trousses. Vous voyez, on   ­ne peut plus bouger. Or, entrer dans un monastère quand on a vécu dans une ambiance pareille, eh bien on la retrouve et on n'en veut pas. On n'est plus éduqué aujourd'hui à un épanouissement à base de renoncement.

 

Et puis alors, il y a la concurrence dans les affaires, où là c'est quelque chose aujourd'hui de terrible. C'est la lutte pour la vie, mais une lutte féroce. Et encore au-dessus aujourd'hui, c'est la lutte des classes. Cette lutte des classes a existé depuis longtemps. Mais aujourd'hui, qu'est-ce que ça ne représente pas ?

Voilà, un exemple tout chaud d'aujourd'hui, de maintenant : On a réuni la semaine dernière la Conférence Nationale du Travail. Cela veut dire que dans toute l’Europe Occidentale la situation éco­nomique et sociale devient de plus en plus difficile. On va vers une vraie catastrophe. Donc, partout, il faut prendre des mesures, des mesures d'aus­térité. Chacun doit faire des sacrifices, chacun doit y mettre du sien. Chacun doit aussi renoncer à gagner plus, à travailler moins ! Il faut donc une discipline. Cela serait partout.

Mais voyons dans notre pays maintenant (mais c'est la même cho­se à l'extérieur, exactement la même chose). Cette conférence s'est réunie. Tout le monde est d'accord: il faut raire des sacrifices. Sur le principe, on est d'accord. Mais une fois qu'il faut passer à la pratique, alors ça ne va plus. C'est non, non, non, non ! Pourquoi ?

 

Mais parce que on se méfie les uns des autres. On veut bien faire des sacrifices, mais on regarde dans l'assiette du voi­sin pour voir si lui aussi fait le sacrifice. Et on va dire : oui, mais lui n'en fait pas ! Et c'est surtout le réflexe des salariés. Pourquoi ? Mais parce que les salariés sont sous la coupe des autres. Un salarié est tou­jours contrôlé, lui ! On sait très bien ce qu'il gagne, c'est décla­ré ! On peut très bien lui modérer ses salaires.

Mais alors l'indépendant ? Et surtout le capitaliste, le gros com­me on dit ? Lui, il peut faire ce qu'il veut. C'est lui qui doit consentir les gros sacrifices. Mais les petits, eux ? Vous voyez ! Voilà ! On vient de découvrir, ou du moins de dénoncer - on enquête maintenant - une affaire de fraude fiscale d'une dizaine de milliards. Dix milliards d'un coup fraudés fiscalement par une so­ciété, une société d'alimentation.

Mais tout ça se sait ! Alors on dit : mais voilà, pourquoi est­-ce les petits ouvriers qui doivent faire des sacrifices ? Dix mil­liards de fraudés. Allez là-bas chercher de l'argent ! Voyez la lutte des classes qui est là !

           

Eh bien, les jeunes sont éduqués la dedans, dans cette atmosphè­re. Ils la voient partout, ils la respirent. Ils en entendent par­ler, on en discute. Alors ils ne sont pas du tout préparés à com­prendre la nécessité et la possibilité d'une vie qui est à base de renoncement, la nôtre. Et une vie, alors, qui est belle ! Mais ils ne verront pas la beauté d'une telle vie. Allez un peu le contrôler ?

 

Voilà mes frères, nous allons en rester là pour aujourd'hui. Je continuerai la fois prochaine avec ce petit chapitre. Car il y a en­core un autre défaut de l'éducation aujourd'hui, de la société je veux dire, c'est qu'elle est basée sur le profit.

 

Récollection du mois de décembre.                06.12.80

          Nous arracher à la vanité.

 

Mes frères,

 

La récurrence annuelle du cycle liturgique est porteuse d'un message sur lequel je vous propose de vous arrêter quelques instants ce soir. Cette récurrence nous clame que tout dans le monde et en nous n'est que vanité, illusion, mirage. Rappelez-vous les réflexions désabusées de l'Ecclésiaste sur le retour continuel et vain des mêmes choses. Et pourtant la création est belle. Chacun de ses éléments est comme une étincelle jaillie des profondeurs du divin qui est amour. Et nous sommes accordés à cet univers.

 

Et cependant, en dépit de cette beauté, notre coeur demeure in­satisfait. Il désire en percer le secret, parvenir jusqu'à la source, s'y plonger, devenir avec Dieu un seul esprit. C'est cette tension vers l'avant qui pousse des hommes dans le désert, toujours plus loin à l'intérieur du rien. Contempler le vi­sage du Christ, rencontrer les yeux qui sont lumière et vie, con­naître le Véritable, partager la nature de Dieu et travailler avec lui à la transfiguration du monde. Voilà pourquoi nous sommes ici ! Le monde, alors, ne serait plus un piège, mais il serait trans­parence limpide du mystère qu'il dissimule et qui n'est autre que ce Dieu un et trine qui nous fascine.

 

Mes frères, cette tension vers un avant qui tout à la fois sem­ble reculer devant nous et être de plus en plus proche, cette ten­sion de tout notre être, elle confère au moine que nous essayons d'être un apanage, un privilège, celui de la jeunesse. Jeunesse ? Pourquoi ? Le moine est jeune parce que il croit, parce que il fait confiance, parce que son regard est pur.

Il croit en Dieu qui l'appelle, en Dieu qui peut réaliser en lui et pour lui tout ce qu'il a promis. Il fait confiance en l'homme, l'homme qu'il est lui-même, l'homme qu'il rencontre dans ses Frères, dans tout être humain qui s'ap­proche de lui. Et son regard est pur parce que il est éclairé par l'amour.

 

Mes frères, ceci ne nous est pas naturel. Nous ne le savons que trop. Nous sommes comme tous nos frères en humanité d'abord des introvertis, des êtres noués sur eux-mêmes. Et les relents de notre condition première ne cessent pas d'assaillir notre coeur qui est le terrain d'une lutte implacable, mais dont nous sortirons vain­queur grâce à celui qui nous a aimés.

Cette jeunesse, cette innocence à conquérir et à accueillir, elles nous sont présentées dans la Fête de l'Immaculée Conception et dans celle de Noël. Dans ces solennités nous voyons que le terme de notre vie, cette jeunesse qui est la propre jeunesse de Dieu, ce terme de notre vie, il nous est offert dès le début. L'Immaculée Conception, Noël, sont au début de ce cycle liturgique qui se reproduit chaque année. Et pourtant, ils sont au terme.

 

Mes frères, cela nous impose un devoir : nous arracher à la vanité que le péché fait régner dans le monde, afin de goûter à cette liberté à laquelle toute la création aspire. Etre libre pour la création toute entière qui gémit dans l'attente de la révélation des Fils de Dieu. N'est-ce pas cela que vient de nous rappeler Saint Augustin ?

Toute la trame de notre vie, toute sa toile, tout le filigrane, tout n'est qu'attente de cette révélation du Christ en nous. Mais notre conscience en sera, elle, d'abord le témoin. Car celui qui est christifié, il est le premier à le savoir. Quoique chez lui surtout, la tentation, le péché va lancer ses assauts les plus durs qui sont les derniers.

           

Mes frères, à l'occasion de notre récollection, rappelons-nous que Dieu et les hommes attendent quelque chose de nous. Dieu attend notre fidélité : que nous ne cédions pas au décou­ragement, que nous ne cédions pas devant la longueur de cette at­tente. Cette longueur est réelle, mais au regard de ce que nous al­lons recevoir, elle sera si petite et si courte. Et puis les hommes, eux, attendent aussi quelque chose de nous : ils attendent que dans leurs ténèbres nous soyons, pour eux, pré­sence d'une espérance.

 

Une journée avec Monseigneur Mathen.         08.12.80*  

Allocution de Dom Hubert après le dîner.

 

Excellence,

 

En mon nom personnel et au nom de tous mes frères je voudrais vous dire notre gratitude et la joie qui emplit notre coeur. Vous nous rendez visite, vous passez une journée parmi nous en tant qu'Evêque de Namur. Il me semble voir dans cet événement une minute historique pour notre communauté, car vous renouez avec une tradition qui tire son origine de l'institution monastique elle-même.

 

Tout au début, nous découvrons trois noms : Antoine, le Père des anachorètes et de tous les moines ; Pacôme, le Père de tous les cénobites ; Athanase, le Pape d'Alexandrie.  Athanase, le chef spiri­tuel de tous les moines d'Egypte, lui qui avait versé l'eau sur les mains d'Antoine, lui qui remontait le Nil jusqu'à Tabennes afin de rendre visite à Pacôme et à ses monastères.

Athanase, le défenseur forcené de l'orthodoxie, qui cherchait appui sur les cohortes de moines qui peuplaient l'arrière pays jusqu'en Haute Thébaïde. Athanase, qui a séjourné quelques temps non loin d'ici à Trêves, et qui de là a semé les premiers germes de la vie monastique dans nos régions. Athanase, qui avait écrit la vie de cet Antoine pour lequel il nourrissait une telle vénération.

Je pourrais descendre le fil de l'histoire. Mais je me conten­terais de rappeler Saint Benoît et Germain, Evêque de Capoue, et les premiers cisterciens qui ont réussi dans leur entreprise grâce au soutien généreux de leurs Evêques.

Et aujourd'hui, Excellence, vous nous apportez la bénédiction de votre présence. Un pont s'établit entre votre personne et cet Athanase qui, un des tous premiers, a rendu visite à des moines, un des tous premiers qui les ait connus, qui les ait estimés, res­pectés, aidés.

 

Vous êtes ici dans une Maison de Dieu,  Domus Dei, comme dit Saint Benoît. Ici, on obéit à des lois qui ne sont pas les lois du monde : ce sont les lois du Royaume basées sur le renoncement à soi et l'amour. Ici, on est livré au désir de voir Dieu, de contempler le visage du Christ, de se baigner dans la lumière de ce visage afin de devenir avec le Christ un seul esprit. Dans cette maison, on se livre à un combat implacable contre les forces dissolvantes et dispersantes de l'égoïsme. Dans cette maison s'abritent des hommes qui ont voué une fidélité indéfecti­ble à l'Eglise.

Excellence, vous qui êtes un successeur des Apôtres, vous qui êtes pour nous sur cette terre Namur-Luxembourg le Christ lui-même, vous êtes ici chez vous, et vous le serez toujours.

 

La tâche de Pasteur n'est pas facile. Nous le savons déjà par Athanase. Elle n'est pas plus aisée aujourd'hui, plus malaisée peut­-être encore dans ce monde en désarroi ? Je n'ai pas de conseils à vous donner. Permettez-moi une simple suggestion :

De temps en temps, si possible chaque jour, pensez à votre mo­nastère de Saint Remy. Il y a ici pour vous-mêmes, pour vos colla­borateurs, pour tous ceux qui vous sont confiés, un foyer de lumiè­re et une réserve de forces. N'ayez pas peur d'y recourir ! N'ayez pas peur d'y puiser, elles sont à votre disposition.

Nous sommes dans l'année jubilaire de Saint Benoît. Nous venons de célébrer le 750° anniversaire de notre Abbaye, consacrée dès le premier instant à Marie la Mère de Dieu dont nous célébrons aujourd'hui la Conception Immaculée. Ouvrons donc bien larges les ­portes de notre coeur à la confiance.

 

Et maintenant surtout, n'oublions pas de remercier Dieu pour les grâces qu'Il nous fait. Remercions-le pour cette journée, pour cette rencontre, pour ce repas qui nous a réunis dans l'amour et l'espérance.

 

Fête de l’Immaculée Conception de la Vierge.   08.12.80

      Homélie de Monseigneur Mathen.

 

Bien chers frères et amis en Jésus-Christ,

 

Cette scène de l'Annonciation que nous venons d'entendre (Lc 1, 26-38) nous révèle l'intention constante de Marie : reconnaître les appels du Seigneur et adhérer à ses desseins du plus profond de son coeur.

 

C'est l'Archange Gabriel, un des plus grands dans la mystérieu­se hiérarchie des purs esprits, qui est envoyé par Dieu à cette jeune fille vierge de la Maison de David. Elle s'appelle Marie, un nom d'origine égyptienne peut-être, qui signifie : la chérie.

Dieu l'a formée dès le sein de sa mère pour cette mission, vou­lue de Dieu de toute éternité, que l'ange vient lui annoncer. Une préparation exceptionnelle absolument unique : pour la première fois depuis la chute dramatique du jardin d'Eden, une créature humaine a été conçue et mise au monde sans aucune des séquelles de la déché­ance originelle.

Préservée de la maladie congénitale de l'espèce humaine, elle est vraiment indemne de toute tendance désordonnée : tendance à sa propre grandeur, au plaisir des sens, à la possession des biens ter­restres. Intègre parfaitement dans toutes ses facultés, immaculée, pétrie de l'Esprit Saint, c'est à dire de cet amour qui unit le Père et le Fils dans une éternelle étreinte.

 

Quel mystère de rectitude dans le jugement de fraîcheur, dans la sensibilité de liberté, dans la volonté toute tournée vers le seul bien qui puisse la comblé : le Seigneur et sa volonté. Quel mystère aussi de pur amour, car être investi de l'Esprit d'amour en toutes les fibres de son être dès le premier instant de son existence, c'est autre chose que d'être purifié après coup, pro­gressivement, des égoïsmes qui font obstacle au véritable amour.

Depuis sa naissance, cet enfant ne vit que pour plaire à son Créateur. Elle le voit, elle l'admire, elle le loue dans ses œuvres. Elle reconnaît sa volonté dans la Loi qu'il a donné à son Peuple. Avec tous les siens elle le loue et le supplie en chantant les Psau­mes et les Cantiques inspirés par Dieu à son ancêtre David et à d'autres poètes.

Elle n'a pas de joie plus profonde que celle de faire la volon­té du Seigneur et d'être aimée de lui. Elle veut tellement réserver à Dieu toute la richesse de son coeur et le mystère de son être, qu'elle a décidé de rester vierge et d'être consacrée à Dieu pour lui appartenir totalement, le servir et lui plaire.

 

Mais que dira-t-elle à cet ange qui lui parle d'enfantement ? Comme elle n'est pas une écervelée ou une ambitieuse qui ne pense­rait qu'à la gloire de la mission proposée, elle va d'abord demander des éclaircissements. Non pas qu'elle doute de Dieu, mais parce qu'elle veut être parfaitement au fait de ce que Dieu attend d'elle et certaine de n'aller en rien contre sa volonté.

Et quand elle est sûre que la demande vient de Dieu, sa réponse alors ne connaît aucune hésitation : Voici la servante du Seigneur. Sa parole est donnée. Elle est adhésion de tout son être à ce que Dieu lui demande et elle ne se sera jamais reprise. C'est le mot de la totale confiance en Dieu. C'est ainsi qu'elle comble l'attente du Seigneur. Et elle la comblera non seulement à cet instant, mais à tous les instants de sa vie terrestre et de sa gloire céleste.

Marie est vraiment celle qui toujours, et sans la moindre dé­faillance fera pleinement confiance à Dieu et dira toujours oui à ce qu'il demandera. Elle est celle, dira Jean-Paul II à Notre Dame de Paris le 30 mai 1980, qui parmi toutes les créatures humaines a donné la réponse parfaite à cette question : aimes-tu ? m'aimes-tu ? m'aimes-tu da­vantage ? Sa vie entière fut en effet une réponse parfaite, sans aucune erreur, à cette question.

 

Ce sont tous les épisodes de son existence qui pourrait être repris afin d'y souligner cet acquiescement de Marie à ce que Dieu lui demande. Sans doute, elle ne comprend pas toujours parfaitement - N'a-t-elle pas au départ une vue détaillée de la mission de son Fils ? - Peut-être ne soupçonne-t-elle pas à quel point elle sera étroitement associée à sa mission rédemptrice ? Mais elle sera la servante du Seigneur sans nécessairement s'en rendre compte pleine­ment sans un oui mais, mais dans un oui continuel qui procède de l'Esprit d'amour dont elle est pénétrée.

Et ce oui, c'est le oui de la fidélité, de la continuité. C'est le oui de l'accueil qui est fait d'amour, de souplesse et de chaleur humaine. Et c'est surtout le oui qui a permis au Fils de Dieu de se manifester en notre chair. Et c'est en endossant ce oui chacun pour soi, que nous permet­tons à Jésus-Christ qui nous habite de manifester en nous sa vie de ressuscité. Faut-il le dire, c'est la qualité de notre vie en Marie qui donnera à notre vie son expression de Dieu en nous. Et si Marie est la servante du Seigneur, de son Fils Jésus­-Christ, elle l'est toujours et encore aujourd'hui et spécialement dans la présence eucharistique de son Fils Jésus.

Elle est jusqu'à la fin des temps la servante du Seigneur, la servante de son Fils Jésus Christ qui est venu rassemblé tous les enfants de Dieu dispersés pour une parfaite et éternelle eucharistie. Après la résurrection et la Pentecôte, elle participe à l'Eucha­ristie avec la jeune Eglise. Et depuis, elle est la mère de l'Eglise, de l'Eglise dont l'acte essentiel est la célébration eucharistique. Et comme telle, elle a précisément mission de coopérer avec le Christ le bon Pasteur au rassemblement de tous en un seul peuple sacerdotal, en un temple vivant pour une eucharistie qui prélude à celle de la Cité céleste de la Nouvelle Jérusalem.

 

Et en cela, elle est Mère de l'espérance, de cette espérance qui nous tient à coeur, car elle est la souche de cette restaura­tion qui doit s'étendre à tout l'univers. Porteuse en sa maternité de cette nouvelle genèse de l'homme, elle participe au déploiement de la grâce dans le temps pour toujours.

Aussi avons-nous, et spécialement en ce temps d'Avent, à vivre cette espérance. Ce que le oui de Marie a accompli totalement à l’instant où il fut prononcé, il nous faut à nous aussi, à travers nos chutes et nos relèvements, ce long temps de la patience de Dieu pour l'accomplir et le mener à bon terme. Au oui de Marie ne peut que répondre et se renouveler le nôtre, qui est aussi là où nous sommes un Fiat, pour qu'il devienne un MagniFicat.

Ainsi nous sommes invités, et aujourd'hui en cette Fête de l'Immaculée Conception avec Marie, à rendre grâce au Seigneur.

 

Partage du Chapitre Général : Vocations ?       09.12.80          

      3. Une société de profit.

 

Mes frères,

 

Nous allons continuer avec quelques Abbés du Chapitre Général à réfléchir sur le phénomène de la rareté des vocations aujourd'hui. C'est un problème qui est sérieux, et nous ne devons pas crain­dre de le regarder en face et de nous interroger nous-mêmes, et voir quelle part éventuelle de responsabilité nous portons dans le fait que les vocations se déclarent au compte-gouttes, non seulement ici, mais aussi un peu partout dans l'Ordre.

Nous avons vu que la société d'aujourd'hui ne favorisait pas le développement, la croissance spirituelle et humaine des jeunes sur une base de renoncement. On n'en voit pas la nécessité, on n'en voit pas la beauté, on n'en voit plus la possibilité. Notre société imprime sa marque sur le psychisme des jeunes. Et cette société, nous l'avons vu la dernière fois, elle se construit sur la compétition, sur des rapports de force. Elle est aussi diri­gée vers le profit, un profit immédiat et facile.

Si bien que le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui est un monde sans pitié. Il est dur. Il ne connaît que le doit et l'avoir, le donné pour recevoir. Le sens du gratuit se perd. Naturellement il existe encore des mouvements qui essayent d'aller à contre-courant. Ces mouvements rencontrent du succès parmi certains jeunes, pas tous !

 

Nous avons ainsi une société, une vie sociale qui, entre autre pour donner un exemple au plan ici des relations quasi cosmiques, du moins à notre échelle planétaire plutôt que cosmique : c'est la lutte entre les pays pour le contrôle des sources d'énergies, le contrôle des matières premières, le contrôle des marchés.

Voilà, tout récent, c'est en train de se faire maintenant : les grandes sociétés de construction automobile VW – RENAULT et DATSUN vont s'unir pour construire un même moteur. Voyez ! Grâce à cela, elles vont étendre leur emprise alors davantage par­tout. Elles se faisaient concurrence jusqu'ici ! Maintenant, elles s'unissent ! Cela va devenir un géant à côté d'autres géants qui vont continuer, eux, à lutter et à s'affronter.

Nous avons eu ce phénomène dans notre pays entre brasseries. De suite après la guerre, il y en avait encore au moins 2.000 en Belgique. Maintenant, est-ce qu'il en reste encore 150 ? Les acci­siens, pour leur donner du travail, ce sont les mêmes qui viennent ici et qui vont à Chimay, ils n'ont plus de brasseries. Il faut leur en trouver.

 

C'est cela la lutte pour les marchés ! Et ça devient sans cœur ! Mais les hommes qui sont là-dedans, eux aussi deviennent durs et sans coeur. Et lorsqu'on a réalisé un profit, on s'arrange pour le partager entre soi. On partage les bénéfices de l'affaire, on en partage les avantages. On a partagé aussi les risques, c'est ça la lutte, mais après on partage le butin. Nous l'avons chanté aujourd'hui aux Vê­pres dans le Psaume 67 : Pourquoi restez-vous là à dormir derrière vos enclos quand on partage le butin ?

Et il se constitue ainsi des sociétés fermées. Au plan interna­tional, nous avons ce qu'on appelle le Club des Riches, des pays riches. Et nous en faisons partie ! Voila un petit exemple : un ouvrier de l'Abbaye gagne en deux jours plus que des populations en­tières de pays sous-développés gagnent en un an. Voila la différen­ce, le club des pays riches ! Alors ils défendent leur peau et leurs privilèges. J'ai fait allusion il y a quelques temps à la Conférence Nationale du Travail.

 

Alors vous avez, à l’intérieur d'un pays, des petites sociétés fermées qui sont presque étanches ; pas possible de passer de l'une à l'autre : le monde du travail - le capital - les ouvriers - les employeurs - et entre les classes moyennes. Mais tous n'ont qu'un objectif, c'est gagner beaucoup d'argent parce que l'argent donne le prestige, l'argent donne l'autorité, l'argent donne le pouvoir, et surtout l'argent donne le plaisir.

Et voilà notre société d'aujourd'hui ! Elle est comme ça. Il ne faut pas avoir peur de la regarder en face. Monseigneur Massaut , dans son discours d'ouverture de l'année académique à Louvain, cette année ci - nous l'avons entendu au réfectoire - il y a fait allu­sion ouvertement.

Il a dit : le rôle de l'Université aujourd'hui, ce n'est pas d'injecter dans la société chaque année une ration de petits bour­geois qui vont alors avoir en main déjà tous les instruments qui leur permettront d'attirer à eux tous les plaisirs, toutes les jouissances. Puisqu'ils auront la clef du savoir, la clef de la science, ils auront accès là où d'autres moins doués, ou moins for­tunés n'ont pas la possibilité de monter.

 

Cela ne peut pas être cela l'université ! Au contraire, elle doit mettre à la disposition des hommes, elle doit mettre des frè­res qui veulent apporter quelque chose à d'autres frères et non pas profiter de leur situation de force pour exploiter. Voilà le rôle de l'université, un des rôles de l'université d'aujourd'hui : c'est aller à contre courant de ce que la société nous offre.

Cette société axée sur le profit, elle engendre deux filles: la première de ces filles, c'est la permissivité. La société de­vient de plus en plus permissive. C'est à dire que je fais tout ce qu'il me plaît. Tout m'est permis ! Il n'y a plus de droit, il n'y a plus d'ordre, il n'y a plus de légalité, il n'y a plus de morale ! Non, je fais ce qui me procure du plaisir.

Cela de plus en plus chez les jeunes aujourd'hui, et aussi chez les parents. Les parents, qui sont acculés à laisser faire ! J'ai connu un drame, je le connais maintenant, ce n'est pas encore terminé. 

 

Des parents voient arriver chez eux la Brigade Spéciale de Recherche. La police spéciale. Les parents ? Dans la chambre du garçon qui vient d'avoir 15 ans, qu'est-ce qu'on découvre ? De la drogue d'abord et puis une arme volée à la police !!! Et voilà les parents, ça leur tombe comme ça !!! Plus question pour un gosse - ça ne l'intéresse pas - d'aller à l'école. On va s'amuser avec les copains. Et alors voilà, on a déjà une arme, et ça n'a que quinze ans et c'est déjà adonné à la drogue. Et les pauvres parents sont là.

            Et alors les amis et etc culpabilisent les parents : c'est de votre faute ! C'est ceci et cela ! Les parents perdent la tête. Et alors l'enfant, que faire ? Le juge de la jeunesse, les as­sistants sociaux arrivent, des examens de toutes les sortes, psy­chologique, etc. Essayer de le récupérer ! Et le pauvre gosse là dedans perd la tête de plus en plus. Voyez, c'est cela la société permissive d'aujourd'hui qui dé­traque tout le monde.

 

Et puis alors, la seconde fille de cette société qui vise le profit, c'est la violence, la violence qui est à base d'appropri­ation. Je veux avoir. C'est ce qu'on appelle aujourd'hui en termes de psychologie ou d'anthropologie la querelle des doubles. C'est à dire que je veux être comme l'autre, je veux avoir autant que l'autre. Ou bien le contraire : il ne faut pas que l'autre ait ce que moi j'ai. Je dois être différent de l'autre.

Alors vous avez les affrontements, vous avez les querelles, vous avez les guerres entre hommes, entre groupes sociaux, entre pays, des conflits larvés ou bien explosifs. C'est cela la violence ! Et c'est de plus en plus aujourd'hui !

J'ai appris par hasard aujourd'hui encore, comme ça, quelqu'un de l'extérieur qui avait écouté la radio. On vient d'annoncer : on vient encore d'abattre quelqu'un qui sort de sa maison. Il ouvre la porte, il sort sur le trottoir...abattu. Voilà, on n'ose plus sor­tir de chez soi. C'est cela le climat !

Dans certains pays, comme dans la petite République de San Sal­vador, on compte qu'il y a une centaine de gens abattus tous les jours !!! Abattus comme cela par des groupes d'extrême-gauche et d'extrême-droite qui se combattent sans arrêt. Et alors le pauvre populo qui est entre les deux ? Il se fait une fois tuer par un et une fois tuer par l'autre. Vous voyez, c'est cela ! Mais on a peur que ça n'arrive ici. Vous l'avez en Italie. C'est très fort en Italie déjà, en Allemagne.

Eh bien voilà, ça, c'est la société d'aujourd'hui ! Et alors nous avons les jeunes, qui eux grandissent là dedans. On leur montre ça à la TV. Il y a des journaux à sensation avec des grandes lettres de 7 à 8 cm de hauteur, en première page, pour annoncer tout cela ! Alors ils voient cela, ils l'entendent. Ils deviennent ce que nous étions, nous, pendant la guerre. Ils deviennent blindés à tout cela, ils le font eux-mêmes. Pour eux, ça devient monnaie courante.

Alors tout cela est à l'extrême opposé, c'est le contraire de ce qui est demandé dans une vie monastique. Cela, vous le comprenez bien. La vie monastique qui, elle, commence par un seul mot qui est renoncer. Saint Benoît le dit : ma parole, elle s'adresse à toi, qui que tu sois. Mais abrenuntians, Pro 8, tu dois renoncer à la compétition, à la rivalité, à tes volontés propres, au profit. Tu dois renoncer à tout cela. Exactement le contraire !

            Alors que voulez-vous ? Dans les monastères, que faut-il faire ? Faut-il renoncer aux principes de Saint Benoît ? Il faut constater - mais ça c'est un fait d'expérience - que dans les monastères où on se relâche, je dirais où on ferme les yeux, où on devient permissif, vous voyez des entrées. Je ne dis pas à flot mais il y en a plusieurs par an. Je ne veux pas dire alors que ça va rester. Cela c'est une autre affaire.

 

Mais, est-ce cela l'objectif de Saint Benoît ? Non, il ne faut pas transiger sur les principes. Parce que il se passe ceci - ça a été constaté là-bas aussi, les Abbés l'ont bien compris - c'est que les vocations aujourd'hui, les vraies hein, les vraies vocations dans les monastères où on reste fidèle à l'esprit de Saint Benoît et des Pères du monachisme, les vocations seront très rares.

Mais les vraies vocations, elles seront meilleures que les nôtres parce que ce seront des garçons qui auront choisi, qui seront venus d'un milieu qui devait étouffer, qui devait empêcher toute possibi­lité d'appel de Dieu. Mais ils l'auront tout de même perçu, ils l'auront entendu ; des garçons qui se seront convertis, qui auront eu tout en main, mais qui auront, eux, renoncés.

 

Tout à fait le contraire de ce qui pouvait se passer dans le temps ou pour entrer dans un monastère, eh bien, on ne quittait rien du tout, ou pas grand-chose, et puis on entrait un peu dans une société qui, par rapport à ce qu'on abandonnait était une so­ciété d'abondance. Tandis que maintenant c'est le contraire. Si bien que les vrais vocations seront meilleures que les nôtres. Cela je pense pouvoir le dire.

C'est pour ça que nous ne devons pas désespérer et bien nous dire que si nous dire que si nous restons toujours fidèle à ce que Dieu attend de nous, Dieu saura trouver dans le monde, dans la so­ciété contraire d'aujourd'hui, il saura trouver des hommes qui sont capables de répondre à l'idéal qu'il leur propose, et qui est de savoir emprunter à la suite de Saint Benoît et des Pères de Cîteaux la route du dépouillement pour arriver jusqu'à une totale transfor­mation de leur être en un autre Christ.

 

Partage du Chapitre Général : Vocations ?       10.12.80

4. Le culte du rendement et de la produc­tivité.

 

Mes Frères,

Nous pensons pouvoir découvrir une des causes de la rareté des vocations non seulement monastiques mais sacerdotales dans la cons­titution actuelle de la société qui ne favorise nullement un épa­nouissement fondé sur le renoncement. La société est animée par un esprit de compétition, de concurrence. Elle est assoiffée de profit.

Nous allons continuer notre analyse et voir aujourd'hui que cet­te société,qui se veut areligieuse et athée, a construit une nouvel­le forme de religion qui est à sa mesure, et à laquelle sacrifient pratiquement tous les peuples quelque soit leur appartenance idéo­logique. Qu'ils soient communistes, qu'ils soient capitalistes, ils sacrifient tous au culte du rendement et de la productivité. Et cette nouvelle religion a ses temples qu'on appelle Centres de Recherches, ou Laboratoires de Recherches, ou Usines, Usines de plus en plus sophistiquées.

 

Je vous ai dit que trois grandes sociétés automobile avaient fusionné pour la fabrication d'un moteur commun. Ce moteur sera construit sans l'intervention d'hommes, donc des robots vont le construire sur une chaîne. Naturellement, il y a des hommes qui ont mis tout cela au point, mais ils sont quelque part. Tout est robotisé. Et cela veut dire qu'il n'y aura plus de défaut de construction, dans ces moteurs. Cela n'arrivera plus, on n'est plus à la merci d'une défaillance humaine.

Voilà un temple de la productivité et du rendement qui a aussi ses ministres et ses prêtres. Ce sont ces chercheurs, ces savants, ces techniciens, ces ingénieurs qui ont mis, qui mettent tout cela au point. Et on a beaucoup de respect pour eux. Ils ont leurs vêtements liturgiques, appelons-les ainsi ! Il y a les cols blancs. Il y a les .hommes en bleu. Ou bien suivant l'usine, ou suivant leur place dans la hiérarchie en violet, ou bien en jaune, ou bien en brun. Ce culte a aussi ses mystères. Il a ses secrets qu'on essaye de se voler. Il y a aujourd'hui des formes d'espionnage industriel, surtout entre grandes puissantes concurrentes.

Et cette nouvelle religion a ses rituels. On les appelle Infor­matique, ou Télématique, ou Robomatique. Et on doit y être fidèle !

 

Notre rituel à nous ? Vous savez, ça fait bien, pas ici dans les monastères, mais dans le monde, on invente de nouveaux rituels pour l'Eucharistie, par exemple. On met le Pater pour commencer, on mettra le Confiteor pour finir. On inventera une nouvelle lecture pour l'Evangile parce que l'Evangile, c'est trop vieux, ce n'est pas moderne assez. Et enfin, une nouvelle Prière Eucharistique. Voilà, vous voyez, c'est ça ! Et ça fait bien et, ça attire surtout les jeunes.

Mais attention ! Dans le rituel de la Science, il ne s’agit pas de jouer. Là, c'est strict ! La moindre erreur, la moindre déso­béissance, elle se paye, ça veut dire que ça ne marche plus ! Regardez un peu à quoi les hommes savent se plier lorsqu'il s’agit de produire et de rendre ? Et les ministres du culte du vrai Dieu, ils pourraient parfois aller chercher leur inspiration de ce côté là pour apprendre à se tenir.

Mais enfin, en soi cette science et cette technique sont extra­ordinaires. Elles sont louables, elles sont belles, elles sont re­commandables parce que c'est Dieu qui a déposé dans l'homme ce génie qui permet à l'être humain de devenir cocréateur. Il est créateur sous la mouvance de ce Dieu qui continue grâce à cet homme à pousser plus loin, toujours plus loin, l'évolution du monde...

 

L'homme, c'est l'évolution devenue consciente d'elle-même et prenant en main sa destinée. Donc, en soi, ce génie qui transforme l'univers, il est voulu par Dieu. Mais malheureusement il est vicié parce que l'homme est blessé par ce qu'on appelle le péché. L'homme n'est pas pur. Il faudra un jour réfléchir à cela aussi. Et cette technique, et cette science, si elles étaient bien conduites, elles devraient apporter aux hommes un supplément d'humanité et un supplément d'âme. Elles ne devraient pas être déshumanisantes. Cela veut dire que grâce à cette science, l'homme devrait être moins esclave de la chair. Il devrait être plus ouvert aux valeurs supé­rieures de l'esprit, de la beauté, de la contemplation de cette magnifique création qui est le reflet de la beauté du Créateur.

Mais en fait, les choses sont bien autres que celles-là, vous le savez ! Et c'est que l'homme, ne parlons pas des tous grands sa­vants qui eux sont toujours un peu poètes, autrement ils n'auraient pas cette intuition qui leur fait pénétrer le vouloir de Dieu. Ils sont poètes même s'ils sont incroyants. Il faut dans la science pure un désintéressement.

 

Mais je vois le résultat de cette politique de productivité et de rendement : c'est que l'homme devient en fait l'esclave de ce qu'il produit. Il se fabrique des idoles. Et à ces idoles, il sacri­fie. Il sacrifie parce qu'elles vont lui rendre en contrepartie ce que l'homme blessé cherche. C'est le plaisir, c'est la jouissan­ce. Ce sera en terme plus moderne : la consommation. Et alors, c'est l'engrenage sans fin. Il faut produire pour con­sommer, et il faut consommer pour produire d'avantage.

Et c'est le cycle infernal que nous connaissons maintenant, qu'on essaye en vain de freiner. Lorsque le bolide est lancé, on ne peut pas arrê­ter brusquement sinon c'est l'accident. Mais allez freiner ? Parce que pour freiner efficacement il fau­drait opérer une conversion dans l'âme de chacun. Mais est-ce pos­sible lorsqu'on est conditionné par ces plaisirs qu'on a à sa dis­position ?

On arrive donc ainsi à vivre dans l'artificiel, dans le faux, et on en perd le sens de la vérité équilibrante et épanouissante. Ce n'est pas seulement vrai des jeunes, les jeunes sont des victimes là-dedans ! C'est surtout vrai du moyen âge. Ce sont ceux-là qui sont responsables. Les jeunes, eux, entrent dans le train qui est en marche. Mais qui a construit ce train et qui lui a donné sa vitesse ? Ces sont des pareils à nous.

 

Alors vous comprenez que cette société qui vit, qui sacrifie au culte du rendement, de la productivité, elle est à l'inverse de la société monastique qui, elle, est à base de gratuité. Dès l'instant où un moine dans sa vie privée, ou une communauté dans sa vie collective, perd le sens de la gratuité, elle a perdu le sens de l'amour. Elle a perdu le sens de Dieu, elle a perdu sa raison d'être. Elle est devenue une cellule non pas du Royaume, mais de cette société qui rend esclave.

La vie monastique, elle est une lente imprégnation. Il ne s’agit pas ici de rendre de plus en plus vite aux meilleures conditions ? Non, elle est imprégnation insensible, imperceptible du divin. Le contemplatif, c'est l'homme qui se tient devant la majesté de Dieu, ou bien devant le regard du Christ, et qui se laisse péné­trer presque sans rien dire, sans rien faire, parce que c'est un cadeau qu'il reçoit. C'est une grâce qui l'enveloppe, et qui le pénètre, et qui le transforme, et qui le transfigure, et qui à la limite ultime le divinise.

Mais pour cela, il faut s'abandonner, il faut renoncer. Alors vous voyez que pour un jeune d'aujourd'hui, passer d'un mode de conception de vie et de la vie sociale  à un autre, au nôtre, mais il faut une Foi, il faut une Espérance, il faut une audace qu'on ne peut pas exiger de tout le monde.

Il faut être d'une trempe exceptionnelle, il faut le dire ! Parce que rien n'est plus grisant que ce que nous pouvons trouver aujourd'hui, ce que les jeunes peuvent trouver aujourd'hui. Regardez un tout petit peu ! Nous avons ici quelques jeunes ou­vriers. Ce sont tous de très braves garçons. Ils ont leurs défauts naturellement, mais ce sont des princes.

Chacun est déjà à sa quantième voiture ? et à sa quantième moto avant ? Une demi douzaine de motos avant, 2 ou 3 voitures ? C'est le minimum! Et ça a 22, 23 ans, 20 ans. Vous voyez, c'est cela ! Mais il ne faut pas penser que ce sont des exceptions ? Ici, non, c'est encore la crème des meilleurs ! Alors voyez le reste !

Comment voulez-vous que l'appel de Dieu soit perçu ? Il est en­core perçu par certains. Mais ce sera de plus en plus difficile, ou de plus en plus rare. Et comme je le disais hier, ceux qui l'auront reçu, ce sera des hommes avec lesquels Dieu pourra faire beaucoup, beaucoup. Mais à condition, naturellement que certaines exigences soient recueillies, et chez ces personnes, et dans les monastères.

            Mais cela, nous en parlerons une autre fois.

 

Partage du Chapitre Général : Vocations ?       11.12.80

5. Marginalisation des vieillards.

 

Mes frères,

 

Notre société qui est inspirée par le culte du profit, du ren­dement, de la productivité, elle est affectée de certaines tares qui n'existaient pas auparavant. A présent, elles deviennent de plus en plus visibles. .Je vais en citer une. Il en a été question au Chapitre Général. Elle touche toutes les communautés parce que nous sommes des hommes comme n'importe qui. C'est la marginalisation des vieillards.

 

Les personnes âgées sont laissées de côté. On les méprise. On les glisse en marge. On ne veut plus les voir. Pourquoi ? Parce qu'elles ne savent plus produire et qu'elles consomment moins. C’est donc devenu des objets peu intéressants. Cela arrive assez tôt, car à 65 ans le couperet tombe. Vous êtes mis à la retraite. Le mot lui-même est évocateur : la retrai­te ! On vous retire de la circulation, on vous met de côté. Vous n'êtes plus intéressant, vous êtes à charge de tout le monde. Ce sont les jeunes qui doivent travailler pour nourrir ces vieux qui ne produisent plus !

Les pensions, vu que la longévité de la vie s'allonge à cause des progrès de la médecine, les pensions, ça pèse très lourd sur la Sécurité Sociale, de plus en plus lourd. Car il y a de plus en plus de pensionnés, de retraités.. .Et à cause de la crise actuelle et du chômage, il y a moins de cotisants pour permettre d'entrete­nir ces bouches qui deviennent inutiles. Voilà ! C'est assez dur à dire, ce l'est encore plus à enten­dre ! Mais c'est pourtant bien ainsi.

Auparavant, les personnes âgées étaient prises en charge par la famille. On vivait et on mourait chez soi avec les enfants et les petits enfants. C'était encore une structure patriarcale. J'ai encore connu cela dans les Ardennes. C'est encore un peu comme ça dans un ou l'autre village de ma famille.

Mais maintenant, avec l'éclatement des familles, avec l’Urba­nisation, l'étroitesse des logements, et puis aussi les loisirs, les vacances, les vieux, on n'en veut plus ! Regardez un peu quelle gêne tout de même, il faut s'en occuper. Et puis on est cloué, on ne sait plus sortir, on ne sait plus partir à l'étranger parce qu'on a un vieux ou une vieille dans les pieds.

Alors, on les relègue dans des Maisons de vieillards, des sé­niories ou des homes, ou bien des mouroirs. Voilà, ils sont là tous ensemble, et ils attendent la fin. On vient les voir de temps en temps. Parfois, on ne va pas les voir du tout, on les a ou­bliés.

Ce qui auparavant était le devoir des enfants est maintenant pris en charge par l'Etat qui organise des services comme les aide-séniors pour aider les vieilles personnes, ou des Communes qui font distribuer des repas chauds, tous les jours...sauf les W.E. parce que à ce moment là on ne travaille pas. C'est la semaine des cinq jours.  

 

Alors le samedi et le dimanche, mais les vieux ? Je ne sais pas comment ils font ? Ou bien on leur donne double ration comme à l'époque où la manne ne tombait pas le samedi et où on en avait le double le vendredi ? On m'a expliqué déjà tout cela. Voilà la situation des vieilles personnes. Elles sont donc vues plutôt de façon négative. C'est qu'ils sont lents, ils sont malades, certains handicapés, ils perdent la tête un peu, ils battent la campagne. Et puis surtout, ils sont dépendants, dépendants !!! Voilà !!!

Voilà, c'est ainsi ! Et cela a des répercussions dans les com­munautés monastiques. Nous devons bien nous tenir sur nos gardes pour une chose. Ce n'est pas tant au niveau communautaire comme tel, mais personnel. Il y a une tentation qui nous guette à la porte des 65 ans. Attention pour ceux qui s'y trouvent, pour ceux qui en approchent, et pour ceux qui en sont éloignés ! La tenta­tion est là !

C'est de se dire : Oui, voilà, j'ai 65 ans maintenant. Bon, on m'a assez exploité pendant des dizaines d'années. Maintenant je suis retraité, je suis pensionné. Eh bien, ils n'ont qu'a m'entre­tenir. J'en ai fait assez, maintenant je me la coule douce. C'est une tentation ! Et ça arrive dans des moments de fatigue, de dépression, de cafard, d'acédie, parce que le malheur dans les communautés monastiques, chez les anciens, c'est en grande partie l'oisiveté.

 

Parce que il y a quelqu'un qui a été était dans une charge où il vraiment actif. Il faisait quelque chose. Et puis il a cédé une chose et puis l'autre. Voilà, il ne sait plus le faire. Et c'est très déprimant. Et ça peut remonter alors à partir de ces personnes, qui peu­vent faire des crises profondes alors. Et il faut les aider. Grâce à Dieu, il n'y en a pas un seul ici, c'est pour ça que j'ai l'audace d'en parler, sinon je mettrais des gants.

Mais comme il n'y en a pas, je peux le dire. Car le danger est là - il vaut mieux le regarder en face - le danger de se dire, ou alors de prendre les choses à l'avance et de se dire : Oui, mais dans ces conditions là, à 65 ans je remets mon tablier et puis alors vous tirez votre plan. Moi, je suis pensionné maintenant. C'est tout de même vous qui allez encaisser ma pension. Moi je n'en verrai rien ! Soyez donc bien content comme cela ! C'est la tentation !

Mais si jamais nous y succombons, c'est un véritable suicide. C'est un suicide psychologique d'abord parce qu'on se dégrade. On entre vivant dans cette psychologie du vieillard qui ne sait plus que faire de sa vie. C'est terrible ça, car on y entre dedans ! Et dans un monastère, ce doit être quelque chose d'atroce ?

Et puis alors, c'est un suicide surtout spirituel, car on a jeté par dessus la haie le voeux de conversion des moeurs. C'est fini ! Et on se demande alors, on pourrait se demander si on tom­bait là-dedans : mais qu'est-ce qu'on est venu faire dans le monas­tère ? On aurait beaucoup mieux fait de dire au revoir tout de suite au début, plutôt que de dire au revoir tout en restant ici ! Voyez un peu ! Mais sur le psychisme, ça peut conduire au déséquilibre. Donc mes frères attention ! ça existe dans les monastères. Cela n'exis­te pas ici, mais soyons tout de même sur nos gardes.

 

Un autre péril encore : ce sont les tensions entre les Anciens - appelons-les ainsi - et les jeunes. On observe, j'ai entendu di­re cela au Chapitre Général, on observe que dans des communautés, les Anciens flairent un danger chez les jeunes. Les jeunes sont des hommes dangereux. On aime bien qu'il y en ait parce que ça ras­sure mais on ne les aime pas parce que on en a peur. Ils sont dangereux !

Pourquoi ? Parce que ils sont trop vivants peut-être ? Parce qu'ils apportent autre chose ? Enfin peut-être que c'est de la ja­lousie parce qu'ils sont jeunes et que soi-même on est devenu vieux ? Toutes sortes de motivations que voilà, il faudrait psycha­nalyser. Mais j'ai déjà entendu dire de mes oreilles : Moi, les jeunes, je ne les aime pas ! Voyez un peu quelle affaire ! Mais maintenant du côté des jeunes, parce que ça rebondit ?

Eh bien, ils verraient les Anciens, eux, comme le symbole d'une sta­gnation mortelle : ça ne bouge plus, ça reste ainsi, ça ne change pas, il n'y a rien à faire avec eux ! Alors, on retombe dans la psychologie qui est celle du monde. Ce sont des boulets, des êtres avec lesquels il n'y a plus rien à faire. C'est la mort vivante parce que ça ne change plus !

 

Alors en conclusion, parce que la prochaine fois je vais par­ler de cela en relation avec les vocations maintenant, mais en con­clusion pour aujourd'hui : un des critères de bonne santé pour une communauté, ce sont les relations harmonieuses entre les Anciens et les jeunes. Quand les Anciens aiment les jeunes et que les jeunes respec­tent, estiment et aiment les Anciens, qu'ils sont heureux de vi­vre avec eux, de les rencontrer, d'aller leur rendre visite. Et lorsque les Anciens sont contents de voir des jeunes et de les accueillir.

Or, mes frères, c'est ce que la Visite Régulière a constaté ici dans la communauté. Les jeunes aiment les Anciens. Les Anciens ai­ment les jeunes. Il y a une harmonie. Et ça, c'est le signe d'une bonne santé spirituelle et aussi d'une bonne santé psychologique. Donc nous devons en remercier Dieu, mes frères, parce que je vous garantis que ce n'est pas partout ainsi.

 

Partage du Chapitre Général : Vocations ?       13.12.80

6. Vieillissement des communautés.

 

Mes frères,

 

Le défaut de vocation combiné à l'allongement de la longévité a pour résultat le vieillissement des communautés. Heureusement cela s'opère de façon insensible. Car il importe lorsqu'une commu­nauté vieillit de ramasser les forces sur un essentiel de plus en plus condensé. Or, l'essentiel de la, pratique monastique, vous le savez, c'est l'Opus Dei, la Lectio Divina et le Travail. Les trois en har­monie sans privilégier un par rapport à l'autre. Il faut donc tou­jours s'efforcer de maintenir le meilleur équilibre.

Mais lorsqu'une communauté vieillit, devient très vieille, ce­la pose des problèmes alarmants, angoissants, car on doit prendre des décisions dramatiques. J'ai entendu, à l'occasion de la lecture des Rapports des Com­munautés, des Abbés qui lançaient des appels à l'aide au Chapitre Général. On disait : oui, c'est très bien, on en parlera. Mais vous comprenez, c'est tombé dans un trou vide.

Oui, on s'est demandé : que faut-il faire ? Faut-il que les communautés qui sont plus favorisées sur le rapport des vocations, doivent-elles fonder dans les Pays du Tiers-monde, car là-bas les nouvelles chrétientés demandent des contemplatifs? Ou bien faut-­il venir en aide à ces communautés mourantes sur place ? Voilà n'est-ce pas !

Voici des questions qui se posaient :

 

...La situation est angoissante dans certaines communau­tés qui occupent des locaux tout à fait inadaptés à des personnes d'âge moyen et avancé...

 

J'ai cité le cas d'Oelenberg. Un monastère qui autrefois comp­tait 200 personnes et qui maintenant en abrite sur place 25. Voilà, inadapté, des locaux inadaptés au petit nombre d'un âge moyen et avancé. Et disons que Oelenberg est encore favorisé. Il y a encore là tout de même des plus ou moins jeunes. Mais il y a d'autres commu­nautés où alors ce sont des vieillards ; des communautés qui autre­fois fondaient tellement tant il y avait des jeunes ! Voilà des problèmes angoissants.

 

...Comment remplacer tel ou tel moine qui assurait jusqu'à présent un service indispensable, et qui arrive à la li­mite de ses forces à cause de son grand âge ?

 

Par exemple la cuisine ! Mais oui ! Et il n'y a personne pour le remplacer parce qu'ils sont tous très âgés. Que faire ? Engager un ouvrier? Il y a des communautés où c'est ce qui arrive...jusqu'au cellérier qui devient un laïc !  Tantôt, vous aurez l'Abbé qui sera un laïc ! C'est à dire un salarié je veux dire, il ne sera pas religieux du tout ! Mais voilà des situations pareilles où on ne sait plus quoi ?

 

...Comment faire face alors à toutes les servitudes exis­tantes ?

 

J'ai entendu proposer aussi : Voilà, il y a un statut pour l'établissement des nouvelles fondations. Ne serait-il pas utile au­jourd'hui d'établir un statut pour régler la suppression des mai­sons qui ne savent plus vivre ? Voilà, c'est surtout en France qu'on sent ce problème. Elle qui a été le berceau de la résurrection cistercienne au siècle dernier, et encore au début de ce siècle. Eh bien mes frères, je pense que nous ne devons pas avoir peur de regarder les choses en face, c'est à dire avec les yeux de la Foi.

Une communauté monastique, elle naît, elle grandit, elle se développe. Il lui arrive même d'engendrer des filles ailleurs. Et puis elle prend de l'âge, elle vieillit. Ne pourrait-elle pas mourir comme un homme meurt ? Vous savez, c'est arrivé ! Regardons un peu l'histoire.. On pourrait le faire ? Mais enfin, on n'a pas le temps.

Mais voyez par exemple lorsque la mission est accomplie, la mission que Dieu a confié à une communauté, elle est terminée. Mais la communauté a le droit de mourir comme un homme ! Prenez la communauté de Clairvaux. Elle a eu Saint Bernard et des quantités de Fondateurs et de saints partout : Disparue, on n'en parle plus. Oui, on parle de Saint Bernard et de Clairvaux. Mais aujourd'hui c'est une prison! C'est fini...

Et tant d'autres ainsi, tant d'autres ! Dans nos régions aussi ! Mais voilà, leur rôle était terminé dans le plan de Dieu. Les hom­mes qui étaient là ont reçu leur récompense. D'autres prennent le relais et ça continue ainsi. Il y aura toujours des moines, mais pas toujours nécessairement au même endroit.

Je pense que nous devons être froidement lucide. N'est-ce pas aussi l'acceptation comme ça lucide de la mort, n'est-ce pas l'épreuve suprême de vérité pour les personnes, et aussi pour les communautés ? Saint Benoît le dit : Il Faut toujours avoir la mort présente devant les yeux. Lorsqu'on regarde les choses à partir de là, tous les problèmes se relativisent. Ils prennent leur vrai dimension. Mais voilà, nous évitons de le faire...

Passons maintenant à la question vers laquelle je m'acheminais pas à pas. Elle a été posée au Chapitre Général.

 

...Une communauté âgée, peut-elle recevoir, accepter des jeunes ?

 

Voilà la question posée. Il s’agit d'une communauté âgée. Peut­-elle accepter des jeunes ? un jeune ? ou deux, trois jeunes ? A mon avis, c'est un problème propre à notre culture, à notre société d'aujourd'hui qui voit dans le vieillard un être diminué. Mais autrefois, au début, le vieillard, le moine ancien, âgé, courbé sous le poids des ans, c'était le moine vers lequel tous se tournaient.

Il avait pour lui l'expérience, la sagesse, la sainteté. Les jeunes recherchaient les moines âgés, très âgés pour se mettre à leur service et pour recevoir d'eux la vie. Tous les apophtegmes ne font que de parler de cela. Les conférences de Cassien ne par­lent que de cela. Le sommet, l'idéal d'une communauté, c'était d'avoir des anciens, des vieillards, c'était sa valeur. Est-ce que, mes frères, nous ne devons pas encore voir les choses ainsi ?

Naturellement il faut que ce soit de vrais anciens. Il ne faut pas que ce soit des vieillards aigris, déséquilibrés, malheureux, qui regrettent d'avoir choisi la vie monastique, et puis d'y être restés. Et puis qui ont été un malheur et une calamité toute leur vie, pour eux-mêmes, et pour leurs frères. Non, des vieillards pareils ce ne sont pas des vieillards, ce sont des épaves.

 

Non, de véritables vieillards ! Voilà, il ne faut pas courir au loin, nous en avons ici. Nous en avons, nous le savons. Et nous sommes heureux de les avoir. Nous sommes heureux de les voir, heureux de les rencontrer, heureux de leur parler. Ils ne sont pas un fardeau. Non, ils sont une bénédiction pour une communauté parce qu'ils sont de vrais vieillards. Ils n'ont peut-être pas beaucoup de "paroles" à nous donner par leur bou­che ? Cela leur arrive, oui.  Mais ils ont leur conduite, ils ont leur exemple, ils ont leur personne qui est un langage d'une élo­quence percutante. Alors dans ces conditions là, une telle communauté, mais elle peut certainement accepter un jeune, ou des jeunes. Elle retrouve la veine de l'origine du monachisme.

 

Les Abbés se demandaient ceci. Je vais lire rapidement :

 

...Une communauté âgée peut-elle recevoir un ou des jeunes ? L'engagement d'un jeune dans une communauté vraiment âgée représente un très grand acte de Foi. L’expérience montre que certains jeunes, rares il est vrai ( c'est très rare) persévèrent dans des communautés âgées. De toute façon, il ne faut pas cacher aux jeunes les difficultés qu'ils rencontreront. Il faut être très loyal avec les novices.

          Mais peut-on recevoir un novice tout seul dans une com­munauté très âgée ?

          A-t-il l'environnement psychologique nécessaire à son épanouissement ?

Certaines expériences réussies semblent montrer que oui, à certaines conditions : que l'atmosphère de la com­munauté soit bonne.

 

Donc, cela rejoint ce que je viens de dire. Si ce sont des vieillards, des anciens authentiques, de vrais moines, l'atmosphè­re est bonne. Un jeune recevra la vie de ces hommes qui sont deve­nus des enfants du Royaume. Ils ont une jeunesse spirituelle qui fait qu'ils engendrent la vie.

 

...Il faut que le novice ne soit pas trop isolé, mais très mêlé à la vie de la communauté.

Avec cependant de fréquentes rencontres avec le Maître des novices et l'Ab­bé. Des cessions inter-noviciat, pas trop fréquentes pour ne pas nuire à l'apprentissage de la stabilité peuvent pailler à la difficulté d'une trop grande différence d'âge que rencontre le novice.

 

Il s’agit donc ici d'un seul novice dans une communauté très âgée. Voyez, quand vous entendez ceci, ce sont des cas concrets, ça arrive, ça est là, ce ne sont pas des théories, ce sont des cas rencontrés.

 

...Il peut arriver cependant qu'une communauté ne puisse plus assurer la formation d'un novice. Ce n'est plus pos­sible. Il y aurait sans doute un problème de justice vis à vis du novice. Il faut le lui dire. On ne peut le rece­voir sans pouvoir lui donner un certain épanouissement qu'il est en droit d'attendre.

 

Donc, dans ces conditions là, c'est sous-entendu, il est pré­férable de fermer une maison pareille !

Eh bien, mes frères, voilà un petit aperçu réaliste des choses. Ce n'est pas le cas à Rochefort. Ce n'est pas le cas dans les mo­nastères les plus proches. C'est le cas dans l'un ou l'autre monas­tère Français qui ont été très prospères auparavant. Et ces com­munautés-là sont très courageuses, mais elles ne savent plus quoi !

Je pense que le mieux pour nous, c'est de savoir que cela exis­te, et de ne pas nous endormir dans une fausse sécurité pour ce qui nous concerne, nous personnellement, parce que les années avancent. Mais de, surnaturellement, prendre en charge dans l'invisible ces hommes qui sont toujours là, qui vont mourir et peut-être leur communauté avec eux ; ne pas porter de jugement, mais au contraire savoir qu'ils ont accompli leur mission.

Dieu a permis leur mort, leur disparition. Mais ce n'est pas pour cela que leur mission est totalement terminée. Là où ils sont arrivés chez Dieu, où ils sont entrés maintenant, où ils voient Dieu et le Christ face à face, ils peuvent continuer. Et nous ne savons pas si ce n'est pas grâce à eux que nous, ici, nous pouvons continuer à nous épanouir.

 

Partage du Chapitre Général : Vocations ?       15.12.80

7. Déstabilisation généralisée.

 

Mes frères,

 

Nous allons poursuivre notre analyse des composantes de la so­ciété moderne et voir leur influence sur la raréfaction des voca­tions. Je ne veux pas dire par là que la société serait responsa­ble du manque de vocation ! Mais simplement que les jeunes qui su­bissent l'influence de la société d'aujourd'hui sont moins bien préparés à l'audition des appels que Dieu éventuellement leur adresse.

Cela nous aide à mieux les comprendre, les jeunes, à mieux les accueillir et à davantage les respecter. Car comme je l'ai dit et je le répète encore, ceux qui perçoivent la voix du Seigneur sont des garçons hors série. Il y a quelque chose en eux qui est demeu­ré disons ouvert, pur et qui peut encore capter. Tandis que la grande masse d'aujourd'hui, mais tout à fait hors de toute culpabilité, en toute innocence, devient de plus en plus sourde.

Hier, la société se caractérisait par la stabilité. Par exem­ple, lorsqu'on embrassait une profession, une carrière, on y demeu­rait jusqu'à la pension. Que ce soit dans l'Administration, aux Chemin de Fer, dans une Usine, un Charbonnage. Il n'y a qu'à l'armée, là, au régiment, ce n'était que pour 2, 3 ans maximum. Puis on était renvoyé dans ses foyers. Restaient les hommes de carrière qui eux persévéraient jusqu'à la fin.

 

Aujourd'hui, c'est une déstabilisation généralisée. Pour quel­les raisons ? Je vais en citer quelques unes. Il y en a beaucoup, mais enfin celles qui me sont passées par la tête. D'abord, l'accélération constante du progrès ! Il faut procé­der à des recyclages constants. Ce qui est acquis aujourd'hui sera dépassé demain. Il faut donc se reprendre. Il faut de nouveau étu­dier. Il faut partir sur des nouvelles bases sinon le train s'en va, on a décroché, on reste là. Et on finira par perdre son em­ploi faute de qualification.

Ceux qui trouvent le plus difficilement du travail aujourd'hui ce sont les personnes, les jeunes hautement qualifiés. Un manoeu­vre, il trouvera toujours du travail, parce que là, c'est toujours la même chose, ça n'a guère changé. Mais c'est tout, tout en bas ! Il y a quelques années on faisait appel à des étrangers : des Turcs, des Marocains, des Algériens, des Grecs, des Yougoslaves. Il y en a des centaines de mille dans le pays.

Aujourd'hui, on est contant de prendre des chômeurs. Pour des chômeurs du plus bas niveau, là ça va ! Mais une fois qu'on a une qualification, si on ne trouve pas de travail tout de suite, la qualification est vite dépassée par le progrès, alors on reste là. Nous avons un cas dans notre communauté. Nous avons le Frère François qui est hautement qualifié dans le domaine de l'électri­cité. Eh bien le voilà maintenant, nous en avons déjà parlé sérieu­sement, il va s'en doute malgré son âge, devoir se mettre à appren­dre l'électronique, ce qui est tout autre chose que l'électricité !

 

Et il le faudra parce que nous nous apercevons de plus en plus qu'il y a des éléments qui commencent à échapper, on ne sait plus, on ne comprend plus. On voit ce qui se passe et on ne sait pas pourquoi ? On ne sait pas y remédier. C'est l'électronique, c'est autre chose ! Mais voyez le coura­ge qu'il lui faudra ! Mais ce n'est pas cela qui l'effraye ! Voilà, vous voyez, déstabilisation !

Aussi une autre cause : les crises économiques que nous ren­controns. Les crises économiques qui sont dues entre autre à cette accélération du progrès technique. Et ça engendre le chômage. La machine remplace combien d'hommes ? Et ces machines de plus en plus sophistiquées: les robots. Par exemple, maintenant on construit des chaînes de montage de moteur automobile. Cela va se faire, ça se fait déjà au Japon et ça va se faire en Europe. Mais il ne faut plus personne, ce sont les robots qui font tout !

J'ai vu dernièrement la photo d'un robot. Je ne sais plus où ? Dans un journal ou une revue ? Cela ne ressemble à rien du tout. Mais ça remplace et ça ne se trompe pas. Plus d'accidents pos­sible ! Le travail est bien terminé ! La défaillance humaine n'existe plus. Alors, combien d'ouvriers sur le pavé?

 

On a fait des études. On commence à les faire en Belgique. Elles viennent d'être achevée en Hollande. Cela s'est fait aussi dans d'autres pays. Mais là en Hollande j'ai retenu le chiffre parce que comparativement c'est la même chose à peu près que la Belgique. A cause du progrès de la microélectronique, on prévoit qu'en 1990, dans 9 ans, il y aura en Hollande 100.000 chômeurs en plus ! Perte d'emplois ? Mais on dit : Oui, mais il y en aura des nouveaux ? Oui, mais ce sera alors des qualifiés dans cette micro­électronique et ils sont encore aux études aujourd'hui.

Ils seront là ! Mais il y aura beaucoup plus d'emplois perdus que de nouveaux créés. Ce sera ainsi en Hollande et on prévoit qu'en Belgique ce sera la même chose. En Allemagne, en France, en Angleterre, ce sera bien au-delà des 100.000, les pays étant beau­coup plus grands ! C'est cela le chômage. On n'est donc plus certain de ce qu'on fait.

 

Car ce chômage vient aussi de ce que à cause de la crise, à cause des progrès de la technique, on supprime des emplois, la machine remplace l'homme. Et puis on rationalise,  on augmente la productivité. Et les hommes sont là ! Ils n'ont plus de travail. Il y a des industries qui cesse, tout simplement ! Vous avez eu les charbonnages. En Belgique il y en a encore un ou l'autre, et c'est tout.

Auparavant, dans le sillon Sambre et Meuse, et dans le Lim­bourg, c'était la richesse. Maintenant il n'y en a plus ! On essaye d'y revenir, oui, un peu ? Il y a encore du charbon par milliards de Tonnes dans le sous-sol Belge. Mais voilà, on n'exploite plus, cela n'a plus de raison d'être. On va essayer de la gazéifier peut-être ? De nouvelles techniques, pour essayer de récupérer tout ça, mais voilà ?

Vous aviez dans l'industrie, vous aviez ici, il ne faut pas aller si loin. Vous aviez l'atelier de réparation des locomotives à Jemelle. Avant la guerre il y avait combien d’ouvriers là ? Des centaines et des centaines, peut-être bien mille ? Et c'est fermé ! C'est des locomotives électriques maintenant. Dans certaines Usines maintenant, Cockerill par exemple, vous avez des locomotives électriques sans pilote, sans conducteur. Ce sont des robots qui conduisent ces petites locomotives électri­ques qui vont d'une section de l'usine à l'autre. Et ainsi de suite. Voilà, tout cela c'est la déstabilisation !

 

Qu'arrive-t-il alors ? Il arrive qu'il est tout à fait courant aujourd'hui de changer plusieurs fois de profession dans le courant de sa vie. Et on y est acculé. Il y a des écoles où on reprend les chômeurs pour leur ensei­gner de nouveaux métiers. Cela existe. Pour les reclasser, cela deviendra de plus en plus difficile, mais malgré tout ça se fait. On change, on y est obligé, on ne sait pas faire autrement. C'est encore autre chose que le recyclage !

Je connais un garçon qui fréquente l'Abbaye de temps en temps. Il est marié. Il travaillait dans une grande imprimerie. Il était très bien. Il gagnait bien sa vie. On rationalise les histoires et plus de travail pour lui ! Que faire ? Maintenant il travaille dans une usine de compresseurs, de gros compresseurs. Mais qu'il y a-t-il entre l'imprimerie et les compresseurs ?  Il a tout de même fallu apprendre cela. Et il gagne bien sa vie. Il est bien considéré, ça va.

Mais ça va durer combien de temps ? C'est Américain ! Les Amé­ricains vont peut-être dire: ce n'est plus rentable en Belgique, les salaires sont trop chers ! On va aller s'installer, où irait­-on bien ? Quelque part en Corée par exemple, où les salaires sont en dessous de tout, ou au Brésil. Voilà il sera de nouveau sur le pavé, et que fera-t-il ? Il ne sait pas ? Il n'y a plus donc de sé­curité.

 

Or les jeunes, eux, ils grandissent là-dedans. Et ils sont donc préparés avant de commencer à l'éventualité de devoir changer.  Ils ont fait des études pour cela. Oui, c'est bien, mais ils fe­ront peut-être tout autre chose, mais ils n'ont pas fait d'étu­des pour ça ? Mais ils vont en refaire, quel que soit leur âge ! Mais comme je le disais, ça les valorise. Et c'est un signe de mordant devant la vie, et aussi un enrichissement, car l'expérien­ce s'élargit. Voilà donc nos jeunes !

Parmi eux, il y en a qui vont se présenter au monastère. Cette am­biance générale introduit un nouveau concept de fidélité, un con­cept de fidélité qui est étranger à celui de persévérance dans un même état de vie puisque on est amené à changer tant de fois. La fidélité était souvent confondue avec la constance. On était fidèle disons à un idéal, et on ne pouvait pas changer. Certains Philosophes ont beaucoup critiqué cette approche de la fidélité. Elle est fausse, celle-là, elle est fausse et justement elle est en train d'être jetée à terre maintenant.

Ce serait l'occasion de revenir à une meilleure approche de la fidélité. Mais il se passe ceci : c'est qu'on verra la fidélité comme une fidélité à soi-même, fidélité à soi à travers les méan­dres de la vie. On change, on n'est pas stable, on ne persévère pas, mais ça ne fait rien, je reste toujours fidèle à moi-même, à mes senti­ments d'aujourd'hui. Demain ils seront différents, mais je serai fidèle aux sentiments que j'aurai demain. On est fidèle à soi-­même. 

 

Cette mentalité se répand très fort justement à cause des structures sociales qui sont tout à Fait déstabilisées. On verra ça par exemple chez les jeunes d'aujourd'hui qui répugnent à se marier. Pourquoi ? Mais parce que on ne sait pas comment ça va aller ? ça ira peut-être un an ou deux ? Et puis si on est marié, c'est des com­plications ! Non, on ne se marie pas, comme ça si ça ne va plus, chacun reste fidèle à soi-même et on recommence sa vie ailleurs !

Naturellement tout le monde ne réagit pas comme ça. Mais il y en a tout de même un fameux pourcentage. A tel point que le légis­lateur a jugé bon d'intervenir pour légaliser presque ces choses là au plan des Impôts, de la Sécurité Sociale, des Mutuelles, des Pensions, de tout.

Mais voilà mes frères, je pense qu'il est temps d'aller à l' Office de Complies. Vous voyez un peu la toile de fond. Demain nous essayerons de voir ce qui se passe chez les jeunes qui alors vont se présenter dans les monastères.

 

Partage du Chapitre Général : Vocations ?       16.12.80

8. Qu’est-ce que la Fidélité ?

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que la déstabilisation progressive de la société favorisait l'éclosion d'une conception de la Fidélité qui ne com­porte pas la note spécifique de persévérance. Il suffit aujourd'hui d'être fidèle à soi à travers une suite de mutations, de change­ments qui sont vus comme autant d'étapes normales dans l'évolution personnelle absolument irréductible à une autre. Les jeunes d'aujourd'hui sont plus ou moins marqués par cette approche nouvelle de la fidélité, et un certain nombre d'entre eux sont de ce fait incapables de supporter l'épreuve de la stabilité.

Les Abbés ont ainsi remarqué qu'au problème du manque de voca­tions venait s'en ajouter un autre, à savoir celui du manque de persévérance des jeunes. Quelques rapports de maison font état du nombre relativement restreint de jeunes qui arrivent à la profes­sion solennelle. Et même d'autres qui, par après sans se faire de problèmes, demandent à être relevés de leurs engagements, de leurs vœux et vont faire leur vie ailleurs et autrement.

J'ai rencontré il y a deux ou trois mois un religieux-prêtre qui n’était pas de notre Ordre et qui a ainsi demandé la dispense de ses voeux et la réduction à l'état laïc. Il est dans l'enseignement, une branche qu'il aime. Et il me disait que pour lui il n'y avait pas eu de rupture dans sa vie, que son nouvel état était dans la continuité de son état antérieur. C'est tout à fait typique de la mentalité des jeunes d'aujourd'hui !

 

Mais comment alors y porter remède ? Les Abbés en ont parlé. Je vais citer ici quelques données qui ont été notées. Mais je voudrais d'abord vous présenter une opinion plus personnelle. On y fait d'ailleurs allusion dans la conclusion du rapport, mais je voudrais la développer quelque peu.

Il faudrait aider le jeune qui est fortement conditionné par l'ambiance de son milieu antérieur, le milieu du monde. Et il faudrait essayer de lui faire comprendre, ­de lui faire saisir, de lui faire vivre une autre Fidélité. Parce que la Fidélité, elle n'est pas subjectivité ni égocen­trisme. Elle est un des éléments essentiels d'une relation inter­subjective, c'est à dire entre deux personnes.

La véritable Fidélité se comprend et se vit dans une vérita­ble relation à l'autre. Cet autre peut être une personne humaine, homme ou femme ? Pour nous, l'autre, c'est le Christ, le Christ ressuscité dans lequel nous voyons, nous rencontrons le Père - comme lui­-même nous l'a dit - et grâce auquel nous sentons passer sur nous, et entrer en nous le Souffle vivifiant et transfigurant de l'Es­prit qui est Amour...

 

La Fidélité n'est pas donnée en une fois. Ce n'est pas un état

que l'on reçoit d'un bloc, et qu'il nous suffirait de conserver bien caché dans un mouchoir sans y toucher. Non, la Fidélité est à construire, à créer à tout moment chaque jour. Je me réfère ici au mot Hébreux qui rend cette notion de Fidé­lité. Nous le connaissons tous. On le dit combien de Fois par jour. C'est Amen.

Amen veut dire Fidèle. D'ailleurs c'est un nom du Christ. Dans l'Apocalypse, il est présenté sous le nom de : je suis l'Amen. Il est le Fidèle. Mais Amen, c'est ce qui est en dessous, c'est ce qui est le fondement. Mais ce n'est pas un fondement qui est là, vide, nu ? Non, c'est un fondement sur lequel on construit patiemment un édi­fice,mais un édifice solide, inébranlable parce que fondé sur le roc qu'est l'Amen.

C'est le même mot en Hébreux qui signifie Fidélité, qui signi­fie architecte, qui signifie constructeur, et vérité, etc. Vous voyez, c'est très concret !

 

Eh bien, notre Fidélité à nous, elle doit ainsi se construire tous les jours dans la relation à l'autre. C'est une Fidélité qui est donc créatrice. L'autre, pour nous, c'est donc le Christ qui est l'homme - je dis l'homme parce qu'il est d'abord homme pour nous - Fidèle par excellence. Je lui donne ma Foi, je lui donne ma confiance, je m'ouvre à lui comme lui s'ouvre à moi. Lui ne cèdera jamais !

Il est la patience, il est l'indulgence, il est la compréhension. Il me saisit, il me connaît par l'inté­rieur de moi-même, mes faiblesses, tout ! Mais lui est Fidèle, et sa Fidélité, elle édifie la mienne dans cette relation. Tout ce qu'il me demande, je le crois, je le fais, j'y réponds et cela tous les jours. C'est l'essence de notre voeu d'obéissance, il est là ! C'est cette confiance que j'ouvre totale à celui dont le nom est Fidèle.

Et ainsi, à l'intérieur de cette relation, de cet échange entre le Christ et moi, jour après jour, ma Fidélité construit un bâtiment dans lequel nous vivons tous les deux, et ­le Christ et moi. C'est notre intimité.

 

Et nous voici maintenant dans la vie contemplative ! Si lui me connaît, moi je commence aussi à le connaître. Si je m'ouvre à lui, lui s'ouvre à moi. Je me laisse regarder par lui, lui me permettra de le regarder. Et ainsi notre Fidélité, elle se construit sur un amour réciproque, mutuel, toujours plus beau, toujours plus vrai malgré les orages qui peuvent survenir, malgré mes chutes, mes déficiences. Ce n'est rien, cela !

Il y a dans nos régions ce qu'on appelle le chômage-intempéries. On ne sait plus travailler. Il faut attendre que le beau temps, la belle saison revienne. Alors vous verrez de nouveau les maçons, les entrepreneurs au travail. C'est la même chose dans notre relation au Christ. Il y a aussi des hivers. Il y a aussi des intempéries. Mais ce n'est pas ça qui détruit le bâtiment ? Non, ça s'arrête.

Et le Christ est patient, il attend. Et lorsque le beau temps revient, on se remet au travail. C'est cela la Fidélité jusqu'à la mort. La mort n'est plus alors vue comme une catastrophe. Non, la mort est le moment où l'on pose le bouquet au dessus du bâtiment qui est terminé.

 

Il faut donc essayer de faire comprendre cela aux jeunes. Théoriquement, en leur expliquant, comme je le fais maintenant. Mais surtout par notre exemple, par l'exemple de notre vie, d'une vie riche, d'une vie épanouie dans la confiance et dans l'amour. Alors les jeunes voient ce que c'est que la Fidélité, quels sont les fruits de la Fidélité. Ils commencent à la découvrir pour ce qu'elle est et ils s'y engagent eux-mêmes.

Et s'il leur vient, s'ils sont encore repris par leurs anciens démons : Ma foi on perd son temps ! Il serait bon de changer ! Il leur suffit de voir un tel, un tel, un tel pour se rappeler que la véritable réussite d’une vie d'homme, d'une vie de moine puis­que nous sommes dans un monastère, est dans cette Fidélité à celui auquel on s'est donné une fois, et on ne veut pas se reprendre. Mais vous comprenez que sur un sujet pareil on pourrait rester des soirées et des soirées !!!

 

Les Abbés faisaient encore remarquer quelques petites choses comme ceci. Ils disaient : 

 

...Le climat du monastère est important. Un climat priant libre et accueillant pour aider à la persévérance et à la découverte de la beauté de la Fidélité. Les valeurs doi­vent se transmettre en étant vécues, de sorte qu’elles puissent être intériorisées.

 

Donc, elles doivent se transmettre par une tradition vécue, vécue existentiellement, intériorisée. Ce n'est pas des notions qui entrent dans le crâne, et puis qui restent là, et puis qui s'évaporent. Non, si c'est vécu, si on le voit vivre et si on s'efforce de le vivre soi-même, ça s'intériorise et ça se stabilise.

 

...Ne jamais se départir de la dimension de Foi.

 

Cela, c'est extrêmement important, vous le comprenez. Parce que FOI est synonyme de Fidélité. Je donne ma Foi. Et je vois les choses dans une perspective surnaturelle, là où s'édifie la vrai Fidélité. Donc, lorsqu'il y a des difficultés chez les jeunes, ne pas les consoler avec des propos qui sont naturels. Non, il faut les prendre à bras le corps. Ils sont plus forts qu'on ne le pense ! Et c'est ça qu'ils attendent. De suite les mettre, voilà, au dessus dans le domaine de la Foi. Cela c'est la vérité, et ils le comprennent.

 

...La vie d'une personne a plus d'une motivation. Il faut donc discerner le motif dominant.

 

Ceci, c'est pour le discernement des vocations, pour voir s'il y a vrai vocation ou non.  Pour qu'on ne soit pas étonné alors si un jeune ne persévère pas. Il n'était pas venu ici pour chercher Dieu, mais pour autre chose. Le motif dominant de sa démarche ? Et enfin ceci :

 

...S'il manque la motivation de " centration " sur Dieu !

 

C'était des Anglais. C'est donc traduit de l'Anglais. On a laissé "centration", c’est entre guillemets. Laissons-le pour ça : être centré sur Dieu. S'il manque la motivation de centration sur Dieu, la centration sur soi conduira finalement au manque de persévérance, ça revient au même. Donc, si je reste Fidèle à moi-même, si je suis égocentriste, alors ma persévérance dans le monastère ne durera pas. C'est une épreuve trop longue.

Mais si je suis centré sur Dieu, si je suis hors de moi, si je suis extasié vers Dieu, alors il n'y a pas de problèmes, ma Fidé­lité va s'affermir et ma persévérance est assurée.

 

 

 


Chapitre : Un geste liturgique.                    22.12.80

      La bénédiction avant les lectures.

 

Mes frères,

 

Nous approchons de la Fête de Noël et nous sommes toujours dans l'Année Jubilaire de Saint Benoît. Nous allons saisir cette heureuse conjonction pour ressusciter un geste liturgique qui re­monte à la plus haute antiquité, un geste auquel Saint Benoît était attaché, qu'il pratiquait avec conviction. Il en parle à deux reprises dans sa Règle.

Ce geste avait été mis de côté, ici, il n'y a pas tellement longtemps, c'est encore à l'époque de Dom Guy. Et je ne sais pas trop pourquoi ? Par un souci de simplification peut-être ? Mais attention ! Il ne faut pas confondre simplifier avec amputer !

 

Vous avez comme moi entendu la réflexion de Monseigneur Danneels. Il reconnaît en toute humilité que les prêtres de sa génération n'avaient reçu aucune formation liturgique. La liturgie, à cette époque qui n'est pas lointaine, elle consistait en l'étude des Rubriques. Il y avait dans l'Ordre, prévu chaque semaine, un Chapitre con­sacré à cela. Et je me souviens très bien que le Père Stanislas nous expliquait chaque semaine les Rubriques.

C'était comme ça alors ! Maintenant, on commence à savoir ce que c'est que la liturgie. Elle est le bain dans lequel nous de­vons vivre, un peu comme des poissons dans l'eau.

Peut-être que pour les anciens ça demande un effort de conver­sion, qui n'est pas au-delà de leur vigueur, de leur santé ? Loin de là ! Pour les jeunes, c'est tout naturel. Ils en ont besoin pour vivre.

Ces séminaristes Français qui ont passé quelques jours parmi nous la semaine dernière, ont été frappés aussi de l'atmosphère de saine liturgie qu'ils avaient rencontré ici. Ils sont très sensi­bles. Eh bien, nous allons remettre en vigueur quelque chose de pas difficile, de tout ordinaire : ce sont les bénédictions avant les Lectures. C'est pas grand chose, vous voyez, en soi.  Mais la si­gnification est très, très importante.

 

En quoi cela va-t-il consister ? Ce n'est pas difficile ! Avant de commencer la Lecture, que ce soit à l'église, que ce soit au réfectoire, le lecteur s'incline en disant ou en chantant : Père, veuillez bénir ! Et puis c'est tout. L'Abbé, ou alors le Président en fonction si l'Abbé est absent, donne la bénédiction. Et on commence la Lecture. Donc, ça se ferait aux Lectures de l'Office de Nuit, aux Lectu­res de Laudes et de Vêpres, et au réfectoire. Il y a chaque fois une bénédiction correspondante.

Et alors au réfectoire, quelque chose qui était à l'honneur, surtout dans notre Ordre depuis l'origine, lorsque à la fin du dîner on termine l'oraison, l'Abbé lance aussi une petite imploration en faveur des défunts : Que par la miséricorde de Dieu, les fidèles défunts reposent dans la Paix. Encore une chose qu'on a laissé tomber. Ils ont tout de même bien droit eux aussi aux miettes de notre table spirituelle, ces frères que nous avons connu.

 

Qu'est-ce qu'une bénédiction ? Vous comprenez bien que s'il Fallait expliquer ça au long et au large, ça prendrait beaucoup de temps. Mais enfin, pour ce qui re­garde ces Lectures, je veux simplement rappeler ceci : La bénédiction, c'est un souhait, c'est un appel, c'est une prière, c'est lancer vers Dieu. Et on demande, nous demandons que l'acte que nous allons poser soit inséré à sa place dans le plan divin, qu'il devienne ainsi le véhicule d'une grâce de lu­mière et de force.

Si bien que la Lecture, dans le chef du Lecteur, et aussi et surtout dans celui des auditeurs, est soustrait à l'usage profane et il est sacralisé. C'est très important car ça nous situe à notre véritable place dans le monastère, dans l'Eglise. Et ça nous fait redécouvrir ce qu'est la vie contemplative. J'aurais peut-être l'occasion de dire quelques mots à ce sujet demain. Je ne le fais pas aujourd'hui !

 

Les Lectures, eh bien elles sont de trois sortes. Il y a d'abord l'à l'Office la Parole de Dieu que nous écoutons. Or, Saint Benoît nous dit que ces pages de l'Ancien et du Nouveau Testament sont rectissima norma vitae humanae, 73,3. Elles sont la norme la plus droite - c'est un superlatif - de la vie ou pour la vie de l'homme.

Ces paroles nous disent toujours où nous sommes, ce que nous devons faire, ce qu'on attend de nous. Elles nous remettent le dos au mur. Elles nous empêchent de nous tromper. Elles nous re­situent, elles nous implantent dans la vérité de notre être vis à vis de Dieu, vis à vis de nos frères, et vis à vis de nous-mêmes.

Et si nous sommes dans la vérité, alors nous sommes, nous res­pirons dans l'amour et nous nous épanouissons dans la beauté, et notre coeur s'installe dans la paix. Or tout cela, la Parole de Dieu nous l'apporte. Il est donc important qu'à ce moment-là nous demandions à Dieu de nous mettre dans les dispositions requises pour accueillir cet­te Parole. Voilà le sens de la bénédiction ! C'est une prière, c'est un appel !

 

Il Y a aussi les commentaires de cette Parole par des Docteurs, par des interprètes autorisés dit Saint Benoît. Alors les commen­taires, les explications que nous donnent les Pères de l'Eglise. Saint Benoît dit : recto cursu perveniamus ad Creatorem nostrum, 73,4. Alors grâce à eux, eh bien, nous pourrons par une course directe arriver chez notre Créateur.

Il est possible que nous ne comprenions pas trop bien cette Parole de Dieu. Eux sont comme des appareils qui écartent notre surdité spirituelle, et qui nous permettent d'entendre et de com­prendre. Et puis alors notre ardeur est attisée,  elle est excitée à nouveau et nous courons tout droit vers Dieu qui nous attend, et qui nous appelle.

 

Il y a encore une autre sorte de Lecture, c'est plutôt pour le réfectoire. Ce sont des lectures d'édification, des lectures d'ins­truction de toutes les sortes. Saint Benoît en parle aussi et il dit : Ce sont des instru­menta virtutum, 73,6. Ce sont des outils que Dieu met entre nos mains, entre les mains des moines qui veulent vivre convenablement leur vie monastique et être des moines qui obéissent à Dieu. Des outils de vertu, dit-il, instrumenta virtutum.

Vous comprenez encore ici, mes frères, qu'il est important de demander à Dieu de nous mettre dans les dispositions requises pour être de bons apprentis qui sauront manier ces outils. Et alors, des hommes qui auront les oreilles nettoyées. De temps en temps, vous le savez, on a de petits troubles dans les oreilles. Il est bon de les rincer. Et voilà, c'est cela le rôle de la bénédiction ! Ce sera donc de nous ouvrir, d'ouvrir nos coeurs à l'intelligence spirituelle.

Mais il va de soi que nous devons croire. Nous devons croire à la réalité et à l'efficacité de la réponse de Dieu. Si nous l'invoquons, il nous répond ! La vie monastique, elle ne se comprend et elle ne se vit que dans un contexte de Foi, autre­ment tout cela paraît baroque, ça parait étrange, ça parait dé­placé, ça parait désuet. En réalité, demandons-nous si ce n'est pas notre Foi qui de­vient un peu bancale. C'est le moment de la raviver. Et ce sera, je pense, en l'honneur de Saint Benoît un petit cadeau que nous lui ferons à l'occasion de son 1500° anniversaire.

 

Chapitre : L’oblation de l’encens.                 23.12.80

 

Mes Frères,

 

A partir des premières Vêpres de la Noël, nous allons redonner vie à un rite dont l'origine se perd dans la nuit des temps. L'intention avait déjà été de le remettre en vigueur à l'occasion des Solennités Pascales. Mais à ce moment la communauté était fau­chée par une grippe infectieuse et il a fallu y renoncer.

Le moment semble propice aujourd'hui. A ce moment là, à Pâques, j'avais déjà brièvement dégagé le sens mystique et spirituel de ce geste - Chapitre du 3 Janvier 1980 - Mais cette signification est tellement profonde, tellement bel­le, que j'ai demandé au Frère Gilbert de nous en parler après la nouvelle année. Cela lui prendra quelques séances s'il veut aller jusqu'au fond des choses. Mais à mon avis, c'est très important !

Comme je l'ai encore dit hier soir, il nous manque cette forma­tion liturgique de base. Nous n'en pouvons rien, c'était ainsi. Mais nous devons maintenant essayer d'y pénétrer et de découvrir la possibilité de lire, d'interpréter ce que nous  faisons.

           

Ce geste que nous allons remettre en vigueur, c'est celui de l'oblation de l'encens avant le Magnificat des Vêpres. Dans la liturgie latine ancienne, que nous avons encore connue, il en restait un organe témoin. C'était le verset qu'on chantait juste avant le Magnificat : Que ma prière s'élève devant toi comme un encens, comme l'en­cens du soir. Comme l'encens que l'on offrait au Temple de Jéru­salem, chaque jour au soir.

C'est à cette occasion - nous l'avons encore entendu lire il n'y a pas longtemps, il y a quelques jours - que Zacharie qui s'acquittait de cette fonction, a entendu, a vu l'ange qui lui annon­çait la naissance de ce fils qui devait s'appeler Jean.

 

Ces geste que nous posons ne sont accessibles qu'à une condition : c'est que nous soyons vraiment des moines, c'est à dire des hommes, des contemplatifs qui vivent habituellement et consciemment dans le monde de Dieu. A travers l'apparence sensible des choses et des événements, ils voient Dieu lui-même, le Créateur qui travaille. Le Christ disait : Mon Père est toujours au travail  Lui, le Christ, le voyait toujours travailler. Et il était le premier collaborateur de Dieu, puisque c'est par le Verbe de Dieu que le Père travaille.

Le contemplatif voit donc Dieu dans son oeuvre de création, de rédemption et de transfiguration de tout l'univers. Il parvient donc à déchiffrer le sens des événements dans leur poids d'éternité. Il contemple aussi au travail, les auxiliaires de Dieu. Et les auxiliaires de Dieu, ce sont les anges et les saints. Ce ne sont pas des disparus, ni des abstractions, pour un contemplatif. Non, il les voie et il entre dans ce, disons cette chorégraphie, car ce n'est que cela.

 

Le moine y entre. Il est dans la compagnie de ceux qui sont déjà, vraiment, entièrement auprès de Dieu. L'ensemble forme l'univers total. Appelons-le le Corps du Christ, qui va transpa­raître par sa Lumière à travers toute la matière jusqu'au jour où Dieu sera vraiment tout en toute chose, partout.

Le contemplatif, lui, vit déjà consciemment dans ce monde. Cela ne veut pas dire qu'il le voit aussi clairement qu'un saint qui est déjà passé, disons de l'autre côté, sur l'autre rive. Mais il le perçoit déjà. In enigmate  dit Saint Paul. Il le voit comme...ce n'est pas en énigme, il ne faut pas le traduire ainsi. Mais disons il le per­çoit ! Voilà, disons ça ! Ce sont ses vertus théologales : Foi, Es­pérance et Charité qui sont les organes de préhension de cet uni­vers. Le moine sera donc un attentif, un éveillé. C'est ainsi qu'on l'appelle dès les origines.

 

Les gestes liturgiques auront comme objectif premier d'expri­mer la contemplation et raviver l'attention. Il ne faut pas que l'homme s'endorme, car il  y a toujours l’opacité de la chair entre lui et l'univers de Dieu. Il ne faut pas que la chair - ce poids-là - devienne tellement lourde et tellement attirante ! Car la chair est belle ! Et la chair est la source de beaucoup de plaisirs, de beaucoup de satis­factions. 

Il ne faut pas que le poids de la chair l'empêche de vivre dans cet univers de Dieu qui est à la Fois divin et charnel, les deux ensembles. Il va donc sans cesse raviver son attention par des gestes li­turgiques qui relèvent du monde du symbole, mais qui devront aussi être compris et interprétés.

Cette oblation de l'encens est un rite symbolique très beau, d'une grande importance. Mais je ne vais pas l'expliquer. Je vais laisser ça au Frère Gilbert. Maintenant on n'a pas le temps. Ce serait trop rapide !

 

Mais voyons déjà que l'autel, la croix derrière l'autel, et l'assemblée forment un tout indissociable. C'est un ensemble. Les trois sont toujours unis. Et l'assemblée qui est là, ce n'est pas une assemblée regar­dante. Vous savez que lorsqu'il y avait des concours de cartes dans les campagnes, on affichait : les rwètants n'ont rin à dire ! Ceux qui regardent ne peuvent rien dire. Ce n'est pas ça dans une assemblée liturgique du type de la nôtre, ni surtout dans cette oblation de l'encens. L'assemblée est active.

Et voici comme le rite se déploie : après la lecture de l'Ecriture, il y a un silence. Au signal, après le silence, tout le monde se lève. L'Abbé revêt l'étole et monte à l'autel accompagné du thuriféraire. L'assemblée se tient debout en cérémonie, et elle reste debout en cérémonie jusqu'à la fin. Il y a imposition de l'encens et bénédiction à haute voix. Une bénédiction chantée, la bénédiction classique à laquelle tout le monde répond. Le choeur répond : Amen.

 

Et ici,  je dois faire une petite remarque. Je l'observe : c'est que en pratique l'assemblée répond : pas du tout !!! On entend un tout petit bazar. Déjà à la messe, à l'eucharistie quand on est premier célébrant : disons qu'il y en a deux, trois qui répondent et les autres laissent répondre. Ce n ',est pas ça une assemblée liturgique ! Il y a des Amen. Il y a que le Seigneur soit avec ton esprit...cela veut dire qu'il t'inspire ce que tu dois dire, qu'il t'aide à bien remplir ta fonc­tion. L'Amen doit sonner !

Il y a, ici, des hommes qui ont de la voix. Il y a des chantres. Il y en a qui ne sont pas chantres mais qui ont de la voix...ça doit sonner, il faut qu'il y ait un accord. La réponse, c'est un acte de Foi. Quand on ne répond pas, on signifie qu'on n'y croit pas. On est là parce qu'il faut bien. On ne peut pas faire autrement. On ne peut pas se faire remarquer par son absence. Non, il faut répondre la réponse. C'est un acte de FOI !

            Il y a donc une réponse : Amen. Puis l'encensement proprement dit : la croix, l'autel et puis l'assemblée. Pendant ce temps, le chantre qui est descendu dans le bas choeur lance un verset qui est repris. Il y a alors une petite psalmodie, et le verset est toujours repris jusqu'à la fin du rite.

 

Lorsqu'il est terminé, du moins l'encensement proprement dit, l'Abbé dépose l'encensoir sur l'autel, l'autel qui a été orné. Depuis le début des Vêpres, il y a des cierges allumés. La croix est rapprochée contre l'autel pour bien marquer qu'on forme un en­semble. Et l'encensoir reste là pendant le chant du Magnificat qui est entonné dès que l'Abbé est revenu à sa place et qu'il a enlevé l'étole. Le Chantre étant toujours en bas.

            Lorsque nous serons un peu rodés, en plus du chantre, ce sera aussi une petite schola. Ce sera alors un peu plus étoffé. A l'occasion de ces premières Vêpres, nous allons en même temps pour la première fois bénir le lecteur. Donc, nous allons tout inaugurer demain. Peut-être bien qu'au début, il y aura un petit oubli ici ou là ? Il ne faut pas le prendre au tragique. Mais comme le moine doit être attentif, espérons que, ce petit incident ne se produira pas ?

 

Temps de Noël : Messe de Minuit.               25.12.80

      1. Introduction à la célébration :

 

Mes Frères et mes amis,

           

Réunis cette nuit en cette église de Saint Remy, je vous invi­te à partager la joie de la création entière. Vous l'avez entendu, l'histoire a un sens. Elle est dirigée, elle est orientée vers une plénitude, vers un accomplissement, un achèvement, vers l'heure où Dieu grâce à l'Incarnation de son Verbe sera tout en tout, où le cosmos sans rien excepter sera pure luminescence de la gloire de notre Dieu.

Réjouissons-nous, mes frères, car nous avons notre place dans cette oeuvre de Dieu. Nous sommes déjà à notre tour appelés Fils de Dieu. Nous sommes appelés et nous sommes Fils de Dieu en vérité ! L'étincelle de la divinité est déposée en nous et elle ne demande qu'à percer notre chair pour illuminer, comme une petite étoile, l'univers.

Ecartons de notre coeur tout ce qui ne serait pas en harmonie avec la grâce de cette nuit. Nos errements, nos péchés, prenons-­les et jetons-les dans la fournaise de la miséricorde de Dieu.

2. Homélie :

Mes Frères,

 

En ouvrant cette Eucharistie, je faisais allusion au plan de Dieu et à la place qu'il nous avait réservée. Il me semble que cet­te Nuit bénie pourrait être ainsi l'occasion de nous interroger sur notre identité, de nous demander ce que nous sommes venus faire dans ce monastère ?

Certes, une multitude de réponses pourraient être avancées ! Mais cette Nuit, il en est une, à mon avis, qui s'impose : le moine est un homme dévoré par le désir de voir le Christ Sauveur, Verbe de Dieu, né dans la mystérieuse obscurité d'une Nuit sans pareille, Verbe de Dieu naissant encore à tout moment dans le secret des coeurs affamés de lumière et de vie.

            Voir le Christ, c'est avoir transcendé les affres de la mort et être entré en possession de la vie impérissable. Voir le Christ ? Mais comment est-ce possible ? N'est-ce pas douce folie ?

A cela je répondrai qu'il n'est pas de folie qu'un homme pos­sédé par l'amour ne soit prêt à courir. Mais qu'est-ce que l'Amour ?

Aimer, c'est vivre hors de soi, c'est vivre pour l'autre et dans l'autre. A la limite, c'est se perdre dans l'autre jusqu'à deve­nir avec lui un seul être. Je verrai donc le Christ lorsque je l'aimerai, lorsque je me serai perdu pour lui, lorsque je lui aurai laissé en moi toute la place au point que je serai devenu avec lui un seul esprit. Ce ne sera plus moi qui vivrai, c'est lui qui vivra en moi. Alors, je le verrai...

 

Toute notre ascèse, mes frères, consiste donc à permettre au Christ de naître en nous, de sorte que notre vie soit un Noël per­pétuel et que nous soyons lumière, et origine, occasion de joie pour les hommes sans exception, croyants et non-croyants.         Lumière ? C'est à dire présence de la vérité absolue et de l'éternité.     Lumière, car humble révélation du salut universel.

Cette vocation à la vision de Dieu, mes frères, elle n'est que la plénitude de l'appel lancé à tous les chrétiens, à tous ceux qui sont greffés plus profondément sur la personne du Christ. Notre rassemblement Eucharistique de cette Nuit, qui groupe les frères de Saint Remy, leurs hôtes, leurs amis, en rappelle l'évi­dence. Nous sommes tous appelés à cette vision du Christ. Soyons donc heureux et fiers d'être des chrétiens.

A l'occasion de la Noël, on échange des voeux. Permettez-moi de formuler les miens. Ils seront très simples : Puisse aujourd'hui et tous les jours qui viendront notre lu­mière briller au regard de tous les hommes que nous rencontreront. Qu'elle brille dans notre regard, qu'elle brille dans notre con­duite, qu'elle manifeste la présence du Christ Amour, qu'elle soit l'expression de notre attente, de notre espérance et qu'elle apporte à tous joie et réconfort. Qu'elle soit aussi pour la gloire de notre grand Dieu et Sau­veur Jésus Christ. Et qu'elle soit pour nous la certitude que bien­tôt nous aurons la joie de le voir.

                                                                                                                             Amen.

 

Temps de Noël : Messe du jour.                 25.12.80*

      1. Introduction à la célébration :

 

Mes frères,

            Par la naissance merveilleuse du Christ en nos coeurs, nous devenons Fils de la Lumière. Pourtant nous le savons, il subsiste en nous bien des recoins ténébreux qui portent nom : égoïsme et péché. Etalons-les en présence du Seigneur ! Il les voie, il les com­prend car il a voulu revêtir la faiblesse de notre nature.

            Implorons sa miséricorde, et avec confiance entrons dans la célébration de cette Eucharistie.

2. Homélie :

 

Mes Frères,

           

La solennité de Noël arrive à son midi. Rien d'étonnant donc si on nous parle encore de lumière, de visions et de paix. Le Christ nous apparaît maintenant dans le poids redoutable et fascinant de sa divinité. Et pourtant, si nous avons pris attention à ce que nous disait l'Apôtre, nous percevons déjà les prodromes de la résistance qu'il allait rencontrer, qu'il rencontre encore hélas aujourd'hui, qu'il rencontrera toujours.

            L'homme est à ce point malade qu'il ne peut supporter longtemps la présence de ce qui devrait le combler. L'Apôtre se permet trois coups de pinceau extrêmement discrets mais qui suffisent pour distiller l'inquiétude et laisser présager le drame. Pour le comprendre, nous devrions savoir ce qu'est la Lumière véritable dont il nous parle.

Pour le savoir, il faudrait que nous soyons nous-mêmes devenus Lumière. Il faudrait qu'elle nous habi­te, qu'elle rayonne de nous, que nous la connaissions par l'inté­rieur d'elle-même. Mais enfin, contentons-nous d'une approche quelque peu céré­brale.

 

La lumière, c'est le rayonnement de la divinité, la multiplici­té infinie des énergies divines. Elle n'est pas distincte de l'être de Dieu. En un mot, elle est l'Amour dans sa vivifiante beauté. L'Apôtre contemple cette Lumière, au sein des ténèbres cosmi­ques, dans le monde des hommes, parmi les siens, ceux qu'elle avait préparé, qu'elle avait choisi pour en faire comme le nid dans lequel elle allait se reposer.

Or, les ténèbres ne l'ont pas saisie. C'était à prévoir ! Quelle communion peut exister entre les ténèbres et la Lumière ? Aucune ! Les hommes ne l'ont pas connue. Oui, les hommes, ils ont des yeux pour ne pas voir. Et les siens ne l'ont pas reçue ! Il n'y a pas de place pour la Lumière dans les coeurs remplis d'eux-mêmes. Rappelez-vous ce que nous a dit cette nuit un autre Evangéliste : Il n'y avait pas de place pour eux ! Il n'y avait pas de place pour la Lumière !

 

Mes Frères, une question ? Et tout cela, ne s’agirait-il pas de moi, de vous, de chacun d'entre nous ?             La Lumière est partout présente, mais elle brille avec une intensité particulière sur le visage de mon frère. C'est mon attitude face à mon frère qui me classe et qui me juge. Si j'accepte le frère, je m'ouvre à la Lumière. Elle m'enva­hit et me transfigure ; si je refuse mon frère, je chasse la Lumière. Elle me quitte et me voilà plongé dans les ténèbres.

Et ainsi nous voyons se construire l'équation fatale. Nous voyons se mettre en route l'engrenage qui allait broyer dans ses dents le Christ, Lumière. Et cette équation, la voici : nous devrions toujours l'avoir présente devant nous : refus = expulsion = meurtre. Le même Apôtre sera clair lorsqu'il nous dira : Celui qui éprou­ve de l'aversion pour son frère, celui qui le chasse de son coeur, celui-là est un meurtrier, et il doit savoir que la vie de Dieu n'habite pas en lui et qu'il est installé dans la mort.

Mes frères, efforçons-nous d'être comptés au nombre de ceux qui acceptent la Lumière. Et nous le serons si nous préparons dans notre coeur une place pour notre frère.  A notre tour, nous serons appelés Fils de Dieu, car nous au­rons été avec notre frère engendrés par l'Amour qui est Dieu.

Et nos voeux, ceux que nous échangeons en ce jour de Noël, ils prendront tout leur sens. Ils signifieront une communion dans la même Vie qui est la Vie de Dieu et qui est l'Amour. Et nos voeux atteindront une efficacité qui portera jusqu'aux limites de l'infini.

 

                                                                                                           Amen.

 

Temps de Noël : Fête de Saint Etienne.         26.12.80

La non-violence.

 

1. Introduction à l'Eucharistie.

 

Mes frères,

 

Le diacre Etienne a-t-il personnellement connu le Christ ? Personne ne nous le dit. Une chose est certaine : s'il ne l'a pas connu selon la chair, il l'a certainement connu selon l'Esprit. Et là, nous pouvons le rejoindre ! Malheureusement les yeux de notre coeur sont couverts de la taie du péché. Demandons au Seigneur de nous guérir ! Il le peut ! C'est pour les pécheurs qu'il est venu.

 

2. Homélie.

 

Mes frères,

 

Quand je pense au martyr du diacre Saint Etienne, je ne puis m'empêcher de sentir l'odeur et le goût de la violence qui coule comme une lave volcanique partout dans le monde. Ses victimes ne se comptent plus. Cela descend au rang de fait divers. Et pourtant, chacune d'elle porte imprimée en elle le visage bafoué du Christ.

Des cercles de plus en plus larges, surtout parmi les jeunes, découvrent que un des traits essentiels du Christianisme authenti­que est la non-violence, qui n'est pas impuissance douceâtre, ré­signée, mais qui est force, comble de force dans le refus catégo­rique de céder à la haine et à la vengeance.

 

Le non-violent sait qu'il expose sa vie. Mais il sait aussi que la mort n'est pas le dernier mot d'une vie qui semblerait, au regard des hommes, s'abîmer dans l'échec. Non, dans ces conditions, la mort est le témoignage de l'amour invaincu qui est fusion dans l'être de Dieu et paradoxalement sau­vetage des bourreaux.

Le diacre Etienne qui voyait les cieux ouverts, qui contem­plait la Lumière de Dieu et Jésus ressuscité debout dans la gloire, Etienne, il est le prototype du non-violent qui s'endort en Dieu sans le moindre sentiment de haine pour ses meurtriers.

 

Mes frères, la non-violence, elle est aujourd'hui l'expression moderne de l'amour. Lorsqu'elle arrive à son sommet, à sa perfec­tion, elle s'identifie à la sainteté. A ce moment, c'est le Christ qui revit son mystère de mort et de résurrection dans un homme, un homme qui s'est donné à lui sans réticence, qui n'a pas retiré sa confiance ni sa Foi. Saint Benoît fait de la non-violence le quatrième degré de son échelle d'humilité. Je ne vais pas entrer dans les détails. Je citerai simplement une toute petite expression, deux mots : tacita conscientia, 7,35.

Le moine humble, c'est à dire le moine vrai, lorsqu'il est vic­time d'une injustice ou d'une agression, impose le silence au déchaînement des pensées et aux mouvements de révolte. Il va même plus loin. Il prend sur lui l'inconscience ou le péché de l'autre. Il le prend sur lui pour l'expier à sa place. Et ainsi, il imite son Sauveur, le Christ, auquel il s'est donné.

 

Mes frères, le martyre de Saint Etienne nous interpelle puis­samment. N'allons pas nous boucher les oreilles, sinon nous signe­rions que nous sommes du côté des bourreaux. Mais plutôt, apprenons à contrôler nos réactions et à suivre le Christ en faisant nôtre le petit conseil de Saint Benoît qui dit : caritatem non derelinquere, 4,26.     Ne jamais abandonner la charité, cet amour qui nous rend l'autre plus cher que nous-mêmes.

            Et alors, nous serons vraiment des disciples du Christ, des Fils de Dieu et des porteurs de Lumière.

                                                                                                   Amen.

 

Temps de Noël : Fête de Saint Jean.            27.12.80

Il vit et il crut !

 

1. Introduction à la célébration.

 

Mes frères,

 

L'Apôtre Saint Jean, c'est pour nous d'abord, son Evangile et ses lettres dans lesquelles il nous révèle que Dieu est Amour. C'est tellement beau que nous osons à peine y croire. Avant d'entrer dans cette Eucharistie, demandons au Seigneur Jésus, lui l'éternellement jeune, de nous fortifier, de nous donner l'audace de croire.

 

2. Homélie.

 

Mes frères,

 

S'il est une violence qui conduit à la mort et les victimes et les bourreaux, il en est une autre qui débouche sur la communion et sur la vie. La première emprunte le chemin de la facilité. Elle frappe, elle tue, elle détruit, elle saccage, autant de signes d'une indé­niable faiblesse.

La seconde se glisse par les sentiers étroits qui porte nom : patience, endurance, souffrance. Elle témoigne d'une force peut commune, d'une force qui lui vient d'ailleurs. L'Apôtre Jean est le premier à avoir exploré ces régions nou­velles. Les puissances d'agressivité qui vivaient en lui, il les diri­geait comme d'instinct vers des objets qui lui étaient extérieurs. Rappelons-nous le feu du ciel sur les Samaritains, ses intrigues pour souffler aux autres Apôtres la première place.

Puis, dans une seconde partie de sa vie, à partir d'un moment bien précis, cette agressivité, il la dirige vers un objectif va­lable cette fois, la forteresse d’égoïsme qui lui barre l!accès à la vie véritable. Les deux versants de sa vie ont basculé et se sont inversés à l'instant où  il vit et il crut !

Jean était le seul parmi les Apôtres à avoir été le témoin de la mort du Christ et du constat de décès dressé par le soldat qui avait d'un coup de lance ouvert la poitrine du Christ. Et c'est le même Jean qui, le premier dans le tombeau vide, crut à la résurrection du Christ, et comprit. En un éclair, tout prenait sens pour lui et les paroles, et les actes au Christ, et l'histoire du monde, et son destin person­nel à lui...

 

Il lui faudrait des années pour creuser cette découverte. Et au terme de sa vie, il ne pouvait plus s’empêcher de nous en livrer le secret et la grille d'interprétation. Il nous disait que Dieu est Lumière, Dieu est communion, Dieu est Vie, Dieu est Amour. Et tous ces trésors qui dépassent nos facultés d'appréhension et de compréhension, ils sont tous en­fermés en la Personne du Christ Jésus ressuscité des morts. Et ils sont à notre disposition aujourd'hui encore...

Le bouleversement chez Jean avait été spectaculaire ! Il n'était plus question pour lui de disputer aux autres la première place, la meilleure, pour lui tout seul. Non, il n'avait plus qu'une préoccupation : partager avec tous la plénitude de sa joie...

 

Mes frères, à la suite de Jean, avons-nous à notre tour expérimenté­ un ébranlement qui nous jette pour toujours hors de nous­-mêmes ? Si oui, tout s'est écroulé en nous et autour de nous et il ne reste plus que pauvreté, oubli de soi, obéissance, silence. Et devant nous, sous nos yeux, s'est allumé une Lumière éblouis­sante, fascinante, la Lumière de Dieu. Et en nous commence à travailler une force, la force de l'Es­prit qui nous fait nous lancer à l'assaut du Royaume de Dieu dans la troupe de ces violents que rien n'effraie ni ne rebute.

Mes frères, c'est cela la vie contemplative ! Il faut oser mou­rir avec le Christ pour ressusciter avec lui le plus vite pos­sible, dès cette vie. Est-il donc irréalisable ce rêve de voir le Christ, de baigner en nous sa paix et sa joie, dans sa lumière, de recevoir tout ce qu'il nous a promis ?

 

Mes frères, il faut oser partir, sans regarder en arrière, vers les terres où règne un seul Roi, Dieu, des terres où la Vie est la nourriture de chaque jour, des terres où il n'est plus possible que d'aimer, de vivre en communion les uns avec les autres, des terres où le voile entre ce que nous appelons l'au-delà et ce par de ça où nous vivons, ce voile insensiblement s'amenuise et se déchire.

Mes frères, au départ de cette aventure prodigieuse, il n'y a rien qu'une chiquenaude : il vit et il crut, mais il faut le doigt de Dieu.

 

                                                                                            Amen.

 

 

 


Temps de Noël : Fête de la Sainte Famille.     28.12.80

      La Trinité.

 

1. Introduction à l'Eucharistie.

 

Mes frères,

 

Le dimanche consacré à la Sainte Famille de Jésus, Marie et Jo­seph est une invitation à nous interroger sur les valeurs de commu­nion dans le partage d'un même idéal ? L'idéal, pour nous, se con­crétise dans une recherche persévérante de la volonté de Dieu.

Nous allons renouveler nos forces, rafraîchir notre esprit en nous replongeant symboliquement dans l'eau de notre baptême. Et nous demanderons à Dieu de nous purifier des attaches désordonnées à nos petits vouloirs personnels.

 

2. Homélie.

 

Mes frères,

 

L'épisode dont nous venons d'entendre la lecture aurait pu être écrit aujourd'hui. Que de familles arrachées à leur foyer par la persécution, par la guerre, par des événements, des catastrophes naturelles. Pensons à ce récent tremblement de terre dans le Sud de l'Italie.

            Ici, ce qui lance cette toute jeune famille sur les routes de l'exil, c'est la haine. Un homme a pris peur, un vieux tyran. Il a pourtant tout pour être satisfait. Il a le pouvoir, i1 a la faveurs des empereurs, il a l'argent, il a la réussite tempo­relle. Et pourtant il est habité par la peur parce qu'il ne con­naît pas Dieu.

 

Mes frères, nous devons prendre garde de ne pas nous retrouver dans la peau et dans l'âme de cet Hérode ! Nous vivons parmi d'autres hommes. Nous vivons parmi des frè­res. Et il y a en chacun, sur le visage de chacun, une flamme, un éclair. C'est un reflet de la Face de cet enfant, de cet enfant qui était Dieu, qui a grandi, qui est devenu un homme, qui toute sa vie a été poursuivi, et qui finalement a succombé sur une croix.

Mes frères, nous devons choisir. Nous serons cet homme. Nous le serons et comme lui nous grandirons en sagesse, en taille, en grâce devant Dieu notre Père et devant les hommes nos frères. Nous ne rendrons jamais l'injure pour l'injure, ni le mal pour le mal. Mais nous accepterons tout et nous le dissoudrons dans la fournaise d'amour qui est l'Esprit et qui nous habite. Et ainsi, nous deviendrons le coeur d'une Famille. Nous aurons avec nous des hommes et des femmes, dispersés dans le monde, dans l'invisible. Car la Famille de Dieu, aujourd'hui, elle s'étend à l'humanité entière.

Et à partir de nous se répandent des rayons de cet amour qui soudait entre eux Jésus, Joseph et Marie. Et ainsi de proche en proche se répandra, s'étendra le Royaume de Dieu. L'exemplaire type de cette Famille que Dieu veut édifier, c'est la Trinité.

 

Vous avez le Père. Vous avez un élément qu'on peut qualifier de féminin, qui est l'Esprit ou l'Amour. Rappelons qu'en langue Hébraïque, le mot Esprit est du genre féminin. Tout ça s'est per­du dans nos langages à nous. Et puis il y a le Fils.

A partir de là, nous avons notre propre personne qui partage cette vie Trinitaire. La part masculine qui est en nous, qui sera pour affronter les difficultés, pour les vaincre, pour ne jamais se laisser écraser par le mal.

Et puis il y a notre part de féminité qui sera tendresse, qui sera accueil, qui sera ouverture, et qui saura donner sa vie pour les autres.

 

Mes frères, la Famille, nous la portons d'abord en nous. Et puis nous l'étendons à nos proches. Et à partir de là, nous l'étendons à tous les frères. Essayons aujourd'hui d'avoir cet idéal devant les yeux, de le porter en nous, de le faire grandir pour qu'il se réalise. Telle est la volonté de Dieu. En elle nous devons nous perdre. Ce sera le salut du monde et notre propre résurrection.

 

                                                                                                           Amen.

 

Partage du Chapitre Général : Moines ?         28.12.80*

1.   Rapport Anglo-Américain.

 

Mes frères,

 

Dans sa lettre Pascale, le Père Abbé Général nous demandait si comme objectif premier de notre recherche spirituelle nous pla­cions la prière continuelle ? Il nous demandait si toutes nos for­ces étaient polarisées vers cet idéal ? Et il constatait que l'as­pect contemplatif de notre vie n'était pas suffisamment mis en relief.

 

Trois groupes d’Abbés se sont interrogés à ce sujet au Chapitre Général : deux de langue Anglaise et un de langue Française. Je vais commencer aujourd'hui par vous faire part de leurs conclusions. Elles sont très intéressantes et nous sentons que c'est un problème qui agite bien des esprits aujourd'hui. Et pas seulement dans le monde des jeunes, mais aussi chez les anciens car ça remet en question l'enseignement qu'ils ont reçu lorsqu'ils étaient encore jeunes...

D'abord le premier groupe Anglais, de langue Anglaise plutôt, donc Anglo-Américain. Je reconnais les réflexions et le style d'un Abbé Américain dont je vous ai parlé, c'est l'Abbé de Mepkin, qui était vraiment un homme qui sort de l'ordinaire. C'est un enthou­siaste, malgré son âge car il est déjà loin dans les soixante. Ils commencent par constater un fait qui est au fond une la­palissade.

 

...La raison d'être d'un Ordre contemplatif, c'est de former des contemplatifs...

 

Hors de cela on peut le supprimer ! Que fait-il dans l'Eglise ? Que fait-il sur terre ? RIEN ! Il manque son but ! Première cons­tatation donc. Et ils posent la question :

...Pourquoi existerait-il ?

           

Voyez, c'est clair, c'est net ! Mais encore une fois c'est une lapalissade tellement c'est évident. Pourtant, il y en a encore aujourd'hui qui le conteste. Qu'ils aillent dans un autre Ordre alors qui n'est pas contempla­tif. Il n'en manque pas dans l'Eglise.

 

...C'est l'Eglise qui appelle les Ordres contemplatifs à cette mission.

 

Pourquoi ? Mais parce que le contemplatif est indispensable et à l'Eglise, et au monde. Il est sur la terre présence vivante du Royaume de Dieu. Il ne faut pas l'oublier ! Le contemplatif est un homme qui, comme Saint Etienne à l'heure de son martyr, voit le ciel ouvert. ­Il contemple la Lumière de Dieu, il voit le Christ ressuscité. Et cette Lumière qu'il voit, il la capte, il la reçoit en lui et il la disperse dans le monde. Il est comme ces miroirs pa­raboliques qu'on rencontre maintenant le long des routes à certains endroits, et qui captent l'énergie solaire. Puis qui renvoient cette énergie électromagnétique qui transporte tout : et les sons, et les images, et la vie.

C'est cela le contemplatif ! Si l'humanité en était privée, elle dépérirait ! Elle retournerait au stade de l'animalité, et du végétal, et du minéral, ce serait fini ! L'évolution vers la transfiguration du cosmos en Dieu serait bloquée et la régression s'amorcerait. Naturellement Dieu prend bien garde qu'il y ai sur terre tou­jours des contemplatifs. Mais s'il y a des Ordres Contemplatifs, c'est pour former des gens à cela, à cette mission.

 

Le contemplatif aussi, il est Amour puisque ce n'est plus lui qui vit, que c'est le Christ qui vit de plus en plus en lui. Dans sa chair s'établit un contact direct, immédiat avec le divin, avec le monde de Dieu, sans intermédiaire. C'est l'incarnation de Dieu qui se poursuit dans un homme, dans des hommes puisqu'il n'yen a pas qu'un seul sur la terre !

Il y a donc là une réalisation nouvelle du plan de Dieu qui veut que l'homme soit un être divinisé, rayonnement et révélation d'amour pour les autres. Et ainsi de proche en proche dans l'invi­sible, cette vie divine, cet amour se communique, se transmet.

 

...Le contemplatif est aussi un point où se concentre la force de gravitation spirituelle sans laquelle le cosmos se disloquerait...

 

Il Y a là une force ! Voyez la gravitation ! C'est cela qui tient les êtres les uns à côté des autres, qui fait que l'univers soit une harmonie, soit un chant et une beauté. Si cette force de gravitation universelle vient à se dissoudre, mais encore une fois, tout disparaît, tout s'écroule.

            Dans le monde de Dieu, le contemplatif, il concentre en lui cette force de gravitation, et tout gravite autour de lui. Ce qui ne veut pas dire qu'il est égocentrique ? Non, mais c'est Dieu qui vit en lui. Or, tout gravite autour de Dieu. Il est indispensable que l'incarnation de Dieu s'achève, se poursuive, s'accomplisse. Mais c'est du réel, cette incarnation ! C'est dans des êtres de chair ! Or c'est cela une des missions du contemplatif !

Repose donc sur chacun d'entre nous, et sur les communautés comme telles, et sur les Ordres contemplatifs, une lourde responsa­bilité. C'est cela que les Abbés ont redécouvert en y réfléchis­sant. Et c'est cela qu'ils demandent qu'on transmette à tous les membres de l'Ordre.

 

...Le contemplatif est également un homme toujours en voie de développement...

 

Cela veut dire que sa capacité pneumatique spirituelle se di­late à l'infini. Sa divinisation n'est jamais terminée car il doit recevoir en lui la plénitude de Dieu. Son organisme se dilate toujours et ce sera ainsi toute l'éternité. A tel point qu'un homme qui expérimente ce fait, il a l'im­pression d'être toujours au début de sa vie. Il lui semble tou­jours commencer. Il est fasciné par ce qui est devant lui ; et au fur et à mesure qu'il avance, il oublie ce qui est derrière.

C'est l'expérience de Saint Paul qui dit : Oubliant ce qui est derrière, moi, je cours en avant vers ce que je vois, qui est Dieu, qui est la Trinité. Et c'est ainsi que cet homme demeure éternellement jeune ! Et l'humilité, c'est cela ! Nous autres, nous voyons plus facile­ment l'humilité du côté humain, ce qui apparemment nous empêche, ce qui cause souffrance, ce qui cause difficulté.

Mais en réalité, l'humilité, c'est quelque chose de positif. C'est cette éternelle jeunesse qui fait que nous ne nous retour­nons jamais sur nous. Il n'y a pas de retour sur nous. Non, nous sommes toujours tendus vers ce qui arrive, vers l'avant. Et je vais vous citer, ici, deux petits apophtegmes pour illus­trer cela. Je les ai lus il y a quelques jours. Et ça m'est revenu lorsque je relisais ce rapport Anglo-Américain.

 

Ils sont attribués à un certain Abba Sisoès. Sisoès, est un nom qui signifie la fleur. Il faut voir un bourgeon qui s'ouvre. Il y a une belle fleur bien colorée, bien odorante qui s'ouvre. Voilà ce non Sisoès.

 

...Un frère interrogea Abba Sisoès, disant : Comment as-tu abandonné Scété ( le désert de Scété) étant avec Abba Or, et es-tu venu demeurer ici ?

 

Sisoès, la fleur, le bourgeon qui s'ouvre, vivait à Scété en compagnie de l'Abba Or. Or, Or veut dire lumière. Voyez les deux ! Vous avez l'Abbé qui était la Lumière, et son disciple qui était la fleur. Il a abandonné Scété pour venir sur la montagne de Saint Antoine. Donc voyez un peu, il a voyagé du sud d'Alexandrie à la mer Rouge. Il a traversé le désert.

 

...Alors le vieillard dit : Au moment où Scété commença à être fréquenté...

 

C'est à dire où les gens du monde commençaient à venir à Scété pour voir ce qu'il s'y passait et pour demander toutes sortes de conseils. Alors dit Sisoès :

 

...alors j'ai entendu dire qu'Antoine était mort. Et je me suis levé et je suis venu ici sur la montagne. Et trouvant le lieu paisible, je me suis assis un petit peu.

...Le frère lui dit : Depuis combien de temps es-tu ici ? Le vieillard lui dit : Depuis 72 ans...

 

Vous sentez la pointe ! C'est un petit peu ! Pour Sisoès, il est arrivé hier ! Je me suis assis un petit peu parce qu'il y fai­sait agréable. Puis quand on lui pose la question : Oui, mais ?  Alors c'est depuis 72 ans que je suis assis ici. C'est cela, vous voyez, le contemplatif! Il ne sait plus. Il est éternellement jeune. Et il a dû quitter Abba Or à l'âge de 20 ans.

Maintenant un second apophtegme. Il est là-bas sur la monta­gne d'Antoine:

 

...Abba Sisoès était assis un jour sur la montagne d'Abba Antoine. Et son disciple tardant à venir, il ne vit personne pendant 10 mois. Or, pendant qu'il marchait dans la montagne, il rencontra un Pharanite qui chassait des bêtes sauvages...

 

Un Pharanite, c'est donc un habitant du désert de Phâran, ou de Pâran, comme on dit maintenant.

 

...Et le vieillard lui dit : D'où viens-tu ? Et depuis combien de temps es-tu ici ? Il répondit : En vérité, Abba, je suis sur cette monta­gne depuis 11 mois, et je n'ai vu personne que toi. Entendant cela, le vieillard rentra dans sa cellule et se frappa la poitrine en disant : Voilà Sisoès, tu as pensé que tu avais fait quelque chose, mais tu n'es même pas arrivé au niveau de ce séculier...

 

Le séculier était seul dans la montagne depuis 11 mois, et Sisoès pensait avoir fait quelque chose parce qu'il était là seul depuis 10 mois.. .Voyez, c'est cela ! Voilà le contemplatif.

 

...Ce qu'il y a aussi chez lui, c'est que les potentia­lités naturelles se développent à l'unisson de ses puis­sances spirituelles.

 

C'est l'homme entier qui grandit en Dieu. Ce n'est pas seule­ment ce que nous appellerions son âme. Non, c'est tout son être à l'unisson. Si bien que cet homme retrouve une sorte de virginité Adamique. Je veux dire qu'il redevient ce qu'était le premier hom­me avant son péché.

Adam est mort, après son péché, à l'âge de 930 ans, nous dit la Bible. S'il n'avait pas voulu faire sa vie suivant ses idées personnelles, s'il n'avait pas mangé du fruit défendu, s'il n'avait pas désobéi, il n'aurait pas connu la mort. Il serait toujours resté jeune. Cette virginité Adamique, c'est cette jeunesse éternelle re­trouvée.

 

Et les premiers moines dans leur simplicité espéraient retrouver cet état premier de l'homme. Et d'une certaine façon ils y arrivaient. Car, comme ce n'était plus eux qui vivaient, mais le Christ qui vivait en eux, ils retrouvaient l'éternelle jeunesse du Verbe de Dieu. Et ils étaient ainsi déjà parvenus au delà de la mort. Et c'était tout leur être !

Et c'est pour cela qu'on nous les représente, par exemple : On dira que Saint Antoine, au moment de sa mort à 120 ans - donc 3 X 40 comme Moise, trois fois arrivé au sommet de la perfection - ­donc à 120 ans, il n'avait pas perdu une seule dent. C'est par toutes petites choses ainsi qu'on essayait de signifier que voilà il était toujours jeune. Mais, elles étaient usées ! Il n'y avait que ça, car toutes étaient là !

 

Alors, voilà ce que constatent encore nos Anglo-Saxons. Ce doit être Américain ceci  :

 

...Nombre de moines ne paraissent pas permettre à leur dimension humaine et spirituelle de se développer. Ils sont "trappistes" pour les observances, et même anti­contemplatifs…

Donc, on a constaté ça ! Donc, c'est un fait ! Cela existe ! Cela doit peut-être bien exister aux Etats-Unis. Et peut-être bien, oui, encore dans les pays Anglo-Saxons, en Irlande par exemple. Je l'ai remarqué, parce que les Irlandais et les Anglais, mais surtout les Irlandais, sont contre le nom Trappiste. C'est pour eux quelque chose de ODIEUX, c'est le mot qu'ils utilisent.

Pourquoi ? Parce que ça leur rappelle justement que les anciens Trappistes étaient anti-contemplatifs. C'était un Ordre pénitent. On y entrait pour faire pénitence pour ses péchés. Et puis voilà, on essayait au moins d'entrer dans le Purgatoire, de ne pas aller en enfer. Et pour cela : souffrir, travailler, se Fatiguer du moins communautairement ! Parce que il est certain que derrière on se rattrapait de beaucoup de façon pour tout de même se faciliter et se rendre agréable la vie.

Mais le résultat alors ? - Il y en a encore qui vivent comme ça maintenant - Le résultat, c'est qu'on ne permet pas aux dimen­sions humaines et spirituelles de se développer. Donc, on forme des hommes spirituels atrophiés et des êtres humains diminués, rabou­gris. C'est terrible cela !

 

...Le nouveau style de vie cistercien n'est pas encore mis en place...

 

Cela rejoint un peu ici la remarque du Père Abbé Général qu'on n'insiste pas suffisamment sur l'aspect contemplatif de notre vie. Nous ne sommes pas des cisterciens. Et quand on pense cisterciens, il faut voir Saint Bernard, ces premiers hommes de Cîteaux, ces saints ; ça c'étaient de vrais cisterciens ! Mais on en est encore loin !

On fera du cistercien, mais au plan historique, archéologique, mais on ne s'engage pas. En fait, on reste encore Trappiste dans le sens péjoratif du terme. Les nouvelles structures ne sont pas encore en place. Il faut donc que les hommes changent, qu'ils se convertissent. Alors ils disent :

 

...Il faut enseigner la valeur de la vie contemplative à ceux qui viennent, aux nouveaux; et les aider à les assimiler en vue de l'engagement total de la personne.

 

C'est la personne totale qui s'engage!

 

...Nous devons avoir de la souplesse. Et cela donne à l'Abbé et au Maître des novices un espace pour la re­cherche des valeurs contemplatives...

 

Il ne faut donc pas vouloir à tout prix faire entrer tout le monde dans le même cadre préfabriqué, avoir une boite, et si je suis petit, je serai à l'aise dans la boite. Et si je suis plus grand, et bien je vais étouffer dans la boite.

Non, que chacun soit libre de se développer humainement et spirituellement suivant ce qu'il est. Mais toujours dans la ligne contemplative de l'Ordre cistercien. C'est pour cela qu'il faut laisser à l'Abbé et au Maître des novices de la souplesse. La direction spirituelle, la formation spirituelle est personnali­sée maintenant mais toujours dans la même ligne.

 

...Nous devons avoir une orientation qui procure aux hommes de larges horizons...

Il faut de l'espace aux hommes ! C'est cela encore. Ils doi­vent être attirés par ce qui est en avant et non pas toujours être retenu, avoir une corde au cou. S'ils vont un peu trop vite, on les retire en arrière, on les étrangle, on les jette par terre ! Non, il faut de larges horizons, de l'espace où ils peuvent respirer, vivre spirituellement et humainement aussi. Les besoins de l'un ne sont pas les besoins de l'autre.

 

...Nous devons être franchement contemplatifs...

 

Et écoutez ici ce qu'ils disent encore !

 

...Face aux courants actuels, si nous voulons être com­pétitifs à côté des voyages vers l'Orient...

 

Et l'Orient, ici, il faut l'entendre dans un double sens : Il y a le Proche-Orient et il y a l'Extrême-Orient. Vous avez maintenant partout une vague de retour vers le By­zantinisme. Vous en voyez combien de jeunes, et de moins jeunes encore, qui viennent ici à notre église. Il suffit d'avoir l'oeil ouvert : vous les verrez, comme on dit, faire le signe de croix à l'envers au début de l'Office. Mais voilà, ce sont des garçons, des hommes qui ont été sé­duits par la spiritualité Orientale, Grecque, Russe, Slave... Pourquoi ? Parce que nous autres, nous n'avons plus rien à leur donner ! C'est terrible, ça !!!

Vous avez alors l'autre Orient, l’Extrême-Orient. Vous aurez des jeunes qui partent au Népal, dans l'Himalaya, aux frontières du Tibet. Dans le vrai Tibet, ils ne peuvent pas entrer parce que les Chinois sont là aux frontières. Mais enfin ils vont là. Et que deviennent-ils ? Ils deviennent Bouddhiste. Il y en a qui vont s'abreuver à la spiritualité Japonaise, du Zend, du Yoga. C’est bien, il y a une certaine discipline là-dedans ! Cela va bien, il y a une sorte d'ascèse à laquelle nous pouvons emprunter quelques éléments qui sont d'ailleurs présents dans notre spiri­tualité à nous mais un peu oubliés.

Mais non, Pourquoi ? Mais parce que ici, il n'y a plus de contemplatifs. On n'en forme plus. On formera des cérébraux, des intellectuels, mais pas des hommes qui de tout leur être s'ouvrent à Dieu pour que Dieu puisse entrer en eux, les transformer ; qu'ils puissent, eux, voir Dieu et être des hommes achevés, parfaits. ils vont là pour devenir des spirituels Orientaux !

 

...Les hommes ont faim de ce que nous pouvons offrir ! Et si nous creusions notre spiritualité monastique et cistercienne, nous serions franchement compétitifs...

 

Mais hélas, il y a toujours chez nous une certaine peur. Il fut un temps où parler de contemplation ou de mystique suscitait non seulement le sourire, mais des ricanements dans les communautés cisterciennes. C’était à l’époque où on parlait de Trappiste. Et il n'y a pas tellement longtemps ! J'ai encore connu ça ici, chez l'un ou l'autre ancien, qui sont morts maintenant, et qui seraient plus que centenaires.

Eh bien, c'est cela qui effraye les hommes, les jeunes aujourd'hui. Mais si nous sommes franchement contemplatifs, si dans toute notre vie nous pouvons nous présenter devant eux comme des hommes heureux, des hommes chrétiens, des hommes christifiés, des hom­mes qui croient et qui sont donnés à leur idéal, alors, il ne sera plus nécessaire de courir au Mont Athos, ou de courir en Roumanie, ou d'aller aux Indes pour trouver Dieu. Dieu est ici !

Voilà mes frères quelques petites conclusions préliminaires de ces Anglo-Américains. A une autre occasion, nous essayerons d'aller encore un peu plus loin. Vous voyez que la réflexion au Chapitre Général a tout de mê­me été profonde. Mais ça, c'était très bien quand on était entre soi. Ce sont des hommes qui se réunissent, qui sont intéressés par la question et qui parlent.

 

Temps de Noël : Oracle de Siméon.              29.12.80

      Amour ou aversion ?

 

1. Introduction à l'Eucharistie :

 

Mes frères,

 

Demandons au Seigneur d'ouvrir nos coeurs aux largesses dont il veut nous enrichir à l'occasion de l'anniversaire de sa nativi­té. Et regrettons amèrement la débilité de notre conscience.

 

2. Homélie :

 

Mes Frères,

 

Les paroles de Siméon séparent l'humanité en deux. Et ces pa­roles sont décisives comme toutes celles que Dieu lance dans le monde par la bouche de ses prophètes. L'Oracle de Siméon signifie ceci : Les hommes se jugent eux-­mêmes à travers leur prise de position en présence du Christ Lumiè­re du monde.

Attention ! Soyons sur nos gardes ! N'allons pas imaginer qu'il est question ici d'opinion philosophique ou théologique comme s'il était simplement question de se situer, de se mouvoir au niveau de la réflexion ? Il s’agit bien d'autre chose.        Et c'est l'Apôtre Jean qui nous donne une clef qui nous per­met de comprendre. Et c'est extrêmement simple :

Mon attitude face à mon frère met à nu les secrets de mon cœur ! Si j'aime mon frère, je suis dans la Lumière et la Vie de Dieu palpite en moi. Si j'ai de l'aversion pour mon frère, je suis dans les ténè­bres et les puissances de mort dominent sur moi.

 

Amour, Aversion ! Il ne s’agit pas de sentiments, mais de ce qui sort du cœur : pensées, gestes, actions dans le concret des relations quotidiennes. Et ceci vaut pour tous les hommes indistinctement, quelque soit le lieu où ils séjournent. C'est ainsi que le Christ compte des amis qui s'ignorent. Et il se trouve aussi de faux chrétiens, des menteurs, comme dit l'Apôtre.

Et ici, nous retrouvons en Saint Jean la violence qui était au départ de son tempérament, qui n'a pas été annulée, mais qui s'est convertie et qui maintenant ne lui permet pas de transiger avec la vérité. Transiger serait trahir la Christ et occulter la Lumière. Jean est dur parce qu'il veut tirer les hommes de leur sommeil. Il voit de ses yeux, il est le témoin oculaire de ce que Siméon contemplait de loin : Le Christ présent parmi les hommes et le Christ signe de division. 

 

Mes frères, Saint Benoît nous dit que Dieu est patient avec nous. Il attend que nous le prenions au sérieux. Aujourd'hui encore dans cette liturgie, il nous parle ouvertement. L'entendrons-nous ? L'écouterons-nous ? Le moine est un neptique, un vigilant, un attentif, un éveillé. Sommes-nous des éveillés ? Est-ce que nous nous rendons compte que notre frère c'est le Christ et qu'il n'y a pas à en sortir !

Mon avenir éternel gravite autour du visage de mon frère. Ai-je les yeux ouverts pour reconnaître le Christ ? Et si je le reconnais, vais-je me dresser contre lui ? Que va-t-il sortir de mon cœur ? Ses secrets les plus personnels et les plus intimes, ils seront mis à nu, et sous le regard de Dieu, et sous le regard des autres aussi. 

 

Mes frères, dans un instant le Christ va nous nous unir à lui. Il va nous rassembler en un seul Corps, qui est le sien. Puisse-t-il maintenant nous plonger tous dans sa Lumière et nous y garder jusqu'à notre dernier souffle...

 

                                                                                                                       Amen.

 

Temps de Noël : Le message d’Anne.             30.12.80

Homélie : Contemplatifs ?

 

Mes frères,

 

Anne parlait de l'Enfant à tous ceux qui attendaient la délivrance de Jérusalem. ­Elle était soulevée par l'enthousiasme de sa Foi, elle ne pouvait se contenir. Pour elle, c'était assez et c'était trop. Assez, car ses espérances les plus folles étaient comblées. Trop car son coeur était devenu petit, et il débordait. Elle devait partager sa joie., Il fallait que le plus grand nombre, tous si possible, entre dans la plénitude de cette joie.

 

Mes frères, vous savez que le Chapitre Général s'est demandé si dans notre Ordre existait aujourd'hui de vrais contemplatifs ? Des contemplatifs authentiques ? Des hommes qui ont reçu un choc à la fois doux et terrible, un choc qui les a jetés à terre et rendus aveugle, un choc qui leur a donnés des yeux nouveaux qui maintenant regardent l'invisible.

Tous voyaient un enfant de 6 semaines dans les bras de sa mè­re. Anne, seule, contemplait la Lumière du monde. Cette Lumière en laquelle sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la con­naissance.

Tous voient un univers de matière, du vivant, de l'intelligi­ble. Le contemplatif seul, admire la Jérusalem nouvelle, patiemment, amoureusement construite par le Créateur. Cette Jérusalem, l'épou­se de l'Agneau, nimbée de gloire, immergée dans la Lumière.

 

Mes Frères, notre capacité d'étonnement et d'émerveillement, elle qui fait les poètes et les contemplatifs, est-elle fraîche, juvénile, toujours neuve ? Est-elle adaptée, est-elle accordée à la Lumière, à l'enfance, à la transparence de cette ville : Jéru­salem, cette cité de cristal,  jeune de l'éternelle jeunesse de Dieu ? Le contemplatif est l'oeil lumineux du cosmos. Sans lui, Jéru­salem ne serait pas éblouie par la beauté de son époux et elle ne se connaîtrait pas elle-même. Il est un tourment peu commun, c'est de voir des choses que personne ne voit, de se trouver désorbité par rapport aux autres, étranger, de plus en plus étranger.

            Le monde a ses lois qui s'appellent convoitises de la chair, convoitises des yeux, orgueil de la puissance. Le contemplatif était, hier, dominé par ces lois. Mais l'en­fant, mort et ressuscité, l'en a délivré. Et lui-même devenant à son tour un enfant sait que désormais il est libéré pour toujours ! Mais malheur à lui ! Désormais encore il sera seul car il a perdu de vue le troupeau qu'il suivait.

           

Mes Frères, des contemplatifs de cette trempe, s'en trouvent­-ils encore dans nos monastères ? C'est là le secret de Dieu ! Mais une chose est certaine, si nous avons le courage de nous laisser vaincre par le Christ dans une joute d'amour, le cou­rage de redevenir enfant, alors ce sera demain notre part. Bientôt, nous promet Saint Benoît !

 

                                                                                                             Amen.

 

Temps de Noël : Le MEMRA de Dieu.            31.12.80

          Homélie :

 

Mes frères,

 

Nous devrions nous pencher longuement sur l'Hymne magnifique qu'est le Prologue de Saint Jean. Il faudrait l'ausculter de l'in­térieur, être soi-même pure hymne à la louange de Dieu afin d'être consonance parfaite avec elle.

Aujourd'hui, je voudrais me permettre de jeter un regard fur­tif mais combien respectueux et retenu sur les abîmes incandescents du mystère que Saint Jean ouvre aujourd'hui devant nous. Excusez-moi si je vais user d'images quelques peu insolites afin d'essayer d'évoquer ce que j'aurais un instant aperçu.

 

Dieu vit. Et dans les profondeurs de Dieu, dans ses entrailles qui sont bonté, amour, tendresse, don de soi, partage, dans les entrailles de Dieu germe un projet, une pensée, une parole, un "memra". Je m'arrête à ce mot Araméen qu'utilisait certainement Saint Jean quand il s'exprimait dans sa langue maternelle. Il dérive d'une racine qui est tout un tableau, une scène vivante que nous devons laisser jouer en nous jusque dans notre musculature.

            Et cette racine esquisse un mouvement de bas en haut, une élé­vation, une ascension, une montée. Voyons donc ce "memra" qui germe au fond des entrailles de Dieu et qui monte. Il arrive à la hauteur du coeur, du coeur de Dieu. Et là, il se charge d'effluves qui sont les inimaginables énergies divines. Il monte encore. Le voici sur les lèvres de Dieu. Et il se répand au dehors en une vapeur qui devient l'ineffable beauté du cosmos.

 

Oui mes frères, l'univers est un discours ordonné, équilibré, harmonieux que Dieu nous adresse,  par lequel il nous dit quelques secret de son être mystérieux. Chaque créature, inanimée, vivante ou intelligente, porte en elle une étincelle de divin qu'est ce "memra" primitif. Les anciens moines, les tous premiers étaient attentifs à lire ce Livre que Dieu avait écrit pour eux. Ils contemplaient ce qu'ils appelaient les "logoï" des êtres, cette Parole qu'ils déchif­fraient avec une attention jamais lassée. C'est dans le Livre de la nature, de l'univers, de la création qu'ils faisaient une bonne part de leur Lectio Divina.

 

Mes frères, comme nos sens doivent être atrophiés aujourd'hui, nous qui n'y comprenons quasiment plus rien ! Mais le plus merveilleux n'est pas dit. Il a fallu que Jean nous l'apprenne. Dans le sein de Dieu, dans la profondeur des profondeurs, au lieu de l'inaccessible absolu, naît une "memra" unique, une Pa­role par laquelle Dieu se dit à lui-même qui il est.

Et cette Parole qu'il se dit pour lui tout seul, elle est tel­lement vraie, tellement réelle, tellement adéquate à son être divin, qu'elle est une Personne, une Personne divine entièrement distincte de la Source et pourtant consubstantielle à elle. C'est de cette Parole première, de cette Parole divine qu'ont été envoyés, qu'ont germé toutes ces multitudes infinies de Paroles qui sont devenues la création que nous pouvons admirer aujourd'hui.

 

Mais un jour, au jour fixé dans le projet divin, cette Parole ­divine, ce "memra" créateur - car rien de ce qui est, n'a été fait sans lui. Il est pour ainsi dire sorti hors de Dieu tout en ne le quittant pas - il a voulu, il a pris chair dans la chair d’une femme toute pure, d'une vierge. Et lui-même s'est fait chair. Il est devenu homme.

Il est apparu aux regards de tous les hommes de son temps, de son pays, de son village, de sa famille. Dieu, homme parmi les hommes. Et par un retour extraordinaire des choses, il a permis que notre nature humaine accède au niveau du divin et que nous, chair, nous puissions devenir à part entière des dieux.

 

Mes frères, l'Apôtre Jean nous dit : Nous avons vu sa gloire. Eh bien, nous ne sommes pas défavorisés par rapport à lui. Les yeux de notre coeur purifié peuvent aujourd'hui même, à cet instant ­dans notre assemblée, voir la Personne du Verbe Incarné, de ce Christ Jésus parvenu au terme de sa course à travers la mort et la résurrection. Lui qui est la Vie, lui qui est la Lumière du monde, il nous est donné à nous, si nous le voulons, de le regarder aujourd'hui des yeux de notre corps spirituel en voie de formation.

Mes Frères, nous sommes greffés sur cette Personne divine. Avec elle, nous partageons, et la Vie, et le Corps, et la destinée,­ avec elle, si nous y consentons, nous travaillons à l'achèvement, à l'accomplissement de ce travail auquel Dieu se livre depuis la chiquenaude initiale ou le premier "memra" est sorti de sa bouche.

 

Mes Frères, je voudrais que nous comprenions deux choses en cette fin d'année, à cette charnière entre deux années de notre vie. D'abord la noblesse de notre destinée. Et n'allons pas cra­cher sur elle ! Nous sommes des enfants de Dieu. Nous partageons la Vie divine. Nous sommes en voie de divinisation. Notre coeur peut devenir lumineux, rayonnant d'une pureté telle que la divini­té qui l'habite transparaisse au dehors et puisse ainsi comme de proche en proche allumer toutes ces étincelles, les ranimer pour que un jour - encore une fois au jour voulu par Dieu - la création entière soit le vase qui laisse paraître, transparaître, éclater la gloire de Dieu.

            A ce moment, Dieu sera tout en tout et son" memra ", le Christ Jésus, sera le coeur du monde. Et nous, nous serons dans ce coeur la cellule qui lui donne joie, qui lui donne plénitude de bonheur.

 

Et ensuite, mes frères, nous devrions comprendre que tout péché est une forme de mensonge. Lorsque je pèche, je mens à Dieu et je fais passer Dieu pour un menteur...ce qui est le som­met du sacrilège. Et je me mens à moi-même, car je renie mon être véritable, la vérité que je suis.

Mes frères, il n'est rien de plus laid au monde que le men­songe, et tout péché est une forme de mensonge. Nous allons à nouveau dans cette Eucharistie revivre ces mystères de création, d'incarnation, de divinisation. Puissions­-nous y entrer et ne jamais en sortir.

 

                                                                                                                 Amen.

 

 

 

Table des matières : Année 1980 :

 

Chapitre : Présentation des vœux.                01.01.80. 1

La prochaine retraite annuelle.. 1

Homélie : Fête de Marie Mère de Dieu.        01.01.80*. 5

Chapitre : L’année de Saint Benoît.             02.01.80*. 6

Première réalisation ! 6

Chapitre : Oraison funèbre du Père Michel.     02.01.80. 7

Chapitre : L’offrande de l’encens.                03.01.80. 9

Chapitre : Récollection du mois de janvier.      05.01.80. 14

Chapitre : La xenitheia.                           07.01.80. 15

12. Je ne suis pas appelé seul ! . 15

Chapitre : La xenitheia.                           12.01.80. 18

13. Les rapports entre frères.. 18

Chapitre : Clôture du Temps de Noël.            13.01.80. 22

Chapitre : La xenitheia.                           14.01.80. 24

14. Le respect de mes frères, le respect de moi-même.. 24

Chapitre : La xenitheia.                           15.01.80. 27

15. Tu parviendras.. 27

Chapitre : Fête de Saint Antoine.                17.01.80. 30

Pourquoi Saint Antoine est-il considéré comme Patriarche ?.. 30

Chapitre : Semaine de l’Unité.                    21.01.80. 33

Pas d’ambiguïté : Unité selon le vouloir de Dieu.. 33

Chapitre : Fête de la Conversion de St Paul.    25.01.80. 35

Clôture de la Semaine de l’Unité des chrétiens.. 35

Chapitre : Fête de nos Saints Fondateurs.       27.01.80. 38

Le charisme de nos Fondateurs.. 38

Chapitre : Conclusions du référendum.           31.01.80. 42

La Télévision peut-elle filmer librement dans l’Abbaye ?.. 42

Chapitre : Récollection du mois de février.      02.02.80. 45

Chapitre : La xenitheia.                           04.02.80. 47

16. Nous sommes un temple de Dieu. . 47

Chapitre : La xenitheia.                           09.02.80. 50

17. La puissance de la résurrection.. 50

Chapitre : Introduction à la Visite Régulière.    10.02.80. 54

Chapitre : La xenitheia.                           11.02.80. 56

18. Perdre sa volonté dans celle de Dieu pour se trouver soi-même.. 56

Chapitre : La xenitheia.                           14.02.80. 59

19. La divinisation de notre être charnel.. 59

Chapitre : La xenitheia.                           16.02.80. 62

20. Avertissement avant de continuer.. 62

Homélie du 6° dimanche du temps ordinaire.    17.02.80. 64

Les Béatitudes.. 64

Chapitre : La xenitheia.                           18.02.80. 66

21. Scruter le noyau.. 66

Chapitre : Carême 1980.                          19.02.80. 68

1.     Ouverture du Carême.. 68

Chapitre : Carême 1980.                          20.02.80. 70

2. Ne pas courir en vain.. 70

Chapitre : Carême 1980.                          21.02.80. 73

3.     Premier pas dans la pratique du carême.. 73

Chapitre : Visite Régulière.                        24.02.80. 76

1.     Conclusions.. 76

Chapitre : Etre cistercien aujourd’hui ?          25.02.80. 79

Chapitre : Carême 1980.                          26.02.80. 82

4.     Vigilance des paroles.. 82

Chapitre : Carême 1980.                          29.02.80. 86

5.     Nous sommes un champ de bataille.. 86

Chapitre : Recollection du mois de mars.         01.03.80. 88

Chapitre : Carême 1980.                          03.03.80. 90

6. Oratio cum fletibus.. 90

Chapitre : Carême 1980.                          04.03.80. 92

6.     La lecture de carême.. 92

Chapitre : Carême 1980.                          08.03.80. 95

7.     Orationes peculiares.. 95

Chapitre : Visite Régulière.                        09.03.80. 97

2. Chacun selon ses capacités.. 97

Chapitre : Carême 1980.                          11.03.80. 101

9.     Le dépouillement.. 101

Chapitre : Carême 1980.                          12.03.80. 103

10. Le partage.. 103

RETRAITE ANNUELLE 1980                      15.03.80. 105

Ouverture de la retraite par Dom Hubert.. 105

Homélie du dimanche.                              16.03.80. 109

Jos 5,9a,10-12.  *  2° Cor 5,17-21.  *  Luc 15,1-3,11-32.. 109

Homélie du Lundi.                                   17.03.80. 110

Michée 7, 7-9.  *  Jean 9, 1-41.. 110

Homélie du mardi.                                  18.03.80. 111

Ez 47,1-9,12.  *  Jean 5,1-16.. 111

Homélie du mercredi.                              19.03.80. 112

Homélie du jeudi.                                   20.03.80. 113

Ex 32, 7-14. *  Jn 5, 31-47.. 113

Chapitre : Clôture de la retraite.                 21.03.80. 115

Le moine ouvrier de Dieu.. 115

Homélie du vendredi.                              21.03.80*. 119

Gen, 12 ,1-40.  *  Col, 3 ,12-17.  *  Jn, 17,20-26.. 119

Fin de la retraite.. 119

Chapitre : Conclusions de la retraite.            23.03.80. 119

Chapitre : Dimanche des Rameaux.               30.03.80. 122

La Liturgie de la Semaine Sainte.. 122

Dimanche des Rameaux.                          30.03.80*. 127

Monition avant la bénédiction des rameaux.. 127

Homélie après la bénédiction des rameaux.. 128

Homélie à l'Eucharistie.. 129

Chapitre du Lundi Saint.                           31.03.80. 131

L’onction à Béthanie.. 131

Chapitre du Mardi Saint.                          01.04.80. 133

Judas l'Iscariote.. 133

Chapitre du Mercredi Saint.                       02.04.80. 136

Endurcissement ou conversion.. 136

Homélie du Jeudi Saint                            03.04.80. 139

Vendredi Saint.                                     04.04.80. 140

Homélie de la Passion du Seigneur.. 140

Monition avant Complies.. 141

Dimanche de Pâques.                               06.04.80. 142

Chapitre Pascal.. 142

Homélie de la résurrection.. 144

Chapitre : La grippe.                              13.04.80. 145

1. La grippe Parole de Dieu.. 145

Chapitre : La grippe.                               14.04.80. 147

2. Définition et description.. 147

Chapitre : La grippe.                               15.04.80. 148

3. La grippe monastique.. 148

Chapitre : La grippe.                               16.04.80. 150

4. Prendre patience.. 150

Chapitre : L’homme d’en haut. Jn 3, 22-36.    20.04.80. 153

Chapitre : La patience.                            23.04.80. 156

Ce pays qui est le nôtre ! 156

Chapitre : La patience.                            24.04.80. 158

2. La patience selon les latins.. 158

Chapitre : Conclusions pour nous.                 25.04.80. 160

Suite à la libération manquée des otages d’Iran.. 160

Homélie : Dimanche des vocations.                27.04.80. 161

Chapitre : La patience.                            28.04.80. 164

3. La patience selon les grecs.. 164

Chapitre : La patience.                            29.04.80. 165

4. La patience selon Saint Benoît.. 165

Chapitre : La patience.                            01.05.80. 168

5. La patience selon les Hébreux.. 168

Chapitre : Récollection du mois de mai.                 03.05.80. 169

Chapitre : La patience.                            05.05.80. 171

6. La patience selon Dieu.. 171

Chapitre : La patience.                            06.05.80. 174

7. Survol du pays de la patience.. 174

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        07.05.80. 176

1.     Introduction.. 176

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        08.05.80. 179

2.     Statistiques.. 179

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        10.05.80. 182

3.     La vie quotidienne.. 182

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        12.05.80. 184

4.     Facteurs encourageants.. 184

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        14.05.80. 188

5. La prière continuelle.. 188

: Fête de l’Ascension.                   15.05.80. 191

Chapitre : La Visite Régulière.                    11.05.80. 193

3. Le rapport.. 193

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        17.05.80. 196

5.     Nous sommes des contemplatifs.. 196

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        18.05.80. 200

7. Le travail.. 200

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        18.05.80. 207

7. Le travail.. 207

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        19.05.80. 213

8. La pauvreté.. 213

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        20.05.80. 215

9. Confort Classe Moyenne ! 215

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        21.05.80. 217

10. Vivre ensemble.. 217

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        24.05.80. 220

11. Dans la paix et l’unité ! 220

Homélie : Fête de la Pentecôte.                  25.05.80. 223

Croyons-nous suffisamment ?.. 223

Homélie : Vêture du Frère Jean.                25.05.80*. 224

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        26.05.80. 224

12. La relation Abbé-Communauté.. 224

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        27.05.80. 227

13. Qu’est-ce qu’un véritable moine ?.. 227

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        28.05.80. 229

14. La formation.. 229

Récollection du mois de juin.                      31.05.80. 231

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        02.06.80. 232

15. Nécessité de l’hospitalité.. 232

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        03.06.80. 235

16. L’accueil des retraitants.. 235

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        04.06.80. 238

17. Les mass medias.. 238

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        07.06.80. 240

18. Le téléphone.. 240

Chapitre : Lettre du Père Abbé général.         09.06.80. 242

19. La clôture.. 242

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        10.06.80. 244

20. La clôture (suite).. 244

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        11.06.80. 246

21. Etre adulte ! 246

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        12.06.80. 248

22. Etre adulte ! (suite). 248

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        14.06.80. 252

23. La vie cloîtrée.. 252

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        15.06.80. 254

24. L’expansion de l’Ordre.. 254

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        16.06.80. 260

25. De l’évolution ! 260

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        17.06.80. 262

26. L’homme nouveau ! 262

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        18.06.80. 265

27. Des Observances ! 265

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        19.06.80. 267

28. Les changements.. 267

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        21.06.80. 270

29. Comment faire un changement ?.. 270

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        22.06.80. 271

30. Le Chapitre Général.. 271

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        23.06.80. 275

31. Changer contre quelque chose ! 275

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        25.06.80. 278

32. Les récriminations mutuelles.. 278

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        28.06.80. 281

33. Le véritable renouveau.. 281

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        29.06.80. 284

34. Des Convers – Relations entre les deux Branches.. 284

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        01.07.80. 288

35. La conversion des mœurs.. 288

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        02.07.80. 290

36. D’abord vivre ! 290

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        03.07.80. 292

37. Notre communauté a un coeur.. 292

Récollection du mois de juillet.                    05.07.80. 294

Lutter avec ardeur contre les obstacles ! 294

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        12.07.80. 295

38. Devenir Dieu par participation.. 295

1. Inauguration de la préparation.. 297

Homélie : 15° dimanche ordinaire année C.     13.07.80*. 300

Le bon samaritain. Lc 10, 25-37.. 300

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        14.07.80. 301

39. Croire en l’Amour ! 301

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        15.07.80. 303

30. Assimiler réellement les valeurs monastiques.. 303

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        19.07.80. 306

41. Une orientation dynamique vers l’avenir.. 306

Le Chapitre Général.                               22.07.80. 309

2. Concile de l’Eglise monastique.. 309

Récollection du mois d’août.                       02.08.80. 311

Saint Benoît, un homme de Dieu.. 311

Le Chapitre Général. (extraits)                   05.08.80. 312

3. Du Postulateur Général : tendre à la perfection.. 312

Départ du Père Eugène.                            04.08.80. 313

Chapitre : Fête de la Transfiguration.           06.08.80. 314

La Transfiguration, trophée de notre vie monastique accomplie.. 314

Le Chapitre Général. (extraits)                   10.08.80. 317

4. Nature et fonction du Chapitre Général.. 317

Chapitre : Fête de l’Assomption de Marie.       15.08.80. 320

Secours Notre-Dame.. 320

Le Chapitre Général.                               22.08.80. 322

5. Comment être Père Immédiat aujourd’hui ?.. 322

Le Chapitre Général.                               24.08.80. 325

6. L’accueil vu par les régions.. 325

750 ans de l’Abbaye N.-D. de Saint Remy.     01.10.80. 328

Allocution de Dom Hubert à la fin du dîner.. 328

Récollection du mois d’octobre.                    04.10.80. 329

Partage du Chapitre Général.                      07.10.80. 332

1. Les canadiens.. 332

Partage du Chapitre Général.                      11.10.80. 336

2. Tarrawarra. (Australie). 336

Partage du Chapitre Général.                      18.10.80. 340

3. Portrait de trois Abbés Américains.. 340

Partage du Chapitre Général.                      19.10.80. 345

4. Le nouveau monde.. 345

Partage du Chapitre Général.                      26.10.80. 350

5. Le Symposium : Lettre aux communautés.. 350

Fête de la Toussaint.                              01.11.80. 358

A. Chapitre du matin.. 358

B. Introduction à la célébration.. 360

C. Homélie.. 360

Partage du Chapitre Général.                      09.11.80. 361

6. Nature et mission de l’Abbé – Principes.. 361

Chapitre : La non-violence.                        12.11.80. 365

Mais violence envers soi-même ! 365

Profession temporaire de Fr. Jean-François.   13.11.80*. 368

Homélie : Fête de tous les Saints de l’Ordre.   13.11.80. 371

Devenir les concitoyens des Saints.. 371

Partage du Chapitre Général.                      16.11.80. 372

7. Nature et mission de l’Abbé – Eléments humains.. 372

Fête de la Présentation de la Vierge Marie.     21.11.80. 378

Homélie en la Fête de la Communauté.. 378

Chapitre : Fête du Christ-Roi.                    23.11.80. 379

L’année liturgique.. 379

Chapitre : La nouvelle année liturgique.          30.11.80. 384

Du retour sur soi ! 384

Anniversaire de l’élection Abbatiale.              01.12.80. 387

Partage du Chapitre Général : Vocations ?       03.12.80. 388

1. Défaut de communication.. 388

Partage du Chapitre Général : Vocations ?       04.12.80. 390

2. Scandale de la croix.. 390

Récollection du mois de décembre.                06.12.80. 392

Nous arracher à la vanité.. 392

Une journée avec Monseigneur Mathen.         08.12.80*. 394

Allocution de Dom Hubert après le dîner.. 394

Fête de l’Immaculée Conception de la Vierge.   08.12.80. 395

Homélie de Monseigneur Mathen.. 395

Partage du Chapitre Général : Vocations ?       09.12.80. 397

3. Une société de profit.. 397

Partage du Chapitre Général : Vocations ?       10.12.80. 400

4. Le culte du rendement et de la productivité.. 400

Partage du Chapitre Général : Vocations ?       11.12.80. 403

5. Marginalisation des vieillards.. 403

Partage du Chapitre Général : Vocations ?       13.12.80. 405

6. Vieillissement des communautés.. 405

Partage du Chapitre Général : Vocations ?       15.12.80. 408

7. Déstabilisation généralisée.. 408

Partage du Chapitre Général : Vocations ?       16.12.80. 411

8. Qu’est-ce que la Fidélité ?.. 411

Chapitre : Un geste liturgique.                    22.12.80. 415

La bénédiction avant les lectures.. 415

Chapitre : L’oblation de l’encens.                 23.12.80. 417

Temps de Noël : Messe de Minuit.               25.12.80. 419

1. Introduction à la célébration :. 419

2. Homélie :. 419

Temps de Noël : Messe du jour.                 25.12.80*. 420

1. Introduction à la célébration :. 420

2. Homélie :. 421

Temps de Noël : Fête de Saint Etienne.         26.12.80. 422

La non-violence.. 422

Temps de Noël : Fête de Saint Jean.            27.12.80. 423

Il vit et il crut ! 423

Temps de Noël : Fête de la Sainte Famille.     28.12.80. 425

La Trinité.. 425

Partage du Chapitre Général : Moines ?         28.12.80*. 426

1.     Rapport Anglo-Américain.. 426

Temps de Noël : Oracle de Siméon.              29.12.80. 432

Amour ou aversion ?.. 432

Temps de Noël : Le message d’Anne.             30.12.80. 433

Homélie : Contemplatifs ?.. 433

Temps de Noël : Le MEMRA de Dieu.            31.12.80. 434

Homélie :. 434

Table des matières : Année 1980 :. 436

 

 

 

 

 

 



[1] Voir précédent : le 18.12.79

[2] Suite le 04.02.80

[3] Voir Chapitre précédent le 15.01.80